TROISIÈME PARTIE LE TRICENTENAIRE

9 Un mot magique…

Tandis qu’Hubert de Combeau-Roquelaure et Adalbert raccompagnaient l’invité à son hôtel, le Prince de Galles, Aldo avait choisi de rester afin de tenir compagnie à Tante Amélie. La mine soudain fermée de Plan-Crépin lui laissait supposer qu’elle pourrait avoir besoin d’aide.

En effet, à peine la grille de la maison se fut-elle refermée que la jeune femme, après avoir annoncé qu’elle allait chercher un mouchoir, s’enfuyait – le terme n’était pas trop fort ! – vers sa chambre, dont la porte pour une fois ne claqua pas derrière elle.

— Je n’aime pas cela ! commenta Aldo. Une bonne colère ferait davantage mon affaire !

— La mienne aussi. Je ne crois pas me tromper en disant qu’elle souffre… et je me retrouve désemparée. Que dire ?… Que faire ?… À quoi m’accrocher pour lui apporter de l’apaisement ? C’est facile d’habitude avec son caractère emporté : elle réagit au quart de tour ! Mais là… cette sortie morne, silencieuse et comme accablée !… J’espère qu’elle n’irait pas jusqu’à…

— Non ! Ne pensez pas à ça ! Elle est trop fière pour en arriver à cette extrémité… et trop pieuse aussi !

— Oh, je sais, mais comment être certaine avec ce genre de nature que l’on n’imaginerait jamais aussi passionnée…

— Mais évidemment que si, elle l’est ! Et pour tellement de raisons ! Je ne connais pas d’esprit plus universel que le sien !

— Je sais ! Pourtant je ne peux m’empêcher d’avoir peur et…

— Buvez de votre panacée habituelle ! Rien de tel que le champagne ! D’ailleurs…

Empoignant d’une main un rafraîchissoir contenant une bouteille encore intacte et deux flûtes de l’autre :

— J’y vais ! Quitte à la faire boire de force, je lui arracherai ses idées noires de la tête ! Et puis in vino veritas !

— Oui, mais si tu la soûles et qu’elle ne puisse aller à la messe…

— Faudrait savoir ce que vous voulez, Tante Amélie ! Au diable…

— Arrête ! cria-t-elle. Songe à ce que tu allais dire !

Elle s’était précipitée sur lui pour lui appuyer la main sur la bouche et, du coup, il se mit à rire :

— Je vous promets un acte de contrition !

Il partit en courant, escalada les marches quatre à quatre et ne freina que devant la porte de Plan-Crépin. Fermée, bien sûr :

— C’est moi, Angelina ! Il faut que je vous parle !

— Pas moi, Aldo ! Laissez-moi tranquille, je vous en prie !

— Oh, que non ! J’ai les mains occupées, mais vous n’imaginez pas ce que je peux faire avec mes pieds ! Alors ouvrez ou vous aurez droit à une démonstration !

Afin de mieux la convaincre, il leva une jambe… et faillit s’étaler parce que le battant s’ouvrait au moment où il s’apprêtait à frapper. Il glissa sur le tapis, fit une embardée, mais réussit finalement à retrouver son équilibre. Or, on n’y voyait guère, l’électricité étant éteinte et les rideaux tirés.

— Allumez ! Sacrebleu !

À son soulagement, il se retrouva assis sur le lit sans avoir rien cassé et le regretta presque puisque, selon les esprits éclairés, briser du verre blanc porte bonheur ! Restait à savoir si ça marchait aussi avec le cristal !

— Dieu que j’ai eu peur ! exhala-t-il. Tenez ! Débarrassez-moi de ça, ajouta-t-il en offrant le seau à Plan-Crépin qui, debout devant lui, les bras croisés sur le grand châle de laine noire dont elle était drapée, ressemblait à Melpomène, la muse de la tragédie.

— Que voulez-vous que j’en fasse ?

— À votre avis ça sert à quoi, ce matériel ?

Elle enleva le récipient qu’elle posa sur une table, puis recroisa les bras avec un sourire amer :

— Vous n’auriez pas jugé urgent, par exemple, de venir prendre une cuite avec moi ?

— Quel langage !

— Entre vous et Adalbert, j’ai de bons professeurs ! Cela dit, que voulez-vous ?

— Simplement causer… comme si vous étiez ma petite sœur !

— Ne jouez pas ce jeu avec moi, Aldo. J’ai passé l’âge des enfantillages !

— Ne dites pas de sottises ! Il ne meurt jamais, l’enfant que nous portons en nous. Ce qui manque, c’est le giron maternel quand on a du chagrin.

Tout en parlant il avait débouché la bouteille, rempli les verres, lui en tendit un :

— Trinquons !… Rien que pour me faire plaisir !

Puis plus doucement :

— Vous ne voulez pas m’en dire un peu plus ? Juste un tout petit peu ?

— Quoi, par exemple ?

— Votre sortie de prison, quand vous êtes tombée de la lucarne ! Vous ne me ferez pas croire que vous n’avez rien vu, rien entendu, rien remarqué ?… À part évidemment le coup qui a frappé Sauvageol !…

Elle hésita, livrant visiblement un combat contre elle-même :

— Votre parole que vous n’allez pas le raconter à Langlois ?

Presque aussitôt, elle eut un mouvement de recul devant le visage glacé, hautain, qu’il lui opposait. Il avala le contenu de sa flûte, la reposa et lui tourna le dos :

— Gardez vos secrets, Mademoiselle du Plan-Crépin !

— Pardonnez-moi, Aldo ! Les mots on dépassé ma pensée ! Mais voyez-vous, c’est la première fois qu’il m’arrive une chose pareille ! Et que faire pour vous convaincre, sinon…

À son tour elle vida sa flûte d’un trait :

— Pour recevoir la sainte communion, il faut être à jeun depuis minuit ! Ça vous va ?

— Si seulement j’étais certain que vous irez à Saint-Augustin ! À propos, pourquoi ne pas nous y rendre tous les deux ?

— Mais c’est qu’il serait capable de le faire !

Elle reprit alors son verre, le remplit, le vida jusqu’à la dernière goutte avant de l’envoyer d’un geste furieux se briser contre la cheminée avec une violence qui la surprit elle-même, mais qui la libéra. Les deux mains plaquées sur le visage, elle se laissa tomber à genoux, secouée de sanglots.

D’abord surpris, il n’essaya pas de la relever, mais s’accroupit auprès d’elle et l’enveloppa de ses bras. Elle voulut le repousser, mais n’en eut pas la force. Il la laissa pleurer en lui caressant les cheveux puis, délicatement il se releva en l’entraînant afin qu’ils se retrouvent assis au bord du lit ; les sanglots d’ailleurs se calmaient et il la garda contre lui, attendant qu’elle lui rende le mouchoir qu’il lui avait glissé entre les doigts. Après seulement il demanda :

— Cet homme qui vous avait fait promettre de ne jamais parler de lui, c’est votre sauveur, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! Ce n’était pas très difficile à deviner, mais je ne voudrais pour rien au monde ajouter à ses soucis…

— Apprenez-moi au moins comment cela s’est passé ? Si vous vous en souvenez…

— Difficile à oublier ! Je me suis donc cognée à la lucarne et j’ai dévalé la pente du toit… pour me retrouver sur l’encolure d’un cheval où m’installaient les deux mains qui m’avaient attrapée. Bien qu’il soit si proche de moi, je ne voyais pas le cavalier, puisque je lui tournais le dos. Derrière nous, j’ai entendu des coups de feu et je lui ai demandé si on le poursuivait, mais il m’a répondu que non, puis il s’est inquiété de savoir si je ne craignais pas le galop. Je lui ai appris que je savais monter :

« — Alors autant ménager Pirate ! a-t-il dit en me déposant à terre pour m’aider à remonter en croupe, et nous sommes repartis.

« La nuit était totale, mais le chemin n’était pas long : cinq minutes au petit trot et nous arrivions dans ce que j’ai pensé être une ferme à toit plat. On s’y est bien occupé de moi et je suis restée le temps que… mon sauveur apprenne que l’on me recherchait par voie d’affiches. Il a dit qu’il fallait partir et est allé sortir une camionnette comme on en voit partout, m’a fait monter dedans et m’a conduite au couvent de l’Annonciade où vous m’avez récupérée, vous et Adalbert. Vous connaissez la suite….

Aldo comprit qu’il n’en apprendrait pas davantage et, de toute façon, il en savait assez. Aussi se contenta-t-il de remarquer :

— Une camionnette, c’est nettement moins romantique qu’un destrier, surtout quand il s’appelle Pirate ! Mais on fait avec ce qu’on a !

Personne ne dormit beaucoup cette nuit-là…. Ou plutôt ce qu’il en restait ! Mais si quelqu’un avait caressé l’idée d’un lever un peu tardif, il dut y renoncer : au lieu de rentrer discrètement de Saint-Augustin, ce qui donnait à la cuisine le signal du petit déjeuner de Mme de Sommières, Plan-Crépin claqua la porte, embouqua l’escalier comme si elle avait le feu aux trousses, cria à Cyprien de sortir Son Excellence de son lit et finalement atterrit au pied de celui de sa patronne où, ôtant son chapeau pour s’en éventer, elle lâcha :

— Nous avons du nouveau ! Quand le médecin légiste en aura terminé avec l’autopsie de la pauvre Isoline, son corps sera rapatrié en Angleterre et l’avenue Vélasquez vendue… ainsi sans doute que le château du Jura ! Et voilà comment on raye une antique et noble famille de la carte de France !

— Je serais étonné que cela se passe si aisément ! fit Aldo. Et la loi alors ? Il y a une héritière, la jeune Gwendoline qui, étant mineure, devra être pourvue d’un tuteur et d’un conseil de famille…

— Je suis de ton avis. Cette procédure me semble rapide ! reprit Mme de Sommières. Il paraît que l’enfant aime beaucoup Granlieu ! En outre, son père et quelques ancêtres y attendent la résurrection.

— Ce doit être le côté britannique de la tribu qui doit se ficher éperdument…

— Mais sûrement pas la Police française. Deux morts subites, l’une par meurtre et l’autre pour le moins suspecte, ce serait étonnant que Langlois laisse ces gens régler la question à leur manière, renchérit Aldo. Surtout après la mort de l’inspecteur Sauvageol qui lui reste en travers de la gorge. Vous pouvez être certaines qu’il ne lâchera pas pied tant qu’il n’aura pas démêlé toute l’histoire ! Je jurerais que château et logis vont se retrouver sous séquestre….

— Mais cette malheureuse ne devait-elle pas se remarier ? demanda Mme de Sommières en grignotant un croissant.

— Si. Et c’est là que l’affaire devient intéressante, dit Marie-Angéline avec satisfaction : ledit fiancé, qui était en Autriche au moment de la mort, est arrivé hier au soir afin de veiller à ce que l’hommage funéraire soit digne de celle qui partait. Il a déclaré qu’il l’accompagnerait jusqu’à sa dernière demeure.

— C’est qui, celui-là ? interrogea le Professeur Hubert que le vacarme avait tiré du lit en robe de chambre brodée de la harpe celtique et mules en vernis noir longues comme des poulaines.

— Il ne s’en cache pas : c’est le baron Karl-August von Hagenthal…

— C’est encore de Saint-Augustin que vous sortez ça, Plan-Crépin ?

— Par l’entremise d’Eugénie Guenon. Il se trouve que sa patronne, la princesse Damiani, connaissait la jeune Mme de Granlieu depuis l’enfance !

— Et elle l’a confié à sa cuisinière ? s’étonna Aldo.

— Oh, elle a même fait beaucoup mieux ! Elle a chargé Eugénie d’un message pour moi car, naturellement, elle est au courant de mon aventure jurassienne : « Surtout évitez d’entrer en relation avec ce personnage ! »

— Pourquoi ?

— Elle n’en sait rien. C’est son intuition qui l’incite à cette mise en garde !

— Eh bien, vous la remercierez, Plan-Crépin, soupira la marquise. Il serait peut-être intéressant de la fréquenter, surtout au cas où elle aurait, elle aussi, son petit club de renseignements privés ! En tout cas, il me paraît urgent d’inviter le Professeur Vaudrey-Chaumard à de nouvelles agapes ?

— Oh, il y compte bien, ricana Hubert. Il ne verrait même aucun inconvénient à ce qu’on lui offre un rond de serviette !

— La cuisine maison accomplit des miracles, dirait-on ?

Hubert se permit une affreuse grimace, renifla, se moucha et finalement lâcha avant de battre en retraite :

— Ce serait trop beau ! Je ne crois pas me tromper en révélant que cet imbécile est en train de tomber amoureux de vous, Amélie ! Est-ce assez ridicule ? Il aurait dans l’idée de vous convier à un séjour idyllique dans son château des brouillards que je n’en serais pas autrement étonné !

— À condition qu’il nous y convie aussi, Adalbert et moi ! Mettez-lui dans la tête que l’on se sépare le moins possible ! précisa Aldo.

— En attendant, pria Tante Amélie, je vous saurais gré d’avoir l’obligeance de me rendre l’exclusivité de ma chambre. Sauf Plan-Crépin bien sûr !

Elle fut obéie dans l’instant. Le Professeur regagna ses quartiers, tandis qu’Aldo s’emparait du téléphone pour demander à Langlois une « audience en urgence », apprit qu’il pouvait se présenter à onze heures, puis appela Adalbert pour venir le chercher.

— Je pensais justement qu’on ne serait pas mal inspirés d’aller lui toucher un mot de tout ça ! répondit celui-ci. Tu vois…. J’aurais vraiment de la peine s’il arrivait quoi que ce soit à Louise Timmermans ! Son amitié à elle était sincère et la mienne plutôt intéressée, et j’ai des remords.

À l’heure convenue, ils pénétraient dans le vaste bureau du grand patron du 36, quai des Orfèvres. Celui-ci était au téléphone. Il leur fit signe de s’asseoir, acheva brièvement sa conversation, raccrocha pour redécrocher aussitôt :

— Sauf absolue nécessité, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte !

Au ton employé, les deux visiteurs se regardèrent : Langlois était, une fois de plus, d’une humeur de dogue ! Mais dans les circonstances présentes, on ne pouvait guère s’attendre à voir refleurir son sourire tant qu’il ne tiendrait pas son assassin.

— Qu’est-ce qui vous amène encore ? maugréa-t-il.

Ils sentirent qu’il aurait préféré les envoyer au diable. Adalbert prit la parole :

— On voudrait vous entretenir de l’affaire de l’avenue Vélasquez. Mme de Granlieu serait morte de peur ?

— Exact ! L’autopsie n’a rien révélé d’autre qu’un cœur fragile ! C’est un accident !

— Et vous y croyez, vous, à cet accident ? demanda Aldo. Il a forcément dû être provoqué par quelque chose… ou par quelqu’un ?

— Son visage reflétait une réelle épouvante mais aucune main ne l’a touchée.

— Ah ! Et qu’en dit l’homme qu’elle s’apprêtait, paraît-il, à épouser ?

Langlois fronça les sourcils :

— Où voulez-vous en venir ?

— À ceci : je ne sais pas quel est votre point de vue là-dessus, mais nous autres, simples particuliers, trouvons étrange qu’une femme sur le point de convoler profite de l’absence de son bien-aimé pour trépasser d’un banal cauchemar… ce que j’ai peine à croire ! Et même si une personne bien attentionnée est venue lui apprendre que le fiancé en question devait convoler aussi avec une autre ? Cela n’a jamais suscité l’épouvante !

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Pas encore un Requiem mais ça pourrait venir, jeta Aldo sèchement. Cette malheureuse allait épouser le baron von Hagenthal qui, au moment crucial, était sans doute auprès de sa seconde promise, Agathe Timmermans.

— Cela ne signifie pas que ce soit le même. À ma connaissance ils sont trois – ou plutôt ils étaient trois puisque l’un d’eux est mort dans vos bras, Morosini, mais il en existe peut-être d’autres ?

— Sûrement pas ! On le saurait ! Ils sont deux, le père et le fils : le baron Karl-August von Hagenthal et le baron Hugo de Hagenthal.

— Pourquoi cette différence, s’ils sont père et fils ?

— Parce que Hugo, héritier du vieux baron qui avait… helvétisé son nom en raison de l’horreur que lui inspirait le massacre d’un Morosini quand Venise était aux Autrichiens, en a fait autant. Lui et son père se haïraient à propos d’une jeune fille dont ils seraient amoureux tous les deux.

— Quelle nationalité ?

— Française et même comtoise.

Langlois se renversa dans son fauteuil en tenant son stylo par les deux bouts :

— Un vrai conte de fées ! De qui le tenez-vous ?

— D’un professeur au Collège de France qui habite d’ailleurs dans le coin. Il en sait plus long sur le Téméraire et ses trésors que tous les historiens d’Europe réunis.

— Collège de France ? Votre cousin, le druide ?

— Non. Un collègue à lui spécialisé sur le XVe siècle, et surtout les relations entre la France et les États de Bourgogne. De plus, et ce n’est pas le moins intéressant, il est natif de la région de Pontarlier où il a sa propriété de famille qu’il partage avec sa sœur. Mais ce n’est pas lui qui nous amène…

— C’est bien dommage, car moi il m’intéresse beaucoup, votre bonhomme. Mais on y reviendra ! Que vouliez-vous en débarquant ici sur les chapeaux de roues ?

— Vous demander de faire surveiller étroitement Mme Timmermans par la Police belge.

— Vous la soupçonnez de quoi, la malheureuse ?

— De rien ! Justement, embraya Adalbert. En revanche, on redoute ce qui risque de lui arriver.

— Et c’est ?

— De subir le sort de Madame… je devrais dire Mesdames de Granlieu dans un laps de temps plus ou moins rapproché !

— Comment voyez-vous les choses, Morosini ?

— Laissez parler Adalbert ! C’est un bien meilleur conférencier que moi et, en outre, il a de l’amitié pour Mme Timmermans. Moi aussi évidemment : elle m’a sauvé la vie en empêchant son gendre de m’embrocher tout vif ! Mais écoutez plutôt Adalbert !

Ce fut vite fait. Pour celui-ci le doute n’était pas possible. C’était Karl-August l’assassin de Saint-Augustin, lui encore qui avait organisé l’enlèvement de Plan-Crépin afin de s’approprier l’un des trois gros rubis. Alors qu’il avait déjà posé des jalons pour s’assurer le deuxième : celui de Mme Timmermans.

— Il l’a déjà, si je vous ai compris, puisque l’ex-baronne Waldhaus l’a volé pour lui ?

— Juste ! Aussi Isoline de Granlieu ne lui sert plus à rien, alors qu’épouser Agathe Timmermans lui vaudrait une sacrée fortune à la mort de sa mère.

— Votre raisonnement se tient assez, mais pourquoi supprimer la reine du chocolat belge puisqu’il doit posséder à présent deux des trois rubis ? Elle n’a pas le troisième.

— Celui-là, c’est moi qui l’ai, coupa Aldo, et mon beau-père me tanne pour que je lui vende !

— Et si Hagenthal tue sa belle-mère cela ne vous incitera pas à le lui céder. Donc c’est vous qui…

— … c’est moi qui serai en danger mais cela ne sauvera pas Louise Timmermans. Vous oubliez que notre meurtrier – qui, entre parenthèses, doit être aussi celui de Sauvageol ! – est amoureux de la même jeune fille que son fils.

— Autrement dit, conclut Adalbert, il devrait se passer pas mal de choses en Franche-Comté, et c’est ce dont nous allons nous occuper, Morosini et moi. Voici la raison pour laquelle nous aimerions que vous vous chargiez de faire protéger Louise. Nous, nous n’avons aucune chance d’impressionner la Police royale. En particulier la personne de son chef qui, d’autorité, a pris Morosini dans le nez ! Alors…

— Entendu ! Je ferai ce que je pourrai ! Vous n’avez toujours pas retrouvé votre beau-père, Aldo ?

L’emploi de son seul prénom fit plaisir à l’intéressé. Cela signifiait que les relations avaient retrouvé leur harmonie un moment écornée.

— Aucune et cela ne laisse pas de m’inquiéter ! Ce qu’il a subi l’automne dernier devrait l’inciter à plus de prudence, mais depuis qu’il a acheté ce fichu avion, on dirait qu’il passe son temps à sillonner le ciel sans juger utile d’en avertir qui que ce soit !

— Ne vous tourmentez pas trop ! Un avion, c’est un peu comme un train : s’il a un accident, tout le monde le sait immédiatement ! Quant à Mme Timmermans, je vais voir ce que je peux faire…

On l’en remercia chaleureusement !

Or, quand ils regagnèrent la rue Alfred-de-Vigny, ce fut pour y découvrir ledit Kledermann causant tranquillement avec Tante Amélie.

— Regardez qui nous arrive ! s’exclama celle-ci, visiblement ravie.

Aldo ne partagea pas ce ravissement :

— Où étiez-vous passé, bon sang ? On vous cherche partout…

— … et même, ajouta Adalbert on vient de mettre la PJ à vos trousses. On n’a pas idée de disparaître sans avertir personne !

— On ne sait jamais sur qui tombe l’avertissement par les temps que nous vivons ! riposta Kledermann, pas autrement ému. Et vous devriez me remercier, Aldo, je vous apporte une lettre de votre femme !

— Lisa ?

— Vous en voyez plusieurs ?

— Je voulais dire : vous êtes allé à Vienne ?

— Mais non ! À Rudolfskrone ! Le seul endroit que je connaisse au monde où quelqu’un d’aussi perturbé que Mme Timmermans puisse espérer jouir d’un véritable repos !

— Vous l’avez emmenée chez Grand-mère ? Et sans m’en informer ? Alors que sans doute vous ne vous êtes pas lancé dans l’opération sans en toucher un mot à ce flic belge qui ne rêve que de me mettre le grappin dessus ? s’écria Aldo, hors de lui.

— Du calme, mon garçon ! pourquoi voulez-vous que je me confie à ce petit bonhomme atrabilaire ? Quand je prie, c’est à Dieu que je m’adresse ! Aussi, je suis allé à Laeken, voyons !

— Voir le roi Albert ? relaya Adalbert tout en tapant dans le dos d’Aldo en train de s’étrangler. C’est la moindre des choses !

— Pour moi, oui ! Je connais la famille depuis longtemps et je peux vous assurer que nul n’ira perturber cette pauvre et charmante dame que vos femmes ont accueillie à bras ouverts. Quant aux enfants, ils ont eu le coup de foudre pour Cléopâtre !

— Mais la seule dangereuse, c’est sa fille ! hurla Aldo. Et elle doit déjà être au courant… si même elle n’a pas encore débarqué à Ischl escortée de l’assassin qu’elle va pouvoir épouser en lui apportant en dot le deuxième rubis ! C’est elle qui l’a volé dans la chambre de sa mère !

Épouvanté, il se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à fourrager à deux mains dans ses cheveux afin de leur donner un autre dérivatif que de se jeter à la gorge de son beau-père pour l’étrangler comme il en mourait d’envie. Aussi Mme de Sommières jugea-t-elle qu’il était temps de s’en mêler. Tandis que Kledermann s’éclipsait prudemment, elle tira une chaise, s’assit près de son neveu après avoir fait signe aux autres de s’éloigner. Une main sur son épaule, elle laissa le silence jouer son rôle apaisant, puis :

— C’est toi qui aurais grand besoin d’un peu de repos, mon petit ! Mais tu as tort de te mettre dans cet état. Moritz n’est pas fou...

— Si vous le dites…

— Tu en conviendras certainement quand tu auras lu la lettre de Lisa, continua-t-elle en glissant dans sa main l’élégante enveloppe bleu pâle dont il s’empara avec une avidité mêlée de lassitude, pensant à ce que sa femme lui disait parfois : « On ne devrait jamais quitter Venise !… »

À peine y eut-il jeté les yeux que le pouvoir apaisant de sa « Suissesse » joua pleinement :

« Sans en avoir la moindre idée, notre cher notaire t’a fourré dans une situation impossible, écrivait Lisa, mais il n’y a aucune raison pour que toi et ton “ gang ” n’en sortiez pas avec les honneurs de la guerre ! Je te rassure tout de suite : sa subite passion pour l’aviation n’a pas rendu Papa complètement fou et il a tout organisé avec un soin méticuleux. Fais-lui confiance !… Quant à la reine du chocolat belge, c’est un amour mais un amour malheureux qui se ronge les sangs pour sa fille ! Elle saura jouer son rôle. Fais-en autant mais reviens-nous vite ! J’ai de plus en plus de mal à supporter ton absence bien que, cette fois au moins, j’aie le sentiment de participer au scénario, et je retrouve un peu les sensations d’une certaine Mina… »

Aldo replia la lettre, la mit dans sa poche et soupira :

— Merci, Tante Amélie. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous !

— Et moi donc ! Je devrais dire : et nous donc ! Cette vie agitée est devenue aussi indispensable à Plan-Crépin que les rayons du soleil… et j’ai honte d’avouer que j’ai des difficultés à lui donner tort !

— À propos de tort, il devrait être temps pour moi de présenter mes excuses à Moritz !

— N’en fais pas trop ! Je ne crois pas me tromper en pensant qu’il ne s’est jamais autant amusé.

— Mais comment donc ! Un rien l’amuse à présent ! Deux ou trois cadavres, une paire d’ailes sur le dos et le voilà aux anges ! C’est remarquable, ce qu’il est facile à distraire !…

— Aldo ! reprocha doucement Tante Amélie. Tu me fais de la peine et tu t’en fais aussi ! Je ne t’ai jamais vu comme cela ?

— Cela prouve qu’il y a un commencement à tout !

Elle ne répondit pas et il ne s’aperçut qu’elle était sortie que quand une roborative odeur de pipe vint chatouiller ses narines. De fait, Vaudrey-Chaumard avait pris sa place et le regardait en tirant paisiblement sur sa bouffarde. Il se releva aussitôt.

— Ne vous dérangez pas pour moi ! fit l’arrivant d’un ton placide. Je suis seulement venu vous inviter !

— À quoi ?

— À un petit séjour chez nous près d’un beau lac jurassien. Rien de tel qu’un peu d’altitude quand vous prend l’envie d’envoyer promener le monde entier ! Je me dois de préciser que nous fêtons le troisième centenaire de notre vieille maison et que tout le pays sera là. Ce sera une fête mémorable !

— Merci ! Je vous suis très reconnaissant mais…

— Stop ! Autant vous prévenir tout de suite que les autres ont déjà accepté !

— Les autres ?

— Nos hôtesses, votre ami Vidal… machin et même ce vieux crampon d’Hubert qui voit des druides partout ! Il n’aura de cesse d’avoir déniché un brin de gui pour nous prouver qu’il a raison. Cela posé : le pays est magnifique, ma demeure des plus confortables, ma bibliothèque digne d’intérêt, ma sœur Clothilde beaucoup plus fréquentable que moi… quoiqu’un peu bavarde, et si notre cordon-bleu maison n’atteint pas les hauteurs du vôtre mais se défend honorablement avec les produits du terroir… elle n’a encore jamais empoisonné personne ! Notre belle Comté vous sera bénéfique… Le printemps y est superbe et suscite de nombreuses fêtes dont la nôtre !… Et puis, acheva-t-il en baissant la voix jusqu’au chuchotement, nous pourrions peut-être parler tous les deux du trésor ?

Même quand on se croit blasé, il y a des mots qui font « tilt ». Aldo dressa l’oreille :

— Le trésor ?

— Chut, sacrebleu ! Depuis des années j’ai quelques idées à son sujet et j’aimerais en discuter avec vous… mais avec vous seul ! Alors vous l’acceptez, mon invitation ?

Aldo ne put s’empêcher de rire :

— Vous faites entendre la trompette à un vieux cheval de bataille et vous vous doutez qu’il ne va pas s’enfuir en courant. Allons admirer le printemps jurassien ! Ce sera avec plaisir… avec ou sans trésor !

— J’ai l’impression que vous n’y croyez pas ?

— J’admets que le mot lui-même fasse toujours son petit effet quoiqu’il ait été passablement galvaudé et que je sois placé aux premières loges pour le savoir ! Quel trésor, d’abord ?

— Celui du Téméraire naturellement !

— Et vous voulez que j’avale ça ? Soyons sérieux ! Nous savons l’un et l’autre ce qu’il en est advenu…

Sa pipe s’étant éteinte, Lothaire la ralluma paisiblement, recommença à tirer dessus et enfin lâcha :

— Je ne parle pas du monceau dispersé à travers les Cantons après Grandson… et même après Morat, bien qu’il restât encore de quoi attiser les appétits ! Je parle de ce que le Grand Bâtard Antoine a pu sauver et rapporter au duc lorsqu’il est revenu à Salins…

— … et qu’il a dû se hâter de convertir en or pour racheter des soldats, des armes…

— Non ! coupa le Professeur, soudain sérieux. Cela comportait certains objets de sa chapelle, quelques bijoux et surtout le fameux diamant pyramidal sans lequel le fermail aux « Trois Frères » perdait son pouvoir de porte-chance. Tout cela, le duc Charles ne l’a pas emporté !

— Vous m’étonnez énormément !

— Pourquoi ? Sans les rubis, le joyau perdait également son efficacité, mais la pierre était si belle qu’il a voulu la préserver pour sa fille Marie. Le Téméraire ne gardait guère d’espoir en son étoile. Il avait l’intuition qu’il était perdu et sentait que les combats à venir seraient livrés pour l’honneur. Il ne lui restait en ce monde qu’un seul être à aimer : sa fille…

— Il n’aimait vraiment pas sa femme ? demanda Aldo repris par la magie de l’histoire, bien qu’il la connût déjà, mais sans doute pas aussi bien que cet homme.

— L’Anglaise ? Il l’aurait aimée peut-être si elle lui avait donné un fils. Il n’en fut rien, toutefois elle avait su gagner sa confiance pour veiller sur son héritière.

— Et, à Salins, la cachette n’a jamais été découverte ?

— Sans doute parce qu’elle n’y était pas ! Un seul avec le duc savait.

— Qui ?

— Olivier de La Marche qui fut aussi son mémorialiste…

— J’ai lu ses Mémoires mais je n’ai rien relevé…

— Parce qu’il ne l’a jamais écrit, mais je donnerais ma tête à couper que c’est à lui que le dernier trésor a été confié…

— Ce serait peut-être l’aventurer. Fait prisonnier à Nancy, puis racheté, il est entré au service de la duchesse Marie. Rien ne l’empêchait alors de lui remettre le précieux dépôt ? S’il ne l’a fait, c’est que quelqu’un l’a trouvé… et gardé pour lui !

— Je suis persuadé, moi, qu’il est toujours caché quelque part chez nous et qu’Olivier l’y a laissé sciemment. Marie était devenue princesse autrichienne et a eu tout juste le temps de donner le jour à un enfant avant qu’une chute de cheval ne la tue à vingt-cinq ans. La Marche n’a voulu servir ni Louis XI, ni les Habsbourg. Étant donné son caractère, il a laissé le secret disparaître avec lui, mais à nous deux, nous sommes capables de le retrouver.

— Je ne mets pas votre parole en doute en ce qui vous concerne, mais moi ?

— Ne faites pas le modeste. N’avez-vous pas récupéré les pierres du Grand Prêtre de Jérusalem et autres babioles ? Vous possédez un don des plus rares : ce que l’on appelle le flair.

— Certes, mais je n’étais pas seul et…

— Votre ami Adalbert ? La belle affaire ! Nous serons trois ! Et vous verrez comme elle est superbe, notre Comté !

Difficile de refuser sans être grossier ! Mis au courant, Adalbert embraya aussitôt :

— Écoute ! Même si l’histoire paraît tirée par les cheveux, une huitaine de jours au bon air nous fera le plus grand bien. Surtout après notre virée inutile à Venise puisque ton notaire était parti pour Capri et que tu as réglé les quelques affaires importantes qui t’attendaient. Alors, vive les vacances ! La pêche, la chasse…

— La première m’ennuie, la seconde ne me plaît pas ! Je déteste tuer !

— Tu admireras mes exploits ! (Et, soudain changeant de ton :) Plaisanterie mise à part, il se passe trop de choses bizarres dans le coin pour laisser notre marquise et Plan-Crépin sans protection ? Et elles veulent y aller !

— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Indépendamment de cela – et du plaisir que je me promets à fouiller la bibliothèque du cher Lothaire –, il y a dans ce pays accroché entre ciel et terre aux frontières de la Suisse un je-ne-sais-quoi qui m’attire. Ne fût-ce que cette haine recuite entre un père et son fils…

— … surtout quand le père en question a toutes les chances d’avoir déjà deux femmes et peut-être un homme – Sauvageol ! – a son tableau de chasse. Et à ce propos, même s’il a toute confiance dans l’inspecteur Lecoq, je serais fort étonné que Langlois ne vienne pas faire au moins un tour.

Les solennelles festivités du Collège de France s’étant achevées le lendemain, Lothaire Vaudrey-Chaumard reprit son train pour Pontarlier après un ultime festin où Eulalie le fit pleurer de bonheur – les autres aussi d’ailleurs ! –, composé d’une nage de langouste aux aromates, un foie gras entier garni de navets confits, une poule faisane aux endives, et seulement deux desserts : une feuillantine au chocolat accompagnée d’une glace à la cannelle et une tarte fine aux pommes…

— Si je n’aimais pas tant mon pays, j’achèterais un appartement près d’ici et je prendrais pension chez vous, marquise ! conclut l’historien.

— Et vous seriez déçu ! Eulalie n’est inspirée que dans les grandes occasions. Le quotidien est plus… ordinaire !

— Je vous crois volontiers, mais chez nous…

— Allons, ne faites pas le modeste ! La réputation de la cuisine comtoise n’est plus à démontrer… et j’ai des souvenirs !

On se sépara sur cet échange de politesses, mais, en allant avec Aldo fumer un dernier cigare dans le jardin communiquant avec le parc Monceau, Adalbert émit, après de longues minutes de silence :

— Tu as eu tort de dire que tu n’aimais pas la chasse.

— Pourquoi ?

— Parce que, quand on est chasseur, on emporte son fusil !

— Tu ne chasses pas non plus, que je sache ?

— Non, mais je possède tout de même une paire de Purdey que m’a offert ce cher vieux Henri Lasalle il y a quelques années. Je vais les emporter et on partagera. Et puis naturellement, on emporte l’arsenal habituel !

Aldo regarda son ami avec une curiosité amusée :

— Tu veux aller chez un honorable professeur au Collège de France armé comme un escorteur d’escadre ?

— Je n’aurais même rien contre une ou deux mitraillettes ! Réfléchis un peu, mon vieux ! Nous allons essayer de tirer au clair une affaire plus que vaseuse commencée par le meurtre sauvage d’une vieille dame et l’enlèvement de Plan-Crépin à qui sa curiosité aurait pu coûter la vie. Le jeune Sauvageol y a laissé la sienne. En même temps un illustre inconnu te fait venir en Suisse pour t’octroyer, avant de décéder, un superbe rubis dont il était persuadé qu’il était l’un des « Trois Frères », les pierres qui, avec un diamant extraordinaire, composaient le Talisman du Téméraire. Or, les « Trois Frères », c’est ton beau-père qui les possède, mais la vue du tien a réveillé sa passion collectionneuse et le voilà parti sur la piste des autres. De plus, ceux-ci appartenaient hier encore, l’un, à Dame Timmermans, reine du chocolat belge, l’autre à la belle-fille de la vieille Mme de Granlieu assassinée… qui n’a pas tardé à la rejoindre par un chemin inhabituel : elle meurt d’une émotion violente qui semble être la terreur tandis que, sous nos yeux et ceux de Kledermann, Dame Timmermans se fait dérober son rubis dans sa maison… par sa propre fille Agathe…

— Tu vas continuer encore longtemps ? Je le sais !

— Il n’est pas mauvais dans ce genre de… mélasse de faire le point de temps en temps.

— Juste ! Et ça ne s’arrange pas quand on sait qu’Isoline de Granlieu était fiancée à un certain Karl-August von Hagenthal, lequel est aussi l’amant et le futur époux d’Agathe Timmermans… vraisemblablement promise à la tombe afin que son grand amour puisse épouser la seule femme qui l’intéresse : une jeune fille que lui dispute son fils… Et que peut-on ajouter de plus à cette cuisine du diable ? La haine réciproque d’un père pour son fils ? Les derniers secrets du Téméraire ? Allons plutôt dormir, tiens ! Je t’accompagne un bout de chemin ! C’est suffisant pour ce soir !

Si, en rentrant chez lui, Adalbert pensait pouvoir s’accorder un dernier verre au fond de son vieux fauteuil et les pieds sur son bureau, il fut déçu. À peine sa porte franchie, il trouva Théobald, son indispensable valet de chambre-cuisinier-factotum, qui l’attendait pour lui annoncer qu’une dame était dans son bureau d’où elle refusait de sortir sans l’avoir vu.

— Une dame ? À cette heure-ci ?

— Eh oui ! Jeune et fort jolie, elle a l’air bouleversé.

— Son nom ?

— Elle n’a pas voulu le dire !

— Bon !

La visiteuse visiblement nerveuse attendait en effet sur l’un des bras de son fauteuil, mais à peine le seuil franchi Adalbert l’avait reconnue :

— Madame Agathe Timmermans, chez moi et à cette heure ? s’étonna-t-il après un bref salut. Quel honneur inattendu !

— Vous devez vous douter que je ne serais pas venue sans une raison extrême ? Monsieur Vidal-Pellicorne, dites-moi où est ma mère, s’il vous plaît ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Quand elle nous avait réunis chez elle l’autre soir, je ne me suis pas attardé ! D’ailleurs pourquoi vous adressez-vous à moi ?

— De préférence au prince Morosini ? Mais parce que vous étiez son ami, qu’elle vous a toujours voué une admiration sans bornes et qu’à Biarritz on vous voyait rarement l’un sans l’autre.

— Pendant quelques jours tout au moins et je reconnais que sortir en sa compagnie était très agréable ! J’ai dû la quitter brusquement rappelé par le Musée du Louvre et j’espère qu’elle me l’a pardonné ?

— À vous, mais pas à cet abominable Morosini qui vous mène par le bout du nez…

— Hé là, doucement ! Personne ne me mène par le bout du nez et surtout pas Morosini qui est mon plus cher ami ! Il nous arrive de nous retrouver au cours de certaines affaires, mais nos chemins divergent la plupart du temps. Il est expert en joyaux historiques et moi égyptologue, ce n’est pas pareil ! Maintenant revenons à ce qui vous a conduite chez moi : Mme Timmermans aurait disparu ?

— Complètement. Je ne la trouve nulle part ! Et j’ai besoin d’elle ! Comprenez donc que je vais me marier et je ne supporte pas l’idée qu’elle ne soit pas présente à la cérémonie ! Cela devrait vous paraître évident ?

— Oui, évidemment, et si je savais où se trouve votre mère à cet instant, je vous le dirais. Puis-je vous demander qui vous épousez ?

— Le baron von Hagenthal, voyons ! On vous a présentés l’autre soir.

— En effet ! Je ne vous cacherai pas que j’ai éprouvé quelque surprise. Peu de temps auparavant, on le disait fiancé à l’une de nos charmantes voisines, la comtesse de Granlieu qui vient de nous quitter prématurément et…

— Ce n’était pas lui, vous devez vous en douter ? mais son fils Hugo qui est un assez mauvais sujet. Alors, vraiment, vous ne voulez pas me dire où est ma mère ?

— Désolé de vous servir la même réponse ! Pourquoi pas dans sa villa de Biarritz ? La semaine de Pâques arrive et, comme elle aimait y assister, il y a une forte chance pour qu’elle s’y soit rendue ? Cela dit, croyez que je suis sincèrement navré de ne pouvoir vous être d’aucune utilité. Comment êtes-vous venue ici ?

— En taxi !

— Et vous ne l’avez pas prié de vous attendre ? Mais je vais vous en appeler un autre. Où logez-vous ?

— Au Royal Monceau ! C’est la porte à côté et j’ai pensé que vous pourriez me raccompagner ?

Le sourire innocent dont elle accompagna sa requête fit jouer une sorte de déclic dans la tête d’Adalbert. Quelle idée d’avoir renvoyé son taxi ! Et de nuit ! Elle ne prétendait quand même pas s’incruster chez lui ? Indéniablement jolie – ses couleurs étaient celles du miel le plus doré ! –, elle ne lui inspirait aucune confiance !

— J’ai honte de vous avouer que je souffre de crampes assez douloureuses dans le mollet, s’excusa-t-il. Je vous appelle un taxi…

— Bon ! Si vous y tenez !

Boudeuse, elle s’était approchée d’une fenêtre dont elle souleva le voilage de mousseline :

— Oh ! Il y en a un qui vient de s’arrêter devant l’immeuble !…

Aussitôt elle ouvrit le vitrage, se pencha pour interpeller l’homme :

— Attendez-moi, si vous êtes libre ! Je viens !

Puis, se tournant vers Adalbert avec un sourire mutin, elle pria :

— Vos « vieilles jambes » m’accompagneront-elles jusque-là ?

Adalbert avait été trop bien élevé pour refuser de descendre quelques marches. Pourtant cette obstination à le sortir de son trou lui paraissait suspecte. Aussi, avant de franchir sa porte palière, s’arma-t-il au passage d’une solide canne en bambou sous le regard intéressé de Théobald.

L’ascenseur déposa le couple dans le vestibule. On descendit les trois marches menant à la chaussée. Un taxi attendait… tous feux éteints d’ailleurs. Un homme était au volant mais deux autres sortirent aussitôt de l’habitacle arrière pour se ruer sur Adalbert. Comme celui-ci avait prévu quelque chose d’approchant, il en assomma un, tandis qu’Agathe se précipitait à l’intérieur en hurlant. L’autre homme n’eut pas temps de voir venir le coup que Théobald – qui naturellement avait dégringolé l’escalier plus vite que l’ascenseur – lui asséna.

— Démarrez ! cria Agathe en s’installant près du chauffeur. Ils sont assez grands pour se débrouiller tout seuls !…

La voiture disparut dans la nuit, pendant que le concierge d’Adalbert courait appeler la Police. Quand elle apparut avec une remarquable célérité, Adalbert et Théobald étaient assis chacun sur sa victime au milieu du trottoir et fumaient voluptueusement, sous l’œil effaré du concierge et des quelques domestiques de la maison égrenés le long de l’escalier.

Le Commissaire Principal Langlois avait dû donner des ordres tout particuliers touchant le parc Monceau et ses alentours immédiats. Ce fut l’inspecteur Lecoq en personne qui vint prendre livraison :

— Savez-vous que je commence à trouver amusante cette histoire de fous ? lui confia Adalbert en lui remettant son gibier.

— Pas moi ! riposta le jeune homme. J’aime autant qu’un autre la fréquentation de mon lit… et je ne l’ai pas vu depuis quarante-huit heures !

10 La rencontre

Le soir suivant la capture réalisée par Adalbert et Théobald, Vaudrey-Chaumard repartit pour son pays afin d’y préparer l’arrivée de ses hôtes inattendus. Au surplus les conférences du Collège de France étaient terminées et il ne fallait à aucun prix que Mlle Clothilde eût à s’inquiéter du moindre retard. Les préparatifs de la fête l’agitaient suffisamment comme cela… Il partit donc, emmenant Hubert avec lui afin de lui tenir compagnie pendant la durée du voyage. C’était amical sans doute, mais ne procura aucun plaisir au chef des druides de l’Indre-et-Loire qui avait espéré un long tête-à-tête dans un wagon confortable avec l’ex-vieux chameau qui était redevenue la dame de ses pensées. D’autant qu’il n’avait rien contre Marie-Angéline plutôt rêveuse ces temps derniers, mais dont la vaste culture lui permettrait, à lui, de briller de mille feux.

Or, au lieu de ce doux fantasme il allait « parler boutique » avec son confrère durant quelque cinq cents kilomètres, alors que le privilège de conduire les dames reviendrait à l’agréable voiture d’Adalbert. Seuls les bagages seraient acheminés par le train. Affligeant, en vérité ! Surtout si le Paris-Dijon-Lausanne via Pontarlier n’était équipé que d’un wagon-restaurant de seconde zone !

Il avait bien tenté de s’en ouvrir à son ancienne ennemie, mais celle-ci lui ayant fait remarquer, entre haut et bas, que c’était déjà gentil à Vaudrey-Chaumard de l’avoir invité à son tricentenaire, il enterra définitivement la question et s’en alla voir son tailleur !

Pour en revenir à la capture des deux truands de la rue Jouffroy et dont Adalbert se montrait légitimement fier, elle se révéla décevante. Le troisième homme resté au volant s’était enfui, emmenant l’ex-baronne Waldhaus, et tous deux s’étaient volatilisés : Agathe pour une destination inconnue – pas la Belgique en tout cas ! Il en fut de même pour le chauffeur qui portait à n’en pas douter un masque ! Et sur le compte duquel les prévenus se montrèrent remarquablement discrets. Ils ne le connaissaient ni d’Ève ni d’Adam et ne savaient même pas à quoi il ressemblait.

— Comme je n’ai pas l’intention de les repasser à la Belgique, déclara le Commissaire Principal Langlois, j’arriverai peut-être à les rendre un peu plus loquaces… à force de persuasion !

Enfin, pour ce qui était du taxi, qui n’appartenait pas à la G7, une fois débarrassé de son drapeau et de son enseigne, il avait dû redevenir une Citroën noire comme tant d’autres, le numéro appartenant à un marchand de fromages dont le véhicule personnel n’avait pas quitté le garage où l’avait conduit depuis deux jours un problème de mécanique.

— À présent, c’est la frontière suisse qui redevient le centre d’intérêt prioritaire, conclut Langlois. Votre tricentenaire m’intéresse particulièrement, étant donné la personnalité du Professeur Vaudrey-Chaumard. L’inspecteur Durtal s’est découvert un lien de parenté avec Mme Verdeaux, la femme du capitaine de la Gendarmerie sera là-bas. N’hésitez pas à l’appeler en cas de besoin. Il y aura aussi plusieurs sous-ordres … et les gendarmes évidemment !

— Et dire que nous sommes censés participer à une fête d’un caractère exceptionnel ! soupira Aldo. Ça va être d’un réjouissant !

— Peut-être plus que vous ne l’imaginez ! les gens de Franche-Comté ont toujours cultivé le sens de l’hospitalité la plus généreuse avec celui de la fête et, pour une circonstance aussi exceptionnelle qu’un tricentenaire, vous serez reçus comme des rois ! N’en restez pas moins sur vos gardes ! Il y aura certainement tout le gratin du pays, mais des indésirables pourraient bien s’en mêler !

— Comment cela ?

— Le mendiant inconnu qui vient frapper à la porte l’un de ces jours bénis ne repart jamais les mains vides !

— On ne l’invite quand même pas à ouvrir le bal avec la Sous-Préfète ?

— Non, mais on le nourrit, le réconforte, et il repart avec un peu d’argent qui lui permet de continuer sa route !… Et malheur à qui abuse de cette hospitalité. Il trouverait le pays dressé contre lui !

— Comment se fait-il que vous les connaissiez si bien ? demanda Aldo.

— Question de sang ! Ma grand-mère était comtoise ! Cela vous expliquera au moins pourquoi je suis si têtu ! conclut-il avec un sourire en coin.

— Que ne venez-vous y faire un tour vous-même puisqu’il y aura tant de personnalités, selon vous ?

— Qu’y ferais-je là où vous serez vous-même ?

— Et, en plus, il se fout de nous ! ronchonna Adalbert, tandis qu’ils descendaient le grand escalier du quai des Orfèvres.

La matinée était positivement radieuse quand Mme de Sommières et Marie-Angéline prirent place dans la voiture d’Adalbert – une grosse Renault à profonds coussins de velours parfaitement assortis à la carrosserie et pourvue de tout le confort possible, moderne berline à laquelle son propriétaire préférait de beaucoup sa petite Amilcar rouge, habillée de cuir noir dont les deux sièges semblaient rembourrés de noyaux de pêches, mais qui dévorait la route et l’espace à des vitesses souvent peu orthodoxes et où Aldo avait pensé mourir cent fois. Tout au moins s’il n’était pas lui-même au volant, quand la route et les paysages prenaient un aspect différent. C’était alors Adalbert qui souffrait :

— Si tu me la bousilles, il est probable qu’on y restera mais je te promets un enfer de malédictions !

La Renault était donc apparue, permettant de longs trajets sans trop de fatigue après la blessure qui avait mis Aldo à deux doigts de la mort1 . Ce n’était rien qu’une nouvelle preuve de l’amitié de celui que Lisa appelait « le plus que frère » !

Le temps et la voiture s’étant associés pour l’agrément du voyage, on fut à Dijon pour midi.

— Qui a envie de manger des escargots ? proposa Aldo.

— Pouah ! émit Plan-Crépin. Quelle horreur !

— Comment ça, quelle horreur ? Dans la noble lignée des Plan-Crépin, pas le moindre amateur de gastéropodes à l’ail ? fit Adalbert qui l’observait dans le rétroviseur du pare-brise.

— Moi, j’aime assez ! avoua Tante Amélie. Et s’il n’y avait pas ce relent d’ail si déplaisant en société…

— Broutille, Tante Amélie ! fit Aldo, désinvolte. Ça s’arrange parfaitement en croquant quelques grains de café !

Mais Plan-Crépin ne voulait pas s’avouer vaincue :

— À condition d’avoir des dents comme des meules à blé, cela doit être divin !

On alla déjeuner au « Chapeau Rouge », excellent hôtel-restaurant niché sous l’aile de la cathédrale Saint-Bénigne, moins imposant que « La Cloche », le palace local, mais où œuvrait un jeune chef plein de talent. Marie-Angéline fit un sort à son jambon persillé puis à un sublime coq au vin avant de se perdre dans les délices d’un vacherin au cassis aérien à force de légèreté. Aussi à peine remontée dans la voiture s’endormit-elle en dépit des deux cafés ingurgités.

Quand on fut à Pontarlier, le soleil couchant rougissait les pierres blondes de la ville frontière au-delà de laquelle la cluse fendait la montagne couronnée de forteresses : le sévère château de Joux élevant à mille mètres ses défenses invaincues et, de l’autre côté, le fort de Larmont moins imposant mais aussi menaçant verrouillaient la route et la ligne de chemin de fer dévalant vers les lacs et les étendues paisibles de la Suisse romande…

La ville traversée, on était autant dire arrivés. Adossée à la montagne dans un cadre de sapins noirs, les plus hauts peut-être de France, la demeure dont on allait célébrer le tricentenaire se tournait au-delà d’un beau jardin en pente douce, le miroitement d’un lac azuréen…

On l’appelait Château-Vaudrey, mais ce n’en était pas un vrai, seulement l’une de ces très belles demeures comtoises mêlant l’harmonie des lignes à la solidité exigée par un climat continental, le plus rude sans doute de France. L’élégance nette du Grand Siècle en son début – briques roses et pierres crème ! – s’accommodait à merveille d’un immense toit qui semblait de velours brun et d’un gracieux fronton couronnant un avant-corps dont les marches avaient l’air de glisser à la suite du jardin, style Le Nôtre, étalé entre une terrasse et le lac traversé par le Doubs.

La voiture s’engagea dans l’allée principale ombragée de deux énormes chênes pour s’arrêter dans un espace où s’alignaient des orangers en pots récemment sortis de leur abri d’hiver :

— Voilà la maison… et voilà la famille ! présenta Lothaire qu’ils avaient récupéré au bar de la Poste où il était convenu de se rejoindre. Autrement dit, ma sœur Clothilde !

Or, autant le monumental Professeur occupait le paysage, autant celle-ci était frêle, discrète et timide, ce qui d’ailleurs n’allait vraiment pas avec une autre facette de sa personnalité. Vaudrey-Chaumard les avait auparavant prévenus : elle était bavarde comme une pie, à cela près qu’elle ne colportait aucun bruit et ne portait tort à personne. Simplement elle se parlait à elle-même comme il arrive parfois quand on a été élevée dans une certaine solitude et la vénération d’un frère aîné en qui se rassemblaient toute la science et toute la grandeur du monde. Lui, cela l’amusait d’autant plus que ce n’était nullement déplaisant.

Totalement incapable de la moindre méchanceté et parfaite maîtresse d’une vaste maison, Mlle Clothilde adorait recevoir, même s’il lui arrivait que son petit travers personnel la pousse parfois à la gaffe, et Lothaire n’avait pas fait mystère de ce détail, estimant qu’une fois prévenu on ne risquait pas de s’en offusquer.

— Ce qui est agréable, voire plaisant, dans son cas est que l’on est tout de suite au fait de l’opinion qu’elle a de vous – à condition qu’elle soit bonne – sinon, elle se tait. Comme elle tombe toujours juste, c’est assez commode dans un sens.

— Mais est-ce qu’elle ne vous met jamais dans une position délicate ? demanda Adalbert.

— Comme je dois reconnaître que c’est la bonté même, c’est plutôt rare. En outre, cela présente aussi un bon côté en vous évitant de vous fourvoyer, par exemple de prendre un bouchon de carafe pour un diamant ! Dans l’immédiat, j’arrange les choses en laissant entendre que la pauvre n’a pas toute sa tête, mais elle m’en donne rarement l’occasion et c’est d’ailleurs à moi que je fais de la peine. Autrement dit : je paie en hypocrisie les accès de sincérité de ma sœur. Heureusement son débit rapide et sa façon de parler parfois entre ses dents me sont de quelque secours !… En tout cas je peux vous assurer qu’elle est ravie de vous recevoir, surtout à l’occasion d’une fête qu’elle prépare depuis longtemps...

— Pourtant elle ne nous connaît pas ?

— Et les journaux ? C’est une dévoreuse de journaux. Elle doit être abonnée à une douzaine d’entre eux, à commencer par Le Figaro qu’elle épluche jusqu’à la signature du gérant. Elle vous y a vu à plusieurs reprises ainsi que Morosini, et elle est enchantée de vous accueillir !

Cela ne faisait aucun doute. Petite, brune mais en voie d’argenture, gracieuse mais sans y perdre une seconde d’activité, Clothilde Marguerite-Marie Vaudrey-Chaumard qui représentait en volume à peine la moitié de son frère semblait posséder le don d’ubiquité, et rien ne lui échappait de ce qui se passait dans sa maison. Elle menait tout son monde à la baguette, tempérée d’une sorte de discrète considération envers ses serviteurs, ce qui lui valait d’être obéie deux fois plus vite qu’une patronne atrabilaire. En fait on l’adorait ! Enfin, derniers signes distinctifs, elle avait des yeux transparents à force d’être clairs et portait en permanence un mignon tricorne de velours noir sur son épais chignon.

Elle ne quittait guère ce couvre-chef que le soir, quand elle recevait, et le remplaçait alors par un peigne endiamanté dans le style espagnol. Là encore son frère avait apporté les explications nécessaires :

— Clothilde a toujours eu la passion des chevaux ! Elle monte comme un hussard. Quant au tricorne, il a son histoire : voici une dizaine d’années, invitée par un couple d’amis à les accompagner à une chasse à la Celle-des-Bordes, donc chez la redoutable duchesse d’Uzès, elle a réussi par je ne sais quelle acrobatie à sauver un chien contre lequel se retournait un sanglier blessé. Elle a enlevé le toutou de terre juste à temps, l’a installé sur sa selle et l’a rapporté au maître d’équipage aux acclamations des chasseurs. Enthousiasmée, la vieille duchesse l’a embrassée, lui a donné le « bouton » de ses équipages et le tricorne dont elle était coiffée elle-même… et qu’elle ne quittait pas souvent. Notre Clothilde a d’abord songé à le mettre sous un globe comme une couronne de mariée puis, réflexion faite, de s’en chapeauter en manière de porte-bonheur ! C’est sa couronne à elle !

— On peut la lui envier, estima Mme de Sommières. Il m’est arrivé de rencontrer la duchesse et je peux vous assurer qu’elle n’était pas facile à séduire !

Pourtant aucune inquiétude n’effleura les voyageurs quand la voiture livra son contenu au grand perron sur lequel régnaient Mlle Clothilde et son tricorne. Un peu en retrait, Hubert, qui avait reçu un accueil flatteur – Collège de France oblige ! –, observait l’entrée en scène des « Parisiens ». Elle fut plus chaleureuse encore que l’on n’osait l’espérer. Ainsi, c’est tout juste si Mlle Clothilde ne fit pas la révérence devant Tante Amélie :

— Quel bonheur de vous recevoir, Madame ! Je comprends à présent que mon frère soit amoureux de vous. En vérité…

— Ne déraillons pas, s’il te plaît ! coupa celui-ci devenu rouge brique, mais elle ne s’en émut pas :

— Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas… puisque c’est la vérité ! J’en connais de plus jeunes qui n’ont pas un tel éclat !… Et voici, j’imagine, Mlle du Plan-Crépin dont tu dis, Lothaire, que c’est un puits de connaissances ? Mais tu n’as pas précisé qu’elle avait des yeux couleur d’or et c’est très rare !… Prince Morosini, je présume ? L’expert mondial pour qui nos trésors n’ont pas de secrets.

— Malheureusement si, Madame (ce Madame était une forme d’hommage permettant de baiser la main qu’on lui tendait – ce qui n’eût pas été de mise avec une Mademoiselle !). Au contraire, plus j’avance dans la vie et plus je m’aperçois qu’il me faut encore apprendre, toujours apprendre. Comme mon ami Adalbert…

— Vidal-Pellicorne ! L’égyptologue dont la réputation n’est plus à faire, qui va nous apporter la magie du pays des pharaons !

— Il faudra alors m’accorder votre indulgence, Madame, fit-il imitant Aldo. J’espère seulement ne pas vous décevoir !

— Aucune chance ! Venez à présent prendre possession de vos appartements. On va vous les montrer pendant que je me rends aux cuisines où je redoute un problème…

Elle tourna les talons pour rentrer dans la maison en poursuivant son discours.

— …C’est toujours la même chose avec Honorine ! J’ai beau lui répéter chaque jour que pour réussir un beurre blanc on ne met pas la motte de beurre tout entière à fondre dans une casserole… il faut faire revenir doucement les échalotes hachées menu dans du vin blanc et rajouter le beurre petit à petit quand elles sont devenues transparentes…

Visiblement traitées en invitées d’honneur, Mme de Sommières et son « fidèle bedeau » se virent attribuer deux belles chambres attenantes à une salle de bains et pourvues de deux hautes fenêtres donnant sur le lac. Sur le bout du lac plus exactement, car il semblait si long qu’on n’en voyait pas la fin. Il est vrai qu’une pointe portant quelques cabanes de pêcheurs abritées de sapins en obstruait un côté et il se pouvait que cette pointe masquât un coude. Or avant même d’avoir vidé les valises et rangé leur contenu dans la penderie, Marie-Angéline resta accoudée à la balustrade, regardant les rares lumières s’allumer à travers les arbres.

Mme de Sommières la connaissait trop bien pour ne pas deviner qu’elle cherchait quelque chose. Peut-être à orienter le château par rapport à des souvenirs dont elle devinait qu’elle n’en avait livré qu’une faible partie. Assez inimaginables quand on se rappelait sur quelles insondables profondeurs s’étendait sa mémoire !

Connaissant d’expérience le pouvoir évocateur d’un paysage – et singulièrement d’un lac nocturne ! –, elle la laissa à sa rêverie, choisit la robe qu’elle voulait porter et alla faire un peu de toilette dans la salle de bains.

Quand elle en émergea, environ un quart d’heure plus tard, elle trouva Marie-Angéline en train de s’activer aux rangements :

— Et nous voilà prête ! constata-t-elle avec colère. Pourquoi ne pas m’avoir appelée ? C’est à moi de le faire !

— Ce n’est à personne ou à tout le monde dès l’instant où nous n’avons pas de femme de chambre. Ce lac semble très beau et je ne voulais pas vous empêcher de le contempler…

— J’aurai largement le temps demain !

— Sans doute, mais ce sera en groupe… et plus pareil ! Singulièrement quand on a déjà des souvenirs !…

— Oh, des souvenirs !…

— S’ils existent, il faut se garder de les chasser. Dieu seul sait ce qu’ils peuvent apporter ! Et encore…

— Et encore ? Quand il s’agit de Dieu ? Oh !

— Cessez les points d’interrogation ! Dieu est omniprésent, omnipotent ! Ne lui échappent que les réactions féminines car Il n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une femme ! Et je pense quelquefois que c’est dommage !

— Oh ! Et la Sainte Vierge, alors, qu’en faisons-nous ?

— Je préfère l’appeler « Notre-Dame », comme saint Bernard !… Elle est sans pareille pour panser les blessures, adoucir, essuyer les larmes, apaiser les douleurs mais jamais, au grand jamais, frapper, châtier, punir comme le Tout- Puissant !… Bon, nous n’allons pas ergoter ! Changez-vous, puis venez me donner un coup de main pour mettre de l’ordre dans cette tignasse !

— Je préfère commencer par là. Au fait, on s’habille comment ?

— Vous savez bien que tous les châtelains cultivent en général le même style !… Ah, pendant que j’y pense…

La marquise alla prendre dans une valise son écritoire de voyage, en sortit une carte routière qu’elle lui tendit :

— Tenez, j’ai fait acheter ça hier par Adalbert. J’en ai même demandé deux. Celle-ci est pour vous ! Quand je ne connais pas une région – ce qui est le cas ! – j’aime savoir où je mets les pieds !…

— Sage pensée ! Nous aurions peut-être dû en acheter aussi pour…

— Les garçons ? Je suis à peu près sûre que la voiture d’Adalbert en déborde ! Il ne laisse jamais rien au hasard… sinon pas grand-chose !

Elle n’imaginait pas à quel point elle avait raison : au même instant Adalbert étalait une carte semblable sur le lit d’Aldo qui achevait de se raser et ne manqua pas de s’étonner :

— Que veux-tu faire avec ça ? Je croyais que tu connaissais la France par cœur, ses routes, ses chemins et sans doute ses sentiers à chèvres ?

— Il se trouve que la Franche-Comté, en dépit de sa beauté, est l’un des coins que je ne connais pas à fond. Trop froid l’hiver, trop chaud l’été. Quant à toi, tu ne la connais pas du tout. Or, la topographie est essentielle chez les chercheurs de trésors.

Inattendu, le mot fit son effet habituel : Aldo tressaillit légèrement, se coupa… et s’emporta :

— Sacré bon sang ! Tu copies Vaudrey-Chaumard qui n’a que ce mot-là à la bouche !…

— Pas toi ? Alors veux-tu m’expliquer ce que l’on fabrique ici ? On s’apprête à se mêler de ce qui ne nous regarde pas, mais comme on n’a jamais rien fait d’autre depuis que l’on se connaît, tu devrais être habitué. Cela posé, il y a quand même ces meurtres dans lesquels on se trouve impliqués, qu’on le veuille ou non, par Plan-Crépin interposée. Alors cesse de jouer les prudes et colle-toi du sparadrap sur la joue si tu ne veux pas être obligé de changer de chemise !

Sans plus s’occuper d’Aldo, Adalbert commença par souligner sur la carte l’emplacement du manoir Vaudrey auquel il ajouta deux ou trois points, chiffrés, dont il relevait, dans un calepin tiré de sa poche, l’explication succincte, comme par exemple l’endroit à deux doigts de la ligne frontière, où l’on avait récupéré l’inspecteur Sauvageol encore vivant…

Tout en le regardant faire, Aldo achevait de se préparer, ce qui ne lui prit pas longtemps… Il détestait se faire attendre plus encore que patienter lui-même. Le gong – seul objet exotique dans cette maison née à l’époque des mousquetaires et qui semblait y rester fidèle ! – n’eut pas à retentir deux fois. Tout le monde était en bas et Gatien, le majordome, ouvrait les portes de la salle à manger devant son maître avec la marquise à son bras. Celle-ci ne put s’empêcher de remarquer – pour elle-même ! – que la maîtresse de maison n’ignorait aucune des règles du savoir-vivre dont ceux qui avaient reçu son frère à Paris pouvaient se demander s’il les avait jamais connues. Là, pas la moindre erreur : costume foncé, chemise blanche et cravate de soie pour les hommes, robes noires éclairées d’un joyau pour les femmes. C’était un peu comme à bord d’un paquebot où l’on ne « s’habillait » pas pour le dîner suivant l’embarquement !…

Il n’y avait rien à reprendre non plus au couvert : hauts chandeliers en argent encadrant un surtout fleuri de narcisses et d’anémones, rappelant les couleurs de la rare faïence ancienne voisinant avec une verrerie d’époque en épais cristal taillé dont un antiquaire aurait obtenu une fortune. Le décor ambiant s’harmonisait d’ailleurs avec le reste : tapisseries, crédences et chaises Louis XIII tendues de cuir. Seule originalité – encore que d’époque elle aussi –, l’immense cheminée où crépitait le feu faisait face à un portrait du cardinal de Richelieu drapé de ses moires pourpres presque plus vrai que nature.

Cette fois, Adalbert ne retint pas sa curiosité :

— Est-il indiscret de demander ce que Sa redoutable Éminence fait chez vous ? La Comté et lui n’étaient pas dans les meilleurs termes ?

— Disons qu’il est là en pénitence, condamné à nous regarder nous régaler de ces bonnes choses dont il nous a privés en voulant ramener la Comté dans le giron français. Nous avons été une de ses déceptions, comme pour le prince de Condé dont vous trouverez le buste relégué dans la galerie obscure qui, au premier étage, relie la bibliothèque au palier principal ! Disons qu’il nous en a fait voir de toutes les couleurs avant que Louis XIV nous réintègre dans l’Hexagone par le traité de Nimègue en 1678…

— Pourquoi vous être défendus si longtemps puisqu’à l’origine vous étiez français ?

— Par esprit de contradiction ! Nous étions bourguignons au temps des ducs. On a voulu le rester après la mort du Téméraire, la petite duchesse Marie était si courageuse et si charmante ! Seulement elle est morte dans la fleur de l’âge en recevant son cheval sur la tête et elle avait épousé Maximilien d’Autriche. On est devenus impériaux pas vraiment par plaisir mais on nous fichait la paix. Oh ! Avec des hauts et des bas bien sûr – surtout quand on s’est retrouvés espagnols –, mais quand, au lieu d’essayer de nous séduire, on a voulu nous incorporer par la force, là on n’était plus d’accord. Vous connaissez la vieille histoire qui est devenue en quelque sorte notre devise ?

— Non, dit Mme de Sommières.

— C’est, je crois, Condé qui pose la question : « Comtois, rends-toi ! – Nenni, ma foi ! »

— Pourtant Condé était gouverneur de Bourgogne et en présidait les États ? Alors puisque vous regrettiez tellement le temps des ducs ?

— Vous n’avez pas la main heureuse pour choisir vos exemples ! Faut-il vous rappeler que ledit Condé a servi le roi d’Espagne pendant huit ans et ce jusqu’à ce que Louis XIV épouse l’Infante ! Au fond, on préférait être français… mais il y a la manière ! Autrefois, la capitale c’était Dole. Elle a fait place à Besançon et là je dois dire qu’on a été gâtés : Vauban l’a pourvue des fortifications les plus formidables qui soient ! Pendant qu’il y était, il a fait de notre fort de Joux un bastion imprenable ! Et puis on a eu un Parlement… doué lui aussi de l’esprit de contradiction : à la Révolution, la noblesse faisait cause commune avec le tiers état.

Adalbert se mit à rire :

— Il y a des moments où l’on peut se demander où nous sommes venus au juste ?

— En Franche-Comté ! Cela dit tout… Et pendant la dernière guerre, on y est allés de bon cœur.

Ce fut le mot de la fin. La journée avait été longue et fatigante. Tout le monde avait sommeil et, la dernière goutte de café ou d’alcool avalée, chacun regagna ses pénates !

Seule Marie-Angéline ne rejoignit pas son lit… pas tout de suite, tout au moins. Devinant ce qui se passait en elle, Mme de Sommières, se déclarant éreintée, activa les cérémonies de son coucher, refusa qu’on lui lise quoi que ce soit et la libéra en lui souhaitant bonne nuit. Rentrée chez elle, Marie-Angéline alluma sa lampe de chevet, prit la carte routière posée à côté, l’examina, puis, jetant un châle sur ses épaules parce que ce soir de printemps était plutôt frais, éteignit, ouvrit sa fenêtre et sortit sur l’étroit balcon qui la soulignait.

En son premier quartier, la lune ne servait pas à grand-chose ! En revanche, le ciel criblé d’étoiles conférait une sorte de magie à la nuit jurassienne et Plan-Crépin avait de bons yeux. Ce lac, elle savait à présent qu’il était celui de Saint-Point, traversé par le Doubs dont les sources vers le sud n’étaient pas très éloignées. Étirés vers le nord, le lac et sa rivière suivaient une ligne parallèle à la frontière suisse. Peu distante à certains endroits d’ailleurs et dont les chemins discrets et souvent boisés devaient faire le bonheur des contrebandiers. Bien pourvus grâce à la proximité de deux villes : Pontarlier côté français et Yverdon, proche de Grandson, côté helvétique.

C’était cela qui intéressait Marie-Angéline. À l’aide de sa mémoire, si fidèle d’habitude mais passablement bousculée par les coups reçus, elle essayait de situer la maison de son chevalier-sauveur, or de nuit, ce n’était pas facile. Si les superstructures d’un château se distinguaient sans peine, les larges toits des maisons rapprochées les unes des autres se ressemblaient davantage. Celle d’Hugo en faisait peut-être partie, mais il avait fait en sorte qu’elle n’en vit pratiquement rien en dehors d’une chambre aux volets clos…

Certes, elle avait promis de ne pas le mentionner, de ne pas chercher à le revoir, afin, disait-il, qu’elle ne se retrouve pas mêlée aux dangers de sa propre vie. Cependant puisque c’était le destin qui avait permis de la ramener, il n’aurait aucune raison de lui en vouloir. Elle-même considérait comme un cadeau du ciel cette invitation tellement inattendue qu’elle réussirait peut-être à le lui faire admettre.

Envoyant un dernier sourire au lac semé d’étoiles, elle referma la fenêtre à cause de la fraîcheur qu’apporterait le matin, se déshabilla, fit une toilette rapide et se glissa dans ses draps avec un soupir de bonheur…

Poussée par l’habitude, elle murmura une prière et c’est alors qu’elle découvrit qu’elle avait oublié quelque chose d’essentiel : demander à son hôtesse les heures de messe à l’église du village. Ce n’était pourtant pas le moment de se brouiller avec le Seigneur qui lui avait si souvent donné un coup de main !

Quand, le matin revenu, elle présenta son cas de conscience à Mlle Clothilde, celle-ci la regarda avec des yeux ronds :

— Vous allez vraiment à la messe tous les jours ?

— À six heures, je suis à l’église Saint-Augustin qui est près de chez nous ! Et j’y tiens ! La seule fois où je l’ai manquée, c’était parce que j’étais en retard, et on a assassiné Mme de Granlieu sous mes yeux, après quoi on m’a enlevée !

Mlle Clothilde eut pour elle un grand sourire :

— Oh, mais c’est passionnant ! Je sens que nous allons avoir plein de conversations ! Quant à votre messe, vous n’aurez qu’à vous mettre d’accord avec l’abbé Turpin. Je pensais ce tantôt vous emmener promener en charrette avec Mme de Sommières pour vous montrer le pays. On passera chez lui ! Les autorités du coin, vous les verrez suffisamment après-demain pour la fête… À être franche, je me demande ce qu’il nous réserve, ce tricentenaire qui va déverser chez nous le gratin… et le reste !

— Le reste ?

— On n’ira pas jusqu’à la pègre, rassurez-vous !… Encore que, pour certains, leurs têtes de bons chrétiens m’ont souvent donné à penser. C’est vrai aussi : on dit le gratin, mais à y regarder de plus près, c’est faire offense à la bonne cuisine que ranger dans nos plats savoureux des individus qui, sous prétexte qu’ils ont une haute situation ou arborent une particule à leur nom, se considèrent comme le sel de la terre !… Bien qu’ils ne soient pas sortis de la cuisse de Jupiter. À ce propos d’ailleurs, je me suis souvent demandé pourquoi cette grande dinde de Minerve avait jugé bon de débarquer à l’Olympe par ce membre insolite qui n’a jamais présenté la moindre ouverture alors que la bouche, les oreilles, les narines avaient plus de noblesse !… Le seul avantage est qu’elle a dû se retrouver en une seconde assise sur les genoux de Papa et que…

Le soliloque se perdit dans les profondeurs de la maison, laissant ses auditrices franchement amusées. On s’habituait assez vite à cette manie douce qui déviait les propos de Mlle Clothilde vers des sujets n’ayant aucun point commun avec celui dont il était question.

Ce petit travers sans méchanceté promettait de pimenter les conversations à venir et pourrait même, adroitement dirigé, donner des résultats satisfaisants :

— À condition, précisa Mme de Sommières, de ne jamais la mettre dans l’embarras !

— Cela va sans dire ! approuva Marie-Angéline avec un léger reniflement qui pour la marquise confirmait amplement ses soupçons.

— … Mais cela ira encore mieux en le disant ! Je connais votre talent pour… tirer les vers du nez à ceux qui s’y attendent le moins ! Surtout quand vous arborez votre air le plus innocent !

La « charrette » annoncée, qui était en fait un « tonneau » soigneusement verni et pourvu de confortables coussins en cuir et attelé à une belle jument blanche, enchanta Plan-Crépin. Il lui rappelait des souvenirs d’enfance et, au frémissement de son nez, Mme de Sommières devina qu’elle mourait d’envie d’ôter les rênes des mains gantées de Mlle Clothilde – à nouveau coiffée de son tricorne – et mener à sa place…

Elle lui tapota le genou d’un geste encourageant. Il y a comme cela des envies qu’une invitée bien élevée doit savoir refréner !… Cependant leur hôtesse annonçait le programme :

— Pour votre première promenade, je vous propose le tour de notre lac, le plus grand de ceux du Jura ! Il mesure six kilomètres sur environ sept cents mètres et, en ce qui me concerne, je ne me lasse pas d’admirer sa couleur ! Tantôt vert, tantôt bleu, tantôt les deux, il ressemble le plus souvent, comme aujourd’hui, à une fabuleuse émeraude. Parfois agité, surtout le dimanche, parce que c’est un paradis pour les pêcheurs. Il y a même là-bas, à Malbuisson, un excellent hôtel qui fait le bonheur des noces ne disposant pas d’un espace suffisant pour festoyer et danser !

— Le décor n’est-il pas triste en hiver ?

— Sachez, jeune fille, que notre Jura n’est jamais triste ! Par ici du moins ! Nos beaux sapins – dont je vous montrerai tout à l’heure le plus grand du pays – nous préservent de la tristesse des feuilles jaunies ! Et puis on peut patiner sur le lac ! Enfin, la cuisine est excellente un peu partout !

— Nous n’en doutons pas ! se hâta d’avancer Mme de Sommières, bien décidée à contrôler les propos de son « fidèle bedeau ». Je suppose même que l’été vous devez être envahis par les touristes ?

— Pas trop ! Ils nous préfèrent les Alpes et leurs neiges éternelles… ou encore la Suisse qui est à un jet de pierres ! Ce qui fait que, lorsque l’on rencontre un inconnu, il y a une chance sur trois ou quatre que ce soit un contrebandier !

La marquise se mit à rire :

— Vous n’avez rien contre l’espèce ? Nous avons de hautes relations dans la corporation !

— Vous ? J’ai peine à le croire !

— Que voulez-vous, nul n’est parfait ! Mais je vous rassure : nos relations opèrent presque à l’autre bout du monde : en Pays basque ! Nous avons même une cousine chanoinesse en Bavière qui dirige de main de maître à ses heures un élevage bovin, tout en veillant aux activités d’une bande composée des fermiers du coin…

— Mais vous dites qu’elle est chanoinesse ? Cela oblige à réciter un certain nombre de prières chaque jour, non ?

— Oui… mais elle s’en est tirée en hébergeant une parente pauvre qui s’en charge pour elle en échange d’une existence des plus édéniques ! Je ne vous choque pas, j’espère ?

Mlle Clothilde éclata de rire :

— Oh, absolument pas ! Je dirais même que cela me met à l’aise. L’idée de recevoir une aussi grande dame que vous – sans compter le prince ! – m’effrayait, je l’avoue. Je suis une paysanne, vous savez, et ce qui concerne mon beau pays m’intéresse…

— Y compris l’Histoire ? insinua Plan-Crépin qui jugeait avoir suffisamment gardé le silence.

— Naturellement, là encore je ne fais que me comporter comme n’importe quelle Jurassienne ! Notre histoire, ses changements de gouvernement, voire de nationalité, elle concerne tout le monde parce que l’on a un assortiment d’ancêtres, des Bourguignons, des Suisses, des Espagnols, des impériaux sans oublier nos comtes de Chalon, devenus Orange-Nassau et qui à présent règnent sur les Pays-Bas. Finalement, on est contents de se retrouver français puisque c’est encore la façon la plus agréable d’être ce que nous sommes avant tout : des Comtois !

— Le Professeur aussi ?

— Lui, c’est un cas à part ! Comtois, il l’est sans conteste mais il est aussi français – il s’est bien battu pendant la guerre – et il a son cher Collège de France. Et, par-dessus le marché, il a trouvé le moyen d’introduire la Bourgogne entre les deux !

— Les Grands-Ducs de Bourgogne et singulièrement le Téméraire ?

— Oui… et si bizarre que cela puisse paraître, ils sont nombreux dans la région, ceux que son ombre fascine encore…

— Pas vous ? s’enquit Plan-Crépin, avec dans la voix une nuance de défi.

Un silence plana sans s’établir. Puis :

— Un peu, j’en conviens ! Il est difficile d’y échapper quand on vit ici !… Grandson, Morat avec les intermèdes de Nozeroy et de Salins pèsent le poids d’un rêve détruit…

On roula un moment sans rien dire tant le paysage se suffisait à lui-même. Le ciel d’un bleu de porcelaine s’étendait sereinement sur le lac couleur d’émeraude blasonné du vol majestueux d’un milan en chasse et, quand l’un des détours permettait d’apercevoir l’imprenable forteresse de Joux, les siècles s’abolissaient pour le plus grand bonheur de Marie-Angéline dont le regard semblait chercher quelque chose. Soudain, elle demanda :

— Le château de Granlieu est-il loin ?

— Tout près, au contraire ! C’est étonnant que vous en parliez maintenant !

Elle retint son cheval qui s’arrêta, tandis que, du bout de son fouet, elle désignait une route étroite gardée par deux piliers armoriés qui s’enfonçait dans les sapins.

— Sans les arbres, vous le verriez. Ses terres s’étendent d’ici jusqu’à la route qui, par les Hôpitaux Neufs, mène au col de Jougne et à la frontière. Il est assez beau et je vous le montrerais volontiers si nous avions la moindre chance d’être accueillies, mais depuis la mort tragique de la vieille comtesse – qui était une amie… chère car elle était la bonté incarnée – il vaut mieux l’éviter… à moins de considérer les volées de chevrotine comme quantité négligeable.

— La Police n’y est pas venue ?

— Oh, que si ! La Gendarmerie et même la Douane ! Mais il ne reste là-haut que les gardiens qui, croyez-moi, se prennent au sérieux ! Surtout depuis que la jeune Mme de Granlieu – une Anglaise plutôt farfelue qui trouvait normal de laisser sa fille Gwendoline à longueur d’année chez sa grand-mère paternelle, a suivi le même chemin il y a quelques semaines. Comme l’enfant vivra désormais en Angleterre chez les parents de sa mère, on pense que le château sera sans doute vendu. Une curieuse histoire, si vous voulez mon avis… que je partage d’ailleurs avec les gens du pays… avec des variantes bien entendu ! On pense en général qu’elle aussi a été assassinée…

Mme de Sommières jeta un coup d’œil à Plan-Crépin puis se décida :

— Rien ne le prouve ! L’autopsie n’a révélé qu’un infarctus du myocarde. En dépit de sa jeunesse, elle aurait eu le cœur fragile… et serait morte de peur !

— De… peur ? Comment est-ce possible ?

— Quand vous aurez mon âge, vous verrez que rien n’est impossible… et comme vous êtes trop bien élevée pour nous demander comment nous savons cela, je vous confierai qu’habitant comme elle le parc Monceau nous sommes voisines ou peu s’en faut.

Mlle Clothilde en rosit de plaisir :

— Vraiment ? Mais que c’est donc intéressant !… S’il en est ainsi, remettons le tour du lac à plus tard ! Je vais quand même vous montrer Granlieu en prenant le premier chemin que nous allons rencontrer sur la droite juste après la « Source Bleue » que je vous ferai admirer… une autre fois ! Hue, Gazelle ! Montre-nous comme tu sais bien grimper ! Il ne faut pas oublier que nous sommes dans la Haute-Vallée du Doubs !

Non seulement Gazelle ne renâcla pas, mais parut s’envoler sans trop se soucier de secouer ses passagères. Bientôt apparurent les défenses extérieures – plutôt négligées au point de vue de l’entretien –, d’un petit château portant la marque de la Renaissance qui ne manquait pas d’agréments mais semblait inoccupé, les fenêtres étant occultées par des volets intérieurs. Mlle Clothilde retint avec quelque peine Gazelle qui, mise en appétit, voulait poursuivre sa route.

— On a l’impression qu’il n’y a personne ? dit Mme de Sommières.

— C’est comme cela depuis la mort de la vieille comtesse, mais soyez sûre qu’il est habité et mieux vaut prendre cette route qui nous ramènera à Pontarlier…

— Et au-delà du château, pas de curiosités à voir ?

— Dans notre beau pays, tout est intéressant, mais j’espère que vous allez nous rester assez longtemps pour vous les faire découvrir. Pour le moment je viens de me rappeler…

Non seulement elle s’interrompit, mais tira sur les rênes de Gazelle pour stopper la jument : occupant une partie de la route que l’on devait descendre, deux hommes discutaient sur le mode décontracté annonçant des amis… Le premier, à demi assis sur sa selle de vélo, des pinces corrigeant l’ampleur de sa soutane, les bras croisés sur la poitrine et sa toque noire en auréole, était à l’évidence un prêtre, peut-être même celui auquel Mlle Clothilde avait fait allusion avant de partir. Son interlocuteur fit battre plus vite le cœur de Marie-Angéline. C’était un cavalier et il venait de descendre du bel animal qu’il tenait en bride. Ils se rapprochèrent pour laisser passer le tonneau, mais Mlle Clothilde l’arrêta :

— C’est le Ciel qui vous envoie, Monsieur le curé !…

Un grand sourire éclaira le large visage du prêtre :

— J’ose l’espérer chaque minute de ma vie mais je n’en suis pas toujours certain ! Pourtant si vous l’affirmez… Bonjour, Mademoiselle Clothilde ! Mesdames !

— Madame la marquise de Sommières et sa nièce Mademoiselle Marie-Angéline du Plan-Crépin qui sont nos hôtes pour quelques jours ! Bonjour, Monsieur le baron de Hagenthal !

— Plus de baron, si vous le permettez, Mademoiselle ! J’ai renoncé au titre en changeant de nationalité. Mesdames, ajouta le cavalier en s’inclinant et en ôtant sa casquette de tweed, découvrant de courts cheveux noirs qui ondulaient légèrement mais étaient curieusement coupés en rond ainsi que l’exigeait jadis le port du casque.

Instinctivement, la marquise lui tendit la main, fascinée par ce visage aux profonds yeux noirs, à la bouche charnue qui lui semblait remonter du fond des âges. À cet instant, elle n’osa pas regarder Marie-Angéline qui, incapable d’articuler une parole, restait figée sur place. Le silence allait s’installer mais Mlle Clothilde en eut une soudaine conscience et se hâta d’interroger l’abbé Turpin :

— Nous avions l’intention de passer chez vous, Monsieur le curé ! Mlle du Plan-Crépin a coutume d’entendre la messe chaque jour et vous ne manquez jamais de la dire, mais je suis incapable de lui préciser à quelle heure ?…

— Si vous y veniez plus souvent, vous le sauriez ! fit-il en riant. Mais pardonnez-moi cette mauvaise plaisanterie puisque vous êtes là chaque dimanche ! Mademoiselle, poursuivit-il pour Plan-Crépin, j’officie à sept heures chaque matin, en dehors naturellement des cérémonies ! Et vous serez toujours la bienvenue.

— Merci, Monsieur le curé ! Si vous pouvez m’entendre en confession, je viendrai même un peu plus tôt.

Elle s’adressait au prêtre, mais ne pouvait empêcher son regard de revenir au cavalier qui lui aussi la regardait avec une curieuse expression de sévérité. Tante Amélie comprit soudain que, si l’entretien se prolongeait, la pauvre fille risquait d’éclater en sanglots, et elle rompit les chiens :

— Pardonnez-nous de vous avoir interrompus, Messieurs ! Mademoiselle Clothilde, si cela ne vous ennuie pas, je souhaiterais rentrer à présent…

— Comme vous voulez ! À dimanche, Monsieur le curé ! N’oubliez pas que vous avez un rôle important à jouer dans notre tricentenaire, puisque vous devez venir bénir notre vieille maison !

— Je n’aurais garde d’y manquer ! Ce sera une vraie joie pour moi !

— Et pour nous donc ! Allons-y, Gazelle !

Le tonneau repartit et Mlle Clothilde entreprit le panégyrique de l’abbé Turpin, mais Plan-Crépin ne l’écoutait pas. Tant que furent en vue les deux hommes qui avaient repris leur conversation, elle garda les yeux fixés sur eux et le cœur de Tante Amélie déborda de compassion pour elle. Jusqu’à maintenant son « fidèle bedeau » piquait des « béguins », s’offrait une amourette jamais bien sérieuse. Encore qu’elle ait eu l’impression que le dernier en date – Adalbert en personne – lui eût donné des inquiétudes depuis le don de certain vase Kien-Long dont Marie-Angéline avait fait son plus cher trésor2 . Mais là, que faire ? Comment éviter les ravages qu’une passion non partagée pouvait apporter à ce cœur ô combien virginal ? L’évidence venait d’éclater aux yeux de la marquise : Plan-Crépin aimait cet inconnu sorti tout armé d’une histoire qui rejoignait la légende.

Son orgueil, sa foi en Dieu, son immense culture et son sens de l’humour la sauveraient-ils de la destruction totale ? Encore que l’humour n’ait peut-être pas grand-chose à offrir ! Qui donc avait dit ou écrit qu’il était la politesse du désespoir ? Et le désespoir, la vieille dame refusait farouchement de la voir sombrer dedans. Pas elle ! Pas cette enfant qui avait reçu à la naissance toutes les qualités sauf la beauté !…

Comment faire ? Que faire ? Existait-il même quoi que ce soit pour éviter un désastre ? Jamais on n’aurait dû la ramener dans cette région où elle avait vécu ce dont rêvent la plupart des jeunes filles sans y parvenir : être sauvée de la mort par un chevalier des temps héroïques – car même le cheval figurait au tableau ! Et il n’était pas difficile d’imaginer le sillon creusé par cette chevauchée nocturne !

« Pourquoi diable, fulmina-t-elle intérieurement, avait-il fallu l’auréole du destrier… alors que cet imbécile possédait une camionnette avec laquelle il l’avait ramenée à Pontarlier ? »

Tante Amélie sentit souffler un bref instant un vent de panique. Elle que la vie avait comblée refusait d’assister impuissante à une telle catastrophe. Il allait falloir veiller au grain, ce qu’elle n’avait pas fait ! Elle s’en voulait à présent de ne pas avoir pris au sérieux ce que l’on avait appelé en souriant le « mystère Plan-Crépin ». Comment aurait-elle pu deviner tant qu’elle n’avait pas vu cet homme – pas vraiment beau d’ailleurs ! – de qui émanait une telle force jointe à un attrait tout personnel où se révélait une involontaire grandeur. Le parer aux couleurs de la légende devait être incroyablement facile… Et puis, cette extraordinaire ressemblance ! La marquise, elle aussi, avait fréquenté les musées…

En attendant, il était urgent d’en savoir davantage et, tandis que Gazelle trottait et que Marie-Angéline rêvait, elle entreprit son hôtesse sur le ton de la curiosité mondaine mais à mi-voix :

— Qui est donc ce gentilhomme qui refuse de l’être puisqu’il rejette son titre ?

— Il est hors norme, n’est-ce pas ? À dire vrai, c’est une énigme même pour les vieilles gens d’ici, qui sont nos mémoires !… D’origine autrichienne, il a trouvé le moyen d’être à moitié suisse et à moitié français. De sa mère, une demoiselle de Saint-Sauveur, il possède une maison. L’une de nos belles vieilles fermes qui est un morceau d’un ancien hospice pour les perdus, un peu plus haut sur le plateau pas loin de la frontière. En outre, il a hérité récemment de « La Seigneurie », une ancienne demeure de Grandson, entre le lac et la colline où jadis le Téméraire avait planté cette espèce de Camp du Drap d’Or qui occupe encore les mémoires. Elle appartenait à son parrain, Hugo de Hagenthal, devenu suisse par détestation de son pays. C’est lui qui a francisé le nom…

Mme de Sommières ouvrit la bouche pour dire qu’elle en savait peut-être plus qu’elle sur le sujet, mais la referma. On ne se connaissait pas assez pour ce genre de confidences. Elle se contenta d’un :

— Il exerce une profession quelconque ? fit-elle l’air de rien, avec la désagréable impression d’agir comme une agence de renseignements.

— Sa mère lui a laissé une certaine fortune. De plus il a fait l’École des Chartes, pour son seul plaisir, je crois.

— Marié ?

— Non, pas à ma connaissance. Jusqu’à présent, il ne s’est intéressé qu’à ses vieux papiers, ses livres et ses chevaux !

Priant le Bon Dieu pour que Plan-Crépin ne descende pas de ses nuages – ce qui semblait le cas ! –, elle eut un petit rire en insinuant :

— Quoi ? Pas la moindre fiancée en vue, avec cette allure et surtout cette aura énigmatique qui l’enveloppe ? Les filles ne sont pas curieuses chez vous ?

— Leurs sourires ne lui manquent pas ! Pourtant il n’a pas l’air de leur prêter attention… Ah, si ! Il paraît que depuis quelques mois il aurait remarqué la petite de Regille… mais je préférerais que ce ne soit qu’un vague racontar ! On chuchote en effet que le père d’Hugo, en dépit d’une sérieuse différence d’âge, aurait des vues sur elle.

— Un duel entre un père et son fils, ce n’est guère courant ! Qu’en dit la jeune fille ?

— Je l’ignore. La pauvre est charmante, mais plus timide qu’elle je ne vois personne, et son père est un vieux grincheux qui ne doit pas lui laisser voix au chapitre ! De toute façon, j’espère vraiment qu’il ne s’agit que d’un bruit. On a le temps de s’ennuyer dans nos montagnes, alors on se rue sur le moindre sujet de roman.

Les yeux de Plan-Crépin toujours perdus dans ses rêves, Mme de Sommières lança une dernière question comme le pêcheur lance le leurre au bout de sa ligne :

— Vous redoutez cette rivalité entre un père et son fils ?

— Oh, oui ! Ces deux hommes se haïssent depuis longtemps, mais personne par ici ne semble en connaître la raison et j’avoue ne pas avoir envie de la savoir… Ah, si vous le permettez, je voudrais faire une halte à l’épicerie du village ! Notre cordon-bleu maison a passé une commande phénoménale en perspective de la fête et comme ladite commande ne donne pas signe d’avoir été enregistrée, nous frôlons l’incident diplomatique couvant une véritable explosion !

— Pourquoi ne se fournit-elle pas à Pontarlier ? C’est une ville !

— L’un n’empêche pas l’autre ! Mais Honorine entend que tout le commerce de la région participe à notre tricentenaire !

On s’arrêta donc devant la boutique de l’épicier. Plan-Crépin, alors, quitta son immobilité de statue pour s’animer et demander :

— Si nous n’avons pas besoin de moi, puis-je aller jusqu’à l’église ? Je rentrerai ensuite à pied !

La permission fut accordée gracieusement. Revenir au château sans Plan-Crépin convenait parfaitement aux projets de Tante Amélie. Et, à peine rentrée, elle se mit en quête d’Adalbert… en espérant pouvoir lui parler en aparté.

Le Seigneur ayant décidé de lui donner un coup de main, elle le dénicha au bord du lac, occupé à ramasser des petits galets plats pour faire des ricochets sur l’eau.

— Pourquoi êtes-vous seul ? s’étonna-t-elle en fouillant du regard les alentours pour en être bien sûre.

— Deux zèbres du Collège de France plus Aldo quand il renifle tous azimuts pour relever une piste, c’est trop pour moi… J’avais besoin de détente… et depuis mon enfance je trouve les ricochets particulièrement apaisants pour les nerfs. Évidemment vous ne pouvez pas savoir !

— Et pourquoi non, s’il vous plaît ? Vous oubliez que j’ai été élevée avec des garçons, moi !

Pliant les genoux, elle choisit deux cailloux de la taille et la forme adéquates et les lança avec une dextérité qui écarquilla les yeux de son compagnon :

— Bravo ! J’en ai compté sept pour le premier et huit pour le deuxième ! On va pouvoir faire un concours !

— Avec plaisir mais à condition que nous puissions parler sans témoins. J’ai besoin de vous, Adalbert !

— En tant que moitié d’une paire ô combien fameuse ou…

— Non. Uniquement de vous ! Il s’agit de Plan-Crépin et, malheureusement, je crains que ce ne soit grave !

— Si c’est ça, allons faire un tour dans le parc. Au cas où notre innocente activité attirerait un ou plusieurs amateurs…

Laissant tomber ses cailloux, il sortit son mouchoir, l’offrit à Tante Amélie pour qu’elle s’essuie les mains, en fit autant, puis prenant son bras, il l’entraîna sur le chemin du bord de l’eau au pas de promenade jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue depuis la maison. Un peu plus loin, il y avait un banc sur lequel il la fit asseoir, la rejoignit, mais sans lâcher sa main qu’il garda dans les siennes quand il s’aperçut qu’elle avait les larmes aux yeux :

— Dites-moi ce qui vous bouleverse à ce point !…



1 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

2 Voir, du même auteur, Le Collier sacré de Montezuma.

11 Une si belle fête !

Il était un peu plus de six heures et demie quand, le lendemain matin, Marie-Angéline en « tailleur » bleu foncé, la tête et le buste enveloppés d’une écharpe de laine assortie, pénétra dans la vieille église encore obscure car le jour se levait à peine. Deux cierges seulement éclairaient l’autel où le sacristain disposait les objets de culte dont l’abbé Turpin allait avoir besoin. La visiteuse matinale le rejoignit pour demander à être entendue en confession, ajoutant que M. le curé était d’accord. Trois minutes plus tard, elle et l’ecclésiastique disparaissaient tous les deux à l’intérieur du confessionnal… et Adalbert chercha un coin tranquille lui permettant de voir sans être vu.

En temps normal il aurait fallu le battre pour le convaincre de sortir de son lit à cette heure indue et l’envoyer à la messe, mais les confidences de Tante Amélie l’avaient sérieusement inquiété. S’y mêlait un soupçon de jalousie. De tout temps, il semblait entendu que « Plan-Crépin » cultivait un petit faible pour lui, et qu’elle soit aux prises avec les tourments d’un grand amour teinté de romantisme ne lui causait aucun plaisir. Il se sentait même frustré au point d’avoir remis à plus tard de tenir Aldo au courant :

« Sur l’instant, il est plongé jusqu’au cou dans les vieux papiers de Vaudrey-Chaumard et même une sonnerie de trompettes ne l’en tirerait pas, avait-il dit à la marquise. Mon ancien professeur cherche à y ajouter son grain de sel en forme de druide, ce qui n’arrange rien. J’avertirai Morosini dès qu’il sera capable de m’écouter. Là où on en est, nous devrions suffire à la tâche, vous et moi. »

Dissimulé par un épais pilier, il suivit la messe en habitué jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de la présence d’un homme derrière un autre pilier : le plus proche de Marie-Angéline. Un homme qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, même s’il ne l’avait jamais vu. De toute évidence celui-là voulait parler à Plan-Crépin…

Sans faire plus de bruit qu’un chat, Adalbert réussit à traverser l’église et à se poster dans le coin sombre ménagé par le confessionnal, se glissa sous le rideau et attendit. De ce point stratégique il devait pouvoir entendre ce que ces deux-là se diraient, sans qu’ils s’en doutent… Comme l’assistance ne comptait que trois ou quatre femmes plutôt âgées, les choses devraient se passer au mieux de ses intérêts.

Et, de fait, la messe terminée, Marie-Angéline se détourna après un dernier signe de croix et se retrouva en face d’Hugo. Elle tressaillit en le reconnaissant, mais il prit aussitôt la parole :

— Il fallait que je vous voie, que je vous parle !

— Est-ce vraiment nécessaire ? N’est-il pas préférable de m’ignorer ? Finalement nous ne nous sommes jamais vus… officiellement !

— Pourquoi êtes-vous revenue alors que je vous l’avais défendu ?

— À quel titre, puisque nous ne nous connaissons pas ?

— Mais parce que vous êtes en danger !

— Moi ? s’étonna-t-elle avec un petit rire triste qui serra le cœur de l’invisible observateur. Je ne vois pas pourquoi ? Je n’ai été qu’invitée avec ma famille à fêter le tricentenaire du manoir Vaudrey-Chaumard ! Et les miens sont assez hauts en couleur pour que je passe inaperçue.

— J’en suis beaucoup moins certain que vous !

— Comment dois-je le prendre ?

— Comme vous voudrez ! Vous m’aviez donné votre parole !

Cette fois elle se fâcha :

— De ne pas parler de vous et je vous jure que je n’ai pas révélé le nom de mon sauveur ! Hier, sur la route, je vous ai ignoré. Que voulez-vous de plus ? Je ne pouvais tout de même pas rester seule à Paris ? Et sous quel prétexte ?

— Les femmes en trouvent toujours. Au moins promettez-moi de repartir dès que la fête sera finie !

— N’y comptez pas ! Je resterai ici aussi longtemps que Tante Amélie. Nous ne nous séparons jamais ! Et elle a l’intention de passer quelques jours dans ce magnifique pays. Pourquoi pas moi puisqu’elle y reste ?

— Mais parce que vous êtes en danger ! Sang du Christ ! Avez-vous oublié celui qui vous avait enlevée ? Vous avez déjà eu la chance qu’il vous laisse la vie !

— Je conviens que ma situation n’était pas très brillante, fit-elle avec un demi-sourire, or vous savez pertinemment que ce n’est plus le cas ? Les miens sont de ceux qui n’acceptent pas les menaces et encore moins les ordres ! Vous devriez le savoir. Mais, au fond, vous ne les connaissez pas !

— Il faudrait pour cela que je sois sourd et aveugle ! Sourd au renom du célèbre prince Morosini et du fameux égyptologue Vidal-Pellicorne. Aveugle à ce que relatent les journaux ?

Dans son coin, Adalbert nota, non sans une certaine satisfaction, l’amertume dont se teintaient les propos de cet homme qui semblait vouloir réincarner l’un des plus flamboyants personnages de l’Histoire, ne fût-ce que par les traits de son visage et une incontestable propension à l’autoritarisme. Il apprécia moins la voix soudain douce de Marie-Angéline qui implorait :

— Pourquoi me traiter comme si j’étais une ennemie ? Je ne vous veux aucun mal, au contraire ! Aldo et Adlalbert pourraient vous dire qu’à plusieurs reprises je les ai aidés et aussi que je suis une amie fidèle…

— J’en suis persuadé…

— ... mais ? Car c’est ce que vous alliez ajouter ?

— Vous êtes perspicace. Il y en a un en effet ! Ce qui se joue ou va se jouer ici n’a rien à voir avec le romantisme : c’est une bataille au couteau, un combat sans merci dont un seul peut sortir vivant. Alors, par pitié ne vous en mêlez pas !…

— En direz-vous autant à celle qui prétend que vous voulez l’épouser ?

— On raconte n’importe quoi ! Mais ce sont nos affaires où vous vous êtes trouvée impliquée par hasard. Alors faites-vous oublier au plus vite !

— Vous le voulez vraiment ?

— Plus que cela : je l’exige !

Elle l’enveloppa d’un regard dilaté par la colère et l’orgueil blessé :

— Qui êtes-vous pour me donner des ordres ? Voici des siècles, c’était le langage normal de celui dont vous restituez les traits, et je l’aurais accepté en saluant et vous disant « Monseigneur ». Mais c’était il y a très, très longtemps !

Elle partit en courant, ce qui permit à Adalbert de s’extraire à pas feutrés de son rideau. Il s’avança vers celui qui, l’œil fixé sur la porte, ne lui prêtait aucune attention :

— Que voulez-vous, commença-t-il sur le ton de la conversation de salon. Ils sont tous comme ça dans la famille ! Il faut seulement s’y habituer ! Apprenez que ses ancêtres ont fait les Croisades ! À l’époque, s’entend ! Ce qui vous trempait le caractère !

— Pas elle, quand même ?

— Marie-Angéline ? Elle aurait été capable de prendre Jérusalem à elle seule et je la soupçonne de cacher une épée dans le manche de son parapluie !

— Vous vous moquez ?

— Nullement ! Je serais plutôt en dessous de la vérité. Alors je vous en prie, prenez des gants avec elle !

— Je ne demande pas mieux… mais faites en sorte qu’elle s’éloigne.

— Difficile avant deux ou trois jours ! N’oubliez pas que l’on nous a invités à une fête ! Un sauve-qui-peut quelques heures avant serait du plus mauvais goût, et d’ailleurs pour quelle raison ?

— À vous de voir ! Mais je vous en conjure, éloignez Marie-Angéline !

S’il releva au passage l’usage du prénom, Adalbert n’en montra rien. Il avait envie d’aller jusqu’à l’autel dire un bout de prière, mais son adversaire – comment l’appeler autrement ? – se dirigeait justement de ce côté-là. Il lui laissa la place et regagna le château où divers corps de métiers s’activaient à la réussite de la fête. Sauf dans les chambres, les apartés allaient être difficiles… C’est alors qu’il aperçut Aldo.

Le col de son « Burberry » relevé et les mains au fond de ses poches – celle du moins qui ne réglait pas le débit de sa cigarette fumée nerveusement –, il marchait à pas lents sur le chemin longeant le lac, si visiblement avide de solitude qu’Adalbert hésita un instant à le rejoindre mais, jugeant leur situation actuelle plutôt déroutante, il décida de lui parler en le voyant jeter son mégot dans l’eau d’un geste brutal. Il y avait là aussi quelque chose qui coinçait et Adalbert pensa que l’on pouvait avoir besoin de lui. Au lieu de rentrer, il piqua un galop, sur l’herbe, puis reprit son allure habituelle quand il fut proche :

— Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce beau lac, pour que tu lui balances des cigarettes à moitié consumées ?

Aldo tourna vers lui un regard noir :

— En dehors d’assurer la figuration mondaine à ce foutu tricentenaire, je me demande ce que nous fabriquons dans ce patelin ?

— Je partagerais volontiers ton point de vue en ce qui concerne la figuration, mais entre Vaudrey-Chaumard et toi, je te rappelle qu’il est question de certain trésor enfoui – du moins je le suppose ? – dans un endroit quelconque de ce pays et que vous espériez ramener au jour en additionnant vos vastes connaissances.

— Exact ! Au départ c’était le cas, mais j’ai l’impression – déplaisante encore que de plus en plus nette – d’avoir été invité uniquement pour me faire tirer les vers du nez par un personnage qui en sait beaucoup plus long que moi sur le sujet et qui sait surtout interroger sans rien livrer de ses connaissances.

— Rien ?

— Ou si peu ! J’ai deviné qu’il possède une partie des archives d’abbayes disparues comme celle de Mont-Sainte-Marie, près de Jougne… et de la frontière, et aussi de quelques papiers venus Dieu sait comment des châteaux de Nozeroy et de La Rivière eux aussi disparus…

— Et alors ? En quoi peux-tu lui être utile ?

— Pour apprendre ce que je sais du parcours des principales parures après Grandson et Morat, sans oublier ce qui se cache dans la collection de mon beau-père. Nos entretiens tournent de plus en plus au dialogue de sourds. Parles-en à Hubert quand tu en auras l’occasion ! Il trouve son collègue un peu sujet à caution et, s’il n’y avait pas Tante Amélie et les festivités de demain – sur lesquelles il est difficile de claquer la porte ! –, je crois qu’il serait déjà reparti pour Chinon. Ses chers druides auraient une célébration annuelle ! Je ne me souviens plus de laquelle mais tu demanderas à Plan-Crépin !

— Elle a d’autres chats à fouetter, Plan-Crépin, et je suis content que tu en parles le premier.

— Elle a un problème ?

— C’est nous qui l’avons, le problème ! Elle est en train de vivre la passion de sa vie !…

Et de raconter les inquiétudes de Tante Amélie ainsi que sa propre expérience du matin même. Ce qui n’arrangea pas l’humeur d’Aldo :

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? Surtout Tante Amélie ? Elle… elle n’a plus confiance en moi ?

Adalbert haussa les épaules :

— Du roman maintenant ! Manquait plus que ça ! Bien sûr que si, imbécile, elle a confiance en toi, mais comme moi elle te croyait trop enfoui dans ta chasse au trésor pour t’encombrer des battements désordonnés du cœur de Plan-Crépin.

Douché, Aldo garda le silence, puis posa sur son ami des yeux effarés :

— Elle l’aime à ce point-là ?

— Hélas, oui ! Et comment le lui reprocher ? Il a tout pour lui, l’animal ! Le chevalier sans peur et sans reproches qui l’a sauvée du péril. En plus, à une séduction naturelle, il joint sa ressemblance avec le Téméraire. Le double nimbé du malheur et de la légende ! Elle n’est pas de taille !

— Et lui ? Tu lui as parlé ?

— Je lui ai fait comprendre qui elle est au juste et aussi qu’elle vaut beaucoup plus cher qu’une vieille fille amoureuse d’une image !

— Vieille fille ? Pas elle ! Je ne l’ai jamais considérée comme telle… et toi non plus. Un puits de science, l’âme d’un bon petit soldat et un cœur généreux ! Si c’est ça, on arrête tout ! On laisse passer la fête et on rentre à Paris ! Va prévenir Tante Amélie puisque tu complotes avec elle, moi je vais à Pontarlier voir Durtal et l’avertir que l’on s’en va !…

— Économise-toi ! Il y aura tellement de monde que ce serait étonnant qu’il ne s’arrange pour s’y mêler !

— Juste ! Donc, donc, donc !…

— Ça te reprend ?

— Ça ne m’a jamais quitté ! J’en éprouve du soulagement parce que, pour tout te dire, j’ai très envie de savoir comment Lisa et Grand-mère s’en tirent avec mon envahissant beau-père et cette pauvre Louise Timmermans !

— Si tu m’acceptes, je t’accompagnerai volontiers. Quoi que je la sache à l’abri, le sort de cette « pauvre Louise » me soucie un peu. Il ne doit pas être drôle d’avoir une fille unique capable de faire n’importe quelle folie pour le premier chien coiffé venu…

— Et qui n’est sans doute qu’un criminel ? Tu peux être certain que c’est pour lui qu’elle a tenté de t’enlever ! Et sûrement pas pour te faire goûter les dernières trouvailles des chocolatiers maison. En plus n’oublie pas mon beau-père dont j’aimerais savoir ce qu’il fabrique. Alors la première chose à faire c’est de nous sortir de ce guêpier et par la même occasion d’arracher Marie-Angéline à sa dangereuse rêverie. La seconde, c’est de voir où en est Langlois..

— Tu as toujours ton rubis ?

— Il ne me quitte pas !

— Toujours dans tes chaussettes ?

— Non, fit Aldo en riant. Je fatiguais de le trimballer partout ! C’est une belle pierre mais c’est un caillou et, à la longue, il a fini pas me gêner. En l’occurrence, c’est assez ridicule puisque personne ne le recherche.

— Alors qu’est-ce que tu en as fait ?

Pour toute réponse, Aldo tira son portefeuille et montra le sachet de cuir noir sagement rangé au milieu de quelques papiers dont il augmentait à peine l’épaisseur.

Adalbert haussa des épaules désabusées :

— Tu aurais pu l’envoyer à Guy Buteau pour qu’il le mette dans ton coffre ?

— Tu oublies la douane italienne et les tracasseries fascistes ? Et puis ce serait inutile : j’ai décidé de l’offrir à Moritz.

— Pourquoi pas dans une innocente boîte de chocolats puisque l’on nage encore dedans, et la Suisse est à deux pas ?

— Il s’en serait bien trouvé un pour les manger, les chocolats. Non, j’ai pris la décision de lui en faire tout simplement cadeau, puisqu’il est reparti sur le sentier de la guerre pour joindre les faux-vrais frères aux siens qui sont les vrais-vrais !

— Tu ne collectionnes plus ?

— Ces pierres-là ? Non. Le Grand Bâtard Antoine était quelqu’un d’admirable mais l’Histoire ne s’occuperait pas de lui s’il n’était le demi-frère du Téméraire. Et ce ne sont pas ces rubis-là qui composaient le Talisman. Il en serait autrement si le diamant pyramidal se profilait à l’horizon. Celui-là, je ne le laisserais à personne : sa forme inhabituelle, sa si rare teinte bleutée jointes à son histoire en font vraiment un joyau d’exception, surtout si l’on y ajoute sa légende, mais depuis qu’un soldat l’a trouvé dans la boue après Grandson, l’a vendu à un moine pour des clopinettes, que celui-ci l’a revendu à un marchand pour quelques sols de plus et qu’il a rejoint le coffre de Jacob Fugger à Augsbourg, il a totalement disparu de la circulation.

— Donc, donc, donc ! Aucune…

— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?

— Pourquoi non ? Finalement, c’est toi qui as raison, c’est reposant avec un petit côté allègre !

— Ça suffit ! Dieu que tu peux être agaçant à tes heures !

Des ouvriers arrivant nantis du matériel nécessaire pour couvrir la terrasse d’un immense vélum en cas de pluie les rabattirent vers la maison qu’une seconde équipe était déjà en train de fleurir tous azimuts. Adalbert alors proposa :

— Si on allait jusqu’à Pontarlier demander à Mme Verdeaux de nous offrir l’apéritif ? On saurait au moins ce qui se passe à la Gendarmerie ?

Depuis leur arrivée, en effet, ils étaient allés deux fois boire un verre chez Huguette Verdeaux qui les recevait avec enthousiasme, ainsi d’ailleurs que son capitaine de mari. Cette fois ils se munirent, à l’épicerie fine de la ville, d’une bouteille de champagne. Mais, en dehors du fait que Pontarlier se préparait aux festivités de demain où Huguette accompagnerait son époux toute pimpante, ils n’apprirent rien de nouveau… sinon que l’inspecteur Durtal commençait à s’ennuyer ferme et se posait des question sur le pourquoi de sa présence. Lecoq, lui, avait fait un saut à Paris pour en référer à Langlois.

— Au fond, soupira Adalbert en revenant vers le manoir Vaudrey-Chaumard, que le Téméraire ait réussi ou non à cacher quelques bribes de son trésor dans la région ne vaut pas qu’on perde notre temps à le chercher, puisque, selon toi, le diamant n’a aucune chance de s’y trouver ?

— N’exagérons rien ! Tu oublies que je suis aussi antiquaire, outre que n’importe quelle pierre illustre m’intéresse, mais pas au point de mettre Tante Amélie, Plan-Crépin et même le cousin Hubert en danger. On restera en rapport avec Lothaire et Clothilde et on verra après…

Tout en parlant, il avait remis son portefeuille dans sa poche de poitrine après s’être assuré que le rubis y était toujours.

Au matin de la fête, le ciel, qui, la veille, laissait traîner quelques nuages inquiétants, décida soudain d’y participer en allumant, au sortir d’une fabuleuse aurore, le plus rayonnant des soleils.

— Nous allons avoir un temps magnifique ! exulta Mlle Clothilde. Sans compter que la petite pluie d’hier a fait des merveilles dans le jardin !

— Ce qui ne signifie pas qu’il tiendra ses promesses toute la journée, grogna Hubert de Combeau-Roquelaure. Le temps change vite dans ces montagnes !

Prédiction défaitiste qui arracha un énorme éclat de rire à son collègue du Collège de France :

— Ne jouez pas les oiseaux de mauvais augure, Hubert ! Ou, plutôt, non ! Continuez, si ça vous amuse ! Vous allez agacer prodigieusement notre marquise que ce sympathique soleil clair enchante. Elle se prépare, je crois, à nous éblouir !

— Elle ne s’active qu’à ça et ne sera contente que quand elle nous aura rendus gâteux tous les deux !

— Gardez pour vous vos idées noires ! Moi, je me sens au mieux de ma forme.

— C’est compréhensible ! fit Aldo, indulgent. Fêter le tricentenaire de sa maison n’est pas donné à n’importe qui ! Alors, tâchons que la fête soit réussie. Ensuite…

— Ensuite, je m’en vais ! Je ne sers à rien, j’aurais même tendance à agacer, les cachotteries de Lothaire me mettent hors de moi parce qu’il essaie de vous exploiter ! Amélie ne fait plus attention à moi, alors que… Bon, n’en parlons pas plus ! Demain, je rentre à Chinon où d’ailleurs Wishbone ne va pas tarder à se pointer !

— Il fallait lui dire de venir ici ! Toutes les fêtes l’amusent et il aurait rencontré un vif succès ! Vous pensez ! Un Texan !

— Justement ! On lui aurait fait jouer les curiosités et il s’en serait peut-être trouvé pour lui soutirer de l’argent ! Je préfère le savoir où il est !

Adalbert qui revenait de Pontarlier, les journaux à la main, comprit aussitôt de quoi il était question et arbora un sourire lénifiant :

— On dirait qu’il y a de la révolte dans l’air ? Ça ne va pas, Professeur ?

— Il veut nous quitter, le renseigna Aldo, et je lui explique que ce serait dommage. Participer à une vraie fête comtoise vaut le déplacement ! C’est Wishbone qui aurait dû venir !

— Ah oui ? marmotta Hubert.

— Curieux de tout comme il l’est ? Le contraire m’étonnerait et je suis persuadé que l’affaire du Téméraire l’aurait passionné ! Il aurait été capable d’acheter la moitié du pays pour pouvoir farfouiller en paix !…. Allons nous préparer ! Les aiguilles tournent et dans une demi-heure on va être envahis par le cérémonial ! L’officiel d’abord avec les discours et la bénédiction par l’évêque, puis le banquet tout aussi officiel précédé d’un apéritif monstre où une bonne moitié du département va se déverser ici. Après, sieste suivie du bal avec buffets, et souper servi par petites tables qui clôtureront l’événement avant le feu d’artifice ! Vous n’aurez pas le loisir de vous ennuyer, Professeur !… (Puis, baissant la voix :) Rassurez-vous, nous aussi nous partons demain ou après…

— Vous m’avez l’air bien sûr de vous, cousin ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Nous venons d’en prendre la décision, Vidal-Pellicorne et moi !

— J’en serai ravi… si vous y parvenez, mais j’ai le pressentiment que vous resterez encore un moment !

— J’aimerais savoir d’où vous le sortez ? Vous donnez dans la divination ?

— Et pourquoi pas ? Je suis druide, ne l’oubliez pas ! Cela confère certains menus talents…

Les « garçons », comme les appelait Tante Amélie, auraient souhaité en savoir plus, mais le temps manquait pour approfondir la question et chacun fila chez soi afin d’y revêtir une tenue digne de la circonstance.

En admettant qu’ils en eussent douté, les Parisiens ou assimilés durent reconnaître que l’organisation avait été on ne peut plus soignée et que ce tricentenaire ne sentait vraiment pas la province. Le manoir et ses jardins s’emplirent d’une foule élégante qui semblait enchantée de se trouver là. On venait faire la fête et, pour cela, on avait revêtu ses plus beaux atours, mais d’une façon si naturelle que personne n’avait l’air endimanché. Surtout peut-être, les anciens costumes comtois si admirablement conservés qu’ils semblaient neufs obligeaient le temps à reculer, sans en rapporter les odeurs de poivre ou de naphtaline.

Toutes les robes des femmes étaient longues dès le matin, comme pour un bal mais complétées par des capelines de paille fleuries, et, de ce fait, la toilette de Mme de Sommières, toujours fidèle cependant aux robes « princesses » chères à la longue silhouette de la défunte reine Alexandra d’Angleterre, trouvait là un environnement digne de son élégance. Tout Pontarlier et même une bonne partie des notabilités du département venaient rendre hommage à cette vieille et noble demeure née au temps des mousquetaires. Les moires violettes de Mgr l’évêque de Besançon vinrent affoler quelque peu le brave abbé Turpin qui ne s’attendait guère qu’au clergé de Pontarlier. Il semblait que toute la Comté, au moins une grande partie, ait voulu rendre hommage à une famille implantée depuis plus de trois cents ans et jouissant de l’estime, sinon de l’amitié générale.

Après l’allocution et la bénédiction solennelle dont Monseigneur fit son affaire à la place de l’abbé Turpin, infiniment soulagé, parce que l’idée de prendre la parole en plein air et pour une pareille foule le terrifiait – il se sentait perdu quand il n’avait pas autour de lui le « coquetier » rassurant de sa chaire en vieux chêne sculpté –, il y eut des discours variés. Même Hubert en prit sa part au nom du Collège de France et fit l’historique de la famille avant que le Préfet n’accroche au cou d’un Lothaire au bord des larmes la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

Ensuite le « vin d’honneur » fit couler à flots le champagne, remplacé – selon les goûts ! – par le vin jaune régional ou l’anis de Pontarlier qui édulcorait la dangereuse absinthe, spécialité locale mais interdite à la consommation sous sa forme brute depuis 19151 , ses ravages ayant inspiré des peintres comme Degas ou Toulouse-Lautrec, qui en tirèrent d’admirables toiles. Les boissons accompagnées de canapés et de petits sandwichs permettaient de déguster des produits de la – riche – charcuterie et de l’encore plus riche fromagerie du Haut-Doubs. Ensuite ce fut le banquet des notables où ne se mêlaient qu’un nombre raisonnable d’amis.

On parla de tout et de rien, comme toujours en pareil circonstance, d’autant que la cuisine maison – même associée à celle d’un traiteur réputé – n’était pas de celles qui laissent indifférent. On était en mai, le mois des précieuses morilles, et l’événement avait dépouillé deux forêts pour l’immense bonheur des convives. D’ailleurs, pour cette fête hors du commun, les Vaudrey-Chaumard avaient tenu à ce que la gastronomie traditionnelle soit en vedette. Aussi les truites accommodées selon une recette tenue secrète précédèrent-elles le meilleur poulet au vin jaune jamais dégusté, des foies gras truffés et une foule d’autres succulences avant que n’apparaissent café et liqueurs.

Après plusieurs allocutions et « santé ! » parfois proclamées d’une voix incertaine, chacun rentra chez soi. Les uns pour changer de toilette et prendre un peu de repos avant le bal, les autres – les officiels surtout ! – pour diverses célébrations, et enfin ceux à qui il ne restait qu’à aller se coucher pour se remettre de tant de libations.

Les habitants du « château » optèrent pour une promenade hygiénique le long du lac ou dans le parc qui s’illuminerait à la nuit. Aldo, Adalbert et Hubert furent de ceux-là. Le dernier semblait soucieux et mâchonnait son cigare plus qu’il ne le fumait.

— Quelque chose ne va pas, Professeur ? demanda Aldo.

— Oui ! C’est ma bonne éducation qui me tourmente !

— Je vois ! Vous vous dites qu’il est un peu délicat de tirer notre révérence dès que seront éteintes les lumières de la fête ? Je ne vous cache pas que j’y pense aussi. Nos hôtes se sont donné tant de mal pour cette fête – ô combien réussie ! – que les abandonner, le dernier verre de « vin de paille » avalé, me semble à la limite de la grossièreté. Vous encore, Hubert, pourriez invoquer…

— Rien du tout alors que Venise, elle, pourrait avoir besoin de vous ! Je vous rappelle en outre que c’est vous, pas plus tard qu’hier soir…

— Mille pardons, mais les dons divinatoires attachés selon vous à la fonction de druide…

— Je ne suis pas un « fonctionnaire », brama l’intéressé, et je le maintiens !

— Ça suffit ! coupa Adalbert. Vous avez raison et tort tous les deux. Alors je vais trancher, on reste encore deux ou trois jours ! Comme ça, pas de remords !… Et puis je suis curieux de voir ce qui va résulter de vos talents divinatoires, Professeur !

— Si vous voulez une explication, ne comptez pas sur moi. Je devine certaines réactions… par exemple que votre Marie-Angéline attend je ne sais quoi… peut-être quelqu’un ?! Qui ne vient pas !

— Ça, murmura Adalbert pour le seul Aldo, c’est l’évidence ! Étant donné la place qu’il occupe dans le pays, cet Hugo devrait être là ? Tout le département y est. Pourquoi pas lui ?

— Peut-être à cause de Plan-Crépin justement ? S’il venait, alors qu’elle est présente, il serait en contradiction avec lui-même. Ce soir, je l’imaginerais plutôt à « La Seigneurie » de Grandson et les pieds dans ses pantoufles.

— Tu dois avoir raison ! À sa place, c’est ce que je ferais…

— Évidemment, à condition qu’il ait été invité et ce n’est pas certain.

— Cela m’étonnerait beaucoup d’après le ton de la rencontre avec Mlle Clothilde pendant leur promenade… De toute façon, on devrait consulter Tante Amélie à propos du départ. Elle semble avoir lié amitié avec notre hôtesse qui est une femme de qualité, et, de plus, il ne faut pas oublier que le côté terrestre de Plan-Crépin est autant dire sa propriété… et qu’elle se ronge les sangs à son sujet !

— Quoi qu’il en soit, on ne nous écouterait pas, répondit Aldo. Ces dames sont en train de changer de toilettes pour la « sauterie » et nous serions mal venus. Laissons s’achever la fête ! Et, à ce propos, j’ai hâte de voir quelle tenue Lothaire va adopter pour ce soir. La jaquette et le col à coins cassés de midi semblaient le mettre au supplice. À un moment, je l’ai vu s’esquiver et j’ai cru qu’il allait nous revenir dans ses atours de chasseur qu’il n’a guère quittés depuis notre arrivée. Ce qui a scandalisé sa sœur. Elle m’a confié d’ailleurs qu’à l’origine il voulait que ce soit un bal costumé pour porter le grand col rabattu des mousquetaires. C’est elle qui s’y est opposée parce qu’elle n’avait pas envie de voir ses salons envahis par une douzaine de Richelieu, autant de Louis XIII et une quantité d’Anne d’Autriche plus ou moins ridicules, l’imagination de ceux d’ici s’attachant davantage à l’époque du Téméraire qu’à celle où le Cardinal leur en faisait voir de toutes les couleurs !

Aussi la surprise fut-elle entière quand le maître du logis descendit pour assurer aux côtés de sa sœur l’accueil des invités à l’entrée des salons brillamment illuminés et fleuris, arborant un habit admirablement coupé et un col à coins cassés aussi rigide que possible au-dessus de la rouge « cravate » de la Légion d’honneur.

— Évidemment ! constata Aldo. C’est difficile de porter une aussi haute distinction affublé d’une chemise à carreaux et d’un gros gilet de laine. Il est parfait !

— Et Mlle Clothilde est charmante ! renchérit Adalbert.

— J’irais volontiers jusqu’à dire « fascinante » ! murmura Aldo, l’œil rivé sur les somptueux joyaux – collier, bracelets, pendants d’oreilles, et même un petit diadème de chignon époustouflant –, l’ensemble composé de superbes rubis et diamants que l’on se serait plutôt attendu à voir s’épanouir sur une tête couronnée.

Ce trésor était mis en valeur par la longue robe de crêpe noir, un comble de simplicité, qui l’habillait. Elle était à la pointe de l’élégance !

— Je me demande d’où elle sort ça ? murmura-t-il, sidéré. Je ne peux décemment pas prendre ma loupe pour voir de plus près. À vue de nez, ça doit valoir…

— Rien du tout ! fit Adalbert. Tu n’auras qu’à l’inviter à danser ! Tu auras une vue imprenable là-dessus !

— J’ai l’impression que Tante Amélie se doutait de quelque chose, elle a hissé le grand pavois, elle aussi ? Mazette !

La marquise arborait, en effet, la parure d’émeraudes et diamants qui s’harmonisait si parfaitement avec ses yeux verts. Sa robe à elle était de velours noir, avec une écharpe de satin blanc. Une courte traîne achevait – sans y être d’ailleurs indispensable ! – l’image royale qu’elle offrait. Assise dans un fauteuil à haut dossier, non loin de ses hôtes, elle regardait arriver les invités en usant parfois de son petit face-à-main serti d’émeraudes, dont elle se servait comme d’un code au seul bénéfice des siens...

Marie-Angéline se tenait debout auprès d’elle, sans imaginer un instant que toutes deux composaient un tableau plein d’harmonie. Sa robe de velours du même vert que les émeraudes voisines montait au ras du cou mais s’ouvrait dans le dos en un décolleté plus gracieux qu’on ne l’aurait cru. À l’épaule droite brillait une très belle broche de béryls roses, d’algues marines et de perles comme les bracelets au bout des manches, les boucles d’oreilles et l’ornement de chignon. Et pour la première fois depuis que l’on avait quitté Paris, Plan-Crépin, méconnaissable, rayonnait. Mme de Sommières avait tenu à lui offrir robe et bijoux pour ce bal dont elle devinait qu’il serait d’une importance primordiale pour les rêves de sa fidèle compagne. Si tout ce que Pontarlier et ses alentours comptaient de quelque importance s’y montrait, il était impossible que l’étrange Hugo n’y soit pas. C’est, du moins, ce qu’elles pensaient toutes les deux… Bien coiffée, légèrement maquillée, Marie-Angéline accédait au sublime…

Pour ce bal, les Vaudrey-Chaumard avaient fait les choses encore plus grandement que pour le début de la journée. La maison tout entière semblait touchée par la baguette d’une fée. Avec un goût très sûr, Mlle Clothilde avait, pour ce soir, banni l’électricité de ses pièces de réception. Des bougies blanches ou rouges chargeaient candélabres et lustres à cristaux translucides, apportant leur éclairage flatteur au décor dont les ors retrouvaient une nouvelle jeunesse et aux soieries, magnifiant les parures des femmes dont les pierres lançaient des éclairs, mais surtout caressant les visages qu’elles adoucissaient d’un charme mystérieux. Toutes étaient belles ce soir, rivalisant avec les bouquets de roses, fraîchement sorties des serres et disposées un peu partout.

— Des costumes anciens n’auraient rien apporté de plus, chuchota la marquise derrière son éventail, et aucun bal parisien n’aurait plus d’élégance. Les femmes sont parfaites et les hommes semblent bénéficier d’un excellent tailleur. Sans parler des uniformes. Dédaigner la province du haut de la tour Eiffel est franchement stupide ! Ce bal pourrait aussi bien se dérouler dans une ambassade ou une maison ducale !

— La Franche-Comté a toujours cultivé le grand ton, commenta Adalbert. Peut-être à cause des différentes civilisations qui s’y sont succédé ?

— Elle a quand même vu passer pas mal de soudards, émit Hubert, lui aussi en habit, arborant sur la poitrine une collection de mini-décorations.

— C’est au Collège de France que l’on récolte ces babioles ? plaisanta Mme de Sommières en soulevant l’une d’elles du bout d’un doigt.

— À la guerre aussi ! répondit Hubert en se raidissant comme au garde-à-vous.

— À la guerre ? On pouvait rapporter des éléphants d’or ?

— Amélie, ne cherchez pas à me mettre en colère : vous m’abîmeriez cette soirée. Je consens à vous apprendre que ceci est le Million d’éléphants du Laos qui m’a été remis par le roi en personne lors d’un passionnant voyage d’études.

— Il est vrai qu’un druide sur un éléphant doit être un beau spectacle, fit-elle en riant. Mais un million ? Il n’a jamais dû y en avoir autant chez vos affidés !

— Ce que vous pouvez être insupportable, quand vous vous y mettez ! grogna-t-il. Venez plutôt danser avec moi, cela vous remettra les idées en place.

— Merci, Hubert, mais gambader sur un fond de violons n’est pas de mon âge ! En outre, je suis parfaitement à l’aise où je suis ! J’adore observer les arrivants. Allez battre l’entrechat sans moi !

— Vous avez l’air d’attendre quelqu’un ?

— Dans la vie, on ne cesse d’attendre quelqu’un ! Vous n’avez pas encore appris cette vérité, à votre âge ?

— Si vous ne voulez pas que l’on parle du vôtre, laissez le mien tranquille !

— Vous êtes encore à vous disputez tous les deux ? dit Aldo qui venait d’entraîner la Sous-Préfète dans une valse anglaise où elle s’était retrouvée sur le chemin de l’extase.

— Tu sais que l’on en a l’habitude ! Mais toi, tu serais mieux inspiré de faire attention avec la charmante Sous-Préfète ! Danse un tango avec elle et son mari t’enverra ses témoins !

— N’importe quoi ! Tenez, Angelina, venez danser avec moi ! Cela vous changera les idées !

— Qu’est-ce qu’elles ont, mes idées ?

— Rien de particulier, si ce n’est qu’elles sont loin de nous ce soir ! De quel côté sont-elles en train de galoper ? ajouta-t-il contre son oreille en enlaçant sa taille, ce qui attira sur leur couple l’attention de plusieurs personnes.

Elle ne répondit pas et ils dansèrent quelques instants en silence jusqu’à ce qu’Aldo fasse une découverte :

— Mais vous dansez comme un ange ! Où diable avez-vous appris ? C’est un vrai plaisir de vous avoir comme cavalière !

— Oh, ici et là ! fit-elle, vague…

Il faillit répliquer qu’en tout cas ce n’était pas à la messe de six heures à Saint-Augustin qu’elle devait ce talent, s’en garda prudemment et se contenta de conclure :

— Je me demande si nous connaîtrons un jour toute l’étendue de vos talents ! Sans compter que vous êtes superbe, ce soir.

Le sachant sincère, elle en rosit de joie tandis que son regard retournait vers la double porte où un valet annonçait les arrivants. Aldo comprit ce que ce regard contenait d’attente et d’espérance. Alors il posa sur sa tempe un baiser léger, pensant à part soi que plus tôt on quitterait ce pays un peu magique parce que bourré de légendes, mieux ce serait pour mener à bien une guérison que chaque minute rendait plus nécessaire !

Quand l’orchestre s’arrêta, il la ramena à sa place… où Adalbert l’attendait pour prendre le relais, et ils repartirent valser. Pêchant au passage deux coupes de champagne sur un plateau, Aldo en donna une à Tante Amélie, trinqua avec elle avant de s’accouder au dossier de son fauteuil :

— C’est lui qu’elle guette ?

— Qui d’autre ? répondit-elle avec un léger haussement d’épaules.

— Encore faudrait-il être sûrs qu’il a été invité ?

— Il l’a été. Après notre rencontre au lendemain de notre arrivée, j’ai demandé à Clothilde, sans avoir l’air d’y toucher, s’il était sur la liste. Elle m’a répondu sur le ton le plus naturel qu’il était de leurs amis. Point à la ligne !

— D’où les atours de Cendrillon. Il faut avouer que, si elle n’est pas régulièrement belle, elle a une allure et une élégance folles… Et une sorte de charme...

— Auquel certains peuvent se montrer sensibles. Souviens-toi du Professeur Zehnder !

— Oh, je n’ai pas oublié !… Ni d’ailleurs ce que nous apprit Lothaire quand il a dîné chez vous au sujet du beau ténébreux. Il serait à couteaux tirés avec son père à propos d’une fille nommée Marie de Regille ?…

Comme un écho la voix de l’aboyeur annonça :

— Monsieur le comte de Regille, Mademoiselle Marie de Regille ! Monsieur le baron von Hagenthal !

La musique s’était tue et Adalbert ramenait Marie-Angéline, quand trois personnes s’encadrèrent dans la double porte : une jeune fille blonde en robe rose entre deux hommes – et le moins que l’on puisse penser est que l’ensemble manquait d’harmonie.

La demoiselle était charmante, mince et gracieuse, dotée de magnifiques yeux bleus, mais on ne pouvait pas en dire autant d’un père qui aurait pu passer pour son aïeul tant il était gris et cacochyme. Auprès de lui, évidemment, Hagenthal faisait figure de « jeunot ». Paraissant moins que ses cinquante ans, très élégant, il souriait à belles dents – dont toutes n’étaient peut-être pas authentiques ! – en laissant peser sur l’assemblée son regard impérieux.

Cependant, Lothaire s’était figé tandis que sa sœur, visiblement inquiète, posait une main sur son bras pour le retenir. Mais il secoua cette main sans trop de douceur et s’avança à la rencontre des nouveaux venus. Sa voix alors claqua comme un coup de feu :

— Heureux de te voir, Regille… et toi aussi, Marie ! Mais celui-là, pourquoi nous l’amènes-tu ? Il n’est pas invité !

Le vieillard eut un petit rire sec, fort déplaisant :

— Ah, c’est qu’il y a du nouveau dans la famille et tu ne peux refuser l’hospitalité à mon futur gendre.

Et de ricaner, ce qui contrastait curieusement avec la mine gênée de la jeune fille. Le troisième personnage, lui, souriait, comme s’il n’était pas concerné et se contentait d’écouter Regille qui continuait :

— C’était l’occasion rêvée de le présenter à une société dans laquelle il va désormais tenir sa belle place, car il est à présent le propriétaire du château de Granlieu qu’il vient de racheter à la succession de cette pauvre comtesse !

— Quelle ânerie ! Le château ne peut appartenir qu’à la petit Gwendoline et je te rappelle qu’elle est mineure…

— Sans doute, mais tu oublies le conseil de famille qui s’occupe de ses intérêts. Il s’est réuni et a vendu le château…

— … ancestral ! Ceux qui reposent dans la crypte avec ? On n’aime pas beaucoup ce genre de magouilles chez nous ! Passe pour l’hôtel de l’avenue Vélasquez qui était d’acquisition récente.

— Le conseil l’a vendu, en effet ! conclut von Hagenthal, éclatant de satisfaction. Cependant on a gardé presque tous les meubles pour les transporter ici. Le château est un peu rustique pour mon goût et principalement pour celui de ma future épouse. Au jour de notre mariage qui aura lieu en septembre, je serai donc des vôtres à part entière et j’espère que nous entretiendrons les meilleures relations, car nous comptons recevoir beaucoup ! N’est-ce pas, Marie ?

La jeune fille lui sourit d’un air béat qui la raya d’autorité de la compassion des « Parisiens ». C’était une sotte, rien de plus ! Cependant Vaudrey-Chaumard ne désarmait pas :

— Vous n’auriez pas apporté les faire-part ? fit-il, goguenard. C’était l’endroit idéal pour les distribuer en faisant l’économie de la poste ? Quoi qu’il en soit, je vous prie toujours de quitter cette maison. Tous les trois, puisque vous ne faites plus qu’un ! Désolé, Regille, mais il fallait réfléchir avant de nous imposer cet individu ! Chez moi, il est interdit de séjour !

Puis retournant vers ses invités :

— Je vous présente à tous mes excuses pour ce qui n’est qu’un déplaisant intermède ! Musique ! Je vous accompagne, vous autres, fit-il en poussant les indésirables vers le vestibule.

La valse reprenait et les danseurs s’élançaient à nouveau. Aldo alors rejoignit Adalbert :

— On ne peut pas laisser ignorer un tel scandale ! dit-il. Cet homme est le pire des truands et s’apprête à être bigame…

— On y va !

— Qu’allez-vous faire ? demanda Mme de Sommières, alarmée.

— Essayer de sauver cette pauvre fille d’un sort funeste, même si elle n’a pas inventé l’eau tiède ! Elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans à tout casser et mérite mieux que ce Don Juan défraîchi !

Ils allèrent participer à la discussion – qui se poursuivait dans le vestibule sur un ton nettement plus agressif de la part des expulsés, alors qu’au contraire la colère de Lothaire se calmait, laissant place à une froideur polaire.

— Accordez-nous un mot, Professeur ! dit Aldo.

— Mais je vous en prie !

— Un simple détail, mais qui pourrait être révélateur pour M. de Regille et une charmante jeune fille qui n’aura sûrement aucune peine à trouver un mari plus conforme à…

La désinvolture de von Hagenthal vola en éclats sous une soudaine poussée de colère :

— Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ? gronda-t-il, les poings serrés.

— Oh, ne vous affolez pas ! Il ne s’agit que d’une mise au point. Monsieur von Hagenthal, vous n’avez pas oublié, j’espère, que voici environ trois semaines nous prenions le thé à Bruxelles, chez Mme Timmermans en compagnie de sa fille Agathe et du… « fiancé » de celle-ci ? Autrement dit, vous-même ?

L’homme haussa des épaules dédaigneuses :

— Des fiançailles, cela se rompt ! Surtout quand elles n’existent que dans l’imagination d’une demi-folle ! Cette chère Agathe a horreur du vide et comme elle n’est divorcée que depuis… peu, elle s’est montrée ravie que je lui marque une certaine attention.

— Elle est très jolie et fort riche, ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas manquer de prétendants…

— Il n’y a qu’un malheur, c’est que son ex-époux le baron Waldhaus, bien que divorcé, menace de mort quiconque oserait prendre une place qu’il considère comme la sienne. Je l’ignorais alors, mais j’avoue volontiers que j’aime trop la vie pour l’aventurer sur ce genre de terrain. Et puis j’ai rencontré Marie et plus rien n’a compté que son sourire ! ajouta-t-il en baisant la main de sa fiancée qu’ornait un joli mais banal saphir entouré de petits diamants…

Lothaire prit Aldo par le bras :

— Merci d’avoir voulu m’aider, cher ami, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre ni pire idiot que celui qui a décidé une fois pour toutes de ne rien comprendre. Laissons-les partir et allons boire un verre à la santé de… la vérité ? Dehors, vous autres ! Désolé, Regille !

Tandis que l’indésirable trio disparaissait, on rouvrit les portes un instant refermées et une bouffée de musique envahit le vestibule. Or, en rejoignant Tante Amélie, ils la trouvèrent seule :

— Où est Marie-Angéline ? demanda Aldo. Elle danse, j’imagine ?…

Il imaginait mal : la voix indignée et la personne en question émergèrent de derrière le haut fauteuil et attaquèrent aussitôt :

— Vous n’êtes pas un peu fou de vouloir torpiller ce mariage ? Il faut décidément que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous regarde pas ? À moins que vous n’ayez eu le coup de foudre pour cette jeune bécasse rose ?

— Moi ? Où allez-vous chercher ça ?

— Oh, il suffit de vous connaître ! Votre « grand amour » pour Lisa ne vous a jamais empêché de vous offrir quelques extras et…

— On se tient tranquille, Angelina ! coupa Adalbert qui s’interposait avec un large sourire. Ou plutôt on vient danser avec moi ! Je ne sais pas si vous le savez, mais je suis le roi du tango ! À nous deux et belle comme vous êtes, on va faire un malheur ! poursuivit-il en l’entraînant presque de force…

Ils disparurent au milieu des autres couples et Aldo approcha un tabouret on ne peut plus Louis XIII près du fauteuil de Tante Amélie :

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Allons ! Réfléchis ? Ne nous a-t-on pas dit il n’y a pas si longtemps que la haine entre les Hagenthal père et fils venait de leur rivalité pour la main de Mlle de Regille ? Or la demoiselle a choisi Karl-August – peut-être à cause du château de Granlieu –, et toi, chevaleresque à souhait, tu arrives avec tes gros sabots et tes bons sentiments pour bousiller une si « heureuse union », selon l’expression de jadis ? La voilà libre pour Hugo !... qui va sans doute faire son apparition d’une minute à l’autre !… Eh bien, où vas-tu ? s’étonna-t-elle en le voyant se relever :

— À la cuisine, demander une tasse de tilleul que je vais avaler avec la moitié d’un tube d’aspirine après quoi je file me coucher ! Bonne nuit, Tante Amélie.

— Tu ne peux pas faire ça, voyons !

— Pourquoi pas ! Je suis un vieil homme fatigué…

— Ta ta ta ta ta ! Tu iras te coucher quand tu auras invité la Sous-Préfète. Elle a beaucoup apprécié votre première exhibition ! m’a confié cette excellente Mme Verdeaux ! D’ailleurs rien ne prouve qu’Hugo viendra !… Surtout s’il a entendu ce qui doit être le dernier potin ! S’il ne vient pas, on va voir Plan-Crépin s’éteindre petit à petit comme une lampe romaine en manque d’huile ! Alors avant, accompagne-moi à l’un de ces buffets grignoter un en-cas ! Sinon c’est moi qui vais manquer d’huile !

Ils y furent rejoints par leur hôte qui commença par avaler sans respirer deux verres d’un excellent château chalon qui eût demandé plus de respect, puis profitant d’une pause de l’orchestre et s’adossant à l’une des compositions florales décorant ledit buffet, il réclama un instant de silence, et d’une voix de stentor :

— Mes chers amis, je vous présente mes excuses pour l’incident dont vous venez d’être témoins et qui contrevient aux lois d’hospitalité de cette maison, mais comme dans toutes les familles, il existe dans la nôtre des zones d’ombre remontant parfois à fort longtemps. C’est le cas ici… et je vous demande de l’oublier au nom de l’amitié qui nous unit tous. Encore pardon et merci ! Et nous allons boire ensemble à la santé de cette vieille demeure qui est si heureuse de vous accueillir ce soir.

Après un tonnerre d’acclamations, le champagne coula à flots et le bal repartit de plus belle. La gaieté parut même monter de quelques crans, sauf pour Plan-Crépin : voyant passer le temps sans amener celui qu’elle attendait, elle laissait la déception s’inscrire sur son visage. En dépit des efforts réitérés d’Adalbert et d’Aldo, elle ne remonta à la surface que quand Mlle Clothilde vint s’asseoir auprès de Mme de Sommières en s’éventant avec l’un des cartons d’invitation qui traînait sur un siège… Elle soupira :

— En fait de cadeau d’anniversaire, j’aurais préféré une autre surprise ! Cet individu implanté à Granlieu va nous gâcher la vie et, en ce qui me concerne, je ne vais plus dormir tranquille !

— Il est dangereux à ce point ?

— Plus encore peut-être ! Au temps, récent pourtant, où il venait en simple invité de cette pauvre Isoline – je sais qu’elle n’est plus de ce monde et que l’on doit aux défunts prières et respect ! –, il se comportait en maître plus qu’en invité, alors qu’est-ce que cela va donner maintenant ?

— Comment s’entendait-il avec la vieille comtesse dont chacun dans la région semble s’accorder sur les qualités de cœur ?

— Tous ici nous en sommes d’accord. Pour elle, l’hôte était sacré, mais, à part ses serviteurs, il n’y avait plus d’homme susceptible de faire le ménage et de renvoyer von Hagenthal dans son Autriche natale, cette malheureuse sotte d’Isoline en était folle !

— Et… il venait souvent ?

— Heureusement, non ! Uniquement avec celle qu’on ne peut qu’appeler sa maîtresse. Ils préféraient Paris et trouvaient commode de laisser Gwendoline à sa grand-mère. Que d’ailleurs l’enfant adorait et je n’ai pas compris pourquoi, en plein hiver, sa gouvernante l’a embarquée pour le nord de l’Angleterre où elle avait un problème de famille, alors qu’il eût été plus naturel de la laisser à Granlieu chez sa grand-mère qui la couvait littéralement !

— Mais qui est venue se faire assassiner à Paris peu de temps après ! Cela donne à penser qu’on le veuille ou non, soupira la marquise.

— Certes, mais que dire sans preuves ? Dieu sait que la Police a bien fait son travail mais comment accuser Hagenthal sans s’appuyer sur quoi que ce soit de tangible ?… au même moment plusieurs personnes dignes de foi l’ont rencontré à Vienne.

— Et il n’allait jamais à Grandson voir ce cousin qui était aussi le parrain de son fils ?

— Qu’aurait-il pu y faire ? Je n’ai pas connu le vieux gentilhomme, mais Lothaire, si ! Il vivait, paraît-il, dans un autre temps, et je pense qu’Hugo n’a pas seulement hérité de son prénom et de sa maison ! Votre neveu a dû vous l’apprendre puisqu’il l’a vu mourir ?

— Oui et il en a été profondément marqué. Cet homme hanté par le crime et qui, avant de rendre le dernier soupir, s’efforce de payer le prix du sang versé selon ses moyens !… Son filleul habite-t-il la maison de Grandson ?

— Assez fréquemment, je crois, mais Lothaire doit en savoir plus que moi. C’est affaire d’hommes, que voulez-vous !…

— Je laisserai Aldo lui en parler. Vous avez raison. Ces messieurs en général n’aiment pas que les femmes se mêlent de leurs affaires… soupira-t-elle, confite à souhait, mais cette gentille Clothilde, pour qui elle se prenait d’affection, n’avait pas besoin de savoir qu’elle faisait partie intégrante de ce que Lisa appelait « le gang » de son époux.

Cela viendrait plus tard. Sûrement même car, sensible à l’atmosphère d’une maison, elle se trouvait bien dans celle-ci grâce à cette petite Clothilde qui s’entendait à merveille à corriger les aspérités du caractère fraternel, et il fallait avouer que, sans elle, le séjour au manoir eût été peut-être de ceux que l’on fuit. Or, grâce à elle il n’en était rien !

Le tango, que les danseurs avaient bissé, s’achevait. Adalbert ramenait Marie-Angéline un brin décoiffée et qui semblait cette fois d’une humeur de dogue :

— Allons, bon ! Qu’est-ce qui ne va pas encore ? Vous n’aimez pas le tango, Marie-Angéline ?

Occupée à remettre en place des épingles à cheveux soudain éprises de liberté, celle-ci jeta à son cavalier un regard indigné :

— Pas celui-là en tout cas ! Et que nous nous en étonnions me surprend ! Je me suis retrouvée presque étendue sur le parquet, puis retournée comme une crêpe !…

— On le danse ainsi à Buenos Aires et vous avez dû remarquer que nous n’avons choqué personne ! Bien au contraire ! D’ailleurs nous n’étions pas les seuls et nous avons été applaudis. Parlez-en à Aldo, tiens !… Au fait où est-il ? Aurait-il emmené la Sous-Préfète sur la terrasse ?

— Seul, ça ne lui ressemblerait pas. Pourtant sa cavalière est retournée s’asseoir entre ces deux vieilles dames… Je me demande si…

— Rien du tout ! s’indigna Plan-Crépin. Il a dû aller chercher un remontant pour sa cavalière, s’il l’a triturée comme de la pâte à pain à la manière d’Adalbert !

— Bon ! J’ai eu tort ! La prochaine fois, vous aurez droit à une très convenable valse anglaise !

— En admettant qu’il y ait une prochaine fois !… Tiens, le voilà, Aldo ! Il fait une drôle de tête !

— Le Sous-Préfet n’a peut-être pas apprécié que l’on traite sa femme comme dans les bas-fonds de Buenos Aires ?

— Cessez donc de proférer des âneries, Plan-Crépin ! intima la marquise. Il y a autre chose !

— Où étais-tu passé ? demanda Adalbert.

— Au téléphone ! C’était Langlois…

— À cette heure-ci ?

— Il n’est jamais qu’onze heures et il venait d’avoir lui-même un coup de fil de son collègue bruxellois. Il y a deux heures environ, un événement pénible est survenu !…

— Fais plus court dans le préambule ! grogna Adalbert.

— Agathe Timmermans qui allait dîner chez des amis, avenue Louise, a été renversée par une voiture qui a pris la fuite.

— Morte ? souffla Mme de Sommières.

— Non, mais dans un état grave ! On ne sait si elle reprendra connaissance. Et comme Langlois voudrait que l’on prévienne sa mère, il aimerait que l’on rentre à Paris… Au moins l’un de nous deux !



1 La maison Pernod était née de cette amélioration.

12 Choc en retour…

— Qu’il ait fait son entrée ici au moment même où un chauffard envoyait au tapis sa dernière maîtresse en titre ne signifie pas qu’il soit innocent, asséna Vaudrey-Chaumard en appuyant son dire d’un coup de poing sur la table. Ce salopard doit disposer d’une bande…

— Une bande, non, rectifia Aldo, mais deux ou trois hommes de main j’en jurerais ! Un seul suffirait d’ailleurs, pourvu qu’il soit assez adroit pour provoquer un accident mortel sans y laisser sa peau !

Hubert, Adalbert et Aldo étaient réunis dans le cabinet de travail de Vaudrey-Chaumard. La fête s’était terminée en apothéose par le plus somptueux feu d’artifice que l’on ait vu dans la région de mémoire d’hommes. C’est dire que dans les environs du manoir et, surtout, du lac, on n’avait pas dû s’endormir de bonne heure ! Une énorme clameur d’applaudissements venue d’un peu partout avait salué le bouquet final qui avait blasonné sur le ciel les armes de la Comté-Franche telles qu’elles étaient au moment de la construction de la demeure. Un dernier arrosage au « vin de paille » et les invités avaient repris le chemin de leurs foyers d’un pas plus ou moins hésitant pour les piétons ou assistés de la Gendarmerie pour ceux, venus en voiture, ayant charge d’âmes, auquel cas le volontaire rentrerait chez lui à l’aide d’un vélo, emprunté sur place ou chargé à l’arrière de la voiture.

Le bruyant départ avait donné lieu à un concert discordant en vertu de cette tendance qu’ont les poivrots à faire entendre un échantillon de leur répertoire personnel !

Adalbert alluma une cigarette et haussa les épaules :

— En tout cas il ne doit pas être si habile puisque sa victime vit toujours. Sans connaissance, mais elle vit ! ! Si on l’a percutée volontairement, il faudrait peut-être en profiter ?

— C’est exactement l’intention de Langlois ! Il doit être déjà parti. Il s’y rend en voiture. Son chauffeur est plus rapide que n’importe quel train. C’est un véritable champion qui a couru Les Vingt-Quatre Heures du Mans. En compagnie de son patron d’ailleurs, mais depuis son accident à la hanche, Langlois est moins sûr de lui-même !

— Oh, mais tu ne m’as jamais raconté ça ? s’écria Adalbert, soudain épanoui. On pourrait à l’occasion faire une petite course entre amis, tous les deux ?

— Pour l’instant il a d’autres chats à fouetter ! Quant à nous, il rappellera demain vers midi pour nous dire ce qu’il a décidé !

— Comment ça, décidé ? On ne fait pas encore partie de la Police que je sache ! Et le libre arbitre, alors ?

— Tu n’oublies qu’une chose, c’est que nous sommes les seuls, avec lui, à savoir où se trouve la mère de cette malheureuse folle ! Alors pour l’instant, on fait ce qu’il dit ! Point à la ligne !

À ce moment, Mlle Clothilde entra, précédée de Marie-Angéline qui lui ouvrait les portes devant le grand plateau qu’elle portait :

— Qui veut une tasse de bon chocolat chaud avant d’aller se coucher ? Les domestiques sont fourbus, je les ai envoyés au lit et on vous a préparé cela toutes les deux. Il fait plutôt frais ce matin !

— Et Tante Amélie ?

— Première servie ! Et à domicile ! fit joyeusement Mlle Clothilde. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de réfléchir et vous donne le bonsoir à tous !

— Au fond, c’est elle qui a raison ! remarqua Adalbert en étouffant un bâillement. Ce chocolat est une idée géniale, mais là-dessus on ferait mieux d’accorder du repos à nos malheureuses cervelles. Quant à moi, si je dois garder ces damnées godasses une demi-heure de plus, je vais me mettre à pleurer ! Rien ne vaut les charentaises pour réfléchir !

Et, ôtant avec un « ouf » de soulagement ses impeccables souliers vernis, il adressa un salut général et rejoignit sa chambre sur ses chaussettes de soie noire.

Comme c’était la seule chose intelligente à faire, les autres suivirent son exemple. Les unes après les autres les lumières s’éteignirent, et la vieille demeure plongea dans la nuit avec ce qui ressemblait fort à un soupir de satisfaction. Seule Marie-Angéline resta un long moment à sa fenêtre. Dans un instant elle enlèverait les bijoux et la robe de bal qu’elle avait simplement recouverte du grand châle bleu dans lequel elle se sentait si bien, puis en essayant de ne pas faire de bruit, elle irait à la messe que dirait à sept heures l’abbé Turpin… Elle savait qu’elle ne devrait pas communier, moins à cause du chocolat qu’elle avait avalé tout à l’heure sans y penser, qu’à cause de la rancune qu’elle gardait à Aldo. Quel besoin avait-il eu, ce soir, d’aller apporter son soutien à une histoire qui ne le regardait en rien et de révéler qu’Hagenthal avait déjà une fiancée à Bruxelles ?

Ainsi que l’avait si bien compris Adalbert, c’était ouvrir un boulevard entre Marie de Regille et Hugo ! S’il l’aimait, comme tout le laissait supposer, il se hâterait de réclamer une main qu’elle serait sans doute trop heureuse de lui tendre ? Il y avait une distance infranchissable entre ces deux hommes, outre qu’elle devait trouver insupportable l’idée de devenir la belle-mère d’Hugo en épousant son père ?

Ce bonheur-là, Marie-Angéline se sentait incapable d’en supporter la vue, bien qu’une voix intérieure lui soufflât que les flambeaux de l’hyménée n’étaient pas près de s’allumer ! N’importe comment, il lui était impossible de s’incruster ici, de laisser Mme de Sommières rentrer seule à Paris, d’abandonner son poste de confiance auprès d’elle… Et pourquoi ? Pour un homme de quelques années plus jeune qu’elle et qui n’aurait sans doute jamais envie de la prendre dans ses bras ?

Ce qu’elle voulait demander à Dieu, c’était de lui enlever du cœur cet amour qui l’empoisonnait. Sa vie était tellement plus amusante avant le drame de Saint-Augustin ! Cette pléthore de joyaux traînant derrière eux les plus fascinants romans de l’Histoire, voire même de la légende, étaient redoutables ! Les risques courus n’étaient pas illusoires. Trop réels, au contraire, et plus encore la joie du triomphe en cas de réussite ! Il ne fallait pas qu’à cause d’elle cela disparût !

Il y avait bien, cette fois, l’affaire des trois rubis après lesquels on courait plus ou moins. Sans être faux, puisque Philippe de Bourgogne au lieu d’en acheter trois en avait acquis six, ceux-là n’étaient pas vraiment « frères ». Ils n’avaient jamais brillé au cercle d’une couronne – ô combien illustre – mais seulement sur la gorge d’une maîtresse. Donc n’avaient jamais fait partie du fameux Talisman ! Un Talisman qui ne serait jamais reconstitué, même si Kledermann acceptait de se séparer des « Trois Frères », puisqu’il manquerait toujours le principal : le diamant azuré de Bourgogne !

Arrivée à ce point de son amère songerie, elle accorda au fabuleux joyau un regret plein de nostalgie. Il aurait été tellement amusant, si seulement on pouvait dénicher la moindre piste, de courir à sa poursuite avec l’équipe reconstituée. Au moins Plan-Crépin serait contente, même si quelque part au fond d’elle-même Marie-Angéline reniflait des larmes ?

— Allons à la messe ! décida-t-elle soudain en refermant sa fenêtre. Il fait humide ce matin et si je reste là je vais rouiller…

Et elle s’en alla prendre une douche pour se remettre les idées en place.

Quand on se retrouva pour déjeuner, l’éclat et la gaieté de la fête se faisaient encore sentir, et Mlle Clothilde reçut, avec un réel plaisir, les compliments chaleureux de ses invités, d’autant qu’elle avait eu l’attention de commander un repas plus léger pour reposer les estomacs quelque peu surmenés par tant de succulences et de libations. Seul Lothaire dévora avec son enthousiasme habituel, soutenu il est vrai par une colère que quelques heures de sommeil n’avaient pas réussi à calmer :

— Regille doit avoir perdu la tête pour donner cette pauvre gamine à cet individu douteux qui a sûrement plusieurs cadavres à son actif ! À propos, quelles sont les nouvelles puisque, si j’ai bien compris, vous avez eu la PJ au téléphone ce matin ? demanda-t-il à Aldo.

— Mais cela ne te regarde pas ! protesta Mlle Clothilde. Tu ne vas pas te mettre à éplucher le courrier de nos invités ? Sinon, ils ne voudront plus revenir chez nous ? fit-elle, au bord des larmes.

— Je crois que si, la rassura Adalbert tout en étalant des rillettes sur une tranche de pain de campagne grillé. N’oubliez pas que les journaux belges et français vont s’en emparer, si ce n’est déjà fait, et que vos relations – bonnes ou mauvaises – avec cet homme vous mettront au premier plan !

— Mieux encore, reprit Aldo, Langlois sera ici ce soir pour essayer d’en apprendre davantage sur ce von Hagenthal dont le comportement lui paraît des plus suspects. Vous pourrez vous entretenir avec lui.

— Comme c’est aimable à lui ! s’exclama Mlle Clothilde. Mais je te supplie, Lothaire, de ne pas mélanger les mauvais bruits qui courent et les faits réels ! Garde ton sang-froid !

— Mon sang-froid, quand, deux mois à peine après la mort de sa femme, il te faisait une cour pressante ? Et toi, tu l’écoutais….

— Je vous en prie ! intervint Mme de Sommières, indignée. Vous n’avez pas à rappeler ce qui ne peut être, pour Clothilde, qu’un mauvais souvenir !

— Mauvais ? Je n’en suis pas si sûr ! Vous n’imaginez pas l’emprise qu’exerce cet homme sur les femmes ou les filles ! Surtout les plus jeunes ! Question de chair fraîche, je suppose ! ricana-t-il.

— S’il vous plaît, Professeur, restons-en là ! soupira Aldo. Vous allez faire de nous un mauvais souvenir pour Mlle Clothilde. Nous lui portons tous respect et amitié ! N’abîmez pas cela !

— Mais je n’abîme rien du tout, mon pauvre ami ! Les conquêtes de « M. le baron » sont de notoriété publique ! Il doit user d’un charme secret parce que, en ce qui me concerne je le cherche en vain ! Mais enfin, sacrebleu, essayez de comprendre ! Après Clothilde il y a eu je ne sais quelle Espagnole, puis la belle-fille anglaise de cette malheureuse Granlieu ! Vous-même m’avez appris qu’on vous l’avait présenté comme fiancé de l’héritière du chocolat Timmermans… qui est à l’hôpital. Ce qui va le gêner dans ses nouvelles entreprises avec Marie de Regille.

— Il est certain, dit Mme de Sommières, que cela commence à faire beaucoup ! Et le plus étonnant dans tout cela, c’est son fils qui semble très différent. N’a-t-il aucun pouvoir sur lui ?

— Du pouvoir ! s’emporta Vaudrey-Chaumard. Je ne sais ce que pense ce misérable mais je peux vous assurer qu’il déteste un rejeton qui, naturellement, est plus jeune que lui et, selon moi, infiniment plus séduisant, d’autant qu’il porte cette auréole étrange que lui confère sa ressemblance avec le Téméraire.

— Soit, dit Adalbert, mais Hugo ne peut-il vraiment rien pour mettre un frein aux entreprises de son géniteur ?

La colère qui empourprait le large visage de Lothaire disparut d’un seul coup pour faire place à une tristesse où se décelait de la compassion :

— Même criminel – et le pire est que personne n’en a la preuve ! – il est son père… et Hugo craint Dieu ! Ce qui lui interdit toute démarche pour le livrer à la Justice en admettant qu’il en ait les moyens, et plus encore de l’abattre lui-même. Pourtant…

Lothaire hésita un instant avant de livrer le fond de sa pensée.

— Pourtant ? souffla la marquise.

— Je jurerais que ce monstre a tué sa mère quand Hugo avait une douzaine d’années ! Il y avait trois ou quatre ans d’ailleurs qu’il était interne d’un sévère collège d’où il ne sortait qu’aux vacances. Et encore était-ce sur les instances de son parrain que vous avez rencontré, je crois, Morosini ?

— Alors qu’il était proche de sa fin. Il tenait à me remettre une pierre précieuse… un rubis ayant appartenu au Téméraire – du moins il en était persuadé – pour effacer, si peu que ce soit, le crime commis sur l’un des miens par son grand-père. Le prix du sang en quelque sorte !

Après un regard sur Adalbert qui approuva d’un battement de paupières, il sortit son portefeuille pour en extraire le sachet de daim noir, puis laissa le rubis glisser sur la paume de sa main :

— Voilà !

— Quelle merveille ! exhala Mlle Clothilde.

— J’ai pensé d’abord que c’était l’un des « Trois Frères », ce qui me surprenait fort parce que je savais où ils sont et que je suis allé vérifier, mais c’est votre frère qui m’a éclairé en m’apprenant qu’à l’origine ils étaient six quand le duc Philippe les a achetés, qu’il en a gardé trois pour lui et offert les autres à la mère du Grand Bâtard Antoine dont il était alors très amoureux.

Tandis que le joyau passait de main en main, Hubert remarqua :

— Ce qui m’étonne, c’est que votre Karl-August, sachant sans doute où il était, n’ait pas fait assassiner le vieux gentilhomme avant qu’il ne vous le donne ?

— Je pense qu’il devait l’ignorer. L’héritage revenant à son fils, il a dû penser qu’il pouvait au moins faire l’économie d’un meurtre. Il croyait certainement n’avoir aucune peine à le lui reprendre, de gré ou de force ! Seulement, c’est vous qui l’avez…

— Et il n’a aucune chance de devenir mon gendre, dit Aldo quand, le tour de la table terminé, le rubis lui revint. Ma fille n’a que six ans ! Eût-elle l’âge d’ailleurs que je n’aurais aucun scrupule à débarrasser la planète d’un individu, de cet acabit.

— Quelles qu’en soient les conséquences ? demanda Lothaire.

— Quelles qu’en soient les conséquences ! Avec ce genre d’individu un bon avocat n’aurait aucune peine à invoquer la légitime défense !

— Encore faudrait-il qu’il vous attaque ! Or justement, il s’arrange pour être absent au moment où tombent ses victimes !

— Je suis persuadé qu’il existe une solution à cela. Mais laquelle ? Il y a peu d’années Vidal-Pellicorne et moi avons eu affaire à un type de ce genre ! Pire encore parce qu’il usait d’une bestialité peu ordinaire. Disons qu’il détenait un monstre dans sa poche, mais je vous raconterai cette aventure plus tard. Pour l’instant, tenons-nous en aux dernières nouvelles de Langlois.

— Ce qui est curieux d’ailleurs, dit Plan-Crépin, c’est qu’il soit encore question d’un rubis dans un pays où règne la légende d’une pierre beaucoup plus grosse que celle-ci !

— C’est Clothilde, au moins, qui vous a relaté l’histoire de la Vouivre ? s’enquit son frère.

— Naturellement ! répondit-elle. Pourquoi ne t’en es-tu pas chargé ?

— Oh, moi, les histoires de bonnes femmes ! Vas-y ! Tu adores cela !

Elle rosit sous les regards tournés vers elle :

— C’est vrai ! J’aime cette histoire qui n’est en réalité qu’un conte de fées. Il y a très, très longtemps vivait au pays la plus belle jeune fille qui soit. On ne savait au juste si c’était une dryade ou une naïade car elle vivait au fond des forêts entre une source et une cascade. Elle était d’une beauté fabuleuse et portait au front un diadème où brillait un énorme rubis. Le plus gros, le plus pur qui se puisse voir. Les hommes en rêvaient presque autant que de sa beauté mais on ne savait rien d’elle, sinon qu’elle aimait se baigner dans les sources, les cascades, les lacs, toutes les eaux qui jaillissent de notre beau pays comtois. Toutefois, avant d’entrer dans l’eau, elle prenait soin d’ôter sa tunique scintillante et de poser dessus son diadème…

— Elle se laissait voir et approcher ? s’étonna Aldo. C’est plutôt rare dans les légendes ?

— Elle n’avait rien à craindre. Quiconque eût tenté de la toucher ou de s’emparer du rubis aurait eu à affronter tous les serpents de la contrée mystérieusement rassemblés…

— Pouah ! s’écria Adalbert. J’ai ces bestioles-là en horreur ! Je crois que je tomberais raide mort si l’un d’eux s’approchait de moi !

— Il y en a pourtant une flopée en Égypte, ironisa Aldo. Comment t’en arranges-tu ?

— J’ai le choix entre prendre mes jambes à mon cou ou lui tirer une balle de revolver… à condition que j’en aie le temps ! Et ne rigole pas bêtement ! Rien qu’à son contact, le cœur pourrait me lâcher. Le seul dont je supporte la vue est l’uræus d’or du « pschent », la coiffure des pharaons, et encore ! Pourvu qu’il soit convenablement stylisé et point trop réaliste !

Un éclat de rire général salua cette confession. Seul Hubert de Combeau-Roquelaure n’y prit pas part et grommela :

— Il n’y a vraiment pas de quoi se moquer. C’est comme le vertige, on n’y peut rien ! Sans aller jusqu’au boa constrictor, ils sont universellement présents principalement dans les coins humides de nos campagnes, et j’ai eu un élève en Fac, un garçon de vingt ans, solide et tout, qu’une crise cardiaque a emporté en moins de deux parce que, au cours d’une partie de campagne, il s’était endormi et qu’au réveil il a vu ramper sur ses jambes une innocente couleuvre !

On pouvait difficilement exploser de joie devant cette conclusion et Mlle Clothilde, en bonne maîtresse de maison, se hâta de changer de conversation en interrogeant Adalbert sur ses dernières fouilles en Égypte.

— Pour l’instant, je ne fouille pas, ayant entrepris d’écrire un livre sur les reines-pharaons, mais c’est comme un fait exprès, il suffit que je veuille me mettre à l’ouvrage pour qu’une affaire quelconque…

— Quelconque ? coupa Aldo. Je te trouve bien dégoûté touchant nos agissements communs !

— Une affaire sérieuse, là ! Tu es content ? Si j’osais, Mademoiselle Clothilde, je reprendrais volontiers de ce gâteau au chocolat ? Il est divin !

— Mais comment donc !

Noblesse oblige, c’est à la Sous-Préfecture qu’ils retrouvèrent Langlois, la maîtresse des lieux ne supportant pas qu’une notabilité quelle qu’elle soit descende à la Poste alors qu’elle disposait d’une demeure aussi ancienne qu’élégante. Comme en dépit de son snobisme, c’était une charmante femme, il se contenta de préciser qu’il s’agissait d’un aller-retour et qu’il ne pourrait être question d’organiser un dîner ou autre festivité en son honneur : il était en service. Du coup, il eut droit non seulement à la plus belle chambre mais aussi à un bureau où tout était capitonné de cuir et les portes munies de bourrelets.

— Seigneur ! admira Adalbert en y pénétrant. On serait au Deuxième Bureau qu’on ne serait pas mieux protégés !

— Cela vient d’un Sous-Préfet d’il y a quelques années qui tenait à ce que rien ne transpire des entretiens qu’il pouvait avoir avec diverses personnalités. On était alors en guerre et Pontarlier, ville frontière, était plus importante que jamais.

Le patron de la PJ reçut les deux amis avec une cordialité… soucieuse :

— J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour moi, car en ce qui me concerne, celles que j’apporte ne sont pas des meilleures.

— L’ex-baronne Waldhaus est morte ? s’inquiéta Aldo.

— Non, mais les médecins ne sont guère optimistes. Il se peut qu’elle survive à l’accident mais, blessée surtout à la tête, il est possible qu’elle reste très amoindrie. Quand elle parle, ce sont des mots sans suite qui résonnent parfois bizarrement.

— Que disent les médecins ?

— Ils sont dans le bleu. Elle peut retrouver un langage intelligible du jour au lendemain, mais rien n’est moins certain !

— Il faudrait quand même prévenir sa mère et si vous voulez…

— C’est fait. Votre beau-père qui semble se plaire décidément à Rudolfskrone propose de l’amener à son chevet en deux coups d’avion, puisque apparemment c’est devenu son moyen de locomotion préféré. En outre, il semble s’être pris d’amitié pour elle, ce qui n’a pas l’air de déplaire à ses hôtesses. À ce propos, ajouta-t-il avec un sourire, votre épouse aimerait savoir si elle a une chance de vous revoir avant Noël ? Je me demande bien pourquoi ?

— Elle aime les coups de vent ! fit Adalbert.

— Eh bien, elle est servie ! Ne le prenez pas mal, Morosini, ce n’est qu’une plaisanterie ! Elle comprend parfaitement quelle tranquillité d’esprit représente Rudolfskrone pour vous comme pour ses habitantes. D’ailleurs, j’ai une lettre à vous remettre.

Aldo remercia d’un sourire et la glissa dans sa poche tandis que le policier reprenait :

— Venons-en aux événements d’ici ! J’en ai une idée par ce que m’ont appris mes hôtes : Vaudrey-Chaumard aurait fichu à la porte des invités ?

— Ne faites pas l’innocent, Monsieur le Commissaire Principal ! fit Adalbert. Vous en savez sûrement un peu plus ou alors notre frétillante Sous-Préfète a perdu ce pouvoir de description qui est l’un de ses plus grands charmes ?

— Non. Le récit émane de son époux qui, lui, est un homme mesuré. Il s’est limité aux faits : M. de Regille, un vieil ami de Vaudrey, est venu à la fête avec sa fille, Marie. Tous deux étaient invités le plus régulièrement qui soit. Celui qui ne l’était pas était le fiancé de la demoiselle : Karl-August von Hagenthal, à qui il semble avoir nombre de méfaits à reprocher.

— Et son fils était-il invité ?

— Hugo ? Naturellement. On n’a pour lui que des éloges dans la maison. Une sorte de moine-chevalier qui ressemble en outre au Téméraire !

— De quoi faire rêver les femmes ?

— Plus que vous ne sauriez croire ! approuva Aldo en détournant la tête pour allumer une cigarette.

Il n’en dit pas davantage, pourtant Langlois le garda un moment sous son regard, passa à Adalbert… qui cherchait son mouchoir dans des poches où il ne pouvait pas se trouver.

— Ah ! émit-il seulement. (Puis, après un court silence, il poursuivit :) Nous n’en parlerons que si cela se révélait utile… et uniquement avec Mme de Sommières. Mais revenons à Karl-August !… le voilà fiancé pour la troisième fois… à des femmes qui, curieusement, disparaissent pile au moment où il demande la main d’une autre.

— C’est drôle, hein ? ricana Aldo. Mais je pense que Mlle de Regille n’a rien à redouter : il l’épouse pour barrer la route à son fils qui en serait lui aussi amoureux.

— Et Regille, qu’en pense-t-il ?

— Oh, lui, il est à moitié gâteux… en outre le futur gendre vient de faire l’acquisition du château de Granlieu ! Il nous l’a annoncé !

— Comment a-t-il pu faire ça ?

— Comme on fait ce genre d’acquisition, répondit Aldo. Le château était en vente : il l’a acheté... C’est simplissime !

— Pas pour moi. Ce qui l’est encore moins, pour moi, c’est certaines coïncidences. Par exemple, il est toujours à des centaines de kilomètres quand disparaît la détentrice du titre. Et toujours par accident ! L’une était cardiaque, l’autre traversait sans regarder. Or, c’est un solitaire, comme son fils ! On ne lui connaît pas de valet ni d’homme de main. Alors ?

Aldo haussa les épaules :

— Ou il est particulièrement malin, ou on ne voit que les faces apparentes de l’iceberg ! Mais à propos d’Isoline de Granlieu, Adalbert a quelque chose à vous confesser… Une vieille légende du pays qui pourrait avoir été remise au goût du jour ! Vas-y ! Et ne prends pas cet air gêné ! Une phobie, c’est une phobie ! Pas une tare !

Et Adalbert – pas plus content que cela d’ailleurs ! – raconta son histoire. Langlois l’écouta sans rien laisser paraître et, quand le malheureux eut fini, éclata de rire. Il rit même de si bon cœur que celui-ci fronça les sourcils :

— Je ne pensais pas vous amuser à ce point ! ronchonna-t-il.

— Oh, si, mon vieux !… parce que si vous voulez le savoir, j’en ai aussi une frousse bleue ! En tout cas, votre légende ouvre des horizons. Qu’allez-vous faire à présent ? Rentrer chez vous, je suppose ?

— On désirait partir demain ou après-demain, mais nos hôtes mettent une telle insistance à vouloir nous retenir que c’est un peu délicat !…

— Vous-même Morosini, que désirez-vous ?

— Revoir, dans l’ordre, le parc Monceau et Venise… quoique je ne sois pas certain que ma famille soit du même avis… Vous permettez ?

— Il prit dans sa poche la lettre de Lisa, la décacheta d’un doigt rapide, la parcourut puis se mit à rire en la remettant dans sa poche.

— C’est si drôle que ça ? maugréa Adalbert.

— C’est surtout inattendu ! Mme Timmermans semble avoir conquis toute la tribu là-bas ! À commencer par mon beau-père. Ils viennent de partir pour Bruxelles – toujours ce sacré avion ! – car naturellement elle se tourmente pour sa fille dont l’état ne s’améliore pas, même si la conscience lui est revenue…

— Si ce n’est pas une amélioration, que faut-il à Lisa ?

— C’est pourtant elle qui a raison. Agathe a pu décrire son accident mais c’est l’état général qui ne s’améliore pas. Elle ressemblerait à une de ces lampes à huile dont on ne renouvelle pas le liquide… elle s’éteint peu à peu…

— Parle-t-elle de von Hagenthal ? interrogea Langlois.

— Elle ne l’a mentionné qu’une seule et unique fois… pour le décharger de toute accusation. Il aurait été à Vienne à l’heure de l’accident et elle s’en tient là ! Elle ne veut même plus voir la Police. Elle demande qu’on la laisse mourir en paix…

— Incroyable ! s’écria Adalbert. Et lui, elle n’a pas envie de le revoir ?

— Surtout pas ! Quand on lui a posé la question, elle a réclamé un miroir… et elle a refusé formellement de le recevoir !

— Elle est si amochée ?

— Non, d’après sa mère, via Lisa ! Rien d’irréparable ! Même sans aller requérir les bons soins du cher Professeur Zehnder, dans sa tête de malade, elle refuse de se montrer à lui « défigurée ». Elle refuse sa pitié !

Le célèbre sang-froid de Langlois n’y résista pas. Il se leva et se mit à aller et venir à travers la pièce :

— C’est à devenir fou ! Mais qu’a-t-il donc de si extraordinaire cet homme qui n’est plus de première jeunesse ? Il a…

— Ne cherchez pas ! coupa Adalbert : ça s’appelle le charme ! Si vous consultez l’histoire des grands séducteurs, vous constaterez qu’ils n’étaient pas les plus beaux ! Don Juan, Casanova étaient assez séduisants sans doute, mais rien de fracassant ! Et pourtant ! Quels tableaux de chasse à leur actif ! Je ne parle même pas de Lauzun qui était petit et laid ! Quant au maréchal de Richelieu, il a épousé à quatre-vingts ans une donzelle qui n’en avait pas dix-huit et c’est lui qui l’a trompée ! Alors on peut ergoter à perte de vue, il n’en est pas moins vrai que cette très jolie femme un peu farfelue soit victime du même phénomène : elle l’aime trop pour accepter d’affronter son regard sans être en possession de toutes ses armes !

— Et le rubis, là-dedans ?

— Lisa n’en dit rien ! Je ne suis pas certain qu’elle n’en arrive pas à prendre en grippe ce qui s’appelle joyaux, bijoux, pierres précieuses, etc. C’est à Kledermann qu’il faut s’adresser ! Il en est plus mordu que jamais !

Langlois mit fin à sa déambulation devant Aldo :

— Si vous lui posiez la question, Morosini ? Vous êtes très proches l’un de l’autre !

— … sauf quand il est question de joaillerie ! Et c’est moi qui ai le troisième rubis. Il va me faire chanter !

— Et ça vous ennuierait vraiment ?

— Bof ! Au point où nous en sommes, si cela doit vous permettre d’en finir avec les exploits du personnage…

— Merci ! Un mot encore ? Selon les critères de Vidal-Pellicorne, le fils Hagenthal possède-t-il les mêmes arguments que son père ?

— Non. Il est plus jeune, évidemment, plus beau sans nul doute, et en outre il y a cette ressemblance hallucinante avec le Téméraire. Pour une âme romantique il a cent fois plus d’attraits que le responsable de ses jours Mais existe-t-il encore beaucoup d’âmes romantiques ?

Les yeux gris du policier se plantèrent droit dans ceux d’Aldo qui ne se détournèrent pas quand il insista :

— Au moins… une peut-être ?

— Peut-être…

— Alors ramenez vos dames à Paris le plus tôt que vous pourrez ! Il est temps de quitter le rêve pour revenir à la réalité…

— Devez-vous vraiment partir ? se désola Mlle Clothilde. Moi qui m’étais tellement réjouie de vous faire découvrir notre beau pays ! Vous n’en n’avez pas vu le quart de la moitié ! Et le prince Morosini et mon frère n’avaient-ils pas projeté certaine exploration de grottes je ne sais où ?

— Ils n’y ont pas renoncé et ce n’est que partie remise, répondit Tante Amélie en glissant son bras sous celui de l’aimable femme. Mais il faut à tout prix que nous rentrions à Paris et qu’Aldo puisse au moins aller faire un tour à Venise où on le réclame à cor et à cri. Mais nous reviendrons, je vous le promets ! On n’oublie pas une hospitalité telle que la vôtre !

— C’est vrai ?

Elle semblait prête à pleurer et la vieille dame se pencha pour l’embrasser :

— Il se pourrait même que vous nous trouviez envahissants !

— Oh, ça jamais !

— Ne vous aventurez pas trop ! On voit que vous ne connaissez pas la redoutable petite famille d’Aldo ! Ses trois gamins sont adorables, mais parfois éprouvants ! Enfin, il y a Lisa, sa femme, qui aimerait vous connaître !

— Oui ? Comment est-elle ?

— Très belle, très maternelle… et parfois un brin trop suissesse ! Mais cela fait partie de son charme. Vous voyez que ce n’est pas un adieu ? Ce n’est qu’un « au revoir », comme chantent les Américains.

— Il n’empêche que la maison va me paraître vide !…

Ce n’était pas là eau bénite de Cour. Mlle Clothilde semblait s’être attachée sincèrement à ses visiteurs inattendus. Si Mme de Sommières l’impressionnait bien un peu, Plan-Crépin et ses multiples talents s’étaient attiré son amitié. Avec cette drôle de fille, on ne voyait pas passer le temps ! Quant au tandem Aldo-Adalbert, elle n’aurait su dire auquel allait sa préférence. Et, au fond, Hubert était le seul à ne pas lui inspirer de regrets. Il avait une façon de ricaner en exhibant ses dents chevalines qu’elle jugeait malsaine. Surtout quand elle s’était avisée, par un splendide crépuscule, de le suivre au fond du parc jusqu’à une éminence dominant le lac au sommet de laquelle il s’était campé pour lancer aux quatre coins de l’horizon une espèce de cri de guerre. Quelque chose comme « Ho huc ! » qui lui avait glacé le sang. Elle s’en était ouverte à Adalbert qu’elle jugeait le plus accessible de la famille… et il avait éclaté de rire :

— Ne me dites pas que votre frère ne vous a jamais parlé des études étendues que notre joyeux Professeur a consacrées aux Celtes ? Il est même devenu plus ou moins druide à Chinon.

— Hein ? Druide ?

— Eh oui ! Il en a survécu davantage que l’on ne pourrait le croire ! Quant à Hubert, il ne peut voir un monticule planté d’arbres, colline, montagne ou Dieu sait quoi sans l’escalader à dates fixes pour lancer, au coucher du soleil, leur vieil appel à se rejoindre.

— Partout où il va ?

— Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas essayé, une nuit de pleine lune, sur la butte Montmartre. Ça n’a pas marché parce que, m’a-t-il confié, le Sacré-Cœur est trop encombrant ! Cela dit, il n’est pas dangereux !

— Il me semble pourtant avoir entendu évoquer des sacrifices humains à propos de ces illuminés ?

— Surtout ôtez-vous ça de l’idée ! Mon cher vieux Professeur est incapable d’égorger même un poulet ! Il y en a dans sa propriété, mais sa cuisinière prétend que, lorsqu’elle veut en mettre un à la broche, il l’envoie acheter un gallinacé inconnu chez le volailler sous le prétexte qu’il a horreur de manger des gens qu’il connaît ! Alors vous voyez !

N’importe, c’était Hubert qu’elle regretterait le moins !

Vint le jour du départ que l’on fit suffisamment bruyant pour que nul n’en ignore. À la grande satisfaction des inspecteurs Durtal et Lecoq laissés « sous couverture » par Langlois. Et aussi de ceux-ci qui avaient tendance à trouver un peu trop spectaculaires ceux que Lisa appelait « le gang ».

Jamais voyage ne fut plus silencieux en dépit des efforts d’Adalbert pour recréer l’habituelle atmosphère familiale. En dépit de ses tentatives, il était évident que Plan-Crépin refoulait ses larmes et que cette attitude si nouvelle de sa part entretenait chez Mme de Sommières une nervosité latente.

Pendant le déjeuner, elle demanda à Aldo s’il comptait rester quelque temps à Paris. Ce qu’elle espérait de tout son cœur, la pensée d’un long tête-à-tête avec une Marie-Angéline éplorée ne lui souriant guère, même si elle la comprenait.

— Quelques jours, oui. Guy m’a dit au téléphone avoir envoyé deux catalogues de ventes imminentes à Drouot. Ensuite j’appellerai Moritz pour qu’il ait la bonté de rapatrier ma tribu sur son char volant. Louise Timmermans vient, paraît-il, de repartir pour Bruxelles s’occuper de sa fille.

— Elle va mieux ?

— Personne n’en sait rien. Pas même les médecins, mais Agathe n’en demeure pas moins sa fille. Et je pense qu’elle va faire l’impossible pour la tirer de ce mauvais pas.

— C’est on ne peut plus normal ! commenta Adalbert. Quel gâchis en attendant ! J’irai à Uccle un de ces jours. Louise s’était montrée une si bonne amie, au moment de l’affaire de Biarritz, et je ne lui ai plus donné de nouvelles ! J’ai un peu honte !

— Sois gentil de faire attention où tu mettras les pieds ! N’oublie pas que la douce Agathe a malgré tout essayé de te faire enlever ! J’ai envie de t’accompagner avant de rentrer chez moi !

Marie-Angéline, elle, gardait le silence et il n’y avait pas lieu de s’en étonner, cependant tous éprouvaient la même impression d’inachevé, presque d’avoir perdu son temps ! L’au revoir des Vaudrey-Chaumard renforçait cette impression. Les yeux de Mlle Clothilde étaient mouillés quand elle avait embrassé ses nouvelles amies. Quant à son frère, il avait lâché un soupir à déraciner un arbre en baisant la main de Tante Amélie. Enfin, pour ce qui était d’Hubert, il avait pris un train, la veille, « pour ne pas encombrer », visiblement d’une humeur de dogue. Les échos des forêts comtoises n’avaient sans doute pas répondu de façon satisfaisante à ses appels !

Dès leur retour, les habitantes de la rue Alfred- de-Vigny et associés se réintroduisirent dans leurs habitudes comme on rentre dans ses pantoufles le soir venu – l’impression de soulagement en moins.

Plan-Crépin se retrouva à la messe de six heures à Saint-Augustin à l’intense satisfaction, vite déçue d’ailleurs, de ses informatrices habituelles. Afin d’éviter trop de questions, elle se déclara patraque. C’était une bonne idée car l’avis unanime fut qu’elle n’avait vraiment pas bonne mine, ce qui était surprenant après un séjour dans une région particulièrement salubre.

À la maison, le rite du champagne de cinq heures reprit ses droits imprescriptibles… Pourtant, Mme de Sommières n’y retrouva pas le plaisir d’antan. Ce qui n’échappa pas au tandem Aldo-Adalbert :

— Vous n’aimez plus le champagne ou est-ce que la dernière livraison n’était pas à la hauteur ?

Profitant de ce que Marie-Angéline était partie en direction de la cuisine, elle reposa sa flûte avec un haussement d’épaules découragé :

— Essayez donc de faire la fête en compagnie de la Madone des Sept Douleurs et revenez me dire ce que vous en pensez !

— Bah ! Ça lui passera ! compatit Adalbert. Elle est solide, et, en outre, elle possède un esprit trop brillant et trop curieux pour qu’il en soit autrement !

— Cela n’en prend guère le chemin. Hormis la nuit, elle est plus souvent à Saint-Augustin qu’avec moi ! Vêpres, salut, complies, tout y passe ! D’ici qu’elle veuille entrer au couvent, il n’y a pas loin !

— Et si toutes les deux vous reveniez avec moi à Venise ? proposa Aldo. Je vous jure qu’on lui trouvera de quoi s’occuper l’esprit !

— Tu rentres quand ?

— Dans trois jours ! La dernière vente est pour demain. Alors faites vos bagages et venez revoir notre lagune !… Toi aussi, Adalbert, si rien ne te retient à Paris ? D’autant qu’il y a deux ou trois points que l’on pourrait essayer d’éclaircir. On ne se débarrasse pas facilement du Téméraire une fois que l’on a mis le nez dans ses affaires.

— Après tout, pourquoi pas ?

Ce soir-là, Tante Amélie trouva meilleur goût à son champagne… mais le lendemain matin…

Aldo, qui avait prévu d’être à Drouot dès l’ouverture des portes pour voir les bijoux exposés avant la vente de l’après-midi, prenait son petit déjeuner seul dans la salle à manger, un œil sur Le Figaro que l’on venait de livrer, quand Cyprien arriva aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. Il tenait d’une main tremblante une lettre qu’il mit sous le nez d’Aldo :

— Une fenêtre battait dans la chambre de Mlle du Plan-Crépin. Alors je suis entré et j’ai trouvé ce message sur son bureau :

« Il est en danger et il m’appelle ! Je ne peux pas le laisser mourir sans tout tenter pour le sauver ! Je demande votre pardon à tous ! Surtout le vôtre, Aldo ! Je n’aurais jamais imaginé faire ce que je me suis permis… je vous supplie de ne pas essayer de me suivre ! Vous mettriez trop de vies en danger ! Votre Marie-Angéline… »

Le cri de fureur s’étrangla dans sa gorge. Il allait se ruer sur le téléphone pour appeler Adalbert, quand une idée lui traversa l’esprit. Pourquoi cette damnée fille lui demandait-elle pardon, à lui particulièrement ?

Il chercha son portefeuille, l’ouvrit :

— Nom de… !

Le rubis avait disparu…

Saint-Mandé, le 3 septembre 2013.

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