PREMIÈRE PARTIE TEMPÊTE SUR

LE PARC MONCEAU

1 Le confessionnal

Marie-Angéline du Plan-Crépin en voulait à la terre entière ce matin-là tout en dégringolant l’avenue de Messine sous une pluie battante, une main arrimant son chapeau, l’autre son vaste sac à main, ce qui ne lui en laissait plus pour le parapluie que, d’ailleurs, elle avait oublié. Pour l’excellente raison qu’elle était à une bonne distance de la maison quand l’ondée – cataracte eût été plus approprié ! – l’avait surprise. Et elle n’avait pas le temps de retourner le chercher parce qu’elle était en retard pour la messe de six heures à Saint-Augustin. Et pourquoi ? Parce qu’elle avait eu « des mots » avec Cyprien, le vieux majordome de la marquise de Sommières, sa cousine et employeuse, à propos… de quoi au fait ? Une autre catastrophe le lui sortit de l’idée : une voiture lui envoya une gerbe d’eau dans les jambes tandis qu’elle traversait la rue de Téhéran, mais c’était normal en février. Et pour tout arranger, le jour n’était pas encore levé.

Un dernier effort la jeta dans le petit porche de côté de la grande église byzantino-gothique où s’abritait le mendiant habituel :

— V’s’êtes bigrement en r’tard, Mamzelle ! constata celui-ci. Doivent pas être loin d’l’élévation !

— Je le sais bien, hélas, père Bouju, mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut ! Il va falloir que j’attende la messe de sept heures !

— Et ça, on peut dire qu’c’est embêtant, soupira-t-il avec une intensité qui éclaira Marie-Angéline.

Tous les matins, elle avait coutume de lui remettre un franc sur lequel il comptait pour son casse-croûte de neuf heures ! Compréhensive, elle sortit de son porte-monnaie la pièce habituelle qui, avec le reste de la récolte de six heures, lui paierait son journal et une partie de son ravitaillement pour la journée. Viendraient ensuite celles de sept, huit et neuf heures et assez souvent des cérémonies, le tout constituant de ce coin de porte – comme celui de l’autre côté mais on ne peut être partout à la fois et c’était le fief de Machard – un modeste fonds de commerce d’un rapport non négligeable dans cette église des « beaux quartiers » parisiens.

L’intérieur en était obscur. Après avoir trempé le bout de ses doigts dans le bénitier avant le signe de croix, Marie-Angéline se dirigeait lentement vers la chapelle de la Vierge, seule éclairée, derrière le maître-autel, quand son regard accrocha un confessionnal où une femme – si l’on en croyait les pieds dépassant des rideaux – agenouillée était en train de confier ses péchés à un invisible prêtre. Ce qui donna une idée à la retardataire. Tant qu’à manquer la messe de six heures, autant faire une croix dessus et se préparer convenablement pour celle de sept heures.

Or, non seulement elle ne s’était pas présentée au « tribunal de Dieu » depuis quinze jours mais, en plus, il lui trottait dans la tête cette dispute qu’elle venait d’avoir avec Cyprien.

Depuis qu’elle était venue prendre ses fonctions, rue Alfred-de-Vigny, chez sa cousine et patronne Plan-Crépin, célibataire pour ne pas dire vieille fille, douée de multiples talents dépassant largement sa tâche de lectrice, entretenait une guerre larvée contre l’imposant maître d’hôtel au sujet de l’annonce des visiteurs. Curieuse comme un chat, elle adorait accueillir la première les arrivants et les convoyer jusqu’au jardin d’hiver dans lequel Mme de Sommières tenait le plus souvent ses assises dans un grand fauteuil de rotin blanc aux allures de trône où, à l’heure du thé – ou à n’importe quelle heure d’ailleurs ! –, elle aimait à recevoir avec du champagne jugé de beaucoup préférable à ce qu’elle appelait « l’infâme tisane anglaise ».

Seulement, Cyprien considérait qu’il s’agissait là de l’une de ses attributions. D’où les fréquentes frictions que le temps avait, au fil des années, émoussées mais que l’introduction du téléphone dans le vaste vestibule venait de remettre au goût du jour. Jusque-là, en effet, cet ustensile n’avait pas droit de cité dans la maison, la marquise détestant l’idée que l’on pût la sonner comme une simple domestique.

Le téléphone était donc cantonné chez Lucien, le chauffeur-concierge, ce qui obligeait à traverser la cour par tous les temps. Mais, depuis, des événements aussi récents que fâcheux, l’ustensile trônait à l’ombre du grand escalier sur un guéridon pourvu d’un bloc de papier, d’un crayon et, en dessous, de l’obligatoire annuaire des téléphones. Une simple dérivation actionnée par un bouton permettait de rejoindre le jardin d’hiver, mais ce détail n’était connu que du petit cercle de la famille… et la compétition entre « Plan-Crépin » et Cyprien avait refait surface. C’était à qui répondrait le premier… La veille même, elle avait atteint la franche dispute et Cyprien s’était entendu traiter de « vieille bourrique entêtée ». On avait frôlé l’incident diplomatique.

La bouillante Marie-Angéline avait dû s’excuser – du bout des lèvres ! –, eu égard aux cheveux blancs de son adversaire mais, à présent, elle regrettait vraiment d’avoir offensé ce vieux serviteur et la vue – inattendue parce qu’un peu trop matinale ! – d’un confessionnal en action lui était apparue comme un cadeau du ciel. Aussi, obliquant sur la gauche, elle alla s’agenouiller sous l’autre rideau, se signa, joignit les mains et entreprit un rapide examen de conscience dans le but de ne rien oublier.

En s’installant, elle avait fait suffisamment de bruit pour signaler sa présence. Ensuite elle se tint tranquille, ce qui lui permit de percevoir deux voix chuchotant en alternance comme s’il s’agissait d’une conversation – assez animée d’ailleurs –, ce qui la surprit. Habituée depuis l’enfance aux rites de la Repentance qui étaient toujours les mêmes : après une ou deux questions, sur la date de la dernière confession, la pénitente dévidait la liste de ses turpitudes, puis écoutait pieusement l’homélie que le prêtre déversait sur sa tête inclinée, après quoi il indiquait la « pénitence » qui n’était jamais bien méchante, enfin on recevait l’absolution tandis qu’on récitait sans conviction un Acte de Contrition. Enfin l’officiant vous conseillait d’« aller en paix », le petit volet se refermait et l’on allait s’agenouiller un peu plus loin dans la nef ou l’une des chapelles pour exécuter ladite pénitence : trois Pater et trois Ave Maria par exemple !

Rien de ce processus, cette fois : un rapide dialogue à voix basse ponctué d’exclamations sourdes, une odeur bizarre, puis un bruit étouffé qui ressemblait à une plainte. Et, au lieu de l’absolution, le prêtre – qui aurait dû être l’abbé Fromentin1 – prit ses jambes à son cou – ce dont le digne chanoine rhumatisant était parfaitement incapable – et sortit de Saint-Augustin en courant.

Après un bref coup d’œil au corps écroulé sous l’autre rideau, Marie-Angéline s’élança sur ses traces.

— Il est parti par où ? demanda-t-elle au père Bouju qui venait aux nouvelles.

— Par là ! Il remonte le boulevard Malesherbes mais…

Elle ne l’écoutait plus. Sans réfléchir à ce qu’elle avait l’intention de faire, sinon qu’elle voulait rejoindre ce qui ne pouvait être qu’un faux prêtre avec l’espoir de rencontrer des agents de police pour le coincer. Il courait vite, mais elle aussi. Elle se rapprochait, quand elle le vit tourner dans la rue de la Bienfaisance, tourna aussi et ne vit plus rien…

Un quart d’heure plus tard, la Police était à Saint-Augustin et le quartier en ébullition. Écroulé dans le confessionnal dont la petite grille de bois avait été enlevée, le corps d’une femme aux cheveux gris – une dame serait plus exact, car elle appartenait visiblement à la classe aisée de la société composant la majeure partie du quartier – gisait là, les yeux grands ouverts sur une éternité qui semblait la surprendre. Le sang jailli de sa gorge tranchée inondait son manteau d’astrakan et la mantille de dentelle noire posée sur sa tête.

— Personne n’a rien entendu ? demanda l’inspecteur Sauvageol en se redressant pour faire place au médecin légiste.

— Ses vêtements empestent encore le chloroforme, fit remarquer celui-ci. L’assassin a dû lui en envoyer une solide dose avant de frapper. Justement pour l’empêcher de crier.

— Sait-on qui elle est ? reprit le policier en interrogeant du regard le cercle de visages.

— Non, répondit l’abbé Grégoire qui avait officié à la messe de six heures et se relevait après une courte prière terminée par le signe de la bénédiction tracé sur la victime. Personnellement je ne l’ai jamais vue.

Aucune des personnes présentes ne la connaissait. Il n’y avait rien, qu’un mouchoir de batiste brodée dans une poche du manteau, mais cette femme avait dû posséder un sac à main qui avait disparu.

Le jeune policier en savait encore moins que ces gens puisque, appartenant à la Police Judiciaire, il avait été détaché momentanément au Commissariat de la rue de la Pépinière en remplacement d’un ami et collègue qui venait de subir une opération chirurgicale. Soudain, une idée lui vint, suscitée par la récente affaire Kledermann à laquelle il avait été mêlé et qui l’avait passionné.

— Est-ce que quelqu’un, parmi vous, connaît Mlle du Plan-Crépin qui est, paraît-il, une habituée de la messe de six heures ?

— Nous la connaissons tous, fit l’abbé. Mais je ne l’ai pas vue ce matin. Il se peut qu’elle ne soit pas à Paris. Mme la marquise de Sommières dont elle est la cousine et la dame de compagnie voyage souvent.

— Rarement en hiver ! intervint quelqu’un. Et hier encore elle était là… Mais il n’y a qu’à demander à Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani. Elles s’asseyaient toujours à côté l’une de l’autre… Si un déplacement était prévu, elle doit le savoir. Seulement, j’ai l’impression qu’elle est déjà partie… Elle habite…

— Ne vous tourmentez pas, coupa Sauvageol. Je sais où trouver Mlle du Plan-Crépin et je vais m’y rendre dès que j’en aurai fini ici.

Un moment plus tard, il se faisait conduire à l’hôtel de Sommières, rue Alfred-de-Vigny, où Cyprien, visiblement soucieux, l’accueillit :

— Monsieur l’inspecteur Sauvageol ? C’est le Bon Dieu qui vous envoie ! J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mademoiselle Marie-Angéline ?…

— Je l’espère aussi car, à vous entendre, elle n’est pas encore rentrée de la messe ?

— Non et il est près de neuf heures. Même si, pour une fois, elle est partie en retard.

— Pourquoi ce retard ?

— Euh !… Nous avions eu un léger différend et j’ai grand peur qu’elle n’ait manqué la messe de six heures, mais même si ça lui est déjà arrivé ou si elle s’est attardée à bavarder, elle s’arrange pour être de retour à huit heures prendre son petit déjeuner en compagnie de Madame la marquise…

Une voix qui parut tomber du haut du Ciel l’interrompit :

— Qui est-ce, Cyprien ?

— Monsieur l’inspecteur Sauvageol, Madame la marquise. Il cherche Mademoiselle Marie-Angéline…

— Priez-le de m’attendre un instant… et conduisez-le dans la petite bibliothèque. Il y fait meilleur que dans le jardin d’hiver et vous apporterez le… le nécessaire !

Cinq minutes après, vêtue d’une robe de chambre de velours parme, mules assorties, des rubans de dentelle blanche disciplinant son abondante chevelure rousse parsemée d’argent, la marquise effectuait son entrée, appuyée sur une canne dont jusqu’à présent elle n’avait pas eu vraiment besoin. En somme, égale à l’image que Sauvageol gardait de leurs deux ou trois précédentes rencontres après l’affaire Kledermann.

— Bonjour, inspecteur, dit-elle en s’asseyant et en acceptant la tasse de café préparée par Cyprien. Dites-moi ce qui s’est passé ! Mais buvez d’abord votre café pendant qu’il est chaud. Il fait un froid de gueux dehors…

Deux tasses plus tard, Mme de Sommières se rassurait un peu. Elle connaissait trop sa Plan-Crépin. Si elle avait plus ou moins assisté au meurtre, elle n’avait pas dû résister à l’envie de creuser la question et il n’était pas difficile de l’imaginer lancée sur le sentier de la guerre sans penser une seule seconde que l’aventure pouvait être dangereuse. En général, elle savait jusqu’où elle pouvait dépasser les bornes, mais si, par exemple, elle connaissait plus ou moins la victime ou si…

Si quoi ? Lorsqu’il s’agissait de ce qui passait par la tête de Plan-Crépin en seulement une heure, on devait s’attendre à des surprises… Cette fois, il s’agissait d’un meurtre et la vaillante descendante des Croisés n’aimait rien tant que se mêler des affaires de la Police.

Visiblement, le jeune Sauvageol ne savait plus que dire et se demandait ce qu’il en résulterait s’il laissait la marquise seule. Alors elle réussit à lui sourire :

— Sauvez-vous à présent ! Vous devez avoir une foule d’affaires en cours et je n’ai pas le droit de vous confisquer à mon seul usage. Dès qu’elle aura reparu, je vous préviendrai à votre commissariat.

— Non. Au Quai2 !… Il va falloir avertir le patron… vous pensez ! Une dame inconnue appartenant manifestement à la bonne société plus Mlle du Plan-Crépin momentanément absente ! Si on ne le met pas au courant et sans traîner, il va piquer une de ses colères dont il a le secret !

Sans nul doute il parlait en connaissance de cause, ce qui fit sourire la marquise :

— Je l’imagine mal jetant feux et flammes et faisant retentir la maison de ses clameurs… lui toujours si maître de soi !

— Vous avez raison parce que c’est le contraire ! Pas de clameurs avec lui. C’est tout juste s’il élève la voix, mais elle devient glaciale comme de l’acier. Pas d’injures non plus… ou si peu ! « Bandes de crétins » si c’est collectif ou « Triple buse » si c’est au singulier. Demandez plutôt à ces Messieurs de la Presse quand, à l’automne dernier, il leur a passé un savon à propos de l’affaire Borgia et compagnie ! Il ne les a pas traités d’assassins, oh, que non ! Il s’est contenté de les écraser de son mépris ! C’était… c’était sublime ! soupira-t-il avec une sorte de nostalgie. Quant au gros coup de gueule, c’est rarissime mais alors la maison tremble !

— En attendant, dites-lui mon amitié !

Une heure plus tard, Langlois sonnait à la porte. Toujours tiré à quatre épingles, en dépit de son empire sur lui-même, il ne réussissait pas à cacher son inquiétude :

— Des nouvelles ? demanda-t-il quand Cyprien vint lui ouvrir.

— Aucune ! Monsieur le Commissaire Principal.

— Et Vidal-Pellicorne, il est ici ?

— Madame la marquise n’a pas voulu qu’on le dérange. Il travaille, paraît-il, à un ouvrage important…

— Ça m’étonnerait qu’il lui en soit reconnaissant ! Annoncez-moi, Cyprien, voulez-vous ?

Il se dirigeait déjà vers l’enfilade des salons menant au jardin d’hiver où il savait que Mme de Sommières se tenait habituellement, mais Cyprien le retint :

— Madame est dans la petite bibliothèque où elle a fait allumer du feu. Je crois qu’elle s’y sent moins seule. Si vous voulez mon avis, elle se tourmente peut-être trop vite ! Avec Mademoiselle Marie-Angéline, on peut s’attendre à tout quand une idée lui passe par la tête !

— C’est probable, mais elle doit savoir que « notre marquise » se tourmente quand elle s’attarde trop. C’est dû à son âge sans doute ?

— Monsieur le Commissaire Principal n’y pense pas ? Madame n’a plus d’âge ! Elle a cessé de vieillir quand le prince Aldo et M. Vidal-Pellicorne sont entrés dans sa vie.

— À propos, pourquoi ne pas les prévenir ?

— J’aurais bien voulu mais « on » me l’a formellement interdit. On n’a pas vraiment tort d’ailleurs : s’il faut alerter pour un oui ou pour un non…

— Peut-être. Pourtant sans aller jusqu’à appeler Venise, notre archéologue qui habite à trois pas pourrait être utile. J’ai peur que votre « Plan-Crépin » ne se soit fourrée dans une situation… périlleuse.

Il n’en dit pas plus long. Le bruit cependant discret des voix avait dû atteindre l’oreille fine de Mme de Sommières, car elle s’encadra soudain dans la porte et, si elle pâlit légèrement en reconnaissant l’arrivant, elle ne lui en offrit pas moins un sourire avec la main qu’elle lui tendait et sur laquelle il s’inclina.

— Venez par ici, vous y serez plus au chaud que dans le jardin d’hiver…

Il la croyait volontiers, mais ce n’était pas la différence de température qui dictait ce choix : en raison des plantes il y faisait aussi bon que dans les autres pièces de l’hôtel de Sommières. Seulement, on n’imaginait pas ce charmant endroit sans Plan-Crépin, lisant un livre sur une chaise basse ou faisant des réussites sur l’une des tables en rotin blanc… Il allait falloir la retrouver et dare-dare ! Si grands que soit son empire sur elle-même, son courage et son orgueil, la vieille dame finirait par craquer… et Langlois ne voulait pas voir cela !

Assis en face d’elle à côté d’un beau feu clair, il commença par avaler le café que lui offrait Cyprien, puis demanda :

— Connaissez-vous Mme de Granlieu ?

— Laquelle ? La comtesse Éléonore ou sa belle-fille ?

Il savait combien elle avait horreur qu’on lui parle d’âge, mais il y a toujours dans la vie d’un policier des moments où il faut se jeter à l’eau :

— La comtesse, je pense ?

— Question d’âge, n’est-ce pas ? fit-elle, une petite flamme amusée au fond de ses yeux aussi verts que de jeunes feuilles. Pour ne pas vous faire perdre votre temps davantage, je la connais… ou plutôt je l’ai connue car il y a des années qu’elle a quitté l’avenue Vélasquez pour son château de Franche-Comté après la mort de son fils. Elle ne s’était jamais entendue avec sa bru, Isoline – une Anglaise – qui ne se supporte qu’à Paris, Londres, Deauville, Le Touquet, Biarritz ou la Côte d’Azur, et, après la disparition de son Clément voici maintenant cinq ans, je crois, elles se sont séparées mais Plan-Crépin vous en dirait…

Sa voix s’enroua et elle se tut. Comment évoquer quoi que ce soit touchant l’Histoire – à commencer par celle des habitants du quartier – sans faire appel à cette encyclopédie vivante ?…

— En attendant son retour, nous essaierons de l’imiter, dit-il en posant une main apaisante sur le bras de la marquise avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Après la disparition de… Clément, disiez-vous ?

— La vie est devenue intenable. Non seulement Isoline n’accorda au défunt qu’un deuil… de Cour – une quinzaine de jours en noir total, à la suite de quoi on revint graduellement aux couleurs plus claires –, mais après les funérailles à Granlieu, elle fit comprendre à sa belle-mère sans y mettre trop de fioritures que ce serait normal pour elle de vivre auprès du cher disparu en attendant l’heure où le Seigneur prendrait en pitié sa douleur en la réunissant enfin à son fils et mettrait fin à un long calvaire, absolument incompatible avec le genre de vie menée avenue Vélasquez. Je répète que ces faits datent d’environ cinq ans et, ayant appris par… qui vous savez que l’on y mène grand train et que la petite-fille est souvent chez sa grand-mère, vous en saurez autant que moi !

— C’est un bon début. Puis-je demander quel souvenir vous en gardez ?

— D’Éléonore ? Une femme charmante, un peu timide, trop abattue par la mort de Clément pour s’opposer à une volonté plus forte que la sienne. Beaucoup de grâce et de gentillesse, ce qui faisait bouillir Plan-Crépin. Oh, mon Dieu, on n’en sortira jamais ! dit-elle avec dans la voix un mélange de colère et de chagrin. Elle ferait un bien meilleur témoin que moi !

— Je pense sincèrement qu’elle a dû se laisser entraîner justement par sa curiosité naturelle, et vous savez qu’elle a le flair d’un vrai limier, sans compter assez d’astuce pour se tirer de certains mauvais pas. La cuisinière de la princesse Damiani qui est, paraît-il, sa principale source d’information à la messe de six heures a confié à l’inspecteur Sauvageol qu’elle ne l’y avait pas retrouvée comme d’habitude. Pensant qu’elle était peut-être malade, elle avait décidé de prendre des nouvelles quand, vers la fin de l’office, elle a entendu du bruit du côté du confessionnal et elle a vu en sortir un prêtre qui courait, suivi dans la foulée par votre Plan-Crépin. N’écoutant que son courage et sa curiosité, cette femme s’est précipitée à leurs trousses. Seulement elle est… un brin « enveloppée » et incapable de lutter avec de longues jambes bien entraînées. Tout ce qu’elle a pu voir, c’est le faux prêtre qui tournait le coin de la rue de la Bienfaisance et votre Marie-Angéline peu après, mais, quand à son tour elle est parvenue à ladite rue, Mme Guenon n’a rencontré que les éboueurs… et un autobus qui passait. Elle pense qu’étant en retard par extraordinaire…

— Oui, elle était en retard, je l’ai entendue se quereller avec Cyprien, mais comme cela arrive quinze ou vingt fois par mois, je ne m’en suis pas souciée outre mesure.

— Voilà un point d’acquis. En entrant dans l’église, elle a dû s’apercevoir qu’un confessionnal était occupé – ce qui doit être rare à une heure si matinale ! – et elle aura voulu en profiter. La suite se devine…

— Mais l’assassinat de Mme de Granlieu a dû faire du bruit ? Comment a-t-elle été tuée ?

— Quand Sauvageol a examiné les lieux, l’une des petites grilles latérales avait été enlevée. Restait sur le corps une forte odeur de chloroforme qui a permis au meurtrier de… trancher plus facilement la gorge de sa victime avant de fuir…

Mme de Sommières frissonna en resserrant autour de ses épaules son grand châle en cachemire :

— Quelle horreur ! Pauvre femme ! Et c’est sur la piste de ce monstrueux assassin que ma Plan-Crépin s’est élancée ? Quelle folie !

— Pour cela, je vous l’accorde ! Elle adore prendre des risques sans imaginer qu’elle puisse en subir les conséquences. Elle démarre au quart de tour, sans réfléchir !

Langlois se leva pour prendre congé. Puis, il demanda :

— Naturellement, vous avez prévenu Vidal-Pellicorne ?

— Pourquoi « naturellement » ? Il a ses propres soucis et je ne voudrais pas le déranger pour rien ! Si cela se trouve, Marie-Angéline sera ici dans une heure.

— Avec un meurtre aussi sauvage à la clé ? Il m’étonnerait fort !

— Moi aussi ! clama la voix d’Adalbert depuis le vestibule.

L’instant suivant, il était présent, emplissant la pièce de sa haute silhouette rassurante. Sans autre forme de procès, il prit la vieille dame dans ses bras tandis qu’elle protestait :

— Comment êtes-vous là ?

— Moi ? Oh… je passais ! Allons, Tante Amélie, vous devez bien vous douter – et ce n’est pas d’hier ! – qu’Aldo compte sur moi pour veiller sur cette maison…

— Vous ne l’avez pas prévenu, j’espère ?

— Non. Pas encore tout au moins, mais…

— Pas de mais ! Voyons d’abord comment va évoluer la situation. En attendant, je campe ici jusqu’à ce que le Principal ait quelque chose à se mettre sous la dent ! Je ne veux pas vous laisser seule !

— D’ailleurs, chère marquise, conclut le policier en se dirigeant vers la porte après lui avoir baisé la main, je vous donne le choix : si vous n’acceptez pas cet encombrant personnage, je vous envoie deux de mes hommes à demeure comme nous avions fait pour protéger la convalescence de Morosini3 … et là, croyez-moi je n’aurai que l’embarras du choix. La réputation de votre cuisinière est si bien établie que l’on se battrait plutôt pour assurer votre garde !

— Vous les remercierez… mais pour l’amour de Dieu, ne prévenez pas Venise ! Le ménage semble avoir retrouvé son harmonie, mais le drame qui a failli le détruire est trop proche et je crains que l’équilibre de Lisa ne soit resté fragile ! Promettez-le-moi ! ! Et vous aussi, Adalbert !

— Bon ! concéda celui-ci. Je promets, mais pour un temps seulement. Si l’affaire lui venait aux oreilles par un autre que moi, Langlois ou vous-même, Aldo m’arracherait les miennes.

Retrouvant pour lui l’ombre d’un sourire, « Tante Amélie » murmura :

— Comme si vous en étiez à une brouille près ! Environ une fois l’an, vous vous déclarez une guerre inexpiable pour finir par retomber dans les bras l’un de l’autre. Et toujours à cause d’une femme !

— Cette fois, c’est infiniment plus grave, fit Adalbert. Il s’agit de Plan-Crépin… et il n’y en a pas deux comme elle sur la terre !

Tandis qu’il raccompagnait le grand patron de la Police Judiciaire jusqu’à la rue, il dit soudain, très grave :

— C’est vrai qu’elle fait un sacré trou, cette drôle de fille ! On dirait que cette maison a perdu son âme !…

L’inspecteur Sauvageol n’avait pas connu, de son vivant, la victime du confessionnal de Saint-Augustin, mais aurait juré, en se trouvant en face de sa belle-fille, qu’il n’y avait sûrement rien de commun entre les deux femmes. Le visage de celle qui reposait à cette heure sur la dalle froide de la Morgue, ainsi que l’exigeait la loi, était plein de noblesse. La mort, survenue sans qu’elle ait eu le temps de la voir venir, ne l’avait pas marquée. La cinquantaine passée, elle gardait plus que des traces de beauté sous les griffures d’un chagrin déjà ancien. Ses yeux étaient d’un bleu profond, ses cheveux grisonnaient discrètement comme il arrive chez les blondes, ses dents étaient parfaites. Quant à ses traits fins, ils devaient avoir reflété une âme aimable et bonne.

En tout cas, sa belle-fille, la comtesse Isoline de Granlieu, ne lui ressemblait guère.

Après avoir infligé à Sauvageol un quart d’heure d’attente dans un salon genre boudoir – du moins c’était ainsi qu’il imaginait la chose ! – où la dominante du décor était bleu azur, à l’exception du bois et des bronzes de fort jolis meubles anciens, elle fit une apparition de prima donna dans un ensemble vert céladon, œuvre évidente d’un grand couturier, en tenant d’une main admirablement manucurée une écharpe de mousseline assortie qu’elle agitait doucement à la façon d’un éventail, ce qui lui permettait de ventiler le parfum dont elle usait sans modération. Elle était élancée, mince, blonde et indéniablement jolie.

— La Police, chez moi ? Comme c’est amusant !… Asseyez-vous, inspecteur… Du moins si c’est ainsi qu’il faut vous appeler ?

— En effet, Madame…

— Je vous ai fait attendre ! Pardonnez-moi, mais je n’arrivais pas à me décider sur la couleur qui me siérait le mieux aujourd’hui… Vous avez demandé à me voir. Je suppose qu’il s’agit de menues contraventions que j’oublie régulièrement de payer ? Est-ce assez bête ?… Vous n’allez pas me mettre en prison, j’espère ? ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur.

Sauvageol se hâta de profiter de la légère interruption du discours de la dame :

— Malheureusement non, Madame, il s’agit…

— Malheureusement non ? Mettriez-vous les procès-verbaux au rang des bonnes plaisanteries ? Je ne…

— Il s’agit de Mme la comtesse de Granlieu, votre belle-mère, et…

— Mon Dieu ! Qu’a-t-elle bien pu faire, cette sainte femme ? Figurez-vous qu’il y a deux mois…

— Elle est morte, Madame ! lâcha Sauvageol à pleine voix. Et ce matin même ! Si vous hésitiez sur la couleur de votre robe, je pense que celle du deuil s’impose !

Il avait réussi à endiguer le flot sous le poids de la stupéfaction : d’ailleurs Isoline s’assit sur sa mousseline qu’elle se mit à tirailler machinalement :

— Morte ?… Un accident peut-être puisque vous êtes policier, mais je ne la savais pas à Paris et…

— Pas d’accident ! Un assassinat… dans un confessionnal de l’église Saint-Augustin, non loin de chez vous !

Cette fois, il avait obtenu le silence. Abasourdie, elle lui adressa un regard stupéfait :

— Assassinée ?… Dans un confessionnal… près d’ici ? C’est aberrant. Que pouvait-elle chercher dans un confessionnal, ce matin…

— Aux alentours de six heures trente…

— … alors qu’elle demeure à l’année dans son château de famille perdu dans la neige et proche de la frontière suisse. Mais il y a des églises là-bas ! Qu’avait-elle besoin de faire le voyage de Paris ? Et pour se confesser ?…

— C’est ce que je ne saurais vous dire, Madame, et j’avoue volontiers que je comptais sur vous pour nous l’apprendre !

Et Sauvageol alluma incontinent son plus éclatant sourire. Âgé d’une trentaine d’années et plutôt beau garçon du type méditerranéen, il avait déjà eu l’occasion au cours de sa brève carrière d’en constater les effets sur un certain nombre de femmes. Celle-là n’y échappa pas et vint s’asseoir auprès de lui sur le canapé, agita deux ou trois fois sa mousseline verdâtre et gémit :

— Il aurait fallu que je sache au moins sa présence à Paris ! Or vous venez de me l’apprendre et cette histoire me tourmente, d’autant plus que ma fille est chez elle… avec sa gouvernante, j’en conviens, mais enfin ! La laisser dans ce château battu par les vents d’hiver !…

— Quel âge a-t-elle ?

— Gwendoline ? Huit ans…. Je ne sais plus, mais c’est encore une petite fille, et comme elle adore sa mammy et qu’elle a eu quelques problèmes de bronches, j’ai été obligée de me résigner à l’envoyer faire un séjour à la montagne où l’air est très sain ! Il y a des sapins à foison et la nourriture y est bien meilleure qu’ici !

— Les Halles font pourtant ce qu’elles peuvent pour nous offrir le meilleur de la France et même d’autres pays ? émit Sauvageol, un peu déstabilisé.

— Vous ne pouvez pas tout savoir dans la Police, à commencer par la cuisine ! Trop compliquée en France ! Chez nous, en Angleterre…

Elle entamait une apologie visant à démontrer la supériorité des casseroles britanniques sur celles de l’Europe entière. Non sans se demander comment diable on en arrivait à ce sujet de conversation, Sauvageol se leva pour prendre congé et sortit de son portefeuille une carte de visite.

— Quoi qu’il en soit, il vous faudra nous prévenir avant de partir rechercher Mlle de Granlieu en Franche-Comté, comme vous en avez naturellement l’intention…

Elle ouvrit de grands yeux étonnés :

— Moi ? Que j’aille dans ce trou perdu alors que j’ai la gorge fragile ? Mon médecin dit qu’il ne faut pas se fier à la fraîcheur d’un visage… Bon ! Je vais téléphoner à Miss Phelps de rentrer. Le train sera plus confortable qu’une automobile… et moi je serai tranquille ! Mon « butler » va vous raccompagner ! ajouta-t-elle en tirant sur un cordon.

Encore quelques agitations de mousseline et Sauvageol se retrouvait dans le vestibule en compagnie du « butler » annoncé et qui n’avait de britannique qu’une raideur ayant certainement nécessité des heures d’entraînement, comme les accents circonflexes dont il émaillait son discours un peu au petit bonheur. Il les oublia quand il chuchota du coin de la bouche :

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, inspecteur, la patronne est cinglée !

— Vous pouvez m’en dire plus ?

— Pas ici !

Et, l’aidant à remettre son pardessus, il lui glissa à l’oreille :

— Un papier… dans votre poche droite !

Sauvageol battit des cils pour signifier qu’il avait compris, recoiffa sa casquette et rejoignit sa moto stationnée à une cinquantaine de mètres. Là, il tira le papier de sa poche. Le texte était bref :

« Ce soir. Dix heures au « Victor Hugo », place du même nom. »

Lorsqu’il regagna le quai des Orfèvres, il trouva son chef visiblement soucieux. Lorsqu’il affrontait un problème qui le touchait, Pierre Langlois n’avait pas pour habitude d’en faire profiter son entourage. Il se contentait de distribuer des ordres bien précis sans les assortir d’explications la plupart du temps. Après quoi, il envoyait ses hommes à leurs occupations, allumait une cigarette et s’enfonçait dans son – confortable ! – fauteuil de cuir noir, style Chesterfield, qui était d’ailleurs sa propriété privée comme le vaste – et très beau ! – tapis persan et le petit vase de cristal signé Lalique où trempaient généralement trois roses à peine teintées de jaune, voisinant avec un bleuet, un gardénia ou un brin de bruyère destinés, selon la saison ou les circonstances, à fleurir la boutonnière de son veston bien coupé…

Cette fois, il n’y avait pas pensé avant de se rendre chez Mme de Sommières parce qu’il s’agissait d’un terrain sensible, et le bleuet trempait toujours. Il le prit distraitement et s’en caressa le bout du nez, ce qui le fit éternuer. Agacé, il remit l’innocente fleur parmi ses compagnes, sortit sa pipe, sa blague à tabac et se mit à bourrer l’une à grands coups de pouce rageurs avant de l’allumer et d’en tirer deux ou trois bouffées, cherchant l’apaisement qu’il y trouvait habituellement.

Il savait d’avance que ce serait plus difficile parce qu’il se trouvait devant un problème comme il les redoutait depuis longtemps : avoir à rechercher un ou plusieurs des membres de cette drôle de famille qui, au fil des années, était devenue un peu la sienne.

Ce fut pire encore quand, le matin suivant, Gilbert Sauvageol vint lui apprendre qu’il avait attendu le majordome d’Isoline de Granlieu au café « Victor Hugo » jusqu’à la fermeture sans le voir apparaître et que, s’étant rendu avenue Vélasquez à la première heure, il avait trouvé la maison légèrement perturbée : sorti la veille vers vingt et une heures trente, Dominique Marescat n’était pas rentré et personne ne pouvait dire ce qu’il était devenu… Quant à Marie-Angéline du Plan-Crépin… rien de nouveau !

L’atmosphère de l’hôtel de Sommières s’en ressentait. Adalbert, qui y avait dormi, se retrouva seul à la table du petit déjeuner que lui servit Cyprien. Lequel n’était pas loin des larmes et n’avait manifestement pas fermé l’œil de la nuit. Et comme l’invité lui faisait observer que se ronger les sangs ne servait à rien, le vieux serviteur eut un petit reniflement parfaitement incongru de sa part.

— On voit bien que Monsieur Adalbert est en paix avec lui-même.

— J’aimerais vous faire plaisir mais je n’ai – pour l’instant ! – rien à me reprocher… Enfin, je crois…

— J’envie Monsieur. Si je n’avais pas eu cette dispute ridicule avec Mademoiselle Marie-Angéline, elle ne serait pas arrivée en retard à la messe de six heures et n’en saurait pas plus que les autres sur le crime du confessionnal.

— Si c’est cela qui vous empêche de dormir, moi je vous absous. Telle que nous la connaissons, elle n’aurait pas manqué de s’apercevoir qu’il se passait des choses bizarres dans ce coin, et n’aurait pu s’empêcher d’y mettre le nez !

— Oh, Monsieur Adalbert, comment pouvez-vous accuser Mademoiselle Marie-Angéline d’un tel manquement ? Elle est une vraie chrétienne et, quand elle va à la messe, c’est pour prier !

— Et ce plein sac de potins qu’elle rapporte chaque matin, elle le récolte où ?

— Pas pendant la messe en tout cas !

— C’est beau, l’angélisme pur ! soupira Adalbert en levant à la fois les yeux au plafond et sa tasse pour recevoir une seconde ration de café. Moi, j’ai un souci beaucoup plus terre à terre : prévenir Morosini ou pas ? Or, « on » me l’a défendu formellement, mais s’il l’apprend par une tierce personne, on va se brouiller une fois de plus !… Vous me rappellerez que ce n’est pas la première fois, que ce ne sera certainement pas la dernière et que ce pourrait être plus grave !

— Le serment de Monsieur Adalbert concerne-t-il aussi la princesse Lisa… ou le fondé de pouvoir de Monsieur Aldo, ce charmant M. Buteau ?

Instantanément, Vidal-Pellicorne fut debout :

— Mais c’est que vous avez raison, Cyprien !… et moi je commence à vieillir pour n’y avoir pas pensé tout seul ! Je fais un saut chez moi. Si Madame la marquise me demande, je suis parti chercher les journaux…

Il allait s’élancer hors de la salle à manger, quand Cyprien le retint.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Il faut compter trois ou quatre heures pour obtenir Venise au téléphone. C’est peut-être un peu long pour chercher les journaux, non ?

Adalbert se détendit et rit franchement :

— Vous avez encore raison ! Mais ne continuez pas trop sur cette voie, sinon je vais finir par vous détester !… Merci quand même !

Une heure plus tard, il était de retour, un paquet de journaux sous le bras et nettement plus sombre qu’au moment de son départ. Comme ils étaient seuls dans le vestibule, tandis que Cyprien le débarrassait de son pardessus, il murmura :

— Morosini n’est pas chez lui.

— Mais Madame la princesse ?

— Elle, oui. Elle arrive et prendra le Simplon-Express ce soir… Elle n’a pas hésité à prendre sa décision.

— Dois-je envoyer Lucien la chercher ?

— Non. Elle préfère réserver l’arrivée-surprise. Elle espère apporter par sa présence du réconfort à notre marquise…

Sans aucun doute ! Et le prince Aldo ?

D’évidence le vieux serviteur préférait celui-ci, particulièrement depuis l’affaire Kledermann où la jeune femme était tombée sous le pouvoir d’une drogue malfaisante dont il fallait espérer qu’elle n’avait pas laissé de traces.

— Manque de chance, il a pris le train ce matin pour la Suisse…

— Encore ?

— Pourquoi pas ? Je vous rappelle que la princesse Morosini est suissesse. Ce n’est pas l’antichambre de l’enfer, que je sache ? De toute façon, son époux doit la prévenir s’il doit y rester quelques jours, ce qu’il ne savait pas. Mais M. Buteau transmettra le message… quelqu’un est-il avec Madame ? fit-il soudain, l’écho affaibli d’une conversation étant venu jusqu’à lui.

— Oui. Le Commissaire Principal. Je pense qu’il est là pour voir comment elle supporte l’épreuve ! Je n’aurais jamais cru que cette sacrée fille pouvait remuer tant de monde ! ajouta-t-il avec rancune.

— Rassurez-vous, ce serait pareil s’il s’agissait de vous ! Pire sans doute parce qu’elle n’est pas vieille et capable de se fourrer dans les pires pétrins… enfin, espérons qu’on va la retrouver… Quant à dame Morosini… c’est moi qui irai la chercher demain en gare de Lyon.

Il allait sortir, mais se ravisa et revint sur ses pas pour prendre les journaux qu’il avait posés sur une table basse :

— Avant de les montrer à notre marquise, il vaut peut-être mieux que je les lise en attendant que Langlois soit prêt à partir…

Ayant dit, il se cala dans un fauteuil près d’une fenêtre, entreprit de passer une revue de Presse aussi bruyante que tumultueuse. Le laissant à cet exercice, Cyprien se retira sur la pointe des pieds. Il n’aimait vraiment pas l’agitation croissante de « Monsieur Adalbert ». Bien sûr, il aurait cent fois préféré voir arriver son « presque frère », mais une présence féminine pouvait avoir son intérêt, particulièrement si « notre princesse » était redevenue celle qu’elle était avant de tomber dans les mains d’un pseudo-neurologue qui aurait pu la tuer.

Mais la Presse – peut-être muselée par Langlois, comme il avait l’art et la manière de le faire – n’apprit pas grand-chose à Adalbert. On ne savait pratiquement rien de cette « dame appartenant à la bonne société ». Comme si, à son âge, elle aurait pu appartenir à une mauvaise ? L’enquête allait se poursuivre en Franche-Comté où elle avait son domicile, mais les premiers résultats laissaient supposer qu’elle serait longue et délicate…

L’égyptologue passait d’un article à l’autre quand, ayant laissé Mme de Sommières aux soins de Louise, sa vieille camériste, Langlois le rejoignit :

— Vous accordez crédit à la Presse quand je suis là ? fit-il, mi-figue mi-raisin. Vous m’étonnez, Vidal-Pellicorne !

— Je ne vois pas pour quelle raison ! Il m’arrive d’être discret et vous pouviez souhaiter entretenir « notre marquise » en tête à tête ?

— Cela ne vous ressemble pas, mais vous avez tout de même mérité une récompense. Un balayeur matinal a vu Mlle du Plan-Crépin se faire enlever, rue de la Bienfaisance, par une voiture dont il a relevé le numéro…

— Il devait plus ou moins appartenir à vos services, votre balayeur ?

— Que nenni ! Simplement l’événement, dans sa brutalité, lui est apparu digne d’intérêt… D’autant qu’il savait parfaitement qui on enlevait !

— Un balayeur ? Marie-Angéline ?

— Comme si vous ignoriez qu’autour de la messe de six heures à Saint-Augustin s’agite un petit monde qui se révèle parfois d’une grande utilité pour la curiosité ? Ajoutez qu’il lui arrive – selon le balayeur qui s’est aventuré jusqu’à la PJ ! – de donner discrètement un coup de main à qui peut en avoir besoin…

Ému, Adalbert renifla :

— Vous essayez de me faire pleurer ou quoi ?

— Du tout ! Je vous informe ! Toujours pas de Morosini ?

— Lisa vient demain. On en saura davantage alors… Elle sait, comme nous, qu’il peut être dangereux de donner des informations par téléphone…

— Alors attendons demain ! Jusque-là, ne laissez pas Mme de Sommières cogiter seule. Rien n’est plus mauvais qu’une imagination qu’on laisse battre la campagne. Et Dieu sait qu’elle n’en manque pas !

C’était peu dire et « Tante Amélie » n’avait besoin d’aucun encouragement à ce point de vue. Elle avait passé une nuit affreuse. Le sommeil qui, étant donné son âge, se faisait parfois tirer l’oreille pour lui rendre visite, l’avait complètement laissée tomber cette dernière nuit. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de l’apprivoiser avec l’assortiment de ce qui pouvait le charmer : croquer une pomme, boire du lait chaud, lire quelques pages de À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust… compter des moutons – et pourquoi diantre des moutons plutôt que des chèvres, des vaches ou des kangourous ? Rien n’y avait fait ! Côté drogue, la petite pharmacie de la salle de bains ne lui avait rien proposé de plus apaisant que de l’aspirine, du sirop de Tolu, de la teinture d’iode, de l’embrocation contre les douleurs rhumatismales et des « gouttes merveilleuses du Docteur Lenormand » dont l’étiquette tarabiscotée ne risquait pas de dévoiler en quoi consistait le merveilleux de la mixture. En désespoir de cause, vers deux heures du matin, elle était descendue avec l’idée de se procurer au moins l’un des remèdes préférés d’Aldo : des cigarettes anglaises et une bonne fine à l’eau avec plus de fine que d’eau… mais ne trouva rien. Dieu sait pourquoi, Cyprien avait mis ces planches de salut sous clé et elle ne se sentit pas le courage de descendre à la cave. Certes, il y avait son cher champagne dont plusieurs bouteilles étaient au frais, mais il ne l’avait jamais aidée à dormir, bien au contraire, car ce breuvage divin avait un sens festif inconvenant pour la circonstance. Alors, elle remonta se coucher et se résigna à finir comme elle le pourrait cette nuit définitivement blanche, en se promettant de faire appel à son vieil ami le Dr Dieulafoy pour lui soutirer un somnifère efficace. En résumé, une fumerie d’opium eût fait incontestablement son affaire, mais à qui en demander l’adresse ? Elle ne voyait guère que Langlois… ou Plan-Crépin soi-même ! « Notre marquise » était quasiment certaine qu’elle avait ça dans son carnet de notes…

Revenue à son point de départ, elle s’offrit une crise de larmes, puis piqua une colère qui les sécha… et mangea une deuxième pomme. Pourtant quand elle accueillit, vers huit heures, le plateau de son petit déjeuner, elle était aussi digne et aussi calme que si elle sortait des bras de Morphée. Pas question de laisser deviner à ses serviteurs qu’elle pouvait connaître des moments de détresse par trop incompatibles avec sa dignité.

Elle avait d’ailleurs tort de se faire du souci pour eux, car ils en étaient au même point : aucun n’avait imaginé, jusqu’à cette brusque disparition, la place que l’insupportable Plan-Crépin tenait dans le vaste hôtel ouvrant d’un côté sur la paisible rue Alfred-de-Vigny et de l’autre sur les foisonnements du parc Monceau… à cette différence près qu’Eulalie, le super cordon-bleu de la maison, rata brillamment le sublime soufflé aux truffes dont raffolait Adalbert : tapi au fond de son plat de cuisson, le rebelle refusa obstinément de s’envoler, se retrouva dans la poubelle et se vit remplacé par de simples œufs brouillés agrémentés de croûtons qui allumèrent une étincelle de gaieté dans l’œil bleu d’Adalbert.

La brève visite du Commissaire Principal Langlois n’apporta rien de nouveau. Il en était conscient, mais il tenait à venir en personne même si l’enquête ne faisait que débuter. Une marque d’amitié à laquelle tous furent sensibles. Il était présent d’ailleurs quand Adalbert ramena Lisa Morosini qu’il était allé chercher discrètement à l’arrivée du train.

Depuis le drame de l’été précédent, elle n’était pas revenue chez Mme de Sommières et, si elle avait éprouvé quelque crainte sur la façon dont elle serait reçue, Vidal-Pellicorne eut vite fait de l’en débarrasser :

— Soyez telle que vous étiez autrefois… je veux dire naguère. Il faut faire en sorte que rien ne subsiste de cette période affreuse dont tout le monde a souffert à des degrés variés. L’absence de Plan-Crépin est déjà difficile à supporter… Alors ne rentrez pas sur la pointe des pieds !

Aussi, après le coup de sonnette qui fit accourir Cyprien, le parquet des salons précédant la bibliothèque résonna du claquement rapide des hauts talons de la jeune femme :

— Je ne fais que précéder Aldo, Tante Amélie ! Dès qu’il sera averti, il nous rejoindra ! s’écria-t-elle, en prenant Mme de Sommières dans ses bras. Je tenais à vous apporter l’aide dont je suis capable…

— Et vous avez abandonné votre petite famille pour venir me réconforter ? Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis sensible à votre présence !

Elles s’embrassèrent, retrouvant la chaleur de leur ancienne affection.

Il est vrai que Lisa était redevenue entièrement la femme charmante dont de sinistres manifestations avaient failli faire d’abord une mégère en attendant d’être carrément folle. Elle avait retrouvé son teint éclatant, la douceur de ses yeux violets, l’éclat de son sourire, son charme et son élégance. Dans sa hâte de rejoindre la vieille dame, elle n’avait pas laissé à Cyprien le temps de la libérer de la pelisse de lainage gris, doublée de vison, qu’elle portait sur un tailleur de même tissu mais qui sentait son grand couturier d’une lieue et n’avait vraiment plus rien à voir avec les informes « cornets de frites » d’autrefois.

Ce fut Adalbert qui, en l’en débarrassant, la mit en face de Pierre Langlois. Celui-ci lui sourit, heureux de cette entrée un brin tumultueuse qui brisait l’atmosphère pénible de la maison :

— Oh, vous êtes là, Monsieur le Commissaire Principal ? Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu !

— Vous n’avez pas à vous excuser, princesse. Je suis très heureux de vous revoir, ajouta-t-il en lui baisant la main.

— Moi aussi, quoique vous préféreriez certainement mon époux et j’espère qu’il ne tardera guère.

— Puis-je vous demander où il est sans que vous y voyiez l’ombre d’un interrogatoire ?

— À condition que vous ne me preniez pas pour une menteuse si je vous réponds que je l’ignore ? C’est ainsi que cela se passe entre nous la plupart du temps et Adalbert le sait bien : Aldo reçoit quelqu’un ou va à un rendez-vous, se rend à Madrid, à Rome, à Londres, à Paris ou simplement à Milan, à Ravenne, voire même au bureau de tabac de la Merceria, puis se retrouve comme par hasard à l’autre bout de la Terre, sauf dans les glaces des pôles où les diamants, rubis, émeraudes et autres babioles ne fleurissent pas souvent. Puis il revient un beau jour avec un sourire triomphant.

— Alors, fit Adalbert, où est-il allé en dernier ?

— Chez Maître Massaria, notre notaire…



1 Chaque desservant d’une église avait « son » confessionnal, ce qui permettait au « pénitent » retardataire de savoir à qui il avait affaire.

2 Des Orfèvres.

3 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

2 La mort d’un gentilhomme

Ce même jour, Aldo Morosini avait reçu, par porteur, une courte lettre de Maître Massaria lui demandant de passer le voir dès qu’il aurait un moment de libre, lui-même ne bougeant pas de chez lui. En dépit des exquises formules de politesse désuètes dont son vieil ami enjolivait toujours sa prose, cela voulait dire au plus tôt et, si possible, tout de suite ! Aussi, refermant le dossier qu’il était en train de consulter, il quitta son cabinet de travail et s’élança dans l’escalier pour rejoindre la bibliothèque où son fondé de pouvoir et confident, Guy Buteau, tenait le plus souvent ses assises… et s’étala sur les marches avec un juron :

— Lisa !

Elle apparut aussitôt et leva un sourcil surpris en découvrant son mari debout à mi-étage et tenant son mouchoir sur son nez.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— À ton avis ? gronda-t-il en écartant le carré de batiste taché de sang. Dis à ces sacrés jumeaux que la prochaine fois qu’ils laissent traîner une balle dans l’escalier j’en prends un pour taper sur l’autre !

Retenant une envie de rire que l’on eût jugée déplacée, Lisa vint au secours de la victime, ôta le mouchoir pour constater les dégâts, puis glissa son bras sous le sien pour franchir les dernières marches.

— Tu ne saignes déjà plus ! Je vais te mettre une pommade qui évitera à ton profil de médaille une trop évidente enflure ! Où courais-tu à cette allure ?

— Je descendais prévenir Guy que je file chez Massaria qui vient de m’envoyer un mot !… Elle est de quelle couleur, ta pommade ?

— Vert pomme ! Tu seras ravissant ! (Puis, posant délicatement ses lèvres sur l’appendice endommagé :) Transparente ! Tu en as pour vingt-quatre heures, sans compter ce temps abominable qui légitime l’usage d’un cache-nez ! Et tu ne bleuiras même pas !

Ayant perdu suffisamment de temps avec son visage, Aldo pensait aller à pied par les rues comme il préférait, mais il choisit de se faire conduire par Zian, sauta dans le « Riva » dont celui-ci était justement occupé à « briquer » les cuivres et partit chez son notaire, où, dès l’entrée, il retrouva l’impression familière de pénétrer dans le passé de Venise plus encore que dans les autres palais, y compris le sien. Elle venait peut-être de l’atmosphère studieuse qui régnait là, à peine troublée par le cliquetis d’une machine à écrire officiant discrètement dans les bureaux du rez-de-chaussée mais était due en particulier à Maître Massaria lui-même et ses moustaches, sa barbiche poivre et sel, son visage rond orné d’un lorgnon. Surtout son cœur candide, sa conscience scrupuleuse et sa parfaite connaissance des lois en faisaient un conseiller hors pair et, pour la famille Morosini, le plus attentif des amis. Il accueillit son visiteur avec enthousiasme :

— À votre façon d’écrire, j’ai compris qu’il y avait urgence !

— Absolument ! Et c’est un bonheur d’être aussi bien compris. C’est vrai que nous sommes un peu pressés ! Pouvez-vous quitter Venise pour deux ou trois jours sans gêner vos affaires ?

— Ni client important ni vente de prestige en vue ! Les intempéries peut-être, sans compter l’aqua alta qui va sûrement nous tomber dessus un jour ou l’autre ! Où voulez-vous que j’aille ?

— En Suisse…

— Encore ! Je l’ai parcourue dans tous les sens il y a quelques mois et vous avez l’intention de m’y renvoyer ? Vous devriez vous adresser à Lisa ! C’est son pays… Non, je plaisante ! rectifia-t-il en voyant s’allonger le visage de Maître Massaria. Où désirez-vous que je me rende ?

— À Grandson. C’est une petite ville qui…

— Connaissant mon métier, vous voudriez m’expliquer ce qu’est Grandson ? La fameuse bataille ! Si l’on peut appeler ainsi cette fuite éperdue, en février 1476, de l’armée de Charles le Téméraire suivie du pillage de son camp, positivement fabuleux, où se sont dispersés des joyaux uniques. Grandson ! Mais il m’est arrivé d’en rêver, mon cher Maître ! Alors pour quelle raison m’y expédiez-vous ?

— Pour voir mourir un vieux gentilhomme, mais surtout entendre ce qu’il a à vous confier ! Or il est à deux doigts de sa fin…

— D’où votre hâte ! Rassurez-vous, je partirai dès l’aube ! Mais ayez la bonté de m’en apprendre un peu plus !

— En premier lieu, vous devez savoir qu’il s’agit pour moi d’un véritable ami, que cette amitié date d’avant la guerre et qu’il était autrichien avant de devenir helvète. Son nom vous évoquera peut-être quelque chose : c’est le baron Hagenthal…

— Vous voulez dire qu’il est…

— Le petit-fils de l’homme qui a fait fusiller votre arrière-grand-oncle Angelo Morosini contre le mur de l’Arsenal à la face de tous, quand l’Autriche tenait Venise et après l’avoir attiré dans un traquenard.

— C’est lui ? Et cet homme veut me parler ? Mais de quoi ?

— Ce n’est pas à moi de vous le dire. Sachez seulement que le baron est digne de considération ! S’il en était autrement, je ne vous infligerais pas cette corvée. Et je vous répète qu’il est mourant…

— ….Et que je dois me dépêcher ?

— S’il vous plaît ! fit Massaria gravement. Et je serais grandement étonné que vous me le reprochiez.

Aldo considéra le mince bristol que le notaire lui remettait :

— « De » Hagenthal ? Ne serait-ce pas plutôt « von » Hagenthal ?

— Je vous ai précisé qu’il avait acquis la nationalité suisse. D’où la traduction de la particule. Cela vous choque ?

— En aucune façon et j’avoue que votre histoire m’intrigue. En revanche, ce qui me pose un problème, c’est comment me déplacer rapidement ? Le plus simple serait ma voiture mais nous sommes en hiver ; les cols sont fermés et les tunnels routiers réservent parfois de mauvaises surprises, expliqua Aldo qui venait de se planter devant une carte ancienne et très détaillée de l’Europe qui occupait la moitié d’un mur… Donc, donc, donc… le plus sûr est encore le train jusqu’à Lausanne où je louerai une voiture chez Malher ! À vous revoir, mon cher Maître. Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai !

Comme il serrait la main de son vieil ami, celui-ci la retint quelques instants entre les siennes, puis, avec une émotion qu’il ne put dissimuler :

— Merci d’aller rendre la paix à cette âme en partance, mon cher Aldo, et que Dieu vous bénisse !… Ah ! J’allais oublier ! Dites chez vous que vous vous rendez en Suisse mais en restant évasif ! Il n’est pas exclu que la maison soit sous une certaine surveillance… Et emportez une arme… on ne sait jamais ! Il se peut que je me trompe et j’en serais enchanté, mais je préfère mettre toutes les chances de votre côté !

— Vous pouvez me faire confiance : j’ai l’habitude !

— Encore merci !

Rentré chez lui, Aldo envoya le jeune Pisani, son secrétaire, s’occuper de ses réservations – il avait un train le soir même ! –, chargea Lisa de lui préparer son bagage et se rendit dans le salon des Laques, l’une des pièces préférées de la famille, celle où l’on prenait les repas habituellement. Deux portraits de femmes s’y faisaient face sous des signatures illustres. Deux femmes vêtues de noir, mais si la princesse Isabelle, mère d’Aldo et peinte par Sargent, érigeait sa blondeur dans une robe du soir en velours noir laissant à nu ses épaules et ses bras sans autre bijou que la grosse émeraude de ses fiançailles, son vis-à-vis, Felicia Morosini, offrait un contrepoint séduisant dans son originalité. Winterhalter l’avait peinte dans une amazone noire rendant pleine justice à une beauté d’impératrice romaine, casquée par le petit haut-de-forme ceint d’un voile blanc sur d’épaisses torsades de cheveux couleur d’ébène et lustrés. Une beauté qu’elle avait conservée jusqu’à un âge avancé.

Née princesse Orsini, l’une des deux plus importantes familles de Rome, Felicia s’était éteinte dans ce palais en 1896. Elle avait alors quatre-vingt-quatre ans et Aldo en avait douze. Ce qui était tout à fait suffisant pour vénérer cette grande dame à la dent dure et au caractère intraitable dont les années passées n’avaient pas réussi à éteindre l’indomptable vitalité… On la tenait d’ailleurs pour l’héroïne de la famille…

Mariée à dix-sept ans au comte Angelo Morosini qu’elle ne connaissait que par ouï-dire, elle avait vécu avec lui durant seulement six mois une passion partagée qu’avaient brisée les Autrichiens, alors maîtres de Venise, en fusillant l’époux tant aimé, changeant aussitôt la jeune femme en furie vengeresse.

Devenue une farouche bonapartiste et réfugiée en France, elle s’était affiliée au carbonarisme pour tenter d’arracher son frère à la redoutable forteresse du Taureau, en baie de Morlaix. Ensuite elle avait fait le coup de feu sur les barricades parisiennes durant les « Trois Glorieuses » pour l’admiration sans bornes du peintre Eugène Delacroix dont elle avait été l’amour inavoué. Après avoir échappé aux prisons de Louis-Philippe qu’elle détestait, elle avait tenté d’arracher de sa cage dorée autrichienne le fils de Napoléon puis elle s’était vouée corps et âme à la restauration de l’Empire français dont, durant des années, elle avait été à la fois un agent actif et l’un des plus fiers ornements lorsqu’elle consentait à se montrer à la cour des Tuileries ou de Compiègne.

Fidèle à elle-même autant qu’à son amour de la France, enfermée dans Paris durant le terrible siège qui suivit si dramatiquement l’empire de Napoléon III, elle y reçut une blessure qui la mit à deux doigts de la mort. Elle avait alors cinquante-sept ans mais l’amour d’un médecin de ses amis la sauva. Ce fut lui qui, la tourmente passée, la ramena à Venise où les grands-parents d’Aldo l’accueillirent en reine. De ce jour et à l’exception de deux ou trois voyages en France chez son amie Hortense de Lauzargues1 , elle ne quitta plus le palais Morosini où elle occupait auprès d’Aldo la place de la grand-mère défunte. Le jeune garçon avait aimé de tout son cœur cette grande dame, encore belle en dépit des ans et dont il avait sans doute hérité ce goût de l’aventure dangereuse qui faisait tant soupirer sa femme Lisa. À présent, Felicia Orsini reposait auprès de son époux à San Michele, l’île des morts où la chapelle des Morosini ne manquait jamais de fleurs…

Quand Lisa le rejoignit pour lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il était encore en contemplation devant le portrait. Elle vint glisser son bras sous le sien :

— Je n’ai jamais pu décider laquelle des deux est la plus belle ! fit-elle en jetant un coup d’œil à Isabelle. Il y a évidemment plus de douceur dans le visage de ta mère et plus de bonheur vécu. Leurs vies ont été tellement différentes !

— Leurs caractères aussi. Felicia était une lame d’épée toujours prête à surgir de son fourreau. Maman était la bonté, l’amour incarné… pourtant c’est Felicia qui a fermé les yeux paisiblement au milieu de notre famille agenouillée, tandis que Maman est morte seule et en outre assassinée par un membre de cette même famille !

— … à laquelle je suis fière d’appartenir ! Maintenant si tu ne veux pas manquer ton train, il faut partir ! Si tu vas en Suisse, iras-tu voir Papa ?

Aldo regarda son épouse en riant avant de poser un baiser sur ses cheveux :

— Tu es bien une femme, toi ! Mais tu n’en sauras pas plus ! Il se peut que j’aille à Zürich… Si j’y vais, tu pourrais me rejoindre et on rentrerait sagement ensemble…

— Ça, c’est la version idéale, romantique à souhait !… En réalité…

— Ah, ne recommençons pas ! (Et d’ajouter sur le mode récitatif :) Si je vais voir Moritz, je t’appelle, sinon je rentre ! Et maintenant je file : tu me fais perdre mon temps !

Il n’avait surtout pas envie de discuter. Cette affaire – si l’on pouvait l’appeler ainsi ? – l’intriguait et, si elle ne lui avait pas été confiée par Massaria, il ne l’eût peut-être pas acceptée… Quoique !… Le vieux démon de l’aventure ne dormait jamais que d’un œil chez lui…

« Tu sais parfaitement que si… et plutôt deux fois qu’une ! lui souffla la petite voix intérieure qui parvenait parfois à se faire entendre. Les machins plus ou moins mystérieux tu adores ça. Le seul “ hic ” qui t’enquiquine, c’est l’absence d’Adalbert… »

— Et si tu la fermais ? ronchonna-t-il. Je ne t’ai pas demandé ton avis, que je sache ?

Vexé, l’ange gardien déjà prêt à l’accompagner replia ses ailes et retourna finir sa sieste dans son coin de cheminée. Avec tout de même l’intime satisfaction de savoir qu’il avait raison.

En dépit de la neige qui blanchissait le paysage, Morosini arrivait à Grandson quelques heures plus tard, sans avoir rencontré le moindre problème. À Lausanne, il s’était procuré, en face de la gare, une voiture, une Renault assez puissante, proche voisine à la couleur près de celle qu’Adalbert avait achetée pour leurs pérégrinations entre Paris, Chinon, Zürich et Lugano. L’ayant souvent conduite, il n’eut pas besoin de longues explications avant de l’avoir bien en mains et parcourut sans anicroche les quelque soixante-dix kilomètres séparant le lac Léman de celui de Neufchâtel à la pointe duquel était Grandson.

Petite ville médiévale groupée autour des murailles et des tours de son château comme une couvée disciplinée derrière une grosse poule satisfaite d’elle-même, la cité, proche d’Yverdon se situait au bord d’un grand lac bleuté et ne manquait pas de charme avec ses vieilles demeures, ses tourelles et ses toits qui semblaient de velours brun. Elle respirait la paix et cette sérénité que les gens d’Helvétie la Sage ont su élever à la hauteur des beaux-arts.

Grâce au plan que lui avait remis Maître Massaria, Aldo n’eut aucune peine à trouver « La Seigneurie », version adoucie et sérieusement rétrécie du château, mais entourée d’un jardin descendant jusqu’au lac dont le tracé annonçait un jardinier sachant se servir de ses outils et non dépourvu de romantisme. Quand le printemps refleurirait, ce joli coin vaudrait sans doute le déplacement, mais Aldo savait, aux dires du notaire, qu’il n’aurait sûrement pas d’autres occasions de revenir et il le déplora. Quand on voyage beaucoup, il arrive parfois que l’on découvre un endroit que l’on aimerait revoir, même et surtout si on vous le défend. Le genre paradis perdu, par exemple, gardé par un ange grognon farouchement appuyé sur son balai… Le coup de l’épée flamboyante, Aldo n’y avait jamais cru : un geste maladroit et nos premiers parents disparaissaient définitivement de la surface terrestre.

Déjà il y avait l’ordre venu d’En Haut : « Croissez et multipliez ! » qui posait problème, car comment multiplier lorsque l’on n’est que deux et sans manquer à la morale ? À moins d’un commando d’envoyé du Ciel venu à la rescousse, mais dans ce cas, la planète eût été peuplée d’êtres d’une surprenante beauté, or on avait atterri à l’homme de Cro-Magnon, à la Vénus de Brassempouy et autres… La suite des temps prouvait que le serpent trop bavard n’en était sûrement pas resté là et que…

« Si tu voulais bien cesser de dérailler, se reprocha Aldo. Rappelle-toi que tu viens visiter un mourant ! »

Mais il en était ainsi après un trajet fatigant, il était légèrement angoissé… et Adalbert n’était pas avec lui pour jouer sa partie dans le duo…

Cependant son arrivée avait dû être remarquée : la grille était en train de s’ouvrir sous une sorte de balcon enjambant la route pour rejoindre une tourelle. Un valet à cheveux blancs, d’une impressionnante dignité, portant la veste locale à boutons dorés sur une chemise blanche à col cassé, s’approcha, mais Aldo ne lui laissa pas le temps de poser la question :

— Prince Morosini, se présenta-t-il en offrant une de ses cartes de visite. Maître Massaria a dû m’annoncer. Je viens de Venise… en espérant qu’il ne soit pas trop tard ?

— Non. L’état de Monsieur le baron est stationnaire pour le moment. Je crois, ajouta-t-il, qu’il s’en voudrait de mourir sans avoir rencontré Monsieur le prince… Moi, je suis Georg et ma femme, Martha, veille aux cuisines… et si Son Excellence veut se rafraîchir, mon fils Mathias s’occupera de son véhicule !

L’intérieur du castel offrait la même sévérité médiévale que l’extérieur : profondes fenêtres lancéolées où des bancs de pierre permettaient de s’asseoir pour admirer le paysage, cheminée monumentale où flambait un empilement de bûches et dont le manteau s’ornait d’un massacre de cerfs et d’un assortiment d’armes anciennes. Quelques portraits accrochés aux murs, une belle tapisserie de verdure recouvrant la surface de l’un d’eux… et un lit à colonnes tendu de tissus analogues. Il était évident que, pour faciliter le service, on avait transformé le salon en chambre.

Pourtant ce n’était pas à l’abri des courtines qu’Hugo de Hagenthal attendait son visiteur mais dans l’un des fauteuils près du feu – et son aspect émut Aldo.

De taille élevée, quoiqu’un peu voûté en dépit des efforts qu’il faisait pour se redresser, le visage taillé à coups de serpe, les yeux bleus profondément enfoncés dans l’orbite, le baron dissimulait sa maigreur sous une longue robe de velours noir assortie aux pantoufles et le bonnet rond cachant sans doute une calvitie. Il semblait n’avoir que le souffle. Pourtant il esquissa un sourire en tendant à son visiteur une main maigre que la maladie avait rendue diaphane sous le poids de la lourde bague armoriée qu’Aldo prit en s’inclinant.

Après quelques paroles de bienvenue articulées d’une voix faible, étrange venant de ce grand corps qui autrefois eût porté sans peine les pesantes armures des preux du Moyen Âge, il désigna un fauteuil proche du sien :

— Je ne saurais assez vous remercier, prince, d’avoir fait diligence depuis Venise, dont je sais le chemin, et j’ai prié Dieu de m’accorder la force de vous attendre… Voyez-vous, depuis des années pèse sur moi un sentiment de honte profonde auquel, cent fois, j’aurais préféré un remords personnel qu’il est possible d’affronter, de combattre et de vaincre ou encore d’apaiser dès l’instant où vous êtes seul face à votre conscience. Mais celle d’un autre ? Et surtout d’un autre qui jamais n’a manifesté le moindre regret, qui se vantait même d’avoir violé les lois de l’ancienne chevalerie sans vouloir comprendre que, ce faisant, il maculait nos armes ancestrales d’une tache de boue sanglante…

L’horreur qui habitait ce regard en train de s’éteindre, qui faisait trembler ces mains presque privées de leur force, toucha Aldo. Ce vieil homme qui s’en allait vers la mort gravissait un calvaire qu’il ne comprenait pas étant donné les circonstances et il voulut tenter de l’aider si peu que ce soit :

— Je connais l’histoire. Elle est cruelle mais ce qui se passe quand deux peuples s’affrontent et que l’un prend le dessus est affreux. Les Autrichiens tenaient Venise… C’était le droit du plus fort !

— Non, le plus fort n’a pas tous les droits et certes pas celui de se déshonorer. Que savez-vous de la mort d’Angelo Morosini, votre parent ?

— Qu’en digne descendant de trois doges et de quelques héros il a voulu continuer le combat à sa façon, conspiré contre l’occupant… ce qui était bien son droit, fit Aldo avec un demi-sourire.

— Oui, continuez !

— Que dire de plus ? soupira-t-il avec un haussement d’épaules. Il a été pris et fusillé contre le mur de l’Arsenal au désespoir de sa jeune femme. Felicia, née princesse Orsini, n’était son épouse que depuis six mois et un amour absolu les unissait. Ensuite elle a passé le reste de son existence à lutter contre l’Autriche. Sa vie est un vrai roman.

— Et elle n’a jamais essayé de se venger du coupable ? Car il n’y en a eu qu’un seul, les autres n’ont été que les exécutants

— Je pense qu’elle ne l’a jamais su. Sinon, elle aurait fait son maximum pour tuer l’instigateur. Et telle que je l’ai connue quand j’était un très jeune garçon, elle se serait vengée impitoyablement même au risque d’y laisser sa tête !

— Vous m’en voyez heureux. Sa douleur, au moins, n’a pas été empoisonnée par le dégoût !… Maintenant, cette vérité, je vais vous la révéler. Friedrich, mon aïeul, ne l’avait vue qu’une seule fois alors qu’avec une suivante elle se rendait à l’église et il en était tombé éperdument amoureux, mais il n’était pas assez sot pour le lui avouer. Son plan était plus simple : tuer d’abord le mari, après on verrait. C’est donc par lui que Morosini s’est trouvé attiré dans un piège : une échauffourée montée de toutes pièces et, comme il haïssait l’envahisseur, cela a été facile… Les coups étaient exclusivement dirigés vers lui, il a été blessé, sérieusement, mais il n’était pas mort. Friedrich alors lui a appris qu’il voulait sa femme et que l’on soignerait ses blessures s’il se montrait… compréhensif…

— Quoi ? Et il a pu croire que ce chantage marcherait ? Même s’il ne connaissait ni Angelo ni Felicia personnellement, il a dû se renseigner ! Il fallait qu’il soit fou ! Ensuite ?

— Morosini lui a craché au visage... Un moment après, sans qu’aucune de ses blessures – et elles étaient graves ! – eût reçu le moindre soin, on l’a entraîné et enchaîné devant le peloton d’exécution.

Une stupeur incrédule tint Aldo muet quelques secondes :

— Et il s’est trouvé douze soldats pour abattre froidement un mourant ? lâcha-t-il enfin.

— La discipline est de fer en Autriche comme en Allemagne. Angelo Morosini, au prix d’un effort surhumain, a réussi à se redresser dans ses liens et regarder la mort en face… Quant à son crime, Friedrich l’a commis pour rien : le lendemain, la comtesse Morosini avait disparu.

Une quinte de toux lui coupa la parole. Aldo chercha comment il pourrait le soulager, mais Georg entrait déjà, une fiole et un gobelet à la main. Faire avaler une gorgée de liquide ne prit qu’un instant, puis il regarda Aldo :

— Votre Excellence est bien pâle ! Puis-je lui offrir…

— Pas de sirop, merci ! fit-il, reconnaissant, mais un doigt d’un « schnaps » quelconque me conviendrait parfaitement !

Cependant, Hagenthal se calmait et regardait avec un évident plaisir Aldo avaler sans sourciller un verre à liqueur d’alcool raide comme une planche qui lui donna un coup de fouet, mais dont il n’essaya même pas de démêler quel fruit avait pu produire ce brûlot !

— Vous avez accepté de boire sous mon toit, soyez-en remercié ! murmura le vieil homme.

— Pourquoi pas ? Vous tentez vaillamment d’effacer un crime dont vous n’êtes pas responsable ! Mais pourquoi vous et non votre père… Ou un oncle ?

— Je suis fils unique et n’étais plus jeune quand, à la mort de mon père, j’ai appris l’histoire, qu’il avait lui-même portée avec une peine qu’il s’efforçait de dissimuler sous le silence. Quand je l’ai su, j’ai alors cherché comment obtenir un pardon dont je sentais de plus en plus la nécessité. C’est à ce moment que je suis devenu suisse. J’étais désormais le seul Hagenthal !

— Si vous me permettez une question : pourquoi ici ?

— À Grandson ? C’est une autre histoire mais qui m’est apparue rejoindre celle, tragique, que je viens de vous confier. Nous avions ici un cousin éloigné. Il avait acheté cette maison où il résidait à longueur d’année. C’était un féru d’histoire médiévale et il s’était pris de passion pour ceux que l’on appelait jadis les Grands-Ducs d’Occident, et singulièrement le dernier d’entre eux, celui que l’on a surnommé Charles le Hardi ou plus couramment le Téméraire, ce prince étrange, fabuleusement riche, brave jusqu’à la folie mais habité par une sorte de sombre génie qui, joint à un orgueil proche du délire, l’a poussé jour après jour, pas après pas, à mourir seul, nu au bord d’un étang gelé devant Nancy dont il voulait faire la clé du royaume de Bourgogne, le crâne fendu d’un coup de hache et le corps dévoré par les loups… Lui qui était seigneur de Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande, Zélande, Frise, Gueldre, Malines, Maëstricht, Anvers, Namur, Limbourg, Luxembourg, Autriche, Artois, Bourgogne, qui se voulait roi et, peut-être, plus tard empereur si Dieu l’avait jugé bon…

— Si, surtout, coupa Aldo avec douceur, il n’avait trouvé sur son chemin le plus redoutable cerveau politique de son époque : son cousin, le roi de France Louis le onzième, « l’Universelle Aragne » qui, presque sans bouger de son château de Plessis-lès-Tours, avançait les pièces de son échiquier d’or et de cristal, une main sur la tête de « Cher Ami », le grand lévrier blanc qu’il aimait… Vous voyez que moi aussi je connais leur histoire, ajouta Morosini en souriant. Cette page me fascine également et, venant à Grandson, j’éprouvais une bizarre émotion.

Hagenthal eut une brève quinte de toux qu’Aldo éteignit en lui offrant une cuillerée de sa potion.

— Merci !… fit le malade en retrouvant son souffle. Et, sachant tout cela, vous n’êtes jamais venu ici, ni à Morat, la seconde défaite avant le drame de Nancy ?

— Non. Je voyage beaucoup mais je n’en ai pas eu l’occasion !

— Vous ?… Un expert en joyaux non seulement anciens mais célèbres ? Vous me surprenez. Allez donc jusqu’à cette fenêtre qui donne sur l’arrière de la maison et dites-moi ce que vous voyez !

— Une ravissante colline avec quelques arbres qui se dessine sur le fond lointain des Alpes enneigées.

— Cette colline portait le camp fastueux du Téméraire qui la couvrait entièrement. Si vous la gravissez, vous verrez une grosse pierre derrière ce qui reste du vaste étang creusé par les Bourguignons pour servir d’abreuvoir à leurs chevaux. Quant à la pierre, elle est dite « Pierre de Mauconseil ». C’est là que le duc a décidé de faire pendre sur les murs du château et aux arbres les défenseurs de la ville. Pendus ou noyés quand la place se révéla insuffisante. Vous… vous connaissez la suite, je suppose ?

Le baron se fatiguait, Aldo revint près de lui :

— Cette visite vous épuise et je vais vous quitter. Pardonnez-moi !

Le vieillard leva son visage émacié :

— Restez encore un peu… je… je n’ai pas dit le principal !

— Je peux revenir ?

— Non… car le temps m’est compté.

Sa main disparut dans une poche de sa robe noire et en tira un sachet de velours coulissant dont il sortit un étrange objet qui accrocha immédiatement l’attention de son visiteur… Pour le commun des mortels, cela ressemblait vaguement à un arbuste d’or, mais pour le regard averti de Morosini, c’était une monture que l’on fixait jadis au sommet d’une coiffure d’homme, couronne fermée ou chapeau de parade. On appelait ce couvre-chef un épi, voire un cimier, ce qui était faux, le cimier portant les plumes du casque…

Le baron trancha la question :

— On disait que c’était un « fermail », ce qui me paraît absurde puisque ceci ne fermait rien. Toujours est-il que c’est ce qui reste de ce que le Téméraire considérait comme son talisman. Non sans raison ! Dès l’instant où il l’a perdu ici, à Grandson, le sort des armes lui est devenu contraire. Il y a eu Morat tout proche et enfin Nancy où la mort l’attendait.

Aldo l’écoutait à peine. Ses longs doigts nerveux caressaient ce précieux revenant de la nuit des temps. En surimpression, sur l’écran de sa mémoire, il revoyait une page d’un livre de sa bibliothèque traitant du fantastique trésor perdu au bord de ce beau lac par celui qui se voulait le plus puissant souverain d’Europe, et l’art minutieux de l’artiste l’avait restitué tel qu’il était quand, sur la tête du prince, il faisait son entrée dans une ville conquise. Jamais – sauf à de rares exceptions – il n’y avait pénétré casqué. Il préférait porter ce chapeau, symbole de son incalculable fortune : une façon comme une autre de proclamer à ceux qui devenaient ses sujets que leur nouveau maître n’avait pas besoin de leurs pauvres dépouilles…

Sans s’en rendre compte, Aldo avait parlé tout haut, maniant le précieux vestige comme s’il eût été de cristal.

— C’est pour me le donner que vous m’avez fait venir ?

Une nouvelle quinte de toux fit attendre la réponse :

— J’eusse cent fois préféré vous l’offrir intact… pourtant il me reste encore quelque chose…

Du sachet, il en sortit un plus petit dont il posa le contenu sur sa paume :

— Voilà celui des « Trois Frères » qui m’est venu par héritage. Je sais qui vous êtes et, avant de paraître devant Dieu, il m’a semblé normal que cette merveille vous revienne… Bien piètre compensation pour ce que l’un des vôtres a eu à souffrir de l’un des miens !

Le souffle coupé, Aldo contemplait avec stupeur un superbe rubis dont les flammes de la cheminée faisaient jaillir des éclairs pourpres.

— Ce n’est pas possible… émit-il sans parvenir à aller plus loin.

C’était à présent une de ses mains qui tremblait en accueillant le joyau, tandis que l’autre cherchait dans sa poche de veston sa loupe de joaillier. Il la fixa à son œil pour mieux examiner cette pierre qui, pour lui, tenait du miracle.

— Vous doutez de son authenticité ? murmura tristement Hagenthal.

— Non… en aucune façon ! fit-il en poursuivant son examen.

En effet tout y était : la taille d’époque, le poids, la couleur, les légères traces laissées par l’ancienneté et que seule la loupe pouvait révéler. S’il n’avait pas été l’expert connu du monde entier qu’il était devenu, il eût considéré cette gemme comme un présent du Ciel car elle était admirable, mais comment croire qu’elle soit l’un des « Trois Frères »… Alors qu’il savait pertinemment que le trio – au complet ! – reposait dans l’un des écrins de Moritz Kledermann, le banquier milliardaire, son beau-père… Et pourtant, ce rubis était sans conteste authentique !

Cette dernière remarque, il l’avait laissée échapper à voix haute, mais son hôte n’eut pas le temps d’y répondre car Aldo enchaînait :

— Comment cette pierre est-elle parvenue jusqu’à vous ? Par héritage, m’avez-vous dit ? Votre père sans doute ?

— Non, par ma défunte épouse disparue voici deux ans. Elle était l’aînée des filles du baron de Keers, hollandais…

— Un nom connu dans le monde des collectionneurs il y a longtemps, il me semble ?

— En effet. À sa mort, les quelques joyaux qu’il ait pu rassembler ont été vendus par sa femme, une Anglaise…

L’instant n’était guère propice à la plaisanterie, pourtant Morosini ne put s’empêcher de rire :

— Votre famille présente nombre de ressemblances avec la Société des Nations ?

— En moins distrayante, et vous ne savez pas encore à quel point ! À sa mort, disais-je, il savait ce qui allait se passer. C’est pour sauver ce qu’à juste raison il considérait comme son plus beau trophée qu’il légua les trois rubis du Téméraire à chacune de ses trois filles : ma femme, Hilda, la baronne de Granlieu, devenue française par mariage, et la troisième, Louise, qui épousa un peu plus tard le chocolatier Timmermans… Avec l’interdiction de les vendre pour chacune d’entre elles. Toute sa vie, cet homme avait rêvé de réunir les pierres dont se composait le fameux Talisman : il entendait garder au moins un lien avec ces trois rubis exceptionnels…

Frappé d’étonnement en entendant le nom de la troisième fille du baron de Keers, Aldo ne remarqua pas que celui-ci glissait de son fauteuil, cherchant l’air. Ce fut un râle qui le ramena sur terre et le précipita vers la porte derrière laquelle arrivait Georg.

— Martha, appelle le médecin ! intima cet homme, mais d’abord il faut le mettre au lit !…

— Je vais vous aider.

À vrai dire, il aurait pu le faire seul tant ce grand corps était léger. Le baron était devenu encore plus pâle, s’il était possible. Sa respiration devenait stertoreuse et le serviteur leva sur Morosini un regard où l’inquiétude se changeait en angoisse et où montait une larme :

— Je crains fort, Excellence, que la fin ne soit plus loin. Je crois qu’à force de volonté il avait réussi à tenir la mort à distance. À présent…

— Elle reprend ses droits… Avez-vous besoin que je reste encore un peu ?

— Oh, ce serait avec reconnaissance ! Il va falloir prévenir le baron Karl-August, un cousin éloigné… son héritier, je crois ! cracha-t-il avec une colère soudaine, d’où Aldo conclut qu’il ne le portait pas dans son cœur.

— Il habite dans le pays ?

— Non ! En Autriche… à…

— Tu parles trop, Georg ! intervint sa femme qui venait d’entrer, portant un plateau où fumait un liquide.

— Avec moi, c’est sans importance, Madame ! apaisa Aldo, et au cas où vous désireriez un secours quelconque, prévenez Maître Massaria, notaire à Venise. Pas besoin d’adresse, toute la ville le connaît et il présente l’avantage de ne jamais bouger. Ce qui n’est pas mon cas ! En attendant, permettez que je vous remette ceci, ajouta-t-il en tirant un billet de deux cents francs de son portefeuille. Si vous ne savez comment l’utiliser, vous fleurirez sa tombe et je prierai pour lui…

Le baron transporté dans son lit, Aldo n’avait aucune raison de s’attarder, pourtant il n’avait nulle envie de s’éloigner de cet homme hors du commun, véritable chevalier sans armure qui avait tenu à honneur de ne laisser sa vie lui échapper qu’après avoir, sinon payé, du moins offert le prix du sang pour un crime qui n’était pas le sien et qui pourtant avait hanté son existence.

Cependant, il comprit qu’il gênait. Cela se lisait dans le regard inquiet de Martha. Elle devait redouter la rencontre avec l’héritier… mais pourquoi ? La question eût été mal venue et Aldo finit par se retirer après avoir salué une dernière fois le corps étendu dans sa longue robe noire.

En quittant le castel, il prit la route menant à cette colline que les gens du lieu avait baptisée tout simplement « Le duc de Bourgogne », s’arrêta à quelque distance du bouquet d’arbres et marcha jusqu’au sommet, éprouvant une sorte d’exaltation à mettre ses pas dans ceux du Téméraire qui avait dû parcourir ces chemins à peine tracés. Il imaginait les pavillons aux vives couleurs, leurs soies épaisses doublant les fortes toiles que la pluie ne traversait pas et les bannières chatoyantes dans le vent. C’était comme une ville de rêve plantée dans la campagne renfermant ce qui était peut-être le plus fantastique trésor de l’époque, même en s’en tenant aux biens privés de Charles de Bourgogne, son trône, son épée de parade, sa chapelle et ses vases sacrés en or serti de pierres précieuses, ses vêtements, son linge, ses coffres de voyage, ses cassettes pleines de bijoux, ses reliquaires, ses draps d’or ou d’argent, tout jusqu’à l’objet le plus banal était marqué au coin d’une richesse incroyable… Et Morosini se représentait aisément la stupeur incrédule de ces montagnards helvétiques, vêtus de cuir et aux bras nus, pénétrant dans ce palais de conte de fées et le mettant au pillage sans avoir la moindre idée de la valeur de ces objets… Dans le pays, on avait dû se raconter de génération en génération l’histoire de ce Suisse qui trouva un énorme diamant d’où pendait une grosse perle, le remit dans son coffret pour l’expédier sous un chariot, revint le chercher réflexion faite et le vendit pour un florin à un prêtre qui en reçut trois francs de ses seigneurs…

La Suisse entière s’enrichit de cette manne fantastique, surtout, naturellement, ceux qui connaissaient la valeur des choses, banquiers, changeurs, orfèvres et joailliers. Des paysans vendaient pour rien des quintaux de vaisselle d’argent et découpaient en morceaux les plus beaux brocarts pour les vendre à l’aune comme de la tiretaine chez un drapier. Quant aux plus remarquables joyaux, ils atterrirent entre les mains des Fugger, les grands banquiers d’Augsbourg. Ces merveilles appartinrent, au fil des ans, à des princes, tel l’empereur Maximilien dont le fils épousa Marie de Bourgogne, l’unique enfant du Téméraire d’où vinrent les Habsbourg, un peu plus tard à Henri VIII d’Angleterre, mais disparurent quand Cromwell leva l’étendard de la révolte contre Charles Ier qui y laissa sa tête.

Ayant erré, rêvé un long moment, Aldo s’aperçut d’une nécessité fort vulgaire : il avait faim… Il reprit sa voiture, fit quelques kilomètres, mais au lieu de revenir vers Lausanne, il piqua droit sur l’intérieur de la Suisse, se trouva une pimpante auberge où une « accorte servante » entreprit de combler les vides de son estomac arrosé d’un « Clos des Murailles » inattendu dans un endroit aussi champêtre, puis deux cafés consommés et autant de cigarettes plus tard, il décida, au lieu de regagner Lausanne, d’emprunter la route de Zürich. Après ce qui venait de lui arriver, un entretien avec son beau-père lui semblait de première nécessité.

Ces « Trois Frères », qui manifestaient une invraisemblable tendance à se multiplier, faisaient défiler dans sa tête une série de points d’interrogation, et son beau-père lui paraissait le plus à même d’en discuter.

De Zürich, il appellerait Lisa comme il le lui avait promis en plaisantant, n’imaginant pas un instant qu’à l’issue de sa visite à Grandson il se précipiterait dans les fastes de la maison Kledermann. Il ne pouvait décemment pas retourner chez lui avec dans sa poche l’un des trois rubis du Téméraire, sachant parfaitement que le trio au complet reposait dans la chambre forte du petit palais de la Golden Küste.

En dépit du mauvais temps – la neige s’était remise à tomber juste à la sortie de Grandson –, il traversa en moins de trois heures les champs, forêts, lacs et collines couronnées de châteaux féodaux de la Haute-Argovie. Malgré la température glaciale, les routes n’étaient pas verglacées et il avait un peu l’impression de se promener au royaume du Père Noël.

L’activité intense de Zürich à l’heure des sorties de bureau le changea désagréablement en le ramenant à la réalité, mais il savait que Moritz Kledermann restait assez tard à sa banque, et, à la pensée de la surprise qu’il lui apportait, il sentait l’excitation s’emparer de lui tandis qu’il escaladait en courant le large escalier de marbre aux rampes de bronze et déboulait dans le bureau du secrétaire particulier du banquier, un homme entre deux âges – encore plutôt du bon côté ! – qui s’intégrait au décor solennel comme s’il en descendait tous les matins.

— Bonjour, Monsieur Birchauer ! lança gaiement l’arrivant : si mon beau-père ne reçoit personne, il faut que je le voie de toute urgence !

Le comportement essentiellement britannique de Birchauer lui permit de recevoir l’annonce sans broncher en dépit de l’agitation évidente du visiteur.

— Non, il est seul. Bonsoir, Monsieur le pr…

— Parfait ! C’est tout ce que je voulais savoir !

Et il fonça sur la porte communicante qu’il ouvrit en clamant :

— Bonsoir, Moritz ! Pardonnez-moi de survenir ainsi impromptu, mais j’ai à vous parler d’une chose incroyable…

Aussi calme que s’il recevait un chef d’État, Kledermann se contenta de lever un sourcil surpris :

— Aldo ? Mais que vous arrive-t-il ? Lisa n’est pas…

— Malade, non ! Ni aucun de vos petits-enfants ! Sinon, j’aurais employé le téléphone au lieu de sillonner la Suisse !

— Sillonné la Suisse ? D’où venez-vous ?

— De Grandson où je suis allé voir mourir un gentilhomme !

— Ah !

Kledermann tendit le bras, décrochant le téléphone intérieur :

— Je n’y suis pour personne, Birchauer ! dit-il tranquillement avant de remettre l’écouteur en place.

Puis il regarda un instant son gendre qui lui offrit un beau sourire :

— Alors, Aldo ? Vous semblez bien agité. Êtes-vous si pressé de me délivrer votre message ?…

— Trouvaille serait plus approprié !

— Oh ?

Puis, comme il se taisait, Morosini se mit à rire :

— Votre cabinet de travail est-il hermétiquement insonorisé ?

Un silence, et les pupilles du banquier se rétrécirent :

— Vous ne préféreriez pas rentrer à la maison, par exemple ? Vous avez la mine d’un chat qui se pourlèche en guignant la souris qu’il va s’offrir pour son déjeuner, et je déteste ce rôle-là !

— Je ne suis pas si méchant et je préfère de loin ce que concocte votre chef trois étoiles mais…

Kledermann n’hésita plus : lui dont l’allure normale était froide et décontractée se précipita sur la porte :

— Birchauer, faites avancer ma voiture !…

— Pas la peine, souffla Aldo, j’en ai loué une à Lausanne !

— Eh bien, on la renverra au loueur qui est le même partout. Donc, ma voiture ! Birchauer, vous pouvez fermer l’agence et réintégrer votre logis !

— Si tôt ? Il n’est que…

— Justement, cela vous reposera ! Je rentre chez moi et ne veux plus entendre parler de banque avant demain matin !

— Comme vous voudrez, Monsieur ! J’avoue qu’oublier les chiffres pour écouter Mozart !…

L’air extasié de son secrétaire fit rire le banquier :

— D’accord, on pourra faire ça de temps en temps. Moi aussi, j’aime Mozart !

Dix minutes plus tard, alors que la luxueuse voiture grise et argent glissait le long du lac dans un royal silence, Morosini, amusé, guettait du coin de l’œil les imperceptibles manifestations d’impatience d’un homme dont l’impassibilité était pratiquement passée à l’état de proverbe. Sauf une seule fois… dont le souvenir faisait encore trembler Aldo…

Soudain il entendit une petite voix, fort éloignée du beau timbre grave habituel :

— Vous ne voulez vraiment rien dire avant d’être à la maison dans un véhicule où l’on n’entend même pas tourner le moteur !

Après un instant d’hésitation, Aldo ouvrit son manteau, fouilla dans une poche intérieure et en sortit le sac contenant la monture. La pierre miraculeuse était déjà réfugiée dans l’une de ses chaussettes, selon une déjà ancienne prudence.

— Si. Tenez ! Amusez-vous avec cette babiole ! À condition de ne pas allumer le plafonnier !

— Comme si vous ne me connaissiez pas ! Mais… Qu’est-ce que c’est ?

Accoutumés à manier des choses fragiles et délicates, les doigts du banquier tournaient et retournaient l’étrange objet qui, à première vue, ne lui évoquait rien sinon qu’il était en or. N’attendant pas de réponse de son passager, Kledermann se rua soudain sur la vitre de séparation avec le chauffeur :

— Vous traînez, Joseph ! Plus vite, que diable !

La voiture partit telle une fusée, évitant de peu un couple d’amoureux qui rêvassait en traversant l’avenue et qui eut très peur, récompensé par un chapelet d’injures pêchées dans plusieurs ports du monde qu’Aldo écouta, mi-admiratif, mi-scandalisé :

— Mes sincères félicitations, beau-père ! émit-il en tirant son mouchoir pour s’éponger le front. Je vous savais polyglotte… mais là c’est impressionnant !

— Oh, ne me cassez pas les pieds ! Nous arrivons !

La Rolls en effet stoppait au bas du perron, mais Kledermann était dehors et escaladait les marches à une vitesse fulgurante sans plus se soucier d’un gendre qui, à moitié mort de rire, le suivait machinalement. L’un derrière l’autre, les deux hommes franchirent la porte de bronze que le majordome ouvrit juste à temps, puis s’élancèrent vers l’escalier principal :

— Ça va, Grüber ? lança au passage un Aldo épanoui…

— Je… Oh ! Monsieur le prince ?… J’espère que Votre Excellence va bien. Et que Madame…

— Tout le monde va au mieux ! On se reverra tout à l’heure

Une minute plus tard, la porte du cabinet de travail se refermait et Aldo notait que Kledermann donnait deux tours de clé, ce qui libérait l’accès à une chambre forte où il avait vécu – il n’y avait pas si longtemps ! – l’une des pires émotions de sa vie. Une dizaine de coffres s’y alignaient, mais il ne suivit pas son beau-père, se contentant de l’observer depuis le confortable fauteuil où il se laissa tomber. Il savait approximativement ce que contenait chacune des armoires d’acier, et ouvrit un œil surpris en le voyant s’attaquer au deuxième de ces coffres. Un rien vexé d’ailleurs : cet animal aurait-il déjà trouvé la solution de l’énigme d’or qu’il lui posait ?

Il comprit qu’il ne se trompait pas quand Moritz revint avec un écrin frappé aux armes de Bourgogne qu’il mit sur le bureau avant de l’ouvrir, découvrant trois superbes rubis-balais sur leur lit de velours noir, puis plaça la monture à côté.

— C’est bien ça ? fit-il avec dans la voix une note de triomphe. La monture des « Trois Frères »…. Des perles et du grand diamant de Bourgogne ?

Aldo rendit les armes… mais pas entièrement :

— C’est bien ça ! admit-il, et je vous félicite sincèrement d’avoir résolu si rapidement la colle que je vous posais. Elle n’avait rien d’évident… Et maintenant qu’est-ce que vous dites de ça ?

Sous le regard un rien surpris de son beau-père, Aldo retroussa la jambe droite de son pantalon, fouilla dans sa chaussette et en extirpa un sachet de daim noir, le garda dans sa main le temps de remettre de l’ordre dans sa toilette puis fit glisser le contenu de l’autre côté de la monture, sans cesser d’observer le visage de Kledermann, s’attendant à y lire une intense surprise.

Ce fut beaucoup mieux. Avec un hoquet de stupeur, celui-ci se jeta littéralement sur la pierre qu’il posa sur sa paume pour l’examiner sous tous ses angles, l’approcha des autres, la déplaça, mit presque le nez dessus :

— Incroyable ! murmurait-il. C’est tout bonnement incroyable ! Je n’ai jamais vu une copie aussi parfaite !

— Ce n’est pas une copie ! fit Aldo en lui tendant sa loupe de joaillier. Ce rubis a été taillé à la même époque et par la même main que ceux-ci ! Il est en outre parfaitement authentique.

Cette fois, le collectionneur, atteint dans ses œuvres vives, fronça un sourcil réprobateur :

— Vous n’essayeriez pas de suggérer que mes « Trois Frères » sont faux ?

— Je m’en garderais bien ! Je les connais suffisamment… Pourtant…

— Quoi, pourtant ?

Morosini reprenait sa loupe et examinait un à un les trois enfants chéris de son beau-père :

— Je suppose que vous les avez vérifiés quand ils sont revenus de leur excursion en France2 ?

— Naturellement !… Non ! clama-t-il soudain. J’étais si heureux de les récupérer que je…

— Donnez-les-moi ! On va en avoir le cœur net !

Et durant d’interminables minutes, l’expert revenu en surface scruta les trois pierres l’une après l’autre avant de conclure avec un soupir :

— Le doute n’est pas possible ! Ce sont bien les vôtres !

Il pria mentalement pour que sa voix ne laissât rien paraître parce que, pour la première fois de sa vie, il émettait un jugement – non pas délibérément faux ! – mais entaché d’un doute, et ce doute, c’étaient les rubis de Kledermann qui le lui inspiraient !… C’était à n’y pas croire : à plusieurs reprises, il avait eu l’occasion d’admirer la collection de Moritz et, chaque fois, l’éblouissement s’était produit même lorsque, dans le bureau de Langlois, quai des Orfèvres à Paris, on avait ouvert les sacs retrouvés dans la villa de Saint-Maur. Il est vrai qu’il y en avait tellement que l’œil, gavé d’étincelles, avait peut-être un moment perdu de son acuité, mais à présent une chose était certaine qu’il entendait garder pour lui-même : les « Trois Frères » de Kledermann étaient susceptibles de ne pas être les vrais, même s’ils se ressemblaient énormément… Pourtant !…

Il reprit « son » rubis, le remit dans son sachet, glissa l’ensemble dans sa chaussette, à l’étonnement douloureux de son beau-père :

— Vous le reprenez ? murmura ce dernier, déçu..

— Naturellement je le reprends ! Au fond de votre coffre, il ne me serait d’aucune utilité. N’oubliez pas qu’il doit exister de par le monde deux autres cailloux semblables… sans compter les perles et le fameux diamant !… En revanche, je vous fais volontiers cadeau de l’armature d’or. Elle est trop fragile pour subir impunément des trajets, emballée dans n’importe quoi… et il m’est impossible de la loger dans mon autre chaussette !

Kledermann en convint finalement et accepta le présent avec une joie d’enfant, ce en quoi il ressemblait à nombre de collectionneurs sur la planète.

— Nous allons fêter cela ! fit-il joyeusement. Quel champagne préférez-vous ?

— N’importe lequel ! Chez vous, il n’y a pas de place pour la médiocrité ! Mais, si vous le permettez, je voudrais téléphoner à Lisa !

— Pour avoir son avis sur le champagne ?

— Non, mais, quand je suis parti, elle a voulu savoir où j’allais et je lui ai répondu que je n’avais pas le droit de le lui dire. Alors elle a ajouté : « Si par hasard tu allais à Zürich, préviens-moi ! Je viendrais te rejoindre ! »

Et il fila vers le téléphone pour demander Venise. On lui annonça une attente d’un quart d’heure, ce qui était inespéré, surtout en hiver.

— Elle est capable de prendre le train de nuit ! annonça le banquier qui connaissait bien sa fille.

— Je l’espère un peu !

La compagnie des téléphones suisses ayant fait son travail avec une remarquable exactitude, quinze minutes plus tard Aldo obtenait Venise… mais pas Lisa. Il écoutait si attentivement que Kledermann s’apprêtait à s’enquérir de quoi il retournait, quand il entendit son gendre déclarer :

— J’y vais ! avant de raccrocher si visiblement soucieux qu’il s’inquiéta :

— Que se passe-t-il, Aldo ? Il lui est arrivé quelque chose ?

— À elle, non, grâce à Dieu. Elle n’est pas à la maison parce qu’elle vient de partir pour Paris.

— Pour Paris ? Il ne peut s’agir que de Mme de Sommières pour qu’elle ne vous ait pas attendu ?

— Si on veut ! Tante Amélie est dans le trente-sixième dessous et Lisa, paraît-il, furieuse, s’est embarquée pour voler à son secours en disant que je n’étais jamais là quand on avait besoin de moi !

Kledermann se mit à rire :

— Depuis le temps que vous êtes mariés, vous ne la connaissez pas encore ?

Aldo, lui, n’avait pas envie de s’amuser :

— Oh si !… Quoi qu’il en soit, voici le problème : Marie-Angéline du Plan-Crépin a disparu depuis hier matin après la messe de six heures à Saint-Augustin : elle a été témoin d’un meurtre commis dans un confessionnal !… Je me demande si je n’irais pas plus vite en voiture qu’avec le train ?

— Si la Météo est bonne vous pourriez y être avant minuit… dit Kledermann en s’emparant du téléphone.

— Je ne vois pas comment ?

— Depuis nos dernières aventures, je me suis offert un avion privé. Il vous déposera au Bourget où une voiture vous attendra ! Et j’ai d’excellents pilotes. Pourtant j’ai un conseil à vous donner, c’est de passer la nuit ici.

— Mais…

— Écoutez-moi, bon sang ! Il est déjà tard et vous avez eu une journée fatigante. Il sera encore plus tard et vous serez éreinté en arrivant. Sans compter que vous allez réveiller toute la maison. Or, Mme de Sommières doit avoir le plus grand besoin d’un repos qu’elle a sans doute des difficultés à trouver. Je vais donner les ordres nécessaires et vous serez à destination avant midi… Ce qui vous permettra d’attendre votre femme au train !

— C’est pourtant vrai ! reconnut Aldo. Mais alors pourquoi ne vous a-t-elle pas appelé au secours, au lieu de se morfondre dans notre bon vieux Simplon ?

— Pour la bonne raison que l’avion est une acquisition récente et qu’elle n’est pas au courant ! Cela me permettra de voir mes petits-enfants plus souvent !

« Doux Jésus, pensa Aldo en évoquant les petites silhouettes aventureuses de ses jumeaux. Quand ils l’apprendront, on ne pourra plus les tenir ! Un grand-père volant ! Il ne nous manquait plus que cela ! »

Il prévoyait une longue, longue théorie de jours – et de nuits ! – où les échos de son palais retentiraient d’une nouvelle aussi fantastique pour que, de Venise jusqu’à l’autre bout de la lagune, on soit bien persuadé de l’incroyable supériorité acquise par la famille Morosini sur tout le reste des mortels moins fortunés – au propre et au figuré !

Kledermann se leva :

— Je vous prie de m’accorder un instant…

La main d’Aldo appuyée sur son bras l’arrêta :

— Merci, mais n’en faites rien !

— Pourquoi ? Vous avez peur en avion ?

— Non, mais je ne veux pas enlever quoi que ce soit à Lisa de la spontanéité de son élan vers Tante Amélie ! Vous savez combien elle est casanière et mère poule. Or, sans hésiter une seconde, elle a tout planté là pour lui venir en aide. Tante Amélie en sera touchée et je ne veux pas ternir la beauté de son geste en lui jouant le mauvais tour de débarquer avant elle ! Alors, si vous consentez à me supporter encore quelques heures, j’accepterai volontiers un bon lit… et demain je prendrai le train pour Paris, ce qui me permettra d’aller chez Sprüngli acheter pour ma pauvre tante Amélie ses chocolats préférés. Un détail, me direz-vous, mais c’est avec une foule de petits détails que l’on fait de grandes choses et… Sacrebleu ! Dans quel piège cette fichue Plan-Crépin est-elle allée fourrer son nez ?… Tante Amélie doit en être malade ! A-t-on idée de se lancer sur les traces d’un assassin avec pour seules armes un parapluie et un missel !

Et sur ces fortes paroles, il partit se coucher !

Non sans avoir contemplé un moment le rubis inconnu, magnifique incontestablement. Qu’il ait appartenu ou non au flamboyant duc de Bourgogne, il était beaucoup trop beau pour n’avoir pas suscité des passions qui, le plus souvent, laissaient derrière elles des traînées de sang…



1 Voir, du même auteur, Les Loups de Lauzargues, tomes 2 et 3.

2 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

3 Conseil de guerre !…

L’arrivée d’Aldo rue Alfred-de-Vigny secoua l’espèce de torpeur qui régnait depuis la disparition toujours inexpliquée de Plan-Crépin. Cyprien le reçut avec des yeux rougis qui en disaient long sur ses nuits. Et comme le voyageur essayait de lui remonter le moral, il secoua la tête :

— Monsieur Aldo est bien bon ! Comme tout le monde ici d’ailleurs…. Il n’empêche que cette catastrophe est ma faute !

— Comment ça, votre faute ?

— Si on ne s’était pas disputés, notre pauvre demoiselle ne serait pas partie en retard pour sa messe et cette demeure ne serait pas plongée dans le désespoir ! Oh, je m’en veux ! Oh, que je m’en veux !

— C’est ridicule ! émit Adalbert qui accourait au bruit. Elle était déjà dans l’église quand le meurtre a eu lieu et aucune force humaine n’aurait pu l’empêcher de s’en mêler. Content de te voir, vieux frère ! ajouta-t-il en empoignant Aldo aux épaules pour lui donner une sorte d’accolade.

— Tu m’embrasses maintenant ?

— J’admets que ce n’est pas une habitude à prendre, mais le cas est exceptionnel… Comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?

— Guy Buteau, hier soir ! J’étais à Zürich et…

— Pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite que tu allais chez Papa ? se plaignit Lisa qui descendait à la rescousse…

— Parce que je n’en savais rien ! C’est après la visite à un mourant sur la prière de Massaria que j’ai mis le cap sur le « palais » Kledermann, et comme j’avais promis de t’appeler si je m’y rendais, c’est ce que j’ai fait. C’est ainsi que j’ai su ton départ et la raison qui l’a motivé ! Qui m’a touché, je te l’assure ! ajouta-t-il en posant un baiser sur les cheveux de sa femme.

— C’était naturel, tu ne crois pas ? J’avais beaucoup à me faire pardonner !

— Rien du tout ! Elle est merveilleuse, tu sais ?

À son tour, Mme de Sommières apparaissait dans le vestibule et se glissait dans les bras d’Aldo. À son contact, il sentit qu’elle tremblait légèrement, mesurant ainsi, mieux que par des paroles, le désarroi dans lequel la laissait la disparition de son « fidèle bedeau », alors que rien dans son allure ou même son visage ne permettait de le supposer. La connaissant, il n’en fut pas surpris : c’était une vraie grande dame et elle savait encaisser.

Afin de ne pas laisser l’émotion s’installer, il s’apprêtait à dire quelque chose, quand Adalbert s’en chargea :

— On pourrait peut-être le sortir du vestibule ? invita-t-il en se coulant entre eux. Tu as déjeuné au moins ?

— Dans le train, mais un bon café me ferait plaisir.

Avec une intime satisfaction, il se laissa conduire dans le jardin d’hiver au lieu de la bibliothèque comme il l’avait redouté. L’usage de l’agréable serre intérieure, dont l’image de Plan-Crépin était indissociable, signait la volonté de Tante Amélie de faire confiance à l’avenir, et ce fut tout naturellement qu’il la conduisit au fauteuil en rotin blanc au large dossier en éventail. Seule différence par rapport à son comportement normal, elle demanda aussi un café au lieu de son habituel champagne. Comme Aldo, elle en but même trois tasses, tandis qu’Adalbert mettait son ami au courant de la situation.

— N’est-ce pas trop, Tante Amélie ? reprocha-t-il gentiment. Vous n’allez pas dormir !

— Un peu plus, un peu moins, cela n’a pas d’importance. Et je lis très bien avec des bésicles ! Continuez, Adalbert !

— Oh, j’ai presque fini. Reste le nom de la victime de Saint-Augustin que les hommes de Langlois ont pu découvrir. Il s’agissait de la comtesse de Granlieu qui a habité des années avenue Vélasquez et qui…

— Quel nom as-tu dit ?

— Granlieu. Tu connais ?

— Oui… mais c’est récent. À moins qu’il n’en existe plusieurs…

— Deux, selon notre marquise : une demi-folle snob comme une chaufferette qui occupe l’hôtel familial de l’avenue Vélasquez après en avoir expulsé plus ou moins sa belle-mère, la vieille comtesse, réfugiée à la suite de la mort de son fils dans son château où sont enterrés les siens et où elle se portait infiniment mieux qu’à Paris, parce que c’est son pays natal et qu’elle avait sa petite-fille avec elle…

— Il est où, ce château ?

— Quelque part dans le Doubs… Du côté de Pontarlier.

— Nom de D…

— Aldo ! intervint Mme de Sommières. Tu sais que j’ai horreur que l’on invoque de cette façon le nom du Seigneur ! Même Plan-Crépin qui…

Elle s’arrêta net, consciente d’avoir laissé le nom si familier franchir encore ses lèvres. Aldo se hâta d’enchaîner :

— Savez-vous d’où je viens ?

— De Suisse ! On sait où ! fit Adalbert. Mais c’est vaste, la Suisse. Sois bon de préciser !

— Celle qui côtoie le Jura : de Grandson plus exactement, où m’appelait un vieux gentilhomme, anciennement autrichien naturalisé suisse… par remords ! Je pourrais presque dire par dégoût d’une infamie commise par son grand-père !

— Faire pénitence pour autrui, fût-ce un aïeul, ce n’est pas courant ! remarqua Lisa, un rien acide, et il avait fait quoi, cet aïeul méprisable… et autrichien ?

— Oublie un peu la Suisse et l’Autriche pour te souvenir de ce que tu es devenue ! Une Morosini… comme cette belle dame en amazone noire dont le portrait orne si admirablement – avec celui de ma mère ! – le salon des Laques de ton palais !

— Tante Felicia ? Le grand-père autrichien était…

— Celui qui a fait massacrer son époux dans des conditions que Felicia elle-même a dû ignorer parce qu’on l’a obligée à fuir avant de tomber dans les griffes de cet Hagenthal… qui la désirait !

— Et c’est de ça que ton gentilhomme voulait s’excuser ? demanda Adalbert.

— Il souhaitait aussi me remettre le – modeste ! – trésor qui lui venait de sa femme. Maintenant si vous aviez l’obligeance de ne plus m’interrompre ?

— Comme c’est moi le plus bavard, je jure pour tout le monde ! dit Adalbert qui, faussement solennel, tendit la main en crachant par terre.

Ce qui lui valut un coup d’œil courroucé de son ami, mais l’instant suivant il était pendu à ses lèvres. Et n’articula plus un son jusqu’à ce qu’Aldo sorte le rubis de sa poche !

— Peste, quel cadeau !

Lisa prit feu :

— Mais les « Trois Frères » sont à mon père ?

— C’est ce que nous avons vérifié ensemble. Ils sont chez Moritz… et pourtant celui-ci est aussi authentique. On essaiera d’éclaircir ce mystère à tête reposée. Ce qui est important, pour l’heure, est que les deux belles-sœurs de Hagenthal en possèdent un semblable… que l’une d’elles est la comtesse de Granlieu et que cette dernière vient de mourir dans un confessionnal de Saint- Augustin, autant dire sous les yeux de Marie-Angéline. Le deuxième rubis a dû changer de mains à ce moment-là !

Un profond silence salua sa conclusion. Ce fut Lisa qui le rompit :

— Je pense, dit-elle, que la première chose à faire est de raconter cela au Commissaire Langlois… et vite ! Lui seul a les moyens…

— Naturellement, on va le lui dire ! coupa Aldo juste un peu plus sèchement qu’il n’aurait fallu.

Elle fronça les sourcils et allait faire entendre son point de vue, quand Mme de Sommières posa sa main sur la sienne avec un sourire un rien moqueur :

— Ma chère Lisa, chuchota-t-elle, il va vous falloir apprendre à maîtriser vos élans et même vos conseils quand ces deux-là sont sur le sentier de la guerre…

— Et… ils y sont ?

— Plutôt deux fois qu’une ! Même si Marie-Angéline n’occupait pas la première place dans leurs préoccupations, il aurait été impossible de les empêcher de se mêler d’une histoire tournant autour d’un joyau dont la valeur doit être inestimable si l’on peut le reconstituer.

— Mais mon père le possède ! gémit-elle.

— Pas au complet, puisque Aldo vient de lui remettre la monture et que nul ne sait où diable a pu passer le mythique « Diamant de Bourgogne » ! N’importe comment, on n’est pas là pour rassembler le trésor enfui du Téméraire mais pour essayer de récupérer Plan-Crépin en bonne forme si c’est possible !

— Sait-on où en est l’enquête officielle ? s’enquit Aldo. Et d’abord, qui la dirige ? Langlois en personne ? Cela m’étonnerait un peu ?

— C’est le jeune Sauvageol, son préféré, répondit Adalbert. La preuve formelle qu’elle est prioritaire devant les diverses affaires qu’il doit avoir en charge. On va quand même lui téléphoner pour lui annoncer ton arrivée et les nouvelles que tu as récoltées.

Il se dirigeait vers le téléphone pour joindre le geste à la parole et appeler la Police Judiciaire quand il s’arrêta :

— Au fait, puisqu’il s’agit des « Trois Frères » vrais ou faux, sait-on qui possède le troisième… Hé, réponds ! Qu’est-ce que tu as à me regarder ainsi ? Mon rimmel coule ?

— Du tout ! Tu es parfait comme d’habitude ! Je me demandais seulement comment tu allais prendre la nouvelle.

— Occupé ! Occupé ! grogna Adalbert qui s’énervait sur l’appareil. Dis toujours !

— Ma foi, non ! Ça peut attendre ! Sois un peu à ce que tu fais ! Tu n’es pas en train de passer une commande chez l’épicier…

— Ce que tu peux être agaçant quand tu t’y mets ! Allô !… Allô ?. Je voudrais parler au Commissaire Principal Langlois, s’il vous plaît ? Ah ! Il est sorti ! Voulez-vous, s’il vous plaît, lui dire…

Il s’interrompit : Aldo appuyait sur le combiné en lui montrant, de sa main libre, la haute silhouette du policier qui venait de s’encadrer dans l’embrasure de la porte et s’inclinait sur la main de Mme de Sommières, puis sur celle de Lisa, avant de se tourner vers eux :

— On dirait que j’ai bien fait de venir ? fit-il avec un demi-sourire – rare d’ailleurs ! – qui donnait tant de charme à son visage trop régulier pour n’être pas sévère. Vous êtes dans nos murs depuis longtemps, Morosini ?

— J’arrive, et Adalbert était en train de vous appeler pour vous annoncer ma présence.

Mme de Sommières se leva, imitée aussitôt par Lisa :

— Nous allons vous laisser parler entre vous, Messieurs ! Dites-moi seulement, Commissaire, si vous avez du nouveau touchant… Marie-Angéline ?

— Du nouveau, pas encore ! Mais nous avons une piste…

— Et ça m’étonnerait que vous ne tiriez pas des conclusions de ce que Morosini rapporte. Il nous arrive tout droit de Suisse…

— Tiens donc ! Et d’où ?

— De Grandson, ensuite d’une escale à Zürich, chez mon beau-père…

Pendant que les deux femmes se retiraient, il raconta son voyage.

Quand il eut fini, l’un des plis soucieux qui marquaient le visage de Pierre Langlois s’était effacé et il faisait jouer le rubis entre ses doigts. Cependant il ne parla pas tout de suite et les deux hommes respectèrent son silence.

— Incroyable ! soupira-t-il enfin, parlant pour lui-même davantage que pour ses interlocuteurs. Il suffit qu’un crime se commette dans un endroit et ait la moindre relation avec vous deux pour que l’on découvre à la clé un quelconque joyau…

— Le Talisman du Téméraire, un joyau quelconque ? Comme vous y allez ! protesta Aldo.

— Là, c’est un peu différent, puisque l’on vient de vous offrir un magnifique rubis. Qui n’en pose pas moins une énigme puisque rien n’a été soustrait de la collection Kledermann et que, cependant, vous jurez qu’il est aussi authentique que les autres ?

— J’avoue y perdre mon latin !

— On arrivera peut-être à le retrouver avec ce que nous avons réussi à obtenir comme information : la voiture qui a enlevé Mlle du Plan-Crépin a été immatriculée en Suisse, canton de Neufchâtel. Pas bien loin de Grandson côté Suisse, un peu plus évidemment du domaine de Mme de Granlieu, côté France, où, à l’exception des domestiques, il n’y a personne. Claire, la petite-fille de la comtesse et sa gouvernante, Miss Phelps, sont parties pour l’Angleterre comme sa mère l’avait dit à Sauvageol. Naturellement, on vérifie ! Pour l’Angleterre, on a alerté Warren, comme il se doit : la gouvernante et l’enfant y sont depuis une dizaine de jours. Sauvageol, lui, est en Franche-Comté. Faire parler les gens de la maison n’est pas évident. Leur maîtresse est partie précipitamment pour Paris la veille du jour où elle a été assassinée, appelée par un coup de téléphone qui semble l’avoir bouleversée, sans rien confier à qui que ce soit. Mais elle n’a pas voyagé en voiture : elle s’est fait conduire à la gare de Pontarlier. Depuis, plus de nouvelles !

— Et Plan-Crépin ? demanda Adalbert. Vous avez du neuf ?

Langlois détourna la tête, visiblement gêné, les regards des deux autres fixés sur lui. Il l’avoua d’ailleurs :

— Vous devez vous douter que, si j’en avais, j’aurais commencé par là. Depuis son enlèvement, rue de la Bienfaisance, nous n’avons pas relevé le plus petit indice. Quant à la voiture elle-même, Berne a eu l’obligeance de nous répondre qu’elle appartenait à un Membre du Grand Conseil qui s’en était servi tous ces jours derniers sans aucun problème…

— Encore un numéro maquillé ! déplora Adalbert. La mode n’est pas près de devenir désuète chez les truands. En tout cas, je suis content que nos « dames » nous aient laissés entre hommes parce que ce que vous venez de nous apprendre rétrécit encore l’espoir de retrouver notre Plan-Crépin vivante. Le misérable qui a tranché la gorge d’une vieille femme n’aura certainement aucun scrupule à lui en faire autant avant de l’expédier dans un fourré, au bord d’on ne sait quelle route.

À la – oh, très légère ! – surprise d’Aldo, il y avait des larmes dans les yeux et dans la voix, volontairement bourrue, de Vidal-Pellicorne.

— Vous n’allez pas m’apprendre mon métier ? protesta Langlois. Tous les ordres possibles ont été donnés dans ce sens mais, avec ce que vient de nous dire Morosini, je pense le contraire, on pourrait la retenir en otage.

— Pour quoi faire ?

— Le voyage a dû vous fatiguer ! C’est pourtant vous qui venez de donner une couleur différente à ce drame en rapportant ce rubis qui, si j’ai tout compris, était celui de feu Mme de Hagenthal, sœur de la victime. Par un moyen de chantage quelconque – la petite-fille peut-être ? –, on a pu contraindre Mme de Granlieu à se défaire de sa propre pierre… ce qui nous ramène directement aux joyaux du Téméraire. Il doit être possible de savoir qui est la troisième fille, donc où se trouve le troisième rubis ?

Aldo hésita un instant. Livrer le troisième nom allait ouvrir, pour son ami comme pour lui-même, les vannes d’une véritable marée de problèmes. Pourtant, si de ce côté-là on pouvait attraper un fil conducteur permettant de récupérer Plan-Crépin…

— Je sais qui est la troisième fille ! annonça-t-il fermement.

— Et c’est ?

— Mme Timmermans, la veuve du roi du chocolat belge !

— Nom de D… !

Ça, c’était la réaction d’Adalbert. Il se hâta d’ailleurs d’ajouter :

— Tu es sûr ?

— Oh, absolument ! Ce genre de femme ne s’oublie pas facilement !

— À qui le dis-tu !

— Excusez-moi, Messieurs, intervint Langlois, mais voyez-vous j’existe et j’aimerais assez partager vos soucis en la matière ?

— Il va bien falloir ! soupira Aldo, résigné. Toutefois, s’il était possible de nous tenir en dehors de cette affaire, en ce qui concerne cette dame du moins ?

— Pourquoi ?

Adalbert se racla la gorge avant d’émettre :

— Vous vous souvenez des émeraudes de Montezuma1 ?

Le regard de Pierre Langlois se chargea d’ironie :

— Je n’aurais garde d’oublier… comme de toutes les affaires où vous avez été mêlés ! (Puis se retournant vers Aldo :) Je sais que vous y avez perdu un ami cher… et que Vidal-Pellicorne a endossé un coup de feu vengeur afin de protéger la jeune carrière d’un futur procureur de la République qui, depuis, a renoncé au Parquet.

— Vous savez ça ?

— Disons que je l’ai deviné !

— Et que vous m’avez facilité la tâche. Ce dont j’ai omis de vous remercier d’ailleurs !

— L’important était que la Justice y trouve son compte. Et maintenant, dites-moi pour quelle raison vous ne souhaitez pas que l’on parle de vous à Mme Timmermans ?

— Ni à sa fille, l’ex-baronne Waldhaus, mais dans cette histoire c’est plutôt Morosini qui a eu à s’en plaindre, fit Adalbert en baissant considérablement le son de sa voix parce que celle de Lisa venait de se faire entendre dans la pièce voisine. Elle lui a joué un tour pendable…

La porte s’ouvrit à cet instant précis pour livrer passage à la tête rousse de la jeune femme :

— Excusez mon intrusion, Monsieur Langlois, Tante Amélie demande si vous nous feriez le plaisir de dîner avec nous ?

L’invité refusa courtoisement : il n’était pas libre ce soir mais… peut-être un autre soir ?

— Celui que vous voudrez ! Dites-le seulement à ces deux-là… Je vous laisse…

Lisa disparut. La porte se referma.

— Tu crois qu’elle écoute aux portes, ta femme ? chuchota Adalbert.

— Sans aucun doute ! Elle ne dépare pas la famille Morosini ! Mais revenons à nos moutons…

— Si vous veniez plutôt me raconter ça au Quai ? J’ai le sentiment que vous seriez plus libres ?

— Avec reconnaissance ! accepta Aldo, soulagé.

— Alors demain matin, onze heures ! Inutile de vous demander d’être ponctuels, vous fonctionnez comme des horloges ! Et je pense que, pour ce soir, il vaut mieux que vous restiez entre vous. C’est de votre chaleur à tous dont a besoin Mme de Sommières, et je n’ose pas me permettre d’imaginer ce qu’elle pourrait ressentir si…

Il s’arrêta juste avant d’achever sa phrase. Ce fut Aldo qui compléta :

— Si on ne retrouvait pas Marie-Angéline vivante ? C’est notre hantise ! Je suis certain qu’elle n’a pas dormi depuis sa disparition !

C’était malheureusement vrai et, le lendemain, tandis que les deux hommes rejoignaient le quai des Orfèvres, Lisa envoya discrètement Cyprien chez le Professeur Dieulafoy, ami et médecin depuis de longues années, pour obtenir de lui un hypnotique léger que Tante Amélie pourrait absorber sans s’en apercevoir.

Celui-ci rit au nez du fidèle majordome :

— Dites à la princesse que son entreprise court à l’échec certain ! Cette chère amie possède un flair de chien de chasse pour détecter ce genre d’ingrédient. Quant à vous, vous n’êtes jamais venu ici. On commence à causer dans le quartier et j’ai l’oreille sensible ! Je passerai ce soir… à l’heure du champagne !

— C’est justement ça le pire, Monsieur le Professeur ! Elle n’en veut plus !

— Oh là ! C’est plus grave que je ne le craignais ! De toute façon, j’irai !

En allant rejoindre Langlois, Aldo et Adalbert avaient accordé leurs violons sur ce qu’il convenait de dire ou de garder pour soi de leurs relations avec Mmes Timmermans et Waldhaus. Ils avaient fini par conclure à la totale franchise :

— On lui racontera tout ! proposa Adalbert. Ce sera plus commode pour la suite de nos rapports. D’autant que nous ignorons ce qu’il sait ou a deviné. Je suis sûr qu’il y sera sensible et ne nous mettra pas les bâtons dans les roues pour la petite enquête à laquelle tu songes certainement autant que moi !

— Aller visiter la Franche-Comté ? Et le plus tôt possible…

— C’est un plaisir d’être si rapidement compris !

— Oui, mais à une condition : c’est toi qui parles ! D’abord, tes talents d’orateur sont universellement connus, et tu mens avec plus de naturel que moi !

Les coudes sur les bras de son fauteuil et un crayon jouant entre ses mains, impassible en apparence, Langlois écouta Adalbert sans l’interrompre. Et sans broncher ! Pourtant, Aldo qui l’observait aurait juré qu’à certains passages il réprimait une envie de rire… Il n’en était pas moins sérieux quand ledit orateur acheva son discours. Il alluma même une cigarette avant de reprendre la parole.

— Eh bien, merci de votre franchise, Messieurs ! Si je vous ai compris, vous redoutez, l’un comme l’autre, de rencontrer l’une de ces dames ? Vous, Adalbert, c’est Mme Timmermans elle-même, et vous, Morosini, c’est sa fille ? Je pense pouvoir vous rassurer. Dans l’état actuel de la question, aucun écho de l’affaire Granlieu n’a encore eu de répercussion à Bruxelles, et il se pourrait qu’elle n’en ait jamais…

— Cela m’étonnerait ! répondit Aldo, Mme de Granlieu vient d’être assassinée à quatre ou cinq cents kilomètres de chez elle et on n’a rien retrouvé sur elle. Pas même son porte-monnaie. Elle a été reconnue comme étant une ancienne habitante du quartier par une des habituées de la messe de six heures. On peut supposer qu’elle apportait le rubis qu’elle possédait. À peu près au même moment, le baron de Hagenthal, son beau-frère, me fait venir pour me remettre le deuxième rubis sur les trois laissés à ses filles par le Hollandais de Keers ; et je suis persuadé qu’il va me falloir prendre quelques précautions… quoique avec Plan-Crépin en otage, ces gens ont déjà barre sur moi. Reste la troisième pierre ! Qu’elle soit chez la reine du chocolat ou chez sa fille, elles n’ont aucune raison d’en faire mystère, et il faudrait peut-être les prévenir qu’elles sont en danger !…

— …Mais vous aimeriez autant ne pas vous inscrire dans le paysage quand elles seront au courant ! conclut le policier avec l’ombre d’un sourire. Puisque c’est vous le spécialiste, Morosini, j’aimerais que vous m’expliquiez comment trois pierres historiques dont tous les collectionneurs doivent savoir qu’elles sont, depuis longtemps, l’une des gloires de la collection Kledermann se retrouvent dispersées chez les trois filles – déjà âgées d’ailleurs ! – d’un autre collectionneur disparu depuis des décennies ?

— Absolument pas ! Chacun garde ses secrets jalousement ! Quant aux rubis, je les ai vus, hier encore, parfaits, du même âge si j’ose dire, taillés de la même façon, positivement interchangeables. J’ai donné la monture à mon beau-père et ils s’y adaptent parfaitement ! Il n’y comprend rien… et moi non plus !

— Vous lui avez laissé le vôtre ?

— Il aurait aimé, mais j’ai préféré le garder !

— Pas un peu dangereux en ce moment ?

— Peut-être, mais s’il peut servir à sauver une vie humaine, j’ai estimé cela préférable.

— Sur vous ?

— Oui ! Dans l’une de mes chaussettes !

— Ce n’est pas un brin… inconfortable ? Un proverbe chinois ne dit-il pas que l’on ne peut regarder les étoiles avec un caillou dans son soulier ?

— Dans une chaussette, c’est sans problème ! Et puis ce n’est pas le « Côte de Bretagne » tout de même2 .

— Eh bien, Messieurs, à vous revoir ! conclut le Commissaire en se levant. Et… acceptez mes sincères félicitations pour l’affaire de Montezuma. Ce n’est peut-être pas très orthodoxe comme méthode, mais c’est efficace ! La Police est trop vertueuse pour que je vous propose de vous engager, pourtant vous pourriez devenir une des gloires du Deuxième Bureau !

— Sans vouloir vous décevoir, on a suffisamment à faire, marmotta Adalbert.

— Et on a l’intention d’aller plus loin encore pour retrouver Plan-Crépin, s’il faut en arriver là ! conclut Aldo.

— Et où ?

— Trop loin ! Vous devez vous y attendre ?

— Oh, oui ! Faites seulement en sorte de ne pas m’obliger à vous mettre en état d’arrestation !

Tandis qu’ils regagnaient la rue Alfred-de-Vigny dans la petite Amilcar rouge garnie de cuir noir d’Adalbert, qu’un agent de Police avait surveillée d’un œil paternel parce que toute la PJ – ou à peu près ! – la connaissait, celui-ci reprit :

— Tu crois qu’il en serait capable ?

— De nous arrêter ?… Je pense que oui, si son devoir l’y obligeait… mais quelque chose me dit qu’on n’aurait pas trop de mal à s’évader… jusqu’à ce que notre innocence soit reconnue ! Parce que, évidemment, il ne pourrait s’agir que d’une regrettable erreur !

Dans l’après-midi, Aldo, rentrant après avoir été acheter des cigarettes, apprit de Cyprien qu’une Mme de Granlieu venait d’arriver, demandant à être reçue par la marquise :

— Elle est en deuil, précisa-t-il. Et cela m’étonne : elle n’en a pas fait autant pour son époux.

— On dirait que vous la connaissez ?

— Pas à ce point-là, Monsieur Aldo, mais l’avenue Vélasquez est à deux pas et comme elle est plutôt jolie, on la remarque facilement !

— Allons examiner le phénomène de près ! C’est la première fois que je verrai une veuve verser plus de larmes sur sa belle-mère que sur son mari !

— Oserai-je rappeler que celle-là vient d’être assassinée ?

— Vous avez raison, Cyprien, cela oblige !

Une voix jeune et volubile guida sa marche à travers les salons jusqu’au jardin d’hiver où Tante Amélie avait réintégré son imposant fauteuil de rotin blanc. Et ça, c’était une bonne chose parce que cela signifiait que la chère femme reprenait du poil de la bête. Mais sur la table près de laquelle Lisa se tenait assise n’apparaissaient ni flûtes ni seau à champagne… et Lisa n’avait aucune chance dans le rôle de Plan-Crépin qui, sur cette même table, faisait d’interminables réussites.

L’entrée d’Aldo fit se retourner la visiteuse. Le « plutôt jolie » de Cyprien relevait de l’euphémisme.

Le noir sévère dont elle était revêtue exaltait l’éclat d’un teint clair et lumineux – un vrai teint d’Anglaise –, de grands yeux bleus – un peu pâles peut-être ? –, une bouche ravissante sous un petit nez irréprochable. En voyant Aldo, elle alluma un éclatant sourire – qui ne s’accordait vraiment pas avec les voiles de l’affliction. Elle esquissa même un mouvement vers lui.

— Mon neveu, le prince Morosini ! présenta Mme de Sommières, impavide. La comtesse de Granlieu était la belle-fille de la victime de Saint-Augustin…

Aldo s’inclina légèrement, mais ne baisa pas la main chargée de bagues qu’on lui offrait :

— Mes sincères condoléances, Madame !

Puis il s’assit près de Lisa réfugiée sur un canapé. Cependant, la visiteuse soupirait :

— Oh, nous n’étions pas très proches et, en fait, c’est pour vous que je suis désolée. Lorsque l’on m’a appris que votre servante, voulant lui venir en aide, s’était lancée…

— Mlle du Plan-Crépin dont la noblesse remonte aux Croisades ne saurait être qualifiée de servante dans la demeure de sa cousine ! rectifia Aldo sèchement.

Il crut un instant qu’elle allait se mettre à pleurer tant elle eut l’air navré.

— Oh ! Veuillez m’excuser, prince ! Je ne répète que ce que l’on m’a dit. J’habite avenue Vélasquez mais, peut-être que née en Angleterre, je voyage beaucoup et…

— Qui a pu vous raconter pareille ineptie ? interrogea Lisa avec un sourire indulgent. Dans le quartier, elle est connue comme le loup blanc…

— Oh, je ne sais trop !… Sans doute cet inspecteur de Police qui est venu m’annoncer l’affreuse nouvelle ?.

— L’inspecteur Sauvageol ? fit Aldo.

— Ce doit être lui ! Ces gens-là n’ont guère l’occasion d’évoluer dans la haute société ! Ils ont tendance à mélanger les torchons avec les serviettes !… Quoi qu’il en soit, je tenais à faire part de mes profonds regrets à Mme de Sommières… et de mon désir d’entretenir désormais de bonnes relations puisque nous sommes pour ainsi dire voisines…

— C’est on ne peut plus aimable à vous ! reprit Aldo soudain conciliant. Cela m’encourage à vous demander comment il se fait que vous n’ayez pas su la présence à Paris de Mme de Granlieu. Pour être si tôt à l’église, elle n’arrivait certainement pas de la gare et elle a dû dormir quelque part ? Pourquoi pas chez vous ?

— Par crainte de déranger ! Vous n’imaginez pas à quel point elle évitait de s’imposer. Elle était très timide. Et quand elle venait à Paris, elle descendait le plus souvent à l’hôtel !

— Lequel ? Le Royal Monceau ?

— Non, un hôtel de voyageurs, près de la gare de l’Est. Le Terminus, je crois ! Un palace l’aurait effrayée !

— Je ne vois pas en quoi, émit Lisa qui brûlait visiblement de mettre son grain de sel dans cette curieuse conversation. Les palaces, en général, emploient un personnel qualifié sachant faire face à toutes les situations en appréciant les clients à leur juste valeur. Une grande dame timide s’y fût sentie plus à l’aise que dans le tohu-bohu d’un hôtel de gare ?

— En vérité, je ne sais que vous répondre ! Elle était ainsi, voilà tout !

Puis se levant :

— Il me reste à vous remercier pour votre accueil et j’espère vivement que cette petite visite marquera le début d’une véritable amitié. Pour moi, j’y suis prête depuis que vous m’avez reçue si aimablement…

— Le plaisir sera partagé… mais vous venez de dire que vous voyagiez beaucoup ?

— C’est selon mon humeur. Avec cette vilaine affaire je vais rester chez moi quelque temps. Ensuite j’irai chercher ma fille en Angleterre…

— À ce propos, intervint la marquise, on m’a rapporté qu’elle séjournait souvent chez sa grand-mère ?

— Souvent, oui ! L’air des montagne lui est bénéfique et elle adore ce pays, fort beau d’ailleurs… mais un peu sévère. Il arrive aussi que l’hiver y soit rude et elle n’y était plus au moment du drame. Sa gouvernante Miss Phelps a dû se rendre à… Carlisle pour affaires de famille et m’a demandé la permission d’emmener Clarissa qui n’aime pas se séparer d’elle. En outre, la neige risquait de bloquer le château.

L’entrée en scène d’Adalbert coupa le fil d’une conversation qui, selon Aldo, prenait une tournure un peu incohérente. Le jeu des présentations reprit, encouragé par l’archéologue déjà épanoui devant une personne aussi séduisante. Celle-ci ne manqua pas de le remarquer et lui offrit l’un de ses sourires ravageurs. Ce qui incita Aldo à y mettre le holà ! Il connaissait trop l’effet des brusques coups de cœur de son « plus que frère » et consulta sa montre ostensiblement :

— Grande merveille ! Pour une fois que tu es à l’heure ! Alors, avec votre permission, Mesdames, nous vous quittons !

— Où all… commença Adalbert qu’un coup de pied sournois convainquit d’en rester là.

Cependant, il ne contesta pas le rendez-vous mythique auquel Aldo faisait allusion, distribua des saluts à la ronde en assurant la belle inconnue de ses regrets de la quitter après l’avoir à peine entrevue et se retrouva propulsé dans sa voiture avant de comprendre ce qui lui était arrivé :

— Je ne me souviens pas d’un quelconque rendez-vous ! bougonna-t-il ! Où va-t-on ?

— Où tu voudras ! apaisa Aldo en allumant une cigarette. Boire un verre au Café de la Paix, au Cercle de la rue Royale ou au Harry’s Bar.

— Mais enfin, pourquoi m’avoir pour ainsi dire enlevé alors que…

— Alors que tu allais tomber amoureux d’une ravissante bécasse justement trop bécasse pour que ce soit naturel.

— Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? Je n’ai vu qu’une femme charmante dotée d’un accent… adorable…

— Mais qui donne dans l’illogisme ! Imagine-toi dans un château jurassien, conçu et aménagé pour affronter les vents d’hiver, les frimas et la neige. Aurais-tu l’idée, pour t’en échapper, de chercher refuge dans un autre domaine au nord de l’Angleterre, entre Carlisle et la frontière écossaise ?

— Il me semble que j’opterais de préférence pour la Côte d’Azur ?

— Moi, itou ! Mais ce n’est pas le cas de cette aimable Mme de Granlieu. Il est vrai qu’il n’était pas question d’elle mais de Clarissa, sa fille de huit ans ! Pour elle-même, la belle Isoline préfère Paris…

— Isoline ? Quel prénom évocateur ! Le Moyen Âge, les chansons de geste, les citadelles…

— … revues et corrigées par Viollet-le-Duc ! Et je déteste le style troubadour ! Ajoute à ce tableau pour la beauté de l’histoire que c’est la gouvernante de sa gamine, une certaine Miss Phelps, qui a pris sous son bonnet d’emmener son élève visiter les Borders par ce temps de rêve parce qu’une affaire de famille la réclamait. Et la mère a dit Amen, mais aussitôt après on retrouvait la grand-maman jurassienne égorgée dès potron-minet dans une église, ayant passé la nuit précédente on ne sait où ?

— Ça dépend ! Elle pouvait être descendue de son train une heure avant ?

— Un express Pontarlier-Paris arrivant en gare entre quatre et cinq heures du matin ? Ce n’est pas possible. Essaye de réfléchir : cette pauvre femme était tellement bourrée de complexes que, lorsqu’elle venait à Paris, non seulement elle ne descendait pas avenue Vélasquez pour ne pas déranger sa bru mais pas davantage dans un palace comme le Royal Monceau parce que, je suppose, le personnel l’impressionnait, et elle préférait les caravansérails style Terminus où, au moins, elle pouvait se fondre dans la masse. Et maintenant je crois avoir exposé la situation ! À toi de jouer !

— Que veux-tu que je te réponde ? Il est certain que cela semble curieux mais…

— Oui ! Je vois ! Isoline t’a tapé dans l’œil !

— Il faut toujours que tu exagères ! Je me suis borné à dire qu’elle était charmante ! J’ajoute cependant que tu as une imagination débordante, mais si l’on considère le nombre de familles qui se comportent d’une façon apparemment anormale !.. Je veux dire normale, pour nous ! Comment vois-tu la chose ?

— Je vais t’expliquer : la belle Isoline doit avoir pour devise « Surtout pas d’histoires ! Je mène ma vie comme je l’entends »… et je n’ai pas l’impression que sa fille compte énormément pour elle. En revanche, il me plairait de rencontrer l’Écossaise, cette Miss Phelps qui fait la pluie et le beau temps chez sa patronne et particulièrement en ce qui concerne l’enfant…

Aldo s’arrêta pour allumer une cigarette.

— Continue ! engagea Adalbert.

— J’y viens ! Imagine que la dénommée Phelps appartienne à une bande de malfrats et qu’elle ait tranquillement enlevé Clarissa pour faire chanter la grand-mère. Si elle veut revoir sa petite-fille vivante, elle doit être à Paris, à Saint- Augustin, pour la messe de six heures où elle entrera dans le confessionnal, etc. Elle y trouvera la mort tandis que son meurtrier prendra la fuite en emportant la rançon qu’il a exigée…

— … et qui pourrait être le second « Frère rubis » qui doit donner en ce moment des cauchemars à Moritz Kledermann ?

— Dieu soit loué ! Il a vu la lumière ! exhala Aldo, soulagé.

— Oh, il n’y a pas de quoi pavoiser, grommela Adalbert. La situation n’en est pas plus réjouissante pour autant. Tant que l’on ne saura pas ce qu’est devenue Plan-Crépin, l’horizon demeurera bouché. Mais pourrait s’éclaircir ? En admettant que l’ennemi sache que tu possèdes le deuxième caillou, je pense que tu ne verrais aucun inconvénient à t’en séparer pour récupérer Marie-Angéline ?

— Quelle question ! fit Aldo en haussant les épaules. C’est ce que j’ai dit à Langlois. Je ne te cache pas que j’aimerais savoir d’où sortent ces trois rubis, dénommés eux aussi les « Trois Frères » mais par pure curiosité d’expert. Leur propriétaire c’est mon beau-père, mais Plan-Crépin étant ma priorité, je ne lui ferai cadeau de l’objet de ses désirs que quand nous l’aurons retrouvée…

Adalbert gara sa voiture rue Cambon et se tourna sur son siège pour mieux considérer son ami.

— D’autant que tu n’as rien à perdre dans cette aventure… puisque la collection Kledermann te reviendra… un jour ?

Le dernier mot trembla légèrement ! Les yeux bleus d’Aldo prenaient une curieuse teinte verte annonçant la tempête et Adalbert se hâta d’ajouter :

— Allons ! Ne prends pas la mouche ! Je sais parfaitement que, pour notre marquise et son fidèle bedeau, tu donnerais jusqu’à ta chemise…

— Démarre ! On rentre !

— Je croyais que tu avais finalement décidé de boire un verre au Harry’s Bar, puisque nous sommes rue Cambon ?

— J’ai changé d’avis ! Je le trouverai meilleur à la maison… après t’avoir administré la correction que tu mérites !

Résigné, Adalbert abdiqua :

— Toujours les grands mots !

Leur retour rapide suscita quelque surprise :

— Déjà ? s’étonna Lisa. C’était quoi au juste, cet important rendez-vous ?

— Du vent ! grogna Adalbert. On voulait seulement me sauver des charmes d’une sirène ! Sous le prétexte de m’emmener boire un verre dans un endroit sympathique et je n’y ai même pas eu droit. La voiture à peine arrêtée, il a décidé qu’on rentrait !

— Et vous vous êtes laissé faire ? s’indigna Lisa. Votre bonté vous perdra ! À votre place, j’aurais quitté la voiture en emportant les clés et je serais allé m’offrir un vieux whisky en laissant Son Altesse patienter… ou revenir en taxi ?

— On n’a pas fait que ça ! Il m’a mis au courant de votre conversation avant que je n’arrive… et j’avoue qu’en renversant les rôles j’aurais sans doute agi de la même façon. Cette femme est ravissante mais ou elle est idiote ou elle s’y prend à merveille et c’est une réussite. Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je pencherais pour la stupidité, soupira Tante Amélie. Il me paraît difficile d’atteindre une telle perfection sans avoir des dispositions naturelles. C’est une très jolie poupée manipulée par les mains habiles de quelqu’un à qui elle est entièrement dévouée…

— Au point de se servir d’une gamine de huit ans, sa propre enfant, avec les dangers qui peuvent en découler ? Je n’admettrai jamais cela ! affirma Lisa avec, dans la voix, un léger tremblement qui émut Aldo.

Il prit la main de sa femme, en baisa la paume puis la garda entre les siennes :

— Tu ne peux pas penser autrement, mon cœur ! Parce que tu aimes profondément tes enfants, tout en toi se révulse rien qu’à l’idée qu’il puisse exister des mères indignes.

— … et pourtant, continua Mme de Sommières, vous n’avez pas hésité à laisser les vôtres à Venise pour venir à mon aide ! Vous n’allez d’ailleurs pas vous attarder ici où vous seriez vite malheureuse.

— Je ne veux pas vous abandonner ! Tant que Marie-Angéline…

— Plus un mot à ce sujet ! Elle peut rester absente longtemps… en admettant qu’elle revienne un jour et vous vous devez à eux !

— Mais vous-même êtes peut-être en danger ?

— Mesdames ! Mesdames ! intervint Adalbert. Vous êtes toutes les deux bourrées des bons sentiments que nous vous connaissons ! Il n’en demeure pas moins que, tant que l’on n’en saura pas davantage, la vie de chacun de nous peut être menacée sans que l’on sache par qui ou par quoi. Aldo et moi allons reprendre le sentier de la guerre pour connaître à coup sûr ce qu’il est advenu de Plan-Crépin, sinon on ne pourra plus jamais dormir ni l’un ni l’autre…

— Et moi pas davantage ! coupa Langlois que personne n’avait entendu entrer, qui avait traversé les salons à grands pas et que Cyprien suivait de son mieux comme un teckel essoufflé.

Le policier s’inclina brièvement devant les deux femmes en s’excusant de son intrusion :

— Je suppose, Messieurs, que vous êtes dans les mêmes dispositions ?

— Cette question ! répliqua Adalbert. Auriez-vous par hasard besoin de nous ?

— Oh, je l’avoue sans hésiter. L’inspecteur Sauvageol que j’avais envoyé dans la région de Pontarlier sur les terres de Mme de Granlieu ne se manifeste plus !

— Il était seul là-bas ?

— Non, évidemment. L’inspecteur chef Durtal que vous connaissez aussi m’a averti. Lui est toujours à Pontarlier mais ne peut – officiellement ! – pousser ses investigations en Suisse, et comme à notre dernière rencontre vous ne m’aviez pas caché votre intention de vous mêler de ce qui nous occupe, je viens vous voir… Où en êtes-vous ?

On le lui dit. En ajoutant la visite de la jeune Mme de Granlieu et l’impression mitigée que l’on en avait tiré : stupidité ou grand art ?

— Je vais tenter de me faire une opinion personnelle car je me rends chez elle en sortant d’ici. J’ai une mauvaise nouvelle à lui annoncer : on a retrouvé ce matin dans un buisson du bois de Boulogne, proche de la porte Dauphine, le cadavre de son majordome Dominique Marescat, proprement égorgé….

— Lui aussi ? Mais pourquoi… si je peux me permettre une question imbécile puisque vous n’en savez probablement rien !

— Pas si imbécile que ça ! Cet homme avait donné rendez-vous à Sauvageol au moyen d’un bout de papier glissé dans une poche le soir même de la mort de Mme de Granlieu. Ils devaient se retrouver à dix heures au « Victor Hugo », le café tabac du même nom, et naturellement il n’est pas venu.

— Tué comment ? demanda Adalbert.

— Un coup de rasoir, précédé sans doute d’une bouffée de chloroforme !

— Le même meurtrier alors qu’au lever du jour il prenait la fuite dans une voiture suisse ? J’aimerais aller avec vous interroger la belle Isoline rien que pour voir la tête qu’elle fera, proposa Adalbert.

— Pour l’analyse, je devrais suffire… et ce n’est pas de cela que je suis venu vous parler, mais des habitantes de cette demeure. Mme de Sommières ne peut y rester seule et la princesse Lisa ne peut séjourner éternellement loin de ses enfants. Surtout si leurs défenseurs naturels partent en campagne ?

— Si vous croyez que je n’y pense pas ? commença Aldo, mais Lisa lui coupa la parole :

— Pourquoi Tante Amélie ne viendrait-elle pas à Venise ? Le carnaval ne va pas tarder…

— Ce qui permettra à des tas de gens, suspects ou non, de s’y ébattre en toute quiétude sous la protection des masques et des costumes d’époque, et comme il est en avance cette année et que l’aqua alta a de fortes chances de coïncider, je ne vois pas pourquoi tu dérogerais à tes habitudes en ne prenant pas la direction de Vienne ou de Rudolsfkröne ? Je suis sûr que Grand-mère serait ravie de recevoir Tante Amélie…

— Et moi de m’y rendre, mais je n’ai nulle envie de quitter ma maison en laissant mes vieux serviteurs à la merci d’un fou sanguinaire, renchérit la marquise. En outre, si Marie-Angéline réussissait à s’échapper, où pourrait-elle se réfugier sinon ici ?

— Autrement dit, vous ne voulez bouger ni l’une ni l’autre ? soupira Langlois. Pour ici, la protection est relativement facile : nous reprendrons la formule utilisée après l’affaire de Chinon3 , mais vous voudrez bien avoir l’extrême obligeance, marquise, de prier votre cuisinière de ne pas traiter mes hommes comme des poulets à l’engrais…

L’éclat de rire d’Adalbert l’interrompit net :

— C’est le cas de le dire ! fit-il, sans vouloir remarquer le regard noir du policier qui lui tourna carrément le dos pour s’adresser à Lisa :

— Et vous, princesse ? Que décidez-vous ? Je sais ce que vous pensez : je ne manque pas d’audace d’utiliser les talents de votre mari en le détournant de ses devoirs d’époux et de père… mais privé de Sauvageol, j’ai réellement besoin de lui… et de son compère pour aller voir tout ça de plus près.

— Ne vous excusez pas : c’est normal. Ce sont en quelque sorte les risques de son métier. En outre, si vous avez des difficultés à opérer en Suisse, il a, en mon père, une solide position de repli… et je me demande même si je ne vais pas installer chez lui le « Cirque Morosini ». Sa demeure de Zürich est, comme vous le savez, un véritable coffre-fort…

— C’est une excellente idée ! approuva Aldo. Si tu pouvais emmener aussi Guy Buteau ? L’aventure de Lugano l’a mis à deux doigts de la mort et l’a d’autant plus fragilisé…

— … Mais ? Car il y a un « mais » au bout de ce discours inachevé !

— Tu le connais aussi bien que moi, Lisa ! Il n’est heureux qu’à Venise dans le magasin…

— Dans ce cas, ferme le magasin ! Le carnaval te donne une raison qui coule de source : tu crains les chapardeurs ! C’est tellement facile de fourrer des objets dans une robe à paniers ou une dalmatique de Procurateur ! Chaque année tu en fais l’amère expérience ! Et pour le courrier, le jeune Pisani suffira !

— Cette manie de continuer à l’appeler « le jeune Pisani » ! Il a trente-deux ans, ton jeunot !

— Oui, mais il n’est pas marié ! Ce qui fait la différence et…

— Stop ! s’écria Adalbert en se glissant entre eux. Dans deux minutes, vous en serez à la scène de ménage et il est temps de remettre les pendules à l’heure et de ne pas céder à la panique. Quelle est la situation exacte ? Un, Mme de Granlieu a été assassinée – sans doute pour lui extirper celui des rubis qu’elle possédait d’héritage. Deux : si Plan-Crépin n’avait été sur place et si elle n’avait pas couru derrière le meurtrier, rien ne serait changé dans cette maison. D’accord ?

— D’accord ! consentit Aldo qui ne put se retenir d’ajouter : … Mais elle s’est lancée à sa poursuite !

— Dieu, que tu es agaçant ! À toi maintenant : ton notaire t’a envoyé recueillir à Grandson les scrupules d’un vieux seigneur à son lit de mort, souhaitant payer avec ce qu’il avait de plus précieux le crime perpétré par son grand-père. Résultat, le deuxième rubis te pose un problème parce que, jusqu’à présent, tu croyais ton beau-père possesseur des « Trois Frères » du Téméraire, que tu les as revus, qu’ils te paraissent toujours aussi authentiques et que tu en viens à te demander si, au lieu de trois, les rubis n’étaient pas six. Et jusqu’à cette heure, personne n’a essayé de te le reprendre. Mais rien ne prouve que l’assassin de Saint-Augustin ne soit au courant de ce détail historique ?…

— Là, je t’arrête ! C’est moi qui ai vu Hagenthal et il avait hâte de me remettre la pierre parce qu’il craignait quelque chose ou quelqu’un !

— Paix à son âme, mais il aurait pu s’y prendre plus tôt ! Reste la troisième pierre : cette chère Mme Timmermans que ni toi ni moi n’avons envie de revoir et dont il n’est pas question de s’occuper. Notre Commissaire ne nous mêlera pas à l’affaire si ce rubis-là fait surface.

— Si problème il y a, coupa Langlois, je le réglerai avec la Police belge. Nous entretenons les meilleures relations ! Et si vous en veniez à la conclusion, Vidal-Pellicorne ? Je n’ai plus beaucoup de temps à vous consacrer ! J’ajoute cependant que votre exposé ne manque pas d’intérêt !

— Merci ! Conclusion, donc : Lisa va chez son père, avec la marmaille et avec ou sans Guy Buteau ; nous, on se met à la recherche de Marie-Angéline et si on peut aider l’inspecteur ?…

— Durtal !

— … dans ses investigations pour retrouver Sauvageol, après quoi on rentre chacun chez soi !

— Sages paroles ! opina Lisa. Tu es d’accord, Aldo ?

— Naturellement, voyons ! fit-il juste un peu trop vite avant d’allumer une cigarette.

— Curieux tout de même que vos oreilles vous jouent des tours, constata-t-elle, impavide. Il me semble entendre une voix me souffler qu’il pourrait être difficile, alors, de vous empêcher, Papa et toi, de vouloir résoudre un casse-tête arithmétique : comment trois frères disparus depuis des siècles ont-ils pu se multiplier par deux en reparaissant à la lumière du soleil ?

Adalbert leur offrit son plus beau sourire :

— L’arithmétique ! J’adorais ça, quand j’étais petit ! Un robinet qui coule plus vite que l’autre… ou alors deux trains qui, marchant à des vitesses différentes, se croisent au bout de combien de temps ! Passionnant !

— Et moi qui avais horreur des maths sous quelque forme que ce soit ! soupira Aldo. Au fait, Lisa, savais-tu que ton père s’était offert un avion ?

— Quoi ? souffla-t-elle, abasourdie.

— Un avion ! Ce truc affublé de deux ailes qui se balade dans le ciel en faisant un bruit infernal…

— Mais pour quoi faire ?

— Ça, ma douce, tu le lui demanderas, mais il a sûrement au moins une bonne raison !…



1 Voir, du même auteur, Le Collier sacré de Montezuma.

2 Célèbre rubis ayant appartenu à la Couronne de France, retaillé en dragon pour être serti dans la Toison d’Or de Louis XV. On peut le voir au Louvre, Galerie d’Apollon.

3 Voir, du même auteur, La Chimère d’or des Borgia.

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