Deuxième partie UN SÉJOUR EN ENFER

1791

VI LES LARMES DE POTENTIN

Le battement de l’horloge découpait le silence.

Sans interrompre un instant le jeu alerte de ses aiguilles à tricoter, Mlle Lehoussois leva les yeux pardessus les lunettes de fer qui chevauchaient son nez imposant et considéra l’homme épuisé assis en face d’elle.

Tassé dans le petit fauteuil de bois, la tête renversée en arrière, Potentin avait l’air de dormir mais autour de la bolée de cidre chaud qui lui apportait un certain bien-être, ses doigts étaient bien serrés. Assoupi, non, à demi mort de fatigue oui après ce long trajet dans les tourbillons de pluie glacée. Peut-être aussi de chagrin. Il y avait du désespoir dans ses yeux quand il avait passé la porte…

Une demi-heure plus tôt, le pauvre homme était tombé – beaucoup plus que descendu ! – d’un cheval fourbu à présent installé dans la petite grange de la vieille demoiselle en compagnie de son âne. Il était si las qu’il pouvait à peine parler. Tout juste respirer et Mlle Lehoussois ne posa aucune question. Peut-être par crainte des réponses.

Sans rien dire, elle l’aida à tirer ses bottes boueuses, lui donna de la soupe, du jambon, du fromage et de la confiture de prunes. Il dévora avec, dans son œil triste, la petite flamme reconnaissante d’un chien affamé. Ensuite, elle l’installa au coin de l’âtre, et s’assit en face de lui avec son tricot.

Dans son for intérieur, elle brûlait d’interroger le voyageur mais, en bonne Normande, elle était douée d’une infinie patience. Elle savait attendre et goûter l’instant de chaleur partagée. Au-dehors, une dure tempête faisait rage aggravée par un froid vif comme on en subissait rarement dans le Cotentin. Si les arbres à fruits venaient à geler ce serait une catastrophe de plus… et puis, avec cette mer démontée qui pouvait dire combien d’hommes et de barques allaient être engloutis ou jetés à la côte ?

Ainsi, en attachant sa pensée à l’extérieur, la vieille demoiselle s’efforçait de faire patienter son angoisse mais, quand elle vit deux grosses larmes rouler et se perdre dans la moustache noire de Potentin si arrogante naguère mais qui retombait à présent de chaque côté de la bouche d’un air découragé. Potentin ne ressemblait plus du tout aux grands empereurs moghols mais à un vieil homme bien las et bien malheureux.

Ces deux gouttes amères, échappées au contrôle d’un être toujours soucieux de son apparence, bouleversèrent l’ancienne sage-femme. Mettant son ouvrage de côté, elle se pencha pour poser ses mains sur celles de son hôte :

— Ça va refroidir ! Buvez… et puis vous me direz !

Durant quelques instants, Potentin absorba le liquide auquel son hôtesse avait ajouté un petit jet d’eau-de-vie de pomme puisant son courage aussi bien dans sa saveur que dans le regard attentif et amical posé sur lui.

— Au fond, soupira Mlle Lehoussois lorsqu’il eut fini, vous n’avez sans doute pas grand-chose à m’apprendre : il n’y a toujours rien ?

— Rien ! Elle ne l’a pas revu ; elle n’a reçu aucun message… C’est affolant ! Mon Guillaume a disparu dans cette nuit maudite aussi complètement que s’il avait été enlevé au ciel. Voilà des semaines que je fouille le pays entre ici et Port-Bail sans trouver la moindre trace. Personne ne l’a vu seulement passer. Pourtant où qu’il aille il y avait toujours quelqu’un pour remarquer sa tête rouge et son grand pur-sang noir…

— Sans aucun doute ! J’avoue qu’il y a là un mystère… Si je compte bien, c’est la troisième fois que vous allez aux Hauvenières…

— Pour obtenir le même résultat à chaque voyage : lady Tremayne n’en sait pas plus que nous…

— Comment réagit-elle ?

— Mieux que je ne le pensais. Elle refuse le désespoir. Voyez-vous, elle lui garde un tel amour et une telle foi ! Je crois qu’elle n’accepterait même pas l’évidence si on le lui montrait mort…

— Taisez-vous ! Il y a des mots que je ne veux pas entendre moi non plus… Mais est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de rentrer en Angleterre ? Ces temps-ci, les esprits se montent un peu contre les étrangers…

— C’est ce que j’ai tenté de lui faire entendre mais elle ne veut pas partir tant qu’elle ne saura pas ce que Guillaume est devenu. C’est de la folie si vous voulez mon sentiment, mais je crois qu’elle se moque de ce qui peut lui arriver…

— Pensez-vous qu’elle puisse courir un danger ? L’endroit est écarté, solitaire…

— Oui, mais Gilles Perrier m’a parlé d’un homme que l’on voit parfois dans les environs de la maison. Il s’agit d’un certain Germain Quintal, une espèce de contrebandier de réputation douteuse. Quand la jeune Kitty, la femme de chambre, est arrivée, c’est lui qui l’a guidée et à présent, il s’efforce de lier amitié avec elle. Cependant Perrier est persuadé que ce n’est pas la petite Anglaise qui l’intéresse mais bien lady Marie : il ne rate pas une occasion d’essayer de l’approcher…

— Hum ! Je n’aime pas beaucoup ça !… Malgré tout ce Perrier est un homme solide, un habile chasseur et il a des chiens. Il devrait pouvoir faire bonne garde… Quand le printemps reviendra j’essaierai d’aller là-bas pour parler raison à cette pauvre femme. Sans trop d’espoir, ajouta la vieille demoiselle en reprenant son tricot, mais au moins j’aurai fait mon devoir…

Le silence à nouveau, si lourd en dépit du ronronnement du feu et des clameurs de la tempête que l’on aurait pu entendre les douloureux battements de ces vieux cœurs réunis dans le chagrin. Mlle Lehoussois murmura comme pour elle-même :

— C’est étrange. On dirait, depuis qu’il n’est plus là, que tout le pays a cessé de vivre… Et là-haut, c’est comment ?

— Vous voulez dire aux Treize Vents ? J’allais vous le demander. Voilà une grande semaine que je suis parti…

— On voit bien que vous n’avez pas de rhumatismes, vous ! J’ai beau les tartiner avec du chou vert écrasé dans de la graisse de mouton ils me font damner quand le temps est si mauvais ! Même Sainfoin, mon âne, refuserait de grimper jusque-là. À quoi bon, d’ailleurs ? Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de changement…

— Au moins pour la petite, reprocha doucement Potentin. Elle est si malheureuse !…

Une nouvelle larme vint aux paupières du vieux majordome à l’évocation d’un visage d’enfant, d’une petite fille de quatre ans qui ne riait plus jamais, ne savait même plus sourire et qui parlait à peine sinon pour demander quand son papa reviendrait.

Depuis le départ de Guillaume, Élisabeth errait à travers la maison devenue curieusement silencieuse. Même les premiers jours lorsque courait la version officielle : Tremaine était parti pour Granville dans la nuit appelé par une affaire urgente. Ce n’était pas la première fois et il n’y avait aucune raison de penser qu’on ne le reverrait pas bientôt. Mais d’habitude Agnès annonçait elle-même le départ de son époux. Ce jour-là ce fut Potentin : Mme Tremaine, prise d’un soudain accès de fièvre d’une origine mystérieuse et d’autant plus étrange que l’on ne sollicita pas les soins du Dr Annebrun, gardait la chambre où seule Lisette était autorisée à pénétrer.

La petite fille écouta le vieil homme avec cet air de gravité propre aux enfants que l’on cherche à duper, cependant qu’une voix secrète leur souffle qu’il s’agit d’un mensonge, mais lorsque Potentin affirma que Guillaume serait bientôt là elle secoua sa tête chargée de boucles cuivrées toujours un peu en désordre et murmura :

— Ce n’est pas beau de mentir, Potin – elle n’arrivait pas encore à prononcer le nom tout entier –, mon papa ne reviendra pas parce que maman lui a dit de s’en aller…

Puis elle s’enfuit en courant vers le jardin laissant le majordome sidéré et fort ennuyé. Béline, aussitôt dépêchée, eut bien du mal à la retrouver. Au crépuscule, après de longues heures de recherches, on découvrit enfin Élisabeth endormie dans le cimetière de La Pernelle, près de la tombe de sa grand-mère Mathilde où Guillaume l’avait bien souvent conduite. Sur son petit visage mâchuré les traces de larmes étaient plus que visibles. Elle avait dû pleurer longtemps car elle ne se réveilla pas quand Potentin l’emporta après avoir défendu aux domestiques d’avertir Mme Tremaine de l’incident. Ce n’était pas la première fugue de la petite et il craignait qu’elle ne fût grondée. Ce qui n’aurait rien arrangé…

À partir de ce moment, la grande maison ne retentit plus des clameurs, des caprices et des trépignements de la fillette qui se comportait comme s’il y avait un mort entre les murs des Treize Vents. On la voyait porter continuellement une poupée à laquelle, jusqu’à présent, elle n’accordait guère d’intérêt lui préférant les chiens de l’écurie ou de la ferme – Agnès n’en voulait pas dans la maison – et surtout les chevaux sans compter les canards, les poules et même les oies dont elle n’avait jamais eu peur. Ainsi chargée, elle trottait, Béline sur les talons, s’asseyant parfois dans le grand salon comme si elle eût été une dame en visite. D’autres fois, et c’était le plus souvent, elle allait dans le cabinet-bibliothèque de son père dont sa gouvernante était bien obligée de lui ouvrir la porte sous peine de déchaîner une véritable crise de rage. Là, elle s’installait près du feu – Potentin en faisait allumer tous les jours pour que le maître trouvât la pièce chaude s’il reparaissait – sur un coussin au pied du fauteuil préféré de Guillaume et elle restait des heures entières à regarder les flammes réduire en braises puis en cendres les grosses bûches de hêtre ou de pin. Ensuite, elle se montrait d’une docilité surprenante lorsque sa gouvernante lui disait qu’il était temps de prendre son repas ou de monter se coucher…

Chose plus étrange encore, sa mère et elle semblaient se fuir. Plus jamais, Élisabeth n’avait pour Agnès ces élans fougueux qui la jetaient dans ses jupes, bras grands ouverts, et plus jamais elle ne lui adressait la parole, se contentant de répondre brièvement. Lorsque la jeune femme, mécontente, lui demandait de s’expliquer, l’enfant répondait invariablement :

— Je veux que mon papa revienne !

Un jour, incapable d’endurer plus longtemps le regard accusateur de sa fille, Agnès lui lança qu’elle espérait bien ne plus jamais le revoir… et le regretta aussitôt : devenue soudain toute pâle, Élisabeth se dressa comme un petit coq de combat :

— Vous le détestez mais moi aussi je vous déteste !

Puis sans attendre la réaction de sa mère, elle s’enfuit une fois de plus.

Ceci se passait peu après le premier voyage de Potentin à Port-Bail quand le bruit de la disparition de Tremaine commença de se répandre. En grande partie grâce à la langue agile d’Adèle Hamel avec qui, d’ailleurs, Agnès s’était réconciliée : ne s’était-elle pas montrée une parfaite amie en dénonçant la conduite scandaleuse de Guillaume ? Aussi la « cousine » n’eut-elle aucune peine à se faire inviter pour un séjour aux Treize Vents. La politique, apparemment, séparait un peu les jumeaux Hamel tout au moins géographiquement : Adrien vivait la moitié de la semaine à Valognes où il fréquentait les plus enragés révolutionnaires dans l’entourage de Buhot et de son compère Lecarpentier dont les ambitions semblaient perdre toute mesure et qui faisaient peser sur le « Versailles » normand une menace chaque jour plus présente.

Le jour où Adèle s’installa dans l’une des chambre de la maison marqua son triomphe et le début des temps difficiles pour Mme Tremaine. Celle-ci dut affronter la réprobation à peine voilée de Potentin et de Mme Bellec, une véritable crise de nerfs d’Élisabeth et une verte semonce de Mme de Varanville.

Rose n’était pas femme à cacher longtemps sa façon de penser. Mise discrètement au courant par Potentin du drame qui avait précédé le départ de Guillaume, elle ne perdit pas de temps avant de venir aux nouvelles sous prétexte qu’Alexandre n’ayant pas vu son indispensable Élisabeth depuis au moins deux semaines lui menait une vie impossible. Fine mouche, elle apprécia comme il convenait l’atmosphère de la maison Tremaine et eut tôt fait de confesser une Agnès dont le visage tragique portait les traces de nuits sans sommeil.

Sa réaction – feinte puisqu’elle était déjà au courant – fut d’abord empreinte de douceur et de compassion face à une femme si visiblement partagée entre la fureur et le désespoir mais n’en fut pas moins ferme lorsque Agnès se vanta d’avoir jeté son époux hors de la maison :

— Tu n’en avais pas le droit et j’estime que Guillaume a fait preuve de beaucoup de complaisance en acceptant de partir.

— Je ne lui ai pas laissé le choix en lui laissant entendre que ni les enfants ni moi ne verrions se lever le soleil…

Le cri d’horreur de Rose renseigna son amie plus qu’un long discours. Son regard vert se chargea d’une sévérité inhabituelle et il y avait du dégoût dans sa voix lorsqu’elle soupira :

— Dire que j’ai tout fait pour qu’il t’épouse ! Et toi, non seulement tu t’appropries sa maison mais tu exerces le plus odieux chantage qui soit…

— Il le mérite ! Tu oublies qu’il m’a trompée ?

— Je n’oublie rien et je ne lui donne pas raison. Malheureusement c’est dans la nature des hommes de ne pouvoir se contenter d’une seule femme. Ils sont polygames presque par définition…

— Il t’est facile de parler ainsi mais que dirais-tu si Félix avait une maîtresse ?

— Félix est marin et il se peut qu’au hasard d’une escale il lui arrive d’oublier un moment qu’il est marié. Je ne te dis pas que cela me ferait plaisir de l’apprendre mais dès l’instant où je l’ignore… Ce n’est pas lui que tu aurais dû chasser mais la cousine délatrice qu’il a accueillie, logée, aidée et qui l’en remercie en le trahissant de si laide façon. D’autant que cette histoire de chemise, je la trouve bizarre moi…

— Il n’a pas nié. Quant à Adèle, il est normal qu’elle ait ses préférences. Elle s’est montrée attentive à défendre mon bonheur…

— Attentive à défendre ton bonheur ? Tu veux dire qu’elle l’a jeté bas, réduit en miettes et que tu l’as laissée te nuire sans tenir compte de ma mise en garde…

Ce fut tout pour ce jour-là, ou peu s’en faut. Rose repartit sans avoir réussi à ébranler la forteresse de rancune où se barricadait Agnès mais lorsque, peu avant Noël, elle apprit l’installation de ladite Adèle, la jeune femme prit sa voiture et revint aux Treize Vents.

La disparition de Guillaume – qu’elle aimait beaucoup ! et il y avait trois mois à présent – l’angoissait et ne la prédisposait pas à la tendresse. La figure tirée d’Élisabeth qui se jeta dans ses bras dès qu’elle mit pied à terre lui mit les larmes aux yeux et acheva de lui insuffler une sorte de sainte colère. La présence d’Adèle en train de broder, les yeux modestement baissés, dans un coin du petit salon, n’empêcha pas l’ex-Mlle de Montendre de claironner qu’elle venait chercher sa filleule afin de lui faire passer la Nativité dans une atmosphère respirable.

Agnès protesta pour la forme. La tension entre elle et cette toute petite fille dont il lui fallait bien admettre qu’elle était l’enfant de Guillaume plus que la sienne devenait intolérable et elle aspirait à se consacrer entièrement à son fils Adam dont les huit mois ne posaient pas encore de questions. Néanmoins, elle dit :

— Pourquoi donc l’atmosphère serait-elle plus respirable chez toi que chez moi ?

— Parce que ceux que j’y invite ne sont pas des fauteurs de troubles, parce que ta fille a besoin de compagnons de jeux et surtout de s’intéresser davantage aux tartines de son goûter qu’à des problèmes d’adultes dont elle ne devrait même pas avoir idée. Alors, je peux l’emmener ?

— Si tu veux, fit Agnès avec lassitude. Au point où nous en sommes, je crois bien qu’elle ne m’aime plus…

— Elle t’aimerait sûrement davantage si tu ne t’encombrais pas de cette vipère qui n’a pas même la discrétion de se retirer lorsque tu reçois une amie…

Adèle sursauta comme si son aiguille, se retournant contre elle, venait de la piquer et leva sur l’épouse de Félix un regard plein de douloureuse surprise en faisant mine de ramasser ses affaires :

— Je demande pardon à Madame la baronne mais j’espère que ce n’est pas de moi qu’elle veut parler ?

Le double feu vert des yeux de Rose l’écrasa de son mépris :

— Et de qui d’autre ? Vous trouvez que vous n’avez pas fait assez de mal ?…

— Rose, je t’en prie ! coupa Agnès. Quand elle est sous mon toit, je défends à quiconque, même à toi, de s’attaquer à ma cousine… Allons chercher Élisabeth et finissons-en ! Il faut que Béline emballe ses affaires !… Naturellement tu l’emmènes aussi ?

Mme Tremaine montrait une sorte de fébrilité à présent, une hâte à sortir de ce salon où Adèle demeurait incrustée. L’épouse de Félix haussa les épaules :

— Celle-là au moins n’est pas venimeuse ! Elle est sotte comme un panier mais elle est comme les chiens de garde : elle prévient et c’est toujours utile quand mon fils et ta fille sont réunis.

Tandis que la gouvernante préparait le départ avec l’enthousiasme quelque peu échevelé d’une créature heureuse d’échapper pour un temps à une maison devenue sinistre, Rose attaqua de nouveau :

— Tu te comportes comme si ton époux ne devait jamais revenir.

— Je le lui ai défendu et suis heureuse qu’il observe mon désir.

— En voilà assez ! éclata Rose. Je ne t’aurais jamais crue hypocrite à ce point. Comme si tu ne savais pas que Guillaume a disparu, que ceux qui l’aiment se rongent les sangs, que Potentin le réclame à tous les échos du pays avec chaque jour un peu moins d’espoir, qu’il est peut-être mort à cette heure…

Un instant, le regard gris laissa remonter à sa surface la profonde souffrance cachée, vite balayée par la rancune et les belles lèvres pâles articulèrent :

— Si, au moins, je pouvais en être sûre !… Il n’aurait plus les moyens de me torturer.

S’efforçant de dissimuler la répulsion que lui inspirait cette marque d’un monstrueux égoïsme, Mme de Varanville prit, sur le-coin de la table à écrire, un livre marqué d’un signet, celui-là même que Guillaume lisait au moment de son départ : un volume des Mémoires de M. de Saint-Simon dont les premiers extraits étaient parus en 1788. Elle caressa le maroquin de la reliure entre ses doigts gantés, l’ouvrit, le referma.

De menus gestes mais qui lui permirent de reprendre son sang-froid.

— Belle parole !… Du moins c’est ce que je dirais si j’étais Romaine. Où les as-tu prises ? Chez M. Corneille ou chez M. Racine ? Pas dans ton cœur, en tout cas… à moins que tu ne sois vraiment la fille de feu Roger de Nerville ?

— Toi aussi ?

La phrase, si semblable à celle que lui avait jetée Guillaume en quittant la salle à manger, frappa Agnès comme un soufflet, mais son exclamation arracha un sourire dédaigneux à son amie :

— Quand je disais que tu te crois à Rome ! Voilà César à présent !… Mais laissons la littérature si tu le veux bien et parlons des dures réalités de la vie : as-tu songé à l’avenir ? Combien de temps crois-tu que tu pourras garder ton train de maison, à l’époque où nous vivons et surtout sans le grand Tremaine ?

— Que veux-tu dire ?

— Simplement ceci : es-tu au fait des nombreux intérêts de Guillaume dans différents points du Cotentin : à Cherbourg, à Granville, à Carteret, à Tourlaville sans compter son chantier de bateaux à Saint-Vaast. Es-tu capable de les diriger, de discuter non seulement avec les hommes de banque mais aussi les capitaines corsaires ou les charpentiers de marine ? T’es-tu seulement intéressée une seule fois à la ferme ou aux écuries ?

— Tu l’as bien fait, toi !

— Moi j’ai toujours aimé ces choses. Quant aux affaires que Félix a en commun avec ton mari, je n’y connais rien. Lui non plus d’ailleurs. En résumé, si Guillaume a vraiment… disparu – et là sa gorge émit quelque chose qui ressemblait à un sanglot – non seulement tu risques de ruiner tes enfants et de perdre cette maison qu’il a bâtie pour eux, mais tu ruineras aussi mon époux !

— Tu es riche. Tu n’as donc rien à craindre…

— En temps normal, sans doute, mais nous ne vivons plus des temps normaux. On commence à chasser les prêtres à présent ; bientôt peut-être on chassera de nouveaux nobles comme on l’a fait durant la Grande Peur après la chute de la Bastille. Alors, pour une fois, essaie de raisonner en femme sensée à défaut de femme sensible !

— Si je n’étais pas sensible je ne souffrirais pas tant ! Je te rappelle qu’il y a eu dans sa vie une autre femme que moi…

— Tu répètes tout le temps la même chose ! soupira Rose. Tu deviens lassante ! Et toi, est-ce qu’il n’y a pas eu un autre homme dans ta vie ? Lorsqu’il t’a épousée, ne sortais-tu pas du lit du vieux Oisecour où personne ne t’obligeait à entrer… Guillaume avait trente-cinq ans et tu n’as jamais supposé qu’il était vierge !

Le retour d’Élisabeth habillée de sa pelisse hivernale doublée d’hermine mit fin à un entretien qui tournait à l’aigre. Pour la première fois depuis des semaines, la petite tendit sa joue à sa mère mais ne rendit pas le baiser. Sa hâte de s’en aller était visible et si Agnès en fut affectée, elle s’en consola vite en allant cajoler son petit Adam, bébé sage et rieur à qui l’on ne pouvait guère reprocher que la couleur de ses cheveux.

À Varanville, Élisabeth retrouva une existence plus conforme à son âge et, si elle continua de vivre dans l’anxiété une absence qui semblait interminable, du moins il y avait son cher Alexandre jamais à court d’idées baroques, ses petites sœurs si gentilles et aussi le sourire chaleureux de Rose. Sans compter les confitures de Marie Gohel…

La dernière larme séchait sur la joue de Potentin en train de s’assoupir, vaincu par la fatigue et le chagrin. Il se tassa un peu plus dans le vieux fauteuil et, bientôt, un vigoureux ronflement s’éleva de sa bouche entrouverte, en un curieux duo avec les clameurs du vent d’ouest.

Mlle Anne-Marie pensa qu’il serait cruel de le réveiller et surtout de le renvoyer dans les ténèbres extérieures. D’ailleurs il y avait de grandes chances pour qu’elle n’arrive même pas à lui faire ouvrir un œil… Aussi pensant qu’une bonne nuit était ce dont il avait le plus grand besoin, elle alla chercher une chaude couverture qu’elle étendit sur lui en prenant soin de bien envelopper ses jambes. Le petit coussin attaché au dossier du fauteuil ferait office d’oreiller. Ensuite elle remit dans le feu une « bourrée » puis quelques grosses bûches et, finalement, se fit du café, revint prendre sa place et son tricot pour veiller sur le sommeil de ce brave homme devenu, en quelques années, un ami de toujours…

Une nuit blanche n’avait rien d’extraordinaire pour elle après tant d’années passées à soigner ses semblables et à mettre au monde leurs enfants ! À présent, l’âge venant, elle ne dormait plus guère. Un long moment, elle resta immobile sur son siège, les mains inactives, regardant dormir Potentin. Entre eux, invisible mais présente, il y avait l’ombre de Guillaume qu’ils aimaient tous deux comme un fils, Guillaume dont elle ne pouvait arriver à croire qu’il eût cessé de vivre mais, comme un frisson courait le long de son échine, celui dont les âmes inquiètes prétendaient que c’était le froid de la mort et le signe que quelqu’un marchait sur une tombe, elle chercha son chapelet dans la poche de son tablier et se mit à l’égrener, les menues boules de buis plaçant tout naturellement sous ses doigts les Pater et les Ave Maria.

Ce n’était pas une dévote que Mlle Anne-Marie. Certes elle ne manquait jamais la messe du dimanche, était exacte à ses prières du matin et du soir même s’il lui arrivait de les dire en procédant à la délivrance d’une accouchée ou en confectionnant des tisanes mais elle ne passait pas – et pour cause ! – sa vie au pied des autels. Le chapelet dans sa poche ne signifiait pas qu’elle le récitât régulièrement mais c’était pour elle un objet rassurant, une sorte de protection contre le mauvais sort et elle aimait, de temps en temps, le caresser du bout des doigts. Il faisait partie de l’arsenal qu’une bonne chrétienne se doit de rassembler contre les maléfices du démon emportant aussi le flacon d’eau bénite rempli quelques jours après Pâques dans le baquet disposé à cet effet près de la petite porte de l’église et le rameau de buis des Pâques-fleuries…

Ce soir-là, dans la tranquillité de sa petite maison que la tempête en voie d’apaisement semblait abandonner à regret, elle le récita tout entier et moins machinalement que d’habitude mais en se concentrant bien sur les mots qu’elle murmurait : « Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort » et en insistant sur le « maintenant ». L’heure de sa mort ne l’intéressait plus si un grand diable à cheveux rouges n’était pas là pour lui tenir la main…

Quand elle eut fini, elle éplucha des légumes, coupa un beau morceau de lard et mit à tremper la soupe afin que son hôte pût, le jour venu, repartir l’estomac bien lesté. Il faisait froid dehors et là-haut, chez cette Agnès Tremaine qu’elle ne comprenait plus, il ne devait pas faire beaucoup plus chaud…

Potentin, lui, n’était pas pieux du tout en dépit de sa naissance avranchine.

Lorsque, dans sa jeunesse, il naviguait sur le galion portugais d’où un paquet de mer l’avait tiré pour le jeter à demi mort sur la côte de Coromandel, le senior Da Silva dont il était le cuisinier-maître d’hôtel l’avait, par son catholicisme délirant, mêlé à une cruauté quasi chinoise, sérieusement éloigné des pratiques de sa religion originelle. Son long séjour dans le petit palais de Jean Valette, le père adoptif de Guillaume, à Porto-Novo lui fit apprécier la poésie voluptueuse des cultes hindouistes et, s’il n’alla pas jusqu’à se faire sectateur de Brahma, de Vishnu, de Siva et moins encore de l’abominable Kali, il lui arriva de se laisser aller à déguster certains de leurs préceptes et même à employer leurs noms sacrés. Au moins en guise de jurons !

Pourtant, lorsqu’il arriva, ce matin-là, en vue de la vieille église de La Pernelle, il choisit d’y entrer avant de regagner les Treize Vents. Peut-être pour voir comment Dieu s’arrangeait d’un sanctuaire abandonné ou peu s’en fallait. Depuis le début du mois la Constitution Civile du Clergé était proclamée à Valognes et dans toute la région : les prêtres devaient jurer de servir la Nation avant Dieu ou de s’en aller au loin. Certains comme l’abbé Tesson ou le curé de Rideauville venaient d’émigrer ; d’autres se cachaient déjà afin de pouvoir poursuivre leur ministère sans prêter le serment condamné par le Pape. Quant à l’abbé de La Chesnier, le desservant de La Pernelle avec qui Tremaine entretenait de si chaleureuses relations, il ne quittait plus son lit où, atteint dans son corps autant que dans son esprit, il n’attendait plus que la grâce d’une mort rapide.

Potentin pensait donc trouver l’église vide. Pourtant un homme y était en prières. Agenouillé devant le maître-autel sur la marche de pierre du chœur, on ne voyait guère de lui qu’un dos rond sous un grand manteau de drap noir. Un tricorne et des gants de même couleur étaient posés à terre.

En s’approchant un peu, le majordome aperçut les cheveux gris noués sur la nuque et rassemblés dans une bourse de cuir fermée d’un ruban et il lui sembla que cette silhouette lui était vaguement familière. Partagé entre l’envie d’en savoir plus et la crainte de troubler une oraison, il n’osait marcher plus avant quand le visiteur se redressa et il put alors reconnaître le bailli de Saint-Sauveur. Il en éprouva une sorte de soulagement : la réapparition aux Treize Vents de cet homme courageux, intelligent, énergique et plein de compassion lui parut du meilleur augure pour une maison qu’il jugeait en voie de perdition. À l’exception du retour de Guillaume, c’était la meilleure chose qui pût lui arriver.

À présent le « Maltais » se relevait, s’inclinait une dernière fois très profondément puis se retournait. Potentin vint à lui et salua :

— Quelle joie de revoir Monsieur le bailli à un moment où nous avons tellement besoin d’aide ! Et quel regret de n’avoir pas été là pour l’accueillir !

Le marin sourit :

— Et que faites-vous d’autre ? Vous êtes Potentin, n’est-ce pas, l’homme de confiance de M. Tremaine ? Quant à moi, j’arrive seulement mais, avant de franchir le seuil d’une maison amie, je saisis toute occasion d’aller saluer Dieu afin de lui demander la paix du cœur pour ses habitants. Mais… vous parliez d’aide ?

— En effet. Je reviens moi-même d’un voyage de quelques jours et j’ignore ce que je vais trouver au manoir. Monsieur le bailli ne peut le savoir – à moins que Mme Tremaine ne lui ait écrit – mais les choses ont beaucoup changé chez nous…

À nouveau, des larmes qu’il ne pouvait retenir montaient aux yeux du brave homme. Gêné, il tira son mouchoir pour les tamponner et se moucher. M. de Saint-Sauveur le prit par le bras et, au lieu de continuer à se diriger vers le portail, il le fit asseoir sur un banc au fond de l’église :

— Nulle part nous ne trouverons endroit plus tranquille pour parler, fit-il. Racontez-moi !

Lorsqu’un moment après les deux hommes sortirent dans la bise encore aigre mais apaisée, Potentin montrait un visage plus serein. En revanche, celui du bailli était fort soucieux. Cependant, avant d’atteindre la grille d’entrée des Treize Vents, le bailli arrêta Potentin :

— Allez devant ! Il n’est pas bon, je crois, que nous arrivions ensemble. Cela ressemblerait trop à de la concertation…

— J’espérais que ça l’était ? murmura Potentin.

— Sans aucun doute mais Mme Tremaine n’a pas besoin de le savoir et j’aimerais entendre sa version des faits. Rentrez comme si de rien n’était ! Pour ma part, je crois que je vais retourner à l’église pour… disons une petite demi-heure ? Il vaut mieux que nous ne nous soyons pas rencontrés… Ce que je pourrai dire y gagnera en poids…

Approuvant d’un simple mouvement de tête, Potentin mit son cheval au trot et piqua droit sur l’entrée de la cuisine. Il y trouva Mme Bellec aux prises avec Adèle.

Depuis l’installation de la « cousine », les relations s’étaient constamment détériorées entre les deux femmes. Sûre de son pouvoir, Mlle Hamel s’érigeait en porte-parole de la maîtresse de maison et sous le couvert de cet avatar jouait à la dame et distribuait à la cuisinière des ordres et même des critiques. La grande Clémence les supportait d’autant moins que bien peu de personnes pouvaient lui en remontrer dans l’art de manier les casseroles. Il s’agissait, ce matin-là, de la potée de tripes qui mijotait sur le coin du fourneau. Adèle qui en avait reniflé le fumet depuis l’étage et qui ne les digérait pas – excellente raison pour Clémence de mettre au menu du jour ce plat qu’elle réussissait à merveille ! – venait de faire entendre d’aigres protestations :

— M. Guillaume n’étant plus là, je ne vois pas pourquoi vous vous obstinez à faire absorber à Mme Agnès cette préparation vulgaire qu’elle n’apprécie pas ?

— Si elle ne l’appréciait pas, comme vous dites, elle me l’aurait déjà dit et jusqu’à présent, elle ne s’est pas plainte…

— Elle m’en a chargée ! Préparez autre chose !

— Il faudrait pouvoir ! Je vous rappelle que nous sommes en hiver, que les denrées sont rares et que ce n’est pas le moment de jouer les difficiles. Ceux des Étoupins m’ont porté les cinq abats de vache nécessaires à de bonnes tripes : le pied, la panse, le bonnet, la caillette et le feuillet. Ils sont superbes et vous n’imaginez pas que je vais jeter tout ça aux ordures ? Madame se régalera, je la connais. Quant à vous, si vous n’aimez pas ça, je vous servirai de la soupe d’hier au soir avec du caillé et une tranche de lard fumé…

— Je ne mange pas les restes. Vous me ferez une omelette !

Mme Bellec vira au rouge brique et agita dangereusement son écumoire sous le nez de son ennemie :

— Plus jamais je n’en ferai et Mme Agnès le sait bien. C’était le plat préféré de notre pauvre M. Guillaume et vous, en tout cas, n’en mangerez plus sous ce toit ! Du moins confectionnés par moi… Si vous en voulez, vous n’avez qu’à retourner à Rideauville !

— Ma cousine tient beaucoup à ce que je reste auprès d’elle. Mais votre présence me paraît de moins en moins nécessaire…

— Pour que vous vous empariez de mes casseroles et empoisonniez toute la maisonnée afin d’hériter plus vite ? N’y comptez pas !

L’entrée de Potentin mit fin à la bagarre. Avec un dédaigneux haussement d’épaules, Adèle abandonna le champ de bataille. En dépit de son audace, elle supportait mal le regard pesant du vieux majordome qui avait le don de la mettre mal à l’aise. Clémence lui tomba presque dans les bras :

— Enfin vous voilà ! L’atmosphère de cette maison est irrespirable sans vous. Je crois que je n’y tiendrai plus longtemps…

— Il le faudra bien, mon amie ! Ni vous ni moi n’avons le droit d’abandonner notre poste. Ce serait livrer les enfants à cette mégère…

L’écumoire retomba le long des jupes de Clémence qui soupira :

— Oh, je le sais bien et c’est manière de parler. Quelles nouvelles nous rapportez-vous ?

— Aucune, hélas !… J’ai bien peur qu’il n’y ait plus guère d’espoir…

Tout en parlant, il plaçait son doigt sur ses lèvres puis, dressé sur la pointe des pieds, glissait vers la porte derrière laquelle il lui semblait déceler un froissement de jupes, l’ouvrit d’un mouvement brusque et vit la robe bleue d’Adèle disparaître derrière le grand escalier. Clémence eut un petit rire :

— Pas la peine de prendre tant de précautions ! Vous auriez pu y aller carrément : elle écoute toujours aux portes…

— Eh bien, il va falloir nous relayer pour l’en empêcher : il nous arrive un allié de poids et il serait souhaitable que Mme Agnès et lui pussent s’entretenir sans oreilles qui traînent…


Clémence avait raison de penser que son plat ne serait pas dédaigné : le bailli lui fit un succès et Agnès qui grignotait depuis des semaines retrouva subitement un peu d’appétit. Visiblement, la venue de M. de Saint-Sauveur lui apportait une vraie joie en même temps qu’une trêve bienfaisante aux souffrances infligées par la jalousie à un amour qui ne voulait pas mourir. Elle réussit même – et sans que son visage perdît de son apparente sérénité ! – à regretter que Guillaume « en voyage pour affaires dans les Pays-Bas » manque une visite qui l’eût enchanté.

Le bailli joua le jeu. De temps en temps, son regard froid effleurait Adèle qui, fidèle à son habitude, mangeait les yeux baissés et s’abstenait, prudente, de prendre part à la conversation. Le visiteur l’assumait d’ailleurs dans sa quasi-totalité, Mme Tremaine se contentant de quelques remarques… Il arrivait de Paris où la Révolution, en ces premiers mois de l’année 1791, semblait s’endormir un peu, sans doute engourdie par l’hiver. À peine la reconnaissait-on au port de la cocarde tricolore et encore ! La mode et le bon ton l’avaient modifiée de mille manières au point que nombre de chapeaux ne l’arboraient plus. On parlait vaguement de transmettre la couronne au duc d’Orléans mais il s’agissait de rumeurs suscitées par le Palais-Royal.

Les étrangers qui viennent en France doivent penser qu’on leur a fait des contes sur le nouveau règne d’une bande de cannibales tant la paix semble profonde. La production massive des assignats a éteint la dette publique et le commerce va grand train. On dépense, on dépense ! fit Saint-Sauveur avec un sourire sceptique en mirant le rubis profond de son Bourgogne dans son verre de cristal.

— Tout de même ! protesta Agnès. Il y a cette horrible persécution exercée sur nos prêtres ?…

— Je vous ai montré les apparences et non les profondeurs ! Ce problème est grave et je crains qu’il n’aille en empirant. L’Assemblée a nommé, le 2 février, neuf évêques constitutionnels et le scandale est grand dans bien des classes de la société comme dans certaines provinces. L’émigration des nobles s’accentue : ainsi Mesdames Tantes, filles de feu le roi Louis XV, ont obtenu de quitter la France. Cependant les théâtres sont pleins ! ajouta-t-il en reprenant ce ton léger qui déroutait son hôtesse. Jusqu’à ce qu’un froncement de sourcils suivi d’un rapide coup d’œil en direction d’Adèle fit comprendre à celle-ci que le bailli souhaitait s’entretenir avec elle sans témoins. Aussi pressa-t-elle un peu le service et, le repas achevé, demanda-t-elle à Potentin de servir le café dans la bibliothèque bien qu’elle n’aimât guère cette pièce où tout rappelait Guillaume. Mais c’était, de par sa situation à l’extrémité de la maison, le seul endroit à l’abri des oreilles indiscrètes : pour espionner il eût fallu se hisser jusqu’aux fenêtres et casser un carreau.

Mieux encore : comme Adèle se disposait à la suivre, elle déclara qu’elle souhaitait un tête-à-tête avec son visiteur et la remercia de prendre le café sans eux. Il fallut bien que Mlle Hamel se résignât :

De toute façon, je n’aime pas beaucoup le café ! fit-elle mais sa bouche pincée disait assez qu’elle était vexée. Les yeux au plafond, Potentin remercia mentalement le Ciel… Si seulement cette exclusion pouvait marquer le début d’une ère nouvelle ?

Installé dans le fauteuil préféré de Tremaine, le bailli absorba deux tasses d’un odorant moka avant de rompre le silence. Les yeux mi-clos et un vague sourire aux lèvres, le vieil officier semblait avoir tout oublié d’une terre où les choses ne se trouvaient pas au mieux. Pendant quelques instants, il offrit l’image même de la béatitude.

Agnès se leva pour le resservir. Il refusa d’un hochement de tête mais saisit au vol la main de la jeune femme et la garda dans les siennes.

— Quelle idée a bien pu passer par la tête de votre époux, ma chère Agnès ? dit-il doucement. Je sais qu’il est bon marin mais est-ce que l’hiver n’est pas une curieuse saison pour s’en aller naviguer au pays des neiges et des canaux gelés ?

— Guillaume n’a jamais eu peur de rien ! fit-elle brièvement.

— Sans doute, sans doute !… Et quand l’attendez-vous ?

— Je ne sais pas… Bientôt, j’espère…

— Moi aussi…

Il prit un temps pour examiner avec sérieux ses mains jointes par le bout des doigts puis ouvrit brusquement les yeux et les darda sur la jeune femme : une manœuvre qui produisait toujours un certain effet.

— Eh bien, fit-il avec un bon sourire, nous allons l’attendre ensemble… à moins que ma présence ne vous gêne bien sûr ?

Tout de suite Agnès perdit pied.

Me gêner ?… Vous savez bien que non… tout au contraire ! Mais… pourquoi tenez-vous tellement à rencontrer mon époux ?

— Parce que en vérité c’est lui que je viens voir. Naturellement les élans de mon cœur, comme disent les bons auteurs, obéissent parfaitement aux intérêts que je sers et la pensée de vous revoir, vous et les enfants, a stimulé mon zèle. Cependant il s’agit d’une chose grave et j’ai besoin du concours… financier de votre mari.

— Mais… pourquoi ?

Le bailli quitta son fauteuil, saisit Agnès par le bras et l’entraîna vers l’angle le plus éloigné de la pièce comme s’il craignait que, par le conduit de la cheminée, on ne pût saisir leurs paroles depuis l’étage supérieur.

— Pour le Roi et sa famille. Nous sommes une poignée de gentilshommes dévoués à nous inquiéter pour eux, à penser qu’il faut à tout prix leur faire quitter Paris où ils seront tôt ou tard en danger…

— Vous disiez tout à l’heure que la ville était calme et qu’on ne parlait plus beaucoup de la Révolution ?

— Elle progresse tout de même, dans l’ombre et sans bruit. Il est des esprits échauffés, des meneurs souterrains qui se préparent. L’Assemblée leur paraît tiède et je ne suis pas certain que celle-ci ne soit pas en train de perdre ses pouvoirs. Croyez-moi, le danger est réel. Seulement pour tout préparer il faut beaucoup d’argent et aucun de nous n’est riche…

— L’Ordre de Malte ne peut-il vous aider ? On dit qu’il possède…

— Beaucoup moins que vous ne croyiez ! Depuis que l’on a décidé la sécularisation des biens de l’Église, nos commanderies nous sont enlevées et nous n’en touchons plus les revenus. Il serait même question de priver de la nationalité française tous les affiliés à l’Ordre dont le siège est « à l’étranger ». Notre Grand-Maître, Emmanuel de Rohan-Polduc, se débat dans des difficultés sans nombre et à Paris, le bailli de Virieu, luttant contre vents et marées, s’efforce de faire admettre que nos biens appartiennent à une puissance neutre. C’est pourquoi je ne retournerai pas à Malte. L’urgence est en France et j’entends me dévouer au service du Roi. Le sacre en a fait l’élu de Dieu… Voilà pourquoi je veux voir Guillaume : ou je me trompe fort sur la qualité d’un être ou je crois pouvoir compter sur lui… Je l’attendrai donc !… Espérons seulement qu’il ne tardera pas trop.

— C’est que…

La mine embarrassée de la jeune femme, son regard qui fuyait celui de son interlocuteur, son effort visible pour trouver une histoire convaincante, tout cela vint à bout de la patience du bailli.

— Et si vous cessiez de mentir ? fit-il rudement. Vous m’avez reconnu le nom de père, aussi vais-je me comporter comme tel. En venant ici je suis entré dans des auberges où les gens parlent. On dit que Guillaume Tremaine a disparu par une nuit fort noire et que sans doute le Diable l’a entraîné à sa suite parce que personne ne sait où il a pu passer. Alors maintenant je veux la vérité !

Confrontée à ce regard gris, impérieux et inquisiteur qui semblait vouloir fouiller son âme, Agnès vacilla. Elle tendit les mains mais ce ne fut pas pour se retenir. Seulement pour ramener le bailli à son fauteuil où elle le fit asseoir. Puis elle se laissa tomber à genoux, comme au tribunal de la pénitence, auprès de ce moine-soldat dont elle savait qu’il représentait peut-être le secours que, depuis des mois, elle tentait vainement d’obtenir d’un Ciel sourd.

Je vais tout vous dire. Il me semble que cela me fera du bien…

— J’en suis persuadé mais ne restez pas dans cette position qui est celle d’une coupable. Approchez plutôt cette chauffeuse ! Vous avez besoin d’un ami ; pas d’un confesseur et je crains que vous n’ayez beaucoup souffert…

Elle eut pour lui un sourire tremblant mais plein de gratitude et commença son récit…

Le bailli put constater qu’il différait peu de celui de Potentin sauf en ce qui concernait Adèle Hamel en qui la jeune femme s’obstinait à voir une pauvre fille mal aimée et prête à se dévouer corps et âme pour le seul être qui lui accordât de l’amitié.

— Ma première réaction a été de colère et de brutalité lorsqu’elle m’a révélé la trahison de mon époux mais je m’en suis repentie et depuis, j’essaie de lui montrer quelque reconnaissance…

M. de Saint-Sauveur éclata de rire :

— Êtes-vous folle ? De la reconnaissance à quel propos ? Pour avoir brisé votre ménage, dénoncé vilainement un homme envers qui elle n’aurait dû éprouver que gratitude ? Votre premier mouvement comme vous dites était le bon et vous avez eu grand tort de la laisser prendre pied ici ! Par la barbe de mon saint patron – le bailli répondait au martial prénom d’Enguerrand ! – je suis prêt à jurer que vous lui avez donné tout juste ce à quoi elle travaillait ! L’envie et la rapacité sont écrites en toutes lettres sur la plate figure de cette femelle rancie… mais laissons ça pour l’instant ! C’est de Guillaume qu’il faut s’occuper. Vous avez lancé des recherches, j’imagine ?

— Non. Pourquoi voulez-vous que je me mette en quête d’un homme que j’ai chassé en lui défendant de reparaître devant moi ? Potentin s’en est chargé.

— Je verrai Potentin, murmura le bailli qui savait à quoi s’en tenir. Mais enfin, vous avez bien une opinion : un homme de sa carrure monté sur l’un des plus beaux chevaux que j’aie jamais vus ne s’évanouit pas ainsi en pleine campagne sans laisser de traces ?

— Je pense qu’il a dû… reprendre la mer, s’embarquer dans quelque port afin de retourner aux Indes d’où il venait ou peut-être au Canada, le pays de son enfance ?

— Si ma mémoire est bonne, il a des amis dans beaucoup de ports du Cotentin et même à Saint-Malo. J’imagine que votre majordome les a interrogés ?

— En effet. Personne ne l’a vu… mais il y a beaucoup d’autres points d’embarquement en dehors de ceux-là ?

— Vous dites des pauvretés ! s’emporta Saint-Sauveur. Votre raisonnement ne tient pas debout et vous n’y croyez pas. L’idée ne vous est pas venue qu’on pourrait l’avoir tué ? Qu’il est peut-être mort ?

— Oh, j’aimerais en être sûre ! fit Agnès avec une âpre amertume, car alors je pourrais lui pardonner.

La colère du marin tomba d’un seul coup. Impossible de raisonner avec cette femme torturée à la fois par la jalousie, la passion, le désespoir, l’orgueil blessé et une rancune qui ne voulait pas céder !

— Vous êtes de drôles de gens, tous les deux ! À la place de Guillaume, au lieu de me laisser mettre à la porte comme un petit garçon, je vous aurais administré une solide correction. Après quoi je vous aurais demandé pardon… puis je vous aurais fait l’amour avec tant de conviction que vous auriez oublié l’autre femme…

— Monsieur le bailli ! s’écria Agnès scandalisée. Je n’aurais jamais cru entendre de vous une telle phrase… Je croyais que les chevaliers de Malte faisaient vœu de chasteté ?

Sans doute mais nous sommes aussi des hommes et la chair est faible. Votre présence, ma chère petite, en est la meilleure preuve.

— Et vous croyez que je l’aurais permis ?

— Oui… après une honnête défense. Au moins vous ne seriez pas l’ombre de vous-même, telle que je vous vois et vous ne passeriez pas votre vie dans les pires tourments de l’enfer…

— Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à revenir sur le passé. Auriez-vous une suggestion ?

— Oui. Reprendre les recherches depuis le début. Je ne quitterai pas cette maison sans avoir une certitude. Sachez que je suis un assez bon limier et qu’il m’est arrivé de retrouver des hommes perdus en plein désert. Je vais voir votre Potentin et, demain, nous reprendrons la piste…

— Vous allez perdre un temps précieux que vous devez au Roi ! Songez à lui et oubliez Guillaume comme je m’y efforce : je suis certaine qu’il n’existe plus…

— Pas moi ! Quant au Roi, il a besoin de votre mari autant que… ses enfants. Il me semble que vous en faites bon marché ?

— Soit ! Je vous donne Potentin et toute l’aide que vous pourrez désirer mais retenez bien ce que je vais vous dire : si vous retrouvez le corps de Guillaume Tremaine, vous pourrez le ramener ici où il recevra tous les honneurs possibles… et toutes les larmes. Mais s’il est vivant, n’oubliez pas que je n’ai pas changé d’avis : je refuse de l’accueillir et de reprendre une vie commune qui ne m’inspire plus que du dégoût. Il serait mieux pour moi de ne le revoir jamais.

— Comme je vous plains !…

Laissant Agnès à ses contradictions, M. de Saint-Sauveur s’en alla trouver Potentin.

VII L’HOMME DU MARAIS

En vérité, même s’il l’eût cent fois préféré, Guillaume n’était pas mort. Il n’était même pas bien loin : une lieue ou à peine plus le séparait des Treize Vents et cependant il eût été plus proche de l’autre côté de la Manche, au bout de la Bretagne ou au fin fond de l’Auvergne. Il se retrouvait brisé, malade, à peine conscient, perdu dans un univers d’ombres glauques, hors de toute civilisation, exilé au fond des âges. Peut-être sur une autre planète ?…

Des moments qui avaient suivi l’accident – car c’en était un, une erreur tragique, une de ces coïncidences comme le Destin se plaît parfois à en imaginer ! – il ne gardait qu’un souvenir vague : celui d’une souffrance aiguë et d’un interminable cheminement, ballotté sur quelque chose de vivant dont les mouvements lui arrachaient des plaintes à travers des ténèbres denses et trempées de pluie.

Il y eut ensuite un trou noir profond comme des abysses, moins angoissant toutefois que la demi-conscience traversée de douleurs fulgurantes. Auparavant, il avait eu l’impression bizarre qu’on le jetait dans une barque au bout de laquelle s’érigeait, vaguement luisante, une forme triangulaire armée d’une longue perche. Il entendait le faible clapot de l’eau qui le balançait à peine mais, en même temps, cette eau le transperçait, noyant ses cheveux, ses mains, imbibant ses habits dans lesquels il tremblait de froid…

Lorsqu’il émergea de ces profondeurs moites, il retrouva les élancements de sa tête, de ses jambes et sut, à leur intensité terrestre, qu’il ne se trouvait ni en purgatoire ni même en enfer. Pourtant il y avait là des bourreaux, des êtres verdâtres dont l’un tirait sur une de ses chevilles comme s’il cherchait à l’arracher. Pas de flammes cependant autour de ces démons mais de grosses tiges ligneuses baignant dans un demi-jour gris et brumeux. Une traction plus cruelle que les autres le renvoya d’où il venait…

Combien de temps s’écoula avant qu’il ne remonte une seconde fois à la surface en dépit d’une espèce de brouillard installé dans son cerveau ? Il retrouva le bizarre décor de grosses branches colmatées avec de la terre évoquant une cabane de charbonnier mais si basse qu’il devait être impossible de s’y tenir debout. À genoux peut-être ?… Et encore !

Il était couché sur quelque chose de sec qui se froissa sous sa main avec un bruit de papier. Des feuilles de roseaux ? Mais lorsqu’il voulut se redresser une nausée lui souleva l’estomac tandis que sa tête chavirait, lui rappelant son unique expérience du mal de mer. Il retomba en arrière dans un gémissement. Une ombre plus épaisse que les autres bougea à cet instant et il comprit qu’il y avait quelqu’un auprès de lui. Un souffle passa sur sa figure :

— Restez tranquille ! intima une voix basse et rauque. Vous n’réussirez qu’à vous faire mal…

— J’ai soif !…

— C’est la fièvre. J’veux bien vous donner de l’eau mais elle est pas trop bonne par ici et vous feriez mieux d’attendre que la Hulotte revienne. Elle a dit qu’elle en rapporterait…

— Donnez-m’en un peu tout de même ! Je brûle…

— C’est vous qu’ça regarde !

En dépit du feu qui le brûlait, Guillaume ne but qu’une gorgée. L’eau avait un affreux goût de vase et de pourriture mais le mouvement avait intensifié la douleur dont tout son être était prisonnier. Seuls, ses bras semblaient indemnes. Tournant un peu la tête il chercha l’homme mais celui-ci s’était déjà écarté pour se fondre à nouveau dans les ténèbres environnantes.

— Où est-ce que je suis ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire puisque vous n’êtes pas près d’en sortir. En quelque sorte, vous êtes chez moi…

— Alors qui êtes-vous ? Est-ce que je vous connais ? Je n’ai même pas pu voir votre visage…

— Y n’vous apprendrait rien… pas plus qu’mon nom !

— Mais enfin… qu’est-ce que je fais ici ?

— Vous n’vous souvenez pas ?

— N…on. Il me semble…oh, ma tête me fait si mal !…

— Alors laissez-la tranquille ! C’est mieux pour tout l’monde. Et puis vous parlez trop !… Vous allez encore battre la campagne sur le soir…

Une nouvelle fois, Guillaume essaya de se redresser mais une poussée de douleur le recoucha sur son lit de roseaux :

— Mes jambes !…

— Sont brisées… toutes les deux ! On a arrangé ça du mieux qu’on a pu, moi et la Hulotte. J’ sais mettre des attelles…

Tremaine laissa passer la vague de souffrance, cherchant sa respiration. La fièvre devait monter encore car il se mit à claquer des dents. Il avait froid, à présent, bien que sa tête fût en feu. L’homme ramena sur lui la mauvaise couverture qu’il avait rejetée machinalement.

— Tâchez d’rester tranquille ! Je r’viens ! J’vais voir ce que fabrique la Hulotte…

Guillaume ne répondit pas. Les yeux fermés, il tentait désespérément de mettre bout à bout deux idées mais l’effort était trop pénible. Il abandonna et tomba dans un demi-sommeil d’où le tira, peu après, une voix de femme, jeune et fraîche :

— Sainte Vierge bénie ! Dans quel état il est, ce pauvre monsieur ! On va pas pouvoir le garder ici ! Faudrait l’amener au village…

— Pour qu’on m’accuse de meurtre et qu’je sois pendu ? Tu perds la tête ma fille !

— Y a pas de raison qu’on te pende, mon Nicolas ! Tu lui voulais pas de mal et d’ailleurs tu l’as pas tué. C’est son cheval que tu as tiré au moment où le cerf arrivait… En attendant faut le réchauffer. Il tremble de partout. J’ai apporté de la soupe et des peaux, de l’eau de source et des morceaux de linge propre pour les pansements mais toi tu devrais te décider à allumer du feu. Tu aurais dû commencer par là, la nuit dernière quand tu l’as rapporté. Je te l’ai déjà dit…

— Et moi je répète ce que j’t’ai répondu : l’ feu ça s’voit de loin dans l’obscurité et de jour ça fait d’la fumée. J’en allumerai pas !

— Si tu ne veux pas m’écouter, il va mourir. Ce n’était pas la peine, alors, de te donner le mal de le trimballer sur ton dos puis dans la barque jusqu’ici. Fallait le laisser près du cadavre du cheval…

— Sûr que j’aurais mieux fait d’le jeter dans l’étang mais quand j’ai vu qu’y vivait'core, j’ai pas pu l’achever…

— C’est tout à ton honneur seulement maintenant faut terminer ton ouvrage et m’aider à faire le mien. Allume !… Personne le verra, ton feu ! avec toute cette pluie qui tombe depuis le coq chantant, le marais a presque doublé… Et puis ce vieux tas de pierres a si mauvaise réputation !

Quand la flamme s’éleva, Guillaume, sorti de sa torpeur depuis quelques instants, put voir que ce qu’il avait pris pour le mur d’une cabane était en fait un amoncellement de fagots adossés au mur d’une sorte de cave. Elle éclaira du même coup les deux êtres – il les distinguait mal encore ! – et aussi sa mémoire. L’espèce de bouillie cotonneuse où le choc reçu et la fièvre maintenaient son cerveau immergé s’allégea, se dissipa quand l’homme parla du cadavre du cheval. Soudain, tout revint sous la poussée d’un chagrin brutal. Il entendit le coup de feu, il sentit le grand coursier s’effondrer sous lui tandis que, projeté par-dessus, il s’en allait s’écraser lui-même. Ali !… Se pouvait-il qu’Ali soit mort, que ce rustre l’ait abattu ?… Il s’entendit murmurer :

— Mon cheval ?… Où est-il ?

Ce fut la fille qui répondit. Elle s’approchait alors de lui une écuelle fumante à la main et se penchait pour lui soulever la tête :

— Buvez ! Vous vous sentirez mieux !… Pour votre cheval, faut pas lui en vouloir ! Il l’a pas fait exprès ! Il s’était caché sur le passage d’un cerf dont il avait relevé les traces… Vous êtes arrivé en même temps. Sur la croix de ma mère, je vous jure qu’il vous voulait pas de mal ! C’est pas un méchant, Nicolas…

Incapable de retenir ses larmes, Guillaume les absorbait en même temps que l’épais bouillon d’herbes et de légumes. Assis un peu plus loin, l’homme mangeait sa soupe lui aussi comme si ce qu’on disait ne le concernait pas. À la longueur de ses jambes repliées, on pouvait voir qu’il était grand. Maigre aussi en dépit de la casaque en peau de chèvre qui l’élargissait et, ajouté à cela une figure aux traits simiesques à demi dévorée par une barbe d’un blond sale. Pas vieux, en tout cas : la trentaine peut-être ; sûrement pas davantage ! Les plis qui marquaient ce visage n’étaient pas des rides : simplement l’expression d’une indicible tristesse.

— Pourquoi ne veut-il pas me dire où nous sommes et, s’il ne me veut pas de mal, pourquoi m’y avoir amené ?

— Il fallait bien vous mettre à l’abri. La pluie s’est mise à tomber dru. Elle aurait pu vous achever… Il a fait au mieux. Vous êtes grand et lourd et il vous a porté sur son dos.

À présent, la jeune fille – elle ne devait pas avoir beaucoup plus de seize ans ! – lui faisait face et Guillaume pensa qu’avec ses longs cheveux blonds mouillés et sa coiffe amollie par l’humidité, elle ressemblait à Madame la Pluie, une image qu’il avait vue sur un livre de contes pour enfants. C’était la même figure triangulaire avec un petit nez pointu et des yeux tellement clairs qu’ils étaient presque transparents. Quant au reste de sa personne – elle n’était pas plus haute que les fagots ! – il disparaissait dans un accoutrement de grosse laine et de toile couleur de terre visiblement usagé et aussi peu flatteur que possible. En résumé ces deux êtres devaient appartenir à ce peuple misérable, silencieux et à demi sauvage qui hantait les plus anciens vestiges de l’immense forêt de Brix, cette fourrure dense et verte dont, au temps jadis, se vêtait la majeure partie du Cotentin. Guillaume essaya de sourire :

— Pardonnez-moi ! C’est votre époux peut-être ?

— Oh non, mais on se connaît depuis si longtemps ! Et puis, on n’a personne. Pas de famille ni l’un ni l’autre. Alors…

Elle eut un geste vague, un peu las qui en disait bien plus qu’un long discours sur ces deux solitudes.

— Vous habitez ici… dans cette cave ?

— Lui, oui. Pas moi !… Mon père était piqueux de grès et j’ai une petite maison pas bien loin d’ici. Quand Nicolas a besoin de moi, il m’appelle et je viens…

— Tu causes trop, la Hulotte ! grogna ledit Nicolas. Il a pas besoin d’savoir tout ça…

— N’y voyez pas offense ! murmura Guillaume. J’essaie de vous connaître mieux. Moi, je me nomme…

— Pas la peine ! On sait qui vous êtes ! coupa l’homme avec une espèce de rage. Plus d’une fois que j’vous ai aperçu et vos cheveux rouges y sont faciles à r’connaître…

Le ton hargneux de l’homme irrita Guillaume. La soupe chaude lui avait rendu quelques forces et il n’entendait pas les dépenser en discussions stériles.

— Est-ce que je vous ai fait quelque chose ? On dirait que vous m’en voulez ? Après tout, c’est vous qui m’avez blessé. Et vous avez tué mon cheval !

— C’est bien mon regret ! J’aurais préféré vous tuer vous ! C’t’animal… j’crois bien qu’il était la plus belle chose que j’aie jamais vue ! C’que j’ai pu vous l’envier !… Quand j’l’ai vu mort… j’ai pleuré ! Et j’suis resté longtemps assis par terre… sous la pluie… avec sa tête sur mes genoux !

Il pleurait encore à cet instant et le chagrin de cet inconnu pour le bel étalon qu’il pouvait seulement admirer de loin bouleversa Tremaine…

— Vous l’avez laissé… là-bas ? demanda-t-il d’une voix soudain enrouée.

Nicolas tourna enfin vers lui un regard charbonneux où brillait une flamme coléreuse :

— Vous voulez dire à la merci des loups ?… Et qu’est-ce que j’pouvais faire d’autre ? J’pouvais pas l'prendre dans mes bras, lui. L’est trop lourd !… Pas même l'pousser dans l’étang…

La pensée de son bel Ali, son ami, son compagnon, abandonné sans défense à tous les charognards de la forêt révolta Guillaume et lui fit oublier un instant ses propres tourments :

— Si noble animal doit être enterré avec dignité ! Je vous supplie d’y veiller ! Même dans ce désert – puisqu’il paraît que c’en est un – il doit être possible de trouver quelques paires de bras ?

— Par ce temps ? Vous n’entendez pas ? Ça dégouline de partout !

— J’entends ! Seulement je sais aussi qu’avec de l’argent on peut remuer des foules. Il y en avait dans les sacoches attachées à ma selle.

— Elles sont là, vos sacoches, fit Nicolas avec un geste du pouce dans le vague. J’y ai pas touché. J’suis pas un voleur, moi !

— Eh bien, touchez-y ! Prenez ce qu’il faut pour trouver de l’aide !… Mieux encore : tâchez de vous acheter une monture quelconque et allez jusque chez moi, à La Pernelle. Aux écuries, vous verrez Daguet. Il viendra le chercher avec des gens et un char pour le ramener…

Le rire de l’homme éclata soudain comme un coup de fusil :

— Et vous ramener vous par la même occasion ! Alors là n’y comptez pas ! Je vous ai dit tout à l’heure que vous n’étiez pas près de sortir d’ici et ça s’ra comme ça !

— Mais enfin pourquoi ?

— C’est mon affaire… Voyez-vous, j’aurais jamais imaginé qu’vous pouviez m'tomber sous la pogne. On était si loin l’un d’l’autre… Mais puisque vous y v'là, vous y resterez ! Histoire de vous faire apprécier comme c’est agréable d’vivre ici…

— Nicolas ! s’écria la Hulotte qui avait suivi sans rien dire l’échange des mots. Il est très malade… S’il meurt tu seras un assassin.

— Non. S’il meurt c’est parc’que ça s’ra son destin. Quant au cheval, j'vais m’en occuper dès qu’le jour reviendra. Ça s’rait bonne chose qu’on vous croie disparu en attendant qu’ça soit vrai. Alors lui aussi faut qu’y disparaisse avant qu’l’eau noie les ch’mins.

— Cela fera au moins quelque chose dont je pourrai vous remercier. Prenez ce dont vous avez besoin dans la sacoche…

— Pour qu’on pose des questions ? Je ne suis pas une bête ! Et j’ai besoin d’personne ! La Hulotte me donnera la main et ça suffira.

Épuisé par l’effort qu’il venait de fournir, Guillaume n’insista pas et cessa de lutter contre la fièvre qui lui battait les tempes. C’était déjà une bonne chose d’avoir obtenu de ce sauvage qu’il donne à Ali une sépulture décente… même si d’enlever ce grand corps faisait disparaître des traces précieuses pour qui se mettrait à sa recherche. En admettant que quelqu’un eût l’idée de lui courir après ! Même Potentin qui le croyait à Port-Bail ne bougerait pas avant un bon moment !…

À nouveau, la Hulotte lui soulevait la tête pour l’aider à boire une sorte de tisane au goût douceâtre qu’il voulut repousser mais elle insista !

— Je sais que ce n’est pas bon mais il n’y a ici ni sucre ni miel. Et ça vous aidera à dormir… Demain, je changerai le pansement de votre tête et je mettrai de l’argile bleue sur vos jambes pour diminuer l’enflure.

— Elles me font damner, soupira Guillaume. Pour que je dorme il faudrait que vous m’assommiez avec un gourdin !

Et pourtant il dormit. Plus profondément même qu’il n’osait l’espérer…

Le jour était là quand il ouvrit les yeux… Si on pouvait appeler jour cette lumière blême, tirant sur le vert-de-gris, dans laquelle baignait le lieu où il se trouvait. En tournant un peu la tête, il aperçut une mince ouverture lancéolée encombrée de végétation mais dont l’ogive rongée demeurait assez nette pour évoquer un oratoire, une très petite chapelle à demi ruinée de surcroît car l’un des murs était remplacé par un éboulement. Il vit aussi que le feu était éteint et, enfin, qu’il était seul.

Le souvenir de la veille lui revenant, il pensa que les deux autres étaient allés s’occuper d’Ali comme Nicolas – puisque Nicolas il y avait – l’annonçait… Cependant on ne l’avait pas abandonné : près du lit de roseaux où il reposait, il trouva une écuelle pleine de soupe – la même que la veille – encore tiède et un gobelet d’eau claire. Cette fois, il réussit à se soulever et avala le contenu des deux récipients.

Il se sentait mieux. Sa tête ne lui faisait plus mal – ou si peu ! – et il avait certainement beaucoup moins de fièvre. En revanche, ses jambes pesaient un poids intolérable comme si elles étaient prises dans une gangue de ciment. Repoussant les peaux et la couverture étendus sur lui, il les examina du mieux qu’il put. Un assemblage de planchettes et de bandes en grosse toile tachée de jaune les enveloppait. Par contre aucune trace de sang ne suintait : les fractures n’étaient pas ouvertes. Enfin, pour compléter un tableau plutôt affligeant, une grosse pierre était attachée à chacun de ses pieds.

Naturellement, on avait ôté ses bottes et tailladé le bas de sa culotte pour permettre à l’enflure de se développer. Il n’avait plus, sur lui, que sa chemise et son gilet : son habit pendait à l’un des fagots. Quant à son grand manteau de cheval, il était invisible.

Guillaume vit ensuite que, si l’endroit était misérable, il était tout de même vivable. Dans un coin, une sorte de bat-flanc garni d’une paillasse et de vieilles couvertures devait servir de lit à l’habitant. Les pierres qui composaient un foyer rudimentaire étaient soigneusement disposées sous un trou de la voûte basse faisant office de cheminée. Tout auprès, trois escabeaux constitués de planches et de branches voisinaient avec une marmite et une poêle à frire. Enfin, en se tordant le cou, le blessé put apercevoir, dans le retrait de l’éboulement, un buffet grossier et un petit coffre sur lequel une lampe à huile en grès était posée. Tout contre, le fer bien entretenu d’une grosse cognée de bûcheron à long manche, sinistre comme une hache d’exécution, luisait tel un défi : même s’il pouvait se tramer jusqu’à elle, jamais un homme dans son état ne réussirait à la manier.

Elle signifiait simplement qu’il se trouvait à présent dans l’entière dépendance d’un inconnu dont il était certain de ne l’avoir jamais rencontré, de ne lui avoir jamais causé le moindre tort et qui, cependant, le haïssait…

Pour éviter de sombrer dans un désespoir total, il s’efforça de découvrir où il se trouvait au juste. Le chemin qu’il avait pris en quittant les Treize Vents, et qui évitait Valognes, ne lui était pas tellement familier bien qu’il l’eût emprunté plusieurs fois déjà pour se rendre à Brix, acheter des bois de charpente, à Bricquebec pour les foires ou les fromages de la Trappe et même à Carteret d’où il descendait tout naturellement sur Port-Bail après avoir vaqué à ses affaires. C’était un itinéraire rapide mais difficile et seulement accessible à de très bons cavaliers. Ce soir-là, il s’y était jeté un peu en aveugle, obsédé par la pensée de sa bien-aimée menacée et sans prêter attention à ses repères habituels. Très certainement il s’était trompé de route dans l’épaisseur des bois rendus plus opaques par la nuit et la pluie car jamais, jusqu’à présent, il n’avait remarqué l’étang dont parlaient Nicolas et la Hulotte. Cependant l’allure de son cheval et le temps écoulé jusqu’à l’accident ne devaient pas lui avoir permis de parcourir deux lieues. Plutôt moins. Donc : pas le temps matériel de quitter la forêt de Barnavast et encore moins de traverser la route de Valognes à Cherbourg. D’ailleurs aux abords de Brix, il apercevait toujours les bâtiments du prieuré de La Luthumière où, durant toute la nuit, on gardait des lumières allumées au service de voyageurs égarés. Restait à savoir durant combien de temps il avait voyagé sur le dos et dans la barque de Nicolas ?

À force de creuser, il finit par déterrer le vague souvenir d’avoir entendu évoquer, un jour, à l’auberge du Vast où il aimait faire halte lorsqu’il allait à Cherbourg, les marais poissonneux tapis dans les bas-fonds des bois. Ils rejoignaient des étangs et devenaient immenses à la mauvaise saison quand les grandes pluies d’automne et d’hiver faisaient déborder la Saire et tous les ruisseaux des environs, noyant si bien champs et halliers qu’il fallait un bateau pour s’y engager, et une connaissance exceptionnelle des passages si l’on voulait éviter une mort affreuse dans une lise particulièrement tenace.

Enfin, il en conclut que le gîte de son hôte forcé se situait quelque part au milieu de ces étendues changeantes et qu’à moins d’une guérison rapide, il serait difficile de lui échapper. Personne ne viendrait à son secours. Personne de civilisé tout au moins car ces déserts possédaient plus d’habitants cachés qu’on ne l’imaginait : dans le désordre profus des bois, des eaux mortes ou vives, des collines et des combes – sans issue, des marécages, des fondrières et des profonds sentiers menant parfois à des gouffres, tout un peuple couleur de terre ou de mousse grouillait, invisible : prisonniers évadés, hors-la-loi de tout poil, contrebandiers, braconniers, gens de sac et de corde toujours à l’affût d’une aubaine, d’un marchand à détrousser, d’une bourse à couper ou d’un malheureux à rançonner. En effet, ceux qui peinaient dans ces solitudes : charbonniers, carriers, coupeurs de bois affaiblis souvent par l’implacable fièvre des marais, leur servaient de souffre-douleur. Ils étaient sans défense, la maréchaussée ne s’aventurant guère dans ces parages inquiétants où il était si facile de se perdre, où tout se ressemblait…

Jusqu’au soir, Guillaume resta seul et sans autre compagnie que la pluie dont il entendait le crépitement au-dessus de sa tête et sur la surface du marais. Il perçut enfin un bruit de voix au crépuscule et le bref raclement d’un bateau que l’on tirait sur la terre.

Lorsque les autres entrèrent, ils paraissaient épuisés. Tous deux portaient ces grandes capes de jonc tressé, d’un vert luisant, qui servaient de manteaux de pluie aux maraîchins. Nicolas déposa contre le mur une bêche, une pioche et le grand rouleau de corde qui s’enroulait autour de son épaule.

— Voilà ! C’est fait ! dit-il sans seulement jeter un coup d’œil à son captif.

— Vous avez réussi à l’enterrer ? En dépit de la pluie ?

— La pluie ? Elle m’a jamais gêné vraiment ! Même elle a ameubli la terre dans un coin que j’connais bien. On a creusé, la Hulotte et moi, creusé, creusé, creusé et encore creusé pour avoir une fosse assez grande et ça a pas été un p’tit travail. Ensuite il a fallu l’tirer jusque-là mais, ajouta-t-il avec une douceur inattendue, j’avais enveloppé sa belle tête avec un bout d’couverture pour qu’elle s’abîme pas en traînant sur les cailloux. Après, on a tout r’fermé. On a mis des pierres et des arbustes qu’j’avais déplantés. À présent personne peut plus savoir qu’il est là. Rien qu’moi !

— Merci ! dit Guillaume.

L’autre lui jeta un regard meurtrier :

— Vous pouvez l’garder vot’merci ! C’est pas pour vous qu’on a travaillé comme des forçats, la gamine et moi : c’était pour lui… et aussi pour moi.

Guillaume abandonna la partie. Il avait compris : enterré dans un endroit secret, Ali n’appartenait plus qu’à ce sauvage qui, après tout, ne le haïssait peut-être que parce qu’il était le maître de ce superbe coursier auquel tous ces rêves étaient accrochés…

Pendant ce temps, la Hulotte, de ses mains abîmées par la terre et l’eau, tâtait les jambes du blessé. Elle rapportait un paquet d’argile bleuâtre pour l’appliquer sur les genoux enflés mais apparemment elle eût beaucoup préféré que l’on confiât Guillaume à un médecin :

— C’est pas beau ! confia-t-elle à Nicolas. On a fait ce qu’on a pu mais je ne suis pas certaine qu’on ait bien remis les os en place…

— Les pierres s’en chargeront, répondit l’autre d’un ton définitif. Il a qu’à rester tranquille ! Quant à toi, mets-lui ses cataplasmes et puis rentre chez toi !

— Pas cette nuit ! Il fait trop mauvais… et puis je dois vous préparer à souper. Si je te laisse, tu lui donneras de la viande crue ou des racines et il en mourra.

— Et qu’est-ce qui t’dit que c’est pas c’que j'souhaite ? Tu crois qu’j’ai envie m’en encombrer pendant des s’maines ?

La fille alla décrocher du mur le fusil du braconnier et le lui tendit d’un geste résolu :

— Alors tue-le tout de suite ! Ce sera plus propre et plus chrétien que de le laisser pourrir lentement dans ce trou…

— Un trou, un trou ! J’y habite bien, moi ?

— Toi, tu as l’habitude. Pas lui.

— Il la prendra, voilà tout ! Ces beaux messieurs y z’ont besoin d’voir un peu par eux-mêmes comment qu’on vit chez les miséreux. Allez, fais la soupe et va-t’en !

— Non. Je reste ici, avec vous deux.

Tout de suite furieux, il leva le poing, prêt à frapper mais elle le défia :

— Vas-y ! Cogne !… Ça serait bien la première fois mais il faut un commencement à tout. Si tu veux que je m’en aille, il faudra que tu me chasses. Ou alors va chercher la barque. On le mettra dedans et on le conduira chez moi. Ma maison est petite mais au moins elle ressemble à ce qu’elle est.

L’œil sombre du braconnier se chargea d’une encore plus sombre jalousie :

— Et tu pourrais l'dorloter à ton aise… ou même faire prévenir chez lui pendant qu'moi j'resterais ici tout seul ? Tu m’prends pour un idiot ?

— Non. Pour un homme qui devrait regarder son intérêt plutôt qu’une espèce de vengeance hors de saison. Alors, je reste ?

Nicolas haussa rageusement les épaules :

— Ah, les bonnes femmes ! Celui qu’aura raison contre vous quand vous avez une idée sous l’bonnet, il est pas encore né !…

La Hulotte se contenta de cette reddition et se mit à éplucher les choux puis à vider une grosse carpe… Et la nuit acheva de se refermer sur cet étrange trio.

Pas seulement la nuit d’ailleurs.

Dans les jours qui suivirent, les vents d’ouest apportèrent sur le Cotentin les queues fracassantes des grandes tempêtes qui sévissaient alors sur Terre-Neuve et l'Atlantique Nord. Passé Land’s end, la pointe extrême de l’Angleterre, elles s’engouffraient dans la Manche et venaient frapper de plein fouet la grosse presqu’île trapue, carrée comme une tour normande que la mer furieuse attaquait de trois côtés à la fois.

Dans leur ancien ermitage cerné par un étang devenu deux fois plus vaste, Guillaume et ses compagnons furent isolés du reste du monde mais relativement abrités de l’ouragan. Le solitaire qui, jadis, avait bâti ce minuscule sanctuaire sur l’îlot d’un étang s’était assuré un asile de paix où il était impossible de venir troubler ses oraisons sans qu’il s’en aperçût.

Cependant la paix n’était plus guère le lot des trois êtres réunis dans cet espace étroit. Surtout depuis que Guillaume était fixé sur l’identité de son geôlier. Il en devait la révélation à la Hulotte – en fait, elle s’appelait Catherine Hulot ainsi qu’elle le lui confia un jour en rougissant beaucoup et comme si c’eût été un secret inavouable – et dès lors il ne l’appela plus autrement.

Ce jour-là, Catherine appliquait une fois de plus de l’argile sur les jambes de Guillaume lorsque celui-ci demanda soudainement :

— Pourquoi Nicolas fait-il un mystère de son nom ? Je ne crois pas m’être fait beaucoup d’ennemis depuis que je suis dans la région. Quant à la première fois où j’y suis venu, j’avais neuf ans et n’y suis resté qu’une poignée de jours…

La jeune fille regarda son patient, luttant visiblement contre l’envie de parler. Entre elle et lui, un courant de sympathie se développait avec, chez Catherine, une attirance, un sentiment dont elle n’avait pas conscience mais qui la poussait à veiller sur lui, à le quitter le moins possible tant elle craignait que, dans une crise de fureur, son ami ne le mît à mal. Guillaume insista :

— Je vous en prie, Catherine ! J’ai besoin de savoir. On peut toujours réparer un tort ou tout au moins essayer.

— De toute façon, il n’accepterait pas mais peut-être que vous réussiriez à adoucir cette grande amertume qu’il porte en lui ?… ajouta-t-elle en considérant le blessé d’un air songeur.

— Vous l’aimez ?

— Oui. Comme le frère qu’il a toujours été pour moi depuis la mort de mon père.

Orpheline de mère peu après sa naissance, – une fièvre puerpérale avait enlevé Marie Hulot – la fille du « piqueux » de grès s’était retrouvée seule trois ans plus tôt dans la petite maison isolée près de la grésière lorsque son père, souffrant depuis longtemps des fièvres paludéennes comme beaucoup de gens de la région, finit par succomber les poumons troués par la silicose. La carrière était isolée ; il y eut bien peu de monde pour proposer une aide : ce fut le plus misérable qui l’apporta : Nicolas s’occupa de l’orpheline. À sa manière rude, bourrue et sans y mettre trop de délicatesse mais elle trouva en lui un protecteur capable de mettre en fuite les mauvais garçons avides de saisir au vol le jupon d’un tendron sans défense.

— Eh bien ? reprit Tremaine. Me le direz-vous ce nom ? Il ne s’agit tout de même pas d’un brigand célèbre ou d’un prince en fuite ? ajouta-t-il avec un sourire qui fit fondre la petite : elle rit franchement :

Oh non ! S’il était un brigand, il proclamerait son nom au lieu de le cacher. Quant à un prince, je ne vois pas du tout d’où nous pourrions le sortir. Nicolas porte le nom de sa mère : Potin. Ou du moins devrait le porter mais il n’en veut pas parce que celui qui aurait dû être son père, le mari de sa mère, n’a pas voulu le reconnaître.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’était pas de lui, bien sûr. Il naviguait depuis au moins deux ans sur les mers lointaines et le soir où il est rentré chez lui, à Saint-Vaast, il a trouvé un berceau près du lit de sa femme avec un bébé de quelques jours. Il a laissé de l’argent et puis il est parti pour tuer le séducteur, un soldat du fort de la Hougue…

Vivement Guillaume posa sa main sur celle de la jeune fille :

— Arrêtez ! fit-il d’une voix soudain changée. Je crois que je peux continuer l’histoire… Le marin n’a pas été jusqu’aux bastions parce que, sur le chemin, il a trouvé un enfant gravement blessé. Il a ramassé cet enfant, l’a emmené chez un médecin et, pour finir, est reparti avec lui pour les Indes. Le garçon c’était moi, l’homme s’appelait Jean Valette et je l’aimais profondément…

Oh, la chaude bouffée de souvenirs qui remontaient à la mémoire de Guillaume ! Précis et nets comme s’ils étaient d’hier au lieu d’être vieux de trente années.

— Il a été un père pour vous, fit la voix amère de Nicolas entré sans que l’on s’en aperçût. Moi, il m’a rej’té comme un rebut d’humanité, condamné à la misère et à n’être jamais rien d’autre qu’un bâtard. Pourtant j’étais innocent, moi ! J’avais pas d’mandé à naître. S’il avait aimé ma mère…

— Il l’aimait, je peux vous l’assurer. Il m’a dit, un jour, combien il était heureux ce jour-là en approchant de Saint-Vaast. Il rapportait des cadeaux pour elle. Seulement…

— Seul'ment cadeau qu’elle lui avait préparé, l’a pas été d’on goût ! ricana Nicolas. Alors il a tout jeté !

— Ce n’est pas ça que je voulais dire : c’était un homme entier, opiniâtre et plein d’orgueil. Il lui a toujours été difficile, sinon impossible de pardonner. Si, au lieu de m’avoir trouvé, moi, il avait pu rencontrer le soldat qu’il cherchait, il l’aurait tué sans hésiter et sans l'ombre d’un remords. Ce qui se serait passé ensuite n’est qu’hypothèse : aurait-il réussi à échapper aux autres soldats et à ce qui aurait suivi : les juges, la potence ou le bagne ? De toute façon, je ne crois pas qu’il aurait jamais été votre père.

— C’est facile de dire ça ! Moi j’maintiens qu’il aimait pas assez ma mère sinon il s’rait resté sans tuer personne et p’t’être qu’à la longue il aurait fini par s’attacher à moi ? Il s’est bien attaché à vous qui lui êtes rien, qu’êtes même pas sorti d’un ventre où y s’plaisait bien !

— Il est possible que vous ayez raison mais alors il aurait fallu que Jean Valette soit un autre. Et je ne vois pas pourquoi vous lui en voulez à lui et pas à votre mère ? Ce n’est pas lui qui n’a pas su attendre ; ce n’est pas lui qui a été infidèle…

Le solitaire serra les poings et cracha :

— J’vous défends d’mal parler d’ma mère ! L’était jeune… et belle comme une image sainte. On laisse pas toute seule une femme comme ça…

Guillaume savait qu’il parlait dans le désert. Le mur qu’il avait devant lui refuserait toujours de se laisser entamer. Pour Nicolas, les choses étaient simples : Jean Valette aurait dû accueillir comme sien le fils d’un autre et Guillaume, en se glissant dans son cœur, n’était rien d’autre qu’un voleur. Donc un ennemi ! Néanmoins, il s’offrit le plaisir d’une repartie cruelle :

— À vous entendre un marin devrait obligatoirement épouser un laideron ? Ce pays, pourtant, est plein d’épouses jeunes et jolies qui attendent un homme parti au loin, matelot ou autres…

— P’t’être bien ! mais moi je n’sais qu’une chose : il a fait d’vous un homme riche et moi j'suis rien qu’un traîne-misère !

— Et vous me haïssez ! Néanmoins, lorsque je suis revenu au pays, j’ai cherché à savoir ce qu’étaient devenus sa femme et… l’enfant !

— Il vous l’avait d’mandé ? fit Nicolas avec une sorte d’âpreté mêlée d’un vague espoir.

— Non mais il me semblait que c’était juste. Personne ne savait rien : ils étaient partis depuis longtemps…

— J’étais pourtant pas bien loin et j’en ai eu plein les oreilles du bruit qu’on f’sait autour de vous ! Jusqu’au fond des forêts on parlait de « Monsieur » Tremaine…

— Vous auriez pu essayer de me rencontrer ?

— Pour quoi faire ? Vous m’auriez j’té dehors ! Vous ou votre femme : la fille de c’vieux bandit d’Nerville !… Ah là là ! C’que j’ai pu vous détester.

Épuisé par une joute oratoire inattendue, Guillaume ferma les yeux en se laissant aller sur sa couche devenue, grâce à une paillasse confectionnée par la Hulotte un peu plus confortable. Malgré tout, il retrouva la force de murmurer :

— Et vous m’exécrez un peu moins maintenant ?… Est-ce parce que vous espérez bien me voir mourir ?

— Oui. J’aurais pu vous tuer mais c’est une chose que j’saurai jamais exécuter de sang-froid. Et puis ça aurait été trop vite ! Là, j’vais vous r’garder vous dissoudre devant moi tout à mon aise ! Vous avez déjà bien moins grande mine, m’sieur Tremaine !

— C’est stupide ! Essayez de comprendre que vous avez tout intérêt à ce que je vive… et que si vous vouliez m’aider…

L’autre se pencha jusqu’à ce que Guillaume pût sentir son souffle aigre d’homme mal nourri :

— Comprendre ?… C’est vous qui n’y entendez rien ! Moi j’ai besoin qu’vous souffriez pour avoir moins mal dans ma tête !

— Alors soyez content ! Je souffre !

Le retour de Catherine, sortie un moment pour prendre des poissons que l’on tenait dans une poche plongée sous l’eau, sépara les deux ennemis. Nicolas entreprit de fondre des balles pour son fusil. Le blessé, les yeux fermés, cherchait un repos que son corps douloureux lui refusait. La jeune fille se mit à vider ses poissons et à les nettoyer…

Elle eut fort à faire, dans les semaines qui suivirent pour soigner de son mieux un homme qui semblait décidé à se laisser mourir. Guillaume sentait que son état physique se délabrait de jour en jour et que son courage suivait la même pente. Alors à quoi bon lutter ? Plus vite viendrait la fin et mieux ce serait. Ne fût-ce que pour satisfaire la haine patiente et tenace qui guettait à ses côtés. Il en venait même à repousser les tendres images de ses enfants, trop jeunes pour ne pas l’oublier rapidement, ou de Marie-Douce qui, sans nouvelles de lui, se croirait abandonnée et rentrerait certainement en Angleterre : elles ne lui apportaient qu’un peu plus de désespoir et de chagrin. Or, il voulait au moins finir dignement.

Il y avait bien Catherine qui se battait dans l’espoir de le ramener à la santé mais qui n’osait pas entreprendre la seule chose susceptible de le sauver : aller chercher un secours de plus en plus urgent. Sans doute avait-elle un peu peur de ce grand diable dont les traits se convulsaient de fureur quand il lui semblait qu’elle mettait trop d’amitié dans ses soins ou quand elle exigeait qu’il l’aide à changer la couche du blessé. Sans doute Nicolas était-il jaloux. Guillaume, alors, repoussant la main trop douce, le sourire trop attentif pour qu’au moins elle n’ait pas à souffrir lorsqu’il ne serait plus là.

Quand vint décembre, c’est-à-dire l’époque où les os brisés auraient dû être ressoudés, Catherine ôta les divers appareils de fortune qui immobilisaient les jambes de celui qu’elle appelait, dans le secret de son cœur, son « cher M. Guillaume »… Refusant d’admettre que le blessé était trop faible pour se soutenir lui-même, elle obtint de Nicolas qu’il fabrique de grossières béquilles. Elle était persuadée qu’une fois debout, Guillaume retrouverait des forces nouvelles. Nicolas s’exécuta mais, lorsqu’il les remit, il accompagna son présent d’un rire moqueur :

— C’est bien pour t’faire plaisir mais pourra jamais s’en servir ! L’a plus qu’la peau et les os : pourra jamais t’nir debout.

En effet, lorsque, cramponné d’une main au bâton en forme de tau et, de l’autre à l’épaule de la Hulotte, il posa les pieds à terre et voulut s’appuyer dessus, Guillaume hurla de douleur et retomba sur le lit haletant et trempé de sueur, usant ses dernières forces à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Qu’est-ce que j’avais dit ? commenta Nicolas. Laisse-le donc crever et retourne chez toi !

— Comment peux-tu être aussi abominable ? Non, je ne partirai pas et si tu m’y obliges, sache bien que tu ne me reverras jamais…

— Tu ferais mieux de me tuer ! murmura Guillaume, je sais que je suis en mauvais état mais je peux quand même durer encore.

— J’ai tout mon temps ! Et ça s’ra pas si long qu’ça !

Les événements semblèrent lui donner raison :

Généralement doux dans la presqu’île, l’hiver fut, cette année-là singulièrement rude avec de grandes fureurs de pluie, des vents harassants et même de la neige et des loups affamés. Il fit froid, humide et, sur l’étang devenu immense, des brouillards effaçaient les arbres donnant aux isolés de l’îlot rétréci l’impression d’être perdus dans des nuages sans fin. Nicolas cependant allait chasser ou pêcher : il le fallait bien pour se nourrir. Il partait dans la barque, rassuré sur le sort de ses compagnons, gardés par les eaux au moins aussi efficacement que par lui-même. Lorsqu’il revenait il les trouvait toujours silencieux, Catherine assise près de Guillaume, les mains occupées d’un raccommodage d’un récurage ou de la préparation d’une tisane. Il ne pouvait savoir que son absence procurait à son prisonnier quelques instants de paix et même de douceur. À cette petite fille obstinée à le conserver en vie, Guillaume parlait de sa vie passée. S’il ne s’attardait jamais sur les Treize Vents ou sa famille, il aimait parler de ses amis, surtout de ceux de Varanville. Du fond de sa misère il prenait plaisir à évoquer son amie Rose, sa vitalité, son cœur généreux, l’attention constante qu’elle portait à ceux qui dépendaient d’elle et cet art qu’elle possédait mieux que personne de rendre un sourire à quiconque semblait plongé au plus profond du désespoir.

— Si j’avais pu appeler quelqu’un à mon aide, c’est elle que j’aurais demandée. Elle est toujours prête à porter secours.

— Pourquoi pas votre femme ? La dame des Treize Vents doit être bien en peine de vous pourtant ?

— La dame des Treize Vents ne veut plus me voir. Elle désire que je ne revienne jamais et je n’ai rien à attendre d’elle. Ne cherche pas à comprendre pourquoi, petite Catherine et ne me demande pas de t’expliquer : c’est trop difficile pour moi à présent.

— Est-ce… à cause de cette dame Rose ? Vous l’aimez sans doute et votre épouse en a pris ombrage ?

— Non. C’est pour… autre chose. Quant à Mme de Varanville je l’aime oui… mais comme la sœur que je n’ai pas eue…

Dans les tout premiers jours de mars, un printemps précoce chassa les lugubres jours d’hiver. Le soleil monta dans le ciel tandis que les eaux envahissantes se retiraient. Les épaisses brumes devinrent légers brouillards nacrés et Catherine ouvrit l’ancienne chapelle autant qu’elle le pouvait afin que Guillaume pût respirer un air plus vivifiant. Elle aurait aimé le conduire au-dehors mais c’était impossible : depuis les dernières froidures il toussait et n’essayait même plus de bouger. Catherine fit d’autres tisanes et aussi des cataplasmes d’argile chaude où elle mêlait des herbes sans d’ailleurs obtenir de véritable résultat. Comme disait Nicolas, il avait moins grande mine, Guillaume Tremaine ! Il était même méconnaissable avec la barbe roussâtre qui envahissait son visage dont la peau, si profondément recuite par tant de soleils et de vents, virait à présent au gris. De toute évidence, il n’en avait plus pour longtemps. Le mal ravageait sa poitrine.

Un soir, quand les deux hommes furent endormis, la jeune fille mit autour de ses épaules et de sa tête son grand fichu de laine noire, jeta un dernier regard à Guillaume enfoncé dans un mauvais sommeil et quitta l’ermitage…

Au matin, lorsque Nicolas s’éveilla, il se sentit la tête lourde et la bouche pâteuse ce qui n’était pas rare, mais ses idées s’éclaircirent brusquement lorsqu’il s’aperçut que le feu n’était pas allumé et la Hulotte invisible.

Soudain furieux, il sortit dans l’air vif du matin, courut à l’endroit où il attachait sa barque et se mit à hurler comme un loup malade en constatant qu’elle avait disparu. Une voix fraîche lui répondit qui venait de l’étang.

— Ne crie pas si fort ! Je suis là !

Tournant la tête, il fouilla du regard une écharpe de brume sous laquelle l’eau miroitante avait l’air de fumer. La forme encore vague d’une barque plate sur le bord de laquelle s’érigeait une silhouette de femme armée d’une longue perche, s’en dégagea peu à peu. Les mains en entonnoir, il cria, rassuré tout de même :

— Où est-ce que t’étais passée ?…

— J’ai été chercher des choses dont nous avons besoin…

En effet sur le devant de l’embarcation, il y avait deux gros paquets sombres et arrondis. L’homme, repris par sa mauvaise humeur, ronchonna :

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?… Et où as-tu été ?

La réponse qui lui fut donnée ne vint pas de Catherine. Le nez de la barque allait toucher terre quand les soi-disant ballots se redressèrent révélant deux hommes armés chacun d’un pistolet qui sautèrent dans les roseaux.

— Si tu bouges, déclara calmement Félix de Varanville, je te fais sauter la cervelle !

— Vous m’avez promis de ne pas lui faire de mal et aussi de le laisser libre ! supplia la Hulotte.

— Si Tremaine est encore vivant, je tiendrai ma promesse. Sinon…

La réponse de la jeune fille fut noyée par le flot d’imprécations crachées par son étrange ami. Cependant le bailli de Saint-Sauveur – l’autre passager de la barque – baissait son arme :

— Soyez tranquille !… Moi aussi, j’ai juré ! Conduisez-moi près de notre ami…

Un moment plus tard, enveloppé dans une couverture de fourrure, Guillaume grelottant et à peine conscient était déposé dans la barque. Pour la première fois depuis des mois le ciel s’étendait au-dessus de son visage et en éclairait cruellement les ravages. Félix avait peine à retenir ses larmes. Sans la promesse que lui avait arrachée dans la nuit la jeune Catherine arrivée chez lui exténuée, il aurait volontiers déchargé son pistolet dans la figure de Nicolas. Rose d’ailleurs s’était jointe à elle :

— Nous devons payer son courage de gratitude et non d’une nouvelle souffrance. Cet homme est son seul ami : souvenez-vous-en !

Il s’en souvenait mais non sans peine.

Très sombre, le bailli qui passait par hasard la nuit au château afin d’explorer une autre direction ne cachait pas son pessimisme :

— À Malte et chez les Barbaresques, j’ai pris quelques teintes de médecine. Tout à fait insuffisantes hélas, pour sauver ce pauvre garçon ! Il lui faudrait… le meilleur médecin qui soit au monde, j’en ai bien peur…

— Nous n’avons pas le temps de chercher si loin ! dit Félix. À Saint-Vaast, il y en a un qui n’est pas sans valeur. Le Dr Annebrun a étudié à la faculté d’Édimbourg avant de servir dans la Marine puis de reprendre le cabinet du défunt Dr Tostain. C’est d’ailleurs lui le médecin des Treize Vents…

— Vous pensez qu’il vaudrait mieux le ramener au manoir ? fit Saint-Sauveur avec une grimace. Même dans cet état, je ne suis pas certain qu’il serait bien reçu…

Félix explosa :

— Je vous jure bien qu’Agnès le laissera rentrer chez lui. Sinon, il y sera porté par la moitié des hommes de la région. Il y en a qui n’ont pas oublié de qui elle est la fille ! Ce qu’elle a fait est inadmissible et je me charge d’elle !

Il se calma soudain : faible, à peine audible la voix de Guillaume venait cependant de se faire entendre :

— Félix ! souffla-t-il avec une ombre de sourire… Je n’espérais plus… entendre ta voix… Conduis-moi… chez Pierre Annebrun. Je ne veux pas… qu’Élisabeth me voie comme je suis.

Une quinte de toux lui coupa la parole.

— Faisons vite ! conseilla le bailli.

Afin d’être certain que Nicolas, toujours tenu en respect, ne leur causerait pas d’ennuis… et aussi pour soulager ses nerfs, Félix l’étendit dans l’herbe d’un maître coup de poing puis sauta dans la barque dont, cette fois, Saint-Sauveur se chargeait de manier la longue perche. La tête de Guillaume reposait sur les genoux de Catherine. La jeune fille pleurait sans retenue. Elle ne regrettait pas d’avoir tout fait pour sauver cet homme mais elle s’y était attachée et, dans un moment, lorsque l’on aurait rejoint la voiture qui attendait au bout de l’étang, là où la terre pouvait porter son poids, il faudrait se séparer. Sans doute pour toujours et cette idée la déchirait.

Elle avait pensé prier qu’on l’emmène, elle aussi, mais vers quoi ? Un tablier de camériste ? Une chambrette dans une demeure étrangère et au milieu d’inconnus ? Avant que Tremaine n’apparût dans sa vie, elle n’avait que Nicolas. À présent, il aurait besoin d’elle. Une fois sa colère passée – et elle ne la craignait guère ! – il serait heureux qu’elle soit restée auprès de lui. Peut-être même arriverait-elle à lui faire abandonner son îlot insalubre où ils venaient de vivre un cauchemar pour sa petite maison près de la grésière où l’on n’était pas si mal ? Peut-être arriverait-elle à le rendre un peu moins sauvage ?…

Lorsque Félix enleva son ami, elle le laissa glisser de ses bras, demeura là sans bouger, assise au fond de la barque et les mains ouvertes. Le bailli se pencha sur elle pour l’aider à se relever avec une courtoisie à laquelle elle fut sensible :

— Vous êtes exténuée, ma pauvre petite ! Tenez-vous vraiment à retourner là-bas ?

La Hulotte leva sur lui ce visage attentif, ses yeux transparents que les larmes rendaient semblables à de minuscules flaques d’eau quand le ciel s’y reflète :

— Il le faut, Monsieur. Nicolas est le seul être sur cette terre qui ait besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner.

— Ce sentiment vous honore et j’espère que votre ami saura vous apprécier à votre vraie valeur. Il a beaucoup plus de chance qu’il ne le croit…

Après avoir déposé Guillaume dans la berline de voyage, Félix revenait vers eux. Il tira de sa poche une bourse et voulut la mettre dans la petite main aux doigts abîmés, aux ongles cassés mais Catherine refusa ; non sans grandeur !

— Merci à vous, Monsieur, mais j’ai seulement voulu sauver M. Tremaine. Pas me laisser acheter…

Elle saisit la longue gaule de frêne, la planta dans les roseaux de la berge et, d’une poussée, envoya le petit bateau vers le plus large de l’étang. Une sarcelle dérangée fila au-dessus d’elle avec un cri de protestation.

— Décidément, fit le bailli qui la regardait s’éloigner, il existe une bien étrange noblesse chez les plus humbles de nos filles normandes…

— Beaucoup plus, parfois, que chez les plus nobles, approuva Félix. L’ex-Mlle de Nerville devrait prendre exemple ! Venez, Monsieur le bailli ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

VIII INCERTITUDES.

Haut comme l’une de ces armoires normandes qu’il affectionnait, bâti en conséquence et doué d’une force peu commune, le Dr Pierre Annebrun, lorsqu’on ne le connaissait pas, évoquait à première vue un tailleur de pierres-bâtisseur de cathédrales ou encore l’un de ces « maîtres de haches » qui, au temps du Roi-Soleil, édifiaient pour M. de Colbert vaisseaux de haut bord ou rapides galères. Le vieux sang Viking triomphait en ce gaillard blond comme les éteules abandonnées par la faux du moissonneur, capable de tordre un fer à cheval entre ses mains mais dont les doigts déliés savaient, avec la délicatesse d’une dentellière, délivrer une femme en couches, soigner la plus cruelle des blessures, ou encore – et c’était à cela qu’il consacrait ses rares loisirs ! – reconstituer en de minutieuses maquettes les beaux navires qui avaient enchanté sa prime jeunesse.

Son parcours dans l’existence présentait quelques analogies avec celui de Guillaume Tremaine dont il était l’aîné de trois ou quatre ans. Fils d’un médecin de Cherbourg marié à une Écossaise, il avait perdu son père à sept ans. À l’instar de Mathilde Tremaine qui n’aimait pas le Canada, sa mère Mary Keithland ne s’habitua jamais à la Normandie dont elle jugeait le climat trop chaud et soupirait après les brumes de son pays natal. Devenue veuve, elle se hâta de regagner Dunbar et la maison paternelle où sa propre mère vivait seule en compagnie d’une tante âgée.

Cette atmosphère exclusivement féminine ne convenait guère au petit garçon qui, au pied du château ruiné où Mary Stuart et son troisième époux Bothwell luttèrent contre la révolte soulevée par leur mariage, regrettait sa montagne du Roule, son jardin sur lequel un vieux figuier étendait ses branches lourdes, et les étranges mirages, les moirures et les halos, dont se parait la mer lorsque le soleil venait s’y endormir. Heureusement les barques des pêcheurs de Dunbar lui permettaient d’assouvir un vif attrait pour la navigation qui le disputait en lui au non moins vif désir de suivre les traces de son père et de devenir médecin…

Ce fut ce dernier qui l’emporta à la prière de Mary Annebrun qui craignait de voir son unique enfant s’éloigner d’elle. D’autant que la célèbre faculté d’Édimbourg n’était distante que d’une douzaine de lieues. Le jeune Pierre y conquit brillamment ses diplômes sans jamais avouer qu’il ne souhaitait guère exercer dans un pays où il s’était toujours senti un peu étranger. Et puis il y avait toujours cette soif d’aventures qu’il gardait au fond de lui et qui revenait parfois le tourmenter.

La mort de sa mère, survenue trois ans après celle de la grand-mère et cinq après celle de la tante âgée, le laissa seul au monde mais libre et en possession d’un peu d’argent qu’il augmenta en vendant la maison et les quelques terres arides qui l’environnaient. Il rentra en France.

C’était l’époque où le roi Louis XVI envoyait le comte de Rochambeau au secours des colonies anglaises d’Amérique entrées en rébellion. Pensant avec juste raison qu’il y avait là une grande occasion de voir du pays et que ses qualités médicales pouvaient y trouver leur emploi, Annebrun réussit à s’embarquer à bord du Neptune commandé par le chevalier Destouches. Le 2 mai 1780, à cinq heures du matin, il quittait Brest avec l’escadre du chevalier de Ternay à destination de Newport. Il avait manqué de peu mettre son sac à bord de l'Amazone, la rapide frégate de M. de La Pérouse. Son destin, sans doute, en eût été changé : il eût très certainement suivi le grand navigateur dans son voyage autour du monde et pourrirait quelque part du côté des îles Tonga mais un malentendu sépara les deux hommes et le Dr Annebrun resta en vie.

Après Yorktown, il demeura en Amérique, s’éprit d’une jolie fille de Baltimore, manqua l’épouser, s’aperçut à temps qu’elle courait plusieurs lièvres à la fois en s’ingéniant à faire monter les enchères. Blessé dans ses sentiments mais soulagé d’échapper enfin aux filets de tortue bouillis arrosés de beurre et de sherry qu’on lui servait trois fois la semaine chez ses futurs beaux-parents, il vendit le cabinet qu’il avait ouvert sur le port et décida qu’il était temps pour lui d’aller revoir sa Normandie.

Il regagna enfin Cherbourg mais si le Roule était toujours là, ses souvenirs d’enfance avaient disparu. Singulièrement la maison au figuier détruite lors du débarquement anglais de 1758… Pourtant le charme de sa région natale agissait toujours sur lui. Il pensa qu’il serait plus sage d’en finir une fois pour toutes avec le regret des anciens temps et, sans quitter ce Cotentin qu’il aimait, de se chercher un nouveau cadre de vie. Il trouva Saint-Vaast-la-Hougue, fut séduit au premier regard comme l’avait été l’enfant Guillaume Tremaine lorsque, des hauteurs de Quettehou, il découvrit l’immense baie aux nacres changeantes. Il y fit la connaissance du vieux Dr Tostain déjà usé par l’âge et les fatigues d’une vie trop remplie, devint d’abord son assistant puis son successeur lorsque Dieu appela enfin ce bon serviteur à un repos bien gagné. Depuis, il veillait sur la santé des gens de Saint-Vaast, Réville, Rideauville, La Pernelle, Anneville, Le Vicel, Le Vast et même parfois Quettehou bien que le bourg fût pourvu d’un médecin. Naturellement, le château de Varanville se trouvait aussi sur ses tablettes ainsi que les soldats des forts de la Hougue et de Tatihou parmi lesquels il n’était pas exclu qu’une rixe fît des éclopés justiciables du scalpel magique d’Annebrun.

Dans la population, on l’appréciait. Plus d’une fille s’essayait à charmer ce quadragénaire bourru mais de belle mine et susceptible de mener une grande carrière. Adèle Hamel, prête à toutes les bassesses pour quitter son état de vieille fille et se faire passer un anneau au doigt, était du nombre mais toutes tant qu’elles étaient perdaient leur peine. Vacciné – le terme était à la mode depuis peu ! – par son aventure américaine, Pierre Annebrun craignait leurs avances comme le feu et entendait couler le reste de ses jours dans un confortable célibat. En outre, il vouait à Agnès Tremaine une muette admiration teintée de respect et d’une vague méfiance qui se fût peut-être changée en un sentiment plus passionné si la jeune femme n’était si distante et, surtout, si le docteur n’éprouvait pour Guillaume cette estime et même cette amitié qui naissent si simplement entre gens de cœur habitués à lutter pour quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes.

En dehors d’Agnès, la seule femme qui intéressât vraiment le docteur était Mlle Lehoussois dont il estimait l’humour et la vieille eau-de-vie de pomme presque autant que les compétences professionnelles. Il lui devait d’ailleurs l’acquisition de Sidonie Poincheval, sœur montée en graine du carabetier de Saint-Vaast, demoiselle de grande vertu et de mœurs austères – en contradiction formelle avec la profession de son frère ! – mais fine cuisinière et excellente femme d’intérieur. Se tenant pour honorée de devenir la gouvernante d’un homme de science, Sidonie s’estima au moins l’égale de celle du curé et veilla dès lors à ce que son maître et elle-même reçussent des populations indigènes l’exacte dose de considération qui leur revenait.

La veuve du Dr Tostain gardant sa maison, Pierre Annebrun s’était installé avec Sidonie dans une grande bâtisse entourée de tilleuls située un peu à l’écart de l’agglomération, au Hameau-Saint-Vaast, sous Rideauville et près du château de Durécu, belle demeure datant du siècle de Louis XIV et dont elle avait été une dépendance. Le châtelain, M. François-Clément de Boyer de Choisy, capitaine au corps royal du Génie, et son épouse Caroline-Marie de Sottorsville qui n’y vivaient qu’une partie de l’année la lui avaient vendue sans difficulté.

Lorsque la voiture de Varanville s’arrêta devant sa porte, Annebrun était absent. Félix fut reçu par Sidonie, plus sur son quant-à-soi que jamais et qui, se voulant l’austère gardienne du secret professionnel, commença par refuser de dire où il se trouvait. Mais quand l’époux de Rose, l’œil féroce, l’informa du contenu de la berline et menaça de lui tordre le cou si elle ne lui donnait pas sur l’heure les moyens de récupérer le docteur, elle oublia toute sa superbe, déclara que son maître se trouvait au Tôt où le fermier souffrait d’un flux de ventre, courut ouvrir l’une des chambres qu’elle gardait toujours préparées « en cas », revint pour aider à monter le malade et, finalement, éclata en sanglots lorsqu’elle découvrit son état. Ce qui lui valut de se faire tancer par le bailli de Saint-Sauveur :

— Hé là, ma brave femme ! On ne chante pas la messe des morts avant les derniers sacrements. Il respire encore… Vous feriez mieux de m’aider à le mettre au lit…

Pendant ce temps Félix dételait un de ses chevaux, l’enfourchait à cru et fonçait en direction de la ferme du Tôt distante d’environ un quart de lieue.

Une demi-heure plus tard, Annebrun se trouvait devant ses responsabilités. Mettant sa pudeur de côté avec une abnégation toute romaine, Mlle Poincheval avait aidé le bailli à déshabiller Tremaine dont les vêtements n’étaient plus bons que pour le feu et à le revêtir d’une des chemises de son maître après une tentative de nettoyage interrompue sur l’ordre du bailli quand le malade, en proie à une forte fièvre, se mit à délirer entre deux quintes de toux.

Le temps que le médecin employa pour son minutieux examen parut durer un siècle à Félix de Varanville. Depuis son entrée dans la chambre, Annebrun n’avait pas articulé une parole, se contentant d’un salut silencieux adressé au bailli.

— Eh bien ? demanda Félix lorsque celui-ci leva sur lui un regard soucieux.

Le docteur haussa ses lourdes épaules :

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il était grand temps ! Du moins je veux croire qu’il l’est encore…

— Vous allez le sauver, n’est-ce pas ?

— En toute sincérité je n’en sais rien. Tout ce que j’espère c’est qu’il lui reste assez de forces pour lutter…

— Contre quoi ? demanda M. de Saint-Sauveur. Qu’est-ce qu’il a ?

— Une broncho-pneumonie compliquée d’un peu de paludisme contracté dans ce foutu marais. Et je ne parle pas de ses jambes ! Il y a, au genou gauche, une enflure que je n’aime pas mais qu’il faudrait explorer. Sans compter… Oh, nous verrons ça plus tard si…

Il n’acheva pas la phrase dont aucun des deux hommes ne souhaita entendre la fin tant ils en craignaient le son sinistre. Tout de suite d’ailleurs, le bailli, pour rompre le soudain silence, se proposa comme garde-malade. Le médecin l’en remercia d’une ombre de sourire :

— Pardonnez-moi mais je préfère quelqu’un qui le connaisse à fond. Si M. de Varanville voulait bien aller me chercher Mlle Lehoussois, je lui en serais très obligé. Vous-même, Monsieur, avez une mission difficile aux Treize Vents. Mme Tremaine doit être prévenue mais je préférerais que l’on ne dise rien à la petite Élisabeth…

— Elle est chez moi et y restera ! coupa Félix. C’est à cause d’elle que Tremaine, dans un court instant de conscience, a voulu venir chez vous. Il ne souhaite pas qu’elle le voie… sous cet aspect.

Le médecin approuva puis, pour bien montrer qu’il voulait se mettre immédiatement au travail, il ôta son habit, retroussa les manches de sa chemise, cria à sa gouvernante de lui apporter une grande cuvette d’eau puis d’apprêter la chambre voisine pour la vieille sage-femme dont il ne doutait pas un instant qu’elle accourrait s’installer au chevet du malade.

Les deux autres comprirent qu’ils étaient de trop et s’en allèrent accomplir leurs tâches respectives. Pour se donner le temps de la réflexion, le bailli se proposait de remonter à pied à La Pernelle tandis que Varanville et la voiture iraient chercher Mlle Anne-Marie mais, au moment où ils se séparaient, une fenêtre du premier étage s’ouvrit et Pierre Annebrun s’y pencha jusqu’à mi-corps :

— Dites à Mme Tremaine que je ne veux pas la voir tant que je ne le lui aurai pas fait savoir ! Les larmes d’une femme n’ont jamais aidé personne à revenir à la vie. Au contraire…

Il n’ajouta pas que la seule idée de voir pleurer la dame de ses secrètes pensées le rendait malade… Le bailli fit la grimace :

— Ce que j’ai à dire est déjà assez difficile… Il se peut… qu’elle n’apprécie pas ?

— Ça m’est égal ! Je ne veux pas d’elle !

La fenêtre fut refermée avec une telle vigueur que les vitres en tremblèrent.

— De toute façon, soupira le vieux marin, elle n’en aura peut-être même pas envie.

— Quelle histoire insensée ! soupira Félix. Lorsque à mon retour ma femme m’a appris qu’Agnès avait chassé son époux, je n’en croyais pas mes oreilles ! Elle n’avait aucun droit d’agir ainsi…

— Je sais. Considérez pourtant qu’elle a été gravement blessée dans son orgueil autant que dans son cœur…

— Soyez certain que j’en suis conscient et que je ne donne pas raison non plus à Guillaume. Jamais il n’aurait dû l’épouser s’il restait attaché à cet amour d’enfance !

— Comment aurait-il pu imaginer qu’il resurgirait ? Le Destin est un vieux diable dont on ne sait jamais quel tour il va tirer de son sac. Espérons seulement que notre ami ne paiera pas trop cher…

La fenêtre, en se rouvrant, lui coupa la parole :

— Vous ne pouvez pas vous dépêcher un peu ? brama le médecin. Ce n’est ni l’heure ni le lieu pour faire la causette !

Sans oser ajouter un mot de plus, les deux hommes se hâtèrent de se séparer…

En avançant qu’Agnès n’apprécierait pas l’interdit du médecin et bien qu’il l’eût présenté dans des formes plus diplomatiques, Saint-Sauveur ne se trompait pas. La jeune femme écouta son récit avec une apparente impassibilité mais, en bon observateur de l’âme et de son miroir – le regard d’un homme ou d’une femme –, le bailli sentit à quel point elle était atteinte en voyant se troubler et s’obscurcir le gris changeant de ses prunelles. Un éclair, d’ailleurs, traversa ce ciel d’orage :

— Le Dr Annebrun a-t-il donné une raison valable pour me défendre le chevet de mon époux ?

— La lutte qu’il vient d’entamer est difficile. Il craint, je crois, de vous voir pleurer…

— Tant que Guillaume est vivant je n’ai aucune raison de pleurer. Je ne larmoie pas facilement.

— Vous ne l’avez pas vu. Il est très… abîmé et l’émotion que vous pourriez en ressentir…

— De cela je puis juger seule. Et j’entends bien qu’il en soit ainsi.

— Ce qui veut dire ?

— Que je vais ordonner à Potentin de faire atteler. Je vais au Hameau-Saint-Vaast…

Elle se dirigeait d’un pas rapide vers la porte du salon. Le bailli l’y cloua un instant en remarquant :

— Je pense que vous avez tort… À moins que vous ne souhaitiez seulement constater par vous-même jusqu’à quel point vous êtes vengée ?

— M’estimez vous si peu ?

Son regard, cette fois, était celui d’une bête blessée. Le vieil homme, bouleversé, détourna les yeux :

— Veuillez me pardonner !… Je souhaite seulement vous épargner. Ces mois d’incertitude n’ont pu que vous meurtrir en dépit de la froideur dont vous vous appliquiez à faire montre.

D’un mouvement vif, elle revint vers lui et posa un baiser léger sur une joue qui avait grand besoin d’être rasée :

— Merci de l’avoir compris ! Néanmoins, cela ne changera rien à ma décision : je vais là-bas !

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Sûrement pas ! Vous êtes trempé, fatigué. Vous avez grand besoin de vous changer et de vous réconforter. Clémence va préparer le nécessaire…

La pluie, en effet, avait surpris le bailli peu après son départ de chez le médecin, transformant en fondrière bourbeuse le chemin creux qui, à travers champs, montait à La Pernelle. À son arrivée, il était bien las et ne souhaitait que s’enfouir dans un bon fauteuil au coin du feu. Sa proposition relevait donc d’une sorte d’héroïsme, aussi n’insista-t-il pas pour l’escorter. Après tout, ce médecin qui ressemblait à un ours était assez grand pour savoir ce qu’il avait à faire…

Tandis qu’il remontait vers sa chambre d’un pas que la fatigue alourdissait ; il songea qu’il se faisait vieux et que, peut-être, l’heure était proche pour lui de renoncer aux grandes aventures. En d’autres temps, il rentrerait dans son vieux manoir ou bien prendrait retraite dans l’une des commanderies de l’Ordre entre le service de Dieu et les soins de l’établissement. Ce n’était plus possible ! Les biens de l’Église n’existaient plus guère et pas davantage ceux de Malte, tout au moins ceux qui se trouvaient en terre française. Restait à se dévouer pour le Roi qui en avait grand besoin et auquel il se consacrait désormais tout entier. Ici, il n’était plus utile : Tremaine était retrouvé. Qu’il vive ou qu’il meure, Agnès saurait prendre en main toutes les responsabilités de la maison. Lui-même devait repartir, un peu déçu bien sûr de ne pas rapporter ce qu’il espérait à ses amis du Salon Français – cette poignée de gentilshommes qui, depuis plusieurs années déjà et avant même que le trône se trouvât en danger, se vouaient à la cause monarchique face à la montée des idées nouvelles importées par le vent d’Amérique.

Un an plus tôt, déjà, ces hommes souhaitaient faire partir Louis XVI et sa famille pour le camp de Jallès, en Vivarais, où ils réunissaient des troupes. Le projet avait échoué à cause de la Reine qui désirait, elle, un refuge hors des frontières. Les conjurés – il fallait bien à présent les appeler ainsi – apprirent à se méfier d’elle et leur contact au palais des Tuileries passa par la sœur du Roi, Madame Élisabeth, qu’ils surnommaient « l’Ange ».

Un nouveau projet naissait en Normandie d’où, en cas de danger pressant, il était si facile de passer en Angleterre, en Irlande, en Hollande ou même en Amérique. Malheureusement on manquait d’argent alors qu’il en aurait fallu beaucoup et très vite… Madame Élisabeth n’ignorait pas que sa belle-sœur écoutait volontiers une ébauche de plan conçue par le comte de Fersen, son plus cher ami, destiné à conduire la famille royale vers les frontières de l’Est, en direction de l’Autriche. Si le Roi penchait de ce côté, Dieu sait ce qui pouvait arriver sur un parcours trop long et mené à travers des terres peu sûres ! La Normandie, elle, était capable de rester fidèle encore longtemps… De toute façon, il fallait rentrer à Paris et le plus tôt serait le mieux. On devait le croire mort !

Couché sur son lit, le bailli s’efforça de chasser les pensées pessimistes en récitant quelques prières. Il réussit tout juste à s’endormir d’un profond sommeil…

Pendant ce temps Agnès, menant elle-même le léger cabriolet attelé d’un seul cheval dont elle se servait habituellement, gagnait la maison du Dr Annebrun sous une pluie battante. Il faisait nuit lorsqu’elle y arriva. Une nuit noire que perçaient difficilement, par endroits, la lumière d’une chandelle derrière la découpure d’un volet clos et, loin vers la gauche, la flamme jaune du phare de Gatteville. Dans le hameau tout semblait dormir bien qu’il ne fût pas très tard. Par comparaison la demeure du médecin paraissait brillamment éclairée. Sans doute parce que Sidonie n’en avait pas encore fermé les contrevents.

Le bruit de l’attelage dans la cour l’attira sur le seuil, avec une lanterne qu’elle élevait à bout de bras. Elle n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître l’arrivante et, sans même se soucier de l’accueillir, rentra dans la maison en courant, laissant tout de même la porte ouverte derrière elle. Agnès, qui gravissait les quelques marches du petit perron, l’entendit annoncer d’une voix affolée :

— Docteur !… C’est Mme Tremaine ! Que faut-il faire ?

Il n’y eut pas de réponse mais, un instant plus tard, la silhouette massive de Pierre Annebrun obstruait le couloir dallé qui partageait la maison en deux parties égales, barrant l’accès à l’escalier que l’on apercevait au fond. L’air à peu près aussi aimable qu’un dogue dérangé dans son tête-à-tête avec un os :

— J’avais pourtant précisé que je ne voulais pas vous voir ! aboya-t-il.

— Personne ne vous y oblige ! Dites-moi seulement où il est, puis retournez à vos occupations !

— Mes occupations ? Elles consistent pour l’instant à essayer d’arracher votre époux à la mort, Madame Tremaine, et vous venez me gêner. J’ai dit que je monterais demain aux Treize Vents pour vous porter des nouvelles…

— Pensiez-vous vraiment que j’allais rester tranquillement au coin de mon feu sans en savoir plus ?

— Oui, puisque je vous le demandais.

— Ce n’est pas suffisant ! J’ai le droit de juger par moi-même de son état…

— Il est lamentable, son état ! Ce matin, durant le bref instant de conscience qu’il a eu avant de retomber dans la fournaise de la fièvre il a demandé qu’on l’amène ici parce qu’il ne voulait pas que sa fille risque de le voir. Et vous non plus ! Laissez-moi travailler et rentrez chez vous !

— Non. Pas sans l’avoir vu ! Qu’est-ce que ce décret que vous vous permettez d’imposer à une épouse ?

Dans sa grande mante noire à capuchon qui la faisait semblable à n’importe quelle femme de la région, Agnès offrait cependant une image de dignité douloureuse qui frappa le médecin. Sa voix se radoucit considérablement et il eut le geste de tendre les mains vers elle :

— Ce n’est pas un décret, tant s’en faut ! N’y voyez que le désir de vous épargner…

— Qui vous le demande ?… Qui, même, vous dit que j’aie besoin d’être épargnée ? Dans nos maisons, Monsieur, les femmes sont accoutumées à regarder en face les pires réalités ! Je sais bien que je suis chez vous, cependant je vous prie de me conduire auprès de mon mari !

Il fallut bien que Pierre, la mort dans l’âme, s’écartât pour la laisser gagner vers l’escalier. Jamais il ne l’avait trouvée si belle, si noble qu’à cet instant où elle marchait vers un calvaire qu’il eût donné beaucoup pour lui éviter :

— C’est la chambre à droite du palier, grogna-t-il. Et je ne vous accorde que cinq minutes !

En passant devant lui, elle s’arrêta un instant, presque à le toucher, et il put respirer le parfum de landes chauffées au soleil, de pin et d’herbe fraîche qui émanait de ses vêtements.

— Il est vraiment très mal ?

— Vous jugerez ! Il délire…

La brusque tentation de la prendre dans ses bras, de la retenir, de l’empêcher d’entendre les divagations suscitées par la fièvre ! Il n’eut pas le courage d’assister à ce qui ne pouvait être qu’une humiliation et, tandis qu’elle montait, il entra dans sa salle à manger, ouvrit un buffet et y prit une bouteille de rhum dont il s’envoya une solide rasade. Ça lui fit tant de bien qu’il laissa le flacon sur la table et sortit un verre en pensant que, peut-être, la femme de Guillaume Tremaine pourrait en avoir besoin puis il alla se poster au pied de l’escalier pour l’attendre. Elle ne resta même pas les cinq minutes accordées… Trois, tout au plus.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, il se figea. Il vit la jeune femme la refermer puis s’y adosser un instant comme pour reprendre haleine mais le capuchon qu’elle remettait en place cachait son visage. Sans faire le moindre bruit, il s’écarta un peu pour se trouver de face lorsqu’elle descendrait.

Il n’attendit pas longtemps. Le parquet grinça sous le pied d’Agnès puis ses hauts talons firent résonner les marches. Leurs regards se croisèrent et la jeune femme qui se s’attendait pas à le trouver là marqua un temps d’arrêt. Elle était plus pâle que tout à l’heure mais ses yeux étaient secs. Montant vers elle, il lui offrit la main pour l’aider à atteindre le vestibule et sentit que la sienne était glacée mais il ne fit aucun d’autre commentaire que :

— Vous êtes gelée ! Même sous la capote d’une voiture on n’est pas à l’abri de ces grandes pluies de printemps. Venez prendre quelque chose !

Elle se laissa emmener docilement et but même avec une sorte d’avidité le brûlant liquide que le médecin lui servait. Il fut heureux de constater qu’un peu de rose remontait à ses pommettes. Même il eut d’elle un demi-sourire.

— Merci ! Cela va mieux… Je crois, en vérité, que vous aviez raison : je n’aurais pas dû venir…

— Je voulais surtout vous éviter un spectacle pénible. Il n’est plus lui-même…

— Au physique sans doute… encore que je vous croie capable de le ressusciter. Mais moralement il est tout à fait lui-même… exactement semblable à ce qu’il était lorsque je l’ai vu pour la dernière fois. À présent, je vous laisse. Dites à votre petit valet de ramener ma voiture !

— Vous n’allez pas repartir seule… et par ce temps ?

Elle lui sourit franchement cette fois et posa un court instant une main sur la sienne.

— Je suis venue seule… et par ce temps ! Le retour ne sera pas plus difficile. Au contraire… puisque j’ai acquis la certitude d’avoir en vous un ami véritable. Merci d’avoir tenté de m’épargner !

Laissant le médecin à la fois navré et au fond ravi de ce qu’il venait d’entendre, elle s’enveloppa étroitement dans sa grande cape et glissa vers la porte restée ouverte pour se fondre dans la nuit comme un fantôme. Annebrun courut après elle, réussit à l’atteindre au moment où elle montait en voiture.

— Reviendrez-vous ? demanda-t-il sans souci de la pluie qui le cinglait.

— Non. Sauf s’il le demande mais j’enverrai aux nouvelles et s’il guérit…

— Nous n’en sommes pas là ! Je ne peux même pas encore en répondre…

— C’est trop juste ! Bonne nuit, docteur Annebrun !

— Bonne nuit à vous, Madame…

Sortie du hameau et une fois le cabriolet engagé dans le chemin de Rideauville, Agnès laissa son cheval rentrer de lui-même à la maison. Elle savait qu’il la retrouverait sans peine et elle-même se sentait à bout de forces, à bout de courage, à bout d’espérance… cette faible, cette débile espérance qu’elle conservait malgré tout, par-delà la colère et l’orgueil blessé, qu’un jour Guillaume lui reviendrait et que l’amour d’autrefois pourrait renaître. Ce soir, elle venait d’acquérir la certitude que l’autre femme serait toujours la plus forte. Le délire qui possédait Tremaine n’était que trop révélateur de ses sentiments profonds. Il expliquait l’interdiction furieuse adressée au bailli par le médecin et aussi l’expression horrifiée d’Anne-Marie Lehoussois quand, tout à l’heure, Agnès était entrée dans la chambre où elle veillait en égrenant son chapelet.

C’est vrai qu’avec cette barbe broussailleuse qui dévorait son visage émacié, presque réduit à l’état mortuaire, Guillaume n’était guère reconnaissable. Les ciseaux miséricordieux de la vieille demoiselle avaient coupé ses cheveux trop longs et emmêlés aussi court que possible afin qu’il fût plus à l’aise sur l’oreiller et avec sa peau grisâtre, trop tendue sur les os et sur les globes des yeux fermés, il semblait beaucoup plus vieux et surtout tellement plus fragile ! Mais la voix qui appelait, qui gémissait, qui suppliait par instants, balbutiant toujours les mêmes mots comme une obsédante litanie : « Marie. Marie-Douce… Marie… Marie… » C’était bien la même qui lui avait dit « Je – t’aime », à elle, Agnès, il n’y avait pas si longtemps…

D’un geste, elle avait imposé silence à Mlle Lehoussois qui, désolée, tentait d’expliquer que Guillaume revivait son enfance. À quoi bon ? Peut-être y avait-il un peu de vérité dans cette excuse que la vieille demoiselle essayait de trouver mais Agnès savait bien que l’amour de Guillaume pour cette Marie ne s’était qu’endormi au moment de leur mariage et qu’elle-même n’avait aucune chance.

Quand la voiture franchit la grille des Treize Vents, Agnès reprit les rênes et arrêta son cheval. À travers les larmes qui brouillaient sa vue, elle resta là un moment, contemplant sa belle maison doucement éclairée par les lumières du vestibule et de la cuisine. Personne, sans doute, n’avait compris combien elle lui était chère ! Personne n’avait compris qu’en obligeant Guillaume à la quitter, elle voulait seulement, du fond de son chagrin et de sa colère, préserver ses souvenirs : ceux de tous ces jours où ils étaient seuls tous les deux avec l’amour tout neuf qu’ils s’efforçaient de bâtir aussi beau, aussi clair que les murs de cette vaillante demeure.

Une fois de plus Agnès s’émerveilla de la voir se dresser dans les tourbillons de pluie qui, autour d’elle, agitaient les cimes des grands arbres et faisaient grincer ses girouettes. Elle était bâtie pour défier les âges, envelopper de ses bras solides et doux de nombreuses générations, accueillir les égarés, rassurer et réconforter les âmes perdues, apaiser les chagrins. Sauf peut-être celui de cette femme solitaire qui, du fond de sa nuit, la contemplait en pleurant et en se disant que jamais elle n’accepterait de la perdre, qu’elle aimerait mieux la démolir pierre à pierre pour la jeter à la mer comme le château de Nerville plutôt que de la laisser à l’Autre. C’était déjà suffisant qu’elle lui ait pris son époux : elle ne lui prendrait pas sa maison.

Trouvant qu’on le laissait un peu trop longtemps sous l’averse le cheval eut un long hennissement, s’ébroua et se remit en marche de lui-même en direction des écuries d’où l’on vit bientôt accourir Prosper Daguet une lanterne à la main. Un coup d’œil à l’intérieur de la voiture lui révéla que Mme Tremaine n’était pas dans son état normal. Il ramena l’attelage à la maison, appela Clémence qui accourut. À eux deux, ils firent descendre la jeune femme qui, le regard fixe, semblait insensible à toutes choses et n’avait même pas l’air d’entendre ce qu’on lui disait. Son visage inondé de larmes était bouleversant.

— Monsieur Tremaine doit être mort ? murmura le palefrenier atterré…

— Saint Michel Archange ! gémit la cuisinière en se signant précipitamment. J’espère que non ! Madame, je vous en supplie, dites-nous ce qu’il en est ! ajouta-t-elle en secouant la jeune femme avec plus d’énergie que de compassion. Néanmoins cela produisit son effet : Agnès tourna vers elle un regard las mais lucide.

— Non… il vit ! Ramenez-moi à ma chambre, je vous en prie !

— Bien sûr ! Et je vais vous préparer une bonne tasse de thé, assura Clémence à qui, depuis longtemps déjà, Guillaume avait révélé les vertus de cette plante dont raffolaient les Anglais.

Appuyées l’une sur l’autre, elles montaient vers l’étage quand, à mi-hauteur, elles virent accourir Adèle qui, au risque de se rompre le cou, se précipita sur Agnès avec un empressement débordant de compassion :

— Ma chère cousine ! Dans quel état vous voilà !… Oh, mon Dieu ! Pardonnez-moi ce retard mais j’étais en prières et je n’ai pas entendu la voiture… Donnez-la-moi, madame Bellec ! Je vais m’en occuper…

Volubiles, les mots se pressaient sur ses lèvres agaçant visiblement Clémence qui ouvrait la bouche pour l’envoyer promener quand Agnès déclara :

— Ne me quittez pas, Clémence ! Je n’ai besoin que de votre aide. Quant à vous, Adèle, vous pouvez aller préparer vos bagages !…

— Ma cousine ! coupa l’autre. Vous ne voulez pas dire…

— Ne m’interrompez pas !… Je sais parfaitement ce que je dis : j’entends que demain, dès le jour levé, vous quittiez cette maison où vous n’avez fait que trop de mal. Rentrez chez vous ! Potentin vous ramènera avec la charrette !

— Agnès !… Je vous en supplie ! Vous ne pouvez pas me chasser ainsi !… Oubliez-vous que je vous aime, que j’ai toujours été de votre côté et que…

— De mon côté, il y avait mon époux et vous avez tout fait pour qu’il n’y soit plus… Ni lui ni quiconque d’ailleurs !… Si jeune qu’elle soit, ma fille vous déteste et je ne suis pas certaine qu’il y ait ici une seule personne qui vous aime. J’aurais dû comprendre depuis longtemps qu’il y avait à cela une raison… Comment ai-je pu être aveugle à ce point ?… Allez-vous-en !… Je ne veux plus vous voir !

— Vous vous faites mal, Madame. Venez ! fit, avec une grande sollicitude, Clémence qui, au fond de son cœur, entendait les anges chanter « Alléluia ! ». Toutes deux passèrent devant Mlle Hamel figée sur sa marche d’escalier et qui les regardait achever leur ascension avec une horrible expression de haine. Elle voulut au moins avoir le dernier mot et d’une voix que la rage faisait trembler, elle lança :

— Je m’en vais mais un jour je reviendrai et ce jour-là, Agnès, tu pleureras des larmes de sang. J’aurai le plus grand plaisir à les compter…

Du bas de l’escalier lui parvint la voix paisible de Potentin :

— Nous serons deux à les compter, alors !… Puis-je vous conseiller de vous hâter. La voiture sera là dans vingt minutes et j’aurai le bonheur de vous raccompagner moi-même…

— Elle a dit : demain ! hurla Adèle au comble de la fureur.

— Je ne vois aucune raison de vous accorder ce délai, insista le majordome toujours aussi calme. Dieu sait ce que vous pouvez en faire !

— Je ne partirai pas ! Je m’enfermerai chez moi !

— Il m’est toujours très pénible de casser quelque chose. Néanmoins, je pense que Mme Tremaine n’objectera pas à ce que nous démolissions votre porte, Auguste, Victor et moi… Puis-je rappeler que je vous ai accordé vingt minutes et que vous êtes en train de les user bien futilement ? ajouta-t-il en tirant sa montre.

Adèle comprit qu’elle avait perdu. Au moins cette partie-là. Après tout, dans la maison de Rideauville qu’elle devait à la sotte commisération de Tremaine, elle aurait les mains plus libres pour ourdir de nouveaux complots. Sans compter que les Treize Vents, en la seule compagnie d’une femme offensée, devenaient ennuyeux et qu’il y aurait plaisir à laisser tomber enfin le masque de la cousine affectueuse sous lequel Adèle commençait à étouffer…

En préparant son sac dans lequel prirent place plusieurs objets appartenant à l’ameublement de sa chambre – une petite pendule et deux statuettes de Sèvres – elle pensa qu’il serait agréable de rejoindre son jumeau à Valognes pour un petit séjour et d’y renouer avec son ancien ami Buhot. Un homme plein de ressources dès qu’il s’agissait de nuire ! Et ce fut d’un pas assez allègre qu’elle quitta sa chambre après avoir, à titre de dédommagement, éventré à coups de ciseaux les matelas, les sièges, les coussins et brisé, sur le marbre de la cheminée, les choses fragiles qu’elle ne pouvait emporter. Au moins personne n’en profiterait après elle !

Devant le perron, elle trouva une autre satisfaction en voyant le cabriolet au lieu de la charrette annoncée sans penser un seul instant qu’elle devait ce changement à la capote dont était muni le véhicule et grâce à laquelle Potentin ménagerait ses rhumatismes. Elle y monta en se donnant des mouvements de tête arrogants pour le seul bénéfice du chef des écuries, de Victor et de Lisette accourus au spectacle et elle partit en reine outragée.

Aucun visage n’apparut derrière les rideaux de la chambre d’Agnès. Clémence Bellec s’employait à y coucher la jeune femme transie et à lui prodiguer les soins fervents inspirés par le renvoi d’Adèle. Une fois Agnès installée dans son grand lit et pourvue d’une bouillotte en grès pleine d’eau chaude, elle lui annonça qu’elle allait lui préparer du thé. La jeune femme approuva silencieusement mais comme Clémence allait sortir elle la rappela :

— Clémence !… Avec le thé portez-moi donc un peu de rhum ! Le Dr Annebrun m’en a fait boire tout à l’heure et j’en ai ressenti un grand bien…

La cuisinière se mit à rire :

— Il a eu raison ! Je n’aurais pas osé en proposer à une dame mais il est certain que c’est un bon remède pour qui risque d’avoir pris froid !

Le lendemain, quand Lisette redescendit le plateau à la cuisine, le flacon était vide et Agnès dormait comme une bûche. Elle dormit ainsi jusqu’au soir. Ce long sommeil lui fit du bien et lorsqu’elle rejoignit le bailli pour le souper, après d’abondantes ablutions à l’eau froide, elle accueillit l’annonce du départ de son hôte en pleine possession d’elle-même.

— Ne puis-je vraiment vous garder plus longtemps ? fit-elle avec un regret sincère. Votre présence m’était douce…

— À moi aussi. Cependant, je manquerais à mon devoir de gentilhomme en m’attardant quand le Roi manque si fort de dévouements. Mes amis doivent être en peine de moi.

— J’espérais que vous demeureriez au moins jusqu’à ce que nous soyons fixés sur le sort de Guillaume ?

— L’attente peut être longue et, à Paris, le temps se fait pressant. Cependant, au cas où vous auriez besoin de moi, il vous suffira de m’appeler. J’habite rue de la Corderie numéro 10. C’est, à l’enclos du Temple, une petite maison appartenant à une dame Cormier… Je l’ai noté sur ce billet, ajouta-t-il en tirant de sa poche un papier plié…

— Je m’en souviendrai… si vous promettez de ne pas oublier que les Treize Vents vous sont un vrai foyer dont vous pouvez disposer à votre gré. Pour vous-même… ou pour ceux que vous souhaitez défendre !

— Comment dois-je l’entendre ?

— Bien simplement ! La mer est à nos pieds et, de l’autre côté, c’est l’Angleterre. En outre, mon époux possède des bateaux, en totalité ou en partie… Enfin, à l’exception de quelques têtes chaudes, je crois notre Cotentin sûr et sa population fidèle… comme nous le sommes nous-mêmes et comme cette maison le serait au cas où elle devrait donner asile à…

Par-dessus la nappe, la main du bailli vint se poser sur celle de cette jeune femme qu’il n’avait pas le droit de nommer sa fille mais dont, à cet instant, il était fier :

— N’en dites pas plus !… Je vous entends et vous remercie. Soyez sûre que je n’oublierai pas.

Dans la brume du petit matin et avant qu’il rejoignît son cheval ramené la veille par un palefrenier de Varanville, Agnès, pour la dernière fois, embrassa son père et, en même temps, glissa dans sa poche un objet dont il sentit le poids. Il voulut le ressortir mais elle l’en empêcha :

— Ce ne sont que quelques perles dont je n’ai aucun besoin. En attendant le retour de Guillaume – si Dieu le veut ! – elles pourront vous être utiles pour le service du Roi…

— Votre époux serait peut-être mécontent ?

— Il n’a pas de ces mesquineries ! D’ailleurs, elles sont à moi… Prenez soin de vous !

— Vous aussi, Agnès ! Vous m’êtes… infiniment chère…


Pendant ce temps, au Hameau-Saint-Vaast, Pierre Annebrun et Anne-Marie Lehoussois livraient une bataille acharnée pour sauver Tremaine, employant pour cela toutes les ressources de leur savoir.

Il toussait moins, cependant la fièvre s’acharnait et avec elle les divagations, si ardentes parfois que la vieille sage-femme, cependant habituée aux abîmes de l’âme humaine, quittait la chambre et s’en allait rejoindre Sidonie à la cuisine ou dire son chapelet dans la pièce voisine. Le docteur, lui, les écoutait avec une indignation qui finit, un soir, par éclater :

— Mais enfin, qui est cette Marie qu’il ne cesse d’appeler ?

— Une amie d’enfance ! marmotta Mlle Anne-Marie sans lever le nez de son tricot.

— Une amie d’enfance à laquelle il fait l’amour à longueur de journée alors qu’il a une femme si merveilleuse ? Et vous êtes au courant à ce que l’on dirait ?

— C’est une vieille histoire, docteur, mais comme toutes ses pareilles elle a la vie dure. Le malheur veut qu’il ait retrouvé cette Marie au bout de trente ans et alors qu’il n’y pensait plus.

— Trente ans ? Elle ne doit plus être toute jeune ?

— Elle doit avoir quinze ans de plus que Mme Tremaine, pourtant on ne s’en douterait guère. Je n’ai jamais vu plus jolie femme…

Le médecin se laissa tomber sur un siège et considéra son malade avec rancune.

— Il y a des hommes qui ont trop de chance ! Je ferais mieux de le laisser mourir… Elle serait moins malheureuse !

— Votre devoir n’est pas de juger mais de soigner. Quant à Agnès, j’ai cru longtemps qu’elle et Guillaume pourraient être heureux bien qu’ils soient si différents mais elle a trop d’exigence, trop de passion aussi pour accepter les aléas de l’existence.

— Une maîtresse vous appelez ça un aléa ?

— Celle-là, oui… Je connais mal vos réactions à vous autres les hommes mais réfléchissez un peu ! Non seulement il la retrouve après un tiers de siècle, plus belle que jamais mais, en outre, devenue sa parente puisqu’elle a épousé son demi-frère et Anglaise de surcroît. Une Anglaise ! Lui qui exècre l’Angleterre ! Comment n’être pas tenté par une éclatante revanche, mis à part les sentiments profonds qui l’attachaient à son souvenir…

— Je vous trouve bien indulgente ! Si j’avais une femme comme la sienne aucune tentation…

— Allons donc ! On voit bien que vous ne connaissez pas lady Tremayne ! La déesse de l’Amour en personne. Et elle l’adore !

— L’adorera-t-elle encore s’il demeure estropié ? Ses jambes sont dans un triste état et je ne peux rien tenter tant qu’il est sous l’empire de la fièvre.

— Que voulez-vous dire ?

— Que s’il vit ce sera peut-être dans une chaise roulante et accroché à des béquilles.

Mlle Lehoussois tira son chapelet et en baisa la croix :

— Que Dieu me pardonne ! Il serait alors plus à plaindre vivant que mort ! Si c’est pour en arriver là laissez-le mourir ! Mieux vaut encore le mettre au linceul !

Dans la nuit qui suivit elle regretta ses paroles. La légère amélioration obtenue à force de soins fut soudain balayée par une terrifiante montée de fièvre contre laquelle tous deux se trouvèrent impuissants. Désespéré, Pierre Annebrun en oubliait sa rancune pour ne plus songer qu’à cette vie en train de lui échapper.

— Je n’y comprends rien ! Il devrait aller mieux… Ou alors il a contracté je ne sais quelle maladie inconnue dans le cloaque dont on l’a tiré…

Sans trop y croire, il opéra une saignée. Aussi rouge que ses cheveux, Guillaume dans les draps qu’il ne cessait de griffer ressemblait à un homard en train de bouillir. Il n’émettait plus que des sons inarticulés évoquant une agonie terrible. Épouvantée, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux au pied du lit, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre ce râle qui la déchirait. Et puis soudain tout se tut et le malade, pâlissant à vue d’œil, resta inerte :

— C’est la fin… murmura le médecin en emportant la cuvette à demi pleine de sang…

Pourtant, lorsque le coq chanta, Guillaume ouvrit soudain les yeux…

Dans le champ de son regard il vit les poutres peintes en gris d’un plafond inconnu où la flamme d’une veilleuse animait des ombres. Il se sentait affreusement faible avec l’impression de mariner dans un bain froid tant la transpiration l’inondait mais, au moins, le feu ne brûlait plus sa poitrine endolorie par la toux. Il essaya de tourner la tête sans y réussir. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il balbutia :

— Soif !… J’ai soif !…

Aussitôt un visage apparut au-dessus de lui. En dépit des larmes qui le défiguraient, il reconnut la vieille Anne-Marie…

— Mon Guillaume !… Tu nous reviens ?… Oh, mon Dieu, soyez béni !…

— Soif !… répéta le malade mais elle était si heureuse qu’elle ne l’entendit pas et courut hors de la chambre en appelant Annebrun et en criant au miracle. Ce fut Sidonie qui apparut la première, en chemise de nuit et camisole, et qui fit boire à Guillaume un peu de tilleul presque froid pris dans la tisanière éteinte placée sur la table de chevet. Un moment plus tard, cependant, la maison bourdonnait d’activité. À la cuisine Mlle Poincheval soufflait à tour de bras sur les braises couvertes de cendres pour ranimer le feu tandis qu’au premier étage, on changeait la chemise, les draps, les oreillers et même les couvertures de Guillaume que la transpiration salvatrice avait trempés. On lui mit une bouillotte aux pieds, on le força à avaler un lait de poule bien chaud ne sachant visiblement qu’imaginer pour l’aider à reprendre pied sur le sol des vivants. Il se laissait faire, bien entendu, mais comprit beaucoup plus tard pourquoi, en le soignant, les deux vieilles filles pleuraient comme des fontaines tandis que le médecin ne cessait de rire et de jurer !

Quand Potentin vint aux nouvelles, il crut tout de bon être tombé chez des fous. Installés à la grande table de la cuisine les gens de la maison festoyaient en parlant tous à la fois. Il dut crier pour manifester un étonnement scandalisé :

— Qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que Monsieur Guillaume n’a plus besoin de vous ?

— Il dort comme une souche, votre Monsieur Guillaume, lui lança le médecin et nous avons bien mérité de prendre un peu de bon temps ! Venez vous asseoir avec nous, mangez et buvez ! Cette nuit, nous avons tous gagné !…

— Il est… guéri ?

— Pas tout à fait. Il y a encore pas mal de choses à réparer mais il vivra, ça j’en réponds !

Ce fut au tour de Potentin de pleurer et de se réjouir mais, s’il accepta volontiers le jambon, le café, la terrine, la goutte et les galettes qu’on lui offrait, il ne s’attarda pas. Il avait hâte de rentrer aux Treize Vents pour y porter la bonne nouvelle. C’en était fini des jours tristes et de l’atmosphère morose ! Il allait bien falloir que Mme Tremaine fasse amende honorable et qu’elle accueille à nouveau avec honneur son époux revenu des portes de la mort ! Et puis, tout à l’heure, lui, Potentin, irait à Varanville d’où, peut-être, il pourrait enfin ramener la petite Élisabeth. Sans son père et elle, la maison n’avait plus d’âme ainsi que Clémence et lui-même le déploraient pendant ces soirs d’hiver passés sous le manteau de l’âtre, dans la grande cuisine vide, à écouter hurler le vent… Ah ! la bonne vie que l’on allait avoir de nouveau en dépit des grises rumeurs du dehors !… Il s’en frottait les mains de bonheur, le brave Potentin en talonnant son cheval.

Sa nouvelle, il la brailla de toute sa voix à ceux de l’écurie, au jeune valet Victor et à Lisette attirés par le galop du cheval en ajoutant qu’il fallait prévenir à la ferme, puis à Clémence Bellec tirée de son antre par ses rugissements heureux. Seule, Agnès ne parut pas et Potentin qui pensait la voir accourir sur le perron et fut tout surpris :

— Est-ce que Madame Agnès est sortie ?

— Que non ! répondit Clémence, elle est à sa toilette. Je crois qu’elle a dans l’idée de se rendre chez Mme la baronne à Varanville…

— C’est moi qui vais y aller ! Je veux être le premier à leur donner cette joie. Va dire à Madame que je monte chez elle, Lisette ! Mais n’ajoute rien d’autre, pas vrai ?

— Ayez crainte, Monsieur Potentin ! Je ne veux pas vous ôter votre plaisir…

Si Potentin s’attendait qu’Agnès lui tombe dans les bras pour mêler ses larmes de bonheur aux siennes, il fut déçu. La jeune femme l’écouta gravement sans qu’il fût possible de discerner la moindre étincelle de joie dans ses yeux nuageux. Quand Potentin annonça que le Dr Annebrun répondait désormais de son malade, elle fit un rapide signe de croix puis alla s’agenouiller sur un prie-Dieu couvert de velours vert et placé dans une encoignure de sa chambre devant une Vierge à l’Enfant, œuvre d’un peintre italien de la Renaissance et que Guillaume avait dénichée dans une vente à Bayeux. Pendant quelques minutes, Agnès pria sans que Potentin osât bouger. Il attendait tout simplement…

Pourtant, lorsqu’elle se releva, Mme Tremaine parut surprise de le voir encore là :

— Y a-t-il encore quelque chose ?

— Oui, Madame, excusez-moi ! Je voulais vous dire aussi que je voudrais annoncer la bonne nouvelle à ceux de Varanville. Lisette m’a dit que vous aviez projeté de vous y rendre…

— Sans doute mais j’ai changé d’avis. Puisque vous le souhaitez, allez-y donc ! Bien sûr, vous saluerez affectueusement de ma part le baron et la baronne. Et puis vous embrasserez ma fille.

Le tout d’un ton si paisible que le vieil homme s’en trouva désarçonné. Cependant, il tenait à achever son propos :

— Puis-je dire à Béline qu’elle se prépare à rentrer avec notre petite Élisabeth ? La maison est si triste sans elle !…

— J’en ai conscience, Potentin, mais je pense qu’il vaut mieux la laisser encore quelque temps auprès de son « jumeau ». Elle nous harcèlerait pour être conduite au Hameau-Saint-Vaast et serait une gêne pour le docteur. Tant que son père ne sera pas convalescent, elle sera plus heureuse là-bas…

La réplique partit d’elle-même :

— Et vous, Madame Agnès, êtes-vous plus heureuse sans elle ?

L’entrée de Jeanne Coulomb, la nourrice, portant le petit Adam qui approchait de son année dispensa la jeune femme de répondre. Agnès, soudain très souriante, tendit les bras pour recevoir son fils.

— Mon amour ! Comment allons-nous ce matin ?

— Pas très bien, Madame. Ses dents le tourmentent et il ne cesse de pleurer.

En effet le bébé, qui faisait preuve habituellement d’un naturel aimable et plutôt accommodant, restait niché contre le cou de Jeanne, un pouce coincé dans sa petite bouche. De grosses larmes roulaient sur sa frimousse. C’était d’ordinaire une joie pour sa mère de les lui essuyer et de le cajoler mais cette fois, elle ne réussit même pas à le prendre. Lorsqu’elle voulut l’embrasser, il tourna la tête de l’autre côté, se cramponna fermement au cou de sa nourrice et se mit à hurler. Agnès alors insista :

— Viens avec Maman, mon petit chéri !…

Même tentative, même résultat. Les fins sourcils de Mme Tremaine se froncèrent :

— Qu’est-ce qu’il a ? lança-t-elle d’un ton presque accusateur. C’est la première fois qu’il refuse que je le prenne ? Il se calme toujours quand je le tiens dans mes bras ? Et aujourd’hui…

— Il doit faire un caprice, Madame ! Il est grognon depuis ce matin. Il doit avoir mal aux dents, le pauvre chaton…

— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné de la racine de guimauve ?

— C’est que… nous n’en avons plus. Je pensais qu’il en restait un morceau mais le pot est vide…

— Vous auriez pu vous en apercevoir plus tôt ! C’est inconcevable !… Vous savez que Potentin descend chaque matin à Saint-Vaast, il vous en aurait rapporté…

Elle marchait nerveusement à travers la pièce, les bras serrés sur sa poitrine, profondément humiliée d’être repoussée par son fils devant le vieux serviteur alors qu’il venait de lui reprocher de se désintéresser de sa fille… La nourrice tenta de se défendre :

— Je ne le savais pas encore ! Monsieur Potentin part toujours si tôt… Et moi je ne me permettrais pas de lui donner un ordre…

Elle pleurait presque à présent tandis que l’enfant criait de plus en plus, ce qui acheva d’exaspérer Agnès.

— Quelle histoire pour un bout de racine ! Il va y retourner, voilà tout !

Le ton était si désinvolte que Potentin devint tout rouge :

— Avec votre permission, Madame, je vais à Varanville, fit-il avec une dignité un rien sévère. Pour la guimauve, Victor ou l’un des palefreniers feront aussi bien l’affaire !

Ayant dit, il salua gravement et sortit la tête haute en s’efforçant de ne pas perdre un pouce de sa taille. Il était très déçu, atteint même dans l’estime légèrement apitoyée qu’il portait à l’épouse de Guillaume. Il ne l’avait pas tout à fait condamnée quand elle avait chassé son mari parce qu’il la voyait malheureuse, blessée, meurtrie mais, après l’épreuve que tous venaient de subir, il ne comprenait pas qu’elle pût garder un cœur fermé sur une rancune aussi tenace. Peut-être espérait-elle, après tout, qu’il allait mourir ? À la façon dont elle avait reçu sa belle nouvelle ronde et fraîche comme la première primevère après le temps d’hiver, il semblerait bien que ce soit ça ! Peut-être même qu’elle le haïssait ? En ce cas, ce printemps ne ferait pousser aux Treize Vents que des herbes amères et mieux valait, en effet, pour la fille de Guillaume, demeurer entre son ami Alexandre, le chaud sourire de Mme Rose et les gâteries de Marie Gohel.

Une fois remonté sur son cheval, Potentin partit à fond de train comme un qui s’enfuit. Il était talonné par la hâte de voir des visages heureux, d’entendre des cris de joie, de rejoindre enfin des gens qui savaient aimer vraiment…

Tandis qu’il courait, Agnès s’enferma dans sa chambre en défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit… Elle savait que Pierre Annebrun ne l’appellerait pas et, même dans ce cas, il ne pouvait être question pour elle d’aller voir Guillaume. Ce dont elle avait besoin c’était de réfléchir et seul le silence, en tête à tête avec elle-même, pouvait lui porter conseil.

Durant des heures – tout le jour et toute la nuit ! – elle resta étendue sur une chaise longue, enveloppée d’une douillette et ranimant elle-même le feu sans permettre que l’on entrât. Les temps qui s’annonçaient – puisque Guillaume vivrait ! – se montraient lourds d’incertitudes. Il y avait cette femme qu’il aimait, cette Marie demeurée accrochée, contre vents et marées, à son carré de terre au bord de l’Olonde et qui semblait décidée à n’en pas bouger. Tant qu’elle serait là, les Treize Vents resteraient sous la pire des menaces : celle de la voir venir un jour et y pénétrer en triomphatrice auprès du maître après en avoir chassé tout autre qu’elle-même et son bâtard ! N’importe quoi plutôt que ça !

La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait obliger cette Tremayne à s’en aller pour ne plus revenir et si elle s’obstinait : l’éliminer. De quelque façon que soit !… S’en débarrasser à jamais même s’il fallait payer cette délivrance par des nuits hantées et par l’éternelle damnation au bout du chemin. Il n’y avait pas assez de place au monde pour l’épouse et la toute-puissante maîtresse de Guillaume !

Au petit matin, la chambre était froide, le feu éteint, la provision de bois épuisée, Agnès aussi mais elle avait arrêté une ligne de conduite.

Lorsque appelée par la sonnette Lisette fit son apparition, sa maîtresse lui ordonna avant toute autre chose d’appeler Victor. Ensuite elle pourrait rallumer, aller chercher un plateau de déjeuner et faire chauffer un bain. Au jeune valet, elle demanda de se rendre à Nerville et d’en ramener Gabriel toutes affaires cessantes. Celui objecta :

— C’est que je ne suis pas très bon cavalier. L’un des palefreniers, Simon, par exemple, serait plus indiqué :

— Si je t’ai choisi toi, c’est parce que Gabriel te connaît et qu’il n’aime pas les gens de l’écurie. Tu tiendras bien en selle pendant une lieue ? Quant au retour, tu ne seras plus seul. Fais vite ! Je saurai te récompenser…

— C’est pressé ?

— Pas au point de te rompre le cou : ta tante Clémence ne me le pardonnerait pas. Va au pas si tu veux mais arrive ! C’est la seule chose importante !

— Merci, Madame Agnès !

Quand il fut parti, Agnès procéda à sa toilette, avala plusieurs tasses de café avec du pain beurré puis s’installa devant son bureau pour écrire une lettre en s’efforçant d’imiter l’écriture d’Anne-Marie Lehoussois dont Adèle lui avait révélé qu’elle s’était rendue chez sa rivale.

Ce ne fut pas facile à composer mais, en fin de compte, la faussaire s’estima satisfaite : le ton y était et même les tournures de phrases de la vieille sage-femme. En termes douloureux, celle-ci apprenait à lady Tremayne la mort de Guillaume dont le corps retrouvé près du prieuré de La Luthumière venait d’être enterré aux Treize Vents auprès de celui de sa mère. Elle ajoutait, prudemment : « Il vous serait doux, j’imagine, d’aller prier sur sa tombe mais je vous demande instamment de n’en rien faire. On sait qu’il se rendait chez vous et les esprits sont très montés contre vous. Mieux vaut laisser passer le temps et chercher, pour vous-même, un miséricordieux oubli… » La signature, surtout, était une réussite !

Telle fut la missive qu’Agnès remit à Gabriel au terme d’une longue conversation à voix basse où elle lui donna de très précises instructions. Entre autres, il devait s’annoncer comme un filleul de Mlle Lehoussois et, après avoir observé les réactions de l’Anglaise, essayer de connaître ses intentions.

— Si elle songe à partir, tout sera bien. Sinon… nous pourrions étudier ensemble un nouveau plan.

— Quoi que vous décidiez, vous savez bien que je suis à vous, affirma Gabriel, mais ce que j’aimerais le plus, c’est que vous me permettiez de vous faire veuve ! Nous n’étions pas heureux jadis, à Nerville, mais nous étions chez nous : pas chez un rustre parvenu et indigne de vous…

Avec un sourire, elle lui tendit une main qu’il baisa à genoux comme si c’eût été celle de la Reine :

— Puisque tu me restes fidèle, dit-elle avec une grande douceur qui fit passer un frisson sur le dos du garçon, je n’ai pas tout perdu et il se peut que nous ayons un avenir…

Il partit le cœur en fête et Agnès, sûre désormais de ce dévouement aveugle, s’accorda une grande nuit d’un repos nécessaire qui lui permit le lendemain d’accueillir avec un front serein la visite de Rose de Varanville venue tenter d’adoucir une humeur que Potentin lui avait décrite avec un grand réalisme.

— On pourrait croire que tu n’as pas été heureuse d’apprendre que Guillaume est sauvé ?

— Bien sûr que si mais, vois-tu, Rose, il faut laisser passer le temps. Nous nous sommes tant blessés, lui et moi, qu’il est préférable de ne pas nous retrouver tout de suite. D’ailleurs – et le Dr Annebrun a dû le dire à Félix – il ne souhaite voir jusqu’à nouvel ordre ni moi ni Élisabeth…

— Je suis au courant… mais tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse de te savoir revenue en de si sages dispositions ! Un jour vous oublierez tous ces mauvais moments et vous retrouverez le bonheur, j’en suis certaine ! s’écria la charmante femme en embrassant son amie avec effusion.

— Tu pourrais bien avoir raison, sourit Agnès. Personne ne désire plus que moi voir se dissiper nos nuages.

Cependant, lorsque Gabriel revint, il rendit sa lettre intacte à Madame Tremaine : aux Hauvenières, il avait trouvé portes et volets clos. Il n’y avait plus âme qui vive…

IX LE RETOUR

Joseph Ingoult tint à peu près le même langage lorsqu’une douzaine de jours plus tard il vint rendre compte à Tremaine de la mission dont celui-ci l’avait chargé : plus aucun signe de vie dans la maison sur l’Olonde ou même aux environs ! Portes et volets soigneusement fermés chez les Perrier disparus eux aussi sans laisser de traces. Seule l’exubérante floraison des lilas mettait un peu de vie dans cet endroit déserté rendu au chant des oiseaux et au murmure de la rivière.

— Et tu n’as pas essayé de chercher, d’interroger toi qui t’y entends comme personne à faire parler les gens ? murmura Guillaume.

— Faire parler qui ? Les châteaux voisins sont vides et les rares métairies se ferment comme des huîtres en face d’un étranger. À Canville, le village le plus proche, on m’a dit qu’on croyait bien la mère Perrier et son fils partis pour Jersey où ils ont de la famille. Quant aux dames anglaises, j’aurais parlé de gens venus de la lune que les yeux auraient été moins ronds : jamais vues ! On ne connaissait même pas leur existence dans le coin ! Si tu veux mon avis, tous ces gens crèvent de peur. Mais de qui, de quoi ? Mystère !

Les poings de Guillaume se crispèrent sur le drap :

— Et moi je suis là comme un imbécile ! Quasi impotent ! Incapable d’aller au secours de Marie…

— Es-tu certain qu’elle en ait vraiment besoin ? Elle a pu se lasser d’attendre… perdre l’espoir ?

— Tu sais bien que non. Elle te l’a dit quand tu es allé la voir pendant ma disparition. Elle l’a répété à Potentin. Alors pourquoi maintenant serait-elle partie ? Juste au moment où l’on m’a retrouvé !

— Comment l’aurait-elle su ? En outre, il y a une chose importante que tu sembles oublier…

— Quoi ?

— La famille. Lady Tremayne a des enfants, une mère qui ne l’ont pas revue depuis des mois. Ils ont pu se manifester, tu ne crois pas ? En ce qui me concerne, je trouve qu’ils ont fait preuve d’une patience exceptionnelle.

— Ils ne l’aiment pas. Tout ce qu’ils espéraient d’elle était qu’elle se remarie fastueusement…

— À plus forte raison ! Guillaume, Guillaume, réveille-toi ! Il faut que tu te rendes à l’évidence : elle est partie et tu n’y peux plus rien. Alors songe d’abord à toi ! Et puis s’il te reste du temps songe aussi que tu as ici une femme, des enfants, un état… une vie enfin. Ça compte, il me semble !

— Tu crois que je les oublie ? Je les aime… même Agnès qui m’a rejeté si brutalement. Seulement…

— Seulement ton amour d’enfance a la vie dure. Écoute ! Je retourne à Cherbourg mais dans deux ou trois jours, je redescendrai dans le Sud. Je repasserai par Port-Bail et j’essaierai d’en savoir davantage.

En dépit de ce qu’il éprouvait physiquement et moralement Guillaume eut un petit sourire :

— Ah ! Tu redescends ?

L’avocat fit toute une affaire de réajuster sa perruque – il y demeurait fidèle à cause d’une nature de cheveux particulièrement indisciplinée –, de chiquenauder sa haute cravate et de tirer soigneusement sur ses bottes souples à l’anglaise. Dans les pires circonstances, le dandy de Cherbourg aurait trouvé le moyen d’être accommodé selon le dernier cri.

— Oui. Je… j’ai envie de savoir si les Bougainville sont revenus à La Becquetière. Ils devraient en avoir assez d’un Paris qui bouillonne et, avec ce joli printemps que nous avons…

— À Paris ? Est-ce que Bougainville n’est pas à Brest à la tête de l’escadre ? Selon mes dernières nouvelles il devait arborer son pavillon sur le Majestueux ?

— Il l’a fait… jusqu’au 5 février dernier où il a résigné ses fonctions. La Marine est fichue, Guillaume ! Les loges maçonniques travaillent les équipages prônant l’abolition des grades et notre ami, bien que maçon lui-même, s’est heurté aux loges locales. Commander une escadre c’est accepter une mission impossible…

— Et on l’a laissé partir ? Il est populaire cependant ?

— Disons que le Roi a tout fait pour le garder. L’Assemblée aussi : la loi du 20 mars restitue même au grade d’amiral son ancienne splendeur mais Bougainville a refusé. Tu devrais savoir tout ça ? Félix de Varanville qui a quitté lui aussi la Royale ne t’a rien raconté ?

— Il n’y a pas de sa faute, fit Tremaine avec amertume. Tu as vu dans quel état j’étais ? Va donc parler politique à une espèce de cadavre plus ou moins délirant ?… Ainsi tu vas voir comment est le printemps près de Granville ? Si cela ne t’allonge pas trop tu pourrais peut-être passer dire un mot à Vaumartin. Lui aussi doit me croire mort et j’aimerais savoir où en sont nos affaires.

— J’irai ! promit Ingoult débordant de bonne volonté. Cela ne me dérangera pas du tout puisque je prendrai la malle-poste à Granville…

Volubile à son habitude il s’aperçut soudain qu’il en avait trop dit et vira au rouge brique.

— La malle-poste pour où ? ironisa Tremaine. Tu n’aurais pas dans l’idée d’aller faire un tour à Paris… au cas où certaine déesse des Fleurs ne serait pas en train de visiter ses terres normandes ?… Toujours amoureux de la belle Flore à ce que je vois ?…

L’avocat haussa les épaules et plissa les lèvres en un petit sourire désabusé :

— Sans aucun espoir, je t’assure ! Mais tu sais aussi bien que moi que l’on ne peut pas grand-chose contre ses sentiments.

— C’est sans doute la raison pour laquelle tu me conseilles d’oublier Marie ? En tout cas merci d’être allé là-bas. Potentin n’aurait pas pu s’y rendre sans indisposer ma femme. C’était facile pour lui quand on me cherchait un peu partout mais à présent elle le surveille.

— … et comme elle ne m’aime pas, tu as eu raison de me faire prévenir par Varanville. Bon !… Eh bien à présent, je m’en vais mais, sois tranquille, je reviendrai. Dépêche-toi de guérir !

Le souhait fit grimacer Guillaume coulé dans un lit dont il savait qu’il ne pourrait en sortir avant au moins deux mois. Guérir ? Il ne demandait pas mieux ! Dehors il faisait beau. Par-dessus les feuilles neuves des arbres de la cour, le ciel montrait un œil bleu. Dans la chambre, une flaque de soleil éclaboussait le parquet ciré rappelant à Tremaine certain jour d’été aux Hauvenières où Marie-Douce et lui regardaient voler les mouches dans le poudroiement doré passant entre les rideaux de leur chambre. Où était-elle à cette heure, sa bien-aimée ?

Qu’est-ce qui avait bien pu la décider à quitter sa maison où elle voulait vivre dans la seule chaleur de leur amour ? En envoyant Joseph, il espérait tant recevoir l’écho de sa joie ! Au lieu de ce bonheur, de cet encouragement, le silence, l’absence et la pensée déchirante qu’avant longtemps il lui serait impossible de courir à sa recherche… Et encore ! À condition que l’opération soit pleinement réussie !

Lorsque, la maladie enfin chassée, il émergea dans le monde des vivants avec une merveilleuse impression de délivrance et le goût de la vie qui revenait avec chaque respiration claire, chaque bouchée de nourriture, Pierre Annebrun ne lui avait guère laissé le temps de savourer avant de poser un autre problème : celui de ses jambes.

— Elles sont mal réparées, lui dit-il un matin où il aidait Mlle Lehoussois à lui faire sa toilette. Je ne pouvais rien faire tant que vous étiez malade : vous étiez trop faible !

— Les forces me reviennent presque d’heure en heure grâce à vos soins à tous les deux. Sans compter la cuisine de Sidonie bien sûr ! Alors si vous pouvez arranger ça aussi…

— Grâce à l’argile dont la fille vous a enduit, le pire a été évité, cependant…

— C’était quoi le pire ?

— Ne m’obligez pas à vous le dire, vous le savez très bien. Dans l’état actuel des choses j’ai profité de votre inconscience pour vider une poche de pus qui se formait mais cela n’empêche que les os sont mal soudés…

— Je sais ça ! Quand j’ai essayé de mettre les pieds sur terre ça a été horrible ! J’ai cru que je ne pourrais jamais remarcher…

Le docteur considéra gravement l’étroit visage si profondément creusé à présent mais dont la peau perdait sa teinte grisâtre pour retrouver la coloration brun-rouge devenue naturelle après quarante années de vie près de la mer, sous les neiges du Canada, les soleils des Indes et les vents des océans :

— Il se peut que vous restiez infirme. La seule chance est une opération – ou plutôt deux opérations difficiles et douloureuses dont je ne peux garantir la réussite…

Un silence soudain, pesant, épais dont même le froissement de la mer toute proche ne put vaincre la densité. Tremaine semblait pétrifié. Les yeux clos il avait l’air frappé à mort mais, soudain, une larme, une seule, glissa le long de son grand nez…

— Infirme !… gronda-t-il sourdement. Non… non ! Tout mais pas ça ! Brusquement il rouvrit les yeux dardant leur double flamme sur le médecin : Y a-t-il une chance… une seule… pour que vous y arriviez ?

— Plusieurs heureusement mais vous allez beaucoup souffrir.

— Ce ne sera pas pire que ce que j’ai enduré dans mon marécage.

— Il faudra que je recasse vos os…

Une sorte de fureur sacrée s’empara de Guillaume. Rouge vif, il hurla :

— Qu’est-ce que vous attendez ? Cassez, bon Dieu, et qu’on n’en parle plus !

— Ne vous agitez pas ! J’étais certain que vous accepteriez. Continuez à reprendre des forces. Moi je vais m’assurer le concours de quelques gars solides pour vous immobiliser. Si tout va bien nous ferons ça après-demain.

Alors n’oubliez pas Potentin ! Il n’est plus jeune sans doute mais il est encore robuste et il ne vous pardonnerait jamais de le tenir à l’écart !

Potentin était là et aussi tout le hameau et même quelques-uns de Saint-Vaast et de Rideauville. Plantés dans la cour, le nez en l’air et bouche bée, ils guettaient les cris que la souffrance ne pouvait manquer d’arracher au patient et tentaient d’imaginer ce qui se passait dans cette pièce aux fenêtres large ouvertes pour que la lumière entre à plein… Certains hommes, qui avaient fait les guerres ou navigué au loin, causaient à voix basse, évoquant des souvenirs glanés sur des champs de bataille ou dans des postes d’ambulance. Les autres tendaient l’oreille pour saisir des bribes de leurs propos ; quelques femmes priaient. Quant à Sidonie Poincheval, elle restait enfermée dans sa cuisine. La tête dans son tablier et les mains sur les oreilles elle essayait de se faire aussi sourde que possible…

Si les amateurs de sensations fortes furent un peu déçus, en revanche, tous conçurent un surcroît d’estime pour un homme d’un tel courage. En effet on n’entendit pas grand-chose. Pourtant – et en dépit d’une solide dose d’opium et d’un manche de fouet coincé entre ses dents –, Tremaine, écartelé sur une table par les poignes de Michel Quentin et de trois marins-pêcheurs, aux muscles vigoureux et au cœur bien accroché, attelés à ses épaules et à ses cuisses, endura son martyre avec un stoïcisme de vrai croyant. Il se rappelait les histoires racontées jadis par son ami Konoka sur les tortures infligées chez les Iroquois et qu’un guerrier digne de ce nom se devait de subir sans émettre une plainte. Lui se permit tout juste deux ou trois râles très brefs jusqu’à ce que la douleur eût raison de lui et le plongeât dans une bienheureuse inconscience dont le chirurgien se hâta de profiter.

Un peu en retrait, Potentin se tenait debout, adossé au mur, et son visage de vieux pirate au nez cassé était effrayant à voir tant il reflétait celui du supplicié. Il savait bien que cette horreur était la seule chance que possédât Guillaume de retrouver l’usage de ses jambes pour le reste de ses jours mais il eût donné avec joie sa propre chair pour lui épargner un tel calvaire. La sueur coulait de son front, le long de son échine et il n’osait même pas regarder la vieille Anne-Marie, près de la table aux instruments, fantôme habillé de blancheur dont seules les mains actives semblaient vivre, prêtes à passer une pince ou un tampon de charpie, et les yeux attentifs mais lourds de larmes retenues.

Quand le dernier point de suture eut été posé et que les jambes, soigneusement bandées, eurent été placées dans des éclisses formant gouttières au bout desquelles on attacherait des poids cordés pour opérer la traction nécessaire, que le chirurgien eut peint avec de la colle de bateau les côtés des bandages pour maintenir l’appareil puis se fut redressé en s’épongeant le front à son bras nu, annonçant que c’était fini, elle eut un petit soupir et tomba évanouie avec une sorte de grâce tandis que Potentin oubliant sa dignité quasi proverbiale se laissait lui aussi glisser au bas de son mur et que les quatre assistants bénévoles s’étiraient longuement et se massaient les reins en réclamant un remontant énergique.

— Allez dire à Sidonie qu’elle apporte du rhum pour tout le monde, fit Annebrun déjà agenouillé auprès de Mlle Lehoussois pour lui appliquer quelques claques. Puis vous m’aiderez à porter M. Tremaine dans son lit. Ensuite on mangera tous un morceau. On l’a bien mérité parce que je crois qu’on a fait du bon travail.

— Jamais rien vu de pareil ! souffla Michel Quentin. Vous pensez qu’il pourra marcher de nouveau ?

Je l’espère. Peut-être même monter à cheval. Cependant je crois qu’il aura une jambe plus courte que l’autre.

— Boiteux ? gémit la vieille demoiselle tout juste revenue de sa syncope. Oh, mon Dieu ! Il va être si…

— Eh bien quoi ? coupa Pierre Annebrun s’abandonnant avec délices à une indignation qui lui détendait les nerfs. Une canne vaut mieux, j’imagine, que des béquilles ou une chaise roulante ? Il pourra même s’en tirer avec un talon de botte plus haut que l’autre. En vérité vous n’êtes jamais contents dans cette famille !

Sans répondre, elle prit l’une des mains qu’il était occupé à savonner et y posa ses lèvres avec une humilité qui toucha le médecin. Aussitôt il se radoucit.

— Vous êtes à bout, ma pauvre amie. Voilà des jours que vous ne quittez pas cette maison. Rentrez chez vous ! Sidonie et moi nous relaierons pour veiller cette nuit.

— Avec votre permission, Monsieur, ce sera moi, fit Potentin que l’on avait un peu oublié, je vais monter dire à Mme Tremaine que je m’installe auprès de M. Guillaume. Les Treize Vents peuvent se passer de moi et vous avez besoin d’aide…

Le soir même il revenait avec, dans une charrette, un lit de camp, un sac de voyage contenant ses effets, un panier plein de bouteilles de Champagne, un jeu d’échecs et la demi-douzaine de volumes renfermant les Mémoires de M. de Saint-Simon.

— Si je vous ai bien compris, expliqua-t-il au Dr Annebrun, M. Guillaume aura largement le temps de les lire.

Absolument ! Vous avez expliqué à Mme Tremaine que j’espère lui rendre dans quelques semaines un époux assez bien réparé ?

— Oui, docteur, et elle vous en est bien reconnaissante. C’est même elle qui m’a ordonné de vous porter ce vin : elle dit que vous l’aimez…

— C’est aimable à elle et je la remercierai quand elle viendra. Car elle va venir, je pense ?…

— Elle n’en a rien dit mais… sans doute ! Notre M. Guillaume a retrouvé figure humaine et le délire n’est plus à craindre, j’imagine ? hasarda le majordome dûment renseigné sur la nature des divagations de Tremaine.

— À moins d’une infection, c’est exclu. Notre patient jouit d’une constitution exceptionnelle. En outre, le voisinage immédiat de la mer favorise les cicatrisations. Évidemment la nuit qui vient sera pénible et aussi les deux ou trois jours suivants. Ensuite… eh bien, disons que les visites seront bienvenues !

Cependant Agnès ne vint pas…

Une semaine passa. Une autre ensuite sans que la jeune femme fît son apparition au Hameau-Saint-Vaast. C’était Victor, à présent, qui venait aux nouvelles, remportant chaque matin un bulletin meilleur que celui de la veille. Guillaume lisait, jouait aux échecs avec un Potentin devenu aussi hermétique qu’un moine bouddhiste. Il recevait aussi des visites, il en venait d’un peu partout, même de Valognes où cependant la vie se faisait chaque jour un peu moins agréable, où l’on hésitait à quitter les demeures urbaines, comme on le faisait habituellement après Pâques pour s’installer dans les châteaux d’alentour tant on craignait de retrouver les hôtels cambriolés sinon pillés. Une Garde Nationale particulièrement susceptible, ainsi que Mme du Mesnildot en fit le récit, régnait sur le « Versailles normand », allant jusqu’à obliger le nouveau maire, Revel un ancien marin et ses adjoints à dénoncer à l’accusateur public – il y en avait un désormais ! – l’abbé Cauvin coupable d’avoir refusé de bénir ladite garde où se regroupaient beaucoup de jeunes énergumènes bien décidés à user largement de leur popularité et à mener l’existence la plus tapageuse possible.

— Il faut vraiment que nous vous aimions pour nous être transportées jusqu’ici, expliqua la belle Jeanne venue d’ailleurs en compagnie de sa fille Charlotte, jolie personne de dix-sept ans à la chevelure fauve, au teint très blanc et aux yeux câlins, mariée depuis 1789 à ce M. Le Tellier de Vaubadon rencontré par Tremaine et Varanville lors du fameux souper chez les Mesnildot, qui changea leur destin du tout au tout : Savez-vous que notre petite ville est en train de devenir une cité de femmes et de vieillards ?

— Pensez-vous donc vous débarrasser de vos époux ? fit Guillaume avec un sourire moqueur.

— Certes pas ! Cependant la sagesse et l’honneur commandent. La Révolution gagne du terrain. En outre, le prince de Condé a quitté Turin pour Worms où l’on dit qu’il rassemble tous ceux qui souhaitent combattre pour la Monarchie en danger. Mon époux et celui de ma fille ne vont pas tarder à émigrer.

— Pour se battre ?

La surprise de Tremaine était sincère : aucun de ces deux hommes fort attachés à une vie douillette ne semblait taillé pour l’héroïsme.

— Sans doute mais ils passeront d’abord en Angleterre… et à ce propos, nous aimerions savoir quelles possibilités d’embarquement ils pourraient trouver ici. Vous possédez des bateaux…

Ainsi donc la raison d’une si aimable visite montrait le bout de son nez. Guillaume, le front rembruni, hocha la tête :

— Mes deux goélettes Agnès et Élisabeth naviguent quelque part du côté de la Martinique ou de la Guadeloupe et je ne sais même pas si elles parviendront à revenir un jour. J’en ai une troisième en construction, dont j’ignore si on l’achèvera faute de bois de qualité. Quant aux barques de pêche, elles n’osent plus guère sortir à cause des corsaires anglais apparemment décidés à s’installer dans les îles Saint-Marcouf sans que quiconque lève le petit doigt pour les en empêcher. Voilà des années que l’on réclame un armement solide pour la Hougue et Tatihou sans obtenir de résultat. Je conseillerais plutôt à ces messieurs Cherbourg et surtout Granville d’où il est aisé de gagner Jersey.

— Mais puisqu’ils veulent aller chez les Anglais, pourquoi ne pas les conduire directement à Saint-Marcouf ? Ce serait l’idéal…

Guillaume se fit sévère :

— Ils n’y sont pas encore installés ! En outre vous ne trouverez aucun marin de Saint-Vaast qui accepte d’aborder chez ces gens-là ! Votre mari devrait se souvenir que vous êtes la petite-nièce de M. de Tourville et que l’an prochain il y aura cent ans que les canons et les brûlots anglais ont détruit ses navires venus chercher refuge ici… Donc, oubliez Saint-Vaast ! Mais, n’émigrerez vous pas avec ces messieurs ?

Pour la première fois Mme de Vaubadon fit entendre une voix légère et singulièrement musicale :

— Il ne saurait en être question. Si la loi contre les émigrés est votée, nous risquerions de perdre tous nos biens. En outre, ajouta-t-elle avec un sourire presque tendre, je ne déteste pas l’idée d’un temps de liberté.

Mon hôtel de Bayeux est fort agréable. Presque autant que vos Treize Vents… dont on dit que Mme Tremaine ne veut plus sortir.

Apparemment, la sollicitude de ces dames avait une seconde raison : la curiosité et son corollaire naturel, l’irrésistible attrait des potins. Le sourire de Guillaume se fit sardonique.

— Ma femme sera touchée de votre intérêt. Elle a été très éprouvée par cet hiver où nul ne savait ce que j’étais devenu et il lui faut un grand repos…

Jeanne du Mesnildot éclata de rire.

— Pas éternel, j’espère ? Allons, Guillaume, ne nous prenez pas pour des sottes ! Son attitude envers vous est le principal sujet de conversation de toute la généralité de Valognes avec la visite accablante de ce Bécherel, l’évêque « constitutionnel » qui ose s’asseoir sur le trône épiscopal de Coutances. Quant à moi, je suis votre amie depuis assez longtemps pour vous dire tout net ce que je pense : le jour où vous avez épousé la fille de Raoul de Nerville, veuve du vieux Oisecour, vous avez commis la plus grosse bêtise de toute votre vie.

— J’ai deux enfants que j’aime, Madame. Leur existence suffirait à justifier même un crime. Priez vos amis de ne plus s’occuper de ma femme. Elle a suffisamment souffert pour qu’on ne l’accable pas ! et je ne permets à personne d’en dire du mal… Si culpabilité il y a, elle est tout entière de mon côté… et je compte sur votre amitié pour lui rendre justice !

De façon beaucoup plus affectueuse sans doute mais l’esprit en était le même, il avait dit quelque chose d’équivalent à Rose arrivée en trombe, le matin même, depuis les Treize Vents où il lui avait été impossible de voir Agnès. Souffrante, selon Clémence Bellec, Mme Tremaine ne sortait plus de sa chambre où seules sa camériste et sa cuisinière étaient autorisées à entrer à heures fixes. Elle ne quittait son lit que pour sa chaise longue où elle demeurait étendue des heures, un livre qu’elle ne lisait pas au bout des doigts et le regard perdu dans le paysage étalé devant ses fenêtres.

— Cela ne peut pas durer ! s’écria l’épouse de Félix. Elle va devenir folle ! Moi je ne demande pas mieux que d’élever Élisabeth qu’elle ne réclame toujours pas mais il y a plus grave : elle ne veut même plus voir le bébé Adam.

— Je vous l’ai dit, ma chère Rose : je suis la cause de tout ce désordre. Quand on m’a rapporté ici, elle est accourue en dépit de la défense de Pierre Annebrun : je délirais et il ne voulait pas qu’elle m’entende. Or, ce n’est pas elle que j’appelais…

— C’est entendu ! Je sais ça… mais la dernière fois que j’ai vu Agnès, vous aviez retrouvé tous vos sens. Elle était alors très sereine et même elle a fait allusion à des nuages qui allaient se dissiper. Alors ?

— Que puis-je vous dire ? Si encore je pouvais la voir ? Mais je suis cloué ici, à moitié démoli comme un bateau naufragé sur son écueil…

— Écrivez-lui !… Oh, à ce propos, votre Clémence m’a donné un billet pour le cher docteur. Je ne sais ce qu’elle a écrit au juste, mais elle lui demande de passer chez vous un soir, tard si possible et comme s’il venait de visiter un malade à La Pernelle…

— Si Agnès refuse les visites, elle ne le recevra pas.

— Écoutez, Guillaume ! Votre Clémence est l’une des femmes les plus solides que je connaisse ! Quand Annebrun rentrera, donnez-lui son message et vous verrez bien ce qui se passera ! Pour la suite, nous aviserons ! Portez-vous bien !

Tirant la petite lettre de sa jupe d’amazone, Rose la fourra dans la main de Tremaine, lui tapota la tête affectueusement puis, retroussant sur son bras sa courte traîne noire, alla retrouver sa jument qui l’attendait dans la cour.

Lorsqu’il rentra du fort de la Hougue où il avait fort à faire pour soigner les rhumatismes des vieux invalides qui, à présent, en étaient à peu près les seuls gardiens, Pierre lut le billet puis l’escamota en annonçant qu’il irait le soir même aux Treize Vents mais sans autre commentaire. Guillaume respecta son silence bien qu’il n’aimât guère certain froncement de sourcils. Il retint même, au moment du départ, les quelques paroles chaleureuses qu’il eût aimé confier au médecin autant qu’à l’ami.

Il était plus de neuf heures lorsque celui-ci atteignit le domaine. Tout était éteint aux écuries. Dans la maison on ne voyait de lumière qu’à la cuisine et derrière les fenêtres d’Agnès. Le Dr Annebrun se dirigea vers la première sans essayer de cacher son arrivée. Au contraire, lorsqu’il frappa à la porte, sa voix s’éleva dans la nuit, forte, vigoureuse : il déplorait l’heure tardive mais il était important qu’il vît Mme Tremaine dans l’instant : elle ne dormait pas encore puisqu’il y avait de la lumière dans sa chambre.

La voix de Clémence monta presque au diapason de la sienne pour émettre une inquiétude bien simulée : Est-ce que l’état de Monsieur Guillaume s’aggravait ?

— Non, mais ce que j’ai à lui dire n’en est pas moins important ! Conduisez-moi près d’elle, Clémence !

Armés chacun d’un chandelier, ils pénétrèrent dans les ténèbres de la maison, gravirent le grand escalier. Clémence allait devant et sa haute coiffe dessinait sur les murs clairs l’ombre bizarre d’un magicien de conte fantastique. Sur le palier une mince ligne brillante soulignait la porte où elle alla « gratter » :

Madame !… C’est le Dr Annebrun ! Il vous demande excuses pour l’heure mais il faut qu’il parle à vous !

— Non !… Non !… Je suis très lasse !… Priez-le de me pardonner !… Je ne peux… pas le voir maintenant.

La voix était bizarre, curieusement épaissie, hésitante. Le médecin et la cuisinière échangèrent un coup d’œil. Ce fut lui qui prit la parole :

— Désolé d’insister, madame Tremaine ! Il faut que je vous voie ! C’est d’une extrême importance.

— Non ! Non !… Je… vous en prie… laissez-moi me reposer ! Je… je veux dormir…

— Vous dormirez après ! Je n’en ai pas pour longtemps ! Ouvrez ! Je ne partirai pas sans vous avoir vue.

— Si vous avez… quelque chose à dire, dites-le !… Et puis… allez-vous-en !

— N’y comptez pas !… Ce que je veux vous apprendre ne peut être clamé dans un escalier !

— Alors… revenez… demain ! Bonsoir !

Pareil entêtement dont il devinait fort bien la raison suscita une brusque colère. Le poing fermé d’Annebrun heurta violemment le panneau de chêne laqué :

— Madame Tremaine ! Souvenez-vous que je suis à moitié écossais donc cinq ou six fois plus entêté qu’un Normand ordinaire. Soit vous ouvrez, soit je vous jure que j’enfonce cette porte !

— Vous êtes fou !… Vous ne… pouvez pas… faire…

— Vous voulez parier ? Je compte jusqu’à trois ! Un… deux…

— J’ouvre !

Cette fois ce fut un cri.

Quand, dans l’entrebâillement de la porte, Annebrun découvrit le visage terrifié d’Agnès, il commença par coincer le battant avec son pied puis regardant Clémence :

— Apportez-moi du café très fort ! Avec deux tasses ! j’en prendrais bien un peu moi aussi…

Ayant dit, il referma la porte et s’y adossa sans plus bouger. Cependant, Agnès reculait comme s’il la menaçait. Le cœur du médecin se serra en la voyant si pitoyable et cependant si belle, la masse noire de ses cheveux en désordre croulant sur ses épaules, son regard brumeux ayant l’air de flotter. Elle portait l’un de ces négligés qu’elle affectionnait depuis la naissance d’Élisabeth, un « aristote » de soie bleu de lin dont la nuance tendre se reflétait dans ses yeux. Son corps élégant s’y mouvait avec une grâce exquise bien que, visiblement, elle titubât…

— Vous êtes ivre, constata le médecin. Cette pièce empeste le rhum !

Il courut aux fenêtres, tira les rideaux et ouvrit largement les vantaux vitrés. Le vent de la nuit entra, chargé d’humidité.

— Pourquoi faites-vous ça ? fit Agnès en tanguant vers sa table de chevet où un verre vide était posé auprès d’une bouteille à moitié pleine. Vous n’avez pas… peur que j’aie froid ?… Au fond… c’est une bonne idée ! Quelle chaleur ici !

Elle dénoua un des rubans qui fermaient sa robe et le décolleté en s’élargissant découvrit ses épaules et la naissance de ses seins. En même temps, elle soulevait sa chevelure comme si le poids lui en était pénible. Mais quand elle se saisit du flacon, Annebrun la rejoignit et le lui arracha :

— Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes en train de vous détruire ?…

Elle eut un haussement d’épaules et se laissa tomber sur son lit les bras en croix :

— Qu’est-ce que ça… peut bien vous faire ?

Plus que vous ne pensez ! Vous êtes jeune… belle ! C’est un crime plus encore qu’une honte. Depuis quand buvez-vous ?

— Depuis que je suis allée voir… mon cher mari ! C’est vous qui… hic !… qui m’avez donné du rhum… Vous vous souvenez ?

— Bien sûr ! Vous en aviez besoin, ce soir-là, mais je ne pensais pas que vous en prendriez l’habitude.

— C’était… tellement bon ! soupira-t-elle. Et je me suis sentie tellement mieux après ! Je… je n’avais plus froid… plus vraiment mal… j’étais… moins malheureuse… Seulement ça n’a pas duré.

Un grattement annonça le retour de Clémence portant un grand plateau garni d’une cafetière d’argent et de deux tasses. À son regard inquiet, Annebrun répondit par un sourire un peu vague :

— Ça va aller, j’en suis certain. Il est bien fort ?

— La petite cuillère devrait tenir debout dedans… Voulez-vous que je vous aide à faire boire Madame Agnès ?

— J’espère bien qu’elle va boire toute seule !… Allez vous reposer, madame Bellec ! Je saurai bien retrouver mon chemin sans vous et nous en avons peut-être encore pour un petit moment…

— Ne vous tourmentez pas pour moi, docteur ! Je ferai un somme dans ma cuisine en vous attendant…

En dépit de ses protestations, Annebrun réussit à faire avaler trois tasses de café à l’apprentie pocharde. La première passa bien. À la seconde celle-ci voulut refuser en alléguant qu’elle ne pourrait pas dormir mais à la troisième elle se rebella carrément :

— J’ai mal au cœur ! gémit-elle. Je n’en veux plus…

— Oh que si ! C’est excellent que vous ayez mal au cœur. Encore un petit effort !… De toute façon, si vous ne buvez pas de bon gré j’emploie la force !

— Vous êtes un homme odieux !…

Elle but et le résultat ne se fit pas attendre. Précipitamment relevée elle courut jusqu’à la chambre de bains dont les échos renseignèrent le médecin sur ce qu’elle y faisait. Ensuite, il y eut un assez long moment de silence qu’Annebrun employa à déguster paisiblement l’admirable breuvage préparé par Clémence. Un vrai crime d’en faire un vomitif ! Lorsqu’il venait aux Treize Vents, il ne manquait jamais d’en demander. Mlle Poincheval ne possédait pas le tour de main nécessaire : celui que l’on buvait chez lui était passable, sans plus. Rien de commun avec un tel nectar !

Les yeux mi-clos, le médecin le savourait en toute béatitude lorsque Agnès reparut et, soudain, une sorte de sixième sens avertit Pierre qu’un danger le menaçait : la femme qui s’avançait vers lui n’était plus la même. Elle portait à présent un peignoir lâche de linon blanc sous lequel son corps transparaissait comme enveloppé de brume. Un flot de dentelles moussait aux manches courtes et tout le long du vêtement dont l’ouverture, attachée seulement à la taille par un nœud de ruban, plongeait en pointe révélant une aimable partie d’exquises rondeurs. Les cheveux avaient été brossés mais laissés libres et une fraîche senteur de mousse et de forêts mêlée à celle des roses entrait avec elle dans la chambre.

Abasourdi, Annebrun se releva si brusquement que son fauteuil tomba. Le sang au visage, il reposa sa tasse d’une main peu sûre et regarda Agnès s’avancer vers lui avec, dans les yeux, quelque chose de trouble qui le fit trembler et sur les lèvres humides, légèrement rougies, un sourire qu’il ne lui connaissait pas. Il voulut lutter contre le charme que dégageait la jeune femme.

— Vous… vous sentez mieux à ce que l’on dirait ?

— Beaucoup mieux… grâce à vous.

Elle approchait lentement, lentement mais elle approchait…

— Alors, je vais me retirer…

— Non !… Vous allez rester… parce que vous le désirez et que je le désire aussi…

Il voulut courir vers la porte mais elle le prit de vitesse et fut contre lui l’enveloppant de son parfum sous lequel il frissonna et de deux bras doux comme du satin lui imposant le contact étroit de sa chevelure, de ses seins durcis et de son ventre qui, soudain, se mit à bouger sournoisement. Éperdu, il tenta de l’arracher à lui. Malheureusement il aimait cette femme, il la désirait depuis qu’il la connaissait et son attaque tellement inattendue le trouvait sans forces…

— Laissez-moi ! gronda-t-il. Vous ne savez pas ce que vous êtes en train de commettre.

— Oh, si je le sais ! Je vais faire de vous mon amant. Je sais que je vous plais et vous n’êtes pas de ceux qui peuvent laisser une femme indifférente…

— Vous êtes folle ! Pensez à votre mari !

— Je ne pense qu’à lui, justement !… Ce n’est pas moi qui vous ai appelé : vous êtes venu de vous-même. Pour me soigner, je pense ?… Eh bien, mon cher, vous êtes la seule médecine que je veuille accepter. Ou vous me faites l’amour… ou vous partez et à l’aube je serai ivre morte !

— Vous ne pouvez pas me demander ça ! Votre époux est chez moi, soigné par moi. Il a confiance en moi !

— Et vous, vous avez confiance en lui ?

— Nous sommes amis à présent…

— Pas depuis longtemps et qu’est-ce que l’amitié auprès de l’amour ? Vous m’aimez… et pour moi vous représentez ma seule chance de ne pas devenir folle, de continuer à vivre auprès d’un homme qui me trompe depuis des mois, des années même. J’ai le droit de lui rendre la pareille… Pierre, Pierre… cessez de lutter ! Je vous veux…

Elle resserrait l’étreinte de ses bras et, debout sur la pointe des pieds, elle vint poser sa bouche sur celle de l’homme éperdu, crucifié par la plus délicieuse des tortures. Sentant sa raison chavirer il la prit aux hanches pour l’écarter de lui mais à sentir dans ses paumes la tiédeur de ce corps, la douceur de la peau glissant sous le léger tissu, il s’enflamma à l’instant même où il tentait une ultime défense :

— Ce n’est pas vrai… Je ne vous… aime pas !

Elle eut un rire doux et bas, un peu rauque.

— Menteur !… Crois-tu que je ne sente pas ton désir !… Viens !… Je veux être à toi !

Le lit encore tiède les accueillit. Agnès, triomphante, découvrait à sa victoire une saveur inattendue. Elle apprenait surtout qu’entre l’instant où elle avait froidement décidé de se donner à Pierre et l’accomplissement, une transformation s’était opérée en elle et qu’elle n’avait pas vraiment joué la comédie. Privé d’amour depuis trop longtemps, son corps s’ouvrit avec une ardeur surprenante à celui de cet homme jeune et passionné qui le caressait avec dévotion, attentif à éveiller son plaisir avant de déchaîner sa propre joie. Quant à lui, il se gorgeait de ce bonheur inouï sans discerner qu’il était en train de devenir l’esclave d’une magicienne dont il ne soupçonnait pas le pouvoir.

Elle sut, quand vint l’heure de le renvoyer, se montrer tendre et câline, étouffer sous des baisers les remords qu’elle pressentait. Il fut dans ses bras comme un enfant dont il fallait bercer le rêve fragile qui pouvait se dissiper dès qu’il aurait quitté la chambre. Il fallait que Pierre n’oublie jamais ce qu’il venait de vivre afin qu’il songe uniquement à revenir boire le philtre d’amour qu’elle lui avait offert.

La première idée d’Agnès avait été de jeter à la face de Guillaume le brutal récit de cette nuit. À présent, elle n’y songeait plus, bien au contraire. Son orgueil blessé se satisfaisait de l’intime plaisir d’être vengé. À présent, elle voulait faire durer une aventure qui lui plaisait et retrouver le plaisir violent qu’elle venait de savourer. Pierre Annebrun devait être véritablement son amant et non une passade d’un soir.

Elle savait qu’elle ne l’aimait pas. Rien de comparable avec la tempête pleine de rage et de passion que Guillaume susciterait toujours dans son cœur refermé. À celui-là, elle donnerait juste ce qu’il faudrait de tendresse pour masquer la brutale réalité : le fait que, pour la première fois depuis sa rencontre avec Tremaine, elle avait envie d’un homme, qu’il était celui-là et qu’elle entendait le garder aussi longtemps qu’il en serait ainsi.

Tandis que, sous le choc, il essayait de se rhabiller, elle sauta du lit sans prendre la peine de couvrir sa nudité et vint l’aider avec des gestes doux qu’elle entrecoupait de baisers légers.

— Quand reviens-tu ? murmura-t-elle.

— Agnès !… Tu n’y penses pas ?… Nous avons commis une terrible folie…

— La folie serait d’en rester là alors que nous sommes créés l’un pour l’autre. Ou alors, dis-moi que tu n’as plus envie de m’aimer ?

— Je ne t’aime pas, je t’adore mais ne comprends-tu pas que cela ne peut nous mener qu’à une catastrophe ?

— De quel genre ? D’abord personne n’en saura rien parce que nous saurons bien nous cacher. Ensuite, je vois mal Guillaume jouer les maris jaloux…

Tu es diabolique, tu me mets dans une horrible situation. Songe que…

D’une main douce posée sur sa bouche elle lui coupa la parole :

— Tais-toi ! Tu vas dire des sottises ! Écoute… je te propose un marché…

— Un… marché ? fit-il choqué par le mot.

— Une convention si tu préfères. Tout va rentrer dans l’ordre ici. J’irai voir mon époux et il pourra revenir quand tu le jugeras bon mais il ne me touchera pas. Celui auquel j’appartiens dès à présent c’est toi. D’ailleurs… il a son Anglaise et tu sais aussi bien que moi qu’il ne peut pas l’oublier.

Dieu sait ce qu’il en coûta à l’honnêteté du médecin de murmurer :

— Il ne l’a plus !… Elle a disparu et il ignore ce qu’elle est devenue. Il n’a pas l’air d’en souffrir autrement et je pense, moi, qu’il va avoir besoin de toi… Vous… vous vous aimiez !

— Peut-être !… Encore que je n’en sois plus très sûre. De toute façon, tu ne dois pas y penser. Ce qui compte c’est toi, moi et ce qu’il y a entre nous. Reviens demain vers onze heures !

— Ici ? C’est insensé ! Déjà Clémence doit se demander ce que nous faisons…

— Je suis certaine qu’elle dort comme une souche. D’ailleurs je vais te faire sortir sans la réveiller. Demain matin, elle pensera que tu n’as pas voulu la déranger… La nuit prochaine tu laisseras ton cheval dans le cimetière et moi je t’attendrai dans la bibliothèque dont une fenêtre sera ouverte… Tu viendras ?

— Agnès ! pria-t-il d’autant plus malheureux qu’il savait déjà qu’il aurait peine à attendre la fin du jour.

Elle l’embrassa longuement à lui faire perdre haleine puis, d’une voix très douce :

— Nous n’avons goûté qu’aux prémices de notre amour… et tu dois savoir qui tu préfères garder : moi ou Guillaume. Si tu le choisis il n’est pas près de retrouver sa famille.

Annebrun se saisit d’elle et la serra contre lui à la briser :

— Tu sais très bien, diablesse, que je ne pourrai jamais plus te résister… Je viendrai. Quant à Guillaume… après tout, qu’importe ?

C’était facile à dire dans les bras d’une femme aimée et dans l’éclosion d’une passion toute neuve. Pierre se sentait de force à se dresser contre l’univers. Cependant, la fièvre tombée, il découvrit qu’il était moins aisé d’affronter le regard droit de Guillaume lorsque le lendemain, celui-ci voulut savoir ce qui se passait chez lui. Néanmoins il y avait songé tandis qu’il rentrait dans la nuit et il était résolu à une demi-vérité :

— Ta femme s’est mise à boire, grogna-t-il – depuis l’opération lui et Guillaume se tutoyaient ! Seule, Mme Bellec s’en est aperçue, c’est pour ça qu’elle m’a appelé. Elle s’inquiétait…

Le visage de Tremaine eut une crispation puis se figea :

— Il y a de quoi, murmura-t-il. C’est horrible !… Pauvre Agnès ! Lui ai-je vraiment causé tant de mal ?

— On dirait !…

Imaginer la fière et noble image qu’il gardait de sa femme se dégradant lentement lui fut insupportable. Dans son esprit, Agnès et les Treize Vents étaient inséparables. Si la châtelaine s’avilissait, la maison serait souillée. Et c’était sa faute, sa très grande faute à lui si l’on en était là. Ce qu’il venait d’endurer, ce qu’il souffrait encore, il l’acceptait comme un châtiment mérité. Il ne reniait pas son amour pour Marie-Douce parce que c’était au-dessus de ses forces et parce que c’eût été s’amputer d’une part de son âme, mais il était prêt à tout tenter pour réparer les ravages qu’il avait causés. Il le devait à ses enfants, surtout à sa petite Élisabeth ! Il était déjà suffisamment pénible de savoir qu’elle n’habitait plus la maison depuis plusieurs mois…

— Tu comptes me garder ici encore longtemps ? demanda-t-il.

— Jusqu’à ce que tu puisses poser les pieds à terre. Nous saurons alors si tu es en mesure de réapprendre à marcher. Quelques semaines…

— C’est trop ! Veux-tu dire à Potentin qu’il m’apporte de quoi écrire et qu’il selle son cheval ?

— Que vas-tu faire ?

— Des excuses bien sûr ! Je veux rentrer chez moi !

— Maintenant ?

— Au plus vite ! Quitte à ne pas bouger je serai aussi bien dans mon lit que dans le tien pour attendre ton verdict. Et… si je dois rester impotent – ce qui est toujours possible, n’est-ce pas, docteur ? – autant que je commence à y habituer ma maisonnée et moi-même ! Ma fille sera la meilleure des gardes-malades…

Annebrun hocha la tête et sortit de la chambre, le dos un peu rond, la conscience un peu basse. La griserie de la nuit précédente et l’attente de sa maîtresse ne parvenaient pas tout à fait à atténuer le regret de cette amitié à peine née qu’il allait falloir étouffer sous les mensonges. Mais il se sentirait plus à l’aise lorsque l’homme qu’il trompait ne serait plus son hôte… Même s’il éprouvait comme un pincement à l’idée qu’Agnès vivrait bientôt de nouveau auprès d’un être aussi attachant que Guillaume Tremaine…

Restait à savoir si la jeune femme se sentait prête à recevoir, plus tôt qu’elle ne le pensait, celui qui l’avait torturée jusque dans son délire ?

À sa surprise, lorsque après l’amour il aborda le sujet, il la trouva curieusement détachée et sereine, d’une humilité inattendue.

— Que je le veuille ou non, il est le maître de ce domaine dont je n’avais aucun droit de le chasser. Je m’étonne même encore qu’il l’ait accepté. Peut-être ai-je réussi à l’effrayer quand je l’ai menacé de nous tuer, moi et les enfants…

— Tu as fait ça ? souffla Pierre abasourdi.

— On dit de telles folies sous l’emprise de la colère ! Je n’en pensais pas un mot, bien sûr ! Ce que je voulais c’était le blesser. Je voulais qu’il ait peur…

— Difficile d’effrayer un homme tel que lui ! J’ai rarement rencontré pareil courage. Quoi qu’il en soit, vas-tu répondre à sa lettre ?

— Je vais faire mieux : demain je descendrai au Hameau…

L’espèce de tristesse que le médecin éprouvait depuis qu’il savait jusqu’où sa maîtresse était allée pour chasser Tremaine se fit plus amère : il croyait bien déceler dans sa voix une sorte d’allégresse.

— On dirait que tu es heureuse qu’il revienne ? Pourtant c’est la fin pour nous deux…

Le rire de la jeune femme le rassura et aussi le fait qu’elle se serra plus étroitement contre lui :

— N’aie pas peur ! Je saurai bien nous trouver un endroit bien caché, bien à nous… Mais c’est vrai que je suis contente qu’il revienne parce que c’est lui qui le demande et qu’ainsi je ne perds pas la face à mes propres yeux. Sinon, j’aurais dû aller le chercher : il y a trop de gens qui l’aiment dans cette région et je ne peux en dire autant. C’est fatigant à la longue de ne rencontrer que des regards réprobateurs. Et puis, à présent, tu es là.

— Et je t’aime, tu sais ?… À en perdre la raison.

Pareille déclaration méritait bien une récompense :

Agnès la lui donna sur l’heure…

Lorsque sa voiture pénétra dans la cour du médecin, Agnès comprit qu’elle se trompait en s’imaginant que sa visite passerait inaperçue : dans chaque maison il y avait quelqu’un en train de balayer devant la porte ou de briquer les carreaux. Même au château de Durécu où les chambrières s’activaient à préparer l’arrivée prochaine des Boyer de Choisy, les propriétaires ! À croire que tout ce monde l’attendait ! La langue agile de Sidonie Poincheval devait y être pour quelque chose… Peut-être ces gens s’imaginaient-ils qu’elle venait demander pardon mais, au fond, c’était sans importance : les miroirs des Treize Vents lui avaient assuré qu’elle n’avait rien de la pénitente dans sa robe de soie pékinée gris et rose et sous le chapeau garni de rubans et de Heurs qui mettait des ombres si douces sur son beau visage.

Potentin l’attendait au bas du perron pour l’aider à descendre de voiture et lui sourit de tout son cœur :

— C’est, un grand bonheur, Madame Agnès, de vous voir ici !

— Pour moi aussi, mon ami…

Avec la dignité d’un maître des cérémonies escortant une reine, il la précéda dans la maison où Sidonie offrit une belle révérence à la visiteuse puis jusqu’à la chambre de Guillaume. Pierre Annebrun était invisible… Discret de nature et peu désireux d’assister aux retrouvailles des deux époux, il jugeait préférable de rester enfermé dans son cabinet de consultations jusqu’à la fin de l’entrevue.

Sans un mot, Potentin ouvrit la porte et s’inclina, la main sur le bouton, prêt à refermer. Agnès entra et fut en face de Guillaume. Tous les deux cloués par la surprise : elle gardait le souvenir d’un moribond grisâtre et décharné, lui celui d’une furie au visage ravagé par la colère. Il se reprit le premier :

— Je crois que j’avais oublié à quel point vous pouvez être belle ! Peut-être est-ce la faute de la vie quotidienne : les impressions se font moins vives à force d’être répétées. Croyez que mes regrets s’en trouvent avivés…

— Je vous retourne le compliment, Guillaume. Pour un homme qui revient des portes de la mort, vous ressemblez étonnamment à celui que vous étiez. En moins vif peut-être ?

— Une mauvaise copie… à demi invalide ! Mais peut-être ne seriez-vous pas là s’il en était autrement ? Votre présence me touche infiniment… Voulez-vous vous approcher ?

La main qu’il étendait offrait un siège au chevet du lit mais aussi espérait en recevoir une autre. Agnès ne s’y trompa pas : ôtant sa mitaine de soie rose, elle vint poser ses doigts dans la paume tendue qui se referma dessus. À ce contact elle sentit courir un frisson qui l’effraya. Les choses ne se présentaient pas comme elle les imaginait : elle s’était préparée à jouer les anges secourables, les bonnes fées magnanimes venues répandre les bienfaits d’un pardon apitoyé sur un demi-cadavre et elle retrouvait, presque identiques, les sensations éprouvées lors de leur première rencontre. Privé de jambes, ce démon restait aussi séduisant qu’autrefois ! Peut-être même l’était-il un peu plus ! Ces cheveux coupés court qui bouclaient serré comme une toison rouge convenaient à merveille à la structure arrogante du visage où la peau tendue reprenait sa couleur de bronze cuivré.

Sentant le terrain se dérober sous ses pieds, elle voulut retirer sa main mais Guillaume la tenait bien :

— Agnès !… Ma lettre demandait votre pardon. Êtes-vous venue me l’apporter ?

— S’il en était autrement je ne serais pas ici. En outre… j’ai moi aussi des excuses à présenter et…

— N’en dites pas plus !… Sinon nous n’en finirons pas, ajouta-t-il avec un demi-sourire. Puis soudain grave : Voulez-vous que nous essayions de rebâtir notre couple ? Je crois qu’avec de la patience… et beaucoup de tendresse, nous pourrions y arriver…

Soudain, le vernis de bons sentiments dont s’enveloppait la jeune femme craqua. Sa jalousie brusquement réveillée, elle lança d’une voix irritée :

— De la patience, de la tendresse ? Quel couple passionnant nous allons former !… Vous avez la mémoire courte, Guillaume, ou bien le mot amour vous fait-il peur lorsqu’il s’agit de moi ?

— Croyez-le ou non, je n’ai jamais cessé de vous aimer, murmura Guillaume assombri. Vous et les enfants faites partie de moi-même.

— Mais c’est à une autre que vous donnez ce que je pensais n’être qu’à moi. Alors ne dites pas que vous m’aimez !

Avec un soupir de lassitude, Tremaine libéra la main qu’il tenait toujours et détourna la tête :

— Croyez-le ou ne le croyez pas, je n’ai aucun moyen de vous convaincre. Sinon peut-être celui-ci : la dame dont vous parlez a quitté ce pays…

— Je le sais !

— Vous savez vraiment beaucoup de choses ! Quoi qu’il en soit, je ne chercherai pas à la retrouver. Vous avez ma parole !

— Et si c’est elle qui vous cherche ? Vous oubliez qu’elle a un enfant de vous ?

— Je ne le renie pas. S’il a besoin de moi, je ferai ce que je dois. Ne m’en demandez pas plus ! soupira Guillaume dont la patience commençait à s’émousser. Vous devrez vous satisfaire de ma promesse de ne pas revoir sa mère…

Devant la mine boudeuse de sa femme, il fit effort sur lui-même pour maîtriser sa colère naissante :

— Tout ceci est ridicule, Agnès ! Voulez-vous, oui ou non, enterrer la hache de guerre ? Voulez-vous m’accorder une confiance semblable à celle que j’ai toujours eue en vous ?

— Et si je ne voulais pas ?

— Vous seriez tout de même obligée de subir ma présence. Les Treize Vents sont à moi. Je veux y rentrer. Ma lettre demandait votre pardon, pas votre permission. Il dépend de vous que nous y vivions en époux respectueux l’un de l’autre. Je vous serai désormais aussi fidèle que vous l’êtes vous-même… À vous de décider !

Lentement, une profonde rougeur envahit les joues d’Agnès. Sous le regard impérieux de son époux, ses yeux s’affolèrent, s’évadèrent. Les lèvres soudain tremblantes, elle balbutia :

— Rentrez quand vous voulez !… Vous serez le bienvenu !

Ayant dit, elle éclata en sanglots et s’enfuit en courant, bousculant même au passage Pierre Annebrun qui, ne pouvant plus résister à la curiosité, s’apprêtait à frapper à la porte. Il voulut la suivre mais elle grimpait déjà dans sa voiture dont Potentin eut tout juste le temps de lui baisser le marchepied. Ce fut lui qui eut ses derniers mots :

— Vous viendrez demain m’apporter les ordres de votre maître, Potentin ! J’enverrai la berline le chercher jeudi…

Dire que la parole donnée ne coûtait pas à Guillaume serait une grave erreur. Jamais peut-être il n’avait autant aimé Marie-Douce qu’à l’instant où il y renonçait. Mais le temps n’était plus où il pouvait n’écouter que sa passion égoïste. Ce qui lui restait de forces et d’énergie, il les devait aux siens, à ces trois êtres qui composaient sa famille et aussi à cette chère maison bâtie pour eux. Elle était comme un vaisseau voguant vers les noirs nuages d’un gros temps et lui, le capitaine, se devait de demeurer à la barre. Même s’il lui fallait tramer, jusqu’à son dernier jour, le regret d’un amour qui n’avait plus le droit de vivre.

Le sacrifice était cruel. Cependant Guillaume le trouva plus léger quand la voiture qui le ramenait s’arrêta devant le perron des Treize Vents et qu’un cri d’enfant retentit :

— Papa !… Mon papa !

Dévalant les marches, la petite Élisabeth, boule de soie blanche et de cheveux flamboyants, se rua par la portière à peine ouverte et s’abattit sur Guillaume dont on n’avait pas encore eu le temps de descendre la civière. Elle prit sa tête dans ses petits bras et appuyant contre sa joue son visage aussi mouillé qu’une fleur sous la rosée :

— Mon papa chéri !… Je savais bien moi que tu reviendrais chez nous !… On va être si heureux maintenant !

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