JULIETTE BENZONI Le réfugié

Première partie NUAGES D’ORAGE

1790

I LA DERNIÈRE FÊTE

La grosse cloche de la Pernelle sonnait avec une dignité admirable, en ce 19 mai 1790, pour annoncer au monde que l’Église s’apprêtait à recevoir un nouveau chrétien.

Du haut de son acropole normande la vieille tour carrée à double pignon semblait s’adresser aux confins même de l’immense paysage marin dont les flots bleutés et les brumes matinales s’étendaient du clocher trapu de Barfleur jusqu’à la pointe du Hoc sans que rien ne vînt arrêter le regard, à l’exception des îles Saint-Marcouf, grains de beauté posés sur la joue lisse de la Manche. Un archer divin tirant depuis le portail, et visant l’ouest, fermerait d’une corde parfaite la baie du Cotentin et l’estuaire de la Seine en atteignant le pays de Caux juste un peu au-dessus du Havre. Un autre, tourné vers le nord, planterait sa flèche sur l’île de Wight en terre anglaise, la vieille sœur ennemie.

En vérité, l’antique carillon n’en espérait pas tant bien que, de l’avis général, il tintât plus vigoureusement que de coutume comme s’il pressentait le jour prochain où il lui faudrait renoncer à ses appels joyeux lorsque louer Dieu à la face du ciel deviendrait criminel.

Pour le moment, il s’agissait surtout de faire entendre à la famille Tremaine qu’il était temps de se hâter, qu’elle avait déjà dix minutes de retard et que l’abbé de La Chesnier détestait attendre. C’est d’ailleurs pourquoi il avait ordonné au sonneur d’animer ses cloches alors même que le futur catéchumène n’était pas encore apparu sous le porche. Ce qui était tout à fait contraire aux usages.

Aux Treize Vents, la propriété voisine, un quatorzième commençait à souffler : celui de la panique. Tandis que les préparatifs du baptême requéraient l’attention et les soins de la domesticité, que le héros du jour, couvert de dentelles et de rubans, était déjà sous les armes dans les bras de sa nourrice, la gouvernante d’Élisabeth sanglotait et sa mère frôlait la crise de nerfs : la petite fille restait introuvable. Naturellement son complice habituel, son quasi-frère, son « jumeau » avait lui aussi disparu, ce qui n’arrangeait pas les choses.

Nés tous deux le même jour et à la même heure, l’un au château de Varanville, l’autre aux Treize Vents, Alexandre et Élisabeth, bien que leurs demeures fussent distantes d’une petite lieue, grandissaient ensemble ou peu s’en faut, leurs parents étant unis par les liens d’amitié les plus étroits. Guillaume Tremaine et Félix de Varanville se connaissaient depuis qu’aux Indes ils avaient combattu sous le bailli de Suffren. Quant à leurs épouses, Agnès de Nerville et Rose de Montendre, leur entente remontait à l’adolescence, la seconde s’étant toujours efforcée d’adoucir l’existence parfois cruelle que la première endurait du fait de son père – ou de celui que l’on croyait tel ! – le comte Raoul de Nerville conduit par ses crimes à une mort tragique.

Depuis qu’ils étaient en mesure de distinguer les gens de leur entourage les deux enfants éprouvaient une grande attirance l’un envers l’autre. Elle se traduisait par un curieux comportement : lorsqu’on les réunissait, ils s’embrassaient avec une sorte de ravissement puis entamaient une dispute sous le prétexte le plus futile mais, dès qu’il s’agissait de faire une sottise, ils se réconciliaient. Aussi, bien que le spectacle de ces deux bambins de trois ans déambulant gravement en se tenant par la main fût délicieux, était-il normal de se faire du souci dès qu’ils disparaissaient.

C’était ce qui venait de se produire et l’inquiétude de Béline, la gouvernante, s’expliquait… Tandis qu’elle courait partout comme une poule affolée, la société était rassemblée dans le grand salon paré d’énormes bouquets de lilas blanc. Autour des deux mères et du bébé Adam, il y avait la marraine, Flore de Bougainville, cousine de Rose ; son époux le célèbre navigateur, le parrain Joseph Ingoult, avocat à Cherbourg ; Mlle Lehoussois, vieille amie de la famille qui avait mis au monde Élisabeth et Adam, le marquis de Légalle, seigneur du pays et son épouse. Enfin quelques amis de Valognes appartenant à l’aristocratie du Versailles normand : le chevalier de Mesnildot, son frère Louis-Gabriel et sa belle-sœur Jeanne-Félicité, la vieille comtesse de Chanteloup tante de Mme de Varanville et l’indispensable dame de compagnie chargée du flacon de sels dont l’aimable douairière faisait un continuel usage à la moindre contrariété.

Très mécontente, Agnès Tremaine faisait appel à toute sa bonne éducation pour ne pas se laisser aller à la colère mais ce n’était pas facile :

— Cette malheureuse Béline se révèle chaque jour un peu plus incapable, murmura-t-elle à son amie.

— Je crois surtout que j’ai eu tort d’emmener Alexandre, répondit Rose. Nous aurions été plus tranquilles si je l’avais laissé à la maison avec ses petites sœurs.

— Plus tranquilles ? Élisabeth nous aurait assourdis de ses hurlements… Et maintenant Guillaume a disparu lui aussi. Nous devrions déjà être à l’église. M. de La Chesnier va être furieux…

— Ce n’est pas grave. Quant à ton mari, tu penses bien qu’il est à la recherche de nos deux sacripants.

Après un répit d’un instant, la cloche sonnait à présent avec une note d’indignation certaine quand un groupe pittoresque fit son entrée au milieu d’exclamations plus amusées que scandalisées : Guillaume retenant mal une envie de rire ramenait les jeunes aventuriers qui, auprès de sa haute silhouette maigre mais vigoureuse, semblaient plus petits encore. Mais dans quel état ! Sales, boueux et dépeignés !… La fillette, porteuse de taches de rousseur et d’une flamboyante chevelure cuivrée, traînait après elle, avec l’assurance d’une altesse, la dentelle déchirée d’une robe naguère encore parfaitement blanche. Le petit garçon, brun comme une châtaigne mûre, serrait précieusement sur son cœur un gros nénuphar jaune dont la longue tige ondulait mollement entre ses petites jambes entortillées de soie bleue trempée. Béline suivait, accablée sous le poids de sa malédiction…

— Voilà ! conclut Tremaine en souriant, je vous ramène vos jeunes pirates, Mesdames ! Ils sont allés jusqu’à la ferme voir les canetons. Élisabeth voulait à tout prix en rapporter un mais elle a dû renoncer à son projet par suite d’une avarie à sa robe. Alexandre a mieux réussi : il tenait à offrir cette fleur à sa mère…

Lâchant la main de son hôte, le bambin courut vers Rose et lui tendit son trophée dégoulinant qu’elle prit sans sourciller avant d’embrasser son fils avec un plaisir qui scandalisa son amie :

— Tu ne crois pas que ces deux chenapans méritent une bonne fessée plutôt que des caresses ?

— C’est l’intention qui compte et ce nymphéa est superbe. D’ailleurs la punition va venir : tu seras obligée de prêter à mon fils une robe de ta fille en attendant que ses vêtements soient secs !

— Heureusement que Félix n’est pas là : c’est lui qui serait puni…

En effet, Félix de Varanville, officier de marine servant à ce même moment sur un vaisseau de haut bord, le Majestueux, détestait cette mode enfantine qui vouait les petits garçons à la robe jusqu’à l’âge de cinq ou six ans. Son fils porta culotte dès qu’il n’eut plus besoin de langes.

— Cela crée chez les enfants une sorte d’équivoque dont un garçon peut avoir à souffrir par la suite, affirmait-il, en ajoutant pour renforcer son propos : « Si la reine Anne d’Autriche n’avait pris tant de plaisir à affubler trop longtemps en fille le jeune duc d’Orléans, celui-ci serait peut-être devenu un homme plus affirmé ! »

Mais Félix voguait quelque part sur l’Atlantique, ce qui lui évitait un spectacle qu’il eût sans doute considéré comme affligeant.

La petite Élisabeth, elle, attendait son châtiment avec la sérénité fataliste de ceux qui savent répondre de leurs actes. Toujours pendue à la main d’un père qu’elle adorait, elle se contenta de lever sur sa mère le regard à peine contrit de ses grands yeux gris – sa seule ressemblance avec Agnès ! – et déclara :

— Je voulais un canard pour le mettre dans le bassin du jardin.

— Il n’y aurait pas été heureux, dit Mme Tremaine après avoir consulté le regard souriant de son époux. Il est beaucoup mieux avec sa famille… Béline, cessez de pleurer, mouchez-vous et emmenez ces enfants changer de vêtements ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

C’était apparemment l’avis du clergé car, au moment même où elle prononçait ces paroles, un enfant de chœur essoufflé atterrit au milieu de la société :

— Monsieur l’abbé demande… si on baptise ou si on ne baptise pas ?

— On baptise ! dit Tremaine en tapotant la calotte écarlate du gamin. Nous avons eu un… contretemps ! Tu peux annoncer notre arrivée. Je présenterai moi-même les excuses !

Le cortège se forma enfin et l’on quitta les Treize Vents avec cérémonie. En tête marchait la nourrice portant le bébé. Grande et vigoureuse, éclatante de roseur blonde, elle arborait presque autant de dentelles que son fils de lait et ressemblait, sous la haute crosse de sa coiffe brodée et amidonnée, à une majestueuse frégate entrant au port toutes voiles dehors. Femme d’un petit cultivateur de Rideauville ayant déjà trois enfants, elle vivait là son heure de gloire et savourait la fortune inattendue qui avait empêché Agnès Tremaine de nourrir son fils plus de deux semaines. Depuis quelques années, en effet, depuis surtout que la Reine en avait tenté l’expérience sous l’influence de philosophes prêchant le retour à la pureté originelle, il était de mode, dans la haute société, que les nobles dames allaitent leurs enfants. Ce qui permit aux connaisseurs d’admirer, plus complètement que dans le cadre des décolletés, quelques seins ducaux ou même princiers de la meilleure venue.

La mère ayant déclaré forfait, on fit donc appel à Jeanne Coulomb qui, laissant son dernier-né à sa mère assistée d’une chèvre, vint avec un vif plaisir s’installer aux Treize Vents dans la jolie chambre tendue de toile de Jouy à personnages où des meubles laqués de gris clair, simples mais charmants, gravitaient autour d’un vaste berceau. Et prendre possession de l’agréable trousseau qu’on lui constitua.

Dans son sillage marchaient le parrain et la marraine. Lui, Joseph Ingoult, avocat de son état et, depuis peu, membre de la nouvelle Assemblée municipale de Cherbourg, s’avançait en tendant le jarret, fier comme un coq décidé à conquérir tout un poulailler et superbement accommodé d’un frac d’un joli bleu tendre, de culottes en soie grège et d’un gilet court artistement brodé d’où pendaient deux chaînes de montre en or. En dépit de la mode nouvelle qui se contentait de poudrer de gris les cheveux naturels, ce grand bourgeois qui se voulait l’arbitre des élégances dans la région demeurait fidèle à la perruque blanche. Elle lui permettait de se raser le crâne faisant ainsi disparaître une nature de cheveux aussi indisciplinés que peu seyante et ressortir l’éclat de ses yeux noirs, seule véritable beauté de ce jeune vieillard dont un tic déformait périodiquement le visage trop mobile. Ce qui ne l’empêchait pas de remporter de fréquents succès auprès des femmes.

À ce propos d’ailleurs, Joseph Ingoult vivait, tout comme la nourrice mais pour d’autres raisons, une heure exaltante : depuis environ quatre ans, il était follement amoureux de la belle dame à laquelle il venait d’avoir l’honneur d’offrir la main et qu’il couvait d’un regard extasié : la ravissante Flore de Bougainville, née de Montendre, dont l’ample robe de soie lilas clair soutenue par une mousse de jupons – les encombrants « paniers » étaient bannis depuis près d’un an – venait caresser par instants son flanc gauche. Il pouvait respirer son parfum délicat, admirer de près son exquise fraîcheur et la mousse dorée qui soutenait un immense et absurde chapeau « à la couronne d’amour » d’où jaillissait un feu d’artifice de plumes d’autruche et de hampes de lilas.

En lui demandant de porter son fils sur les fonts baptismaux en compagnie de la dame de ses pensées, Guillaume Tremaine avait touché droit au cœur cet ami fidèle qui était aussi son conseiller juridique. Et mécontenté sa femme ! Agnès n’aimait guère, décidément, les amis de son époux qu’elle jugeait, la plupart du temps, communs et peu intéressants. Si elle préférait tout de même l’avocat cherbourgeois à l’armateur granvillais Bretel de Vaumartin – cependant pourvu d’une particule honorable – elle eût choisi plus volontiers, pour ce fils tant désiré, un aristocrate de vieille souche ou encore un dignitaire de l’Église. D’autant qu’Ingoult représentait un peu trop, selon son goût, les idées nouvelles. Mais Guillaume s’était montré intraitable :

— L’homme dont il va porter le prénom était un simple fermier acadien mais un homme de grand cœur et le meilleur ami de mon père. Ils sont morts ensemble et c’est moi qui les ai ensevelis… à ma manière. Je préfère pour Adam le patronage d’un homme intelligent et solide qui pourra lui être utile dans la vie.

— Je ne vois pas comment ? Un évêque ou un grand seigneur seraient sûrement plus utiles.

— Auprès de qui ? D’une Cour qui n’existe plus ? D’un roi à demi prisonnier dans son palais des Tuileries ? Les temps changent, Agnès. Il faudrait que vous vous en rendiez compte…

— Pourquoi ce ton grave, alors ? Vous en êtes enchanté, vous, de ces changements ?

Je ne dis pas non. Voir un grand peuple s’éveiller à la liberté est une belle chose, il me semble ? Et je ne suis pas seul à penser ainsi…

En effet, depuis bientôt un an, depuis que le Roi avait convoqué les États Généraux, transformés peu après en Assemblée Constituante, la France souriait à cette liberté toute neuve qu’elle espérait semblable à celle récemment acquise par les jeunes États-Unis. Le peuple de Paris décida soudain de s’emparer de la Bastille – tout juste avant que Louis XVI, qui voulait édifier une fontaine à la place, n’y mît les démolisseurs ! – puis l’on proclama la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, un brin calquée il est vrai sur celle d’indépendance américaine arrivée en France dans la poche du sublime marquis de La Fayette. Finis les privilèges, les droits seigneuriaux ! Chacun se voulait l’égal de son voisin et allait d’embrassades en embrassades arrosées de « torrents de larmes » dans le meilleur style de Jean-Jacques Rousseau, l’illustre philosophe genevois pourvu d’un cœur assez vaste pour y faire entrer le monde entier à la seule exception de ses cinq rejetons abandonnés l’un après l’autre aux Enfants Trouvés.

Il y eut bien, ici ou là en France et après la prise de la vieille prison, quelques regrettables accès de fureur paysanne qui mirent à mal plus d’un château – ces bastilles à l’échelle locale ! – molestant les habitants, les tuant même parfois, brûlant chartriers et colombiers quand ce n’était pas le manoir lui-même avec tout ce qu’il contenait mais, en Normandie, seul le quadrilatère Vire-Falaise-Alençon-Domfront fut atteint par l’épidémie.

Dans le Cotentin tout se passa au mieux hormis à Cherbourg où les habitants commencèrent par se couvrir de rubans tricolores avant de s’aviser de la rareté et de la cherté du pain. Résultat : au soir du 21 juillet 1789, il y eut émeute. On pilla joyeusement les maisons de quelques riches commerçants après avoir mis à mal celle du maire, M. de Garantot, dont l’hôtel de la rue de la Trinité 1 vit ses meubles et ses objets pulvérisés ou volés y compris la centaine de pots de gelée de groseilles à laquelle Betsey, la gouvernante anglaise du vieux célibataire, mettait la dernière main. Heureusement, il n’y eut pas effusion de sang grâce au commandant militaire de la place, le général Dumouriez, qui préféra laisser l’accès de fièvre se calmer et refusa de faire donner la troupe. Il était d’ailleurs occupé à organiser la Garde Nationale dont il serait naturellement le chef. La noblesse et la haute-bourgeoisie ne devaient jamais lui pardonner les dégâts causés à leurs demeures.

Pourtant, dès le lendemain, Dumouriez faisait arrêter les meneurs – presque tous venus de l’extérieur comme par hasard ! – et la punition fut sévère : deux condamnations à mort et plusieurs autres au fouet, à la marque, aux galères et à la prison. Le seul Cherbourgeois arrêté fut banni. Le tout dans les formes légales et le peuple qui n’eut pas à en souffrir applaudit. Cherbourg rentra dans l’ordre et s’occupa de ses premières élections municipales. Perspective des plus exaltantes mais M. de Garantot ne brigua pas le renouvellement de son mandat : pour ce vieux célibataire épris de tranquillité, des gens capables de s’en prendre à ses pots de confitures n’étaient plus fréquentables : il préféra quitter Cherbourg avec sa gouvernante anglaise…

Ces événements avaient glacé d’horreur la jeune Mme Tremaine. Guillaume, pour sa part et après en avoir déploré les délires, estimait avec une sagesse bien normande que l’on ne fait pas d’omelette – son plat préféré – sans casser quelques œufs. La France était en train d’accoucher d’une monarchie constitutionnelle qui ne permettrait plus le retour aux excès de l’Ancien Régime et serait sans doute pour elle la meilleure forme de gouvernement. Quant au choix du parrain d’Adam, le maître des Treize Vents l’avait tranché à sa façon péremptoire :

— Ingoult sera d’autant plus heureux d’accepter qu’il aura pour commère Mme de Bougainville. Je pense qu’avec elle, l’aristocratie sera parfaitement représentée : un couple symbole du monde nouveau en quelque sorte !

Un couple étrange, en tout cas, pensait Agnès en le suivant sur le chemin de l’église. Aussi mal assorti soit-il, il trouvait le moyen d’être assez harmonieux. Question d’élégance naturelle, sans doute !…

Sa propre main reposait sur celle de Bougainville qui, lorsqu’il ne parlait pas de lui-même, s’ingéniait à trousser de fort jolis compliments. Sans doute sincères car Agnès, ce jour-là, se sentait en beauté. Sa robe d’épais satin gris pâle assortie à la nuance un peu mystérieuse de ses yeux lui seyait à merveille. Le ruban qui la ceinturait enserrait une taille qui aurait pu être celle d’une toute jeune fille et non d’une mère de deux enfants. Un grand fichu de mousseline blanche volantée enveloppait ses épaules et rejoignait la ceinture sous un bouquet de roses pâles piqué au creux d’un charmant décolleté. Les mêmes ornaient le grand chapeau de paille posé sur une abondante chevelure noire et lustrée, haut relevée au-dessus d’un grand front où les fins sourcils semblaient dessinés à l’encre de Chine sur une peau possédant la blancheur mate d’un pétale de camélia. Dans cette belle jeune femme discrètement épanouie par la maternité, il ne restait pas grand-chose du « chat sauvage » remarqué un soir à Valognes par Guillaume Tremaine sinon la minceur nerveuse et l’expression inquiète qui habitait trop souvent son regard.

Tout à l’heure, lorsqu’elle était apparue au salon, Tremaine avait complimenté sa femme sur son élégance et sa beauté. Pourtant Agnès n’en fut qu’à demi satisfaite : aux paroles elle eût préféré l’un de ces regards ardents qui faisaient flamber les prunelles fauves de son époux et que, depuis près de trois ans, elle n’avait retrouvés qu’une seule fois : ce soir du mois d’août précédent où Adam avait été conçu. Il y avait alors bien longtemps que Guillaume ne l’avait pas touchée…

Agnès admettait volontiers qu’à l’origine la faute était sienne. L’avait-elle assez regrettée cette soirée de septembre, pourtant si douce et si propice à l’amour, où, par crainte de se retrouver enceinte, elle avait repoussé Guillaume ? Il s’était enfui si vite ensuite ! Le temps d’aller à l’écurie, de seller son cheval et de prendre au grand galop le chemin menant à Granville. Sans doute pour s’y épancher dans le sein de son ami Vaumartin, cet armateur que Mme Tremaine n’aimait pas ! Seul, le martèlement furieux des sabots d’Ali traduisit la colère qu’il emportait tandis qu’il se fondait dans la nuit.

Pourtant, à ce moment, Agnès ne s’inquiéta pas outre mesure. Elle connaissait la passion de Guillaume pour les longues chevauchées – il détestait voyager en voiture ! – et elle pensait qu’après deux ou trois jours passés chez son ami il reviendrait. Or, il s’en écoula quinze avant que son pas autoritaire ne fît résonner les dalles du vestibule. Après une si longue absence, l’épouse avait eu le temps de réchauffer sa colère :

— Je commençais à désespérer de vous revoir ! lança-t-elle dès qu’il eut franchi le seuil du petit salon où elle travaillait à une tapisserie.

Pas gêné le moins du monde, il se pencha pour poser un baiser rapide sur son front et eut ce sourire de faune qui provoquait chez sa femme l’envie contradictoire de le gifler et de se jeter dans ses bras :

— J’ai eu tant d’occupations que je n’ai pas vu les jours filer, répondit-il avec une désinvolture qui déplut. Serez-vous assez bonne pour me le pardonner ?

— Le moyen de faire autrement ? À condition, bien sûr, que vous me racontiez par le détail cette passionnante aventure.

Guillaume eut un geste vague, plia un instant son grand corps aux dimensions d’un fragile fauteuil crapaud, étendit ses longues jambes et exhala un soupir :

— Beaucoup de tours dans la région de Granville – je suis même allé aux îles Chausey pour voir ce qu’il était possible de tirer de ces tas de rochers pelés… Et puis il y a eu l’arrivée d’un de nos corsaires avec de belles prises. Vaumartin et moi-même avons donné une fête en l’honneur de nos marins…

— Ne me dites pas que vous avez dansé ? Et que vous avez enfin consenti à ôter vos bottes ?

La façon dont Guillaume se chaussait entretenait une petite guerre sourde entre sa femme et lui. Tremaine avait toujours détesté l’ensemble culotte courte, bas de soie et chaussures à boucles. Il se faisait tailler, dans des cuirs ou des daims souples comme de la peau de gant et assortis à ses costumes, de hautes bottes montant au-dessus du genou, formule selon lui plus élégante et plus confortable. La mode anglaise qui faisait fureur en France depuis quelque temps lui donnait raison jusqu’à un certain point et, bien qu’il vouât toujours la même haine recuite au royaume d’Albion, il en adoptait volontiers les habits plus conformes à ses goûts de sobriété et d’aisance. Il se mit à rire avec une gaieté qui étonna sa femme : qu’avait-il donc à être si joyeux ?

— J’ai gardé mes bottes et j’ai dansé ! répondit-il. Il fallait bien ouvrir le bal avec Mme de Vaumartin. Rassurez-vous, ni elle ni ses orteils n’ont eu à se plaindre. Je dois être en progrès…

— À propos ! vous ne m’avez jamais décrit cette Mme de Vaumartin ? Comment est-elle ?

— Assez belle pour plaire à son époux mais pas assez pour me séduire. Vous voilà rassurée ? À présent, veuillez m’excuser ! Je voudrais bien aller me débarrasser de cette poussière, embrasser ma fille et prendre un peu de repos avant le souper…

Il se leva d’un bond ne trahissant en rien l’épuisement, se pencha de nouveau pour déposer un baiser sur le nez de sa femme et disparut derrière les portes du salon. Ce soir-là, mue par un obscur pressentiment, Agnès fit une très jolie toilette pour le souper après avoir demandé à Clémence d’ajouter au menu l’une de ces omelettes aux truffes dont son époux raffolait.

La soirée fut charmante. Dans une robe de soie pékinée d’un jaune lumineux dont le décolleté audacieux se voilait à peine – et avec quelle savante hypocrisie ! – d’une légère guirlande de feuillage vert et doré semblable à celle qui se glissait dans la masse des cheveux sombres, Agnès était séduisante à souhait et Guillaume lui en fit le sincère compliment. Pourtant, lorsque, au seuil de sa chambre, la jeune femme offrit ses lèvres à son mari, il les effleura.

— Est-ce ainsi que l’on m’embrasse après une aussi longue absence ? reprocha-t-elle doucement en posant ses mains sur la poitrine de Guillaume qui les prit pour en baiser les paumes.

— C’est ainsi qu’embrasse un homme éreinté qui a grand besoin d’une nuit de sommeil. Pardonnez-moi !… En outre, je vous rappelle que vous devez vous ménager. Ne me disiez-vous pas, il y a quinze jours, qu’il vous fallait encore quelques mois de sagesse ?

— Et vous essayez de m’en punir ? Oubliez cette prudence peut-être excessive, mon chéri !…

— En aucun cas ! C’est moi qui me suis montré… trop pressé. Sachant ce que vous avez souffert, j’ai compris qu’il me fallait être plus raisonnable…

— Et si je n’avais plus envie d’être raisonnable ?

— Ce serait cruel de m’obliger à l’être pour deux… Dormez bien, mon ange !

Elle ne dormit pas du tout. Que l’infatigable, l’indestructible Tremaine éprouvât soudain le besoin « d’une nuit de sommeil » après une chevauchée de vingt-cinq malheureuses lieues, voilà qui était nouveau ! Et un peu inquiétant. Néanmoins, la jeune femme se consola en pensant que, sans vouloir l’admettre, il lui gardait rancune de la rebuffade essuyée avant qu’il ne prît la fuite vers Granville. Le plus simple était sans doute de poursuivre son entreprise de séduction pour voir combien de temps il tiendrait…

Il tint jusqu’à Noël. Malheureusement Agnès n’eut aucune raison de chanter victoire. Ce ne fut pas – et de loin ! – une reddition. Ce jour-là, Tremaine avait coutume de réunir autour de la table tous ses amis de Saint-Vaast-la-Hougue et de Rideauville. C’était une fête joyeuse, sans protocole, beaucoup plus proche des réjouissances paysannes que des festivités mondaines à la mode de Versailles telles qu’on les concevait à Valognes où la plupart des châtelains des environs se regroupaient frileusement dans leurs hôtels particuliers pour la mauvaise saison. Néanmoins Clémence Bellec, la cuisinière, était incitée à y déployer son talent tout autant que s’il s’agissait de recevoir le gouverneur de Normandie. Les boissons allaient avec le reste et l’on ne se contentait pas de boire du cidre. Les bouchons de champagne sautaient aussi allègrement que ceux du « mait’cidre » ficelés de laiton et finissaient par donner lieu à une joyeuse frairie, fort convenable d’ailleurs mais que la maîtresse de maison n’appréciait guère.

Elle l’apprécia d’autant moins qu’une fois ses invités partis, Guillaume, qui avait un peu trop forcé sur l’eau-de-vie de pomme tout en considérant sa femme d’un œil de plus en plus lubrique, l’entraîna dans sa chambre et, sans rien vouloir entendre de ses protestations, déchira sa robe, la jeta sur son lit et lui fit l’amour avec une énergie, qu’elle jugea révoltante, avant de sombrer dans un sommeil qui n’avait pas grand-chose de réparateur : il en sortit doté d’une effroyable migraine et d’une solide gueule de bois, qui ne contribua pas à le mettre de bonne humeur.

Assez penaud, au fond, il n’en réagit pas moins avec la hargne d’une mauvaise conscience quand Agnès, figée dans sa colère, la lèvre dédaigneuse mais les yeux pleins de larmes, lui reprocha durement sa conduite en l’accusant de s’être comporté « comme un soudard avec une fille publique ».

— Une fille publique se serait montrée plus coopérante ! grogna-t-il, le nez dans sa tasse de café. Votre exemple est mal choisi : vous auriez dû dire un soudard avec une jeune vierge ou encore une nonne au cours du sac d’une ville prise d’assaut…

— C’est moi que vous avez prise d’assaut, moi, votre femme !…

— Vous devriez ajouter « la mère de votre enfant ». L’effet dramatique serait plus intense. En outre, je croyais me souvenir qu’une certaine… ardeur pour ne pas dire violence ne vous déplaisait pas…

— Peut-être, mais il y a la manière !

— Vous me pardonnerez mais j’ai trop mal au crâne pour essayer de trouver laquelle eût été la bonne. Cela dit, je vous demande excuses : soyez certaine que cela ne se renouvellera pas et que je saurai juguler à l’avenir mes instincts bestiaux.

— N’exagérez pas ! Est-il devenu impossible, Guillaume, que vous vous conduisiez simplement comme un mari aimant ?

— C’est quoi un mari aimant ?

— Mais… ce que vous étiez avant la naissance d'Élisabeth.

— Sûrement pas ! J’étais votre amant, ma belle, beaucoup plus que ce que vous souhaitez de moi à présent : un homme rangé, convenable, qui vous fera l’amour à date fixe et en tenant le plus grand compte de vos humeurs et de vos états d’âme.

Elle eut alors un cri :

— Guillaume ! Vous ne m’aimez plus !

Il la regarda avec une stupeur absolue :

— Moi, je ne vous aime plus ? Où prenez-vous ça ?

Elle détourna les yeux pour cacher ses larmes.

— Vous ne me parleriez pas de cette façon si vous m’aimiez comme avant.

— Comme avant quoi ?

— Je… je ne sais pas ! J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose. Peut-être cette scène stupide que nous avons eue avant que vous ne partiez pour Granville ? Vous a-t-elle à ce point blessé ?… Êtes-vous si rancunier ?

Sincèrement désolé de la voir malheureuse et saisi peut-être de quelque remords, Guillaume se leva pour rejoindre sa femme de l’autre côté de la table et se penchant sur elle voulut l’envelopper de ses bras mais elle le repoussa :

— Je ne vous demande pas de consolation… ni de pitié !

— Que puis-je faire, alors ?

— Rien pour le moment. J’ai besoin… de calme. Et aussi d’oublier ce qui s’est passé cette nuit.

Du coup Tremaine réintégra sa colère non sans un certain soulagement :

— Dirait-on pas que j’ai commis un crime ? Ramenons les choses à leurs justes proportions, si vous le voulez bien : cette nuit, je vous désirais trop pour accepter le refus que vous prétendiez m’imposer. Je vous ai prise, un point c’est tout !

— Vous étiez ivre donc odieux !

Cette fois Guillaume se mit à rire :

— Vous êtes bien la Normande la plus étrange que j’aie jamais rencontrée ! Ma pauvre enfant, si toutes les femmes de ce pays qui retrouvent dans leur lit un mari éméché devaient en être scandalisées, la natalité régresserait rapidement. Si nous faisions chambre commune comme tous les braves gens qui nous entourent, vous seriez moins délicate.

— Je ne suis pas femme de pêcheur ni de laboureur ! Dans notre monde, il est normal qu’une femme ait sa chambre bien à elle et j’y tiens.

— Aussi n’entre-t-il pas dans mes intentions de changer vos habitudes. Prenez seulement garde à ne pas ériger votre lit en une sorte de sanctuaire que l’on ne peut aborder qu’en état de grâce ! Je vous souhaite une bonne journée !

Horriblement vexée, Agnès bouda une grande semaine. Résultat : après trois repas pris dans le plus profond silence, Guillaume s’en alla se faire inviter à Varanville et chez divers amis de Saint-Vaast afin de trouver une atmosphère plus réjouissante. Agnès eut peur alors de le voir repartir pour Granville et, sachant qu’il ne céderait jamais, ce fut elle qui, un soir, le prit par la main pour le conduire jusqu’à sa chambre. Là, elle mit ses bras autour du cou de son mari :

— Tout cela est stupide ! Faisons la paix, Guillaume.

Ils la firent mais, bien longtemps après que Tremaine eut sombré dans le sommeil, Agnès garda les yeux grands ouverts sur l’obscurité, écoutant le vent d’hiver tourbillonner autour de la maison. Son corps était apaisé mais son esprit plein de trouble : comme au soir de Noël, elle avait l’impression qu’il s’agissait d’un autre homme. Celui-là ne ressemblait en rien au soudard de l’autre nuit mais pas davantage au Guillaume ardent, insatiable, passionné d’avant la naissance d'Élisabeth. Comme il le disait lui-même, il était alors un amant. À présent ce n’était plus qu’un mari ! Tendre, certes, délicat, attentif à lui donner le plaisir mais il n’était plus question maintenant de passer une grande partie de la nuit à s’aimer. Il ne tarda guère à manifester une évidente envie de dormir et, comme elle s’en inquiétait, il se mit à rire :

— Il faut te faire une raison, ma chérie : je vieillis !

C’était une boutade, bien sûr, pourtant la conviction qu’il s’était passé quelque chose de grave s’ancra lentement dans l’esprit d’Agnès. Elle avait cependant trop de fierté et d’amour-propre pour chercher à savoir, poser des questions facilement humiliantes. Elle ne s’en ouvrit même pas à son amie Rose de Varanville à qui Guillaume portait une amitié bien proche d’une fraternelle affection et c’est ainsi qu’un malentendu s’installa entre les deux époux. Guillaume s’absentait souvent quand ses affaires l’appelaient à Cherbourg, à Granville, à Saint-Malo ; parfois mais très rarement à Paris qui ne lui plaisait pas et si, d’aventure, lors de ses retours, il partageait le lit de sa femme, jamais plus celle-ci ne prit sa main pour l’y conduire. En revanche, elle reçut plus souvent la visite du chanoine Tesson, de Valognes, qui avait bien connu sa mère jadis et qui, du rôle d’ami, passa tout naturellement à celui de confesseur. Habitué depuis longtemps aux doléances de femmes plus ou moins satisfaites de leur mariage, il s’efforça de faire comprendre à la jeune Mme Tremaine que la vie conjugale ne se pouvait dérouler éternellement dans les excès de la passion et qu’il était normal de voir un certain calme s’installer avec le temps.

S’agissant d’un autre que Guillaume, Agnès eût admis ses apaisements mais elle connaissait trop la puissante vitalité de son mari pour admettre sans peine de voir le flot tumultueux de ses amours se perdre dans les eaux plates d’un étang paisible. Cependant, elle s’efforça tout de même de cultiver durant quelque temps l’austère vertu de résignation. Jusqu’à cette aube de l’été précédent…

Depuis plusieurs jours, le Cotentin étouffait sous une chaleur humide que le voisinage d’une mer lisse comme un miroir d’étain n’allégeait aucunement. Aux Treize Vents, on vivait toutes fenêtres ouvertes dans l’espoir de capter le moindre courant d’air. La venue du crépuscule n’apportait même pas de fraîcheur.

C’était presque plus supportable aux écuries où, en compagnie de Prosper Daguet, son maître-cocher, Tremaine aidait Bruyère, une belle jument irlandaise, à mettre au monde son premier poulain. L’épaisseur des murs construits sous des arbres centenaires, les portes largement ouvertes et l’absence des autres chevaux laissés au pré pour la nuit combattaient assez bien la canicule. Pourtant Guillaume et Daguet, torse nu, dégoulinaient de sueur quand, vers trois heures du matin, leurs efforts furent couronnés de succès : Bruyère, triomphante, allait offrir à Ali, le magnifique pur-sang de Tremaine, un fils digne de lui… Épuisé mais presque aussi heureux que si le nouveau-né était de lui, Guillaume sortit de l’écurie salué par le cri relayé des coqs. À cet instant au lieu de rentrer à la maison, il se laissa gagner par l’envie d’aller plonger dans l’ancien étang qu’il avait fait recreuser au bout de son parc.

Il se trouva qu’Agnès, lasse de se retourner dans son lit, eut la même idée. Elle descendit au jardin et, en sortant du couvert des arbres, elle aperçut son mari qui courait vers l’étang dans la grisaille du petit jour. Elle le rejoignit au moment où, achevant de se déshabiller, il allait s’avancer dans les roseaux.

Dans la brume qui montait de l’eau, elle ressemblait tellement à une apparition qu’il ne trouva rien à lui dire. Elle se contenta de sourire en laissant son léger peignoir glisser à terre puis, avec un rire qui était une invite, elle s’élança dans la grande mare. Il s’y jeta à son tour, saisi d’un désir que doublait l’instinct immémorial du chasseur mais Agnès, habituée aux jeux aquatiques depuis l’enfance, nageait aussi bien que lui. Il parvint à l’atteindre sans pour autant l’emprisonner : elle glissa de ses mains comme une anguille. Quand il réussit enfin à la rattraper, elle venait de se laisser tomber dans les roseaux et riait toujours avec un air de défi qui acheva d’enflammer son époux. Ils firent l’amour tels Adam et Eve au premier jour… Ils le firent encore la nuit suivante et, durant plus d’une semaine, ce fut une seconde lune de miel. D’un miel singulièrement bouillant et, à ce souvenir délicieusement païen, Agnès, tout en marchant vers la vieille église, sentait ses joues brûler. Et puis, après l’arrivée soudaine d’une lettre, Guillaume dut partir pour Granville et y rester une dizaine de jours. Lorsqu’il revint, Agnès était aux prises avec les premières nausées d’une grossesse qui allait, par la suite, se révéler sinon difficile, du moins fatigante et mettre une fin provisoire à l’intimité du couple. Pâle et dolente, la jeune femme haïssait les odeurs d’écurie que Guillaume transportait avec lui et plus encore celle du tabac. Cependant, quand vint le moment tant redouté, tout se passa au mieux : Adam Tremaine entra dans le monde avec une discrétion exemplaire : sa mère ne souffrit vraiment qu’une demi-heure, faveur céleste qu’elle attribua aux prières du chanoine Tesson.

Cette naissance fut le grand triomphe d’Agnès. Enfin, elle pouvait mettre dans les bras de son époux l’héritier qu’il désirait tant. Elle était même tellement heureuse qu’elle rit de bon cœur en constatant qu’il s’agissait encore une fois d’un petit rouquin. Selon la tradition des grandes familles, Guillaume salua l’arrivée de son fils en passant un beau diamant au doigt de sa femme…


Lorsque l’on entra dans l’église où attendaient un sonneur exténué et un prêtre plutôt soulagé de les voir enfin là – avec ces Tremaine on ne savait jamais ce qui pouvait se passer ! –, Guillaume qui, durant le chemin, avait subi l’incessant bavardage de la vieille Mme de Chantaloup sourit à son épouse :

— Nous y voici tout de même, mon cœur, chuchota-t-il. J’ai cru un moment qu’il allait falloir remettre !

Il était fier d’Agnès à cet instant et se sentait pleinement heureux. Même le remords toujours présent que lui infligeait sa passion pour lady Tremayne s’effaçait devant l’éclat d’une journée consacrée à l’enfant qui allait perpétuer son nom. Un remords assez discret d’ailleurs pour ne pas être encombrant tant il lui paraissait normal d’aimer Marie-Douce. Elle était un être différent et cependant faisait partie de lui-même comme son propre sang, élue depuis le premier jour lorsqu’il l’avait vue dévaler la rue Sainte-Anne à Québec pour atterrir dans un tas de neige. Même lorsqu’il la croyait à jamais perdue, Guillaume gardait au fond du cœur une image trop profondément empreinte pour s’effacer jamais et lorsqu’un miracle les remit face à face il ne leur vint même pas à l’idée d’essayer de lutter contre le flot brûlant qui les avait couchés sur une plage déserte pour s’unir selon la loi de l’amour et cela jusqu’à ce que la marée les chasse vers une alcôve moins humide. Depuis, leur passion mutuelle ne faisait que croître. Peut-être parce qu’il lui fallait subir de longues périodes de séparation.

L’ironie du destin voulait, en effet, que Marie-Douce, restée au pays après la perte de la Nouvelle-France, eût épousé le demi-frère de Guillaume, Richard Tremaine, le traître de l’anse au Foulon, que sa vilenie et les services rendus par la suite aux nouveaux maîtres britanniques transformèrent en sir Richard Tremayne, heureusement défunt depuis quelques années. La haine que lui vouait Guillaume – comme d’ailleurs à l’Angleterre tout entière ! – s’en trouvait à peine amoindrie et le triomphe de reprendre à ce mort détesté la femme dont il avait sans doute été très fier décuplait en lui les joies de l’amour comblé.

À présent Marie-Douce habitait Londres avec sa mère et ses deux enfants. Sa présence à Granville, dans les bureaux de M. Bretel de Vaumartin, l’armateur et grand ami de Tremaine, certain jour de septembre 1787 s’expliquait par un héritage échu à sa mère, Mme Vergor du Chambon qui envoyait sa fille en prendre possession.

Le rôle de l’armateur granvillais devait se limiter, en cette occasion, à celui de guide amical dans les méandres des études notariales du Cotentin. En fait, ce fut Tremaine qui, avec une joie profonde, s’occupa des affaires de la bien-aimée retrouvée.

L’héritage de Mme Vergor du Chambon se situait sur la côte Ouest, au bord de la rivière Olonde et sur les arrières du havre de Port-Bail qui offrait, avec Carteret, le port d’embarquement le plus proche pour l’île anglaise de Jersey. L’idée première était de vendre ce legs mais dès qu’elle la vit, la maison plut à Marie-Douce. Ce n’était pas une ferme, moins encore un château, tout juste ce que l’on appelait « une gentilhommière de cadet ». Une construction simple, longue et basse, bien abritée sous un grand toit de schiste et qui limitait entre ses murs et la rivière un ravissant jardin – fouillis bien fait pour séduire la jeune femme. Guillaume n’eut pas de peine à la convaincre de la garder en dépit des directives de l’héritière qui comptait bien sur le produit de la vente mais la solution était simple.

— Tu déclares que tu veux la conserver et tu en donnes le prix à ta mère, conseilla-t-il.

— C’est que… je ne suis pas aussi riche que tu pourrais le croire. Richard était très dépensier et si nous pouvons mener encore un train convenable, c’est à ma mère que nous le devons. Elle s’y entend en matière de finances et elle a su faire fructifier ce que mon époux nous a laissé. Seulement, elle garde dessus un œil… attentif.

Guillaume se mit à rire.

— Pour autant que je m’en souviens elle n’a pas changé ! De toute façon, vous n’en tireriez pas un bon prix : ce n’est pas un domaine ; simplement un jardin, un bout de rivière et un verger, cela ne vaut pas grand-chose dans cette région plutôt sauvage mais tu n’auras pas de soucis avec ta mère : je la ferai acheter à ton nom par Vaumartin et plus cher qu’elle ne vaut.

— Tu crois qu’elle ne posera pas de questions ? Elle sait bien que je n’ai pas beaucoup d’argent.

— On lui cachera la vérité. Vaumartin est un galant homme. Il a senti que tu tenais à cette maison et n’en ayant pas l’usage il te la prête, te la loue ou tout ce que tu voudras mais en réalité elle t’appartiendra. Et c’est moi qui l’entretiendrai.

— Pourquoi agirais-tu ainsi ?

Les beaux yeux couleur de mer s’embuaient. Guillaume prit la jeune femme dans ses bras :

— Pour avoir un endroit où te retrouver, ma douce ! Je ne veux pas te perdre de nouveau, et si tu gardes les Hauvenières je peux espérer que tu y viendras de temps en temps. Puisque, malheureusement, je ne peux t’emmener chez moi et déclarer notre amour à la face du ciel…

— J’ai appris que, dans la vie, il ne faut pas en demander trop. C’est déjà tellement inouï, tellement merveilleux d’être à nouveau réunis ! En quelques jours, tu m’as donné plus de bonheur qu’en trente ans d’existence mais ce bonheur est fragile. Il faut le cacher, le préserver. Je crois que nous aurions peine à trouver un endroit plus charmant…

— Alors, tu acceptes ?

— Comment veux-tu que j’aie le courage de refuser ? Même si nous sommes séparés par quelques lieues, nous foulerons la même terre.

L’affaire fut vite réglée. Pour inaugurer la nouvelle demeure Marie et Guillaume s’y aimèrent pendant quarante-huit heures avant de gagner Cherbourg où Ingoult trouva pour la jeune femme un passage pour l’Angleterre. En effet le commerce, en dépit de relations tendues, ne perdait pas ses droits et il était toujours possible de s’embarquer sur un navire marchand, voire sur un corsaire. Le choix de Cherbourg arrangeait d’ailleurs parfaitement les deux amants, le port étant plus proche de Port-Bail que Granville, ce qui réduisait de beaucoup la traversée, presque toujours éprouvante.

Cette traversée, Marie-Douce l’effectua quatre fois au cours des deux années écoulées depuis leur rencontre. Elle venait aux beaux jours, Guillaume s’opposant formellement à ce qu’elle risquât sa vie sur la Manche aux mauvaises saisons. Chaque fois, elle restait un peu plus d’une semaine, une douce et ardente semaine pour les deux amants dont la séparation exaltait la passion, puis elle repartait et, avant de rentrer chez lui, Guillaume passait une nuit solitaire dans la maison où s’attardaient son parfum, l’égrènement joyeux de son rire et sa douce présence. Il avait besoin de cette trêve pour reprendre le chemin des Treize Vents le front serein.

Naturellement, lady Tremayne venait seule. Sans peine aucune d’ailleurs. Ses deux enfants, Édouard et Lorna, âgés respectivement de seize et quinze ans, préférant de beaucoup accompagner leur grand-mère aux eaux de Bath où se retrouvait toute la société anglaise. Quant à Mme du Chambon, si elle ne voyait aucun inconvénient à la lubie cotentinoise de sa fille – encore qu’elle la mît sur le compte d’une folie passagère qui ne durerait point –, elle ne tenait nullement à se jeter au péril d’une mer qu’elle détestait pour aller en apprécier le charme. Fort heureusement car le charme en question eût trop pâti de sa présence. Et le bonheur de Tremaine plus encore car, bien sûr, elle ignorait tout de leurs retrouvailles.

Avec le bel égoïsme d’un homme amoureux, Guillaume pensait à tout cela tandis que l’abbé de La Chesnier procédait au baptême d’Adam-Joseph-Florian Tremaine à grand renfort d’huile, de sel et d’eau lustrale que le bébé reçut d’ailleurs avec la dignité réprobatrice d’une âme forte. L’usage eût voulu que l’on ajoutât à ses noms celui de ses grands-pères mais Tremaine savait bien que le comte de Nerville n’était qu’un aïeul putatif et, ignorant comme Agnès elle-même le patronyme de son vrai beau-père, il préféra, pour ne pas blesser sa femme, garder celui du bon docteur québécois pour un autre fils s’il plaisait à Dieu de le lui accorder.

Il se demandait même si ce ne serait pas une bonne chose de le mettre en train quelque jour prochain. La venue d’Adam épanouissait Agnès plus encore que l’arrivée d’Élisabeth et il trouvait un plaisir d’esthète à la contempler tandis qu’elle couvait l’enfant d’un regard plein d’amour et de fierté. Le bonheur irradiait ses grands yeux et son clair visage. En vérité, sa beauté rayonnait sous les voûtes basses et grises de la vieille église, doucement animée par la flamme dorée des cierges. Et Guillaume eut conscience de l’aimer presque autant qu’il aimait sa maîtresse quoique de façon différente. Elle lui était infiniment chère, précieuse et la seule idée qu’elle pût être malheureuse lui était intolérable car il savait la capacité de souffrance qu’elle gardait au fond du cœur. En outre, elle l’impressionnait un peu à présent, cette fille de grand lignage devenue son épouse à lui, le petit-fils du saulnier de Saint-Vaast-la-Hougue. De par sa naissance elle aurait pu prétendre à un titre de duchesse et elle n’était même pas châtelaine, les Treize Vents n’ayant jamais visé les fastes seigneuriaux même si la maison était grande, élégante et d’assez noble apparence. Un joli manoir tout au plus auquel Agnès, parfaite maîtresse de maison et hôtesse affable, savait donner le ton inimitable des demeures aristocratiques. En résumé, il en était extrêmement fier.

Certes, il la désirait moins que Marie-Douce bien que celle-ci fût de quinze ans plus âgée ; pourtant la flamme initiale n’était pas éteinte et il lui arrivait parfois de jeter de violents éclairs qui le laissaient sur sa faim parce qu’il n’osait plus guère donner libre cours à ce qu’il appelait ses instincts sauvages. Son malheur voulait que ces flambées se manifestassent à des moments insolites, voire incongrus. Par exemple lorsque Agnès, ravissante, pudique et même délicieusement austère, recevait de hautes autorités ecclésiastiques ou quelques-unes des douairières les plus huppées de Valognes. Le moyen, après tant de propos élevés, de paupières baissées, de révérences et de conversations en demi-teinte, de jeter sur un canapé et de trousser galamment, une manière de sainte de vitrail descendue de son cadre gothique ?

Guillaume se souvenait trop bien de ce matin brouillasseux où Agnès, la narine pincée et la lèvre méprisante, l’avait traité de soudard même si l’épisode de l’étang et les nuits suivantes avaient pu lui faire supposer qu’il subsistait un brasier secret sous la grâce un peu froide de la belle et si pieuse Mme Tremaine. Elle semblait bien partie pour suivre le chemin un rien mélancolique mais noble de ses aïeules, ces femmes admirables vouées à la garde du foyer tandis que leurs époux couraient les mers ou les gourgandines.

Depuis la naissance d’Adam, Agnès se retrouvait mère avant tout et négligeait un peu son époux, s’attachant surtout aux soins attentifs que réclamait le futur maître des Treize Vents. Ainsi, elle s’occupait moins d’Élisabeth et Guillaume qui adorait sa fille le remarquait sans plaisir. C’est peut-être pourquoi, tandis que s’achevait la cérémonie, l’idée d’un troisième enfant s’installait avec une croissante solidité.

Naturellement, la sortie de l’église fut saluée par de nouvelles et vigoureuses volées de cloche, le sacristain puisant un regain de force dans le louis d’or que Tremaine venait de glisser dans sa paume calleuse. Au seuil, le parrain jeta aux enfants qui se pressaient de grosses poignées de dragées mêlées de piécettes prises dans le sac rebondi préparé à cet effet. Les parents, eux, savaient que l’après-midi, ils pourraient danser et festoyer aux Treize Vents en l’honneur du nouveau baptisé avec ceux de Rideauville, de Saint-Vaast et même de Réville. Non que Tremaine se posât en seigneur de La Pernelle : il savait qu’il n’y avait aucun droit et n’y prétendait pas. Simplement, il possédait de nombreux amis dans le hameau et dans les villages alentour et entendait les avoir autour de lui pour célébrer le grand événement.

Les quelques personnes qui participaient au dîner familial 2 regagnèrent la maison en cortège comme elles étaient venues mais sur un rythme plus vif et en gens affamés sachant bien qu’on leur préparait des succulences : la réputation de Clémence Bellec, la cuisinière des Tremaine, était effectivement en train de faire le tour du Cotentin.

Il est vrai que lorsque la compagnie pénétra dans le plus grand des deux salons il y flottait certains effluves qui manquèrent faire pâmer Mme de Chanteloup sans qu’il fût, cette fois, besoin de recourir aux sels dont la vieille dame faisait si grand usage, ayant pris l’habitude commode de s’évanouir dès qu’il se produisait un fait déplaisant ou simplement contrariant.

— Mmm ! Je ne sais ce que l’on nous prépare mais il me tarde de passer à table, confia-t-elle à Guillaume.

Celui-ci se mit à rire, saisit une petite main grassouillette donc peu ridée et l’effleura de ses lèvres.

— Chère amie, ne laisserez-vous pas à M. de la Chesnier le temps d’ôter ses habits sacerdotaux ? Nous lui devons bien ça après l’attente que nous lui avons imposée.

— Certes, certes ! Je suis impardonnable de ne pas y avoir pensé…, soupira-t-elle contrite.

— Tenez ! Voilà Potentin et Victor qui nous arrivent avec du vin de Champagne et des biscuits pour vous faire prendre patience.

Tremaine installa la vieille dame dans une bergère dont le satin vert amande émaillé de fleurettes s’accordait à son teint resté frais et son grand bonnet de dentelles garni de rubans mauves. Il la nantit d’une flûte de vin pétillant, de quelques biscuits puis, un soudain pli de contrariété au front, il s’en alla rejoindre sa femme occupée à accueillir les jumeaux Hamel ses peu reluisants cousins germains, accommodés dans leurs plus beaux atours : lui ayant troqué sa blouse bleue et sa casquette à pont de tous les jours pour un habit noir, une chemise blanche et un chapeau de castor rond sous lesquels il avait l’air empesé, elle dans la robe de soie bleue et le chapeau de paille garni de feuillage qu’elle devait à la générosité de Mme Tremaine. Cet effort d’élégance ne les changeait guère : ils avaient toujours le même visage un peu plat – adouci et plus joli tout de même chez la fille, les mêmes yeux bleu faïence, les mêmes cheveux blond pâle et, comme d’habitude, bien qu’ils fussent dans leur trente-septième année, ils se tenaient par la main.

Leur présence inattendue ne causait aucun plaisir à Guillaume. Il savait bien qu’Adèle s’était, après la mort de la vieille Pulchérie survenue huit mois plus tôt, insinuée dans les bonnes grâces d’Agnès et qu’Adrien siégeait à présent dans la toute nouvelle municipalité de Rideauville, où il leur avait acheté une maison, parce qu’on le savait son cousin. Cela ne suffisait pas à lui rendre leur venue plus agréable : le frère manifestait une certaine propension à l’ivrognerie ; quant à la sœur, Guillaume n’aimait pas du tout les regards, à la fois soumis et provocants, dont elle le couvrait si d’aventure il la rencontrait.

Cependant son sens de l’hospitalité était trop vif pour qu’il fît sentir son mécontentement à ces deux êtres qu’au fond il plaignait : la fable de la fille martyrisée par sa mère dont Adèle l’avait un jour régalé tenait toujours bon dans son esprit.

Il les accueillit donc avec courtoisie mais, tandis qu’Adèle se glissait à la cuisine pour dire bonjour à Mme Bellec et que son frère piquait droit sur le plateau du jeune valet Victor pour s’emparer d’un verre, il prit Agnès par le bras et la conduisit à l’écart.

— Qu’est-ce qui vous a pris de les inviter ? bougonna-t-il. Je sais que vous éprouvez de la pitié pour Adèle…

— Pourquoi pas un peu d’amitié ? coupa la jeune femme déjà sur la défensive. Lorsque j’ai perdu ma pauvre Pulchérie, elle s’est donné beaucoup de peine pour me rendre de petits services, m’apporter quelques consolations… Cela mérite bien récompense il me semble ?

— Vous n’arrêtez pas de la récompenser. Je n’ignore pas vos générosités envers elle. Dieu me garde d’ailleurs de vous en faire reproche mais…

— Mais quoi ? Vous en avez honte ? Ils sont tout de même vos seuls parents avec Anne-Marie Lehoussois.

L’imperceptible et peut-être involontaire dédain d’Agnès cabra Guillaume aussitôt.

— Vous voulez dire que dès l’instant où Mmes de Varanville et de Chanteloup, les Mesnildot et le marquis de Légalle acceptent de s’asseoir à la table d’un roturier il n’y a aucune raison pour qu’ils ne fréquentent pas aussi toute la famille ?

— Je veux dire que dès l’instant où vous m’imposez un révolutionnaire comme parrain de mon fils, il n’y a aucune raison pour que la fraternité ne règne pas dans nos maisons.

À peine les mots lui eurent-ils échappé qu’Agnès les regretta devant la colère qui fit flamber le regard fauve de son mari. Celui-ci réussit à la maîtriser :

— Joseph n’est pas un révolutionnaire, dit-il à voix contenue. Nous reparlerons de cela plus tard. Occupez-vous de vos invités !

Tournant le dos à sa femme il rejoignit le groupe formé par les Mesnildot, les Légalle et Bougainville. Rose de Varanville, qui causait avec Mlle Lehoussois tout en observant du coin de l’œil l’aparté des Tremaine, esquissa un mouvement pour aller vers son amie qu’elle venait de voir pâlir mais, à cet instant, l’abbé de La Chesnier fit son entrée et la maîtresse de maison dut se consacrer à lui. Les autres personnes présentes se portèrent aussi à sa rencontre : tout le monde, dans la région de Valognes aimait ce vieil homme aimable, cultivé et disert dont on connaissait bien la bonté et l’inépuisable indulgence. Presque aussitôt d’ailleurs on passa à table afin de ne pas dépasser l’heure indiquée par Clémence Bellec et lui éviter ainsi une crise cardiaque : le cordon-bleu des Treize Vents inaugurait, en effet, un plat né de sa fertile imagination de gourmande : un soufflé de homard à la crème dont l'apparition fut saluée d’un murmure de délicieuse expectative : toutes les narines se dilatèrent avec un bel ensemble.

Un silence onctueux régna pendant quelque temps autour de la grande table où cristaux et argenterie rivalisaient de reflets : on savourait cependant que Potentin, silencieux comme un chat, dispensait un vin doré aux moirures vertes dans des verres qui ressemblaient à de grands liserons translucides. Il était superbe, l’ancien naufragé des côtes de Coromandel, dans son habit de cérémonie en velours couleur de mousse dont il était très fier parce qu’il n’avait rien d’une livrée – Tremaine ne l’eût pas admis pour son plus vieil ami – et qu’il lui donnait l’aspect d’un négociant retiré ou d’un notaire en retraite. Sa cravate et ses manchettes de mousseline neigeuse faisaient ressortir sa figure brune, un rien patibulaire d’ailleurs avec ses moustaches cirées et retroussées en crocs à la mode des anciens Grands Moghols. Elles eussent d’ailleurs mieux convenu à un pirate de Tunis ou d’Alger qu’à un homme né tout simplement dans un faubourg d’Avranches, si toutefois il n’avait eu ce regard d’un bleu céleste abrité sous des sourcils gris épais comme des touffes d’herbe.

D’une grande dignité et d’une sagesse de sadhu indien – excepté quand il avait trop bu ! –, dévoué corps et âme à Guillaume qu’il avait connu adolescent, Potentin Poupinel se trouvait fort heureux, la soixantaine dépassée à son poste de majordome qui ne l’obligeait nullement au service de table. Fin connaisseur en vins – bien plus que Tremaine – il aimait tenir ce rôle de sommelier qu’il assumait avec la majesté d’un évêque célébrant la grand-messe. Il vous chuchotait un millésime à l’oreille avec autant de discrète délectation que s’il s’agissait d’un secret d’alcôve.

La première fringale apaisée et tandis que l’on attaquait un succulent jambon au pommeau 3 nappé d’une sauce faite de crème, de champignons et de pommes effilés, la conversation reprit ses droits. La présence des Bougainville venus de Paris suscitait un intérêt puissant : on attendait d’eux les dernières nouvelles d’une capitale dont on ne savait plus trop que penser. Un événement en particulier provoquait une curiosité mêlée de stupeur et même d’indignation : le 19 février précédent, un ancien officier, le marquis de Favras, avait été pendu en place de Grève pour avoir comploté l’enlèvement du Roi.

Ce n’était pas la condamnation en elle-même qui scandalisait mais bien le mode d’exécution : l’ignoble corde, le gibet infamant réservés jusque-là aux truands, aux voleurs, à la valetaille, aux gens de petit lieu, on avait osé les appliquer à un noble de vieille souche pour lequel le seul supplice convenable eût été la décapitation !

— Il y a là une volonté d’abaissement de la part des juges qui ne me dit rien de bon, lança le marquis de Légalle chez qui les débuts de ce qu’il fallait bien appeler la Révolution entretenaient une fureur toujours prête à exploser. Jusqu’où ira-t-on, mon Dieu, pour plaire au peuple et je ne comprends pas que le Roi…

— Le Roi étant en cause et le crime relevant de la lèse-majesté, on aurait pu condamner M. de Favras à être tiré à quatre chevaux, remarqua Joseph Ingoult. Ajoutons à cela que le pouvoir de notre souverain se fait chaque jour plus illusoire.

— J’imagine qu’il lui en reste assez tout de même pour changer une sentence de mort qu’il a dû signer et pour accorder à un homme, qui en son temps s’est bien battu, la miséricorde d’une exécution à l’épée.

— On dit que Favras aurait pu l’obtenir s’il avait consenti à livrer ses complices, murmura l’abbé de La Chesnier. C’est donc en toute connaissance de cause qu’il a accepté la hart. On dit qu’il est mort en chrétien.

— Je crois surtout, fit Bougainville, qu’il a espéré jusqu’au bout que les… complices en question, qui se résument à un seul, lui obtiendraient la vie sauve…

— Un seul ? s’étonna Guillaume. Vous avez l’air de savoir de qui il s’agit ?

— Pour qui a vécu à la Cour ou à ses abords, c’est le secret de Polichinelle, mon ami. L’homme qui voulait faire enlever le Roi et sans doute le tuer est son propre frère : Monsieur, comte de Provence, inconsolable de n’avoir pas encore réussi à coiffer la couronne. Le Diable sait pourtant le mal qu’il s’est donné dans ce but !

— Même si Louis XVI mourait, il a un héritier : notre jeune duc de Normandie, devenu Dauphin depuis bientôt un an, rappela Mme du Mesnildot.

Bougainville lui sourit avec la grâce qui lui venait naturellement lorsqu’il s’adressait à une jolie femme :

— Un enfant de cinq ans, dont Monsieur n’a d’ailleurs cessé de mettre en doute la légitimité, ne représente pas un grand obstacle. Une longue régence conviendrait assez à un prince que les sentiments fraternels n’ont jamais étouffé et qui ne considère pas les troubles du royaume comme catastrophiques. M. de Favras est mort en héros, en vrai gentilhomme, mais il aurait rendu un meilleur service à son souverain en rompant le silence.

Maître Ingoult hocha la tête avec une moue dubitative :

— Cela n’aurait rien changé. Pour ce qu’un modeste avocat cherbourgeois peut en déduire, notre pauvre Roi sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur son frère et je suis bien certain qu’en cette occasion il avait au moins deviné. J’ajouterais même qu’il ne tenait pas à ce que la vérité soit divulguée. C’est à lui ne l’oubliez pas que l’on doit la suppression de la torture !

— Alors, à plus forte raison ! coupa le marquis. Il devait faire décapiter Favras.

— C’eût été revenir aux temps anciens, rétorqua le chevalier du Mesnildot. Vous oubliez un peu vite, marquis, que nous avons, il n’y a pas si longtemps, consenti l’abandon de nos privilèges ? Le bourreau armé d’une épée en était un.

— Vous parliez voici un instant des troubles du royaume, Monsieur de Bougainville, rappela Agnès. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez ? Nous autres provinciaux ne sommes pas à même d’en juger : sont-ils vraiment aussi graves que certains bruits le laissent supposer ?

— J’ai peur qu’ils ne soient pires, Madame. Et je suis bien placé pour donner un avis puisque la peinture n’est même pas encore sèche sur mes armoiries toutes neuves. Je me crois un bon disciple des philosophes et je me fais encore gloire d’être l’ami de M. de La Fayette mais lorsque, le 14 juillet dernier, j’ai assisté en compagnie du précepteur de mes fils, l’abbé de Monfrin, à la prise de la Bastille j’ai éprouvé un sentiment de crainte.

— De crainte ? Vous qui avez affronté tant d’ennemis sans compter les tempêtes des océans ?

— De crainte, oui, ma chère amie ! De crainte et de répulsion au spectacle de la populace déchaînée. La foule livrée à ses seuls instincts est effroyable. Je l’ai encore vue à l’œuvre, durant cette période folle que l’on a appelée la Grande Peur. Nous nous trouvions alors dans notre propriété de Suisnes, près de Melun, et j’ai pu constater avec tristesse de quoi étaient capables des paysans pris de panique et assoiffés de vengeance.

Une voix déjà un peu embrumée par la boisson s’éleva alors, inattendue, grinçante comme une fausse note au milieu de ces gens de bonne compagnie.

— Si vous les aviez pas tant pressurés, vos paysans, ils auraient peut-être pas eu envie de se venger ?

C’était Adrien Hamel qui, sans lâcher pour autant le pied du verre auquel il semblait s’accrocher, faisait entendre son opinion.

— Ne dites pas n’importe quoi, Adrien ! intervint Tremaine après avoir lancé à sa femme un coup d’œil sans douceur. M. de Bougainville n’est pas le seigneur du lieu dont il parle. Un simple propriétaire comme je le suis moi-même. Il n’a donc pas de paysans.

— Non, approuva le navigateur, mais j’avais des canons : deux jolis canons de bronze présents du roi Louis XV, après la campagne d’Allemagne, et d’un bel effet dans le jardin. Les gens de Villeneuve-Saint-Georges ont dû craindre que je ne me mette à tirer à boulets rouges : ils sont venus me demander bien poliment de les remettre à leur municipalité. Je ne sais trop ce qu’ils pourront en faire…

— Le jour où ils vous tireront dessus, vous saurez. Vive la Municipalité de… comme vous dites ! s’exclama Adrien en levant son verre avec enthousiasme.

Guillaume se dressa. Son visage semblait plus que jamais sculpté dans du bois :

— Il suffit, Adrien ! gronda-t-il. Vous n’êtes pas ici au cabaret. Alors vous vous taisez ou vous vous retirez !

— Avant le dessert et les liqueurs ? Vous voulez rire ! Donnez-moi à boire et je ne dis plus un mot !

Potentin se précipita. Guillaume se rassit. Il y eut un silence que Joseph Ingoult rompit pour tenter d’arranger les choses.

— Sois indulgent ! Il est naturel que de tels changements montent à la tête de ceux qui les comprennent mal. C’est assez grisant si l’on y réfléchit bien et, rien qu’à Cherbourg, nous en voyons de nombreux exemples.

— Que vous considérez avec indulgence, fit Agnès en déchiquetant distraitement le foie gras que l’on venait de lui servir. Le chanoine Tesson me disait l’autre jour que, dans votre ville qui doit beaucoup au Roi cependant, une sorte de club vient de se constituer sur le modèle de ces Jacobins qui, à Paris, semblent vouloir imposer leurs idées ?

— Les nouvelles vont vite, admira l’avocat en souriant. La chose n’a pas une semaine. Toutefois nos ambitions sont bien différentes de celles des Parisiens. Il s’agit simplement de la « Société littéraire des Amis de la Constitution » et nous souhaitons seulement donner des idées, des informations, expliquer, éclairer des esprits encore peu au fait de la politique…

— … lancer des mots d’ordre ! Je suis persuadée qu’il s’agit surtout de cela, s’écria la jeune femme avec nervosité.

— Ne nous prêtez pas d’intentions malveillantes, chère amie ! Nous n’avons rien oublié de ce que nous devons à Louis XVI… encore que les travaux de la Grande Digue soient interrompus depuis dix-huit mois. Il a toujours droit à notre hommage comme à notre fidélité.

— C’est encore heureux !

Pensant qu’une épouse, même aimante, était parfois une croix bien lourde à porter, Guillaume baissa les yeux sur les poulardes dorées à point que ses deux jeunes valets, Victor et Auguste, venaient de déposer devant lui. Il aimait à découper lui-même et se montrait d’une extrême habileté dans cet exercice qui lui permettait, en les servant, de dire un mot aimable à chacun de ses invités. Mais, cette fois, il planta la longue fourchette dans le dos d’une des volailles, agita de l’autre main un couteau menaçant, puis relevant brusquement les paupières il fit peser sur sa femme un regard lourd de reproches et déclara :

— Mes chers amis, je vous demande excuses pour ces passes de fleuret à peine moucheté qui ne sont pas de mise à un repas de baptême. Peut-être pourrions-nous éviter tout ce qui peut être sujet à division en parlant de choses plus aimables ? Si perdus que nous soyons au bout de notre Cotentin, nous y recueillons tout de même certains bruits, surtout ceux qui touchent la Marine Royale. Ainsi – il préleva avec délicatesse, à l’intention de Mme de Chanteloup, une aile qu’il déposa dans l’assiette qu’on lui présentait – le commandant des forts de la Hougue me disait, ces jours, que le Roi songeait à vous nommer amiral, mon cher Bougainville, ce qui est une preuve nouvelle de son estime.

— Je pencherais plutôt pour une preuve de l’embarras que lui cause la flotte réunie à Brest et qui donne des signes de dissipation. Mon ami d’Estaing a déjà refusé ce périlleux honneur.

— Sans doute parce qu’il ne se sentait pas à la hauteur de la tâche. L’amiral d’Estaing n’est pas un vrai marin. Plutôt un soldat et pour un tel rassemblement de vaisseaux, il faut un homme de mer ayant démontré largement son talent. Je n’en vois pas de meilleur que vous et Sa Majesté me fait sans doute l’honneur de penser comme moi.

— Vous croyez ?

— Je vous le dis sans cesse, mon ami, vous êtes trop modeste, intervint sa femme avec le rayonnant sourire qui était son plus grand charme, Guillaume a raison encore que… je ne sois pas certaine d’apprécier ce grand honneur. Il signifie une nouvelle séparation.

— Brest n’est pas au bout du monde, cousine, dit Rose de Varanville. Et mon cher Félix qui s’y morfond serait très heureux d’y voir enfin un chef à poigne. Il m’écrit que l’esprit de la flotte, travaillé par des meneurs révolutionnaires, l’inquiète… Aïe ! voilà que je vous ramène à ces maudits bouleversements que vous bannissez aujourd’hui, mon cher Guillaume, soupira-t-elle en adressant à son hôte une grimace contrite. Parlons plutôt de ce qui se porte à Paris ! Flore assure que les modistes créent des choses ravissantes.

Le festin s’acheva sans autre incident. Tout au contraire, à mesure que défilaient plats et vins l’atmosphère s’allégeait, devenait plus joyeuse. Adrien, plein comme une barrique, dormait sur sa chaise et ne s’aperçut même pas que l’on sortait de table. Guillaume fit signe à Potentin de s’en occuper mais, en se retournant, il se trouva en face d’Adèle mains jointes et les yeux pleins de larmes :

— Je ne sais que vous dire, mon cousin ! Je suis malade de honte.

Pour une malade elle avait bonne mine, la conduite de son frère ne lui ayant pas fait perdre un coup de fourchette. Guillaume eut un sourire en coin.

— Ne dites rien ! Vous n’êtes pas responsable du comportement d’autrui, d’ailleurs c’est déjà oublié.

— Vrai ? Vous ne nous en voulez pas ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ? Allez donc prendre votre café au salon avec les autres. On ramènera Adrien chez vous pendant ce temps-là.

— Merci… oh merci ! J’ai toujours peur de vous déplaire ! Vous êtes un homme tellement…

Tout en cherchant le mot elle voulut prendre sa main mais il la retira :

— Allons, cousine, laissons cela ! J’espère que vous aurez tout de même passé un bon moment. Il faut aller rejoindre les autres…

Pendant ce temps, Rose s’était approchée d’Agnès. Elle la connaissait trop bien pour ne pas s’apercevoir de ce que son sourire avait de machinal.

— On dirait que tu as des ennuis ? Ne veux-tu pas me les confier ?

— Guillaume est furieux après moi ; tu as dû le remarquer ?

— Parce que tu as invité ces gens à dîner ? J’avoue que c’est une drôle d’idée !

Mme Tremaine tenta de se défendre :

— Un baptême c’est tout de même une fête de famille, non ?

— Toutes les familles ne sont pas bonnes à montrer. J’en connais qui gardent soigneusement sous clef un grand-père égrotant ou une tante à l’esprit dérangé. En tout cas c’était peu charitable de rappeler aussi brutalement à ton époux qu’il n’est pas sorti de la cuisse de Jupiter. Je dirais même plus : c’est un peu trop Nerville.

Agnès baissa la tête sur ses doigts occupés à maltraiter un mouchoir de dentelle :

— Ne dis pas cela !… Je ne sais pas ce qui m’a pris ! J’ai éprouvé tout à coup le besoin d’humilier Guillaume.

— De lui faire sentir quelle chance il a eue, lui le petit-fils du saulnier, d’épouser une grande dame ? Ce n’est pas vraiment toi ce genre de caprice !

— Sait-on jamais ce que l’on est au juste ! Et puis Adèle se montre toujours si gentille ! Je dirais même si dévouée !

— À ta place je me méfierais de ce dévouement, conseilla Rose-la-clairvoyante. Un aveugle verrait nettement qu’elle est amoureuse de Guillaume !

— Comme beaucoup d’autres ! fit Agnès amèrement. Et moi je ne suis pas certaine qu’il m’aime encore.

— Oh !… les grands mots, les grandes inquiétudes ! Bien sûr qu’il t’aime encore. Tu es très belle et tu lui donnes des marmots superbes. Je suis sûre qu’il tient beaucoup à toi.

— Peut-être… pourtant, je ne peux m’empêcher d’être inquiète. Je… je sens quelque chose sans pouvoir dire de quoi il s’agit.

— Tu crains une autre femme ? J’en serais bien étonnée. Il ne s’absente pas si souvent. Ou alors il faudrait une créature douée d’une remarquable patience et d’une grande discrétion. Ce qui n’est le cas d’aucune de celles qui cherchent à lui plaire. N’importe laquelle, en cas de victoire, emboucherait la trompette de la renommée, l’encadrerait dans son salon et l’épinglerait à son corsage comme une breloque !

— C’est peut-être une paysanne ?

— C’est impossible. Pour rien au monde ton époux ne compromettrait le rang où il s’est élevé à la force des poignets pour s’amuser à culbuter une goton de village dans la paille d’une grange ou dans un chemin creux. Il y a des choses que l’on ne peut pas se permettre lorsque l’on n’est pas le seigneur d’un lieu. Toute la contrée serait déjà au courant. Crois-moi, Agnès, et cesse de te tourmenter… et puis parlons d’autre chose ! le voilà !

Un peu réconfortée, Agnès prit son amie par le bras, alla rejoindre avec elle ses autres invités et ses devoirs de maîtresse de maison. Ce soir, quand tous seraient partis, elle s’excuserait auprès de Guillaume. Ensuite ils signeraient peut-être ensemble le plus doux des traités de paix…

Il était déjà tard et la fête – sous la grande tente dressée dans le parc pour abriter les buffets – battait son plein quand un cavalier poussiéreux franchit la grille largement ouverte des Treize Vents.

Élisabeth l’aperçut la première. Alexandre et elle se livraient alors à leur jeu favori qui consistait à faire galoper la pauvre Béline de côté et d’autre dans l’espoir toujours déçu de les rattraper. Mais cette fois, ayant manqué se jeter dans les jambes du cheval, l’enfant s’arrêta pour observer le nouveau venu. Elle ne le connaissait pas et il ne devait pas être au courant de la fête parce qu’il était vêtu « en tous les jours » d’une blouse de grosse toile bleue déteinte sur des culottes de velours côtelé avec des houseaux et des brodequins de cuir.

L’homme regarda les deux petits puis la gouvernante rouge et suante qui les prenait avec nervosité chacun par une main.

— C’est bien ici chez M. Tremaine ? demanda-t-il.

— Pour sûr mais qu’est-ce que vous lui voulez ? C’est fête aujourd’hui et…

La curieuse n’eut pas le temps d’en demander davantage. Potentin lui aussi avait aperçu l’arrivant et se portait à sa rencontre.

— Que puis-je pour vous ? monsieur, fit-il courtoisement.

— J’ai une lettre pour M. Tremaine des Treize Vents. Je viens de Carteret.

Il tendait un billet soigneusement plié qu’il venait de tirer de sous sa blouse.

Potentin eut un imperceptible tressaillement :

— Je vais la remettre. Si vous voulez bien me suivre jusqu’à la cuisine vous pourrez y prendre un peu de réconfort.

Après avoir confié le cavalier à Clémence Bellec alors occupée à diriger le bataillon des laveuses de vaisselle réquisitionnées pour la circonstance, il se mit à la recherche de Guillaume qu’il trouva dans la bibliothèque où il fumait et buvait en compagnie de Bougainville et de quelques notables de Saint-Vaast.

— Un messager vient d’apporter ceci. Il dit qu’il vient de Carteret.

Un nom magique apparemment ! Guillaume se leva aussitôt, s’excusa auprès de ses amis qui, lancés dans une vive discussion, n’attachèrent aucune importance à sa sortie, fourra le billet dans sa poche et entraîna Potentin jusqu’à sa chambre. Là seulement et les portes closes, il ouvrit le message d’une main qui tremblait légèrement. Une lettre de Carteret – un port situé à une lieue au nord de Port-Bail où, pour avoir un alibi dans la région, Tremaine s’était fait céder par les frères Sorel, concessionnaires des mines du Cotentin, une autorisation de forage sur des gisements de charbon et d’étain – cela voulait dire que Marie-Douce était revenue et qu’elle l’appelait. C’était la première fois qu’elle agissait ainsi : d’ordinaire, elle le prévenait par lettre deux ou trois semaines avant son départ.

La feuille dépliée portait seulement sept mots : « Venez, je vous en supplie ! C’est grave. » Il y avait aussi la signature convenue : « Vergor ».

— Un ennui ? murmura Potentin qui observait son maître et savait parfaitement ce que Carteret signifiait.

La longue confiance qui unissait les deux hommes avait toujours interdit à Guillaume de cacher quoi que ce soit à cet ami de son enfance, jadis confident et serviteur de Jean Valette, son père adoptif. Le majordome n’ignorait donc rien de ses amours cachées et s’il ne les approuvait pas, du moins pouvait-il comprendre. De plus, n’ayant jamais marchandé son dévouement ou son affection, il était toujours prêt à apporter son aide.

Pour toute réponse, Guillaume lui tendit la missive. Visiblement il était à la fois heureux et inquiet.

— Vous y allez, naturellement ? fit Potentin.

— Il faut que je sache ce qui se passe. Elle dit que c’est grave… Va préparer mon bagage ! Je vais prévenir ma femme.

— Vous lui direz quoi ?

— Qu’il y a eu un accident à la mine de charbon et qu’on a besoin de moi.

— Vous ne pouvez tout de même pas partir tout de suite ? La maison est pleine d’invités qui pourraient ne pas apprécier d’être plantés là à cause d’un simple accident dans une mine.

— Tu as raison, fit Tremaine contrarié. Qu’as-tu fait du messager ?

— Je l’ai laissé à la cuisine. Clémence s’occupe de lui.

— J’y vais. Ce ne peut être que Gilles Perrier le gardien des Hauvenières. Il ne dit pas trois paroles par jour et les femmes n’en tireront que ce qu’il voudra bien dire mais j’aime tout de même mieux ne pas le leur laisser trop longtemps. Je vais le réexpédier… jusqu’à l’auberge de Quettehou pour qu’il s’y repose. Il rejoindra demain.

Et vous ?

— Quand les invités seront partis…

Il était tard en effet et la nuit close lorsque les sabots d’Ali, le cheval favori de Guillaume Tremaine, firent voler le sable dans l’allée des Treize Vents. Derrière la vitre de sa fenêtre, Agnès le regarda partir à la fois soulagée et inquiète. L’explication orageuse qu’elle redoutait n’aurait pas lieu. Bien plus : Guillaume semblait avoir totalement oublié ses griefs envers elle. Il fut même aimable en lui disant au revoir et son baiser plus chaleureux que d’habitude. Aussi la jeune femme ne put-elle s’empêcher de trouver bizarre que l’annonce d’un drame l’eût remis soudain de si belle humeur…

II UN JARDIN SUR L’OLONDE...

Il sentit les lilas avant même d’en apercevoir le foisonnement mauve dans la grisaille du jour en sa petite pointe. C’était la première fois qu’il pouvait les voir en fleur, Marie-Douce ne venant jamais si tôt en saison et il s’émerveilla de leur abondance. Sans trop savoir pourquoi, leur paisible épanouissement le rassura et aussi l’effilochement de fumée au-dessus des cheminées : la longue maison si tranquillement enveloppée de fleurs pouvait-elle vraiment abriter un drame ? Tout au long de sa chevauchée nocturne son cœur s’était contracté et dilaté en alternance suivant qu’il imaginait sa bien-aimée blessée, malade, douloureuse ou qu’il pensait seulement à l’instant où il allait la prendre dans ses bras.

L’aube était si calme que l’on pouvait entendre le murmure de la rivière toute proche – elle coulait le long du jardin – filant à travers les roseaux. C’était une petite rivière, un minuscule fleuve plutôt qui, à un quart de lieue de là, s’offrait le luxe d’un large estuaire où remontait la mer.

Quand il mit pied à terre, Guillaume constata avec ennui que la grille, enchâssée entre deux modestes piliers de grès clair, n’était pas fermée : simplement poussée. Quelqu’un était-il déjà venu en dépit de l’heure plus que matinale ou bien Marie-Douce, au mépris de toute prudence, avait-elle passé la nuit avec pour seule protection la vieille mère de Gilles Perrier ?

Sans s’interroger davantage, le cavalier prit sa monture par la bride et s’enfonça sous les quatre vieux chênes habillés de lichen qui s’essayaient à former une avenue assez large pour qu’une voiture y pût passer. Au-delà s’ouvrait un espace sablé sur lequel s’allongeait le logis avec ses vieilles pierres et ses plantes grimpantes ; pour le plaisir des yeux, deux gros massifs cernés de giroflées et de petit buis enfermaient un jaillissement d’iris dont les nuances allaient de l’azur le plus tendre à un violet presque noir. Cependant, Guillaume ne voyait que les petites fenêtres éclairées de part et d’autre de la belle porte en chêne ciré protégée par les retombées d’une antique glycine aux branches tordues.

Sous sa main, le panneau de bois céda aussi facilement que la grille et il se trouva dans la salle qu’il connaissait si bien et qu’il aimait en dépit du fait que rien n’y rappelait une présence féminine. En effet, pendant plusieurs décennies, les Hauvenières avaient abrité un homme aux goûts simples mais sûrs, un de ces célibataires par vocation comme en produisent parfois un trop grand amour des femmes et une invincible méfiance pour le mariage. Le « cousin Théophile » avait rassemblé là ce qui lui plaisait, cherchant aussi bien le confort que l’agrément de l’œil et le bonheur simple d’être entouré de souvenirs et d’objets aimés. Séduite par le décor autant que par les murs, le toit et le jardin, Marie-Douce s’était refusée à changer quoi que ce soit.

Le regard de Guillaume caressa les brillants meubles anciens en bois fruitier où la cire posait sa glaçure et sa bonne odeur, glissa sur la petite bibliothèque bourrée de livres aux reliures passées et sur la table à écrire placée tout près, effleura l’image du chevalier de Malte, encore superbe dans son cadre de bois dédoré par l’usure du temps et aussi les armes de toutes sortes, briquées comme neuves qui sur le mur crépi à la chaux l’entouraient d’une sorte de cour barbare, s’arrêta enfin sur la femme sommeillant dans un fauteuil au coin de la grosse cheminée de granit où flambait un beau feu destiné à combattre la fraîcheur du matin.

Ce n’était pas Marie-Douce. Les brides du bonnet blanc, rond et empesé, formaient un large nœud sous le double menton d’une figure que les rides n’empêchaient pas de montrer une roseur de bonne santé. Les lunettes avaient glissé sur le nez jusqu’à la petite boule qui le retroussait. Guillaume posa une main sur l’épaule recouverte d’un fichu de laine noire :

— Madame Perrier !

La dormeuse sursauta mais les yeux qu’elle leva sur l’arrivant étaient clairs :

— Ah, monsieur Guillaume ! Je vous demande excuses mais j’ai veillé presque toute la nuit pour que notre jeune dame consente à aller au lit. Si vous aviez vu dans quel état elle nous est arrivée hier ! Elle ne tenait plus debout…

— Je suis là, vous pourrez vous reposer. Gilles rentrera dans la journée. Mais que s’est-il passé au juste ? La lettre m’annonce quelque chose de grave.

— Ça l’est sans doute à son point de vue mais ce n’est pas à moi de vous dire. En attendant je vais vous préparer quelque chose pour vous remettre. Vous devez avoir faim.

Elle se leva en frottant ses reins endoloris par une fausse position et se dirigea vers la cuisine qui faisait suite à la salle et ouvrait, de l’autre côté, sur la partie de la maison occupée par elle et son fils. Au même moment une forme blanche apparut en haut de l’escalier droit, en chêne foncé, qui semblait prolonger les grosses poutres noircies par les fumées de la cheminée et des chandelles.

— Guillaume !… Enfin c’est toi !… Merci à Dieu !

Déjà il grimpait vers l’apparition, l’enlevait... l’emportait jusqu’au fauteuil abandonné par Marie-Jeanne Perrier en faisant pleuvoir une averse de baisers sur le visage, le cou et les boucles de soie pâle où ses mains se noyaient avec une joie aiguë.

— Marie !… Mon amour… ma douceur !

Elle pleurait, à présent, de bonheur et de soulagement comme si, après une dure tempête, elle venait enfin d’atteindre le port. Guillaume alors la berça sans poser de questions : à tenir Marie-Douce dans ses bras, il avait senti quelque chose d’anormal. Ou de trop normal : le corps qu’il étreignait n’était plus mince ni souple mais dur, arrondi, déformé de toute évidence par une grossesse déjà avancée.

S’agenouillant devant la jeune femme, il écarta doucement les cheveux qui retombaient et les mains qu’elle appliquait sur son visage :

— Marie… tu es enceinte ?

— Oui… de sept mois. Notre dernière nuit sans doute : nous nous sommes tellement aimés…

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu aurais pu m’écrire, me faire venir. Au moins alerter Joseph puisqu’il est notre boîte aux lettres !

Elle eut un petit rire presque gai.

— Te faire venir ? Toi, en Angleterre, alors que tu as juré de ne jamais y mettre les pieds ?

— Il n’y a pas de serment qui compte dès qu’il s’agit de toi. J’irais voir le Diable s’il le fallait mais n’as-tu pas commis une grande imprudence en venant ici ? Quand es-tu arrivée ?

— À Cherbourg avant-hier. La mer était détestable et notre ami Ingoult absent.

— Il est chez moi. Ton voyage a dû être horrible : nous avons eu de forts coups de vent en fin de semaine et toi tu t’es jetée au milieu de cette furie ? Dans ton état c’est vraiment de la folie !

— Ne me gronde pas ! Il fallait que je vienne. Oh, Guillaume, comment t’expliquer ce que j’éprouve alors que la nouvelle ne te cause certainement aucune joie ? Cet enfant, je veux le garder. Il est toi et moi réunis. L’idée qu’on pourrait me l’enlever me fait horreur…

La douce voix s’enrouait tandis que de nouvelles larmes coulaient des grands yeux couleur de turquoise marqués de cernes douloureux. Navré, Guillaume prit entre ses mains le joli visage de son amie pour en baiser doucement les paupières, le nez, la bouche tremblante.

— Ne pleure plus ! Personne ne veut te l’enlever.

— Si, ma mère !… Lorsqu’elle s’est aperçue de mon état, elle a d’abord été transportée de joie : elle s’imaginait que le père était un homme qu’elle souhaite depuis longtemps me voir épouser, puis, quand je l’ai détrompée, j’ai bien cru qu’elle devenait folle. Elle m’a traitée de tous les noms !

— Tu lui as dit que je suis le père ?

— Elle ne sait même pas que tu existes encore ! Elle imagine Dieu sait quelle aventure sordide !

— Pourquoi ne pas le lui avoir dit alors ?

— Parce que c’eût été pire. Je crois qu’elle a toujours détesté ton souvenir… Elle a d’abord voulu que je me débarrasse de l’enfant mais outre que je m’y opposais formellement, elle a dû renoncer à me faire violence parce que j’étais enceinte de cinq mois. Alors elle a décidé de m’enfermer…

— Faire violence ? Enfermer ? Qu’est-ce que c’est que cette mère ?

— La mienne. Note bien qu’à sa façon elle m’aime et croit travailler à un bonheur que je suis incapable de trouver seule. Simplement elle confond ses aspirations et les miennes. Elle rêve de me voir épouser un pair d’Angleterre qui me ferait comtesse.

— Vieux et laid, bien entendu ? ricana Guillaume. Quelle sainte femme en vérité !

— Non. Il est juste un peu plus âgé que toi et il n’est pas désagréable. Seulement ce n’est pas lui que j’aime.

— Tu le connais depuis longtemps ?

Marie-Douce eut un petit sourire malicieux.

— Qu’est-ce que tu essaies de savoir ? S’il était déjà apparu avant notre rencontre ? C’est oui. Si j’aurais pu souscrire aux vœux de ma mère en l’épousant ? C’est peut-être. Tous chez moi souhaitaient ce mariage…

— Il t’aime ?

— Il le dit et si j’en crois sa patience c’est peut-être vrai mais moi je n’aime que toi ; je ne veux que toi et l’enfant que tu as mis en moi. Je crois que je viens de t’en donner la preuve en revenant dans notre maison.

La passion qui vibrait dans sa voix éteignit la flamme de fureur jalouse déjà occupée à lécher le cœur de Tremaine. Il enveloppa la jeune femme de ses bras pour mieux sentir sa chaleur, sa douceur et ce charme qui la rendait unique. Tout en caressant ses cheveux il reprit :

— Revenons-en à ce que tu disais. Elle t’avait enfermée ? Mais comment ? Sous quel prétexte ?

— Oh, c’est tout simple : elle m’a verrouillée dans ma chambre en annonçant à grands cris que j’étais atteinte d’une maladie contagieuse, ce qui lui a permis d'éloigner les enfants. J’avoue qu’au début j’étais d’accord justement à cause d’eux. Je ne souhaitais pas qu’ils se posent des questions à mon sujet et qu’ils se trouvent à proximité au moment crucial. Je pensais, une fois délivrée, venir ici avec le bébé. Mais ma mère ne l’entendait pas ainsi et j’ai su que j’étais vraiment prisonnière lorsque j’ai compris ses intentions : faire disparaître l’enfant dès sa naissance qui aurait lieu, par souci de discrétion, chez une femme de la banlieue londonienne.

— Elle voulait le tuer ? s’écria Guillaume au comble de l’indignation.

— Tout de même pas ! L’enfant devait être laissé à cette créature contre un peu d’argent et à la condition que l’on n’entende plus parler de lui.

— C’est la même chose. La complice avait donc toute latitude pour vendre le petit à des Bohémiens ou Dieu sait quoi. Quelle horreur ! Comment as-tu réussi à l’échapper ?

— Grâce à Kitty, ma femme de chambre. Elle m’est totalement dévouée…

— Et pas tes autres serviteurs ?

— Ce sont ceux de ma mère. Tu sais que notre maison de Kensington lui appartient. Seule Kitty est de mon côté, aussi n’a-t-il pas été bien difficile de changer un butler, une servante et un cocher en gardiens. Après avoir tout préparé secrètement pour ma fuite, un soir où Blossom, le cocher, était de garde, Kitty dont il est amoureux s’est chargée de… l’occuper puis de l’endormir. Nous nous sommes enfuies toutes les deux mais pour donner le change nous nous sommes séparées. Moi j’allais au bateau qui a levé l’ancre presque aussitôt ; elle se rendait chez une cousine où personne n’ira la chercher : elle me rejoindra dans quelques jours…

L’entrée de Mme Perrier porteuse d’un plateau mit fin aux confidences. Marie et Guillaume s’attablèrent bientôt devant un copieux déjeuner servi dans une belle argenterie ancienne, sur une de ces nappes campagnardes à carreaux rouges et blancs que Guillaume affectionnait parce qu’elles lui rappelaient son enfance canadienne.

Tout en réparant ses forces entamées par une journée de fête et une nuit de cheval, Tremaine réfléchissait tout en écoutant assez distraitement Marie-Douce qui bavardait un peu à bâtons rompus, simplement heureuse d’avoir réussi son évasion et de l’avoir retrouvé, lui. Elle était si gaie à présent, en dépit de sa petite mine, qu’il n’eut pas le cœur de la replonger trop vite dans le dangereux marais des soucis.

L’idée d’avoir un enfant de celle qu’il aimait causait à Guillaume une véritable joie mais il avait trop les pieds sur terre pour ne pas envisager les complications qui risquaient d’en découler : tout d’abord l’accouchement. Cette maison isolée derrière les grandes dunes ne pouvait guère obtenir du secours en cas de besoin. Seul voisinage immédiat : les tourelles noircies du vieux château d’Olonde rêvant au bord d’un antique chemin aux profondes ornières. Nulle aide à en espérer : jadis fief puissant des Canville, une noble et grande famille dont l’ancêtre accompagna jadis le Conquérant outre-Manche, Olonde s’endormait à présent dans une solitude hautaine, ses maîtres résidant plus souvent en Angleterre que dans le Cotentin. Quant aux deux petits villages le plus proches : Canville-la-Roque et Saint-Lô-d’Ourville, aucun médecin n’avait jugé utile de s’y installer. Pour en trouver un il fallait courir à Port-Bail – une lieue ! – ou même jusqu’à Saint-Sauveur-le-Vicomte : deux lieues et demie ! Que faire si, au moment critique, les choses se présentaient mal ? À la seule idée d’un danger, la gorge de Guillaume se serrait…

Le plus sage serait sans doute de conduire dès demain Marie-Douce dans une ville. À Cherbourg par exemple où Joseph Ingoult ne demanderait pas mieux que de veiller sur elle ? Il s’était pris d’amitié pour Marie et jouait volontiers le dieu tutélaire de leurs difficiles amours. Outre l’acheminement des lettres, c’était lui qui se chargeait de trouver les bateaux lorsqu’elle rentrait chez elle et lui encore qui l’accueillait à chacun de ses débarquements. Guillaume le soupçonnait d’ailleurs d’éprouver un plaisir pervers à jouer ce rôle d’entremetteur parce qu’il ne se sentait tenu à aucune loyauté envers l’épouse légitime dont il savait parfaitement qu’elle ne l’aimait pas.

Donc Cherbourg ? Pourquoi pas ?… Le seul inconvénient étant que l’on y détestait franchement les Anglais et qu’une « lady » risquait de ne pas y rencontrer beaucoup de sympathie. Alors Coutances ? Mais Marie s’y trouverait bien isolée… Au fond, le mieux serait peut-être Granville. Outre les Vaumartin, Guillaume y comptait déjà nombre d’amis…

Ce premier problème résolu et le cap de la naissance passé, il faudrait se préoccuper de l’avenir – immédiat ou lointain – de l’enfant, chercher quelqu’un de sûr à qui le confier puisque son père ne pouvait s’en charger et que l’on n’avait rien à attendre de la grand-mère Vergor… Absorbé dans ses pensées, Guillaume ne prêtait qu’une attention distraite au babil un peu décousu de Marie-Douce mais soudain le silence se fit et il redescendit sur terre : la future mère, vaincue par la fatigue des derniers jours et par une nuit passée à guetter le pas d’un cheval, venait de s’endormir subitement, un morceau de tarte planté au bout de sa fourchette.

Un doigt sur la bouche, il fit taire Mme Perrier puis se levant doucement, il enleva la jeune femme dans ses bras sans l’éveiller, monta l’escalier et déposa le fardeau confiant qui se blottissait contre son épaule sur le lit resté ouvert. Mais lorsqu’il voulut s’écarter d’elle, Marie émit une petite plainte tandis que ses mains le cherchaient en aveugle. Il sourit et se pencha pour baiser la bouche entrouverte :

— Je reviens ! murmura-t-il.

Mais elle ne l’entendait pas de cette oreille. Peut-être qu’elle ne dormait pas si profondément car il l’entendit soupirer :

— Déshabille-toi et viens près de moi !

Penché sur elle, il chuchota contre sa joue :

— Ce ne serait pas raisonnable ! Tu es épuisée, mon cœur, et je ne pourrais que te gêner.

— N…on ! gémit-elle ? J’ai froid sans toi… et tu sais si bien me réchauffer !

Elle s’étira puis ouvrit un œil implorant.

— Tu n’as pas honte ? dit-il en riant. À moitié morte et grosse de sept mois tu veux encore faire l’amour ?

— Hmmm !

— Eh bien, n’y compte pas ! Je veux bien te réchauffer mais pas de cette façon-là…

Cette fois elle ouvrit les yeux tout grands :

— Oh, Guillaume !… En faisant très attention ?…

— Non, diablesse ! Le risque serait trop grand pour toi et pour l’enfant. Je vais venir près de toi mais je veux que tu dormes…

Elle était si lasse qu’elle ne résista guère. À peine Guillaume fut-il étendu près d’elle que, nichée dans ses bras, Marie-Douce s’endormit, la tête sur son épaule. Lui resta longtemps éveillé, écoutant sa respiration apaisée, réfléchissant aussi à cette nouvelle responsabilité qui lui incombait. Cependant il finit par fermer les yeux et rejoindre son amie dans le sommeil…

Il était déjà tard, le soir, lorsqu’ils descendirent au jardin pour respirer les parfums d’un crépuscule exceptionnellement doux et odorant. Le « cousin Théophile » avait jeté à foison et comme au hasard pivoines, giroflées, pavots d’Orient, tulipes, euphorbes et aussi des bouquets d’un étrange fenouil pourpre entre sa maison et la rivière. Au bord de celle-ci, les roseaux ne fleurissaient pas encore mais les lys d’eau laissaient poindre un bout de nez jaune et pointu. En vérité, le jardin sur l’Olonde offrait, sous les dernières fulgurances du soleil en train de se dissoudre, une assez bonne réduction d’un éden fait pour enchanter deux amants.

Appuyée contre Guillaume, Marie, les yeux mi-clos, respirait les senteurs du jardin mêlées à celles plus âpres de la marée. Après cette journée d’amour et de repos, le bonheur de Marie-Douce avait effacé presque entièrement, comme il arrive chez les enfants, les heures pénibles vécues pour l’atteindre. Celui de Guillaume était moins oublieux. Il savait trop que des décisions s’imposaient et que le moment était venu d’en parler. Ensuite, il lui resterait une nuit pour la convaincre : dès le lendemain il lui faudrait rejoindre les Treize Vents où une importante affaire l’attendait.

Resserrant son étreinte autour de son amie, il la conduisit sous une tonnelle de glycines disposée au bord de l’eau, véritable salon de fraîcheur destiné aux pesantes chaleurs de l’été. Ce soir, il y faisait délicieusement bon. Après un dernier baiser, il attaqua :

— Je suis à peu près certain de te contrarier, ma douce, mais je te demande de croire que je désire seulement ton bien et celui de notre enfant : tu ne peux pas rester ici…

Elle était en effet contrariée : tout de suite elle fut sur la défensive :

— Pourquoi ne resterais-je pas chez moi, où je suis bien et où j’ai autour de moi des gens attentionnés ?

— Parce que Marie-Jeanne Perrier n’est pas sage-femme et qu’en cas de besoin il serait difficile de te procurer un médecin. Je ne peux pas rester auprès de toi comme je le voudrais et je vais endurer l’enfer si je ne suis pas certain que tu peux, très vite, recevoir les meilleurs soins…

— Et où, selon toi, les recevrais-je ?

— À Cherbourg, par exemple. Joseph pourrait te trouver un logement près de chez lui. Il a dans son voisinage un médecin de valeur. En outre, la distance serait moins longue entre toi et moi… J’ai des intérêts là-haut et je m’y rends souvent. Nous pourrions nous voir davantage ?…

Il pensait que ce dernier argument était susceptible de faire pencher la balance de son côté et fut un peu choqué de constater que Marie ne s’y arrêta même pas une seconde.

— Je n’aime pas les villes en général et Cherbourg en particulier : il y règne en ce moment une agitation qui ne me plaît pas. Ici je suis pleinement heureuse… même quand tu n’es pas là parce que tout m’y parle de toi, de nous. Je veux que mon enfant naisse là où il a été conçu, dans ce lit où nous nous aimons. Pas de sage-femme, pas de médecin ? La belle affaire ? Ma santé est excellente…

— Les femmes les plus solides ignorent si un danger quelconque ne se présentera pas…

Elle haussa les épaules avec insouciance :

— Tu oublies que je suis canadienne. Dans nos forêts les Indiennes accouchent sans tant de manières. En général, au lendemain de la naissance, elles installent le bébé sur leur dos et vont couper du bois. Inutile d'insister, Guillaume ! Je ne bougerai pas d’ici.

— Tu me fais beaucoup de peine, Marie. Tu veux donc que je sois malheureux ?

Elle se mit à rire, de ce rire frais et léger qui évoquait pour Guillaume les cascatelles du Val de Saire : Ne te donne pas tant de mal ! Tu ne seras pas malheureux le moins du monde. La naissance devrait avoir lieu autour de la Saint-Jean d’été. J’espère que tu viendras ?

— Je serai là, tu peux en être sûre, mais si l’enfant arrivait plus tôt ?

Elle rit de plus belle :

— Je te ferai prévenir, voilà tout. C’est aussi simple que ça ! D’ailleurs, je ne serai pas seule : outre Mme Perrier qui comme toute femme de la campagne doit posséder quelque expérience, Kitty va me rejoindre. Tu verras que nous nous arrangerons très bien !

— Admettons ! Tu as déjà vu un médecin ?

— À quoi bon ? Les choses ne sont pas différentes de ce que j’ai déjà connu : tu oublies que j’ai deux enfants. Celui-ci se comporte exactement comme les premiers.

Guillaume se leva et marcha jusqu’au bord de l’eau. Il était mécontent de Marie-Douce et de lui-même.

— De toute façon, il te faudra une nourrice et ce n’est pas si facile d’en trouver par ici où les femmes aident leurs époux à la pêche et mènent une vie dure :

— Mais je n’en veux pas ! protesta la jeune femme qui, dans un geste d’une charmante impudeur, découvrit ses seins magnifiquement épanouis : « Regarde ! Je suis certaine d’avoir autant de lait qu’il nous en faudra… »

Attendri par cette crânerie, ce courage joyeux, Tremaine revint s’agenouiller auprès de Marie pour refermer lui-même sur deux baisers les dentelles qu’elle venait d’écarter.

— Ce que tu peux être obstinée, mon cœur ! Mais je ne suis pas de force contre toi. Tu demeureras ici, au moins jusqu’à la naissance, et je vais voir ce qu’il m’est possible de préparer pour t’assister…

— Comment cela jusqu’à la naissance ? Que crois-tu que je vais faire ensuite : abandonner mon bébé et repartir pour l’Angleterre ? Je viens de te dire que je voulais le nourrir moi-même : cela suppose un certain nombre de mois sans bouger. D’ailleurs et autant te le dire tout de suite, je n’ai aucune intention de rentrer à Londres.

— Tu veux rester ici ? s’écria Guillaume abasourdi.

— D’autres y ont vécu avant moi et il n’est pas un endroit au monde où je me plaise autant !

— Mais enfin… tes habitudes… tes enfants ? Tu ne veux pas les retrouver ?

— Pas maintenant en tout cas ! Ils ne comprendraient pas et peut-être même qu’ils me mépriseraient…

— T’estimeront-ils davantage si tu les délaisses complètement ?

Le petit sourire de Marie-Douce en disait plus long qu’un discours, cependant elle y ajouta un soupir et :

— Je ne suis pas certaine qu’ils s’en aperçoivent. Leur grand-mère compte beaucoup plus que moi : elle leur procure les plaisirs de la vie mondaine que je n’aime guère. Ils ont fort bien compris qu’avec mes « goûts campagnards » j’aie voulu garder la maison normande mais ils n’ont aucune envie d’y venir.

— Tu en souffres ?

— J’en ai souffert. Beaucoup moins à présent mais tu peux comprendre pourquoi celui-ci – elle caressa tendrement la rotondité de son ventre – je désire le garder et l’élever moi-même.

— Je t’y aiderai de toutes mes forces, fit Guillaume ému, mais il y a tout de même des réalités dont tu dois tenir compte. Ce pays, travaillé par des courants souterrains, risque de devenir dangereux. Je m’en rends compte chaque jour un peu plus. Je ne suis pas le seul car je connais des châteaux où l’on songe à émigrer bien que la région soit encore assez calme.

— Pourquoi ne le resterait-elle pas ?

— Il y a des signes. Depuis qu’au début de cette année on a élu des municipalités dans les villes et les villages, les esprits s’échauffent au seul mot de liberté sous lequel se glisse parfois celui de revanche. L’autre jour, un jeune laboureur m’a montré fièrement le manche de sa bêche sur lequel il avait gravé les noms de Mirabeau et de La Fayette.

— Il savait donc écrire ton laboureur ? C’est assez rare.

— Je n’en suis pas certain mais quelqu’un a dû le faire pour lui… D’après Joseph qui suit de près les événements de Paris, il pourrait être dangereux, d’ici quelque temps, d’être noble, prêtre ou étranger. Toi, tu es anglaise…

— En aucune façon !

— Ce n’est pas ce qui est écrit sur ton passeport et je serais plus tranquille si tu acceptais, avant que les grandes marées de septembre ne rendent difficile le passage de la Déroute, que tu me laisses vous conduire tous les deux à Jersey. D’ici c’est très rapide. Si l’enfant naît fin juin tu seras tout à fait remise. Tu pourras y attendre en paix qu’on en finisse avec cette révolution. Gardée par les Perrier ta maison ne s’envolera pas…

Pensant qu’il se montrait convaincant, Guillaume espérait bien avoir partie gagnée. Aussi fut-il profondément déçu quand Marie déclara avec fermeté :

— Il n’en est pas question ! Aucune force humaine ne me fera aller dans cette île. Pas même toi !

— Mais enfin pourquoi ?

Repoussant légèrement son amant, Marie-Douce qui ne l’était plus guère se leva et reprit à pas vif le chemin de la maison. Guillaume suivit, bien entendu :

— Voyons, mon cœur, c’est un caprice comme en ont les futures mères. Pourquoi ne veux-tu pas te rendre à Jersey ? Bien qu’anglais c’est un endroit ravissant.

Elle s’arrêta et lui fit face :

— Ce n’est pas un caprice mais je ne veux pas y aller. Ne me demande pas mes raisons, je ne te les donnerai pas ! Elles appartiennent à une période de ma vie que je souhaite oublier. Et j’espère que cela te suffira… Souviens toi de notre pacte !

En effet, s’étant aperçus lors de leurs retrouvailles que l’évocation de certains épisodes du passé de l’un comme de l’autre pouvait donner naissance à des ferments de mésentente, ils décidèrent de ne plus se poser de questions touchant ces années où la moitié de la terre les séparait. Ils avaient souscrit ce pacte en toute bonne foi et d’un commun accord. Ce qui n’empêchait pas Guillaume de griller d’envie de lui faire entorse. Que pouvait-il y avoir dans cette paisible et assez provinciale île de Jersey qui déplût si fort à Marie ? Tout le reste de la soirée, il y pensa cherchant un moyen de tourner la difficulté. Peine perdue : au seul nom de Jersey Marie se refermait comme une huître. Il fallut renoncer. Tout au moins pour cette fois…

D’ailleurs, une autre préoccupation vint s’emparer de son esprit : alors qu’il fumait une dernière pipe les pieds calés sur les chenets, Mme Perrier entra dans la salle, s’approcha de l’escalier pour écouter les bruits d’en haut puis rejoignit Tremaine :

— Il faut que je vous parle, Monsieur, fit-elle à voix contenue. Je voudrais savoir quelles dispositions vous envisagez de prendre pour la santé de Madame ?

La mine soucieuse de la vieille femme plus encore que ses paroles inquiétèrent Guillaume.

— Pensez-vous que son état en exige de particulières ?

— Sans aucun doute ! Je sais – elle me l’a dit – qu’elle veut accoucher ici et sous ma seule responsabilité…

— Et cela vous inquiète ?

— Davantage encore ! Mes forces ne sont plus ce qu’elles étaient et, à part le mien, je n’ai même jamais assisté à un accouchement.

Le front soudain rembruni, Tremaine vida sa pipe dans la cheminée puis se leva pour la déposer sur le manteau :

— Ce n’est tout de même pas la première femme qui va mettre un enfant au monde par ici ? Il y a bien au moins une sage-femme ? Pour les médecins je sais ce qu’il en est…

— Il y en a une à Port-Bail… seulement c’est bien la plus fieffée commère que je connaisse. Pas de langue plus agile que la sienne à dix lieues à la ronde.

— Ah !

— En outre… et bien que Madame prétende que tout se passera le mieux du monde parce qu’elle est en excellente santé, je ne suis pas certaine d’être de son avis :

Il semblait, en effet, que depuis son arrivée lady Tremayne eût été sujette à quelques malaises difficilement imputables aux seuls inconvénients d’une traversée houleuse.

— Je souhaitais, dit Guillaume, la conduire à Cherbourg mais elle ne veut pas. Je ne peux tout de même pas l’emmener de force.

— Ce serait pourtant la sagesse. Elle est si heureuse de vous voir qu’elle en a oublié ses soucis mais ils n’en demeurent pas moins réels autant que je peux le savoir. Il est possible que je me trompe.

— Un simple doute est suffisant et vous avez bien fait de me prévenir. Votre fils est rentré ?

— Depuis longtemps déjà !

— Dites-lui que j’ai encore besoin de lui. Nous repartirons demain matin avant l’aube. Je pense envoyer une personne capable de nous dire ce qu’il en est au juste !

L’idée d’une solution venait de naître dans l’esprit de Tremaine. La seule possible pour préserver un secret qui, à aucun prix, ne devait passer à portée des Treize Vents : si Mlle Lehoussois acceptait de s’occuper de Marie-Douce, tout serait sauvé mais rien n’assurait qu’elle accepterait. De toute façon, cela signifiait que Guillaume allait devoir mettre son orgueil de côté… Mais, à présent il avait très peur pour Marie.

Bien avant le lever du jour, Gilles Perrier et lui reprirent la route vers l’est. À Valognes, Guillaume s’arrêta à l’hôtellerie du Grand Turc, d’abord pour un repas copieux dont les deux cavaliers ressentaient un urgent besoin, ensuite pour retenir une berline qui devrait, le lendemain dès potron-minet, se rendre à Saint-Vaast afin d’y prendre la vieille demoiselle que Gilles attendrait à l’auberge et guiderait ensuite jusqu’aux Hauvenières. Restait à savoir si celle-ci consentirait…

Lorsque, menant Ali par la bride, il franchit le fossé, la haie de tamarins et poussa enfin la barrière qui fermait la maison de la sage-femme, Guillaume ne conservait plus qu’un semblant de sa belle assurance peut-être téméraire. Mlle Lehoussois l’aimait bien, certes, mais de là à admettre sans broncher qu’il avouât une maîtresse et un futur bâtard il y avait une grande marge !

De toute façon, il était trop tard pour reculer : la vieille demoiselle était chez elle comme l’attestait la « causette » de sa porte ouverte par laquelle on pouvait l’entendre admonester sa chatte Giroflée coupable d’avoir délaissé la chasse aux souris pour les attraits plus tentateurs d’un grand bol de « caillé ». L’apparition de Tremaine prit place tout naturellement dans la conclusion de son discours :

— Tu vois, vilaine, voilà Guillaume qui est tout prêt à t’emmener aux Treize Vents. Il t’enfermera aux écuries où il faudra bien que tu coures la souris si tu veux manger !

— Eh bien, Anne-Marie, vous faites une belle réputation à ma maison ! Clémence qui met un point d’honneur à ce que chiens ni chats n’y dépérissent serait indignée !

Apparemment d’ailleurs, Giroflée ne craignait guère le nouvel arrivant : après s’être frottée amoureusement contre ses bottes poudreuses, elle sauta dans ses bras où son pelage rousseau mit un amusant contrepoint avec la vigoureuse crinière rouge acajou de cet ami sûr. Mlle Lehoussois éclata de rire puis, considérant Tremaine par-dessus les lunettes cerclées de fer qu’elle ne quittait plus guère :

— D’où arrives-tu comme ça, mon Guillaume ? Tu as dû faire du chemin : ce n’est pas entre ta maison et ici qu’on récolte tant de poussière ?

— Je viens de la côte Ouest et j’ai… il faut que je vous parle d’une affaire importante pour moi… une affaire grave !

Elle le considéra plus attentivement, notant les plis creusés dans le front et autour de la bouche mince et dure. Elle connaissait trop bien Tremaine pour ne pas s’étonner de ce préambule hésitant voire embarrassé mais elle ne s’autorisa aucune remarque, se contentant de proposer :

— Tu veux un verre de cidre ? Tu dois avoir soif.

— Plutôt, oui. Je vous remercie.

Elle s’absenta un instant, revint avec un pot fraîchement tiré et de petits bols de faïence à personnages. Tout en les remplissant elle jeta un vif coup d’œil à son visiteur :

— Tu n’as pas l'air à ton aise ? Tu as une mauvaise nouvelle ? Ou bien quelque chose de difficile à demander ?

Il ne fut pas surpris. Il savait depuis toujours combien cette vieille femme sans cesse penchée sur la souffrance, la mort et la vie possédait de pénétration confinant même parfois à une sorte de divination.

— Les deux à la fois ! soupira-t-il. Je me trouve dans une situation grave et j’ai besoin de votre aide.

— Tu ne me surprends pas. Je flaire un ennui depuis l’autre soir. Pour un homme qui vient de baptiser son premier fils, tu avais l’air bien soucieux. Et puis j’ai entendu dire que tu avais quitté les Treize Vents dans la nuit. C’est si grave cet accident à la mine de Carteret ?

Guillaume la regarda avec stupeur :

— Incroyable ! C’est à se demander s’il est possible de garder un secret dans ce fichu pays !

— Oh, ça peut arriver mais si tu ne voulais pas qu’on s’occupe de toi dans la région, il fallait y faire une entrée plus modeste. C’est une manière de défi, ta belle maison, alors ne t’étonne pas qu’on s’intéresse à ce qui s’y passe. À présent raconte-moi ton histoire !

Ayant dit, elle resservit Guillaume, but une bonne gorgée puis s’établit confortablement dans son fauteuil de bois à coussins rouges, les pieds bien posés, les mains nouées sur son giron dans une attitude pleine d’attente. En bonne Normande, Anne-Marie Lehoussois bavardait peu mais adorait entendre les autres se raconter. Avec cet homme-là on pouvait espérer de l’intéressant…

Sa mine un rien gourmande agaça Guillaume qui lâcha :

— Vous allez être servie ! Je vous donnerai, ensuite, toutes les explications que vous voudrez mais voici, en peu de mots, la situation : il y a trois ans, le hasard m’a remis en présence de celle qui était le grand amour de mon enfance, celui que je n’ai jamais pu oublier. Par un de ces tours comme le Destin les aime, elle est devenue ma belle-sœur : lady Marie Tremayne à présent veuve de ce traître de Richard. Elle a hérité une petite maison près de Port-Bail et c’est là que nous nous retrouvions. Elle non plus n’a jamais cessé de m’aimer. Seulement à présent, elle attend un enfant et elle n’a plus que moi pour veiller sur elle…

Le silence qui s’abattit sur l’agréable salle si gaiement éclairée par ses faïences anciennes pesait le poids du boulet de canon que la vieille demoiselle parut avoir reçu en pleine poitrine. Elle ouvrit la bouche sans parvenir à émettre un son, le souffle totalement coupé. Son visage, d’abord écarlate puis blême, épouvanta Guillaume qui craignit un malaise. Un élan le précipita aux pieds d’Anne-Marie mais elle le repoussa sans douceur :

— Laisse-moi tranquille ! Va plutôt me chercher une goutte de mon eau-de-vie de pomme. Et dis-m’en un peu plus. Tes nouvelles méritent en effet une explication…

— Je ne vous cacherai rien. Tout a commencé il y a bien longtemps, à Québec. J’étais alors un gamin de sept ans. Marie en avait tout juste quatre lorsque je l’ai vue pour la première fois…

Il parla longtemps et avec une chaleur croissante, plaidant sans en avoir conscience mais avec passion cette cause qui lui tenait tellement à cœur…

— Je n’essaie pas de me chercher des excuses, soupira-t-il en conclusion. Tout ceci ne peut que vous déplaire profondément mais vous êtes mon seul recours…

Au coup d’œil qu’elle lui jeta il comprit qu’il était bien loin de l’avoir gagnée. Jamais encore il ne lui avait vu ce visage dur et surtout ce regard où ne brillait plus la petite flamme d’humour qu’il aimait tant…

— Et ta femme ? fit-elle sans presque desserrer les lèvres.

— Quoi, ma femme ?

— Oui. Agnès ! Que devient-elle dans ce beau roman ? Tu l’as oubliée, balayée ? Ou plutôt non, tu ne l’as pas oubliée mais tu as trouvé la solution idéale : tu lui as offert un enfant à elle aussi. Sa grossesse te laissait les coudées franches. Vous êtes bien tous les mêmes !

— Je lui ai fait un enfant quand elle l’a bien voulu ! s’écria Guillaume qui commençait à être las de son rôle de suppliant. Pendant des mois elle m’a tenu à distance parce qu’elle avait peur de l’accouchement. Mais elle est revenue lorsque j’ai cessé de l’approcher. De toute façon, Marie-Douce ne pouvait la gêner : elle habite Londres et ne vient que deux fois l’an. Et à douze lieues d’ici.

— Elle habitait mais, si je t’ai bien compris, elle compte bien rester à présent. Elle veut élever son enfant dans ce pays… et je gage que tu la rejoindras beaucoup plus souvent ?

— Je suis le père de ce bébé à venir ! Il faudra tout de même bien que je m’en occupe ? À condition qu’il vive et, de cela, je ne suis pas certain si vous refusez d’examiner sa mère et de l’aider à lui donner le jour.

— Il n’y a aucun doute là-dessus : je refuse !

— Vous êtes sage-femme ! Vous n’avez pas le droit de vous dérober devant qui réclame votre secours !

— En effet… si j’étais la seule du Cotentin mais, grâce à Dieu, il en existe d’autres et si tu te donnes un peu de peine tu en trouveras.

— Je n’en doute pas mais j’ai besoin d’une femme discrète qui n’aille pas clabauder à tous vents ! Vous, je vous croyais mon amie ?

— Je suis aussi celle de ta femme et je choisis mon camp : le sien ! Quant à ton fameux secret, si cette… lady s’obstine à vouloir rester de ce côté de la Manche, il aura vite fait d’arriver jusqu’aux Treize Vents ! Peux-tu imaginer alors la réaction d’Agnès ? Que crois-tu qu’elle fera ?

— Je n’en sais rien et c’est pourquoi j’ai besoin de vous : justement pour la préserver ! Que vous le croyiez ou non, je l’aime toujours !

— Elle aussi ? Quel cœur accommodant ! Il est vrai que vous vous arrangez très bien de ce genre de situation, vous les hommes… Tu ne dépares pas la collection !

— Je ne sais pas comment vous expliquer ? Agnès représente tout le présent et tout l’avenir, Marie-Douce un passé qui m’est infiniment cher… infiniment précieux mais elle est aussi un présent que j’adore !

— Voyons les choses en face ! S’il te fallait choisir ?

— Il y a des choix impossibles ! je ne peux… ni ne veux renoncer à l’une ou à l’autre !

— Alors, tu renonces à moi ! Je ne t’aiderai pas à te créer un second ménage.

— Il n’en est pas question. Agnès est ma femme et elle le restera. Marie-Douce n’a jamais essayé de prendre sa place !

— Jusqu’à maintenant tout au moins ! Une fois mère de ton enfant, elle pourrait changer de point de vue. Si elle tient tant à vivre en France c’est sûrement avec une arrière-pensée.

— Vous ne pouvez que préjuger puisque vous ne la connaissez pas ! En dépit de son âge, c’est une enfant : son cœur et son esprit sont limpides ! Acceptez d’aller la voir demain et moi je vous promets de faire l’impossible pour la convaincre de s’installer loin d’ici.

Las d’avoir tant parlé, Guillaume laissa le silence tomber entre lui et Mlle Lehoussois. Celle-ci réfléchissait et son visiteur pensa qu’il valait mieux lui accorder quelque répit afin qu’elle prenne conscience des conséquences d’un refus catégorique… Tremaine comprenait le point de vue de la vieille demoiselle ; il savait qu’en lui confiant son problème il la blesserait dans l’amour un peu trop admiratif peut-être qu’elle lui portait mais, depuis bien longtemps, il la considérait comme une seconde mère et à qui se confier si ce n’est à ce cœur-là ?

Au bout d’un moment, elle releva la tête.

— C’est bon, fit-elle enfin. J’irai…

D’une détente de son bras, elle tint à distance l’élan de gratitude de Guillaume :

— Attends !… J’irai une seule fois afin de me rendre compte de l’état de cette femme mais je n’y retournerai pas : je n’ai plus l’âge de galoper ainsi à travers le pays et de me laisser secouer sur de mauvais chemins. Quant à m’installer là-bas, il ne faut pas y compter ! il y a encore des gens qui ont besoin de moi et je n’ai aucune envie de cohabiter avec ta maîtresse. Sinon je ne pourrais plus regarder Agnès en face. Il faudra que tu trouves quelqu’un d’autre pour le dénouement.

Mi-déçu mi-satisfait de cette demi-victoire, il voulut s’approcher d’elle pour l’embrasser mais le bras resta tendu :

— Je ne veux pas de tes remerciements. Va-t’en à présent !

— Vous prendrez la voiture qui viendra demain ?

— Oui. Que cela te suffise !

Sans insister, il sortit, alla chercher son cheval qu’il lâchait toujours dans le verger attenant au petit jardin. Il atteignait la rue quand Mlle Lehoussois apparut au seuil de sa porte :

— Elle viendra à quelle heure cette voiture ?

— À sept heures ! Je l’ai choisie aussi confortable que possible…

Elle approuva de la tête puis rentra dans la maison. Guillaume se tourna vers Ali pour sauter en selle. Il se sentait mal à l’aise, profondément humilié et surtout très malheureux : perdre l’estime et peut-être l’affection de sa plus vieille amie lui était cruel mais elle était la seule dans l’habileté de laquelle il eût entière confiance. Il faudrait bien se contenter de ce qu’elle accordait. Son dernier espoir, bien faible cependant, était que Marie-Douce réussît à conquérir ce cœur prévenu contre elle et qui ne souhaitait pas s’ouvrir. Bien difficile sans doute !

Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas de la présence des jumeaux Hamel qui se tenaient assis sur le revers du fossé, abrités à la fois par la haie et le mur pignon de la maison. Adèle et Adrien regardèrent Tremaine partir au grand galop en direction de Quettehou où il retrouverait un chemin pour La Pernelle et les Treize Vents :

— Curieux, fit Adrien de sa voix aigre et lente qu’il n’ait pas repris par Rideauville ?

— Il ne rentre peut-être pas chez lui… Ou alors, il n’a pas envie de traverser Saint-Vaast. Mais ce n’est pas ça le plus intéressant ! À ton avis qu’est-ce que c’est que cette histoire de voiture qui doit venir chercher la vieille Anne-Marie ? Et pour aller où ?

— Peut-être qu’elle a perdu quelqu’un ou qu’il veut la présenter à des amis ?

— Des amis qui auraient besoin d’une sage-femme ? Veux-tu que je te dise, Adrien ? Tu devrais bien te trouver par ici vers l’Angélus du matin. Si on te voit tu pourrais dire que tu te rends à Morsalines aider chez les Butot pour les cerises… Et tu pourrais aussi demander à Anne-Marie où elle va ?…

Adrien opina du bonnet et, le lendemain un peu avant l’heure prévue, il errait du côté de la forge des frères Crespin, voisins de Mlle Lehoussois. Son attente ne fut pas déçue : il vit arriver une voiture dans laquelle la vieille demoiselle grimpa, un grand sac en tapisserie à la main, après avoir soigneusement fermé sa maison.

Occupé de leur bruyant ouvrage, les Crespin n’entendirent même pas le roulement des roues ferrées. Ils n’aimaient guère Hamel d’ailleurs et ne souhaitaient pas qu’il s’attarde. Celui-ci, que cette attitude arrangeait, s’écarta discrètement lorsque la voiture partit et prit sa course jusqu’à Rideauville où il arriva hors d’haleine et avec un « point de côté » qui lui coupait le souffle :

Alors ? s’impatienta sa sœur qui tuait le temps en se confectionnant un jupon. Qu’est-ce que tu as vu ?

— Laisse-moi… respirer ! La vieille est partie avec un bagage dans une des voitures du Grand Turc à Valognes. J’ai reconnu Félicien le cocher…

— Alors tu sais ce qu’il te reste à faire ? Dans quelques jours tu vas à Valognes avec la carriole des huîtres et puis tu y restes jusqu’à ce que tu aies réussi à tirer quelque chose du Félicien…

— Eh là ! Tu sais que ça va coûter tout ça ? objecta Adrien qui était franchement avare quand il ne s’agissait pas de dépenser au cabaret. Et puis j’ai de l’ouvrage à la Municipalité, ajouta-t-il d’un air important.

Sa sœur fronça les sourcils.

— Ce n’est pas l’argent qui m’inquiète, c’est que si je t’en donne tu es bien capable de tout boire… Mais tu as raison : tu es très occupé tandis que je n’ai pas grand-chose à faire. J’irai moi-même !

Et quand, trois jours plus tard, Mlle Lehoussois eut réapparu, Adèle Hamel s’habilla « en dimanche » et prit à son tour la route de Valognes dans la charrette du mareyeur.

III MARIE-DOUCE

Tandis qu’Adèle Hamel, poussée par une jalousie d’autant plus féroce qu’elle était contrainte de la cacher, se lançait sur la trace des amours secrètes de Tremaine avec la patience et l’obstination d’un vautour, Guillaume rentré chez lui rongeait son frein dans l’attente de nouvelles de Marie-Douce sans oser cependant se rendre chez Mlle Lehoussois tant sa dédaigneuse réprobation lui était encore cuisante. Il espérait seulement les rencontrer « par hasard » elle, sa charrette et son âne, sur le chemin de quelque ferme ou de quelque maison où l’on aurait besoin d’elle.

Il passait par des phases d’espoir et d’angoisse, la première l’emportant tout de même sur la seconde à mesure que le temps passait. S’il y avait quelque chose de grave, la sage-femme avait trop de conscience professionnelle et de vraie charité pour ne pas l’avertir… Finalement, au bout de dix jours, il n’y tint plus, fit seller son cheval et descendit à Saint-Vaast sous le prétexte d’y voir le nouveau maire à propos de la grande fête qui devait, comme partout en France, célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. En effet, l’officier municipal, sachant le maître des Treize Vents ouvert par nature aux idées nouvelles et toujours soucieux d’améliorer le sort de son prochain, souhaitait le rencontrer dans l’espoir, bien mal déguisé d’ailleurs, d’obtenir de lui une aide financière. Décidé à l’accorder à condition toutefois que sa générosité ne revînt pas aux oreilles de sa femme – Guillaume ne comptait pas s’arrêter longtemps à la maison commune, assez proche voisine de celle de la vieille demoiselle. Comme c’était jour de marché et que celui-ci se tenait devant les fenêtres municipales, il était à peu près certain d’apercevoir à un moment ou à un autre le grand bonnet de mousseline amidonnée, immuablement orné de ruban violet qui distinguait toujours la vieille Anne-Marie de ses contemporaines. Le hasard voulut qu’il se trouvât nez à nez avec elle au moment où il mettait pied à terre près des cages d’une marchande de volailles et confiait la bride au gamin de ladite marchande.

Sans vouloir attacher d’importance à un froncement de sourcils peu engageant, il la salua comme d’habitude puis lui prit le bras d’un geste péremptoire qu’elle ne pouvait rejeter sans déchaîner un ouragan de commentaires et l’entraîna à l’écart :

— Comment se fait-il qu’on ne vous ait pas vue à la maison depuis le baptême d’Adam ? Agnès s’inquiète et…

— Et toi tu voudrais bien des nouvelles ? Mais il fallait venir les chercher, mon garçon.

— Pour que vous me jetiez dehors comme vous avez bien failli le faire l’autre jour ?

— Est-ce que, par hasard, tu aurais peur de moi ?

Par-dessus ses lunettes, elle examina, les yeux rétrécis, l’étroit visage tanné de Tremaine puis partit d’un petit rire :

— Ma parole, c’est ça ! Tu as peur de moi !… Eh bien voilà une bonne chose ! Dommage que cette crainte ne te soit pas venue plus tôt ! Marchons un peu si tu veux bien ! J’ai affaire du côté de la Corderie et tu as le rare talent, dès que tu montres ton grand nez quelque part, de tourner vers toi les oreilles de toutes les commères !

Ils firent quelques pas dans la direction indiquée à l’allure paisible de gens qui se promènent, lui balançant le chapeau qu’il tenait à la main, elle les yeux fixés sur les bouts bien cirés de ses souliers.

— Je suppose, commença Guillaume, que vous n’avez pas de trop mauvaises nouvelles ? Sinon, vous m’en auriez averti ?

— Tu supposes bien. Elle se porte comme un charme ta belle Anglaise et il n’y a aucune raison pour craindre quoi que ce soit…

— D’abord elle n’est pas anglaise et ensuite je voudrais bien savoir, alors, pourquoi la mère Perrier semblait si inquiète ?

— Ce que tu peux être benêt quand tu t’y mets ! Tu n’as pas compris que cette femme qui, sur un autre plan me paraît digne de confiance, n’a aucune envie d’assumer seule l’événement ? En outre, et même si tu prétends le contraire, elle craint que la présence constante d’une « lady » ne lui porte tort dans une région où il y a pas mal de misères, où les esprits commencent à s’échauffer. Et puis… elle est trop belle, cette Marie et sa maison a beau être à l’écart tu peux être certain que pas mal de gens s’intéressent à « la dame des Hauvenières » comme on dit !

— Pourquoi, au lieu de m’inquiéter sur sa santé, Marie-Jeanne ne m’a-t-elle pas dit tout ça ?

— Parce que entre femmes on se comprend mieux. Mais je crois sincèrement qu’une fois l’enfant venu au monde, il vaudrait mieux les éloigner, sa mère, lui, et la soubrette qui est arrivée pendant que j’étais là-bas. Une véritable Anglaise cette Kitty et qui attire l’œil presque autant que sa maîtresse ! Mme Perrier n’a pas beaucoup aimé l’homme qui l’a guidée jusqu’à la maison ni sa manière de poser des questions en laissant ses yeux traîner partout… Si tu veux que je continue à t’aider, il faut te secouer, Guillaume, et faire preuve d’autorité… Éloigne ton amie ou vous courez, je le crains, à une catastrophe !

Elle semblait réellement inquiète mais, de tout ce qu’elle venait de dire, Tremaine ne retenait qu’une chose : elle acceptait de se battre de son côté.

— Vous voulez bien nous aider ? C’est vrai ?

— À condition que tu me promettes de tout faire pour écarter le danger que sa présence représente…

— Je vous le promets. Cependant, il m’est impossible de la blesser. Vous n’imaginez pas ce qu’elle est pour moi…

— Oh si ! À présent que je la connais, j’imagine très bien ! soupira la vieille demoiselle…

— Vous retournerez là-bas pour l’accouchement ?

— Non, mais je vais te trouver quelqu’un qui fera ça aussi bien que moi et qui saura tenir sa langue. J’ai une vieille amie à Bricquebec. Elle n’exerce plus guère mais elle acceptera sûrement de s’installer là-bas le temps qu’il faudra. Je vais te donner une lettre pour elle, tu iras la lui porter et tu la conduiras. J’espère que tu sauras te montrer généreux car elle n’est pas bien riche…

Soulagé d’un grand poids, Guillaume accompagna Mlle Lehoussois tandis qu’elle faisait son marché, se chargeant de son grand panier sous le regard amusé des ménagères. Tout le monde le connaissait à Saint-Vaast et, à part quelques irréductibles, la majeure partie des habitants l’aimait bien parce que en dépit de sa fortune il n’oubliait jamais son grand-père Hamel, le saulnier, et ne manquait aucune occasion de rappeler son souvenir. Qu’il se fît ainsi le serviteur de la vieille fille, unanimement respectée, plaisait à ces gens simples. D’autant qu’un peu plus loin, Potentin et Mme Bellec travaillaient, avec tout le sérieux désirable, au ravitaillement des Treize Vents. Sur leur parcours, ils essuyèrent quelques plaisanteries gentilles lancées surtout par des jeunes femmes ou même des filles qui rougissaient très vite et se troublaient un peu quand Guillaume leur répondait avec un sourire.

Revenus chez Mlle Lehoussois, celle-ci se mit aussitôt au devoir d’écrire la lettre annoncée qu’elle confia à Tremaine accompagnée de quelques explications. Il les écouta en silence mais, tandis qu’elle sablait et pliait son billet, il remarqua :

— Puisque vous aviez décidé de venir à mon aide, pourquoi me laissiez-vous me morfondre là-haut ? Si je n’étais descendu ce matin…

Pour la première fois depuis leur dispute, elle lui sourit de ce sourire malicieux qu’il aimait :

— Je serais montée ce tantôt ! Je commençais à trouver que tu tardais beaucoup et nous n’avons plus beaucoup de temps à gaspiller.

— Vous auriez pu venir plus tôt ?

— Ma foi non ! Tu avais grand besoin d’une leçon. Voilà ta lettre, ajouta-t-elle en lui tendant le papier mais sans le lâcher encore. N’oublie pas, cependant, que mon aide est à condition. Je ne te cache pas qu’en te l’accordant, je pense avant tout à ta femme et à tes enfants ! Je veux les protéger selon mes moyens. À toi de faire le reste ! Il faut, – tu m’entends ? – il faut que lady Tremayne s’en aille dès qu’elle sera remise de ses couches. Et le plus loin possible des Treize Vents !

— J’aurai du mal. Elle est chez elle aux Hauvenières et il est hors de question qu’elle retourne chez sa mère.

— Je sais, mais il n’y a pas au monde que le Cotentin et l’Angleterre. Il y a la France, la Suisse, l’Italie, la Hollande et tu es assez riche pour les entretenir dignement là où ils le voudront, elle et son enfant…

Elle ôta ses lunettes qu’elle posa devant elle sur la table et frotta doucement ses yeux fatigués :

— Va à présent ! Tu n’auras aucune peine à louer une voiture au relais de poste de Bricquebec…

Il se pencha sur elle pour l’embrasser. Cette fois, elle ne le repoussa pas et même se laissa aller un instant contre son épaule avant de lui rendre son baiser :

— Je ne sais pas ce qu’il faudrait que tu fasses pour que j’arrive à me fâcher vraiment avec toi ! Ton malheur, c’est que les femmes ne savent pas te résister… Ah ! j’allais oublier : pas question que tu retournes là-bas une fois que tu auras conduit Mlle Ledoux ! On te préviendra quand tu pourras y aller !… Promets-le-moi !

Le moyen de faire autrement quand on éprouve une grande reconnaissance envers quelqu’un ? Guillaume promit et se hâta de rentrer chez lui après un passage en coup de vent à la Mairie où il prit tout juste le temps de combler les vœux de l’officier municipal… L’après-midi même il partait pour Bricquebec ayant annoncé qu’on le réclamait à Granville : une lettre providentielle de son ami Vaumartin venait d’arriver juste à point pour lui fournir ce prétexte bien qu’elle ne contînt rien d’autre qu’un relevé de comptes et des nouvelles de la famille. Grâce à elle, Guillaume pourrait passer deux jours avec Marie-Douce. Oubliant soucis et résolutions d’austérité, Guillaume ne songea plus qu’aux heures de bonheur qu’il allait voler au Destin…

Le 14 juillet de cette belle année 1790 si riche d’espérances, la France entière célébra la fête de la Fédération avec éclat. Tandis qu’à Paris, elle déroulait ses fastes à la mode antique, développait ses théories de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de fleurs qui montaient en chantant vers l’autel de la Patrie où officiait le sulfureux évêque d’Autun, Mgr de Talleyrand-Périgord ; tandis que des milliers d’assistants versaient, sous le soleil, d’abondantes larmes d’attendrissement, à Valognes la nouvelle Garde Nationale prêtait serment sous un vigoureux « nordet » qui faisait envoler les banderoles. À Cherbourg, c’était pire : le curé de la Trinité s’efforçait de célébrer la messe, sous de véritables bourrasques devant un autel accroché comme une hune à quarante pieds du sol sur un mât de vaisseau planté au milieu du chantier de Chantereyne. L’auteur de ce brillant projet avait eu beau prévoir quatre rampes ornées de fleurs pour atteindre ledit autel, s’y maintenir représenta une manière d’exploit dont on devait garder longtemps le souvenir dans les chaumières et dont Joseph Ingoult pensa mourir de rire. D’autant que la pluie s’en mêla et que les illuminations supposées embraser la ville au son du canon firent long feu.

À Saint-Vaast, on rencontra des difficultés analogues. Cependant, les ambitions étant plus modestes, l’autel de la Patrie installé sur la Poterie, au cœur du bourg, se révéla beaucoup moins périlleux mais plus humide encore parce qu’il plut davantage. Stoïque, le maître des Treize Vents et du chantier Tremaine, dont l’absence eût été mal jugée, accepta sans broncher de tremper son bel habit de fin drap vert à boutons dorés en écoutant chanter les vierges locales tout de blancheur vêtues. C’était assez joli mais Guillaume eût préféré que ces demoiselles n’accompagnent point leurs cantiques de grosses poignées de pétales mouillés dont le vent lui soufflait sa bonne part au lieu de les diriger vers l’autel. C’était singulièrement collant. Quant à l’arbre de la Liberté planté le matin même, il penchait déjà dangereusement. Cependant tout le monde paraissait heureux et Guillaume s’en réjouissait…

Les temps nouveaux, en effaçant les privilèges, en apportant plus de justice et en s’efforçant de gommer les différences pouvaient être générateurs d’un avenir meilleur pour tous ces jeunes gens devant lesquels semblaient s’ouvrir de belles espérances. Si elle savait se préserver des excès, la Révolution aurait du bon mais le saurait-elle ? En regardant Adrien Hamel parader sous un harnachement tricolore au milieu de la Municipalité, Tremaine éprouvait quelques doutes : celui-là n’était qu’aigreur et méchanceté et, à le contempler, Guillaume en venait à regretter de les avoir implantés, sa sœur et lui, à Rideauville, un peu trop près des Treize Vents. Adèle avait excité sa compassion en prétendant que sa mère la martyrisait mais à présent la vieille Simone Hamel, à demi percluse, à la suite d’une chute dans la mer en janvier, vivait autant dire abandonnée dans la maison au bord de la saline qui avait été celle des grands-parents de Guillaume. Seule, sa plus proche voisine s’occupait un peu d’elle mais on disait que ses enfants ne franchissaient plus jamais la pierre usée du seuil.

Si elle n’avait fait tant de mal à Mathilde, sa mère, Tremaine eût essayé de lui porter secours mais, en dépit de sa générosité naturelle, il ne se sentait pas l’âme d’un saint et, après tout, Simone récoltait ce qu’elle avait semé. Pourtant il pensa qu’en ce jour de fête la solitude devait être plus lourde à porter que d’habitude et, la cérémonie terminée, il profita du cidre d’honneur servi devant la Mairie sur de grandes tables qui avaient bien du mal à conserver leurs nappes pour s’approcher d’Adrien.

La trogne déjà enluminée, le nouvel élu parlait d’abondance en faisant de grands gestes mais sans oublier de faire remplir son verre dès qu’il se trouvait vide. Et il l’était souvent :

— Cesse de boire un instant ! lui dit-il rudement, et dis-moi s’il t’arrive quelquefois d’aller voir ta mère ? Il paraît qu’elle vit de la charité publique !

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Elle était mauvaise avec nous et vous l’savez bien ? Alors pourquoi on s’occuperait d’elle ?

— Mauvaise avec Adèle, peut-être bien. Et encore, il m’arrive parfois d’en douter ! Mais avec toi sûrement pas ! Tout ce qu’elle a fait c’était pour t’assurer à toi seul l’héritage de notre aïeul ! Alors maintenant que tu es « quelqu’un » tu pourrais peut-être veiller un peu sur elle.

— J’en ai pas les moyens ! Mais, si ça vous dit, j’vous en empêche pas. Vous êtes assez riche pour ça et, après tout, c’est vot’tante ?

Guillaume allait répliquer vertement quand Louis Quentin, le fournier, qui passait avec ses fils, entendit la fin de la phrase et n’eut aucune peine à traduire le reste :

— C’est pas ses affaires et si tu veux m’en croire, l'Adrien tu es mal venu de déparler comme tu fais. Une mère, c’est sacré et la tienne, même si c’est pas une bien bonne femme, je sais moi qu’elle a toujours été une bonne mère… même si vous avez réussi, ta sœur et toi, à convaincre Guillaume du contraire…

— De quoi que tu te mêles… citoyen ? lança l’autre l’œil soudain mauvais. C’est à la Nation d's’occuper des vieux, à présent et, pour ça, la meilleure façon c’est d’faire payer les riches. Une bonne idée, d’ailleurs ! Et comme on a ici une espèce de Crésus, j’vais d’mander une motion pour qu’y soit chargé d'tous les indigents d’la région. Oui… y va falloir que j’en cause ! Ça me paraît une fameuse idée…

Une flamme de colère au fond de ses yeux fauves, Tremaine empoigna l’homme par le grand revers de sa veste prétentieuse :

— Écoute-moi bien, sale petit cafard ! Je n’ai pas besoin que l’on me dicte mon devoir envers les nécessiteux. Quant à toi, si tu ne te décides pas à aider ta mère…

Le père Quentin et son fils Michel s’interposèrent. Au bout de la poigne de Tremaine, Adrien soulevé de terre commençait à gigoter dans le vide en poussant des cris de cochon égorgé :

— Laissez-le, Guillaume ! conseilla le vieux Louis. Il est déjà plus qu’à moitié saoul. De toute façon et même avec tous ses affûtiaux il ne peut pas grand-chose. Z’en ont déjà assez au Conseil de ville…

Remis sur ses pieds, l’autre s’éloigna en proférant des menaces incohérentes après avoir raflé un pot de cidre au buffet municipal.

— Venez manger un morceau chez nous, Guillaume, proposa le vieux fournier. Ça nous ferait bien plaisir à tous.

Guillaume se laissa emmener. Il aimait bien les Quentin qui, avec les Baude, les Gosselin et quelques autres familles, semblaient être les gardiens de la dignité, du calme et des convenances de Saint-Vaast face aux discours délirants et aux rodomontades de quelques énergumènes. À leur table, Tremaine passa un moment de détente qu’il prolongea même un peu sachant bien qu’à son retour chez lui il devrait affronter la mauvaise humeur d’Agnès à qui cette fête de la Fédération faisait l’effet d’une injure personnelle.

Il la trouva dans sa chambre où, assise près d’une fenêtre, elle lisait un conte de fées à la petite Élisabeth installée sur ses genoux. Ce fut celle-ci qui le vit la première et, oubliant les aventures du Chat Botté qu’elle affectionnait pourtant tout particulièrement, elle glissa des bras de sa mère et courut se jeter dans les jambes de Guillaume :

— Voilà mon papa ! cria-t-elle, voilà mon papa !

Soudain débordante d’amour, elle trépignait pour qu’il la prit contre lui. Il ne résista pas au petit visage rayonnant qui quêtait ses baisers. Il se pencha, l’enleva de terre et la nicha contre son épaule tandis qu’elle glissait ses petits bras autour de son cou avec un soupir de bonheur. Tous deux formaient ainsi un charmant tableau devant lequel cependant le regard d’Agnès ne s’attendrit pas. Ses yeux gris chargés de nuages parurent s’assombrir encore davantage :

— Vous êtes déjà de retour ! fit-elle sèchement.

Refusant d’entrer dans son jeu, il s’efforça de prendre les choses avec bonne humeur :

— Déjà ? C’est un reproche, non ? On dirait que je ne vous ai guère manqué ?

— Si ! lança-t-elle avec une violence mal contenue. Vous me manquez toujours lorsque vous vous absentez. Si je ne dis rien ce n’est pas indifférence mais raison. Je sais que vous vous devez à vos affaires et que vous n’êtes pas homme à tourner en rond entre cette maison et l’écurie. Mais que vous ayez choisi de vous montrer à cette fête misérable !…

— Misérable ? Comme vous y allez ! Une messe en plein air et même en plein vent dite sur l’autel de la Patrie en présence de tout le pays ? Je ne vois là rien de misérable…

— Moi si ! Je n’ai jamais connu d’autels que ceux de Dieu et cette Patrie qui tente de supplanter le Roi ne me dit rien qui vaille. Nous ne sommes, que je sache, ni Grecs ni Romains et surtout pas en République encore que ces assemblées qui poussent un peu partout comme de la mauvaise herbe cachent mal leur désir de l’instaurer… Je gage qu’aucun des nôtres n’était présent ?

— Qu’appelez-vous les nôtres ?

— Les gens de noblesse, bien entendu !

Guillaume exhala un soupir. Depuis que la Révolution était en marche, la nervosité de sa femme s’accroissait en même temps que se réveillait en elle une sorte d’orgueil de caste, le besoin étrange d’affirmer sa naissance aristocratique :

— Dont je ne fais pas partie. Donc, à vous entendre je ne suis pas des vôtres. Les enfants non plus d’ailleurs !

— Ne soyez pas stupide, Guillaume ! Vous n’êtes peut-être pas « né » mais vous êtes mon époux. Quant aux enfants, la question ne se pose même pas. Je suis d’une famille dont le ventre anoblit et ils auront parfaitement le droit d’ajouter mon nom au vôtre !

Un éclair dangereux brilla dans les yeux de Guillaume. Aussi doucement qu’il put car elle le tenait bien, il détacha les bras de sa fille, mit un gros baiser sur sa joue, alla jusqu’à la porte, appela Béline qui patrouillait dans le couloir et lui confia la petite en dépit de ses protestations :

— Nous irons nous promener tous les deux tout à l’heure ! promit-il pour ramener le calme. Pour l’instant, nous avons à parler ta maman et moi.

Quand il rentra dans la chambre, le claquement de la porte traduisit sa colère et fit sursauter Agnès qui, se croyant maîtresse du champ de bataille, s’était remise à feuilleter le livre de M. Perrault. La figure de Guillaume lui laissa entrevoir que les choses n’allaient pas se passer aussi simplement. Elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’ouvrir la bouche. Il attaqua dès le battant refermé :

— Entendons-nous bien, Madame Tremaine, et surtout entendons-nous une fois pour toutes ! Mes enfants portent mon nom et je ne tolérerai jamais qu’on lui en adjoigne un autre !

— C’est ridicule ! Vous ne voyez peut-être dans une particule qu’un hochet de vanité mais si cela peut les aider à avancer dans le monde…

— Le monde ? clama Guillaume avec un rire féroce. Et lequel s’il vous plaît ? Celui de vos ancêtres ? Cette vieille société lézardée en train de s’écrouler ? Au pas où vont les choses, il se pourrait qu’elle se révèle un jour plus encombrante que flatteuse votre particule !

— Parce que vous vous imaginez que l’agitation de quelques croquants pourra durer éternellement ?

— Sûrement pas. Reste à savoir néanmoins ce qu’elle laissera derrière elle. En attendant, daignerez-vous me confier quel nom vous souhaiteriez accoler à celui de mon père ? Tout de même pas Nerville, je pense ?

— Pourquoi pas ? C’est l’un des plus anciens du pays et, après tout, c’est le mien.

— C’était le vôtre ! Encore que, si j’ai bien compris certaine révélation dont vous m’honorâtes lors de vos noces avec l’admirable M. d’Oisecour, vous n’y ayez même pas droit. De toute façon vous avez une fière audace d’oser prétendre faire cohabiter un nom roturier peut-être mais sans tache avec celui d’un abominable assassin, d’un misérable comme cette terre n’en pas connu beaucoup, Dieu merci ! Quant à vous…

En trois enjambées, il eut traversé la chambre et, saisissant sa femme par le poignet, il l’obligea à se lever.

Guillaume ! s’écria-t-elle effrayée par la curieuse teinte de bronze grisâtre répandue sur le visage de son mari et par ses narines pincées. Vous me faites mal !

— Voilà qui m’est égal ! Retenez ceci, Agnès, je vous ferai plus mal encore au cas où vous permettriez de vous faire appeler Tremaine de Nerville ! Ça, je vous l’interdis !

En dépit de la peur qu’il lui inspirait à cet instant, elle eut un rire strident qui le défiait :

— Vous me tueriez peut-être ?

— Ne me confondez pas avec votre prétendu père !

— Alors ? Vous me battriez ?

— Comme plâtre ! Je vous jure que vous en auriez pour des semaines à effacer vos bleus ! Ensuite, j’attendrais patiemment que ces croquants, comme vous dites, aient accouché d’une loi à laquelle j’entends dire qu’ils commencent à songer.

— Laquelle ?

— Celle du divorce ! Si vous ne savez pas ce que c’est, je vais vous l’apprendre : c’est un vieux mot latin qui veut dire séparation. Le « divortium » s’accomplissait, chez les anciens Romains, par consentement mutuel ! Il se peut que nos énergumènes l’améliorent !

Ce fut au tour d’Agnès de pâlir :

— Quelle horreur ! Oubliez-vous que votre mariage a été béni par l’Église et que je suis votre femme devant Dieu autant que devant les hommes ?

— Je n’oublie rien mais, vous, tâchez donc de vous en souvenir un peu plus et d’agir en conséquence afin de m’éviter une trop forte tentation !

Il sortit sur cette flèche du Parthe sans attendre une réponse qui en vérité ne l’intéressait guère parce qu’il se sentait déçu, frustré. Que sa femme, celle qu’il avait choisie, voulue à cause de sa fierté, de sa façon de se battre contre l’adversité, en vînt pour de pareilles vétilles à vouloir se parer encore d’un nom honni dans tout le pays, c’était ce qu’il ne pouvait supporter ! En arriverait-il un jour à regretter un mariage qui, cependant, lui avait donné beaucoup de bonheur ?… Une voix intérieure lui souffla que si Marie-Douce n’était réapparue dans sa vie, il eût montré peut-être plus d’indulgence pour Agnès mais, cette voix, il la fit taire. Rien ni personne, pas même sa conscience, ne l’obligerait à renoncer à sa bien-aimée. Même si leur amour ne recevait jamais la sanction des hommes, elle serait sa femme devant le ciel, les nuages, la forêt, la mer, les plantes, toute la Nature qu’ils aimaient et qui, dès leur naissance, leur avait offert l’un de ses cadres les plus grandioses : un promontoire rocheux cerné de bois immenses et enfoncé dans les eaux sauvages du majestueux Saint-Laurent.

Un moment plus tard, la petite Élisabeth installée devant lui et bien calée contre sa poitrine, il trottait allègrement sur le chemin vert creusé d’ornières mais tapissé d’herbe odorante qui descendait vers le Val de Saire. Un chapeau de paille planté à la diable sur sa toison rousse, l’enfant riait de toutes ses dents blanches, heureuse d’avoir son père pour elle seule et de se voir juchée sur l’encolure du magnifique Ali. Un véritable honneur et même une récompense qu’elle n’était pas certaine d’avoir méritée. D’ordinaire le grand étalon noir l’effrayait et, quand il la promenait, Guillaume cédant aux adjurations d’Agnès, choisissait une monture plus paisible. Monter Ali, cet après-midi, était une façon comme une autre d’affirmer sa volonté même si Guillaume admettait volontiers que c’était peut-être puéril.

— On va où ? demanda Élisabeth.

— On ne dit pas « on va où ? », on dit « où allons-nous ? ».

— Où allons-nous ? répéta docilement la petite.

— Est-ce que tu ne reconnais pas le chemin ? Tiens ! voilà les toits de la Baronnie…

La fillette battit des mains :

— On va chez tante Rose ! Quelle chance !… mais, est-ce que maman le sait ?

— Non, elle sait seulement que je t’emmène. Nous ne resterons pas longtemps d’ailleurs pour ne pas l’inquiéter. Alors ne t’amuse pas à disparaître au fin fond du domaine avec Alexandre ! Je ne t’appellerai qu’une fois lorsque nous partirons…

— On s’en ira pas du tout. Marie Gohel nous donnera sûrement un bon goûter !

— Est-ce que tu n’es pas satisfaite de ceux de Clémence ?

— Oh si, mais à Varanville, il y a toujours au moins un gâteau au four. Tante Rose les aime et elle n’est pas comme Maman qui a peur de grossir…

Guillaume enregistra l’information et fit prendre à son cheval une allure un peu plus rapide. Cette histoire de gâteaux creusait son appétit et il pensait qu’après une scène de ménage quelques douceurs seraient les bienvenues. Rien de tel que les choses simples pour vous remettre les idées en place !

Lorsqu’ils arrivèrent, tout Varanville embaumait les fruits cuits et le caramel. Félicien qui se précipita à leur rencontre leur apprit que l’on confectionnait des confitures de cerises et que « Madame la baronne les priait de bien vouloir aller jusqu’à la cuisine ».

— Elle aide toujours Marie dans ces moments-là, tint-il à expliquer, ce qui fit sourire Guillaume :

— C’est le privilège d’une bonne maîtresse de maison et vous savez, Félicien, que je n’aime rien tant que me retrouver sous le manteau de votre cheminée… J’en conserve de si bons souvenirs !

Le spectacle qui les attendait dans la salle basse, lourdement voûtée et qui aurait pu être triste sans les fulgurances des cuivres bien astiqués, la gloire rougeoyante de l’âtre et la porte large ouverte sur un potager luxuriant, avait de quoi rasséréner l’humeur la plus morose. Sagement assis devant la grande table où s’alignaient les pots de verre bien brillant, Alexandre et sa sœur Victoire, d’un an sa cadette – Amélie, la petite dernière était au jardin avec sa nourrice – suivaient avec une attention pleine de gravité les gestes de leur mère et de Marie Gohel. Vêtue d’une robe d’indienne fleurie sous un vaste tablier blanc qui ne la mincissait pas vraiment, les manches haut retroussées sur ses bras ronds, ses boucles rousses en désordre sous un bonnet de mousseline à volant, Rose de Varanville, un pli d’application au front et ses dents blanches mordant sa lèvre inférieure, ressemblait à quelque fée domestique se livrant à une mystérieuse incantation. Imitée par sa cuisinière, elle venait d’empoigner un torchon épais et lança un vif coup d’œil aux arrivants :

— Surtout ne bougez pas ! C’est l’instant critique ! La confiture est juste à point et nous devons l’enlever du feu…

— Si vous me laissiez faire ? proposa Guillaume. Il doit être lourd comme le diable votre chaudron !

Sans attendre la réponse, il s’avança, enleva le torchon des mains de la jeune femme, écarta la vieille Marie puis saisissant les deux anses de la grosse bassine ventrue, il la souleva d’un mouvement précis et la posa sur la grande pierre plate qui l’attendait sur la table. L’ex-Rose de Montendre lui offrit un sourire éclatant :

— C’est ce qui s’appelle arriver à point nommé ! Merci, Guillaume et bonjour, Guillaume ! Quel bon vent vous amène ?

— L’envie de passer un moment avec vous. Mais d’où vient que vous fassiez vous-même les travaux de force ? Où sont vos valets ?

— Ils sont tous à Tocqueville pour cette drôle de fête qu’on y donne et qui ne m’a pas l’air bien chrétienne ! grommela Marie Gohel qui, sans perdre une minute, commençait à promener un pot au-dessus de la buée brûlante afin de le chauffer avant d’y verser la confiture. Le pire est que Madame leur a permis !

Rose embrassa Élisabeth qui, déjà installée auprès d’Alexandre, mangeait des yeux l’épais sirop rouge foncé semé de grosses cerises noires. À cet instant, Guillaume constata avec amusement que la couleur des cheveux de Rose était tout à fait semblable à celle de la petite fille :

— Heureusement qu’Élisabeth n’a pas les yeux verts, dit-il. Quelqu’un de mal intentionné pourrait supposer qu’elle est votre fille !

La jeune femme leva sur lui son regard pétillant :

— Voilà une plaisanterie qui vous coûterait cher si Félix était là ! remarqua-t-elle. Surtout qu’il aurait tendance, depuis quelque temps, à perdre son sens de l’humour !

— Vous avez eu des nouvelles ?

— Hier soir ! Mais venez, Guillaume ! Allons bavarder un peu chez moi pendant que Marie va nourrir toutes ces bouches affamées !

Ce que Rose appelait chez elle, c’était une petite pièce coincée entre la cuisine et la grande salle à l’ancienne mode, à la fois salon et salle à manger dont elle s’était contentée de refaire la décoration en y ajoutant de très beaux meubles, des sièges confortables, deux superbes tapisseries et quelques tapis de la Savonnerie grâce auxquels un parterre de fleurs semblait pousser sur les vieilles dalles. Le « coin » de la jeune châtelaine était lambrissé de placards où l’on rangeait la belle vaisselle, la verrerie et l’argenterie mais il comportait aussi un bureau sobre, un petit fauteuil, deux chaises et un meuble cartonnier qui eût mieux convenu à une étude de notaire qu’au boudoir d’une jolie femme et où celle-ci rangeait les dossiers et la comptabilité de son exploitation agricole. Une lampe à huile était posée sur la table voisinant avec un gros registre et une pile de papiers bien rangés. En fait, seul un petit vase de vieux cristal débordant de roses mettait une note féminine dans ce lieu austère.

Mme de Varanville se laissa tomber dans le fauteuil en épongeant d’un revers de main la sueur de son front. Guillaume prit une chaise.

— Parlez-moi de Félix ! Les nouvelles sont bonnes, j’espère ?

— Oui et non. Je ne sais trop que penser. Il dit que les enfants, moi et la maison nous lui manquons, qu’il songerait même à quitter la Marine, choses qui me feraient plutôt plaisir mais d’autre part, j’ai l’impression qu’il est malheureux…

— Il se plaint de quelque chose ?

— Non. Vous savez comme il est ? Pour rien au monde il ne voudrait que je me fasse du souci mais moi je sens que quelque chose ne va pas. Ce doit être cette idée de démission. Il aime trop la mer et les bateaux pour que cela lui ressemble vraiment… Je vous l’avoue, mon ami, je ne sais plus que penser.

Le minois rond dont l’exquise fraîcheur était le plus grand charme avec de magnifiques yeux d’un ver lumineux, si triste tout à coup, émut Tremaine parce qu’il évoquait celui d’Élisabeth quand elle avait du chagrin. Il éprouvait pour cette Rose si courageuse et si gaie une affection de grand frère et ne supportait pas de la voir malheureuse.

— Vous l’aimez trop, votre Félix ! C’est là que le bât vous blesse… Vous devriez lui accorder le droit de vous payer de retour. Pourquoi ne souhaiterait-il pas vivre entre vous et ses enfants dans sa maison familiale ?

La jeune femme haussa les épaules :

— Sincèrement, Guillaume, vous le voyez à cette même place, le nez dans les registres, recevant tel ou tel métayer, se rendant aux foires pour vendre des bestiaux ou louer des servantes ?

— Je m’y suis bien habitué. Pourquoi pas lui ? Au fait, d’où écrit-il ?

— De Brest. Son navire est au radoub dans la Penfeld mais il n’a pas le droit de le quitter. Il ne dit pas pourquoi.

— Il peut y avoir cent raisons… Mon Dieu, Rose ! Cette mine désolée ne vous va vraiment pas ! Vous avez endossé une charge trop lourde, celle-là même que Félix pensait assumer avant votre mariage. Alors ne vous tourmentez pas trop !

— Je ne peux m’en empêcher. Il était tellement heureux de reprendre la mer !

— Il est un homme comme les autres. Il a dû changer. Écoutez, Rose, je vais essayer de vous aider.

— Je ne vois pas comment.

— C’est pourtant bien facile : je vais aller le voir !

Le regard vert s’illumina comme si le soleil venait d’entrer dans le bureau.

— Vous feriez ça ? Oh, Guillaume, ce serait si gentil !

— Pour vous rendre votre sourire j’en ferais bien davantage et puis Brest n’est pas au bout du monde. Enfin, je serai heureux de revoir ce vieux Félix. Il me manque à moi aussi.

— Agnès ne sera peut-être pas très contente. Elle déteste que vous vous absentiez…

Tremaine se mit à rire :

— Quelque chose me dit qu’elle va être assez satisfaite d’être débarrassée de moi pendant quelques jours. Nous nous sommes un peu querellés parce qu’elle s’est mis en tête d’affubler nos enfants du nom de Nerville…

— Ce n’est pas vrai ? s’écria Mme de Varanville les sourcils en accent circonflexe. Où a-t-elle été chercher une idée pareille ?

— Si vous pouviez me l’apprendre ! Quand je vous disais que les gens changent ! À présent, permettez-moi de vous quitter, le temps se gâte de nouveau…

En effet, au-dehors une violente rafale venait de s’abattre sur les saules bordant la rivière. Presque aussitôt une pluie diluvienne s’abattait sur le petit château crépitant comme une salve de mousquets contre les ardoises du toit.

— Vous n’allez pas partir sous cette averse ? Attendez encore un peu…

— Non. Cette fois, Agnès se tourmenterait. Elle ne sait même pas que je suis venu…

— Alors laissez-moi au moins Élisabeth ! Elle passera la nuit ici et je la ramènerai moi-même demain…

— Je n’ose pas refuser… mais vous savez de quoi elle et Alexandre sont capables quand ils sont ensemble !

— Je prends le risque. Elle dormira dans ma chambre pour plus de sûreté. Quant à vous, tâchez donc d’être absent demain tantôt quand j’irai aux Treize Vents. J’avoue que la lubie nervillienne d’Agnès m’intrigue et que j’aimerais bien bavarder un moment avec elle à cœur ouvert.

Alors ne lui dites pas que vous avez laissé vos serviteurs aller à la fête de Tocqueville. Elle me reproche comme un crime d’avoir assisté à la célébration de Saint-Vaast…

— Elle a tort ! déclara Rose d’un ton définitif. Par les temps que nous vivons, il est bon d’accorder certaines libertés à ceux qui nous servent. Cela peut éviter l’idée de les prendre de force !… Je vais dire à Félicien d’amener votre cheval. Et tâchez de ne pas prendre un arbre sur la tête !

Trois jours plus tard, ayant conclu avec Agnès le seul traité de paix que la jeune femme fût incapable de refuser, celui qui se signait sur l’oreiller, Guillaume partait pour la Bretagne. Une longue chevauchée mais qu’il comptait effectuer rapidement en employant des chevaux de poste. Partir avec Ali l’obligerait à des repos nécessaires. Or il comptait voyager jour et nuit pour rattraper le temps qu’il voulait passer aux Hauvenières. Il n’en pouvait plus d’être sans nouvelles de Marie-Douce alors que le temps de la naissance devait être proche. La proposition faite à Rose, si généreuse en apparence, n’était pas sans arrière-pensée : il fallait qu’il sache où l’on en était, il fallait qu’il aille là-bas puisque Mlle Ledoux, la sage-femme procurée par Anne-Marie Lehoussois, ne se décidait pas à prévenir celle-ci comme il en était convenu. À moins que la vieille demoiselle n’eût choisi de garder les renseignements pour elle ? Quoi qu’il en soit et puisqu’il partait, il eût été stupide d’aller le lui demander…

En fait, il était injuste d’incriminer l’une ou l’autre des deux femmes : la première avait écrit mais sa lettre était encore en chemin. Lorsqu’il arriva aux Hauvenières, au début de l’après-midi il se trouva en face d’un bien joli spectacle : toute vêtue de fine batiste et de dentelles, un ravissant bonnet sur ses cheveux de lin, lady Tremayne assise dans son lit et confortablement étayée par des oreillers donnait le sein à son bébé, un vigoureux garçon né au matin du 14 juillet, jour de la Saint-Bonaventure, qui pompait son lait avec l’ardeur d’une jeune chèvre.

L’entrée de Guillaume illumina le ravissant visage de sa mère. Marie-Douce rayonnait de bonheur et de bonne santé. Elle tendit ses lèvres au baiser du nouveau père avant de lui présenter le fruit de leurs amours :

— Regarde comme il est beau ! Je suis certaine qu’il sera plus tard ton vivant portrait !

— Encore un rouquin ! gémit Tremaine avec un curieux sentiment d’accablement qu’il s’efforça de cacher sous un sourire moqueur…

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda la jeune femme vaguement offensée par ces trois mots si peu conformes à ce qu’elle attendait.

— Parce que j’en ai déjà deux, mon cœur ! Élisabeth et Adam sont aussi pourvus de cette sacrée toison rouge ! Heureusement l’une a les yeux gris et l’autre des prunelles qui tournent au bleu…

— J’espère qu’il aura les mêmes que toi ! Ceci prouve en tout cas que les mères comptent peu lorsqu’elles portent tes enfants. Qu’elles soient blondes ou brunes, c’est ton empreinte qui prévaut ! Et tu n’imagines pas à quel point j’en suis fière. Nous l’appellerons Guillaume, bien entendu !

— Sûrement pas ! s’écria l’intéressé franchement épouvanté cette fois. Appelle-le comme tu veux mais ne lui donne pas mon nom.

— C’était aussi celui de ton père…

— Qui, lui aussi, était roux ! Ma douce, ne crois-tu pas qu’il vaut mieux éviter de compliquer les choses ? Que ce gamin ait décidé de me ressembler est déjà suffisamment préoccupant…

Devant la mine soudain assombrie de son amie, il n’ajouta pas que la venue d’une fille l’eût beaucoup arrangé. Un mâle – et qui naturellement porterait son nom à peine anglicisé – risquait de poser quelques problèmes par la suite. Et si Marie s’obstinait à vouloir l’élever à une aussi courte distance des Treize Vents – à peine une douzaine de lieues ! – tôt ou tard le secret, devenu de plus en plus fragile par la force des choses, finirait par déborder les arrières de Port-Bail pour s’étendre à la manière d’une nappe d’huile d’un bord à l’autre du Cotentin. Cependant il était encore un peu tôt pour s’occuper de la promesse faite à Mlle Lehoussois et pour engager la jeune femme à quitter une retraite qu’elle aimait…

La tétée s’achevait. L’enfant, repu, lâchait le bout rose du sein s’abandonnant aux bras de sa mère, les yeux clos et sa petite bouche bien relâchée. Une femme d’une trentaine d’années, mince, frêle et blonde avec une figure pointue de souris et des yeux bruns aussi fidèles et doux que ceux d’un épagneul, parut surgir des rideaux du lit, offrit à Guillaume une preste révérence et s’empara du bébé dont elle se mit à tapoter le dos. Marie-Douce eut un chaud sourire :

— Voici Kitty dont je t’ai déjà parlé, Guillaume. Elle veille sur moi mieux que ne le ferait ma mère bien qu’elle soit ma cadette… Donnez l’enfant à M. Tremaine, Kitty !

Avec des gestes tendres et précis, la camériste nicha l’enfant au creux du bras de son père. À ce contact, celui-ci sentit une émotion d’une qualité nouvelle. Ce qu’il tenait contre lui, c’était sa chair et celle de la femme entre toutes aimée, la quintessence même de leur amour. Soudain, il eut envie de le garder, de le protéger, de l’élever à la face du monde en le proclamant son fils bien-aimé… ce qui était, évidemment, la dernière sottise à faire. Ne fût-ce que dans l’intérêt de l’enfant et de sa mère. Qu’Agnès apprît leur existence et l’on pouvait tout craindre d’une femme douée d’une haine assez patiente pour démolir le château de ses pères et le jeter à la mer sans permettre qu’il en subsistât la moindre parcelle et cependant assez attachée à sa longue histoire pour souhaiter à présent le ressusciter en accolant son nom à celui de ses descendants ! Par prudence et pour ne pas blesser davantage Marie-Douce, il remit à plus tard la question de l’éloignement.

Ce fut fête ce jour-là dans la maison au bord de l’Olonde. Durant le plantureux repas que Marie-Jeanne Perrier servit au voyageur – Mlle Ledoux rassurée sur l’état de sa patiente était repartie la veille pour Bricquebec – on débattit du nom qui siérait le mieux. Guillaume dont les goûts en matière de patronyme penchaient pour la simplicité s’en tenait aux Apôtres : Pierre, Paul, Jean mais pour ce fils en qui elle voyait l’aboutissement d’un amour de légende, Marie, passionnée par les romans de la Table Ronde, souhaitait un parrainage moins prosaïque. Guillaume dut rompre quelques lances pour épargner au petit garçon les Lancelot, Gauvain, Perceval ou d’autres noms tirés de l’histoire normande comme Tancrède ou Radulphe. Chacun faisant un bout du chemin on finit par se mettre d’accord sur Arthur, encore que Tremaine lui trouvât une consonance un peu trop britannique. Mais il lui était impossible de contrarier davantage sa belle maîtresse, doublement désolée d’avoir dû renoncer à « Guillaume » et de savoir que le père la quitterait à l’aube pour reprendre son chemin vers Brest.

La nuit qui suivit fut étrange, miel et soufre mélangés. Comme si elle devinait que son amant désirait l’éloigner, la jeune accouchée, au mépris de toute prudence, se mua en une affolante sirène qui s’offrait et se refusait tour à tour, ne permettant aucun repos, éveillant sans cesse le désir de Guillaume par de savantes caresses pour ne paraître céder qu’à la force lorsque à demi fou, il la soumettait enfin. Ils s’appartenaient depuis plusieurs années déjà et cependant jamais encore Guillaume n’avait trouvé si savoureux ce corps doucement moelleux, blond, nacré, soyeux, serti dans les flots de la chevelure argentée, satin au-dehors velours au-dedans. Ivre d’un plaisir qu’aucun vin, fût-ce le plus capiteux, ne pouvait égaler, oubliant tout ce qui n’était pas ce délicieux et torturant paradis charnel, Guillaume balaya de son esprit ses dernières promesses, ses belles résolutions. Que pouvait savoir une Lehoussois, une Agnès ou n’importe lequel de ses amis, de la passion qui le dévorait ? Il adorait cette femme dont les grands yeux couleur de mer scintillaient puis pâlissaient à l’instant où il la dominait et qui, ensuite, se nichait contre sa poitrine en ronronnant comme un chaton repu.

Lorsqu’un coq chanta dans la campagne, il s’endormit, épuisé mais divinement heureux et décidé à toutes les folies et aux pires imprudences pour garder Marie auprès de lui. Il partirait pour Brest plus tard… beaucoup plus tard ! Il suffirait seulement d’aller plus vite…

C’était l’heure où Kitty apportait le bébé pour son premier repas. Sans montrer la moindre surprise en découvrant en travers du lit ravagé le grand corps brun, maigre et musclé pareil à un transi sur un tombeau un poing enfermant une brume de cheveux argentés tandis que Marie, aussi peu vêtue que lui, se tenait à genoux près de lui baisant doucement ses paupières closes et sa bouche entrouverte.

— Voulez vous que je revienne plus tard ? chuchota la jeune fille.

— Non, Kitty ! Arthur pourrait pleurer et le réveiller. Donne-moi plutôt un peignoir !… Tu vois, je crois que, cette nuit, j’ai gagné une grande bataille. En dépit des sermons de cette vieille sage-femme, je suis certaine à présent qu’il ne m’obligera pas à m’éloigner de lui. Je ne le permettrai pas, tu sais ? Je le veux à moi seule…

— Je suis sûre qu’il le voudrait aussi mais il n’est pas libre. Il y a sa femme, ses enfants, sa maison, sa vie enfin…

— Je n’oublie rien. Ce ne sont pas choses que l’on balaye d’un revers de main, seulement moi, je ne suis pas pressée. Tout ce que je désire c’est rester ici, dans cette maison qui a vu notre amour…

— Pendant combien de temps ? Milady, vous aviez l’habitude d’une grande demeure, d’une existence confortable…

— … Dont ma mère règle chaque instant ? Même une chaumière serait préférable !

— Vous avez peut-être raison. Seulement il faut songer à votre fils. Regardez avec quelle ardeur il tire de vous sa vie !

L’enfant, en effet, tétait goulûment, les yeux clos, en pleine béatitude gourmande. Marie lui sourit et caressa d’un doigt léger la petite joue duveteuse :

— J’y pense, tu peux en être certaine ! Et je fais confiance à cette providence qui nous a réunis, Guillaume et moi, et qui a permis sa naissance. Elle a sûrement écrit quelque part qu’à un moment donné nous pourrons continuer notre route ensemble. Sinon pourquoi nous avoir remis en présence ? Il y a là un signe…

Peut-être ! Cependant, je vous avoue que je suis inquiète…

— Tu as tort. Au pire, nous pourrions partir tous les trois, loin de tout ce qui nous sépare ? Il y a l’Amérique, les Indes où il a vécu et cent autres pays où le bonheur nous tend les bras…

Grands ouverts sur les lointains mythiques où son esprit l’emportait toutes amarres rompues, les yeux de Marie-Douce s’évadaient bien au-delà du paisible décor de sa chambre et Kitty sentit un désagréable filet glacé couler vers son cœur. Elle aimait sincèrement lady Tremayne qui l’avait sauvée de la misère mais cette exaltation nouvelle où elle la voyait ne laissait pas de la soucier. Fallait-il qu’elle adorât cet homme qu’elle ne songeait même pas à recouvrir comme si elle souhaitait que le monde entier pût l’admirer ! Qu’il fût séduisant ne faisait aucun doute mais Kitty se demandait si ce charme qu’il dégageait n’était pas nuisible à l’équilibre mental de sa maîtresse. Jusqu’où était-elle capable d’aller pour le garder, elle qui abandonnait une vie agréable et sans soucis dans un pays tranquille, deux enfants qu’elle ne pouvait avoir cessé d’aimer et une véritable cour d’admirateurs riches, nobles, les deux parfois et beaux à l’occasion. Ce que cet homme offrait en échange paraissait bien misérable à la jeune fille…

Arthur ayant fini de boire, elle le reprit à sa mère puis proposa du thé et le nécessaire de toilette mais Marie refusa d’un geste en s’étirant voluptueusement :

— Laisse-nous !

En refermant la porte, Kitty put la voir ôter son peignoir et se glisser contre son amant. Ce fut seulement dans la matinée du surlendemain que Guillaume quitta les Hauvenières.

Lorsqu’il franchit la grille et se retourna pour la fermer, deux hommes qui venaient sur le chemin se jetèrent vivement à l’abri d’une haie de coudriers.

— C’est bien lui ! souffla Adrien Hamel. Nous voilà renseignés. À présent on peut aller arroser ça !

Son compagnon haussa les épaules. Il se nommait Germain Quintal, pêcheur de son état et plus ou moins contrebandier. C’était celui-là même qui avait guidé Kitty Swan depuis Port-Bail jusqu’à la maison sur l’Olonde et il n’avait pas cessé de porter un extrême intérêt à ses habitantes.

Il est étrange de constater avec quelle aisance les gens animés de mauvaises intentions savent se rencontrer. La réunion de ces deux-là trouvait son origine à Valognes auprès d’un cousin de Quintal, un ancien notaire de moralité douteuse nommé Charles-François Buhot récemment nommé à la Municipalité toute neuve de la ville. Adèle avait lié connaissance avec lui lorsqu’elle s’était rendue là-bas pour enquêter auprès de l’homme qui avait conduit Mlle Lehoussois. Il connaissait tout le monde et s’entendait à obtenir, sans trop se soucier des moyens, tout ce qu’il désirait en fait de renseignements. La grande habileté d’Adèle dont la fraîcheur blonde pouvait tenter un homme aigri et déjà mur fut de savoir jauger le pouvoir grandissant de cet énergumène et de s’abandonner au moment où il le fallait. Elle sut tout ce qu’elle voulait savoir, le cocher n’étant pas de taille contre Buhot.

Il lui fut plus difficile de convaincre son jumeau de se rendre sur la côte Ouest jusqu’à son altercation avec Tremaine au matin du 14 juillet. Quand il revint à la maison crachant le feu par les naseaux, elle n’eut plus qu’à lui mettre un peu d’argent dans la main et à l’expédier faire la connaissance du « cousin Germain » dont Buhot prétendait qu’il était, dans ce coin-là, le meilleur fouineur de la région. La chance de Tremaine fut de tomber sur eux au moment où ils venaient effectuer une simple reconnaissance des lieux.

Les deux regards malveillants le suivirent pendant qu’il s’éloignait le long du chemin creux mais dans celui d’Adrien il y avait aussi de l’étonnement en constatant qu’au lieu de remonter vers Saint-Sauveur, le cavalier prenait la direction du sud :

— C’est pas le chemin pour rentrer chez lui, marmotta-t-il. Où donc qu’y va comme ça ?

— Peut-être faire une course ?

— Avec des sacoches de voyage et un portemanteau ? Ça s’rait bougrement étonnant… Mais d’toute façon, ça m’est égal. On a bien travaillé et ma sœur s’ra contente. À présent on va voir un peu c’qui y a dans la bicoque ?

Il sortit de sa cachette pour se diriger vers le jardin mais son compagnon l’empoigna par le bras :

— Pour te faire remarquer ? dit-il avec rudesse. Ça m’étonnerait que ta sœur dont tu me rebats les oreilles depuis hier soit d’accord. Avec trop de précipitation on gâche tout et si j’ai bien compris, on t’a seulement envoyé repérer les lieux et moi j’ai pas du tout envie de déplaire au cousin Buhot…

— J’veux seulement r’garder ! Ça fait d’mal à personne…

L’autre le considéra sans même songer à dissimuler le dédain que lui inspirait sa nouvelle connaissance. Un ivrogne fieffé ! Fallait que le cousin Buhot fût un peu timbré pour confier une mission délicate à un pareil imbécile ! Il est vrai qu’il avait eu la bonne idée de le lui envoyer à lui dont il connaissait bien les capacités. Une idée lui venait, une bonne idée susceptible de servir les intérêts de tout le monde : la vengeance des uns et l’appétit d’argent des autres. Seulement, elle demandait un peu de temps à réaliser : Adrien allait être obligé d’apprendre un rôle, suffisamment pour le jouer de façon naturelle. Avec son penchant pour la bouteille et sa tête de cochon, ça demanderait un moment mais le jeu en valait la chandelle…

— Allez viens ! fit-il en tirant Hamel par sa manche. J’ai faim et soif ! On rentre chez moi, on cause et demain tu retournes près de ta sœur pour qui j’te donnerai un mot de billet !

Les deux hommes s’éloignèrent sous les épaisses haies du chemin qui donnaient une ombre si fraîche laissant la maison de Marie-Douce à sa paix et à sa solitude.

Lorsque Guillaume parvint à Brest, ce fut pour y apprendre que le Conquérant, le vaisseau sur lequel Félix de Varanville commandait en second, s’était mis sous voiles une semaine auparavant pour une mission dont personne ne pouvait rien dire sinon qu’il avait chargé pas mal de provisions et de munitions. Sans doute ne le reverrait-on pas avant au moins quelques semaines.

Il ne restait plus au messager de Rose qu’à rentrer aux Treize Vents le plus vite possible afin de ne pas avoir à justifier une absence trop prolongée. Depuis quelque temps Agnès montrait une curieuse tendance à poser des questions…

IV L’ÉTRANGER

L’automne approchait.

Gabriel acheva de disposer ses bruyères dans le vase placé à cette intention, fit un dernier signe de croix et sortit de la chapelle dont il referma la porte avec soin. Son chien l’attendait, sagement couché dans les herbes folles mais il se leva en voyant paraître son maître. Celui-ci caressa une oreille soyeuse qui formait, avec le poil du dos plutôt rude, un contraste plaisant sous les doigts et reçut en récompense un coup de langue chaude et humide.

Le solitaire leva la tête pour suivre la course des nuages gris qui se pressaient au fond du ciel. Là-bas, sur les îles Saint-Marcouf, il devait pleuvoir si l’on en jugeait les grandes striures issues d’un énorme nimbus déchiqueté comme par les dents d’un géant. Le vent s’amplifiait et la pluie n’allait pas tarder. L’odeur de varech et de vase s’imposait mêlée à une autre, plus douce et plus subtile : celle des ajoncs, des bruyères et des dernières fougères.

Tout cela éclatait sur ce bout de lande, en grandes taches mauves ou en bouquets jaune soleil aussi denses et touffus qu’une chevelure. Là-bas, au-delà de la ligne des arbres, cette végétation pansait les blessures laissées par la mort d’une grande demeure dont il ne restait plus que friches.

Gabriel se résolut à attendre encore un peu. Il ne pouvait se faire à l’idée que sa « demoiselle » ne viendrait pas, qu’elle oubliait ce douzième jour de septembre marquant l’anniversaire de la mort de sa mère. L’année dernière déjà, elle était passée très vite, en voiture et accompagnée de son époux, ce Tremaine qui n’avait eu qu’à paraître pour qu’elle oublie tout et accepte comme un cadeau du ciel de mettre sa main dans celle du petit-fils d’un saulnier, elle dont les ancêtres accompagnaient le duc Guillaume sur le drakkar victorieux, sur le bateau-serpent devant lequel s’était inclinée l’Angleterre saxonne… À présent, le crépuscule allait bientôt éteindre les couleurs sous encore plus de grisaille… Pourtant, avant de rentrer chez lui, Gabriel décida d’aller jusqu’à ce qu’il appelait toujours « le château » alors même qu’il n’en restait si peu que rien… Ça aussi faisait partie de son pèlerinage. Il siffla son chien écarté de quelques pas pour s’intéresser à une touffe d’oseille sauvage obstinée à pousser sur ce qui avait été la corne d’un étang et n’était plus qu’un bout de mare tout juste tracé quand revenaient les grandes pluies d’automne.

L’un derrière l’autre, ils prirent le sentier, jadis belle allée sablée tirée sous les nobles futaies d’un parc seigneurial et qui s’enfonçait à travers des taillis, des paquets de ronces et d’épines. Le solitaire pensa qu’il ne tarderait pas à disparaître si l’on n’y mettait bon ordre. Il faudrait qu’il vienne avec une faux et des cisailles pour conserver au moins la direction…

Après quelques minutes de marche, le grand espace vide laissé par l’antique château des comtes de Nerville apparut au détour d’un bouquet d’arbres tordus par les tempêtes et, comme chaque fois qu’il venait là, le cœur de Gabriel se serra mais à cette heure il devait être bien seul à la surface de cette terre pour éprouver pareille émotion : en dépit des crimes et des souffrances qu’elle avait abrités la vieille demeure lui était chère. Au moins il y vivait auprès de Mlle Agnès même si elle avait pour lui tout juste un peu plus de considération que pour sa jument ou les portraits de la galerie. Naguère, il était heureux de la voir mettre bas parce qu’il ne savait pas ce qui allait suivre. À présent il le regrettait…

Le terrain n’était pas complètement arasé. Il restait quelques pierres survivant à leurs compagnes englouties par la mer dans les « cônes » de la grande digue de Cherbourg ainsi qu’en avait décidé la dernière des Nerville. Il y en avait plusieurs empilées à l’entrée du cellier et des souterrains afin d’éviter qu’un voyageur égaré ne vînt à y tomber mais à présent le lierre et les graminées, à l’œuvre depuis cinq ans, s’y trouvaient bien installés, apportant même un peu de poésie. De même l’emplacement noirci du grand bûcher où se consumèrent pendant plusieurs jours poutres, charpentes et boiseries s’effaçait lentement sous des touffes de verdure nouvelle…

Gabriel se dirigea vers l’ancien montoir à chevaux où il aimait à s’asseoir pour rêver et revivre les années perdues. Il vit alors qu’on l’y avait précédé : un homme était installé là, penché en avant, une canne plantée entre ses genoux, et il regardait.

C’était un étranger, peut-être un voyageur bien qu’aucune monture ou aucun autre moyen de déplacement ne fût visible mais ses bottes poudreuses évoquaient un assez long chemin. Perdu dans sa songerie, il n’entendit pas venir Gabriel et celui-ci put l’observer à son aise.

Tout de suite il pensa que c’était un ancien marin. Pas seulement à cause de l’habit bleu tendu sur une largeur d’épaules témoignant d’une grande force physique, ou du visage dont il ne voyait qu’un profil en proue de navire que seules les grandes brises océanes avaient pu boucaner à ce point mais aussi à ce rien impalpable où se reconnaissent les hommes de la mer. Possesseur d’un petit cotre grâce auquel il gagnait sa vie en péchant, Gabriel se sentait proche de tous ceux qui naviguaient fût-ce sur un vaisseau du Roi comme c’était sans doute le cas pour celui-là. Un gentilhomme à tous les coups. Rien que les mains fortes mais fines émergeant des manchettes blanches, l’arc un rien dédaigneux de la bouche et la coiffure nette des cheveux bruns grisonnants aux tempes rassemblés sur la nuque dans une bourse en cuir glacé nouée d’un ruban de faille noire disaient qu’il ne s’agissait pas là d’un robin ou d’un marchand. D’ailleurs, à mieux observer, Gabriel s’aperçut qu’un tricorne de beau feutre orné d’un galon d’or éteint reposait sur une pierre moussue. Qu’est-ce que cet inconnu pouvait bien faire là ?

Inquiet de voir troubler ces solitudes dont il se voulait l’unique gardien, le jeune homme marcha résolument vers l’étranger qui, au bruit de pas, tourna vers l’arrivant une figure trop marquante pour qu’on pût l’oublier : plutôt ronde, mais avec un grand nez charnu fendu au bout et une mâchoire puissante, elle était creusée de ces rides autoritaires désignant les hommes habitués aux responsabilités et au commandement ce qui n’empêchait pas l’ensemble d’être plutôt gai. Ce visage-là savait sourire et non sans charme ainsi que Gabriel le constata lorsque l’étranger lui adressa la parole :

— Je vous donne le bonsoir ! Vous arrivez à point nommé pour me tirer d’une grande perplexité. Est-ce qu’autrefois, il n’y avait pas ici un grand château ?

— En effet…

— Le château de Nerville, n’est-ce pas ? Une antique et noble demeure aux tours imposantes. Jadis il était…

— Jadis est un mot impropre, Monsieur. C’est naguère qu’il faudrait dire…

— Quoi qu’il en soit, je l’ai bien connu. Aussi suis-je fort surpris de ne retrouver que ces pierres. Il semblait construit pour défier encore quelques siècles ou même les fortes tempêtes qui ne sont pas rares dans les parages. Que lui est-il arrivé ?

— La chose la plus simple comme la moins attendue : la dernière descendante l’a fait jeter bas il y a cinq ans.

— Jeter… bas ? Comment l’entendez-vous ?

— Comme je le dis, Monsieur. On y a mis la pioche et puis l’on a tout emporté.

Les yeux de l’étranger dont on ne découvrait pas facilement le gris, froid comme une lame d’acier sous le surplomb broussailleux des sourcils, s’arrondissaient au rythme des réponses de Gabriel. Le dernier mot y ajouta toute une théorie de points d’interrogation :

— Emporté ? Et où cela ? Les pierres ont-elles été réemployées pour une autre demeure ?

— Nullement. Vous auriez peine à les retrouver : elles sont à présent sous la mer, réparties dans les deux derniers cônes de la grande jetée de Cherbourg ?

— Celle dont on a interrompu la construction il y a deux ans ?

— Tout juste ! dit le jeune homme avec amertume. C’est dire qu’elles sont à jamais perdues.

Il y eut un silence. L’étranger se releva révélant une taille moins élevée que la puissance de son torse ne le laissait supposer : ses jambes, bien que solidement musclées, étaient plutôt courtes et Gabriel se trouva plus grand que lui.

— On dirait que vous le regrettez ? fit doucement le voyageur. Étiez-vous attaché à ce manoir ?

— J’y suis né, je l’ai servi jusqu’au dernier jour, et même davantage puisque je suis le seul à y revenir, dit Gabriel d’un ton dont l’amertume n’échappa pas à son interlocuteur.

— Pas tout à fait puisque j’y reviens moi aussi. Voyez-vous, il y a de cela plus de vingt ans, le vaisseau sur lequel je servais et qui venait de subir de graves dommages sur le raz de Barfleur après un dur engagement avec trois frégates anglaises, est venu chercher abri et réparations sous la Hougue. Nous sommes restés là un assez long temps pour que je me familiarise avec les alentours… dont ce château de Nerville. Là vivait, assez solitaire, une jeune dame fort belle qui se trouvait être un peu ma cousine…

— La comtesse Élisabeth ?…

— C’était son nom en effet. Nous avions découvert cette parenté un peu par hasard et je m’en suis trouvé fort heureux… Qu’est-elle devenue ?

— Elle est morte il y a bien des années. Je viens d’aller fleurir sa tombe car c’est aujourd’hui l’anniversaire. Mais, puisque vous lui étiez attaché, Monsieur, comment se fait-il que vous vous en souciiez seulement aujourd’hui ?

— J’ai été longtemps absent de ce pays de Normandie. Les guerres du Roi ont alterné pour moi avec le service de Dieu et le combat contre les Barbaresques. Voilà des années que je n’ai revu ma terre natale. C’est une chose qui arrive lorsque l’on appartient à la Religion, ajouta-t-il avec un sourire qui avait l’air de se moquer de lui-même mais Gabriel avait compris et saluait :

Veuillez me pardonner d’avoir parlé avec tant de liberté à l’un des seigneurs de Malte, moi qui ne suis qu’un…

— Vous êtes mon frère en Dieu, tout simplement. Me direz-vous votre nom ?

— Gabriel Osbern pour vous servir…

Cette fois l’officier partit d’un beau rire mais Gabriel n’eut pas le temps de s’en fâcher car il s’écria :

— Osbern ? Mes compliments ! Vous êtes plus « vieux Normand » que moi. Je ne suis que le bailli de Saint-Sauveur…

Pris par leur dialogue, les deux hommes ne prêtaient aucune attention au ciel qui cependant noircissait d’inquiétante façon. Un violent coup de tonnerre coupa la parole au voyageur. Presque simultanément un éclair aveuglant zébra le ciel dont il ouvrit les écluses. Une véritable trombe d’eau s’abattit sur le plateau :

— Où peut-on s’abriter ? fit M. de Saint-Sauveur en remettant son chapeau.

— Vous êtes à pied ?

— Non. J’ai laissé mon cheval un peu plus loin sous les arbres et je comptais prendre logis à l’auberge de Quettehou mais…

— Le plus proche c’est chez moi ! Allons chercher votre cheval. J’ai une petite grange où il sera au sec…

En dépit de leur célérité qu’apparemment l’âge et les jambes courtes n’affectaient pas chez le « Maltais » lui, son guide, le cheval et le chien étaient trempés lorsqu’ils atteignirent enfin le vieux logis que les gens d’alentour continuaient d’appeler « la maison du galérien 4 ». En dépit du déluge le chevalier, à sa vue, eut une exclamation charmée :

— Comme c’est joli !

En effet les branches d’un fuchsia géant escaladaient la façade. Les clochettes rouge et violet n’opposaient aucune résistance à la pluie qui glissait sur elles en une multitude de menues cascades.

— Entrez et séchez-vous ! cria Gabriel en entraînant le cheval vers un appentis situé sur le côté de la maison. Je vais mettre votre monture au sec et lui donner à manger. Il y a du feu dans la salle…

Lorsqu’il revint, il trouva son invité débarrassé de son habit bleu soigneusement pendu au dossier d’une chaise et accroupi devant la grande cheminée de granit, activant à l’aide d’un soufflet les flammes où il venait d’ajouter une « bourrée ». Les bottes fumaient déjà sur un coin de l’âtre surveillées par le chien qui, après s’être vigoureusement ébroué, se chauffait à présent avec béatitude, le nez sur ses pattes.

— Vous devriez faire quelque chose pour votre cheminée, remarqua le chevalier. L’orage y tombait si dru qu’il avait presque éteint le feu…

— Je vais m’en occuper à présent et d’abord réchauffer du cidre. Vous aurez ainsi une petite chance de ne pas attraper le mal de mort…

— Voilà bien longtemps qu’il me court après, celui-là. J’ai plus d’une tempête à mon actif… sans compter cinq années passées à ramer sous le fouet des reis d’Alger. Mais je boirais volontiers votre cidre chaud.

Tandis que Gabriel remplaçait le gros coquemar de cuivre, accroché au-dessus des flammes et grâce auquel on pouvait avoir de l’eau à volonté, par un plus petit qu’il alla remplir à la resserre, le chevalier observait son hôte :

— Vous vivez seul ici ?

— Oui. Depuis que le château a été démoli, voici cinq ans sonnés. Mademoiselle Agnès m’en a fait don quand elle s’est mariée, à charge pour moi de veiller sur la tombe de Mme la comtesse. C’est la petite chapelle qui se trouve ici près, au bord de la lande et que vous avez peut-être aperçue en venant…

Le marin hocha la tête puis, tirant d’une poche une blague à tabac et une longue et mince pipe en terre, il entreprit de bourrer celle-ci après avoir offert du tabac au jeune homme qui refusa. Peut-être ce qu’il venait d’entendre appelait-il ses questions, pourtant il choisit de les garder pour plus tard. Son regard gris errait sur les murs blanchis à la chaux de la petite maison, s’arrêtait un instant sur les deux armoires de hêtre sculptées, l’une d’un bouquet, l’autre d’un panier de fleurs qui avaient dû voir le jour à l’occasion de mariages, puis passait au manteau de la cheminée sur lequel une petite Vierge en vieux « Valognes » baissait les yeux vers son enfantelet, peut-être pour ne pas voir les deux espingoles à canon de cuivre qui montaient auprès d’elle une garde barbare.

Il y avait de jolies faïences anciennes dans le vaisselier, des lampes à huile – en cuivre elles aussi ! – simples mais d’un beau dessin, un vieux fauteuil en tapisserie comme les aimait jadis M. de Voltaire et qui gardait quelque chose de seigneurial. Le lit que l’on apercevait dans les ombres du fond était garni d’indienne rouge comme les étroites fenêtres. Enfin, le regard gris s’arrêta sur une petite commode en bois fruitier où s’épanouissait un navire en réduction, un de ces chasse-marée comme il s’en trouvait encore beaucoup dans les petits ports du Cotentin. L’étranger eut pour lui un sourire et, comme s’il était fait d’une manière d’aimant il se leva et alla vers lui : ses grandes mains fortes et belles prirent le « modèle » avec une délicatesse teintée de piété, le caressèrent :

— C’est vous qui l’avez fait ?

Occupé à sortir du pain de sa huche et, d’une des armoires, quelques œufs, un fromage frais et un pot en grès contenant un mélange de saindoux et de graisse de rognons de bœuf longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail, Gabriel au son de la voix comprit de quoi il était question :

— Non. C’est l’homme qui habitait ici avant moi. On l’avait envoyé aux galères pour un crime qu’il n’avait pas commis…

S’il pensait être interrogé, il en fut pour ses frais. Le bailli ne dit rien. À présent, il s’intéressait au pot en grès qu’il soulevait à deux mains pour en humer le contenu :

— De la « graisse de Cherbourg » ! fit-il sur le ton du plaisir. Il y a bien longtemps que je n’en ai mangé !

— Eh bien, Monsieur, faites à votre aise ! Voici le pain et voici le couteau…

Ce fut seulement quand ils furent attablés face à face que le Maltais, sa première tartine avalée, reprit la conversation. Depuis un moment déjà on n’entendait que le martèlement de la pluie sur le toit de schiste et, de temps à autre, un gémissement du vent. L’orage, lui, s’éloignait…

— Pardonnez-moi si je vous parais curieux, mon ami, mais je voudrais que vous parliez encore de ceux de Nerville. Quand donc Madame Élisabeth a-t-elle quitté ce monde ?

— Il y a vingt-deux ans. Quelques mois après avoir mis au monde Mlle Agnès. Elle est morte… très vite. Ensuite, le comte Raoul s’est absenté encore plus souvent du château. C’était presque mieux pour la petite fille. Il la détestait…

M. de Saint-Sauveur cessa de manger, reposant sur la table le couteau à lame damasquinée, véritable œuvre d’art, qu’il avait tiré de sa poche et dont il se servait avec autant d’aisance qu’un paysan ou un simple pêcheur. Gabriel eut soudain l’impression bizarre qu’il se passait quelque chose : la figure basanée de son invité grisaillait curieusement :

— Est-ce que vous êtes souffrant ? demanda-t-il poliment.

L’autre tressaillit comme au sortir d’un rêve. Il essaya un sourire mais ne réussit qu’une grimace :

— En aucune façon.

Il se remit à manger presque goulûment et Gabriel eut la sensation bizarre qu’il reculait à présent devant d’autres questions. Pour détendre l’atmosphère soudain plus lourde, Gabriel se permit à son tour d’interroger :

— Vous avez bien voulu me confier que vous êtes normand, vous aussi. Puis-je demander de quel solage ?

Le sombre visage s’éclaircit un peu :

— Voyez, les choses sont étranges ! Moi qui n’ai aimé que la mer, je suis fils de la plus antique et la plus profonde de nos forêts. La demeure des miens s’élève – si elle est encore debout ! – non loin du signal d’Écouves qui est, comme chacun sait, le point le plus élevé du Duché. Dans mon enfance, j’ai passé bien des heures perché au sommet d’un arbre, plus haut encore que ce promontoire, à regarder les bois s’étendre à perte de vue. Je crois bien qu’alors je trouvais qu’il y en avait trop mais à voir leurs cimes frissonner sous les brises comme font les vagues soulevées par le vent, c’est là que m’est venue l’envie de naviguer. Il m’apparaissait que c’était pour moi la seule façon d’échapper à cette terre qui semblait infinie. J’étais un cadet destiné à l’Église, la chose s’est donc arrangée sans trop de difficultés grâce à un oncle ayant des intelligences à La Valette. On m’a tiré de mon collège d’Alençon et envoyé là-bas où, étant âgé de seize ans, et satisfaisant aux différentes « preuves » exigées et aux huit quartiers de noblesse je devins chevalier de majorité en attendant d’accéder, les vœux prononcés, au titre de chevalier de justice puis bailli… ce que je suis toujours !

À voir en face de lui l’un de ces moines-guerriers légendaires dont il arrivait qu’à la veillée, un vieux marin contât les exploits, un de ces « Maltais » comme l’avait été le maréchal de Tourville, le grand homme de mer contraint de sacrifier sa flotte à un ordre royal qu’il savait stupide et meurtrier mais dont, autour de la Hougue on vénérait le souvenir, Gabriel sentait grandir sa curiosité. D’une voix un peu timide il demanda :

— S’il vous plaît, Monsieur, parlez-moi de votre vie là-bas !

Le sourire du marin prit une chaude nuance de bonheur. Il tendit son gobelet :

— Tant que tu voudras, mon gars ! Seulement redonne-moi du cidre… mais pas du chaud !

— J’ai du « mait’cidre » bien bouché… et aussi de l’eau-de-vie de pomme déjà vieille. L’irait bien avec votre pipe !

— Va pour l’eau-de-vie !

Tandis que Gabriel le servait, il ralluma sa pipe à un tison et s’assit sous le manteau de la cheminée, à cette place qui, dans toute maison, paysanne ou seigneuriale, est celle du conteur ou de la conteuse. Gabriel le rejoignit, chauffant un verre entre ses mains et durant deux grandes heures, il resta là muet, attentif, oubliant sa vie solitaire, l’orage qui ne cessait de tourner autour de sa maison et jusqu’au décor paisible de celle-ci. Le rideau d’un théâtre magique venait de se lever pour lui sur le fabuleux décor d’une mer infiniment bleue, infiniment poudrée de soleil sous un ciel dont les seuls nuages provenaient de la gueule des canons.

Une sorte de connivence, née de l’alcool partagé mais aussi d’une sympathie silencieuse, s’installait à présent entre les deux hommes tandis que le bailli évoquait ses premiers temps dans l’île des chevaliers et ses débuts sans gloire. Il rêvait alors de ces fameuses « caravanes » — les quatre campagnes d’au moins six mois chacune qu’il fallait accomplir sur un vaisseau de l’Ordre pour cesser d’être un postulant – mais découvrit alors qu’avant d’y avoir droit il devait assumer un peu agréable service hospitalier. Ce qui était d’ailleurs tout à fait logique, les « Maltais » vouant leur vie aux pauvres, aux malades et aux captifs. Seulement quand, à seize ans, on souhaite surtout envoyer par le fond des dizaines de navires ennemis, il est peu agréable de se retrouver en train de rouler des pilules ou de distribuer des tisanes. Et le jeune Saint-Sauveur se contentait de soupirer en regardant, par une fenêtre de l’hôpital, les grandes galères rouges quitter le port dans le soleil levant pour gagner la haute mer…

— Il fallut deux ans, dit le bailli en riant avant que je puisse enfin endosser le bliaut, la cotte d’arme écarlate frappée de la croix blanche et apprendre le commandement pour courir sus aux Infidèles. Jusqu’au jour, où mon navire coulé, je me retrouvai, les fers aux pieds et aux mains. Si cette maison est celle d’un galérien, j’y suis tout à fait à ma place. Je sais ce que c’est…

Pour ce garçon fasciné, le bailli égrena encore bien des souvenirs, les plus beaux, les plus glorieux pour le plaisir de voir briller les yeux bleus de son compagnon.

Il fallut pourtant bien en venir à la fin : au dernier débarquement à Brest où il venait de donner sa démission de la Marine Royale à l’amiral-comte d’Albert de Rions.

— Lui aussi va partir, d’ailleurs. On dit que M. de Bougainville lui succède, mais il n’y a plus guère de place pour un vieil officier comme moi sur les vaisseaux à la mode de cette révolution imbécile ; alors je rentre au logis voir s’il me reste un peu de famille. Ensuite, je retournerai à Malte…

— Pourquoi n’y aurait-il plus de place pour vous ?

M. de Saint-Sauveur se leva et s’étira puis haussa les épaules.

— Je ne sais si le Roi est au courant de ce qui se passe actuellement dans la Marine qu’il aimait tant mais moi je préfère ne pas en parler ! Puis jetant un coup d’œil à l’horloge dont le grand balancier poli taillait le temps : Sapristi, mon garçon, je n’ai pas vu passer l’heure ! Le moment est venu de prendre congé. Mon cheval doit être sec…

— Il ne le sera pas longtemps si vous sortez maintenant. Vous n’entendez donc pas la pluie, Monsieur le bailli ?… J’ai deux chambres à l’étage et si vous vouliez me faire l’honneur…

— De coucher chez toi ? Avec joie !… J’ai été content de te rencontrer. Une sympathie spontanée, ce n’est pas si fréquent, tu sais ?

— Je sais !… Je vais aller préparer votre lit et allumer du feu…

— Je t’accompagne. Il y a longtemps que je sais faire ça !

Tandis que, de part et d’autre d’un grand lit campagnard en châtaignier abrité sous des rideaux d’indienne verte, tous deux tiraient soigneusement draps et couverture, le bailli demanda enfin :

— Si je t’ai bien entendu, tout à l’heure… elle est mariée ta demoiselle Agnès ?

— Oui…

— C’est son époux qui a fait démolir Nerville ?

— Non. C’est sa volonté à elle… pour les venger, elle et Mme la comtesse, de ce qu’elles ont souffert dans ses murs.

— Et… qui a-t-elle épousé ?

Les mains de Gabriel se crispèrent sur le gros édredon rouge qu’il était en train de disposer tandis que son visage s’empourprait lentement.

— Un qui n’est pas digne d’elle… un homme de petit lieu, pas plus noble que je ne le suis : son grand-père faisait le sel à Saint-Vaast. Seulement il est riche lui…

— Ne me dis pas que c’est pour ça qu’elle lui a donné sa main ? Ou alors elle n’est pas vraiment la fille de sa mère…

Il y eut un petit silence puis Gabriel, trop honnête pour dissimuler la vérité, lâcha :

— Non. Elle était folle de lui ; elle doit l’être encore. Je crois qu’elle l’aurait marié même s’il avait été pauvre comme Job ! C’est un homme dont rêve plus d’une fille et puis il connaît le monde. D’abord il est né loin, en Nouvelle-France et puis ensuite il est allé aux Indes avant de revenir ici bâtir sa maison… C’est là qu’ils habitent et à présent ils ont deux petits…

— Où est-elle cette maison ?

— Une lieue et demie environ. Après Quettehou en direction du Val de Saire, sur un hameau qu’on appelle La Pernelle. Le manoir – on peut dire que c’en est un ! — il l’a baptisé les Treize Vents !

— Tout un programme ! Et lui, il s’appelle comment, ton homme de rien ?

— Tremaine ! Guillaume Tremaine…

Déjà occupé à dénouer sa cravate, le bailli se tourna vers son hôte qui soufflait sur le feu :

— Tu y vas quelquefois toi, aux Treize Vents ?

— Non. Sauf à la mort de ma grand-mère Pulchérie Osbern qui a élevé Mlle Agnès mais je n’y retournerais que si elle avait besoin de moi.

À la façon dont il accentua ce « elle », M. de Saint-Sauveur qui ne manquait pas d’intuition devina ce qui se cachait d’amour refoulé et de jalousie sous ces quatre lettres.

— Cela t’ennuierait de me montrer le chemin ?

— Pourquoi ? fit Gabriel tout de suite hargneux. Vous voulez y aller ?

— Oui. J’ai envie de voir si la fille de Mme de Nerville ressemble à sa mère. Je te rappelle que c’est elle que je cherchais ? Et, puisqu’elle n’est plus, j’aimerais rencontrer son reflet…

Gabriel haussa les épaules avec plus d’agacement que de politesse :

— Elle ne lui ressemble pas pour autant que je m’en souviens. Cependant, si c’est votre plaisir, je vous indiquerai la route mais ne me demandez pas de vous accompagner. Elle n’est même pas venue aujourd’hui porter une fleur sur la tombe de sa mère. Les gens de par ici ne l’intéressent plus… Évidemment, vous serez reçu là-bas avec plus de faste qu’ici…

— Mon intention n’est pas de m’y arrêter. Je n’aime ni les maisons trop neuves ni les fortunes trop fraîches. Et j’apprécie ton hospitalité. Sois certain que je ne repartirai pas sans t’avoir dit au revoir…

Le lendemain, quand le bailli de Saint-Sauveur arriva en vue des Treize Vents, Agnès pénétrait dans son petit salon pour y prendre le café en compagnie du chanoine Tesson qui venait de partager son repas de midi. Un dîner singulièrement silencieux. Plus que d’habitude en tout cas bien que ce vieil ami ne fût jamais très bavard à table : gourmand… comme un chanoine il aimait à consacrer son attention à ce qui se trouvait dans son assiette. Surtout lorsqu’il s’agissait des plats mitonnés par Clémence dont il n’hésitait pas à déclarer qu’elle était digne de figurer dans le Panthéon des plus illustres maîtres queux. Mais, ce jour-là, ni le sublime pâté d’anguilles, ni même un salmis de bécasses atteignant à la divine perfection ne réussirent à chasser de son front certain pli que la jeune femme remarquait pour la première fois. Non que les rides fissent défaut à ce visage de vieillard mais elles s’ordonnaient en une sorte d’harmonie autour des joues, d’un nez et un menton doucement arrondis, sous une peau demeurée fraîche, un rien couperosée peut-être mais bien assortie aux frisons blanchissants qui moussaient autour d’une tonsure allant toujours s’élargissant.

Après s’être assurée que la santé de M. Tesson était satisfaisante, Agnès, discrète par nature, n’osa pas le questionner. Des deux c’était lui le confesseur et elle ne voyait aucune raison de renverser les rôles. On parla donc de choses et d’autres : du passage brutal d’un été radieux à un début d’automne grincheux, de la rougeole de la petite Élisabeth qu’il avait bien fallu écarter de son frère et qui mettait Béline sur les dents tant elle mettait d’acharnement à tenter de s’échapper de la chambre où on la tenait recluse. Du coup, la maison et le couple Tremaine se trouvaient coupés en deux : Élisabeth n’osant guère approcher sa fille par crainte de la contagion pour le bébé et Guillaume consacrant à sa fille la majeure partie du temps nuits comprises ! Il fallait bien que quelqu’un se chargeât de calmer les colères de la petite et d’épancher ses immenses besoins de tendresse encore accrus par cette dangereuse maladie dont lui n’avait rien à craindre l’ayant déjà eue lorsqu’il était petit garçon. On parla aussi de quelques amis communs mais toujours le silence retombait, coïncidant heureusement avec l’entrée en scène d’un nouveau plat. Aussi fut-ce avec un vif soulagement que, le dessert achevé, la jeune femme pria son hôte de vouloir bien passer au salon pour la cérémonie du café.

Le chanoine adorait celui de Clémence qui savait en extraire la quintessence. Une fois nanti d’une tasse en fine porcelaine remplie juste ce qu’il fallait, il la promenait cinq ou six fois sous son nez, les yeux mi-clos pour mieux en respirer le parfum. Ensuite seulement il la sucrait à son goût tout en laissant planer un regard de béatitude sur les boiseries d’un vert amande très doux auxquelles une main d’artiste avait conféré le degré de patine qui convenait, sur les grands rideaux de lampas presque ton sur ton qui formaient un fond plein de délicatesse aux meubles légers, en bois précieux et aux sièges tendus de soie lilas ou de velours d’un gris presque blanc. Un clavecin à personnages, des porcelaines chinoises, de grands vases céladon garnis de fleurs presque toute l’année grâce au jardin et à la serre que Tremaine avait offerte à sa femme et deux grands miroirs sur des consoles aux ors passés prêtaient à cette pièce essentiellement féminine le charme qui convient au cadre d’une jeune dame à la fois belle et raffinée. Et M. Tesson trouvait toujours un mot pour louer cet ensemble qu’il ne se lassait apparemment jamais d’admirer…

Ce jour-là, non seulement il ne dit rien mais il prit la tasse qu’on lui offrait sans même songer à la humer. Quand Agnès le vit, l’œil lointain, y entasser cinq ou six morceaux de sucre, elle pensa qu’il était de son devoir d’intervenir et que la discrétion n’était plus de saison.

— Monsieur le Chanoine, fit-elle, veuillez m’accorder excuses si je vous parais indiscrète mais, je le vois bien, vous souffrez d’un mal que vous souhaitez peut-être me cacher… Oh, mon Dieu !

Avec horreur, Agnès découvrait à l’instant que le vieil homme pleurait tout bonnement dans sa tasse. De grosses larmes qui tombaient goutte à goutte et que, de toute évidence, il ne pouvait plus retenir. La jeune femme se jeta à genoux auprès de lui, enleva le café qu’elle posa sur un guéridon et à l’aide de son mouchoir essuya doucement le vieux visage d’enfant malheureux…

— J’aurais tant voulu ne rien dire ! soupira M. Tesson, jouir pleinement de ce dernier et exquis moment passé auprès de vous et puis vous écrire… Je n’ai pas pu et j’en ai honte. Cela prouve que je n’ai plus autant de courage que je le croyais !

Vivement relevée, Agnès tira un petit fauteuil auprès de la bergère de son hôte mais, auparavant, lui servit une autre tasse :

— Buvez ! Le courage vous reviendra. D’ailleurs à présent vous devez tout me dire. Pourquoi ce chagrin ? Pourquoi voulez-vous partir et pour où ?

— Pour Jersey où plusieurs de mes frères songent à se rassembler pour échapper à la persécution qui menace…

Et de raconter comment, le 12 juillet dernier, la nouvelle Assemblée Constituante votait une loi « scélérate et sacrilège » qui faisait des évêques et des prêtres les élus du Peuple, et brisant les liens qui les attachaient au Roi, décrétait qu’ils seraient désormais payés par l’Assemblée et obligés de prêter serment à la Constitution devenue la seule chose sainte voire sacrée…

— Vous pensez bien que je ne prêterai jamais un tel serment, conclut-il. Alors je préfère partir avant d’y être invité !…

— Comment est-ce possible ? J’ai entendu dire qu’en juin dernier, à la Fête-Dieu, tous les députés de l’Assemblée ont suivi la procession ? Et d’ailleurs, le Roi ne ratifierait jamais une telle loi ?

— Il l’a fait pourtant, sous la pression de ceux qui le tiennent quasi prisonnier dans son palais des Tuileries, les La Fayette et autres nobles dévoyés. Que vous n’en sachiez rien ne me surprend pas. Nous-mêmes venons seulement d’apprendre le contenu exact de ce que l’on appelle la « Constitution Civile du Clergé ». Votre époux doit savoir, lui, mais je suppose qu’il préfère vous tenir à l’écart des bruits alarmants et préserver autant qu’il est possible la douce tranquillité de cette petite image du Paradis…

Comme il disait ces mots la porte s’ouvrit sur Potentin, laissant arriver l’écho des hurlements poussés par Élisabeth qui prétendait descendre au salon pour embrasser « Bon-Ami » – surnom donné par elle au Chanoine qu’elle aimait bien et dont les vastes poches recelaient toujours une gâterie ou un petit présent :

— Paradis très relatif ! remarqua Agnès. Je crois qu’il me faudra vous demander de braver tout à l’heure la contagion ! D’ailleurs cela va mieux comme vous pouvez l’entendre. Allez lui dire que nous montons, Potentin !

— Ce n’est pas pour cela que je viens, Madame. Il y a là un gentilhomme qui demande la permission de vous saluer. Il voyage dans ce pays, venant de Brest, il appartient à l’Ordre de Malte et il m’a dit s’appeler le bailli de Saint-Sauveur. Et aussi qu’il connaissait votre mère…

Il était écrit que le chanoine Tesson n’arriverait pas à déguster tranquillement son café. À peine Potentin eut-il prononcé le nom du visiteur qu’il s’étranglait faisant exploser le contenu de sa tasse. À nouveau Agnès se précipita pour réparer les dégâts mais il la repoussa doucement et, quand il fut venu à bout de sa quinte de toux, il fit répéter le majordome :

— Vous avez bien dit… Saint-Sauveur ?

— Oui, monsieur le Chanoine.

— Quel genre d’homme est-ce là ?

Potentin, les yeux pleins d’interrogation, se livra à une description sommaire de l’arrivant, insistant quand même sur le fait qu’il lui paraissait être un vrai seigneur, même si sa mise était assez simple. Puis revint à Mme Tremaine :

— Qu’est-ce que je dis, Madame Agnès ?

Celle-ci n’eut même pas le temps de répondre. Soudain grandi par l’autorité qu’il venait de s’arroger, M. Tesson ordonnait :

— Je vais le recevoir, mon ami ! Nous venons d’imposer par ma faute une attente trop longue à un personnage de qualité !

À la grande surprise d’Agnès, il accompagna ces paroles courtoises d’une espèce de sourire qui lui retroussa les babines d’une manière vaguement menaçante mais le temps n’était plus aux explications : déjà le voyageur franchissait la porte devant laquelle Potentin se tenait au garde-à-vous et venait s’incliner devant la maîtresse de maison :

— Je n’ai pas, Madame, l’honneur d’être connu de vous et j’espère que vous voudrez bien me pardonner l’audace de me présenter ainsi dans votre demeure sans autre introduction qu’un nom honorable mais qui n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à vos oreilles…

Tandis qu’il la saluait, Agnès donna raison à Potentin : ce voyageur inconnu ne venait pas de n’importe où. En dépit de l’âge il était de ces hommes qu’une femme reçoit toujours avec plaisir. Elle allait traduire cette impression mais le chanoine ne lui en laissa pas le temps.

— Les miennes en ont gardé le souvenir pour l’avoir entendu plus souvent que vous ne pensez. Et je n’ai pas oublié votre visage… bien que vous ayez changé.

Le bailli se tourna vers l’auteur de cette remarque où le sarcasme rejoignait la colère. Un instant, ils restèrent là, face à face, sans un geste, un peu à la manière de duellistes qui se jaugent avant d’engager les armes. Dans les yeux de l’officier passa une flamme amusée :

— L’abbé Tesson ?…

— Lui-même, monsieur le chevalier ! Et je suis chanoine !

— Et moi je suis bailli ! Nous sommes montés en grade l’un et l’autre. Pourtant je ne suis pas certain que votre… affection pour moi ait grandi en même temps. Vous ne m’aimiez guère…

— Je ne vous aime pas davantage. Et je vous trouve bien de l’audace à vous présenter ici. Vous… vous ne… ne devriez même pas co… connaître l’existence de Mme Tremaine, bredouilla le vieil homme que la colère faisait bégayer. Co… comment l’avez-vous trouvée ?

— Assez simplement ! Je suis allé hier à Nerville où je n’ai trouvé qu’un tas de pierres et un jeune homme. Nous avons parlé. C’est chez lui que j’ai passé la nuit avant qu’il me conduise jusqu’ici. J’ai appris de lui bien des choses qui m’ont fort attristé…

— Seulement a… attristé ? Elles auraient… d…û… vous f… faire comprendre qu’il f… ffallait vous… éloigner !

D’abord médusée, Agnès suivait maintenant cet étrange dialogue avec une attention passionnée et en se gardant bien de l’interrompre. Le nouveau venu eut un mouvement d’épaules où entrait autant de lassitude que de dédain :

— Quand on arrive au soir de la vie, monsieur le chanoine, et que, cette vie, on l’a passée à courir les mers ou à désespérer rivé aux chaînes de l’esclavage, on éprouve le besoin de revoir les lieux qui vous ont été doux.

— Je peux comprendre. Cependant encore faut-il ne pas réveiller les douleurs assoupies.

Trouvant tout de même que l’on faisait bon marché de sa présence, Agnès jugea qu’il était temps pour elle d’intervenir. Elle se leva mais déjà le chanoine venait à elle :

— Ce qui se passe ici, Madame, doit vous demeurer entièrement étranger. Veuillez nous permettre de sortir, Monsieur et moi, et d’aller discuter de ce qui nous occupe en dehors de votre maison.

Le ton ne lui plut pas et elle fronça les sourcils :

— Est-ce que vous ne vous arrogez pas des droits excessifs, monsieur le chanoine ? Comme vous venez de le dire, cette maison est la mienne. M. de Saint-Sauveur y est venu de sa pleine volonté avec, si je l’ai bien compris, le désir de saluer en moi la dernière des Nerville. Souffrez qu’il n’en sorte qu’à ma seule invitation !

— Madame, Madame, vous ne savez ce que vous dites ! Il s’agit là d’une affaire grave et…

— S’il est question d’une affaire grave, fit Guillaume qui venait d’entrer sans que personne s’en fût aperçu, on pourrait peut-être me la soumettre ? De quoi parlez-vous donc, monsieur Tesson ? Vous voilà tout ébouriffé ! Puis se tournant vers sa femme : Potentin me dit que vous avez un visiteur, Agnès. Je suppose qu’il s’agit de Monsieur et j’espère que vous nous ferez la grâce de nous présenter, ajouta-t-il avec un de ces sourires qu’il savait rendre irrésistibles.

Celui qu’Agnès lui offrit était si lumineux qu’il en fut un instant ébloui :

— Avec un très grand plaisir, mon ami ! Monsieur le bailli, voici mon époux, Guillaume Tremaine. Il n’est pas gentilhomme de naissance mais, en ce qui le concerne, c’est la naissance qui a tort. Il mériterait cent fois de l’être… Quant à vous, mon ami, j’espère que vous ferez grand accueil à un voyageur venu de plus loin encore que vous-même. Il est celui que je désirais rencontrer depuis des années et je souhaite qu’il ne me tienne pas rigueur de brusquer un cérémonial qui ne me paraît guère de saison. Je vous présente donc à M. le bailli de Saint-Sauveur appartenant comme son titre l’indique à l’Ordre souverain de Malte… et dont j’ai tout lieu de croire qu’il est mon père…

Une triple exclamation de stupeur salua cette étonnante déclaration. Celle de Saint-Sauveur fut une protestation :

— Madame ! Je ne sais d’où vous tirez cette assurance mais croyez que…

— Je vous en prie ! Ne prenez pas la peine de nier, ce serait me faire beaucoup de peine. Pulchérie Osbern qui m’a élevée m’a tout dit lorsque j’étais si malheureuse, si honteuse aussi d’être la fille du comte de Nerville. Elle ne se souvenait plus très bien de votre nom mais tout à l’heure, le profond mécontentement de notre cher chanoine lors de votre apparition a été plus que révélateur. N’était-il pas le confesseur de ma pauvre mère ?

— En ce qui me concerne, je n’ai à reprocher à M. de Saint-Sauveur que d’avoir poursuivi de ses assiduités une femme mariée qui, je le crains, a souffert de son départ brusqué. La confession ne saurait entrer en ligne de compte. Même si j’étais autorisé à en violer le secret, je n’aurais rien à dire car je n’entendais plus Mme de Nerville à cette époque. Son époux ne m’aimait guère. Il est rentré peu après et il m’a interdit sa maison…

— Pourquoi Pulchérie m’aurait-elle menti ? coupa Agnès. Rien de ce qui touchait ma mère ne lui était inconnu. Peut-être même n’a-t-elle pas tout révélé mais cela au moins elle me l’a avoué…

— Madame ! Vous me voyez infiniment gêné ! fit le bailli qui semblait effectivement mal à l’aise.

Guillaume pensa qu’il était temps pour lui de s’en mêler. Il alla vers le bailli les deux mains tendues :

— Je le conçois sans peine, Monsieur, pourtant souffrez que je vous accueille… comme étant de la famille. La joie que vous venez de procurer à mon épouse est sans prix pour moi et je pense qu’elle a été voulue par celle qui a payé si chèrement le bonheur de lui donner le jour. Je suis sûr qu’elle se réjouit de cet instant. Soyez le bienvenu, monsieur le bailli et veuillez, dès à présent, considérer cette maison comme vôtre !

Le chanoine, lui, venait de se laisser retomber dans la bergère où il s’épanouissait si douillettement peu de temps auparavant :

— Mon Dieu ! C’est le monde à l’envers ! gémit-il. Il est grand temps pour moi de chercher un endroit de paix et surtout de solitude ! Pensez-vous proclamer à la face du monde l’arrivée de ce beau-père tellement inattendu ?

— Qui parle de proclamer quoi que ce soit, l’abbé ! Personne n’a besoin de savoir ce qui s’est dit ici aujourd’hui et j’ose espérer que vous tiendrez votre langue ?

— Monsieur Tremaine, vous m’offensez ! s’écria le vieux prêtre indigné.

— Ce n’était pas mon intention et vous le savez bien. Je veux seulement vous faire comprendre que le secret restera entre nous. Il sera facile de trouver à M. de Saint-Sauveur un statut de vieil ami de la famille, ou de cousin qui lui permettra de séjourner ici aussi souvent et aussi longtemps qu’il le souhaitera en recevant l’affection de tous sans entacher le moins du monde l’honneur d’une défunte dont le souvenir est vénéré.

Se sachant vaincu, M. Tesson n’insista pas. Que pouvait-il ajouter ? Là, devant lui, Agnès venait de prendre dans ses bras le vieux marin qui ne parvenait pas à cacher son émotion. Elle posa un baiser sur chacune de ses joues :

— Je n’ai pas le droit de vous appeler mon père, dit-elle, mais au moins je pourrai vous embrasser autant que je le voudrai…

Guillaume considérait le couple avec satisfaction. Il ressentait la divine sensation d’avoir à jamais chassé loin de son toit l’ombre maléfique du vieux Nerville, damné à la face du ciel et dont le corps devait pourrir quelque part sous les sables de la baie. Il serait tout de même étonnant qu’après cela Agnès reparlât jamais d’accoler le nom maudit à celui des honnêtes Tremaine !

Dans la matinée du lendemain, le bailli quitta les Treize Vents regretté de tous après avoir promis un prompt retour qui n’aurait peut-être jamais lieu. Il se rendait d’abord chez lui, à Saint-Sauveur. Ensuite il devrait se remettre à la disposition de l’Ordre. À moins que le service du Roi ne le réclamât. Ce qui était probable étant donné les bruits qui couraient sur la situation critique de la famille royale.

Il était satisfait de ces quelques heures passées chez les Tremaine. C’était bon pour ce solitaire voué en parties égales au service de Dieu et au respect quasi fanatique de la Monarchie, de savoir qu’il y avait désormais pour lui aux confins extrêmes du royaume là où la terre se dissout dans la mer, un havre de miséricorde, un lieu d’asile, un refuge enfin ! Et cela confortait son courage…

Tout de même, avant de piquer vers les profondes forêts de son solage natal, il s’en alla, comme il l’avait promis, serrer la main de Gabriel puis déposer, en pliant le genou, un brin de bruyère au seuil d’une tombe isolée sur la lande…


Ce fut ce matin-là que Kitty vit le colporteur.

Elle était descendue au jardin afin d’y cueillir des poires pour Mme Perrier dont les rhumatismes, accentués par l’humidité des derniers jours, raidissaient douloureusement l’échine. L’homme la héla par-dessus la haie et d’abord elle ne comprit pas grand-chose à son discours parce que la langue française, bien que lady Tremayne s’appliquât depuis deux ans à l’y habituer, lui était encore peu familière…

What ?… Que vouloir ?

— J’ai des rubans, du fil, des aiguilles, des boutons de toutes les couleurs. Et puis des lacets, des mouchoirs de cou, des livres d’piété et même deux almanachs mais, dame, y sont un peu « passés » vu qu’l’année est aux trois quarts usée. Ça veut pas dire qu’y a plus d’intérêt : des r’cettes de cuisine, des conseils, des belles histoires et puis, bien sûr, j’fais un prix.

Au lieu d’approcher, Kitty, éberluée par ce déluge de paroles dont elle ne saisit pas la moitié, rebroussa chemin vers la maison. Alors Adrien força la voix :

Vous avez pas l’air d’comprendre c’que j’vous dis ! Faut pas vous ensauver ! On a toujours besoin d’la boîte du colporteur, ajouta-t-il en élevant au-dessus des branches l’espèce de coffre plat en cuir bouilli, qu'il portait pendu à son cou par une large bretelle et où se trouvait sa marchandise.

— P’t’être qu’vous êtes pas d’ici mais alors faut appeler quéqu’un d’autre parc’que c’est l’ dernier passage…

Il criait si fort que Kitty n’eut pas besoin d’aller chercher Marie-Jeanne Perrier. Celle-ci sortit d’elle-même et, un poing sur la hanche, l’autre main en auvent au-dessus des yeux, elle considéra sévèrement le nouveau venu.

— Je ne te connais pas ? cria-t-elle sans bouger de son seuil. Comment ça s’fait-y que c’est point le François qui passe ?

— L’est malade alors c’est moi qui l’remplace ? On f’ra part à deux voilà tout !

C’était presque vrai. Après une courte enquête Buhot avait réussi à dénicher le colporteur qui faisait des tournées régulières dans les fermes de la côte Ouest. C’était un homme déjà âgé et il ne fut pas difficile, moyennant finances bien entendu, de le convaincre de se laisser remplacer pendant quelques jours. Le plus ardu fut d’obliger Adrien à entrer dans son rôle et à s’astreindre – lui un nouvel élu ! – à traîner ses galoches le long des mauvais chemins en proposant sa camelote aux ménagères. Mais, dûment chapitré, on en vint à bout et après deux jours de cet exercice, il finit même par prendre une sorte de plaisir à son nouveau métier. Les fermières le recevaient plutôt bien. On lui offrait le coup de cidre et souvent aussi un bon souper avant de l’envoyer coucher dans le foin de la grange. Et puis on apprenait des choses bien que, dans le pays, on fût peu causant de nature : les dames des Hauvenières excitaient une curiosité difficile à réprimer. La grande dame anglaise surtout – on disait que c’était une duchesse et même la favorite du roi George ! – dont la beauté, entrevue par quelques-uns, était de celles d’où naissent les légendes.

La mission d’Adrien était simple mais assez périlleuse : il devait voler quelque chose, un objet tenant d’assez près à la dame pour que, placé sous les yeux de Mme Tremaine, il la convainquît de son infortune.

Pour l’instant l’affaire se présentait mal. La femme Perrier ne semblait guère disposée à ouvrir sa porte. Adrien pensa qu’il fallait l’encourager :

— Vous n’allez pas me laisser repartir sans m’acheter quelque chose ? pria-t-il. Les gens sont près d’leurs sous en c’moment et moi faut tout d’même que j'gagne ma vie ! J’vous jure qu’j’ai des bricoles intéressantes : des belles épingles d’corsage surtout !… Laissez-moi vous les montrer.

La malice du Destin voulut que ce fût Marie-Douce elle-même qui introduisit le mauvais gars. Attirée par sa plaidoirie, elle parut auprès de Mme Perrier et, à sa vue, Adrien ébloui oublia presque ce qu’il venait faire là. Jamais ses yeux n’avaient contemplé créature si lumineusement belle ! Dans une simple robe de fin drap lilas orné du grand fichu de mousseline blanche à volant qui se croisait sous les seins en dessinant bien la poitrine pour se nouer derrière la taille, elle ressemblait avec ses longues boucles de soie pâle glissant sur son cou fragile à l’un de ces anges aux grandes ailes peints sur un vitrail à l’église de Quettehou. Elle sourit à l’ébahissement si évident du marchand ambulant :

— Venez me montrer ce que vous avez ! dit-elle gentiment. Je suis certaine que nous avons besoin de petites choses : hier même Kitty se plaignait de manquer de fil…

Il fallut bien en passer par son désir et Adrien Hamel, le cœur battant d’une joie sauvage, pénétra dans ce qu’il appellerait, plus tard et une fois convenablement imprégné de la rhétorique ampoulée des révolutionnaires, « le repaire des amours illicites et coupables de sieur Tremaine ».

À l’intérieur, l’œil avide du faux colporteur eut vite jaugé l’élégance simple des meubles et des objets, et s’arrêta un instant sur le portrait de l’officier qui, du haut de son cadre, le toisait d’une moue tellement dédaigneuse qu’Adrien eut envie de lui tirer la langue. Encore un de ces sales aristos dont il était urgent de se débarrasser ! Celui-là, au moins, faisait preuve de bon sens puisqu’il était déjà mort !

Sur une table, il y avait une « ménagère » : la boîte de couture d’une chambrière de bonne maison ; doublée de rouge avec de jolis outils de travail : des ciseaux fins représentant une cigogne, un œuf d’ivoire pour les reprises, des navettes et des étuis d’écaille. Tout cela cependant n’avait rien de personnel donc rien d’intéressant. Adrien sembla se consacrer à l’étalage de ses marchandises. Les trois femmes l’entourèrent mais, à cet instant, éclatèrent à l’étage les pleurs d’un enfant et la belle dame se précipita vers l’escalier en disant seulement :

— Prenez ce qui vous plaira, l’une et l’autre et venez chercher de quoi payer !…

À cet instant le regard du faux colporteur fut attiré par une petite pile de linge posée sur une chaise placée à côté de la boîte de couture. Des chemises de femme et des camisoles attendant certainement une réparation et il brûla d’envie d’en prendre une. Celle du dessus, par exemple, une jolie chose fine portant la lettre M brodée au milieu de fleurs et d’oiseaux, mais comment faire pour s’en emparer ?

S’écartant un peu de Mme Perrier et de Kitty qui examinaient sa marchandise, il allait tendre la main vers l’objet de sa convoitise quand la vieille femme se retourna :

— J’aurais besoin d’un bout de ruban blanc pour en changer sur un bonnet et je n’en vois pas…

— J’en ai plus, ma pauv’dame ! C’est ça l’chiendent mais si ça vous arrange j’peux revenir après-demain ? Ça s’rait bien l’diable si j’en trouvais pas à La Haye-du-Puits où j’vais r’monter tout à l’heure ?

— Ça serait beaucoup de peine pour pas grand-chose ! Mais c’est d’un bon commerçant de le proposer. Tiens, je vais prendre ce gris-là. Il fera aussi bien l’affaire : le bonnet n’est pas tout neuf et moi non plus.

— Comme vous voudrez ! C’était d’bon cœur…

Il ne savait plus qu’imaginer pour rester un peu plus longtemps. Pas facile ! Ces deux bonnes femmes rassemblaient leurs emplettes et faisaient le compte. Soudain, il eut une idée lorsqu’il vit la petite blonde se diriger vers l’escalier pour demander de l’argent à « Madame » :

— Si c’était d’vot’bonté, soupira-t-il, vous pourriez pas m’bailler un peu d’eau ? J’ai la langue comme du carton.

Marie-Jeanne lui lança un coup d’œil amusé. Le nez de ce garçon ne ressemblait guère à celui d’un buveur d’eau :

— Tu ne préférerais pas un coup de cidre ?

— Ah… j’dis pas non mais j’voudrais pas vous causer du dérangement…

— C’est bien peu de chose…

Elle se dirigea vers la cuisine et, dès qu’il eut vu disparaître sa jupe noire, Adrien fondit sur le linge, et fit disparaître une des chemises sous sa blouse. Le cœur lui battait à tout rompre quand Mme Perrier lui apporta un gobelet plein de cidre encore mousseux. À présent, il avait hâte de filer d’ici. Aussi, avala-t-il d’un seul coup ce qu’on lui offrait. Puis, comme Kitty redescendait, il prit les quelques pièces qu’elle lui tendait et rendit la monnaie d’une main qui tremblait un peu. Après quoi il remercia, salua de son mieux et retrouva l’air libre avec une extraordinaire sensation de soulagement mais, une fois sur le chemin, il dut se forcer pour ne pas jeter sa boîte aux orties et prendre ses jambes à son cou. Ce fut seulement après le tournant marqué de trois saules, qu’il pressa le pas et même se mit à courir en dépit du poids de son chargement. Il ne serait tranquille qu’une fois arrivé à Port-Bail où l’attendait Quintal. Si on s’apercevait du vol dans les minutes suivant son départ, il risquait fort de voir Gilles Perrier et ses chiens se lancer sur sa trace et son complice lui avait bien recommandé d’y prendre garde.

Cependant, rien ne se passa et ce fut triomphalement qu’il déposa entre les mains de Germain Quintal la courte et délicate pièce de lingerie. Celui-ci demeura un instant rêveur devant cette blancheur fragile que ses grosses pattes caressèrent avec une espèce d’avidité :

— C’est bien dommage que tu n’aies pas rapporté aussi ce qui se met dedans ! Il a trop de chance, le Tremaine ! Va falloir s’arranger pour lui en faire passer le goût…

V LA GRANDE LESSIVE

Comme dans toutes les maisons d’importance on faisait, aux Treize Vents, la lessive deux fois l’an. Il s’agissait d’une opération de grande envergure à laquelle participaient toutes les femmes de la maisonnée plus quelques autres recrutées dans les villages voisins. La maîtresse en était, non la dame du lieu, mais une spécialiste que l’on appelait « la lessivière ». Celle-ci se louait dans les grandes demeures, les châteaux et se trouvait alors responsable de la quantité de linge qu’une fille de bon lieu se devait d’apporter en se mariant. On disait d’un trousseau valable qu’il était bien « censé », c’est-à-dire composé d’un cent de toutes pièces de linge, des draps aux mouchoirs.

Celle qui venait chez les Tremaine comme chez le marquis de Légalle, les Rondelaire, les maîtres de Durécu, de Réville ou d’Ourville se nommait Gervaise Morin et venait de Quettehou. C’était une femme d’une quarantaine d’années un rien autoritaire mais fort entendue et l’on savait qu’avec elle tout jusqu’à la plus minime serviette serait blanchi, repassé, compté et quasi répertorié avec un minutieux scrupule. Et cela quel que soit le nombre des lavandières.

Les périodes habituelles de lessive étaient le printemps quand on vidait les armoires pour le nettoyage et la fin de l’été pour que le linge séché au soleil puisse être rangé dans sa bonne odeur de plantes déjà jaunies, bruyères, pins, fougères… Cela durait trois jours.

Le premier on empilait dans des charrettes paniers et lavandières pour les conduire au « douet ». Tremaine avait aménagé celui des Treize Vents sur le ruisseau alimentant le petit étang de la ferme avec des pierres inclinées pour le confort et un auvent contre les intempéries. Là, au milieu des caquets, des chansons et des claquements de battoirs, le linge était essangé, savonné, battu, tordu puis remis dans ses corbeilles afin de gagner la pucherie.

Il s’agissait d’un local spécial – Tremaine l’avait construit près de la ferme et du douet – muni d’une grande cheminée où se trouvait un chaudron contenant de la cendre de paille de sarrasin qui, comme chacun le savait dans la région, était la meilleure pour la lessive.

L’opération principale se déroulait dans une immense cuve aux douves cerclées comme un tonneau et déposée sur un vigoureux chevalet-trépied. Cette espèce de gros tonneau largement ouvert présentait, au fond, un trou que l’on bouchait avec du glui. Puis on procédait au remplissage qui commençait par l’étalage de branches de houx afin de faciliter la circulation de l’eau. Sur ce lit piquant, on disposait un vieux drap après quoi le linge lui-même était placé en commençant par le plus lourd : draps, nappes, taies, serviettes, pour aller vers le plus fin : chemises, jupons, etc. Ceci fait, on couvrait d’un autre vieux drap appelé carrier sur lequel on jetait de la cendre de bois et du laurier.

Pendant ce temps, dans la marmite, l’eau et sa cendre de sarrasin chauffaient doucement. Lorsqu’elle était tiède et à l’aide d’un puchoir – sorte d’énorme louche de deux ou trois litres – on mouillait le linge qui s’imbibait jusqu’au fond, après quoi l’eau s’écoulait lentement le long des brins de glui dans une chaudière identique à celle de la cheminée placée sous la cuve. Un peu plus tard, on remettait de l’eau plus chaude pour en arriver enfin à l’eau bouillante. Ce qui constituait une « bouillie ».

Ceci fait, on récupérait l’eau de la timbale pour la remettre au feu et l’on recommençait toute l’opération. Après la septième « bouillie » on retirait le linge fin mais le gros en subissait quatorze. Inutile de préciser que cette journée-là, pour laquelle d’ailleurs on réquisitionnait des hommes étant donné le poids des chaudrons, se révélait la plus dure et que l’on en sortait à la fois rompus et trempés par les vapeurs d’étuve.

Le troisième jour, on retournait au douet avec les charrettes où le linge reposait sur de la paille tressée bien propre et l’on procédait alors au rinçage à grande eau. Les langues retrouvaient toute leur agilité sous la fraîcheur des saules et dans les senteurs aromatiques du linge bien lavé.

Aux Treize Vents, seules Agnès, Clémence Bellec, la nourrice d’Adam et la gouvernante d’Élisabeth se voyaient naturellement dispensées de la corvée. Adèle Hamel aussi, en qualité de cousine, mais dans ces circonstances, elle prêtait la main au repassage où elle excellait. C’était à elle que l’on confiait le plus volontiers le linge de la famille lorsque revenait le temps de la grande lessive.

On avait prévu, aux Treize Vents, une vaste lingerie pourvue de placards, de deux longues tables à repasser et d’un grand fourneau pour tenir les fers au feu. Adèle s’emparait d’une des deux tables et commençait à officier dès que les corbeilles revenaient des champs. Tout était donc disposé au mieux pour la réalisation du plan qu’elle avait tracé lorsque son jumeau lui avait remis le produit de son larcin aux Hauvenières.

— Tu n’aurais pas pu trouver mieux, petit frère ! exulta-t-elle. Si, lorsque j’en aurai fini, le ménage Tremaine ne vole pas en éclats c’est qu’en vérité je suis la dernière des sottes !

Le projet était tout simple. À la grande « pucherie » d’automne, on lavait les amples vestes de toile blanche, assez semblables à celles des planteurs de Saint-Domingue ou de la Martinique, que Guillaume aimait à porter sur son domaine par les jours chauds. Il en possédait une dizaine qu’Adèle eut tôt fait de repérer sur le dessus d’une corbeille.

Elle prit la première, commença à l’étirer dans tous les sens et, après s’être assurée d’un vif coup d’œil que personne ne prêtait attention à ce qu’elle faisait, elle tira de sous son tablier la chemise de Marie-Douce qu’elle avait lavée et séchée la veille au soir mais sans la repasser bien sûr et la fourra dans l’une des larges poches de l’habit… Puis elle étala celui-ci sur sa table en le lissant soigneusement de la main. Naturellement l’une des poches présentait un bizarre gonflement :

— Tiens ! fit-elle à l’intention de Lisette, la femme de chambre d’Agnès qui officiait à l’autre table. Qu’est-ce que c’est que ça ? On a laissé quelque chose dans cet habit avant de le mettre à laver ?

— Ça m’étonnerait ! fit la jeune fille. Madame Gervaise passe toujours une inspection si sévère quand elle trie le linge…

— Il faut croire que ça lui a échappé ! Oh…mais c’est une chemise ? Et une belle même ! Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vue à ma cousine. En tout cas cela ne dit pas ce qu’elle fait dans la poche de mon cousin !

Lisette se mit à rire d’un air entendu mais en rougissant furieusement :

— Peut-être que c’est lui qui l’a donnée à Madame ? Il a dû vouloir qu’elle l’essaie devant lui… et puis après il lui a retirée… et il l’a fourrée dans sa poche sans y penser parce qu’il avait d’autres chats à fouetter !

Et de rire ! Mais Adèle ne rit pas. Elle fronça même ses pâles sourcils :

— Viens donc voir !… C’est une chemise de ma cousine, ça ?

Lisette approcha pour mieux considérer les motifs brodés sur la fine batiste ; une lueur d’incompréhension traversa son regard toujours tellement paisible qu’il tirait un peu sur le bovin :

— Ma foi, je ne l'ai jamais vue moi non plus. Et puis… qu’est-ce que c’est que cette lettre ?

— Un « M » à coup sûr ! Et pourquoi donc ma cousine qui s’appelle Agnès porterait-elle du linge marqué comme voilà ? Non, selon moi, cette chemise est à quelqu’un d’autre…

— Mais qui ?… Oh, Bonne Sainte Vierge ! s’exclama Lisette réalisant enfin ce que cela pouvait signifier. Est-ce que notre Monsieur aurait une bonne amie ?…

Adèle lui appliqua vivement sa main sur la bouche :

— Chut !… Écoute, Lisette ! Tu ne parles à personne de notre trouvaille. Ça pourrait te porter tort. Le mieux est que tu n’aies jamais vu ce morceau de tissu. Alors tu oublies tout ce que nous venons de dire ! Entendu !

— Pour sûr, Mademoiselle Adèle ! Je ne veux pas être mêlée aux histoires de nos maîtres. Vous avez raison quand vous dites que je pourrais en éprouver du mal… mais, vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Moi ? rien du tout ! répondit Adèle en remettant la lingerie dans sa poche. Il faut que j’en sache un peu plus long. Ensuite, je verrai. Ma cousine est si bonne avec moi que je ne permettrai jamais qu’on lui fasse tort !… À présent, assez bavardé ! L’ouvrage attend…

En reprenant son repassage, Adèle souriait à un avenir qu’elle espérait bien mener selon ses désirs. Tout se déroulait au mieux. Lisette était une fille simple et gentille qui pour rien au monde ne bavarderait à tort et à travers mais qui, le moment venu, pouvait servir de témoin. Ce qu’il fallait éviter à tout prix c’est que l’affaire vînt aux oreilles de la lessivière. Un objet oublié dans une poche, fût-ce un simple mouchoir, apparaîtrait comme une atteinte à sa compétence professionnelle. Il suffisait d’attendre, à présent, que le grand remue-ménage soit terminé et que les Treize Vents retrouvent leur calme habituel.

Sûre d’elle-même, Adèle attendit.

Ce fut deux jours après le départ de Gervaise Morin que la bonne âme résolut enfin de passer à l’action. Agnès était seule au logis. En se rendant la veille aux Treize Vents pour emprunter un peu de sucre comme cela lui arrivait fréquemment – lorsque ce n’était pas du sucre, c’était de la farine, de l’huile, des épices, du chocolat ou du café ! – Adèle s’était assurée qu’elle trouverait Mme Tremaine. Ou du moins elle l’espérait. C’était compter sans Rose de Varanville arrivée en fin de matinée et retenue à déjeuner.

Lorsqu’elle pénétra au salon, Mlle Hamel trouva les deux amies en train de bavarder et fut bien obligée de jouer la confusion : elle était navrée de déranger, son intention étant seulement de saluer sa cousine et de passer quelques instants en sa compagnie mais elle allait se retirer sur l’heure :

— Il n’y a rien que je déteste autant qu’être importune, conclut-elle avec un sourire confus. Clémence aurait dû me dire que Mme la baronne était là…

Ne soyez pas stupide ! fit Agnès avec bonté. Clémence sait parfaitement que je vous vois toujours avec plaisir, Adèle, et, de toute façon, Mme de Varanville parlait justement de prendre congé. Restez !

Rose qui, d’instinct, détestait Adèle aurait donné n’importe quoi pour prolonger sa visite mais elle venait d’annoncer que sa tante de Chanteloup arrivait dans l’après-midi chez elle en compagnie de la vieille marquise d’Harcourt pour passer la nuit au château en attendant de rejoindre son propre manoir. Il était impossible de ne pas être au pied de l’escalier pour accueillir les deux douairières.

Elle partit donc, raccompagnée jusqu’au vestibule par son amie mais en profita pour lui faire entendre sa façon de penser :

— Tu as tort, Agnès, de recevoir cette fille comme si elle était des nôtres, lâcha-t-elle d’un coup sans s’encombrer de préliminaires. Tu lui donnes trop d’importance et un jour elle en abusera.

Agnès haussa les épaules et leva les yeux au plafond :

— C’est incroyable ! Ma parole, vous vous passez le mot, toi et Guillaume ? Il la déteste alors qu’elle est sa cousine germaine…

— S’il fallait se mettre à aimer tous ses parents, la vie ne serait plus tenable. Guillaume préférerait sûrement que tu te penches un peu moins sur ses liens familiaux.

— C’est possible mais moi je l’apprécie. Elle est toujours prête à rendre service ; elle est douce et compréhensive…

— Une fieffée hypocrite, oui, voilà ce qu’elle est ! J’en donnerais ma main au feu et ma tête à couper !

Agnès se mit à rire en considérant tour à tour le frais visage auréolé de flammes brillantes et les petites mains potelées de la jeune Mme de Varanville :

Ce serait dommage ! Je suis certaine que tu perdrais l’une et l’autre. Tu ne connais pas Adèle. Tu ne peux donc pas la juger.

— Oh que si ! C’est toi qui es aveugle. Seulement le jour où tes yeux s’ouvriront, il sera sans doute trop tard et moi je souffrirai de te voir malheureuse parce que je t’aime bien !… Seigneur ! soupira-t-elle en consultant la montre-bijou qu’elle portait à sa ceinture, j’oublie mes douairières ! À bientôt, ma belle ! Et pense à ce que je t’ai dit !

— Promis ! Embrasse les enfants !

Un baiser du bout des doigts et Rose s’envolait vers sa voiture. Agnès resta là un instant, saisie de la bizarre envie de lui courir après. Tout à coup, la présence d’Adèle dans son petit salon l’ennuyait mais surtout elle éprouvait le besoin d’être un peu seule. Peut-être aussi parce que les dernières paroles de son amie creusaient leur chemin dans son esprit… L’impression soudaine qu’un danger l’attendait au-delà de cette porte fermée !

Elle s’y arrêta un instant, hésitant à remonter dans sa chambre pour faire dire à sa visiteuse qu’elle se sentait souffrante, mais elle chassa vite cette impulsion qu’elle jugea stupide. Comment la pauvre Adèle, toujours si prévenante et si gentille, pouvait-elle constituer une menace ? En tout cas, elle, Agnès, n’entendait pas faire siennes les préventions de Guillaume et de Rose qui, comme toutes les préventions, ne présentaient aucune base solide. Elle entra au moment précis où Adèle se mouchait bruyamment puis s’essuyait les yeux d’un geste vif.

— Mais… vous pleurez ? s’étonna Mme Tremaine. Qu’avez-vous, cousine ?

— Rien du tout… Une poussière, je pense, fit-elle d’une voix suffisamment tremblante pour qu’Agnès ne crût pas un mot de ce qu’on lui assurait. Elle prit Adèle par le bras et la conduisit jusqu’à un petit canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle :

— Voyons ! Dites-moi ce qui ne va pas ! Vous savez quel intérêt je vous porte…

— Oui… et c’est pourquoi je suis si malheureuse ! Je vous en supplie, ma cousine, ne m’interrogez pas plus avant et permettez-moi, au contraire, de me retirer…

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne… je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir mal… Alors, je vous en prie, laissez-moi !…

Se levant vivement, Adèle s’élança vers la porte. Sans trop de hâte toutefois : juste ce qu’il fallait pour permettre à Agnès de la devancer…

— Vous en avez trop dit… ou pas assez ! Et puisque je suis en cause, je veux savoir ! Je vous jure, Adèle, que vous ne sortirez pas d’ici sans avoir parlé !

La cousine leva sur elle un regard d’épagneul malheureux et parut livrer un intense combat intérieur. Finalement, elle se laissa tomber sur une chauffeuse et soupira :

— J’ai peur que vous ne me détestiez. Tout ce qui touche à mon cousin vous est tellement sensible…

Agnès pâlit brusquement :

— Mon époux ?… Vous avez quelque chose à lui reprocher ?

— Oui… Puis dans une soudaine explosion de rage et de fureur : Il est mauvais !… Tellement mauvais !… Un homme sans honneur et sans foi !… Oh, sûr qu’il ne vous mérite pas…

Insensible à la flatterie, la jeune femme s’écria, indignée :

— De quel ragot êtes-vous en train de vous faire l’interprète… et dans la maison de celui que vous accusez encore ? Je ne vous aurais jamais crue capable de cette vilenie !

— S’il ne s’agissait que d’un bruit quelconque, je n’en aurais pas été affectée. Des calomnies, j’en ai déjà entendu sans y prêter la moindre attention : c’est un homme trop différent des autres pour ne pas donner prise à une malveillante curiosité. Ou du moins, je le croyais…

— Vous croyiez quoi ?

— Qu’il était différent… Malheureusement il n’en est rien ! C’est un homme, voilà tout !

— Mais enfin expliquez-vous ! cria Mme Tremaine hors d’elle. Si vous avez une accusation à formuler, portez-la franchement… et avec une preuve. Ou alors sortez ! Tout compte fait, je crois que ce serait la meilleure solution… Je regrette de vous avoir accueillie ici !

D’une poche dissimulée dans sa jupe, Adèle tira la pièce de linge avec une intense jubilation intérieure. Si le ménage de Guillaume résistait à cette affaire, elle voulait bien être chassée à jamais de cette maison si convoitée cependant !

— Vous voulez une preuve ? Est-ce que ceci vous convient ?

— Qu’est-ce donc ? murmura Agnès, sa colère abattue sous le coup d’une subite inquiétude.

— Une chemise. L’autre tantôt, en repassant une des vestes de mon cousin, je l’ai trouvée dans la poche… Et je ne crois pas qu’elle vous appartienne ?

Les mains de la jeune femme tremblèrent quand ses doigts touchèrent le fragile tissu et plus encore quand ses yeux déchiffrèrent le monogramme fleuri avec une stupeur incrédule :

— C’est impossible ! fit-elle sourdement… Dans sa poche, dites-vous ?… En comptant le linge, avant la lessive, Gervaise Morin se serait aperçue de la présence de cette… de cet objet !

Adèle haussa les épaules la mine de plus en plus grave.

— Pourtant elle ne l’a pas trouvée. Rien d’étonnant d’ailleurs : la toile des vestes a de la tenue et ce linge est si mince… si léger ! On doit tout voir au travers, ajouta-t-elle avec une cruauté calculée qui porta : la pâleur d’Agnès s’accentua et les ailes de son nez se pincèrent. À tel point que la vipère s’effraya : si Mme Tremaine perdait connaissance, il faudrait appeler à l’aide et Adèle ne tenait aucunement à voir Lisette, et moins encore Clémence Bellec, intervenir dans sa pièce si bien préparée…

— Vous n’êtes pas bien ? s’enquit-elle avec sollicitude. Mon Dieu, si j’avais pu penser que vous attacheriez tant d’importance à ce chiffon…

— Qui vous dit que j’y attache de l’importance ? fit Agnès avec un dédain que l’autre ressentit comme une gifle. Après tout, pourquoi n’auriez-vous pas placé vous-même ce linge dans la veste ? Je sais que vous détestez mon époux…

Du coup, Adèle éclata en sanglots : elle était de ces femmes capables de pleurer sur commande :

— C’est vrai, je le déteste… mais c’est seulement parce qu’il ne vous aime pas assez… Et vous m’accusez, moi ?… Mais co… comment est-ce que j’aurais pu trouver du linge aussi fin… aussi cher ? Je ne suis qu’une pauvre fille dont le seul tort… est de s’être attachée… à vous !

Elle se tordait les mains de façon très convaincante et avec une telle expression de désespoir qu’Agnès sentit la pitié lui revenir.

— Soit !… Les mots ont dépassé ma pensée… Je vous prie de me pardonner, mais admettez que l’on peut tout imaginer…

— Tout sauf la vérité, n’est-ce pas ? Après tout, ajouta la fille avec amertume, que peut-il y avoir d’étonnant à ce que le beau Monsieur Tremaine ait une maîtresse… ou deux… ou dix ? Est-ce qu’ils ne font pas tous la même chose quand leurs femmes portent leurs enfants ?

— Taisez-vous ! ordonna Agnès. Ceci ne prouve rien. Ce peut être un mauvais tour joué à mon époux. L’esprit de certaines gens se révèle parfois si tortueux !

— Je le penserais comme vous s’il n’y avait… hélas !… un fond de vérité…

Dans un élan elle se jeta à genoux aux pieds de la jeune femme dont elle saisit les mains :

— Oh ma chère, ma bonne cousine, si belle et si douce, comment peut-on vous traiter de la sorte ? Voilà longtemps que j’ai conçu des soupçons touchant certains voyages de mon cousin…

Agnès voulut retirer ses mains mais l’autre la tenait fermement :

— Quels voyages ? Ceux vers Granville, je suppose ? Il a là-bas un ami que je n’aime pas…

— Non. Ceux vers Carteret. Il y a là, voyez-vous, un abcès qu’il faut percer. Nous y avons des amis dévoués. Ils pensent, comme moi, qu’il faut obliger cette femme… cette Anglaise à repartir chez elle. Avec son enfant bien sûr…

Mme Tremaine se leva si brusquement que la dénonciatrice manqua choir les quatre fers en l’air et dut s’accrocher à un meuble pour se relever. Et soudain, elle eut peur, mais ce mot ne suffisait pas pour qualifier la déroute qui envahissait son esprit retors et son cœur haineux : comme une furie, Agnès se jetait sur elle, les ongles prêts à griffer, à déchirer. Blême jusqu’aux lèvres, les yeux flambant de fureur, elle ne ressemblait plus du tout à la belle jeune femme élégante et fière qu’elle était voici seulement un instant. Ne restait plus qu’une femelle défendant son territoire et son mâle. Avec un gémissement de terreur, Adèle, jetée à terre, parvint à éviter l’étreinte dirigée vers son cou et profita de ce que son assaillante, ne trouvant rien à saisir, s’affalait sur le tapis pour se relever et courir vers la porte. Là, elle s’arrêta afin d’achever son ouvrage et celle qu’elle venait de blesser si cruellement :

— Si tu ne me crois pas, cousine, va-t’en donc voir ce qui se passe sur les arrières de Port-Bail dans une maison nommée « Les Hauvenières » située sur la rivière d’Olonde et près d’un château qui porte le même nom…

Sans prendre la peine de refermer la porte, elle partit la tête haute, le pas triomphant, en rétablissant l’équilibre compromis de sa coiffe sans voir la petite Élisabeth qui, débarrassée momentanément de Béline, s’amusait à sauter en poussant une pierre sur les dalles du vestibule.

La fillette n’aimait pas Adèle et, faute de pouvoir lui exprimer plus clairement ses sentiments, elle lui tira la langue en faisant une affreuse grimace puis se dirigea vers le salon. Un instant plus tard, ses cris attiraient Potentin qui accourut, trouva Agnès à plat ventre sur le tapis, en pleine crise de nerfs, l’enfant agenouillée auprès d’elle, s’efforçant de la relever et pleurant toutes les larmes de son corps…

— Ma maman est morte ! gémissait-elle, ma maman est morte !…

Potentin l’enleva dans ses bras, non sans peine car ses petites mains étaient agrippées à la robe de sa mère avec une vigueur imprévisible.

— Elle n’est pas morte, affirma-t-il, simplement malade et vous allez m’aider à la soigner en allant chercher Lisette.

Soudain calmée, Élisabeth le regarda gravement au fond des yeux puis se tortilla pour glisser à terre où elle prit sa course vers l’escalier, appelant Lisette de toute sa voix. Celle-ci fut là en un instant. Déjà Potentin avait retourné la jeune femme sous la tête de laquelle il avait glissé un coussin et s’était mis en quête d’un cordial.

— Doux Jésus ! souffla la camériste. Qu’est-ce qui est arrivé à Madame ? Elle est…

Elle n’acheva pas sa phrase, le regard attiré par le paquet de batiste blanche qu’Agnès pétrissait nerveusement dans ses mains et qu’elle reconnut instantanément : « Seigneur ! pensa-t-elle. Pourquoi qu’elle lui a donnée ? Je croyais qu’il fallait garder ça pour nous seules ?… »

Aussi son premier mouvement fut-il d’essayer de reprendre à sa maîtresse ce qu’elle devinait bien être la cause de son état mais Agnès s’y cramponna comme l’eût fait un noyé à une branche d’arbre.

— Laissez ça ! s’emporta Potentin. Nous allons la porter chez elle où vous la délacerez tandis que j’irai chercher Mme Bellec. Elle sait sûrement comment traiter ce genre de malaise…

Un moment plus tard, Agnès reposait sur son lit, faible et visiblement bouleversée mais consciente. On put la déshabiller, mais quand Clémence voulut à nouveau lui enlever la chemise de Marie-Douce, elle eut un cri de protestation et, d’un geste rapide, fourra le linge sous son oreiller.

Durant un long moment, on s’affaira autour d’elle et progressivement elle se calma. Cependant il fut impossible de connaître la raison de son accident :

Un étourdissement sans importance, dit-elle, et devant ce visage fermé, ces yeux qui, en séchant, semblaient prendre la dureté du ciment, personne n’osa insister, même Potentin à qui sa longue fidélité autorisait bien des privilèges. J’espère que l’on n’a pas envoyé chercher le médecin ? demanda-t-elle enfin.

— Sûrement pas ! répondit Clémence. Il ferait beau voir que je ne sache plus soigner un dérangement nerveux. Mais pourquoi Adèle ne vous a-t-elle pas porté secours ? Je l’ai vue arriver peu avant le départ de Mme de Varanville…

— Elle n’est pas restée assez longtemps… Laissez-moi à présent ! Et surtout, quand Monsieur Guillaume rentrera, j’interdis qu’on lui parle de ceci. D’ailleurs, je serai sans doute redescendue à ce moment…

Demeurée seule, Agnès garda un long moment une immobilité de statue. Il lui semblait que si elle bougeait seulement le petit doigt, si elle ouvrait les yeux, elle recommencerait à pleurer et à crier. C’était comme si le seul poids de sa chair maîtrisait l’affolement de son cœur et de ses nerfs à la manière d’un paquet de charpie appuyé sur une blessure ouverte pour empêcher le sang de s’écouler. C’était apaisant cette impression de n’être plus qu’une masse inerte. Un instant, elle pensa même qu’il serait simple d’oublier de respirer pour glisser peu à peu dans une inconscience dont elle ne remonterait plus…

Mais non ce n’était pas si simple ! Pas plus que de s’arracher du cœur l’image de l’homme à cause de qui, tout à l’heure, elle avait manqué devenir folle ! Plus tard, ainsi qu’elle l’avait annoncé, elle sortirait de cette espèce de stupeur qui pouvait s’emparer d’elle à la suite d’une grande peur ou d’un ébranlement profond. La nuit où son premier époux, le vieux baron d’Oisecour, était mort en s’efforçant de la posséder, elle était tombée dans une sorte de catalepsie dont il avait fallu plusieurs jours pour la tirer mais redevenue elle-même, elle en avait ressenti un immense bienfait. C’était un peu comme une renaissance et, au fond, en s’infligeant cette espèce de paralysie elle n’espérait rien d’autre que retomber dans cet état étrange et apaisant.

La brûlure de nouvelles larmes sous ses paupières la rappela brutalement à la réalité. Elle ouvrit les yeux sur la soie blanche du baldaquin où si souvent s’était inscrit le visage ardent de Guillaume lorsqu’il lui faisait l’amour. C’en fut alors fini de la fragile rémission : brutale comme un retour de flamme, une poussée de colère et de désespoir l’assaillit avec une telle violence que la jeune femme se jeta hors d’une couche qui, à présent, lui semblait brûlante.

Haletante, elle courut, en trébuchant, à son cabinet de bains, remplit d’eau froide la grande cuvette de porcelaine et y plongea son visage sans se soucier de tremper ses cheveux. Quand elle se redressa, ils inondèrent ses épaules et sa poitrine d’une fraîcheur salutaire. En même temps, la grande glace ovale placée au-dessus de la toilette lui renvoya l’image d’une inconnue qui ressemblait à une noyée. Cette grande femme blême sous les longues mèches noires collées à sa peau lui fit horreur et, en quelque sorte, la sauva en l’empêchant de s’enfoncer plus avant dans les gouffres sinistres du désespoir. L’orgueil vint au secours du cœur saignant. Allait-elle vraiment, elle, une Normande de grande race, descendante des Saint-Sauveur et des Landemer, se laisser détruire par un homme sorti de rien mais qu’elle avait, dans sa folle passion, hissé sur un pavois royal quand il en était si peu digne ! Comme les autres !… Adèle avait raison : il était exactement comme les autres sans avoir l’excuse du rang autorisant un seigneur à s’offrir des maîtresses d’autant plus voyantes que le titre était plus haut. Les épouses se devaient alors d’ignorer, de dédaigner, de s’ensevelir dans la prière ou de se comporter comme des gourgandines en rendant la pareille à l’infidèle. Cette vie, Agnès le savait, avait jadis été le lot de sa mère qui, à l’instar de beaucoup d’autres, avait bien été obligée de s’en accommoder parce qu’elle était une grande dame non seulement de naissance mais surtout grâce à son mariage. Elle, sa fille, n’était qu’une Tremaine, non une comtesse de Nerville. Une raison de plus pour ne choisir aucune des alternatives élues par ses ancêtres : elle devait entourer sa dignité blessée d’un éclat suffisant pour faire trembler Guillaume afin que, sa vie durant, il n’oubliât plus qu’on ne l’offensait pas impunément.

Cette résolution prise, elle se sentit mieux même si elle savait que le combat serait difficile. À présent, il convenait de s’y préparer…

Elle alla d’abord reprendre sous son oreiller la chemise coupable qu’elle tint un instant à bout de bras, à bout de doigts comme une chose répugnante, estimant à leur juste valeur la finesse du tissu et la perfection des broderies, mais il lui fut impossible d’imaginer la femme qui en parait son corps. Tout ce qu’elle éprouvait était une envie de meurtre. Si elle pouvait la tenir entre ses mains, celle-là, quelle volupté ce serait de l’étrangler lentement afin de savourer son agonie !… Mais pour ce plaisir-là, il faudrait sans doute beaucoup de patience.

Avec un soupir, elle sonna Lisette qui joignit les mains d’un air consterné en voyant l’état de sa maîtresse mais elle ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :

C’était toi qui partageais le repassage avec Mlle Hamel, le premier jour ?

— Oui, Madame.

— Connais-tu ceci ? fit Agnès en lui tendant l’objet que la petite n’osa prendre. Par contre la profonde rougeur qui envahit ses joues fut amplement révélatrice.

— Oui, Madame, répéta-t-elle d’une voix à peine audible.

— Comment cette chemise est-elle entrée chez moi ?

Il fallut bien que la pauvre Lisette, au supplice, donnât une réponse :

— Mademoiselle Adèle l’a trouvée dans une des poches de Monsieur Guillaume, énonça-t-elle d’une voix qui semblait donner asile à toute une portée de chats.

— Et tu as trouvé ça normal ?

— Pas vraiment à cause de Gervaise la lessivière. Elle examine tout le linge avant de l’envoyer au douet. Pourtant la chemise était bien dans la poche mais c’est si mince que ça a dû lui échapper. Il y a toujours une telle quantité de linge…

— Je sais cela. Et… naturellement, toute la cuisine est au courant ?

— Oh non ! Mlle Adèle m’a fait promettre de garder bouche cousue et je lui ai obéi…

— Je t’en remercie. Écoute, tu vas d’abord m’aider à m’habiller, puis tu me coifferas. Ensuite, tu iras repasser cette chemise et tu la plieras soigneusement de façon qu’elle forme un carré de cette dimension, précisa-t-elle en indiquant des côtés d’environ vingt centimètres. Puis tu me la rapporteras…

Un moment plus tard, ses ordres exécutés, Agnès vêtue d’une robe de velours noir assez décolletée mais sans un bijou ni le moindre bout de dentelle, mais qui mettait admirablement en valeur la pâleur mate de son teint et ses grands yeux gris abondamment rincés à l’eau de bleuet, descendait à la cuisine pour commander à Clémence un souper composé surtout de ce que son époux préférait : de belles huîtres de Saint-Vaast et une omelette copieusement garnie de truffes. Ensuite, elle attendit son retour.

En rentrant de son expédition à Barfleur, Tremaine était d’humeur morose et plutôt inquiet. Les choses allaient mal là-bas entre les paysans utilisateurs du varech qui était le meilleur engrais de leurs cultures et les « soudiers » qui venaient s’emparer de l’algue précieuse pour la brûler et en tirer la soude nécessaire aux verreries du Cotentin et, singulièrement, la fameuse « glacerie » de Tourlaville d’où étaient partis, jadis, les plus beaux miroirs du monde : ceux de Versailles, pour la célèbre Galerie des Glaces enviée, copiée avec plus ou moins de bonheur par l’Europe entière. Sur toute l’extrémité du Cotentin, de la Hague au Val de Saire, ceux de la terre accusaient les soudiers de gâter les foins et de flétrir la fleur du sarrasin par les fumées nocives émanant de leurs feux.

Ce que l’on appelait la guerre du varech ne datait pas de la veille. Depuis des années, les Cotentinois s’affrontaient, plaidaient, chicanaient – c’était d’ailleurs là un de leurs péchés mignons ! – en appelant tour à tour la Société d’agriculture de Rouen, l’Académie des Sciences de Paris puis le parlement de Normandie pour en arriver finalement au Conseil du Roi. Mais, dans l’état actuel des choses, ces hautes structures du royaume voyaient s’effriter leur puissance. Chacun entendait n’en faire qu’à sa tête et, à présent, il arrivait trop fréquemment que les outils de travail devinssent armes de guerre. C’était ce qui venait de se passer au nord de Barfleur ; un soudier et un cultivateur chargé d’enfants s’étaient entre-tués et Tremaine, qui possédait quelques intérêts dans la Glacerie, se hâtait de rentrer afin de faire porter des secours aux veuves des deux hommes. Cependant son âme était triste et ses pensées amères. Cette révolution en abattant les barrières allait, il le craignait, libérer bien plus de mauvais instincts que d’incitations à la fraternité…

Aussi ne cacha-t-il pas son mécontentement en voyant, lorsqu’il entra chez lui, la salle à manger illuminée et la table parée comme pour une fête :

— Que célébrons-nous ce soir ? Aurions-nous des invités impromptus ? demanda-t-il à Potentin qui se hâtait de le débarrasser de son manteau à triple collet.

— Je ne crois pas, Monsieur Guillaume. Le couvert n’est mis que pour deux personnes…

— Ah !

Lorsqu’un peu plus tard il posa la même question à sa femme en la rejoignant après s’être débarrassé des poussières de la route, elle ne répondit pas, se contentant d’un sourire qu’il jugea amer et de mauvais augure. En outre, comme elle semblait peu disposée à la conversation, il jugea préférable de se consacrer à son estomac affamé, dévora une trentaine d’huîtres avant de laisser ses papilles s’épanouir sous la divine saveur des truffes.

En face de lui, Agnès, pâle, belle et veloutée comme un iris noir, grignotait du bout des dents, se contentant d’observer son époux à travers la frange de ses paupières mi-closes. Elle le guettait comme s’il eût été une proie attachée à un arbre et elle, une tigresse sûre d’avoir le dernier mot. La flamme des hautes bougies éclairait et creusait tour à tour les arêtes et les méplats de l’arrogant visage cuivré faisant jouer des reflets changeants dans les étranges prunelles, aussi fauves que la tignasse drue, serrée comme une toison qui le casquait. Était-il possible de haïr et d’adorer à la fois un être avec une égale intensité ?… Par instants, Agnès devait lutter sauvagement pour ne pas renverser cet obstacle dressé entre leurs deux corps, courir à Guillaume, l’envelopper de ses bras et le couvrir de baisers fous mais s’élevait soudain la silhouette vague et blanche d’une femme sans visage ; l’épouse trahie ne rêvait plus alors que de meurtre avec une telle violence qu’elle en venait à se demander si, en dépit de ce qu’on lui avait dit, le terrible comte de Nerville n’était pas un peu son père…

Debout derrière la chaise de son maître, Potentin observait ces deux êtres trop silencieux en se mordant les lèvres : il n’aimait pas du tout ce qui se passait ici ce soir…

Le regard de Mme Tremaine chercha le sien : tandis que Guillaume attaquait une tarte aux prunes particulièrement juteuse, elle dit :

— Veuillez, s’il vous plaît, Potentin, changer la serviette de Monsieur…

— Mais… elle n’est pas sale ? fit Tremaine.

— Elle est tachée et rien n’est plus difficile à ôter que le jus de fruits mêlé de sucre. Faites ce que je vous dis, Potentin ! Il y en a une sur la desserte… Donnez-la-lui et ensuite vous pourrez vous retirer. Je crois que nous allons avoir à parler…

— Bien, Madame Agnès.

Lorsqu’il toucha le linge qu’on lui indiquait, le majordome fronça les sourcils : le tissu ne ressemblait en rien à celui d’une serviette mais le regard impérieux d’Agnès ne le quittait pas et il n’osa pas lui désobéir. Il pressentait un drame. Lorsque la jeune femme montrait ce visage glacé, rien ne l’arrêterait. Pourtant, il osa un timide :

— Mais, Madame, ceci…

Déjà Agnès était debout :

— J’ai dit : donnez ça à votre maître et sortez ! Et tâchez, pour une fois, de ne pas écouter aux portes !

— Je n’écoute jamais aux portes, Madame !

Outré, Potentin disparut avant que Guillaume, sidéré par la rapidité de la scène et un peu engourdi par les fumées d’un excellent vin après une longue course en plein air, se décidât enfin à réagir :

— Qu’est-ce qui vous prend, Agnès ? protesta-t-il. Potentin est un homme admirable et je ne permettrai jamais que vous le traitiez de cette façon !

— Vraiment ? Pour me faire la leçon, mon cher, il faudrait que vous consentiez, vous, à me traiter d’autre manière !

Guillaume, qui avait pris machinalement la « serviette » offerte par Potentin, la jeta sur la table :

— Dieu me pardonne, vous perdez l’esprit ! Me direz-vous ce que tout cela signifie ?

Le doigt vengeur de la jeune femme se tendit vers le petit tas de batiste :

— Vous ne devriez pas traiter de la sorte un objet si fragile, mon ami ! Je gage qu’en un autre lieu vous en auriez pris grand soin… comme de la personne à qui il appartient. Si j’étais vous, j’y regarderais de plus près. Allons ! Dépliez ! Je vous jure que ça en vaut la peine !…

Guillaume déplia, regarda mieux et sa figure bronzée prit une curieuse teinte grisâtre en complète contradiction avec le petit rire qu’il émit.

— Si c’est une plaisanterie, expliquez-moi ! Je ne comprends pas…

— Vraiment ?

— Vraiment !

La voix de Tremaine restait ferme, unie, sereine. Il eût fallu être un observateur exceptionnel pour y déceler un trouble imperceptible traduisant le désarroi de son esprit qui, à cet instant, tournait à une incroyable vitesse.

— Je reconnais que vous mentez de façon très convaincante mais vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas reconnu cette lingerie si féminine… cette initiale surtout ? Je suis certaine qu’elle parle à vos yeux comme à votre cœur.

Ah, certes, elle parlait ! Guillaume revoyait ses mains sur les épaules de Marie-Douce faisant glisser le fragile tissu jusqu’à ses pieds… Néanmoins, il se contenta de hausser les épaules.

— Il doit y avoir au monde, et même par ici, plus d’une femme dont le nom commence par M. D’où sortez-vous ceci ?

— D’une de vos poches ! La chose a été trouvée le jour de la grande lessive…

— Par qui ? Ne me dites pas que c’est Gervaise Morin ?

— Non. C’est quelqu’un d’autre. Qu’avez-vous à dire ?

— Rien du tout sinon qu’il s’agit là d’un piège que l’on vous a tendu…

— C’est un peu simple comme défense ! Oseriez-vous jurer… sur la tête de vos enfants que vous n’avez jamais vu cette chemise et que vous ignorez d’où elle vient ?

Au prix d’un mensonge, Guillaume pouvait en finir avec cette scène dangereuse mais Agnès entendait y mêler les têtes innocentes de ses petits et pour rien au monde il n’aurait voulu attirer sur eux fût-ce l’ombre d’un malheur. Il essaya de biaiser encore :

— Dites-moi d’abord qui prétend l’avoir trouvée !

Le cri d’Agnès, douloureux, désespéré, fut celui d’un cœur à l’agonie :

— Vous ne jurerez pas, n’est-ce pas ?… Vous ne jurerez pas parce que c’est impossible ! Alors moi je vais vous dire d’où ceci provient : d’une maison située au bord de la rivière Olonde et qui s’appelle « Les Hauve-nières »… Il y a là une Anglaise… une fille de rien avec qui…

— Taisez-vous !

À son tour Guillaume venait de crier mais le regretta aussitôt en voyant se plomber le pâle visage de sa femme. La souffrance y suintait sous le masque de la colère et il se détesta d’en être la cause. Sa passion pour Marie-Douce n’éteignait pas la tendresse qu’Agnès lui inspirait. Il l’avait aimée ; il l’aimait encore assez pour être prêt à tout s’il lui restait une seule chance de la garder. Il fallait essayer de calmer cette douleur trop visible :

— Pardonnez-moi de me laisser emporter ! dit-il gravement. Je n’imaginais pas qu’il pût se trouver autour de nous quelqu’un d’assez vil pour venir vous tourmenter avec une histoire… sans importance !

Les deux derniers mots eurent du mal à passer et il en demanda mentalement pardon à Marie mais si la paix de son ménage était à ce prix… Surtout ne plus voir dans les yeux d’Agnès ces noirs nuages de chagrin ! Hélas, il comprit tout de suite qu’elle ne le croyait pas. Comme toute femme profondément amoureuse Agnès possédait une sensibilité à fleur d’âme capable de déceler la plus infime fausse note.

— Sans importance ? répéta-t-elle lentement… alors que cette femme a de vous un enfant ? Vous êtes pire encore que je ne le croyais. Allez-vous-en !

— Agnès !

Sortez d’ici ! Partez ! Quittez cette maison où je ne supporterai pas de vivre une heure de plus avec vous…

— Vous voulez que je m’en aille ?

— Vous êtes mort pour moi et ce souper dont le faste vous a surpris n’était autre chose qu’un repas de funérailles ! Votre corps n’a pas sa place dans ces murs où vivent « mes enfants ». Alors allez-vous-en et sur l’heure !

Se voir chassé de chez lui comme un mauvais valet était la dernière chose à laquelle Guillaume s’attendît. Un instant, il crut qu’Agnès devenait folle mais à la voir dressée devant lui, implacable et déterminée telle la déesse de la vengeance, il en oublia que l’instant précédent, il souhaitait la protéger, l’aider à surmonter ce mauvais pas à force de soins et de tendresse. En voulant lui confisquer ainsi la chair de sa chair et aussi cette demeure qui lui tenait presque autant à cœur, elle lui rendit toute sa combativité :

— Vos enfants ? De quel droit prétendez-vous en disposer ? Ils sont à moi autant qu’à vous et si vous vous imaginez que je vais faire mon baluchon et vous abandonner une maison que j’ai construite pour moi et les miens bien avant que vous n’y pénétriez, vous commettez une grave erreur, Madame Tremaine ! Vous n’êtes pas, que je sache, la première femme dont le mari s’est rendu coupable d’une infidélité mais vous seriez bien la première à vouloir en tirer de tels avantages… Si vous le voulez bien, nous discuterons de tout ceci quand vous serez plus calme. Demain, par exemple ? Pour ce soir, vous m’excuserez mais j’ai sommeil et je vais dormir dans « ma » chambre !

Tournant carrément le dos, il se dirigea vers la porte mais elle fut plus rapide que lui et se jeta sur le double battant qu’elle barra de ses bras étendus.

— Vous n’irez pas ! Si vous ne partez pas immédiatement, vous ne retrouverez demain ni moi ni les enfants…

— Perdez-vous l’esprit ? Vous n’oubliez qu’une chose : c’est moi le maître ici. Et je saurai bien vous obliger à y demeurer avec toute votre famille. Moi y compris !

— Croyez-vous ? Alors c’est que vous me connaissez bien mal… Sur mon honneur, je jure que, si vous êtes encore là, l’aube ne nous y verra plus. Vivants tout au moins !

Il eut une exclamation d’horreur et, la saisissant par un bras, il l’arracha de la porte où elle se cramponnait. Son poing se leva, prêt à frapper :

— Faites de vous ce que vous voulez mais si vous osiez toucher à mes petits…

Elle eut un rire de folle qui terrifia Guillaume plus encore que ses menaces :

— Vous ne pourriez pas me tuer une deuxième fois ! Si vous vous obstinez à rester ici, il vous faudra nous surveiller sans arrêt tous les trois…

— Il me suffira de vous enfermer, vous ! Tous m’obéissent dans cette maison…

— Alors il faudra veiller sur moi jour et nuit, déchaîner sur ce pays un horrible scandale qui ne sauvera personne. Un jour ou l’autre ma vengeance s’accomplira. Allez-vous-en ! C’est votre seule chance de garder la paix à cette demeure. Je l’aime moi aussi, figurez-vous !

— Plus que vos enfants apparemment puisque vous êtes prête à les sacrifier pour vous l’approprier ! Seulement, vous devriez réfléchir : où croyez-vous que je vais aller en sortant d’ici ?

Le rire d’Agnès s’éleva, plus discordant encore que tout à l’heure :

— Alors dépêchez-vous ! Il pourrait bien lui arriver quelque chose à elle aussi. Sans oublier son bâtard…

Le poing de Guillaume était retombé mais il n’avait pas lâché Agnès pour autant et ce fut autour de son cou si mince qu’il se referma :

— Vipère ! Je saurai bien t’arracher les crocs…

Lui aussi perdait la raison, possédé par une soudaine et brutale envie de tuer une créature dont, à présent, il ne voulait plus se souvenir qu’il l’avait aimée et possédée avec joie.

— Cette femme je l’aime depuis l’enfance, tu entends ? Et si je t’ai donné sa place c’est parce que je la croyais à jamais perdue…

Il hurlait à présent ne pouvant plus retenir une vérité qui l’étouffait et il n’entendit pas la porte s’ouvrir brusquement. Ce fut quand Potentin lui arracha Agnès des mains qu’il retrouva un peu de raison. L’œil encore égaré, il regarda la longue forme noire s’étendre doucement sur le tapis comme un tissu qu’on abandonne. Potentin était déjà à genoux près d’elle, l’examinant…

— Ce ne sera rien, soupira-t-il, mais il était temps !…

— Je croyais que tu n’écoutais jamais aux portes ? grimaça Guillaume.

— Je n’écoutais pas mais il aurait fallu être sourd… Vous devriez partir…

— Toi aussi ?

— Au moins pour quelque temps. Je reste et vous avez en moi des yeux, des oreilles et un cœur dévoué. Je saurai bien, un jour ou l’autre, la raisonner. Dans l’état où elle se trouve, elle est capable de faire n’importe quoi… Vous ne l’avez pas vue ce tantôt !

Tout en parlant, il avait cherché le vinaigrier pour bassiner les tempes de la jeune femme à l’aide d’une serviette. Le regard de Guillaume tomba sur la chemise abandonnée :

Sais-tu qui lui a donné ça ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? Adèle Hamel, bien sûr ! Vous oubliez qu’elle vient toujours pour le repassage. Tout à l’heure elle a eu une scène terrible avec Madame Agnès que j’ai dû ensuite porter dans sa chambre… Tenez ! la voilà qui reprend connaissance. Il vaudrait mieux qu’elle ne vous revoie pas…

— Tu as peut-être raison ! Je selle Ali et je m’en vais. Tu diras ce que tu voudras aux domestiques…

— Comptez sur moi mais, auparavant, dites-moi où je pourrai vous rejoindre…

Les paupières d’Agnès battaient et il était possible qu’elle eût retrouvé assez de conscience pour entendre ce que l’on disait. Un reste de prudence retint Guillaume d’indiquer clairement le chemin des Hauve-nières. Naturellement, il allait y courir pour tenter de parer aux pièges que la jalousie d’Agnès avait pu tendre et, tout au moins, éloigner au plus vite Marie-Douce et son fils. Il se pencha, chuchota dans l’oreille de son vieil ami :

— Si tu as besoin de moi dans les huit jours qui viennent Mlle Lehoussois te dira où je suis… puis, beaucoup plus haut et cette fois dans l’intention d’être entendu : Les enfants dorment à cette heure. Tu les embrasseras pour moi et tu diras à Élisabeth que je suis en voyage mais que je reviendrai bientôt…

Une voix encore faible mais déterminée se fit entendre :

— Si vous osez reparaître…

— Soyez certaine que je prendrai, auparavant, toutes mesures pour vous empêcher de nuire. Potentin, cette femme est une mère dénaturée capable du pire forfait pour assouvir une vengeance disproportionnée. Surveille-la bien !

Puis se tournant vers Agnès que le majordome aidait à s’asseoir :

— Je commence à me demander si vous ne m’avez pas menti quand vous m’avez dit que Roger de Nerville n’était pas votre père. Vous lui ressemblez de plus en plus depuis quelque temps !

Une brève inclinaison de tête et il quittait la pièce sans écouter la protestation furieuse d’Agnès. D’un pas ferme il gagna d’abord son cabinet de travail pour y prendre de l’argent puis se dirigea vers l’écurie où il savait trouver un portemanteau toujours prêt. Là, refusant l’aide d’un palefrenier, il sella lui-même Ali puis, sans même tourner la tête pour un dernier regard à la chère maison où il laissait ce qu’il avait de plus précieux – sa petite Élisabeth et le bébé Adam –, il quitta les Treize Vents et s’éloigna au grand trot…

À sentir entre ses jambes le corps puissant, nerveux du pur-sang, Guillaume sentit s’apaiser un peu sa révolte, sa colère, la brûlure de l’humiliation imposée par Agnès et même la fatigue de sa chevauchée de la journée pour laquelle, d’ailleurs, il n’avait pas pris Ali.

La nuit était déjà épaisse et la pluie commençait à sourdre des épais nuages qui boursouflaient le ciel sombre. À demi couché sur l’encolure de son cheval, Tremaine dévalait la pente boisée de La Pernelle dont il connaissait les moindres sentiers, galopant vers la profonde forêt coupée d’étangs qui s’étendait presque jusqu’aux portes de Valognes puis la contournait. Jamais il n’avait eu à ce point conscience de ne faire qu’un avec le grand étalon noir, d’être soudé à lui par une entente instinctive. Poursuivi par ses remords et talonné par l’angoisse de ce qu’il trouverait en arrivant aux rives de l’Olonde, il lui semblait cependant être emporté dans une sorte de fuite aérienne dans la fraîcheur nocturne et le froissement des feuilles mortes soulevées par les sabots frénétiques. Peu à peu la rapidité de la course, la gifle incessante du vent desserraient l’étau qui comprimait sa poitrine. C’était toujours ainsi qu’il allégeait un souci : une galopade effrénée à travers champs et bois lui apportait l’apaisement et clarifiait ses idées. Ensuite il pouvait rentrer tranquillement.

Mais cette fois, il n’était pas question de rentrer. Pas tout de suite tout au moins et c’était une pensée douloureuse. Le cher vieux Potentin arriverait-il à raisonner une femme en pleine révolte ? Certainement il aurait du mal… mais, pour l’instant, on n’en était pas là. D’abord mettre Marie-Douce à l’abri puis revenir et planter sa tente à peu de distance des Treize Vents. À Saint-Vaast, sans doute bien qu’il répugnât à déchaîner les commentaires. Ou encore à Varanville mais pour cela il fallait que Félix fût de retour au logis…

Soudain, il pensa qu’il serait sage de ralentir l’allure. S’il continuait à ce train d’enfer, Ali arriverait sur les boulets et il convenait de ménager le superbe animal. Ses mains, cependant, n’eurent pas le temps d’exécuter l’ordre de son cerveau : le coup de feu déchira la nuit. Atteint en pleine tête le grand cheval noir s’abattit lourdement tandis que son cavalier, vidant les étriers, était projeté contre un arbre et un rocher…

La forêt retrouva son silence…

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