LA RÉVÉLATION

Une dent en or...

Dans la journée, les bureaux de Scotland Yard n’ont rien d’accueillant, mais quand on vient la nuit, c’est franchement sinistre, les imposants classeurs d’un brun presque noir et les lampes à abat-jour en opaline vert pomme ne contribuant guère à une atmosphère chaleureuse. Alors, ce soir-là !

Invitée par le nouveau patron à venir s’entretenir avec lui en tête à tête, Lisa avait d’abord refusé avec un dégoût non dissimulé. D’instinct, elle haïssait cet homme en qui elle voyait l’adversaire. Si elle avait fini par consentir, c’était poussée par Mary – au grand dépit de Plan-Crépin toujours prête à enfourcher son cheval de bataille.

— Moi, je suis protégée par la reine, et naturellement je n’assisterai pas à l’entretien, mais je serai là, dans la coulisse...

— Pour ramasser les morceaux, ironisa Lisa avec un rire nerveux.

— Si tu veux...

Il l’attendait, assis à son bureau, et se leva pour venir à sa rencontre en désignant un siège en face de lui. Elle retint mal un frisson comme à l’approche d’un reptile venimeux.

— Vous avez désiré me voir, pourquoi ?

— Pourquoi pas ? Il me semble que nous avons des choses à nous dire !

— En dehors du fait que vous nous haïssez...

— Pas vous ! Votre époux, oui, et de toute ma haine !

— Et la raison de cette haine ? C’est avec lui que vous devriez vous en expliquer ?

— Il ne s’en doute même pas.

— Allons donc ! Il devrait commencer à s’en faire une idée ? Cette suite de catastrophes venues les unes après les autres sans raison apparente... Il ne s’en doute certainement pas ! En fait son seul tort, c’est d’exister !

— Dieu que tu es belle, Lisa !

Il dardait sur elle un œil vorace qu’elle accueillit avec colère :

— Quelle audace ! Non seulement vous vous permettez de me donner mon prénom mais vous me tutoyez ?

— Je t’ai toujours tutoyée dans mes rêves !

— Si tous ceux qui convoitent une femme devaient se conduire comme des tortionnaires envers leurs maris, la terre serait vite dépeuplée ! Cela suffit ! J’en ai assez entendu !

Elle voulut se lever mais il la cloua sur place :

— Tu n’as pas entendu la moitié ! Le reste pourtant devrait t’intéresser ?

Il se penchait vers elle, les coudes aux genoux, et elle recula, redoutant un contact dont l’envie se lisait clairement dans son regard noir, cependant que sa langue ne cessait d’humecter sa bouche cernée de barbe.

« Il se pourlèche », pensa-t-elle, écœurée.

— En résumé, que voulez-vous de moi ? Que je devienne votre maîtresse ?

— Ce serait trop simple. Je veux faire payer, en le détruisant totalement, celui qui n’a eu qu’à ouvrir les bras pour jouir de ce dont j’ai rêvé ma vie entière ! Je veux le voir se balancer au bout d’une corde !

Cette fois, elle se leva pour fuir mais il la saisit au passage et la renvoya sur sa chaise :

— Souviens-toi d’Oxford, Lisa ! Tu avais dix-sept ans ! Belle comme un ange, je t’ai désirée autant qu’il était possible de le faire, perdu dans la foule de tous ceux qui te souriaient. De mon désir tu n’as fait que rire pour l’oublier au bout de cinq minutes ! Ils étaient tellement à te courir après. Et puis, tu es partie. On ne s’est plus revus et d’ailleurs tu as dû très vite m’effacer de ta mémoire. Est-ce que ça compte, un inconnu qui passe au milieu d’une foule ? Mais moi, le moins-que-rien, je t’ai suivie de loin !

— Magnifique ! ironisa-t-elle pour mieux lutter contre sa peur. Et ô combien romantique !

— Tu crois ? Alors écoute bien ! Maintenant, j’ai la puissance. On tremble devant moi et c’est à toi de souffrir. Cette vengeance, je l’ai attendue avec une patience infinie. Une vengeance au long cours, si tu veux, mais inexorable...

— Que voulez-vous au juste ? haleta-t-elle comme si elle avait couru le marathon.

— Rien ! Te regarder souffrir autant que j’ai souffert !

Fiévreusement, elle fouillait dans ses souvenirs d’adolescente, cherchant en vain à y retrouver un Adam Mitchell. Et un Adam Mitchell qui l’aurait poursuivie de ses assiduités. Il y en avait eu tant ! Sans compter le fait qu’elle était la fille du richissime Kledermann dont elle savait parfaitement que la fortune attirait sans doute ses admirateurs autant que son charme. Au fond, Lisa pensait que, gamine, et même par la suite, elle n’avait jamais été d’une foudroyante beauté, sinon comment Mina van Zelten aurait-elle pu travailler avec Aldo ? L’attention soudain en éveil, elle se mit à réfléchir à une vitesse folle.

D’ailleurs, si, à entendre cet homme, elle était tombée droit dans les bras d’Aldo, on pouvait dire qu’elle y avait mis le temps ! Plusieurs années s’étaient écoulées – trois enfants ne se fabriquent pas en cinq minutes –, et tout à coup elle eut moins peur. Cet homme gommait trop de souvenirs ! Il est vrai que, s’il avait fait toute sa carrière aux Indes, il fallait du temps pour que parviennent les informations, mais enfin ? Elle eut soudain la sensation que cet homme se racontait à lui-même une belle histoire et entendait la faire avaler à tout le monde. En prenant bien soin de conserver son air mi-terrifié, mi-éploré, elle demanda :

— Vous vous souviendriez aussi de Mina van Zelten ?

— Votre unique amie ? Cette Hollandaise ! Naturellement, puisque je n’ignore rien de vous !

Il avait donné dans le panneau et Lisa aurait pu hurler de soulagement.

La peur paralysante, l’ignoble peur, se dissipait, lui laissant l’esprit plus clair et plus lucide, même s’il lui fallait admettre qu’elle affrontait un de ces monstres qui n’ont d’humain que le visage ! Mais par quel enfer avait-il été vomi ?

Afin d’essayer d’en apprendre davantage, elle s’apprêtait à évoquer un autre « souvenir », quand, soudain, il sourit, et elle vit briller une dent en or, particulièrement imposante et qu’elle n’avait jamais oubliée ! Dans les poils de la barbe, le sourire s’accentua... et la dent parut briller plus intensément...

— Rentre chez toi, à présent ! fit-il doctement. Il est temps que tu commences à souffrir ! Tu verras, on ne s’y habitue jamais.

— Et la haine, on s’y habitue ?

— C’est l’enfance de l’art !

« Sois tranquille, pensa-t-elle, tu sauras un jour ce que pèse la mienne ! »

Car elle savait à présent ce qu’il cachait sous ses hautes fonctions ! Et cela, c’était sans prix ! Un fou sadique, dangereux comme une portée de scorpions mais trop sûr de lui ? Ce serait à armes inégales sans doute, mais elle allait porter le combat jusque dans son camp à lui.

Des armes, elle venait d’en trouver une, et de taille !

— C’était Croc d’or ! confia-t-elle à Mary qui poussa un cri d’horreur.

— Cet immonde salopard ? Il existe toujours ?

— Plus que jamais. C’est lui, à présent, le patron de Scotland Yard !

— Ce n’est pas possible !

— Malheureusement, si ! Et il a juré la perte d’Aldo !

— Que lui a-t-il fait ?

— Il hait l’homme que j’aime. Jadis, à Oxford, Croc d’or a voulu me séduire et je l’ai repoussé avec plus que du dédain, et même en riant. Puis il s’est acharné à devenir lui-même puissant. Pour cela, il est parti aux Indes... et il en est revenu une fois dûment armé. À présent, il veut nous faire mourir, Aldo sur l’échafaud et moi de désespoir.

— Ne tergiversons pas : il te veut ?

— Non. Ce qu’il veut, c’est se repaître interminablement d’une souffrance qu’il se promet d’entretenir...

— Et il s’imagine qu’on va le laisser agir ?

— Ceux qui tenteront de m’aider seront tous en danger... et avec un tel sauvage...

— Seulement maintenant, on sait à quoi s’en tenir... Au fait, j’y pense : il va falloir savoir qui est au juste Croc d’or ?

— On le sait, Adam Mitchell...

— Justement, il ne s’est jamais appelé Adam Mitchell... Son vrai nom c’est Alberic Atkyns.

— Qu’est-ce que tu dis ? Tu en es sûre ?

— Naturellement ! C’est à moi qu’il a fait la cour après ton départ d’Oxford.

— Mais alors...

— C’était déjà un salopard. C’est en outre un imposteur ! Viens avec moi !

Quelques instants plus tard, toutes deux roulaient en direction de la maison des Sargent. Par chance, le colonel n’était pas encore parti pour l’une de ses mystérieuses missions. Lady Clementine tentait pour sa part d’apaiser la première crise de nerfs de Tante Amélie. Il écouta Mary en silence en mâchouillant la moustache blanche qui tranchait si joliment avec son teint bois de rose et ses yeux bleus. Se contenta d’un bref :

— Cessez de vous tourmenter à présent, l’affaire me regarde et je pense que ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir ! Allez plutôt rejoindre ma femme, lui raconter tout ça et boire une tasse de thé avec elle !

— Vous avez des possibilités ? osa Mary.

— Je les ai toutes. Du roi au dernier fonctionnaire ! Pour vous rassurer, il me suffira de vous dire qu’une enquête va être diligentée aux Indes. Le résultat devrait être intéressant...

Il le fut plus encore qu’on ne l’imaginait : non seulement le bourreau de Scotland Yard avait servi à Bombay durant de longues années, sous les ordres du véritable Adam Mitchell, mais, quand on avait rappelé celui-ci à Londres pour remplacer Gordon Warren momentanément handicapé, avant d’endosser la personnalité de ce policier célèbre il l’avait purement et simplement assassiné au moment du départ, afin de prendre sa place.

Cela s’était passé si vite – un véritable tour de passe-passe – que personne ne s’en était aperçu, d’autant que les deux hommes se ressemblaient un peu, et Atkyns était venu exercer ses méfaits tout à son aise. C’est lui naturellement qui avait fait assassiner lord Allerton, et comme en plus c’était un lâche, le meurtrier ne fut pas difficile à trouver !

Évidemment, il fut arrêté. Gordon Warren, en fauteuil roulant, présida la cérémonie. Quant à Aldo, mis en présence du monstre, il se contenta de lui allonger un magistral coup de poing destiné au moins à faire passer l’envie de l’étrangler, ne parut au procès – vite bâclé – que ce qu’il fallait et, au jour de l’exécution du bonhomme, il alla attendre devant la porte de la prison que le gardien vienne afficher sur le portail que tout était fini puis, rassemblant sa « tribu », regagna Venise en toute hâte :

— C’est toi qui as raison, confia-t-il à sa femme en l’embrassant. On ne devrait jamais quitter Venise !

— Je sais que tu le penses aujourd’hui... mais demain ?

— Il faut vivre l’instant présent ! Et nous sommes ensemble... et je t’aime !

Le Sancy reparut de la façon la plus inattendue. Le jeune Tom, le fils du pasteur d’Hever, comme tous les gamins de son âge, adorait donner des coups de pied dans des cailloux. Il jouait avec l’un d’eux, particulièrement gros, un agglomérat de boue séchée et de graviers quand, soudain, l’un de ceux-ci se détacha, laissant filtrer un éclat magique. Il l’apporta bien sûr à son père qui prit aussitôt le chemin du château.

C’est ainsi que la blonde chevelure de Nancy Astor retrouva la parure exceptionnelle qui attirait toujours la foule devant son portrait à l’Académie de peinture pour la plus grande satisfaction de son peintre...

Saint-Mandé, septembre 2015.

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