Commencée par un violent éternuement, la quinte de toux qui suivit traduisait la fureur plus encore que le mal et emplit le majestueux escalier de marbre et le palais Morosini tout entier, faisant sursauter Lisa qui, à cet instant, montait un plateau sur lequel une chocolatière fumait à côté d’une tasse encore vide, d’un pot de miel et d’une petite corbeille de croissants. Et non seulement Lisa mais aussi Guy Buteau, ex-précepteur et actuel fondé de pouvoir d’Aldo Morosini, expert reconnu en joyaux anciens, et qui, lui, descendait ledit escalier en provenance de la bibliothèque avec une pile de livres.
— Cela ne s’arrange pas ! constata-t-il en levant les yeux vers le plafond.
— Je ne vous le fais pas dire ! soupira la jeune femme en prenant un temps d’arrêt afin de mieux étaler l’onde de choc. Et comme il ne décolère pas, l’heure n’est pas vraiment à l’apaisement. D’où ce chocolat au lieu du café explosif habituel.
— Mais aussi pourquoi s’être entêté à vouloir se rendre en Angleterre ?
— On croirait que vous ne le connaissez pas alors que vous l’avez pour ainsi dire élevé. D’autant que vous êtes aussi atteint que lui, quand il s’agit d’une collection célèbre appartenant à un vieil ami doublé d’un des plus anciens « correspondants », pour ne pas employer le mot client qu’il déteste. Ceux-là ont droit à toutes ses attentions surtout quand l’âge les retient chez eux. Ce qui est le cas du vieux lord Allerton, qui a d’ailleurs contribué à sa réputation et qu’il aime bien. Celui-là l’a réclamé pour l’aider à établir son testament en veillant à l’égalité des parts destinées à ses deux enfants. Y compris, naturellement, ses rares joyaux provenant des Tudors.
— Drôle d’idée, d’ailleurs ! Une collection ne se divise pas. Ou alors au feu des enchères. La plupart du temps, tous les héritiers veulent la totalité. Mais ça, nous le savons tous les deux... et si j’étais vous, j’irais lui porter son chocolat ! Il refroidit tandis que nous papotons !
— La sagesse parle par votre bouche, sourit Lisa en reprenant son ascension. Quelle histoire en tout cas !
C’était le moins que l’on puisse dire ! Parti quatre jours plus tôt pour le Kent – et en urgence ! –, Aldo qui se sentait déjà patraque avait choisi l’avion, moyen de locomotion qu’il détestait, pour le mener à Londres, puis une voiture de louage pour se rendre au château du vieux seigneur, attiré aussi bien par le respect amical qu’il lui portait que par l’envie de plonger un moment dans l’une des plus belles collections du monde tant qu’elle était encore visible – et entière. Dieu seul savait quand ce serait encore possible après le décès du patriarche !
Il s’était donc envolé avec une certaine allégresse en dépit d’un début de bronchite. C’était toujours un plaisir pour lui de se rendre chez Allerton, parce que tous deux possédaient l’amour des belles pierres chargées d’histoire. Il s’agissait davantage pour Aldo d’un moment de pur bonheur que d’une visite commerciale.
Or, il était rentré le surlendemain, soufflant le feu par les naseaux et deux fois plus malade qu’à son départ : il régnait sur l’Angleterre une température polaire qui s’était opposée fermement au fonctionnement harmonieux de ses bronches. En outre, lord Allerton n’était pas au logis pour la bonne raison que, en réalité, ne l’ayant jamais appelé, il ne l’attendait pas !
Pire encore ! Ne sachant pas quand son maître rentrerait, Sedwick, le majordome, ne lui avait pas proposé de l’attendre. Aldo, d’ailleurs, n’aurait jamais accepté, préférant de beaucoup être malade dans ses propres draps que dans ceux d’un client doublé d’un ami.
Il était donc remonté dans sa voiture de louage pour regagner Londres et l’aéroport d’Heathrow, où il avait loué un avion pour Paris, malgré sa phobie des voyages aériens. Arrivé au Bourget, il y avait un départ pour Milan où il prit un train pour Venise ! C’est alors que le mauvais destin contrariant l’avait achevé : l’aqua alta menaçait d’envahir la cité des Doges !
Normalement, Aldo n’y voyait d’autre inconvénient que le départ précipité de Lisa, de ses trois enfants et de leur « maison privée » en direction de l’Autriche et du château grand-maternel de Rudolfskrone afin d’être sûre de les garder au sec. C’était même devenu un rite !
Tous les ans, à de très rares exceptions près, et à date plus ou moins fixe, l’Adriatique envahissait Venise, trempant les accès aux habitations et obligeant la municipalité à équiper les rues et surtout les larges espaces vides, comme la place Saint-Marc, de tout un réseau de hauts trottoirs en bois auxquels les Vénitiens habitués ne faisaient même plus attention, sa flotte de vaporetti et de motoscaffi, de barges, de gros transports et ses gondoles se révélant largement suffisante pour leur assurer une vie quotidienne normale. Mais, depuis que ses enfants étaient en âge de se déplacer tout seuls, Lisa, connaissant leur potentiel inventif lorsqu’il s’agissait de faire des bêtises, jugeait plus prudent de les confier au château de sa grand-mère où l’eau se changeait en neige bien blanche et ne risquait pas de vous noyer.
Cette fois, cependant, elle avait pris de l’avance sur la marée à cause de la bronchite conjugale. En bonne Suissesse, ennemie jurée de toute espèce de microbes, bacilles et autres bactéries, Lisa avait déjà expédié ses trois lurons vers les cimes enneigées du Salzkammergut et le château alpestre de « Grand-Mère » qui était bien le terrain de jeu le plus passionnant qui soit. Bien qu’à leur avis le palais paternel posé sur l’eau eût présenté quelques avantages si l’on ne les y surveillait pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aussi Aldo put-il jouir d’une paix divine durant les heures qui suivirent son retour d’Angleterre, livré aux mains tendres de sa belle épouse... et au problème que posait pour lui la disparition soudaine de lord Allerton. Celui-ci étant l’un des plus sérieux parmi ses clients, Aldo n’arrivait pas à croire à une mauvaise plaisanterie, ledit Allerton ne plaisantant jamais.
Eût-il été alors dans un état normal qu’il se fût livré aussitôt à une enquête, quitte à suivre la piste jusqu’au bout, mais il se sentait même incapable d’aligner deux idées à la suite, sa « vive » intelligence n’étant hantée que par l’envie de revoir Venise et, si possible, depuis son lit ! Même la pensée d’une escale rue Alfred-de-Vigny ne l’avait qu’effleuré : on ne débarque pas chez une tante aussi chère – et aussi âgée ! – que la marquise de Sommières, transformé en bouillon de culture ! Son « héroïsme » recevait à présent sa récompense... Malheureusement, cet état de grâce ne dura pas. À peine nanti de son plateau, il vola en éclats quand Guy se précipita dans sa chambre :
— Lady Ribblesdale-Astor est en bas, Aldo !
Occupé à tremper un morceau croustillant de croissant dans sa tasse de chocolat aussi moelleux que parfumé, Aldo lui jeta un regard noir :
— Et vous ne lui avez pas dit que j’étais à l’agonie et qu’en conséquence je ne reçois pas ? Vous me surprenez !
— Bien sûr que si ! Mais elle m’a répondu que cela n’en rendait cette entrevue que plus urgente !
— Toujours, avec elle ! Cette femme est bourrée d’idées tordues jusqu’aux ouïes. Demandez donc à Lisa de s’en occuper !
— Ce serait déjà fait mais votre épouse vient de partir chez son coiffeur !
— Dans ce cas, priez Mme Ribblesdale-Astor de vous confier son problème, sans oublier de préciser que vous êtes mon fondé de pouvoir et que vos décisions sont aussi les miennes !
— Je l’en ai informée mais il paraît que c’est trop grave... surtout pour vous, d’ailleurs ! Elle ajoute qu’elle ne repartira pas sans vous avoir vu ! Là-dessus, elle s’est installée dans votre cabinet de travail en déclarant qu’elle n’en bougerait pas avant de vous avoir rencontré. Et elle semble très déterminée !
— Oh, je vois : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » Encore une qui se prend pour Mirabeau !
— Elle n’a rien dit de semblable. Seulement : « Une promesse est une promesse ! »
— Cela, je m’en doutais déjà, et, dans un sens, elle a raison : je lui ai promis de lui fournir un diamant en échange du mauvais pas dont elle m’a tiré à Pontarlier et, si je ne me suis pas précipité, c’est que je pense tout simplement convaincre mon beau-père de me revendre le « Miroir du Portugal », sans trop de difficultés puisque c’est moi qui le lui ai vendu et que, s’il ne change pas d’avis, je suis son légataire... Donc rassurez-la et dites-lui que je lui téléphonerai dès que je l’aurai...
Un peu réconforté, Guy disparut... mais ce fut pour reparaître trois minutes plus tard :
— Je suis désolé, cette dame insiste et...
Il n’eut pas le loisir d’achever sa phrase. Elle était là ! Vêtue en toute simplicité d’un fabuleux manteau de vison sable sur une robe de velours à la teinte assortie, coiffée d’une toque à la russe épinglée d’une rose en perles fines, sac et chaussures de lézard, la redoutable Ava semblait prête pour une réception d’ambassade ou un mariage dans la haute société plutôt que pour courir les rues de Venise un matin d’hiver. En même temps, elle entamait un discours aux termes duquel le monde menaçait de s’écrouler si son « petit prince » ne se rendait sur l’heure à ses exigences. Restait à savoir lesquelles. Ce dont Aldo, aux prises avec une migraine naissante, s’enquit sans plus tarder :
— J’aimerais que vous éclairiez ma lanterne, lady Ava. Que venez-vous chercher ici ?
— Mon diamant, bien sûr !
— Votre diamant ? Écoutez ! Il y a tout juste un mois que je vous en ai promis un et j’ai pour habitude de tenir mes promesses, mais il faut tout de même que vous me laissiez le temps de me retourner.
— Mais justement vous vous êtes retourné : où étiez-vous donc avant-hier ?
— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais comme je tiens à rester courtois, je veux bien vous répondre : j’étais en Angleterre. Satisfaite ?
— Pour le moment, oui. Voyons si cela va continuer. J’espérais que nous aurions le temps de faire tranquillement nos affaires, mais dans l’état actuel des choses je crois que le mieux est que vous me le remettiez tout de suite. Je paie et je disparais...
— Vous payez quoi ? demanda Aldo dont la migraine s’intensifiait.
— Je répète : le diamant ! Je suis accourue dès que j’ai su la nouvelle. Et d’abord, sachez que je vous suis infiniment reconnaissante ! Évidemment, je ne vais pas pouvoir le porter pendant un moment, mais au moins je l’aurai avec moi et je pourrai le contempler tout à mon aise.
— Enfin, sacrebleu, de quel diamant parlez-vous ? Je ne me suis pas rendu en Angleterre pour acheter quelque pierre que ce soit...
L’ex-Ava Astor lui offrit son plus éclatant sourire :
— Allons, ne faites pas l’enfant ! Pas avec moi, puisque dans cette affaire nous sommes associés. Vous me dites ce que je vous dois, je vous signe un chèque et...
— Pour l’amour de Dieu, dites-moi que je ne suis pas en train de devenir fou ! Et commencez par préciser de quel diamant vous me rebattez les oreilles ?
— Cette bronchite ou je ne sais quel gros rhume vous affecte vraiment beaucoup ! soupira-t-elle, compatissante. Mais le Sancy ! Le précieux trésor de cette dinde de Nancy Astor, ma cousine par alliance ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante ! Et aller le piquer sous son nez, c’est encore plus magnifique !
Aldo sentit que ses méninges commençaient à bouillir :
— On a volé le Sancy ?
— Vous devez le savoir mieux que personne puisque vous êtes l’auteur de ce chef-d’œuvre de la cambriole ! À Hever Castle, par-dessus le marché ! Autant dire sous son nez ! Oh ! Combien je regrette de m’être si souvent moquée de vous ! Vous êtes un grand homme, mon cher Aldo !
Le « grand homme » éprouva alors un pressant besoin d’un supplément d’informations, crédibles si possible ! Il décrocha le téléphone intérieur posé sur sa table de chevet :
— Guy ! appela-t-il en s’efforçant au calme. Voulez-vous venir un moment ?
— Bien entendu ! J’arrive !
L’instant suivant il était là et dut faire effort pour ne pas rire devant le spectacle qu’on lui offrait : Aldo assis dans son lit, le cheveu hérissé tant il fourrageait dedans pour s’éclaircir les idées, l’œil farouche et, près de la cheminée où flambait un beau feu, un amoncellement de vison sable qui, visiblement, s’y trouvait bien et venait de sortir un carnet de chèques d’un étui en lézard et un stylo en or massif, en faisant remarquer que, dans un cas pareil, le temps était des plus précieux et que mettre le joyau à l’abri relevait de l’urgence et que...
— Il paraît que l’on a volé le Sancy ? questionna Aldo. Vous étiez au courant ?
— Pas avant d’avoir feuilleté le journal que Pisani vient de rapporter ! Et volé à Hever Castle, dans le château même de lord Astor. Cela requiert un certain sang-froid !
— Vous n’imaginez même pas à quel point ! Savez-vous ce que lady Ribblesdale est venue faire ici ce matin ? (Et comme Guy l’interrogeait du regard, il ajouta :) Elle est venue chercher le diamant ! Elle est persuadée que je suis coupable du vol et elle veut le mettre à l’abri avant que l’on ne vienne m’arrêter !
Buteau n’eut pas le temps de répondre ! Une nouvelle voix se mêlait au concert :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama Lisa qui revenait de chez son coiffeur en répandant une fraîche odeur de rose. Et d’abord je m’étonne que vous ayez perdu le sens commun en recevant une dame dans votre chambre, mon ami ! Et en mon absence, en outre !
— C’est bien le moment de délivrer un cours magistral sur les convenances, Lisa ! Et ne me dites pas que vous n’avez pas reconnu lady Ribblesdale ?
— Naturellement, et c’est en toute connaissance de cause que je lui souhaite la bienvenue, mais vous admettrez avec moi qu’il y a dans cette maison suffisamment de salons, sans compter votre cabinet de travail, pour accueillir quelqu’un sans aller jusqu’à la chambre à coucher !
— Ne soyez pas si formaliste ! Cela dit, j’aimerais que l’on m’accorde la permission de sortir de ce lit où je ne tiens plus en place. Allez m’attendre dans la bibliothèque, par exemple, lady Ava...
— Je préfère le salon des Laques ! décréta l’Américaine avec aplomb. J’aime beaucoup les portraits des dames !
— Pourquoi pas ! marmotta Aldo qui l’aurait envoyée jusqu’en enfer pour pouvoir sortir de ce lit où il se sentait vaguement ridicule. Et, Lisa, sachant que vous allez sans doute faire servir quelque chose, pensez à trois cafés pour moi ! J’en ai le plus pressant besoin ! Le chocolat m’écœure ! Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! Je ne serai pas long !
Ayant constaté que l’œil bleu de son mari virait au vert, ce qui était chez lui signe de mauvais temps, Lisa emmena l’intruse et ses visons, curieuse de savoir – n’en ayant jamais vu de cette couleur ! – où elle les avait achetés, bien que ce ne fût vraiment pas le moment de parler chiffons !
Aldo ne se fit d’ailleurs pas attendre et, quelques minutes plus tard, toute dignité retrouvée par les vertus d’un pantalon, d’une robe de chambre bleu marine et d’un foulard de soie ton sur ton autour du cou, il les rejoignait dans l’élégante pièce où Zaccharia était déjà en train de répartir le contenu d’une cafetière d’argent dans de petites tasses en vieux Meissen qui ne paraissaient pas intéresser outre mesure l’invitée imprévue : elle était retournée se planter devant le portrait de la mère d’Aldo qui semblait la fasciner tout comme lors de sa première visite1. Assise à trois pas d’elle dans l’un des gracieux fauteuils couverts de soie ancienne, Lisa, qui n’avait jamais autant vu l’illustrissime Ava Lowle-Willing devenue par la suite Ava Astor puis lady Ava Ribblesdale, en profitait pour l’observer avec attention en résistant courageusement à l’envie de lui demander à quelles mains miraculeuses elle confiait les soins d’une beauté qui devait caracoler quelque part entre soixante-dix et quatre-vingts ans...
L’arrivée de son époux la ramena sur terre. Sans rien dire, elle lui tendit une tasse dont il avala le contenu sans paraître s’apercevoir qu’il était brûlant, et même se fit resservir. Après quoi, il entra dans le vif du sujet :
— À présent, essayons d’y voir plus clair dans cette histoire de fous. Si je m’en rapporte à ce journal, le diamant nommé Sancy, ô combien célèbre depuis le XVIe siècle, a été volé il y a trois jours au château d’Hever dans le Kent.
— C’est ce que je me tue à vous dire. Aussi...
— Permettez ! Vous m’en avez dit beaucoup plus long, puisque vous prétendez que je suis l’auteur de cet exploit !
— Bien sûr que vous l’êtes et je ne vous en remercierai jamais assez, puisque c’est pour moi... Vous me l’aviez promis !
— Distinguons ! Je vous ai promis « un » diamant célèbre mais il n’a jamais été question du Sancy. J’ai dans l’idée une pierre très belle et très illustre, mais je n’ai pas besoin de me déguiser en cambrioleur pour me la procurer. Après des palabres peut-être un brin ardues, je n’aurai d’autre peine à me donner que signer un chèque et aller vous le remettre le plus officiellement du monde !
— C’est quoi, cette merveille ?
— Vous le saurez plus tard quand le Sancy sera retrouvé ! Et je ne comprends pas ce qui a pu vous faire croire que j’y étais pour quelque chose !
— Vous étiez bien dans le Kent, ces jours derniers ?
— Je ne le nie pas. Chez l’un de mes correspondants ! Et je ne vous dirai pas son nom parce que cela relève du secret professionnel...
— N’essayez pas de me raconter des histoires parce que je sais tout !
— Tout quoi ?
— Ce qui s’est passé. Vous êtes allé tranquillement à Hever où mes cousins – cette bécasse de Nancy surtout car elle brûlait de vous connaître – vous ont reçu. Vous y êtes resté la nuit... et vous êtes reparti avec le Sancy dans vos bagages. Bien sûr, ils ont été fort déçus...
— Ils m’ont vu, moi ?
— Naturellement, et ils ajoutent qu’ils ont été ravis... d’abord. Un peu moins ensuite, mais ça leur passera. On vous a fait visiter la maison – c’est là qu’a été élevée paraît-il une certaine Anne Boleyn que le roi de l’époque a d’abord épousée avant de lui faire couper la tête parce qu’elle n’accomplissait pas des prouesses au lit. On dit même que, certaines nuits, on peut rencontrer son fantôme avec sa tête sous le bras... Cela doit paraître bizarre tout de même !
— Vous l’avez rencontrée ? fit Lisa sur le ton de la conversation mondaine pour donner à son mari le temps de souffler, ce dont il la remercia d’un sourire.
— Moi ? Non. J’ai horreur de ce genre de rencontre ! Malheureusement, en Angleterre il y en a un peu partout ! Sauf chez moi ! Après la mort de mon époux, j’ai tout fait récurer de fond en comble et repeindre à neuf, mais la plupart du temps je vis à l’hôtel ! Vous devriez parler du diamant à votre beau-père. M. Kledermann est de leurs amis et il s’est rendu souvent chez eux ! Aussi...
— Il y était également quand le vol a eu lieu, puisque vol il y a ? coupa Aldo.
— Vous savez bien que non. Vous ne vous seriez pas emparé du diamant, lui présent. Je ne crois pas qu’il vous aurait aidé mais vous étiez seul au château.
— Et les Astor ont reçu en ami quelqu’un qu’ils n’avaient jamais vu ?
— Vous êtes célèbre, mon petit prince ! Il faut vous y habituer. Cela présente parfois quelques inconvénients. Quant aux cousins, ils sont très accueillants, vous savez. Et comme vous aviez un gros rhume – on dirait que vous l’avez toujours ! –, ils ont tenu à vous garder pour la nuit à cause du mauvais temps.
Ce fut le coup de grâce. Aldo resta sans voix. Cette histoire rocambolesque prenait des allures de cauchemar !
— Vous voyez que je sais tout ! enchaîna ledit cauchemar avec satisfaction. Je comprends que vous ayez envie de garder « mon » diamant encore un peu pour le contempler, mais cela ne serait pas raisonnable... Je le paie et...
— Mais je ne l’ai pas ! tenta de hurler Aldo qui n’obtint qu’un glapissement enroué. Je donnerais ma main gauche pour savoir qui est l’enfant de salaud qui s’est fait passer pour moi et qui l’a volé sous le nez de ses propriétaires ! Et surtout avec qui ces abrutis m’ont confondu !
Après avoir frappé trop discrètement pour qu’on l’entendît sous les mugissements furieux de Morosini, Angelo Pisani entra, portant une petite enveloppe contenant un billet plié en quatre qu’il remit à son patron. Celui-ci y jeta un coup d’œil surpris, le replia et le mit dans sa poche. À sa stupéfaction, Lisa vit l’ombre d’un sourire éclairer le visage mal rasé de son mari :
— Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’en écoutant aux portes il arrivait que le Saint-Esprit vous souffle quelques bonnes idées ! Voulez-vous déjeuner avec nous, lady Ava ?
— Mais je..., fit-elle, interloquée.
— Vous êtes descendue au Danieli, je suppose ?
— Oui, mais c’était pure précaution. Au cas où vous auriez voulu le garder encore un peu. J’aurais préféré de beaucoup ne pas m’attarder et repartir tout de suite avec mon diamant...
— Pour la énième fois, je ne l’ai pas. Mais nous pourrions envisager de vous mettre à sa recherche ? Alors vous acceptez ?
— Que je... ? commença-t-elle, de plus en plus désorientée.
— Parfait. Pisani va vous accompagner et retournera vous chercher. Moi, il est temps que je me rende présentable...
Le programme ainsi arrêté et Ava repartie avec Angelo, Lisa explosa :
— Tu n’es pas malade d’inviter cette folle ? Elle est capable de n’importe quoi pour se procurer ce fichu diamant !
— Moi aussi, figure-toi ! Aussi tu vas te mettre illico presto à la recherche de ton père. Il faut qu’il m’emmène au plus vite à Hever Castle. Lui connaît très bien les Astor. Ils sauront au moins qu’ils ont eu affaire à un imposteur ! Je ne supporte absolument pas que l’on me prenne pour un voleur !
— On dirait que tu as un sosie quelque part ? remarqua Lisa avec un sourire rêveur. J’aimerais assez le voir...
— Moi aussi... Mais pour lui casser la figure. Qu’il me ressemble, je l’admets puisque, selon les bruits, nous aurions chacun notre sosie dans le monde, mais que l’on y ajoute mon nom pour en faire mauvais usage, ça, je ne l’admettrai jamais ! Moi, je vais prendre un bain...
— Un bain ? Et ta bronchite ?
— Ma bronchite ? Au diable ! J’ai surtout besoin de me sentir propre !
Il toussota, renifla, s’appliqua une main sur le front pour en tester la température... qui était redevenue normale, et la légère migraine avait elle aussi disparu !
— Et voilà ! conclut Lisa. Ça recommence ! Qu’une aventure quelconque se pointe à l’horizon...
— Il ne s’agit pas d’une aventure quelconque ! Il s’agit de mon honneur, de ma réputation, du nom que tu partages avec moi, princesse ! Ça devrait t’inciter à plus de respect, chipie !
— Oh ! Et j’imagine qu’il faut te préparer une valise et des vêtements chauds ?
— Très juste ! Je pars cette nuit après avoir fait de mon mieux pour dégoûter Ava de ce magnifique diamant. Cela signifie que je vais t’aider à la supporter jusqu’à ce soir...
Lisa était à deux doigts de piquer une colère : cela se devinait au pincement de ses narines.
— ... À propos, c’est quoi, cette lettre que tu as fourrée dans ta poche ?
— Ce n’est pas une lettre, mon cœur ! Juste un billet d’Adalbert qui est venu me chercher.
— Adalbert ? Mais il est où, celui-là ?
— Dans le placard aux balais !... Dans l’arrière-cuisine ! Pisani ira déjeuner à la cuisine avec lui !
— Et pourquoi pas avec moi ? C’est l’homme que j’aime le plus au monde... après Papa et toi, tout de même ! Elle prend une drôle de tournure, ton histoire. Comment comptez-vous quitter Venise cette nuit ?
— Zian nous emmènera à Mestre avec le Riva... pour l’instant je n’en sais pas davantage.
— Comme tu voudras ! soupira Lisa. Encore un détail : si j’ai Papa au téléphone, je lui dis quoi ? En tenant compte du fait que les écoutes téléphoniques fonctionnent assez facilement ici ?
— Mmmm ! Que Tante Amélie est malade, moi aussi, et que tu souhaiterais qu’il aille aux nouvelles au parc Monceau !
Cette fois, Lisa fit la grimace :
— Je n’aime pas les mensonges de ce genre ! Il arrive assez souvent que cela se change en réalité... et j’aime beaucoup Tante Amélie !
Ému par la tristesse qu’il perçut dans la voix de sa femme, Aldo la prit dans ses bras :
— Moi aussi, mon cœur, tu le sais bien !...
Les mains noyées dans l’opulente chevelure d’un si joli blond vénitien, il caressa des lèvres les beaux yeux d’une si rare teinte violette. Suivit un baiser aussi peu conjugal que possible. Qui fit rire la jeune femme :
— C’est un miracle ! Tu vas vraiment mieux ! Va te raser ! Tu piques !... Au fait ! Quel rôle m’as-tu réservé pour les jours à venir ? L’épouse au foyer attendant le retour du guerrier ?
— Comme si tu ne savais pas ?
— D’accord ! Je partirai pour Vienne dès que je serai certaine que tu as quitté Venise sans problème. Et, à propos de problème, qu’est-ce que je fais d’Ava ?
— Rien du tout ! J’espère avoir réglé la question avant ce soir ! L’important est de ne pas la perdre de vue jusqu’à ce qu’elle reprenne le Simplon ce soir. Tu penses bien qu’elle n’a pas dû prévoir un long séjour : venir ici, prendre le diamant et filer le plus vite possible par le train qui part ce soir.
Sur ce, il se dirigea vers l’escalier en sifflotant son ariette de Mozart sous l’œil mi-soulagé, mi-courroucé de sa femme momentanément à court d’arguments. Aurait-elle jamais le dernier mot avec cet incroyable personnage auquel sa vie était liée depuis un nombre d’années qu’elle se refusait à compter, préférant commencer le décompte à la double apparition d’Antonio et d’Amelia, ses jumeaux. Une chose était certaine, il était l’homme des résurrections soudaines : revenu d’Angleterre à moitié moribond, elle pouvait maintenant l’entendre parler tout seul en faisant couler un bain – chaud de préférence ! – dans lequel il allait mijoter en fumant sans doute une ou deux cigarettes. Aucune force au monde ne pourrait l’empêcher de se lancer dans une aventure probablement dangereuse, tandis qu’elle se ferait un sang d’encre en attendant de problématiques nouvelles. Et le pire était qu’elle n’aurait pas voulu d’une autre vie et qu’un Aldo pantouflard, tiré à quatre épingles et partageant son temps entre son fastueux cabinet de travail, son magasin aux trésors, les achats en salle des ventes ou chez des particuliers, un emploi du temps réglé, immuable, sans décoller de Venise et où, tous les soirs, on irait jouer les paons chez les uns ou chez les autres sous l’œil admiratif d’une brochette de bécasses subjuguées par sa prestance aussi bien que par ses belles histoires, lui aurait été très vite insupportable. D’un autre côté...
L’exquise ariette du magicien de Salzbourg ayant fait place au robuste chant des « Montagnards » émaillé de fausses notes – c’était l’une des particularités d’Aldo : il sifflait juste mais chantait faux –, elle le rejoignit dans la vaste salle de bains où régnait un épais brouillard parfumé à la lavande anglaise Yardley. Habituée, elle alla s’asseoir sur le bord de la baignoire :
— Et si, pour une fois, tu m’en racontais un peu plus ? L’arrivée d’Adalbert sur la pointe de ses grands pieds ne me dit rien qui vaille.
— En toute franchise : à moi non plus, en dehors du fait qu’en sa compagnie tout devient possible. Même l’invraisemblable ! Tout ce que m’apprend le papier qui est dans la poche de ma robe de chambre est que, par extraordinaire, l’illustre Ava ne cultive pas le conte de fées. Les 55 carats du Sancy ont bel et bien disparu d’Hever Castle et c’est moi que la renommée accuse du vol...
— La renommée, la renommée... elle a bien un nom ?
— Lord Astor of Hever en personne. J’aurais été me présenter à lui en invoquant son amitié avec ton père. Reçu comme il se doit, je serais reparti en emportant le précieux trésor familial. Voilà pourquoi il faut que tu me trouves ton père à tout prix !
— Tu risques d’être arrêté ?
— On va le savoir, mais j’imagine que oui, étant donné les précautions dont s’est entouré Adalbert. Alors, en attendant que je disparaisse cette nuit, on garde Ava sous surveillance, après quoi, demain matin, tu lui remettras un mot lui donnant rendez-vous quelque part. On va en décider avec Adalbert.
— Il a eu lieu quand, ce vol ?
— Il y a trois jours... et tu sais aussi bien que moi que j’étais justement en Angleterre où j’ai attrapé cette crève qui m’a mis sur les genoux.
— Or, bizarrement, ton client non seulement ne t’avait pas appelé en urgence, mais il n’était même pas chez lui ! Évidemment, reste la distance entre les deux châteaux...
— Celui de lord Allerton est à vingt kilomètres d’Hever ! Conclusion ?
— Évidente pour le premier imbécile venu ! Donc...
— Donc, va me chercher Adalbert !... Il m’a déjà vu tout nu, il n’en perdra pas la vue... et envoie-nous du café !
— Encore ! Tu viens d’en avaler un litre après du chocolat !
— Il faut que je retrouve mes forces. Le chocolat, c’est pour le corps, et le café, pour l’intellect !
— Subtil distinguo ! On dirait que tu progresses à vue d’œil !
Elle sortit juste à temps pour éviter l’éponge mouillée qu’Aldo lui lançait à la tête...
Un instant plus tard, Adalbert Vidal-Pellicorne s’encadrait dans le chambranle de marbre, sa haute silhouette un peu dégingandée toujours élégamment vêtue dans le style décontracté, et ses cheveux blonds mêlés de gris dont une mèche indisciplinable retombait au-dessus d’un œil bleu dont l’innocence dissimulait une ruse de chef sioux. Il considéra son ami d’un œil sévère :
— Sors de là-dedans, sinon dans deux secondes je serai aussi trempé que toi ! Je te croyais malade ?
— Je l’étais, mais certaines nouvelles ont la vertu de vous rejeter brutalement dans la pire réalité !
Néanmoins, Aldo attrapa la serviette que lui lançait son ami, s’étrilla, puis, drapé dans un peignoir de bain, regagna sa chambre où Zaccharia apportait déjà le café réclamé ; il en ingurgita une tasse avant d’allumer enfin une cigarette dont il huma la première bouffée avec délice :
— Dieu, que ça fait du bien ! Et maintenant causons. D’abord, qu’est-ce qui nous vaut ta visite impromptue, et deux : qu’est-ce que cette histoire de vol du Sancy ?
— Celle-ci découle de celle-là. On a bel et bien volé, à Hever Castle et presque sous le nez des Astor, le Sancy qui était le précieux trésor de la maîtresse de maison, et je viens te chercher pour, sinon te mettre à l’abri, au moins te permettre de respirer parce que c’est toi que les Astor accusent.
— Je sais ! C’est d’autant plus idiot que je n’ai jamais mis les pieds chez eux !
— Pourtant ils jurent que tu y étais et même qu’ils t’ont offert l’hospitalité en tant que gendre de leur ami Moritz Kledermann. Après ton départ, ils ont découvert que tu avais emporté un souvenir ! Mais si j’ai bien compris, tu étais réellement dans le coin, ce soir-là ?
— À une vingtaine de kilomètres du manoir d’un de mes plus anciens correspondants... qui non seulement n’était pas chez lui mais ne m’avait jamais appelé, selon son majordome. Furieux et de plus mal fichu à cause de leur sacré climat, je n’ai plus pensé qu’à rentrer chez moi pour réintégrer mon lit !
— Et tu as couché où ?
— Nulle part. Rentré à Heathrow, j’ai trouvé un avion pour Le Bourget, d’où j’ai pris un autre avion pour Milan et où j’ai eu aussitôt un train pour ici !
— Tu es devenu fou ou quoi ? lâcha Adalbert, éberlué. Pourquoi n’as-tu pas filé tout droit chez Tante Amélie ?
— Justement parce que je me sentais patraque ! Pour rien au monde, je n’aurais voulu la contaminer ! Elle n’est pas jeune, tu sais ?
— Elle l’est plus que toi, en tout cas. Et si tu veux...
— Plus tard, le sermon ! Comment se fait-il que tu sois venu aussi vite ?
— Oh, c’est simple ! C’est Langlois qui m’envoie ! Remarque que, de toute façon, j’aurais rappliqué...
— Langlois ? Le grand patron de la PJ ?
— Tu en connais un autre ?
— Non, mais j’avoue ne plus comprendre grand-chose. Un vol sensationnel, un joyau historique, un « voleur bien connu et apprécié jusqu’à présent » et le patron des flics français qui t’expédie pour avertir... et même mettre à l’abri ledit voleur ? Alors qu’en Angleterre le Chief Superintendant Warren a dû lâcher toutes ses troupes ? Ça n’a pas de sens !
— Et pourtant ça en a un !
— Explique ! fit Aldo en allumant une seconde cigarette.
— J’y viens ! Ni Warren et encore moins Langlois ne croient à ta culpabilité. Ils te connaissent trop ! Alors Warren a commencé par boucher les courants d’air en appelant Langlois. Il a eu juste le temps d’alerter la PJ avant d’être hospitalisé...
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Je ne sais pas exactement, mais ce doit être assez sérieux pour qu’on le remplace jusqu’à nouvel ordre. Il se méfie comme de la peste de son remplaçant, si j’ai bien compris. Étant donné les personnalités visées, on a décidé de tenir l’affaire secrète afin de ne pas alerter tous les coureurs de joyaux historiques répartis à travers le monde. Et Langlois m’a chargé de te planquer jusqu’à ce que l’on retrouve ton beau-père et qu’il t’emmène lui-même chez les Astor pour les obliger à réviser leur jugement et qu’ils reconnaissent formellement avoir fait erreur sur la personne !
— Eh bien, la voilà, la solution ! D’ailleurs, Lisa doit être en train d’appeler son père. Là-dessus, il vient me chercher et m’emmène à Hever, où l’on me fait des excuses et tout rentre dans l’ordre...
— Il n’y a qu’un inconvénient mais de taille : Kledermann est en Amérique du Sud à la recherche de je ne sais quelles émeraudes, sans doute du côté de Manaus... La première réaction de Langlois a été d’appeler son secrétaire à Zurich.
— Qu’est-ce qu’il peut bien faire là-bas ? Il y a des mines en effet, mais il ne s’intéresse qu’aux joyaux historiques !
— Cela dépend peut-être de la dimension de l’objet ? Quoi qu’il en soit, on le cherche... discrètement parce que la disparition d’un financier de son envergure, cela fait désordre... et peut susciter pas mal de vagues...
— Tu veux dire que c’est une histoire de fous ! grogna Aldo qui commençait à s’habiller. Le mieux selon moi ne serait-il pas que j’aille à Hever, avec toi par exemple ?
— Ben voyons !...
— ... et toutes les justifications possibles. Ils seront bien obligés d’admettre qu’ils se sont trompés !
— D’après Langlois, ils sont quelques-uns dans le coin qui t’ont vu et pour qui ton identité ne fait aucun doute !
— À Allerton Park où je me croyais attendu mais pas à Hever !
— Une vraie malchance que tu te sois rendu sur place ce soir-là !
— Une malchance ? J’en viens à me demander si je ne suis pas la victime d’un coup monté, mais par qui ?
— C’est ce qu’il va falloir découvrir. À propos : la redoutable Ava serait ici ? Qu’est-ce qu’elle vient faire ?
— Récupérer le Sancy. Elle a appris le vol et, persuadée que j’en étais l’auteur et que le diamant était chez moi, elle venait tout bêtement le réclamer. Avec l’intention de le payer d’ailleurs. Tu te souviens qu’à Pontarlier je lui ai promis un diamant pour la remercier. Elle a cru que j’avais pensé qu’il était plus simple de cambrioler Hever Castle et elle venait discrètement le chercher. Enfin, ce qu’elle croit être discrètement !
Adalbert se mit à rire, ce qui détendit légèrement l’atmosphère :
— Tu es certain qu’elle avait l’intention de le payer ?
— Elle a sorti un carnet de chèques et un stylo !
— Quel prix ?
— On ne l’a même pas évoqué étant donné que je ne suis pour rien dans cette affaire !
— On croirait que tu ne la connais pas ! Dix contre un que son stylo aurait craché ou que son carnet n’avait plus de chèques, ou alors, connaissant ta façon de te le procurer, elle serait repartie avec le joyau en promettant de t’envoyer le paiement le soir même...
— Et je n’en aurais jamais vu la couleur ? Tu pourrais bien avoir raison. À présent, quelle est la mission dont Langlois t’a chargé ?
— Te ramener en France : tu reprends le pseudonyme de Michel Morlière tandis que je redeviens Lucien Lombard, et la paire de journalistes bien connue va rechercher le Sancy... et un personnage qui doit te ressembler suffisamment pour tromper ceux qui ne sont pas tes intimes !
— Ça ne tient pas debout ! Si l’on considère son rang, personne n’aurait l’idée de mettre en doute sa parole si...
— Tu ne crois pas que tu en demandes un peu trop ? Tu devrais lui être dégoulinant de reconnaissance de m’avoir expédié et il faut encore que tu cherches la petite bête ? Fais ce qu’on te dit pour une fois ! Et n’aie aucun souci pour cette maison et ce qu’elle renferme. La France et l’Italie s’entendent assez bien en ce moment, et ce n’est pas le cas pour l’Italie et l’Angleterre ! Envoie Lisa rejoindre les enfants chez sa grand-mère !
— Et tu penses que c’est une vie de couple, ça ? Depuis que nous sommes mariés, Lisa a dû passer autant de temps chez la comtesse Valérie qu’à mes côtés. Ça frise le ridicule, oui !
— Ce n’est pas mon avis. Cela fait de vous d’éternels jeunes mariés... et ne me dis pas que vos revoirs manquent de charme ?
— Tu n’as pas tort, mais j’avais juré de ne plus la quitter après la chasse aux émeraudes du Prophète et regarde où nous en sommes !
— Trois enfants et un amour intact, ce n’est pas si mal !
— Intact ? J’ai failli la perdre, souviens-toi !
— Oh, je n’ai pas oublié, mais elle était alors victime d’une drogue... et puis il est certains souvenirs derrière lesquels il faut savoir fermer la porte.
Le beau visage passionné de Pauline Belmont et ses yeux couleur de nuages s’inscrivit un instant, voilé de ces mousselines brumeuses dont elle aimait s’envelopper, puis disparut.
— L’Amérique est loin, fit Aldo avec un sourire. Alors ?
— Alors, ce soir, Zian nous conduira à Mestre où j’ai laissé ma voiture.
— Ta chère petite Amilcar aux coussins rembourrés avec des noyaux de cerises ? Je sens que ma bronchite pourrait revenir !
— Bien sûr que non ! L’autre !
— Tu vas être mort de fatigue ?
— Je le suis déjà à moitié, mais je vais passer l’après-midi à dormir et, une fois la frontière suisse franchie, on pourra se reposer. Après tu as le choix : la rue Alfred-de-Vigny ou mes vieux fauteuils de cuir.
— On aura largement le temps d’en parler en route. Chez toi, ce serait peut-être le plus sage. Je m’en voudrais de faire courir un risque à Tante Amélie et à Plan-Crépin !
— Tu peux être sûr que celle-là va adorer ! Elle a retrouvé tout son tonus !
— Tu déjeunes avec nous, naturellement ?
— Il vaut mieux que la redoutable Ava ne me voie pas et je serai très bien à la cuisine avec Angelo Pisani...
— Avec une femme aussi imprévisible, on ne sait jamais ! Allez plutôt manger une langouste chez Montin !
— Je ne sais pas si ce serait prudent ! Je suis facile à reconnaître. Mais au fait, pourquoi as-tu invité Ava à déjeuner ?
— Pour mieux la surveiller. Si tu veux tout savoir, je vais essayer de la dégoûter du Sancy !
— Tu crois que c’est possible ?
— Pourquoi non ? Au départ, il n’a jamais été question entre nous d’en priver lady Astor of Hever. Il s’agissait d’une pierre de même calibre à peu près, qui, au cours des siècles, ait paré au moins une reine avec sa préférence marquée pour Marie-Antoinette. Rien d’autre, mais comme elle a toujours envié le Sancy à sa cousine, le fait qu’il ait été volé a donné des ailes à son imagination pour une raison fort simple : la pierre ayant été subtilisée n’a rien coûté à son voleur qui se serait retrouvé obligé de lui faire un prix... pour ne pas dire un cadeau ! Une sorte de chantage !
— Tout à fait d’accord !
On en resta là. Aldo acheva de s’habiller avec une sensation de bien-être qui l’étonna. Était-ce le chocolat et les croissants de Lisa, additionnés d’un flot de café, le bain chaud où il s’était prélassé, mais le mal qui le secouait depuis son retour d’Angleterre semblait rendre les armes. Cela tenait peut-être aussi à ce que la mauvaise humeur qu’il traînait depuis des jours avait enfin lâché prise. Rien ne lui plaisait plus qu’une nouvelle aventure, même dangereuse, vécue sur la trace de l’une de ces pierres fabuleuses qu’il aimait tant ! Il savait qu’il ferait tout pour retrouver le Sancy... non seulement pour le rendre à ses légitimes propriétaires, et non à l’avide lady Ribblesdale – il arriverait bien à lui en retrouver un autre ! –, mais aussi pour le plaisir sensuel de faire rouler entre ses doigts une pierre parfaite, l’une des plus jolies qui soit au monde même si elle n’était pas la plus grosse.
Succédant aux cascades de borborygmes caverneux, Le Petit Menuet de Mozart sifflé avec entrain quand il pénétra dans son cabinet de travail stupéfia son secrétaire :
— On vous donnait mourant il y a à peine trois heures, don Aldo, et vous voilà ressuscité ? On pourrait presque dire que vous avez refleuri ! C’est à peine croyable... surtout si l’on considère la tuile qui vous tombe dessus : une accusation de vol, ce n’est pas rien !
— J’ai déjà remarqué que l’indignation est une excellente thérapie, et c’est très bien ainsi puisque je repars ce soir. Une fois de plus, je vous confie la maison sous l’égide de M. Buteau.
— Ce n’est pas la première fois, mais il faudra nous préciser ce qu’il faudra répondre lorsqu’on vous demandera ?
— La même chose que d’habitude : en voyage pour traiter une affaire... et vous ne serez pas très loin de la vérité.
Le déjeuner fut pour Lisa – pour Aldo aussi d’ailleurs ! – une espèce d’épreuve parce que, tant qu’il dura, il leur fallut rester constamment sur leurs gardes. Entre deux sujets de conversation anodins, Ava revenait systématiquement au Sancy.
Aldo gagna un temps précieux en lui contant l’histoire plutôt sombre de cette belle pierre, son assez bref séjour en Suisse, sans oublier l’épisode stomacal du majordome Jérôme.
Sa fortune se trouvant fortement amoindrie, Harlay de Sancy réussit à le vendre au roi d’Angleterre James Ier, fils de Marie Stuart devenu l’héritier de la grande Elizabeth. Il entra naturellement dans l’héritage de Charles Ier, fils de James et d’Henriette-Marie de France, fille d’Henri IV. Mais quand la tempête soulevée par le brasseur Cromwell secoua l’Angleterre, Charles Ier, avant d’être condamné à mort et décapité à Whitehall devant la fenêtre de sa chambre, réussit à faire conduire sa femme et ses joyaux en France. C’était alors la minorité de Louis XIV, et le cardinal Mazarin régnait à la fois sur la France et sur les sens de la régente Anne d’Autriche...
— Elle l’a porté ? interrogea Ava, déjà excitée.
— Comme elle avait épousé secrètement Mazarin... c’est très probable.
— Épouser un cardinal ? Mais ce n’est pas possible ?
— Tout à fait dans l’Église d’alors. On pouvait être cardinal sans avoir été prêtre. La régente était fort belle et je suppose que Mazarin s’est plu à le lui laisser porter de temps en temps. Il en avait fait le début d’une collection qui, à sa mort, comptait dix-huit diamants que l’on a baptisés les « Mazarins ». Le Sancy fut le premier de cette collection qu’à sa mort, préoccupé par l’idée d’abandonner toutes ses richesses et surtout ses diamants adorés, Mazarin légua au jeune Louis XIV. C’était en mars 1661. Le Sancy et ses frères entrèrent alors dans les Joyaux de la Couronne de France et y restèrent jusqu’à la Révolution...
— Donc Marie-Antoinette l’a porté ? exulta lady Ribblesdale.
— On le suppose, mais comme elle en avait une multitude, c’était peut-être peu fréquent. La Révolution dispersa les Joyaux de la Couronne au cours du vol retentissant des richesses que renfermait le Garde-Meuble de la place de la Concorde à Paris et qui dura deux ou trois nuits...
— Tout a été enlevé ? émit Ava, au bord des larmes.
— Presque tout... mais on en a retrouvé une bonne partie, dont la plupart des Mazarins.
— Donc le Sancy ! Après, après !
— Oh, ce ne sera plus long. En 1796, le Sancy fut mis en gage chez le marquis d’Iranda à Madrid en contrepartie de chevaux. Celui-ci ne le rendit pas, mais le céda au prince de la Paix, Manuel Godoy, favori de la reine Maria-Luisa. En 1828, il fut vendu au prince Demidoff qui meurt quelques mois plus tard. Son fils en hérite en 1829 et sa femme le porte avec orgueil jusqu’à sa fin survenue en 1865. Un grand seigneur indien au nom impossible, sir Jamesetjje Jeejeeboy, le garda jusqu’en 1889, où le Sancy revint enfin à Paris grâce au joaillier Lucien Falize qui le vendit un an plus tard à votre parent : William Astor of...
— Ça suffit, coupa Ava sans s’encombrer de politesse superflue. Je connais la suite et j’entends qu’il prenne place parmi mes trésors !
— Vous en avez encore envie après une telle histoire ? demanda Lisa qui se mit à compter sur ses doigts : le séjour dans l’estomac du domestique, l’exécution de Charles Ier d’Angleterre, celle de Marie-Antoinette, celle aussi des voleurs du Garde-Meuble, la fin du prince Demidoff peu après l’avoir acheté...
— ... et mon cousin William qui se porte comme un charme depuis toutes ces années. Combien pèse-t-il, m’aviez-vous dit ?
— Cinquante-cinq carats !
— Merveille ! Il n’en sera que plus beau quand il brillera sur ma tête !
Aldo ne put retenir un soupir excédé :
— Puis-je vous rappeler que je ne l’ai pas ! Je suis un commerçant honnête et non un voleur...
— L’idée ne vous effrayait pas quand, à Pont... machin, vous avez promis de réaliser mon rêve ? Je vous cite : « Dussé-je voler une pierre dans la Tour de Londres ! » L’avez-vous dit, ou non ?
— J’étais tellement heureux ! J’aurais dit n’importe quoi. Je vous ai juré que vous auriez un diamant célèbre et vous l’aurez ! J’ai toujours respecté mes engagements... mais jamais au prix de mon honneur ! Je ne suis pas et ne serai jamais un voleur !
— Alors débrouillez-vous pour retrouver le Sancy ! Tout bien réfléchi, c’est le seul qui m’intéresse !
— Vous n’imaginez pas que je vais me déclarer d’accord ? Me mettre les polices du monde entier sur le dos et peut-être finir derrière des barreaux pour que vous n’osiez pas le porter ? N’y comptez pas ! Je vous ai promis un diamant célèbre, un autre des Mazarins sans doute, et je ne crois pas que vous le regretterez, mais rien d’autre ! Le Sancy retournera sur la tête de lady Astor et sur aucune autre !
— C’est ce que nous verrons !
Soudain dressée comme une poule sur ses ergots, Ava but tranquillement les trois quarts de son verre de champagne et envoya le reste à la figure d’Aldo qui blêmit, prêt à se jeter sur elle, mais Lisa le retint fermement :
— On ne fait pas cela quand on est une « lady » !
— Si ! Quand on est une Astor ! Quand vous aurez le diamant, prévenez-moi. Réfléchissez !
Et le menton pointé vers le plafond, elle sortit du salon des Laques, escortée – en silence d’ailleurs ! – par un Guy Buteau nettement réprobateur. Ava Ribblesdale quitta – dans l’ordre ! – le salon des Laques, le palais Morosini et, le soir même, Venise par le Simplon-Orient-Express – c’était l’un des trois jours de la semaine où la branche vénitienne rejoignait l’embranchement principal d’Istanbul. Ainsi que s’en assura Angelo Pisani qui avait reçu pour tâche de la surveiller.
— On dirait que j’ai bien fait de prendre la voiture ! fit remarquer Adalbert qui, lui, avait dormi tout l’après-midi. On lui serait tombé droit dans les bras !
— Cela n’aurait peut-être pas été si désastreux ? commenta Lisa, rêveuse. Au moins on en serait débarrassé ! Vous auriez eu des dizaines d’occasions de l’expédier par la portière !
— Elle aurait été capable d’en réchapper ! grogna Aldo. C’est particulièrement tenace, ces bestioles-là !
— Les voilà !
Jetant les cartes avec lesquelles elle faisait une réussite, Marie-Angéline du Plan-Crépin sauta sur ses pieds et faillit renverser la table de bridge où elle s’était installée, réveillant du même coup la marquise de Sommières qui somnolait doucement dans son grand fauteuil de rotin blanc auquel le haut dossier en éventail donnait l’apparence d’un trône :
— Je n’ai rien entendu ?
— Parce que nous n’écoutions pas et que notre pensée était ailleurs, flûta gracieusement l’interpellée sans oublier le pluriel de majesté dont elle décorait depuis des années ses relations avec sa cousine auprès de qui elle occupait des fonctions variées de secrétaire, lectrice, complice, agence de renseignements, le centre en étant la messe de 6 heures à l’église Saint-Augustin où se rencontrait la partie la plus curieuse des gens de maison, dont Plan-Crépin – ses ancêtres avaient fait les Croisades – était en quelque sorte le chef occulte.
— Oh, ils sont là ! J’en suis sûre !
Et, sans plus attendre, elle s’élança à travers l’enfilade de salons reliant le jardin d’hiver au vestibule où, en effet, Cyprien, le vieux majordome, était en train d’ouvrir la porte aux deux compères transis de froid :
— Quand donc les constructeurs d’automobiles se décideront-ils à prévoir une sorte de chauffage dans leurs voitures ! grogna Adalbert qui hésitait à enlever sa pelisse en dépit des sollicitations de Cyprien.
— Oh ! Il ne fait pas si froid et le moteur chauffe tout de même un peu, mais rien ne vaut un bon fauteuil au coin du feu ! soupira Aldo qui, dans la douce tiédeur du jardin d’hiver, se sentait proche de la plénitude.
Malgré quelques heures dans un bon hôtel sitôt franchie la frontière suisse, les deux hommes étaient à peu près dans le même état. La bronchite d’Aldo allait vers son épanouissement au contact de l’air froid et humide. Quant à Adalbert, affaibli par la longueur du trajet, il pouvait à présent éternuer à l’unisson avec son « plus que frère », comme disait Lisa. Et tel un fait exprès, le temps qui aurait pu se montrer plus clément jugea utile de devenir franchement désagréable. S’ils parvinrent à destination encore vivants, ce fut grâce aux deux Thermos – l’une contenant du café « arrosé ».
La seule différence avec leurs habituelles arrivées, triomphales tant ils étaient contents de se retrouver, fut qu’ils se refusèrent à embrasser qui que ce soit, et qu’au lieu de réclamer quelque boisson festive ils demandèrent les derniers journaux parus. Ils en avaient bien acheté deux en cours de route, mais aucun ne faisait la moindre allusion à ce qu’ils redoutaient.
— Allez téléphoner au commissaire principal Langlois, Plan-Crépin ! ordonna la marquise. Il a bien spécifié qu’il fallait l’appeler à n’importe quelle heure dès que les « garçons » seraient là !
— Cela ne pourrait pas attendre demain matin ? plaida Adalbert qui, ayant conduit presque tout le temps, ne souhaitait rien de plus excitant qu’un dîner un peu copieux et son lit !
— Désolée, fit Marie-Angéline, mais il a beaucoup insisté là-dessus ! Il veut vous voir tout de suite ! L’affaire est trop grave !
— N’exagérons rien ! ronchonna Aldo, le nez dans son verre de vin chaud additionné de cannelle et d’un zeste d’orange.
— Tu pourrais avoir une surprise ! émit Mme de Sommières.
— Vous m’inquiétez, Tante Amélie !
— Ce n’est qu’une plaisanterie ! Je voulais seulement dire que ce genre d’affaire peut réserver des surprises. D’ailleurs, ce serait bien étonnant que Langlois se fasse attendre !
À peine un quart d’heure après, il était là, sans même avoir fait appel à la sirène qui lui libérait le passage quand le besoin s’en faisait sentir. Sans trop savoir pourquoi, tout le monde se sentit mieux.
La cinquantaine, le commissaire principal Pierre Langlois, grand patron de la Police judiciaire, était sans doute l’un des hommes les plus élégants de Paris. Il le devait à sa haute taille mince, à ses costumes toujours admirablement coupés, habillant une silhouette qu’il entretenait en jouant au golf ou au tennis quand il en trouvait le temps. Jusqu’à peu, il avait l’habitude de fleurir sa boutonnière d’un bleuet ou autre fleur discrète, mais, nommé depuis peu commandeur de la Légion d’honneur par le président de la République en personne, un petit canapé d’or et de pourpre remplaçait l’ornement champêtre. Il n’en tirait pas gloriole, infiniment plus touché par l’ovation enthousiaste de ses « hommes » que par les louanges présidentielles au lendemain de la remise.
Il courba sa haute taille pour baiser la main de Mme de Sommières, serra celle de Marie-Angéline puis celles des deux amis :
— Je vois que vous n’avez pas traîné en route et je vous en remercie, fit-il avec un demi-sourire.
— Ce n’est pourtant pas l’envie qui nous en manquait ! grogna Adalbert. Quant à Morosini, il sort pratiquement de son lit où il soignait une bronchite et il a fait tous ses efforts pour me la repasser ! À part ça, tout va bien !
— Tenez-les à distance tout de même ! conseilla Plan-Crépin, et je pense qu’une boisson chaude s’impose !
— Si vous ne voulez pas ingurgiter une décoction de sa composition, je vous conseille un café !
— Je préférerais partager avec Morosini ! Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Vidal-Pellicorne a dû vous dire qu’en Angleterre, au château d’Hever, il est accusé d’avoir volé le Sancy !
— Sauf votre respect, je l’ai su avant que vous ne me l’appreniez..., fit Aldo.
— Comment est-ce possible ? On s’est donné un mal de chien pour tenir l’affaire secrète.
— Vous allez comprendre tout de suite ! Ava Astor m’est tombée dessus aux aurores, persuadée que je l’avais volé pour elle. Aussi venait-elle le chercher avant qu’une éventuelle descente de police ne s’en empare. Vous comprendrez quand vous saurez qu’à Pontarlier je lui ai promis de lui procurer un diamant historique. Elle venait de me rendre un immense service sans s’en douter le moins du monde et j’étais à peu près sûr de pouvoir tenir ma promesse assez vite pour être débarrassé de la dame !
— À quoi pensiez-vous ? Cela ne court pas les rues, un diamant historique.
— Au « Miroir du Portugal », que j’ai vendu moi-même à mon beau-père il y a quelques années. C’est la même classe de bijoux puisqu’il fait partie des dix-huit Mazarins.
— Alors pourquoi aurait-elle voulu le Sancy ?
— Parce qu’elle enrage quand elle voit sa cousine s’en parer... et il faut bien le dire : c’est l’un des plus jolis diamants qui soit et une pierre plus imposante : il pèse plus de 55 carats. Le « Miroir » est plus gros mais, malheureusement, il est un peu moins beau. Et puis, je le répète, elle est persuadée que je suis le voleur.
— Pas seulement vous, hélas ! La police britannique le croit aussi. Warren m’a prévenu juste avant d’entrer en clinique où il doit subir une opération assez sérieuse. C’est donc son suppléant qui est en charge de l’affaire... Celui-là n’a aucune raison de ne pas vous suspecter puisqu’il ne vous connaît pas et il a juré de vous mettre la main au collet !
— C’est ridicule, voyons, intervint Mme de Sommières. Non seulement il n’était pas en Angleterre ce soir-là mais...
— Malheureusement si, j’y étais. C’est là où j’ai attrapé cette crève que j’ai bien peur d’avoir refilée à Adalbert...
— Que fabriquais-tu là ?
— Je faisais mon métier. Je m’étais laissé arracher un rendez-vous avec lord William Allerton, un vieux client et un homme délicieux. Propriétaire d’une belle collection mais pas jeune hélas, et qui faisait appel à notre amitié déjà ancienne pour l’aider de mes conseils...
— Il ne pouvait pas le demander par téléphone ? À moins qu’il ne soit trop âgé pour savoir que ça existe, maugréa Plan-Crépin.
Sans lui répondre, Aldo tira de son portefeuille une lettre qu’il avait pris la précaution d’emporter et la tendit à Langlois.
Celui-ci se mit à lire mais, au fur et à mesure, ses sourcils se fronçaient.
— Donc vous y êtes allé ? Vous l’avez vu ?
— Non. Et c’est là que les choses s’embrouillent. Quand je suis arrivé à Levington, le majordome Sedwick m’a d’abord regardé comme si je tombais de la planète Mars et m’a appris que, non seulement son maître n’avait pas écrit cette invitation, mais qu’il était absent.
— Il aurait pu au moins t’offrir l’hospitalité puisque tu étais déjà aux prises avec tes bronches capricieuses, observa la marquise.
— Mais il ne l’a pas fait, et je me sentais de moins en moins bien. En plus, il faisait un froid de gueux dans ce foutu pays et j’ai été pris d’une irrésistible envie de rentrer chez moi. J’ai donc repris la voiture que j’avais louée à Londres et je suis allé à Heathrow où j’ai trouvé un avion pour Paris...
Une double exclamation des deux femmes lui coupa la parole :
— Toi, en avion ? Mais tu as horreur de ça !
— Peut-être, mais ça va nettement plus vite que n’importe quel train ou bateau ! Et j’ai même fait mieux. Au Bourget, il y avait un départ pour Milan : j’ai sauté dedans et là j’ai eu la chance d’avoir un train en partance pour Venise ! Voilà toute mon aventure !
— Et l’idée de venir vous faire soigner ici ne vous a pas traversé l’esprit en passant par Paris ? fit remarquer Plan-Crépin, acerbe.
— Si, mais je m’en serais voulu de partager mes microbes avec vous ! En plus, si vous voulez tout savoir, j’étais tellement mal en point que je cultivais une seule idée fixe : mon lit et les soins de Lisa ! Voilà ! Et je tiens mon passeport à votre disposition, mon cher Langlois.
— Un passeport, cela s’imite, soupira le policier. Je vais maintenant vous décrire la soirée du 8 mars, selon la police anglaise.
— Et elle dit quoi, la British Police ?
— Que vous êtes bien allé à Levington Manor où personne ne vous attendait, surtout pas lord Allerton absent, et que, là-dessus, l’idée vous est venue d’aller demander l’hospitalité d’Hever Castle peu éloigné, sachant que lord William Astor est depuis longtemps un ami de votre beau-père, où vous avez été reçu chaleureusement...
— Ils m’ont reçu, moi, et alors qu’ils ne me connaissent même pas ?
— Vous êtes célèbre, mon cher !
— Je croyais l’être ! Dans une petite partie d’un monde bien défini : celui des collectionneurs, joailliers, antiquaires, etc., mais de là à ce que ces châtelains qui ne m’ont jamais vu prennent un quidam pour moi, les bras m’en tombent.
— Le nom de Kledermann doit être une garantie suffisante. Sans compter qu’à plusieurs reprises vous avez eu les honneurs de la presse. Pourquoi ces gens se seraient-ils méfiés ?
Marie-Angéline qui écoutait, sourcils froncés mais en silence, se lança dans la bataille :
— Ça veut dire quoi ? Que n’importe qui peut se faire passer pour n’importe qui ?
— Dans certains cas, cela suppose une certaine dose d’audace parce qu’un homme de cette prestance et doté d’un tel physique ne doit pas être facile à imiter, même par un émule d’Arsène Lupin. Un usurpateur d’identité ne peut avoir le talent de maquiller une joue enflée, un coquart sur l’œil ou déverser une fontaine de larmes due à un coryza féroce. Il doit lui être difficile de donner le change.
Cette fois, Adalbert ne put s’empêcher de rire :
— Eh bien, mon vieux, si tu conservais des doutes sur ton charme, te voilà rassuré !
— Ça n’a rien à voir. Je veux dire qu’il est plus facile d’imiter M. Tout-le-Monde qu’un homme tel que lui. Ou alors les gens d’Hever ne sortent jamais de leur trou ?
Marie-Angéline haussa les épaules :
— Parce que cette demande d’hospitalité ne tenait pas debout. Ou alors ils ont voulu voir de près l’illustre Morosini !
— Plan-Crépin ! protesta la marquise. Un peu de tenue !
— Pardonnez-moi, mais il faut que ça sorte !
Adalbert continuait de s’amuser devant cette joute oratoire :
— N’oubliez pas tout de même sa réputation. Le grand expert en joyaux célèbres doit avoir ses entrées partout ! Je n’en obtiendrais pas autant.
— Oh, vous, c’est différent ! Mais vous devriez être aussi difficile à imiter.
Langlois avait suivi sans mot dire l’échange de balles. La conclusion s’imposa d’elle-même :
— Pourquoi n’aurait-il pas un sosie ? Il paraît que nous en avons tous, mais le temps nous manque pour les rechercher. Bon ! Assez plaisanté : la solution évidente, c’est M. Kledermann qui la détient : il emmène lui-même son gendre à Hever et tout rentrera dans l’ordre...
— L’ennui, c’est qu’il est en Amérique du Sud, mon beau-père, en train de traquer je ne sais quelle collection d’émeraudes... et que c’est vaste, l’Amérique du Sud !
— Mais il y a des moyens de communication ! Et d’abord dans quel État ? Brésil ? Argentine ? Colombie ? Et à moins qu’il ne s’enfonce dans la jungle amazonienne, un homme de ses dimensions ne se perd pas facilement ! Tôt ou tard, on va réussir à le joindre ! C’est ce à quoi je vais m’employer, rassura Langlois.
— Ce n’est pas le seul problème, coupa Aldo. Je vous rappelle qu’il y a aussi lady Ribblesdale. Elle s’est mis dans la tête non seulement que j’avais volé le Sancy de sa cousine mais que je l’avais volé pour elle, et quand vous m’avez envoyé Adalbert, elle était chez moi pour en prendre livraison !
— Quoi qu’il en soit, la seule vraie solution, c’est Kledermann !
Aldo avala d’un trait le verre d’armagnac qu’il avait réclamé, le reposa et soupira, amer :
— Cela ne changera rien au problème Ava, puisque maintenant c’est le Sancy qu’elle veut et pas un autre ! Il y a trop longtemps qu’elle l’envie à sa cousine !
— Et l’on s’en retourne au même point ! Où le chercher ?
L’œil du policier, simplement sérieux à son habitude, se chargea de lourds nuages :
— De toute façon, l’histoire d’Ava ne tient pas ! Elle est brouillée avec les gens d’Hever, d’après ce que j’en sais !
— Elle ne me l’a pas confié. Toujours est-il qu’elle venait récupérer le diamant... et le payer, d’ailleurs ! Détail qui m’a fort surpris. Ce qu’elle redoutait, c’est que la police le trouve quand elle viendrait perquisitionner chez moi.
— La police ? Quelle police ? La vénitienne ? Cela ne la regarde pas... tout au moins dans l’immédiat. Cependant, c’est pour vous mettre à l’abri que j’ai envoyé Vidal-Pellicorne. Il vaut mieux que vous ne restiez pas chez vous ! Pendant quelque temps !
— Je vais où, alors ? Ici ou chez Adalbert ?
Marie-Angéline brandit la hache de guerre :
— Vous êtes vraiment fatigué, Aldo ! C’est ici, la famille, il me semble ? On vous a appelé, vous êtes venu et, comme vous avez remis au commissaire principal les preuves de vos évolutions en Angleterre, il n’y a plus qu’à attendre et voir venir.
— Votre raisonnement est spécieux, ronchonna Adalbert. Je crois en faire partie de cette famille ?
— Mais vous n’êtes pas seul dans votre immeuble et on ne sait jamais qui peut s’y installer !
— N’importe comment, conclut Tante Amélie, cette affaire ne va pas durer des siècles ! Il va bien falloir que les Astor reconnaissent leur erreur et...
— Je crains que ce ne soit pas une erreur, mais bel et bien un coup monté, reprit Langlois. Pour moi, la question primordiale est de mettre la main sur le voleur. Qui a pu jouer avec tant de naturel le rôle de Morosini ? D’où sort-il, celui-là ? De votre famille ?
— Ma famille, vous la connaissez dans sa totalité ! Quant à mon père, si l’idée d’un enfant naturel vous effleure, c’est impensable ! Mon père n’a jamais aimé qu’une femme au monde : la sienne mais avec passion ! Avant qu’il ne disparaisse, assez tôt d’ailleurs, leur amour était presque devenu une légende et, en dépit du nombre de ceux qui l’ont aimée, la princesse Isabelle, ma mère, a repoussé toutes les demandes, souvent brillantes comme celle de lord Killrenan, afin de rester fidèle à son souvenir.
— Cela pourrait venir de plus loin ? hasarda Adalbert. Un cousin plus ou moins éloigné peut-être ? Les lois du genre...
Il aurait mieux été inspiré de se taire. Plan-Crépin lui sautait littéralement à la figure :
— Et quoi encore ? Sachez, monsieur l’insolent, qu’il n’y a jamais eu de bâtards dans la famille ! Notre sang est pur depuis...
— ... depuis les Croisades ? susurra Mme de Sommières. Cela fait quand même un bout de chemin ! Cela dit, assez déraillé ! La route a été longue pour les garçons et ils ont besoin de repos ! Vous nous restez à dîner, cher Langlois ?
— Ce serait avec joie et vous n’en doutez pas ! fit-il en se levant pour s’incliner sur sa main. Pour l’instant, essayez de vous détendre ! Tout le monde en a besoin ici ! Je vous tiendrai au courant !
En écoutant le bruit de ses pas décroître à travers les salons pour rejoindre le vestibule, Tante Amélie soupira :
— Heureusement qu’on l’a, celui-là ! C’est un vrai cadeau du Ciel !
En se retrouvant le lendemain matin en face de Guy Buteau, le vieux et charmant fondé de pouvoir d’Aldo, à la table du petit déjeuner, Lisa donna libre cours à la colère qui l’avait tenue éveillée toute la nuit, après avoir vu se fondre dans la lagune le sillage argenté du Riva emportant son époux et l’inusable Adalbert vers une aventure dont elle n’augurait rien de bon. En vérité, il ne manquait plus que les délires de cette Ava ! Aldo, parti visiter un client en Angleterre – client qui ne l’avait pas appelé ! – et, pris de court, au lieu de se trouver un hôtel ou une auberge confortable s’en allant demander l’hospitalité du château d’un ami de son père qui ne l’avait jamais vu, puis disparaissant dans les brumes du petit matin avec un joyau fabuleux qui ne devait tout de même pas être exposé, dans une quelconque vitrine, à la convoitise générale... Qui avait jamais entendu pareille ânerie ? Le plus incroyable étant qu’on l’ait « reconnu » et accueilli, alors qu’on ne l’avait jamais vu ailleurs que dans les colonnes de quelques journaux ! Il est vrai que, chez les Kledermann, chacun avait l’habitude de vivre largement indépendant des autres. Quant à l’invraisemblable Ava, débarquant toutes affaires cessantes et presque au lendemain du vol pour s’en faire remettre le produit, celle-là relevait de l’asile psychiatrique... ou alors ?
Guy, qui l’observait par-dessus le bord de sa tasse, regardait enfler la tempête. Il avait trop l’habitude des réactions d’un couple où il jouait les grands-pères suppléants avec talent et une entière affection pour supposer la reprise d’une vie quotidienne normale après un typhon de cette envergure.
Il sourit au beau visage soucieux dont, comme Aldo lui-même, il ne cessait d’admirer le teint parfait, les grands yeux d’un violet velouté, la somptueuse chevelure qui, alors qu’elle était née en Suisse, était une parfaite illustration du plus pur « blond vénitien » :
— Je suppose, dit-il, que vous n’avez pas beaucoup dormi ?
— Pas beaucoup, en effet ! J’ai surtout réfléchi !
— Et quelles sont vos intentions ? Conduire les enfants à Vienne chez votre grand-mère comme d’habitude ?
— Pas cette fois ! répondit Lisa. Grand-Mère envoie Josef, son majordome, pour les chercher...
— La bête noire d’Aldo ? sourit Buteau.
— Il n’en est pas moins dévoué et il leur inspire un « respect » salutaire.
— Quant à vous, vous comptez rejoindre Aldo ?
— Pas du tout ! Je pars pour l’Angleterre...
La surprise arrondit les yeux bleus du vieux monsieur :
— L’Angleterre ? Mais... pour quoi faire ?
Tout aussitôt il ajouta :
— Vous voulez voir les gens d’Hever Castle ?
— Non. Je veux à mon tour mener ma petite enquête. Aussi je vais demander l’aide de mon amie Mary Windfield et son hospitalité dans sa maison de Chelsea...
— Vous voulez aller chez lady Mac Intyre ?
— Non, Guy ! Et j’ai bien précisé Mary Windfield, ma meilleure amie et la marraine d’Amalia : le grand peintre ! Comme vous le savez, après le succès des portraits effectués aux Indes – celui de la vice-reine – et de deux ou trois autres personnalités, Mary est devenue célèbre et ne saurait donc aller s’enterrer à Peshawar où Douglas son époux est resté en poste...
— Ils ne doivent pas se voir souvent ?
— Cela ne les empêche pas de s’aimer toujours autant, et comme, malheureusement, Mary ne peut avoir d’enfants, elle peut se consacrer tout entière à son art. Je crois qu’à Londres elle connaît à peu près tout le monde... sans compter des relations plus qu’intéressantes ! Donc je vais chez elle !
— Vous en avez parlé avec Aldo avant son départ ?
— Non ! Dieu sait ce qu’il aurait trouvé à m’opposer comme arguments ! Autant qu’il me croie à Vienne.
— Mais si on vous cherche ? objecta Guy qui ne savait trop que penser de cette décision.
— Vous le saurez, vous, où je suis !
— Je suis très honoré, mais ni Mme de Sommières ni Mlle du...
— Plan-Crépin ? Je vais y réfléchir, mais sans doute oui. Elles sont loin d’être stupides et, surtout, elles savent se taire ! Sur ce, je vais préparer le départ des enfants !
— Et vous-même ? Vous comptez partir quand ?
— Dès que j’aurai reçu l’accord de Mary ! Je vais lui téléphoner et, comme elle travaille toute la journée, si ce n’est la nuit, je ne risque pas de la manquer...
Comme Lisa le pensait, elle n’eut aucune peine à atteindre son amie et il fut convenu qu’elle quitterait Venise par l’Orient-Express du jeudi relayé à Calais par un autre train qui la déposerait finalement en gare Victoria où, bien sûr, elle serait attendue. Cela lui laissait tout le temps de mettre de l’ordre à ses affaires, d’apprendre par un coup de téléphone plus ou moins ésotérique de Plan-Crépin que les voyageurs étaient arrivés à bon port et que, de ce côté-là, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ce fut moins facile d’embarquer les enfants habitués depuis toujours à la présence constante de leur mère, et il fallut palabrer un moment, surtout avec Antonio qui, en l’absence de son père, avait tendance à se prendre pour le chef de famille. Sous la crinière brune et bouclée du petit garçon logeait une logique bien à lui – bien qu’entièrement partagée par sa sœur et perpétuelle complice. Ainsi il détestait que l’on change quelque chose à un ordre établi depuis longtemps et, adorant sa mère, il refusait d’être séparé d’elle.
Aussi elle avait beau lui répéter qu’elle devait se rendre auprès de la marraine d’Amelia qui souhaitait l’avoir à ses côtés pour le vernissage de sa nouvelle exposition, Antonio renâclait :
— Emmenez-nous d’abord chez Bonne-Maman ! Vous irez après ! Si le vernis est sec quand vous arriverez, cela ne doit pas avoir beaucoup d’importance !
— Vernissage est une expression, mon chéri ! C’est ainsi que l’on appelle la fête d’ouverture d’une exposition, et Mary Windfield est un très grand peintre dont nous avons tout lieu d’être fiers...
— C’est ma marraine ! proclama Amelia, péremptoire.
— On le sait ! Ce n’est pas une raison de tout chambouler pour elle ! Même pour ta marraine, il n’y a aucune raison que Maman ne nous accompagne pas et...
La discussion se prolongeait sous l’œil amusé de Guy Buteau, et Lisa venait à se demander si elle n’allait pas « se fâcher ». Surtout, elle commençait à craindre l’effet que produirait l’arrivée de Josef en tant qu’escorteur, quand soudain les nuages d’orage se dissipèrent comme par miracle : la gondole de Zian – le gondolier-chauffeur – accostait doucement aux marches du palais afin d’y débarquer trois personnes : le redouté Josef, son air rogue, ses cheveux blancs et sa moustache à la François-Joseph, une femme qui devait être une femme de chambre et enfin une dame âgée, grande, mince et droite comme un i, ressemblant un peu à Mme de Sommières dont elle était la contemporaine, vêtue d’un long manteau d’astrakan noir et coiffée d’une toque à voilette assortie, dont la vue arracha aux deux gamins révoltés un double cri de joie :
— Bonne-Maman !
Plus que surprise car la comtesse Valérie von Adlerstein n’aimait guère à se déplacer, Lisa se précipita vers elle pour l’embrasser :
— Vous êtes venue vous-même ? Oh, Grand-Mère, comment vous remercier ?
— D’abord en nous faisant servir une tasse de café bouillant ! On gèle ce matin sur ta lagune, ma chérie ! Ensuite faire en sorte que tout soit en ordre pour que nous puissions prendre le Venise-Vienne via le Brenner qui partira à 3 heures de la gare de Santa Lucia, et, dès demain, nous rejoindrons Rudolfskrone... où j’ai pas mal de choses à régler. Cela me laisse le temps d’apprendre les raisons de ton soudain changement de programme ! J’espère qu’elles ne sont pas trop graves ?
— Je l’espère aussi et de tout mon cœur, comme vous devez vous en douter. En fait, je pense qu’il s’agit d’une cascade d’erreurs doublée d’une histoire de fous dont, pour une fois, j’ai l’intention de me mêler.
— Où est Aldo ?
— Parti pour Paris. Adalbert est venu le chercher... disons pour le mettre à l’abri, cela sur le conseil du commissaire principal Langlois. Mais ne restons pas là ! Le café doit déjà vous attendre dans le salon des Laques... et vous me direz pourquoi vous vous êtes imposé cette fatigue de venir en personne chercher la marmaille !
— Oh, cela, c’est simple. Tu m’as dit d’envoyer Josef les chercher.
— Et alors ?
— Pour t’éviter une révolution de palais ! Dieu sait que je ne mets nullement en doute le dévouement de mon vieux Josef... ni son caractère abrupt ! Et pas davantage l’antipathie qui existe entre ton époux et lui, antipathie qu’Antonio partage d’instinct, et je me doutais que tu allais avoir des problèmes. Alors j’ai trouvé plus pratique de me charger moi-même d’escorter la joyeuse bande. J’ai pensé que tu partirais plus tranquille. Au fait, où vas-tu ?
— À Londres, chez Mary, d’où je vous écrirai...
— C’est pour le moins inattendu. En temps normal, c’est Aldo qui disparaît pour une direction inconnue et une durée indéterminée. Cette fois, c’est toi ! Pourquoi ?
— J’ai pensé que, pour une fois, il ne serait peut-être pas inutile que je m’en mêle ! Avant d’épouser, Aldo j’ai été sa secrétaire particulière, je dirais presque son factotum pendant plus de deux ans.
Arrivée dans le salon des Laques où attendaient un plateau, des tasses et des viennoiseries, la comtesse Valérie adressa un sourire à chacun des deux portraits, ôta les longues épingles qui maintenaient sa toque de fourrure sur ses magnifiques cheveux argentés, posa le tout sur une tête de jeune faune qui ornait le coin d’une console, jeta son manteau sur un fauteuil et s’installa dans un autre avant de prendre la tasse que Lisa lui tendait :
— Bien ! À présent, raconte !
En pensant que Langlois était un vrai cadeau du Ciel, Marie-Angéline ne se trompait pas. Évidemment, le vol du Sancy associé au nom de celui qui était peut-être le plus grand expert européen, sinon mondial, en joyaux illustres avait de quoi émouvoir les foules, éveillant des échos divers, mais la presse toujours fermement tenue en main par le Quai des Orfèvres faisait preuve d’une certaine discrétion. D’abord, à moitié français, Aldo, surtout associé à Adalbert, égyptologue célèbre, avait trop souvent fourni aux journaux de la copie savoureuse. En outre, les problèmes anglais ne touchaient guère – sinon pour s’en réjouir ! – leurs ennemis héréditaires. Ensuite, le Sancy ayant fait partie pendant des siècles des Joyaux de la Couronne de France – volé de surcroît en 1792 dans les coffres du Garde-Meuble royal de la place de la Concorde reconvertie alors en place de la Révolution –, on avait tendance à considérer que sa vraie place n’était pas sur la tête d’une grande dame anglaise mais dans une vitrine au musée du Louvre. Donc, le prétendu voleur, jouissant d’un solide crédit de sympathie, pouvait s’accorder quelques jours de répit, au moins le loisir de soigner une bronchite revenue à la charge avec les intempéries qui régnaient alors sur la majeure partie de l’Europe.
Il n’en allait pas de même de l’autre côté du Channel, et Langlois ne cachait pas le souci que lui causait l’état de santé de son homologue anglais, le Chief Superintendant Gordon Warren, hospitalisé à la suite d’une blessure qui avait bien failli le tuer, reçue au cours d’un engagement particulièrement violent avec une bande organisée. Après avoir oscillé entre la vie et la mort pendant deux semaines, l’Anglais semblait engagé sur la bonne voie mais ne pourrait pas reprendre ses fonctions de sitôt. C’était donc son second, Adam Mitchell, qui le suppléait.
Or Warren connaissait la paire Aldo-Adalbert depuis des années. Il avait même travaillé plus ou moins avec eux et y aurait regardé à deux fois avant de lancer ses meutes sur les traces du prétendu voleur... ce n’était pas le cas de Mitchell qui en était resté à la guerre de Cent Ans et haïssait en bloc tout ce qui approchait la France de près ou de loin... à la seule exception de certains vins de Bordeaux dont il prétendait que le terroir avait appartenu à sa famille jusqu’à la bataille de Castillon en 1456, qui avait restitué définitivement l’Aquitaine à la Couronne de France.
De celui-là, Morosini n’avait pas à attendre la moindre compréhension, ni même d’enquête sérieuse s’il réussissait à mettre la main dessus. Il se retrouverait en prison sans avoir le temps de dire « ouf » !
Mary Windfield se déclara enchantée de recevoir son amie, d’autant plus que le vol du Sancy était la nouvelle à la mode, mais naturellement Lisa ne s’annonçait pas sous son nom réel. Suissesse d’origine, elle jouissait de la double nationalité et, en outre, elle avait conservé soigneusement le passeport au nom de Mina van Zelten qu’elle utilisait lorsqu’elle était la secrétaire d’Aldo. Il lui convenait toujours parfaitement mais, évidemment, elle avait décidé de renoncer aux vêtures délirantes – tailleurs largement passés de mode, énormes lunettes, etc., qui lui avaient si bien servi à dissimuler sa beauté –, se contentant de s’habiller normalement, ne conservant que les lunettes comme en portaient tous ceux qui en avaient besoin, un peu teintées tout de même.
Après le départ tumultueux des enfants et avant de quitter Venise, elle avait téléphoné à Zurich pour essayer d’en savoir plus sur le but du voyage sud-américain de son père, mais Birchauer, son secrétaire particulier, n’avait rien pu – ou voulu ! – lui dire :
— Vous savez comment est M. Kledermann, Mademoiselle Lisa, lui avait répondu cet homme de bien. Quand il est sur la piste d’un joyau exceptionnel, il se referme comme une huître.
— Il serait content de vous entendre le traiter d’huître !
— Façon de parler ! Vous connaissez trop votre père pour ne pas savoir la passion qu’il met quand il a en vue une collection ou une simple pierre rare, et je ne lui donne pas tort. Dans le monde des collectionneurs, les couteaux sont toujours plus ou moins tirés...
Il avait bien fallu que Lisa se contente de cela, bien qu’elle gardât la conviction intime qu’en cas de catastrophe on saurait de quel côté chercher.
En attendant, elle en était réduite aux conjectures qu’elle partageait avec Guy Buteau : tout ce que l’on savait était qu’il s’agissait d’émeraudes !
À Paris pendant ce temps-là, son époux achevait de remettre ses bronches en parfait état de marche et cultivait la mauvaise humeur à mesure que les forces lui revenaient :
— Voulez-vous me dire ce que je fais là ? explosa-t-il tandis qu’un soir, après le dîner, on rejoignait le jardin d’hiver où l’on se rendait le plus souvent pour prendre le café.
— Tu guéris ! Et en toute liberté ! Ce n’est déjà pas si mal pour un homme que recherche la police britannique ! constata Adalbert qui, naturellement, partageait le plus souvent la semi-captivité de son « plus que frère ».
— Mais je suis guéri ! La preuve, ajouta-t-il en allumant une nouvelle cigarette.
— Bon ! Disons que tu es convalescent ! admit Mme de Sommières avec bonne humeur. Ce ne sera pas la première fois !
— J’avais seulement à me remettre d’aplomb. Cette fois, c’est mon honneur et ma liberté qui sont en jeu. Vous devriez comprendre que c’est intolérable ! Un voleur, moi !
— Tu es déjà passé pour un assassin, fit remarquer Adalbert en versant dans un verre ballon une copieuse ration d’armagnac qu’il entreprit de réchauffer entre ses mains avant de l’offrir à son ami. Tu ne t’en portes pas plus mal ! Alors commence par boire ça ; tu te sentiras tout de suite beaucoup mieux.
— Mais ça va durer combien de temps ?
— Qu’est-ce que le temps ? émit Plan-Crépin qui avait entrepris de faire une réussite. Une vue de l’esprit, une...
— Si vous vous croyez réconfortante, coupa la marquise, vous commettez une lourde erreur ! Tiens ! Vous feriez mieux de lui tirer les cartes !
— Dans certains cas, nous nous y refusons ! protesta-t-elle en employant comme d’habitude le pluriel de majesté dont elle usait avec sa patronne et néanmoins cousine ! Il y a des moments où nous craindrions de dire des choses trop vraies ! ajouta-t-elle d’un ton dramatique.
— Si c’est cela, je vais me coucher et vous allez me faire la lecture ! Tenez, nous allons choisir À la recherche du temps perdu. C’est tout à fait dans le ton de votre philosophie de ce soir... et je ne connais rien de plus soporifique !
— Oh, non ! se rebella Aldo. Vous n’allez pas m’abandonner si vite ! Voyons, Angelina, vous qui débordez toujours d’idées brillantes, vous n’en trouvez pas pour me sortir de ce marécage ?
— Peut-être, mais la sagesse veut qu’avant de nous lancer dans on ne sait quelle aventure il faut encore un peu de patience. Au moins attendre ce que le cher Langlois pourrait avoir appris de nouveau. La dernière bêtise à faire serait, décidant n’importe quoi, de lui mettre des bâtons dans les roues !
— Cela coule de source ! ronchonna Aldo, mais j’ai tout de même un certain nombre d’amis en Angleterre et ils ne peuvent pas tous accepter cette idée insensée que je suis brusquement devenu un malfaiteur. À commencer par lord Allerton ! Vieil ami – je dirais presque vieux complice ! – avec qui j’ai partagé durant cinq ou six ans la même passion pour les bijoux Tudor. Il m’écrit... il m’invite même à passer deux ou trois jours chez lui. J’accepte en dépit de mes problèmes de santé et, le soir où j’arrive chez lui, non seulement il n’est pas là mais c’est tout juste si l’on n’entrebâille pas la porte pour m’apprendre qu’il s’est absenté subitement, appelé on ne sait par quel courrier mystérieux. Le tout sans même me laisser un mot d’excuses, alors que l’état de nos relations aurait voulu qu’au moins on m’offre le gîte et le couvert, ne serait-ce que pour cette nuit-là ! Vous savez la suite !
— Il est certain qu’avec Gordon Warren le mystère serait déjà élucidé, mais Warren est dans les choux...
— Jolie expression pour un ami gravement blessé ! remarqua Plan-Crépin, acerbe. Au fond, si l’on ajoute l’un à l’autre tous ces faits bizarres, cela ressemblerait assez à une conspiration !
— Contre moi ? Pour quelle raison ?
Adalbert se mit à rire :
— Doux innocent ! Quand on est un expert en joyaux célèbres sur deux ou trois continents, que l’on possède un palais, une fortune et une collection suffisamment importante pour éveiller les convoitises, j’en vois tout un tas, moi, des raisons, même si elles sont passablement tordues !
Elles allaient le devenir plus encore !
Quarante-huit heures plus tard, un bref coup de téléphone du Quai des Orfèvres relayant la presse britannique leur apprit que lord Allerton avait disparu le jour même du prétendu rendez-vous dont Sedwick, son majordome, jurait n’avoir jamais entendu parler :
— Ce qui est pour le moins étrange, d’après Langlois, puisque Aldo avait pu montrer l’échange de lettres qui en avait décidé. Toujours est-il que le vieux lord, parti dans la matinée pour une destination qu’il avait tenue secrète, n’était jamais reparu.
— Cela signifie que la chasse au Morosini est plus que jamais ouverte, conclut amèrement celui-ci, que si l’on met la main sur moi, je risque fort de me retrouver devant les juges d’Old Bailey... en grand danger d’être pendu !
— Et nous, pendant ce temps-là, on fera quoi ? On se tournera les pouces ? s’insurgea Plan-Crépin.
— Vous ferez des prières, ma chère Angelina, fit Aldo en lui caressant la joue. Des prières ! N’est-ce pas là votre spécialité ? Mais c’est surtout pour vous et cette chère maison que je me tourmente ! Je ne voudrais pas que l’on s’en prenne à vous !
— Je ne vois vraiment pas pourquoi ? protesta Tante Amélie. Ce Mitchell si hargneux ne va tout de même pas obliger le roi George à déclarer la guerre à la France !
— Et pourquoi donc ne pas recommencer la guerre de Cent Ans ! lança Adalbert qui survenait avec un paquet de journaux sous le bras. Pendant que j’y pense, comment te sens-tu ?
— Mieux que jamais ! Si je souffre de quelque chose, c’est de fureur et d’inaction !
— En ce cas, je crois que c’est le moment d’arranger ça !
— Ça veut dire quoi ?
— Reprendre le sentier de la guerre puisque guerre il y a ! J’ai deux à trois idées que l’on pourrait examiner.
— Je me disais bien qu’un jour ou l’autre nous allions en arriver là, mais je vous mets en garde : pas sans en avoir touché un mot à Langlois ! Son amitié m’est trop précieuse ! avertit la marquise.
— On n’a jamais dit le contraire.
— Vous, non, mais regardez donc Plan-Crépin ! Quand on a évoqué la guerre de Cent Ans, son nez s’est mis à frétiller. D’ici qu’elle se prenne pour Jeanne d’Arc, il n’y a qu’un pas...
Comme tous les ans, à Londres, le vernissage de l’Académie royale de peinture attirait les foules où se mêlaient véritables amateurs critiques et snobs de tout poil. C’était l’un des grands événements de la vie mondaine, inauguré trois heures plus tôt par la reine Mary et la princesse héritière Elizabeth. Cela ressemblait aussi à un parterre de fleurs, les approches du printemps ayant fait éclore sur la tête des femmes – par chapeaux interposés ! – une véritable floraison multicolore où le dédoublement des saisons n’avait pas grand-chose à voir : les giroflées de velours côtoyant les roses les plus épanouies et les chrysanthèmes plus ou moins dorés, les pensées et les cyclamens, les mimosas et les délicates fleurs de pommier. Seuls les glaïeuls et les roses trémières par trop encombrants échappaient à la floraison. Quelques douairières restaient fidèles aux plumes d’autruche en accord avec les hauts-de-forme des couvre-chefs masculins.
Non loin de chaque toile exposée, l’artiste, tout en bavardant avec l’un ou l’autre, tendait l’oreille pour saisir les commentaires, mais il était incontestable qu’un portrait semblait rallier tous les suffrages. Signé Mary Windfield, il était en effet magnifique.
Debout dans une sobre robe du soir en velours noir qui rendait pleine justice à son teint clair, à ses cheveux blonds qui s’argentaient et à ses beaux yeux bleus, un éventail de plumes blanches légèrement bleutées à la main, elle posait sur cette foule qui la regardait un regard sérieux – voire un peu triste ! – qui n’enlevait rien à son charme. C’était en outre une femme célèbre, lady Nancy Astor, première femme de l’Histoire ayant été élue à la Chambre des communes, ce que sa belle-sœur, l’insupportable Ava, jugeait hautement ridicule et qui de plus la haïssait.
La raison profonde n’avait rien à voir avec la politique, mais tenait tout entière dans le gros diamant dans la chevelure du modèle. Seul ornement d’une toilette qui, sans lui, eût été franchement austère : le Sancy !
C’était lui, surtout, qui attirait l’attention des invités. À lui seul, il concentrait la lumière de la grande salle et faisait l’objet des bavardages. Ce que l’on allait appeler « l’affaire du Sancy » venait en effet d’éclater et défrayait la majeure partie des conversations :
— Il paraît que son mari le lui a offert pour la naissance de son premier fils ! disait une dame en s’éventant avec le programme de l’exposition.
— Pour un cadeau, c’est un cadeau ! Moi, j’ai eu droit à une perle minuscule quand Walter est venu au monde ! D’après mon mari, je n’en méritais pas davantage pour avoir accouché d’un garçon qui ressemblait à mon père !
— Chacun fait selon ses moyens, fit l’autre, consolante.
L’auteur du portrait, occupée à signer l’un des programmes pour une admiratrice de quinze ans, retint un éclat de rire. Les quelques années qui avaient fait de Mary Windfield la plus célèbre portraitiste d’Angleterre ne l’avaient guère changée : sous une forêt de boucles blondes toujours plus ou moins en désordre, elle gardait le même visage rond et frais, les mêmes yeux noisette, le sourire moqueur et la spontanéité que par le passé, recevant les hommages et félicitations avec le même naturel et la même simplicité que lorsqu’elle était étudiante au Slade... Tout à l’heure, quand elle avait plié le genou devant la reine qui la félicitait, elle n’avait rien perdu de sa décontraction, et c’est tout juste si elle avait rougi quand la souveraine lui avait dit qu’elle aimerait qu’elle exécute le double portrait de ses filles Elizabeth et Margaret-Rose, en répondant que ses pinceaux et elle étaient aux ordres de Sa Majesté et qu’elle se rendrait à Buckingham Palace aux jours et heures qui lui seraient indiqués.
— Comment vas-tu faire ? murmura Lisa qui assistait avec un vrai plaisir au triomphe de son amie. Les demandes de portraits te tombent dessus de tous côtés ?
— Oh, c’était déjà comme ça avant, répondit Mary sans se démonter, mais la commande royale passe avant tout et, en outre, j’ai bien l’intention de trier !
— De trier ?
— Voyons, Lisa, tu dois bien te douter qu’il entre une bonne part de curiosité malsaine dans ce flot de commandes.
— Tu en as toujours beaucoup depuis le portrait de la vice-reine des Indes qui t’a propulsée au pinacle !
— Justement ! Priorité au rang, et mes visites au palais vont me permettre de repousser aux calendes grecques ceux qui comptent bien sur la longueur des séances de pose pour essayer de me tirer les vers du nez ! Je n’ai pas beaucoup d’illusions, tu sais ! Je suis peut-être la vedette de cette exposition, mais ce qui attire le plus d’intérêt de ces gens, c’est lui ! fit-elle avec un coup d’œil au diamant qui brillait comme une étoile dans la chevelure de lady Astor.
C’est à ce moment même qu’une nouvelle visiteuse pénétra dans la grande salle et rejoignit le groupe déjà agglutiné devant le portrait.
— Doux Jésus ! gémit Lisa en reculant derrière Mary comme pour s’en faire un paravent. L’insupportable Ava ! Que vient-elle faire ici ? Je l’ai eue sur le dos à Venise une journée entière et cela me suffit jusqu’à la fin de mes jours ! Quelle idée aussi Aldo a-t-il eue de promettre de lui dénicher l’un de ces joyaux historiques dont elle rêve !
— Il ne pouvait tout de même pas imaginer qu’un quidam s’aviserait de voler le Sancy et qu’elle en conclurait qu’il s’était mué en cambrioleur mondain pour lui donner satisfaction ! Il faut avoir l’esprit aussi dérangé qu’elle pour concevoir une idée pareille ! Quant à toi, tu aurais tort de te tourmenter ! Même si elle t’a contemplée une journée entière, cela m’étonnerait qu’elle te reconnaisse !
En effet, en faisant usage de sa double nationalité suisse, Lisa avait aussi changé d’aspect. Sans aller jusqu’à récupérer le « harnachement » délirant de Mina van Zelten, ses corsages de piqué blanc à cols montants et ses longs tailleurs évoquant irrésistiblement des cornets de frites, elle avait opté pour des tenues sobres, impeccablement taillées et non dépourvues d’élégance, mais sa somptueuse chevelure « vénitienne » qu’adorait son mari était resserrée en chignon porté le plus souvent sur la nuque, sous des toques ou des turbans étroits assortis à ses vêtements, les talons aiguilles de ses chaussures remplacés par les talons presque plats des escarpins que lui permettait sa mince silhouette, élancée et harmonieuse. Enfin, elle portait des lunettes d’écaille foncées à verres légèrement teintés. Quant au maquillage, il avait autant dire disparu. C’était au point que Mary, sa meilleure amie depuis l’enfance, avait hésité à la reconnaître quand elle était allée, la veille, l’accueillir à la gare Victoria.
— Néanmoins, ajouta-t-elle en voyant approcher l’indésirable Ava, si tu préfères rentrer, va m’attendre à la maison. J’en ai encore pour un bon bout de temps, mais au moins tu sauras ce que cette mégère a derrière le crâne en venant ici, sans risquer de te compromettre. Gertrude te fera une vivifiante tasse de thé !
Lisa retint une grimace. Elle avait pour la « tisane britannique » la même aversion qu’Aldo, lui préférant de beaucoup le merveilleux café italien chaleureux et velouté.
Au sortir de l’Académie royale de peinture, Lisa prit un taxi et se fit reconduire chez Mary Windfield. Bien que très officiellement mariée à Donald Mac Intyre, partageant quand il était en Angleterre l’appartement réservé à l’héritier, dans le vaste hôtel particulier de Portland Place de son père, le général Mac Intyre – sans oublier le château écossais ! –, elle avait choisi d’installer son atelier à Chelsea, le quartier artistique et déjà ancien de Londres correspondant à peu près pour des Français à un mélange de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés. Mary y avait acheté l’une des charmantes maisons de briques roses jalonnant Cheyne Walk, promenade longeant la Tamise... Sans imaginer un seul instant que l’une d’entre elles, la plus ancienne, celle qui, construite par Catherine de Bragance, avait abrité le peintre Dante Gabriel Rossetti, était devenue la propriété d’Adalbert Vidal-Pellicorne. Au moment de la découverte de la tombe de Toutankhamon, qui le mettait hors de lui, et las d’augmenter régulièrement la clientèle du Savoy, il y avait transporté ses pénates quand il voulait séjourner à Londres pour suivre les événements de plus près.
Cela, Lisa le savait parfaitement, puisque Aldo y avait sa chambre en permanence, mais Mary l’ignorait, trop prise par son art pour prêter la moindre attention à ce qui se passait dans son quartier. D’ailleurs, depuis la malencontreuse affaire de la Chimère des Borgia, qui avait pratiquement réduit à l’esclavage le pauvre Adalbert devenu passionnément amoureux de Lucrezia Torelli2 dont le charme et la voix égalaient la beauté, la duplicité et la méchanceté, l’avait brouillé avec Aldo et mené à deux doigts du suicide, le pauvre amoureux revenu à la réalité avait fermé sa maison londonienne après y avoir fait effectuer un récurage destiné à en effacer jusqu’à la moindre trace de ce qu’il considérait comme le drame de sa vie. Tout ce que Lisa en savait – via Aldo ! –, c’était qu’il ne l’avait ni louée ni revendue et, quand il arrivait à Aldo de se rendre à Londres pour une affaire quelconque, il avait repris ses habitudes au Ritz comme auparavant.
Pour en revenir à Mary, sa maison à elle se composait d’un vaste atelier, éclairé au nord où un divan confortable, deux fauteuils anciens dont l’un occupait l’estrade destinée aux modèles, quelques jolis objets et une gerbe de roses rouges dans une potiche chinoise posée à même le sol signaient la féminité de l’artiste. Quatre chambres, un salon, une salle à manger et une bibliothèque bourrée de livres d’art complétaient le territoire de Mary, sur lequel veillait Timothy, la cinquantaine, l’allure majestueuse s’entendant aussi bien à accueillir une altesse selon les lois du protocole qu’à expédier un importun avec toute l’efficacité nécessaire – et Dieu sait si la notoriété du « grand peintre » avait tendance à les attirer.
Deuxième personnage, Gertrude, dispensatrice de tasses de thé à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dont le talent de pâtissière faisait la joie des – rares ! – invités et de Mary elle-même. Enfin Mabel, la femme de chambre, trop fière d’être au service d’une artiste célèbre pour ne pas lui être entièrement dévouée. Une femme de ménage à la journée complétait le personnel.
La tasse de thé remplacée par un verre de whisky nettement plus roboratif, Lisa était plongée dans la lecture des dernières « critiques » parues, quand Mary revint, réclama un autre verre et se laissa tomber dans le fauteuil en face de Lisa :
— Je me demande si j’ai eu raison de te faire rentrer, soupira-t-elle après avoir vidé la moitié de son verre. L’Académie vient d’être le théâtre d’un événement inattendu.
— Pas difficile à deviner : l’insupportable Ava a encore fait des siennes ?
— Bien entendu ! Mais là, elle a trouvé à qui parler.
Toujours suprêmement élégante – il fallait lui reconnaître qu’elle savait s’habiller et mettre en valeur une beauté apparemment inusable ! –, Ava, après avoir jeté un coup d’œil à l’ensemble de l’exposition, s’était plantée devant le portrait de sa cousine qu’elle avait contemplé un instant avant de proclamer :
— Comment peut-on arborer l’un des plus beaux diamants de la terre avec une mine d’enterrement ? Le grand, le magnifique Sancy mérite autre chose que cette longue figure mélancolique. Il devrait briller au front d’une des plus belles femmes du monde !
— Le vôtre, par exemple ?..., lança dans la foule quelqu’un qui apparemment la connaissait.
Mais qui ne la connaissait pas ?
— Parfaitement ! Le mien ! Admettez que je saurais porter le beau Sancy avec infiniment plus de panache ! En dehors des têtes couronnées, les pierres illustres doivent être portées par les plus belles, et le beau Sancy...
— Ce n’est pas le beau Sancy ! Celui-là c’est le grand !
— Quoi ? Mais d’où sort-il, celui-là ?
Fendant la foule qui, amusée, s’ouvrait d’elle-même, un long jeune homme blond habillé visiblement par un tailleur réputé et portant monocle rejoignait Ava devant le portrait incriminé. En homme bien élevé, il la salua en inclinant la tête :
— Peter Wolsey !
Mary ajouta pour Lisa :
— L’Honorable Peter Wolsey, l’un des fils du duc de Cartland, passionné d’art et d’histoire, et l’un de mes plus chauds admirateurs ! Charmant garçon, sous son air empaillé ! J’avoue que je l’aime bien ! Il devrait te plaire ou tout au moins t’amuser !
— Je ne suis guère portée à l’amusement ces temps derniers, soupira Lisa, mais continue ! Tu en étais à : d’où sort-il celui-là ?
— Donc après s’être présenté, Peter expliqua qu’il tirait sa science des meilleurs auteurs de livres consacrés aux joyaux célèbres, ce qui lui permit de réitérer :
— Avec votre permission, je confirme, lady Ribblesdale. Ce diamant illustre est le grand Sancy mais pas le beau !
— Pas le beau ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Simplement qu’il y a deux Sancy : celui-là, 55 carats et des poussières, et un autre, nettement plus petit mais légèrement rosé et plus séduisant donc, le « beau Sancy ».
Cette logique évidente ne vint pas à bout de l’entêtement d’Ava :
— Et on le trouve où, celui-là ?
— En Allemagne, je pense, mais honnêtement, je n’en sais rien !
— Et il s’appelle Sancy, lui aussi ?
— Naturellement, puisqu’il appartenait à la collection Harlay de Sancy vers la fin du XVIe siècle. En dehors de cela, ils ont au moins un point commun : ils ont appartenu tous les deux aux Joyaux de la Couronne de France !
Ava, pas convaincue, repartit de plus belle :
— Si c’était vrai, il a dû être reproduit en peinture et il devrait y avoir quelque part un portrait d’une princesse ou d’une reine ?
— Il y a ! affirma-t-il, imperturbable. La femme d’Henri IV, Marie de Médicis, qui était folle de joyaux, l’a acheté en 1604 pour 20 000 écus d’or – alors qu’il en valait plus du double – et, en vue de son couronnement en 1610, l’a fait monter sur le haut de sa couronne ainsi que l’atteste le portrait de Pourbus. Il lui a porté bonheur : dès le lendemain, son époux était assassiné par Ravaillac et elle se retrouvait régente pendant la minorité de son fils, le petit Louis XIII... sous la férule de l’affreux Concini.
— C’est un puits de science, ton Peter ! remarqua Lisa, et comme il n’a pas l’air de porter Ava dans son cœur, j’aurais aimé qu’Aldo le connaisse ! Comment cela s’est-il terminé devant le portrait ?
— Comme cela se termine selon les critères personnels d’Ava : elle a tourné le dos à Peter en haussant les épaules et elle a quitté l’exposition. Quant à Peter... je crois bien que le voilà et que tu vas pouvoir faire sa connaissance...
— Pour aujourd’hui, j’aime mieux pas. J’ai besoin de réfléchir et je ferai sa connaissance une autre fois... En attendant, tâche d’en savoir un peu plus sur cet autre Sancy !
Mary ouvrit de grands yeux :
— Tu es la femme d’Aldo Morosini, dont tu as été la secrétaire pendant plus de deux ans, la fille de Moritz Kledermann et tu demandes ça ? Mais tu devrais en savoir plus long que Peter et moi réunis ?
— Eh bien, non, tu vois ! Je n’ai jamais partagé – ni même compris ! – leur passion pour ces scintillants cailloux qui les font galoper d’un bout à l’autre de la planète sans que l’on sache jamais comment cela va finir ! Je leur ai toujours préféré les beaux objets anciens...
— Tu ne me feras pas croire que tu n’aimes pas les bijoux ! Tu en as de magnifiques !
— Oui, mais ce sont les miens, faits pour moi ! Aldo sait très bien que je déteste l’idée de porter des pierres séculaires dont la plupart ont trempé plus ou moins dans le sang ! D’ailleurs, lui non plus n’aimerait pas !
Elle eut juste le temps de se retirer. Un instant plus tard, Timothy introduisait Wolsey qui, après avoir salué son amie et jeté à la pièce un regard circulaire, recoinça son monocle qui venait de tomber :
— On dirait que j’ai mis en fuite votre charmante amie ? fit-il en s’installant dans un fauteuil après avoir pris grand soin du pli de son pantalon.
— Quelle charmante amie ?
— Celle qui vous accompagnait tout à l’heure à l’Académie royale ! J’aurais beaucoup aimé lui être présenté !
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas ! Elle me rappelle quelqu’un...
— Si c’est cela il fallait nous rejoindre avant de vous lancer dans votre joute oratoire avec l’inoubliable Ava ! Mais puisque Mina...
— Elle s’appelle Mina ?
— Mina van Zelden. Elle est...
— Hollandaise ?
— Non. Suissesse ! Et avant que vous ne posiez d’autres questions que je sens venir, je vous confierai que, si elle s’est autant dire réfugiée chez moi, c’est parce qu’elle vient de subir une épreuve pénible...
— Comme toutes les épreuves ! Vous en connaissez, vous, qui ne soient pas pénibles ?
Le joli visage de Mary rougit brusquement :
— Peter, mon ami, si vous avez l’intention de poursuivre votre interrogatoire, je vous sers le verre de l’amitié et je vous mets à la porte !
Il prit une mine navrée :
— Vous n’allez pas faire ça ?
— Si... Non ! s’écria-t-elle aussitôt. Autant que mon whisky serve à quelque chose, et puisque vous voilà, parlez-moi donc de ce « beau Sancy » que vous venez de nous sortir et qui sera demain dans tous les journaux. D’où le tirez-vous ?
— Mais de l’Histoire, ma chère Mary ! Vous savez combien elle me passionne, et l’effarante affaire de ce pauvre Morosini – l’expert par excellence ! changé soudain en voleur de grands chemins – a tout de même de quoi faire réfléchir !
— Vous y croyez ? émit Mary avec l’ombre d’une menace dans la voix.
— Alors que vous êtes la marraine de sa fille et que, moi, je suis votre ami et admirateur inconditionnel ? Je ne suis pas fou ! Mais revenons-en aux Sancy grands, beaux, ou quel que soit le nom qu’on leur donne...
— Il y en aurait d’autres ?
— Ayant appartenu à Nicolas de Harlay et portant son nom, ce sont les seuls, même s’ils ont fait partie d’une collection de dix-huit diamants presque aussi admirables appelés les Mazarins pour une raison évidente. Mais revenons-en à celui qui a si fort perturbé votre vernissage. Ce dont je vous demande bien pardon.
— Vous dites qu’il a appartenu à Marie de Médicis, donc aux Joyaux de la Couronne de France...
— Oh mais non ! À cette affreuse bonne femme seulement ! Chassée par son fils Louis XIII après avoir pratiquement réduit la France à la ruine ou peu s’en faut, elle est allée mourir à Cologne en 1642, quasi dans la misère en dépit du véritable trésor qu’elle avait emporté. Ce Sancy-là a été vendu à Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, Stathouder de Hollande, et il est resté dans sa descendance pendant une soixantaine d’années. En 1702, Frédéric III de Hohenzollern en a hérité. Celui-ci est devenu le premier roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier – en 1701 et jusqu’à l’abdication de l’empereur Guillaume II à la fin de la dernière guerre –, et le diamant a fait partie des Joyaux de la Couronne de Prusse.
— Et maintenant, où est-il ?
— Ça, j’avoue que je n’en sais rien... et que cela m’agace, mais je suppose qu’il doit être en Allemagne quelque part au fond d’un des anciens châteaux ou palais impériaux. La famille n’est pas éteinte, vous savez !
Il y eut un petit silence que Wolsey employa à vider son verre et à absorber la moitié de celui que Mary lui versa aussitôt pour le remercier de sa demi-conférence, tout en remarquant :
— Votre intervention va faire couler beaucoup d’encre et vous devez en être conscient.
— Mais je l’espère bien ! Je déteste lady Ava. Sa suffisance, sa sottise – et même sa méchanceté parce qu’elle n’en manque pas ! – m’insupportent. En revanche, j’aime bien lady Nancy ! Une vraie grande dame, et elle porte son magnifique diamant avec toute la grâce et la noblesse convenant à une pierre de cette importance. À ce propos, d’ailleurs, votre portrait est une merveille !
— Pour en revenir une dernière fois à ce que j’appellerai le Sancy II, comment se fait-il que vous ne sachiez pas où il se trouve ? C’est vaste l’Allemagne, mais existe-t-il quelque chose de trop grand pour votre curiosité ?
— Trop grand non, mais peut-être trop dangereux ! Vous avez déjà entendu parler d’un certain Hitler ?
— Entendu parler ? Mais la terre entière doit entendre ses braillements.
— De toute façon, ce n’est pas cela qui m’intéresse, mais ce qu’a bien pu devenir le diamant de Nancy. L’affaire Morosini ne tient pas la route... Et, à ce propos, vous n’avez pas pu réaliser ce superbe portrait sans connaître lady Nancy à fond ?
— Je crois, oui... et alors ?
— Comment a-t-elle pu se laisser abuser par un quidam se faisant passer pour le bel Aldo ? Il est assez connu pourtant, celui-là, et il ne doit pas exister énormément de copies conformes ?
— Oh, c’est tout simple : il y avait une séance à la Chambre des communes et elle n’était pas à Hever Castle. C’est son mari qui l’a reçu, et lui a marché à cent pour cent ! Pensez donc ! Le gendre de son grand ami Kledermann, l’expert mondialement connu qui venait frapper à sa porte ! Il n’y a vu que du feu. J’ajouterai, par parenthèse, qu’il n’est pas follement intelligent ! Ce qu’il a fait de mieux dans sa vie, c’est de tomber amoureux de Nancy, de réussir à l’épouser et de lui offrir ce fantastique diamant ! Un sacré gage d’amour, vous ne pensez pas ?
— Pourquoi n’as-tu pas voulu le voir ? reprocha doucement Mary quand Peter Wolsey eut tourné les talons. Il est un peu bizarre, j’en conviens, mais c’est un très gentil garçon en dépit de son air snob et de son monocle !
— Finalement, je n’en sais rien. Je ne suis pas tout à fait normale, en ce moment, je me tourmente tellement pour Aldo !
— Ce n’est pas la première fois ! Chaque fois qu’il se lance sur la trace de bijoux disparus, d’après ce que tu m’écris ! J’admets que cette affaire soit peu ordinaire, mais cela devrait s’arranger sans trop de difficultés : il suffit que ton père reparaisse...
— À condition de savoir où il est... et ça peut durer longtemps !
Mary versa un doigt de whisky dans un verre et le tendit à Lisa :
— Tiens ! Bois ! Ça te remontera le moral ! Pendant ce temps, je vais aller chercher quelque chose que je pensais t’offrir pour ton anniversaire, mais je crois qu’il vaut mieux que je te le donne maintenant ! On va le mettre dans ta chambre et il te tiendra compagnie en attendant des jours meilleurs !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu sais qu’Aldo a toujours refusé de se laisser « disséquer » par moi. Comme par tous mes confrères !
— Il estime qu’il y a sur nos murs bien suffisamment de Morosini qui ont compté au cours des siècles. Il y a même moi depuis un an dans son bureau. Ça inclut les photographies. Rien ne l’agace tant que de se rencontrer dans une colonne de journal...
— Tu ne seras pas obligée de le lui montrer, au moins tu auras son effigie pour te tenir compagnie quand il ira galoper je ne sais où en compagnie du cher Adalbert...
— Le savoir avec lui est la seule chose qui me rassure un peu ! Cela dit, viens que je t’embrasse ! Non seulement tu es un grand peintre mais en plus tu es un amour !
Mary disparut et revint presque aussitôt, tenant à la main l’une de ces valises plates et rigides spéciales pour le transport des tableaux, la posa sur le divan et l’ouvrit : elle était vide...
La surprise laissa d’abord les deux femmes sans voix, mais les stupeurs paralysantes ne faisaient pas partie du caractère énergique de Mary. L’instant suivant, la maison retentissait des échos de sa colère : on avait osé voler chez elle, dans sa propre chambre, l’une de ses œuvres, ce qui s’était déjà produit deux ou trois fois chez ceux de ses amis qui avaient posé pour elle, mais cette fois il s’agissait d’un cadeau pour sa plus chère amie dont elle se promettait une vraie joie le jour où elle le lui remettrait. Seul Timothy, ayant servi jadis chez les Windfield, avait suffisamment d’empire sur lui-même pour laisser passer l’orage.
Les coups de tonnerre ayant tendance à s’éloigner, il se contenta de questionner :
— Et maintenant, que faisons-nous ? On prévient la police ?
— Si Gordon Warren était encore à son poste : sans hésiter, mais l’affreux Mitchell ne mettra jamais les pieds chez moi et...
Elle se tut soudain, le temps d’allumer une cigarette et d’un tirer quelques bouffées. Ce qui permit à Lisa de murmurer :
— On ne t’a rien volé d’autre ?
— Absolument rien ! Le compte est vite fait ! À l’exception de quelques toiles que j’ai peintes pour mon plaisir personnel, dès qu’un portrait est terminé, il est livré à celui ou celle qui l’a commandé, et une toile blanche vient prendre sa place.
Le grand chevalet supportait en effet une toile de belles dimensions, plus haute que large, où s’esquissaient les traits hautains d’un homme déjà âgé, encore très beau – Mary ne portraiturait jamais que des gens qui lui plaisaient ! – dont tout laissait supposer qu’il était écossais...
— Il est magnifique ! Qui est-ce ? s’enquit Lisa.
— Un très grand seigneur : le duc de Gordon ! Et il va falloir que je me dépêche pour l’achever avant de nous transporter, mes pinceaux et moi, à Buckingham Palace ! Il est superbe, ainsi que tu peux t’en rendre compte, mais comme il n’est pas jeune, la reine a bien voulu m’accorder le temps de l’achever avant de m’attaquer à ses gamines ! En attendant, cela ne nous dit pas qui a osé venir me cambrioler ni pourquoi ?
— Je me demande, fit Lisa, songeuse, si ce vol ne serait pas l’un des nœuds de cette vilaine affaire ?
— Que veux-tu dire ?
— Que ce ne doit pas être facile de se faire passer pour Aldo, que tes œuvres ont le double mérite d’être ressemblantes – ô combien – mais aussi de chercher plus loin que les apparences, et sans aller jusqu’à fouiller jusqu’à l’âme... Je me demande même si ce n’est pas pour ça qu’Aldo n’a jamais voulu poser pour toi...
— C’est le plus beau compliment que tu puisses me faire, mais cela n’explique pas que n’importe quel quidam ait pu se faire passer pour un homme de cette envergure.
— Il existe bien des faux-monnayeurs ! La pègre londonienne, comme toutes les autres d’ailleurs, doit sans doute receler quelques artistes inconnus capables de transformer un visage de façon suffisamment convaincante. Surtout pour quelqu’un qui ne l’a jamais rencontré !
— Tu parles comme un livre ! En attendant, où chercher puisque la police n’est pas franchement de notre côté ?
— On pourrait peut-être soumettre – discrètement ! – le problème à Paris ? Le commissaire principal Langlois, outre qu’il a noué des liens d’amitié avec ce pauvre Warren, est un très grand flic. Il pourrait au moins être de bon conseil ! Il vaudrait peut-être mieux que je fasse un saut à Paris ? D’autant que, jusqu’à présent, ma présence ici ne s’est pas révélée d’une grande utilité !
— Ça, ce n’est pas gentil ! Et moi dans tout ça ? Je suis si contente de t’avoir...
Dans les heures qui suivirent, on fouilla la maison de fond en comble sans parvenir pour autant à découvrir le moindre trou par lequel le portrait avait pu être subtilisé. La petite maison de Chelsea était mieux gardée qu’une forteresse. Quand Mary travaillait, il était hors de question de la déranger pour quelque raison que ce soit, et, quand elle n’était pas là, le solide Timothy, Gertrude et Mabel montaient une garde farouche, trop fiers d’être au service d’une artiste de si belle réputation. Le vol qui venait de se produire les atteignait au plus sensible de leur fierté...
Parmi les amis de Mary, un seul jouissait d’un statut à part, encore que ce fût le moins évident : l’Honorable Peter Wolsey, son élégance « officielle », son air empaillé et son monocle avaient droit à toute leur considération. À la surprise de Lisa, qui constata qu’il était le seul dans la confidence.
— Tu ne le connais pas, lui assura Mary, et je sais que les sympathies ne se forcent pas, mais j’ai en lui une confiance absolue. Je crois que tu comprendrais mieux si tu avais l’occasion d’aller chez lui et de jeter un coup d’œil au portrait que j’en ai fait et qui décore une bibliothèque des plus imposantes.
Rappelé en urgence par téléphone – et cette fois, il fallut bien que Lisa se résigne à une présentation en règle bien qu’elle le trouvât toujours aussi agaçant ! –, l’Honorable Peter Wolsey accourut mais, cette fois, flanqué de Finch, long personnage encore plus compassé que lui, qui à son rôle normal de valet de chambre joignait une culture certaine et des talents d’enquêteur récoltés au printemps de sa jeunesse quand il ambitionnait de faire carrière dans la police. S’il n’y était pas resté, c’est que le milieu ne convenait pas à un garçon élevé dans l’atmosphère un rien solennelle mais raffinée d’un château ducal. Il avait connu l’Honorable Peter tout jeune à son retour d’Oxford, les connaissances qu’ils avaient développées en histoire et même en criminologie les avaient réunis, et Finch était devenu l’indispensable doublure de son jeune maître.
Quand, à sa suite, il fit son apparition chez Mary, il transportait dans un grand sac un assortiment d’objets variés dont certains auraient pu intéresser un cambrioleur et fait lever un sourcil surpris aux gens de Scotland Yard, sans oublier une trousse contenant une sorte de laboratoire en réduction.
Le couple s’empara de la maison avec l’assentiment plein et entier des occupants et entreprit de la passer au peigne fin.
En attendant, le mystère restait entier...
Deux jours plus tard, alors que Mary et son invitée prenaient le thé dans le petit salon Regency où l’artiste aimait se prélasser après une fatigante journée de travail, des éclats de voix se firent entendre dans le vestibule, et Timothy, visiblement hors de lui, fut finalement propulsé dans l’agréable pièce dont l’ambiance sereine ne résista pas. Il n’eut même pas le temps de s’expliquer, juste celui de bredouiller :
— La... lady Ribblesdale !...
La terreur était déjà là. Tout de suite, Mary fut debout, tandis que Lisa s’écartait de la zone éclairant la table à thé pour rejoindre l’abri d’un paravent.
— Sortez ! ! ordonna Mary. Qui vous permet de forcer ma porte ? Et vous, Timothy, pourquoi l’avoir laissée entrer ?
— Que faire d’autre ? Je ne peux tout de même pas user de violence avec une dame ?
— Oh, n’en faites pas toute une histoire, Mary Windfield ! Je veux seulement vous montrer quelque chose qui peut vous intéresser !
— Quoi ? Mais faites vite !
— Ça !
Sous son bras, Ava portait un carton à dessins de dimensions moyennes et en tira une feuille de papier fort qu’elle lui mit sous le nez.
Mary connaissait trop ses classiques pour ne pas reconnaître d’un coup d’œil le visage antipathique de la reine de France, Marie de Médicis, en costume de sacre. La femme était laide mais l’ensemble fastueux et, surtout, au sommet de la couronne portée en arrière sur un épais chignon, un magnifique diamant d’une teinte légèrement dorée brillait de tous ses feux. Le doigt savamment manucuré d’Ava Astor était déjà pointé dessus :
— Voilà le portrait dont parlait l’autre jour ce jeune imbécile à votre vernissage, et voilà donc ce qu’il appelle le « beau Sancy »...
— Il ne doit pas être le seul à l’appeler ainsi, et moi, je voudrais savoir pour quelle raison vous m’apportez ça ?
— Pas difficile. Je veux que vous fassiez mon portrait avec cette pierre dans mes cheveux !
— Il n’en est pas question !
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— D’abord parce que je n’en ai ni l’envie ni le temps, et ensuite parce que cela n’intéressera personne !
— Et pourquoi donc pas le voleur d’Hever Castle ? Quand ce cher Morosini pourra supposer que je possède celui-là, il comprendra que je veuille aussi la paire et qu’aucun autre diamant ne saurait me convenir ! Il m’avait promis un diamant qui puisse faire concurrence au Sancy, et, là-dessus, il a la bonne idée d’aller s’emparer de l’original. Et voilà que j’apprends qu’il y en a deux ? Alors il me faut les deux ! vous comprenez ?
— Pas du tout ! Sinon que vous perdez l’esprit. Vous est-il seulement venu à l’idée que, si l’on arrête Morosini que vous accusez si allègrement, la première chose que l’on fera sera de le boucler en prison, ce qui ne vous donnera pas le « grand Sancy »... et que vous pourriez aller le rejoindre !
— Moi ? clama Ava. Et pourquoi ?
— Parce que ce Sancy-là possède un propriétaire légitime, martela Mary en tapant du doigt sur la reproduction. Je ne sais pas qui il est – sinon un prince allemand de sang impérial – ni où il se cache, mais, comme tous les détenteurs de trésors – collectionneurs ou non –, il doit être extrêmement jaloux de sa collection, et en admettant que j’accepte de réaliser ce portrait délirant que vous me demandez, il pourrait bien porter plainte contre vous pour vol ! Si ce n’est contre moi !
— Vous rêvez ! Puisqu’il l’a chez lui...
— Ce dont on n’est absolument pas sûrs ! Depuis l’abdication de Guillaume II, on sait – du moins certains le savent, rectifia-t-elle en songeant à Peter – que ses joyaux ont été dispersés mais pas par voie officielle, c’est-à-dire aux enchères, et que le petit Sancy doit être quelque part sans que l’on puisse préciser où, sauf le propriétaire ! Quelle aubaine s’il reparaissait tout à coup sur votre noble tête ! Là, vous auriez quelque peine à déclarer qu’Aldo Morosini l’a volé pour vous. Même avec les talents qu’on lui connaît, il n’a pas le don d’ubiquité !
Peu habituée à prononcer de si longs discours, Mary empoigna la théière et s’en versa deux tasses qu’elle avala coup sur coup avant de conclure :
— Et maintenant, si vous aviez la bonté de me laisser travailler ? Timothy, veuillez raccompagner lady Ribblesdale... et veiller à ce que la chaîne de protection reste en place jour et nuit jusqu’à nouvel ordre !
Un léger éclat de rire salua la sortie d’Ava. Mary leva les yeux et découvrit Lisa assise sur la dernière marche en haut de l’escalier qui reliait le petit salon à l’atelier :
— Qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais dans ta chambre ?
— Eh bien, non, tu vois ! Tout à l’heure, quand cette femme a fait irruption, je me suis glissée derrière le paravent et suis remontée silencieusement jusqu’ici ! Avoue que cela aurait été dommage de manquer un tel morceau de bravoure ! Si Aldo n’était pas impliqué dans cette vilaine histoire jusqu’au cou, j’aurais plutôt tendance à la trouver amusante !
— Vraiment ? Cette femme est un vrai poison...
— Ce n’est pas une nouvelle, émit la voix nonchalante de Peter Wolsey dont la partie inférieure élégamment vêtue d’un pantalon rayé et de souliers cirés à miracle sous des guêtres de daim gris venait d’apparaître sur la marche où Lisa était assise.
— Mais d’où sort-il, celui-là ? protesta celle-ci, indignée, en se poussant suffisamment pour que Sa Seigneurie pût achever son apparition.
— Elle a raison, fit Mary, suffoquée. Comment êtes-vous entré dans mon atelier ?
— Par le toit de la maison voisine. On y accède très facilement par l’escalier extérieur qui sert à l’entretien convenable d’un monument historique sans pénétrer à l’intérieur pour un oui pour un non. L’entrée en est astucieusement dissimulée par la masse de lierre où s’appuie la statue de Thomas More.
— Cela n’explique pas comment vous avez pu pénétrer dans l’atelier ? insista Lisa que ce garçon agaçait décidément.
Il lui offrit un sourire indulgent avant de s’asseoir paisiblement à côté d’elle sur la marche revêtue d’un tapis vert :
— Je voulais seulement vérifier une idée qui me trottait dans la tête depuis que l’on vous a volé un portrait, Mary dear ! Même un format réduit, cela ne peut s’envoler tout seul. Il y faut de l’aide, votre voleur a fait tout bêtement un trou dans votre toit ! Oh ! Très bien fait avec beaucoup de soin, par quelqu’un qui doit connaître son métier, mais pas suffisamment pour tromper les moyens d’investigation de Finch !
— Il est là-haut, lui aussi ? demanda Mary.
— Non. Dès l’instant où il avait découvert le pot aux roses, je pouvais le faire seul. Ma chère Mary, il n’y a aucun doute et je suis formel : on a descellé l’une des verrières qui donnent une si belle lumière à votre atelier. Une petite, juste assez pour laisser entrer quelqu’un de petit, de mince et un tableau moyen – votre lord Gordon ne risque pas de s’envoler ! Après quoi, on a soigneusement tout refermé, tout rescellé, et l’on est reparti par le lierre de ce pauvre Thomas More !
— Mais le portrait n’était pas dans l’atelier ?
— Il a bien dû y être à un moment ou à un autre, ne fût-ce que quand vous l’avez peint. Donc on savait qu’il existait ! Quand on peut se promener sur un toit, cela ne doit pas être difficile d’observer ce qui se passe en dessous. Surtout chez une artiste passionnée telle que vous !
— Sans doute, mais c’est dans ma chambre qu’il a été volé !
— Vous en être sûre ? Quand l’avez-vous mis dans cette boîte ?
— Oh, cela fait déjà un moment ! J’ai dû l’emballer il y a... disons trois semaines.
— Et vous l’avez descendu immédiatement ?
— Non. Rien ne pressait ! Je ne devais l’emporter que le mois prochain. Je ne l’ai descendu chez moi que lorsque mon amie Mina m’a prévenue qu’elle arrivait...
— Ce qui veut dire, selon moi, que cette vilaine affaire a dû être préparée soigneusement et peut-être de longue date. Le voleur a dû se donner tout le temps d’étudier ce beau visage, mais comment il a réussi à lui ressembler au point d’abuser...
— ... quelqu’un qui ne l’a jamais vu de près et qui a su profiter d’une absence de lady Nancy, cela ne doit pas être insurmontable !
— Ce qui l’est, remarqua Lisa, amère, c’est comment faire pour le retrouver. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !
Peter sortit un étui à cigarettes – en or armorié ! – de sa poche et l’offrit ouvert à sa voisine de palier qui en accepta une.
— Connaissez-vous une pièce de théâtre appelée Docteur Jekyll et Mister Hyde ? On en a même fait un film !
— Je ne vais pas beaucoup au théâtre et encore moins au cinéma !
— On y assiste à la transformation d’un homme plutôt beau en véritable monstre, et vice versa. Finch qui a servi jadis dans la police connaît parfaitement ce monde-là. Il va s’en occuper.
— Le plus simple, soupira Lisa, serait évidemment de retrouver m... le banquier Kledermann, mais il est parti au diable !
Peter Wolsey lui offrit son plus beau sourire en demi-lune :
— C’est un trop important personnage pour se déplacer sans laisser de traces. Les ambassades et les consulats sont là pour veiller sur eux. En principe, tout au moins.
— Quand on possède une telle fortune, on fait à peu près ce que l’on veut ! intervint Mary. Songez, Peter, qu’il a son avion personnel !
— Personne n’a encore réussi à traverser l’Atlantique Sud en aéroplane ! remarqua sévèrement l’Honorable Peter Wolsey. Alors il a bien dû faire comme tout le monde : prendre le bateau ! Ce n’est pas votre avis... princesse ? ajouta-t-il en se penchant vers Lisa.
Jamais Marie-Angéline n’avait eu si froid ! En plus, il neigeait. Aussi, à peine rentrée de sa messe de 6 heures à Saint-Augustin s’était-elle ruée à la cuisine pour avaler une tasse de café bouillant avant de monter rejoindre Mme de Sommières dans sa chambre afin d’y commenter les nouvelles du matin. Tout en avalant son « jus de fournaise », elle jetait un coup d’œil rapide à la presse anglaise que, depuis le drame, elle achetait ponctuellement au kiosque près de l’église.
Soudain, elle s’étrangla, posa sa tasse, chercha un peu d’eau, l’ingurgita, n’en finit pas moins son café pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas puis, ne gardant qu’un seul journal, quitta la cuisine en courant, escalada l’escalier sans respirer et déboucha finalement dans la grande chambre où Louise, la vieille camériste de la marquise, déposait un plateau sur les genoux de la vieille dame.
— Bonjour, Plan-Crépin ! fit celle-ci. Comment se fait-il que vous ne déjeuniez pas avec moi ? Il y a déjà un moment que je vous ai entendue rentrer ! Vous avez fait assez de bruit pour ça !
— Je vous en demande bien pardon, mais j’étais tellement gelée que je me suis arrêtée à la cuisine pour boire quelque chose de chaud. En même temps je lisais cet article !
Du doigt, elle désignait une photo occupant la largeur de deux colonnes traitant du vernissage des dernières œuvres de la grande portraitiste Mary Windfield, à l’Académie royale de peinture. La photo représentait l’artiste s’entretenant sur le mode souriant avec Sa Majesté la reine Elizabeth3.
— C’est toujours un événement, commenta la marquise. Mary est décidément peut-être la meilleure portraitiste de sa génération ...
— Ça on le sait ! coupa Plan-Crépin dont l’émotion gommait quelque peu la bonne éducation. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la jeune femme qui est derrière elle, légèrement en retrait dans l’ombre !
N’ayant pas l’habitude d’aller se coucher avec ses sautoirs et autres face-à-main, Mme de Sommières chercha ses lunettes sur sa table de chevet et en chaussa son nez, fronça les sourcils, les ôta, refronça les sourcils et finalement les remit avant de déclarer :
— On dirait Lisa !
— Il n’y a pas de on dirait : c’est bien elle ! J’en mettrais ma main au feu !
— Vous seriez bien avancée après : mais qu’est-ce qu’elle peut faire là-bas ? Aldo n’en a pas parlé.
— Probablement parce qu’il ne le sait pas. En d’autres circonstances, ce serait moins surprenant : Mary est sa meilleure amie et il serait normal qu’elle ait voulu la féliciter. D’autant que le portrait qui orne le bureau d’Aldo depuis l’année dernière est une pure merveille, mais qu’elle y soit allée en ce moment ? Cela ne me paraît guère la place de la princesse Morosini.
— Mais ce n’est pas la princesse Morosini, assura Marie-Angéline. Elle ressemblerait plutôt à la défunte Mina van Zelten... en plus élégant tout de même. L’original aurait attiré par trop l’attention et je ne vois pas Mary s’afficher avec une pareille caricature : ce que je voudrais savoir, c’est si Aldo est au courant ?
— J’en serais fort surprise. L’Angleterre est un pays plus que malsain pour la famille, ces temps-ci. De toute façon, il le lui aurait interdit !
— Aldo, interdire quelque chose à Lisa ? Ce serait nouveau ! Si Lisa est allée à Londres, c’est sans sa bénédiction. Mais je suis certaine que c’est elle. Et je peux toujours téléphoner à Rudolfskrone... en demandant qu’elle rappelle si d’aventure elle s’absente.
— Un brin cousu de fil blanc, non ? On ne l’a pas habituée à tant de sollicitude.
— Et Guy Buteau ?
— Dira rien !
Il y eut un silence que chacune des deux femmes employa à réfléchir. Puis, poussée sans doute par sa passion pour l’aventure, Marie-Angéline proposa :
— Et si on y allait ?
— Qui ? Nous ? Pour quoi faire, grands dieux ?
— Je ne sais pas encore, mais mon petit doigt me souffle que nous pourrions ne pas être inutiles ?
— Ce n’est qu’une litote et toutes ne sont pas paroles d’Évangile ! On ne va tout de même pas s’éparpiller de tous les côtés. On ne sait déjà pas où sont Aldo et Adalbert...
En effet, depuis trois jours, Langlois, exaspéré par l’énervement croissant des deux hommes dont il connaissait bien le besoin d’activité, s’était résigné à leur rendre la liberté. C’était déjà une bonne chose d’avoir soustrait Aldo aux pièges toujours possibles d’une police vénitienne plus ou moins infiltrée par les hommes du Fascio d’où le repli sur Paris, mais, aussi bien qu’Adalbert, c’était avant tout un homme d’action et il fallait lui donner du grain à moudre, et tout au moins le laisser se battre à sa façon. Les dames de la rue Alfred-de-Vigny étaient aussi soucieuses que lui. Le policier avait donc posé une question :
— Si je vous lâchais dans la nature, que feriez-vous ?
Ils avaient répondu d’une seule voix :
— Filer en Angleterre voir de plus près !
— Droit dans la gueule du loup, autrement dit ?
— Pas obligatoirement, fit Adalbert. Tout dépend de la façon de s’y prendre !
— Et alors ?
— Je ne peux pas attendre indéfiniment que mon beau-père reparaisse. Il n’est plus si jeune et il est toujours à la merci d’un accident. Je pense qu’il faudrait reprendre l’histoire par le début : je suis parti là-bas sur l’invitation de lord Allerton. Or, en arrivant chez lui j’ai appris non seulement qu’il ne m’attendait pas, mais qu’il avait disparu. Donc la première chose est d’essayer de savoir ce qu’il est devenu.
— Logique ! Et vous pensez vous y prendre comment ?
— On pourrait ressusciter Michel Morlière et Lucien Lombard, ces braves journalistes passe-partout qui nous ont déjà rendu quelques services, fit Adalbert. L’un comme l’autre nous parlons parfaitement l’anglais, même avec l’accent belge ou américain, selon les besoins...
— À votre place, j’essaierais un autre style ! émit Plan-Crépin. Une carte de presse ne change pas beaucoup l’aspect physique...
— C’est exactement mon avis ! approuva le policier, et j’ai pensé à avancer une suggestion : il est de quelle époque, le château de lord Allerton ?
— Tudor pur jus ! assura Aldo. C’est même de là que lui est venue sa passion pour les joyaux de cette époque, et sa collection vaut... ou valait le déplacement... même avec une bronchite carabinée ! En outre, c’est un si charmant vieux monsieur ! Il vous plairait, Tante Amélie !
— Je n’ai pas une passion particulière pour les vieux messieurs, bougonna celle-ci. J’ai toujours préféré le style...
— Morosini ? insinua Langlois. C’est là justement que le bât blesse. Il se promène déjà quelqu’un qui lui ressemble, alors qu’est-ce que ce sera si on lâche l’original. Il va falloir changer d’aspect physique tous les deux, messieurs !
— Voyons toujours votre idée ?
— Voilà ! La presse, internationale ou non, étant devenue beaucoup trop dangereuse ces temps-ci, on pourrait vous transformer en cinéastes à la recherche de documentation et de lieux de tournage pour un film se passant à l’époque des Tudors.
— Quelle nationalité ? s’enquit Aldo.
— Pourquoi pas américains ? Il en vient tellement en Europe, et ils ont une passion pour les films historiques à grand spectacle. J’ajoute, pour parfaire le tableau, qu’Hever Castle, où fut élevée Anne Boleyn, est assez proche de celui d’Allerton, d’après votre récit, Aldo.
— En effet ! Un joli château, assez simple. La famille n’était pas très fortunée.
— L’idée me paraît excellente jusqu’à présent, approuva la marquise. Mais il y a les pièces d’identité !
— Elles ne me poseront pas de problèmes, asura Langlois. Reste l’aspect physique de ces messieurs, et là, c’est une autre histoire, mais ne vous tourmentez pas ! Ce soir, je vous amène l’homme de l’art !
— Vous avez cette rareté sous la main ?
Le commissaire principal eut l’un de ses rares sourires qui n’en avaient d’ailleurs que plus de charme.
— Je crois que vous serez surpris ! précisa-t-il, narquois.
Quand il revint, il était accompagné d’un petit homme aimable, rond de partout, dont le sourire semblait être l’expression habituelle, pourvu en outre d’une parfaite éducation ainsi qu’en témoigna sa façon de s’incliner sur la main de la marquise de Sommières et de saluer Marie-Angéline. On l’annonça sous le nom d’Albert Duval, ce qui ne tirait pas à conséquence, que ce soit vrai ou non. Il transportait avec lui une valise dans laquelle, après avoir examiné soigneusement ceux que Plan-Crépin surnomma ses cobayes, il fit un choix :
— On va commencer par monsieur ! dit-il en souriant à Adalbert. C’est le plus facile !
Ce qui arracha une légère grimace à l’intéressé, mais sans autre commentaire. La transformation exigea tout de même une bonne heure. Quand ce fut fini, le blond Adalbert était devenu rouquin par la vertu d’une teinture capillaire et de l’adjonction d’une barbe et de moustaches follettes qui moussaient agréablement autour de sa bouche et sur ses joues. Pour Aldo, ce fut une tout autre histoire, et pourtant cela alla plus vite.
Après quelques essais, son beau visage ne se ressemblait plus guère par l’adjonction de tampons de caoutchouc assez judicieusement disposés pour n’être pas gênants, des petites plaques de collant invisible ajoutant quelques rides, une pellicule jaunâtre artistement étalée sur ses belles dents blanches et, côté pileux, on décida que le style « mal rasé » serait des mieux adaptés cependant que les tempes à peine grisonnantes « prenaient un coup de vieux », selon l’expression.
Restait la silhouette, et là, il y avait un problème. Grand et bien bâti, Aldo s’habillait à Londres et ne portait – avec quelle désinvolture ! – que des habits admirablement coupés. Après lui avoir fait retirer son veston et son gilet, M. Duval considéra un moment ses hanches étroites et sa taille mince :
— Veuillez retirer votre pantalon ! fit-il en corrigeant d’un aimable sourire le côté un peu choquant de l’injonction.
Pendant qu’Aldo s’exécutait, les deux femmes s’éclipsèrent aussitôt. Duval sortit de sa valise une large bande de tissu qu’en homme habitué il lui enroula autour de la taille à une vitesse de courant d’air. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Morosini était passé d’une élégante sveltesse à un aspect légèrement bedonnant qui amena un large sourire sur les lèvres d’Adalbert :
— Si tu oses rigoler, je te flanque mon poing sur la gueule ! gronda le « cobaye » qui suivait dans une des glaces du salon les progrès de sa transformation. Si ma femme me voyait comme ça, elle demanderait le divorce...
— Mais elle n’a aucune raison de te rencontrer sous cet aspect ! D’abord elle ne te reconnaîtrait pas !... et puis, pour une fois que c’est moi le plus beau !
— Le plus beau, c’est vite dit ! commenta Langlois, qui s’amusait franchement. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il va vous falloir d’autres vêtements. Je ne sais pas si vous êtes plus beau, monsieur, mais vous êtes aussi trop élégant ! Je vais noter les tailles puis je vous trouverai ce qu’il vous faut et vous aurez cela demain ! Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, il ne s’agit pas de reconstituer votre garde-robe au complet ! Des cinéastes en tournée d’inspection ont surtout besoin de tenues pratiques et plutôt passe-partout ! Un peu comme les journalistes, et cela ne vous changera pas énormément. Et si nous faisions rentrer les dames pour avoir une première impression ?
— Vous m’en voulez ? grogna Aldo.
— Du tout, mais je vous propose un pari : Plan-Crépin va éclater de rire et Mme de Sommières déplorer de vous voir ainsi arrangé !
— C’est trop facile !
Or ce fut le contraire qui se produisit. La marquise se mit à rire de bon cœur et Marie-Angéline à pleurer !
— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? s’étonna la première. C’est vraiment du très beau travail ! Aldo est méconnaissable !
— Nous voulons dire qu’il est affreux ! Quelle tragédie !
— Et quoi encore ? Comme rien ne l’empêchera d’aller traîner ses guêtres en Angleterre, vous préféreriez que le premier pékin venu le reconnaisse et le livre à la police ?
— N... on ! Mais il y a tout de même des limites ! Je ne suis même pas sûre de pouvoir le reconnaître, et au cas où...
— Où quoi ? fit Langlois, soudain exaspéré. Vous n’auriez pas dans l’idée de passer la Manche, vous aussi ?
— Et pourquoi pas ? se rebiffa-t-elle. Nous aimons beaucoup Londres où nous avons des amis dont Mary Windfield, et la presse britannique ne cesse de délirer sur sa nouvelle exposition ! Je crois que nous aimerions la voir, l’une comme l’autre ?
Mme de Sommières, elle, ne dit rien, se contentant de répondre au regard interrogateur du policier par un demi-sourire et un haussement d’épaules fataliste.
— Je vois ! Et je vous connais assez pour savoir que rien ne vous en fera démordre. Alors écoutez-moi bien ! Vous allez y faire un tour si vous voulez, mais selon un parcours bien défini ! Moi aussi, je connais Londres !
— Lequel ?
— Entre l’Académie royale de peinture et l’hôtel Ritz, la distance n’est pas longue : c’est tout ce que je vous accorde... et pas trop longtemps.
— Et si Mary nous invite ? Elle habite Chelsea, elle !
— Sincèrement, plaida Aldo, j’aimerais mieux que vous restiez ici ! Vous êtes en quelque sorte notre quartier général et...
— Taratata ! À quoi peut servir un quartier général quand tous ceux qu’il intéresse ont jugé bon de franchir le Channel ? Allez nous retenir des chambres au Ritz, Plan-Crépin ! Et je promets qu’on ne restera pas longtemps, précisa-t-elle à l’intention de Langlois. Cela dit, c’est facile à entretenir, cette espèce de maquillage, ou sont-ils condamnés à ne pas se laver pendant tout le temps de leur voyage ?
Duval se chargea de la réponse :
— Pas de problèmes pour les postiches ! Faciles à poser, facile à ôter. Le seul ennui sera je pense pour monsieur, poursuivit-il en désignant Adalbert. Il faudra le décolorer pour retrouver sa couleur d’origine... mais nous le ferons quand on n’en aura plus besoin. Le plus délicat sera d’entretenir une barbe de deux ou trois jours sur le visage de monsieur, ajouta-t-il pour Aldo, mais je vous fournirai un rasoir spécial. Et maintenant je vous rends votre aspect normal... ou presque !
Ce fut vite fait au grand soulagement d’Aldo qui cracha ses tampons avec enthousiasme... tout disparut en peu de temps, sauf évidemment pour Adalbert qui alla se poster devant une glace :
— Comme j’ai la peau claire, cela ne me va pas mal ! constata-t-il. Je me demande ce que va en dire Théobald ?
— Avec un pot d’eau froide dans la figure, cela devrait s’arranger ! fit Aldo, goguenard, en faisant jouer ses mâchoires. De toute façon tu n’avais pas l’intention de l’emmener ? Qu’est-ce qu’un cinéaste américain pourrait faire d’un valet de chambre ?
— Vous aurez le nécessaire demain ! assura Duval. J’ajoute que vous aurez une sorte de large ceinture qui vous grossira encore mieux que la bande de tissu et sera facile à mettre.
— Encore une question, dit la marquise. Comment peut-on obtenir la ressemblance de quelqu’un de séduisant à moins d’être son sosie ? Ce qui est très rare...
— Au moyen d’un maquillage soigné de théâtre ou de cinéma, on peut s’en approcher en jouant avec les éclairages, mais dans la vie quotidienne c’est beaucoup plus difficile, voire impossible. Prenez monsieur, ajouta-t-il en désignant Aldo, je ne vois pas comment on pourrait le reproduire en partant d’un quidam quelconque. Sans parler du regard et des jeux de physionomie... Ah, j’allais oublier : naturellement, il vous faut des lunettes ! Vous n’en portez pas habituellement ?
— J’ai une légère tendance à la myopie, répondit Aldo, mais qui ne me gêne pas. D’autant que dans mon métier j’ai toujours une forte loupe de joaillier dans ma poche, pour évaluer une pierre par exemple !
— Continuez à l’emporter avec vous. Cela peut être utile... Reste la couleur des yeux !
— Ce qu’il oublie de vous dire, intervint Mme de Sommières, est que ses yeux dont vous pouvez constater qu’ils sont bleus ont tendance à virer au vert quand il est en colère.
— On va prévoir des verres teintés. Et vous, monsieur ? poursuivit-il en se tournant vers Adalbert.
— Oh ! Moi, je suis tout ce qu’il y a de plus normal. Mes yeux conservent leur azur même si j’écume de fureur.
— Vous devriez lui faire porter des lorgnons, susurra Plan-Crépin. Ne serait-ce que pour qu’il soit un peu moins beau ! Regardez-le se pavaner devant la glace ! Il ne s’est jamais trouvé aussi bien !
Quelques instants plus tard, M. Duval était parti en promettant de revenir le lendemain, non sans avoir distribué encore quelques judicieux conseils.
— D’où le sortez-vous, celui-là ? s’enquit la marquise que la séance avait intéressée au plus haut point.
— Là, marquise, vous m’en demandez trop ! Vous devez bien penser qu’en m’engageant dans cette histoire vaseuse je sors nettement de mes attributions habituelles, mais, dans mon métier, on doit pouvoir faire face à toutes sortes de situations et donc tenir en sous-main les spécialistes dont on peut avoir besoin, d’où M. Duval.
— Qui doit s’appeler Duval comme je m’appelle Rothschild ! remarqua Adalbert.
— En ce qui me concerne, je ne vous remercierai jamais assez ! murmura Aldo, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître. Vous êtes un véritable ami !
— L’amitié n’a rien à voir là-dedans. Je ne fais au fond que mon métier. Il faudrait être idiot pour imaginer le prince Morosini dont la réputation n’est plus à faire se changeant brusquement en simple cambrioleur, et cela pour faire plaisir à une demi-folle assez riche pour s’offrir tous les carats qu’elle veut dans les meilleures salles de vente d’Europe et d’Amérique.
Quarante-huit heures plus tard, MM. Josse Bond et Omer Walter, attachés de production d’une grosse firme de cinéma, quittaient l’hôtel Lutetia où ils avaient passé la nuit – la transformation s’était opérée chez « Duval » et il eût été de la dernière imprudence qu’on les vît attifés ! –, et, au volant d’une Packard majestueuse signant une prospérité certaine, prenaient la route de Calais d’où ils embarqueraient pour Douvres. À Londres, l’un étant un habitué du Ritz et l’autre du Savoy – avant l’achat de la maison de Chelsea ! –, leurs chambres avaient été retenues au Dorchester.
Il faisait toujours aussi mauvais, mais cette aventure qui ne ressemblait pas aux précédentes les amusait plutôt, une fois encaissé le choc de la transformation :
— Ce que tu peux être laid ! remarqua non sans un certain plaisir Adalbert en démarrant.
— Profites-en ! grogna Aldo.
La satisfaction de son complice lui avait remis les idées en place. Dieu sait pourquoi sa toison flamboyante enchantait Adalbert. Il ne manquerait plus qu’il eût envie de la conserver ? Mais celui-ci le connaissait trop bien :
— T’inquiète pas, rassura-t-il en ouvrant la boîte à gants pour y prendre son paquet de cigarettes. Tu me vois débarquer comme ça au musée du Caire ? Mon cher professeur Loret pourrait en avoir une crise d’apoplexie ! Au fait, et toi ? Comment te sens-tu ?
— Confortable ! Je n’en dirais sans doute pas autant en été, mais grâce au Ciel il fait froid. Ma ceinture de maçon me tient chaud et cette affreuse casquette irlandaise au fond très large avec sa visière abritant le visage parfait le déguisement, sans compter qu’elle protège des intempéries ! Pourquoi n’en as-tu pas pris une ?
— Pour qu’on ait l’air de jumeaux ? Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour les bérets basques d’origine, et celui-là est presque aussi large que ton couvre-chef ! Il n’y a plus qu’à espérer que la Manche ne nous secoue pas trop !
Ce n’était pas sans un serrement de cœur que Mme de Sommières et Marie-Angéline les avaient vus disparaître dans la voiture de Langlois sous leur aspect habituel.
— Nous croyons que ça va durer longtemps ? soupira Plan-Crépin en repliant machinalement l’élégant foulard Hermès qu’Aldo avait oublié.
— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous, si amie de l’aventure ? Car au fond c’en est une comme les autres.
— Nous voilà bien paisible tout à coup ! Aldo joue sa vie, sa liberté, son honneur.
— Pas sa vie ! On ne l’accuse pas d’avoir tué quelqu’un. Ce qui n’a pas toujours été le cas ! Souvenez-vous de l’affaire de la Perle ! Et puis n’oubliez pas que, dans deux jours, on sera là-bas, nous aussi ! J’avoue que je serais curieuse de voir si Lisa – au cas où ils se retrouveraient face à face ! – reconnaîtrait son mari. Allez, Plan-Crépin, du nerf ! Ou je me trompe fort ou vous allez avoir du grain à moudre chez nos bons amis britanniques ! Alors, d’abord les réservations et ensuite les bagages !
— Pour combien de temps ? Langlois nous a accordé deux ou trois jours !
— Allons donc ! Il nous connaît trop bien ! Disons... une quinzaine... et on rachètera sur place ce qui pourrait venir à manquer !
Plan-Crépin disparut en direction du vestibule où était posé le poste de téléphone principal. Elle avait recouvré le sourire surtout en évoquant un éventuel face-à-face entre Aldo et sa femme... Si Lisa ne le reconnaissait pas, ce serait sans doute le meilleur des tests. Personne d’autre n’y arriverait... sauf peut-être une autre, une dont Marie-Angéline espérait qu’elle ne remettrait plus jamais les pieds en Europe...
En débarquant à Londres après une traversée plus clémente que le temps ne le laissait supposer, et surtout en arrêtant la voiture devant l’imposante façade de l’hôtel Dorchester, Adalbert ne put se défendre d’un petit pincement au cœur. Il aurait tellement préféré rejoindre la jolie maison qu’il avait achetée à Chelsea où il avait de si troublants souvenirs. Si cruels aussi ! Sans Plan-Crépin, il s’apprêtait à faire une énorme sottise. Tout cela s’était effacé pour lui permettre de renouer avec l’existence douillette qu’il avait su se faire, mais il n’en restait pas moins ce home confortable où il aurait tant aimé revenir. Seulement, l’existence dans l’ancienne demeure de Dante Gabriel Rossetti ne se pouvait concevoir sans les soins et la cuisine de Théobald, et cette fois il était absolument impossible de l’y emmener : cela équivaudrait à y apposer sa signature... Il n’empêche que séjourner dans un palace quelconque ne lui disait rien du tout !
Sans paraître s’en apercevoir, Aldo suivait le cheminement de la pensée de son ami en glissant de temps en temps un coup d’œil sur ce profil barbu dans lequel lui-même avait peine à reconnaître son habituel complice. Finalement, il se décida :
— Je suis conscient que tu t’es attaché à Chelsea mais on ne fait que passer à Londres, et, quand cette histoire sera terminée, tu la retrouveras, ta maison ! On pourra même y fêter le retour de ce foutu Sancy, quand on l’aura récupéré !
— À condition qu’on y parvienne. À ce propos, il m’est venu une idée : si c’était elle ?
— Qui donc ?
— Ava !
— Ava ? Tu rêves ? Tu la prends pour Einstein ?
— Pas tant que ça ! Imagine qu’elle ait dégoté un type présentant des ressemblances avec toi. Elle te connaît suffisamment pour avoir relevé les différences. En outre, c’est une Astor et elle doit connaître Hever Castle comme sa poche. Elle organise le cambriolage et, là-dessus, elle galope à Venise pour ramasser « ce que tu lui as promis », te « payer » et mettre définitivement le diamant à l’abri ?
— Tu devrais écrire des romans policiers à tes moments perdus. Elle est rusée, mais pas à ce point, et surtout elle n’est pas assez intelligente !
— Ça je veux bien l’admettre. Alors, c’est quoi le programme dans l’immédiat ? Hever Castle ?
— Non. Levington Manor, à une vingtaine de kilomètres. Il faut d’abord apprendre où est passé lord Allerton. Sa disparition ne correspond à rien et surtout pas au personnage. C’est la courtoisie, la générosité, la gentillesse dans toute l’acception du terme ! En tout cas pas un homme à claquer la porte au nez d’un invité. Surtout...
— De ta classe !
— Crétin ! Elle en prend un coup, ma classe, sous cet attirail ! Tout juste si je me reconnaîtrais moi-même ! Je ne quitterai pas l’Angleterre tant que je ne saurai pas ce qu’Allerton est devenu parce que je ne peux pas me sortir de l’esprit que les deux histoires sont liées...
— Tu as peut-être raison ! Allons donc visiter ce joli manoir !...
Une des manies de l’Angleterre était de mélanger joyeusement la classification des demeures particulières. Par exemple, si Bodiam Castle ou Leeds Castle méritaient amplement leur titre châtelain avec tours, douves et bâtiments rassemblant plusieurs siècles, Petworth House présentait les dimensions d’un demi-Versailles, et Hever aurait pu se contenter de Manor. Quant à Levington Manor, il aurait pu battre à plates coutures la Tour de Londres tant il était imposant. Moins haut peut-être, mais deux fois plus large.
— C’est le style Tudor, ce machin ? demanda Adalbert en stoppant la voiture à quelque distance du pont-levis. Ça vous a un petit côté Plantagenêt...
— L’extérieur, mais si on nous laisse entrer, tu pourras admirer des logis on ne peut plus Henry VIII, sans compter des parterres qui auraient enchanté ses épouses. J’espère que lord Allerton est rentré chez lui et qu’il va accepter nos propos... malhonnêtes parce que notre histoire de film n’est rien d’autre... et surtout qu’il ne va pas me reconnaître ! Nous sommes de vieux amis.
Une grosse cloche pendait au portail armé de pentures de fer. Agitée énergiquement, elle fit entendre le bruit d’un bourdon de cathédrale, mais le vantail s’ouvrit presque aussitôt. Un majordome taillé sur le patron d’un homme des cavernes – ce qui ne lui allait pas du tout ! – s’encadra dans l’ogive de pierre :
— Ces Messieurs désirent ?
Aldo avait assez souvent rencontré Sedwick pour que ce dernier hésite sur son identité, mais il constata avec satisfaction qu’aucune lueur d’intérêt ne s’allumait dans son œil glauque. Avec son bel accent américain, il tendit deux cartes professionnelles :
— Mon compagnon s’appelle Omer Walter et, moi, je suis Josse Bond de la Metro Goldwin Mayer. Nous désirons rencontrer lord William Allerton...
— Il est absent !
— Encore ! fit une voix éminemment distinguée. Ça devient une manie ? Où est-il encore passé, ce vieux crocodile ?
Retournés d’un même mouvement, les faux cinéastes purent contempler dans toute sa gloire l’Honorable Peter Wolsey derrière lequel s’allongeait une vénérable Bentley – tellement bien entretenue qu’elle leur rappela la voiture de Tante Amélie – au volant de laquelle Finch se tenait raide comme un piquet. Quant à Sa Seigneurie, elle avait troqué ses élégants vêtements de ville pour une sorte de tenue de golf en tweed dont la pièce maîtresse, sous une veste admirablement coupée, était un pull-over à col roulé aux couleurs, probablement, de son club. L’une de ses mains gantées balançait négligemment son monocle.
Avec son sourire en demi-lune, il se présenta, ajoutant qu’il était positivement ravi de rencontrer des membres d’une profession aussi éminemment artistique. Puis revint à Sedwick qui avait assisté sans broncher à cet intermède mondain :
— Alors, mon ami, où est-il ?
Pour un observateur attentif, le ton avait légèrement changé. Un domestique ne répondait pas au fils d’un duc comme à n’importe quel visiteur :
— Mais je n’en sais rien ! Je peux jurer que Sa Seigneurie ne m’a rien confié avant de quitter la maison !
— Cela fait combien de temps maintenant ?
— Huit jours, et aucune nouvelle annonçant son retour ne nous est parvenue.
— Comment s’est décidé son départ ?
— Mylord a reçu une lettre, l’a lue, l’a mise dans sa poche, commandé qu’on lui prépare une valise pour trois ou quatre jours, puis il a ordonné à Walter, le chauffeur, de le conduire à la gare, et il est parti.
— Sans dire où il allait ?
— Non.
— Et personne n’a demandé à le voir depuis ?
— Si. Le soir même, nous avons eu un visiteur : le prince Morosini, de Venise. Il prétendait avoir rendez-vous avec Sa Seigneurie. Je lui ai dit ce qu’il en était et, naturellement il a été très déçu. D’autant qu’il comptait séjourner ici deux ou trois jours, comme il en avait l’habitude...
— Et ?
— Mylord n’étant pas là, il est reparti.
— S’il était lié d’amitié avec lord Allerton, pourquoi ne pas lui avoir offert l’hospitalité ? Ne serait-ce que pour une nuit ? Le temps était abominable si mes souvenirs sont bons ?
— Mais parce que je n’avais pas d’ordres. Il prétendait être invité...
Le mot choqua Aldo qui faillit réagir mais Wolsey s’en chargeait déjà :
— Prétendait ? Je croyais que lord Allerton et lui étaient liés par des liens d’amitié nés d’une égale passion pour les joyaux, célèbres ou non ? Rien d’étonnant quand on connaît la réputation du prince...
— Le prince ! Le prince ! Si Votre Seigneurie veut bien me permettre de lui dire le fond de ma pensée, le départ précipité de lord Allerton a été déterminé pour la seule raison qu’il ne voulait pas le voir ! Alors pourquoi me serais-je permis de le laisser s’installer dans la maison. D’ailleurs, la suite des faits m’a donné raison !
— Expliquez-vous !
— Justement à cause du temps. Au lieu de descendre au village pour s’y réfugier à l’auberge – dont la réputation n’est plus à faire ! – et d’y attendre la fin de la tempête, il a filé jusqu’à Hever Castle, à vingt kilomètres d’ici, sous prétexte que lord Astor est l’ami de son beau-père. On l’y a reçu... et il en est reparti en emportant le trésor de la maison : un diamant célèbre ! Si je l’avais laissé entrer, il serait peut-être reparti avec une partie de la collection, sinon la totalité !
En enfonçant discrètement mais fermement son coude dans les côtes d’Aldo, Adalbert prévint une réaction sans doute brutale. Encaisser une allusion aussi insultante venant d’un domestique qui jusqu’à présent s’était comporté correctement était d’autant plus insupportable qu’elle était lâchée devant des étrangers. Proprement intolérable, quand on connaissait Aldo ! Peut-être par solidarité de classe, Peter Wolsey n’eut pas l’air d’apprécier :
— Si je voulais votre opinion, mon garçon, je vous la demanderais. Ce qui n’est pas le cas ! Eh bien, puisque Allerton s’est offert un petit voyage, je n’ai plus rien à faire en ce lieu ! Vous non plus, messieurs, je suppose ?
— Nous venions seulement voir si le propriétaire de ce beau château nous autoriserait à tourner quelques scènes d’un film sur les femmes du roi Henry VIII dont la Metro Goldwin Mayer a formé le projet ! répondit Adalbert, mais rien ne presse. Nous reviendrons plus tard, voilà tout. Le propriétaire rentrera bien un jour chez lui ! (Puis se tournant vers l’Honorable Peter :) Si vous vouliez bien dire à votre chauffeur de reculer...
— Mais comment donc ! De toute façon nous partons, nous aussi. Finch ! Laissez le passage à ces messieurs ! Un film sur les épouses d’Henry VIII dites-vous ? Avec les moyens américains, ce sera sans doute somptueux... mais vous avez dans la région d’autres châteaux...
Tout en parlant, il jouait avec son monocle qu’il faisait plus ou moins tournoyer négligemment et qui lui échappa. Il se baissa vivement pour le ramasser, sortit son mouchoir pour l’essuyer puis le recasa dans son orbite en faisant une affreuse grimace vite changée en sourire, tandis qu’Adalbert sortait un papier de sa poche.
— Oui ! Je vois que l’on vous a donné une liste ! Si je peux me permettre un conseil, vous devriez pousser jusqu’à Hever Castle, le château de lord Astor, à une vingtaine de kilomètres...
— Celui-là ? fit Adalbert en pointant un nom.
— Tout à fait ! Il est primordial, puisqu’il a vu naître l’une des plus importantes de ces dames, une des deux qui ont péri sous la main du bourreau. Mais c’est aussi celui où l’on a volé ces jours-ci le diamant qui fait tant de bruit ! Ça m’étonnerait que l’on vous laisse seulement entrer !
— On va nous flanquer à la porte, grogna Aldo. D’ailleurs, il doit y avoir la police partout !
— Sans doute, mais je ne suis pas de ceux que l’on « flanque » à la porte, répliqua Sa Seigneurie avec un petit rire. Je suis le fils du duc de Cartland, et cela oblige. Je connais un peu lord Astor : nous faisons partie du même club ! Si vous êtes disposés, nous nous y rendons ! Ah ! Sedwick, ajouta-t-il en revenant au majordome toujours encadré dans sa porte, dès que lord Allerton aura donné de ses nouvelles, signalez-lui ma visite et dites-lui qu’il faut absolument qu’il trouve le temps de montrer les lieux à ces messieurs. Je pourrai peut-être obtenir que lord Astor vous reçoive convenablement, ajouta-t-il en se tournant vers les deux compères. Il a un caractère bougon et n’est pas très intelligent ! D’ailleurs, comme vous le savez sans doute, il n’est pas anglais depuis des siècles. Les Astor sont américains et...
Réalisant ce qu’il était en train de dire, l’Honorable Peter rosit comme une églantine au printemps :
— Mille excuses, messieurs ! Il est tellement évident que vous êtes des gentlemen que j’en oublie de voir en vous des fils de la libre Amérique. Pour me faire pardonner, j’espère que vous accepterez de partager un lunch avec moi. Il y a une charmante petite auberge à Hever où ils préparent le haddock de façon divine avec de la crème du Devon épaisse et légèrement rance !
Aldo retint une grimace. Il détestait ce plat, crème rance ou pas, mais il décida de s’en tirer en évoquant une allergie au poisson fumé. D’autre part, l’Honorable Peter l’amusait et il accepta volontiers de prendre place auprès de lui dans la solennelle Bentley.
Avec un grincement d’apocalypse, le lourd portail se referma sur les deux voitures... Pendant ce temps, Adalbert se demandait quelle excuse il allait pouvoir inventer, lui qui détestait le haddock au moins autant que son « plus que frère » !
À l’intérieur de la Bentley, Wolsey, après avoir offert à Aldo un « doigt » de vieux whisky, papotait sur le mode mondain :
— En tant qu’Américains, les Astor doivent vous être familiers ? C’est une vaste famille.
— Je l’ai entendu dire, répondit, prudent, son passager. Ils appartiennent à la haute société... new-yorkaise, je crois, et Hollywood est loin !
— Oui, mais ils ont essaimé un peu partout. Jamais vu un arbre généalogique aussi vaste. Évidemment, ils ne sont pas tous très connus, et de loin... C’est très bien comme ça ! Bien qu’un ou deux mériteraient de l’être mieux. L’un d’eux par exemple : John Jacob IV – ils n’ont aucune imagination dans le choix des prénoms ! – est mort sur le Titanic... je dirais en seigneur !
— Comment l’entendez-vous ? s’enquit Aldo qui en savait autant que lui sur le sujet mais tenait à jouer convenablement son rôle.
— On m’a dit qu’il a confié sa jeune femme enceinte à l’une des femmes de chambre que l’on évacuait, est allé s’asseoir dans l’un des fauteuils du pont, a allumé une cigarette et a tranquillement attendu la fin !
— Il n’aimait pas sa femme ?
— Si ! Il l’adorait. Elle était beaucoup plus jeune que lui et ils étaient en voyage de noces. Si quelqu’un méritait d’être heureux, c’était lui ! Après le premier mariage qu’il avait contracté !
— Et... elle est morte ?
— Ava ? Morte ? Non seulement elle ne l’est pas mais elle continue d’empoisonner l’existence d’un tas de gens ! Ravissante ! Ça on ne peut pas le lui enlever, même l’âge venant, mais en dehors de cela, c’est un vrai cauchemar !
Pour la première fois, Aldo eut un regard de sympathie pour l’Honorable Peter Wolsey :
— Vous la connaissez ?
— Trop ! Tout le monde d’ailleurs la connaît toujours trop ! Vous avez déjà entendu parler du prince Morosini, l’expert en joyaux célèbres ?
Aldo n’était pas préparé à se recevoir lui-même en pleine figure ! Il se contenta d’un :
— C’est en effet un nom qui ne m’est pas inconnu...
— Eh bien, je ne sais pourquoi, elle est en train de lui pourrir la vie !
— Comment cela ?
— Vous êtes en Angleterre depuis longtemps ?
— Depuis une quinzaine de jours...
— C’est amplement suffisant pour que vous ayez entendu des bruits sur le vol du Sancy, un fabuleux diamant appartenant à lady Astor. Or, l’illustre Ava se répand partout en clamant que, lui ayant je ne sais quelles obligations, il lui a promis de le lui offrir.
— Pourquoi ? Il était à vendre ?
— Du tout ! Lord Astor en est assez fier ! Si vous voulez savoir à quoi il ressemble, allez faire un tour à l’Académie royale de peinture. La plus grande portraitiste anglaise, Mary Windfield, y expose ses dernières œuvres dont un magnifique portrait de Nancy Astor, le Sancy dans les cheveux !
— Oh moi, la peinture... et pour en revenir à cette Ava ?
— Je viens de vous dire qu’elle prétend que Morosini l’a volé pour elle, mais qu’une fois en sa possession, il n’a pas eu le courage de s’en séparer – c’est aussi un fameux collectionneur vous savez ! – et qu’il l’a gardé pour lui. Je suis persuadé qu’il n’y est impliqué en rien, cependant toute la police du royaume le recherche ! Une drôle d’histoire d’ailleurs. Encore un doigt de whisky ?
— Volontiers !
Après le moment de silence exigé par la dégustation d’un si noble breuvage, l’Honorable Peter reprit la parole sur le mode méditatif :
— Dans cette histoire de vol, il y a tout de même un détail que je ne m’explique pas ! Morosini qui n’avait, paraît-il, jamais mis les pieds à Hever s’y serait donc précipité cette nuit-là et y aurait passé la nuit alors que la plupart des domestiques et même les gens de la famille n’y ont pas droit !
— Si on l’a laissé entrer quand il faisait si mauvais, c’était peut-être difficile de l’envoyer coucher ailleurs ?
— Ça paraît bizarre en effet, et on dit que cette faveur est due au fait que le richissime Kledermann, le beau-père de Morosini, est peut-être le meilleur ami d’Astor. Pourtant je peux vous assurer que ce Kledermann n’a jamais passé une nuit à Hever ! Du moins, au château !
— Cela ne tient pas debout !
— Alors j’explique... enfin, je vais essayer. Hever est construit en pleine campagne et, pour ce qui est du style Tudor, vous seriez servis pour votre film. Sachez qu’Astor a fait construire à quelque distance du château le plus joli des villages d’époque qui se puisse imaginer. Mais un village doté d’un confort dont on n’avait pas la plus petite idée sous Henry VIII. Avec bien sûr les domestiques qui vont avec et en costumes d’époque. C’est là qu’il loge tous ses invités, mâles ou femelles – il n’y en a d’ailleurs pas des tas ! – sans la moindre exception...
— Mais pourquoi ? s’étonna Aldo, qui n’avait jamais entendu son beau-père parler de ce détail4.
L’Honorable Peter fit tournoyer son monocle d’un geste vague :
— Allez savoir ? Il y aurait là-dedans un fantôme. Peut-être celui de la reine Anne ! Mais ça m’étonnerait, étant donné la kyrielle de revenants qui s’ébattent un peu partout dans le royaume ! Tiens, qu’est-ce qui se passe ?
Pour aller à Hever, il fallait emprunter l’unique route qui descendait jusqu’au village construit près de la mer, le château se dressant presque au bord d’une falaise. D’habitude, il n’y avait pas un chat sauf pour les retours de pêche. Or, là, une véritable foule barrait l’accès au port. Du bout de la canne qui le quittait rarement, Wolsey tapota la vitre qui le séparait de son chauffeur :
— Qu’est-ce que cette incongruité, Finch ? Voyez cela !
En même temps, il mettait pied à terre, imité par son passager et, derrière eux, Adalbert. Sans doute pour ne pas effrayer ces gens simples par sa seigneuriale présence, Peter se borna à attendre que son chauffeur à tout faire revienne au rapport.
— Et alors ?
— Il va falloir patienter que le passage soit libre, Votre Honneur. On attend la police. Des pêcheurs viennent de ramener dans leurs filets le corps d’un homme tout nu que l’on a dû noyer parce qu’il a encore les chevilles entravées par un bout de corde.
— On sait qui c’est ?
— Certains pensent l’avoir déjà vu, mais on s’est arrangé pour qu’il ne soit pas très reconnaissable. On lui a tailladé les joues. En revanche, bien que le corps ne soit pas celui d’un homme jeune, il a les cheveux et les poils de barbe du plus beau noir. D’après le coiffeur du coin, on les lui aurait teints. Il paraît que ce n’est pas joli à voir. Pourtant...
— ... tel que je vous connais, vous aimeriez bien jeter un coup d’œil ? Moi aussi, j’en conviens.
— D’autant que ce qui a poussé depuis la séance de teinture tirerait plutôt vers le gris.
— Ah ! Ah !... Messieurs, ajouta Wolsey en se tournant vers les prétendus cinéastes, mon invitation tient toujours. Je vous conduirai jusqu’à Hever et j’essaierai de vous introduire, si vous acceptez de remettre à ce soir le haddock à la crème que je vous ai promis.
— Mais nous ne voulons pas vous encombrer, mylord ! s’excusa vertueusement Adalbert, partagé entre l’envie d’échapper au régal annoncé et cette occasion exceptionnelle d’être introduit au château par un naturel du pays, ce qui lui valut d’avoir un orteil subrepticement écrasé par le pied d’Aldo.
Mais on ne décourageait pas comme cela l’Honorable Peter :
— Du tout, du tout ! À ne vous rien cacher, j’éprouve beaucoup d’intérêt pour le cinéma et, d’un autre côté, j’ai assez envie de revoir ce vieil Hever. Allons donc observer ce que ces gens ont repêché, après quoi nous grignoterons quelque chose avant de nous mettre en route.
— Ces messieurs préféreraient peut-être grignoter avant, proposa Finch. Ce n’est pas parce qu’on est dans le ciné qu’on a l’estomac solide.
— Si c’est le cas, le meilleur moyen d’arranger cela c’est encore un bon vieux whisky... et nous n’en manquons pas !
— Il nous arrive aussi de tourner des films d’horreur ! affirma Adalbert. Alors, pour l’estomac, ça devrait aller. Et puis ce cadavre bizarre pourrait peut-être nous donner une idée pour un prochain film !
— Voilà qui est parlé, conclut Sa Seigneurie. On y va !
Si curieuse qu’elle soit, la foule générée par un village de pêcheurs n’est jamais très dense. Il en venait bien de partout, mais les deux puissantes voitures – surtout la Bentley discrètement armoriée ! – n’eurent pourtant guère de peine à se frayer un passage jusqu’au port où les trois ou quatre policiers locaux étaient en train de contrôler l’accès à la barque dans laquelle reposait le cadavre inconnu. Celui-ci aurait dû normalement être recouvert, mais deux hommes, penchés sur lui, l’examinaient. L’un était le médecin légiste, mais l’autre arracha une grimace de contrariété à l’Honorable Peter. Aldo l’entendit marmotter :
— Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?
Puis plus haut, s’adressant à l’un de ceux qui, le cou tendu, s’efforçaient d’en voir le plus possible :
— Il y a combien de temps qu’on a repêché ce pauvre bougre ?
— Une heure à peu près !
— Et Scotland est déjà là ? Cela tient du miracle.
— Scotland Yard ? s’extasia Adalbert. Le gratin de la police anglaise ? Vous êtes sûr ?
— Très sûr ! C’est même le patron ! Enfin le nouveau, parce que j’espère bien qu’il ne le restera pas longtemps !
Toujours aussi candide, Adalbert releva ses sourcils jusqu’au milieu du front, ce qui le fit disparaître dans l’ombre de son béret.
— On dirait que vous ne l’aimez pas ?
Pour un instant, Sa Seigneurie délaissa son côté un peu farfelu :
— Il me serait tout à fait indifférent s’il ne remplaçait pas le meilleur flic du siècle. À la suite d’une blessure, Gordon Warren gît sur un lit d’hôpital où il risque de rester encore un moment. Alors on a pris son second : un homme buté, vaniteux, mais qui doit avoir des relations.
— Comment a-t-il fait pour être sur les lieux si vite ? Il y a tout de même un bout de chemin depuis Londres ?
— Ça, je l’ignore ! Il a peut-être de la famille dans le coin ! On dit qu’il s’est juré de commencer sa « carrière » par un coup d’éclat en mettant sous les verrous un type aussi connu que Morosini.
— Qu’est-ce que ce... Morosini lui a fait ?
L’Honorable Peter haussa les épaules en relogeant son monocle dans son arcade sourcilière, puis cracha par terre le plus démocratiquement du monde :
— Je ne suis pas certain qu’il le sache lui-même ! Peut-être simplement parce que Morosini possède tout ce qu’il n’a et n’aura jamais. Ça suffit avec des gens de cette sorte !
Aldo n’écoutait plus. Il regardait ce grand type maigre, osseux même, dont le profil était celui d’un rapace. Seule la couleur de ses yeux lui échappait, mais il pouvait faire confiance à Adalbert pour compléter le portrait...
C’est ainsi que, pour la première fois, il rencontra Adam Mitchell.
Il fut vite évident qu’entre l’Honorable Peter et Adam Mitchell le courant ne passait pas. Sa Seigneurie eut beau s’annoncer comme le second fils du duc de Cartland, le nouveau patron du Yard lui accorda à peu près autant d’intérêt qu’à l’un des écaillers du port :
— Vous n’avez rien à faire ici, assena-t-il sans s’encombrer de fioritures. Je suis le Chief Superintendant Mitchell, donc le patron, et vous seriez le fils du roi que je vous en dirais tout autant ! Filez !
Peter le toisa du haut de son monocle :
— Je connais bien la région ! Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais vous être utile et que...
— Non ! Ça ne me vient pas à l’idée ! Et je vous ai déjà dit de dégager le terrain ! Au fait ! Ces deux-là ? Qui c’est ? ajouta-t-il en désignant ses compagnons. Des copains à vous ?
— Nous venons de nous rencontrer ! Ce sont des gens de cinéma américains à la recherche de décors naturels pour un grand film sur les Tudors.
— Les Tudors vus par les Américains. Ça va être cocasse ! À propos, dites-leur de montrer leurs papiers !
— Dites-leur vous-même ! riposta Sa Seigneurie, vexée. Ils parlent anglais !
Mitchell n’y jeta même pas un coup d’œil, haussa les épaules, tourna le dos et retourna à son travail :
— Le cinéma, maintenant ! Je vous demande un peu ! ...
Tandis que les trois hommes retournaient vers leurs voitures, Aldo, qui avait profité de la brève altercation pour regarder brièvement le cadavre, luttait contre une impression aussi bizarre que désagréable. En dépit de l’état pitoyable où se trouvait le malheureux et du soin que l’on avait pris pour le défigurer, il avait de plus en plus de mal à repousser le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de lord Allerton. Et plus il réfléchissait et plus l’idée s’ancrait. Mais qui avait pu commettre un crime aussi odieux et pourquoi ?
Si Warren était encore aux commandes du Yard, il n’eût pas hésité, même une seconde, à lui faire part de son impression, mais avec un abruti de cet acabit et surtout dans sa propre situation, c’eût été jouer avec le feu.
Pour ne pas se montrer indiscrets, Aldo et Adalbert s’étaient écartés de quelques pas. Wolsey se hâta de les rejoindre, encore tout fumant d’indignation :
— Quel rustre ! Non, mais quel rustre ! Il va falloir que j’en parle à mon père parce que je me demande comment cet incapable a réussi à se glisser dans le fauteuil de Warren, et cela m’étonnerait fort que ce soit celui-ci qui l’ait recommandé !
— Il arrive que l’on se trompe, hasarda Adalbert. Ou alors ce Mitchell possède-t-il plus de talents qu’il n’en a l’air...
— À moins qu’il ne s’agisse de liens d’amitié ? compléta Aldo.
Ce à quoi Peter répondit par une sorte de grognement :
— On voit bien que vous ne connaissez pas le vieux « ptérodactyle » !
La stupeur fit perdre aux deux hommes la suite du discours. Le surnom qu’eux-mêmes avait donné d’emblée à Warren au début de leurs relations – épineuses ! –, allusion au vieux macfarlane jaunâtre dans le meilleur style Sherlock Holmes dont les emmanchures en forme de cape évoquaient les ailes membraneuses de l’oiseau préhistorique. Seule note fantaisiste chez un homme habillé visiblement par un bon tailleur et toujours impeccable. S’y ajoutait l’œil rond, de couleur moutarde lui aussi, qui accentuait la ressemblance et dans lequel il semblait impossible de faire briller la moindre lueur de sympathie. Cela n’avait d’ailleurs pas empêché Gordon Warren de lier une sorte d’amitié avec les deux compères, amitié qui s’était révélée parfois extrêmement utile. Un peu comme avec Langlois, et si l’on y ajoutait le chef de la Police métropolitaine de New York, Phil Anderson, ces hommes étaient, selon Morosini, les seuls policiers de la Terre qui ne se fussent pas pris d’une immédiate antipathie pour lui en raison d’une foule de détails dont le titre princier n’était pas le moindre...
Cette fois, le tandem se contenta d’échanger un sourire, augmentant l’espèce de sympathie amusée que leur inspirait l’Honorable Peter... et permit à celui-ci de les emmener tâter du haddock à la crème – rance ! – du Devon.
— J’aurais aimé essayer d’en apprendre davantage sur ce malheureux que l’on vient de repêcher, expliqua Peter, mais là, ce n’est vraiment pas la peine de se priver : on a largement le temps avant d’aller se pendre à la sonnette d’Hever Castle.
Et l’on ne coupa pas au régal. Tout au moins Adalbert, Aldo ayant employé le trajet à se découvrir un problème de vésicule biliaire en rapport avec le maquillage – discret mais plutôt verdâtre – qui corrigeait son teint naturellement mat.
Malheureusement, il dut renoncer aussi aux œufs et se « pourlécher » d’un genre de pâté au goût indéfinissable sur la provenance duquel il se posa des questions, auxquelles Sa Seigneurie apporta une réponse qui lui fit regretter le haddock, même à la crème aigre. Il s’agissait du « haggis », le plat national écossais, l’épouse du cuisinier ayant vu le jour dans les « Hautes Terres » !
Il y a des jours comme cela où l’on se croit poursuivi par le destin...
Comme l’expliqua doctement l’Honorable Peter à ses nouveaux compagnons, l’Américain Astor – qui n’était pas encore lord ni même anglais mais simplement très riche – représenta la chance d’Hever Castle. Habité par la passion de l’Histoire – il avait pondu quelques romans historiques où des fantômes se promenaient à longueur de nuits et même de jours, et il souhaitait se trouver un cadre où ils se sentiraient bien chez eux, et d’autant mieux qu’il rêvait de s’introduire dans la peau d’un bon Anglais, si possible décoré d’un blason et d’un titre de lord.
Il rencontra son rêve quand, parcourant en solitaire la campagne comme il aimait le faire, il tomba sur un vieux château assez délabré mais qui conservait encore une certaine allure. Naturellement, il se renseigna. Construit au XIIIe siècle, Hever avait été acheté en 1500 par la famille Boleyn dont la plus illustre représentante, lady Anne, allait faire perdre la tête au volcanique Henry VIII, en attendant de perdre la sienne au pied de la Tour de Londres sous l’épée du bourreau de Calais que l’on avait fait venir pour la circonstance5.
Entre-temps, elle avait fait divorcer le gros Henry de Catherine d’Aragon, créant un schisme qui séparerait à jamais la royauté anglaise de la papauté, s’était fait couronner reine, mais n’avait jamais été capable d’offrir à son époux l’héritier mâle qu’il désirait.
— Après son exécution, son père, mis en quarantaine par ses voisins effrayés, vécut à Hever jusqu’à sa propre fin, et Henry, ne sachant trop que faire de ce château plus ou moins maudit, l’offrit à sa quatrième épouse, Anne de Clèves, une futée celle-là. Laide mais de joyeuse compagnie, elle n’inspira au roi aucune pensée libidineuse et occupa leur nuit de noces à jouer aux cartes où elle était très forte. Divorcée, heureusement, et décorée du titre de « sœur du Roi », elle vécut dès lors dans l’opulence et le plus agréablement du monde, mais rarement à Hever qu’elle trouvait trop solitaire. Le château vivota comme il put, jusqu’à ce qu’Astor le rencontre et en tombe amoureux.
— Il devait être plutôt délabré ?
— Plutôt, oui, mais l’homme était riche et on réalisa ce que vous allez découvrir. Avant lui, le « parc » ne comprenait que des marais, des prairies et des vergers à l’abandon. Il ne regarda pas à la dépense et, pendant quatre ans, des ouvriers défrichèrent 18 hectares. Détournée de son cours, la petite rivière Eden devint un lac assez large pour que des bateaux puissent y voguer, et, derrière le lac, les jardins furent dessinés sur le modèle des villas romaines...
— Romaines ? Chez les Tudors ? Ça ne va pas faire du tout notre affaire !
— Un peu de patience ! On n’en est pas là ! Astor a bien appris sa leçon. À partir d’une certaine date, je ne saurais vous préciser, il aurait rencontré la nuit de Noël le fantôme de la reine et, depuis, c’est comme s’il s’était mis entièrement à son service...
— Elle avait sa tête en place ou sous son bras ? lâcha Adalbert à qui son rôle de mâcheur de chewing-gum hollywoodien était parfois insupportable.
Ce qui lui valut un coup d’œil indigné de Sa Seigneurie :
— On ne plaisante pas avec cela ! Mon sang s’honore lui-même de quelques gouttes du sien !
« Un vrai miracle, pensa Aldo, amusé. Anne Boleyn n’ayant eu qu’un enfant, Elizabeth dite la Reine Vierge, je me demande comment on en est arrivé là ? »
Quoi qu’il en soit, le château, sans être immense, avait grande allure avec ses minces tours carrées encadrant un pont-levis impressionnant et les bâtiments de pur style Tudor qui leur faisaient suite.
— Tiens ! Un pont-levis ! fit Adalbert qui, pour faire plus vrai, avait entrepris de prendre des notes tandis que son complice sortait un appareil photo – qu’on lui fit ranger aussitôt en déclarant qu’il fallait une autorisation ! Est-ce qu’il fonctionne ?
— Je pense bien ! Astor veille de près à son entretien comme à celui des douves. Il est relevé chaque soir, dès que les invités éventuels ont été dirigés vers leurs cottages respectifs.
En effet un vrai village – ravissant, selon le goût d’Aldo – s’élevait à peu de distance. Trop silencieux aussi : il y manquait l’auberge traditionnelle sans laquelle aucun village anglais ne saurait exister valablement. Comme cela faisait partie de son rôle, il en fit la remarque. Sa Seigneurie la balaya d’une main désinvolte :
— Votre firme a sûrement les moyens d’en bâtir une et il s’en trouve un peu partout dans les environs qui seront ravies de se mettre à votre service. On apprécie les dollars presque autant que la livre sterling. Voyons maintenant si l’on aura l’obligeance de nous recevoir...
À première vue, ce n’était pas évident. Quand la Bentley s’engagea sur le pont-levis, la herse était baissée et deux hallebardiers on ne peut plus « Tudor » vinrent croiser leurs armes devant le noble radiateur. N’hésitant pas à remonter les siècles, Finch descendit, eut une brève inclinaison du buste et, solennel à souhait :
— Mon maître, l’Honorable sir Peter Wolsey, fils de Sa Grâce le duc de Cartland, souhaiterait s’entretenir un moment avec votre maître. Il s’agit d’une affaire importante qui pourrait séduire lord Astor. Est-il présent ?
En même temps, il tendait une carte de visite armoriée dont l’autre se saisit avec le respect convenable, et, sans lâcher sa hallebarde, il prit sa course à travers la cour intérieure pour reparaître peu après :
— Mylord attend Sa Seigneurie !
— Et mes compagnons ? Ce sont eux les plus intéressants pour lui !
— Naturellement ! S’il en était autrement, je l’aurais déjà dit !
En fait de cour intérieure, c’était surtout un jardin à l’ancienne où du petit buis dessinait des arabesques dans des carrés au milieu desquels étaient plantés des rosiers tiges. L’ensemble présentait un mélange entre une enluminure de manuscrit et l’un de ces herbariums de couvent auxquels les moines prodiguaient tous leurs soins. Les rosiers en plus !
L’Honorable Peter avait prévenu ses invités :
— Ce n’est pas très facile de s’y retrouver dans tous les Astor qui prospèrent de nos jours sur le sol britannique. D’abord, ils font en général plus de garçons que de filles, et pour simplifier les choses, ils se partagent en outre les même prénoms – John Jacob, William, Waldorf... – avec une absence d’imagination totale, ce qui les oblige, comme les rois, à des numérotations.
— Celui d’ici, c’est lequel ?
— William ! Il est très, très riche, mais pas autant tout de même que son cousin John Jacob, qui est vicomte et possède, sur la Tamise, le « palais » familial de Cliveden où se déroulent les grandes manifestations de la famille, à commencer par les réunions électorales de sa cousine Nancy que le châtelain d’Hever considère comme de pures horreurs. Enfin, pour compléter le tableau, j’ajouterais qu’ils se ressemblent tous : longs nez, longs mentons, longue bouche mince qui a l’air taillée d’un coup de serpe. Seule particularité : les cheveux, quand il y en a encore. Et maintenant, on y va !
Le maître d’Hever correspondait parfaitement à sa description. Peter reçut de lui l’accueil compassé normal pour le fils d’un duc, les deux autres avec la surprise, un rien méfiante, due à leur profession :
— Un film ? Ici ? Quelle idée bizarre !
— Je ne crois pas, expliqua Adalbert, qu’il soit possible de trouver, dans tout le Royaume-Uni, un décor plus proche de la vérité historique !
— Je m’en flatte, se rengorgea Astor avec raideur. Je me suis même attaché à ce qu’il soit impossible de trouver mieux, sinon, peut-être, Hampton Court... et encore j’ai des doutes !
Un début de discussion s’engagea à laquelle Aldo ne se mêla pas : il regardait, osant à peine en croire ses yeux.
En lui, l’antiquaire s’était réveillé brusquement devant les trésors qu’il découvrait. Jusqu’à faire passer l’affaire du Sancy au second plan. Il avait devant lui les portraits – authentiques ! – d’Henry VIII et d’Anne Boleyn par Holbein ; celui de Philippe II d’Espagne, l’époux à éclipses de Marie Tudor, par le Titien, de Charles IX de France par François Clouet et celui de Martin Luther par Lucas Cranach, sans compter ceux d’Édouard VI d’Angleterre, d’Éléonore et d’Élisabeth d’Autriche – aussi par Clouet – puis quelques tableautins qui eussent fait se traîner à genoux le directeur de n’importe quel musée. Et ce n’était pas tout !
Dans la salle à manger – où elles n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à faire, et là il avait des doutes –, des armures portées, paraît-il, par le gigantesque François Ier, roi de France, et son fils – modèle nettement plus réduit ! – Henri II, s’enlevaient en force sur des tapisseries flamandes ou bourguignonnes de la même époque. Quant à la longue galerie du premier étage, elle réservait d’autres merveilles.
On put contempler sous vitrines des souvenirs de la Grande Elizabeth Ire : des brosses à cheveux et des pantoufles de satin voisinant Dieu sait pourquoi avec le lit – seulement le bois et les colonnes de lit ! – d’Anne Boleyn que leur propriétaire semblait vénérer.
Adalbert et lui allaient de surprise en surprise, jusqu’à ce qu’ils tombent en arrêt devant une chaise à porteurs de style indéfinissable et qu’on leur annonça avoir appartenu au cardinal de Richelieu !
— Qu’est-ce qu’il fait là ? s’exclama impulsivement Adalbert, qui se reprit presque aussitôt. L’an dernier, on a tourné Les Trois Mousquetaires, et je peux vous garantir que le grand type qui jouait le rôle n’aurait jamais pu entrer là-dedans, sinon plié en deux !
Ramenés quelques mois plus tôt à leurs aventures franc-comtoises, lui et Aldo revoyaient l’imposant portrait ornant l’un des murs de la salle à manger du manoir Vaudrey, une fort belle copie de celui peint par Philippe de Champaigne. Certes, le Cardinal, sur la fin de sa vie, quand la maladie le terrassait, avait usé du portage équestre et même humain, mais c’était son lit au complet que l’on déplaçait ! Avant d’en arriver là, il montait à cheval avec élégance ou usait d’un carrosse pour un plus long voyage.
— Je peux pourtant vous assurer que cette chaise est authentique, asséna le propriétaire. L’antiquaire de la 5e Avenue qui me l’a vendue a été formel, et si vous la voyez ici, c’est en hommage à l’importance du personnage.
Aldo pensa que l’antiquaire en question aurait pu choisir un meuble d’époque. Si ce truc était authentique, il était sans doute français mais plus jeune d’une centaine d’années. Comme quoi, il convenait peut-être de se méfier de certains autres trésors du château.
La visite terminée, on revint dans le salon aux portraits. Après un instant d’hésitation, Astor proposa tout de même à ses visiteurs de s’asseoir afin de partager avec eux le thé rituel.
Les deux « Américains » auraient préféré une boisson plus roborative, mais ce n’était pas le moment de contrarier un personnage dont ils espéraient obtenir quelques éclaircissements. Or, leur supposée nation étant connue pour avoir une certaine tendance à « mettre les pieds dans le plat », ils se résignèrent à avaler la « tisane nationale » accompagnée de sandwichs au concombre qu’Aldo haïssait autant que le haddock, avant de lancer :
— Tout ce que vous venez de nous montrer est absolument magnifique, et je ne crois pas possible de trouver pour notre film des décors, surtout d’époque, aussi convaincants. Aussi...
— Je vous arrête tout de suite ! coupa sèchement lord Astor, il ne saurait être question un seul instant d’installer dans cette maison vos équipes de film !
— Mais... pourquoi ?
— Parce que l’on ne fait pas évoluer des cabotins dans un sanctuaire et que ce domaine est un sanctuaire !
L’Honorable Peter, qui buvait son thé avec toute la dignité requise, entreprit de s’étrangler et ne réussit pas à maîtriser le phénomène en dépit des claques assénées dans son dos par Adalbert :
— Un... sanctuaire ? Pour qui ?
Le châtelain leva un doigt solennel vers le plafond :
— Les esprits qui n’ont cessé de hanter cette demeure depuis le drame affreux où la plus belle des reines a laissé sa tête.
— Vous voulez dire Anne Boleyn ?
— Et qui d’autre ? Cette demeure est, avant tout, la sienne. Elle a besoin de silence et d’obscurité. Vos faux-semblants ne pourraient que lui déplaire et peut-être même la mettre en fuite ainsi que ceux qui l’accompagnent dans son éternité. Autrement dit, vous détruiriez l’âme de cette maison et, de cela, je ne veux à aucun prix. C’est non ! Et vous voudrez bien m’excuser...
Il se levait déjà pour laisser entendre que « l’audience » était terminée, quand un violent coup de tonnerre retentit à travers le château. En un instant, le ciel se couvrit de nuages si sombres que l’on alluma aussitôt les torches et flambeaux dont on usait abondamment à Hever, l’électricité n’y ayant apparemment pas droit de cité. Presque simultanément apparut un hallebardier qui n’avait jamais dû être destiné à ce genre de profession, car il tenait son arme comme s’il craignait qu’elle ne lui explose dans les mains :
— Nous allons avoir un bel orage, annonça- t-il. Faut-il relever le pont-levis, Mylord ?
— Dès que ces messieurs seront partis bien entendu ! Vous connaissez vos consignes, je suppose. Messieurs, je crois qu’il va falloir vous dépêcher si vous voulez gagner un abri sûr !
La stupeur fit tomber le monocle de Peter au bout de son cordonnet de soie noire :
— Je ne vois pas où nous pourrions trouver un abri plus sûr qu’ici ? rétorqua le jeune homme, au moins jusqu’à la fin de l’orage ! À Cartland, chez mon père...
— Nous ne sommes pas chez votre père et la tempête peut durer la nuit entière...
Comme pour lui donner raison, un second coup de tonnerre suivit, encore plus violent que le premier. En même temps qu’une pluie diluvienne accompagnée de grêlons ajoutait au vacarme :
— En vous dépêchant...
À ce moment-là, un valet ouvrit une porte devant une dame vêtue de velours noir dans laquelle les visiteurs de l’exposition Windfield auraient reconnu sans hésiter la porteuse du Sancy. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre la scène tragique dont son salon était le théâtre :
— Je ne sais pas qui sont ces messieurs... ah si ! Bonsoir, Peter !
— Lady Nancy ! répondit-il, en s’inclinant selon l’angle exact de la courtoisie anglaise. Heureux de voir que vous échappez à temps aux éléments déchaînés !
— Dans une voiture solide et avec l’aide d’un parapluie digne de ce nom, c’est relativement aisé...
— Parapluie ! grogna son époux. C’est paratonnerre qu’il faudrait dire ! Messieurs, je ne vous retiens pas et...
— Vous n’allez pas les obliger à sortir par un temps pareil ! Je connais vos idées, mais quelques minutes de grâce pourraient se montrer dignes d’une maison hospitalière ! Le temps de boire un verre, par exemple...
Elle agita une petite cloche qui fit accourir le maître d’hôtel, or son époux ne désarmait pas :
— N’insistez pas, ma chère ! Ce n’est pas la première fois que nous affrontons ce genre de temps et je peux vous assurer que, si c’est fini demain matin, nous aurons de la chance ! Il suffit d’entendre grincer les girouettes.
— Un peu plus, un peu moins ! Servez-nous donc quelque chose d’un peu réconfortant, Robert ! Après quoi nous mettrons « courtoisement » ces messieurs dehors afin de les conduire au village où ils recevront une hospitalité digne d’eux...
— Digne d’eux, digne d’eux ! À part l’Honorable Peter, nous ne les connaissons pas ! Ce sont seulement des cinéastes américains à la recherche de décors pour tourner un film sur les femmes d’Henry VIII...
— Comme c’est passionnant ! Enfin un événement qui sort de l’ordinaire ! Naturellement, vous avez déjà refusé ?
— Naturellement, et vous savez parfaitement pourquoi !
— Oh ! Je sais... mais cela n’exclut pas pour autant un verre de bon whisky, après quoi vous pourrez refermer votre cher pont-levis et laisser nos fantômes se balader à leur guise !
— Nancy ! Vraiment ! Comment pouvez-vous plaisanter après la catastrophe qui vient de nous frapper. Notre beau diamant...
— Vous n’avez toujours aucune nouvelle ? demanda Peter Wolsey. Pourtant vous semblez prendre ce... ce drame avec un certain détachement, lady Nancy ?
— Je ne dirais pas cela. Le Sancy est ravissant, c’est un plaisir de le porter, ou plutôt cela devrait l’être. Pourtant j’avoue qu’il me fait un peu peur. Trop de sang a coulé sur lui... Celui de Charles Ier d’Angleterre, celui de Marie-Antoinette, la malheureuse reine de France... Sans compter l’agréable séjour dans l’estomac du fidèle serviteur de Nicolas de Harlay.
— Jusqu’à présent, je pensais que vous preniez un certain plaisir à le porter ? protesta son mari, vexé.
— Je ne le nie pas et vous m’avez fait un cadeau sublime, répondit-elle gentiment, mais je vais vous avouer que là où je prends un réel plaisir à m’en parer, c’est quand Ava est dans les environs. Sa rage fait plaisir à voir !
— Et cette fois vous devez être au comble de la joie : tout Londres, la royauté, la Cour, la ville et le reste passent des heures devant votre sublime portrait.
— Mais le Sancy fait maintenant partie du trésor de ce Morosini, que nous avons eu l’imprudence de garder parce qu’il est le gendre de mon ami le banquier suisse Moritz Kledermann.
— Il a couché à Hever ? ne put retenir Aldo.
— Non, car la règle du château est formelle, mais nous l’avons invité à dîner et la soirée s’est prolongée assez tard.
Jugeant qu’il se taisait depuis trop longtemps, Adalbert questionna, l’air innocent :
— Mais ce... Kledermann dont la presse dit que c’est l’un de vos meilleurs amis...
— Vous pouvez dire le meilleur. Sa collection de joyaux est époustouflante !
— Lui, au moins, passe la nuit au château quand il vient vous voir ?
— Pas plus lui que les autres ! Il a son cottage particulier où l’on ne loge personne d’autre. Il ne s’en offusque pas afin de ne pas aller contre la volonté des fantômes ! Je crois d’ailleurs que cela l’amuse...
L’amuser ? Les deux hommes qui le connaissaient si bien en doutaient. Ils pensaient que s’il n’avait jamais mentionné ce détail à la limite de la muflerie, c’était par orgueil. On n’envoie pas un Kledermann coucher dehors quand il vous fait l’honneur de vous visiter... ou alors cela dénotait chez lui un respect pour les revenants anglais parfaitement invraisemblable.
« Je me demande comment Lisa prendra ça quand elle l’apprendra ? Si toutefois je la revois un jour ! » réfléchissait Aldo, non sans mélancolie.
Lisa ! La simple évocation de sa femme réveilla une nostalgie toujours un peu à fleur de peau ces temps-ci ! Quand la reverrait-il... ? De la façon dont tournaient les événements, il avait l’impression – ô combien pénible ! – qu’elle s’éloignait de lui de plus en plus. L’unique réconfort était de la savoir avec ses petits dans le sûr abri des palais ancestraux, gardée par l’affreux Josef capable à lui seul de mettre toute une armée en déroute...
Ce qui l’agaçait le plus était de ne pas pouvoir poser les questions qui lui brûlaient les lèvres mais que son rôle actuel lui interdisait. On était « chargé » de trouver des décors pour un film et l’on n’avait pas à se mêler de la façon dont vivaient les propriétaires des sites prétendument convoités. Même si c’était difficile !
À certains frémissements de son nez au-dessus de ses imposantes moustaches rousses, il sentait que c’était encore plus difficile pour Adalbert. D’ailleurs, avant d’achever son verre, celui-ci lâcha :
— Chez nous, aux States, on a plein de sociétés qui prétendent entrer en relation avec ce qu’ils appellent l’au-delà ! Vous devez sûrement en avoir quelques-unes dans les parages puisqu’il paraît qu’en Angleterre il y a autant de fantômes que de châteaux ?
— Pas seulement de châteaux ! répondit sérieusement Astor. Nombre de vieilles demeures sont « visitées »... et nous avons aussi nombre de sociétés psychiques...
— Vous n’en n’avez jamais convié chez vous ?
Le maître d’Hever vira au rouge vif :
— On ne traque pas l’ombre d’une reine comme n’importe quelle autre entité. J’avoue pourtant, s’enflamma-t-il, soudain emporté par l’ardeur de sa passion, qu’il y a une dizaine d’années, et sur l’impulsion d’un de mes cousins qui s’y intéresse fort, nous avions réuni ici, à l’occasion d’une nuit de Noël, quelques adeptes de la Société royale...
— Royale ? s’étonna Aldo, ce qui lui valut un coup d’œil glacé de son hôte momentané. Rien que ça ?
— On voit bien que vous êtes américain. Nos souverains partagent souvent nos croyances ! Sachez qu’au château de Glamis, en Écosse, où est née Sa Majesté notre reine Elizabeth, il n’y a pas moins de trois fantômes. Ce n’est pas à mépriser !
L’Honorable Peter commençait, lui, à considérer que ses compagnons d’aventure en prenaient un peu trop à leur aise :
— La Royal Society est donc venue ici à la date du tragique anniversaire. Puis-je demander ce qui s’est passé ?
— Rien ! Rien du tout ! Nous avons attendu en vain, mais je n’ai pas été autrement surpris ! Peut-être si le roi George nous avait fait l’honneur de se déplacer... Mon Dieu ! Ce n’est plus une tempête, mais un véritable ouragan qui se prépare ! Messieurs, il est temps de nous quitter. Étant donné ce temps épouvantable, je vais vous faire conduire à l’un des cottages où l’on vous donnera ce dont vous aurez besoin, et, comme nous ne nous reverrons pas...
— Nous pouvons garder Peter à dîner, n’est-ce pas ? intervint lady Nancy pour qui l’arrivée de Sa Seigneurie devait constituer une distraction non négligeable. La maison ne s’effondrera pas si le pont-levis n’est relevé qu’après 10 heures ! Et j’ai des questions à lui poser à propos de l’exposition !
On se sépara là. Les Américains exprimèrent leurs regrets de devoir renoncer à Hever, mais remercièrent pour l’hospitalité « si généreusement offerte ». Ce à quoi Astor répondit qu’avec un temps pareil on ne pouvait même pas se risquer à mettre un chien dehors et ajouta qu’un de ses chauffeurs se chargerait de conduire la Packard au garage... dont on se garda bien de demander s’il était d’époque.
— On se retrouvera demain matin, assura l’Honorable Peter en leur serrant la main. J’ai une ou deux idées qui pourraient faire votre affaire ! Je ne sais pas si je vous ai dit que le cinéma était l’une de mes passions ?
L’avait-il dit ? Possible, après tout, il avait déjà dit tant de choses !
Le temps n’allait vraiment pas en s’améliorant et la nuit promettait d’être terrifiante. Le château s’entourait de vents tourbillonnants sous l’impact desquels les girouettes s’en donnaient à cœur joie. De temps en temps, un craquement annonçait la chute d’une branche. En outre, il faisait de plus en plus froid !
— C’est la première fois que vous venez en Angleterre ? interrogea le chauffeur promis qui venait de prendre place au volant. Si c’est le cas, il faudra revenir aux beaux jours. On surnomme notre coin le « jardin de l’Angleterre ».
— On nous l’a dit ! On va loin comme ça ?
— Non, le village est à côté. Les maisons sont de différentes tailles selon l’importance des invités...
— Par exemple, celui où l’on loge le banquier suisse Kledermann ? ne put retenir Aldo.
— Oh ! Celui-là c’est le plus beau et le plus proche du château ! Le plus confortable aussi ! Vous pensez ! Le meilleur ami du patron ! Alors comme ça, vous êtes dans le cinéma. Qu’est-ce que c’est intéressant !
Il semblait disposé à papoter un peu mais, à cette heure, ledit cinéma était le dernier des soucis de ses passagers. Aldo était fatigué et, en outre, l’un des tampons de caoutchouc qui déformaient son visage était en train de se décoller.
— Où allons-nous ?
— Au bout du village, mais il n’est pas grand. Votre logement est l’un des plus petits mais vous y serez à l’aise quand même.
— Dame ! N’est pas M. Kledermann qui veut ! grogna Adalbert.
— N’ayez crainte ! Milady veille de près au confort de ses invités et elle consacre ses soins au village plus qu’au château ! Elle aimerait tellement mieux qu’on loge tout le monde sur place ! Les fantômes, c’est pas sa tasse de thé. Elle est députée à la Chambre des communes, vous savez ? La seule femme ! Et c’est pas rien ! Mais vous voilà chez vous !
La maison était petite mais charmante. Un bijou architectural sur lequel grimpait un vieux lierre. Du pur Tudor !
— Ça va être d’un confortable ! chuchota Adalbert.
Or, il n’en était rien. Lady Nancy était vraiment une hôtesse digne de ce nom, et si aucune faute de style ne déparait cette mignonne maison, tout y était prévu pour le repos du corps et de l’esprit : une sorte de salon pourvu d’une belle cheminée dans laquelle une simple allumette fit flamber joyeusement un assemblage de bûchettes et de pommes de pin bien sèches, deux chambres. Du bois sculpté sans doute, mais une abondance de coussins en gommait les angles par trop vifs. Une minuscule salle de bains – mais oui ! – équipée d’eau chaude dans laquelle Aldo se rua dès qu’il l’eut découverte, tandis qu’Adalbert allait explorer la cuisine aux buffets abondamment garnis et pourvue même d’un réfrigérateur adapté aux dimensions de la pièce.
— Toi, je ne sais pas, émit Adalbert plié en deux afin d’explorer une planche basse sur laquelle s’alignaient des bouteilles (vins français et bière anglaise), mais je préfère de beaucoup être l’invité de lady Astor plutôt que celui de son époux ! Je parie que dans ce repaire de spectres il n’y a pas une seule chambre convenable. Sans compter qu’on va pouvoir dormir sans être réveillé toutes les cinq minutes par les traînements de chaînes, les gémissements lugubres à souhait, des apparitions cauchemardesques et tout le reste de la panoplie du revenant digne de ce nom. Quoique... tu as dit quelque chose ? poursuivit-il en réponse aux borborygmes qui provenaient de la salle de bains où Aldo, avec un soulagement indicible, était occupé à cracher ses tampons et à se laver les dents. ... Quoique, cependant, l’idée de croiser dans un couloir le fantôme d’Anne Boleyn me séduirait assez ! Il paraît qu’elle était belle à couper le souffle au point que, pour lui trancher la tête, son tendre époux a fait venir le bourreau de Calais.
Après un ultime rinçage de bouche, Aldo réussit à émettre une opinion claire :
— Quel que soit l’instrument employé, le résultat ne devait malgré tout pas être fort séduisant. Déjà, les critères de beauté de l’époque m’ont toujours paru éloignés des nôtres et, peintre de Cour ou pas, le grand Holbein n’a pas révélé de foudroyantes beautés. Chez les femmes, tout au moins : elles se ressemblent toutes, hors peut-être la Grande Elizabeth, ses cheveux roux et ses perles fabuleuses. Il est vrai que c’était la reine et qu’il ne devait pas faire bon de lui déplaire !
— Marie Tudor aussi était reine. Il n’empêche que son portrait est une véritable horreur ! Elle a la méchanceté peinte sur chacun de ses traits ! Et dépêche-toi un peu ! Qu’est-ce que tu veux boire : bordeaux ou bourgogne ?
— M’est égal ! Pourvu que ce ne soit pas du vin trafiqué. J’en ai encore pour cinq minutes...
Son visage ayant recouvré son aspect originel, Aldo, après avoir sorti une vaste robe de chambre de sa valise, s’activait maintenant à « retrouver sa ligne » en se débarrassant de l’espèce de large ceinture de flanelle piquée qui en doublait le volume et l’épaississait d’un bon tiers.
— On mange à la cuisine ou je prépare un plateau ? cria encore Adalbert, occupé à couper de fines tranches d’un jambon du Yorkshire d’une appétissante roseur.
Un hurlement particulièrement vigoureux du vent lui coupa la parole. En même temps, un volet, mal attaché sans doute, se mit à claquer dans la chambre d’Aldo, et celui-ci se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit et voulut refixer l’abattant de bois, mais le vent soufflait avec une telle force qu’il ne put y arriver.
En revanche, l’homme qui l’observait depuis l’extérieur, tapi dans l’épaisseur du lierre, réussit à s’aplatir davantage, confiant dans la solidité des épaisses branches grimpantes.
— Je crois que le loquet est cassé ! hurla Aldo.
— Laisse tomber ! C’est sans importance, répondit Adalbert. Si ce boucan doit durer toute la nuit, on n’en est pas à ça près ! Tiens, regarde ! C’est vraiment du sérieux !
En effet, la flèche fulgurante d’un éclair venait de frapper le couronnement de l’une des tours d’entrée du château, ajoutant une nouvelle touche dramatique à un décor qui n’en manquait déjà pas.
— Dommage que cette histoire de film soit du bidon ! regretta Aldo. Ça aurait pu donner quelque chose de vraiment bien !
— Ma parole, tu t’y crois ? Si lord Astor avait accepté, on s’en serait tiré comment ? Je sais bien que dans ce monde-là toutes les échappatoires sont possibles. Alors qu’il ait accepté ou non... nous, au moins, on aura eu un beau spectacle ! Et maintenant on dîne ! Je meurs de faim et on va pouvoir manger sans se faire du souci pour tes prothèses dentaires.
L’excitation de l’aventure les creusant comme ils en avaient l’habitude, ils firent honneur à ce que la maison leur offrait et qui, pour être campagnard, n’en était pas moins, selon eux, franchement supérieur à la « cuisine » traditionnelle anglaise. Leur menu de charcuterie, beurre, pain frais – il y en avait dans une huche ! –, œufs, confitures, arrosé d’un petit marsannay sans prétention, leur convenait tout à fait, et ils le terminèrent par un excellent café – l’un des rares talents culinaires d’Aldo ! – arrosé d’un cognac hors d’âge.
— Et à présent on va tâcher de passer une bonne nuit, conclut Adalbert en jetant dans le feu toujours bien flambant de la cheminée le mégot de son cigare, pur produit de La Havane un peu trop luxueux pour un simple cinéaste de repérage. Mais il m’est venu une idée...
— Laquelle ? Tu en as tellement !
— Si j’étais lady Nancy, j’inviterais Ava à coucher au château, un jour par exemple où Astor ne serait pas là. Rien que pour voir ce qu’en feraient les fantômes ! Elle deviendrait peut-être folle ?
— Elle l’est déjà !
— Oui, mais là, pour de bon ! À enfermer !
— Elle serait capable de mettre en fuite les aliénistes les plus confirmés. Et avec tout ça on fait quoi demain matin en quittant ce chef-d’œuvre Tudor ?
— J’y pensais. On pourrait cultiver nos relations avec l’Honorable Peter Wolsey. Vu qu’il est introduit dans la meilleure société. Il est curieux comme un chat et, sous des dehors farfelus, je crois qu’il est loin d’être un imbécile !
— J’adhère ! Pour l’instant, d’ailleurs, on n’a rien de mieux à se mettre sous la main.
Après avoir éteint le salon, ils regagnèrent leurs chambres respectives et Aldo s’apprêtait à se mettre au lit, quand Adalbert reparut :
— Viens voir ! je viens de faire une trouvaille !
Et il sortit de derrière le lit une valise plate et rectangulaire, d’où il retira un portrait qu’il mit sous le nez de son ami !
— Qu’est-ce que tu dis de ça ?
Trop stupéfait pour s’exprimer, Aldo eut soudain sous les yeux son propre portrait.
— Mais... c’est moi ?
— Et signé Mary Windfield, s’il te plaît ! Seulement, à y regarder de plus près, ce n’est pas vraiment toi et Mary ne donne jamais dans l’approximatif !
— Ce qui signifie ?
— Que si ce n’est toi, c’est donc ton frère... ou plutôt celui qui s’est présenté en s’annonçant comme le prince Morosini. J’admets que cela peut marcher, en particulier, avec quelqu’un qui ne t’a jamais vu, comme ça a été le cas d’Astor. De simples détails mais combien parlants : la couleur des yeux, par exemple, a été retouchée, leur forme aussi – à savoir à l’aide de ces petits collants dont M. Duval t’a pourvu si généreusement. Le type qui a fait ça n’est pas maladroit, d’ailleurs, et doit posséder un certain talent de peintre. Il en faut pour avoir le culot de « corriger » Mary, mais je pense que là réside la clé de ce qu’on pourrait appeler le mystère d’Hever Castle. Vis-à-vis des photos de journaux, c’est du bon travail... seulement ce n’est pas vraiment toi.
— Bon ! Si c’est ça, conclut Aldo, on emporte discrètement ce truc et de retour à Londres on ira droit voir Mary pour lui demander ce qu’elle en pense...
— Non, corrigea Adalbert, j’irai voir Mary tout seul pendant que tu m’attendras caché dans un coin ! Il ne faut surtout pas que l’on te voie à visage découvert ! En outre, Mary me paraît le meilleur lien possible avec Paris. Alors, le portrait, on l’emporte ?
— Finalement, je pense que non. On va le cacher ailleurs en prenant soin de laisser la boîte à sa place.
— Le cacher ailleurs ? Où ?
— Ici même. Si les indigènes s’aperçoivent qu’il n’est plus dans sa boîte, ils n’imagineront certainement pas qu’il est encore là !
— Ton raisonnement se tient ! Quoique cela m’ennuie un peu de laisser une pareille preuve derrière nous, mais tu as sans doute raison ! En tout cas nous savons au moins une chose : c’est à quoi ressemble exactement le faux Morosini, et ça c’est, comme disent les Anglais, « un morceau de chance » ! Il n’empêche qu’on peut se demander dans quel panier de crabes on est tombé. Si Ava est folle, les autres Astor ne valent guère mieux !
— Oh, je les crois aussi innocents que nous dans cette histoire. N’oublie pas qu’on leur a volé le Sancy et que lord Astor y tient autant qu’à ses fantômes.
— Bon ! Assez causé ! À présent on le met où, ce machin ?
Après avoir longuement réfléchi et débattu, on opta pour le dessus du baldaquin d’un des lits dont les colonnes étaient assez solides pour supporter le poids d’un homme. Ce dont Adalbert s’assura :
— On ne doit pas faire souvent le ménage, constata-t-il. C’est plein de poussière là-haut. Il va falloir chercher ce qu’il nous faut pour l’envelopper.
La cuisine ne manquant pas de linge utilitaire, on choisit un grand tablier de caviste, en forte toile grise, dont les cordons allaient permettre de fixer solidement l’emballage.
— Je ne me voyais pas comme ça ! remarqua Aldo en contemplant une dernière fois le portrait. Ce n’est pas moi !
— Pour quelqu’un qui te connaît bien, pas tout à fait, mais quand on ne t’a jamais vu que dans les colonnes des journaux, ça peut faire illusion ! La meilleure preuve est que cela a réussi.
— Mais enfin, on ne m’a pas vu que dans les journaux ? Je me croyais plus connu !
Adalbert se mit à rire :
— Tu ne vas pas te vexer maintenant ? Tu as vu Astor ? Il s’est choisi le siècle des Tudors et ne vit qu’avec ses ectoplasmes, et on peut comprendre pourquoi sa femme s’est lancée dans la politique. C’est à vous rendre neurasthénique, un mari comme celui-là, Sancy ou pas ! À ce propos j’aimerais savoir où il le rangeait, son diamant bien-aimé, et comment l’autre a réussi à le sortir si facilement ?
— Écoute ! On reparlera demain. Pour l’instant, j’ai sommeil !
— Encore un moment ! Il me plairait d’emmener un souvenir, ajouta-t-il en allant prendre un appareil photographique ainsi qu’un flash à magnésium. Tiens, il me reste juste une photo sur cette pellicule. On va l’utiliser !
Quelques minutes, un éclair de magnésium et ce fut fait. Adalbert changea alors le rouleau usé qu’il mit dans sa poche en disant :
— On est cinéastes ou pas ? Il faut bien que ça serve à quelque chose
Le temps cependant ne s’arrangeait pas. Par moments, l’orage semblait s’éloigner mais c’était pour n’en retentir que de plus belle. En gagnant enfin son lit, Aldo se demandait si ses nerfs surchauffés allaient lui permettre de trouver un repos dont il avait cependant grand besoin. Pour Adalbert, la question ne se posait pas : il possédait le précieux privilège de s’endormir n’importe où et à volonté, et de se réveiller tout aussi aisément. Ce n’était pas son cas à lui et il s’attendait à subir les affres d’interminables cogitations, les yeux grands ouverts dans l’obscurité traversée d’éclairs. Quand, soudain, il sombra dans les bras de Morphée...
Au matin, le ciel était clair. Si le parc était jonché de branches cassées, il n’y avait plus un nuage dans le ciel et, même si la température n’avait que très peu augmenté, la tempête n’en avait pas moins balayé tout le paysage.
En ouvrant sa fenêtre pour faire ses exercices respiratoires quotidiens, l’Honorable Peter resta quelques minutes en contemplation devant le château dont il était assez proche et où l’on procédait aux manœuvres de mise en place du pont-levis, cependant que, sur l’une des tours, un hallebardier descendait de leur hampe les lambeaux de la bannière aux armes des Astor pour en hisser une neuve.
Il puisa un réconfort dans la couleur du temps pour effacer l’impression désagréable que lui avait faite la soirée. Certes, grâce à l’intervention de lady Nancy, le dîner ne s’était pas traduit par un long lamento de William Astor sur les regrets que lui laissait son diamant disparu, mais, d’autre part, l’invité n’avait pas réussi à savoir à quel endroit on conservait le précieux trésor. Cette histoire tapait visiblement sur les nerfs de Nancy et l’on avait surtout parlé politique... avec tout de même un intermède consacré à la nouvelle affaire qui commençait à passionner la région : l’étrange cadavre si curieusement grimé ramené à la côte par les pêcheurs de Levington.
— Je me demande qui cela peut être ? avait émis le châtelain d’une voix plaintive. Les domestiques ne parlent que de ça à l’office !
Ce à quoi sa femme avait répondu que, les distractions se faisant si rares dans la région, c’est le contraire qui aurait été surprenant.
— Mais certains avancent que ce pourrait être lord Allerton, ajouta-t-elle.
— C’est presque normal qu’on le pense, fit Peter. C’est l’un des hommes les plus importants du pays, fort riche, collectionneur, et en outre il a disparu. Quant à la mise en scène...
Il allait dire qu’elle était destinée à renforcer l’accusation portée contre Morosini, mais se ravisa puisque justement ladite accusation venait d’Hever.
Lui-même n’avait pas beaucoup dormi. Pas vraiment à cause de la tempête. Simplement trop d’idées lui trottaient dans la tête et il avait passé une partie de la nuit à en discuter avec Finch. À la suite de quoi, il en était venu à conclure de pousser un peu plus ses nouvelles études sur le cinéma et il était fermement décidé à s’attacher le plus possible aux pas de ces Américains, car leur profession leur permettait de pénétrer à peu près partout.
Aucune voiture n’étant déjà sortie du garage, il se hâta de prendre son breakfast puis, tandis qu’il se rendait au château afin de saluer ses hôtes et expédiait Finch chercher la sienne au garage :
— Je n’ai vu partir personne, confia-t-il à Astor. Vos cinéastes n’ont pas l’air pressés de quitter Hever. Peut-être gardent-ils l’espoir de vous faire changer d’avis ? Cela ne doit pas être facile de renoncer quand on a déniché l’endroit rêvé. Mais il m’est venu une idée qui pourrait les arranger. L’un des châteaux de mon père est susceptible de leur convenir. C’est assez haut dans le Nord et il n’est pas de première fraîcheur mais il est d’époque, il a, comme on dit, « de la gueule » et, avec les moyens techniques, les décors et la pluie de dollars que répandent toujours les Américains, j’ai l’impression que cela ne serait pas si mal. Sans compter que cela fournirait du travail aux gens du pays, question figuration, et que cela m’étonnerait fort qu’on les reçoive à coups de pierres. Où les avez-vous installés ?
— Je vais vous faire conduire chez eux. C’est au bout du village.
Devant l’entrée se tenait Finch qui venait de sortir la Bentley et l’époussetait avec un plumeau :
— La Packard est toujours là, je suppose ? s’enquit son maître.
— Toujours, Votre Seigneurie. Après une telle nuit, ces gens doivent s’offrir une grasse matinée.
— On va aller les réveiller ! Il faut que je leur parle.
Finch ouvrait déjà la portière mais Peter la repoussa :
— Allons-y à pied ! Une petite marche nous fera le plus grand bien avec ce beau ciel bleu !
Le domaine était vaste. Une armée de jardiniers en avait pris possession afin de faire disparaître au plus vite les traces de la tempête. On enlevait soigneusement tous les débris tandis que, dans des brouettes, de nouvelles plantes venues des serres attendaient d’être repiquées à la place de celles qui étaient abîmées.
En tailleur de tweed, un foulard de soie bleue noué sur ses cheveux, lady Nancy, debout au milieu d’eux et les bras croisés auprès de son chef jardinier, donnait de temps à autre des indications d’un geste de la main. Elle n’avait de toute évidence aucune envie d’être dérangée et on se contenta d’échanger des saluts après que Wolsey eut exprimé ses remerciements pour l’hospitalité reçue avec la grâce dont il était capable.
— Je viens chercher nos Américains, crut-il bon d’expliquer. Je vais essayer d’adoucir leur déception en leur parlant de quelques-unes des vieilles bâtisses familiales...
Il s’inclina, puis s’en alla frapper à la porte de la maisonnette qu’on lui indiqua. Personne ne répondit. Au bout de trois essais infructueux, il se décida à entrer... pour constater que la maison était vide... mais ce qu’on appelle vide : il n’y avait pas la moindre trace qu’elle ait été occupée. Tout était dans un ordre parfait.
Pensant que les deux hommes faisaient peut-être un dernier tour dans le parc avant de prendre congé, il demanda la permission d’interroger les jardiniers, puis se mit en route toujours escorté de Finch à qui son long nez pointé vers le sol faisait penser à un limier sur la piste d’une trace... mais n’en trouva aucune :
— C’est quand même incroyable ! ronchonna Sa Seigneurie. Où ces gens-là ont-ils pu bien passer ?
On eut beau tourner, retourner, fouiller jusqu’au moindre buisson, alerter même les gardes-chasse, aucun des habitants d’Hever ne put apporter la plus minime indication touchant les envoyés de la Metro Goldwin Mayer. Bien que de silhouettes faciles à repérer, personne ne pouvait même se vanter de les avoir seulement aperçus.
— Ça va nous faire deux fantômes de plus ! chuchota un petit malin. On en avait pourtant déjà une belle collection !
— Les fantômes ne se déplacent pas en automobile ! répliqua Sa Seigneurie qui avait entendu et dont l’humeur virait au noir...
En effet, la Packard était toujours au garage et n’en bougea pas. Personne ne vint la réclamer...
Qu’est-ce que cela voulait dire ?