Troisième partie L’ENFANT VENU D’AILLEURS…

fin 1791 à 1794

X LES ARRIÈRE-PENSÉES DE JOSEPH INGOULT

Il était temps pour les Treize Vents que le maître revînt. Même éclopé. En dépit de Potentin, de Clémence, de Daguet et des autres qui tenaient à honneur d’assumer leurs fonctions en toutes circonstances avec la même exacte conscience, l’absence de cette volonté qui les avait rassemblés se faisait sentir. Agnès, prisonnière de ses fureurs jalouses et, surtout, tombée sous la coupe d’Adèle, ne s’était guère souciée de la maison et, en laissant la bride sur le cou à sa favorite, elle lui avait implicitement permis de soulever des mécontentements qui auraient pu être graves avec des gens de moins haute valeur. En outre, privée des clameurs et des galopades d’Élisabeth, l’atmosphère s’alourdissait lentement jusqu'à devenir irrespirable.

Installé dans sa bibliothèque où on lui dressa un lit à sa demande, ce qui lui permettait de vivre au rez-de-chaussée, Guillaume s’accorda, deux jours durant, le loisir de goûter à nouveau le charme de sa maison, de renouer avec les gens, les objets, les décors et les habitudes qu’il aimait, de respirer l’air de son jardin entrant par les fenêtres ouvertes sur des senteurs d’aubépine, d’iris, de lilas et de roses. Cependant, pour cette première journée, il fit refermer celle prenant vue sur les écuries : le souvenir d’Ali, le beau cheval couleur d’ébène qu’il aimait tant, son ami mort à sa place par la faute d’un braconnier malveillant, lui était encore trop douloureux. Plus tard seulement il pourrait en parler avec Daguet et ses palefreniers. Pour l’instant, la seule vue des portes en chêne verni surmontées de petits frontons marquant le logis de chacun des beaux habitants lui était un chagrin. Or, il n’était plus temps de s’attarder sur le passé. Il avait devant lui trop de travail pour reprendre la ferme direction de ses affaires laissées à l’abandon durant tant de mois…

Enfermé en compagnie de Potentin, son homme de confiance depuis son adolescence indienne, il fit le point de sa situation financière, beaucoup moins inquiétante d’ailleurs que ne l’imaginait Rose de Varanville lorsqu’elle mettait Agnès en garde contre les conséquences d’une disparition. Les deux femmes l’ignoraient mais le vrai drame eût été que le fidèle majordome vînt à manquer lui aussi car il était le seul capable de s’y reconnaître dans les rouages multiples constituant la fortune de Tremaine : depuis les modestes moulins à papier et à huile des bords de la Saire jusqu’à certaine cachette aménagée par Guillaume et lui-même, peu de temps après la construction de la maison, derrière l’une des boiseries d’un cabinet de toilette attenant à la chambre du maître et dont la clef, enfermée dans un petit coffre d’acier, logeait sous l’une des lames du parquet de ladite chambre. Là reposait ce qui avait été le trésor de Jean Valette : une collection de très belles pierres, émeraudes, rubis et saphirs plus trois diamants roses dont plusieurs avaient été offerts au négociant de Porto-Novo par le nabab Hayder Ali, son ami auquel il avait rendu de précieux services.

C’était pour cet ensemble de gemmes non montées que Tremaine, à son retour en France, avait acheté la petite maison des bords de la Rance, près de Saint-Servan, où Potentin montait une garde débonnaire mais vigilante lorsqu’il avait fait la connaissance de Clémence Bellec.

Les deux hommes y entreposèrent aussi d’autres pierres et l’or qui serviraient à la construction des Treize Vents et à l’établissement de plusieurs entreprises : le chantier naval de Saint-Vaast, les participations chez Vaumartin à Granville, la mine de Carteret et l’armement des deux goélettes destinées au commerce des denrées coloniales. Enfin, le reste de la fortune léguée par Jean Valette à son fils adoptif se trouvait investi dans les affaires du financier Lecoulteux du Moley, un homme de dix ans plus âgé que Guillaume et que, dès son arrivée en France, celui-ci avait su séduire : une relation qui faisait grand honneur au flair du nouveau venu.

En effet, Jacques-Jean Lecoulteux, que l’on appelait habituellement M. du Moley 5, régnait sans partage sur la banque française depuis que les Saint-James et les La Borde avaient disparu de la scène. Sans attaches avec la Cour et chaud partisan des idées nouvelles, il entretenait les meilleures relations avec les têtes pensantes de l’Assemblée qu’il traitait fastueusement dans son palais situé au coin du boulevard et de la rue de Richelieu ou dans sa maison des champs de la Malmaison dont il était seigneur.

Il était le plus en vue des membres d’une vaste tribu parisienne issue d’une importante famille de banquiers, armateurs et magistrats rouennais dont Jean Valette avait pu, dans ses affaires avec l’Europe, apprécier l’habileté et la puissance de travail. Tous ces Le Coulteux, titrés respectivement de La Noraye, de Caumont, de Canteleu, de Verclives, tenaient le haut du pavé mais se détestaient cordialement entre eux au point qu’on leur trouvait parfois une vague ressemblance avec les Atrides. Au crime près toutefois !… Tous très riches au demeurant.

Dire que Tremaine débordait d’affection pour ce gros homme plutôt mal bâti serait excessif. Grand mangeur, grand buveur, et volontiers brutal, Du Moley aurait déplu profondément à Agnès. En effet, bien qu’il eût épousé sa cousine Geneviève-Sophie de La Noraye, c’était sa maîtresse, la fameuse Dugazon, qui régnait dans ses demeures et cela bien qu’elle fût elle-même résolument royaliste. Seulement, c’était un financier sachant mener ses affaires avec une impitoyable lucidité. Ainsi, dès 1789, il engageait Guillaume à se défaire de ses parts dans la Compagnie des Indes, assez récemment remise à flot par Calonne mais que la fameuse nuit du 4 août allait priver de ses derniers privilèges. En outre, il dirigeait, depuis le début des troubles, ses placements de fonds sur la Hollande, la Russie et les royaumes scandinaves.

Les nouveaux maîtres sont conformes à ce que j’attends d’un gouvernement, expliquait-il alors à Tremaine. Je crains cependant que d’autres ne viennent qui pourraient amener la ruine et la misère. Je n’ai aucune intention de leur abandonner ce que nous possédons l’un et l’autre.

Comment ne pas approuver ? L’accord étant d’ailleurs entier entre les deux hommes, peu de correspondance s’échangeait. Cependant, deux lettres étaient arrivées pendant la disparition de Guillaume et Potentin avait fait de son mieux pour y répondre :

— Je me suis borné à écrire que vous accomplissiez un voyage dont la destination devait être tenue secrète et j’ai conclu en conseillant à M. du Moley de traiter ces affaires au mieux de vos intérêts. En l’assurant, bien sûr, de votre entière confiance !

— Tu ne pouvais mieux agir, approuva Guillaume. Ces grands requins de finance ont parfois des sensibilités qui leur font apprécier la confiance. Surtout celle d’un homme riche mais… comment t’en serais-tu sorti si l’on ne m’avait pas retrouvé, si j’étais mort ?

— Je n’ai jamais cherché seulement à l’imaginer, répondit Potentin avec simplicité. Il y avait en moi quelque chose qui m’assurait de votre retour… Cela dit, si j’étais vous, j’abandonnerais quelques-unes de mes affaires locales. La région est encore saine mais le climat se dégrade petit à petit. La bande de Valognes à laquelle appartient votre cousin Adrien est de plus en plus remuante. Elle travaille les esprits des piliers de cabarets, s’arroge le droit de visites domiciliaires et s’infiltre dans tous les villages et les petites cités des environs…

— À quel titre ? Valognes a perdu son rang de chef-lieu de district au bénéfice de Cherbourg quand l’année dernière notre Cotentin est devenu le département de la Manche ?

— Justement. Il s’agit de s’assurer le plus de puissance possible. Plus préoccupant, Le Carpentier qui commande le 1er bataillon de la Garde Nationale dispose de la force publique et fait donc ce qu’il veut. Il a des intelligences sur toute la côte Ouest et songerait à étendre la main jusque sur Granville. Lui et son acolyte Buhot ne se suffisent plus de Valognes. Quant à Adrien Hamel, ça n’a pas été une très bonne idée de l’installer à Rideauville d’où viennent beaucoup de nos garde-côtes. On m’a dit qu’il s’employait à leur farcir l’esprit de dangereuses billevesées visant surtout les nobles… et les riches.

— Donc moi ! Tu as raison, j’ai commis une bêtise mais je le savais déjà. Il va falloir que je règle mes comptes avec cette petite ordure… et sa digne sœur. Sais-tu où elle est, celle-là ?

— À Valognes bien sûr. On dit que Buhot et Le Carpentier se la partagent et qu’elle y mène joyeuse vie…

— Elle ne perd rien pour attendre. Dès que j’aurai retrouvé l’usage de mes jambes, je saurai bien la dénicher. En attendant, je vais suivre ton conseil et me défaire déjà des moulins dont je ferai cadeau à ceux qui les font marcher. Demain, tu demanderas au notaire, Me Lebaron, de bien vouloir monter jusqu’ici… En attendant, je vais écrire quelques lettres à Paris, Cherbourg et Granville…

Et Guillaume plongea dans le travail avec l’ardeur d’un homme réduit à l’inaction depuis trop longtemps. Entre sa correspondance, la lecture, les visites du Dr Annebrun et d’Anne-Marie Lehoussois qui venaient tous les deux jours, en alternance, l’examiner et donner les soins nécessaires, le temps passa très vite. Surtout, Tremaine consacrait de longs moments à ses enfants qu’il retrouvait avec délices !

La présence des petits l’enchantait. Dès le matin, Élisabeth accourait, souvent sur ses pieds nus pour voir son père se raser. Il accomplissait toujours lui-même cette importante opération et c’était pour la petite fille une source de ravissements sans fin. Elle s’installait dans le grand fauteuil d’ébène et de cuir noir que Guillaume affectionnait parce qu’il était jadis celui de Jean Valette. On le tirait près de son lit de camp. Là, les jambes passées sous l’un des gros bras à tête d’éléphant, elle s’y accoudait comme au bord d’une loge de théâtre et, son menton dans la main, observait avec gravité tous les mouvements paternels. Naturellement, elle recueillait le précieux privilège d’être la première à embrasser la joue toute douce et toute fraîche. Père et fille se câlinaient alors interminablement. Tout au moins jusqu’à ce qu’Adam, trop petit à quatorze mois pour s’aventurer seul dans le grand escalier, fit son entrée porté par Jeanne. Bien entendu il eût cent fois préféré galoper tout seul ! Mais, depuis qu’il marchait, la nourrice vivait dans la crainte perpétuelle de le voir se casser quelque chose et le portait le plus souvent en dépit de protestations de plus en plus indignées. On l’entendait venir de loin, cependant tout se calmait comme par enchantement dès qu’il passait dans les bras de Guillaume. Il y restait remarquablement sage, considérant, l’air attentif, la figure de son père qu’il aimait palper avec la délicatesse un rien solennelle d’un expert maniant un bronze rare ou une ancienne sculpture.

Magnanime, Élisabeth tolérait ces privautés. Elle aimait beaucoup son petit frère envers qui elle se sentait des responsabilités. Rien de comparable avec le sentiment qui l’unissait à son « jumeau ». Alexandre, c’était son chevalier, son compagnon d’aventure et, depuis le long séjour effectué à Varanville dont les murs et le jardin retentissaient encore de leurs exploits et de leurs disputes, son futur mari, celui à qui il faudrait un jour obéir encore qu’il y eût beaucoup à dire sur une coutume tellement vieille qu’elle en devenait franchement barbare. Certes, il y avait plus de réflexion et de calme dans la tête brune d’Alexandre que sous les boucles rousses d’Élisabeth mais la petite fille estimait tout de même qu’elle était taillée pour la souveraineté. En attendant elle l’exerçait sans scrupules sachant bien qu’il lui suffisait de plaquer un gros baiser sur la joue de son ami pour qu’il se rendît à ses désirs.

Tels qu’ils étaient, Guillaume adorait ses « petits rouquins » : Adam, tout rond, tout rose avec de grands yeux bleus dans lesquels le père croyait revoir ceux de Mathilde, sa propre mère, et surtout Élisabeth douée d’une grâce lumineuse plus attachante que la joliesse joufflue habituelle aux petites filles de son âge. Ses yeux gris variaient selon son humeur : tantôt brillants, tantôt d’une ténébreuse opacité. Son petit visage sensible, dont les traits rappelaient un peu ceux de Guillaume en beaucoup plus fins mais presque aussi arrogants, pétillait d’intelligence et de malice mais, parfois, il devenait grave, songeur, et revêtait alors une espèce de dignité bien au-dessus de son âge, surtout lorsque sa mère la réprimandait.

Entre Agnès et elle, les relations demeuraient moins chaleureuses qu’entre la jeune femme et Adam qui n’avait pas eu à affronter les mêmes chagrins que sa sœur. La petite fille se montrait déférente à défaut de vraiment soumise. Pour vaincre définitivement ce caractère volontiers rebelle, il eût fallu le briser. Agnès, sachant que Guillaume s’y opposerait farouchement, ne s’y essayait pas, préférant user de douceur dans l’espoir que la fillette oublierait les jours sombres du dernier hiver. Cependant, le côté légèrement pompeux de leurs relations frappa Guillaume :

— Est-ce que tu n’aimes plus ta maman ?

— Oh si ! fit Élisabeth avec une certaine désinvolture. Je l’aime surtout depuis qu’on vous a retrouvé…

Guillaume préféra ne pas pousser plus avant son investigation. Il se doutait bien qu’après sa disparition les choses s’étaient dégradées entre mère et fille sinon Rose n’aurait eu aucune raison de récupérer l’enfant mais il ne cherchait pas à en apprendre davantage pour le moment. Plus tard il tâcherait de faire parler Mme de Varanville ou même Élisabeth.

Agnès et lui veillaient à maintenir entre eux un certain décorum indispensable à une reprise harmonieuse dans le tissu si brutalement déchiré de leur ménage. En apparence, tout était comme par le passé : Agnès, un ouvrage aux doigts, passait de longues heures auprès de son mari ainsi qu’il convient à une épouse attentive. Les repas leur étaient servis dans la bibliothèque et se déroulaient dans une entente apparente. On conversait volontiers et d’autant plus facilement qu’il n’était pas rare d’ajouter un couvert à l’intention d’un ami. Félix venait souvent, avec ou sans Rose. Mlle Lehoussois déjeunait tous les deux jours avec le couple et, parfois, Guillaume s’efforçait de retenir son médecin sans y parvenir autant qu’il l’aurait voulu. En général, Pierre Annebrun s’excusait, invoquant un nombre important de malades à voir. Agnès appuyait l’invitation, sans trop insister cependant, comprenant bien que l’hospitalité de son mari était pénible à son amant.

Celui-ci, passant alternativement des délices du paradis aux tourments de l’enfer, ne savait plus s’il était heureux ou malheureux. Sa passion pour l’épouse de Guillaume et son amitié pour le même Guillaume suivaient une courbe croissante sans qu’il eût le courage de rompre l’une ou l’autre. Il lui arrivait de rougir quand la main de Tremaine se tendait vers lui et il devait lutter, alors, contre une folle envie de fuir mais lorsque les bras d’Agnès se nouaient à son cou, il eût volontiers étranglé le mari si d’aventure il lui était apparu à ce moment-là. D’ailleurs chaque fois qu’il se hasardait à parler sagesse, à balbutier qu’il faudrait bien un jour en finir avec ce bonheur défendu, la jeune femme lui fermait la bouche d’un baiser sans permettre qu’il s’expliquât davantage. Il serait temps d’aviser lorsque Guillaume pourrait à nouveau se déplacer…

En attendant, bien décidée à savourer longtemps encore un amour qu’elle goûtait avec un plaisir d’autant plus vif qu’il était de plus en plus pervers, Agnès s’était découvert un grand besoin d’activité. Elle qui jusqu’alors ne quittait guère les Treize Vents s’intéressait aux petites gens d’alentour, développant une soudaine charité que l’on attribuait à une ardente reconnaissance envers le Ciel pour avoir exaucé ses prières en lui rendant un époux très aimé. Il lui arrivait aussi de se rendre en visite chez une voisine, Mme de Rondelaire, au manoir d’Escarbosville ou chez la maîtresse d’Ourville. Peu à peu on prit l’habitude de voir son cabriolet sur les petites routes et dans les chemins de terre. On l’admira. On la bénit même…

Il ne serait venu à l’idée de personne de remarquer que les sorties de Mme Tremaine s’inscrivaient dans un quadrilatère délimité par La Pernelle, Le Vicel, Pépinvast et Fanoville. Personne, surtout, n’aurait imaginé que, certains jours – environ une fois la semaine –, le cabriolet et son beau conducteur, toujours modestement vêtu comme il convient lorsque l’on fait le bien, s’enfonçaient sous une futaie fourrée de buissons, dans le plus creux des sentiers, pour gagner une vieille tour ruinée dont il ne restait guère qu’une sorte de cave et que, là, sur un lit de fougères, la châtelaine des Treize Vents et le médecin de Saint-Vaast pratiquaient cette vieille charité bien ordonnée qui commence par soi-même. Naturellement, Pierre arrivait par un sentier différent.

De ces étreintes d’autant plus ardentes qu’elles devaient être brèves, Agnès sortait rayonnante de vitalité, le teint animé, les yeux las sans doute mais sa beauté un peu froide s’en trouvait réchauffée. Elle atteignait parfois même à ce doux éclat qui est l’apanage des femmes heureuses, bien qu’elle fût seulement comblée car d’amour pour son amant il n’était toujours pas question. Il lui permettait de satisfaire des désirs toujours plus exigeants et de savourer, lorsqu’elle retrouvait son époux cloué à ses coussins, l’intime plaisir d’une vengeance secrète. Grâce à ces heures volées, elle résistait victorieusement à l’attrait puissant que Guillaume exerçait toujours sur elle et qui, sans cet exutoire, l’eût conduite au pire. En effet, elle était assez lucide pour savoir à quel point elle restait vulnérable en face de lui : qu’il lui fît un compliment ou qu’il gardât sa main un peu trop longtemps contre ses lèvres et elle sentait son cœur trembler…

Ainsi le soir où elle entra chez lui quelques instants avant le souper et où Guillaume fut frappé de son éclat. Simplement vêtue d’une robe de taffetas d’un rouge profond, un ruban de velours de même nuance retenant la masse brillante de ses cheveux noirs haut relevés, sans autre bijou que l’alliance d’or sur ses mains pâles, elle était fascinante.

— Vous êtes bien belle ce soir ! soupira Guillaume. Il en faudrait peu pour croire que vous êtes heureuse ?

Une flamme s’allumait dans le regard fauve qu’elle connaissait si bien. Elle la fit frémir de joie. La pensée qu’il lui serait peut-être possible, un jour, de vaincre le souvenir de l’Anglaise la traversa. S’il pouvait se reprendre de passion pour elle, quel plaisir il y aurait à le faire attendre, espérer, souffrir ?…

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous allez de mieux en mieux et c’est demain que vous serez débarrassé de vos instruments de torture…

Sans répondre, il prit sa main, posa un baiser au creux de la paume puis la garda un instant contre sa joue.

— Une épreuve que j’appréhende… mais il m’est doux de savoir que vous serez auprès de moi…

— Aurais-je donc encore quelque prix à vos yeux ?

— Ne dites pas que vous l’ignorez ! Et ce prix augmente chaque jour. Depuis que je suis rentré, je vous regarde et je vous admire avec un sentiment qui ressemble à du remords. Vous m’apportez votre grâce, votre sourire comme si rien ne s’était passé…

— Vous venez de prononcer le mot qui convient : le passé ! Il dépend de vous, Guillaume, qu’il disparaisse…

— Pas seulement de moi…

Il détourna un peu la tête, trouva la saignée du poignet qu’il caressa des lèvres en remontant doucement vers le creux tendre du coude. Agnès ferma les yeux en frissonnant et retira sa main sans brusquerie. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt pour lui laisser croire à une si rapide reconquête ! Avant de la posséder à nouveau, il devrait le demander à genoux… en admettant que cet exercice lui soit encore possible ? songea-t-elle avec cruauté.

Guillaume, cependant, était sincère. La douceur des instants qu’il goûtait auprès de sa femme atténuait un peu la douleur du renoncement. Cette Agnès étrange, imprévisible, il l’avait aimée ardemment, confondant peut-être les appétits de son corps avec les élans de son cœur, mais il découvrait qu’elle pouvait l’émouvoir encore et c’était, pour l’avenir de leur famille, le meilleur des présages. Il sourit :

— Vous ai-je blessée ?

— Non… Simplement vous ne devez songer qu’à vous-même… à vous ménager quelque temps encore !

Soudain, elle l’entendit rire. Pour la première fois depuis des mois et les souvenirs assaillirent Agnès. Il riait souvent après l’amour, ou même pendant parce que c’était une joie pour lui au contraire de Pierre. Il y avait de la dévotion dans la passion du médecin et le rire serait pour lui une espèce de sacrilège. Pour lutter contre la faiblesse qui lui venait, elle demanda, un peu pincée :

— Qu’ai-je dit de si drôle ?

— Rien, ma mie ! Je pensais seulement que si vous voulez me ménager, il faudrait copier vos robes sur celles de notre chère Anne-Marie. Dans celle-ci, vous ressemblez à un fruit parvenu à sa perfection. On aimerait vous éplucher, ajouta-t-il avec ce sourire en coin qui contribuait à son charme.

Le lendemain, Guillaume ne riait plus lorsque le Dr Annebrun vint l’éplucher lui-même. S’il ressentit un grand soulagement en voyant disparaître les emplâtres, gouttières, poids et autres engins de torture, la vue de ses jambes aux muscles fondus et à la peau flasque le plongea dans d’amères réflexions. Il leva sur son médecin un regard sceptique :

— Ce n’est pas beau à voir ! Tu crois que je pourrai un jour marcher avec ça ?

— Un : c’est superbe ! Les cicatrices sont parfaites. Deux : tu as l’air de supporter fort bien les plaques d’argent qui maintiennent tes os. Trois : nous allons te réapprendre à marcher et, en même temps, nous te ferons faire, Mlle Lehoussois et moi, de petits exercices accompagnés de massages afin de t’aider. Évidemment les débuts ne sont jamais bien agréables. Potentin, si vous voulez bien m’aider, nous allons le lever !

Les premiers pas étayés par les solides épaules des deux hommes furent ce qu’ils devaient être : fort désagréables. Plus encore quand, des épaules, on passa aux béquilles. Guillaume considérait ses grands pieds avec une sombre méfiance comme s’ils étaient des pièces rapportées ne lui ayant jamais appartenu et ce fut avec un profond soulagement qu’il retrouva son lit :

— Ce n’est pas brillant !

— Tu trouves ? Quel ingrat : tu devrais tomber à mes genoux pour avoir sauvé tes jambes !

— Je le voudrais bien, soupira Guillaume.

Annebrun se mit à rire :

— Ne fais pas cette tête ! Tu as une chance incroyable : tu repousses de l’os comme un homard ses pinces ! Quelle nature !

— Tu trouves ? Je vais être boiteux, n’est-ce pas ?

— À peine ! Un talon un peu plus haut à ta botte gauche et on n’y verra rien…

— Je n’aime pas tricher.

— Alors une canne ! Cela donne une démarche pleine de majesté. Mettons les choses au point, Tremaine ! Tu marcheras normalement ou presque. Courir te sera sans doute difficile et tu souffriras par temps humide mais…

— Mais quoi ? grogna Guillaume. Il y a encore quelque chose ?

— Oui. Avec un cheval sous toi, tu oublieras vite ces petits inconvénients…

Le visage du blessé s’illumina comme si un brusque rayon de soleil venait de le frapper :

— Il fallait le dire tout de suite, animal !… Merci, mon Dieu ! Et merci à toi, Pierre Annebrun ! Tu es un grand homme et le meilleur ami qu’un éclopé puisse avoir.

Enivré par la joie, il ne vit pas le médecin changer de visage. La satisfaction d’avoir réussi dans un cas difficile, l’euphorie du triomphe avaient fait oublier un moment à celui-ci qu’il n’avait plus droit à ce beau titre d’ami. En prononçant le mot, Tremaine venait de le ramener à la suppliciante réalité.

— Je suis là pour réparer les gens, dit-il d’un ton bourru. Il eût été vraiment dommage que toi je te rate !… À présent, je te donne les premiers soins et je m’en vais.

— Tu ne veux pas souper avec nous ? Juste pour fêter ta victoire ?

— Non, vraiment ! Il faut que je passe à Aigremont. Il y a là un vrai malade. Toi, tu n’es plus intéressant…

Tandis qu’il accomplissait sa tâche, il ne leva pas une seule fois les yeux sur Agnès qui se tenait accoudée à la cheminée. Lorsqu’il eut achevé d’oindre et de bander plus souplement les membres abîmés, il salua la jeune femme – toujours sans la regarder –, adressa un salut à peine audible à Guillaume et quitta la bibliothèque précédé par Potentin. Le parquet des salons grinça sous leurs pas :

— Quel curieux homme ! remarqua Tremaine. Il y a des moments où je me demande s’il est content ou désolé de m’avoir si bien soigné ?

— Il semble surpris. Peut-être n’y croyait-il pas lui-même ? suggéra Agnès.

— Possible ! En tout cas c’est à moi de lui prouver à présent qu’il n’a pas travaillé en vain…

Une fois seul pour la nuit, Guillaume attira sur ses genoux l’écritoire portative achetée à Valognes par Potentin. Il tourna la petite clef, ouvrit, prit une feuille de papier, une plume neuve qu’il tailla soigneusement et, après avoir inscrit la date du jour, se mit à écrire. Dans l’écritoire deux ou trois cahiers attendaient déjà sous le titre « Notes au jour le jour par Guillaume Tremaine ». Depuis qu’il était rentré chez lui, le maître des Treize Vents écrivait une sorte de journal où il consignait les affaires en cours, ses projets, ses décisions assorties d’un commentaire. Une sorte de livre de raison où trouvaient place, néanmoins, les faits et gestes de ses enfants et les événements de la maison. De lui-même peu de chose en dehors d’un très bref bulletin de santé. De ses relations avec sa femme pas un mot. Encore moins, s’il était possible, au sujet de Marie-Douce. Leur histoire à tous deux était inscrite dans sa mémoire comme dans son cœur : elle n’appartenait qu’à eux seuls.

Après avoir consigné la délivrance de la journée, Guillaume resta un long moment immobile, à l’écoute de son propre corps allégé sans doute mais plus inconfortable qu’avant. Il s’était accoutumé à une inertie quasi minérale et, en reprenant un cours plus libre, le sang – mais aussi les nerfs ! – se rappelait à son souvenir de façon pénible. Réapprendre à vivre debout, l’idée était exaltante ! Tremaine savait bien pourtant que sans l’espoir de revoir celle qu’il aimait, l’existence le serait beaucoup moins. Il réalisait maintenant – qu’en faisant cette promesse à sa femme, il tournait le dos à sa jeunesse pour entrer dans cet âge mûr où c’est de l’avenir des autres qu’il convient de s’occuper…

Une bûche éclata dans la cheminée et retomba avec une pluie d’étincelles. Guillaume essuya d’un doigt agacé une larme indiscrète et ferma les yeux. Pas pour dormir : il n’y arriverait pas cette nuit, mais pour mieux sentir au-dessus de lui la densité vivante, le poids de chair et de pierres dont se composait sa maison… Au matin, tout de même, il finit par plonger dans le sommeil.

Avec une énergie farouche, il s’attela dès son réveil à ce qu’il appelait sa « reconstruction ». La première chose qu’il exigea fut d’être habillé. Il ne supportait plus la robe de chambre et il accueillit avec joie les vêtements de toile, à la façon des planteurs, qu’il affectionnait. Le temps qui devenait chaud lui donnait raison. Ainsi équipé il refit connaissance avec ses membres inférieurs. Le plus difficile fut de lutter contre l’impression qu’il ne pouvait plus leur faire confiance et qu’ils étaient trop faibles désormais pour supporter son corps.

— On dirait que mes jambes sont en chiffon, confia-t-il à Potentin. À chaque instant je me demande si elles ne vont pas plier sous moi…


La première fois qu’il sortit de la maison, Guillaume alla droit aux écuries. Prévenu par Potentin, Daguet l’attendait sous les armes. Jamais les belles stalles de chêne ciré, les cuirs et les cuivres n’avaient autant brillé. Les robes des chevaux étaient étrillées à merveille, leurs crinières tressées et le sable de la cour en fer à cheval paraissait doux comme du velours. Toutes les portes étaient ouvertes à l’exception de celle d’Ali. En tant que seigneur il bénéficiait d’un logis particulier mais sur le loquet on avait attaché un bouquet de fleurs noué d’un ruban noir. Ému, Tremaine embrassa un Daguet muet d’émotion qui ne songeait même pas à cacher ses larmes. Puis il passa en revue ses chevaux : bêtes de trait et de monte confondues il y avait alors une dizaine de chevaux dans la grande écurie. Guillaume s’arrêta un instant auprès de chacun d’eux, l’appelant par son nom, flattant la robe soyeuse et distribuant avec libéralité croûtons de pain et morceaux de sucre. Il convenait de célébrer le retour du maître. Cependant celui-ci s’attarda plus longtemps auprès d’un jeune cheval à la robe sombre : Sahib le fils d’Ali, né le jour de la conception d’Adam. Guillaume l’admira pendant quelques minutes. Il ressemblait beaucoup à son père dont il possédait la grâce, l’œil de feu et la mine arrogante.

— Je pense que nous allons nous entendre tous les deux, confia-t-il à son chef cocher, il me plaît de plus en plus…

— J’en tombe bien d’accord, not’maître. C’est le meilleur. Par contre, je ne vous le conseille pas tout de suite : il est plutôt cabochard. Pour vous remettre en jambes, prenez plutôt César qui vous connaît bien. Vaut mieux ne pas faire de bêtises.

Guillaume grimaça un sourire. En ce moment, la sueur au front et les genoux tremblants, il se demandait s’il retrouverait un jour les muscles nécessaires, même pour César ! L’important étant tout de même de ne pas laisser deviner sa faiblesse. Aussi fut-ce l’échine raide, le regard assuré et le sourire aux lèvres qu’il repartit vers la maison. Pas dupe, Daguet suivit d’un œil navré sa lente progression :

— Si c’est pas malheureux ! Le meilleur cavalier du canton réduit à ça ! confia-t-il à Norbert, son premier valet.

— Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on n’ait pas démoli le gars qui a tué Ali et qui l’a arrangé comme voilà ?

— Paraît que M. de Varanville et M. le bailli ont donné leur parole à la fille qui les a prévenus. Not’maître, lui, a demandé à M. de Rondelaire de les rechercher mais c’n’était pas pour leur faire du mal, au contraire. Seulement on n’a rien trouvé qu’une barque abandonnée et une ruine où il n’y avait plus que du lierre. Doivent se cacher dans la forêt et personne n’a jamais réussi à la fouiller. On s’y perd trop facilement…

Et puis, de nos jours, les brigands on aurait plutôt tendance à les féliciter…

Un soir de juillet, Joseph Ingoult arriva aux Treize Vents sous une pluie battante. Toute la journée, il avait fait une chaleur de four sans un souffle d’air. Le ciel était blanc, la mer plate comme si l’on y avait versé de l’huile mais, vers la fin du jour, le vent se leva apportant d’énormes paquets de nuages qui, sur un retentissant coup de tonnerre, s’ouvrirent comme un rideau de théâtre sous la baguette du chef d’orchestre. Des trombes d’eau se déversèrent, noyant le paysage et même le dessin familier du parc. Lorsque l’avocat et sa monture émergèrent de la cataracte, ils ressemblaient à ces sujets de fonte grise qui décorent les fontaines.

Potentin se pendit à la cloche pour appeler aux écuries et fit entrer le voyageur. Instantanément une mare se forma sur les dalles du vestibule.

— C’est une vraie surprise, Monsieur ! s’écria le majordome. Qui aurait imaginé que vous quitteriez Cherbourg aujourd’hui ?

L’avocat éternua et considéra d’un œil désolé son élégante et légère redingote de nankin qui ressemblait à un chiffon trempé.

— J’arrive de Paris, bougonna-t-il, et j’espérais faire une entrée plus saisissante !

— Pour être saisissante, elle l’est ! s’écria Guillaume qui descendait lentement l’escalier appuyé sur une canne. Conduis-le à la cuisine, Potentin ! S’il égoutte son eau boueuse sur les tapis, Mme Agnès ne le lui pardonnera jamais ! Ensuite tu lui prépareras une chambre… Heureux de te voir, mon ami ! Il me semble qu’il y a des siècles.

— À moi aussi !… Te voilà ressuscité ?

— Presque ! Tu as de la chance, Agnès est sortie. Ainsi tu auras tout le temps de te parer pour le souper…

— Par ce temps ? Tu la laisses courir les routes toute seule ?

— Pourquoi pas ? Elle les connaît par cœur et elle conduit son cabriolet à la perfection. Conformément aux usages de ses aïeules elle s’adonne à la charité mais je crois qu’aujourd’hui, elle allait voir Mme de Rondelaire à Escarbosville… Elle y attend sûrement la fin de l’orage. Allons, viens ! Tu as grand besoin de te sécher et de te réconforter !

Ingoult se laissa emmener, songeur. Tout à l’heure, voyant venir la tempête, il avait voulu couper au plus court en évitant Quettehou et quitté la route au hameau de La Poule afin de rejoindre La Pernelle en passant par Le Tronquet. Il venait de dépasser la Croix d’Ourville quand il aperçut roulant devant lui à quelque distance une légère voiture à caisse vert foncé qu’il croyait bien reconnaître. Son cheval étant déjà fatigué, il n’osa pas le pousser et ne chercha pas à rejoindre l’attelage qui, d’ailleurs, disparut soudain de sa vue après une légère montée. Le fracas du tonnerre qui affola sa bête le dissuada de chercher où la voiture avait bien pu passer. Il crut l’entrevoir s’enfonçant dans l’épaisseur d’un taillis mais ne songea plus qu’à gagner les Treize Vents au plus vite pour échapper à la pluie diluvienne, oubliant aussitôt l’incident. Pourtant il lui revint bizarrement lorsque Tremaine parla de sa femme partie à Escarbosville… qui n’était pas vraiment dans cette direction.

Une heure plus tard, il vit Agnès rentrer avec le cabriolet et eut alors la certitude qu’il s’agissait de la même voiture et s’il se demanda ce que Mme Tremaine pouvait bien aller chercher dans un bois par temps d’orage, il se garda bien d’y faire la moindre allusion quand, le moment venu, il baisa la main qu’elle lui tendait avec une grâce inhabituelle.

Non que les sentiments de la jeune femme se fussent soudain réchauffés mais, venant de Paris, l’avocat représentait une distraction inattendue par une soirée qui s’annonçait morose. À cause du mauvais temps et d’une surcharge de travail, Pierre Annebrun, après l’avoir fait attendre pendant près d’une heure, ne lui avait accordé qu’un bref instant. Ce qu’elle considérait comme une insoutenable désinvolture ne l’avait pas mise de bonne humeur. lngoult tombait bien et elle se montra, pour une fois, la plus charmante des hôtesses à l’heureuse surprise de son époux.

Pourtant les nouvelles n’étaient guère réjouissantes. Depuis que l’on avait ramené le Roi dans la capitale après sa fuite des Tuileries en direction de Montmédy et son arrestation à Varennes, l’atmosphère de Paris ne ressemblait plus guère à celle de l’année précédente. Le Roi était « suspendu » en attendant la nouvelle Constitution mais les partis s’entre-déchiraient. Les Jacobins, un instant amoindris, repartaient de plus belle. On parlait aussi de donner la couronne au sulfureux duc d’Orléans mais beaucoup, parmi les Révolutionnaires, s’y opposaient préférant garder l’honnête Louis XVI, instrument désormais docile entre des mains tenaces, qui leur assurait l’estime d’un peuple toujours attaché à ses rois et une certaine tranquillité du côté de l’aristocratie. Enfin, au club des Cordeliers, on réclamait franchement une République pour laquelle la masse ne se sentait pas encore prête :

— Je pense, expliquait lngoult, que tout ce monde va accoucher d’une monarchie constitutionnelle à la mode anglaise mais comme je ne vois pas bien qui pourrait la faire marcher, l’avenir me paraît sans joies véritables.

— Vous préféreriez la République ? fit Agnès tout de suite acerbe.

— Après la victoire des Insurgents américains, j’avoue que l’idée m’en souriait assez mais je ne crois plus les Français vraiment avides d’être gouvernés par plusieurs centaines d’individus déguisés en démocrates… Nous sommes gens d’impulsions, de coups de cœur. Nous adorons nous attacher à de grandes idées, surtout si elles sont incarnées en un seul homme capable de soulever les enthousiasmes, mais ces amours-là, comme les grandes passions, sont sujettes à fluctuations. On brûle volontiers, au bout d’un certain temps, ce que l’on a vénéré. Et puis, nous aimons trop changer de mode…

— De mode ? Tout le monde ne s’en soucie pas autant que toi, ironisa Guillaume en remplissant le verre de son ami…

— Moi ? Mais je suis, aujourd’hui, l’homme le plus démodé qui soit ! Cet été Paris ressemble à un champ de coquelicots : le bonnet phrygien rouge, emblème romain de l’affranchissement des esclaves, fait fureur depuis que l’on a déposé les cendres de Voltaire au Panthéon. Tu me vois affublé de ça ?

— Pas vraiment, non. À moins peut-être que tu ne renonces à la perruque ?

— Jamais ! D’ailleurs les perruquiers ne sont pas encore en faillite, crois-moi !

— Avez-vous vu nos amis Bougainville à Paris ? demanda Agnès. Voilà bien longtemps que nous sommes sans nouvelles…

— Eh bien, je vous en apporte accompagnées de leurs plus chauds sentiments à votre égard, Madame. J’ai même une lettre pour Mme de Varanville que je verrai demain en rentrant chez moi.

— Ils pensent venir bientôt à La Becquetière ? fit Tremaine.

— Non. Ils sont installés dans leur château de Suisnes, à l’est de Paris, sur la route de Provins, et l’amiral, s’il passe de temps en temps aux Tuileries, ne veut plus que sa femme et ses enfants en bougent. Il a même demandé au Roi de lui accorder deux Suisses du régiment du comte d’Affry caserné rue Grange-Batelière pour veiller sur les siens pendant ses absences…

— Des Suisses ? s’écria Guillaume. On dirait que notre ami ne se console pas de la perte des canons offerts par le roi Louis XV ? Sont-ils aussi impressionnants ?

— Ils ont de superbes moustaches mais ce sont les meilleurs gens que l’on puisse voir et les plus serviables. Tout ce monde vit de la façon la plus bucolique à Suisnes où l’amiral et son jardinier Cochet ont entrepris de cultiver les rosiers à une grande échelle. Ils y réussissent fort bien : les jardins sont un enchantement…

— Horticulteur, M. de Bougainville ? Vraiment ? remarqua Mme Tremaine avec un rien de dédain : Cela ressemble bien peu à la Marine !

— À la sienne, si ! Outre les plants rapportés de son voyage autour du monde, l’amiral estime que ces cultures représentent une garantie pour sa famille à une époque où l’émigration s’intensifie. Depuis le retour du Roi nombreux sont ceux qui partent pour Coblence : des jeunes gens bien sûr mais aussi des familles entières. Ils croient fermement obéir à l’honneur en allant servir au-delà des frontières. Une véritable épidémie !

— Il y a déjà quelque temps qu’elle est apparue chez nous mais c’est Bougainville qui a raison : il n’est pas bon que les châteaux soient désertés. Sauf en cas de danger sérieux bien sûr !…

L’orage ayant fui vers l’est, le calme était revenu. Par les fenêtres ouvertes parvenaient les odeurs fraîches du jardin mouillé. Il y avait encore un peu de jour et Guillaume offrit à son ami d’aller fumer une pipe en faisant quelques pas.

— Vous avez beaucoup remué aujourd’hui, remarqua sa femme, et l’humidité ne vous vaut rien…

— Nous n’irons pas loin. Et puis je ne veux pas vous infliger la fumée du tabac que vous n’aimez pas.

— Je lui offrirai mon bras… comme à une marquise ! fit Joseph en riant : Il ne se fatiguera pas…

— En ce cas, je vous le confie…

Le sable des allées n’était pas encore sec mais il n’y restait plus de flaques. Il semblait plus doux encore, sous le pied et les deux hommes marchèrent jusqu’au bord de la falaise où un banc était disposé face au paysage.

— Tu sais que j’ai tenu ma promesse, dit soudain l’avocat : j’y suis retourné…

Guillaume tressaillit. Il n’avait pas besoin de demander où mais à cette évocation informelle son cœur trembla :

— Et alors ? Tu as vu quelqu’un ?

— Personne ! Cependant, cette fois, j’ai pu entrer dans la maison. Contrairement à mon dernier passage la porte n’était pas fermée à clef et c’est là que les choses deviennent encore plus bizarres !

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a plus rien ! fit Ingoult tranquillement tout en tapotant le fourneau de sa pipe sur la semelle de son soulier. Meubles, tableaux, objets, vaisselle, linge, ustensiles de cuisine, tout a été enlevé méthodiquement. Il ne reste même pas un balai !

— Des voleurs peut-être ?…

— Les voleurs ne travaillent pas si bien. Ils sont pressés, ils vont vite, ils cassent… Or, je n’ai trouvé ni un bout de fil ni un éclat de verre, pas même une épingle : tout est propre, net. Même les cheminées ont été récurées… Le jardin, lui, retourne à la friche. On dirait, si tu veux, qu’on a déménagé avec soin comme un propriétaire qui a vendu. Tu ne trouves pas ça étrange ?

— Bien sûr que si ! Et je ne vois pas comment à présent je pourrais savoir ce qui s’est passé.

— Tout de même ! Tu as des intérêts à Carteret. Dès que tu seras tout à fait remis, tu iras…

— Je n’irai nulle part. J’ai décidé de me défaire de Carteret et de mes moulins en Val de Saire. Marie est partie, lasse d’attendre sans doute, et moi j’ai dû promettre de ne pas chercher à la retrouver.

Comme il était triste l’écho de ces paroles ! Ingoult en fut frappé.

— Promettre à qui ? À ta femme ?

— À qui d’autre ? Il le fallait pour que cette maison ne sombre pas dans le chaos et pour que je puisse y vivre auprès de mes enfants !

— Elle n’avait aucun droit de t’empêcher d’y rentrer : tu es le maître !

— Oui, mais elle est la mère et les petits ont besoin de moi…

— Évidemment !… soupira l’avocat.

Pendant un moment, les deux hommes fumèrent en silence regardant la fumée grise monter vers le ciel redevenu pur et bleu. Puis Joseph Ingoult se racla la gorge, toussota deux ou trois fois :

— Cette promesse… tu es sûr d’arriver à la tenir ?

— Il le faudra bien ! Ce fut un choix difficile, crois-le bien. Il y a des moments où la pensée de ne plus revoir Marie me rend à moitié fou. D’un autre côté, je n’ai rien à lui offrir de valable. Si elle me croit mort et qu’elle a choisi de retourner à son ancienne vie, c’est peut-être mieux. Même pour notre enfant. Je suis certain qu’elle saura le protéger. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’en soucie pas…

Ingoult posa une main apaisante sur celle de son ami. Elle tremblait un peu et il s’en irrita :

— Moi, en tout cas, je n’ai rien promis à personne, articula-t-il. Et comme je suis d’un naturel curieux, il faudra bien que je sache ce qu’il en est. Même si je dois aller jusqu’en Angleterre ! Ces gens qui disparaissent les uns après les autres me donnent sur les nerfs à un point inimaginable !…

En quittant les Treize Vents, le lendemain matin, l’avocat prit ostensiblement le chemin de Varanville où il devait remettre à Rose la lettre de sa cousine mais, une fois hors de vue, il obliqua sur la gauche afin de reprendre le chemin de la Croix d’Ourville. Quelque chose lui disait qu’en cherchant les traces du cabriolet-fantôme il découvrirait un fait intéressant.

C’était un homme patient et très observateur. Lorsqu’il aperçut la légère montée derrière laquelle la voiture avait disparu, il descendit de cheval et, la bride au bras, continua à pied, presque le nez au sol mais il n’eut pas à marcher beaucoup : la double trace des hautes roues apparut bientôt, filant dans des fourrés où cependant un étroit passage apparaissait. Il s’y engagea, attacha sa monture à un arbre et poursuivit sa quête. Il n’eut aucune peine à trouver la ruine où il s’introduisit en se baissant.

Un long moment, il examina la petite salle basse, assez désappointé de n’y voir qu’un matelas de fougères sèches. Rien ne disait qu’Agnès fût venue là. Et d’ailleurs pour quoi faire ?… Presque machinalement, il se mit à fouiller la litière et, soudain, il eut une exclamation de triomphe : au bout des doigts, il ramenait un fragment de ruban vert tissé de blanc qu’il identifia sans peine : Agnès Tremaine portait sous sa mante une robe ornée de rubans semblables lors de son retour aux Treize Vents, la veille…

L’association d’idées se forma aussitôt dans son esprit. Pour qu’un ruban eût été arraché, il fallait que la belle Mme Tremaine eût ôté sa robe un peu vite ou, mieux encore, qu’une main pressée l’y eût aidée. Mais la main de qui ?

Si Agnès n’aimait pas Joseph lngoult, il le lui rendait bien. En revanche, il éprouvait une amitié teintée d’admiration pour l’exquise lady Tremayne et l’idée que Guillaume soit contraint de renoncer à une telle femme le rendait malade. Surtout au bénéfice d’une épouse peut-être moins fidèle qu’on ne l’imaginait !… Mais il en aurait le cœur net !

Après avoir tournoyé encore quelque temps parmi les vieilles pierres chargées de lierre, repérant l’endroit où le cabriolet s’arrêtait ainsi que celui où l’on attachait fréquemment un cheval, l’avocat rebroussa chemin. Il convenait de se rendre d’abord à Varanville pour remplir sa mission. Ensuite, au lieu de rentrer à Cherbourg, il décida de prendre logis pour quelques jours dans l’une des agréables auberges du Vast sous le bucolique prétexte de regarder couler la Saire et de chercher, pour un ami, une maison à vendre dans les parages. Aux écuries des Treize Vents, il avait bavardé à bâtons rompus avec l’un des palefreniers, garçon simple et dépourvu de méfiance envers un grand ami de M. Tremaine. Quelques questions astucieusement dissimulées dans un flot de paroles lui avaient permis de se renseigner sur les nouvelles habitudes d’Agnès. Ingoult excellait à ce jeu qu’il menait à une sorte de perfection…

Évidemment, le séjour campagnard aurait moins de charme que parmi les rosiers de Suisnes et sous le regard souriant de la déesse Flore de Bougainville, dame de ses pensées, mais il ne serait pas sans agrément ni, surtout, sans intérêt…

Dix jours plus tard, Joseph Ingoult savait à quoi s’en tenir sur les amours cachées de Mme Tremaine et reprenait joyeusement le chemin de son agréable demeure cherbourgeoise… Il était un peu las des nourritures rustiques et la perspective de quelques homards et d’une partie de billard chez Ouistre lui souriaient pleinement. Mais, pour le moment, il choisissait de garder pour lui le fruit de ses découvertes.

XI UN CENTENAIRE

À la Saint-Vincent d’avril 1792, la vieille Simone Hamel, mère d’Adèle et d’Adrien, mourut seule et percluse dans sa maison sur la saline, où ses enfants la délaissaient. Menant vie plantureuse avec les énergumènes de Valognes où ils s’employaient à dépouiller les habitants, nobles de préférence, les jumeaux ne trouvaient plus le temps de venir s’ennuyer auprès d’une femme déjà peu aimable de nature et que l’âge et la maladie rendaient franchement acariâtre. Ce fut un pêcheur en route pour Réville qui aperçut, depuis la Longue Rive, la forme claire encombrant le seuil de la porte grande ouverte. Se sentant mal, la vieille Simone avait dû se traîner pour appeler à l’aide. La mort l’avait saisie et foudroyée au moment où elle sortait.

L’homme donna l’alerte. Des voisines ramassèrent le corps dans sa chemise trempée – il avait plu toute la nuit – et se mirent en devoir de lui faire une toilette en accord avec sa nouvelle dignité de défunte.

L’une d’elles, Bastienne Caubrières, dont le mari « naviguait » et qui, habituée à vivre seule, gardait toujours la tête sur les épaules, fit observer que ce devoir-là incombait à la fille de la maison ainsi que la suite du cérémonial – les veillées, le cierge, l’organisation des funérailles, la recherche d’un curé « non jureur » – ce qui allait poser problème ! – et qu’en tout état de cause il convenait d’abord de prévenir Adèle. Proposition qui souleva un tollé de protestations : la nouvelle existence de celle-ci inspirait plus de répulsion que d’envie à ces femmes de sage moralité et d’existence souvent sévère ; surtout par ces temps difficiles. Que la fille Hamel eût un amant ou dix ne changeait rien à l’avis général : c’était une pas grand-chose ! D’ailleurs tout le monde savait que Mme Tremaine, si bonne pour elle cependant, l’avait chassée de sa maison.

Du côté des hommes on se montrait moins regardants quoique divisés :

— Faut aviser au moins l’Adrien ! émit Jean Calas, le patron-pêcheur. S’il allait savoir que son héritage est à l’abandon, il s’ra furieux et maintenant qu’il a du pouvoir, il peut nous causer des ennuis.

— Faut surtout envoyer aux Treize Vents ! dit Michel Quentin. Qu’on le veuille ou non c’est la tante à Guillaume. Je sais bien qu’elle lui a fait tort gravement mais il est homme à pardonner devant la mort. Ce pauvre cadavre laissé sans personne de sa parentèle, c’est triste ! Je vais monter là-haut !

— Tu f'rais mieux d’aller à Valognes !

— Et l’pain ? Qui est-ce qui va le faire ! Envoyez le fils Clot avec les huîtres !

— Comme si tu n’savais pas qu’y veut plus y aller ! Il a peur. Il dit que c’est du mauvais monde…

En fait, ce fut Tremaine qui se chargea de la commission. Le jeune Quentin avait vu juste : son respect de la mort dépassait ses rancunes. Et puis, outre qu’il jugeait sévèrement l’attitude des jumeaux, l’idée de quelques lieues à cheval n’était pas pour lui déplaire. Il montait normalement à présent et, pour être tumultueuses, ses relations avec le jeune Sahib, le fils d’Ali, prenaient même un tour passionnel qui faisait parfois passer des frissons d’inquiétude dans le dos de Prosper Daguet et, surtout, dans celui de Potentin : une mauvaise chute pouvait envoyer Tremaine dans une petite voiture et, cette fois, définitivement.

Néanmoins, pour ce court voyage, il choisit Trajan, l’une de ses bêtes les plus solides bien que moins flatteuse à l’œil : il ne s’agissait pas d’éveiller les appétits des nouveaux seigneurs de la ville.

Lorsqu’il lui annonça son départ, Agnès, naturellement, ne fut pas d’accord.

— Voilà que vous vous faites le messager des gens de rien ? fit-elle avec un dédain qui prit son époux à rebrousse-poil.

— Sans la fortune du Père Valette, je serais l’un de ces gens de rien, grogna-t-il. Une fois pour toutes, faites-moi le plaisir de respecter mes origines ! Je suis fatigué de vous le rappeler sans cesse… Maintenant, si vous voulez tout savoir, j’avoue que je ne serais pas fâché de voir comment les choses se passent là-bas. Je sais bien que, d’après Mme de Chanteloup, c’est l’antichambre de l’enfer mais comme elle ne peut considérer gens et événements qu’entre deux pâmoisons, j’aimerais avoir une idée à moi.

— Cessez de vous chercher des excuses ! La vérité est que vous aimez remuer par-dessus tout ! Je me demande comment vous auriez fait si vous étiez resté…

Elle prit soudain conscience de ce qu’elle allait dire et se mordit la langue en rougissant mais Guillaume avait compris :

— Si j’étais resté impotent ? On dirait que vous le regrettez ?

— Vous dites des sottises !

— Croyez-vous ? Je pense, moi, que je viens d’énoncer une vérité : vous m’auriez mille fois préféré infirme, cloué ici et soumis à vos volontés. Sinon, pourquoi refusez-vous toujours d’être ma femme comme autrefois ?

Agnès eut un mince sourire et plissa les paupières, laissant seulement filtrer, à la manière des chats, un trait de lumière grise entre ses épais cils noirs :

— Parce que vous ne le méritez pas encore ! Croyez-vous que j’ignore ce qui se passerait si je vous accueillais : vous me feriez un autre enfant après quoi sûr de moi et de vous-même vous retourneriez courir le guilledou.

— Je n’ai jamais couru le guilledou comme vous dites ! gronda Tremaine dont le visage se ferma. Le malheur, avec vous, ajouta-t-il rendant dédain pour dédain, c’est que vous ne savez pas ce que vous voulez.

— Je veux être sûre de vous, pas davantage !

— En ce cas, vous n’employez pas la bonne méthode. D’ailleurs aucune méthode ne vous serait satisfaisante mais, si vous voulez un conseil, ne m’en demandez pas trop ! Il m’arrive encore assez souvent d’avoir envie de vous. Cela pourrait ne pas durer : je n’ai jamais pu supporter les mégères !

Le cri indigné de la jeune femme fut étouffé par le claquement de la porte repoussée d’une canne furieuse. Certain, cette fois, d’avoir eu le dernier mot, Guillaume, un moment plus tard, se hissait sur le dos compréhensif de Trajan et prenait, au petit galop, le chemin de Valognes.

Au Grand Turc, il fut reçu comme le Messie. C’était la première fois qu’on l’y revoyait et son apparition donna un air de fête à une maison devenue singulièrement morose comme d’ailleurs la ville elle-même. Avec ses hôtels aux volets clos sur le vide intérieur ou sur des maisonnées réduites à de rares et fidèles serviteurs – l’esclavage n’était plus de mise ! –, ses couvents muets où le bruit des prières osait à peine s’élever, ses maisons frileuses et sa population inquiète, méfiante et d’ailleurs hostile dans sa majeure partie aux « fariboles parisiennes 6 », la cité perdait son âme.

Le « petit Versailles », en dépit de la grâce de ses demeures, ressemblait surtout à une ville de province un peu grognon. Même les amoureux semblaient délaisser le chemin de Fantaisie… par contre Tremaine n’eut aucune peine à se faire indiquer le moyen de rencontrer Adrien Hamel.

— Cherchez Buhot et vous le trouverez, grommela l’aubergiste Lecomte. Il le suit comme son ombre !

— Et il habite, où, ce Buhot ?

— Rue de la Poterie ! Vous n’aurez pas de peine à reconnaître la maison. Il était notaire avant de devenir un aigrefin et il y a toujours la plaque. S’il n’est pas chez lui, il sera peut-être à la Société des Amis de la Constitution… ou au Tribunal : il y fait à peu près tout, Buhot : juge de paix, procureur… et le diable sait quoi encore !

— S’il est absent j’attendrai…

C’est ce qu’un moment plus tard, Guillaume dit à la femme qui vint lui ouvrir la porte d’une maison cossue fleurant bon la cire fraîche, le feu de bois et pas du tout la révolution.

— Les citoyens font une perquisition, lui apprit-elle d’un air important, mais ça m’étonnerait qu’ils tardent. Si vous voulez patienter au salon…

Et d’ouvrir devant le visiteur la porte d’une pièce de belle apparence et soigneusement entretenue mais dont le contenu le suffoqua : sur le mur, là, en face de lui, dominant une belle commode-tombeau sur laquelle brillaient des chandeliers d’argent, un portrait d’homme le regardait d’un air doucement ironique comme s’il appréciait la qualité de sa stupeur : celui d’Aymar-Frédéric du Moulin, chevalier de Malte de son état et oncle de ce Théophile Régnault du Moulin qui avait légué les Hauvenières à la mère de Marie-Douce.

L’idée d’une quelconque similitude n’effleura même pas Guillaume : c’était bien le même tableau un peu noirci par l’âge, le même cadre dont la dorure ternie montrait des éraflures roses et aussi le même entourage d’armes soigneusement astiquées. La petite table à écrire était là, elle aussi…

Devant ce qui était pour lui une insoutenable profanation, Tremaine sentit le sang lui monter à la tête et vit rouge. Qu’était-il arrivé à la femme tant aimée pour que ses meubles, ses objets se trouvent réunis chez le douteux Buhot ? Quelque chose de grave peut-être ? Sans doute même ! et si ce misérable avait osé lui faire du mal…

Il allait s’emparer du portrait quand le parquet grinça sous un pas pesant. En même temps, une voix sonore habituée à marteler les syllabes – l’ancien notaire était un orateur applaudi dans les réunions publiques ! – se fit entendre :

— Tu aimes cette toile, citoyen ? Elle n’a guère de valeur sans doute mais il me semble qu’elle fait bien ici…

Pour la première fois Tremaine s’entendait appeler « citoyen » et tutoyer par un inconnu. Il n’apprécia pas : déjà furieux, l’expérience lui déplaisait. Avec une hauteur qui eût réjoui Agnès, il jeta :

Tu ? Qu’avons-nous donc gardé ensemble ? Il me semble, Monsieur, ne vous avoir jamais rencontré. Le souvenir m’en serait resté !

L’ancien notaire – un petit homme capitonné par la goinfrerie dont le physique de chanoine sournois ne correspondait guère à sa voix – émit un glapissement réprobateur :

— Tsst ! tsst !… mauvais ça, citoyen ! Ton langage n’est plus de mise ! C’était bon au temps de l’esclavage.

— Pour un ancien esclave, tu te portes bien ! Dis-moi donc, brave homme ! Où as-tu volé ce portrait, ces armes, ce bureau ?

La canne à pommeau d’acier du visiteur – où se cachait d’ailleurs une lame d’épée ! – eut des frémissements qui ne laissèrent pas d’inquiéter Charles-François Buhot. Il connaissait Tremaine de vue sans l’avoir jamais approché mais, de près, il était plutôt impressionnant surtout aux yeux d’un homme dont la peau était le bien le plus précieux. Sa haute taille et surtout sa figure durement taillée où brasillait un regard de fauve hargneux n’avaient rien de rassurant. Aussi, contenant sa propre colère, s’obligea-t-il à un ton plutôt conciliant :

— Tu as décidément de drôles d’idées, citoyen ! Pourquoi aurais-je volé ce qu’il m’était si facile d’acheter ?

— Acheter ? Ces objets n’ont jamais été à vendre. Ils appartiennent à une dame de ma famille – ma belle-sœur précisément – et si elle avait voulu s’en défaire elle m’en aurait averti…

— Possible ! Pourtant c’est ainsi ! Nous parlons bien, je pense, de la même personne : cette belle Anglaise qui habitait une gentille maison sur les arrières de Port-Bail ?

— En effet, admit Guillaume qui ajouta : Je pense que tu t’es livré chez elle à l’une des fructueuses perquisitions qui sont en train de te rendre célèbre ?

— Port-Bail n’est pas de ma juridiction, fit Buhot du ton navré d’un homme à qui l’on vient de faire une grosse peine. Il serait meilleur pour toi de me montrer un peu plus de considération, citoyen, mais je te vois très ému et je veux bien t’expliquer. Il y a six ou sept mois, un mien confrère de Saint-Sauveur-le-Vicomte qui connaît mon goût pour les choses anciennes m’a parlé de cette… dame – il devinait que le terme de citoyenne appliqué à lady Tremayne risquait de déclencher une catastrophe – qui, avant de repartir chez elle avec son enfant, désirait se faire un peu d’argent en vendant son mobilier. J’y suis allé et j’ai acheté ceci. Tu vois, tout est simple lorsque l’on s’explique calmement.

Malgré lui, Guillaume s’entendit demander :

— Elle allait bien ?

Buhot prit un air de commisération et haussa des épaules grassouillettes :

— Comme on va quand on est en deuil et que l’on pleure quelqu’un. Elle avait dû verser beaucoup de larmes et elle m’a fait peine. J’étais prêt à lui offrir mes services mais elle n’était pas seule : il y avait là un grand Anglais… un milord avec qui elle se préparait à partir. Un homme jeune encore, plutôt bien de sa personne et qui semblait lui être très attaché…

Si le coup blessa Guillaume, il n’en montra rien. Sa voix brève mais froide poursuivit l’interrogatoire :

— La maison a été vendue elle aussi ?

— Non. Cette dame a dit qu’elle désirait la garder pour son fils.

— Comment se fait-il, en ce cas, que les Perrier qui s’en occupaient n’y soient plus ?

— Tu m’en demandes trop !… Pourtant, il me semble avoir entendu dire que ces gens ne voulaient plus rester là après son départ mais pour aller où, je l’ignore. Encore des questions ?

L’entrée d’Adrien qui accourait en jappant comme un petit chien rejoignant son maître dispensa Tremaine de répondre. Le frère d’Adèle continuait de s’habiller suivant les plus récentes modes révolutionnaires de Paris mais cette fois le chapeau à plumes était remplacé par un bonnet phrygien qui n’embellissait guère son possesseur. En apercevant le visiteur, il eut son rire de crécelle :

— Tiens ! Voilà le cousin Guillaume ! Et… qu’est-ce que tu viens faire ici, boiteux ?

Dédaignant l’injure, Tremaine considéra l’énergumène avec autant d’intérêt que s’il eût été un détritus abandonné là par un balayeur négligent :

— J’avoue ne pas discerner le plaisir que tu peux tirer de la compagnie de cet individu ! dit-il à Buhot. Quant à toi, Adrien, sois content : c’est pour toi que je me suis dérangé. Je suis venu te dire que ta mère est morte et qu’il serait bon qu’on vous revoie à Saint-Vaast, toi et ta sœur, si vous voulez qu’il y ait du monde à l’enterrement…

Peu désireux d’entrer dans les détails, Guillaume prit le chemin de la porte mais, comme il allait la franchir, Buhot l’arrêta :

— Un moment encore, citoyen Tremaine ! Tu es un riche propriétaire terrien, il me semble ?

— J’ai des terres, en effet.

— Et aussi des chevaux ? Tu n’ignores pas, je pense, que le gros cochon des Tuileries qui a cependant signé la nouvelle Constitution après s’être fait beaucoup prié n’en continue pas moins à conspirer avec l’Étranger et que les troupes de ces brigands battent nos frontières.

L’insulte appliquée à Louis XVI souleva le cœur de Guillaume cependant peu attaché à la royauté. Il haussa les épaules.

— Vous ne pouvez pas demander à un captif de ne pas tenter d’ouvrir les portes de sa prison. Si tes pareils avaient traité le Roi selon le respect qui lui est dû, les choses n’en seraient pas là.

— Pense ce que tu veux… jusqu’à un certain point tout au moins. Il reste qu’il est de ton devoir d’aider la Nation à se défendre. Tu seras sage en me faisant amener tes chevaux…

— N’y comptez pas ! coupa Guillaume. Je vous donnerai de l’argent pour en acheter mais vous n’aurez pas les miens : ce serait crever le cœur de ceux qui s’en occupent.

Buhot eut un vilain sourire.

— Ils n’auront aucune raison d’être tristes puisqu’on les emmènera eux aussi ! La Nation a besoin de soldats…

Furieux, Tremaine pensa qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et partit sans ajouter un mot. Renonçant à passer la nuit au Grand Turc ainsi qu’il en avait eu l’intention, il rentra aux Treize Vents et, dès son arrivée, avertit Daguet :

— Ce n’était pas une menace en l’air. Ces brutes vont venir piller notre écurie et embarquer nos garçons, dit-il.

— Il fallait s’y attendre un jour ou l’autre, fit le cocher avec un haussement d’épaules, et je comptais vous en parler. Si on leur résiste ils sont capables de flanquer le feu partout.

— En tout cas, ils n’auront ni Sahib ni Bruyère ! J’aimerais mieux leur tirer une balle dans la tête !

— Ne vous tourmentez pas trop ! M. Félix est venu ce tantôt et nous en avons discuté. Lui aussi est inquiet. Avant l’aube je compte les mener à la ferme de Chante-loup qui a déjà été visitée et volée. Ça nous permettra de gagner du temps et c’est précieux avec ces énergumènes. Faut espérer que leur règne ne durera pas !

— Ils verront bien les stalles vides !

— Elles ne le seront pas longtemps. En revenant j’irai acheter deux bêtes au Vicel, chez Legrain. Comme on va sûrement lui réquisitionner les siennes, il sera bien content d’en tirer quelque argent !

— Je te donnerai la somme que tu voudras. Mais nos garçons ? Que faire pour eux ?

— Ça ! Dieu seul y peut quelque chose, Monsieur Guillaume, dit Daguet en traçant un rapide signe de croix. Nous, on peut tout juste les remettre entre Ses mains !

— En leur offrant tout de même de quoi s’équiper ! Chez nous l’hiver n’est pas froid mais il l’est ailleurs et surtout dans les pays de l’Est.

Cependant Buhot ne parut pas autrement pressé d’exécuter sa menace, peut-être pour laisser croire à Tremaine qu’il l’avait impressionné et lui donner une fausse idée de sécurité. Par contre, l’enterrement de Simone Hamel faillit tourner mal à cause du problème que posait le prêtre.

En dépit de son mauvais caractère, la mère des jumeaux était bonne chrétienne comme d’ailleurs tout le pays. Or, le curé de Saint-Vaast, M. Bidault, qui avait remplacé M. de Folleville, venait de partir en émigration sur les instances de ses ouailles inquiètes pour cet homme de foi ardente qui eût préféré se couper les deux mains plutôt que prêter le serment constitutionnel. Quant à son jeune vicaire, une marchande de poisson, Thérèse Pignot, le cacha chez elle pendant une semaine mais, craignant une de ces perquisitions qui se multipliaient, elle le dissimula ensuite dans un des paniers à éclettes dont elle se servait pour transporter sa marchandise, à dos de cheval, jusqu’au marché de Valognes et le conduisit ainsi dans une ferme de Montaigu. C’était faire preuve de prudence. La population, hostile aux nouveaux décrets, recelait tout de même quelques brebis galeuses aux dents longues, aux yeux obliques et toujours prêtes à dénoncer le voisin pour s’emparer de son bien.

Cependant, on aurait pu obtenir d’un des deux prêtres réfugiés au château de Durécu ou du curé de Réville caché au Hourguet qu’ils vinssent célébrer une discrète cérémonie dans la grange de la maison Baude, au bout de la rue des Paumiers où se réunissaient les fidèles depuis la fermeture de l’église mais personne n’osa en parler à Adrien qui, d’ailleurs, tenait la solution : le nouveau curé de Rideauville procéderait aux funérailles. Celui-là, un prêtre « jureur » nommé Nodot, successeur par force de M. Levasseur, était nanti d’une détestable réputation ; on disait qu’il vivait avec sa servante dont il avait un enfant, qu’il buvait comme une éponge et qu’il était de mœurs incertaines…

Résultat : quelques commères seulement – ses vieilles complices de médisance et d’autres qui craignaient que la conscription ne prît leurs hommes – assistèrent Adrien pendant la messe dite par Nodot et l’escortèrent jusqu’au cimetière. Là, elles furent relayées par les clients du cabaret où Adrien avait ses habitudes et quelques-uns des membres du Conseil communal qui n’avaient pas osé s’abstenir mais se demandaient intérieurement ce qui leur avait pris, en 90, d’accueillir parmi eux ce garçon teigneux dont la figure blême n’avait rien de rassurant sous son bonnet rouge. On ne vit pas Adèle, peu désireuse d’affronter les femmes respectables du bourg et, bien entendu, personne ne se déplaça des Treize Vents. Guillaume, en prévenant Adrien, pensait en avoir fait assez pour les Hamel. Tandis que l’on portait la Simone en terre, il alla s’agenouiller sur la tombe de sa mère Mathilde, si longtemps privée de sépulture chrétienne à cause des calomnies de cette femme.

Profondément mortifié, Adrien jura de se venger : deux jours plus tard, une troupe de « patriotes » vint vider les écuries de Tremaine et enjoindre aux serviteurs mâles du domaine de rejoindre les armées de la Nation. Il n’était pas encore question de république, quoique les partis les plus avancés la réclamassent, mais, pour lutter contre les armées d’Autriche et de Prusse alliées à celle du prince de Condé dont on venait de nommer le duc de Brunswick général en chef, le pays avait besoin de tous ses fils, même ceux qui n’étaient pas d’accord et il y en avait. Beaucoup craignaient de laisser les leurs dans le besoin. Le blé était rare et cher, la spéculation effrénée et si, à Paris, durant les premiers mois de 1792 les salons continuèrent à vivre agréablement et les théâtres à prospérer, les campagnes souffraient durement d’une pénurie qui allait s’aggravant.

Avec un profond chagrin, les gens des Treize Vents virent partir les plus jeunes d’entre eux : ceux des écuries, le jeune Auguste, les garçons de ferme et aussi Victor que sa tante Clémence Bellec inonda de ses larmes. Seuls aux côtés du maître demeurèrent Potentin et Daguet. De même les caméristes furent congédiées avec une bonne rétribution. C’était prudence et il valait mieux pour elles rentrer dans leurs familles. Du vif et frais troupeau des petites chambrières, il ne resta que Lisette, trop attachée à la maison et d’ailleurs orpheline. Le mari de Jeanne Coulomb, la nourrice d’Adam, vint réclamer sa femme : il n’avait rien, bien au contraire, contre les Tremaine, mais il valait mieux que Jeanne retourne s’occuper de son époux et de ses propres enfants qui avaient bien besoin d’elle. Les langues tourneraient moins…

La brave femme pleura à creuser les cailloux : elle s’était attachée à son nourrisson mais aussi à l’existence moelleuse qu’elle menait aux Treize Vents. La vie à la ferme la tentait beaucoup moins. À l’inverse Béline, qu’aucune force humaine n’aurait pu arracher à son emploi, eut bien du mal à cacher sa satisfaction : Adam rejoignait Élisabeth sous sa houlette et tout était très bien ainsi. D’ailleurs le petit garçon approchait de ses deux ans et, depuis quelques mois déjà, un solide adjuvant de bouillies suppléait à la nourrice dont la production personnelle n’avait plus grand-chose à lui offrir.

Désormais, on mena petite vie dans la belle maison près de l’église de La Pernelle dont les cloches demeuraient muettes. Le vieux M. de La Chesnier s’était éteint quelques mois plus tôt, persuadé de manquer à ses devoirs en abandonnant ainsi son cher Cotentin livré aux forces du mal. Il reposait à présent sous une dalle du chœur où ses amis le descendirent pieusement. Tous les objets et les documents rassemblés par lui durant sa vie et touchant les vaisseaux de M. de Tourville incendiés sous la Hougue un terrible jour de juin 1692 – il y portait un intérêt passionné ! –, il les avait donnés à Guillaume dont il savait bien qu’il en prendrait un soin extrême.

Chaque année, à la date fatidique, M. de La Chesnier disait la messe des morts puis, avec Guillaume, il se rendait à la Chaise du Roi, ce rocher où selon la légende – fausse d’ailleurs – le roi Jacques II d’Angleterre que Tourville et ses navires devaient ramener sur son trône perdu aurait regardé ses anciens sujets incendier tranquillement les vaisseaux que l’amiral français, trahi par la marée après sa victoire de Barfleur, avait dû échouer sur les vases solides de Saint-Vaast pour les réparer. L’Anglais avait murmuré trois mots qui lui valaient à jamais l’exécration des gens du Cotentin et de tous les marins de France : « Mes braves Anglais ! »… alors que ceux-ci exécutaient méthodiquement, à cent contre un, les hommes de l’escadre meurtrie.

Le vieux prêtre trouvait de tels accents pour décrire le grandiose et terrifiant spectacle, les cris des blessés que l’on achevait dans les entreponts où se trouvaient les infirmeries, que l’on aurait pu imaginer qu’il y était. Guillaume, pour sa part, croyait voir s’embraser les huniers de l'Ambitieux devenu vaisseau-amiral depuis la mort sous Cherbourg du Soleil royal, du Gaillard, du Terrible, du Merveilleux, du Tonnant, du Foudroyant, du Saint Philippe, du Souverain, de l’illustre, du Prince, du Magnifique, de l'Entendu et du Courtisan. Il vibrait de la même fureur, de la même indignation et sa haine de l’Anglais s’en trouvait réchauffée.

Cette année-là – 1792 – le grand drame devenait centenaire. Aussi, après être allé plier le genou et dire un bout de prière sur la tombe de son vieil ami, Guillaume rejoignit-il seul le rendez-vous rituel. Puis, aidé de Potentin et de Daguet, il coupa tous les lys et les roses de son jardin, les entassa dans des corbeilles que l’on plaça dans l’une des voitures. Le cocher y attela deux chevaux achetés au comte Hervé de Tocqueville – dont les écuries, assez éloignées des regards de Buhot, étaient encore intactes –, prit les rênes et les trois hommes descendirent jusqu’au port de Saint-Vaast. Là ils n’eurent que l’embarras du choix parmi les barques de pêche : lorsque Tremaine eut annoncé ses intentions, tout le monde désirait les emmener…

Il choisit le cotre de François Pignot, mari de Thérèse, la marchande de poisson qui cachait si bien les prêtres dans ses paniers, mais comme une véritable flottille voulait l’accompagner, il distribua une partie des fleurs à ces hommes aux mains rudes, émus à la pensée de l’hommage que l’on allait rendre à leurs anciens.

Le temps était beau, la mer calme, bleue, pleine ; la marée étale… Presque tous prirent les rames, pourtant François Pignot hissa une voile, une seule. Plus pour le souvenir que pour l’utilité ! Il en fallait si peu pour atteindre le Rhun, le passage entre l’île de Tatihou et la terre ! C’est là qu’avait coulé l'Ambitieux, le vaisseau-amiral.

Arrivé à destination, presque à toucher l’île, Tremaine empoigna un porte-voix et cria :

— Messieurs ! À la mémoire de M. de Cotentin de Tourville, amiral de France, à la mémoire des marins tombés ici même, à la mémoire des vaisseaux sacrifiés pour rien ! Que Dieu les ait en sa sainte garde !

Saisissant les deux pistolets armés qu’il portait à sa ceinture il les déchargea dans l’air bleu. Une acclamation lui répondit et, à son immense surprise, le fort de la Ilougue et celui de Tatihou tirèrent chacun un coup de canon. Puis le bras de mer se couvrit de fleurs…

L’émotion un peu calmée, François Pignot eut un petit rire :

— On dirait qu’ils sont d’accord avec nous les vieux invalides des forts ? Si un corsaire anglais traîne vers les Saint-Marcouf comme c’est leur habitude, ils vont se demander ce qui se passe ! Une fameuse idée que vous avez eue là, Guillaume !

— On parviendra bien un jour à les écarter de nos parages et ça définitivement. Quand les temps seront moins troublés, on essaiera de s’en occuper. En attendant allons tous trinquer à la santé de nos marins passés, présents et à venir !

Ce fut en rentrant aux Treize Vents que Guillaume trouva sur sa table de travail la lettre de Joseph Ingoult…

Il y avait plusieurs mois qu’il ne l’avait vu. Délaissant Cherbourg où la vie lui semblait plate auprès de ce qui ce passait dans un Paris en train de devenir une sorte de chaudron de sorcières, l’avocat, pourvu d’ailleurs d’une fortune assez belle pour ne pas se soucier du lendemain, préférait écouter son cœur plutôt que de s’intéresser à de sordides affaires locales. L’amour – sans espoir d’ailleurs ! – qu’il portait à Mme de Bougainville le poussait à se consacrer à la protection du bonheur de la jeune femme dont il savait cependant combien elle était attachée à son époux. Flore ne quittait guère son château de Suisnes à l’écart de toute agitation et y coulait des jours paisibles auprès de ses enfants sous la protection des deux Suisses réclamés par son époux et de ses jardiniers mais le navigateur passait beaucoup de temps à Paris où il se rendait fréquemment aux Tuileries. L’état où l’on avait réduit la famille royale le navrait et, pour le distraire, il allait causer géographie avec un Roi qu’il aimait bien pour avoir pu en apprécier le cœur généreux et les grandes connaissances scientifiques. Installé à l’hôtel White, rue des Petits-Pères à Paris, où se retrouvaient nombre d’Anglais et d’Américains venus contempler la Révolution en spectateurs et où Bougainville comptait des amis et des habitudes, il surveillait le mari de sa belle et de temps en temps galopait jusqu’à Suisnes pour lui faire son rapport et la rassurer ; ce qui lui valait les regards mouillés et reconnaissants des beaux yeux dont il rêvait. Naturellement, il était souvent invité à de petits séjours… Tout le monde l’appréciait et les enfants l’adoraient.

Pour sa part, Guillaume éprouvait quelque peine à comprendre cette façon de vivre mais partait du principe que si son ami était heureux ainsi, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. En outre, l’avocat étant un excellent correspondant, ses lettres apportaient jusqu’aux Treize Vents un peu de l’air de Paris et il était toujours utile de savoir ce qui s’y passait. Agnès elle-même daignait sourire lorsque l’épistolier racontait une anecdote, un potin, décrivait une nouvelle mode ou commentait la dernière pièce en vogue.

Cette fois, la lettre n’était pas pour ses yeux et son contenu fit à Guillaume l’effet d’une bombe :

Après un bref survol de la situation politique et de la vie quotidienne, Joseph écrivait : « Ce que j’ai à dire maintenant est grave et j’ai hésité un moment à troubler ta paix si chèrement acquise. Mais je t’ai vu si malheureux !… Alors voilà : par le plus grand des hasards j’ai retrouvé lady Marie. Sans qu’elle le sache d’ailleurs. Elle vit à Paris avec son fils, Kitty et une amie, Helen Williams. En outre il y a un homme qui veille sur elle. C’est un Anglais, sir Christopher Doyle, une personne d’une cinquantaine d’années que je vois parfois à l’hôtel White où il a des relations. Mais ne va pas t’imaginer que tous deux mènent joyeuse vie. Marie est toujours vêtue de noir et je suppose qu’elle porte ton deuil. Je ne me suis pas présenté à elle parce que j’estime qu’il t’appartient de décider s’il est préférable de ne pas la détromper. Elle vit dans la dignité et le calme. En outre, ce baronnet est un homme de bien. Tu en tomberais d’accord en dépit de la haine que tu portes à ses compatriotes. Son attitude est celle d’un père, ou d’un frère aîné et, de toute évidence, il donne à Marie la protection dont elle et son fils ont besoin.

« Tu me reprocherais cependant de ne pas t’avoir prévenu mais je te demande de bien peser la décision que tu prendras. Si tu veux te manifester, il faudrait que tu puisses offrir à Marie de vivre avec toi au grand jour. À tout hasard, je te signale que l’on parle beaucoup, dans les clubs, de la prochaine loi sur le divorce.

« Je sais, il y a cette parole donnée à la femme et que tu n’es pas homme à renier. Encore faudrait-il cependant qu’Agnès n’abuse pas de son pouvoir et ne se moque pas de toi. Demande-lui donc ce qu’elle va faire, une ou deux fois la semaine, dans les bois près de la Croix d’Ourville. Il y a là, au sud du chemin qui mène à La Pernelle, une manière de tour à moitié démolie où elle rencontrait l’automne dernier – assez inconfortablement mais avec assiduité – un homme dont je tairai le nom… »

La lettre au bout des doigts, Guillaume se jeta dans le grand fauteuil d’ébène tendu de cuir noir qu’il affectionnait et resta là un long moment, la tête renversée contre le dossier, les yeux clos. Sa main nerveuse froissa le papier mais c’était sans importance : chacun des mots tracés par la plume de Joseph s’enfonçait dans son cerveau avec la cruauté d’un fer rouge : Marie-Douce « protégée » par un autre homme ! Avec évidemment l’excuse de le croire mort mais pourquoi si vite ? Qu’est-ce qui avait pu lui donner cette certitude ?… Quant à Agnès, sa liaison adultère, si elle le stupéfiait, ne lui inspirait que de la colère. Aucune douleur !… Il était trop facile de comprendre, à la lumière de cette révélation, pourquoi elle s’obstinait à le repousser. Être sûre de lui ?… Quelle incroyable hypocrisie ! Ce qu’elle voulait, c’était le tenir en laisse comme un chien bien dressé en lui laissant espérer l’abandon magnanime de son corps en guise de morceau de sucre. Fais le beau, petit Tremaine ! Sois bien sage et on daignera peut-être te pardonner d’avoir « couru le guilledou »… Et il resterait là, à attendre stupidement tandis que la femme aimée, lasse d’avoir trop pleuré, se tournait vers un autre parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement ?… Ainsi, Buhot n’avait pas menti : les meubles vendus, l’Anglais… tout cela était vrai ! Et lui, Guillaume, comment n’avait-il pas senti qu’on lui disait la vérité ? Marie n’était pas riche, surtout coupée de sa famille et il ne l’ignorait pas. Elle avait besoin qu’on l’aide et il le faisait jusqu’à son accident. Seulement, il la croyait repartie pour Londres… Quel gâchis ! Quel stupide, sordide gâchis !

La pensée du complice de sa femme l’effleura à peine. Ce n’était pas lui le plus important, le plus irritant : un fantôme sans visage et rien de plus. L’insupportable était de savoir que la mère de ses enfants allait se rouler dans les feuilles mortes, les bruyères sèches ou Dieu sait quoi comme une coureuse de grands chemins en chaleur…

Brusquement, il jaillit de son siège, fonça vers la porte en oubliant sa canne, manqua s’étaler sur le parquet trop bien ciré du grand salon et se jeta dans l’escalier qu’il grimpa avec une incroyable vitesse compte tenu de sa mauvaise jambe. L’heure du dîner approchait. Agnès devait être chez elle à se préparer. En dépit des restrictions du train de vie, elle tenait à ce qu’il revêtît un certain décorum.

Assise devant sa coiffeuse, la jeune femme accrochait de longues girandoles de perles à ses oreilles quand son mari enfonça sa porte plus qu’il ne l’ouvrit.

Elle sursauta et le sourire qu’elle esquissait s’effaça devant l’image effrayante que lui renvoyait le grand miroir garni de bronze doré. Convulsé par la fureur, le visage de Guillaume avait quelque chose de terrifiant. Il ne lui laissa pas le temps d’articuler la moindre parole, se jeta sur elle, la saisit par un bras pour l’arracher de son siège puis, la traînant jusqu’à son lit, il l’y lança comme un simple paquet :

— Déshabillez-vous ! ordonna-t-il.

En dépit de sa peur, elle n’avait pas poussé un cri mais retrouva courage en sentant sous elle un terrain solide :

— Vous êtes… fou ? balbutia-t-elle avec cependant une nuance de dédain qui excita la fureur de Tremaine.

— Pas le moins du monde ! Pour la première fois je vous vois telle que vous êtes : une fille facile que l’on peut trousser sur le revers d’un fossé. Alors j’estime avoir assez attendu et j’ai l’intention de coucher avec vous, que ça vous plaise ou non. Déshabillez-vous !

— Jamais !

Elle était devenue pâle comme une morte mais ses yeux gris, presque noirs alors, luisaient de rage :

— Si vous me voyez telle que je suis, il y a longtemps que moi je sais ce que vous serez toujours : un rustre, un…

Elle n’acheva pas. Guillaume venait de la relever d’une secousse brutale et commençait à déchirer ses vêtements. Elle tenta bien de se défendre mais la force naturelle de Tremaine décuplée par la colère le rendait irrésistible. Il l’éplucha durement comme s’il était un ours et elle un tronc d’arbre qu’il s’agissait de dépouiller de son écorce, sans se soucier de la griffer quelque peu. Puis, quand il l’eut dénudée, il la repoussa sur la courtepointe où elle se recroquevilla, attendant qu’il s’abatte sur elle pour mettre sa menace à exécution, mais il se contenta de considérer un instant ce corps blanc qui ne lui inspirait plus le moindre désir. Puis, tapant légèrement ses mains l’une contre l’autre en un geste désinvolte :

— Voilà qui est fait ! dit-il avec satisfaction. À présent, si vous voulez bien me confier le nom de l’homme généreux avec qui vous vous vautrez dans la poussière d’une vieille tour, j’aurai plaisir à lui faire savoir que vous êtes prête à l’accueillir plus confortablement… Moi, décidément, vous ne me dites plus rien ! Allons ? J’attends !

Elle se redressa aussi vivement qu’une vipère qui va frapper, rafla la courtepointe et s’en drapa :

— Ne comptez pas sur moi pour vous l’apprendre ! Oui, je vous ai trompé ! Oui, j’ai un amant mais qui m’a donné l’exemple ? Vous ne saviez que m’engrosser pour pouvoir rejoindre votre maîtresse. Vous ne songiez pas, alors, à me traiter de fille facile. Et dire que j’ai été assez sotte pour reprendre la vie commune avec vous !

— Vous appelez ça reprendre la vie commune ? Vous n’êtes ma femme que de nom…

— Et alors ? Qu’aviez-vous imaginé ? Que j’allais me précipiter dans vos bras dès que vous pourriez tenir debout ?

— En tout cas je n’imaginais certainement pas que vous vous comporteriez comme une catin au risque de couvrir de ridicule cette maison et mes enfants…

— Ils sont les miens aussi. J’espère que vous ne le contestez pas ? Vous en êtes bien le père ?

— Bénissez leurs cheveux rouges ! Sans eux, je vous jetterais peut-être dehors à la minute même.

Vous iriez jusque-là ?

— Pourquoi pas ? Ne m’avez-vous pas donné l’exemple ?

— C’est vrai. Je… je l’oubliais.

Sa voix devenait douloureuse tout à coup. Elle s’était assise au pied du lit, le tissu brodé serré contre sa poitrine et Guillaume eut l’impression que quelque chose venait de se casser en elle. Il revit soudain la jeune fille en robe grise du souper de Valognes, avec ses yeux tristes et son air contraint. Il éprouva une vague pitié.

— Eh bien ? fit Agnès après un moment de silence. Que comptez-vous faire de moi ?

Guillaume haussa les épaules :

— Je n’en sais rien. Que je le veuille ou non et même si notre mariage a été une erreur, nous sommes liés l’un à l’autre. Vous m’avez donné une famille à laquelle je suis très attaché… Jamais je n’avais imaginé que pareille situation pourrait se produire…

— Par contre vous imaginiez fort bien d’entretenir un second ménage à quelques lieues de cette maison. Pensiez-vous à moi et à nos enfants quand vous en faisiez un à cette femme ? Vous n’avez pas l’air de comprendre que la situation est la même, seulement c’est votre orgueil qui souffre à l’idée que je me suis donnée à un autre !

— On dirait que vous en êtes fière ? Puis-je savoir enfin de qui il s’agit ?

— Sûrement pas ! Vous devrez vous contenter de moi comme victime. Cependant je ne vois aucune raison de vous cacher qu’il sait me rendre heureuse et que je ne regrette rien, bien au contraire ! C’était une belle joie lorsque je rentrais encore chaude de lui de vous retrouver réduit à l’impuissance. Je brûlais d’envie de vous raconter ce que je venais de vivre… avec tous les détails ! Un connaisseur comme vous aurait sûrement apprécié…

Le poing de Tremaine se leva prêt à frapper, à écraser ce visage narquois qui osait triompher avec tant d’impudeur. Au prix d’un immense effort sur lui-même, il parvint à se maîtriser. Son bras retomba le long de son corps.

— Je crois que nous nous sommes tout dit ! déclara-t-il froidement. Je ne sais encore ce qu’il adviendra de nous. Une chose est certaine pourtant : je ne resterai pas auprès de vous un jour de plus. Vous m’avez chassé une fois déjà. Aujourd’hui soyez contente : c’est moi qui m’en vais… Je vous ai fait du mal et vous me l’avez rendu. Peut-être est-ce de bonne guerre. Néanmoins je crois qu’une séparation est nécessaire à l’un comme à l’autre. Pour quelque temps tout au moins ! Demain je partirai pour Paris…

Elle réagit instantanément :

— C’est Joseph Ingoult qui vous appelle ? Une lettre de lui est arrivée aujourd’hui…

— Peut-être.

— Ce n’est pas une réponse.

— Sans doute mais vous oubliez un peu vite le début de cet… entretien. Ce n’est plus à vous de poser les questions.

Elle se leva et se dirigea vers le cabinet où l’on rangeait ses vêtements en repoussant du pied les débris de sa robe. Au passage, elle s’arrêta devant son miroir et s’y contempla en caressant d’un doigt léger les perles de ses oreilles.

— Quel pauvre imbécile vous êtes ! soupira-t-elle. Dire que j’étais fière de ce que vous avez fait tout à l’heure près de Tatihou ! Fière au point de vouloir célébrer avec vous l’événement. J’étais en train de me parer pour vous et vous avez tout gâché. Eh bien, allez donc à Paris, mon cher époux ! Cependant, ajouta-t-elle avec l’étonnante clairvoyance de la jalousie, n’oubliez pas que vous m’avez donné certaine parole ! Et que je ne vous en délie pas…

Décidément, tant d’inconscience était confondante ! Tremaine secoua ses épaules et, tournant le dos à la jeune femme, marcha vers la porte, l’ouvrit mais s’arrêta sur le seuil.

— Quelle pauvre mémoire vous avez, Agnès ! Vous oubliez que vous m’en avez déjà délié. Par personne interposée bien sûr ! Souvenez-vous ! C’était dans la vieille ruine près de la Croix d’Ourville ! Vous n’êtes plus en position d’émettre des exigences, ma chère, et je vous salue bien !

De bon matin, le lendemain, Guillaume se fit conduire par Daguet à la maison de poste de Valognes afin d’y prendre la diligence pour Paris.

Il était à peine parti qu’Agnès sellait elle-même le second cheval restant encore dans l’écurie et prenait, à bride abattue, la direction des hauts de Morsalines. Son visage ravagé par les larmes disait assez qu’elle n’avait pas dormi de la nuit mais c’était sans importance : il fallait à tout prix qu’elle aille parler à Gabriel, seul serviteur qui n’eût jamais songé à trahir sa confiance…

XII MATIN À MALMAISON...

Lorsqu’il se rendait dans la capitale pour affaires, Tremaine descendait volontiers à l’hôtel du Compas d’Or, rue Montorgueil dans le quartier des Halles. Il aimait cette vieille maison bien tenue – l’une des plus anciennes de Paris – et cependant pleine d’activité puisqu’elle était toujours le point de départ des diligences pour Creil et Gisors. Sa situation, proche du Palais-Royal, centre de la politique, des Messageries Royales dont l’hôtel se trouvait rue Notre-Dame-des-Victoires, et du Boulevard où s’étalait la somptueuse demeure du banquier Lecoulteux, était des plus commodes pour lui. Il y revenait toujours avec plaisir.

À peine arrivé, il posa ses bagages, fit un peu de toilette et se mit à la recherche de Joseph Ingoult. L’hôtel White où logeait l’avocat étant assez voisin, il s’y rendit à pied. Non sans un sentiment de gêne : ce repaire d’Anglais et d’Américains ne l’enchantait guère. Moins encore peut-être l’atmosphère de Paris, sombre et tendue en dépit de la belle lumière de ce vingtième jour de juin et de la douceur du temps. Un peu partout, des gens de mauvaise mine accostaient les passants trop bien vêtus en proférant des menaces. Certains étaient ivres, brandissaient des haches, des piques et de singuliers trophées : un bout de boiserie dorée, une latte de parquet brillante, un bout de miroir, un morceau de soie. Des gardes nationaux fraternisaient avec des Fédérés marseillais fraîchement arrivés et portant avec eux des odeurs d’huile rance et de poussière récoltées au long d’une interminable route.

Tous ou presque braillaient des chants patriotiques ou proféraient des injures à l'encontre de « Monsieur Veto » et, surtout de « l’Autrichienne ». L’air sentait la poudre, le vin, la sueur et la haine.

Dans le vestibule de l’hôtel White, il y avait rassemblement. Une dizaine d’hommes pressaient de questions Bougainville et Joseph lngoult, tous deux transpirant, sales et visiblement fatigués.

— Que pourrions-nous vous apprendre, messieurs ? disait le navigateur. Vous savez tous que le Roi a opposé son « veto » à deux des trois derniers décrets de l’Assemblée. S’il a consenti à ce qu’on le prive de sa « Garde Constitutionnelle » – ce qui le laisse sans défense ! – il a refusé avec la dernière énergie de signer la déportation des prêtres et la création d’un camp de vingt mille Fédérés devant les murs de Paris. Résultat, ce matin, le peuple des faubourgs conduit par une poignée d’enragés a envahi le château des Tuileries sans que la Garde Nationale lève seulement le petit doigt pour l’en empêcher. Leurs Majestés ont été insultées de la plus grossière façon par ces gens qui ont même osé traîner un canon jusque dans leurs appartements. Heureusement, le sang n’a pas coulé : l’attitude ferme et courageuse du Roi a eu raison de ces gens…

— Il a accepté de signer ? lança quelqu’un.

— Absolument pas ! « Ce n’est, a-t-il déclaré, ni la manière dont on devrait me le demander ni le moment de l’obtenir ! » Finalement, après quelques dégâts au mobilier, ces individus se sont retirés mais nous avons eu très peur.

— Vous y étiez vraiment ? fit une voix féminine.

— Mais oui, Madame ! Avec quelques gentilshommes fidèles nous avons entouré la famille royale, je peux vous assurer que le seul résultat de ce tohu-bohu a été que le Roi accepte de coiffer cet horrible bonnet rouge…

— Et à présent, tout est rentré dans l’ordre ?

— Ou à peu près. Le palais est fermé, à nouveau gardé. Le maire de Paris, M. Pétion, est arrivé naturellement à la fumée des cierges, prétendant qu’il n’était pas au courant. Je dirai que Sa Majesté l’a reçu avec une ironie qui lui a mis le rouge au front. À présent, Messieurs, je vous demande en grâce de me laisser aller faire quelque toilette et prendre un peu de repos…

On lui fit place et il aperçut Guillaume qui écoutait, au dernier rang. Il alla vers lui, les mains tendues :

— Tremaine ! Quelle joie de vous voir !… Mais que venez-vous chercher dans cette galère…

— C’est moi qui lui ai écrit, dit Ingoult en prenant son ami aux épaules pour l’embrasser. Nous avons une affaire importante à régler, ajouta-t-il avec un sourire…

— Eh bien, pour ce soir, je vous abandonne. Je vous verrai demain avant de repartir pour Suisnes. Si les mauvais bruits sont allés jusqu’à ma chère femme, elle doit être dans la dernière inquiétude !

— Si j’ai un conseil à vous donner, reprit Joseph, c’est de rester auprès d’elle. On ne sait jusqu’où peut aller l’audace de ces gens de Marseille et quelques lieues ne représentent pas une protection suffisante… Je sais bien que vous êtes l’homme le plus curieux de la terre…

— Tu l’es au moins autant, fit Guillaume mais on ne peut pas dire que ce soit un défaut. Du moins c’est un défaut utile ! Dormez bien, Monsieur !

Ravi de retrouver son ami, lngoult l’emmena souper chez Méot, qui était le dernier endroit à la mode. Il y avait tout juste treize mois que cet ancien officier de bouche du duc d’Orléans tenait « restaurant » rue des Bons-Enfants, dans un fastueux hôtel jadis construit pour le marquis d’Argenson avec un luxe tapageur : péristyle dorique, salons ornés de glaces, salle à manger à cariatides, plafonds décorés de sujets mythologiques dont l’un peint par Coypel. Tous les raffinements s’y trouvaient, tous les plaisirs aussi. On disait même qu’il y avait, dans l’un des petits salons de Méot, une baignoire que l’on pouvait faire remplir de Champagne pour s’y baigner en compagnie d’aimables personnes habiles à pratiquer des massages qui vous laissaient « revigoré à merveille ». Bien sûr, les prix étaient en proportion mais l’avocat tenait à traiter son ami avec la dernière magnificence.

Après qu’ils eurent choisi parmi les cent plats superbement calligraphiés sur une carte à tranche dorée et les dizaines de vins d’une cave qui, comme celle de l’illustre Beauvilliers et de quelques autres, devait beaucoup aux ventes à l’encan des celliers de grands seigneurs, lngoult, tout en picorant de menus tronçons d’anguilles farcies, attaqua sans plus tarder :

— Ta réponse ne s’est pas fait attendre, constata-t-il avec ce sourire en croissant de lune qui lui plissait tout le visage. Dois-je en conclure que tu as fait un choix ?

— Je n’en suis pas là !… À dire vrai, je ne sais même pas où j’en suis au juste. Pourtant, j’ai eu tout le loisir de réfléchir durant cet interminable voyage dans la malle-poste.

— Et alors ? Tu as posé à ta femme les questions qu’il fallait ?

— Oui. Elle n’a pas cherché à nier la vérité. Nous nous sommes quittés… plutôt fraîchement mais, pour le moment, ce n’est pas cela le plus important. C’est Marie. L’as-tu vue depuis que tu m’as écrit ?

— Aperçue seulement ! Ainsi que je te l’ai écrit, je ne me reconnais pas le droit de la troubler dans la nouvelle existence qu’elle s’est choisie. Elle ignore toujours que tu es vivant…

— Où habite-t-elle ?

— Pas loin d’ici : rue Saint-Anne… que l’on est en train de rebaptiser rue Helvétius. Les habitants du Ciel ne sont plus en odeur de sainteté. Elle y partage un petit hôtel sur cour avec son amie anglaise, miss Helen Williams, une jeune poétesse qui s’est prise de passion pour la Révolution. Une jolie fille, d’ailleurs, mais trop exaltée pour mon goût ! Elle est très liée avec les Girondins et c’est une intime de la fameuse Mme Roland…

Un flot de sang monta au visage de Guillaume qui, sous le coup de l’émotion, devint rouge brique :

— J’ignore à peu près tout des usages parisiens : crois-tu qu’il soit convenable de me présenter ce soir dans cette maison ?

L’avocat releva délicatement ses sourcils et considéra son ami avec un mélange de pitié et d’amusement :

— C’est bien la première fois que je te vois prendre des chemins détournés quand tu as une question à poser. Pourquoi ne me demandes-tu pas simplement si sir Christopher vit avec elle ? La réponse est non : il loge à l’hôtel d’York, rue Jacob ; c’est-à-dire de l’autre côté de la Seine. Je t’ai dit que c’était un gentleman…

— Bon, je l’admets ! Cependant tu n’as pas répondu à ma question : crois-tu que nous pouvons y aller ce soir ?

Pour le plaisir de laisser Tremaine un peu plus longtemps sur le gril, Joseph se beurra une tartine puis renifla :

— Sans être présentés à miss William ? Je ne sais trop… Cependant, elle tient salon, et peut-être…

— Au diable ta miss Williams ! Je veux voir Marie, parler à Marie, tenir la main de Marie : je ne suis venu que pour ça !

Il se levait déjà prêt à fuir cette salle élégante où affluaient de jolies filles délicieusement parées et des hommes d’allure plus austère qui devaient appartenir au nouveau pouvoir. Apparemment, l’agitation des rues ne leur coupait pas l’appétit. Ce n’était pas l’une des moindres étrangetés de cette période : la liberté s’apprêtait à traîner ses ailes lumineuses dans le sang, le pays contraint de se défendre raflait tout ce dont les troupes avaient besoin, dans les faubourgs la misère était aggravée par une pénurie de sucre et de savon ; on y faisait la queue aux boulangeries pour obtenir deux onces de pain par personne et par jour, mais les restaurants à la mode regorgeaient de denrées recherchées, de vins rares !

Joseph attrapa son ami au vol et le fit rasseoir :

— Reste tranquille ! Nous irons tout à l’heure. Tu as besoin de moi pour trouver la maison. En outre, je n’ai pas commandé ces sublimes ris de veau aux pointes d’asperges pour que tu en fasses fi et me les laisses figer sur l’assiette…

Une heure plus tard, les deux hommes parlementaient avec un portier aux yeux inquiets qui, à l’aspect des visiteurs, ôta précipitamment le bonnet rouge qu’il coiffait sans doute par prudence et arbora un sourire navré : les habitantes de la maison étaient absentes ainsi que ces messieurs pouvaient s’en assurer. Aucune lumière, en effet, n’apparaissait aux fenêtres de l’élégant corps de bâtiment situé au fond d’une cour ornée d’orangers.

— Elles sont sorties ? demanda Ingoult.

— Pas du tout ! Elles sont parties pour un séjour à la campagne. Avec le temps lourd que nous avons eu la semaine passée et aussi, il faut bien le dire, les mauvais bruits qui couraient, Milord a préféré les emmener. Il est venu les chercher il y a cinq jours avec leurs chambrières et le petit garçon et je ne peux pas vous dire quand elles reviendront.

La déception de Guillaume fut sévère. Cet interminable voyage en diligence – il haïssait ce moyen de transport où l’on était entassé dans une promiscuité étouffante et où il avait souffert de sa jambe beaucoup plus qu’à cheval ! – pour trouver finalement visage de bois ! Où chercher Marie-Douce et son fils à présent ? Dieu sait où ce maudit Anglais avait pu les conduire ? Et il se sentait si fatigué à présent !

Il allait tourner les talons quand Joseph qui ne se laissait pas démonter fit fleurir une pièce d’argent au bout de ses doigts :

— Vous ne sauriez pas où elles sont, par hasard ?

— Bien sûr que si, Monsieur, fit le portier soudain épanoui. Ces dames ne me cachent rien de leurs déplacements. Elles sont à Rueil dans un château qui s’appelle Malmaison et appartient à un ami de Milord.

Des profondeurs de l’abîme, Tremaine remonta au soleil de l’espérance. Marie-Douce chez Lecoulteux qui était son ami à lui plus encore que de l’Anglais, c’était à n’y pas croire mais c’était merveilleux ! Dès demain, il serait auprès d’elle !

Tirant à son tour une pièce, il l’offrit à l’homme qui, du coup, oublia les saints principes révolutionnaires pour le couvrir de bénédictions :

— À présent, allons nous coucher, conclut Tremaine. J’ai besoin de me reposer quelques heures ! Nous nous procurerons des chevaux dès le petit matin.

En dépit de ses liens avec son banquier, Guillaume n’était jamais allé à Malmaison : ses précédents séjours à Paris étant trop brefs pour lui en laisser le temps. Ce que déploraient du Moley et sa femme, fiers d’une propriété qui était certainement l’une des plus agréables des environs de Paris. Aussi, lui et Ingoult furent-ils reçus le plus chaleureusement du monde lorsque, vers la fin d’une belle matinée ensoleillée, ils franchirent les grilles défendant une longue maison au toit d’ardoise entourée d’allées régulières et de boulingrins au milieu desquels serpentait un ruisseau avec une petite île chevelue de saules.

— Quelle agréable surprise ! s’écria le financier en accourant vers Tremaine qu’il serra dans ses bras comme s’il eût été son frère. Depuis quand êtes-vous arrivé, Guillaume ?

— Depuis hier seulement…

— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Je vous aurais envoyé ma voiture ! Ces chevaux de poste sont indignes de vous !…

— Il faut bien que je m’en contente : mon écurie a été vidée par les sectionnaires de Valognes. J’en suis réduit à la malle-poste !

— À plus forte raison !… Mais vous voilà et c’est le principal ! Nous vous gardons quelques jours, bien entendu ? Paris n’est pas vivable en ce moment… Et tenez, voilà ma femme qui nous arrive en compagnie de l’abbé Delille…

— Un abbé ? Chez vous ? En ce moment ?… Un « constitutionnel » alors ?

— Nullement ! Il n’est pas prêtre. Avant la Révolution, il tirait ses revenus de plusieurs abbayes d’où le titre mais c’est avant tout un grand poète et l’étoile du salon de Mme du Moley. N’avez-vous jamais lu ses Jardins ou l’Art d’embellir les paysages ?

— Mon Dieu, non, mais nous sommes des provinciaux nous autres…

— Vous n’avez pas honte ? Il est de l’Académie…

L’accueil de la châtelaine, s’il fut moins expansif, fut aussi chaleureux que celui de son époux. Âgée d’une quarantaine d’années, Sophie-Geneviève Lecoulteux était encore une très jolie femme bien que certains chagrins eussent éteint chez elle un ton d’impertinence brillante pour ne lui laisser qu’un goût prononcé pour les gens d’esprit et une véritable passion pour ses enfants. Avec beaucoup de grâce, elle tendit à Guillaume une petite main spontanée, sourit à l’avocat qu’on lui présentait et déclara qu’elle allait faire préparer les chambres des voyageurs…

Tremaine protesta qu’il n’était pas question pour lui d’encombrer ses amis : il s’agissait d’une simple visite…

— Quelle cruauté ! protesta Mme du Moley. Cette maison est à moitié vide ! Tous nos amis s’enfuient les uns après les autres ! Il y a beau temps que notre grand peintre, Mme Vigée-Lebrun, est partie en émigration et voilà notre cher abbé qui veut partir au loin lui aussi…

Celui-ci, un homme entre deux âges, laid, cacochyme, fluet mais pétillant de vie se mit à rire :

— Je ne demanderais pas mieux que m’éterniser mais on commence à me regarder de travers en haut lieu ! J’ai beau clamer partout que je n’ai pas été ordonné et même que j’ai été marié, on me jette au visage ce titre que vous prononcez si doucement, ma chère amie… Mais les Muses ne vous abandonneront pas ! Il vous reste l’ineffable miss Williams…

Un coup d’éventail le punit de sa petite méchanceté :

— Votre génie devrait vous rendre plus indulgent et vous la faites fuir ! Elle est partie herboriser… Si nous rentrions ? Nos visiteurs doivent avoir besoin de se rafraîchir…

Faisant voler son ample robe de mousseline bleue, elle entraîna Delille vers la maison et son époux engagea les nouveaux venus à la suivre mais Tremaine le retint :

— Un moment, s’il vous plaît, Jean-Jacques ! Je viens d’entendre que vous avez ici miss Williams et je crois savoir qu’elle n’est pas venue seule chez vous mais en compagnie d’une amie… qui m’est chère. En fait… c’est elle que je poursuis jusqu’ici.

Sous un aspect lourd, épais, voire commun, le banquier ne manquait pas de finesse. Le ton de son ami lui fit sentir que la plaisanterie ne serait pas de mise. Il se contenta de sourire :

— Vous connaissez cette charmante lady Mary ? Comme c’est étrange !

La prononciation anglaise déplut à Tremaine mais il se souvint à quel point le financier était féru de mode et d’usages britanniques :

— Ce qui est étrange c’est que son nom n’ait pas attiré votre curiosité puisque nous portons le même ? À une lettre près, je le veux bien, mais lady Tremayne est tout de même ma belle-sœur.

Une sincère stupeur souleva les sourcils clairsemés de Lecoulteux.

— Je crois que l’on vous a induit en erreur, mon ami. Nous n’avons pas ici de lady Tremayne. Vous pensez bien que j’aurais été frappé de la similitude et que…

— La voilà ! fit Joseph Ingoult d’une voix changée.

À quelque distance des trois hommes et sous l’ombrage mouvant d’une allée de platanes, une femme, la tête penchée sur un livre, marchait lentement, une branche de verdure à la main. Ce rameau représentait l’une des libertés charmantes qu’une maîtresse de maison attentive accordait à ses invités comme d’ailleurs à elle-même : lorsque l’on se promenait dans le jardin et souhaitait ne pas être abordé ni dérangé dans la lecture ou la rêverie, il suffisait de casser une branchette et de la garder au bout des doigts. Marie s’avançait avec une grâce infinie en balançant à peine les plis de sa robe de légère soie noire éclairée d’un grand fichu de mousseline blanche.

Le cœur de Guillaume bondit et il allait la suivre, n’ayant même pas entendu ce que le banquier venait de lui dire, quand Joseph le devança :

— Non ! Laisse-moi ! Je te rappelle qu’elle te croit mort. Il faut la préparer…

Il courut vers la jeune femme qui, en l’apercevant, eut un petit cri de surprise puis, laissant tomber sans plus de façon le livre et le rameau, lui tendit ses deux mains avec un chaud sourire. Pour ne pas gêner son ami, Guillaume se retira derrière la grosse tête ronde d’un oranger en caisse mais sans perdre le couple des yeux. Machinalement Lecoulteux le suivit. Il ne comprenait pas ce qui se passait sous ses yeux mais, au visage tendu de son ami, il pressentait un drame. Là-bas, Marie-Douce et Joseph s’étaient remis à marcher au long de l’allée, l’avocat soutenant légèrement le coude de sa compagne. Ils s’approchaient de la ligne du parterre ponctué d’orangers. Joseph seul parlait ; Marie l’écoutait, la tête un peu penchée sous la masse brillante de ses cheveux qui parurent à Guillaume plus clairs que par le passé. Il put voir aussi que le ravissant visage portait à présent les traces, légères mais certaines, d’un vrai chagrin. Elle était plus menue aussi ou bien était-ce cette robe noire qui la mincissait davantage ? Quoi qu’il en soit jamais elle ne lui était apparue aussi touchante, jamais il ne l’avait tant aimée. Soudain, il entendit son cri :

— Il est vivant ?…

Cette fois, il ne put résister, s’élança aussi vite que le permettait sa légère claudication :

— Marie ! clama-t-il. C’est bien moi !… Je suis là… Me voilà !

Il s’attendait à ce qu’elle courût vers lui et se jette dans ses bras. Au lieu de cela, elle eut un gémissement désespéré, vira sur ses talons et s’enfuit vers la maison comme si le diable en personne la poursuivait. Pétrifié sur place, Guillaume la vit disparaître derrière une porte-fenêtre. Le choc fut si brutal qu’il faillit s’abattre sur le sable. Il vacillait quand Joseph le rejoignit et l’empoigna par un bras.

— Tu ne pouvais pas attendre encore un peu ? reprocha-t-il. Tu lui as fait peur.

— Peur ? Tu veux dire que je l’ai terrifiée ! Mais pourquoi, pourquoi ?

Lecoulteux arriva pour entendre l’interrogation douloureuse. Il prit Guillaume par l’autre bras :

— Venez, Tremaine ! fit-il d’un ton compatissant que personne, sans doute, n’avait encore entendu venant de lui. Vous avez besoin de vous remettre. Allons jusque chez moi ! Tout ceci, va, je l’espère, s’arranger avec quelques explications…

Tandis qu’on l’emmenait, Guillaume se remémora soudain les paroles qu’il n’avait pas retenues tout à l’heure.

— Ne me disiez-vous pas, il y a un moment, qu’il n’y avait pas ici de lady Tremayne ?

— Je l’ai dit en effet mais…

— Alors, sous quel nom connaissez-vous cette dame ?

— Lady Doyle. Elle a épousé la semaine dernière l’un de mes bons amis anglais avec qui je suis en affaires depuis longtemps déjà. Nous avons des intérêts communs en Hollande mais aussi en France où il a toujours aimé vivre. Il possède d’ailleurs une propriété dans le Bordelais qui lui vient d’une grand-mère française.

— Ils sont mariés depuis quand ?

— Quatre jours ! Cela s’est passé ici et dans une grande intimité, bien entendu…

— Quatre jours ! exhala Tremaine. Si seulement j’étais arrivé plus tôt !… Pourrais-je voir cet homme de bien, ce protecteur des belles dames abandonnées ?…

— Ne sois pas sarcastique ! conseilla Ingoult. C’est à toi que tu fais du mal…

— De toute façon vous ne le verrez pas ! Il est parti avant-hier pour Bordeaux afin d’y régler je ne sais quel litige. Il nous a confié sa femme… Tremaine ! J’ai la conviction d’être en train de vous blesser et c’est une chose dont j’ai horreur mais…

— Mais vous n’y comprenez pas grand-chose, n’est-ce pas ?

À cet instant l’abbé Delille reparut. Il tenait par la main un petit garçon de deux ans environ, encore en jupe, et qui trottinait près de lui avec un grand sérieux comme s’il était conscient de l’honneur qu’on lui accordait. Cependant, sa petite silhouette potelée et vigoureuse formait un contraste amusant avec celle fluette, exiguë, légèrement courbée, de l’académicien. Celui-ci rythmait leur marche en fredonnant une chanson. Tous deux semblaient s’entendre à merveille…

— Tenez ! dit Lecoulteux, voilà le fils de lady…

— Ne me dites pas qu’il s’appelle Doyle, lui aussi ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! fit le banquier surpris de la violence du ton. On ne présente guère un enfant si jeune. Ici on lui dit Arthur, tout simplement…

Il se tut brusquement, frappé d’une idée soudaine. Son regard alla de la tête du petit garçon dont les cheveux, d’un beau roux foncé, bouclaient serré à celle de Tremaine dont aucun fil blanc n’adoucissait encore la chaude couleur d’acajou. Il eut un léger tressaillement sans pour autant se permettre de commentaire. Il se contenta de murmurer :

— Que puis-je pour vous, Guillaume ?

— Je veux parler à Marie. Sans témoins ! Ensuite je vous le promets, je repartirai…

— Pourquoi tant de hâte ? J’ai besoin de vous moi aussi et votre venue est une aubaine inespérée…

— Soit, je resterai quelques jours à Paris mais, je vous en prie, faites en sorte que je la voie !

Un moment plus tard, Lecoulteux ouvrait devant son ami la porte d’un petit salon donnant directement sur le jardin. Marie était là, assise dans une bergère au coin de la cheminée éteinte. Lorsqu’il entra, elle leva sur Guillaume des yeux noyés de larmes qu’elle épongea très vite avec un petit mouchoir pris dans sa manche mais dans lequel il lut plus de crainte que d’amour :

— Ainsi c’est vraiment toi ! soupira-t-elle. Tout à l’heure, je me suis crue le jouet d’une illusion…

— Dis plutôt que tu as cru voir un fantôme ! Ainsi, nous en sommes là ? Tu as peur…

Elle eut un petit rire nerveux tandis que ses doigts tiraillaient le carré de batiste bordé de dentelle :

— Admets qu’il y a de quoi ! On vient, un jour, m’apprendre ta mort et je crois mourir de chagrin. Je porte ton deuil…

— … mais quelques mois plus tard, tu épouses l’un de tes soupirants. Marie, il faut que nous causions, toi et moi. Il y a, entre nous, trop d’événements inexpliqués ! Et d’abord, qui est ce « on » dont tu viens de parler ? Qui est venu te dire que j’étais mort ?

Tout en parlant, il approchait un fauteuil et s’y installait en posant sa canne contre sa mauvaise jambe qu’il tenait étendue et qu’elle fixa tout à coup :

— Tu boites ?… Il t’est arrivé quelque chose ?

— Une aventure insensée et assez terrifiante en allant te rejoindre certain soir : les deux jambes brisées et j’admets que j’ai failli mourir. Durant des semaines, des mois, j’ai cru que je ne pourrais jamais remarcher mais, par pitié, ne change pas de sujet : qui est venu t’annoncer ma mort ?

— Une femme de ta famille. Elle m’a dit qu’elle était ta cousine, ta confidente aussi. Je ne me suis pas méfiée : la meilleure preuve n’était-elle pas qu’elle savait où me trouver ?…

— Comment était-elle ?

— Jeune… blonde. Pas vilaine mais pas vraiment jolie ! Assez commune surtout ! Cependant aux détails qu’elle m’a donnés il était impossible de douter qu’elle fût de tes proches. Elle s’appelait…

— Je parie pour Adèle Hamel ? fit Guillaume avec amertume. Et… peux-tu me répéter ses paroles ?

— Les paroles exactes c’est difficile après ce temps… Elle a dit que l’on venait de retrouver ton corps lorsque les eaux d’un bas fond inondé se sont retirées. Que l’on avait eu du mal à t’identifier parce que tu étais à demi dévoré par les loups…

C’était tellement inattendu que Guillaume avala sa salive de travers et s’étrangla :

— Par… les… loups ?… Quelle imagination ! Et tu l’as crue ?

— Oublies-tu que tu avais disparu ? Que pendant des mois nul ne savait plus où te chercher ? Joseph Ingoult et surtout Potentin qui est venu plusieurs fois désespéraient de te revoir jamais. Pourquoi aurais-je mis en doute la nouvelle qu’apportait cette femme ? Elle pleurait… oh ! elle pleurait tellement !

— Elle pleurait surtout parce que Agnès venait de la chasser de la maison. Tu étais sa vengeance : rien d’autre !

— Et qui pouvait m’en avertir ? Selon elle, tu venais d’être enterré à La Pernelle et ta femme au désespoir aurait juré de me faire un mauvais parti si j’osais seulement me montrer à Saint-Vaast. Elle m’a suppliée de m’éloigner si je voulais protéger notre fils…

Incapable de tenir plus longtemps en place, Tremaine se leva d’un bond et se mit à arpenter la pièce, les doigts crispés sur le pommeau de sa canne :

— Cette garce est un vrai démon !… Elle aura des comptes à me rendre lorsque je rentrerai ! Mais revenons à toi ! Tu n’as pas essayé d’en savoir davantage ? Tu aurais pu envoyer Gilles Perrier ?…

— Je n’avais aucune raison de ne pas la croire ! Quant aux Perrier, Gilles et sa mère songeaient à quitter les Hauvenières. Lui venait d’avoir de graves difficultés avec la nouvelle municipalité de Port-Bail. Il avait reçu des menaces et sa mère ne vivait plus : ils sont partis en même temps que moi : eux pour Jersey, moi pour Paris…

— Après avoir vendu tes meubles, ces riens qui étaient nos témoins et que nous aimions ?…

Marie-Douce baissa la tête et Guillaume put voir de nouvelles larmes glisser sur ses joues sans en être autrement ému mais il eut un peu honte lorsqu’elle murmura douloureusement :

— Il fallait bien que nous vivions, Arthur, Kitty et moi… Je n’avais plus du tout d’argent. Souviens-toi que j’avais quitté Londres sans rien emporter ! C’était toi qui nous faisais vivre et…

Soudain il se mit à crier, poussé par cette mère jalousie qui l’étouffait :

— Ne me mens pas, Marie !… Tu n’étais pas seule lorsque tu as réalisé cette vente ! Il y avait un homme avec toi, un Anglais !… Si c’était un ami – et je pense que c’est celui que tu viens d’épouser ! – il pouvait t’aider ? Et d’abord comment était-il là ? Tu l’avais appelé ? Ou alors ta mère l’a envoyé ?… C’est lui ce grand seigneur, ce pair du royaume qui devait te faire comtesse et riche et…

À son tour, Marie se leva et lui fit face. Sous la glaçure des pleurs ses yeux verts étincelaient de colère :

— Cesse de crier !… J’ai horreur que l’on crie ! Tu es là à jouer les inquisiteurs, à m’insulter même comme si tu ne me connaissais pas depuis la nuit des temps ! Tu ne sais rien de ce qu’était ma vie avant toi, tu ne sais rien de mes amis et tu oublies un peu facilement que j’avais tout quitté pour toi, que je m’étais résignée à une vie cachée, presque secrète, pour l’unique bonheur de passer de temps en temps quelques heures, quelques jours auprès de toi… Alors écoute pour une fois ! Je n’ai pas appelé sir Christopher et ma mère ne l’a pas envoyé ! Elle le trouve trop vieux, trop terne, pas assez flatteur pour sa vanité !…

— Qui alors ? le Saint-Esprit ?

— Non… Lorna, ma fille !… Je crois qu’au fond elle m’aime plus que je ne le pensais. Mon absence, mon silence la tourmentaient. Elle est allée voir sir Christopher à qui elle savait pouvoir faire confiance. C’est un homme discret, timide même, mais Lorna n’ignorait pas qu’il m’était très attaché et qu’il ne demandait qu’à m’aider. Elle lui a demandé de me rejoindre…

— Elle savait donc où tu étais ? Tu m’avais dit que tout le monde l’ignorait.

— Raisonne un peu, Guillaume, autrement qu’avec ta colère ! Tu oublies que les Hauvenières ont été héritées par ma mère avant que tu ne les rachètes pour moi. Mes enfants m’ont souvent plaisantée – un peu cruellement parfois ! – sur ce qu’ils appelaient mes goûts de paysanne canadienne, mon ermitage boueux chez les sauvages… Remarque, ma mère n’ignorait pas non plus où je m’étais réfugiée mais elle avait interdit que l’on s’occupe de moi…

— Celle-là, il faudra qu’un jour je m’y intéresse !…

— À quel titre ?… Restait Christopher Doyle et son affection silencieuse. Lorna l’a choisi…

— Et toi tu l’as épousé ! Oh ! Marie, Marie ! Comment as-tu pu faire cela ? Dès que j’ai su où tu étais, je suis accouru ! Je venais pour te rejoindre, te reprendre…

— Et m’emmener aux Treize Vents ?…

Jamais sans doute la voix de Marie n’avait été aussi douce qu’en posant cette terrible question. Elle coupa un instant le souffle de Guillaume mais il se reprit assez vite pour qu’elle n’en eût pas conscience. Laissant tomber le jonc d’ébène, il vint lentement à elle et emprisonna ses épaules dans ses grandes mains :

— T’emmener quelque part ! corrigea-t-il en maîtrisant fermement son mouvement de retrait. Où, je n’en savais rien en réalité. Mais je savais bien que je ne voulais plus te quitter. À présent non plus d’ailleurs ! Mon amour pour toi n’a jamais été aussi grand…

— Je suis mariée, Guillaume… et tu l’es aussi…

— Qu’importe si tu m’aimes toujours ? Mon mariage ne signifie plus rien et le tien pas grand-chose !…

Il resserrait son étreinte et, un instant, Marie s’y abandonna, fermant les yeux pour mieux en savourer l’infinie douceur, ce moment de bonheur pur qu’une heure plus tôt encore elle croyait à jamais perdu mais quand il chercha ses lèvres, elle les refusa et l’écarta d’elle :

— Non, Guillaume ! Il ne faut plus !… Vois-tu, je commençais à retrouver la paix. J’avais moins mal et je pensais qu’il me suffisait d’être patiente, de laisser couler sur moi les jours, les années en attendant que mon souffle s’éteigne et que je puisse te rejoindre là où j’étais persuadée que tu m’attendais…

— Marie !…

— Laisse-moi parler ! J’ai encore à dire !… Tout à l’heure quand Joseph m’a appris la vérité, j’ai senti une joie immense mais elle n’a duré qu’un instant, chassée par la vieille angoisse : attendre, souffrir, espérer, pleurer… Non… plus jamais ça ! Je ne veux plus endurer ce que j’ai enduré.

— Crois-tu que je n’aie pas souffert ? Ce n’est pas notre faute, ma douce, si nous nous aimons tant ! Nous n’y pouvons rien…

— Si, nous pouvons quelque chose !… Être raisonnables enfin !

— Nous ne sommes pas faits pour la raison…

— Nous ne l’étions pas, sans doute, mais moi j’y viens… Je ne suis plus jeune, tu sais ?… Inutile de le nier même si je garde encore les apparences de la jeunesse. Je sais bien ce que me dit mon cœur… et aussi mon miroir quand je le regarde attentivement… Bientôt j’aurai quarante ans. Ce n’est plus l’âge des folies.

— Je suis plus vieux que toi et cependant je suis prêt à toutes les folies pour toi ! Quant à accepter une vie où tu ne serais plus…

— Ne l’avais-tu pas acceptée quand tu pensais devenir infirme ? Dis-moi la vérité !

— Je te croyais repartie pour Londres et… la seule idée de te mettre en face d’une épave m’était insupportable !

— Que d’orgueil ! Et comme tu me connais mal !…

— Tu aurais aimé me soigner, n’est-ce pas ? Vous rêvez toutes de ça, vous les femmes ! Il y a un peu d’égoïsme là-dedans : c’est tellement sécurisant un homme infirme ! Au moins on sait toujours où il est !… Marie, Marie… si nous ne pouvons pas vivre ensemble, alors mourons ensemble ! Allons nous aimer éperdument au fond d’un bois, d’une campagne, d’une maison et puis partons ! Au moins nous serons certains qu’aucun de nous n’aura à attendre l’autre !

— Tu es fou !… C’est là le pire égoïsme ! As-tu pensé à nos enfants ? Les tiens, sans doute, sont à l’abri mais moi, pour rien au monde – même pour toi ! – je n’abandonnerai mon petit Arthur !…

— Ni ton mari, je pense ? persifla Guillaume avec amertume.

Soudain très grave, un peu sévère même, Marie regarda Guillaume au fond des yeux :

— Ce n’est pas faux ! Je refuse de payer d’une lâcheté et d’une trahison l’amour silencieux, entièrement désintéressé de cet homme bon et généreux.

— Entièrement désintéressé ? Tu es sa femme, non ? Une superbe récompense pour tant de générosité !

— Je l’ai épousé… mais je ne suis pas sa femme comme tu l’entends : il n’oserait même pas me le demander…

Elle se détourna soudain et alla s’abattre plus qu’elle ne s’assit sur un canapé. Puis éclata en sanglots…

— Je t’en supplie, laisse-moi à présent !… Va-t’en !…

Si le mot, venant d’elle, frappa Guillaume comme une balle il n’eut pas le temps de réagir : l’une des portes intérieures s’ouvrait sous une main invisible et le petit garçon de tout à l’heure fit son entrée. Il cherchait sa mère sans doute. Quand il la vit effondrée en larmes sur un siège, il voulut courir à elle mais soudain il vit cet homme inconnu, si grand, si effrayant avec sa figure taillée à coups de serpe crispée par la colère et le chagrin. Ce démon était justement en train de ramasser un bâton par terre, sans doute pour taper sur Maman ! C’était sûrement un dangereux monstre ! Alors, avec un véritable hurlement, le petit bonhomme se rua sur Guillaume dont il frappa les cuisses de ses poings dodus :

— Vilain ! criait-il, vilain !

Guillaume n’essaya même pas de l’arrêter. La femme qu’il aimait le rejetait, son fils le rejetait aussi : c’était dans l’ordre des choses… Il leva sur Lecoulteux qui accourait, attiré par les braillements du jeune Arthur, un regard atone :

— Je rentre à Paris, mon ami. Voulez-vous demander que l’on nous ramène nos chevaux ?…

— Bien sûr ! répondit le financier compréhensif. Nous nous verrons demain ou après ! Souvenez-vous que vous m’avez promis de ne pas repartir tout de suite pour la Normandie…

— Soyez sans crainte… mais ne me faites pas trop attendre !

— Je vous raccompagne, dit-il en enlevant le gamin dans ses bras pour le déposer près de sa mère qu’il essaya d’escalader.

Avec un dernier regard au groupe charmant qu’ils formaient tous les deux, Guillaume sortit du salon. Dix minutes plus tard, il quittait Malmaison…

Au matin du surlendemain, alors que dans sa chambre à l’auberge du Compas d’Or il procédait à sa toilette et achevait de se raser, on frappa à sa porte.

— Qui est-ce ? cria-t-il sans obtenir la moindre réponse. Agacé car il détestait être dérangé dans cette minutieuse occupation et pensant qu’il s’agissait d’une des petites servantes qu’il avait le don de rendre muettes tant il les impressionnait, il posa sa lame et alla ouvrir. Marie-Douce était devant lui.

La rancune qui mijotait en lui depuis quarante-huit heures annihila la joie de la revoir. Attrapant une serviette, il essuya les dernières traces de savon puis s’inclina avec la grâce affectée d’Arlequin :

— Milady Doyle ! Quel bonheur inattendu !…

— Ne sois pas stupide, Guillaume ! fit-elle sévèrement. Je suis venue te demander pardon… et t’offrir quelque chose.

— À moins que ce ne soit de partir avec moi, je ne vois pas ce qui pourrait m’intéresser…

— Ne peux-tu parler autrement qu’à la manière d’un financier ? Ce n’est pas une affaire que je propose. Mais d’abord, permets-moi d’entrer ! Je crains les courants d’air !

Il s’écarta pour la laisser passer, respirant au passage son parfum frais et léger de muguet et d’herbe mouillée. Elle fit quelques pas dans la chambre où régnait le joyeux désordre d’un homme habitué à être servi, se baissa pour ramasser une chemise qu’elle jeta sur une chaise, puis se retourna pour lui faire face et leva les bras afin d’ôter les longues épingles qui maintenaient son grand chapeau de paille garni de rubans bouillonnés qu’elle lança ensuite sur la table.

— Voilà ! soupira-t-elle. Je suis venue te dire que je ne supporte pas l’idée que nous puissions nous séparer de la sorte. L’autre jour j’étais bouleversée mais, à présent, je le suis plus encore !

— Et alors ? Tu as trouvé le moyen de nous libérer l’un et l’autre ? Tu as dit que tu venais m’offrir quelque chose. Quoi ?

— De prendre ce que la vie veut bien nous accorder tout simplement…

— Mais encore ?

— Je devais rester à Malmaison durant toute l’absence de sir Christopher mais, hier soir, je suis revenue à Paris avec mon fils et Helen Williams qui est bien l’amie la plus compréhensive qui soit. Elle et Kitty s’occuperont d’Arthur afin que je puisse passer auprès de toi ces jours que m’accorde l’absence de… mon époux. Est-ce que… est-ce que tu veux bien ?

— Les jours… et les nuits ?

— Non. Rien que les jours ! Chaque soir, je rentrerai rue Sainte-Anne mais je reviendrai chaque matin jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce qu’il soit de nouveau là ?

— Oui… Ne crois surtout pas qu’il s’agit là d’une aumône, d’une espèce de compensation ! Je voudrais que, durant ces heures, nous essayions d’épuiser tout le bonheur qui nous est imparti en ce monde. Je viens à toi pour que tu m’aimes et pour t’aimer afin que plus tard, quand nous serons séparés puisqu’il faudra bien en venir là, nous ayons accumulé tant de souvenirs que nous puissions supporter la vieillesse et attendre la mort en leur compagnie. Ils nous tiendraient chaud au cœur…

À mesure qu’elle parlait, elle s’avançait lentement vers lui et sa voix baissait, baissait jusqu’à n’être plus qu’un murmure lorsque enfin ses mains se posèrent sur la poitrine de Guillaume. Il les enferma dans les siennes pour mieux les y appuyer. Elle était tout contre lui à présent et il laissa s’envoler le souvenir des heures amères qu’il venait de vivre pour goûter l’instant et anticiper déjà toutes ces heures de bonheur qu’elle apportait. Qu’avait-il besoin de répondre à la prière de ces grands yeux couleur de mer ? Il l’enveloppa de ses bras et enfouit son visage dans la masse vivante de la chevelure, les lèvres contre la peau si douce du cou fragile :

— Je t’aime, Marie, chuchota-t-il et ce ne fut qu’un souffle. Je n’aimerai jamais que toi…

Les jours qui suivirent furent des jours d’amour fou vécus dans la chambre banale d’une auberge perdue au cœur d’une ville en proie au délire. Parfois, ils sortaient pour le plaisir simple de courir les rues au bras l’un de l’autre, d’aller manger une glace chez Godet, boulevard du Temple, en écoutant les échos belliqueux d’un orchestre qui s’efforçait d’étoffer ses violons avec des tambours et des trompettes, ou bien de flâner dans les jardins du Palais-Royal, ce cratère bouillonnant où venaient échouer toutes les manifestations sérieuses ou burlesques. Là s’exerçaient martialement les gardes nationaux : les tricornes et les uniformes se mêlaient aux robes claires des filles. Cependant, les bruits de guerre enflaient. On avait proclamé « la Patrie en danger » et dans les carrefours s’élevaient des tréteaux tricolores où des files de jeunes gens allaient s’engager pour opposer leurs forces et leur courage à l’envahisseur autrichien, allemand ou émigré. On fraternisait, on chantait, on buvait aussi beaucoup trop et les deux amants, vite lassés de tout ce bruit, regagnaient l’ombre fraîche de leur chambre pour s’y aimer encore et toujours…

Chaque matin, Marie-Douce arrivait à l’heure où la cour s’emplissait de l’agitation et du vacarme des diligences prêtes à partir pour Creil ou Gisors. Elle apportait les dernières nouvelles et grimpait vivement l’escalier en haut duquel Guillaume l’attendait avec le petit déjeuner qu’ils partageaient après les premiers baisers. La robe et les jupons de Marie s’envolaient souvent dès le seuil franchi…

Vers la fin du jour, Guillaume, craignant qu’il ne lui arrivât quelque mésaventure, accompagnait son amie jusqu’à proximité de sa maison et il restait là, un pied sur un montoir à chevaux, à surveiller son retour jusqu’à ce que la porte fût refermée sur elle. Alors il rentrait ou bien rejoignait Joseph Ingoult et Lecoulteux pour souper dans un restaurant afin d’épuiser le plus vite possible les heures qui le séparaient du retour de Marie…

Un matin – c’était le 24 juillet – il l’attendit en vain et comprit que l’heure du bonheur était passée. Tout de même, accroché au faible espoir qu’un empêchement avait pu la retenir, il décida de rester chez lui toute la journée mais elle ne vint pas. Seul arriva un billet porté par Rosalie, cette petite servante à laquelle il faisait si peur. Un tout petit billet, très court dont les mots se brouillaient… « Adieu. Ne m’oublie pas… Marie. »

Guillaume sut qu’il était temps de repartir.

Calmement, il fit ses bagages, écrivit deux lettres : une pour Joseph Ingoult, l’autre pour Jean-Jacques Lecoulteux, puis demanda que l’on prépare sa note. On était un mardi et la diligence pour Valognes partait le lendemain à deux heures comme les mercredis, samedis et lundis mais la seule pensée de se retrouver enfermé pendant des jours dans une boîte roulante et cahotante en compagnie de gens sans intérêt lui donna la nausée. Il demanda qu’on lui tienne prêt pour le lendemain matin un cheval de poste. La fatigue serait plus grande mais à tout prendre bénéfique. Il serait seul sur les grands chemins avec sa monture et le souvenir de Marie-Douce à jamais perdue. Le soir, au relais, il dormirait comme une masse…

Au soir du sixième jour, le grand toit des Treize Vents se dessina contre le ciel mauve du crépuscule par-dessus les frondaisons des arbres centenaires. Un petit panache de fumée montait paresseusement de la cheminée des cuisines où il ferait bon s’asseoir tout à l’heure réconforté par un bol de soupe et les soins de Clémence Bellec. C’était elle, au fond, qu’il évoquait en premier, la chaleur de sa générosité, la solidité de son bon sens normand et aussi sa gaieté. Ses meilleurs souvenirs familiaux, c’était quand, assis à la grande table, Guillaume regardait Clémence officier à son fourneau sous l’œil attentif d’Élisabeth et d’Adam, perchés comme des moineaux sur la pierre de l’âtre, une tartine à la main. Un tableau bien réconfortant pour qui revenait l’âme malade et le corps las…

Si la silhouette d’Agnès traversa son esprit, il la repoussa. Non parce qu’il la savait infidèle. Depuis son départ il avait eu le temps d’analyser ses sentiments : une irritante blessure d’orgueil masculin alors que le cœur, lui, se taisait. Tout entier à Marie il n’avait que faire d’Agnès. En revanche, il était fermement décidé à lui imposer pour les jours à venir une existence digne des enfants et du nom qu’elle portait. Une Tremaine ne continuerait pas à courir se vautrer dans l’herbe comme une bohémienne, dût-il l’enfermer dans sa chambre à double tour ! Ce serait possible mais pour être une maison heureuse, les Treize Vents devraient s’en remettre à la jeune génération.

Il n’avait pu obtenir d’Ingoult le nom de l’amant mais il saurait bien le découvrir tout seul et l’écarter de celle qui, bon gré mal gré, demeurait sa femme.

Puisqu’il venait de perdre sa dernière chance de bonheur, il n’entendait pas laisser à Agnès la moindre possibilité d’en goûter un parallèle même si, ce faisant, il n’obéissait qu’à un féroce mais bien naturel égoïsme. Quant à Adèle Hamel, le mauvais génie de la famille, elle ne tarderait pas à apprendre ce que pesait le ressentiment d’un Tremaine…

Un peu revigoré par des plans de vengeance raffinés, Guillaume atteignit sa maison au moment où Pierre Annebrun en sortait. À sa vue la figure du médecin s’éclaira et son soupir de soulagement aurait pu courber un champ d’avoine :

— Enfin te voilà !… Dieu en soit loué ! Tu as reçu la lettre de Potentin ?

— Je n’ai reçu aucune lettre. Qu’est-ce qui se passe ici ? Quelqu’un est malade ?

— Oui. Ta petite Élisabeth mais rassure-toi elle est hors de danger… Elle s’ennuyait tellement que Béline et Daguet avaient emmené les enfants aux écrevisses dans la Saire. Tu sais combien ta fille est peu disciplinée : elle a été se fourrer sous une chute d’eau et s’est fait rouler par la rivière. On l’en a sortie seulement elle a pris froid au point de nous inquiéter, Guillaume ! Mais, je le répète, à présent tout va bien. Mme de Varanville te dira le reste…

— Mme de Varanville ? Mais pourquoi ? Ma femme…

— Agnès est partie… Il y a quinze jours environ ! Ça aussi on te le dira…

Et soudain, il courut vers son cheval qui attendait attaché à un arbre, l’enfourcha et s’éloigna le dos rond sans ajouter un mot ou un regard mais Tremaine aurait juré qu’il y avait des larmes dans ses yeux, des larmes qui étaient peut-être bien une réponse à certaine question…

Rose était là en effet et sa présence eut sur Tremaine son habituel effet bénéfique. Assise au chevet d’Élisabeth qui s’endormait, elle lui lisait une histoire mais en apercevant Guillaume, elle envoya promener le livre pour courir vers lui, les bras ouverts, l’embrassa sans un mot et l’entraîna hors de la chambre.

— Mieux vaut ne pas la réveiller. On a toutes les peines du monde à l’endormir depuis sa maladie. Elle est la proie d’affreux cauchemars…

— Mais enfin, Rose, comment se fait-il que ce soit vous qui la soigniez alors que vous avez tant d’occupations chez vous ?

— Tout va bien à la maison, jusqu’à présent tout au moins et quand Potentin est venu me dire ce qui était arrivé à la petite, je suis accourue. Félix m’a approuvée. Nous ne pouvions pas laisser vos gens se débattre seuls avec une pareille responsabilité…

— Vous saviez le départ d’Agnès ?

— Oui. Elle m’a écrit. À vous aussi bien entendu. Il y a une lettre qui vous attend dans votre chambre. Oh, Guillaume, je crois bien qu’elle est devenue folle…

— Ce n’est pas le terme qui lui convient ! Incompréhensible, déroutante, égoïste, d’un orgueil insoutenable et totalement incapable d’assumer ses devoirs de mère et de gardienne du foyer, ça oui ! Où est-elle allée ?

— Pour ce que j’en sais : à Paris. Elle dit ne plus pouvoir supporter l’existence bourgeoise que vous lui imposez, qu’elle entend rester fidèle à sa naissance, à ses ancêtres et qu’elle veut se dévouer à la cause royale… Quand je dis qu’elle est folle, il me semble que j’ai raison. Mais sacrebleu, elle vous aime pourtant !

Guillaume eut un sourire en l’entendant jurer. Ce n’était pas la première fois mais c’était toujours signe de grande perturbation chez l’ex-Mlle de Montendre. Il haussa les épaules :

— Elle m’a aimé et moi aussi je l’ai aimée. Tout au moins nous l’avons cru l’un et l’autre. En fait, Rose, notre mariage n’a pas eu de chance. Trop hâtif, trop passionné… alors que nous nous connaissions si peu !

— Et que vous en aimiez une autre ! fit Rose avec sévérité. Vous n’avez pas été honnête, Guillaume !

— Si, je jure que si ! Comment aurais-je pu imaginer que cet amour d’enfant enfoui sous tant d’années reparaîtrait, refleurirait… Lorsque j’en ai eu conscience, j’ai tout fait pour protéger Agnès. Si je n’ai pas réussi c’est parce que je suis un imbécile incapable de se méfier des gens. Cependant, Agnès supportait de plus en plus mal ce qu’elle appelle sa condition de bourgeoise. Elle se sentait amoindrie, reniée par ses ancêtres…

— Lesquels ? Ce forban de Nerville qui ne lui était rien et qu’elle haïssait au point d’avoir jeté bas son château ?

— Je ne suis pas certain qu’elle ne l’ait pas regretté. Songez qu’il descendait de nos ducs devenus rois outremer ! Rappelez-vous qu’elle caressait le désir de voir son nom s’accrocher au mien pour la plus grande illustration de notre descendance et que je refusais…

— Je sais et elle s’est bien gardée de m’en parler !

— Ma mère ne représentait pas grand-chose pour elle : une simple paysanne !… Rose, voulez-vous sonner pour que l’on m’apporte quelque chose de chaud ? Je suis aussi moulu qu’un vieux bois attaqué par les charançons… Pendant ce temps j’irai chercher cette lettre…

— Que vous devez lire seul ! Je vais surtout demander à Daguet de me ramener à Varanville. Vous n’avez plus besoin de moi ici et ma filleule sera heureuse d’avoir son papa pour elle toute seule ! Et puis… Félix sera content de me revoir, j’imagine ?

— Voilà ce qui arrive lorsque l’on est trop chaleureux avec ses amis, ma chère Rose ! Ils ont une sacrée tendance à abuser de vous. Demain j’irai vous voir tous les deux. J’ai bien des choses à vous dire et vous me tiendrez lieu de confesseurs…

— Cela m’étonnerait qu’on vous refuse l’absolution mais… permettez-moi encore une question : pensez-vous aller rechercher Agnès ?

— Et abandonner encore une fois les enfants ? S’ils n’ont pas suffi à retenir leur mère, je n’ai aucune raison de lui courir après. J’ignore à quel mobile elle a obéi mais elle a choisi son destin. Je n’ai pas l’intention de m’y opposer…

— On dit que Paris est devenu dangereux ?…

— Je peux vous assurer que l’on y vit encore très agréablement. Ne vous tourmentez pas, Rose ! Je suis certain qu’Agnès sait parfaitement ce qu’elle fait…

— Peut-être cherche-t-elle seulement à vous effrayer…

— En ce cas elle reviendra et trouvera la porte grande ouverte.

— Vous l’accueillerez ? C’est vrai ?

— Vous ai-je jamais menti, à vous qui êtes un peu ma conscience ? Je vous jure que Mme Tremaine reprendra sa place comme si de rien n’était. Peut-être aurons-nous une sérieuse explication mais nous avons trop à nous pardonner l’un et l’autre pour qu’il en soit autrement…


La lettre d’Agnès n’en apprit pas beaucoup plus à Guillaume sinon que la jeune femme avait été fort émue par une missive du bailli de Saint-Sauveur :

« … Je vais rejoindre mon père et ceux de notre caste décidés à se dévouer pour ce qui a toujours été la raison d’exister de nos semblables : le service du Roi. Sur ce point, nous ne serons jamais d’accord. Ce n’est pas votre faute ni la mienne mais vous devez comprendre qu’après tant d’années passées à subir les ordres ou les volontés d’autrui j’éprouve le besoin de gouverner ma propre vie.

« Les enfants vous préfèrent et n’ont pas vraiment besoin d’une mère qui leur est moins proche que Potentin ou Clémence. Je servirai mieux leur avenir là où je vais. Mon père a besoin de moi bien qu’il ne le dise pas et je veux lui prouver que sa fille est digne de lui ainsi que de sa lignée.

« Au cas où vous sentiriez quelque crainte à mon sujet il vous faut l’apaiser : Gabriel m’accompagne et veillera sur moi. Vous savez comme il m’est dévoué. D’autre part – et j’espère que vous ne le trouverez pas mauvais ! – j’emporte les bijoux que vous m’avez offerts et quelques objets qui me sont chers et qui, peut-être, pourront servir une plus noble cause que celle de votre affectionnée Agnès… » Puis, un peu plus loin : « Je doute que vous puissiez abonder dans mon sens, Guillaume, mais lorsque après notre victoire, choses et gens auront repris leurs places d’autrefois vous serez peut-être heureux de la gloire qui reviendra aux Treize Vents… »

Guillaume était trop las pour s’abandonner à la fureur que lui inspira d’abord cette lettre insensée. C’était pis encore que ce qu’imaginait Rose ! Agnès était saisie par la folie de l’héroïsme et laissant les siens à leur médiocrité se lançait en aveugle dans une aventure délirante. Chacun de ses mots insultait son mari en soulignant l’immense distance sociale qui les séparait. Plus que jamais elle était l’aristocrate et lui le roturier épousé dans un moment d’aberration ! C’était incroyable, effarant, inadmissible ! C’était… à mourir de rire !

La lettre qu’elle laissait aurait pu être celle d’un chevalier croisé pariant pour la Terre Sainte ! Il n’y manquait que les recommandations d’usage et la clef de la ceinture de chasteté !

— Qu’elle aille au diable ! s’écria Guillaume en se jetant sur son lit sans même ôter ses bottes. Et surtout qu’elle y reste ! On ne s’en portera pas plus mal chez nous autres, les manants !

Soulagé par cette conclusion, il ferma les yeux et s’endormit.

XIII « JE M’APPELLE LOUIS-CHARLES… »

Les jours, les mois passèrent sans ramener Agnès…

Sans que Guillaume tentât, non plus, quoi que ce soit pour la rejoindre. Même s’il en avait eu l’intention, c’eût été une grave imprudence de laisser les enfants et la maison sous la seule protection de serviteurs déjà âgés : la Révolution, désormais aux mains de fanatiques impitoyables, oubliait ses grands rêves de fraternité, d’égalité et surtout de liberté pour basculer dans l’arbitraire et dans l’horreur.

Peu de temps après le retour de Tremaine à La Pernelle, le peuple de Paris, mené par le brasseur Santerre, envahissait de nouveau les Tuileries mais cette fois saccageait, pillait, massacrait les Suisses restés fidèles au Roi. Celui-ci et sa famille se réfugiaient à l’Assemblée d’où on les conduisit au Temple. Dès le lendemain ils étaient emprisonnés dans le vieux donjon des anciens chevaliers. Au même moment, on arrêtait en masse prêtres et nobles. On les entassa dans des cachots. Et puis peut-être parce qu’on ne savait qu’en faire on les y massacra méthodiquement, l’un après l’autre à la suite d’une parodie de jugement. Contraste saisissant : pendant ce temps – quelques jours après seulement ! – une armée « d’avocats et de savetiers », mal vêtue, mal nourrie mais jeune, mais héroïque, remportait la victoire de Valmy, puis celle de Jemmapes et barrait à l’envahisseur la route de Paris. Tant de gloire allait couvrir tant de monstruosités sans parvenir à les effacer. Devenue une république partagée entre frères ennemis, les Girondins et les Montagnards, la France mettait son Roi en jugement et, à une voix de majorité, l’envoyait à l’échafaud…

Un jour on apprit qu’au matin du 21 janvier, la tête de Louis XVI était tombée sur la place de la Révolution. Le Cotentin fut saisi d’effroi : on comprenait trop bien que pour avoir osé frapper si haut, les nouveaux maîtres ne reculeraient plus devant rien et que nul ne pouvait plus se dire en sûreté. Les égorgeurs de septembre avaient répandu la terreur, la mort du Roi acheva de démoraliser les cœurs honnêtes et paisibles qui espéraient des temps meilleurs. Dans l’ouest de la France, aux confins de Bretagne, en Mayenne et au sud de la Normandie les paysans se levaient à l’appel de « Jean Chouan » bientôt relayés par les Vendéens qui allaient chercher leurs seigneurs au fond de leurs manoirs pour s’en faire des chefs et marcher à la vengeance contre ceux qui osaient massacrer Dieu et le Roi.

À mesure que s’écoulait la sinistre année 1793, la guillotine installée à demeure en face du pont tournant des Tuileries fit tomber les têtes les plus illustres d’un parti comme de l’autre : après le Roi, la Reine, après les Girondins, la noble Madame Roland et l’héroïque Charlotte Corday. Sous prétexte de patriotisme, les vengeances personnelles s’exerçaient implacablement… À travers le pays, les Représentants en mission, traînant après eux l’instrument de mort, commençaient à exercer leur dictature. Si l’on portait un nom, on ne vivait plus qu’en se cachant. Le temps de la « douceur de vivre » était bien fini.

Aux Treize Vents comme dans tout le Cotentin, la grande affaire était plus la pénurie de blé et de diverses denrées que les discours ronflants et les menaces des Représentants (les gens de Cherbourg mirent proprement à la porte Prieur de la Marne qui d’ailleurs n’était pas bien méchant). Le grain n’arrivait pas, le ravitaillement n’était pas facile et plus que jamais il fallait prendre garde à l’Anglais dont les navires étaient présents tout autour de la presqu’île depuis Jersey qui accueillait « l’Agence royaliste » du prince de Bouillon et de nombreux émigrés, jusqu’aux îles Saint-Marcouf désormais occupées militairement par les navires de Sidney Smith. C’est tout juste si les pêcheurs osaient encore sortir des ports de la côte Est.

Cependant, grâce à la prévoyance de Clémence Bellec, les habitants de la maison Tremaine étaient à peu près nourris et réussissaient à en aider d’autres. On économisait beaucoup, voilà tout !

Ainsi des chandelles dont on usait seulement pour aller se coucher. La belle salle à manger, les salons étaient fermés. On vivait dans la grande cuisine où le feu éclairait et chauffait à la fois. Tout le monde prenait place autour de la longue table en respectant une sorte de protocole auquel Clémence et Potentin tenaient beaucoup : ainsi naturellement Guillaume présidait, face à lui Élisabeth occupant le siège de sa mère. Consciente de l’honneur qui lui incombait, elle remplissait ce rôle avec une étonnante dignité.

Chaque soir, Guillaume passait un moment dans sa chère bibliothèque pour y consigner dans son journal les menus faits de la journée ou les grands événements proches ou lointains. Joseph Ingoult et les Bougainville étaient revenus en Cotentin. Après les massacres de septembre, le marin jugea que Suisnes était encore beaucoup trop proche de Paris. À la suite du 10 août et de l’extermination des Suisses il avait donné à ceux qui gardaient la maison, Foutigue et Pierre, le moyen de regagner leur canton natal. Déguisés par ses soins et bien pourvus d’argent, ils purent quitter la France sans encombre. La famille partit ensuite pour La Becquetière, près de Granville, laissant Suisnes et ses centaines de rosiers à la garde du brave Cochet. Naturellement, le chevalier servant de la belle Flore se fit une joie d’escorter ses amis. Cependant, lorsqu’ils furent à bon port, il n’osa pas s’imposer davantage et, non sans soupirs, reprit le chemin de Cherbourg où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme. Aussi le vit-on à plusieurs reprises aux Treize Vents où il se sentait moins seul.

En dépit des exactions dont les Comités de surveillance se rendaient coupables dans les villes – à Valognes l’hôtel du Mesnildot et celui de la marquise d’Harcourt entre autres furent pillés sans merci par le boulanger Hartel, le cordonnier Lebrisez et un certain Longien ! –, en dépit des serviteurs enrôlés de force dans l’armée et des propriétaires jetés en prison, les gens des campagnes réussissaient à garder un certain calme. Ce fut plus difficile après l’affaire de Granville : le 24 novembre 1793, l’armée vendéenne, courant vers la mer afin d’y opérer sa jonction avec les émigrés de Jersey et les Anglais, vint assiéger la vieille ville. Lecarpentier, alors député de la Convention pour le nouveau département de la Manche, accourut de Cherbourg et mit la cité en défense. Une défense farouche où se brisa l’élan de l’armée royale – ce que l’on allait appeler « la virée de galerne » – mais ce fut la fin de tout ce qu’il pouvait subsister d’ordre. Seul régna l’arbitraire surtout lorsqu’une loi institua officiellement le gouvernement révolutionnaire. La police politique tomba aux mains des districts et les prisons s’emplirent. Le paisible Bougainville lui-même se retrouva incarcéré à Coutances.

Par chance on l’aimait bien dans le pays, on en était même assez fier et il n’eut pas trop à se plaindre du régime : les siens pouvaient venir le voir et lui porter quelques douceurs, plus des billets cachés dans leurs souliers… Bien entendu, Joseph Ingoult vola au secours de la bien-aimée après avoir conseillé à Tremaine de ne pas s’en mêler ainsi qu’il en manifestait l’intention :

— Il vaut mieux que tu restes chez toi. Il y a trop de gens qui peuvent avoir besoin de ton aide…

C’était le moins que l’on puisse dire. La menace s’étendait chaque jour un peu plus. À sa grande fureur, Félix de Varanville s’était vu contraint d’émigrer pour éviter d’être emprisonné comme « officier rebelle ». Rose, habituée à assumer seule les responsabilités du domaine, s’était interdit les larmes au moment de son départ. Elle continuait à veiller sur ses champs, ses cultures et sa maison mais on l’entendait moins souvent rire. Naturellement, Guillaume jura de la protéger ainsi que ses enfants, en regrettant toutefois qu’elle eût refusé de venir se réfugier aux Treize Vents comme il l’en priait :

— On n’a encore tué personne jusqu’à présent, déclara-t-elle à son ami, et, mon cher Guillaume, je tiens à mes meubles !

— Si l’une des bandes qui rôdent dans Valognes et aux alentours décide de s’en prendre à eux, j’aimerais autant que vous ne soyez pas brûlée avec eux…

— Rassurez-vous ! j’ai encore de quoi me défendre et je tire juste ! Que l’on pille mon garde-manger, je le veux bien, mais pas la maison de Félix…

Tout ce que Guillaume réussit à obtenir fut l’installation d’une cloche dans l’une des poivrières du petit château : une volée de tocsin et il accourait avec ce qu’il trouverait pour l’aider. En espérant toutefois ne jamais l’entendre : on aimait beaucoup Rose dans la région ainsi d’ailleurs que la vieille Mme de Chanteloup qui, curieusement, ne s’évanouissait plus à tout bout de champ depuis le sac de son hôtel de Valognes : elle en avait ressenti une telle indignation qu’elle s’était senti pousser une âme guerrière et ne parlait plus que de pourfendre à coups de tisonnier quiconque oserait s’en prendre à ses « petits Varanville ». Elle passait la majeure partie de son temps dans la tourelle de la cloche à scruter les environs à l’aide d’une longue-vue de marine appartenant à Félix.

Chose étrange, depuis qu’il avait fait enlever les jeunes serviteurs et la cavalerie des Treize Vents, Buhot ne s’était livré à aucune autre tentative. Il faut dire que devenu l’agent du Comité de Salut Public, il avait fort à faire dans la région où il trouvait plus commode de faire la guerre à Dieu en s’attaquant aux églises que ses bandes pillaient, souillaient et reconvertissaient en étables ou en soues à cochons (quand on en trouvait encore à engraisser !).

À Saint-Vaast où la population devait garder tout au long des troubles une dignité exemplaire, une troupe d’énergumènes menée par Adrien Hamel et quelques soldats déserteurs des forts entreprit la chasse aux prêtres. N’en trouvant pas – peut-être parce qu’on les cachait trop bien –, ils se rabattirent sur l’église. On enleva le Christ que l’on brûla sur la Poterie puis la bande y entreposa du foin en gardant assez d’espace pour ses chevaux. Les bénitiers servirent d’abreuvoir. Quant aux vases sacrés, les hommes les emplirent de leurs ordures…

Les habitants reçurent l’ordre, s’ils voulaient faire leurs dévotions, de se rendre à Rideauville devenue église « constitutionnelle » et dont le curé Nobot venait d’épouser sa servante mais, bien sûr, personne n’y allait. Pas même ceux du village que le pouvoir venait d’effacer d’un trait de plume : désormais relié à « Port-Vaast », Rideauville n’existait plus. Adrien et ses acolytes s’en donnaient à cœur joie, tyrannisant et terrorisant les plus faibles. Cependant, il n’osait pas gravir La Pernelle où la grande maison et la vieille église érigées bien droites sur leur falaise semblaient le défier, lui et ses pareils.

Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de s’y jeter avec sa horde mais chez lui comme chez tous les lâches, la peur était encore plus forte que la haine. Tremaine, qu’il avait rencontré sur le port un jour où par extraordinaire il se trouvait seul, ne lui avait laissé aucune illusion sur ce qui l’attendait.

— Si tu oses seulement franchir ma porte et même si tu es en nombreuse compagnie, tu n’auras pas le temps de jouir de ton triomphe, lui dit le maître des Treize Vents, je te logerai une balle entre les deux yeux !

— Et les autres ? Tu les tueras aussi, cousin ?

— Peut-être pas tous mais il en restera quelques-uns sur le carreau… Il se peut que j’y laisse ma peau à mon tour mais du moins je mourrai content !

— Mon ami Buhot te fera payer tes menaces bien cher !

Guillaume se mit à rire et se pencha pour regarder l’autre sous le nez :

— Crois-tu ? Il n’est pas stupide ton ami Buhot et il sait parfaitement qu’il peut obtenir beaucoup plus d’un vivant que d’un défunt. Il a trop le sens des affaires pour s’attaquer à l’honnête bourgeois que je suis… Il sait bien que nous pouvons nous entendre.

Adrien préféra en rester là et se garda bien de rapporter le propos à son grand homme. Celui-ci n’aimait pas qu’il se mêle de ce qui ne le regardait pas. Et qui pouvait savoir s’il n’avait pas conclu quelque accord secret avec ce diabolique Tremaine ? Auquel cas venir se mettre à la traverse constituerait un fameux pas de clerc ! Hamel ne dirait donc rien mais pensa qu’il existait peut-être un bon moyen de faire payer son insolence au cousin Guillaume…

Un soir du ci-devant Avent – c’était celui du solstice d’hiver – le jeune Gatien qui servait d’assistant au Dr Annebrun arriva aux Treize Vents hors d’haleine d’avoir tant couru et surtout grimpé : le médecin réclamait M. Tremaine d’urgence !

— C’est le monde à l’envers ça ? fit Guillaume goguenard. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Je ne sais pas. Le docteur a seulement dit qu’il avait quelque chose à vous montrer.

Seller un cheval, prendre le jeune garçon en croupe et dégringoler jusqu’au hameau fut l’affaire de quelques instants, pourtant la hâtive nuit de décembre était presque tombée lorsqu’ils parvinrent à destination. Pierre Annebrun, assis à sa table, était en train d’écrire dans son cabinet quand Tremaine, introduit par Gatien, y pénétra. Il leva la tête et Guillaume fut frappé de la tristesse et de la fatigue répandues sur ce visage qu’il avait toujours connu resplendissant de santé.

Depuis le départ d’Agnès, c’était la première fois que les deux hommes se trouvaient seuls et face à face. Une sorte d’accord tacite les avait tenus écartés l’un de l’autre jusqu’à ce jour. De toute évidence, le médecin ne tenait aucunement à rencontrer Guillaume et celui-ci, à peu près persuadé que Pierre était le mystérieux amant de sa femme, n’avait pas cherché à en savoir plus. Le chagrin inscrit sur la figure de cet ancien ami lors de leur dernier revoir en disait plus qu’un long discours et paraissait à Tremaine une punition suffisante. Il n’avait aucune peine à imaginer ce que pouvait souffrir Annebrun s’il aimait vraiment la jeune femme. Aussi s’était-il hâté de répondre à son appel : il s’agissait sans doute d’une affaire grave…

— Eh bien ? dit-il seulement quand leurs yeux se rencontrèrent.

Pierre se leva pesamment et fit le tour de son bureau pour rejoindre son visiteur :

— Il s’est passé tout à l’heure à Saint-Vaast quelque chose d’affreux. J’aurais pu éviter de te prévenir mais je crois que, ça, tu ne me le pardonnerais pas…

L’accentuation, inconsciente ou non, sur le « ça » fit lever les sourcils de Guillaume. Il ne put se retenir de le souligner :

— Que pourrais-je bien avoir à te pardonner sinon d’éviter ma maison ? Ma gratitude envers l’homme qui m’a sauvé et remis debout est encore loin de se tarir…

Annebrun détourna la tête pour fuir le fauve regard qui fouillait le sien.

— Tu ne me dois rien… et surtout pas de reconnaissance. J’ai… j’ai été payé au-delà de ce que je méritais et…

— Et c’est ce… paiement qui t’empoisonne l’existence, n’est-ce pas ?… Je crois savoir de quoi il retourne mais si tu le veux bien nous en parlerons plus tard. Qu’est-ce qui s’est passé à Saint-Vaast ?

— Viens voir !

Tout en guidant Tremaine vers l’escalier et l’étage, Annebrun raconta comment l’approche de Noël venait de pousser quatre vieilles femmes du bourg à une tentative insensée : essayer de récupérer dans l’église profanée les vases sacrés pour les laver et les purifier. La pensée du sacrilège commis par la bande à Buhot était insupportable à leur piété et à leur profond amour de Dieu.

— Elles sont allées à l’église sans se cacher ?

— Exactement. Elles comptaient sur leurs cheveux blancs, leur réputation sans tache et leur âge pour se faire respecter…

— Leurs familles n’ont pas essayé de les retenir ?

— Elles n’en ont pas. Trois d’entre elles sont veuves sans enfants ; la quatrième n’a jamais été mariée. Au risque de leur vie, elles voulaient donner au Seigneur une dernière preuve de leur amour et de leur fidélité…

— Et alors ? Qu’est-ce qu’on leur a fait ? Ces brutes ne les ont tout de même pas…

— Tuées ? Non. Blessées seulement et sans gravité mais je crois qu’elles auraient préféré mourir. Non seulement ces sauvages ont refusé de les écouter mais ils s’en sont emparées, les ont battues après avoir déchiré une partie de leurs vêtements puis les ont… tondues !

— Quoi ?

— Oui, tondues à ras ! touzées comme on dit par ici ! Puis ils les ont traînées sur la Poterie pour les obliger à danser autour de leur foutu arbre de la Liberté…

Guillaume sentit ses cheveux se dresser sur sa tête de fureur et d’indignation…

— Et personne n’a rien fait pour les en empêcher ? Où étaient-ils les gens de ce pays ?

— Que pouvaient-ils faire sinon regarder ? Les autres ont des armes, des pistolets, des sabres. Si on s’était opposé à eux, ils pouvaient tuer, non seulement leurs captives, mais d’autres gens encore. Ensuite…

— Parce qu’il y a encore quelque chose ?

— Oui. Ils les ont obligées à aller jusqu’à la Hougue : ils voulaient les jeter à l’eau mais là, les vieux soldats qui se trouvent encore dans le fort ont ouvert le portail et sorti un canon… On n’est pas trop brave dans cette bande ! On a même pris la fuite en courant et les pauvres femmes ont enfin été secourues…

— Et toi, tu étais où ?

— Ici. Je soignais le vieux Guérin qui s’est démis un bras en essayant de retourner sa barque tout seul mais Sidonie avait tout vu et elle a exigé qu’on m’amène l’une de ces malheureuses…

On était arrivé à la porte de la chambre que Guillaume avait occupée si longtemps mais, la main sur le loquet, Annebrun ne se décidait pas à ouvrir. Guillaume prit feu : son poing pesa rudement sur celui du médecin qui d’ailleurs résista :

— Laisse-moi entrer ! Qui est là-dedans ?

— Tu ne t’en doutes pas un peu ?

Si. Guillaume pressentait ce qu’il allait voir : Anne-Marie, sa chère Anne-Marie Lehoussois, celle « qui n’a jamais été mariée »… La porte s’ouvrit enfin et il put contempler le navrant spectacle de ce bon visage couvert de meurtrissures et qui, sur l’oreiller, semblait celui d’une morte. Sidonie qui la veillait se leva et vint sur la pointe des pieds vers les deux hommes :

— Elle s’est endormie, murmura-t-elle. Ne faites pas de bruit !

— Je ne crois pas qu’elle nous entende, dit Annebrun. Je lui ai donné de l’opium…

Guillaume resta un moment près du lit, les yeux pleins de larmes, regardant dormir sa vieille amie. Sidonie avait recouvert d’un bonnet de lingerie tuyautée le crâne nu mais quelques estafilades dues au rasoir apparaissaient sur le front… Il se pencha et y posa ses lèvres avec une infinie tendresse. Puis, se redressant :

Est-ce que quelqu’un sait où sont, à cette heure, Adrien Hamel et ses vaillants amis ? Repartis pour Valognes ?

— Même pas ! gémit Mlle Poincheval qui se mit à pleurer. Ils sont chez mon… frère, au cabaret ! C’est leur quartier général…

— Il choisit bien ses clients, votre frère !…

— Il aimerait certainement mieux en avoir d’autres, intervint le médecin. C’est recevoir ces mauvais ou se résigner à voir brûler sa maison…

En manière d’excuses et de réconfort, Guillaume tapota doucement l’épaule de la vieille fille et sortit de la chambre. Revenu dans le cabinet du médecin, il ouvrit sa redingote, découvrant les deux pistolets passés dans sa ceinture. Il tira les armes et les vérifia…

— Tu veux attaquer le cabaret à toi tout seul ? demanda Annebrun.

— Tout seul ? Pourquoi ? L’aventure ne te tente pas ?

— Tu sais bien que si ! dit Pierre en haussant les épaules, mais les bougres sont nombreux et un léger renfort ne nous nuirait pas…

— Sans doute mais à cette heure-ci, ils doivent être ivres à ne plus voir clair ! Allons toujours examiner comment l’affaire se présente chez Poincheval. Nous aviserons selon les circonstances mais une chose est certaine : je ne rentrerai aux Treize Vents qu’après avoir fait payer leur crime à ces misérables.

Le médecin approuva de la tête et ouvrit une armoire pour y prendre des pistolets qu’il chargea soigneusement :

— Allons-y ! dit-il seulement en se dirigeant vers le portemanteau afin de s’habiller pour sortir. Guillaume suivait ses mouvements avec un demi-sourire : l’assistance d’une force de la nature telle que Pierre Annebrun était réconfortante pour ce genre d’expédition…

Quelque chose de plus chaud encore l’attendait au-dehors. Quand les deux hommes sortirent sur le perron, ils virent venir à eux une masse mouvante et noire, impressionnante parce qu’elle avançait en silence. Elle s’arrêta à leur vue et la voix de Michel Quentin leur parvint volontairement assourdie :

— Ah, vous êtes là, Guillaume ? C’est tant mieux ! Je comptais demander au docteur de vous envoyer chercher. Vous savez ce qui s’est passé aujourd’hui ?

— Oui. Nous allions justement nous en occuper et donner à ces gens la correction qu’ils méritent.

— Correction ? Ça ne suffit plus : la vieille Jeanne Harel vient de mourir et Mathilde Dubois ne vaut guère mieux !… Alors c’est d’exécution qu’il s’agit. Vous êtes d’accord ?

— Vous voulez tuer une trentaine d’hommes ? C’est un peu beaucoup peut-être ? fit observer Annebrun.

— Non. Rien que les chefs. Ils sont trois, Guillaume, et parmi eux il y a votre cousin… Vous êtes toujours d’accord ?

— Tout à fait ! Je regrette seulement qu’il n’y ait pas aussi la cousine…

Le rire étouffé du fournier se fit entendre :

— Faut pas rêver, Guillaume ! Celle-là, on n’est pas près de la revoir ! Tâchez de l’oublier pour le moment…

Depuis des mois en effet, Adèle Hamel avait quitté le pays. Peu désireuse d’affronter un Tremaine ressuscité, elle était parvenue à convaincre le représentant Lecarpentier de l’emmener à Paris pour veiller sur son linge, sa maison et lui tenir chaud la nuit à l’occasion. On ne savait trop ce qu’elle fabriquait au juste mais son jumeau laissait volontiers entendre, en se rengorgeant, qu’elle était en train de se constituer un gentil magot… Probablement intouchable dans l’asile qu’elle s’était choisi, elle ne laissait en effet d’autre choix à son ennemi que de l’oublier. Pour un temps tout au moins…

— Quand vous serez prêts, nous irons ! fit Quentin.

— Il me semble que nous le sommes ?

— Dans votre équipement de bourgeois ?… Ôtez vos chapeaux ! Un bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et de la boue sur la figure, c’est le meilleur moyen de ne pas être reconnus…

La troupe des pêcheurs était en effet invisible. Aucune tache claire ne révélait les visages et Guillaume pensa que cet homme était un vrai chef.

— Un instant et nous vous suivrons…

— Vous ne voulez pas prendre le commandement ?

— Vous vous en tirez à merveille, Michel ! Votre père pourra être fier de vous !

Quelques minutes plus tard, une théorie d’ombres denses quittait le Hameau Saint-Vaast pour rejoindre le cabaret de la Croix-de-Saire, tout récemment rebaptisé l’Huître-Verte. Situé à l’extrémité du port, près de la vieille Corderie, il ressemblait, avec ses petites fenêtres faiblement éclairées trouant les murs écrasés par un énorme toit de chaume, à quelque bête inquiétante tapie dans l’obscurité au bord de la ligne bosselée des roches soutenant la Longue Rive. Aucune lumière ne se montrait à la ronde, sinon les feux allumés sur Tatihou, la Hougue et, là-bas au loin, sur la tour de Gatteville. Aucun bruit non plus dans cette opaque nuit d’hiver sinon le froissement léger du ressac.

À l’intérieur, on pouvait, en approchant, entendre de gros rires, des bribes de chansons salaces mais l’épaisseur des voix disait assez que l’on avait déjà beaucoup bu.

Sur un signe de Michel Quentin, l’un des frères Crespin, le forgeron, se glissa jusque sous une fenêtre pour observer l’intérieur. Il fut vite de retour :

— La moitié dort déjà ! souffla-t-il. Les autres ne nous donneront pas beaucoup de mal…

En effet, tout alla très vite. La porte enfoncée, les hommes noirs n’eurent aucune peine à s’emparer des buveurs assez conscients pour éprouver de la terreur. Effondré sur un tabouret au coin de sa cheminée, le cabaretier, ivre lui aussi, faisait griller deux poissons sur la flamme et ne parut même pas s’apercevoir de ce qui se passait. Seul, Adrien se mit à hurler mais une main brutale le bâillonna…

— Si tu sais encore une prière, dit Tremaine, c’est le moment de la dire…

Hamel et ses deux acolytes, un certain Romus et un nommé Achille, furent traînés au-dehors après que leurs compagnons eurent été proprement assommés. On les ficela, les bâillonna en dépit de leurs supplications. Puis Michel Quentin se tourna vers Guillaume :

— Merci pour le coup de main, ami ! À présent, j’aimerais mieux que vous partiez.

— Pourquoi ?

— Je vous crois encore capable de pitié et aucun de nous n’est disposé à se laisser toucher… C’est notre justice. Elle doit passer !

— Il a raison, approuva Pierre Annebrun. Ce n’est ni ton ouvrage ni le mien… Mes mains sont faites pour guérir et les tiennes ne doivent pas se souiller d’un sang qui t’est proche…

Pourtant, il n’y eut pas de sang versé.

Quand l’aurore empourpra la mer et les vieilles tours gardiennes de Saint-Vaast, les femmes qui s’en allaient ramasser les huîtres trouvèrent sur le sable, non loin de l’église, trois cadavres trempés dont la vue les fit rebrousser chemin en poussant des cris de terreur. Pourtant, ils ne portaient aucune marque de violence mais dans leurs grands yeux ouverts on pouvait encore lire l’épouvante. Des paquets d’algues emplissaient leurs bouches ; de longues bandes luisantes de laminaires brunes solides comme des cordes et semblables à des tentacules de pieuvre leur serraient la gorge…

On les ensevelit en hâte et personne n’osa proposer les prières d’un prêtre, même « jureur ». À voix basse, on évoquait la justice divine et aussi les vieilles légendes de monstres marins et de fantômes meurtriers. La vieille histoire du moine de Saire remontait à la surface ! Quant à ceux qui avaient secondé Hamel et ses acolytes dans leurs forfaits, ils quittèrent le bourg sans tambours ni trompettes, emportant avec eux le vague souvenir de démons noirs sortis de l’enfer par une nuit plus noire encore…

Pendant quelque temps, on craignit des représailles de Valognes. Pourtant rien ne vint : Buhot était trop malin pour intervenir après ce qu’il savait être une vengeance populaire. Il ne tenait pas à s’en prendre à ces hommes habitués à braver les mers furieuses et les vents meurtriers et, au fond, il n’était pas fâché d’être débarrassé d’Adrien Hamel qui devenait encombrant. Il n’aurait guère de peine à se trouver un autre espion…

Deux jours avant Noël, Guillaume vint chercher Mlle Lehoussois pour l’installer aux Treize Vents en dépit de sa résistance :

— Vous rentrerez chez vous quand vos cheveux auront repoussé, lui déclara-t-il. Jusque-là vous avez besoin qu’on veille sur vous !

— Tu me prends pour qui ? Pour Samson ?

Il lui offrit le sourire de faune qui lui plaisait entre tous :

— Il pourrait bien être de votre parentèle, celui-là, mais oubliez-le un moment ! Vous êtes vengée et c’est tout ce qui compte !

— Tu trouves, toi ? Et ma pauvre vieille église salie, déshonorée, profanée, qui est-ce qui la vengera ? Ma tignasse n’en méritait pas tant !

— Elle était digne de porter couronne ! Quant aux vases sacrés pour lesquels Jeanne Harel est morte, ils sont à présent chez Mme Baude où je les ai portés moi-même. Il y a chez elle un petit moine de Montebourg qui saura bien ce qu’il faut en faire…

Noël fut moins angoissant qu’on ne l’avait craint. Le Dr Annebrun et Sidonie Poincheval ainsi que Rose de Varanville et Mme de Chanteloup vinrent partager le déjeuner des Treize Vents. Ce ne fut pas une fête : simplement un moment de paix et de chaleureuse amitié auquel les jeux et les rires des enfants apportèrent une note joyeuse. Cependant la pensée d’Agnès, absente depuis si longtemps, était dans toutes les mémoires même si personne n’osa l’évoquer. Guillaume analysait mal ses sentiments envers elle mais il éprouvait un certain soulagement à constater que les enfants ne semblaient pas souffrir de son absence. Chaque soir, agenouillés devant leur lit, ils priaient pour elle et leur père éprouvait toujours une certaine émotion en entendant les voix enfantines demander à Dieu de « protéger Maman partie à la guerre ! ».

C’était Élisabeth, naturellement, qui avait trouvé cette formule. Peut-être pour avoir saisi des bribes de conversation et Guillaume ne l’avait pas détrompée parce qu’il y voyait une parcelle de vérité. Et puis, au fond, il convenait qu’Agnès eût, pour ses enfants, cette image d’héroïne.

Évidemment, l’inévitable question était venue :

— Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas aussi à la guerre, papa ?

Aucune acrimonie là-dedans ! Simplement l’interrogation d’une logique enfantine : la bataille n’était-elle pas la grande affaire des hommes ?

— Parce que ta maman défend une cause qui n’est pas la mienne et que je ne suis pas d’accord avec elle. D’autre part, cette guerre-là est un peu partout et chacun doit la faire à la place qui lui est assignée. Je veille sur la maison et sur vous tous. Tu aurais préféré que je m’en aille ?

— Non ! Oh non !

Avec un cri qui était un sanglot, Élisabeth s’était jetée dans les bras de son père qui l’enleva de terre pour la serrer contre lui.

— Je ne veux plus que vous partiez, Papa ! Plus jamais… plus jamais !… Pourtant, je voudrais savoir : est-ce que Maman reviendra un jour ?

— En voilà une question ? Mais je l’espère bien !…

Pieux mensonge que cette espérance affirmée ! Au fond, Guillaume n’était pas du tout certain de souhaiter un retour qui poserait quelques problèmes. Tout au moins dans l’immédiat. Mais que répondre d’autre à l’interrogation d’un regard d’enfant ?…


Dans les derniers jours de janvier 1794, de grands brouillards presque tièdes enveloppèrent la presqu’île comme si, en l’emmitouflant ainsi, le ciel et la mer se liguaient pour la tenir à l’écart d’un pays saisi par une épidémie de folie sanguinaire. Ils étaient si denses que retrouver son chemin n’était pas facile, même quand on les connaissait bien.

Pourtant l’attelage qui marchait vers La Pernelle progressait avec une étonnante sûreté comme si une invisible main le guidait à travers plaines, plateaux, ruisseaux, bois et marais. Parmi les hommes aussi et c’était une manière d’exploit à une époque où tout visage inconnu suscitait la méfiance. Il est vrai que la voiture était de petite apparence : une vieille calèche à la capote de cuir usagée, passablement boueuse, et attelée d’un cheval rustique, un percheron dont les longs poils cachaient une singulière vigueur.

Un homme déjà âgé portant des lunettes de fer sous un chapeau rond, vêtu de gros drap brun, la conduisait paisiblement. À ceux qui l’arrêtaient, il se disait médecin venant d’un lieu suffisamment éloigné pour décourager les vérifications et chargé de ramener à sa famille un enfant tombé malade dans la ferme où il servait. De fait, une petite silhouette aux cheveux blonds, enveloppée d’épaisses couvertures, était couchée sur la banquette arrière. C’était une fillette très pâle avec sur la figure des marques rouges ; et toujours selon son mentor la petite était contagieuse. Aussi les curieux ne s’attardaient guère. En outre, l’homme présentait à toute réquisition un papier assez crasseux mais couvert de signatures et de tampons. On le laissait passer d’autant plus volontiers que, dans les campagnes, ceux qui savaient lire n’étaient pas si nombreux.

Quand enfin l’équipage émergea de la brume près des écuries des Treize Vents, il ressemblait tellement à l’attelage-fantôme des légendes bretonnes et des contes scandinaves que Daguet hésita un instant à s’en approcher ; il se signa par précaution mais se rassura vite : le soi-disant médecin ôtait ses besicles, repoussait son chapeau sur l’arrière de la tête et libérait un énorme soupir de soulagement :

— Ouf ! Nous y voilà enfin !… Le bonjour à vous, Prosper Daguet ! Est-ce que votre maître est au logis ?

— Monsieur le Bailli ? s’écria le cocher éberlué. C’est bien vous qui arrivez en pareil équipage ?

— Eh oui, c’est moi ! Les temps ne sont plus aux confortables berlines ! Tel que vous me voyez, je viens de Paris ? Alors ? M. Tremaine ? Il est là ?

— Bien sûr, Monsieur le Bailli ! Je le préviens mais donnez-vous la peine de conduire votre voiture jusqu’à la maison. Je vous suis et je la ramènerai ici.

Il courut se pendre à la cloche logée dans une sorte de lanterne placée sur le toit des écuries et l’agita sur un mode allègre qui correspondait à un code convenu à l’avance : cette sonnerie annonçait une visite amicale. Cependant, M. de Saint-Sauveur s’approchait du perron au bas duquel il s’arrêta. Il y arriva au moment où Tremaine sortait, descendit alors de la voiture mais ses jambes ankylosées le firent grimacer de douleur :

— Aïe ! Décidément je ne suis pas fait pour ce genre de véhicule. À défaut du pont d’un bateau, je préfère grandement chausser les étriers ! Quel voyage ! Mais grâce à Dieu nous en voyons la fin…

— Quelle joie de vous revoir ! s’écria Guillaume.

Il ouvrit les bras et les deux hommes s’étreignirent.

Cependant Guillaume remarquait :

— Nous ? Vous employez le pluriel de majesté à présent ?

— J’emploie le pluriel normal. Encore que la majesté soit en droit d’y participer…

À ce moment, l’enfant qui dormait à l’arrière de la voiture se dégagea des couvertures et laissa apparaître, au-dessus du siège de conducteur, une tête blonde aux longs cheveux embroussaillés, à la peau marquée de taches rougeâtres :

— Sommes-nous enfin arrivés, Monsieur ? fit-il d’une voix douce quoique enrhumée. Je suis bien fatigué…

Il regarda les deux hommes et entreprit de descendre. Non sans difficultés à cause du costume de paysanne qu’il portait. Son aspect était si étrange que Guillaume ouvrit la bouche pour poser une question mais il n’en eut pas le temps : Élisabeth qui sortait de la cuisine arrivait en courant. Elle s’arrêta et, à sa vue, l’enfant rougit. D’un mouvement brusque, il arracha la jupe et le fichu qui le déguisaient, les jeta au sol avec colère, découvrant des vêtements noirs. Cependant, Élisabeth s’approchait lentement. Sa frimousse ronde auréolée de boucles rousses exprimait une surprise ravie comme si ce nouveau venu était un ami attendu de longue date…

— Je… je m’appelle Louis-Charles, dit celui-ci. Et je ne suis pas une fille…

— Ce n’était pas la peine de le dire. Vous n’avez pas du tout l’air d’une fille… même avec ça ! Seulement vous allez avoir froid. Venez avec moi à la cuisine pour vous réchauffer…

Elle lui tendit sa menotte qu’il prit sans hésiter :

— Je veux bien. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud. Comment vous appelez-vous ?

— Élisabeth !… Est-ce que vous êtes malade ? Ces taches…

— Oh, ce n’est rien, dit Louis en frottant vivement sa joue à sa manche. De la peinture je crois…

Sans un regard pour les deux hommes qui les observaient, muets de surprise, et qui n’ébauchèrent pas le moindre geste pour les retenir, les deux enfants se dirigèrent vers l’autre bout de la maison, en causant avec la gravité aimable de deux grandes personnes bien nées. Seulement, avant de tourner le coin, Louis se retourna pour adresser à son hôte un salut plein de courtoisie :

— Veuillez me pardonner ! Je vous donne le bonjour, Monsieur Tremaine, et je suis très heureux de vous connaître…

Puis il reprit à la fois la main de sa petite compagne et son chemin.

Guillaume sortit enfin de l’espèce de paralysie où l’avait plongé la petite scène qui venait de se jouer sous ses yeux :

— Par tous les saints du Paradis qui est ce gamin ? Et que faites-vous avec lui ?

— Qui il est ? Vous venez de l’entendre. Il s’appelle Louis-Charles. Ou tout au moins il s’appelait ainsi car il n’a plus de nom avouable. Quant à ce que nous faisons ici, lui et moi, eh bien, disons que nous vous demandons asile pour quelque temps…

— Asile ? Vous êtes poursuivis ?

— Lui, non. Moi… pas encore mais c’est sans importance. Ce qui compte c’est lui, sa sécurité, sa sauvegarde. Comprendrez-vous enfin si j’ajoute qu’il devrait être ici chez lui plus que vous-même et que l’appeler Monseigneur serait la moindre des choses ? En d’autres temps bien sûr !

— Qu’est-ce que vous dites ?

Un éclair traversa soudain l’esprit de Guillaume qui se sentit pâlir :

— Cet enfant… ce n’est pas ?…

— Si ! Le Roi !… Louis, dix-septième du nom, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, naguère encore Dauphin et duc de Normandie. Celui que ses misérables gardiens appelaient Louis Capet à la prison du Temple d’où nous l’avons arraché il y a deux semaines…

Ces mots chargés d’inquiétante grandeur, le bailli les murmura, pourtant ils parurent à celui qui les écoutait peser non seulement le poids des siècles mais aussi celui de l'échafaud. Cependant il n’en éprouva qu’un effroi passager. Presque aussitôt, il revit deux petites silhouettes qui s’en allaient en se tenant par la main avec cette facilité qu’ont les enfants d’aller l’un vers l’autre sans encombrer de questions leur élan spontané : Que ce garçon pût être dangereux était sans importance dès l’instant où Élisabeth l’accueillait en ami. Lui, Guillaume, faisait confiance à son instinct.

Comme il gardait le silence, le bailli s’en inquiéta. Arrivé au port, devrait-il rebrousser chemin ?

— Vous ne dites rien ? Que dois-je penser ? Que vous cherchez comment refuser votre porte ?

— Il me semble qu’il l’a déjà franchie ? dit Tremaine avec un haussement d’épaules et un demi-sourire. Nous devrions d’ailleurs l’imiter. Le vent n’est pas bavard par ici mais il existe des endroits plus sûrs pour évoquer les affaires graves. Et il me semble que vous avez beaucoup à raconter. Il y a du feu dans la bibliothèque, je vais demander qu’on apporte de quoi vous restaurer…

— Ce n’est pas de refus ! Nous avons roulé toute la nuit pour cette dernière étape et elle a été longue.

Prosper Daguet s’apprêtait à conduire calèche et cheval à l’écurie. En connaisseur, il flattait de ses grandes mains la crinière broussailleuse de l’animal :

— Il a besoin d’un pansage mais c’est une bonne bête que vous avez là, Monsieur le Bailli ! Peut-on espérer vous garder quelque temps ?

Le regard du bailli se tourna vers Guillaume qui comprit l’interrogation et répondit :

— Certainement, Daguet ! M. de Saint-Sauveur a besoin de calme et de repos après des jours pénibles…

— C’est surtout mon pauvre Louis qui en a besoin ! Un mien neveu, Daguet, qui vient de perdre une grande partie de sa famille. Je suis presque tout ce qui lui reste à une seule exception qui se trouve en Angleterre où j’espère le conduire lorsqu’il sera un peu remis…

— Pauvre enfant ! Mais il sera bien chez nous, Monsieur le Bailli et vous avez eu raison de l’amener…

Il prit le cheval par la bride et l’entraîna tandis que les deux hommes gravissaient enfin le perron et pénétraient dans le vestibule.

— Vous auriez pu lui dire la vérité, remarqua Tremaine. Comme à tous ceux d’ici. J’en réponds ! L’étendue de son malheur ne les attacherait que davantage ! N’oubliez pas qu’ils sont Normands, comme vous et moi, et qu’avant d’être leur roi, cet enfant est leur duc !

— Je n’en doute pas un instant. Cependant je veux éviter que se crée autour de lui une atmosphère de trop grande révérence. Je désire qu’il soit seulement un garçon parmi les autres. Au moins tant que nous serons ici. D’abord pour votre protection, on ne sait jamais quel courant d’air peut s’échapper, atteindre des oreilles malveillantes et causer votre perte à tous ! Alors, si vous le voulez bien, il sera seulement mon neveu, Louis de la Haye-Richemont. Je souhaitais qu’il change son prénom mais il semble y tenir et, après tout, pourquoi pas ?

Potentin, à son tour, venait saluer l’arrivant sans songer un instant à dissimuler sa joie :

— Il y a si longtemps, Monsieur le Bailli ! Nous en venions à croire que vous nous aviez oubliés. Dieu sait pourtant que cette maison aime à vous recevoir !…

— Et que j’aime à y venir, Potentin, et que j’aime à y venir !…

— Monsieur votre neveu est en train de se restaurer à la cuisine. Il n’a pas voulu attendre que l’on mette pour vous un couvert en règle. Lui et notre petite Élisabeth se bourrent de pain, de miel et de lait…

— À cet âge-là, on meurt de faim toutes les deux heures. Au mien aussi, Potentin ! Vous n’auriez pas un petit quelque chose ?

— Mme Bellec est en train de tout préparer. On va vous servir dans la bibliothèque…

Il vira sur ses talons avec une légèreté inattendue qui traduisait bien son contentement intime. Pourtant, au moment de filer vers l’office, il s’arrêta :

— Puis-je demander, fit-il presque timidement, si vous avez de bonnes nouvelles de Mme Agnès ? Nous savons tous ici qu’elle souhaitait vous seconder dans la noble tâche que vous vous êtes donnée…

Le nom de la jeune femme tomba comme une pierre, générant un soudain silence. Plein de remords pour Guillaume qui, envahi d’une gêne soudaine, se sentit rougir : surpris par l’arrivée imprévue du bailli et surtout de l’enfant royal, il avait complètement oublié celle qui, cependant, portait toujours son nom.

— C’est la première question que j’aurais dû poser, avoua-t-il sur un ton d’excuses, mais je ne sais pourquoi…

— Je vous en prie ! coupa Saint-Sauveur dont le visage venait de vieillir de plusieurs années d’un seul coup. Depuis que je suis arrivé, j’ai craint d’entendre ces paroles et d’avoir à y répondre… Il faut pourtant s’y résoudre : Mme Tremaine a voulu accomplir jusqu’au bout le devoir qu’elle s’était assigné. En dépit de moi, je vous le jure ! J’ai tout tenté pour la renvoyer auprès de vous, Guillaume. Et cela je vous supplie de le croire mais je me suis heurté à une volonté inflexible…

— Je la connais aussi bien que vous ! Que lui est-il arrivé ?

— Elle a été arrêtée une heure à peine après notre départ du Temple. Elle cherchait Gabriel qui n’était pas au rendez-vous général. Elle était persuadée qu’il avait mal compris et attendait dans mon ancien logement. Après avoir confié qui vous savez à des mains sûres, j’y suis retourné moi aussi pour la ramener mais j’ai eu tout juste le temps de me cacher dans une encoignure de porte : des sectionnaires l’emmenaient. Ils l’ont conduite à Sainte-Pélagie 7 où elle a été incarcérée. Je ne pouvais rien tenter de plus : la tâche que l’on m’avait confiée m’attendait et je devais partir. J’espère seulement que ceux de nos amis qui se trouvent encore à Paris ont pu s’occuper d’elle… Mon Dieu ! C’est… horrible !

Il vacilla sur ses jambes, visiblement ivre de fatigue. Apitoyé, Guillaume le prit sous le bras pour le conduire à un fauteuil près du feu.

— Je suis certain que vous n’avez rien à vous reprocher ! À présent il faut vous reposer. Sers, Potentin ! Et prépare des chambres…

— C’est déjà fait… Le petit garçon aussi est fatigué : Béline le couchera dès qu’il aura fini son repas…


Il était tard, ce soir-là, et presque tout le monde était couché à l’exception de Potentin qui aidait Clémence à remettre de l’ordre dans sa cuisine, lorsque Guillaume ouvrit son journal dans l’intention d’y noter, selon son habitude, les menus faits de la journée. Pourtant, s’il tailla une plume et la trempa dans l’encre, il ne se décida pas à la mettre en contact avec le papier. Après être resté un moment un coude sur la table et la main en l’air, il reposa la mince penne blanche, se laissa aller sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux. Comment rendre ce qu’il avait entendu de la bouche du bailli, ce récit singulièrement évocateur mais dangereux au cas où sa maison viendrait à être envahie, fouillée par les gens de Buhot ou de Lecarpentier qui, depuis Cherbourg, mettait le Cotentin en coupe réglée ? Même mentionner l’arrivée du bailli et de son « neveu » risquait de conduire à des conclusions périlleuses. Mieux valait sans doute remettre à plus tard : les conjurés s’étaient donné beaucoup de mal pour brouiller les pistes, allant même jusqu’à faire partir, en même temps que le petit roi, un autre enfant en direction de la Vendée et du camp de M. de Charette. Il fallait que le secret fût gardé peut-être pendant des années encore, les ennemis les plus redoutables de l’enfant n’étant pas les plus évidents ainsi que le prouvait l’étrange histoire de l’évasion, œuvre d’une poignée de fidèles mais orchestrée en sous-main par certains des puissants du jour et singulièrement le plus inattendu : Hébert, le sulfureux rédacteur du Père Duchesne, le torchon révolutionnaire qui ne cessait d’insulter en réclamant du sang.

Qui aurait pu imaginer que ce petit homme de trente-six ans propre, toujours soigneusement habillé, bon époux et bon père – noble d’ailleurs par sa mère ! – aimant la bonne chère et les petits salons, pût jouer un double jeu, affichant tant de haine mais cherchant, surtout depuis la mort de la Reine, à préserver ses acquis ? Intelligent, au surplus, Hébert savait bien que la Terreur ne durerait pas toujours et qu’il serait peut-être bon de se réserver une position de repli. Enlever l’enfant du Temple, le mettre à l’abri, s’avérerait peut-être la meilleure garantie pour ses vieux jours…

En 1791, il avait épousé une ancienne religieuse du couvent de la Conception-Saint-Honoré : Marie-Françoise Goupil, Normande d’Alençon comme lui-même et sans doute fille naturelle d’un des plus valeureux généraux de la Révolution. Alexis Le Veneur, vicomte de Carrouges, paya pour elle jusqu’à son mariage la pension du couvent. Il était un parent du bailli de Saint-Sauveur.

Marie-Françoise Hébert était bonne républicaine mais demeurait secrètement attachée à la religion. Ainsi, s’efforçant de gagner des femmes aux idées nouvelles, l’ancienne religieuse de chœur prenait toujours ses citations dans les Évangiles. Cela lui valut d’intéresser l’un des plus fameux conspirateurs du temps : le baron de Batz, descendant de d’Artagnan, financier retors, âme trouble mais déterminée et vouée au sauvetage de la famille royale. C’est Batz, homme-Protée, toujours entre deux déguisements, qui tenta d’enlever Louis XVI sur le chemin de la guillotine, de soustraire sa famille tout entière au Temple, de fomenter avec le chevalier de Rougeville le fameux Complot des Œillets pour arracher la Reine à la Conciergerie.

Hébert savait bien qui était ce gentilhomme prêt à tout pour la royauté et qui s’efforçait, à coups d’agiotages, de pourrir les chefs révolutionnaires. Marie-Françoise, elle, ne connaissait Batz que sous l’apparence d’un certain abbé d’Alençon, homme doux et sans malice, dans le sein duquel il lui arrivait d’épancher ses scrupules et ses états d’âme. C’est cet homme de bien qui servit de lien entre le journaliste et ceux qui s’étaient juré d’arracher de sa prison le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

L’âme de ceux-ci était une Anglaise fort riche. On l’appelait Mme Atkins. Née Charlotte Walpole, c’était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane qui, de l’avoir approchée plusieurs fois, avait conçu pour la reine Marie-Antoinette un attachement quasi fanatique. Au point de s’être introduite un jour dans le cachot occupé par son idole à la Conciergerie pour lui proposer d’échanger leurs vêtements et de prendre sa place jusque sur l’échafaud. La Reine, bien sûr, avait refusé mais conjuré cette amie si dévouée de sauver au moins la vie de son fils et, surtout, « de ne le remettre jamais à ses oncles qui souhaitaient le voir mort ».

L’extrême liberté dont jouirent à Paris les Anglais et les Américains jusqu’à l’automne 1793 permit à Charlotte Atkins de préparer des plans. Bien qu’elle fût obligée de retourner parfois en Angleterre, elle était liée avec ceux de l’Ouest attachés au même combat : le marquis de Frotté et, surtout, un avocat breton, Yves Cormier, très riche lui aussi par son mariage et qui habitait l’enclos du Temple. Ce furent lui et l’Anglaise qui fournirent l’argent destiné à Hébert et aux préparatifs de l’enlèvement. Très soigneusement monté d’ailleurs !

Depuis juillet 1793, l’enfant-roi, arraché à sa mère, s’était vu confié au cordonnier Simon et à sa femme dans le but d’en faire un « vrai républicain ». Étrange changement d’existence pour un petit garçon de huit ans, élevé à Versailles entre une mère idolâtre et une cour de femmes empressées à lui plaire ! En dépit des soins de la femme Simon, tout de suite séduite et qui s’attacha à lui, le contact d’un homme tel que son nouveau « gouverneur » ne pouvait que le terrifier. On lui apprit des jurons, des injures, des mots dont il ne comprenait pas la signification. On lui fit boire du vin, parfois jusqu’à lui brouiller les idées. Fût-il resté plus longtemps qu’on en eût fait un voyou accompli ! Heureusement, le cordonnier n’eut pas le temps de poursuivre cette éducation dont il était si fier !

Au début de l’année, à la surprise générale, il décida d’abandonner une fonction éminemment lucrative pour reprendre son ancien poste de commissaire de section qui ne lui rapportait rien. Et le 19 janvier, les Simon quittaient leur logis de la Tour pour un petit appartement dans l’enclos du Temple :

— Le déménagement de Marie-Jeanne Simon fut une sorte d’événement, raconta le bailli. En dépit de son asthme et d’un embonpoint excessif elle passa sa journée à monter et descendre pour veiller à l’entassement de ses hardes dans la charrette qui attendait dans la cour enneigée. Elle semblait heureuse de s’en aller en dépit du fait qu’elle laissait là l’enfant qu’elle disait aimer. Sans doute pour le consoler, on avait envoyé la veille un grand cheval de bois et de carton. À l’intérieur, il y avait un garçon endormi qui par la taille, les cheveux et quelques traits ressemblait un peu au prince. C’est celui-ci que l'on montra, toujours endormi, aux commissaires de service, quatre nouveaux comme par hasard, et dont ils donnèrent décharge. Il était alors neuf heures du soir. Il faisait très froid et un épais brouillard régnait quand la charrette des Simon franchit les corps de garde et s’éloigna vers le nouvel appartement où nous attendions… Ils emportaient avec eux un lourd secret et aussi le fameux cheval de bois sous prétexte que le jeune « Capet » en avait peur. Avant l’aube, nous quittions Paris, lui et moi, dans une charrette transportant des tonneaux. Nous allions jusqu’à une maison amie dont vous comprendrez que je préfère taire le nom. D’autres relais avaient été disposés…

— Mais l’enfant que vous laissiez derrière vous ? Il a bien dû parler, se plaindre, protester, que sais-je ?

— C’est possible. Certain même ! Le subterfuge n’a peut-être pas résisté bien longtemps. Je ne pense pas cependant que ce soit la raison de l’arrestation d’Agnès. Depuis quelques semaines, elle habitait chez moi, au Temple, mais trois ou quatre jours avant l’enlèvement, nous avions eu, l’un et l’autre, l’impression d’une sorte de surveillance. C’est pourquoi j’ai voulu l’empêcher d’y retourner cette fameuse nuit mais elle n’a rien voulu écouter : il fallait qu’elle retrouve Gabriel…

— Elle lui était attachée depuis l’enfance ; c’est un sentiment qui peut se comprendre. Mais vous disiez qu’elle partageait votre appartement depuis quelques semaines seulement ? Où s’est-elle donc installée quand elle est partie d’ici ?

— Rue de Lille, chez Mme Atkins à qui je l’ai présentée. Toutes deux s’entendaient fort bien. La ferveur royaliste d’Agnès plaisait à cette noble femme et je ne vous cache pas que l’idée d’amener le Roi ici est née entre deux tasses de thé. Seulement, quand, en septembre dernier, la Convention a pris un décret considérant comme otages les Anglais résidant en France, Charlotte Atkins est passée en Suisse. Votre femme n’a pas voulu la suivre et m’a rejoint… J’espère de tout mon cœur que l’avocat Cormier réussira à la tirer de ce mauvais pas. Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’on pourrait lui reprocher de grave : elle s’est contentée de porter des billets, rendre quelques visites…

— Vous trouvez que ce n’est pas grave ? C’est mortel que vous devriez dire, bailli ! Quels sont les crimes de ceux qui meurent chaque jour sous le couteau de la guillotine ?…


Donc, ce soir-là Guillaume, n’écrivit rien. Par contre, il rêva beaucoup. Pas au périlleux honneur qui incombait à sa demeure mais à Agnès. En dépit de ce qui les séparait, de ces embûches où s’était brisée leur entente peut-être trop fragile et surtout de ce désert d’indifférence dont la distance et le temps semblaient reculer les limites, il ne supportait pas l’idée, la sachant en danger, de rester sans réactions. Si elle venait à mourir sans qu’il eût rien tenté pour la sauver, il ne supporterait plus jamais sa propre image…

Refermant son livre de raison, il le rangea soigneusement, prit une feuille de papier et se mit à rédiger à l’intention de Potentin une longue liste de directives et de recommandations touchant aussi bien la maison et les enfants que ses affaires. Puis il écrivit une lettre pour le bailli afin qu’elle lui soit remise après son départ à la suite de quoi, renonçant à se coucher, il s’installa dans le cher vieux fauteuil aux éléphants d’ébène et entreprit d’y achever sa nuit.

Ce fut Potentin qui l’éveilla avant l’aube en venant voir pourquoi il y avait encore de la lumière dans la bibliothèque :

— Je n’avais pas envie de me coucher, fit Tremaine en manière d’excuse. Il fallait que je prenne certaines dispositions avant de partir.

— Je vous connais trop bien pour vous demander où vous allez. En fait, je m’attendais à cette décision. Ou plutôt : j’en avais peur…

— Seulement tu me comprends. Elle est toujours ma femme, Potentin, et si elle est en danger, je me dois de l’aider.

— Sans doute mais, au moins, n’y allez pas seul ! Vous devriez demander au Dr Annebrun de vous accompagner…

— Pour quelle raison, mon Dieu ?

Les yeux bleus du majordome plongèrent avec assurance dans ceux de Tremaine :

— Vous la connaissez aussi bien que moi la raison. Il se tourmente beaucoup pour Mme Agnès depuis son départ. En outre il vous faut des laissez-passer qu’on ne vous donnera pas, à Valognes. Lui est médecin : on ne les lui refusera pas dès l’instant où vous ne serez pas en vue.

— C’est toi qui as raison, comme toujours ! fit Guillaume avec un sourire. En attendant, monte chez Mlle Anne-Marie et demande-lui si elle veut bien me recevoir tout de suite. Je sais qu’elle ne dort guère. Ensuite, tu viendras m’y rejoindre avec Mme Bellec : je dois vous parler à tous les trois. Puis tu me prépareras un bagage : les vêtements les plus ordinaires et les plus usés que tu pourras trouver. En parlant d’Annebrun, tu m’as donné une idée…

Mlle Lehoussois ne dormait pas en effet. Assise plutôt que couchée dans son grand lit, son dos et sa tête, enveloppés d’un fichu blanc, étayés par plusieurs oreillers, elle regardait le jour se lever en égrenant son chapelet.

Depuis son installation aux Treize Vents, elle n’avait pas quitté sa chambre. Non que sa santé eût été atteinte par le traitement barbare qu’elle avait subi mais elle refusait de se montrer tant que ses cheveux n’auraient pas atteint une longueur suffisante pour soutenir avec dignité la haute coiffe normande qu’elle avait toujours portée avec fierté. Cette coquetterie tardive amusait Guillaume à qui elle avait refusé de s’affubler d’une perruque. Il prétendait qu’elle passait son temps à observer la repousse et la mesurait chaque matin avec le plus grand soin. En fait, elle tricotait, priait et lisait beaucoup. Seuls Clémence, Potentin et Tremaine avaient accès auprès d’elle. Pour les autres, même et surtout les enfants dont elle craignait les questions, elle passait pour malade. Ce qui ne l’empêchait pas de se tenir au courant du moindre événement de la maison et des alentours.

Lorsque Guillaume entra chez elle, il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche :

— Tu viens me dire au revoir. C’est bien !…

— Vous approuvez ?

— Naturellement. Cela ne te ressemblerait pas de rester dans tes pantoufles. Cependant, je voudrais te poser une question : est-ce que tu l’aimes toujours ?

Elle avait chaussé ses lunettes, par habitude plus que par besoin car elle l’observait par-dessus.

— Non, dit Guillaume. Il y a même des moments où je me demande si je l’ai vraiment aimée. Je veux dire en absolu. Je crois qu’il y a toujours eu en moi une vague méfiance. Allez savoir pourquoi !

— Parce que tu es comme tous les hommes : quand le corps s’est calmé, le cœur finit toujours par oublier.

— C’est faux ! Je n’ai jamais oublié Marie-Douce et ne l’oublierai jamais…

— Peut-être ! En ce cas c’est encore mieux que tu ailles jouer ta vie pour Agnès… Au fait ! Pourquoi cette réunion chez moi et de si bonne heure ? ajouta-t-elle en voyant entrer Clémence et Potentin.

— Parce que je n’ai pas le droit de partir en vous laissant dans l’ignorance. Une fois de plus, je vous confie ce que j’ai de plus cher et vous devez savoir…

— Qui est le soi-disant neveu du bailli ? Je crois que je l’ai su dès le moment où il a mis pied à terre devant le perron et arraché ses jupes, fit la vieille sage-femme avec un petit rire sec. Là non plus tu ne pouvais pas faire autrement que l’accueillir mais…

Guillaume ne demanda même pas comment Mlle Anne-Marie avait pu deviner. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait preuve d’une curieuse clairvoyance proche de la divination et, de toute façon, elle avait toujours incarné pour lui la suprême sagesse.

— Mais ? répéta-t-il comme elle gardait le silence.

— … mais je crains qu’il ne porte pas bonheur à cette maison. Il est beau et charmant cet enfant vêtu de noir et ce serait offenser Dieu que le repousser mais j’ai peur que son deuil ne soit aussi contagieux que la rougeole ! Plus tôt il reprendra son chemin et mieux cela vaudra…

— Pour qui ?

— Pour tout le monde mais surtout pour Élisabeth. Je les ai vus hier soir monter l’escalier en tenant chacun une bougie à la main. Il y avait des étoiles dans les yeux de la petite… Il ne faudrait pas qu’elle s’attache à lui !… Maintenant viens m’embrasser et va-t’en vite ! Je dirai à Potentin et à Mme Bellec ce que tu voulais leur apprendre…

— Si vous voulez bien oublier votre « maladie », dites au revoir pour moi aux petits ! Il vaut mieux que je parte avant leur réveil. Ce sera moins difficile… Dites-leur seulement que je suis allé à Cherbourg pour quelques jours.

Avec une profonde tendresse, il enveloppa sa vieille amie de ses grands bras, ému de sentir une joue humide sous ses lèvres. Elle murmura :

— Dieu te garde, mon petit ! Et surtout te ramène…

Guillaume quitta les Treize Vents sans avoir revu le bailli. La lettre que Potentin lui remettrait tout à l’heure suffirait à sauver les usages. Quant à Pierre Annebrun, il n’était pas du tout certain, en se rendant au Hameau Saint-Vaast, d’en obtenir ce qu’il voulait. Difficile à un médecin de s’absenter !

Pourtant, à peine eut-il annoncé qu’Agnès était prisonnière que Pierre, sans autre commentaire, convoqua Sidonie et Gatien. À l'une il ordonna de lui préparer un bagage léger, à l’autre de porter à son confrère de Quettehou, le Dr Régnier, la lettre qu’il allait écrire puis il ajouta :

— Tu en sais assez, à présent, pour faire des pansements ou distribuer des tisanes ou du calomel. Pour le reste, je prie le Dr Régnier de bien vouloir s’occuper de mes malades et je compte sur toi pour lui faciliter la tâche…

Guillaume le regardait, songeur.

— Eh bien ! soupira-t-il, je ne pensais pas vraiment que tu accepterais de m’accompagner dans ce coupe-gorge. Surtout sans hésiter un instant. Tu… tu l’aimes encore à ce point ?

— Plus encore peut-être ! Pourtant, je te jure qu’au moment de son départ, tout était rompu depuis longtemps…

— Pourquoi ?

Le médecin leva sur le mari d’Agnès un regard empreint d’une douleur si profonde que celui-ci se sentit ému de pitié.

— Permets-moi de garder ce secret-là pour moi, Guillaume ! Ce n’est pas, crois-le bien, un mystère joyeux mais… c’est tout ce qui me reste d’elle…

— Pardon ! fit Guillaume.


Quelques jours plus tard, le Dr Annebrun débarquait à Paris par la diligence de Cherbourg accompagné du « sieur Nicolet, Jacques, natif de Pierre-Église » atteint d’une maladie des yeux qu’il emmenait consulter à l’hospice des Quinze-Vingts, à Paris, où, à ce que l’on assurait, les élèves du grand Daviel opéraient des cures miraculeuses.

Le malade en question était un homme maigre aux longs cheveux grisonnants, enveloppé d’une épaisse houppelande usagée, qui marchait voûté en s’appuyant sur une canne et qui ne supportait pas la lumière. On lui avait donc appliqué un bandeau noir sur les yeux et quelqu’un se chargeait de le guider. Personne n’aurait reconnu Tremaine sous ce déguisement qui doubla pour lui le supplice de la voiture publique ; encore allongé par le fait que le point de départ, cette fois, était Cherbourg. Ainsi qu’Annebrun le pensait, il avait été plus facile de s’adresser aux autorités de la ville qu’à celles de Valognes pour obtenir des passeports. Le seul point inquiétant avait été ce même relais de Valognes mais, la voiture étant pleine, personne n’y avait pris place et le voyage, en dépit de contrôles fréquents, s’était déroulé sans encombre jusqu’au terminus parisien.

Sur le conseil d’un de leurs compagnons de route, ils prirent logis dans une maison meublée sise place de l’Indivisibilité 8 et tenue par la veuve d’un marchand de faïence native de Bayeux. Ils y trouvèrent des chambres propres et une hôtesse tellement ravie de recevoir un médecin qu’elle ne prêta guère attention à Tremaine qui, avant de se présenter chez elle, d’ailleurs, avait troqué son bandeau noir pour une paire de grosses lunettes. Une heure après leur arrivée, Annebrun n’ignorait plus rien des multiples maux de Mme Lefèvre et savait déjà qu’il aurait à rédiger un certain nombre d’ordonnances mais la paix de leur séjour étant à ce prix, il s’exécuta de la meilleure grâce du monde.

Le seul élément permettant aux deux amis d’avoir des nouvelles d’Agnès étant l’avocat Yves Cormier dont Guillaume savait qu’il habitait rue du Rempart, à l’enclos du Temple, ils s’y rendirent au début de l’après-midi du lendemain. La matinée, Annebrun l’avait employée à se rendre – seul bien entendu ! – aux Quinze-Vingts pour y exposer à l’un des médecins le cas dramatique et tout à fait imaginaire de son patient. À seule fin d’obtenir conseils et directives dûment écrits afin de rapporter un semblant de preuve au cas où, au retour, il aurait affaire à des gens particulièrement curieux. C’était en effet un homme qui ne laissait pas grand-chose au hasard…

L’avocat breton habitait un ancien hôtel sur cour comme il en existait encore trois ou quatre dans cette rue tranquille proche du boulevard où tout donnait l’impression d’être comme autrefois. Seuls manquaient peut-être les cloches du couvent voisin, le froissement soyeux des robes féminines se rendant aux offices et le roulement des carrosses sur les pavés bossus. Cependant l’impression de tristesse était quasi palpable et ne venait pas seulement de la boue noire et glacée dont on avait peine à croire qu’elle avait été blancheur immaculée ou des cimes dépouillées des arbres mais peut-être aussi de la silhouette sinistre du gros donjon carré dont les poivrières grises apparaissaient au-dessus des toits. L’idée qu’après tant de drames il employait sa force à retenir prisonniers un enfant inconnu et une princesse de dix-sept ans avait de quoi serrer le cœur. Revoyant en pensée le petit garçon blond venu frapper à sa porte, Tremaine éprouva une soudaine fierté de lui donner asile. Tant de misère après tant de grandeur forçait le respect et la pitié…

« L’officieux » qui ouvrit – on ne disait plus domestique, serviteur et encore moins laquais ! – ne ressemblait guère au personnage que l’on aurait pu trouver naguère derrière une porte élégante : son visage rude et méfiant sous des cheveux ramassés sur la nuque sentait le chouan et les chemins creux à quinze pas. L’accueil fut conforme à la figure :

— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas…

— C’est normal, fit Guillaume, vous ne nous avez jamais vus. Cependant nous désirons voir Me Cormier au plus vite. Dites-lui que je m’appelle Guillaume Tremaine et que je viens de Normandie !

Il n’eut pas à donner d’autres explications : sortant d’une pièce du rez-de-chaussée, un homme d’une quarantaine d’années, sobrement mais assez élégamment vêtu, apparut dans le vestibule et jeta un rapide coup d’œil sur les visiteurs :

— Laisse, Tudal ! Je sais qui est Monsieur !

Il introduisit les arrivants dans un cabinet de travail, sombre en dépit de deux hautes fenêtres habillées de lampas jaune, où un bouquet de chandelles éclairait un grand bureau-cartonnier couvert de papiers et de dossiers. Puis désigna deux chaises :

— Prenez place, s’il vous plaît !

— Je ne pensais pas que mon simple nom me ferait recevoir si vite ! dit Tremaine.

— Il représente pour moi une bonne nouvelle : si vous connaissez le mien c’est que vous avez rencontré M. de Saint-Sauveur…

— En effet. Il est arrivé à bon port avec ce qu’il était chargé de me remettre, ajouta-t-il avec un bref regard à son compagnon indiquant que celui-ci n’était pas au courant de l’enlèvement. J’espère que, de votre côté, vous avez aussi une bonne nouvelle ?

— Vous entendez : au sujet de Mme Tremaine ?

— Oui. Le Dr Annebrun, grâce à qui j’ai pu arriver jusqu’ici sans encombre, est l’un de nos meilleurs amis et, comme moi, il est très inquiet. Avez-vous pu la faire libérer ?

— Non hélas ! Son cas est plus grave que nous le pensions parce que dépassant de très loin les menus services que nous lui demandions et le fait qu’elle logeait chez le bailli : elle a été dénoncée pour complot contre Robespierre ! Lorsqu’elle a été arrêtée, c’était bien elle que l’on cherchait. Personne d’autre !

— C’est insensé ! Dénoncée par qui ?

— Je n’arrive pas à le savoir en dépit de quelques relations avec des gens qui gravitent autour du Comité de Salut Public. Que l’accusation n’ait aucun sens, j’en demeure d’accord mais, depuis qu’une jeune femme venue de Normandie a poignardé Marat, il est très facile de jeter la suspicion sur une autre Normande. Toute la province est en train de devenir suspecte…

Guillaume vit qu’Annebrun pâlissait et lui-même sentit croître la nervosité qu’il éprouvait depuis son entrée dans ce Paris infernal :

— Quelle stupidité ! Il suffit de regarder Agnès pour se rendre compte qu’elle est parfaitement innocente !

— Vous n’avez pas vu Mlle de Corday : elle était belle, jeune, digne et pure autant que peut l’être Mme Tremaine. Seulement, elle avait frappé et le dénonciateur anonyme savait ce qu’il faisait…

— Mais enfin on ne peut pas la condamner sur un simple ragot ?

Yves Cormier haussa les épaules avec un sourire amer :

— Je ne désespère pas de voir condamner un jour le chien qui oserait aboyer aux basques d’un conventionnel ! Si vous êtes dénoncé vous êtes coupable ! C’est aussi simple que ça ! Tout ce que je peux vous dire, pour l’instant, c’est qu’elle est toujours vivante.

— Où est-elle ?

— À la Conciergerie. C’est dire qu’elle sera jugée dans un proche avenir. Voilà des semaines que je cherche comment la tirer de là sans y parvenir. Alors chaque jour je me rends à la prison, vers cette heure-ci, pour consulter la liste des condamnés…

Pierre Annebrun explosa soudain :

— Consulter des listes ? Ne pouvez-vous vraiment rien tenter d’autre ?

L’avocat tourna vers lui un visage las dont les cernes évoquaient des nuits sans sommeil :

— Rien ! affirma-t-il en frappant du poing sur sa table. Et cela me ronge, mais dès l’instant où il est question de l’incorruptible le plus timide défenseur jouerait sa tête avec une forte chance de la perdre…

— J’ai ici des relations qui entretiennent d’excellents rapports avec les gens en place, reprit Guillaume. Ainsi, mon ami Lecoulteux du Moley…

— À été arrêté la semaine dernière et, d’après ce que je peux savoir, Hébert lui-même ne tardera à rejoindre une prison. Le bruit court qu’il a tenté de faire évader le Dauphin du Temple, ajouta-t-il avec un petit rire sec.

Il se leva et tira sa montre :

— Le Tribunal révolutionnaire va bientôt lever sa séance du jour, dit-il. Si vous le permettez, je vais me rendre là-bas. Vous pouvez m’attendre ici…

— Il n’en est pas question ! affirma Guillaume. Nous vous suivons.

Cormier regarda tour à tour ces deux hommes animés de la même farouche détermination et comprit qu’il était inutile d’essayer de les dissuader :

— Comme vous voudrez ! soupira-t-il. Après tout, on obtient bien des choses avec de l’argent…

— Je n’en manque pas !

— Nous parviendrons peut-être à obtenir une entrevue mais je vous supplie de me laisser négocier et, surtout, de ne rien brusquer ! Nous pourrions y rester tous les trois !

Ils gagnèrent à pied les quais de la Seine par des rues de plus en plus désertes à mesure que l’on approchait du Grand Châtelet, mais, lorsqu’ils atteignirent le Pont-au-Change, ils virent qu’il était noir de monde en dépit du froid et du ciel bas d’un vilain gris jaunâtre qui annonçait encore de la neige. La rue de la Barillerie prolongeant le pont regorgeait, elle aussi, d’une foule houleuse mais plutôt gaie. On entendait des rires et même des chansons. Au même instant, l’horloge de la Conciergerie sonna quatre coups. Yves Cormier fronça les sourcils.

— Que font là tous ces gens ? murmura Guillaume.

— Ils attendent les condamnés pour les escorter jusqu’à l’échafaud. Les charrettes qui conduisent ces malheureux sont rangées dans la cour de Mai, près du grand escalier du palais sous lequel se trouve l’entrée de la prison. Il va falloir attendre que cette cohue se disperse pour approcher sinon nous serons refoulés.

Guillaume ne répondit pas ; touché par un pénible pressentiment il regardait ce flot humain d’où surgissait parfois l’éclat sourd et sinistre d’un fer de pique. Les tours médiévales de la Conciergerie qui crevaient les écharpes de brouillard montant du fleuve lui paraissaient plus funestes encore. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre les vivants et le royaume des morts.

Debout avec ses compagnons à l’angle du pont à présent entièrement dégagé des maisons qui le bordaient naguère 9 il luttait contre l’envie de se jeter dans cette masse mouvante et haineuse, de s’y frayer un chemin à coups de poing et de frapper, et de frapper jusqu’à ce qu’il atteigne enfin sa femme et puisse la ramener à la lumière du jour… De son côté, Pierre Annebrun couvait des pensées analogues :

— J’ai bien envie d’y aller quand même ! gronda-t-il entre ses dents mais Cormier l’entendit et posa une main péremptoire sur son bras aux muscles crispés :

— Ce serait folie ! Si fort que vous soyez, vous seriez accablé par le nombre. Et pour quel résultat d’ailleurs ? Il suffit d’un peu de patience : dans un moment nous pourrons aller sans danger jusqu’au palais. Et tenez ! Voilà la première charrette qui sort !

En effet, les grilles venaient de s’ouvrir saluées par une clameur féroce et une carriole s’avançait encadrée de gendarmes à cheval et à pied, portant au-dessus des têtes les formes raidies de six personnes, quatre hommes et deux femmes qui se tenaient debout, attachés aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs coudes ramenés dans le dos. Une autre charrette suivit avec sept condamnés…

Tandis que le lugubre cortège atteignait le pont, Guillaume et Pierre, les yeux agrandis d’horreur, contemplaient ces malheureux que l’on menait à une mort ignoble accompagnés d’insultes, de grasses plaisanteries et de couplets grivois. On leur avait coupé les cheveux ras la nuque, largement découpé les cols de chemise des hommes et le haut des robes des femmes privées de leurs fichus et pourtant, ainsi avilis, exposés, livrés sans défense et sans même l’assistance d’un prêtre à la joie barbare de gens qui ne les connaissaient même pas, ils montraient tous – et c’est l’un des faits les plus étonnants de cette effroyable période car les exceptions furent rarissimes même chez les adolescents ! – une dignité et un courage qui auraient dû forcer le respect. Certains même souriaient avec une nuance de défi. D’autres priaient à haute voix, cherchant à étouffer les railleries sous les paroles sacrées… Tous luttaient pour ne pas trembler sous le froid qui les bleuissait…

Et soudain, comme la première voiture tournait pour s’engager sur le quai de la Mégisserie, Annebrun, le plus grand des trois hommes, eut un cri qui était presque un rugissement :

— Agnès !… Non !…

Hormis ses compagnons, personne ne l’entendit : une bande de sans-culottes à carmagnoles crasseuses venaient d’entamer un « Ça ira ! » tonitruant mais Guillaume lui aussi avait vu. Un même élan jeta les deux hommes en avant et ils faillirent rouler sous les sabots d’un cheval. Les gendarmes à pied les repoussèrent brutalement en leur distribuant des coups de pommeau de sabre :

— Place ! Place donc, imbéciles ! Vous voulez qu’on vous emmène avec eux ?

Blême jusqu’aux lèvres Yves Cormier aida les deux hommes à se relever tout en les attirant contre la muraille d’une maison. Ils étaient tellement bouleversés qu’ils eurent peine à retrouver leur souffle :

— Pour l’amour du Ciel, laissez-moi vous emmener ! On ne peut plus rien maintenant…

— Si ! affirma Guillaume. On peut la suivre… aller jusqu’au bout ! Qui sait si une occasion ne se présentera pas ?…

La seconde charrette était passée et la foule se refermait sur elle. Guillaume et Annebrun prirent la suite, cherchant fébrilement ce qu’ils pourraient faire, l’incident que l’on pourrait créer. C’était chercher l’impossible. Une véritable marée qui semblait dégringoler des toits enneigés, des fenêtres larges ouvertes, se ruait autour de ces misérables attelages. Tous deux savaient au fond d’eux-mêmes qu’ils étaient impuissants, désarmés et que la moindre tentative les conduirait à la mort. Guillaume brûlait de fureur mais c’était Annebrun qui pleurait. Tous deux savaient aussi qu’ils garderaient toujours au fond des yeux l’image triomphante – le mot n’était pas trop fort ! – d’Agnès marchant à la mort. En dépit de ses cheveux massacrés, de sa robe grise cisaillée découvrant ses épaules blanches, ses yeux étincelaient d’un feu orgueilleux. Elle ressemblait à une reine et rien en elle n’évoquait la plus petite crainte. Elle allait mourir pour ce Roi qu’elle avait choisi de servir et elle en était fière.

Par la rue de la Monnaie, la rue du Roule et enfin la rue « Honoré » qui menait droit à la place de la Révolution, le cortège poursuivit son chemin et les deux hommes, le mari et l’amant, suivirent, captifs d’une émotion violente qui les enchaînait à ce char de misère dont Agnès faisait un tremplin vers une gloire qu’elle seule pouvait apercevoir…

La rue, encaissée entre des maisons, s’ouvrit soudain comme un rideau de théâtre, découvrant une place immense où déjà brûlaient des torches car la nuit d’hiver tombait vite. Sur le ciel rougissant où se découpaient les arbres des Champs-Élysées, les deux bras noirs de la guillotine s’érigèrent soudain avec, entre eux, le triangle d’acier qui, par treize fois, allait tomber…

Autour de l’échafaud, les mouvements de foule étaient contenus par des cordons de gardes, dont beaucoup allumaient de nouvelles torches éclairant le plus hideux peut-être du terrifiant spectacle : au pied de l’échafaud, une bande de femmes en bonnets à cocardes et gros collets de laine se tenaient assises sur des bancs, occupées à tricoter tout en bavardant, riant et plaisantant. Ces furies que l’on appelait les tricoteuses n’étaient qu’un ramassis de mégères dont le plaisir suprême consistait à voir couler des flots de sang. Elles saluèrent de grandes acclamations l’arrivée des tombereaux et se mirent à détailler les victimes avec une joie horrible…

Les attelages étaient arrêtés à présent. L’un après l’autre, les condamnés étaient descendus puis hissés sur la plate-forme où les aides de Sanson, le maître-bourreau, s’en emparaient pour les jeter sur la bascule. Par trois fois, le couperet retomba. C’était à présent le tour d’Agnès Tremaine.

Les deux hommes qui tentaient l’impossible pour la rejoindre la virent alors se tourner vers l’homme contre qui elle s’appuyait depuis un moment et lui tendre ses lèvres qu’il baisa passionnément. Guillaume et Pierre le reconnurent en même temps : c’était Gabriel, cause première de sa mort puisqu’elle avait voulu retourner le chercher au soir de l’enlèvement du petit roi. Annebrun, alors, ferma les yeux et Guillaume l’entendit gémir…

— C’est pour lui qu’elle m’a quitté !… Elle l’aimait, lui, alors que je ne lui étais rien…

Bouleversé, Guillaume le prit dans ses bras pour étouffer ses sanglots :

— Tais-toi, je t’en prie ! Tais-toi, mon pauvre ami !

Sans pour autant quitter du regard la progression de sa femme vers l’abominable machine. Il la vit monter le raide escalier mais quand elle apparut sur la haute estrade une voix de femme, une voix démoniaque se fit entendre :

— Je t’avais bien dit que je te ferais pleurer des larmes de sang, Agnès Tremaine !

Galvanisé, Guillaume rejeta le médecin sur l’épaule de Cormier. L’une des tricoteuses s’était dressée, brandissant ses aiguilles comme un poignard. Adèle Hamel dégustait sa vengeance avec une gourmandise féroce.

Debout entre le ciel et la guillotine, Agnès laissa tomber sur la misérable un regard d’écrasant mépris et haussa les épaules. Les aides s’emparèrent d’elle. Un instant après, tout était fini et Gabriel se jetait littéralement sur la planche pour rejoindre la seule femme qu’il eût jamais aimée…

Lorsque, l’exécution terminée, Guillaume voulut s’élancer sur la trace d’Adèle, il lui fut impossible de seulement l’apercevoir. La foule, cette foule qui les avait maintenus immobiles jusqu’au bout de l’abomination, l’avait avalée comme si elle était la gueule même de l’enfer…

— On la retrouvera, fit Annebrun qui, lui aussi, avait entendu. Je te jure qu’on la retrouvera !…

Le surlendemain, les deux hommes quittaient Paris.

De retour aux Treize Vents, Tremaine fit prendre le deuil à toute sa maison et célébrer, dans l’église de La Pernelle, une messe nocturne dite par l’un des prêtres cachés à Durécu. Y assistèrent ceux de Varanville et nombre de braves gens venus de Saint-Vaast…

Mais en plein jour et à la face de tous, il incendia de ses mains la maison de Rideauville dont il avait fait don aux Hamel ainsi que celle de la saline qui avait abrité leur enfance. Cela en attendant qu’il puisse mettre la main sur Adèle…


La nuit de mai déjà toute douceur printanière enveloppait de son vélum d’un bleu profond la mer paisible et les déchirures de la côte contentinoise. Et aussi la petite crique déserte bordée de sable fin que venait lécher la marée du soir. Appuyé aux rochers, sur la droite, un bateau attendait, tourné vers le large, ses voiles encore ferlées…

C’était l’un de ceux que Mme Atkins avait achetés et disséminés au long du littoral pour conduire hors de France le fils de Marie-Antoinette. Sa coque était foncée ainsi que ses voiles et il portait la marque des îles anglaises…

Deux hommes apparurent sur le chemin descendant de la lande vers la grève. L’un d’eux appuyait sur une canne sa marche cependant ferme. Devant eux, un couple d’enfants pareillement vêtus de noir – un garçon de neuf ans, une fillette de sept – avançaient en se tenant par la main. Ils allaient droit vers la barque sans se retourner, ne regardant qu’eux-mêmes.

— Où l’emmenez-vous ? demanda Tremaine désignant du menton celui qui allait partir. En Angleterre, chez cette Mme Atkins ?

— Non. Les agents de la Révolution sont actifs là-bas et plus encore ceux des princes. Il n’y serait pas en sécurité. Nous allons en Hollande d’où nous rejoindrons le prince de Condé qui saura bien mettre Monseigneur à l’abri des entreprises du comte de Provence. Il me reste à vous remercier de votre généreuse hospitalité. Vous l’avez payée bien cher !… Parviendrez-vous un jour à me pardonner la mort d’Agnès ?

— Vous n’en êtes pas vraiment responsable…

— Je ne suis pas de votre avis. Peut-être, si je lui avais dit la vérité, n’aurait-elle pas été saisie par ce besoin d’héroïsme à tout prix, par ce désir de me rejoindre dans le combat que j’entreprenais…

— La vérité ?

Il y eut un silence. Le bailli l’employa à emplir ses poumons du vent chargé d’iode et de sel qu’apportaient les vagues. Il hésitait, visiblement, mais soudain il se décida :

— Voilà des nuits que je balance à vous la dire mais je crois, finalement, que je vous la dois. Je ne suis pas le père d’Agnès…

Guillaume crut avoir mal entendu :

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Vous avez très bien compris. Il est impossible qu’elle soit ma fille… En dépit de ce qu’en pensait sa mère elle-même. Non, épargnez-moi ce regard effaré : je ne suis pas fou. Chez-moi plutôt ! Nous en aurons vite fini car l’histoire est brève.

— Si la marée vous le permet, fit Guillaume sèchement.

— Je le crois. J’étais jeune alors et je vous l’avoue, j’ai aimé passionnément Mme de Nerville, avec une ardeur dont vous n’avez pas idée ! Trop d’ardeur sans doute ! La nuit où, enfin, elle s’est donnée à moi, les forces… m’ont manqué. Ce sont de ces choses qui arrivent parfois ! En dépit de sa beauté et de nos caresses, je n’ai pas réussi à la faire mienne tout à fait !… Ne m’obligez pas à m’expliquer davantage ! ajouta-t-il avec une soudaine irritation. Vous êtes un homme, vous devez comprendre… Le lendemain, Nerville annonçait son retour et moi je repartais… Je ne l’ai plus revue…

— Mais enfin, c’est elle-même et la vieille Pulchérie qui ont renseigné Agnès ! Comment ont-elles pu se tromper ?

— Pour Pulchérie c’était facile : j’avais passé une nuit avec sa maîtresse. Quant à Élisabeth… oh, c’était une femme-enfant, une innocente, bien peu au fait des réalités de l’amour. Elle a pris le… simulacre pour le réel…

— Je vois !… Ainsi j’ai vraiment épousé la fille de Raoul de Nerville ? murmura lentement Guillaume et, comme les paroles s’imprimaient dans son esprit, il s’emporta soudain : Mais pourquoi n’avez-vous rien dit ? Pourquoi nous avez-vous laissé croire cette… fable ?

— Souvenez-vous de mon arrivée ! Vous ne m’avez guère laissé le temps de vous détromper. Et puis… Agnès était si heureuse de cette parenté dont elle était certaine ! J’ai eu peur de la briser. En outre… je me suis attaché à elle, aux enfants… à vous-même ! Seulement, à présent, je ne me sens plus le droit de me taire et d’emporter ce secret. Même si vous devez me haïr…

Soudain, dans l’ombre, on entendit crier une poulie : une voile montait le long du mât. Un marin rejoignit les deux hommes :

— C’est l’heure, messieurs ! Il faut partir…

Immobile, quasi pétrifié, Tremaine laissa Saint-Sauveur descendre vers les deux enfants. Le bailli se pencha pour poser un baiser sur le front d’Élisabeth et prit Louis-Charles par la main. Dans un gémissement, alors, la petite fille se jeta au cou de son ami qu’elle embrassa passionnément avant de remonter en courant vers son père, secouée de sanglots qu’elle ne pouvait plus retenir… Là-bas, l’homme et l’enfant embarquaient…

Élisabeth hoqueta :

— Je ne le verrai plus, n’est-ce pas ? Je… je ne le verrai plus jamais ?…

— Qui peut savoir ? fit Guillaume l’esprit ailleurs.

— Que reviendrait-il faire ici ? Il est le Roi…

Le père tressaillit et, se penchant, enveloppa la petite de son bras et son manteau du même geste :

— Qui t’a dit ça ?

L’enfant raconta comment, peu de jours après l’arrivée de Louis et alors qu’elle et Adam se chamaillaient, le jeune réfugié les avait séparés en disant avec une soudaine gravité : « On ne se dispute pas devant le Roi. Et même il est défendu de se tutoyer… »

Le bateau s’éloignait à présent pour doubler la pointe rocheuse où il s’était abrité. Tremaine prit la main de sa fille et la serra dans la sienne après avoir posé un baiser sur sa frimousse mouillée de larmes :

— Tu dois oublier tout ceci, ma chérie ! C’est un secret trop grave ! Surtout pour une petite fille… Viens ! Il faut rentrer !

Oublier ! Le chagrin d’Élisabeth lui rappelait tellement ce qu’il avait éprouvé quand il avait fallu dire adieu à Marie-Douce ! Il en ressentait encore le déchirement et il n’avait alors que neuf ans : l’âge de Louis. Est-ce que tout devrait recommencer ?… Et lui-même ? Réussirait-il à chasser de son esprit l’idée que ses enfants bien-aimés portaient en eux le sang d’un assassin ? Allait-il vivre à présent la peur au ventre ?

Blottie contre lui tout en marchant vers la voiture dissimulée derrière des ajoncs, Élisabeth renifla puis dit d’une voix désolée :

— Je n’ai plus que vous maintenant, mon papa ! Vous et Adam. Il va falloir qu’on s’aime encore plus fort, n’est-ce pas ?

Cette fois, il l’enleva de terre pour la serrer sur sa poitrine, bouleversé par cette douleur enfantine et qu’il savait cruelle ! Qu’importait, après tout, le vieux Nerville ? C’était son sang à lui qui coulait dans les veines de ses petits et lui, Tremaine, arriverait bien à écarter des Treize Vents l’ombre démoniaque de l’indésirable grand-père…

— Je t’aime très fort, mon petit cœur, affirma-t-il, et je ne cesserai jamais de t’aimer quoi qu’il arrive !

Avant de monter en voiture, il jeta un dernier regard sur la mer et vit qu’elle était vide… Le réfugié était parti.

Le vent se leva comme pour le pousser plus vite loin du Cotentin et de ceux qu’il y laissait…

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