DEUXIÈME PARTIE LE MYSTÈRE PLAN-CRÉPIN

4 Retour vers le passé…

En s’embarquant ce matin-là dans la discrète Renault qu’Adalbert avait achetée après la grave blessure d’Aldo au château de la Croix-Haute1 , celui-ci avait l’impression de remonter le temps. Comme ils l’avaient déjà fait en se rendant à Chinon, ils abandonnaient rue Alfred-de-Vigny leurs personnalités propres pour se couler dans celles de deux journalistes : Lucien Lombard de L’Intransigeant pour Adalbert et Michel Morlière de L’Excelsior pour Aldo, et cela grâce aux cartes de Presse que l’égyptologue avait réussi à se procurer – Dieu sait comment ! – mais aussi aux passeports et permis de conduire fournis sans bouger un cil par Pierre Langlois. Bien entendu les vêtements s’accordaient aux personnages : tweeds et whipcords résolument anglais comme la casquette d’Aldo, son associé ayant opté – Dieu sait pourquoi ? – pour un béret noir porté à la mode du Pays basque, solides chaussures à semelles de crêpe et ample « Burberry » à chaude doublure amovible.

— Tu as peur qu’on ne nous prenne pour des jumeaux ? avait remarqué Aldo en désignant le couvre-chef de son ami.

— Y a de ça ! Tu aurais préféré mon chapeau tyrolien orné d’un blaireau ?

Ce qui désorientait le plus Aldo, c’est qu’il avait dû confier ses petits objets familiers à l’impitoyable Langlois : son étui à cigarettes en or gravé à ses armes, son portefeuille en crocodile timbré d’une couronne, la chevalière en sardoine « aux armes » qu’en principe il ne quittait jamais. On lui avait seulement laissé son alliance !

— J’ai l’impression d’être tout nu ! confia-t-il à Adalbert.

— Bah ! Vivre un peu comme M. Tout-le-Monde ne te fera pas de mal ! Et Langlois sait ce qu’il fait ! On devrait déjà le remercier à genoux de son aide. Il faut qu’il ait une sacrée confiance en nous ! La disparition de Plan-Crépin et Sauvageol qui ne donne pas signe de vie le tourmentent d’autant plus que, selon les rapports arrivés de la frontière franco-suisse, il y régnerait une atmosphère bizarre…

— Reste à savoir ce qu’il entend par bizarre ? Je crois qu’il ne le sait pas lui-même.

— On va essayer d’éclairer sa lanterne…

Après avoir déjeuné à Dijon, ils arrivèrent à Pontarlier au crépuscule mais n’eurent aucune peine à repérer l’hôtel de la Poste, le plus ancien et le meilleur de la ville, jouissant d’une réputation méritée. Même si Langlois ne le leur avait pas recommandé, ils n’auraient pas cherché un autre point de chute. Le temps – pluie et neige mélangées avec un soupçon de brouillard et une température quasi hivernale – n’avait rien pour leur être agréable et, même en se partageant les heures de volant, ils étaient rompus en parvenant à destination.

Ce début de mars ressemblait comme un frère à un décembre grincheux et ce fut avec un vif plaisir qu’ils prirent possession de deux chambres confortables pourvues du chauffage central et de douches. Il y avait aussi une salle de bains, mais pour tout l’étage, et même Aldo qui adorait tremper interminablement dans de l’eau chaude et parfumée à la lavande en fumant cigarette sur cigarette opta sans hésiter pour la douche, bouillante puis fraîche, qui lui donna un coup de fouet. Et ce fut d’un pas ferme que l’on pénétra dans la vaste salle à manger égayée par une cheminée à l’ancienne où pétillait un feu de bois, non loin de laquelle ils trouvèrent une table.

La réputation de la maison se justifiait car pratiquement toutes les autres tables étaient occupées, surtout par des hommes arborant cette mine réjouie de qui s’attable devant un bon repas. De même les conversations allaient leur train, ce qui leur permit de passer en revue ces visages… parmi lesquels ils reconnurent non sans surprise celui de l’inspecteur Durtal qui – lui seul savait pourquoi ? – ne donnait pas non plus signe de vie à Langlois. Il n’avait d’ailleurs prêté aucune attention à eux quand ils avaient effectué leur entrée. On verrait ça plus tard !

— Pour l’instant, à nous les délices locales ! se réjouit Adalbert dont le moral remontait toujours devant une table alléchante.

Il commença par décevoir le serveur qui leur proposait l’apéritif du pays – le Pernod ! –, l’une des gloires de la région Jura-Franche-Comté, l’absinthe y poussant avec ardeur. Il le refusa parce que ni l’un ni l’autre ne l’aimait, mais il le consola en disant qu’ils préféraient ne boire que des vins du terroir se mariant avec leur commande : velouté au potiron et aux châtaignes, croûtes aux champignons2 avant un superbe poulet au vin jaune qui effacèrent les fatigues de la route.

D’où il était placé, c’était Adalbert qui voyait le mieux Durtal. Ce qui ne l’avançait pas d’un pouce parce que le policier lisait, tout en dînant, un journal plié et appuyé contre sa bouteille de vin, il semblait avoir oublié les gens autour de lui. Pourtant le poids de ce regard qui revenait sans cesse de son côté avait dû finir par se faire sentir car, soudain, il releva la tête et ses yeux se plantèrent droit dans ceux de l’égyptologue. Ses sourcils remontèrent et l’esquisse d’un sourire éclaira son visage, puis il se remit à sa lecture tandis que le serveur changeait son couvert pour le plat suivant.

— Ça va, fit Adalbert en dépliant sa serviette. Il nous a repérés. En tout cas si quelqu’un se fait du mouron pour Sauvageol, ça n’a pas l’air d’être lui ! Tranquille comme Baptiste, le bonhomme !…

Il achevait à peine sa phrase que le patron en personne venait murmurer quelques mots à l’oreille de Durtal qui, abandonnant journal et tarte aux pommes, se leva et le suivit. Aldo esquissa le mouvement d’en faire autant :

— Reste tranquille ! S’il y a du nouveau, il nous l’apprendra tout à l’heure ! Sinon, ça va être la ruée ! On doit manquer de distraction dans ces montagnes. Surtout en hiver ! En plus, c’est très bon ! Alors mange !

Ils finirent leur dîner sans que Durtal ait reparu. Ils en étaient à envisager une seconde tasse de café, puis y renoncèrent. On le prendrait à l’endroit idoine. Ce fut quand ils sortirent de la salle à manger qu’ils virent le policier foncer droit sur eux :

— Il y a du nouveau ! Relayant les douaniers, les gendarmes viennent de ramener Sauvageol…

— Vivant ? demanda Aldo.

— Il respire, c’est tout ce que je peux vous dire ! On le conduit à l’hôpital !

— C’est loin ?

— Dans ces petites villes fortifiées au bord de la frontière, rien n’est jamais loin : un cercle de remparts coupé par une rue principale allant d’une porte à l’autre et c’est tout. Nous sommes au milieu, l’hôpital est riverain du Doubs, près de la porte sud-est. J’ai pensé…

— Vous avez parfaitement pensé et on vous remercie, dit Aldo. On y va !

— Si on nous accepte ? corrigea Adalbert. On ne raffole peut-être pas des journalistes par ici ?

— Ne vous en faites pas pour ça !

— Où les douaniers l’ont-ils trouvé ?

— Dans un fourré à la descente du col de Fourgs. C’est un de leurs chiens qui l’a découvert. Une chienne plutôt : Gitane, et elle aurait pu ne pas le remarquer, mais il avait joué avec elle quand il est allé à la douane et elle ne l’a pas loupé !

— J’ai toujours dit qu’il fallait se procurer des relations dans toutes les couches de la société, émit Adalbert. Et, pour moi, les chiens c’est primordial ! J’avoue que je les adore !

— J’ignorais, constata Aldo. Pourquoi n’en as-tu pas ?

— Avec mon métier ? Pour lui faire attraper je ne sais quelle saleté en Égypte ou y crever de chaleur ? J’en aurai quand je prendrai ma retraite.

— Tu n’as plus l’intention de te marier ?

— Pourquoi ?

— Si ta femme n’aime pas les toutous ?… ou les chats ?

— Ne prêche pas le faux pour savoir le vrai ! Tu sais mieux que personne que je ne me marierai jamais !

Vaste et solide, l’hôpital, en bordure de rivière, avait été reconstruit à la suite du terrible incendie qui, en 1736, avait ravagé une grande partie de Pontarlier. Il était aussi équipé pour faire face aux problèmes d’une ville qui, réputée la plus froide de France après Besançon, pouvait se trouver, par les hivers rudes, coupée aussi bien du reste du pays comme de la Suisse quand la Cluse était enneigée. Une ancienne mais importante apothicairerie le complétait.

Amenés par Durtal, les deux « journalistes » reçurent des gendarmes un accueil mitigé. Les gens de la Presse on n’en raffolait pas, mais le policier parisien ayant glissé quelques mots à l’oreille du capitaine Verdeaux, l’atmosphère se réchauffa. D’autant que l’inquiétude des deux nouveaux venus n’était pas feinte. Sauvageol avait encaissé un coup de feu qui, s’il ne l’avait pas encore rayé du nombre des vivants, ne le mettait peut-être qu’en sursis.

Tandis que, dans la salle de radiologie, l’examen se poursuivait, Aldo ne songeait même pas à cacher son angoisse à l’idée qu’il allait falloir prévenir Langlois dont le jeune homme était l’élève préféré.

— Il va dire que ni nous ni la Suisse ne lui portons bonheur ! Sur la route de Zürich l’an passé, il s’est fracturé une jambe, et cette fois…

— Selon ma vieille expérience, dit Durtal, le gamin devrait avoir une chance de s’en tirer puisqu’il n’est pas mort sur le coup !

— Reste à savoir combien il a perdu de sang. En outre il est jeune, reprit Adalbert qui voulait rassurer… à commencer lui-même ! Au fait, inspecteur, savez-vous ce qu’il cherchait à l’endroit où on l’a découvert ?

— Il était parti depuis trois jours faire un tour en Suisse et je ne sais pas pourquoi. D’autre part le chemin vicinal où on l’a trouvé mène au château de Granlieu… que l’on appelle aussi le château des Lacs.

— Pourquoi des ? Il y en a tant que ça ?

— Une tapée, oui ! De là-haut, on en découvre quelques-uns, des cascades aussi, cernées par d’immenses sapins. Une contrée magnifique. Et de l’autre côté, on aperçoit le lac de Neufchâtel, avec Grandson, Yverdon. En plus c’est une belle maison – pas jeune mais belle !

— Quelle époque ?… À peu près ?

Durtal eut un geste évasif :

— Je vois, fit Adalbert. Moitié Charlemagne, moitié Napoléon III !

— N’exagérons rien, grogna le policier en lui lançant un coup d’œil glacé. Un tiers Croisades, un tiers Renaissance et un tiers bâtiments campagnards XIXe !

— Ne vous fâchez pas, inspecteur. Quand vous le connaîtrez mieux, vous saurez que mon… confrère occasionnel adore plaisanter ! apaisa Aldo, lénifiant..

— Un conseil d’ami : n’essayez pas avec les gens d’ici ! Sont chatouilleux !

— Encore une question si vous le permettez ? Qui habite au château ?

— Pas grand monde depuis la mort de la comtesse : le couple de gardiens, deux hommes aux écuries et les exploitants de la ferme un peu plus bas !

— Ce n’est quand même pas désert ! estima Aldo. Et quand la comtesse vient avec sa fille ?

— Ça, ça ne fait que deux cas ! L’Isoline ne se déplace qu’accompagnée d’un véritable cirque. En revanche, la petite fille et son institutrice anglaise étaient là en permanence. Et là-haut, on adore la gamine qui est d’une gentillesse rare ! Quant à l’Anglaise, on n’y prêtait guère attention ! Elle aimait se promener à cheval avec son élève.

— J’espère qu’elle lui apprend quelque chose d’autre ? s’étonna Aldo. L’équitation c’est parfait, mais il existe d’autres matières qui méritent d’être étudiées…

— Ah, pendant que j’y pense, reprit Adalbert. La voiture de Sauvageol, où est-elle ? Il est venu avec, j’imagine ?

— Oui. Oh, ça ne s’imposait pas. Dans un coin aussi accidenté, il aurait pu s’entendre avec les gendarmes, dont je suis, mais il y tenait. C’est la voiture du Français moyen ! L’idéal pour passer inaperçu, mais question vitesse en cas de besoin...

— Vous êtes déjà monté dedans ?

— Non. D’ailleurs, on ne l’a pas encore retrouvée !

— On va se mettre à sa recherche. Si c’est vous qui tombez dessus le premier, prenez des précautions !

— Pourquoi ? Elle est bruyante ?

— Pas plus qu’une autre, c’est au niveau de la vitesse qu’elle surprend, quand on ne la connaît pas !

— Ce petit machin gris ?

— Il est gonflé ! Possède deux carburateurs, diverses bricoles, les sièges et garnitures sont allégés. C’est une vraie bombe ! Bon, oubliez ça ! Nous, on la connaît et on va s’occuper d’elle ! conclut Aldo.

Pendant ce temps-là, les examens étaient terminés. Le chirurgien revenait avec le capitaine des gendarmes. Il déclara que le pronostic vital était favorable, la balle n’ayant pas touché l’aorte.

— Il y a des dégâts, mais je les réparerai demain matin puis, dès qu’il pourra supporter le voyage, on le rapatriera en train.

— Quand pourra-t-on lui parler ?

— Demain soir, si tout va bien. Il a perdu une grande quantité de sang ! À propos : quel est votre groupe sanguin ? demanda-t-il à Morosini.

— O universel !

— Impeccable ! Soyez-là demain matin vers dix heures ! Naturellement, on vous nourrira convenablement après. Je crains de devoir vous en emprunter, approximativement… une demi-pinte !

— Ne vous tourmentez pas pour ça, docteur ! coupa Adalbert, moi aussi je suis du même groupe. Ça vous évitera de le saigner à blanc ! Il a femme et enfants !

— Le « plus que frère », hein ? dit Aldo, touché. Cela fera plaisir à Lisa.

— Et pas à toi ? Tu sais que j’ai eu un ancêtre aux Croisades. Il s’appelait Pel… aïe !

Le pied d’Aldo écrasait discrètement les orteils du bavard qui avait oublié momentanément qu’il évoluait sous le nom de Lombard. Il se hâta d’ajouter :

— C’était l’un des soldats du marquis de Montferrat !…

Au fond, cela n’intéressait personne sauf Aldo qui retint un éclat de rire on ne pouvait plus mal venu dans les circonstances actuelles…

N’ayant plus rien à faire à l’hôpital, on rentra à la Gendarmerie. Il était tard, mais Durtal tenait à prévenir Langlois au plus vite et en pria le capitaine.

— Il est près de minuit ! Il sera couché à cette heure, protesta l’un des gendarmes en bâillant !

— On voit que vous ne le connaissez pas ! rectifia Aldo. À la PJ ? Le grand patron passe plus de nuits dans son bureau que dans son lit !

De fait, il était là, écouta sans mot dire le capitaine Verdeaux puis le remercia et l’encouragea à user des deux journalistes qu’il avait envoyés en même temps que Durtal et Sauvageol :

— Ils ont été chez nous avant de choisir la Presse, expliqua-t-il. Ça rapporte plus mais ils ont le « flair » et ne racontent jamais n’importe quoi dans leurs colonnes… Faites-leur entière confiance !

— D’accord, mais à condition qu’ils ne gardent pas d’informations pour eux et leurs lecteurs.

— Rien à craindre ! Ils sont « grands reporters ».

Ce qui n’empêcha pas Aldo de se sentir mal à l’aise dans son personnage. Il en fit part à Adalbert tandis qu’ils rentraient à l’hôtel :

— Je ne vois pas pourquoi ? émit celui-ci. Ce n’est pas la première fois qu’on emprunte un faux nez ? Rappelle-toi Chinon !

— Ah, il est parfait, ton exemple ! Ça a duré combien de temps, notre passage dans la Presse ? Même pas une journée ! Et s’il prend fantaisie à Verdeaux de téléphoner à l’un ou l’autre de nos supposés « canards »…

— Il ne se passera rien du tout. Ils répondront qu’on est en reportage à l’autre bout du monde ! Tu devrais penser que Langlois sait ce qu’il fait. Et L’Intran et L’Excelsior doivent être prévenus. Sur ce, on ferait mieux d’aller se coucher : demain, le petit Sauvageol va hériter du noble sang des Morosini, et de celui…

— … non moins noble des Vidal-Pellicorne ! Au fait, c’est vrai cette histoire de Croisades ?

— Ce que tu peux être méfiant ! Si je le dis, c’est que c’est vrai. Il s’appelait seulement Pellicorne et il était Templier !

— Ah, bravo ! Mais il n’a pas dû générer une flopée de descendants ou alors…

— Et, en plus, l’esprit tordu ! Allons plutôt dormir avant que l’on ne se dispute une fois de plus !

— Entièrement d’accord ! Mais si ça ne t’ennuie pas trop, j’irai boire un dernier verre au bar ! Fait frisquet cette nuit !

— Ce n’est pas moi qui te contrarierai !

Entièrement habillé de bois couleur châtaigne avec ses cuivres et ses fauteuils de cuir un peu fatigué, le bar de la Poste était en quelque sorte le point de ralliement de l’élite masculine de la ville et de ce fait restait ouvert jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans un coin, quatre hommes jouaient au bridge. Deux autres discutaient sur le mode sérieux. Le feu flambait dans la cheminée. Une atmosphère apaisante régnait quand les nouveaux venus s’installèrent sur de hauts tabourets et passèrent commande. Le barman eut à peine le temps de leur servir des fines « Napoléon » qu’un homme dont le pardessus recouvrait une blouse blanche s’encadra dans la porte : il tira de sa poche un papier, le consulta et demanda d’une voix forte :

— Excusez-moi, Messieurs. Est-ce que l’un de vous s’appelle Morosini ?

Il était évident que l’inconnu venait de l’hôpital. Aldo n’hésita pas et leva la main :

— Oui. Moi ! Qu’y a-t-il ?

— Il faudrait que vous veniez, Monsieur ! Le cas s’est aggravé !

Une voiture, moteur tournant, les attendait devant l’entrée. Ils s’y engouffrèrent et elle démarra aussitôt.

— Que s’est-il passé ? s’inquiéta Adalbert qui leur avait emboîté le pas.

— Si c’est l’un de vos amis, cela m’ennuie de vous l’apprendre, mais il souffre de crises d’étouffement et ne finira pas la nuit…

— M… ! émit sobrement Adalbert cependant que leur guide se tournait vers Aldo assis auprès de lui :

— C’est vrai que vous êtes prince ?

La colère qui habitait Morosini depuis qu’il craignait pour la vie de Sauvageol explosa :

— Vous croyez que ça présente un intérêt quelconque ? Ce qui compte, c’est lui, Gilbert Sauvageol ! Un charmant garçon, un bon policier avec une belle carrière devant lui et qui n’a pas trente ans !

Arrivés à destination, ils traversèrent l’hôpital silencieux jusqu’à la chambre où seul le lit était éclairé. Un souffle pénible, enroué, s’en élevait. Le mourant cherchait l’air et des larmes coulaient sur ses joues, des larmes qu’une jeune infirmière essuyait.

Quand Aldo se pencha sur lui, il eut dans les yeux un éclair de joie, saisit sa main, s’y agrippa avec ce qui lui restait de force :

— Je suis là, Sauvageol, murmura-t-il, plus bouleversé qu’il ne voulait l’admettre.

— Mlle… Plan… machin ! Elle… Elle est… Dans le… coin !

Aldo sursauta. Sa main serra plus fort celle du jeune homme :

— Plan-Crépin ? Vous l’avez vue ? Vivante ?

— Vi… vante ! Elle… elle était…

Ce fut son dernier mot. L’ultime expiration suivit. Les yeux se fermèrent pour ne plus se rouvrir. Aldo serra plus fort la main qu’il tenait comme pour y retenir la vie, puis la reposa doucement sur le drap. Enfin, sans songer à cacher ses larmes, il recula pour que les infirmières puissent faire leur ouvrage sans trop savoir où il en était. Marie-Angéline vivante, c’était merveilleux, mais il avait presque honte de sa joie puisqu’elle coûtait la vie à quelqu’un de bien !

Adalbert vint le prendre par le bras pour le ramener à l’hôtel, c’est alors que le capitaine Verdeaux que ni l’un ni l’autre n’avait vu entrer se matérialisa devant eux, la moustache en bataille :

— J’ai l’impression que vous allez devoir me donner quelques explications, tous les deux ! Vous êtes qui au juste ?

Le ton était franchement déplaisant. Aldo se contenta de hausser les épaules, ce fut Adalbert qui s’en chargea :

— J’ai nom Adalbert Vidal-Pellicorne, de l’Institut. Égyptologue de profession. Mon ami, lui, est le prince Aldo Morosini de Venise, expert en joyaux historiques connu à peu près dans le monde entier et...

— La preuve de vos assertions ? Autrement dit : vos papiers !

— Ça, capitaine, il va vous falloir les demander au grand patron de la PJ, Pierre Langlois, 36, quai de Orfèvres à Paris. C’est lui qui les a et qui a fabriqué nos fausses identités ! En attendant de l’avoir au téléphone, vous pouvez toujours en parler à l’inspecteur Durtal. Quant à Gilbert Sauvageol qui vient de nous quitter à l’instant, je me permets de vous conseiller de le traiter avec le respect qu’il mérite, si vous ne voulez pas entendre tonner…

— Il suffit ! Je connais mon devoir et je n’ai nul besoin de vos conseils. Contentez-vous de rester ici…

— Voilà une recommandation inutile ! Nous sommes fermement décidés à ne pas quitter votre belle région avant d’en avoir extrait tout ce qu’elle peut avoir à nous raconter !

Ayant achevé son petit laïus, Adalbert rejoignit Aldo qui s’éloignait lentement et l’entraîna jusqu’à la sortie de l’hôpital, où celui-ci s’arrêta pour allumer une cigarette. Il faisait moins froid. La neige même commençait à fondre et c’était une bonne chose, puisque le séjour allait se prolonger jusqu’à ce que l’on réussisse à remettre la main sur Marie-Angéline…

Ils firent quelques pas sans parler. Enfin Aldo se débarrassa de son mégot :

— Après ce drame, j’ai honte d’être aussi heureux en pensant au coup de téléphone que l’on va donner dans cinq minutes à Tante Amélie et aussi à Lisa !

— J’en pense autant, tu sais… À cela près qu’on n’a pas la moindre idée de l’endroit où et quand il l’a vue ? On pourrait peut-être interroger Durtal ?

— Ça m’étonnerait qu’il sache quoi que soit ! Bien qu’ils aient une certaine habitude de travailler ensemble comme on a pu le constater à Lugano, chacun a tendance à tirer un peu la couverture à lui. Durtal est déjà un « ancien » apprécié, confirmé, tout ce que tu veux ! Il n’a plus rien à prouver sinon qu’il est toujours le meilleur. Sauvageol c’est… c’était l’avenir du service, corrigea-t-il en toussotant pour s’éclaircir la voix. Il avait l’oreille du patron qui lui prédi… sait une belle carrière ! Peut-être même son propre fauteuil avec le temps !

— Tu as sûrement raison. D’autant qu’ils ne sont pas dans les parages depuis des mois et que la rencontre a pu avoir lieu hier, juste avant que le malheureux ne soit attaqué. On l’a trouvé à la descente du col de Fourgs, c’est bien ça ?

— Il me semble. On ira demain.

— Demain ? Tu sais quelle heure il est ?

— Je n’en ai pas la moindre idée ! fit Adalbert en regardant sa montre.

— Oh ! Presque cinq heures du matin. Et on n’a pas dételé depuis Paris. Dormir deux ou trois heures serait peut-être à étudier ! À condition que tu me réveilles ! Je ne fonctionne pas aussi bien que toi !

Adalbert, en effet, possédait la précieuse faculté de s’endormir sitôt la tête sur l’oreiller et de se réveiller à l’heure prévue. En outre, l’approche d’un danger lui faisait le même effet qu’un clairon sonnant dans la cour du quartier.

Quoi qu’il en soit, à sept heures trente, pensant s’accorder un petit déjeuner tranquille, ils pénétraient dans la salle à manger de l’hôtel… pour trouver Durtal qui en était déjà à son second pot de café… et avait une mine de déterré.

— Je viens d’appeler le Quai, donna-t-il comme explication et c’était amplement suffisant, pourtant il ajouta, et sa voix s’étranglait curieusement : Langlois arrive !

— La route ou le rail ? demanda Adalbert.

— Euh !… L’air. Il y a un petit aérodrome… et la Sous-Préfecture est prévenue. Il sera là dans…

— Vu ! soupira Aldo. L’orage arrive beaucoup trop vite pour qu’on ait le temps d’ouvrir le parapluie ! C’est le moment ou jamais de prendre une overdose de café. Il est particulièrement bon ici !… Essayons de regarder la situation en face, inspecteur ! Vous n’avez strictement rien à vous reprocher étant donné votre façon de travailler à la fois ensemble et séparément.

— Oui, mais il avait plus que de la sympathie pour Sauvageol qui était son élève préféré. Il ne va pas crier… ce sera pire !…

— On sera trois à l’affronter ! rassura Adalbert, occupé à faire un sort à la corbeille de croissants. En outre, on a tout de même une nouvelle non négligeable à lui donner…

Deux heures plus tard, les pieds dans l’herbe mouillée, encore rare mais déjà verte, les trois hommes augmentés du capitaine Verdeaux et une escouade de ses gendarmes regardaient se préciser dans le ciel débarrassé de ses nuages un point brillant qui prenait forme à une allure vertigineuse. Il y avait aussi deux policiers en tenue mais aucun « gradé ». Quant au Sous-Préfet espéré – pour quelle raison mon Dieu ? – il brillait par son absence, étant allé inaugurer on ne savait quoi à Nozeroy mais serait là dans l’après-midi !

— Ça m’étonnerait fort ! grogna Verdeaux. Quand une huile inaugure la moindre plaque sur un mur quelconque, elle a en général droit à un déjeuner compensatoire, et les gens de Nozeroy sont très attachés à leurs traditions… Le Sous-Préfet aussi ! Surtout aujourd’hui !

— Autrement dit, il va rappliquer trop tard pour rencontrer le grand flic parisien. Si celui-ci vient en avion, ce n’est pas pour s’attarder bêtement ! émit Adalbert qui se hâta d’étouffer sous son mouchoir un pseudo-éternuement et un bien réel éclat de rire.

— Vous avez tout compris ! conclut le gendarme.

Plus personne n’éprouvait la moindre envie de rire quand, l’avion posé, Langlois sauta à terre et marcha à longues enjambées vers le groupe qui de son côté avançait à sa rencontre… Jamais encore on ne lui avait vu ce visage dur, pâle et fermé.

— Doux Jésus ! souffla Aldo. C’est pire encore que je ne le pensais. On pourrait croire qu’il a perdu un fils !… Et je me demande si ce n’est pas ce qu’il éprouve !

Comme tous les amis du policier, il savait que, si celui-ci ne s’était jamais marié, c’était à cause de la mort de sa fiancée, tuée par un chauffard ivre quelques jours avant le mariage. Aucune ne l’avait remplacée.

Quand il les rejoignit, Langlois serra d’abord sans rien dire les mains des quatre hommes puis, s’adressant à Verdeaux avec cette courtoisie coutumière dont il usait toujours envers les étrangers :

— Capitaine Verdeaux, je suppose ?

— En effet, Monsieur ! Désolé de vous rencontrer dans de telles circonstances !

— Ce sont vos hommes qui l’ont trouvé, n’est-ce pas, et l’ont transporté à l’hôpital où l’on a fait le maximum pour le sauver ?

— C’était normal. En outre, ici nous avons l’expérience des blessures par balles. La frontière suisse est si proche qu’à certains endroits on peut la franchir en traversant la route et sans s’en rendre compte ! On vous conduit à l’hôpital !

— Merci ! (Puis se tournant vers les deux amis :) On dirait qu’ils n’ont pas duré longtemps, vos faux nez ! Difficile, hein, de renoncer à sa grandeur ? fit-il avec une nuance de dédain que Durtal releva avant que l’un des deux ne s’en charge :

— Ils n’y sont pour rien. C’est Sauvageol lui-même qui, se sentant mourir, a réclamé la présence de M. Morosini. Il a bien fallu y aller. Moi, je m’étais rendu au bureau de tabac acheter des cigarettes…

— Ne me cherchez pas d’excuses, Monsieur Durtal ! C’est à moi de m’expliquer : on buvait un dernier verre au bar quand un infirmier est entré demandant s’il n’y avait pas quelqu’un de ce nom. Que Sauvageol pût encore parler dans l’état où il était tenait déjà du miracle !

— Qu’avait-il à vous dire ?

— Peu de chose : Marie-Angéline du Plan-Crépin est vivante et elle est ici !

— Ici. C’est vague, et Sauvageol n’était jamais vague !

— Mais il était à l’article de la mort, c’est, je pense, une explication suffisante ? riposta Aldo qui n’appréciait pas le ton quasi accusateur de celui en qui il était accoutumé à voir un ami.

— Vous pouvez citer textuellement ?

— Mlle Plan… Machin, elle est… dans le coin… Vivante. Elle était… Ce furent ses derniers mots ! Qu’ajouter de plus ?

— Vous êtes certain de n’avoir rien oublié ?

— N’étant ni sourd ni idiot, je suis formel. Et puis je n’étais pas seul et...

— Nous en reparlerons plus tard ! Allons à l’hôpital !

— Sans moi ! asséna Morosini. Comme vous n’avez pas l’air de me croire, je n’ai pas la moindre envie de rejouer la même scène au profit d’un plus vaste public. Et j’ai d’autres choses à faire !

— Quoi ?

— Nous en parlerons plus tard ! renvoya-t-il en se dirigeant vers la voiture, aussitôt suivi d’un Adalbert inquiet.

— Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort ? Il est durement touché, tu sais ?

— Je n’en doute pas, mais ce n’est pas une raison pour me traiter en coupable. Ce n’est pas moi qui ai tué Sauvageol ! Ni toi non plus d’ailleurs !

— D’accord : que veux-tu faire ?

— Mettre en place une idée qui m’est venue. Tu n’aurais pas par hasard une photo de Plan-Crépin ?

En dépit de la gravité du moment, Adalbert laissa fuser un bref éclat de rire :

— J’aime bien Plan-Crépin, mais de là à porter sa photo sur mon cœur comme toi celles de Lisa et des petits, il y a une différence ! Oh, mais attends ! J’allais oublier.

Tirant de sa poche intérieure un portefeuille moins élégant que celui d’Aldo mais nettement plus épais car il y hébergeait une foule de papiers, il en sortit triomphalement un mince carton où, devant l’hôtel Old Cataract d’Assouan, souriaient trois personnes – plus un âne visiblement blasé ! : Mme de Sommières sous son ombrelle, Marie-Angéline et le jeune Ibrahim qui s’était attaché à la vieille fille et lui avait fait découvrir à l’orée du désert les aspects inconnus de l’Égypte profonde. Il le mit sous le nez d’Aldo :

— Tiens ! Tu vois qu’elle a du bon, ma manie des paperasses, comme tu dis ! Elle est suffisamment reconnaissable là-dessus et ton idée pourrait marcher…

— Je n’ai pas l’impression de te l’avoir confiée ? Elle vient juste de poindre dans mon cerveau et…

— Tu veux offrir une récompense à qui la retrouvera ?

— Juste ! Et maintenant on retourne à la Gendarmerie attendre Verdeaux ! conclut-il en se réinstallant à sa place tandis qu’Adalbert revenait plus lentement à son volant, visiblement hésitant :

— Le brave homme ne fera rien sans au moins en référer au Sous-Préfet… En outre tu ne peux pas déclarer la guerre à Langlois ? Après tant d’années de… collaboration traduite finalement par une amitié, tu ne vas pas lui tourner le dos ?

— Tu en as de bonnes, toi ! J’étais prêt à le prendre dans mes bras en lui tapant dans le dos à cause de Sauvageol et c’est à peine si…

— Laisse tomber !… et allons à la Gendarmerie ! Il va sans doute déjeuner à la Sous-Préfecture mais il y passera sûrement ! Entre-temps on verra Verdeaux !

L’un des gendarmes qui balisaient le parcours hésita à laisser passer leur voiture :

— Où allez-vous comme ça ?

— Chez vous, attendre le capitaine. On a à travailler ensemble !

— C’est bon !

Sifflet à la bouche, il se mit même en travers de la route pour les laisser rejoindre le centre de la ville, où ils furent en un rien de temps. Verdeaux les rejoignit presque aussitôt. À leur grande surprise, lui qui arborait le plus souvent une mine sévère qu’il accentuait en retroussant sa moustache d’un air féroce fit montre d’une humeur bénigne à la limite du sourire :

— Voilà ! Désolé de vous avoir fait attendre ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— Si vous en êtes d’accord, je voudrais offrir une récompense à qui nous ramènera Mlle du Plan-Crépin.

— Du Plan quoi ?

— Crépin ! Ce n’est pas une étrangère : saint Crépin est le patron des cordonniers !… et elle est ma cousine !

— Et vous pensez offrir combien ?

— Dix mille si elle est… vivante et seulement mille dans le cas contraire !

— Sacrebleu ! Vous êtes généreux !

— Elle les vaut et davantage encore ! On l’aime beaucoup…

— Je vous crois volontiers !… C’est vrai que vous êtes prince ?

— Oh, non ! Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Je suis né ainsi, je n’y peux rien.

Verdeaux grimpa jusqu’au large sourire :

— Ça doit vous attirer des… disons, des sympathies ?

— Ou de rudes emmerdements ! coupa Adalbert.

— Pour l’instant, cela vous vaudrait plutôt les gros soupirs de la Sous-Préfète ! Elle est navrée de ne pas vous recevoir au déjeuner et elle échangerait toute la PJ, le Président de la République et même le Légat du Pape – c’est une dame très pieuse ! – contre vous tout seul ! Et vous, vous êtes quoi ? demanda-t-il en jaugeant de l’œil Adalbert : Vous êtes duc, marquis ?…

— Bêtement archéologue ! bougonna Adalbert, content malgré tout qu’on ne l’ait pas décoré d’un simple tortil de baron.

— Oh, oh ! fit Verdeaux d’un ton pénétré. Je vois ! Venez par là ! invita-t-il en les emmenant dans son bureau. On va régler l’affaire sans tergiverser. Vous avez une photo ?

Adalbert ressortit le précieux document que le capitaine scruta un moment :

— Qui est la dame âgée ?

Adalbert le renseigna :

— La marquise de Sommières, la grand-tante de Morosini… et un peu la mienne aussi. C’est chez elle que vit Mlle du Plan-Crépin…

— Elle habite en Afrique ?

— Non. À Paris. La photo a été prise pendant un voyage en Égypte et je trouve qu’elle est très réussie. Principalement le visage de celle que nous recherchons.

— Parfait ! Je convoque immédiatement le photographe de la ville. Il a du talent, lui aussi !

Côté autorité, le capitaine n’en manquait pas, mais il savait la tempérer envers ceux qui n’étaient pas directement sous ses ordres. L’homme de l’art accourut, promit de remettre l’ouvrage l’après-midi… après quoi les deux ex-faux journalistes furent priés de se laver les mains avant de passer à table, invités généreusement par Verdeaux.

— Vous verrez, leur promit celui-ci. La Poste, c’est une sacrée bonne maison, mais au point de vue cuisine, personne ici ne peut en remontrer à Mme Huguette Verdeaux !

Et il avait raison !

Ils furent dûment lestés de fines tranches d’un jambon fumé du Haut-Doubs, de croûtes aux morilles – séchées mais parfaites – à la crème accompagnant un quasi de veau tendre comme la rosée, puis de quelques feuilles de laitue craquantes entourant un fromage de Morbier moelleux. Enfin d’un vacherin aux myrtilles suivi d’un café, que le difficile Morosini jugea irréprochable. On en était à la seconde tasse, quand surgirent à la fois Langlois, Durtal, le sous-préfet… et les affichettes que le policier considéra avec stupeur, mais le chiffre de la récompense l’éclaira aussitôt :

— Inutile de demander qui a commandé cela ? Vous auriez pu m’en parler, au moins ?

— Vous ne sembliez pas disposé à entendre quoi que ce soit venant de moi ! riposta Aldo. Le capitaine Verdeaux étant d’accord, on s’y est attelé sans attendre la fin de votre visite à la Sous-Préfecture… (Puis cessant de retenir sa colère :) Dieu sait pourquoi vous paraissez me rendre responsable du sort tragique de Sauvageol ! J’en aurais fait autant pour lui, mais Plan-Crépin c’est « ma » famille…

— Tu pourrais dire « notre », grogna Adalbert.

— Il le sait comme il sait aussi que, l’un comme l’autre, nous donnerions cent fois plus pour la revoir… vivante avec son long nez, son humour ravageur, ses connaissances encyclopédiques et son cœur grand comme ça ! Tout simplement parce qu’on l’aime et que Tante Amélie pourrait en mourir de chagrin. Alors, que ça vous plaise ou non…

— On s’en fout à un point que vous n’imaginez pas ! contresigna Adalbert. On ne rentrera pas à Paris sans elle !

Et puis ce fut le silence. Comprenant qu’il se jouait entre les trois hommes une sorte de tragédie où personne n’avait le droit de s’immiscer, Verdeaux vida son bureau en poussant devant lui ceux qui n’avaient rien à y faire, puis referma la porte.

Soudain, Langlois, qui se tenait appuyé des deux poings sur la table, se redressa et fit face aux deux belligérants :

— Vous croyez que je ne l’apprécie pas, elle aussi ?… Bon ! Il me faut vous présenter mes excuses. Sincères ! La mort de Sauvageol, mon élève préféré depuis que Lecoq fait son service militaire, m’a mis hors de moi. J’aurais pu m’en prendre à la Terre entière ! C’est tombé sur vous, Morosini ! Je vous en demande pardon !

Et, sans plus hésiter, il tendit une main large ouverte qu’Aldo serra vigoureusement. Puis ce fut le tour d’Adalbert.

— Voilà qui est fait ! fit celui-ci avec satisfaction. Et si on se mettait au boulot ? Était-il réconfortant, le déjeuner de la Sous-Préfecture ? Ou alors le titre de Son Excellence vous a-t-il encore cassé les pieds ?

Le policier se mit à rire :

— Vous ne pouvez imaginer à quel point. La Sous-Préfète en pleurait presque de désappointement ! Une belle leçon d’humilité, ce déjeuner !

— Avant de repartir, acceptez une invitation chez Mme Verdeaux ! Il ne doit pas exister dans toute la Franche-Comté de chef qui lui vienne à la cheville. Mais revenons à ce qui nous occupe : ce que je redoute dans cette histoire de récompense, c’est que nous soyons submergés par un déluge de renseignements vrais ou faux ! Sans compter ce qui peut déborder de la frontière suisse. Elle n’est pas loin.

— D’abord il faut en priorité prévenir la douane ! affirma le capitaine Verdeaux qui venait de reparaître. Dans la ville, l’annonce va se propager à la vitesse d’un feu de brousse…

Ce fut ce qui se produisit. En un peu plus d’une heure, tandis que Langlois et Durtal regagnaient Paris escortant le corps de Gilbert Sauvageol, une onde d’excitation parcourait Pontarlier, où chacun s’efforçait de rassembler ses souvenirs, persuadé d’avoir vu ce visage – peu ordinaire, il faut l’avouer ! – à tel ou tel endroit.

— Encore heureux qu’on soit en semaine ! bougonna Verdeaux. Un dimanche ils se seraient marché sur les pieds ! C’est ce qui arrivera si on ne l’a pas retrouvée avant !

Jouant le jeu, ni Aldo ni Adalbert ne s’en mêlèrent. Ils ne s’aventurèrent même pas au château de Granlieu comme ils en avaient eu l’intention. En revanche, ils décidèrent de franchir la frontière pour aller à Grandson. Aldo souhaitait revoir « La Seigneurie » où le rubis lui avait été remis. Ne fût-ce que pour savoir qui en était à présent le propriétaire. En outre Langlois leur avait rapporté leurs « papiers d’origine ».

Le temps, si grincheux jusque-là, venait de se mettre au beau. Un soleil encore timide éclairait le paysage qui, sorti de ses brumes, se révélait dans toute sa splendeur tandis que les vieilles pierres de Pontarlier se paraient d’une légère teinte dorée. C’était comme un malade qui, entré dans sa convalescence, reprend bonne mine. Plus qu’une ville frontière, elle était comme un verrou placé devant la profonde cluse entre les monts du Haut-Doubs où serpentait la route écrasée par la masse formidable du fort de Joux, puissante forteresse féodale hissant à près de 1 000 mètres d’altitude ses rousses murailles abruptes où des canons s’obstinaient à veiller aux antiques créneaux. Souvent attaqué, jamais vaincu, il était là depuis le Xe siècle.

Avant que Vauban ne le remette à neuf, il avait vu passer bien des armées, dont celles du Téméraire qui, de sa Comté-Franche s’en allait vers ce qu’il croyait une série de victoires contre les gens des Cantons alors qu’au bout de ce chemin et avant qu’un an se fût écoulé il rencontrerait la mort sous les murs de Nancy. D’autres aussi avaient franchi la cluse, plus ou moins illustres, pourtant il représentait l’image fabuleuse et tragique de ce prince brave jusqu’à la folie que la mémoire des peuples garderait imprimée au fer rouge.

Jadis, Joux avait servi de prison. À une comtesse Berthe qui y mourut quasi emmurée, à Mirabeau poursuivi par la haine de son père, enfin au héros de Saint-Domingue, Toussaint-Louverture, que le climat – le plus froid et le plus chaud de France ! – avait tué silencieusement…

— Il en a tué quantité d’autres, d’ailleurs, poursuivit Adalbert qui, connaissant la France – routes, monuments, histoire, etc. – assumait ce rôle de Cicérone qu’il affectionnait. Il y a là-dedans un puits gigantesque creusé par les prisonniers et qui descend jusqu’à la hauteur de la rivière… 155 mètres environ.

— Tu n’aurais pas une anecdote plus drôle à me raconter ? ronchonna Aldo. On a déjà le moral dans les talons !

— Le soleil ne te suffit-il pas ? Alors, regarde d’ici quelle jolie tache bleutée fait le lac de Neufchâtel ! On peut même apercevoir le château de Grandson…

— … aux créneaux duquel le Téméraire a fait pendre quatre cents de ses défenseurs ! Pour fêter sa joyeuse entrée sans doute ? Tu es parfait !

— Et toi… je préfère ne pas chercher de qualificatif ! Je me tais !

Et il alluma une cigarette qu’Aldo se hâta de lui enlever pour la fumer :

— Rien de meilleur pour les rêves ! Tu n’as plus qu’à en prendre une autre !

Enfin on fut à Grandson et « La Seigneurie » s’inscrivit dans le pare-brise à une centaine de mètres d’eux. Aldo stoppa la voiture :

— Tout compte fait, je préférerais que tu y ailles seul ! Moi, on me connaît et je pourrais t’attendre dans ce renfoncement que tu vois derrière, dit-il en lui en indiquant l’emplacement.

— Pas question ! C’est idiot !

— Comment ça, idiot ? suffoqua Aldo.

— Tu veux que je bisse ? Un : on continue jusqu’au centre de la ville. Deux : on cherche un fleuriste chez qui on fait l’acquisition d’un bouquet de fleurs, on revient et… Trois : on y va ensemble : toi, rendre un hommage fleuri à ce vieux seigneur que tu as vu mourir devant toi et moi… à qui tu as raconté l’histoire. J’ai voulu joindre mon hommage au tien. Tu as une objection ?

— Ma foi, non ! Elle me semble bonne, ton idée !

— Alors on fonce !

Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour, armés d’une brassée multicolore de tulipes et de narcisses. Georg, le serviteur, reconnut Aldo aussitôt et reçut les deux hommes avec un visible plaisir quand ils firent connaître leur intention de fleurir la tombe de son défunt maître.

— Vous n’aurez pas loin à aller. Il repose au bout du jardin, là où il touche à la colline de l’ancien camp. Je vous guiderai quand Martha aura préparé le vase qui convient.

— J’espère, reprit Aldo, que nous ne sommes pas indiscrets ? Le nouveau propriétaire pourrait trouver à redire…

— Il ne regrettera que de vous avoir manqués ! M. Hugo de Hagenthal qui voue, au vaincu de Grandson, de Morat et de Nancy, une sorte de culte, est infiniment reconnaissant à notre pauvre maître – qui était son parrain ! – de lui avoir légué « La Seigneurie » de préférence à son père, le baron Karl-August. Il en prend un soin extrême.

— Il vit ici ? demanda Adalbert.

— Pas encore, mais il vient souvent. L’installation définitive se fera dans un mois environ, dont nous sommes très heureux Martha et moi ! Nous… redoutions quelque peu de passer au service du baron Karl-August. C’est un homme dur…

— Votre défunt maître ne l’était-il pas ?

— Non. Il était silencieux, grave, mais il n’était pas dur. En outre, il aimait profondément cette maison où il avait été heureux tant qu’avait vécu Madame la baronne. C’est pourquoi il l’avait léguée à son filleul de préférence à son cousin, comme la loi lui en donnait parfaitement le droit !

— Quel âge a-t-il ?

— Monsieur Hugo ? La trentaine… je crois !

— Pas marié ? Pardonnez-moi ces questions, s’excusa Aldo, mais j’avoue que j’aimerais le rencontrer.

— Je pense que ce sera chose facile quand il sera là. J’ajoute qu’en effet il n’est pas marié ! Sa vie est habitée par deux passions : l’histoire des ducs de Bourgogne et les chevaux…

Les visiteurs ne s’attardèrent pas. Après avoir fleuri la large dalle en pierre du pays et s’être recueillis devant celui qui reposait dessous, ils remercièrent Georg de sa gentillesse et prirent le chemin du retour.

Ils roulèrent un moment en silence. Enfin Adalbert soupira :

— Tu as de la chance d’avoir rencontré ce vieux gentilhomme, commença-t-il. Comment était-il physiquement ?

Après en avoir tracé un portrait approximatif, Aldo soupira :

— Ce qui frappait en lui, c’étaient moins les traits du visage et l’ensemble du personnage que l’impression qu’ils imposaient : celle d’avoir changé d’époque, remonté le temps. En face de lui, je me suis retrouvé au Moyen Âge en présence de l’un de ces chevaliers illustres que réunissait le cercle magique de la Toison d’Or. À l’exception du collier soutenant l’emblème dont ne pouvait que rêver tout homme d’honneur : la noblesse de ce corps étendu sur ce lit à colonnes drapé de tapisseries anciennes, soutenant son dernier combat contre la mort, ces belles mains pâles croisées sur la robe de velours noir, le bonnet semblable d’où glissaient les mèches blanches, ce mourant forçait le respect, effaçant les siècles. J’en garde une impression profonde. Je ne peux pas t’en dire plus….

— Moi, ce qui me surprend, c’est la pérennité de la trace laissée depuis cinq cents ans par celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident. Mais je pense que la fabuleuse fortune perdue sur les bords de ce beau lac peut l’expliquer ?

— L’abondance du sang versé aussi, et cette obstination du Téméraire à se jeter au-devant d’un sort fatal auquel, avec davantage de sagesse et moins d’orgueil, il aurait pu échapper…

— De sa mère, Isabelle de Portugal, il tenait la saudade, cette mélancolie que portent en eux les princes de la maison de Bragance.

Adalbert médita pendant quelques instants :

— Après le désastre de Grandson, où s’est-il réfugié ? demanda-t-il.

— À Nozeroy, dans le fort château de son fidèle Jean de Chalon, ancêtre des princes d’Orange qui a été tué par les Suisses. Charles en était le suzerain, d’ailleurs, la Comté-Franche appartenait à la Bourgogne. À Nozeroy, il a léché ses plaies, subi une violente dépression nerveuse que seule la musique pouvait apaiser. Mais sa rage l’a remis debout et il a préparé une deuxième campagne vengeresse. Pour forger des canons il a fait fondre les cloches de Bourgogne ; il a battu le rappel, fait surgir de nulle part une nouvelle énergie alimentée par sa haine des Suisses et, trois semaines après le désastre de Grandson – trois semaines ! –, il posait son camp au-dessus de Lausanne pour y recevoir une amie dont il espérait l’aide : la duchesse Yolande de Savoie !

— Une amie ou une maîtresse ?

— Jamais il n’eut de maîtresse ! Trois épouses mais un seul amour, Isabelle de Bourbon, sa première femme, ravissante mais fragile et qui avant de mourir lui avait donné sa fille Marie. Il l’a pleurée sa vie entière ! La deuxième épouse a si peu compté – quelques mois ! – que j’en ai oublié le nom. La troisième, Marguerite d’York, belle, froide et très pieuse, a été une parfaite duchesse de Bourgogne et une mère pour la petite Marie !

— Un seul amour pour le fils de Philippe le Bon, ce coureur de jupons effréné ? Difficile à croire !

— C’est justement cette vie désordonnée qui lui en a inspiré l’horreur, et Yolande de Savoie ne fut qu’une amie, sans plus. Elle, peut-être, l’a aimé, pas au point toutefois de lui confier son armée. Si encore il avait accepté de marier Marie à son fils, mais elle vit venir à Lausanne le protonotaire impérial Hessler et Mgr Nanni, Légat du Pape, et conclure sous ses yeux l’union future de Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur, avec l’héritière de Bourgogne… Elle refusa alors de lui apporter son soutien. Quelques semaines plus tard, il la faisait enlever sur la route de Genève et ramener en Comté-Franche, dans l’idée d’en faire une monnaie d’échange…

— Avec qui ?

— Son frère !

— Et c’était qui, celui-là ?

— Louis XI ! L’ennemi mortel qui depuis des années travaillait à sa perte et qui, sans bouger de son château tourangeau, allait le mener doucement jusqu’à l’étang gelé de Nancy où la mort l’attendait… Dis-moi, je te croyais ferré à glace sur l’histoire de France ?

— Mais je le suis ! protesta Adalbert, vexé. Seulement le Téméraire n’avait pas encore réussi à me passionner : un trublion arrogant, riche comme un puits et sans doute pas très futé…

— Béotien ! C’était un personnage shakespearien, rêvant d’empire…

— … et surtout possesseur d’une incroyable quantité de joyaux, parures et pierres en tout genre ! Il ne pouvait que te fasciner !

— Je l’avoue… et je ne t’en veux pas de lui préférer Ramsès II et Toutankhamon !

— Ah, ça c’est du solide ! Des kilos d’or au lieu d’une nébuleuse de scintillements emportés par le vent de l’Histoire ! Mais rassérène-toi : tu m’as inoculé ton virus et, en rentrant à Paris, j’irai me documenter…

— Inutile de farfouiller dans des bouquins : quand on aura retrouvé Plan-Crépin, tu n’auras qu’à l’interroger. Je suis sûr qu’elle en sait plus que n’importe qui sur le dernier Grand-Duc d’Occident ! Tu paries ?

— Ce que tu voudras… si c’est elle qui raconte !… Mais je te rappelle qu’on n’a pas encore remis la main dessus, et que ça change la donne !

Aldo ne répondit pas, sensible à la – ô si légère fêlure ! – apparue dans la voix de son ami. Il éprouvait la même angoisse, sachant pertinemment que, pour les habitants du parc Monceau comme pour ceux de Venise, il manquerait un éventail de couleurs à leurs vies, si elle ne devait plus jamais y mêler la sienne.

Saisi d’une hâte soudaine, il appuya sur l’accélérateur. La voiture bondit, expédiant Adalbert dans le pare-brise :

— Hé là ! hurla-t-il. Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est ma voiture, n’oublie pas !

— Tu m’en as fait d’autres avec l’Amilcar !… Et j’ai hâte de rentrer maintenant ! Je te signale que la nuit tombe…

Là douane où il n’y avait personne fut franchie en un temps record et, un quart d’heure plus tard, on stoppait devant la Gendarmerie. Le brigadier Méry, sous-fifre de Verdeaux, se tenait sur le pas de la porte, les pouces glissés dans son ceinturon et les jambes écartées, martial à souhait :

— Où aviez-vous disparu ? Le patron vous cherche partout...

Mea culpa ! s’excusa Adalbert. J’ai oublié de lui dire que nous allions faire un tour à Grandson. Il y a du nouveau ?

— Plutôt, oui !

D’un même élan, ils s’engouffrèrent sous la voûte, laissèrent la voiture et se précipitèrent dans le bureau du capitaine. Celui-ci y siégeait en majesté :

— Ah, vous voilà tout de même ? D’où venez-vous ?

— Nous sommes allés nous balader en Suisse. Alors, qu’avez-vous appris ? Où est-elle ?

— Au couvent !

— Vous en avez donc un dans le coin ? s’étonna Aldo.

— Pour quelle raison y est-elle ? lâcha Adalbert.

— Pour répondre à l’un comme à l’autre, nous en avons un en effet. Et un beau : celui de l’Annonciade dont vous avez pu admirer hier la porte de la chapelle en passant devant. Et Mlle du Plan-Crépin n’est pas à l’Annonciade depuis longtemps ! À peine une heure !

— Comment y est-elle venue ?

— D’où sortait-elle ?

— Pas tous les deux à la fois ! pria Verdeaux. Écoutez seulement : à la tombée de la nuit, un homme qui n’a pas voulu se présenter l’a déposée à la sœur tourière, disant que vous viendriez la chercher. Il a même donné vos noms – les vrais ! – en spécifiant qu’il ne fallait la remettre qu’à vous, sinon elle pourrait être en danger. Il est reparti. Le couvent nous a alors téléphoné. Et depuis on vous attend !

— L’homme n’a pas révélé son identité pour la récompense ?

— Il a dit de la verser aux religieuses. Qu’elles sauraient comment l’employer. Maintenant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de filer et de quitter la ville aussitôt. Si vous attendiez le jour, vous éveilleriez trop de curiosité ! Les affichettes ont fait suffisamment de chahut cet après-midi !

— Où est Langlois ?

— Il est déjà reparti avec le corps de ce pauvre garçon. Mais il attend des nouvelles. Vous devez vous en doutez. Il ignore encore qu’on l’a retrouvée. Que décidez-vous ?

— On va la récupérer sans tarder mais…

Comme Aldo semblait embarrassé, le capitaine s’étonna :

— Quelque chose qui vous gêne ?

Ce fut Adalbert qui lui répondit :

— Notre foncière honnêteté nous interdit de partir sans payer notre hôtel ! À moins que le patron ne se contente de nos valises et de nos brosses à dents !

— J’avoue que je n’y pensais pas, fit Verdeaux en riant. Si vous voulez, je m’en charge ? En passant par le garage. Je suppose que vous ne trimballez pas plusieurs malles ?

— Non. Chacun une mallette ! Je vous signe un chèque, vous le remplirez et ferez nos adieux… très laudatifs ! L’hôtel est parfait… et on pourrait bien revenir !

— Oh, je n’y vois pas d’inconvénients ! On manque de distractions et Mme Verdeaux a été très heureuse de vous recevoir !

Une demi-heure après, Adalbert garait sa voiture dans la ruelle longeant le couvent, tous feux éteints. Il avait d’abord pensé faire un tour dans la ville voir où en était la circulation, mais elle s’était beaucoup raréfiée depuis leur retour qui avait coïncidé avec la sortie des bureaux. De plus, le froid reprenait et chacun avait hâte de retrouver la chaleur de sa maison.

Naturellement, il n’avait pas été question d’aborder le couvent par la chapelle dont le ravissant portail – XVIIIe siècle mais inspiré par la Renaissance ! – était l’un des plus beaux ornements de la rue de la République, et Aldo l’avait regretté. En passant par l’étroite porte de côté, il avait l’impression de voler quelque chose à Dieu ! Et si Plan-Crépin, pieuse à la limite de la bigoterie, lui répondait qu’elle préférait rester ?

Il en eut réellement peur quand, introduit dans un parloir agrémenté d’un grand crucifix faisant face au portrait de la fondatrice de l’Annonciade : sainte Jeanne de France, fille de Louis XI, Adalbert et lui-même saluèrent la religieuse qui les accueillait. Hors du temps dans ce costume inchangé depuis le XVe siècle : robe grise sous le long scapulaire rouge, guimpe hermétique et voile blanc que recouvrait à demi un voile noir, elle tenait ses mains cachées sous ses manches, mais l’une devait porter un anneau car, à la grande croix pendant sur sa poitrine à un ruban bleu pâle, il comprit qu’elle était la Mère Supérieure, et les deux hommes, sans s’être concertés, s’inclinèrent comme ils l’auraient fait cinq siècles auparavant. Le langage d’Aldo s’en ressentit quand elle demanda qui des deux était le prince Morosini.

— C’est mon nom en effet, Révérende Mère, et mon compagnon est Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue. Nous sommes les cousins de votre réfugiée.

— En ce cas, je ne vous propose pas de vous asseoir car je suppose que vous êtes pressés par le temps ?

— Oui, Révérende Mère, nous avons hâte d’être à Paris, chez la marquise de Sommières où habite Marie-Angéline et qui est fort en peine d’elle… à moins qu’elle n’ait besoin des soins d’une clinique ?

— Non. Je pense que son état est aussi satisfaisant que possible après le coup qu’elle a reçu. Fatiguée sans doute, mais elle semble douée d’une belle énergie, ajouta-t-elle avec un sourire. On vous l’amène !

Se détournant, elle frappa dans ses mains. La porte qui était derrière elle s’ouvrit, livrant passage à celle qu’ils avaient redouté de ne plus revoir.

Toujours aussi digne que d’habitude dans ses vêtements visiblement défraîchis et sales mais emmitouflée d’un vaste châle de laine grise – le chapeau, lui, avait disparu, remplacé par une ecchymose sur la tempe gauche recouverte d’un pansement en taffetas gommé –, elle avança à leur rencontre sans sourire :

— Bonsoir, Messieurs ! Lequel de vous est le prince Morosini ?

Le silence qui tomba devait peser aussi lourd que le toit du couvent. Adalbert ouvrit la bouche sans libérer le moindre son. Aldo fronça les sourcils :

— C’est moi, Angelina ! Et voici celui dont Lisa, ma femme, dit qu’il est mon « plus que frère », Adalbert Vidal-Pellicorne. Vous ne nous reconnaissez pas ?

— Non. Croyez que j’en suis désolée !

— Voulez-vous voir nos passeports ?

— Non. C’est inutile ! Où m’emmenez-vous ?

— Rue Alfred-de-Vigny, à Paris, chez Tante Amélie dont, depuis des années, vous êtes l’indispensable compagne. Autrement dit, chez vous ! À moins que vous ne préfériez rester ici ?

— Non, on m’a reçue avec une infinie bonté mais je dois me mettre à la recherche de ce que je suis… de mon passé !

— Vous avez oublié qui vous êtes ? demanda Adalbert d’une voix blanche.

— Je… Oui !

— Jusqu’à votre nom : Marie-Angéline du Plan-Crépin, fille noble… dont les ancêtres ont fait les Croisades ?

Une brève lumière s’alluma dans les yeux qui parfois semblaient dorés mais qui, pour l’instant, n’étaient que jaunes :

— Les Croisades ?… Ah, c’est intéressant !

— Parce que vous vous rappelez ce que c’était ? s’étonna Aldo sans cesser de la fixer.

— Oui. Peut-être. C’étaient des expéditions vers…

— Nous n’avons guère le temps d’en faire l’historique ! Vous savez ça et vous ignorez votre nom ?

— Ben… oui ! Je ne peux rien vous dire d’autre ! Alors vous m’emmenez ou pas ? s’impatienta-t-elle d’un ton qui ressuscita brièvement l’ancienne Plan-Crépin.

— On vous emmène ! Je vois que cette blessure a besoin d’être soignée ! ajouta-t-il en désignant le pansement.

Décidé à sortir rapidement d’une situation qu’il ne savait pas s’il devait la juger grotesque ou navrante, Aldo pressa le départ, remercia la Supérieure de sa bonté mais eut quelque peine à la persuader d’accepter le chèque de récompense :

— Ne me dites pas, Révérende Mère, que les Filles de sainte Jeanne de France n’ont aucune misère à soulager ni travaux de conservation pour leur sainte maison ?

— Vous connaissez notre fondatrice ? Pourtant vous n’êtes pas français ?

— Non. Vénitien, mais français je le suis par ma mère.

— Alors, allez en paix !… tous les trois et que Dieu vous accompagne ! La Congrégation priera pour vous et pour que votre rescapée retrouve sa mémoire. Son amnésie provient sans doute du coup reçu à la tête…

Ni Aldo ni Adalbert ne devaient oublier ce voyage au bout de la nuit qui leur fit longtemps l’effet d’un cauchemar tant ils redoutaient l’impact sur leur marquise de cette amnésique qu’on lui ramenait.

— Telle qu’on la connaît, elle devrait le supporter assez bien, assura Adalbert… Elle va convoquer le cher Professeur Dieulafoy pour qu’il l’examine et envisage un traitement adéquat. L’amnésie est partielle. Il devrait être possible de l’effacer.

Ils parlaient à voix basse pour ne pas déranger Marie-Angéline qui, deux sandwichs avalés de bon appétit – la bonne Mme Verdeaux leur ayant préparé « de quoi se soutenir », le terme de casse-croûte ne faisant pas partie de son vocabulaire d’épouse de notable –, s’était étendue sur la banquette arrière, emballée dans des couvertures. Elle ne broncha même pas quand on s’arrêta pour faire le plein d’essence et boire un café.

Ils furent à Paris au petit jour et, quand Adalbert – c’était son tour de conduire ! – coupa le moteur devant le portail, Aldo se précipita à l’intérieur de l’hôtel, afin d’éviter un trop grand choc à Tante Amélie sans doute, mais aussi à ses vieux serviteurs.

On l’écouta dans un silence désolé interrompu de « Hélas » et de « Notre pauvre demoiselle ! ». Exclamations navrées auxquelles Mme de Sommières mit un terme en déclarant qu’à tout mal correspondait son remède et qu’on allait y pallier au plus vite. Puis elle ordonna à Aldo d’aller chercher la malade.

— Après quoi, tous les deux, vous irez vous reposer l’un et l’autre. Vous tenez à peine debout. L’important, c’est qu’elle soit là ! On causera plus tard… On va la conduire dans sa chambre et la coucher. Même si elle a dormi pendant le trajet, elle doit être fatiguée ! Et… si cela ne vous ennuie pas, Aldabert, je voudrais que vous emmeniez Aldo faire la sieste chez vous. Vous reviendrez avec lui pour le dîner ! Exécution !

Ils obtempérèrent, non sans une certaine inquiétude. Tante Amélie, qu’ils avaient craint de plonger dans le chagrin, semblait chercher du secours sinon dans la colère, au moins dans la mauvaise humeur.

Certes, Plan-Crépin paraissait s’accommoder assez bien de son nouvel état, mais si la marquise réagissait mal, Dieu sait ce qu’il pouvait en résulter.

Parvenus rue Jouffroy, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient plus sommeil – ce ne serait pas la première nuit blanche à leur actif ! – et optèrent pour le petit déjeuner confortable que Théobald, l’indispensable valet à tout faire de l’archéologue, leur servait.

Sa troisième tasse de café avalée pour faire glisser deux brioches beurrées et quatre croissants à la confiture d’abricots, Aldo alluma une cigarette et considéra son ami qui, lui, mangeait mécaniquement, l’esprit ailleurs :

— Essaie de te détendre ! À y réfléchir, le cas ne me paraît pas désespéré ! J’admets que ça fait drôle de voir Plan-Crépin transformée en zombie mais le gnon qu’elle a pris sur la tête doit y être pour quelque chose ? On a déjà entendu parler d’amnésies partielles qui s’effaçaient avec le temps ! Si l’admirable Dieulafoy n’y peut rien, il saura qui convoquer ?

— Il n’y a aucune raison pour qu’il n’y puisse rien ! Je te rappelle que tu as été toi aussi dans le cirage et que tu t’en es sorti de façon magistrale. Évidemment tu avais une forte fièvre, ce qui n’est pas son cas, et j’admets volontiers qu’il faille attendre, mais une question me turlupine…

— Langlois ?… Moi non plus, je ne l’oublie pas, et pour être franc je retourne la question dans mon crâne depuis Pontarlier : on raconte ou on raconte pas ?

— Dès l’instant où elle a refait surface, c’est difficile de le lui dissimuler. D’ailleurs, pourquoi le ferions-nous ? Elle est le seul témoin d’un assassinat particulièrement odieux et il ne lâchera pas pied tant qu’il n’aura pas mis le ou les coupables sous les verrous !

— C’est d’ailleurs son devoir ! Écoute, laissons passer la journée. Ce soir, on ira dîner rue Alfred- de-Vigny, Dieulafoy sera venu et on verra où on en est. De toute façon on est censés dormir, non ?

— Oui. Tu as raison. On appellera Langlois demain matin.

Pendant ce temps, de l’autre côté du parc Monceau, Mme de Sommières procédait à la réinstallation de son « fidèle bedeau » dans un calme impressionnant qui réduisait au silence ses vieux serviteurs. Elle y mettait beaucoup de sollicitude : elle lui fit emprunter le petit ascenseur menant à l’étage installé pour son usage exclusif – Marie-Angéline ayant l’habitude de grimper les escaliers quatre à quatre. Elle lui prit le bras et la guida vers la chambre. Elle lui souriait d’un air encourageant, lui tapotant la main de temps en temps. Arrivées à destination, elle la fit asseoir sur le lit…

— Madame la marquise ne veut pas qu’on l’aide ? demanda Louise, sa femme de chambre. Mademoiselle Marie-Angéline est trop lourde pour que Madame la marquise puisse la coucher seule. En outre, ajouta-t-elle en regardant autour d’elle, je ne comprends pas…

— Chut ! Plus tard, Louise, plus tard ! Dans ces cas-là il faut faire preuve de modération ! Il lui faut du calme, énormément de calme ! Laissez-nous pour l’instant…

— Dois-je dire à Cyprien d’appeler M. le Professeur Dieu…

— Ne soyez pas si pressée, Louise ! Chaque chose en son temps ! Il faut d’abord la réhabituer à la maison ! J’appellerai, soyez sans crainte !… Et n’écoutez pas aux portes !

— Oh ! Madame la marquise !…

La porte refermée, Mme de Sommières approcha un fauteuil crapaud en face de la revenante toujours assise sur le lit, planta ses yeux verts dans les siens et lâcha ex abrupto :

— Pas avec moi, Plan-Crépin ! Vous ne vous en tirez pas mal de votre petite comédie, mais nous avons assez joué ! Maintenant, on cause !

— Mais je ne vois pas…

— Oh, que si ! Vous voyez parfaitement ! Par exemple que cette chambre n’est pas la vôtre, et que vous avez eu un léger… oh très léger mouvement de recul avant d’y pénétrer. De plus, nous n’avons guère parlé, mais à deux reprises vous avez laissé échapper ce cher pluriel de majesté que nous apprécions toutes les deux ! Alors, si vous racontiez ?

La rescapée ouvrit la bouche, la ferma sans avoir émis un son. La marquise se carra plus commodément dans son fauteuil, croisa les bras sur sa poitrine et sourit d’un air engageant :

— Allons ! Un peu de courage, que diable ! Souvenez-vous des Croisades !

Soudain, Marie-Angéline éclata en sanglots.

Pensant qu’elle en avait vraiment besoin, Mme de Sommières la laissa pleurer, se bornant à lui glisser un mouchoir entre les doigts…



1 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

2 Tartine de pain grillé nappée d’une épaisse couche de champignons à la crème !

5 Un dessin à la plume…

Le soir venu, en arrivant rue Alfred-de-Vigny « pour dîner » comme on les y avait conviés, les deux « plus que frères » n’en menaient pas large. S’ils avaient essayé de dormir dans la journée, ce repos n’avait été que par intermittences. Juste un peu délassant après une nuit sur la route. Ils avaient surtout espéré un coup de téléphone les mettant au courant des événements afin de savoir si Dieulafoy était passé et quel avait été son diagnostic. Sans se concerter, ils en étaient venus à la conclusion qu’après la visite du médecin celui-ci avait dû embarquer Plan-Crépin direction la clinique afin de la mettre en observation pour, ensuite, appliquer le traitement idoine. Et que Tante Amélie avait jugé préférable de les laisser se reposer.

Quand on la connaissait, c’était la logique même, voyons !

Cela ne les empêcha pas d’émettre, à l’unisson, la même question quand Cyprien les accueillit dans le vestibule avec son habituelle dignité souriante :

— On dirait que le moral a remonté d’un cran, Cyprien ? chuchota Aldo immédiatement repris par Adalbert :

— Pourquoi parles-tu tout bas ? Si c’était dramatique, Cyprien serait en larmes. N’est-ce pas, Cyprien ?

— De plusieurs crans, Monsieur Adalbert, de plusieurs crans ! Madame la marquise attend ces messieurs dans le jardin d’hiver !

— C’est plutôt réconfortant, ce retour aux habitudes. Et est-ce qu’il y aura du champagne ?

— Allez, viens ! On verra bien ! fit Aldo en l’empoignant par le bras.

Et l’on vit… Un spectacle tellement coutumier qu’il les laissa sans voix : Mme de Sommières, installée dans son grand fauteuil de rotin blanc au dossier en éventail, buvait une coupe de champagne, tandis que Marie-Angéline, tirée à quatre épingles et avec un pansement tout neuf, faisait une réussite à sa table préférée. Et ce fut elle qui les accueillit :

— Entrez donc, Messieurs ! On vous attendait !

Figés au seuil de la porte sous une branche de fuchsia géante, ils la regardèrent, les yeux ronds. Adalbert émit enfin :

— Vous nous avez reconnus ? Si vous venez d’être traitée par le Professeur…

— Je vous ai toujours reconnus ! Même à l’Annonciade ! Seulement… j’avais besoin de réfléchir…

— Ah vraiment ? lança Aldo dont le nez n’était jamais loin d’un pot de moutarde. Vingt-quatre heures à vous payer notre tête, cela ne vous a pas paru un brin longuet ? Vous avez dû vous amuser tandis qu’on se rongeait les sangs. Et vous, Tante Amélie, vous avez « marché » pendant combien de temps ?

— Pas cinq minutes ! Je la connais comme si je l’avais faite ! J’ai d’abord joué le jeu, naturellement, mais après votre départ, je lui ai tendu un ou deux pièges et elle a foncé droit dedans. Allons, ne fais pas cette tête, Aldo ! Et vous, Adalbert, aidez-moi au lieu de la regarder comme si elle descendait du ciel !

— Oh, ça va passer ! soupira-t-il, mais je suis comme Aldo, je pensais pouvoir bénéficier d’un minimum de confiance ! Ainsi pendant toute cette nuit de voiture où nous en étions réduits aux conjectures, vous nous écoutiez… tranquillement ? On n’a pas proféré trop de sottises ?

— Non… Cent fois j’ai failli me découvrir, mais je vous supplie de me croire quand je vous dis que j’avais vraiment besoin de réfléchir. J’avais juré… Je m’étais juré, veux-je dire…

— Quoi ? hurla Aldo dont les yeux avaient viré au vert, tandis qu’une larme montait à ceux de Marie-Angéline.

Ce que voyant, Mme de Sommières alla prendre les deux hommes par le bras :

— On se calme ! intima-t-elle fermement. Si je vous dis que je ne lui donne pas tort, m’accordez-vous votre crédit ?

— À vous, oui ! affirmèrent-ils d’une seule voix.

— Alors vous ne verrez aucun inconvénient à ce que je lui rende la parole ? Finalement, c’est son histoire à elle ! Moi, je ne ferais que de l’à-peu-près. Allez-y, Plan-Crépin ! Buvez un coup pour vous donner du courage et hop ! Après tout, ce n’est qu’un mauvais moment à passer, conclut-elle le nez dans son verre.

— Si elle n’a rien à se reprocher, je ne vois pas en quoi il pourrait être mauvais ? grommela Aldo en allumant une cigarette que Mme de Sommières lui ôta aussitôt.

— Au cas où tu aurais décidé de jouer les juges, tu devrais savoir qu’on ne fume pas dans un tribunal ! asséna-t-elle, sévère. En outre, ton « élégante désinvolture » est indécente ! C’est de vie et de mort qu’il s’agit !

Bien que ce ne fût vraiment pas le moment, Adalbert se mit à rire :

— Regardez-moi, Marie-Angéline ! Je suis beaucoup plus stimulant que Son Altesse quand elle décide de faire la gueule !

Elle lui adressa l’ombre d’un sourire et raconta d’abord ce qui s’était passé au confessionnal : les chuchotements qu’en dépit de son oreille fine elle ne comprenait pas, puis la légère et écœurante odeur de chloroforme qu’elle avait combattue d’instinct en mettant son mouchoir sous ses narines juste au moment où, après une brève plainte de la victime accompagnant un craquement de bois, elle avait pu voir l’assassin quitter l’église à grands pas puis, une fois dehors, s’enfuir à toutes jambes.

— Je n’ai pas pu m’empêcher de le suivre. Le père Bouju, le mendiant habituel, m’a indiqué la direction qu’il avait prise et, malgré la vitesse de sa course, j’ai pu le distinguer dans l’obscurité en dépit de sa soutane noire grâce aux réverbères. Il a tourné dans la rue de la Bienfaisance et presque aussitôt une voiture s’est approchée pour le prendre au vol, presque sans décélérer. J’ai voulu chercher mon calepin dans mon sac pour noter le numéro et, aussi brusquement qu’elle avait stoppé, elle a reculé et je me suis sentie emportée. Non sans protester, vous vous en doutez, mais je ne sais quoi m’a envoyée au pays des rêves.

— Vous êtes restée combien de temps dans les « vapes » ?

— Est-ce que je sais ? Quand j’ai repris conscience, j’étais couchée sur la banquette arrière d’une voiture, les mains liées derrière le dos, et je ne distinguais rien, bien qu’il fît jour, parce que l’on m’avait bandé les yeux. J’entendis alors celui qui conduisait reprocher à l’autre de vouloir se débarrasser de moi, en m’étranglant et en m’expédiant quelque part dans la nature. Son comparse s’est mis à rire en disant que c’eût été la dernière des gaffes à commettre parce que, en explorant mon sac, il avait découvert qui j’étais et surtout où j’habitais, ce qui lui avait ouvert des horizons : « Elle est de la famille de la v… Mme la marquise de Sommières et tu peux être sûr que celle-ci paiera un prix non négligeable pour la récupérer… »

— Un instant ! Plan-Crépin, coupa Tante Amélie. Je pense que votre mémoire d’éléphant vous joue un tour. J’ai idée qu’en parlant de moi votre truand ne se soit pas montré aussi respectueux ? Il n’aurait pas dit plutôt : la vieille bique au lieu de ce pompeux Madame la marquise qui est loin de cadrer avec le paysage ?

La malheureuse était devenue si rouge qu’Aldo la prit en pitié :

— Fichez-lui paix, Tante Amélie ! Cet exercice ne doit pas être facile…

— Tu oublies sa mémoire phénoménale et, moi, j’aime connaître les détails des choses. Le récit y gagne en couleurs, non ?

— Si ! renifla Plan-Crépin. Il a bien dit « vieille bique »… et aussi que ma restitution leur vaudrait sûrement un « paquet de fric », après quoi il ne serait plus utile de me garder en vie, un cadavre étant rarement bavard !

— Ce sont des apprentis, vos ravisseurs ! estima Adalbert. Allez demander à Langlois ce que l’on peut tirer d’un ex-vivant !

Un ange passa, drapé dans un costume sombre, mais ne s’attarda pas. Cela suffisait pour rappeler qu’on devait envisager sous peu une conversation à cœur ouvert avec le patron de la PJ. Tout le monde en eut conscience et Mme de Sommières s’excusa d’avoir interrompu la narratrice.

— Déballez votre sac, Plan-Crépin ! On fera le tri après !

Approuvant d’un signe de tête, elle s’exécuta. En fait, ce qu’elle avait à dire pouvait se résumer. On avait roulé pendant des heures, en s’arrêtant une fois pour l’essence. Comme ses ravisseurs envisageaient de la caser dans le coffre pendant l’opération, elle les prévint qu’elle ferait un vacarme épouvantable si on ne se décidait pas à lui donner à boire et à la nourrir.

— Ayant raté la messe, je n’avais même pas communié et je mourais de faim et de soif… Je fus aussitôt nantie d’un sandwich et d’un gobelet de café. En gens prévoyants, ils en avaient dans une Thermos. En échange de quoi, je jurai de me tenir tranquille… Et le voyage continua. Je n’avais aucun moyen de me repérer, sinon que le froid s’intensifiait et donc qu’on devait se diriger vers le nord ou vers l’est. Dieu sait que la température était déjà assez pénible ! Finalement on aboutit à ce que je supposais être un garage à cause de l’odeur d’essence. Le plus fort des deux malfrats me chargea sur son dos comme un sac de pommes de terre. Ce mode de transport me donna mal au cœur, mais heureusement dura peu. On me laissa tomber à terre dans un endroit moins froid, où régnait une agréable odeur de fruits. On m’enleva mon bandeau, j’étais dans un fruitier pourvu de planches à claire-voie garnies de pommes, de poires, de grappes de raisin, sans compter des bocaux de conserve. Ce qui au moins me donnait l’assurance de ne pas mourir d’inanition. Une grosse femme entra qui semblait fort mécontente, mais comme elle s’exprimait dans un dialecte inconnu, je ne compris pratiquement rien à son discours.

— Vous, Plan-Crépin, qui parlez je ne sais combien de langues ? s’étonna la marquise.

— Sept !… Mais qui n’incluent pas les patois locaux et c’était le cas. Sans cesser de protester, cette inconnue apporta un matelas avec un oreiller et des couvertures. Puis elle m’emmena faire un tour à des toilettes des plus rustiques, une sorte de cagibi dans les profondeurs obscures de la salle. Rudimentaires, elles aussi, mais équipées d’un petit lavabo en ferraille pourvu d’un robinet d’eau froide que, sur l’instant, je trouvai divine. Ensuite on remplaça la corde qui m’avait liée jusque-là par une chaîne terminée par des menottes que l’on eut la bonté de ne pas me mettre dans le dos. La chaîne fut introduite dans un anneau scellé dans le mur à côté du matelas où on m’installa. En guise de bonsoir, j’eus droit à une soupe chaude et à un quignon de pain. Après quoi on emporta la bougie et je me retrouvai plongée dans le noir, mais j’étais tellement fatiguée que j’ai dormi comme une souche.

« Quand je me réveillai, j’étais aussi rompue que si on m’avait rouée de coups, mais j’y voyais un peu plus clair grâce à une imposte dans le toit de ce qui était une ancienne grange pourvue d’un demi-étage qu’une échelle vermoulue devait permettre d’atteindre… Ce dont j’avais une envie folle, mais je ne voulais pas gâcher ma chance si elle se présentait. En fait je n’ai aucune notion du temps écoulé durant ma captivité ! Deux jours peut-être ? Ce qui m’importait surtout, c’était de pouvoir me libérer quand je le voudrais, et j’ai fini par réussir...

— Vous avez pu ouvrir les menottes ? demanda Aldo en lui offrant une nouvelle coupe de champagne dont elle but la moitié.

— Merci !… Nos élégantes modernes et leurs cheveux courts n’imaginent certainement pas quel parti on peut tirer des cheveux longs…

— Vous ne vous en êtes tout de même pas fait une corde avec ? Vous les avez toujours sur la tête ! constata Adalbert.

— Non, pas eux, mais n’oubliez pas les épingles qui les maintiennent. On peut réaliser des prouesses avec…

— Par exemple pouvoir ouvrir les menottes ?

— Juste ! Dès lors je pouvais me libérer quand je voulais. Ce que je fis le lendemain en entendant des coups de feu. Dans la maison il n’y avait aucun bruit alors j’escaladai l’échelle du grenier pour voir ce qui se passait dehors. C’était d’autant plus intéressant que, là où j’étais enfermée, c’était le silence complet… Soulever l’imposte de verre m’a coûté d’autant moins de peine que – Dieu sait pourquoi ! – les gonds en étaient bien huilés. Je me suis hissée à l’extérieur. Comme il faisait encore un peu jour, j’ai aperçu en lisière d’un bois l’inspecteur Sauvageol, un pistolet à la main, qui avançait. C’est à ce moment que je l’ai vu s’écrouler. L’émotion m’a déséquilibrée, j’ai dévalé la pente du toit. Puis je me suis à nouveau cogné la tête… et j’ai perdu connaissance. Voilà !

Elle se tut et finit calmement son champagne sous les yeux surpris des deux hommes.

— C’est tout ? s’étonna Adalbert.

— Oui !… Cela ne vous suffit pas ? On voit que ce n’était pas vous ? J’avais vécu plusieurs jours de cauchemar et, au moment où j’apercevais celui qui allait pouvoir m’aider, on l’a assassiné sous mes yeux ! Sous le choc j’ai perdu connaissance et ce fut le trou noir… dont je n’ai émergé que chez les Dames de l’Annonciade. Vous devriez être contents… mais vous auriez peut-être préféré que je me rompisse le cou en glissant de mon perchoir ?

— Ne dites pas de sottises ! grogna Adalbert qui, les coudes aux genoux et une cigarette au bout des doigts, s’efforçait d’y voir plus clair. Admettez que l’on se pose des questions ! Entre votre toit en pente et votre réapparition chez ces nonnes qui ne ressemblent à aucune autre…

— Qu’est-ce que vous allez chercher ? s’écriat-elle en colère. Que ce sont des figurantes suscitées exprès pour achever de brouiller les pistes ?

— Cessez donc de dérailler ! Je ne suis pas aussi « chrétien » que vous, mais je sais, par exemple, qu’il existe des religieuses qui, en dépit du temps passé, revêtent encore l’habit originel : les Dames des Hospices de Beaune par exemple, qui portent encore le hennin et la robe bleue à traîne de leur fondatrice Guigone de Salins, mais étant aussi infirmières elles attachent la fameuse traîne à leur ceinture par un crochet. Il en va de même pour celles de l’Annonciade…

— … la vêture même de Jeanne de France, reprit Mme de Sommières, la fille disgraciée par la nature et dont son père, Louis XI, fit un instrument de sa politique en la mariant à son cousin rebelle Louis d’Orléans parce que « les enfants qu’ils auront ne leur coûteront guère à nourrir ! », disait-il cyniquement en faisant allusion aux disgrâces physiques de la pauvre enfant. Et quand Orléans, devenu Louis XII, a voulu se « démarier » afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son beau-frère Charles VIII, la malheureuse Jeanne a dû subir un crucifiant procès en nullité… Affreux !

— Je ne vous savais pas si calée en histoire religieuse, Tante Amélie ? remarqua Aldo qui la regardait avait un demi-sourire.

— Je ne le suis pas autant que Plan-Crépin sauf sur certaines destinées. Celle-là entre autres !

— Dans le cas présent, ce qui est étonnant est que ce couvent-là soit implanté au sein de ce qui fut la Comté-Franche du Téméraire mort abandonné de tous. Jeanne a-t-elle voulu mettre un baume sur ses blessures ?

— Sans nul doute, reprit Plan-Crépin revenue sur un terrain qui lui convenait. Il y a eu jusqu’à six couvents d’Annonciade dans la région. C’est merveilleux, non ? Jeanne a dû plaindre le vaincu de tout son cœur et elle a prié en conséquence…

— Une belle page de l’histoire religieuse de la France ? Vous allez bientôt pouvoir vous en émerveiller en compagnie de Langlois ! glissa Aldo, un brin moqueur. Je vous prédis une discussion passionnée avec lui ! C’est en particulier le passage entre le toit en pente et votre récupération au couvent qui va l’intéresser le plus.

— Que voulez-vous que je lui dise ? J’ai un trou, j’ai un trou ! Je ne peux pas raconter ce que je ne sais pas ?

— C’est l’évidence même ! Donc, donc, donc il va falloir…

— Qu’est-ce qu’il te prend ? fit Adalbert, les yeux ronds. Tu sonnes les cloches maintenant ?…

— Moi ?

— Oui, toi ! Ding ding dong !

— Non : donc, donc, donc ! C’est un truc que j’ai entendu il y a peu de temps en buvant un verre chez Florian et ça m’a amusé ! Ça n’a l’air de rien, mais cela accorde un petit moment de réflexion supplémentaire.

— Faudra que j’essaie !

— Je n’ai rien contre ! Tu verras ! Ça détend !

Des coups vigoureux frappés sur le sol par une canne autoritaire marquèrent la fin de la récréation. Tante Amélie souhaitait faire entendre son point de vue :

— Que vous éprouviez le besoin de vous détendre, je peux le comprendre ! déclara-t-elle, mais je vous rappelle que Langlois sera ici d’une minute à l’autre et que son humeur, ces jours-ci, n’est pas à la franche gaieté. Il a sur le cœur la mort du jeune Sauvageol.

— Oh, je sais, Tante Amélie, soupira Aldo. Ce sont malheureusement…

— … les risques du métier ? N’est-ce pas ? Il reste que Plan-Crépin, d’après ce qu’elle vient de nous dire, a assisté à sa mort et qu’il ne va pas se contenter d’un à-peu-près ! Je vous en conjure, faites un effort ! Attachez-vous au plus infime détail ! Même les plus anodins peuvent ouvrir une brèche dans un mur…

Elle s’interrompit : des pas rapides traversaient les salons précédant le jardin d’hiver. Langlois comptant à présent au nombre des amis, Cyprien ne se donnait même plus la peine de l’annoncer… D’ailleurs une telle tristesse émanait du Commissaire que, lorsqu’il se pencha pour baiser la main de la marquise, celle-ci le prit aux épaules et l’embrassa sans qu’il opposât de résistance. Bien au contraire : son visage aux traits tirés se détendit à peine.

— Merci pour cet accueil ! murmura-t-il, tandis qu’elle le priait de s’asseoir près d’elle.

Sentant qu’il fallait alléger l’atmosphère, elle sourit :

— Allons, les garçons ! Venez dire bonjour à Monsieur le Commissaire Principal et servez-lui un remontant ! Il en a besoin !

— À vous, je l’avoue volontiers, murmura-t-il.

Cependant la scène s’animait. Aldo prit un flacon de fine « Napoléon », Adalbert un verre et Marie-Angéline avança une chaise basse pour être plus proche :

— Je suppose que vous avez des questions à me poser ? Et j’ai pas mal de choses à vous apprendre. Pas tout malheureusement, car il y a des trous dans ma mémoire !

— Il paraît que vous l’avez perdue ?

— Pas complètement ! En revanche, je peux éclairer votre lanterne sur plus d’une interrogation !

— Allez-y, je vous écoute. Je sais qu’il vaut mieux vous laisser parler sans contrainte. Des questions pourraient couper le fil…

Comme elle savait le faire, elle répéta presque mot pour mot ce qu’elle venait de raconter.

Langlois l’écouta attentivement sans rien manifester. Ce fut seulement à l’endroit exact où elle avait arrêté son premier récit qu’il réagit :

— Mais, enfin, entre votre chute du toit et votre venue à l’Annonciade, vous n’avez aucun souvenir ?

— Vous en avez de bonnes, vous ! Si l’on vous frappait à l’endroit où vous avez déjà reçu un coup, j’aimerais savoir quelle serait votre réaction ? Regardez ! Une chance que ce ne soit pas fracturé !

D’un geste vif elle arracha le rectangle de toile gommée révélant l’hématome, d’un bleu virant au noirâtre violacé, qui s’épanouissait en dessous. Un résidu de sang séché y affleurait encore. Ce n’était pas beau à voir et Langlois, après avoir posé un doigt délicat dessus, s’excusa :

— Je suis désolé, soupira-t-il, mais on a tellement l’habitude de votre esprit – on pourrait le qualifier d’extralucide ! – que l’on oublie parfois que vous êtes de chair dotée de la même capacité de souffrance que le commun des mortels !

— Oh, je ne vous en veux pas ! Je suis déjà assez navrée de vous décevoir. C’est dur, vous savez, d’apprendre que, pendant des heures, des jours, on vous a manipulée sans pouvoir se défendre !

Elle semblait si triste tout à coup qu’Aldo vola à son secours :

— Dans ces cas-là, il est préférable de ne pas insister et même essayer de penser à autre chose. Cela peut revenir inopinément d’un seul tenant ou en petits morceaux !

— Oui, mais je pense qu’il faudra de nombreuses tentatives afin de percer le brouillard… et puis si on n’aboutit à rien, pourquoi pas l’hypnose ? hasarda Adalbert, l’air innocent.

Comme il centrait alors son attention sur le bout de ses doigts, il ne vit pas le coup d’œil furieux que Marie-Angéline lui lança mais qu’Aldo, lui, ne manqua pas :

— Pourquoi pas en effet ? Mais avant d’en venir à cette extrémité je privilégie les essais répétés. L’hypnose, je m’en méfie, cette thérapie peut donner de bons résultats ou déchaîner des catastrophes ! Et, dans son cas, avouez que ce serait dommage ?

— Très juste, approuva la marquise en souriant. Allez-y doucement ! Je ne veux pas que l’on me l’abîme, et vous conviendrez avec moi que, pour l’instant présent, détente et repos me semblent nécessaires ! C’est du moins l’avis du cher Professeur Dieulafoy !

Aldo sentit que l’atmosphère fraîchissait. Que Tante Amélie veuille protéger Plan-Crépin, il n’y avait rien là que de très naturel et Langlois le comprenait sûrement fort bien, mais il n’en avait pas moins un de ses hommes à venger et c’était celui qu’il préférait. Son visage s’assombrit devant l’espèce de plaidoyer de la vieille dame :

— Loin de moi la pensée d’user de violence envers qui que ce soit ! affirma-t-il. Surtout envers une personne qui, à plusieurs reprises, m’a apporté une aide aussi habile qu’efficace mais (et il prit un temps afin de donner leur poids aux paroles qu’il allait prononcer)... Mais j’ai à faire payer à un misérable la mort de Gilbert Sauvageol, sans compter celles de Mme de Granlieu et du domestique de sa belle-fille, et celui-là, tant que je ne le tiendrai pas, je ne cesserai de le poursuivre en employant tous les moyens que la loi met à ma disposition. Et rien ni personne ne m’arrêtera parce que j’ai désespérément besoin d’aide… Voulez-vous dire cela au Professeur Dieulafoy ?

Il se leva brusquement, s’inclina devant les deux femmes, salua les hommes d’un bref signe de tête et quitta le jardin d’hiver à pas rapides. Pétrifiés, ceux-ci laissèrent s’établir un silence qui devint vite insupportable et qu’Aldo brisa :

— Si nous perdons son amitié, nous nous préparons des jours difficiles ! Ne m’en veuillez pas, Tante Amélie, mais vous avez mis un peu trop d’enthousiasme à me suivre sur la voie que j’ai ouverte si imprudemment. On n’a aucune envie qu’il interroge Marie-Angéline et il l’a compris !

— On ne peut tout de même pas le laisser la soumettre à la question après ce qu’elle a subi. Et vous et nous par-dessus le marché !

— Avec tout le respect que je vous dois, nous, c’est sans importance ! Ce qui en a, c’est que nous goûtons un soulagement on ne peut plus naturel… mais que sur l’autre plateau de la balance se trouvent trois morts : une vieille dame timide, un domestique désireux de nous aider – quelle qu’en soit la raison profonde, vengeance ou autre – et un jeune homme courageux, plein d’avenir… Sans compter un salopard qui, lui, doit être en pleine forme ! Maintenant Marie-Angéline, on vous écoute ! Si vous avez le moindre indice à nous donner, c’est le moment, et on verra la stratégie à adopter vis-à-vis de Langlois !

— Combien de fois faudra-t-il vous répéter que je ne me souviens de rien ! fit-elle, butée. Et, avec votre gracieuse permission, je vais me reposer parce que je ne tiens plus debout, figurez-vous !

Ce n’était peut-être pas le moment, mais Adalbert se mit à rire :

— La noble descendante des Plan-Crépin m’a tout l’air d’avoir perdu beaucoup de son légendaire tonus ! Il est vrai que ça fait un bout de chemin… depuis les Croisades. Il en est ainsi du genre humain… l’inéluctable dégénérescence de la vieillesse et…

Il n’eut pas le temps d’achever son propos. Appliquée d’une main vigoureuse – inattendue de la part d’une convalescente ! – la paire de claques de Marie-Angéline l’assit dans le fauteuil placé derrière lui. Aussitôt suivie du bruit d’une porte claquée. Drapée dans sa dignité et après avoir ramassé son taffetas gommé, Plan-Crépin, Dieu sait pourquoi ? choisit de regagner sa chambre en passant par l’escalier de service… et la cuisine !

— Elle va sûrement demander un en-cas à Eulalie ? commenta la marquise. Elle doit avoir faim et il est l’heure de dîner et de…

Elle n’avait pas complété sa phrase que ladite Eulalie faisait irruption, visiblement furibonde :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? clama-t-elle. Je me décarcasse à lui concocter un délicieux vol-au-vent aux truffes pour fêter son retour et Mademoiselle Marie-Angéline refuse même d’y goûter ? En revanche, elle me demande des sandwichs ? C’est la pire offense qu’on m’ait jamais infligée !

— Retournez à vos fourneaux, Eulalie, je vous suis ! déclara Aldo.

Dans la cuisine où Plan-Crépin s’activait à beurrer généreusement une tartine dans un superbe isolement – le reste du personnel sentant l’orage avait disparu –, Aldo arriva en trombe et, calmement, lui enleva des mains le pain et le couteau à beurre. Puis il chercha une cuillère, la plongea dans une casserole et la promena sous le nez de la rebelle :

— Sentez cette odeur suave ! Vous pensez vraiment faire à Eulalie l’injure de manger une invention britannique – je n’ai rien contre d’ailleurs ! – alors qu’elle a travaillé toute la journée pour vous offrir cette merveille qui est votre plat favori ? Goûtez, que diable !

— Je n’ai pas faim !

— Sauf pour un quignon de pain, une livre de beurre et la moitié d’un jambon ? J’ai dit : goûtez si vous ne voulez pas que je vous l’enfourne de force !

— Vous vous vantez ! Vous n’oseriez pas !

— Vous pariez ?

D’un mouvement rapide, il s’était saisi de ses deux mains qu’il réunit dans l’une des siennes et porta la cuillère à sa bouche. Elle voulut refuser :

— Laissez-moi tranquille ! protesta-t-elle en détournant la tête.

— J’ai dit : on goûte ! Après je vous lâche !

Vaincue – il avait une incroyable force nerveuse dans les doigts –, elle se résigna à lui obéir, avala puis ferma les yeux :

— Hmmmmm !

— C’est bon ?

— Pire ! Je ne sais pas ce qu’Eulalie a mis là-dedans mais c’est proprement divin !

— Et encore le feuilletage n’y est pas ! Alors, faites-moi plaisir, ouvrez le bec et une petite cuillerée pour la route, puis on va se laver les mains comme une grande fille et – avec la permission d’Eulalie – on va rejoindre les autres et on passe à table !

— C’est prêt tout de suite, Monsieur Aldo ! s’empressa le cordon-bleu. Je n’ai plus qu’à ajouter…

— Ne le révélez pas ! Un secret de cuisine c’est comme un secret d’État, ça ne se galvaude pas !

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que, assise sagement autour de la table parée de fleurs, la « famille » se consacrait entièrement à la dégustation du chef-d’œuvre qu’accompagnait – comme le reste du repas – un champagne millésimé.

Durant le temps que se déroula la cérémonie, on eût entendu voler une mouche, mais il n’est si grand plaisir qui ne s’achève et il fallut bien revenir à la réalité. Quand on en fut au café dont Mme de Sommières avait décidé qu’on le prendrait à table pour ne pas rompre l’atmosphère, Marie-Angéline consulta sa montre, toussota, puis :

— Tout cela était vraiment délicieux, mais je vais vous demander la permission de me retirer. J’ai vraiment besoin d’une bonne nuit. Je me lève tôt comme chacun sait !

Adalbert, qui avait reçu l’autorisation d’allumer un cigare, sursauta, se brûla et retint de justesse un juron :

— Sacré nom de… Cela signifie que vous retournerez à la messe de six heures à Saint- Augustin ?…

— Comme d’habitude, voyons ! Je viens de vous dire que je les reprends et c’est l’une de mes plus chères !

— Après ce qui vous est arrivé ? Vous n’êtes pas un peu folle ? Je vous rappelle que l’on vous a pratiquement enlevée de Pontarlier au nez de vos ravisseurs et que maintenant ils savent parfaitement où vous trouver !

— N’exagérons rien ! On ne va pas assassiner un pénitent tous les matins à Saint-Augustin ?

— On le suppose, intervint Aldo, mais vous pourriez peut-être changer d’heure et attendre qu’il fasse plein jour !

— Ils ont raison, Plan-Crépin, appuya la marquise. La messe de neuf heures pourrait vous convenir aussi bien ?

— Mais nous savons que ce n’est pas la même chose ! protesta-t-elle, prête à pleurer. La messe de neuf heures m’obligerait à prendre mon petit déjeuner à dix… et en outre qu’est-ce que je pourrais y faire ?

— Prier, il me semble ? hasarda Adalbert.

— J’entends bien ! Mais je n’y connais personne et…

— … et l’agence de renseignements Plan-Crépin va cesser d’exister. C’est cela que vous pensez ?

— Naturellement ! Et maintenant plus que jamais je voudrais savoir, d’abord, ce qui s’est dit pendant mon absence ainsi que ce qui se passe avenue Vélasquez chez l’un peu trop aimable comtesse de Granlieu ! Évidemment que je vais à la messe pour prier et communier, mais vous pourriez me faire la grâce, Messieurs, de reconnaître qu’elle vous a déjà rendu certains menus services, l’agence Plan-Crépin ?

— Le nier serait de l’ingratitude ! admit Adalbert, toutefois, pendant un temps raisonnable du moins, vous pourriez déléguer vos pouvoirs à la cuisinière de la princesse Damiani ?

— Ça c’est une idée, approuva Aldo. Cette brave Eugénie Guenon m’a l’air de se débrouiller très honorablement depuis son observatoire de l’avenue de Messine. On ne vous intime pas de déposer votre sceptre mais de le laisser de côté un moment !

— Ne me demandez pas cela Aldo ! Il faut que j’y aille… et en personne !

— Si tous les services secrets disparaissaient quand ils perdent leur patron, il n’y aurait plus d’espions à la surface du sol, soupira Aldo. Bon ! Tant que je serai ici, je vous accompagnerai…

On put croire qu’elle allait exploser :

— Ça ne va pas, non ? Vous voulez venir avec moi à la messe des domestiques ? Mais regardez-vous, bon sang ! Personne n’osera s’approcher de moi à moins de dix mètres !

— Tu peux le prendre pour un compliment Aldo, fit Tante Amélie. Et elle n’a pas vraiment tort ! C’est valable aussi pour vous, Adalbert. En outre, il te faudrait songer à rentrer chez toi ?

— Ce n’est pas urgent ! Lisa est à Zürich avec les enfants, la maison fonctionne comme une horloge et, de plus, je ne perds pas mon temps puisqu’il y a en jeu des bijoux rarissimes qui, pris de je ne sais quelle folie passagère, ont tendance à se multiplier. C’est mon métier ! Et tant pis si je vous encombre, Tante Amélie, mais je reste ! Et on en revient au même point : la messe de six heures et Marie-Angéline…

— Pas d’illusion, fit l’intéressée. On ne me fera pas démordre de ma messe de six heures. J’ai trop souffert pendant mon absence d’en être privée !

— Voilà qui vous apprendra à vous précipiter derrière n’importe qui, commenta Adalbert. En tout cas, et à y réfléchir, c’est l’affaire de quelques jours ! Nous sommes le 15 mars et le jour s’est levé à six heures cinq ! Cela signifie qu’il fait encore presque nuit, mais le 22…

— Si je pars à six heures, le temps d’arriver je manque la majeure partie de l’office ! Je ne pourrais pas sortir au jour avant le 1er avril.

— Bon. Allez dormir et faites comme d’habitude… à condition de ne pas vous approcher du confessionnal à moins de dix mètres ! recommanda Adalbert.

— Quelles sont vos intentions ?

— Avec tout le respect que je vous dois, mon petit, c’est mon affaire. Dites bonsoir, allez vous coucher et faites de beaux rêves ! Puis vous irez retrouver votre service de renseignements d’un cœur serein !

Lorsqu’elle eut quitté la pièce, il alla s’assurer qu’elle n’écoutait pas derrière la porte puis revint.

— Alors ? demanda Aldo.

— C’est élémentairement simple, je vais faire venir Romuald1 .

— Avec sa moto ? Brillante idée !

— Mais non ! Fais-lui confiance ! Il saura très bien comment passer inaperçu et avec une voiture. En outre il sera armé. Comme il faut un minimum de temps pour organiser notre équipée, demain matin, c’est moi qui prendrai la garde et je te garantis qu’elle ne me reconnaîtra pas.

On s’en tint là, estimant qu’on avait suffisamment discuté pour la journée… Adalbert rentra chez lui et Aldo monta se coucher sans grand espoir de trouver le sommeil. Il examina un instant l’idée de monter faire la lecture à Tante Amélie pour remplacer Plan-Crépin mais ne la retint pas… au cas où celle-ci aurait éprouvé le besoin de la rejoindre. Si l’entêtée devait se confier à quelqu’un, ce ne pourrait être à personne qu’à elle !

Une partie de la nuit se passa en activités variées. Il tourna en rond en grillant deux ou trois cigarettes, puis ouvrit une fenêtre pour renouveler l’air qui, depuis le début de la matinée, tournait à la douceur, respira profondément les senteurs mouillées du parc Monceau qui annonçaient le printemps. Le tout sans réussir à calmer ses nerfs. Il eut alors envie de prendre un bain, mais se souvint que les tuyauteries des robinets faisaient un boucan terrible et que le plombier n’était attendu que le lendemain. Il se replia sur la douche, mais si elle était plus discrète c’était encore trop bruyant pour le milieu de la nuit et il dut se contenter de s’asperger de sa chère lavande anglaise. Enfin, s’en référant aux recettes de Lisa – qu’il appellerait au téléphone dans quelques heures ! –, il enfila sa robe de chambre, ouvrit sa porte en prenant soin de ne pas la faire crier et descendit dans l’intention d’explorer la cuisine afin de chauffer du lait ou de croquer une pomme sans la peler – important ! –, panacées universelles destinées à vaincre l’insomnie… à moins que ses recherches ne se terminent par quelque chose de plus roboratif, thérapeutique à laquelle, en pareil cas, Adalbert n’hésitait pas à recourir.

Il commençait à descendre l’escalier, quand il vit qu’à mi-hauteur une autre robe de chambre s’y mouvait, précédée d’un mince faisceau lumineux. La propriétaire ne pouvait être que Plan-Crépin, Tante Amélie était nettement plus grande qu’elle et en outre n’aurait jamais eu l’idée d’errer dans sa maison munie d’une lampe électrique. Elle aurait tout allumé d’un coup !

Et comme il n’y avait aucune raison pour que Plan-Crépin qui connaissait les lieux comme sa poche n’en fît pas autant, il ôta ses mules de cuir, pour leur éviter de claquer ou même de lui échapper, et se mit en devoir de surveiller les agissements de la pseudo-amnésique. Cette perte de mémoire trop opportune, il n’y croyait pas. Peut-être Marie-Angéline en avait-elle été affectée au moment de son enlèvement, mais il était quasiment certain qu’elle gardait présents à sa mémoire les sévices subis près de la frontière suisse.

Au bas des marches, elle entra dans le premier salon, puis obliqua aussitôt à gauche pour se rendre à la bibliothèque… dont elle eut la bonne idée de ne pas refermer la porte derrière elle. Aldo se posta près du battant entrebâillé. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Plan-Crépin se livrait à une telle débauche de précautions alors qu’elle était le plus normalement du monde chez elle et même dans l’exercice de ses fonctions. Si la lectrice d’une dame n’avait plus le droit d’aller explorer la bibliothèque même en pleine nuit où allait-on ? L’ennui était que, depuis le début de cette histoire, Plan-Crépin semblait s’être donnée à charge de faire tout à l’envers.

Elle ne s’y attarda pas longtemps et, visiblement, elle ne quitta la pièce qu’à regrets. Aldo se replia derrière un fauteuil de façon à ne pas être surpris. Comme c’était un vaste fauteuil Second Empire, il acheva son mouvement en s’asseyant dedans et attendit le temps nécessaire pour s’assurer qu’elle était bien rentrée dans sa chambre. Alors seulement il quitta son refuge et, à son tour, pénétra dans la bibliothèque mais en allumant l’électricité.

Là, il examina soigneusement l’endroit qu’elle avait exploré. Aucun livre ne manquait puisqu’elle n’avait rien pris. Il y avait tout de même une indication : il s’agissait d’ouvrages traitant de l’Histoire en général : celle de pays étrangers, de France et de certaines provinces comme la Provence, l’Artois, la Bretagne, la Normandie. Si, comme tout le laissait supposer, Plan-Crépin s’intéressait à la région Jura-Franche-Comté, il n’y avait rien. Pas davantage sur la Bourgogne, et au fond ce n’était pas étonnant. Tante Amélie avait hérité son hôtel d’une courtisane exerçant ses talents sous Napoléon III, qui avait séduit son oncle, s’était fait épouser au grand scandale de la famille mais qui, ayant rencontré la petite Amélie, s’était prise d’affection pour elle et en avait fait son héritière. Nouveau scandale toutefois, à cette époque Amélie était mariée et son époux que l’affaire amusait lui avait conseillé de donner la fortune à une œuvre mais de garder la rue Alfred-de-Vigny « pour ses vieux jours », quand l’hôtel du faubourg Saint-Germain serait envahi par le reste des Sommières. Elle s’en était trouvée satisfaite et s’était contentée de changer des tentures un rien tapageuses comme une abondance de coussins, une débauche de pompons, de glands de passementeries, et avait consacré tous ses soins au jardin d’hiver dont elle avait fait une petite merveille et sa pièce à vivre favorite. La bibliothèque, elle ne s’en était pas beaucoup occupée, préférant s’en constituer une selon ses goûts et aussi ceux de Plan-Crépin. Et quelle que soit la documentation qu’elle cherchait, Plan-Crépin serait mieux inspirée de s’adresser à Adalbert qui, lui, en possédait une importante à l’instar de celle du palais Morosini à Venise.

Il allait remonter se coucher quand il remarqua une feuille de papier, échappée peut-être à la visiteuse nocturne… que d’ailleurs il entendit revenir d’un pas rapide, ce qui lui laissa juste le temps de se cacher dans le vestiaire du vestibule pour éviter de la rencontrer.

Compatissant, car elle ne se résignait pas à abandonner sa recherche, il songeait à se défaire du papier non sans lui avoir jeté un œil et, refermant silencieusement la porte du vestiaire sur lui, il alluma l’applique qui au-dessus d’un miroir servait à vérifier l’aplomb d’un chapeau, par exemple. C’était un portrait à la plume comme Marie-Angéline s’entendait si bien à en tracer. Elle possédait un réel talent de portraitiste : quelques traits et n’importe quel visage prenait vie.

Celui-là représentait un homme jeune ! Aldo était persuadé de l’avoir déjà rencontré. Mais où ? Plus question d’abandonner le papier maintenant, du moins tant qu’il ne l’aurait pas décrypté. Marie-Angéline n’aurait qu’à en dessiner un autre ! Il se hâta d’éteindre avant d’entrebâiller légèrement son placard.

Il attendit. Elle ne se résignait pas à abandonner ses investigations. Preuve de l’importance pour elle de ce feuillet. Elle y passa une bonne demi-heure et Aldo commençait à se sentir à l’étroit dans son réduit, quand enfin elle abandonna et regagna ses pénates. Il patienta encore un peu, puis en fit autant avec un grand luxe de précautions, sachant qu’une explication « à chaud » n’aurait rien donné, sinon une suite de vociférations parfaitement inopportunes !

Rentré chez lui, et sans même quitter sa robe de chambre, il alla s’asseoir sur son lit, alluma sa lampe de chevet et se plongea dans la contemplation de sa trouvaille. Connaissant le talent de l’étrange fille pour saisir une ressemblance en quelques traits de plume – et toujours sans le moindre repentir –, il sut que, s’il rencontrait cet homme dans la rue, il le reconnaîtrait tout de suite…

Le personnage pouvait avoir une trentaine d’années, un beau visage plein aux traits réguliers, porté sur un cou solide, des yeux sombres à l’expression grave sous des sourcils droits. La bouche était ferme, le menton légèrement fendu. Les cheveux noirs coupés court selon la formule du bol retourné évoquait les temps anciens et le port du casque, pourtant ce visage-là était moderne… peut-être en raison desdits cheveux qui bouclaient vers l’intérieur au-dessus du front, suivant une ligne continue découvrant à moitié les oreilles. En outre, le vêtement était un pull-over à col roulé.

Une théorie de points d’interrogation se bousculait dans le crâne d’Aldo sur l’identité du personnage. Le plus simple eût été sans doute de poser la question à la dessinatrice mais… Mais, au cas où elle « nourrirait un sentiment » pour son modèle – il y avait une chance de tomber juste ! – Dieu seul savait – et encore ! – quel genre de séisme il risquait de provoquer. Alors ? Aller en parler avec Tante Amélie sur la sagacité de laquelle on pouvait toujours compter ? Mais un : il était près de deux heures du matin et même si les nuits de la vieille dame étaient courtes, elle avait coutume de dormir à cette heure-là. Deux : sa chambre et celle de sa lectrice étant contiguës, il était difficile de bavarder avec elle sans éveiller cette curiosité dont Plan-Crépin débordait ! Ce ne serait guère plus aisé au matin. Conclusion : aller faire un tour chez Adalbert dans la matinée pour lui soumettre le problème. Un de plus à partager ! Sans compter le motif qui avait poussé Plan-Crépin dans la modeste bibliothèque de la maison ?

Toujours réduit aux conjectures, il en était à sa quatrième cigarette et songeait à diluer ses cogitations dans un sommeil de plus en plus urgent quand on « gratta » à la porte dans le meilleur style Versailles, mais il n’eut pas le temps de répondre : déjà Plan-Crépin soi-même se matérialisait. Et ne jugeait pas utile de s’excuser :

— C’est ce que je pensais, fit-elle. Vous ne dormez pas !

— Rarement la lumière allumée ! répondit-il sans quitter le pied de son lit. Vous non plus apparemment ?

— Cela me semble évident !

— C’est gentil à vous de veiller sur moi, mais était-ce vraiment utile de venir m’en informer ? Je ne vous propose pas de vous asseoir, l’heure n’étant guère convenable pour des visites ?

— Je n’en avais pas non plus l’intention. Je viens chercher quelque chose qui m’appartient !

— Quoi ?

Elle poussa un soupir à ébranler les murs :

— Aldo ! Ni vous ni moi n’avons plus l’âge de ces jeux puérils et surtout nous nous connaissons trop ! Voulez-vous me rendre ce que vous avez trouvé tout à l’heure ?

— Volontiers mais à deux conditions !

— Lesquelles ?

— D’abord me dire ce que vous êtes allée chercher dans la bibliothèque. En vain, si je ne me trompe ?

— Je n’ai rien trouvé, et avec tout le respect que je vous dois, cela ne vous regarde pas !

— Et malpolie par-dessus le marché ! soupira Aldo, les yeux au plafond. Voyons ce que vous ferez de la seconde question. Qui est-ce ? ajouta-t-il en sortant le papier de sa poche. J’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré quelque part ?

— C’est possible, mais il faudra vous contenter d’examiner vos souvenirs. Moi, je ne vous dirai rien !

Abandonnant le persiflage pour la gravité Aldo demanda :

— Pourquoi ?

D’un geste rapide, elle lui arracha le portrait des doigts :

— Parce que je l’ignore !

— Vous faites des portraits de gens sans les connaître ?

— Dans ce cas particulier c’est… pour mémoire ! J’ai… aperçu cet homme et son visage m’a frappée, mais je ne sais pas qui il est !

— Et vous pensiez le rencontrer dans la bibliothèque ?

— Pourquoi pas ? Je croyais me souvenir que nous avions un bouquin sur la Franche-Comté mais je me trompais…

— Vous ne pouviez espérer dénicher les portraits de tous les habitants ?

— Qu’est-ce que je risquais à essayer ? Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’aime pas les questions sans réponse ! À présent, souffrez que je me retire, comme on dit au théâtre. Vous devez avoir sommeil ?

— Absolument pas !

— Moi si, voyez-vous ! Bonne nuit, Aldo, pour ce qu’il en reste ! Et pendant que j’y pense, vous devriez ouvrir une fenêtre ! Cela empeste le tabac ici…



1 Le frère de Théobald, son valet.

6 Quand se réveillent les vieux démons…

Alternant les périodes claires, les crachotements et même quelques craquements apocalyptiques, le téléphone fonctionnait aussi mal que possible. En outre, la voix de Lisa semblait venir des profondeurs de la Terre.

— Mais enfin, où es-tu ? brama Aldo. Où ?… Crie plus fort !… Oh, tu es à Ischl ?… Mais qu’est-ce que tu fais là-bas ?… Tu as quitté Zürich ?

Soudain l’espèce d’orage qui sévissait sur la ligne perdit de sa virulence et Aldo put entendre nettement que l’aqua alta sévissant encore à Venise et Moritz Kledermann ayant décidé de se rendre à Paris, il avait commencé par mettre son petit monde à l’abri à Rudolfskrone, chez Grand-mère, avant de s’envoler vers les grandes aventures… Enfin un :

— Tu vas bien ?

— Très bien, mon cœur… mais j’ai bien compris ? Tu as dit « s’envoler » ?

— Oui, mais tu es au courant pour son avion ? Il nous a tous empilés dedans et « vogue la galère », si j’ose dire. Le pilote nous a déposés sagement sur la pelouse du château. Là-dessus, ton beau-père a baisé la main de Grand-mère et, sans même accepter un café, il a repris l’air au désespoir des jumeaux !

— Mais… on tient à combien dans ce machin ? J’imaginais un « coucou » à deux places : le pilote et un passager et…

— Jamais de la vie ! On y tient à une dizaine, y compris le pilote et le steward pour le jus d’orange ! Tu sais que Papa ne fait jamais les choses à moitié et je dirais même que ça s’est aggravé depuis son aventure à Lugano ! Il veut vivre intensément, et comme il en a les moyens… Ah ! À ce propos, je préfère te prévenir que tes héritiers adorent l’avion et qu’il faut te préparer à t’en proc…

Un affreux craquement mit fin au discours de Lisa.

— Doux Jésus ! soupira Aldo en reposant le combiné. Je me demande si Moritz ne perd pas un peu la tête depuis son aventure chez les dingues ! Il faudra que j’en parle au Professeur Zehnder !

— C’est quoi son dada aérien ? Un « liner » ? demanda Adalbert.

— Presque ! Il peut embarquer dix personnes ! La prochaine fois, il s’achètera un paquebot genre transatlantique !…

— Qu’est-ce que tu veux qu’un Suisse fasse d’un transatlantique ? Ils n’ont pas le moindre bout de côte ?

— Quoi qu’il en soit, cela n’a jamais empêché les Suisses d’avoir d’excellents marins et souviens-toi qu’ils ont une foultitude de lacs pour s’entraîner ! Il arrive que le Léman s’offre de furieuses tempêtes, mais ce n’est pas pour parler météorologie que Lisa a appelé. Elle voulait seulement nous prévenir que son père rapplique ! Toutes affaires cessantes.

— A-t-il des habitudes à Paris ou faut-il lui préparer une chambre ? émit Mme de Sommières. Il bouge si rarement !

— Oui ? Eh bien, on dirait que ça change ! En revanche, ayant horreur de gêner et tel que je le connais, il n’accepterait pas. Il me semble que, quand il vient à Paris, il descend au Ritz comme je le faisais moi-même. Et c’est naturel puisque César Ritz avait vu le jour sous le ciel de l’Helvétie, et nous n’avons rien d’autre à faire que l’attendre ! conclut Ado.

Et on passa à table sans plus d’états d’âme !

Environ quatre heures plus tard, le téléphone sonnait à nouveau. Le banquier annonçait, en effet, sa présence au palace de la place Vendôme et invitait à dîner le tandem Aldo-Adalbert. Vexée, Mme de Sommières enfourcha aussitôt le plus proche de ses grands chevaux :

— Toujours cette manie discriminatoire qu’ont les hommes de laisser les femmes à l’écart lorsqu’il se présente quelque chose d’intéressant !

— Vous voulez venir dîner au Ritz ? la taquina Aldo. Cela ne vous ressemble guère ?

— Non. Je veux que cet imbécile vienne dîner ici ! Nous sommes fourrés jusqu’au cou dans une histoire à laquelle personne ne comprend rien, et comme je suis persuadée que ce voyage impromptu n’y est pas étranger, je déteste l’idée d’être tenue à l’écart ainsi que Plan-Crépin !… Et ne me regarde pas comme cela ! Je sais que cette espèce de réclamation est aussi inconvenante que possible, mais il y a des moments où la coupe déborde !

Naturellement, Adalbert vola au secours de son ami :

— Je ne crois pas que vous deviez y voir offense, au contraire ! Kledermann, la courtoisie faite homme, ne se permettrait pas de vous inviter à dîner sur un simple coup de téléphone ! Pas plus qu’il en userait ainsi envers la comtesse Valérie, sa belle-mère ! Veuillez considérer la grande dame que vous êtes et…

— Ta ta ta ! Pourquoi pas un monument historique ! Et je grille de curiosité !… Elle aussi d’ailleurs ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Plan-Crépin, soudain épanouie.

— Adalbert a raison, relaya Aldo. Moritz, qu’en fait vous ne connaissez pas beaucoup, est en réalité un timide. Il n’en est pas moins sujet à des passions dévorantes. Je ne lui en ai connu que deux : celle éprouvée pour sa femme que sa fin tragique a changé en blessure, et sa collection ! Je suis persuadé que nous allons surtout parler affaires. Aussi, avec votre permission, continua-t-il avec un salut théâtral accompagné d’un sourire, allons-nous partager le pain et le sel avec lui, après quoi, on vous l’invite à déjeuner ou à dîner… et en attendant on vous racontera tout !

Il eut droit cette fois à un sourire radieux :

— Viens que je t’embrasse !… Je me demande décidément si tu ne me connais pas mieux que moi-même ? Peut-être un peu trop ! Il faudra que je me méfie !…

En arrivant au Ritz, Aldo se demanda en effet si son beau-père n’était pas aux prises avec la folie des grandeurs, lui qui, depuis la fin tragique de sa femme, donnait assez dans l’austérité. Au lieu d’attendre ses invités à l’un des deux bars, c’était dans le salon « Psyché » – pur Louis XV et parfait pour une douzaine de personnes ! – qu’il avait fait dresser le couvert sous le ravissant lustre à cristaux. Le feu flambait dans la cheminée de marbre surmontée d’un buste de la reine Marie-Antoinette auprès de laquelle il s’était assis. En outre, il accueillit ses hôtes avec un évident plaisir et une chaleur plus qu’inaccoutumée pour cet homme d’un abord plutôt réservé.

— Vous n’avez pas trouvé plus vaste ? ironisa Aldo dont le regard faisait le tour de la pièce qu’il connaissait depuis longtemps. Il y en a d’autres ici ?

— Je le sais aussi bien que vous, mais ce que j’ai à vous confier exige la discrétion. La distance qui sépare cette table des murs, des portes et des fenêtres peut décourager les curieux…

— Vous devriez pourtant savoir que le personnel de cette maison est au-dessus de tout soupçon ? émit Adalbert, amusé.

— … et vous auriez dû me laisser le temps de vous inviter chez Tante Amélie qui n’est pas loin de considérer comme une offense que vous ne soyez pas venu directement chez elle ! enchaîna Aldo.

— Je m’y rendrai avec bonheur dès demain, si elle a la bonté de m’accepter. Pour l’heure présente, je préfère que nous soyons seuls ! On ne parle pas affaires devant des dames ! Prenons d’abord un verre en préparant notre menu !

Celui-ci était d’ailleurs choisi. L’admirable – et incontournable ! – Olivier Dabescat, empereur incontesté des maîtres d’hôtel, en proposait un – rarement deux ! – à ses clients préférés. Cette fois, il annonça une mousseline de sole Empire, des « cassolettes de queues d’écrevisses » avec un Meursault Goutte d’Or 1915 puis des « Bécasses au fumet » accompagnées de « Pommes de terre arrosées d’un Grand Chambertin 1906 ». Ensuite, on verrait pour les desserts et selon l’appétit de ces messieurs ! Ayant dit, Olivier inclina sa longue et élégante silhouette et, avec un léger sourire sur son visage d’empereur romain, il disparut en spécifiant qu’il « gratterait à la porte avant chaque service ».

— Voilà qui est fait ! soupira Kledermann avec satisfaction, après avoir levé son verre de « Sherry Carta Oro Viejo » servi en apéritif. Sur ce, causons !

— Que vous arrive-t-il, Moritz ? demanda Aldo qui, en dehors de quelques mots échangés avec Olivier qu’il connaissait lui aussi, n’avait pas bronché durant le cérémonial… et qui n’aimait pas le porto. Vous nous traitez comme si nous étions… je ne sais quels émirs du golfe Persique où l’un de vos confrères collectionneurs qu’il s’agit d’amadouer avant de proposer une transaction ?

— N’êtes-vous plus collectionneur ? Et même doublement puisque vous êtes mon héritier !

— Pitié ! Ne revenons pas là-dessus ! Vous êtes en pleine forme et, à part Lisa, personne ne s’en réjouit davantage que moi ! Alors la raison… de ce faste ?

— J’y viens ! Il faut vous dire que, depuis votre visite éclair l’autre jour à votre retour de Grandson, je suis littéralement hanté par l’histoire des « Trois Frères » dont la famille – selon votre propre jugement – semble nettement plus nombreuse qu’au temps du Téméraire… Si je sais compter, au lieu de trois, ils devraient être six… ou plus ? Qui sait ? Or, j’ai beau tourner et retourner les pages de mes documents touchant le trésor du Téméraire ainsi que les chemins suivis par les joyaux, je ne trouve aucune allusion à ces rubis !

— J’aurais peine à vous répondre pour la bonne raison que j’ai fouillé dans ma mémoire, moi aussi, et que je ne trouve rien à ce sujet dans la liste des pierres récupérées par les Suisses…

— Quoi qu’il en soit, elles existent ! Vous en détenez une, une deuxième a été volée lors de l’assassinat de la vieille dame dans l’église, et la troisième – vous me l’avez dit vous-même ! – se serait reconverti dans le chocolat. Or, mon cher Aldo, j’ai pris la décision de me procurer ces trois-là aussi ! Et j’en viens à me demander s’ils ne seraient pas à Grandson. Finalement, rien ne prouve que le Téméraire ait trimballé sur les rudes chemins de la guerre la totalité de ses joyaux. Quel a été son parcours après cette bataille qui n’en était pas une ?

— Vous ne le connaissez pas ? Vous m’étonnez, fit Aldo qui n’aimait pas l’idée que beau-papa considérât comme acquise la pierre donnée à Grandson.

Il lui avait peut-être légué par testament sa fabuleuse collection, mais tant d’événements pouvaient se mettre en travers jusqu’à une issue fatale dont la pensée même lui faisait horreur.

— C’est une lacune, j’en conviens, répondit Moritz, mais j’avoue avoir compté sur vous qui ne laissez jamais un détail vous échapper quand il s’agit de joyaux plus ou moins royaux. Je me trompe ?

— Pas le moins du monde ! (Puis sortant de son portefeuille deux feuilles de papier qu’il déplia :) Ce matin, afin de rafraîchir mes connaissances, je suis allé prospecter à la Bibliothèque nationale où j’ai pu consulter certain ouvrage traitant des derniers mois de la vie du Téméraire. Je vais vous traduire mes notes, mon écriture laissant fortement à désirer :

— Assez de préambules ! grogna Adalbert. Lis-nous tes gribouillis !

— Bon, je traduis : le 2 mars 1476, quand son armée a pris la fuite devant les Suisses à Grandson, Charles s’est réfugié à Nozeroy pour y piquer une dépression nerveuse qui a beaucoup inquiété son entourage, mais il s’en est remis assez rapidement puisque, le 14, il plantait, au- dessus de Lausanne, son nouveau camp afin d’y réunir les forces dont il pouvait disposer. C’est là que dans les derniers jours du mois il a reçu la visite de la duchesse Yolande de Savoie, son alliée et son amie, qui, revenue sur ses prétentions, lui amenait des troupes fraîches pour lesquelles il lui aurait donné en gage « plusieurs pierres précieuses » – donc il n’avait pas tout perdu. Il y reçut aussi le protonotaire Hessler et le Légat du Pape Mgr Nanni avec lesquels il s’engagea à marier sa fille unique de dix-neuf ans, la charmante Marie, à Maximilien d’Autriche, le fils de l’empereur… En même temps il mena ses préparatifs tambour battant…

— Contre qui, les préparatifs ? demanda Adalbert.

— Les Cantons suisses, évidemment, et singulièrement Berne, qui était déjà en quelque sorte la capitale fédérale. Il n’en a pas encore fini avec l’amertume, l’humiliation même que lui a laissées Grandson et cette « armée de vilains » devant lesquels la sienne, si belle, a déguerpi et l’a obligé à en faire autant. Il a soif de vengeance…

— Il part quand de Lausanne ? s’enquit Kledermann qui s’était mis à prendre des notes. Je suppose qu’il a attendu le beau temps ?

— Exact ! L’armée est massée à Morrens au nord de Lausanne. Charles la rejoint le 2 mai, puis en prend le commandement le 4 juin, tandis que la duchesse Yolande va s’établir à Gex pour y attendre la suite des événements…

— Mais enfin, coupa Kledermann. Quels étaient leurs rapports ? Était-elle sa maîtresse ?

— Certainement pas ! Comme je l’ai raconté à Adalbert l’autre jour, le Téméraire n’a jamais eu de maîtresse et n’a aimé qu’une femme, la mère de Marie. Mais en ce qui concerne Yolande de Savoie, je crois qu’elle l’aimait… bien qu’elle soit la sœur de Louis XI qui, depuis son château de Plessis-lès-Tours, orchestrait le drame qui se jouait…. Cinq jours après son départ, l’armée arrive devant Morat, belle et forte cité au bord de son petit lac. Charles pourrait se contenter d’en faire une étape de son chemin vers Berne, mais, par crainte peut-être d’être pris à revers, il s’arrête le 11 juin, met le siège autour de la ville alors que les Cantons commencent seulement à se rassembler à Fribourg et à Berne. Pour prendre Morat, Charles va leur laisser largement le temps nécessaire pour former une coalition en s’alliant à l’Alsace et au jeune duc René de Lorraine qui rassemble des troupes à Strasbourg. Et ce qui devait arriver arriva : le 22 juin, on attaquait les Bourguignons devant Morat que ceux-ci n’avaient pas réussi à prendre… et ce fut à nouveau la déroute… le repliement sur la Comté-Franche.

— Encore à Nozeroy ? demanda Adalbert qui insensiblement se passionnait pour le récit.

— Non. À Salins. À peu près à mi-chemin entre Pontarlier et Dole sur la route de Dijon. À Salins, dont il espère tirer un bienfait pour son corps et ses nerfs épuisés grâce à ses eaux salées déjà connues au temps des Romains. C’est alors qu’il fait enlever la duchesse Yolande pour la conduire dans les environs… Pas pour y vivre avec elle des amours cachées ! Elle n’est désormais pour lui qu’un otage ! Il en profite pour lui reprendre les joyaux confiés quelques jours auparavant…

— Oh ! s’indigna le banquier. Le geste n’est pas élégant…

— Je vous l’accorde mais il n’en est plus à l’élégance ! À Salins, il attend son demi-frère, le Grand Bâtard de Bourgogne, un vrai héros et qui est aussi son très fidèle général. Antoine est en train de réunir tout ce qu’il trouve pouvant porter une arme et s’en servir. Il ramène aussi des canons. Les cloches de Bourgogne se sont tues dans le duché. À Salins, Charles réunit les États de Bourgogne cependant qu’à Gand, la plus forte cité de ses possessions du Nord, les députés non seulement ne se dérangent pas mais refusent toute aide à leur suzerain. Pour quoi faire ? Ils tiennent l’épouse – Marguerite d’York – et la fille de Charles ! La duchesse leur oppose d’ailleurs son mépris. Elle s’enferme avec Marie dans son palais de Ten Walle – à Gand même ! – qu’elle a vite fait de transformer en citadelle imprenable. Surtout pour les bourgeois !

— Doucement avec les bourgeois ! observa Kledermann, mi-figue mi-raisin.

— Vous, vous êtes un cas à part ! commenta Adalbert en levant son verre. Vous en remontreriez à des rois… sans compter que votre fille est princesse.

— Vil flatteur ! Il reste longtemps à Salins ?

— Presque tout le mois de juillet. L’armée en formation, elle, se regroupe autour du petit château de la Rivière dans les environs. Il ira s’y installer le 22, je crois. Mais il ne songe plus à attaquer les Suisses : le duc René de Lorraine s’affaire à récupérer son duché et bientôt Nancy, dont Charles voulait faire la capitale de son royaume… Pourtant celui-ci ne se laisse pas gagner par la hâte. Il a repris courage : d’autres troupes vont lui arriver : celles du condottiere napolitain Campobasso naguère encore à sa botte et qui ne revient que pour mieux le trahir. Celles, plus fiables, réunies aux Pays-Bas par Engelbert de Nassau et Philippe de Croÿ, et c’est seulement fin septembre qu’il quitte la Rivière pour aller secourir Nancy que tient pour lui Jean de Rubempré. Plus pour longtemps ! Quand, le 7 octobre, il arrive à Neufchâteau à quinze lieues de la ville, René II l’a reprise. Il ne reste plus à Charles qu’à y mettre le siège. La suite, je crois que vous la connaissez, conclut Aldo en repliant ses feuillets pour les remettre dans sa poche.

— Un instant ! pria le banquier aux prises avec ses notes. Il reste combien de temps devant Nancy ?

— Vous possédez les « Trois Frères » et vous ne le savez pas ? Il dresse son camp le 22 octobre. L’ultime bataille se livrera le dimanche 5 janvier – jour des Rois ! – et c’est le 7 que l’on retrouve, à demi pris dans les glaces de l’étang Saint-Jean, le corps nu du dernier des Grands-Ducs d’Occident, en partie dévoré par les loups et le crâne fendu d’un coup de hache. René II offrit à sa dépouille des funérailles dignes de ce qu’il avait été et un tombeau dans la Collégiale Saint-Georges.

— Il y est toujours ? demanda Adalbert.

— Non. À Bruges où l’a ramené sa fille qui d’ailleurs repose auprès de lui. Ce que l’on peut regretter. Sa place me semblait mieux indiquée à la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon où sont réunis les ducs de Bourgogne… J’ai tout dit. À présent, j’aimerais avoir mon dessert !

— Si je vous ai compris, le pillage de Grandson n’a pas entièrement ruiné le Téméraire ? On avait pu lui en sauver à Morat… Et dites-moi : il s’était commandé un nouveau tref ?

— Il avait d’autres chats à fouetter. Il possédait aussi une maison de bois démontable, dont le contenu était toujours très enviable selon les chroniqueurs de l’époque. Des richesses, il en avait encore, même devant Nancy : ne fût-ce que ses armes et le lion d’or pur de son casque.

— Donc il aurait pu acheter les trois autres rubis qui nous occupent, frappé par leur ressemblance avec les siens et dans l’intention de les faire monter avec les premiers ou sur un support adapté ? Quant à moi, puisque je possède les « Trois Frères », il me paraît normal d’acquérir les trois autres. On ne sépare pas une famille…

— Vous n’oubliez qu’une chose : le fermail de perles et de rubis soutenant un diamant aussi extraordinaire par sa forme que par sa couleur constituait un véritable talisman et le duc ainsi que les siens le considéraient comme tel. Or le diamant a disparu depuis belle lurette et vous pourrez rajouter autant de rubis que vous voudrez, vous ne le reconstituerez pas. D’ailleurs, c’est à Grandson que le Téméraire a perdu sa chance ! Et on ne sait ce qu’est devenu le diamant !

— On s’en occupera plus tard !…

— Vous ne doutez de rien apparemment ?

— De rien quand il est question de joyaux, et vous devriez me connaître mieux !

— À propos ! Qui vous a vendu les « Trois Frères » ? Vous ne me l’avez jamais dit ?

— C’est mon père qui les a achetés en Angleterre. Ils avaient appartenu à Henri VIII où ils avaient brillé sur la gorge d’Anne Boleyn...

— Où ils ont été remplacés par des gouttes de sang !

— … puis aux descendants. J’avoue ne pas savoir au juste qui était le vendeur. Quoi qu’il en soit, je veux les six ! Aussi, étant donné que ma collection vous est destinée après ma mort, je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à me vendre le vôtre !

Tout en allumant un cigare, Adalbert observait son ami dont le léger reniflement le fit sourire. Ce fut sans enthousiasme que d’ailleurs Aldo répondit :

— Nous verrons !… N’oublions pas qu’il y a les autres ? Pour convaincre l’assassin de Mme de Granlieu de vous le vendre, il faudrait d’abord l’arrêter ou, au moins l’approcher ? Je vous signale en passant – et quel que soit son parcours à travers les siècles – que le sang de cette malheureuse en fait un « bijou rouge » et, comme tel, ne saurait faire partie de quelque talisman que ce soit !

Kledermann contempla les cristaux scintillants du lustre, puis sourit :

— Réfléchissez deux minutes ! Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que plus les bijoux sont anciens et plus ils ont été tachés de sang. Je suis payé pour le savoir1 . Cette maudite pierre nous avait ensorcelés tous les deux, Dianora et moi…

— Et pourtant, ce sont d’autres rubis que vous guignez encore ? Je vous signale que celui qui m’a été donné l’a été en – infime ! – compensation du préjudice de la mort d’un des miens, grièvement blessé, et que cependant les Autrichiens n’ont pas hésité à enchaîner au mur de l’Arsenal pour l’achever à coups de fusil ! Et pourtant vous le voulez ?

— Oui, parce qu’on en revient à la superstition et…

— Superstition ? Qui donc, il n’y a pas si longtemps, me suppliait de ne jamais toucher à la Chimère de César Borgia ?

— J’admets avoir cédé à une sorte de panique dont je ne connais pas l’origine…

— Allons donc, cher beau-père ! Superstitieux, nous le sommes plus ou moins, nous, les collectionneurs ! Mais oublions un instant mon rubis et celui de l’assassin. Il en existe un troisième.

Le sourire reparut sur le visage toujours un peu sévère du banquier :

— Celui de Mme Timmermans ? Mais, j’y songe, mon ami ! J’y songe ! J’ai même rendez-vous avec elle après-demain. Et vous aussi.

— Moi ? Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

Avant de répondre, Kledermann se donna le temps d’allumer un cigare à l’une des bougies qui ornaient la table. Puis il sourit aimablement :

— Je vais vous l’apprendre ! De toute façon je n’ai pas d’autre issue. Elle accepte de s’en séparer… à condition que vous soyez présent…

— Moi ? Mais… pourquoi ?

— Je l’ignore, mais laissez-moi terminer…

Il s’accorda une pause pour savourer une longue bouffée de son « puro » et s’offrit même le luxe d’un sourire pour ajouter :

— Elle veut qu’Adalbert vous accompagne !

Fauché en pleine béatitude, celui-ci sursauta, avala de travers son champagne, s’étrangla, vira au rouge puis au violet, toussa à s’arracher les amygdales tandis qu’Aldo lui tapait dans le dos et lui faisait boire de l’eau, puis recommençait plus délicatement jusqu’à ce qu’il revienne à une couleur normale. Enfin, comme les larmes dégoulinaient, il lui essuya les yeux avec une sollicitude fraternelle.

— Vrai, s’étonna Kledermann, je ne pensais pas provoquer ce cataclysme ? Vous avez quelque chose à reprocher à cette dame ?… Ou serait-ce elle qui aurait à se plaindre de vous ? Cela, je ne peux pas y croire ?

— Et vous aurez raison, déclara Aldo en regagnant son siège. Cette dame s’était prise pour lui d’une… disons, affection envahissante. Or non seulement il a quitté un rien précipitamment Biarritz où elle possède une villa, mais il ne lui a plus donné signe de vie. Et elle tenait essentiellement à le rejoindre en Égypte, quand il y retournerait fouiller !…

— … Je ne suis pas retourné longtemps en Égypte : j’écris un bouquin !…

Il toussa de nouveau pour chasser le dernier chat réfugié dans son gosier avant de préciser :

— Et je ne suis pas parti comme un voleur : je lui ai laissé une lettre que j’ai fait porter par un fleuriste, en alléguant un appel autoritaire du Louvre.

— Oh, je vous rassure elle y est allée aussi ! On l’a informée que vous étiez en Égypte. Cela s’est embrouillé dans sa tête, alors elle voudrait des éclaircissements. Ce n’est pas si terrible ? Et nous serons là !

— Je n’ai pas encore accepté ! bougonna Aldo. On a un autre point à éclaircir : sa fille doit-elle assister à l’entretien ?

Cette fois, Kledermann cessa de s’amuser :

— Pourquoi ? Vous avez eu une aventure avec elle aussi ?

Le « aussi » eut du mal à passer. L’œil d’Aldo devint dangereusement vert tandis qu’Adalbert retenait sa respiration.

— Ne croirait-on pas, lâcha sèchement Morosini, que je collectionne les maîtresses ? Je suis sans doute vénitien mais Casanova n’est pas inscrit au nombre de mes ancêtres ?

— Pardonnez-moi ! Ma langue a dépassé ma pensée…

— Cette femme impossible, rencontrée dans le train Vienne-Bruxelles, m’a tendu un piège vraiment tordu quand nous cherchions les émeraudes de Montezuma… mais je vous le raconterai plus tard ! Une chose est certaine : si je n’ai rien contre sa mère qui m’a tiré de ce mauvais pas, je ne veux plus jamais la revoir ! Quant à Adalbert, vous feriez mieux de l’effacer du paysage ! Il pourrait être malade, non ?

— Elle rappliquera illico à mon chevet, relaya l’intéressé. Même si ledit chevet est au fin fond de la vallée du Nil ! Elle coiffera son casque colonial, prendra sa canne d’affût, sifflera Cléopâtre…

— Cléopâtre ?

— Sa chienne cocker, et sautera dans le premier avion. Pourquoi pas le vôtre, si vous avez l’imprudence de le mentionner. Pour l’amour du Ciel, oubliez-moi !

Kledermann avait écouté la plaidoirie en fronçant les sourcils et :

— Autrement dit, je ne peux emmener ni l’un ni l’autre ? Eh bien, merci. Je fais quoi maintenant ?

— C’est simple : allez-y seul ! Nous ne sommes pas disponibles. D’ailleurs quand elle vous aura vu, je pense qu’elle nous oubliera. Je ne pratique guère le compliment vis-à-vis d’un homme, mais je crois sincèrement qu’une fois en votre présence la reine du chocolat belge nous oubliera tous les deux ! Vous avez tout ce qu’il faut pour cela !

— Tout ce qu’il faut, hein ?

Il était à deux doigts de se mettre en colère, mais il les connaissait suffisamment pour savoir que, sous le ton de la plaisanterie, se cachait un refus sans appel.

— Bon ! conclut-il. Je vais essayer en solo et nous verrons bien ce qui en résultera !

— Merci, fit Aldo. Mais avez-vous vraiment besoin de ces rubis, vous qui possédez les vrais « Trois Frères » ?

— Je finis par en être moins sûr !… Et puis, c’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à l’attrait de ceux-là. J’ai… j’ai l’impression qu’ils sont un… poil plus gros que les miens !

— Croyez-moi, bon sang ! J’ai pu les comparer à celui que j’ai rapporté puisque c’était devant vous et je suis formel : ils sont exactement semblables !

Vint un silence lourd d’incompréhension mutuelle. Enfin, Kledermann avança presque timi-dement :

— Une imperceptible différence dans la couleur ?… Non ?

Cette fois, Aldo ne put retenir un éclat de rire :

— Vous, les collectionneurs, vous êtes vraiment impossibles et…

— Vous le savez mieux que quiconque puisque vous en faites partie ! Alors, pas d’hypocrisie ! Et moi je reste sur mes positions : je veux les trois autres aussi ! Je suis persuadé qu’ils ont une histoire.

— Reste à savoir laquelle ! soupira Morosini, vaincu.

— On arrivera bien à la trouver, fit Adalbert, optimiste. Ce ne sera pas la première ! Et à présent si on allait se coucher ? Il est tard !

— Et surtout on a trop bu ! Quand pensez-vous vous rendre à Bruxelles, Moritz ?

— Mais… dès demain. Il faut battre le fer quand il est chaud !

Au moment où ils se disposaient à partir, Aldo engloba d’un geste circulaire le salon et la table si somptueusement servie :

— Pourquoi tout ce faste ? En dépit de vos somptueuses résidences, je vous ai connu des goûts plus modestes ? Sans oublier l’avion…

— Peut-être, avec l’âge, me suis-je pris de l’envie de vivre intensément. D’où mon regain de passion pour ma collection…

Il prit le temps d’allumer un nouveau cigare :

— Peut-être ai-je envie de voir grandir mes petits-enfants ? Peut-être enfin parce que j’ai reçu des menaces de mort !

— Encore ? Après ce que vous avez subi ?

— Justement à cause de cela ! Les projecteurs de l’actualité se sont braqués sur moi et ont, naturellement, éveillé des convoitises. Alors je me préserve ! Or, on n’est jamais mieux caché qu’en pleine lumière et, par exemple, mon pilote vient de la Police.

— Vous n’avez pas tort, approuva Adalbert. Et… vous avez une idée de la provenance de ces menaces ?

— Aucune ! Elles peuvent émaner de n’importe qui ! Et à ce propos, Aldo, n’ayez aucune crainte pour Lisa et les enfants. Eux aussi sont surveillés. Sans en avoir d’ailleurs le moindre soupçon. Je ne veux pas leur pourrir la vie… et à vous non plus ! Dormez tranquille ! En revenant de Bruxelles, je passerai rue Alfred-de-Vigny pour vous dire où nous en sommes !

Ils roulèrent d’abord en silence le long des rues du Paris nocturne mais pas encore endormi. C’était la sortie des théâtres qui se vidaient, relayés par les boîtes de nuit et leurs soupers au champagne. Il avait plu dans la soirée et l’asphalte, débarrassé aux trois quarts de la circulation, luisait sous les feux des réverbères… Dans la voiture, chacun d’eux resta dans ses pensées jusqu’à ce qu’Adalbert émette un soupir puis :

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? Tu crois qu’on aurait mieux fait de l’accompagner demain ?

— Sincèrement, je n’en sais rien ! Que nous n’en ayons envie ni l’un ni l’autre, nous ne le nierons pas, mais on saura à quoi s’en tenir quand Kledermann rentrera. Ce qui m’inquiète d’avantage, ce sont les menaces qu’il a reçues. Qu’il ait les moyens d’y faire face, c’est possible mais pas certain… sauf en Suisse. Je crois qu’ici il devrait au moins en avertir Langlois ?

— J’y songeais, figure-toi ! Tout se tient certainement dans cette affaire qui a l’air de partir tous azimuts. À propos, si Dame Timmermans campe sur ses positions, qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu as vraiment besoin de poser la question ? On y va et advienne que pourra !

— Que peut-elle vouloir, à ton avis ?

— Rien de plus que prendre sur moi une revanche verbale : je ne lui ai causé d’autre tort que de la laisser tomber. Quant à la douce Agathe, c’est plutôt toi qui pourrais lui demander des comptes… Oh, et puis baste ! On verra bien !

Ainsi qu’ils s’y attendaient en rentrant à la maison, personne n’avait encore regagné son lit. Mme de Sommières et Marie-Angéline semblaient même singulièrement réveillées :

— Alors ? attaqua la première. Il vient demain ?

— Non. Demain, il va à Bruxelles, se hâta de répondre Aldo dont l’invitation était complètement sortie de l’esprit. Mais à son retour, sans faute… il a même précisé qu’il viendrait « avec bonheur » ! N’importe comment, il passera ici en rentrant parce qu’il aura sûrement du nouveau à nous apprendre.

— Bon ! fit Plan-Crépin en rangeant les cartes avec lesquelles elle avait fait des réussites toute la soirée. Il n’y a plus qu’à aller au lit… si toutefois nous en sommes d’accord ? ajouta-t-elle pour la marquise.

— Un instant encore ! pria Aldo, hypocrite à souhait. Angelina, si vous n’êtes pas trop fatiguée, j’aimerais beaucoup que vous nous prêtiez ce petit portrait à la plume que vous m’avez montré l’autre soir !

Immédiatement sur la défensive, elle lui jeta un regard noir :

— Pourquoi ?

— Il se pourrait que je puisse vous renseigner sur la personne à laquelle il ressemble.

— C’est que… je ne me souviens pas où je l’ai mis !

— Quel portrait ? s’intéressa Tante Amélie, soupçonneuse.

— Oh, il n’a guère d’importance ! Nous savons comme je suis : je dessine tout et l’importe quoi dès l’instant où un visage, un objet attire mon attention et…

— Si vous l’avez égaré, vous pouvez certainement le reproduire ! Vous possédez une telle mémoire !

Il n’y avait pas moyen d’en sortir. Plan-Crépin le comprit en regardant tour à tour ces trois regards braqués sur elle. Elle se dirigea lentement vers l’escalier mais Aldo la rejoignit :

— Essayez de ne pas lambiner ! chuchota-t-il. Cela au cas où vous auriez dans l’idée d’en dessiner un… différent ?

— Je n’essaierai même pas avec vous et votre mémoire d’éléphant ! Au fond, si vous pouvez m’apprendre qui il est ?…

— Vous ne le savez vraiment pas ?

À sa question insidieuse elle répondit, plantant son regard droit dans ses yeux :

— Non. Sur mon honneur ! Il me rappelle quelqu’un mais je n’ai toujours pas réussi à trouver qui…

Un moment plus tard elle revenait avec le petit portrait qu’elle avait mis sous verre :

— Tenez ! fit-elle.

Il scruta un instant les traits de l’inconnu, sourit, puis tirant son portefeuille, il y prit une carte postale :

— Ce matin, je me suis rendu à la Bibliothèque nationale dès l’ouverture. Je voulais consulter certains ouvrages dont Les Mémoires d’Olivier de La Marche qui a suivi son maître jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs obtenu que l’on m’en fasse une copie.

— Cela va vous coûter une fortune ! remarqua Plan-Crépin.

— Le prix n’a pas d’importance dès l’instant où l’ouvrage offre un intérêt suffisant pour le justifier. On devra attendre plusieurs jours, donc j’ai rapporté une photo de l’un des portraits qui s’y trouvent et…

— Et ? fit l’étrange fille en considérant attentivement le document qu’Aldo agitait doucement à la façon d’un éventail.

— Voyez vous-même !

Il le lui offrit tandis qu’Adalbert se précipitait pour regarder derrière son épaule.

Une lente mais profonde rougeur envahit le visage de Marie-Angéline qu’Aldo ne quittait pas des yeux, pourtant elle ne broncha pas.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle seulement, ce qui eut le don de mettre Aldo hors de lui.

— Ne me dites pas que vous ne le reconnaissez pas ?

— Le devrais-je ?

— Admettre au moins l’extrême ressemblance avec votre dessin ?

— Certes, mais…

— Vous ne me ferez pas avaler que vous ne connaissez pas ce portrait, vous dont les connaissances encyclopédiques en remontreraient à tout le Collège de France…

— Moi qui ne les ai pas, émit Mme de Sommières qui avait pris le mince carton et dardait dessus son face-à-main d’or serti de minuscules émeraudes, mais qui ai beaucoup fréquenté les musées au cours de ma vie, je peux vous assurer que l’original est exposé à celui de Berlin, que c’est l’œuvre du grand peintre flamand Rogier van der Weyden – en français, Roger de la Pasture ! – à qui les Dames des Hospices de Beaune doivent le sublime Retable de l’Agneau mystique, leur plus précieux trésor, que ce portrait serait celui du Téméraire en personne ! La Toison d’or qu’il porte au cou l’atteste… Certains disent que c’est le Grand Bâtard Antoine mais il ressemble beaucoup à un autre portrait du Téméraire jeune par le même artiste.

Les deux compères applaudirent, ce qui la fit sourire et esquisser un salut comme au théâtre. Plan-Crépin ne réagissant toujours pas, Aldo lui enleva la photo.

— Assez de faux-fuyants ! Angelina, cela ne vous va pas avec la droiture dont vous faites preuve d’habitude ! Pour avoir dessiné ce portrait, il est impossible de n’avoir pas rencontré le modèle ?

— Pourquoi pas en rêve ?

Elle avait croisé ses bras sur sa poitrine et le bravait, mais ses yeux s’étaient mouillés, et tout à coup elle ressembla si fort à un animal traqué qu’Adalbert eut pitié d’elle et vola à son secours :

— Ne soyez pas si triste ! Si vous doutez de notre affection à tous, ce serait nous faire injure…

— Et en refusant de me croire, vous ne m’insultez pas peut-être ?

— Le mot me paraît un brin excessif ? Que vous n’ayez pas reconnu ce visage, je peux en convenir. Même si on est très calé, on ne peut pas avoir la science infuse. Donc, laissons le Téméraire se reposer et revenons à votre dessin ! Pour l’avoir réussi à ce point, avec une telle sûreté de main et sans le moindre repentir, cela ne peut signifier qu’une chose : c’est que vous avez croisé, il y a peu, le même visage, à cette différence près que le vôtre porte un pull à col roulé et celui d’Aldo la Toison d’Or ! Évidemment ça fait une sacrée différence…

— Et si nous allions nous reposer ? proposa Mme de Sommières. On y verra sans doute plus clair demain. Allez, Plan-Crépin, venez me lire quelques pages bien assommantes pour que le sommeil me gagne plus vite ! Par exemple Marcel Proust qui cherche le temps perdu en le faisant perdre à ses lecteurs ?

La lectrice passionnée dressa une oreille :

— Quelle hérésie ! Son style est d’une telle… pureté…

— … et d’un tel ennui ! Mais si vous préférez Les Mémoires d’outre-tombe.

— « L’Enchanteur » à présent ? Quelle abomination !

— C’est parfaitement écrit, admit la marquise, mais l’amour et l’admiration qu’il se porte à lui-même finissent par devenir indigestes ! Sur ce, bonsoir, les garçons !

Adalbert rentré chez lui, Aldo descendit dans le jardin qu’une grille basse séparait du parc Monceau. Comme il avait plu dans la soirée, il renonça à s’asseoir dans un des sièges, alluma une cigarette et se promena à pas lents, essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. L’attitude si nouvelle et si inattendue de Plan-Crépin le désorientait. Il éprouvait la désagréable impression qu’elle avait abandonné leur camp pour passer dans celui d’un ennemi dont on n’arrivait pas à discerner les contours…

Pourtant elle avait été la première à souffrir puisqu’elle avait été enlevée, séquestrée, malmenée et que peut-être elle avait vu la mort de près, et cependant elle s’abritait derrière ces « trous de mémoire » auxquels lui et Adalbert croyaient de moins en moins. Ou alors…

Il décida de cesser de torturer ses méninges en dérivant sur son beau-père. Mais celui-là non plus ne tournait pas rond ! Incontestablement il n’était plus le même…

À dire vrai, on pouvait le comprendre jusqu’à un certain point. Son enlèvement, les sévices endurés, le long internement sanglé sur un lit de clinique avec la mort comme unique perspective et surtout l’incessant contrôle de soi qu’il s’était imposé avaient de quoi abattre les caractères les mieux trempés. L’âge s’y ajoutant, cela pouvait expliquer ce besoin de s’affirmer avec éclat au nombre des vivants. D’où l’avion particulier qu’il apprenait d’ailleurs à piloter, le faste dont il s’entourait au Ritz – le salon Psyché pour un dîner de trois personnes. Enfin cette recrudescence de passion pour sa collection de joyaux historiques, sans doute la plus belle du monde, cela faisait tout de même un sacré paquet et Aldo aurait aimé en parler à Lisa. Aussi se promit-il de partir la récupérer dès que le danger aurait disparu.

Quel danger au fait ? En réalité, Morosini n’en savait rien, et encore moins d’où il pourrait venir, pourtant il le sentait rôder, imprécis mais aussi implacable. Toujours aligné sur la même longueur d’onde, Adalbert devait le sentir, aussi lui en parlerait-il dès le matin revenu. Son inébranlable bon sens ne manquerait pas de lui remettre les idées en place si, d’aventure, il était en train d’accumuler les songes creux…

Tandis qu’il allumait une dernière cigarette – il savait qu’il fumait trop et Lisa avait entrepris de lui faire la guerre ! –, son regard accrocha, au-delà des massifs de séparation, la façade muette de la maison voisine : l’ancien hôtel Ferrals qui avait joué un si grand rôle dans sa vie il y avait quelques années ! Comme, justement, lui avoir fait cadeau d’Adalbert qui lui était tombé littéralement sur la tête un soir de printemps en sortant par une fenêtre du premier étage dudit hôtel2 . Quel incroyable cadeau le Ciel lui avait offert cette nuit-là ! En dépit de quelques brouilles quand le cœur de l’archéologue battait la chamade pour une belle ! Leur amitié avait résisté et ils avaient, à leur tableau de chasse commun, un nombre de réussites respectable… qu’il n’aurait jamais obtenu isolément.

À présent, la maison voisine n’avait plus rien à lui dire. Le décor restait planté mais les acteurs n’existaient plus. Le marchand de canons anglais était remplacé par un milliardaire japonais, à la désolation de Plan-Crépin. Étant lui aussi nippon, son personnel n’aurait jamais la pensée de fréquenter la messe de six heures à Saint- Augustin, la privant des sources appréciables de son agence de renseignements privée ! Ainsi va la vie…

Estimant qu’il avait payé un tribut suffisant au passé, Aldo leva la tête avant de rentrer. La lumière brillait encore chez Tante Amélie et il sourit : Proust et Chateaubriand avaient dû subir une défaite honteuse au bénéfice de Sherlock Holmes ou d’Agatha Christie dont Tante Amélie adorait peupler ses insomnies. Sa lectrice aussi d’ailleurs !

Une fois rentré, il referma soigneusement porte-fenêtre et volets intérieurs puis, se dirigeant vers l’escalier, il trouva Cyprien qui l’attendait, assis dans un fauteuil, mais qui se leva aussitôt en posant un doigt sur sa bouche pour demander le silence. Dans l’autre main, il tenait une feuille de papier pliée en quatre qu’il lui remit avant de s’incliner et de s’éloigner…

Le texte était court. La marquise n’avait pu disposer que de peu d’instants pour le rédiger. Il n’en était pas moins plein d’enseignements : « Cet homme inconnu l’a sauvée mais lui a fait jurer de ne jamais parler de lui. C’est déjà beau d’avoir réussi à lui arracher cet aveu quand vous l’avez ramenée. Fais-en ton profit !… »

Il s’empressa de glisser le billet dans sa poche, regagna sa chambre où, comme il s’y attendait, le feu crépitait encore dans la cheminée. Il relut les deux lignes puis fut tenté de brûler le billet, y renonça, le replia et le mit dans son agenda…

Au fond ces quelques mots ne faisaient que confirmer ce qu’il pensait sans se résigner à l’exprimer – comme aussi Adalbert certainement ! Conclusion : Plan-Crépin était amoureuse de cet inconnu ! Séduisant, si l’on considérait les deux portraits si étrangement ressemblants. L’énigme de ce visage réapparu du fond des âges par un de ces dangereux caprices de la nature n’arrangeait rien puisque l’auréole du malheur l’agrémentait de sa pincée d’épices.

Naturellement, il ne dormit qu’en pointillés, fit sa toilette au lever du jour, constata que le temps n’avait rien d’enchanteur. Il ne pleuvait pas mais il faisait froid. Il descendit à la cuisine boire une tasse de café dès qu’il eut entendu Marie-Angéline partir pour la messe, en prévenant qu’il petit- déjeunerait plus solidement chez M. Vidal-Pellicorne. Ensuite, il prit un parapluie – au cas où… – et partit au pas de promenade à travers le parc Monceau où les jardiniers étaient déjà à l’œuvre. Il ne se pressait pas, sachant que son ami n’était pas aussi lève-tôt. Il s’assit même un moment pour écouter chanter les oiseaux et gratter la tête d’un griffon que cornaquait une solide femme de chambre et qui vint lui dire bonjour. Enfin il se remit en marche vers la rue Jouffroy.

Il trouva son ami en négligé du matin – robe de chambre à carreaux et charentaises assorties ! –, prêt à s’installer devant une corbeille de « viennoiseries », du beurre, du miel, de la confiture d’oranges et un grand pot de chocolat qu’on l’invita aussitôt à partager :

— Toi, pour être aussi matinal, c’est que tu as quelque chose à me dire !

— Et surtout je ne voulais pas que Plan-Crépin me voie sortir. C’est d’elle dont je veux te parler… Mais d’abord, lis ça ! fit-il en lui tendant la mise au point de Tante Amélie.

Adalbert jeta un coup d’œil, puis reposa le billet sur la table pour se verser une généreuse ration de chocolat mousseux que son invité considéra avec un léger dégoût :

— Si ça ne te gêne pas, je vais demander du café à Théobald ! J’adore le chocolat, et en particulier celui-ci, mais pas si tôt le matin !

Il achevait tout juste sa phrase que Théobald posait devant lui le breuvage réclamé :

— Il ferait beau voir que j’oublie les goûts de Monsieur le prince ! déclara-t-il dignement avant de retourner dans sa cuisine.

— Alors ? reprit Aldo quand il eut disparu. Qu’en penses-tu ?

— Que c’est clair comme de l’eau de roche même si c’est bougrement embêtant : Plan-Crépin est amoureuse de ce type ! Ce qui ne va pas nous simplifier la vie…

— Comment l’entends-tu ?

— Si on sort vivants des griffes manucurées des femmes Timmermans j’aimerais assez retourner en Franche-Comté. Outre que je ne connais pas la région, on devrait y découvrir des choses passionnantes ?

— J’en pense autant mais on pourrait aussi se marcher sur les pieds avec la PJ ? Ou je le connais mal, ou Langlois ne connaîtra pas la paix tant qu’il n’aura pas coffré l’assassin… ou les assassins de Sauvageol. Ce sont sûrement les mêmes qui ont tué Mme de Granlieu et le maître d’hôtel de sa belle-fille !

— Rien de plus normal ! Si on sait s’y prendre, on pourrait peut-être cohabiter ! La difficulté – et j’en reviens à mon propos de tout à l’heure ! – ça va être Plan-Crépin. Si elle est vraiment éprise, il est à parier qu’elle pourrait nous mettre les bâtons dans les roues et au lieu de nous aider…

— Je refuse de croire qu’elle pourrait jouer contre nous ? Ça ferait une sacrée différence !

Afin de chasser l’impression pénible, il reprit une tasse de café et alluma une cigarette.



1 Voir, du même auteur, Le Rubis de Jeanne la Folle.

2 Voir, du même auteur, Le Boiteux de Varsovie, tome 1 : L’Etoile bleue.

7 Où l’on retrouve de vieilles connaissances…

Le coup de téléphone de Bruxelles vint aux environs de sept heures du soir. Ce fut Cyprien qui le reçut, Plan-Crépin n’ayant pas pu le prendre de vitesse. Aldo et Adalbert se précipitèrent dans le vestibule.

— Elles ne veulent rien entendre, dit Kledermann. Il faut que vous soyez là tous les deux !

— Mais enfin pourquoi ?

— Elles refusent d’expliquer. Alors, écoutez : l’avion vous attendra à dix heures au Bourget et nous nous retrouverons pour déjeuner au Métropole…

Aldo n’eut pas droit à la parole, Adalbert lui enlevait le combiné :

— Désolé, cher ami, mais moi je refuse avec la dernière énergie de vous rejoindre par la voie des airs. Ne cherchez pas : ce moyen de locomotion me rend malade…

— Malade ? Vous ? Allons donc ! Je peux vous certifier que vous ne le serez pas dans mon Potez ! Il est très stable !

— Je n’en doute pas mais au moindre trou d’air je rends mes tripes ! Et ne parlons pas de la descente !… J’atterris verdâtre…

Peu désireux de le laisser s’étendre sur ses malaises, Aldo reprit possession de l’appareil :

— C’est à quelle heure le rendez-vous ?

— Quatre heures mais…

— Il y a un train parfait à huit heures et on vous rejoindra à midi et demi au Métropole. Pas question d’affronter ces harpies avec un Vidal-Pellicorne flageolant ! C’est à prendre ou à laisser !

— Faites comme vous l’entendrez, mais soyez ponctuels ! Je vous attendrai à l’hôtel.

Et il raccrocha.

— Pas content ! commenta Aldo. C’est vrai que tu ne supportes pas l’avion ?

— À être franc, je n’en sais rien. Je n’ai jamais employé ce mode de transport ! Je m’en méfie. D’instinct !

— Rétrograde ? Toi ?

— Je dirais plutôt Terrien convaincu ! Dieu sait si j’aime les voyages et tu en sais quelque chose, mais un sleeping bien confortable ou un paquebot luxueux, voilà l’idéal ! Avec ces trucs volants on ne voit passer ni le temps ni le paysage ! Mais si toi, tu préfères…

— Oh, que nenni ! fit Aldo en riant. Je pense exactement comme toi : la voie des airs ne me tente pas ! J’ajoute que je ne comprends pas la subite passion de Moritz. Que son dernier voyage à Lugano en ambulance, plus ou moins cahoteux, l’ait dégoûté de la route, je n’en disconviens pas, mais quand on a sa fortune, ce ne sont certainement pas les ennemis qui lui manquent. Or ce doit être beaucoup plus facile de saboter un avion que de faire dérailler un train ou couler un paquebot. Et puis je suis comme toi, j’ai toujours adoré le balancement des boggies. Il a le don de me bercer et de me faire dormir comme un bébé !

En réalité, ni l’un ni l’autre ne se sentait la moindre envie de renouer avec la reine du chocolat belge et son impossible fille, même si Louise Timmermans n’avait rien à reprocher à Adalbert sinon d’avoir quitté Biarritz sans lui avoir fait ses adieux autrement que par un panier de fleurs, mais, pour Aldo la seule idée de revoir Agathe Waldhaus qu’il jugeait aussi dangereuse que le poison de Borgia lui donnait de l’urticaire. Aussi le voyage du lendemain s’effectua-t-il en silence, chacun d’eux restant enfermé dans ses pensées. Pourtant leur arrivée à l’hôtel Métropole rendit quelque attrait à une journée que tous deux redoutaient.

L’un comme l’autre avait ses habitudes dans ce palace aussi douillet qu’accueillant. Adalbert y descendait quand il lui arrivait de donner une conférence à Bruxelles. Aldo quand ses affaires l’y amenaient, la dernière fois se situant quand, à la recherche des émeraudes de Montezuma, il était venu interroger au château de Bouchut l’ombre insaisissable de feu l’impératrice Charlotte du Mexique.

Une « bonne nouvelle » les y attendait : un message de Kledermann qui s’excusait de ne pas déjeuner avec eux étant retenu « ailleurs », mais maintenait leur rendez-vous pour quatre heures chez Mme Timmermans.

— On va pouvoir apprécier paisiblement la cuisine de la maison, soupira Aldo en enfouissant le billet dans sa poche.

Le ton employé éveilla l’attention d’Adalbert :

— Dis-moi un peu : tu ne serais pas en train de prendre ton beau-père en grippe, par hasard ?

— Pas vraiment, mais j’avoue qu’en ce moment il m’agace ! D’abord il a changé et tu le sais…

— Ça peut s’expliquer : après avoir frôlé la mort de si près et à la suite de semaines plus que pénibles, qu’il éprouve le besoin de vivre intensément n’a rien d’extraordinaire…

— Je ne te contredirais pas s’il n’avait entrepris de régenter ma vie et celle des miens ! Il est saisi, à nouveau, par sa passion collectionneuse tel M. Le Trouadec par la débauche1 .

— Au lieu de chercher des circonlocutions savantes, tu ferais mieux de dire que, selon toi, il a pété un plomb. Or j’ai surtout l’impression que c’est toi, mon bon, qui a joué à l’apprenti sorcier en galopant le rejoindre à Zürich après ta visite à Grandson. Réfléchis deux minutes : il vivait tranquille…

— Tranquille en s’offrant un avion, une bagatelle !

— Caprice de milliardaire qui en a peut-être assez de rester assis sur son derrière devant son solennel bureau zurichois ! Quoi qu’il en soit, je reprends mon propos : l’un des éléments principaux de ses joyaux était les « Trois Frères » et voilà que tu lui tombes dessus sans préavis en semant dans son esprit un doute – insupportable pour un collectionneur et tu ne devrais pas t’en étonner – sur l’authenticité de ses pierres…

— Qu’aurais-tu fait à ma place ? Il fallait impérativement que je compare le rubis que je venais de recevoir.

— … or il est aussi authentique que les autres ! Une belle énigme pour l’expert que tu es, non ? Alors ne viens pas te plaindre que la mariée est trop belle et allons plutôt « casser la croûte » ! J’ai l’estomac dans les talons !

La croûte en question se présenta sous les auspices de Langoustines au basilic, de Bar poêlé à la crème de caviar et de Tournedos à la moelle arrosés d’un Meursault impeccable pour remonter le moral. En revanche on bouda les desserts en pensant à ce qui les attendait sûrement chez leur hôtesse et on les remplaça pas deux ou trois cafés accompagnés d’un bas armagnac sublime. Après quoi, ils montèrent se changer. Ils avaient en effet décidé de passer la nuit à l’hôtel pour faire, entre eux, le point de la situation telle qu’elle se présenterait…

— Je ne sais pas pourquoi, mais je n’augure rien de bon de cette… réunion ! fit Aldo dans le taxi qui les emmenait.

— Très mauvais cet état d’esprit ! On ne doit jamais partir vaincus d’avance. D’autant que ça peut être assez amusant.

Le « palais » de la reine du chocolat s’élevait majestueusement à Uccle, la banlieue chic de Bruxelles. C’était, bâti au milieu d’un magnifique jardin admirablement entretenu et pourvu d’une vaste serre, une sorte de château. L’architecture mariait la Renaissance au Modern Style avec une audace qui faisait honneur au maître d’œuvre : il avait réalisé un décor harmonieux. Le tout animé par une domesticité en livrée vert foncé qui n’aurait pas déparé une résidence royale.

— Dire que tu aurais pu régner là-dessus ! commenta Aldo, sa bonne humeur revenue comme par enchantement. C’est à peine moins vaste que Laeken2 et tu aurais pu y loger le Département des antiquités égyptiennes au complet sans la moindre difficulté.

Pour seule réponse, Adalbert se borna à hausser les épaules. Après avoir gravi, derrière le maître d’hôtel, l’imposant degré menant aux terrasses, on les conduisit dans un salon bleu, où tout, absolument tout était meublé en Louis XVI parfaitement d’origine. Comme il faisait un peu frais pour la saison, un beau feu brûlait dans la cheminée de marbre afin de renforcer l’action du chauffage central et, naturellement, ici et là étaient placés une abondance d’iris bleus dans de hauts vases de Chine, créant ainsi une ambiance des plus agréables.

Quatre personnes occupaient ce salon quand on annonça les deux hommes : Louise Timmermans et sa fille Agathe, exactement semblables au souvenir qu’en gardaient les arrivants, Moritz Kledermann et un autre homme qui, selon Aldo, devait être le futur mari de la sémillante Agathe sur le point de divorcer du baron viennois Waldhaus à leur dernière rencontre. Mais déjà la maîtresse de maison les accueillait, prenant même la peine de se lever pour venir jusqu’à eux, un sourire aux lèvres :

— Quel plaisir de vous recevoir ici, Messieurs ! Quand nous nous sommes quittés à Biarritz – un peu vite, il faut bien l’admettre ! – j’ai longtemps espéré votre visite ! La vôtre surtout, Adalbert ! La distance depuis Paris n’est pas si longue !

— Celle depuis Venise l’est davantage, répondit Aldo en s’inclinant sur une main où brillait seul un magnifique saphir birman entouré de diamants du même bleu que la robe de crêpe romain simple mais admirablement coupée.

Deux autres aux oreilles soulignant la masse argentée des cheveux. Rien aux poignets à l’exception d’une montre discrète d’émail bleu sertie des mêmes pierres.

— Et mon beau-père a dû vous dire que je ne dispose de guère de loisirs pour la vie mondaine. Bonjour, Moritz, ajouta-t-il, et il n’eut qu’à peine le temps d’hésiter devant le deuxième homme qui s’était levé et que Mme Timmermans se hâtait de présenter :

— Le baron Karl-August von Hagenthal…

— Mon fiancé ! lança Agathe, comme s’il s’agissait d’une déclaration de guerre.

Ce qui obligea Aldo à se tourner vers elle après avoir plus ou moins serré la main qu’on lui tendait, remettant à plus tard la surprise qu’il éprouvait.

— Plus de baron Waldhaus ? Vous avez réussi à vous en délivrer ?

— Pas sans mal, mais j’y suis parvenue. Quant à vous, vous avez disparu sans même un adieu…

— Pensiez-vous vraiment que je vous en devais un ? Et aujourd’hui je ne peux qu’être heureux de vous retrouver tellement semblable au souvenir que je gardais de vous…

— Ne pourrions-nous partager ensemble ce souvenir ? proposa le fiancé s’adressant à la jeune femme, ce qui permit à Aldo de l’examiner.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, peut-être un peu plus à cause de ses cheveux gris presque blancs rejetés en arrière. Grand et bien bâti, il avait un visage glabre aux traits irréguliers mais non dépourvus de séduction, surtout lorsqu’il regardait sa future épouse et lui souriait.

Aldo haussa les épaules avec un sourire :

— Ma foi, je laisse à votre fiancée le plaisir de vous le raconter. Elle m’a joué à Biarritz un assez mauvais tour, mais comme sa mère m’en a tiré, disons qu’il y a match nul !

Pendant ce temps, Adalbert s’efforçait de mettre la situation au point avec son hôtesse :

— Vous avez été victime d’un malaise, ma chère ! Le directeur du Casino des Fleurs et le médecin pourraient en témoigner et, en vous ramenant avec l’aide d’une demoiselle de l’Armée du Salut venue quêter au restaurant, nous avons fait part de l’incident à Ramon, votre maître d’hôtel. Le médecin avait conseillé de vous laisser dormir tant que vous le voudriez…

— Vous auriez pu venir prendre de mes nouvelles le lendemain ? Vous ne deviez pas être très inquiet ?

— Pas du tout même, puisque l’on m’avait rassuré. Je pensais que ma lettre accompagnant mes fleurs aurait suffi à vous l’expliquer ?

— Sans doute, sans doute… mais pas le silence qui a suivi ?

— Le silence ? Mais j’espérais un mot de vous ? Ne voyant rien venir, je suis parti pour l’Égypte…

— J’y suis allée !

— Où ?

— À Assouan dont vous m’aviez parlé et je ne vous ai pas trouvé. Comme en outre je n’ai pu obtenir un appartement à l’Old Cataract…

— Retenir plusieurs mois d’avance ! Je vous l’avais dit. De toute façon, je n’y étais pas mais à l’autre bout du pays, à Alexandrie où j’ai complété ma documentation pour le livre que j’écris…

Aldo admira sans réserve. Le cher garçon mentait avec une sérénité admirable que renforçait la candeur de son regard bleu. Et ça marchait ! Louise Timmermans retombait visiblement sous le charme. Ce qui ne fit pas l’affaire de Hagenthal, qui n’hésita pas à s’en mêler :

— Chère amie, dit-il, pardonnez-moi cette intrusion mais nous sommes réunis en ce lieu, ces Messieurs et moi, pour une affaire d’importance et…

— Sans doute, sans doute !… Quand nous aurons pris le thé ! On le sert à l’instant d’ailleurs…

En effet, le maître d’hôtel effectuait son entrée, précédant deux valets dont l’un véhiculait une table à roulettes chargée de petits sandwichs, de gâteaux variés, de toasts grillés, le second portant comme le Saint Sacrement un plateau d’argent chargé des éléments du thé proprement dit. Ce qui fit grimacer Aldo qui détestait la panacée britannique, lui préférant de loin le café. Il cherchait un moyen d’écourter la cérémonie quand Hagenthal s’en mêla de nouveau :

— Le thé n’a jamais été un obstacle à la conversation, assura-t-il avec un large sourire et je nous vois mal, ces Messieurs et moi, échanger des propos aussi oiseux que le dernier opéra donné à La Monnaie, le prochain concert patronné par la reine Élisabeth ou quelques potins de Cour. Je vous rappelle que nous sommes ici pour traiter d’une affaire importante avec des personnalités importantes dont le temps est certainement mesuré ?

Kledermann leva un sourcil surpris :

— Si occupés que nous soyons, nous pouvons nous accorder le loisir de parler de joyaux. Dès l’instant, surtout, où mon gendre et M. Vidal-Pellicorne ont déjà entretenu des relations amicales avec nos hôtesses et ne se trouvent pas en terre inconnue.

L’ex-baronne Waldhaus se rangea aussitôt dans le camp de son fiancé :

— Nous, les femmes, sommes parfaitement capables de nous passionner pour d’autres sujets que la vie mondaine ! Et qu’y a-t-il de plus passionnant que des joyaux ? En outre, Mère, je ne comprends absolument pas la raison qui vous pousse à rendre votre rubis ? D’autant que vous l’avez reçu en héritage de votre père le baron de Keers et qu’il devrait normalement me revenir !

— Ne dites pas de sottises, Agathe ! Vous n’aimez pas les rubis ! Des diamants, encore des diamants, toujours des diamants…

— Parfois des topazes ? ironisa Aldo. La baronne en portait de fort belles, associées à des petites perles quand nous avons dîné ensemble à bord du Vienne-Bruxelles !

— … et aussi des émeraudes ! admit-elle, boudeuse.

Sa mère lui tapota la main comme à une petite fille.

— Si vous voulez ! Mais cette pierre-là ne devrait pas vous intéresser. Vous n’ignorez pas que votre grand-père de Keers, en partageant les « Trois Frères » du Téméraire entre ses filles, avait précisé que les rubis ne devaient en aucun cas être montés sur quelque bijou que ce soit et que leur réunion dans la même main ne pourrait s’opérer qu’à la condition formelle que le possesseur de la main en question eût retrouvé au préalable le diamant bleuté qui composait avec eux le fermail considéré comme un puissant talisman. Non sans raison d’ailleurs, puisque c’est après le désastre de Grandson que son étoile s’est ternie. En ce qui me concerne, continua-t-elle, je redoute un peu cette histoire, surtout depuis que ma sœur aînée Granlieu a été assassinée. C’est pourquoi je suis prête à écouter les propositions de M. Kledermann, propriétaire de l’une des plus grandes collections de joyaux sous le soleil. Avec cet argent je m’offrirai une autre parure… qu’au moins je pourrai porter sans crainte de me retrouver dans l’autre monde.

— Ces détails ne semblent pas soucier beaucoup M. Kledermann ?… lâcha Agathe avec aigreur. Mais peut-être possède-t-il déjà les autres rubis et le fameux diamant ?

— Malheureusement non, Madame ! Je le cherche depuis longtemps, voyez-vous ! Trop longtemps, et je crois avoir payé ma part de souffrances au Destin. À présent rien ne m’arrêtera pour reconstituer le fermail ! En attendant, peut-être pourriez-vous, chère Madame, nous présenter la pierre que vous possédez ? Votre prix sera le mien !

L’inquiétude ressentie par Aldo au sujet de son beau-père s’accrut. « Votre prix sera le mien ! » ? Ce genre de phrase n’avait jamais fait partie du vocabulaire d’un collectionneur ! Et de plus doublé d’un banquier ?

Pourquoi Moritz s’obstinait-il à vouloir cette pierre ?

Au regard qu’il échangea avec Adalbert, il comprit que celui-ci en pensait autant ! C’était de la folie et le sourire qui s’épanouit sur les lèvres de leur hôtesse permettait toutes les inquiétudes. Celle-ci d’ailleurs saisit la balle au bond :

— Même si je vous demandais l’intégralité de votre collection ?

Au soulagement de son gendre, Kledermann réintégra aussitôt sa personnalité d’homme d’affaires et son sourire s’effaça :

— Parlons sérieusement, s’il vous plaît ! Quel collectionneur livrerait son trésor ! Contre une seule pièce ! Dont, au surplus, on peut se demander d’où elle sort !

« Doux Jésus ! pensa Aldo. Il ne manquait plus que cela ! »

L’Autrichien releva aussitôt le propos :

— Comment d’où elle sort ? Du trésor du Téméraire, voyons ! C’est l’un des fameux « Trois Frères ». À quoi pensiez-vous donc en…

— Je possède déjà les trois rubis que mon père a achetés, voici plus de cinquante ans, aux Fugger, d’Augsbourg3 . Et si je veux le rubis de Mme Timmermans, c’est parce qu’il représente une énigme de l’Histoire…

— Comment l’entendez-vous ? laissa tomber Hagenthal avec un maximum de dédain.

— Oh, c’est élémentaire : j’ai vu l’un des rubis de la collection de Keers. Or, il est en tout point identique à ceux achetés aux Fugger.

— Vous retardez ! Les Fugger les ont cédés contre monnaie sonnante et trébuchante il y a belle lurette au roi d’Angleterre Henri VIII…

— … mais ses descendants s’en sont séparés après la mort sur l’échafaud de Charles Ier et ils sont revenus entre les mains des Fugger ! Au surplus, voici le prince Morosini, mon gendre, dont vous savez peut-être qu’il est un expert mondialement connu… Demandez-lui donc !…

N’en pouvant plus, celui-ci donna libre cours à sa colère :

— Oh, que non ! Je refuse d’être mêlé à cette histoire de fous ! Veuillez me pardonner, Mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers elles, je ne suis pas venu arbitrer une querelle mais pour « examiner » votre rubis, Madame, puisque vous aviez fait de ma présence et de celle de M. Vidal-Pellicorne la condition préalable à cette vente ! Ne pourrions-nous revenir sur terre… et voir enfin cette gemme si controversée ?

— Bien sûr !… Agathe, veux-tu, s’il te plaît, aller la chercher ? Je l’ai sortie du coffre et l’ai posée sur ma coiffeuse…

— Avec plaisir, Mère, s’empressa celle-ci, non sans adresser au passage un rayonnant sourire à Morosini. Voulez-vous m’accompagner ?

— Certainement pas ! Veuillez m’excuser, baronne !

Au seuil elle s’arrêta en riant :

— Ah, non ! Pas de baronne ! Disons que je ne le suis plus ou pas encore ! minauda-t-elle en envoyant la fin de son sourire à Hagenthal. Mais cela ne saurait tarder…

Elle s’éclipsa. Pour revenir à peine trois minutes après, tenant un écrin vide. Tout sourire disparu :

— Voilà ce que j’ai trouvé, Mère !

Le rubis s’était envolé !

Ce fut d’abord le silence… L’un de ces silences d’une qualité si particulière qui accompagne les grandes catastrophes dont la suite se traduit souvent par une sorte de « Sauve qui peut ! ». L’ex-baronne Waldhaus en donna le signal, se précipitant dans les bras d’Aldo en gémissant :

— Pourquoi faut-il que nos revoirs soient ainsi marqués d’un drame alors que chacun d’eux ne devrait être qu’ordre et beauté…

Sentant le vent du boulet et peu désireux de renouveler la tragi-comédie de Biarritz, il transféra la désolée dans les bras de son nouveau fiancé :

— … luxe calme et volupté ! Seulement chère amie, vous vous trompez d’adresse… C’est Monsieur qui va avoir l’honneur et la joie de vous épouser. Moi, je suis marié et père de famille !

Mise au point qui n’éteignit pas la mauvaise humeur du personnage :

— Vous êtes sûr ? grinça-t-elle.

Aldo lui rit au nez :

— Oh, absolument ! Vous voulez voir leurs photographies ?

Et il lui tourna le dos pour constater qu’ils étaient seuls dans le salon, Kledermann et Adalbert s’étant précipités à la suite de Mme Timmermans partie en courant constater les faits mais qui revenait :

— Je viens d’appeler la Police, dit-elle. On ne doit toucher à rien dans ma chambre jusqu’à ce qu’elle arrive ! Il est à craindre, Messieurs, que vous ne soyez obligés de l’attendre !

Il fallut bien en passer par là mais l’atmosphère n’était plus la même. Agathe pleurait toujours dans le fauteuil où l’avait déposée son fiancé qui d’ailleurs ne s’occupait plus d’elle et rejoignait les autres, lesquels s’entretenaient à voix feutrée avec leur hôtesse… Se penchant vers Adalbert, Aldo chuchota :

— Tu as déjà eu affaire à la Police belge ?

— Pas que je sache… non ! Sauf, sur la route. Et toi ?

— Moi non plus… mais tu sais comment cela se passe généralement entre ces gens-là et moi ? À quatre-vingt-dix pour cent ils me prennent en grippe au premier regard !

— Oh ! N’exagère pas ! Tu fais une fixation.

C’était malheureusement vrai. À l’exception de Langlois et du Super-Intendant Gordon Warren, de Scotland Yard, tous les policiers qu’Aldo avait rencontrés le traitaient d’emblée en gibier de potence. Cela avait été le cas au début pour le Français et l’Anglais. Un seul avait échappé : Phil Anderson, patron de la Police Métropolitaine de New York. Encore était-ce grâce à un mot d’introduction de Warren. Mais en Espagne, en Turquie, en Égypte, à New Port (USA) et même et surtout à Versailles où il avait eu de sérieux démêlés avec l’affreux Lemercier, tous s’obstinaient à voir en lui un dangereux repris de justice, ce dernier voulant l’envoyer en Cour d’assises pour s’être introduit nuitamment dans une maison vide ! Sans Langlois, il l’eût peut-être expédié à la guillotine ! Mais enfin les sujets du roi Albert Ier étant généralement des gens posés, réfléchis et d’abord agréable, il n’y avait aucune raison…

Il n’y en avait pas, en effet, mais dès l’entrée du Commissaire Zuiter, Flamand à l’œil méfiant, il comprit que sa malédiction tenait bon. L’œil gris comme les cheveux, rares, que leur propriétaire devait passer chaque matin un temps fou à aligner les uns à côté des autres pour faire illusion, Zuiter scruta son passeport avec le soin d’un entomologiste tombant sur une rareté :

— Mo-ro-si-ni ! épela-t-il avec une sorte de dégoût. Prince ?… Mais de quoi ?

— De Venise ! Son titre remonte presque à la fondation de la ville !

— Ah ? Mais ça doit correspondre à une terre, ici nous avons des princes, mais ils sont seigneurs de Ligne, de Mérode, de…

Louise Timmermans vola à son secours :

— C’est l’un de mes amis, Commissaire Zuiter… et un expert mondialement reconnu en joyaux historiques…

— Et c’est un joyau historique dont on vient de vous dépouiller ? Comme c’est étrange ! Je sens que nous allons avoir une longue et fructueuse conversation Son Altesse et…

— Pas d’Altesse ! rectifia Aldo. Seulement Excellence !

S’il pensait l’amadouer, c’était raté.

— Excellence ? Tiens donc ! Il faudra que je me renseigne. En attendant, vous allez me suivre…

Ce fut au tour de Kledermann d’entrer en lice :

— Si tous les agents de la Sécurité de Sa Majesté sont comme vous, je me demande comment le roi choisit sa Police ? Moi, je suis Moritz Kledermann, banquier à Zürich, Morosini est mon gendre ! Quant à celui-ci : M. Vidal-Pellicorne, c’est un archéologue français notoirement connu, membre de l’Institut, etc. Et nous sommes venus à en ce pays à la requête de Mme Timmermans aux fins d’expertise et d’achat de ce fameux rubis et…

— … si vous voulez en savoir davantage, enchaîna Adalbert, appelez donc le patron de la PJ, le Commissaire Principal Langlois ! Il nous connaît depuis des années… Il vous renseignera !

Tandis que cette scène quasi burlesque se déroulait à Bruxelles, à Paris ledit Langlois arrivait chez Mme de Sommières afin de s’entretenir un moment avec Mlle du Plan-Crépin « seule » et s’en excusa aussitôt :

— Non que j’aie l’intention de la soumettre à la torture, mais vous représentez, Madame, un soutien derrière lequel il est sans doute très réconfortant de s’abriter. Cela étant, je vous promets de vous la rendre en bon état !

— C’est trop naturel ! Eh bien, cher ami, vous connaissez le chemin de la petite bibliothèque qui semble promue définitivement au rang de confessionnal ? Je vous envoie Plan-Crépin mais avec quoi ? Champagne, chocolat ou encore…

— Une tasse de votre excellent café sera parfaite !

En agitant sa clochette pour appeler Cyprien, la marquise retint un soupir de soulagement car elle connaissait les usages de la Police. Si Langlois avait été en service, il n’aurait rien accepté.

Elle fit donc prévenir Plan-Crépin qui était remontée dans sa chambre en précisant que le Commissaire Principal l’attendait dans la bibliothèque, détail qui annonçait clairement la couleur. Il voulait l’interroger et Marie-Angéline prit plusieurs inspirations profondes avant de descendre.

Lorsqu’elle entra, il achevait sa tasse de café en se levant, ce qui la fit sourire :

— Prenez votre temps, Commissaire ! Le mien vous appartient autant que vous en aurez besoin !

— Voilà qui fait plaisir à entendre ? J’ai seulement quelques questions à vous poser.

— Posez ! accepta-t-elle avec désinvolture en s’installant dans l’un des fauteuils.

Il se rassit et son sourire s’effaça :

— Croyez qu’il m’en coûte de revenir sur votre séjour à Pontarlier… ou dans les environs, ce qui vous est sans doute pénible, mais j’ai besoin de rassembler jusqu’au plus infime détail les derniers moments de l’inspecteur Sauvageol…

À la crispation soudaine de son visage, Marie-Angéline comprit qu’il souffrait de cette fin tragique plus que de n’importe laquelle, un peu comme si le jeune policier avait été son fils et qu’il s’acharnerait à découvrir la vérité.

Elle prit une mine de circonstance :

— Si je peux vous aider ?

— Je l’espère… et à vrai dire je n’espère même qu’en vous, car ses dernières paroles vous concernaient. Il a demandé que l’on cherche Morosini dont il savait la présence là-bas, et quand celui-ci est parvenu jusqu’à lui, ce fut pour recueillir son dernier message : il a dit que vous étiez vivante et qu’il vous avait vue.

— Rien d’autre ?

— Rien d’autre ! Les infirmiers m’ont raconté qu’il semblait avoir retenu son dernier souffle jusqu’à ce que votre cousin puisse l’entendre. Ensuite ce fut fini… Or, vous même avez admis l’avoir vu tomber. Où était-ce exactement ?

— N’étant jamais allée en Franche-Comté, je ne connais pas le pays… Lorsque je me suis hissée sur le toit de l’espèce de grange où l’on me retenait, c’était au crépuscule, mais j’ai pu me rendre compte que nous étions sur une crête en région montagneuse. C’est alors que, de l’autre côté du chemin, j’ai aperçu l’inspecteur. Il tenait à la main un pistolet qui venait de servir. Il a dû me voir à ce moment-là : il a fait un signe dans ma direction… et je regrette de vous dire que c’est peut-être cela qui l’a perdu… Quelqu’un a tiré je ne sais d’où et il s’est rejeté en arrière, au même moment j’ai fait un faux mouvement, perdu l’équilibre, reçu un coup sur la tête et glissé sur la pente du toit..

— Vous avez dû heurter la tabatière par où vous sortiez. En tout cas quelqu’un a arrêté votre chute sinon vous ne seriez plus là… ou tout au moins sans fractures… Ensuite vous ne vous souvenez vraiment de rien ?

Elle répondit d’un vague haussement d’épaules, mais, pour un policier aussi affûté que Langlois, c’était vraiment difficile à croire. Il reprit :

— Voyons, entre votre glissade et votre apparition chez les Dames de l’Annonciade, vous n’avez aucun souvenir ?

Évitant de regarder le visage tendu vers elle mais comprenant que son histoire de « trous » la plongeant dans l’inconscience pour en ressortir au bout d’un temps X était difficile à avaler, elle baissa un peu sa garde :

— De rien de précis. Ma tête me faisait mal et je n’arrivais pas à distinguer les formes sombres qui apparaissaient, quand j’essayais d’ouvrir les yeux. Combien de temps s’est écoulé entre la mort de l’inspecteur et ma récupération par les garçons ?

— Les garçons ?

— Aldo et Adalbert. Notre marquise les appelle parfois ainsi. Alors combien de temps ?

— D’après le médecin légiste et les montres des « garçons », plus de vingt-quatre heures. C’est une longue perte de conscience pour quelqu’un qui n’était pas dans le coma. Comment êtes-vous redevenue lucide ?

— Quand on m’a apportée au couvent. Les chants religieux…

— Vous vous être crue arrivée au Paradis ? ironisa-t-il avec un étroit sourire qui n’atteignait pas ses yeux et elle sentit qu’il ne la croyait pas, mais elle poursuivit sur le même ton :

— Je pense que j’ai eu l’impression d’avoir reculé de plusieurs siècles et de me retrouver au Moyen Âge… Ces robes, ces voiles blancs ou noir… C’était tellement étrange !…

— Mais quand Morosini et Vidal-Pellicorne sont venus pour vous emmener, vous ne les avez pas reconnus ?

Elle détourna les yeux, gênée :

— Si… mais j’ai fait comme s’il n’en était rien. Vous comprenez ? J’avais vraiment besoin de réfléchir, de faire le point. En plus j’éprouvais une intense fatigue et j’ai préféré… d’abord dormir puisque j’étais à l’abri !

— Et vous avez « dormi » jusqu’à quand ?

— Jusqu’ici. J’aurais voulu poursuivre encore puisque dans le sommeil on oublie ses tracas. Mais les garçons sont repartis et notre marquise m’a conduite elle-même à ma chambre… qui en réalité n’était pas la mienne. Elle ne croyait pas davantage à mon amnésie et m’a tendu un ou deux pièges. J’y suis tombée tout droit ! Ce n’est jamais bon de se croire trop forte ! Elle l’est plus que moi !

— Bien. Laissons cela pour le moment ! Je voudrais revenir à votre enlèvement. Avez-vous réussi à voir les visages de vos ravisseurs ?

— Non. J’ai encaissé un premier coup quand la voiture m’a pour ainsi dire happée. Ensuite j’ai eu un bandeau sur les yeux. Je suis parvenue à le déplacer un peu, mais ça n’a pas servi à grand-chose : on m’a vite remis le bandeau, renforcé de lunettes noires.

— Autrement dit : le seul visage que vous ayez pu entrevoir est celui de la femme qui s’est occupée de vous jusqu’à ce que vous vous envoliez par la tabatière ?

— En effet…

— Décrivez-la-moi !… Ou, tiens, donnez-moi un nouvel exemple de votre talent en la dessinant. Vous avez dû l’observer suffisamment pour que cet exercice ne vous pose pas de problème ?

— C’est que…

— … et pendant que vous y serez, donnez-moi un aperçu – même vague – de cette espèce de grange qui servait aussi de fruitier ! Si cette bâtisse se situe en face de l’endroit où Sauvageol a été abattu, nous aurons avancé d’un pas de géant et vous aurez droit à ma gratitude.

Elle ferma les yeux comme si elle cherchait à se concentrer. En fait pour qu’il ne puisse lire son inquiétude. Naturellement, elle pouvait réaliser cette esquisse, mais ne serait-ce pas le meilleur moyen de conduire les hommes de Langlois – pourquoi pas Langlois soi-même ? – sur une piste qu’elle ne souhaitait pas leur voir prendre ? Évidemment, il était possible de modifier les traits, mais son honnêteté foncière s’opposait à ce moyen trop facile et qui, d’ailleurs, pouvait se retourner contre elle et briser à jamais la confiance et l’amitié d’un homme dont elle était loin de sous-estimer la valeur.

Tandis qu’elle réfléchissait, elle voyait son regard se durcir comme s’il lisait en elle. Attention ! Danger !… Aussi se hâta-t-elle de lui sourire :

— Oui, je vais pouvoir le faire…

— Ressemblant ?

L’animal avait suivi pas à pas le cheminement de sa pensée ! Elle s’accorda alors la détente d’un bref éclat de rire :

— Si vous me croyez capable de vous diriger sur une fausse piste, rassurez-vous ! Je ne vous ferais jamais ça ! Quant à cette femme, je n’ai aucune raison de la protéger : le peu que j’aie pu goûter de sa cuisine est infect ! Allez donc rejoindre notre marquise ! Celle-là vous adore !

Enfin, sur ce visage fatigué, l’ombre d’un sourire :

— Pas vous ?

— C’est selon ! Je n’en ai pas pour longtemps…

Lorsqu’elle revint une vingtaine de minutes plus tard, il avait en effet rejoint Mme de Sommières qui l’avait nanti d’une seconde tasse de café, quand elle l’avait vu se frotter les yeux comme quelqu’un qui n’a pas dormi !

— Tenez ! dit-elle. Ce doit être approximativement cela ! Elle portait une robe grise, un tablier bleu et un grand châle noir…

Les dessins étaient extraordinairement vivants. Comme elle l’avait fait l’année précédente pour Pauline Belmont, elle avait représenté le visage et la silhouette du personnage. Elle demanda :

— Vous avez l’intention de repartir à Pontarlier ?

— Dans l’immédiat, je fais reproduire votre œuvre et je l’envoie à l’inspecteur Durtal que va rejoindre Lecoq, un garçon assez efficace que l’Armée a consenti à me rendre, mais dès qu’il y aura du nouveau…

— … et si vous essayiez de vous détendre, de dormir, pour commencer ? coupa la marquise en posant sur son bras une main maternelle. Cette nuit par exemple ? Elle est à peine entamée et vous ne tiendrez pas longtemps dans cet état !

— Peut-être !… Où sont les « Frères de la Côte » ?

— À Bruxelles avec Kledermann qui veut à tout prix acheter le rubis que possède Mme Timmermans…

La sonnerie du téléphone l’interrompit et l’agaça :

— Dieu que je déteste cet instrument ! Répondez, Plan-Crépin !

Celle-ci s’exécuta : « Oui, c’est moi ! » Puis écouta un moment et enfin tendit le combiné à Langlois :

— Tenez ! C’est Aldo ! Le rubis de Mme Timmermans vient d’être volé chez elle. Autant dire au nez et à la barbe de ses invités… Et, comme de juste, la tête – et le titre ! – de notre Excellence incommodent la Police locale… Elle est capable de le mettre sous les verrous avec ce pauvre Adalbert !

Cela dit, elle se laissa tomber sur un canapé, secouée d’un fou rire à la limite du convulsif auquel la marquise mit un terme d’un sec :

— Il suffit, Plan-Crépin ! Je n’aime pas du tout cette histoire, et qu’Aldo soit une fois de plus la cible d’un policier grincheux n’a rien d’amusant !

Il suffisait, en effet, d’observer le visage soucieux de Langlois pour s’en convaincre. Après avoir écouté un instant en silence, il déclara :

— Il y a un moyen bien simple de l’en persuader. Dans une demi-heure je serai à mon bureau de la PJ dont vous avez sûrement les coordonnées. Dites-lui qu’il me demande… (Puis, Aldo ayant prêté le récepteur au Belge :) C’est entendu. Je vous certifie que ce sont des gens honnêtes à ne pas confondre avec des truands ! Sinon, je n’hésiterai pas à en appeler à Sa Majesté le roi Albert !

Il raccrocha presque aussitôt, regarda les deux femmes et réussit à leur sourire :

— Ne vous tourmentez pas trop ! Je connais ce genre de fonctionnaires : ils aboient plus qu’ils ne mordent ! Évidemment nos joyeux lurons ne rentreront pas cette nuit, ni peut-être demain, mais ils seront hors de danger !

— Vis-à-vis de la Police peut-être, dit Mme de Sommières, mais si par hasard ils arrivaient à mettre la main sur le voleur…

— Ou la voleuse ? fit Plan-Crépin. Cette manie d’accuser toujours un homme lorsqu’il y a délit ? Nous nous débrouillions parfaitement avec…

— Mais je n’en doute pas un seul instant, ma chère amie, concéda Langlois mi-sérieux mi-amusé. Souffrez à présent que je me retire ! Il faut que je rentre au Quai sans traîner ! ajouta-t-il avec un mouvement du menton en direction du téléphone. Je vous souhaite une bonne nuit !

— Ça, c’est une autre histoire ! marmotta Marie-Angéline.

Cependant, à Bruxelles, l’hôtel Timmermans avait retrouvé son calme. Agathe et son « fiancé » étaient allés dîner dans un restaurant réputé pour sa cuisine et son atmosphère aussi sereine que luxueuse. Moritz Kledermann, frustré et d’autant plus furieux de la tournure prise par les événements, boudait visiblement ses « associés » et leur avait annoncé qu’il voulait passer la soirée avec un « vieil ami ».

— Curieux, chuchota Aldo tandis que son beau-père échangeait les politesses de la porte avec leur hôtesse. Le nombre de vieux copains que l’on se découvre, fût-ce au cœur de la Mongolie extérieure, quand on veut se débarrasser de quelqu’un ? Même le plus casanier des ours réussit cette espèce de miracle…

— Moi, j’aime mieux ça ! Comme toi, je le trouve plutôt bizarre depuis que tu lui as montré ce fichu rubis…

— On examinera la question plus tard ! C’est notre tour de prendre congé…

Mme Timmermans revenait vers eux. Ils se levèrent mais elle les arrêta :

— Restez, je vous en prie ! Il faut que je vous parle.

Elle ne souriait plus et Aldo s’en inquiéta :

— À votre service, Louise ! Je comprends que ce vol audacieux vous tourmente…

— Absolument pas. Si ma chance ne m’avait pas permis de vous garder ce soir, j’avais l’intention de vous rejoindre aussi discrètement que possible au Métropole ! Mais, reprenez place, s’il vous plaît. Voulez-vous dîner avec moi ?

— Ce serait avec plaisir, répondit Aldo, mais après le choc que vous venez de recevoir…

— Il ne m’a pas surprise. Quant à vous, le fait que j’insiste pour que vous soyez présents en même temps que M. Kledermann ne vous a pas étonnés ?

— Un peu, si ! fit Adalbert.

— Cela tient à l’amitié sincère que j’éprouve pour vous, mon ami… et le prince Morosini aura l’obligeance de m’excuser de m’être servie de sa réputation comme de sa personne pour arbitrer en quelque sorte ce qui n’était jamais qu’une tractation commerciale ?

— Vous êtes tout excusée ! Sans votre aimable invitation, j’aurais fait des pieds et des mains pour assister à la rencontre. Je vous remercie donc du fond du cœur ! Mais si vous souhaitez que je me retire pour vous laisser seuls tous les deux ?

— Oh, non. Au contraire, à présent que s’est produit ce que je redoutais plus ou moins.

— Vous redoutiez ce vol ?

— Oui et non ! Qu’il ait eu lieu prouve seulement que le mal a déjà produit son effet ! Que pensez-vous du baron von Hagenthal ?

Aldo sourit :

— Vieux nom, vieille aristocratie autrichienne, parfaite éducation s’ajoutant à une allure indéniable et à un charme que je ne saurais définir évidemment, mais sans doute efficace ! Et toi, Adalbert, qu’est-ce que tu en penses ?

— Que tu as certainement raison, pourtant, en ce qui me concerne, il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que le poing me démange. L’animal a pleine conscience de ses atouts – mais envers qui n’appartient pas à la noblesse, je trouve sa politesse un peu juste ! Cela posé, Louise, c’est votre avis qui m’intéresse et le charme en question n’a pas l’air d’agir sur vous ?

— C’est peu de le dire ! Depuis qu’elle l’a rencontré à Spa, Agathe est subjuguée…

— C’était avant ou après son divorce ? Car je suppose que le baron Waldhaus que j’ai eu l’honneur de connaître a disparu de son paysage comme du vôtre ?

— Pas vraiment !

— Comment cela ?

— Je veux dire que, si en effet Agathe est officiellement séparée de lui, il ne s’y résout pas. Vous connaissez sa jalousie, prince ?

— Difficile à oublier ! sourit Aldo ! Je suppose, quoi qu’il en soit, que M. von Hagenthal est capable de protéger sa fiancée ? Le plus sage d’ailleurs serait que le mariage ait lieu rapidement. Waldhaus finira bien par se calmer et une fois remariée…

— Il est tout à fait capable de vouloir en faire une veuve ! Mais ce n’est pas pour vous raconter cela que je vous ai priés de rester. À vous avouer la vérité je serais même assez satisfaite si Waldhaus réussissait à effacer Hagenthal du nombre des vivants.

— J’avoue avoir quelque peine à vous suivre, dit Adalbert.

— Vous allez comprendre : Waldhaus est colérique, violent, ce que vous voudrez, mais il aime Agathe sincèrement.

— Drôle d’amour ! Je me souviens du traitement qu’il lui a appliqué à Biarritz.

— Il n’a cessé de s’en repentir ! Le jour du divorce, il lui a demandé pardon à genoux mais elle n’a fait qu’en rire. Elle était déjà la maîtresse de Karl-August et ne jurait plus que par lui.

— Un moment ! coupa Adalbert. Quand elle s’est séparée de son mari, n’était-elle pas la tendre amie d’un banquier belge qui, afin de pouvoir la rencontrer de temps en temps, avait acheté l’une des belles propriétés de la Hohe Warte à Vienne !

— Oui, mais elle achevait sa convalescence à Spa quand elle a rencontré l’Autrichien et elle n’a plus vu que par lui ! Je sais que cela peut paraître bizarre, mais ma fille est comme cela. Hagenthal vous a d’ailleurs rendu un signalé service en effectuant son entrée en scène…

— À moi ?

— Le beau titre de princesse la séduisait fort. Que vous soyez marié, père de famille lui importait peu ! Encore une fois, Hagenthal est apparu et tout a été changé. Je ne sais de quel philtre d’amour il a usé bien que je lui reconnaisse une séduction certaine, elle est à lui corps et âme ! ajouta-t-elle avec dans la voix un sanglot qu’elle étouffa sous une toux sèche.

— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Adalbert avec une douceur à laquelle Louise répondit par un sourire triste :

— Les femmes – les mères en particulier ! – le savent et, moi, je connais ma fille. C’est pourquoi je vais laisser la Police poursuivre son enquête en évitant le plus possible de m’en mêler !

— Vous ne tenez pas à ce magnifique rubis ? s’étonna Morosini. Je sais que vous n’avez pas le droit de le porter. Ce qui est curieux d’ailleurs : léguer une pierre de cette valeur à une jolie femme en lui défendant de s’en parer, cela n’a aucun sens…

— Et c’est vous, un collectionneur, qui dites cela ? Votre femme se pare-t-elle de vos trésors ?

Aldo se mit à rire de bon cœur :

— Oh, que non ! Uniquement de ses propres joyaux. Elle nous considère, son père et moi, comme de doux dingues, même si elle s’intéresse passionnément à l’Histoire !

— Moi aussi, mais si je me refuse à aider la Police, c’est pour la meilleure des raisons. Quand j’ai demandé à Agathe d’aller chercher la pierre dans ma chambre, elle a, en revenant avec l’écrin, joué son rôle avec un art consommé… étant donné qu’il était dans le décolleté de sa robe…

— C’est elle qui l’a volé ? s’exclamèrent les deux hommes d’une même voix.

— Mais, évidemment voyons ! Et pour le donner à son amant qui était, je dois vous le confier, opposé à la vente. Il savait que, M. Kledermann étant dans les parages, le rubis partirait pour Zürich… et que ce serait beaucoup plus hasardeux de se le procurer. Elle a agi… dans l’urgence, voilà ! Ne vous ai-je pas dit qu’elle était folle de lui ? Quant à vous, Messieurs, je vous remercie, d’avoir eu la patience de m’écouter et surtout de taire ce triste secret ! Voyez-vous, Adalbert, je me suis aperçue au fil des jours que votre amitié m’était plus précieuse que je ne le pensais… qu’elle me manquait, et, quand M. Kledermann m’a écrit pour me proposer d’acheter ce rubis à prix d’or, j’ai accepté afin de pouvoir réclamer votre présence à travers celle du prince Morosini ! Puisque je vous savais inséparables…

— Et vous avez eu pleinement raison ! approuva-t-il en essayant de repousser la conscience d’un vague remords. N’hésitez pas à m’appeler quand vous avez besoin d’une aide… ou d’un conseil !

— Je suis, moi aussi, à votre service ! assura spontanément Aldo.

Il devinait une douleur sous l’aspect élégant et généralement désinvolte de cette femme refusant de livrer sa fille à la Police…

À cet instant, des grattements se firent entendre à l’une des portes du salon et un cocker caramel accourut de toute la vitesse de ses pattes, s’arrêta, renifla et fila droit sur Adalbert qui caressa la tête soyeuse :

— Tiens, mais voilà Cléopâtre ? On dirait que tu te souviens de moi ?

— Elle n’oublie pas mes vrais amis. En revanche, elle se tient prudemment à distance de Hagenthal. Peut-être parce qu’il ne s’y intéresse pas ? Il n’aime pas les animaux…

— Pas non plus les chevaux ? interrogea Aldo, traversé soudain par une idée.

— Oh, certainement pas ! Il y a quelques années, invité à une chasse à courre je ne sais plus où, sa monture s’est débarrassée de lui sans même lui laisser le temps de se mettre en selle ! Alors, vraiment vous ne voulez pas partager mon dîner ?

— Non sans regrets, croyez-le, nous avons promis à ce charmant inspecteur que nous serions au Métropole et il vaut mieux s’en tenir là.

Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, Adalbert, émit soudain :

— Pourquoi as-tu demandé si Hagenthal aimait les chevaux ? Ça a une importance ?

— Peut-être ! Souviens-toi, quand nous sommes allés à Grandson, le vieux Georg nous a dit que son nouveau maître n’aimait que la maison et ses chevaux ?

— Et alors ? Il nous a dit aussi qu’il était le fils du cousin qui avait pu se considérer comme l’héritier jusqu’à l’ouverture du testament. Ce n’est pas parce qu’ils s’appellent tous les deux Hagenthal qu’ils ont fatalement les mêmes goûts ? Je me demande même s’ils se ressemblent physiquement. Ce que nous ignorons ! Et si tu m’écoutais au lieu de bayer aux corneilles ?

— Mais je t’écoute ! Tellement, même, que l’envie me prend d’aller faire un tour en Suisse pour voir ce qu’il en est !



1 Pièce de théâtre de Jules Romains alors en vogue.

2 Le palais royal de Bruxelles.

3 Puissants banquiers d’Augsbourg, l’équivalent allemand des Médicis à cette époque.

8 Le dîner chez la marquise

Siégeant en majesté sur son fauteuil de rotin blanc au jardin d’hiver, Mme de Sommières écoutait avec résignation la philippique à laquelle se livrait Eulalie, son cordon-bleu maison. Le sujet en était l’incertitude où l’on vivait rue Alfred-de-Vigny : le chapeau sur la tête, elle était en tenue de sortie, sans oublier les gants de filoselle noire, et un vaste panier reposait par terre à ses pieds :

— Les primeurs font leur apparition sur le marché et, comme toutes les primeurs, elles sont fragiles. Je sais combien Madame la marquise et Mademoiselle Marie-Angéline les aiment, mais comment puis-je acheter la quantité dont j’aurai besoin si je ne sais pas combien de bouches j’aurai à nourrir entre le marché d’aujourd’hui et celui de vendredi ? Nos Messieurs doivent rentrer de Belgique dans la journée, mais est-ce ce matin ou ce soir ? D’autre part – et en principe ! – M. Kledermann devrait les accompagner – mais on n’en est pas sûrs. Alors ?

— Je vous comprends, Eulalie, soupira Mme de Sommières, qui maniait toujours sa cuisinière avec la plus grande considération eu égard à son immense talent, mais que puis-je dire qui vous satisfasse ? Nous ne savons pas encore quand reviennent nos Messieurs. Quant à M. Kledermann, il serait en train de devenir tout à fait imprévisible ! Le mieux serait d’oublier les primeurs jusqu’à leur retour. Votre répertoire ne doit pas manquer de chefs-d’œuvre ne nécessitant pas les primeurs ?

— Et si vous en manquez lorsqu’ils arriveront, relaya Plan-Crépin, il vous restera la ressource d’expédier Lucien et la voiture chez Hédiard avec une liste détaillée. Chez eux, on trouve à longueur d’année les primeurs du monde entier !

— Mademoiselle Marie-Angéline parle d’or, mais elle pourrait avoir raison ! De toute façon, pour midi, rien de particulier ? Comme nous avons en ce moment les marées de syzygie…

Les deux femmes la regardèrent avec stupeur :

— D’où sortez-vous ce mot-là ? fit la marquise. Vous connaissez, Plan-Crépin ?

— Ma foi non, admit celle-ci à contrecœur.

— C’est un pêcheur qui me l’a appris quand nous séjournions à Dinard, expliqua Eulalie, un rien fiérote, ce qui chassa sa mauvaise humeur. « Je crois que c’est une affaire de correspondance entre la pleine lune et les marées qui sont alors très fortes. J’espère trouver un beau turbot que je vous accommoderai au beurre blanc…

— Je pensais que le beurre blanc était uniquement associé au brochet ou à l’alose de Loire ?

— C’est pas mal non plus avec le turbot… et on n’a pas à se battre avec les arêtes comme Madame la marquise le sait bien !

— À merveille ! Faites-nous ça !

Enchantée de son petit effet, Eulalie ramassa son panier et partit d’un pas allègre. Une demi-heure plus tard les « Frères de la Côte » débarquaient en taxi…

Un fracas de casseroles, joint aux échos d’une humeur en train de tourner à l’aigre s’échappèrent des cuisines. En outre, le temps qui menaçait devenait franchement mauvais.

— Est-ce que ton beau-père vous suit ? demanda Tante Amélie.

— Non. Il prolonge son séjour en Belgique. Peut-être demain ou après ?

— En ce cas, emmène-nous déjeuner au Ritz et Plan-Crépin va prévenir Eulalie…

— Très volontiers, mais pourquoi ? Eulalie a ses vapeurs ?

— Non… Une histoire de marée de syzygie… répondit-elle avec un geste désinvolte. C’est un mot que j’ai appris depuis peu mais qui fait très bien dans la conversation…

Le déjeuner au Ritz eut cela de rafraîchissant – mis à part l’agrément d’une table placée au fond de la salle et en bordure de jardin ! – que l’on pouvait faire le point sur la situation loin des oreilles de Kledermann et même des fidèles serviteurs.

— Mais enfin vous n’êtes pas brouillés ? s’inquiéta Mme de Sommières quand Adalbert, définitivement promu orateur de la troupe, eut achevé son récit de leur aventure dans la fastueuse demeure de la reine du chocolat belge, en concluant que seule la bonne éducation du banquier l’avait empêché de partir en claquant les portes dès qu’il fut certain que le rubis Timmermans lui échappait.

— C’est de l’enfantillage ! s’indigna la marquise. Possède-t-il, oui ou non, les trois rubis balais ?

— Bien entendu, répondit Aldo. Il n’empêche que, depuis celui que m’a donné le vieux baron, il veut se procurer, à n’importe quel prix, les deux autres au cas où…

— … ce ne seraient pas les vrais ? C’est ridicule !

Aldo prit son verre et le scruta comme si la vérité pouvait se dissimuler sous les bulles du champagne :

— Pas tant que ça ! Je vous avoue que, moi-même, je me pose des questions depuis que je les ai comparés au mien. Ils sont tellement semblables que c’est à y perdre son latin. Et si l’on y ajoute que le mourant m’a fait cadeau de la monture en or du fermail, je me retrouve avec une foule de points d’interrogation ! Le joyau, avant d’appartenir au Téméraire, a dû être la propriété de son père, le duc Philippe le Bon. N’oublions pas qu’il fut un fabuleux mécène et que c’est peut-être dans sa vie tumultueuse qu’il va falloir chercher !

— Parce que tu vas te lancer là-dedans ? fit la vieille dame.

Aldo alluma une cigarette d’une main nerveuse et en exhala un instant la fumée avant de répondre. Enfin :

— Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement ! Moritz va me pourrir la vie ! Comprenez donc ! Sans le vouloir, je lui ai fourni l’occasion rêvée de se replonger dans la recherche à travers les brumes de l’Histoire ! Alors qu’il pensait que l’avenir n’avait plus de secrets à lui offrir !

— Vous allez lui vendre le vôtre ? demanda Marie-Angéline.

— On ne vend pas ce qui vous a été donné. D’autre part, cette pierre représente la repentance d’un homme de bien soucieux de racheter, si peu que ce soit, le crime d’un autre. Je le lui donnerai peut-être, mais quand il aura les deux autres. C’est inutile d’attirer sur lui la vindicte d’un meurtrier !

Le bruit de couverts lâchés plus que reposés braqua les regards sur Mme de Sommières devenue soudain rouge vif :

— Tandis que toi, marié, père de famille, tu es tout indiqué pour jouer ce rôle de paratonnerre ? En vérité, on croit rêver !…

Il allait répliquer, mais elle l’arrêta d’une main impérieuse :

— Que tu aies réveillé le chat qui dormait, je peux l’admettre puisque vous avez la même passion – et après tout, toi, c’est ton métier ! –, mais que tu te mettes en avant pour recevoir les coups à sa place, c’est ce que je n’admettrai jamais ! Lisa non plus d’ailleurs… Adalbert, versez-moi un peu de champagne ! Je sens que je vais étouffer !

— Ce serait la première fois, marmotta Aldo, et ce serait de colère plus que d’inquiétude.

Adalbert s’étant hâté de la resservir en profita pour prendre la parole avant qu’Aldo ne reprenne son discours :

— Si votre tranquillité doit être à ce prix, chère amie, il vous obéira, mais à contrecœur ! Rechercher des pierres quasi légendaires, c’est non seulement sa profession mais aussi sa raison de vivre plus que de présenter dans son bureau des merveilles à des acheteurs plus ou moins méritants !

— Expliquez-moi ce qu’il peut y avoir de méritant dans le geste d’ouvrir son portefeuille pour acquérir un objet que l’on convoite ? émit Plan-Crépin. De toute façon, que le rubis dorme au fond du coffre de M. Kledermann, dans celui d’Aldo… ou dans sa chaussette, les deux pierres restantes manquent à l’appel, et qu’ils soient les vrais ou les faux frères, il y a déjà deux morts… sans compter l’aventure que j’ai vécue personnellement !

— Pas d’histoires, Plan-Crépin ! ronchonna la marquise. Si elle n’a pas été le plus beau jour de votre vie, elle n’en était pas loin. Et maintenant, conclusion ?

Ce fut Aldo qui s’en chargea :

— En priorité, aller raconter à Langlois ce qui s’est passé à Bruxelles en le priant de garder le secret sur la confidence de Mme Timmermans. Rien que la présence inattendue de Hagenthal autour de cette folle d’Agathe peut lui ouvrir des horizons. Elle sent la frontière suisse à quinze pas ! Tu t’en chargeras, Adalbert ?

— Pourquoi pas toi ou tous les deux ?

— Je voudrais faire un tour à Venise bavarder avec Massaria. Il ne peut pas ne pas en savoir plus sur le vieil homme auquel il m’a envoyé, et surtout sur sa famille. J’aurais dû demander à Mme Timmermans depuis combien de temps Karl-August courtisait sa fille avec le succès qu’elle nous a confié…

— Nous sommes mercredi, tu prends le Simplon demain ?

— Si Kledermann reparaissait, j’avoue que son « aéroplane » m’arrangerait bien… encore qu’avec ses nouvelles dispositions d’esprit, je ne pourrais éviter de l’emmener chez notre brave notaire…

Mais le banquier ne reparut pas. Un coup de téléphone à Louise Timmermans leur apprit qu’il était toujours à Bruxelles. Et Aldo reprit son train…

Tandis qu’il roulait vers Venise, Marie-Angéline, ce soir-là, occupa son temps à faire des réussites. Qui d’ailleurs ne marchaient pas. Peut-être parce qu’elle était distraite. Finalement, elle rassembla ses cartes et les garda dans ses mains qu’elle laissa posées sur la table de bridge, puis soupira :

— J’ai beau passer en revue les châteaux plus ou moins familiaux où nous avions l’habitude de rester quelques jours avant ou après notre « cure » à Vichy, je n’en trouve aucun en Franche-Comté ou dans le Jura !…

Mme de Sommières qui, elle, s’activait les méninges avec les mots croisés du Figaro se mit à rire :

— Il est malheureusement certain que les Prisca de Saint-Adour ne poussent pas à volonté sur la carte de France. Ce qui nous rapproche de plus près, c’est Corcelles en Bourgogne. Les cousins sont adorables et nous y serions reçues à merveille mais ce ne nous serait d’aucune utilité. C’est beaucoup trop loin ! En outre – et si je peux vous comprendre –, je me demande jusqu’à quel point il serait prudent que l’on vous revoie du côté de Pontarlier alors que votre portrait a été affiché sur les murs de la ville. Pas longtemps sans doute et…

— … et nous pensons certainement que nous sommes faciles à reconnaître… moi et mon nez ? enchaîna-t-elle avec une amertume qui amena un sourire empreint de compassion.

Fallait-il que cette affaire tînt à cœur à cette pauvre fille pour qu’elle évoque délibérément cet appendice un brin proéminent qui, en général, était tabou…

— Bien que le port de la moustache vous soit interdit, il y a mille moyens de transformer un visage sans aller jusqu’à recourir aux bons offices du Professeur Zehnder, votre admirateur. Ce que vous pourriez faire, c’est brûler un cierge à saint Christophe, patron des voyageurs ?… À tout hasard ? Il pourrait nous souffler une idée !

Et comme Plan-Crépin n’avait pas l’air de réagir, elle insista, la mine engageante :

— En tout cas, cela ne peut être que bénéfique !

— Nous avons raison ! J’y file et je vais mettre un gros cierge !

Quand elle eut entendu la porte de la maison se refermer sur elle, Mme de Sommières soupira d’aise, sonna Cyprien pour qu’il apporte le champagne quotidien, en but une coupe et s’apprêtait à reprendre ses mots croisés, quand elle entendit sonner. Surprise, elle regarda sa montre, constata qu’il était sept heures moins un quart. Un peu tard pour les visites d’après-midi et un peu tôt pour le dîner. D’ailleurs on n’attendait personne… Qui cela pouvait-il être ?

Instinctivement, elle reposa son verre, se redressa dans son grand fauteuil en cherchant parmi ses sautoirs de perles et de pierres fines le petit face-à-main serti d’émeraudes qui ajoutait encore à son air imposant, cependant que les parquets grinçaient sous un pas résolu derrière lequel trottinait celui de Cyprien. Et soudain, le jardin d’hiver parut rétrécir :

— Amélie ! clama la voix de basse-taille du Professeur de Combeau-Roquelaure, je viens vous demander l’hospitalité pour cette nuit ! Je voulais descendre au Royal Monceau mais ils sont envahis par je ne sais quel Congrès d’Américains survoltés qui arborent – le diable sait pourquoi ? – des écharpes en peau de léopard et de ces pots de fleurs égyptiens en feutre rouge surmontés d’un gland noir qu’ils font tourner en tous les sens en criant comme des putois !

— Depuis que nous avons enterré la hache de guerre, vous savez que vous êtes toujours le bienvenu ? fit-elle, tandis qu’il inclinait sur sa main sa longue et maigre silhouette immuablement drapée dans des mètres carrés de tweed gris sommée d’une étroite tête à cheveux blancs qui le faisait ressembler à une tortue. « Aussi pourquoi le Royal Monceau au lieu de venir directement ici ?

— Par discrétion ! Je suis à Paris pour une réunion plénière au Collège de France, et comme je voulais en profiter pour venir vous saluer… et me faire inviter à casser une petite croûte, j’avais choisi cet hôtel parce que le plus proche et donc le plus commode. Et voilà où j’en suis !

— Alors bénissons les hommes-léopards du Monceau ! Je suis ravie de vous voir et on va monter vos bagages. Mais, au fait, vous êtes seul ? Qu’avez-vous fait de ce cher Wishbone ?

— Je l’ai laissé au Texas où j’étais encore il y a peu, mais comme il a de sérieux ennuis avec un de ses puits de pétrole qui a pris feu, je l’aurais gêné plus qu’autre chose…

— … et le doux pays de Loire vous manquait, susurra-t-elle.

— … et que le doux pays de Loire me manquait… Oh, que me faites-vous dire là ?

— Ce que j’imagine être la simple vérité ! Ne connaissant pas le Texas, j’imagine que c’est très beau ?

— Très… mais aussi très plat, très chaud et légèrement monotone : toutes ces vaches, ces chevaux ! Ce serait même ce qu’il y a de mieux ! Quant aux champs pétrolifères, c’est d’un monotone, vous en avez vu un, vous les avez tous vus, et même si la demeure de notre ami est fastueuse et les jardins qui l’entourent ravissants ! Bref, je suis rentré mais Wishbone me rejoindra quand il aura tout éteint et – évidemment ! – j’y retournerai cet hiver. Pendant que j’y pense, il m’a prié de vous saluer, vous et Mlle du Plan-Crépin. Que je ne vois pas. Est-elle absente ?

— Non. À l’église où elle est allée offrir un cierge et un supplément de prières au saint patron des voyageurs !

— Vous avez des ennuis ?

— Plutôt, oui ! Mais montez donc prendre possession de votre chambre ! Nous dînons à huit heures et demie et on vous racontera nos soucis en partageant le pain et le sel…

Restée seule, Mme de Sommières se resservit et dégusta son champagne à petits coups. Cette arrivée inattendue lui causait une véritable joie et elle en venait même à se demander si ce n’était pas la réponse d’En Haut à la visite de Plan-Crépin à l’église paroissiale. Dieu sait pourtant si elle avait détesté ce cousin hors normes depuis qu’aux funérailles de sa femme, elle l’avait quasiment accusé devant le Tout-Paris scientifico-intellectuel de l’avoir fait mourir de chagrin !

Depuis ce temps, vieux de vingt ans, il lui avait rendu son inimitié en la traitant de « vieux chameau » quand il parlait d’elle. Ce qui lui arrivait rarement, puisqu’il habitait une belle vieille maison à Chinon où, au surplus de ses travaux, il déployait une activité aussi occulte que bizarre à la tête d’une société secrète mais rigoureusement sans danger tournée vers le druidisme. Lesdits travaux l’y prédisposaient puisqu’au Collège de France il s’était spécialisé dans le Haut Moyen Âge, remontant même jusqu’aux Celtes. Évidemment, c’était plutôt éloigné de l’époque Louis XI-le Téméraire, mais il avait de telles connaissances à côté de cette période, qu’il pouvait se révéler utile.

C’est au cours de leurs recherches à Chinon que, l’an passé1 , Aldo et Adalbert l’avaient rencontré et reconnu puisque, s’il était cousin du premier, il avait été jadis professeur du second lorsqu’il préparait son baccalauréat au lycée Janson-de-Sailly… Les retrouvailles avaient été aussi enthousiastes que touchantes…

Quand elle revint du salut de Saint-Augustin, Marie-Angéline accueillit l’arrivée du Professeur avec plus que de la satisfaction : une espèce d’allégresse qui surprit la marquise :

— C’est nouveau, cette sympathie ? Il n’y a pas si longtemps, vous le traitiez de « vieux fou » !

— Oh, ça, c’était avant qu’il ne se mette à notre service comme il l’a fait à Lugano ! J’ai appris à l’apprécier. Mr Wishbone est avec lui ?

— Mr Wishbone a le feu chez lui et, au Texas, ce n’est pas une mince affaire ! Quant à Hubert, il est venu pour assister à je ne sais quelle manifestation au Collège de France et s’occuper un peu de ses propres affaires…

— Ils ne se sont pas brouillés au moins ?

— Pas que je sache ! Quand il en aura fini avec son pétrole incandescent, le cher homme viendra sans doute faire une cure de champignons dans la fraîcheur de la forêt de Chinon… et je vous rappelle qu’Hubert s’est spécialisé dans le Haut Moyen Âge ! Non dans la Pré-Renaissance…

— C’est un puits de science, cet homme-là ! Souvenons-nous du cours magistral qu’il nous a délivré sur des « empereurs gaulois » dont nous ignorions l’existence, sans oublier ses notions sur les Borgia. Alors, sur un personnage aussi haut en couleur que le Téméraire, je jurerais qu’il en sait plus que nous tous réunis… et je ne suis pas loin de penser que son apparition pourrait être la réponse de saint Christophe à mes prières !

Elle aussi ! Et, en effet, quand Marie-Angéline, dès l’omelette aux truffes et aux cardons avalée, mit le sujet sur le tapis, elle obtint en réponse :

— Le Téméraire ? Difficile d’y couper à celui-là, quand on s’intéresse à la réunification de la France par ce fabuleux politique que fut Louis XI, l’un des plus grands de nos rois… si ce n’est même le plus grand !

— Louis XI, le plus grand ?… Cette taupe perfide passée maîtresse en chausse-trappes, cette araignée…

— Il faudrait dépoussiérer vos connaissances en zoologie, ma petite. C’est toujours la même chose avec les femmes quand il s’agit de cette époque : elles ne s’intéressent qu’au gros bourdon doré sur tranches qu’était le duc de Bourgogne qui, courant après une couronne royale, a mis la moitié de l’Europe à feu et à sang avant de s’en aller trépasser dans une mare gelée devant Nancy ! Il faut avouer qu’il était spectaculaire, celui-là ! Les Mille et Une Nuits à lui tout seul !

— Vous n’exagérez pas un peu, Professeur ? Il y avait dans le prince…

— … de l’orgueil, encore de l’orgueil et toujours de l’orgueil ! Mais s’il y a des gens qui peuvent lui brûler des cierges, ce sont bien les Suisses dont il a brillamment débuté la solide fortune avec le pillage de l’invraisemblable, du fabuleux trésor qu’il traînait derrière lui ! Comme si cela avait du bon sens de balader ses richesses sur tous les chemins d’Allemagne, de Suisse et de France, et j’en passe ! Tout ce qu’il faut pour épater le bourgeois, quoi !

— Oh… s’indigna Plan-Crépin, le souffle coupé.

Ce dont Mme de Sommières profita pour s’inviter dans le débat. Posant une main, à droite, sur celle du cousin et l’autre sur les doigts de sa lectrice, elle intima :

— Cela suffit, vous deux ! Nous ne sommes pas ici pour réécrire l’Histoire en distribuant des satisfecit ou des blâmes, mais pour essayer de voir clair dans une sombre et sanglante affaire qui a déjà fait deux morts. Alors on se calme !

Ayant ainsi obtenu un silence plus ou moins vexé, elle fit un exposé net et concis de la situation qu’elle acheva par :

— Je n’ignore pas que vos travaux ne vous ont jamais mené sur la seconde moitié du XVe siècle ni que Chinon soit à plusieurs centaines de kilomètres de la Franche-Comté, mais nous osions espérer…

— Vous ne pouviez pas en parler tout de suite ? Comme vous venez de le dire, je ne suis pas spécialiste de l’époque… bien que je ne sois pas ignare en la matière, fit-il avec un rien d’autosatisfaction. Mais j’ai l’homme qu’il vous faut !… Et en prime il est comtois !

— Magnifique ! exulta Plan-Crépin. Et on le trouve où ?

— À Paris, demain, pour la séance au Collège, mais la plupart du temps chez lui, près de… je ne sais plus si c’est Besançon, Pontarlier ou Nozeroy d’où il ne sort pratiquement jamais. Ce qui ne signifie pas qu’il s’enferme chez lui. Au contraire, quand il n’est pas dans son cabinet de travail, il est dehors, la canne à pêche à la main ou le fusil sous le bras selon la saison, mais toujours avec son chien sur les talons.

— Et naturellement c’est un vieux garçon ?… Enfin, un célibataire endurci, comme vous et…

— Maîtrisez votre imagination galopante, Plan-Crépin, coupa Mme de Sommières. Vous savez pertinemment qu’il n’en est rien pour le Professeur et vous risquez de déterrer la hache de guerre !

— C’est vrai ! Je… je voulais dire comme moi mais et…

— Laissez tomber, jeune fille, sinon on n’en sortira jamais ! La hache de guerre est bien où elle est. Revenons-en à l’ami Lothaire…

— Beau nom, apprécia la marquise. Et devenu rare…

— Comme le bonhomme, cousine ! Lothaire Vaudrey-Chaumard est une véritable force de la nature qu’il vaut mieux éviter de contrarier, mais ses talents d’historien sont aux dimensions du personnage et je ne crains pas d’affirmer que personne au monde n’en sait autant que lui sur les Grands-Ducs d’Occident en général et les derniers en particulier, un peu comme moi dans ma partie, ajouta-t-il sans modestie excessive.

— Formidable ! applaudit Mme de Sommières. Vous devez être très liés ?

— Oh, que non ! on aurait plutôt tendance à se détester. Il me prend pour un fou et je n’ai jamais caché que je le tiens pour un mauvais coucheur mais…

Il prit un temps d’arrêt pour se donner le plaisir de considérer les mines soudain déçues de ses hôtesses !

— … mais quand il s’agit de nos travaux respectifs, nous devenons comme des frères, prêts, mutuellement, à rompre des lances pour faire respecter le point de vue de l’autre ! Cela dit, ajouta-t-il avec un sourire épanoui, si vous pouvez me supporter trois ou quatre jours, je me fais fort de vous l’inviter à dîner ?

Un peu désorientée, Mme de Sommières émit :

— Mais… bien sûr ! Quand vous voudrez ! Tous les jours même, si cela lui chante…

— Ne déraillons pas ! Et sachez où vous mettez les pieds ! Votre nom l’impressionnera peut-être, car il sait son monde, mais ce sont surtout les talents de votre Eulalie qui l’appâteront. Il est incapable de résister à un repas de choix ! Votre cuisinière additionnée au Téméraire seront des arguments majeurs. Mais il me faut une invitation écrite ?

— Qu’à cela ne tienne ! Vous allez l’avoir…

Le dîner achevé et l’invitation rédigée, on convoqua Eulalie pour la mettre au courant de la situation. Sans oublier de la féliciter pour le repas que l’on venait d’absorber. Elle se montra ravie et, bien entendu, n’émit aucune protestation puisqu’il s’agissait de mettre son talent au service d’une grande cause.

— Avez-vous déjà une idée de ce que vous pourriez nous concocter ? demanda sa patronne, mais ce fut Plan-Crépin qui répondit :

— Moi, je vote pour le merveilleux vol-au-vent aux ris de veau et aux truffes ! Je n’ai jamais rien mangé de meilleur !

Mais s’attira un sec :

— Mademoiselle Marie-Angéline devrait savoir que, pour un menu raffiné, je ne me décide qu’après avoir été aux Halles, l’un des secrets de la réussite d’un festin réussi réside dans l’extrême fraîcheur des produits qui le composent et…

— Faites à votre convenance, Eulalie ! se hâta d’apaiser Mme de Sommières qu’une conférence sur l’art culinaire ne tentait pas. Vous savez que vous avez toute notre confiance !

— Je remercie Madame la marquise… mais nous serons combien ?

— Euh… nous trois plus notre invité ! Le calcul n’est pas difficile.

— Certes, certes, mais chez Madame la marquise les choses les plus simples se révèlent les plus compliquées ! Et c’est à moi de me débrouiller pour la satisfaire !

Sur ces fortes paroles, Eulalie sortit, drapée dans sa dignité.

— Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? s’étonna le Professeur.

— Qu’elle fera son dîner pour sept ou huit ! expliqua tranquillement Mme de Sommières. Ce matin-là sera l’un de ceux où le Simplon arrive en gare de Lyon.

— Cela signifie que le cousin Aldo et mon élève préféré pourraient débarquer ?

— Comme ils préviennent rarement, c’est tout à fait possible ! Depuis qu’ils sont partis on n’a pas de nouvelles…

— Vaut mieux pas ! lâcha le Professeur après avoir reniflé deux ou trois fois. Vaudrey-Chaumard déteste le monde en général et en particulier les mini-conférences que l’on essaie de lui soutirer. En outre, mon cher cousin fait commerce de joyaux qui pour la plupart sont liés à l’Histoire et…

— Pas de souci, Monsieur le Professeur ! proclama Plan-Crépin. On les enverra passer la soirée chez Adalbert ! Ils comprendront parfaitement !

— Dans ces conditions !…

Le jour qui se leva au matin de ce 15 avril n’avait rien d’engageant. Une petite pluie fine noyait la région parisienne et la température était à l’unisson. Assise dans son lit, Mme de Sommières attendait à la fois son petit déjeuner et Plan-Crépin qui prenait le sien sur une table non loin d’elle afin de partager les potins du quartier-Potins dont la vieille fille récoltait toujours un plein panier grâce au service de renseignements qu’elle avait su se créer à la messe de six heures. Or il était près de huit heures et Marie-Angéline n’était pas encore rentrée.

Agacée, la marquise venait d’ordonner qu’on lui apporte son plateau quand la sonnerie du portail et des bruits de portières claquées l’attirèrent dans la galerie desservant les chambres, à une fenêtre donnant sur la cour, pour constater que son instinct ne la trompait pas : Aldo et Adalbert revenaient de Venise. Comme à chaque retour, elle éprouva une grande joie – même si cela devait contrarier l’invité du soir – et regagna son lit juste à temps pour voir Louise, sa femme de chambre, avec son plateau :

— Ces Messieurs arrivent ! fit celle-ci avec un sourire radieux.

— J’ai vu ! Faites-leur monter ce qu’il faut ici ! J’ai trop hâte de leur parler ! Au fait, et Mademoiselle Marie-Angéline ?

— Toujours pas rentrée ! Je me permets d’avouer à Madame la marquise que ça m’inquiète ! Cela me rappelle trop cet horrible jour…

— Essayez de n’y pas penser, ma bonne Louise ! Envoyez-moi les garçons !

— Ce ne sera pas la peine : ils sont dans l’escalier !

La vieille dame se sentit tout de suite mieux, cultivant obstinément l’impression qu’il ne pouvait rien lui advenir de pénible quand ils étaient présents. Mais elle n’eut même pas le temps de leur confier son inquiétude, à peine celui de les embrasser : Plan-Crépin surgissait sur leurs talons et obtint aussitôt la vedette en annonçant :

— Mme de Granlieu est morte cette nuit !

— Vous voulez parler de celle de l’avenue Vélasquez ? demanda Adalbert.

— À part celle que l’on a tuée sous mes yeux, je n’en vois pas d’autre !

— Mais morte de quoi ?

— On l’ignore ! Je ne pouvais quand même pas attendre l’arrivée du médecin mais il paraît…

— Comment ça attendre l’arrivée du médecin ? explosa Mme de Sommières. Ne me racontez pas que vous êtes allée avenue Vélasquez au lieu de rentrer directement ?

— Ben… si ! Il faut que nous comprenions ! Quand à la sortie de la messe nous avons vu accourir une jeune femme de chambre dans tous ses états, nous avons essayé de la réconforter, Eugénie et moi, mais elle voulait un prêtre et personne d’autre. Alors nous l’avons confiée à l’abbé Aubron. Il a promis de la ramener et nous sommes parties…

— … pour l’avenue Vélasquez ? glissa Aldo.

Elle tourna vers lui un regard indigné :

— Bien sûr ! Vous n’en auriez pas fait autant, vous ? Curieux comme je vous connais, cela m’étonnerait fort !

— Sans doute, mais je ne règne pas sur les petits déjeuners de la princesse Damiani… sans compter les nerfs de Tante Amélie !

— Que de bla-bla ! coupa Adalbert ! Qu’avez-vous vu ?

— Rien !… sinon un quarteron de serviteurs affolés, réunis devant une porte derrière laquelle le médecin s’était enfermé après avoir ordonné d’appeler la Police…

— … que vous avez attendue ?

— Nnnn… Oui ! J’espérais que ce serait le Principal Langlois…

— Rien de moins ? C’est le patron et vous le savez ! s’il devait « couvrir » toutes les morts suspectes de Paris…

— J’ai quand même eu raison d’attendre ! C’était l’inspecteur Lecoq, celui qui a remplacé le pauvre Sauvageol ! Et maintenant, souffrez que je vous quitte comme on dit à la Comédie-Française. Il se trouve que j’ai faim !

— Nous aussi ! dit Aldo qui, en attendant, picorait sur le plateau de Tante Amélie ainsi qu’Adalbert.

— Et moi, j’aimerais sortir de mon lit ! protesta celle-ci. Dehors tout le monde !

En affirmant qu’il n’y aurait aucune difficulté à expédier le tandem Aldo-Adalbert passer la soirée chez le dernier tandis que l’on festoierait rue Alfred-de-Vigny, Plan-Crépin s’était beaucoup avancée. Ils lui opposèrent un refus catégorique – non sans en avoir conféré rapidement avec Tante Amélie ! – en s’appuyant sur le tragique événement de l’avenue Vélasquez et sur le fait que la mort de la seconde Mme de Granlieu avait bel et bien extirpé Langlois de son quai des Orfèvres. Après un assez court passage dans la maison mortuaire en compagnie du médecin légiste, il était venu tout droit rue Alfred-de-Vigny.

Ce qu’il avait à dire était aussi étrange qu’inattendu : Isoline de Granlieu était morte de peur ! Une peur qui s’était communiquée à son personnel. Tout au moins, ceux qui avaient pu voir l’épouvante inscrite sur le visage convulsé de la jeune femme et le geste de repousser une horreur sans nom qui avait tétanisé son corps.

— Sauf si elle avait le cœur fragile, une si dramatique réaction est inimaginable ! observa la marquise. Même la mort affreusement sanglante de sa belle-mère n’avait pas réussi à la bouleverser, alors qu’elle suivait de près celle – sans histoire, je vous l’accorde ! – de son époux. Pour nous qui l’avons connue à ce moment-là, elle faisait un peu veuve joyeuse. Je crois même avoir saisi le bruit qu’elle avait un amant ? Ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs d’offrir de fort beaux sourires à Aldo. Et en présence de Lisa ! Pas très normal, tout cela !

— Pas très, en effet. D’autant que, selon ses gens, ses derniers jours ont été particulièrement… radieux ! Elle était envers eux d’une humeur charmante… comme une jeune fille pendant ses fiançailles, selon sa femme de chambre anglaise qui l’a suivie en France quand elle a épousé Granlieu !

— Et sa fille n’était pas là, j’espère ? fit Marie-Angéline.

— Non. Elle ne venait que très rarement avenue Vélasquez. Elle vivait la plupart du temps au château de Granlieu avec sa gouvernante. Depuis la mort de la vieille dame, elle est retournée chez ses grands-parents anglais.

— Ce n’était pas une mère modèle, en tout cas ! décréta Plan-Crépin. Vivre sans cesse sous la coupe d’une gouvernante !

— Vous oubliez la grand-mère qui, elle, adorait l’enfant, si je m’en réfère à mes rapports, reprit le Commissaire. Quant à la mère, vous aviez vu juste, Madame, en lui supposant un cœur à mauvaises surprises. Un cardiologue dont Lecoq a relevé l’adresse la suivait et celui-ci va se rendre à son cabinet.

Langlois – qui avait fini par accepter un café ! – se leva pour partir. Aldo lui demanda :

— Puisque vous restez en contact avec Bruxelles, vous ne sauriez pas, par hasard, où est passé mon beau-père ? Apparemment, il n’est nulle part : ni à Zürich, ni en Autriche, pas davantage à Venise chez moi. Il aurait quitté Bruxelles, mais comme il ne se déplace plus qu’en avion, il doit bien avoir atterri dans un aéroport quelconque ?

— Sans aucun doute ! On va s’en occuper ! Bonne soirée !…

Au contraire de ce que l’on avait craint, l’invité d’honneur accepta assez facilement l’adjonction de deux couverts supplémentaires à « son » dîner. L’un était de l’Institut et l’autre une page d’Histoire ambulante grâce à ses ancêtres – outre le fait qu’il était parent de la maîtresse de maison – l’avait même rendu suffisamment compréhensif pour qu’il se laisse convaincre de s’introduire dans un smoking alors que le port d’une cravate était déjà, chez lui, le summum de la civilité puérile et honnête, ses goûts allant plutôt au costume de chasse vert bouteille et culotte de velours côtelé, de gros bas de laine et chemise à carreaux sous un pull-over à col roulé ou sans col, le tout portant fièrement les marques du temps et de longues errances à travers la nature :

— Tâchez que la tambouille soit aussi bonne que vous le prétendez et que l’hôtesse, elle, ne soit pas trop bécasse ! avait-il menacé en grimpant dans le taxi qui les emmenait. Sinon je croque les deux et je m’en vais !

Impavide, Hubert s’était contenté de hausser les épaules, pas inquiet pour un sou ! Il put même s’offrir un sourire ravi qu’il dispersa sur l’assemblée quand son homme des cavernes se cassa en deux pour baiser la main de son hôtesse dans toutes les règles de l’art : il n’avait pas dû pratiquer cet exercice plus de deux ou trois fois dans sa vie. Il est vrai que, même pour quelqu’un de prévenu, Amélie avait encore de quoi forcer l’admiration dans une de ces robes de « chantilly » à courte traîne, manches très longues et col épousant le cou jusqu’aux oreilles. Celle-là était d’un gris-bleu pastel faisant ressortir à merveille les émeraudes serties de diamants du collier et des boucles d’oreilles du même vert que les yeux souriants.

« Bon sang ! pensa Aldo qui connaissait cette parure, elle aurait porté un diadème qu’elle n’aurait pas l’air plus royal ! Elle est superbe… et j’espère que le résultat va l’être aussi ! »

Il n’y avait aucun doute à garder là-dessus. Même le plus malintentionné des observateurs n’eût rien trouvé à redire à l’échange de politesses auquel on se livra. Visiblement sous le charme, le monumental Lothaire fit preuve d’une courtoisie dont personne – pas même ceux qui pensaient le connaître ! – ne l’aurait imaginé capable.

— On se croirait à Versailles ! marmotta Hubert pour les seules oreilles d’Adalbert. Qu’est-ce qu’il lui prend ?

— C’est l’évidence même, répondit celui-ci avec un clin d’œil à l’adresse d’Aldo. Il vient de subir un coup de foudre, votre homme de Cro-Magnon. Et je subodore qu’il pourrait avoir du mal à s’en remettre !

— Ridicule ! souffla Plan-Crépin qui observait la scène, visiblement mécontente. C’est simplement un homme de bonne éducation qui n’a que rarement l’occasion de le démontrer ! Il en profite !

— Qu’est-ce que vous imaginiez ? Qu’il est troglodyte ? Qu’il est une réminiscence de la Préhistoire ? Sachez que…

Là, il dut s’interrompre. Tante Amélie faisait la présentation des « comparses » :

— … Marie-Angéline du Plan-Crépin, ma jeune cousine qui est aussi ma compagne. Si vous la connaissiez mieux, vous seriez surpris de l’étendue de ses connaissances…

— L’Italie de la Renaissance a connu un certain Jean de Plan-Carpin qui est allé jusqu’en Chine. Un cousin ?

— Nous remontons aux Croisades ! précisa l’intéressée.

— Lui aussi, peut-être… mais pas par la même échelle.

L’archéologie – département : l’Égypte ! – valut à Adalbert une considération certaine. Vaudrey-Chaumard n’y connaissait rien, en fit honnêtement l’aveu, ajoutant cependant que tous ces pharaons qui couchaient avec leurs sœurs – ce qui ne pouvait que dégénérer rapidement ! – et adoraient les animaux, à commencer par une vache, ne l’attiraient guère, mais qu’il admirait fort ceux qui réussissaient à comprendre quoi que ce soit dans cette ménagerie céleste !

« Vlan ! pensa Aldo, saisissant au passage le léger reniflement du “ spécialiste ”. Ça va être mon tour à présent ! »

Il se prépara à tendre le dos. Sage précaution !

— Oh, oh !… Un prince ! Et vénitien encore ! Autrement dit, avec quelques doges dans la famille…

— Trois, Professeur !… Dont l’un mena nos vaisseaux et nos soldats à une éclatante victoire…

… Et cela ne vous gêne pas de faire du commerce dans la demeure de tels gens ?

Aldo vit rouge, mais à cet instant Marie-Angéline fut secouée d’une violente quinte de toux qui obligea Aldo – elle était sa voisine – à lui taper dans le dos énergiquement. Cependant, avec un froncement de sourcils qui n’annonçait rien de bon, Mme de Sommières oublia l’obligatoire courtoisie d’une maîtresse de maison, pour attaquer :

— Je m’étonne, Monsieur le Professeur, qu’un homme de votre qualité puisse porter sur mon petit-neveu ce genre de jugement. Tout juste bon pour le bas-peuple… et les imbéciles ! Outre que Venise a conquis sa grandeur et sa richesse par les armes et le courage de ses navigateurs, le vulgaire « commerce », comme vous dites, ne saurait convenir au prince Morosini, expert reconnu dans le monde entier eu égard à sa science des joyaux historiques et…

— C’est plutôt cet ours mal léché qui est servi, souffla Marie-Angéline dont le nez frétillait d’aise en s’emparant du bras d’Adalbert. Voyons la suite !

La suite immédiate se fit attendre, tant le menu élaboré par le cordon-bleu maison absorba les attentions. Le premier service rompait résolument avec les habitudes. Au point que, prévenante, Eulalie fit annoncer par Cyprien :

— Salade de noix de coquilles Saint-Jacques, agrémentée de caviar et de girolles. Eulalie en a eu la révélation l’une de ces dernières nuits où elle cherchait en vain le sommeil2 . Elle prie Madame la marquise de bien vouloir goûter !

— Jamais de la vie ! brama l’invité. Il ne convient pas à une noble et belle dame de faire le métier de « tasteur » mais à un homme solide ! Donnez-moi ça !

Il s’en attribua une cuillerée digne de Gargantua qu’il engloutit avant de mâcher soigneusement sous les yeux des autres, qui luttaient courageusement contre le fou rire.

— Alors ? s’enquit Adalbert, apparemment le plus courageux.

— Humumum !… Divin ! Servez, mon garçon, servez ! Et s’ils n’apprécient pas, vous me donnerez leur part !

Ce fut alors le silence des dégustations. L’œil attentif de l’invité surveillait la diminution du mets que l’on arrosait d’un graves millésimé. Et quand on repassa le plat, Vaudrey-Chaumard s’adjugea tout ce qui restait en disant :

— On ne renvoie pas une telle merveille à la cuisine !

Le deuxième service fut le fabuleux vol-au-vent aux truffes et ris de veau qui épanouit Plan-Crépin. Comme il était rare qu’il ne fût pas apprécié, Eulalie avait vu grand. Il rencontra un succès amplement mérité.

L’appétit se calma un peu avec les pintades aux pommes de terre confites, mais – et bien que normalement il ne s’imposât pas – l’assortiment de fromages épanouit d’aise le gourmand qui déclara doctement :

— Un repas sans fromage est une jolie fille à qui il manque un œil !

Et, sur ce, d’attaquer… Le plateau avait été commandé par son hôtesse qui, sachant avoir affaire à un Comtois, était certaine qu’il était indispensable. Quant au choix abondant, c’était au cas où il n’aurait pas aimé le reste…

Vinrent les desserts variés accompagnés du champagne – deuxième nouveauté – qui avait fait son apparition avec le fromage :

— Le fromage est souvent lourd ! Les petites bulles aident à digérer !

Le grand Lothaire picora parmi les douceurs avant de demander que l’on veuille bien servir le café à table. Et s’en expliqua :

— Nous avons à parler, aussi mieux vaut, selon moi, ne pas rompre la chaude atmosphère dont nous enveloppe ce festin ! Qu’en pensez-vous, marquise ?

— Mais… ce sera avec bonheur ! accepta Tante Amélie qui aurait donné cher pour pouvoir se dégourdir les jambes.

Quant à la « chaude atmosphère », elle se demandait où il allait la chercher : on n’avait pas échangé trente paroles…

Plan-Crépin décida de s’en mêler et, de sa voix la plus suave, avança :

— Notre marquise est infiniment bonne et tient beaucoup à vous faire plaisir, Monsieur le Professeur, mais elle préférerait que nous passions au salon. Voyez-vous, elle prend un soin infini de ses serviteurs qui sont âgés… et je peux vous assurer que l’atmosphère ne changera pas.

Elle crut qu’il allait fondre :

— Comment songer, un seul instant, à contrarier une si charmante hôtesse ? Chez qui l’art de recevoir atteint des sommets inouïs !

Au sortir de table, il se précipita pour lui offrir son bras avec un sourire ravi.

— Je n’aurais jamais imaginé assister à pareil miracle ! souffla Hubert à Aldo tandis que l’on se dirigeait en cortège vers le jardin d’hiver où tout était préparé pour le rite du café. Notre homme des bois mangeant dans la main d’Amélie. C’est proprement impensable !

— Pourquoi donc ? Il est spécial sans doute, mais il ne manque pas de séduction ! Je trouve qu’ils ont des points communs tous les deux… Mêmes cheveux blancs touchés de roux pour Amélie, roux avec des flèches blanches chez lui, et mêmes yeux verts frondeurs ou franchement insolents selon l’éclairage !

— Mais Tante Amélie est plus âgée que lui !

— Ah ? Je me le demande ! En tout cas, vous allez pouvoir en tirer ce que vous voudrez.

— N’est-ce pas le principal ?

— Peut-être… oui ! Pourtant je m’interroge…

Il ne dit pas sur quoi, mais Aldo put l’entendre murmurer pour lui-même :

— Elle était sacrément belle… le vieux chameau ! Elle en garde encore de sacrés vestiges.

Plan-Crépin dont les oreilles possédaient une faramineuse puissance d’absorption avait entendu, elle aussi, et se rapprocha d’Aldo :

— Il ne va pas nous faire une crise de jalousie, celui-là ?

— Ce que peut faire ou ne pas faire mon illustre cousin me restera toujours marqué au coin du signe du mystère, ma chère enfant…

— Ça ne va pas, non ? Qu’est-ce qui vous prend de m’appeler votre chère enfant ? Vous savez l’âge que j’ai ?

— Non… et je m’en fous à un point que vous n’imaginez pas ! Vous êtes Plan-Crépin, un point c’est tout… Un modèle unique en son genre dont le moule est cassé mais qui, si j’en ai compris le mécanisme, renaît de ses cendres tous les quatre ou cinq siècles ? Ça devrait vous suffire ?

Émue, elle se haussa sur la pointe des pieds en s’appuyant sur son bras pour poser un baiser léger sur sa joue.

— En avant pour la conférence ! chuchota-t-elle.

Elle avait eu raison de plaider pour que l’on ne prît pas le café à table, le jardin d’hiver étant préparé au mieux pour les accueillir. Le fauteuil de rotin de Tante Amélie s’était subitement multiplié par trois avec leurs confortables coussins fleuris. D’autres plus modestes attendaient les moindres seigneurs. Sur une desserte, étaient disposés le service à café et des « ballons » de cristal. Sur une autre, des coupes de chocolats, des calissons d’Aix et des fruits, accompagnant des bouteilles vénérables et des boîtes à cigares évocatrices de pays lointains :

— Vous n’auriez pas voulu qu’on déménage cet attirail ? conclut l’incorrigible.

On s’installa. Le rite du café se déroula dans un silence quasi religieux puis, munis d’un ballon d’alcool vénérable, de cigares, de cigarettes, on en vint aux choses sérieuses. Aldo raconta sa visite à son notaire suivie du voyage à Grandson et de leurs conséquences, puis Marie-Angéline, le meurtre brutal de Mme de Granlieu dans Saint-Augustin, son propre enlèvement et pour la suite passa la parole à Adalbert, promu définitivement l’orateur de la famille.

Quand il eut fini, vint un silence que Vaudrey-Chaumard employa à réfléchir en suivant des yeux la fumée de son cigare, puis l’abandonna au bénéfice de son verre d’armagnac hors d’âge et se tourna vers Aldo :

— C’est le problème des rubis du fermail un peu trop nombreux pour votre goût qui vous tracasse ?

— Pas mon goût ! L’Histoire !

— Comme vous voudrez. Votre beau-père les possède. Or celui que l’on vous a donné est exactement semblable ?

— L’ayant eu sous ma loupe en même temps que ceux de mon beau-père, je suis formel ! Ils sont strictement identiques ! D’où ma perplexité. D’où viennent-ils ?

— Des coffres du Vénitien Toscari, venu à Bruges pour la fête du Saint-Sang, mais surtout pour les proposer au duc Philippe de Bourgogne qui lui semblait seul capable de les apprécier et de les payer à leur juste valeur. Il était le Grand-Duc d’Occident. Nul, en Europe, ne l’égalait. C’était en l’année 1421…

— 1421 ? coupa Aldo, surpris. Je pensais qu’il les avait acquis douze ans plus tard, en 1433, à l’occasion de la naissance de son fils…

— Vous ne vous trompiez qu’à moitié : c’était effectivement au moment de la naissance d’un fils… mais pas celui-là !

— Le Grand Bâtard Antoine ? Mais pourquoi ? Il avait déjà le Grand Bâtard Corneille…

— … qui n’a pas vécu très vieux ! Et si vous me laissiez raconter ? explosa soudain le conférencier.

— Je vous en prie !…

— Hum !… La mère du jeune Antoine, Jeanne de Presle, était une femme ravissante. Sûrement l’une des deux ou trois qu’il a aimées, et le garçon était superbe. Philippe a donc acheté les rubis…

— … pour les lui offrir ! s’écria Plan-Crépin en joignant les mains avec extase. Une belle histoire d’amour ! Pas étonnant…

— Ce qui ne le sera pas non plus, c’est mon départ à la prochaine interruption ! tonna le redoutable Lothaire. Une histoire d’amour, vous n’avez que ça dans la tête, vous, les femmes ! Il y a du vrai d’ailleurs. Je vous ai dit qu’il aimait Jeanne de Presle… mais pas au point de s’oublier lui-même. Or les rubis étaient vraiment sublimes. Elle les adorait, mais lui aussi. Alors il lui en a donné la moitié.

Il s’interrompit pour jouir de l’étonnement de son public, mais Aldo eut vite saisi :

— Vous voulez dire… qu’il en aurait acheté six ?

— Exactement ! Cela créait entre lui et sa maîtresse un lien supplémentaire, toutefois il stipulait que, dans la suite des temps, les rubis soient transmis surtout par les femmes et ne soient pas montés autrement que sur une chaîne et séparés. Voilà comment, parvenus chez le baron de Keers, celui-ci, à l’heure de sa mort, a préféré en donner un à chacune de ses trois filles. Il s’est trouvé que l’aînée fut demandée en mariage par le baron Hugo von Hagenthal qui, comme tous ceux de son nom, descendait par voie plus ou moins bâtarde d’Antoine de Bourgogne qui fut le fidèle entre les fidèles de son jeune demi-frère le Téméraire – auquel d’ailleurs il ressemblait assez. Jusqu’à la dernière bataille il est resté son meilleur chef de guerre. C’était un fort grand seigneur et une âme noble…

— Qu’est-il devenu après le désastre de Nancy ? demanda Aldo. Il a rejoint la jeune duchesse Marie, l’unique héritière et sa nièce ?

— Non. Il a été fait prisonnier et racheté pour douze mille francs par le duc René de Lorraine. Il lui a été autant dire enlevé sous le nez par le roi de France.

— Pour l’emprisonner, je suppose ?

— Oh, que non ! Pour le rendre à la France. Louis XI, qui était peut-être avec Henri IV le meilleur de nos rois, avait une haute idée de ce sang-là qui était le sien. Par son père Philippe de Bourgogne qui descendait en droite ligne du roi Jean II, dit le Bon, Antoine en était imprégné comme lui-même… En outre, Marie de Bourgogne allait épouser Maximilien d’Autriche, joli garçon sans doute, quoique trop ami des fêtes alors qu’il devait coiffer la couronne d’empire. Antoine aimait bien sa nièce, mais refusait de devenir autrichien.

— Qu’en a fait Louis XI ? intervint Mme de Sommières.

— L’un de ses meilleurs conseillers, un comte de Grandpré, et s’il ne l’a pas légitimé, c’est que la mort l’en a empêché. C’est donc son successeur Charles VIII qui s’en est chargé. Que dire encore ? Qu’il a eu cinq enfants de son épouse Jeanne de la Vieville dont un fils héritier de sa première seigneurie de Beveren, et deux autres fils par voie bâtarde…

— C’était une vocation chez lui ? ironisa Aldo.

— À cette époque, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Les enfants adultérins, nés de l’amour, étaient souvent plus beaux que les enfants légitimes. Et, dans le cas qui nous occupe, il se trouve que cela en a : les barons de Hagenthal descendent de cette lignée parallèle…

— Mais ils sont quoi au juste ? Autrichiens, allemands, suisses ?

— C’est selon !

— Pouvons-nous espérer une explication ? s’impatienta Plan-Crépin qui trouvait le temps long.

— Du calme ! intima la marquise. On n’interrompt pas un Professeur qui a l’obligeance de se donner la peine d’éclairer notre lanterne. Par conséquent, on se tait !

— Merci ! Je vais faire en sorte d’être aussi clair que possible ! Pour en revenir à ce qui nous occupe, je dirai que les Hagenthal ont choisi l’empire Habsbourg jusqu’à une date relativement récente où les deux dernières branches se sont séparées : le vieux baron Hugo, écœuré par les sévices infligés à Venise durant l’occupation autrichienne par son grand-père, a demandé la nationalité suisse et légèrement modifié son nom. De von Hagenthal, il est devenu de Hagenthal tout simplement, mais voué au souvenir du Téméraire, il a acheté sa demeure de Grandson et, en dehors du rubis qu’il tenait de sa femme, qu’il a voulu offrir au prince Morosini en une sorte de prix du sang, il a légué le reste de sa fortune à son filleul et cousin Hugo de Hagenthal… qui a choisi de devenir suisse, lui aussi !

— Le père n’a pas protesté ? demanda Adalbert.

— Non, mais la haine entre eux est devenue inexpiable !

— Pourquoi ?

— Hugo soupçonne son père d’avoir tué sa mère, mais de cela nous n’avons aucune preuve. En outre, tous les deux seraient amoureux de la même jeune fille, Marie de Regille, et, bien sûr, tous deux voudraient l’épouser ! Évidemment elle préfère Hugo bien que le père ne soit pas sans séduction, mais le fils a pour lui sa jeunesse, son caractère chevaleresque et cette espèce d’auréole que crée une ressemblance illustre…

— … Il ressemble au Téméraire ! lança Aldo dont le regard s’attachait sur Marie-Angéline, soudain figée…

— Comment le savez-vous ?

— Une idée comme ça !

— Alors disons que vous avez le don de double vue ! En effet, il lui ressemble, quoique, selon l’éclairage, il tirerait plutôt du côté du Grand Bâtard.

— Et vous nous apprenez, reprit Aldo soudain sévère, que son père veut lui aussi prendre pour épouse Marie de Regille ? Il ne manque pas d’audace. Savez-vous où il se trouve en ce moment ? Il est à Bruxelles, et, pour être plus précis, à Uccle où habite sa « fiancée », Agathe Timmermans, ex-baronne Waldhaus et unique héritière de la reine du chocolat belge ! Intéressant, non ?



1 Voir, du même auteur, La Chimère d’or des Borgia.

2 L’ange visiteur devait être un ancêtre de Joël Robuchon… à qui j’ai emprunté la recette dans Le Plus Simple et le Meilleur de Joël Robuchon, Livre de Poche.

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