Grandson – Samedi 2 mars 1476…
Un jour frileux se lève, le ciel est gris, le matin blême… Sur la gauche de l’armée, le mont Aubert et le Chasseron sont encore enneigés et le lac de Neufchâtel a des reflets de mercure. Debout devant sa tente, l’ambassadeur du duc de Milan, Panigarola, regarde s’éloigner dans la plaine celui auprès duquel on l’a délégué et qui a su conquérir sa respectueuse amitié : le Grand-Duc d’Occident, ce Charles de Bourgogne que l’Histoire a déjà surnommé le Téméraire qui depuis toujours rêve de reconstituer l’antique royaume burgonde réunissant sous la même couronne ses riches terres flamandes, son duché de Bourgogne, la Comté-Franche et plus bas la vallée du Rhône pour rejoindre la Provence. Seuls le gênent le duché de Lorraine et les cantons suisses puisque la duchesse Yolande de Savoie est son amie.
Étrange d’ailleurs si l’on considère qu’elle est aussi la sœur de son pire ennemi, le roi de France Louis XI que son génie de la diplomatie, son art de l’intrigue ont fait surnommer « l’Universelle Aragne » parce qu’il tisse sans bruit ses trames mortelles et préfère risquer son or plutôt que le sang de ses hommes dont il prend soin. S’il est petit d’aspect – sauf lorsqu’il porte la couronne aux lys d’or et le manteau royal – sa Garde Écossaise1 a les plus belles armes du monde.
Panigarola qui s’est attaché au Téméraire, regrette qu’un peu de cette dangereuse astuce ne loge dans la tête du Grand-Duc d’Occident si fier de sa puissance, comme de sa fortune, car il est peut-être le plus riche des princes d’Europe. Il n’a qu’une fille, Marie, que lui a donnée sa première épouse, Isabelle de Bourbon, la seule femme qu’il eût jamais aimée, mais Marie épousera le fils de l’empereur et son père veut qu’elle soit fille de roi le jour où elle mettra sa jolie main dans celle du prince. Et c’est ce rêve qu’il poursuit depuis des années avec une obstination que le sage Panigarola en est venu à juger périlleuse…
Le souvenir de ce matin frileux, l’ambassadeur milanais sait qu’il le gardera toujours. C’est une voix intérieure qui le lui souffle tandis qu’il regarde s’éloigner la statue de fer couronnée d’un lion d’or, portée par le Moro, le puissant destrier noir, le favori de Charles, que son caparaçon d’acier et d’or change en animal de conte fantastique. Et que l’image est donc belle sous la flamme ondoyante de l’étendard ducal que porte un banneret !
Autour du prince caracolent ses chevaliers de la Toison d’Or qui ne se distinguent plus que par leurs écus : un monde irréel de griffons, léopards, d’alérions, de taureaux, de chimères et de sirènes. Une fleur de lys d’or dont les pétales sont d’améthystes danse sur la tête du Moro, symbole dérisoire puisque à jamais abandonné de ce sang royal français dont descendent les ducs de Bourgogne et que, cependant, le Téméraire abhorre2 …
L’attention de Panigarola abandonna un moment le prince pour s’étonner de l’étrange comportement de l’armée dont l’avant-garde serpente à travers les vignes sur la « via detra », cependant que le gros de l’armée contourne Grandson afin de suivre la rive du lac en direction de Neufchâtel où l’on est censé surprendre « les paysans suisses » confédérés et les exterminer. Pourtant le duc n’a pas jugé utile de la ranger en bataille, cette armée : elle progresse sans discipline et même avec un laisser-aller inhabituel. Il est vrai qu’en principe on ne doit pas se battre vraiment mais prendre les Suisses chez eux par surprise. Tout juste si l’on n’espère pas les trouver en train de dîner…
Ce que le Téméraire est loin d’imaginer, c’est que les cantons ont rassemblé à Neufchâtel tous leurs soldats d’élite, ceux d’un pays qui en compte presque autant que d’habitants mâles. Charles va rencontrer la meilleure infanterie d’Europe mais il ne le sait pas. Chemin faisant, il devise agréablement avec son demi-frère Baudouin, le prince d’Orange, Jean de Lalaing et Olivier de La Baume…
Et puis, soudain, un bruit étrange se fait entendre, comme un mugissement que la distance affaiblit mais qui, sur place, doit être effrayant.
— Qu’est-ce ? demande Panigarola.
Un page lui répond :
— J’ai ouï-dire, Seigneur, que les Suisses, quand ils vont au combat, emportent de grandes trompes, si longues que le cornet s’appuie sur la terre devant l’homme qui souffle dedans et que le bruit en est terrifiant. Or, la distance diminue le son et cela veut dire que…
Il n’en dit pas plus, Panigarola a compris. Le duc va droit dans un piège… Il trouvera les Suisses devant lui bien avant Neufchâtel, et s’il veut revenir à son camp, ceux des montagnes vont lui couper la retraite vers Grandson où, autour du château, sont encore accrochés les corps des notables que le Téméraire a fait pendre aux murailles avant d’étendre son camp sur la colline. Comment prévenir, comment éviter la catastrophe ?…
C’est vers midi que le drame se produisit. On vit soudain l’armée bourguignonne semblable à une vague étalée au bord de l’eau, se gonfler, refluer, tel un énorme ressac marin où tout se mêlait, hommes, chevaux et voitures dans une effroyable confusion, tandis que les mugissements des cors se rapprochaient, suscitant la panique. Immédiatement après éclatait un tonitruant :
— Sauve qui peut !
Et ce fut le cauchemar. Panigarola hésitait quand un cavalier, couvert de poussière et de sang, lui cria :
— Partez avec vos gens ! Le duc se replie sur Nozeroy !…
— Mais le camp, le grand pavillon du duc ?
Le camp était vaste, la luxueuse tente renfermait les biens privés du Téméraire, un trésor incroyable…
— Au diable, le camp ! Au diable, les richesses, quand il faut sauver sa peau !
L’ambassadeur, sa suite et les quelques observateurs étrangers sautèrent en selle, abandonnant l’immense camp avec ses trefs magnifiques et même ses canons qui n’allaient servir à rien. Un rayon de soleil rouge apparu soudain entre deux nuages gris fit étinceler les sphères d’or sur les pavillons pourpres du Téméraire, en fuite sans avoir pu combattre, mais à cet instant ses vainqueurs ne s’intéressaient guère à lui. Les Suisses envahissaient le camp, amenant au-dehors avec des cris de triomphe de fabuleuses richesses.
Outre les tentes aux intérieurs tendus de tissus magnifiques, les chevaux, les canons, il y avait les statues d’or, les reliquaires et objets précieux de la chapelle ducale, la vaisselle d’argent, le Grand Sceau de l’État et celui du Grand Bâtard Antoine, des centaines de vêtements brodés d’or, des tapisseries admirables, le trône doré du prince, enfin, ses joyaux uniques au monde… Singulièrement son « chapel de parade », celui qu’il coiffait pour entrer dans les villes conquises ; une fortune à lui tout seul, car il était de velours jaune couvert de perles sur lesquelles se détachaient un petit carquois de diamants – la « Plumette » – destinée comme son nom l’indique à contenir les tiges d’un panache et, surtout, un fantastique joyau planté au sommet, ce que l’on appelait un « fermail » : une fleur étrange et scintillante s’épanouissait, sur un cercle de perles parfaites formant corolle faite de trois gros rubis-balais lancéolés que l’on appelait « les Trois Frères », soutenant un diamant en forme de pyramide à trois côtés d’une surprenant teinte bleutée : le Grand Diamant de Bourgogne…
Il n’était pas le seul que possédât Charles. Il en avait d’autres plus gros même, mais à celui-là s’attachait une légende : elle disait que le mauvais sort ne toucherait jamais le Téméraire tant que le fabuleux joyau serait sien. C’était son talisman. Il s’en parait avec orgueil pour ses « joyeuses entrées » et manifestations à sa gloire…
Entre-temps il l’emportait toujours, ainsi que l’autel portatif et les vases sacrés de sa chapelle, bien séparés du Trésor. Fallait-il qu’il tînt ses rustiques adversaires pour petits compagnons pour l’avoir laissé derrière lui, alors qu’il se disposait à les exterminer. Ce « chapel » était sa plus riche parure, l’emblème même de l’immense duché auquel manquaient seulement quelques terres pour devenir royaume.
Pour l’instant présent, il reposait dans son coffret clos sur l’autel voisin du trône dans la salle d’honneur du palais de bois doré et de brocart, et deux hommes se battaient pour lui. L’un était un fidèle, Antoine de Beaulaincourt, roi d’armes de la Toison d’Or revenu pour tenter de le sauver, le second était un traître, et le plus vil de tous car le duc Charles l’avait honoré de son amitié et il s’était vendu au roi de France. Il s’appelait Campobasso.
Si violent était l’affrontement que ceux qui le regardaient, les bras chargés de richesses, en oubliaient de continuer le pillage. Quelqu’un, cependant, gardait la tête froide. Il s’approchait peu à peu du coffre précieux et, tandis que des hurlements encourageaient les combattants applaudissant comme au spectacle les plus beaux coups, s’emparait prestement du coffre avant de reculer dans les plis des rideaux de velours et de disparaître dans la nuit… Celui-là n’était qu’un simple voleur…
1 Elle sera le noyau des Gardes du Corps jusqu’à la Révolution.
2 C’est le roi Jean II, dit le Bon, qui, pour le récompenser de sa jeune vaillance à la bataille de Poitiers, avait conféré le riche duché de Bourgogne au cadet de ses fils, Philippe, dit le Hardi. Celui-ci fut le père de Philippe II le Bon, lui-même géniteur du Téméraire.