DEUXIÈME PARTIE UNE VENGEANCE À LONGUE DISTANCE

6 Plan-Crépin et les diamants

— Il faut avouer que c’est une belle chose ! soupira Marie-Angéline du Plan-Crépin en approchant du tableau au plus près pour mieux distinguer la signature.

— De quoi parlez-vous ? s’enquit Mme de Sommières dont le face-à-main serti d’émeraudes était, lui, fixé sur le visage du modèle. Du portrait ou du diamant ?

— Les deux ! Avec un avantage pour le talent du peintre. Le diamant, ce n’est pas le premier qu’on remarque ! Il est magnifique, il est superbe, mais cette dame ne semble pas heureuse de le porter !

— Il a eu tellement d’aventures qu’on peut la comprendre et elle est encore assez belle pour pouvoir s’en dispenser !

— Mais elle le porte, ce qui lui vaut d’être enviée par la quasi-totalité des autres femmes !

— Pas toutes ! Certaines comme Lisa n’y attachent pas autrement d’importance. Ils n’ont pas le pouvoir de la faire délirer comme Aldo !

— N’exagérons rien ! Elle les aime quand même ...

— Elle aime ceux qu’Aldo lui a offerts. Pas les autres, et surtout pas ceux qui traînent derrière eux une réputation, illustre sans doute, mais plutôt contestable. Et je crois que la passion de son époux ne fait que renforcer cette méfiance. Quant à celui-ci en particulier, ce magnifique Sancy, on peut assurer qu’elle a contre lui une dent solide !

— Le contraire serait étonnant ! Depuis que cette Ava leur est tombée dessus à Venise en réclamant cette pierre qu’il serait allé voler – voler ! Je vous demande un peu ! –, pour elle, la vie tourne au cauchemar. Qu’elle ait consenti à laisser les enfants partir seuls chez leur grand-mère, cela donne la mesure de son angoisse ! Mais que vient-elle chercher ici ?

— Ça, Plan-Crépin, j’aimerais bien le savoir ! Depuis qu’elle nous sait à Londres, elle nous évite, et Mary elle-même n’y comprend rien. On dirait qu’elle a choisi de reprendre le personnage de Mina qu’elle y avait abandonné quand son père l’avait reconnue6.

— En moins « moche » tout de même !

— Plan-Crépin ! Il y a des expressions que je n’aime pas et vous le savez ! D’autant qu’elle n’a jamais été vraiment « moche », pour employer votre vocabulaire ! Je n’en dirais pas autant de son époux. Si elle voyait dans quel état l’a mis le cher Langlois. Mais pour en revenir à sa présence...

Elle avisa l’un des canapés circulaires en velours rouge disséminés dans les salles d’exposition pour le repos éventuel des visiteurs – toujours aussi nombreux, le succès ne se démentant pas ! – et alla s’asseoir de manière à garder l’œil sur le portrait vedette avec un petit soupir de soulagement. Bien entendu, Plan-Crépin avait suivi et, comme Mme de Sommières se contentait de s’éventer avec le programme :

— Aurions-nous une idée ?

— Ne vous mettez pas à poser des questions idiotes, Plan-Crépin ! Naturellement, j’ai une idée ! Pas vous ?

— Eh bien, pas tellement ! L’Angleterre n’a jamais été ma « tasse de thé », si je peux m’exprimer ainsi, étant donné que, tout comme nous-même, je déteste cette tisane dont les Britanniques se croient obligés d’arroser la majeure partie de leurs journées. Ça commence au réveil, ça continue au breakfast, puis au lunch puis, naturellement, au five o’clock. Il n’y a guère qu’au dîner où on a droit à des boissons civilisées sans se faire regarder de travers !

— N’exagérons rien ! Aucun hôtel digne de ce nom ne refuse de servir mon cher champagne du soir, sinon on ne m’aurait jamais vue – ni vous non plus d’ailleurs ! – de ce côté du Channel.

— Ça c’est un fait acquis depuis longtemps, mais voyons notre idée concernant Lisa ?

— Je me demande si elle ne souhaiterait pas entrer en relation avec lady Astor, puisque Aldo aurait commis son forfait dans son château.

— Je ne vois pas en quoi cela concernerait une certaine Mina van Zelten.

— Je n’ai jamais rien dit de semblable. Après avoir contemplé ce portrait et surtout après avoir interrogé Mary à son sujet, Lisa pourrait penser qu’il doit être possible de parler à visage découvert avec cette femme. Donc se présenter sous sa véritable identité et tenter de lui faire comprendre que la pseudo-culpabilité n’est en réalité qu’un coup monté pour détruire la vie d’Aldo ou même pour l’éliminer définitivement d’une profession dont il a atteint les sommets ! Dès qu’il s’agit de trésors ou de haut luxe, tous les coups sont permis et, condamné pour vol, emprisonné peut-être pour de longues années, il serait non seulement ruiné mais anéanti... on peut dire physiquement !

— Ruiné ? Cela m’étonnerait ! Lisa ne cesserait pas pour autant d’être la fille de Kledermann... que celui-ci n’a aucune raison de déshériter !

— Au fond, la cause première de ce drame, c’est bien Moritz et la manie qu’il cultive de plus en plus pour le secret. S’il était là, rien de tout cela ne serait possible. Seulement il n’y est pas et il s’est arrangé pour que l’on ne puisse savoir où il est passé. Direction, l’Amérique du Sud, et dernier domicile connu : Rio de Janeiro. Il serait sur une affaire tellement importante – pour lui, bien sûr ! – que même son très fiable secrétaire en ignore à peu près tout. La seule chose qu’il sache est qu’il s’agit, cette fois, d’émeraudes. En attendant, cela ne nous avance pas de rester là à discourir au milieu de cette foule...

— Vous avez tout à fait raison, approuva Plan-Crépin en se relevant. On rentre à l’hôtel !

Le Ritz n’était pas loin et, le ciel s’étant enfin décidé à la clémence, on s’y rendit en flânant. Cette allure paisible leur permit de reconnaître sans hésitation l’inspecteur Lecoq – le bras droit de Langlois ! – qui venait vers elles mais ne s’arrêta qu’à peine : juste pour les saluer et leur dire qu’il venait de déposer un mot chez le portier, puis il reprit son chemin.

— Qu’est-ce que cela signifie ? souffla Mme de Sommières, sidérée. Langlois fait traverser la Manche à l’un de ses meilleurs hommes pour nous porter une lettre ? Ou il a perdu la tête ou il ne fait plus confiance à la poste ? Et puis, écrire ? S’il a envoyé Lecoq celui-ci n’avait qu’à nous délivrer verbalement son message ?

— Le meilleur moyen de savoir, c’est encore d’aller chercher ledit message. Mais j’avoue que c’est bizarre !

— À moins qu’il n’y ait pas de réponse ! Se parler, cela signifie aussi discuter ! Là, pas de discussion possible ! Autrement dit, ce qui nous attend pourrait fort ressembler à un ordre !

— Un ordre ? exhala Marie-Angéline, choquée. De lui à nous ? Oh !

— Des plus courtois, rassurez-vous ! Il n’y manquera aucune des fleurs de rhétorique usitées dans la bonne société !

En fait c’en était bel et bien un :

« Ne croyez pas, écrivait le patron de la PJ, que je veuille faire peser sur vous une quelconque autorité, mais c’est à la prudence que j’obéis en ne vous accordant que deux jours. Vous savoir seules dans un hôtel ouvert à tous les vents m’inquiète. Vous êtes trop proches de M. pour ma tranquillité d’esprit. Ici, au moins, je peux vous faire protéger jour et nuit... »

— On n’a jamais dit qu’on resterait plus longtemps ? émit Plan-Crépin qui lisait par-dessus son épaule...

— Non, mais il nous connaît trop ! Qu’est-ce qu’on décide ? Je n’ai aucune envie de rentrer, moi ! ronchonna la marquise. On n’a même pas eu le temps de rencontrer Lisa... si c’est réellement elle ?

— Ma tête à couper ! D’autre part, Langlois n’a pas complètement tort et son inquiétude vient de son amitié pour nous !

L’œil vert de Mme de Sommières s’arrondit en se posant sur son « fidèle bedeau » :

— Comme vous voilà prudente tout à coup ! Vous, Marie-Angéline du Plan-Crépin, dont les ancêtres ont « fait » les Croisades ?

— Je pense à Aldo plongé dans les ennuis jusqu’au cou. S’il nous arrivait quoi que ce soit, il ne s’en remettrait pas !

— Moi non plus ! Mais il faudra bien que cela arrive un jour...

Le dialogue s’arrêta là. C’était l’heure du thé au Ritz – comme un peu partout dans les îles Britanniques. Un cortège de femmes élégantes et d’hommes impeccablement habillés se dirigeait presque cérémonieusement vers le grand salon où allait se dérouler cet important événement. Mme de Sommières, pour qui cela se traduisait par « l’heure du champagne », pressait le pas et « mettait le cap » en direction des ascenseurs, quand une dame lui barra pratiquement le passage :

— Madame la marquise de Sommières, ici et en hiver ? Mais c’est à n’y pas croire !

Ce que la vieille dame détestait le plus, c’étaient les rencontres fortuites dont on ne sait pas toujours comment se dépêtrer. Pourtant, là, son sourcil se défronça pour faire place à un vrai sourire :

— Lady Clementine ? Et en hiver ? plaisanta-t-elle. Mais quelle heureuse rencontre. Comment se fait-il que vous ne soyez pas en Égypte comme les autres années ?

— C’est moins tentant depuis que vous et les vôtres n’y êtes plus pour pimenter la monotonie de la vie quotidienne ! Assouan devient de plus en plus touristique et de moins en moins drôle !

— Le colonel a renoncé à ses chevauchées dans le désert ?

Alors que les « frères de la côte », comme disait Plan-Crépin, traquaient les traces de l’Atlantide dans la région des Cataractes et que Tante Amélie était venue y réchauffer les débuts de rhumatismes qu’elle soignait chaque hiver au soleil d’Afrique, ils avaient fait la connaissance de l’Old Cataract d’Assouan, de sir John et lady Clementine Sargent, aussi charmants l’un que l’autre, lui étant un colonel en retraite du 17e Gurkha. Ils avaient passé une grande partie de leur vie dans la région de Peshawar, à la frontière nord-ouest des Indes, mais pas seulement à cet endroit : parlant sept langues dont le mandarin, John Sargent s’était vu confier nombre de missions dans diverses parties de l’Empire britannique, ce qui en avait fait, outre un compagnon agréable, un personnage des plus intéressants. Voire un peu mystérieux, et Aldo, comme Adalbert, aurait juré qu’il occupait – oh, très discrètement ! – un poste important au Foreign Office. Quant à Clementine, elle joignait à son charme personnel, contre lequel l’âge ne semblait guère avoir de prise, toutes les qualités d’une parfaite épouse et d’une véritable lady douée en plus d’un sens de l’humour qui lui avait souvent rendu de grands services. Enfin, pour compléter le tableau, si le couple n’avait pas d’enfants, il comptait dans leur famille un personnage aussi formidable qu’elle puisqu’elle était la sœur de Gordon Warren, le patron de Scotland Yard actuellement hors service. Sans lui ressembler le moins du monde. Personne n’aurait eu l’idée de la comparer à un oiseau préhistorique !

— Nous avons une foule de choses à nous dire ! Ne restons pas là ! Nous serons beaucoup mieux autour d’une table – pas avec du thé, je sais que vous ne l’aimez pas ! – pour prendre un café ou un chocolat et des petits gâteaux.

— Mais vous aviez sans doute rendez-vous avec quelqu’un ? objecta la marquise.

Elle savait en effet qu’à l’heure du thé il fallait retenir sa table au restaurant. Lady Clementine balaya l’objection :

— J’en ai une retenue à l’année ! Nous serons seules et pourrons bavarder à notre aise...

Et d’un pas ferme elle se dirigea vers la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui faisait office de maître d’hôtel au salon de thé et contrôlait les arrivées sur une liste. Les demandes étaient nombreuses et, au Ritz, il fallait retenir sa table au moins trois semaines à l’avance. Comme à celui de Paris ou de Madrid d’ailleurs.

Commandes passées, Mme de Sommières commença par s’enquérir du blessé de la famille :

— Comment va votre frère ? C’est, je suppose, votre plus grand souci ? Vous n’auriez pas ce sourire si le colonel avait des problèmes.

— C’est exact et je ne pourrais guère vous en donner, pour l’excellente raison que j’ignore où il est !

Plan-Crépin se mordit les lèvres pour ne pas dire : « Encore un ? » Car, depuis quelque temps, tous les hommes de quelque importance semblaient s’être rués dans des directions inconnues. Après Kledermann, celui-là ! Sans compter Aldo et Adalbert disparus sous couverture, dans les brouillards de Londres.

— Mon frère est encore très fatigué, mais les médecins gardent espoir étant donné sa robuste constitution. Je dois dire qu’il l’a échappé belle : la balle a frôlé le cœur sans l’atteindre mais, comme il a perdu beaucoup de sang, il est toujours sous surveillance et au repos complet. Le moindre travail lui est interdit. Ainsi il ignore tout de l’affaire du Sancy. Ce que vous devez déplorer autant que nous. Cette ridicule histoire de vol n’aurait jamais eu lieu sous « son règne ». D’abord parce qu’il connaît parfaitement notre ami. En outre, et là je ne sais vraiment pas d’où cela vient : on a nommé à sa place – momentanément j’espère ! – l’homme le moins impartial qui soit. Ce Mitchell cultive une haine tenace pour tout ce qui n’est pas anglais.

— Alors ?

— Alors il ne fait pas le plus petit effort pour retrouver le diamant volé. Lord Astor of Hever aurait abrité, par une nuit glaciale, un homme qui lui a dit être le prince Morosini. Il l’a reçu, puis l’autre s’est volatilisé en emportant le trésor maison. Mitchell l’a su. Or, d’après ce que m’en ont dit des collègues de Gordon, il ne cherche même pas le diamant : il veut coffrer Morosini, un point c’est tout ! C’est comme une obsession.

— Mais enfin, Scotland Yard n’est pas n’importe quel poste de police. Qui l’a nommé ?

— Cela viendrait de Buckingham Palace et c’est tout ce que je peux dire ! Mais vous-même, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer ?

— L’exposition de portraits de Mary Windfield. C’est la meilleure amie de Lisa, l’épouse d’Aldo. Nous avons voulu la voir... mais nous ne restons que deux jours !

— Seulement ? Mais pourquoi ?

La marquise sortit la lettre de Langlois et la lui offrit :

— Là encore, c’est une affaire de police. Le grand patron de la Police judiciaire française est un ami qui s’inquiète beaucoup pour nous. Il ne supporte pas de nous laisser seules dans un hôtel de luxe londonien où il ne peut pas assurer notre sécurité !

— Je sais que cela part des meilleures intentions du monde, soupira Plan-Crépin, mais c’est tout de même un peu ridicule ! En admettant que l’on veuille nous assassiner, ce serait aussi facile chez nous qu’ici !

— Alors on ne vous a accordé que deux jours ? En tout cas cela part d’un bon sentiment.

— Le commissaire principal Langlois qui connaît bien votre frère – son équivalent en somme – est en effet un excellent ami qui remue ciel et terre pour démontrer à quel point cette accusation est grotesque. Aussi nous ne voudrions pas qu’il se tourmente pour nous. Donc nous allons rentrer !

— Et si vous séjourniez chez des amis ? Des amis solidement protégés eux-mêmes. C’est-à-dire chez moi ?

— Vous voilà personnage officiel ? sourit Mme de Sommières.

— Moi non, mais John toujours plus ou moins. Mais j’explique ! Vous déciderez ensuite. Il y a quatre mois, notre propriété familiale de Crawley a été détruite en partie par le feu.

— Intentionnellement ? s’enquit Plan-Crépin.

— Mon Dieu, non. Le plus bête des courts-circuits. C’est là que nous vivons et, tandis que l’on reconstruit, John qui devait partir s’est tourmenté à l’idée de me laisser seule à Londres. Or, notre meilleur ami, sir Winston Churchill, vient de se faire construire, à Chartwell, non loin de Knole, une admirable demeure à dimensions humaines pour y vivre sa retraite future et lui confier sa femme – au fait, elle s’appelle Clementine, elle aussi ! – quand il est obligé de s’absenter. Il aime vivre à la campagne à condition que ce ne soit pas Blenheim. Pour l’instant ils sont à Delhi tous les deux et moi j’occupe Chartwell qui est presque aussi gardé que n’importe quel palais de Sa Majesté, mais je m’ennuie un peu. Venez passer quelques jours avec moi ! La région est l’une des plus jolies de l’Angleterre...

— C’est loin de Londres ? demanda Plan-Crépin.

— Je n’y pensais pas, mais c’est assez proche de l’endroit qui passionne le plus l’Angleterre depuis quelques jours : Hever Castle !

— C’est en effet passionnant ! s’exclama Marie-Angéline dont les yeux jaunes s’étaient soudain mis à briller comme des louis d’or.

Aucun doute là-dessus, elle réagissait comme un cheval de bataille qui entend sonner la trompette de la charge. Quant à Mme de Sommières, elle était déjà aux prises avec les affres de la tentation. Langlois lui-même hésiterait peut-être à s’opposer à un petit séjour chez l’un des hommes politiques les plus en vue. D’ailleurs, on n’exagérerait pas : quelques jours au plus et on rentrerait sagement rue Alfred-de-Vigny.

Son regard croisa alors celui de Marie-Angéline :

— Si vous alliez téléphoner Quai des Orfèvres ? suggéra-t-elle à l’adresse de Plan-Crépin. Vous savez en quelle estime on tient vos talents !

L’intéressée devint pourceau, mais ne se le fit pas répéter deux fois. Un quart d’heure plus tard on avait satisfaction. Avec un seul bémol : pas trop longtemps !

La « cérémonie du thé » achevée et tandis que la marquise faisait préparer ses bagages, on alla faire un saut chez Mary afin de la prévenir mais aussi de la présenter à lady Clementine qui ne la connaissait pas et que cette perspective enchantait positivement.

Naturellement, Lisa disparut dans sa chambre quand on les annonça. Elle n’avait pu faire autrement que révéler sa présence quand Tante Amélie et Marie-Angéline étaient venues à Londres, sans d’ailleurs donner la moindre explication sur la raison profonde qui l’avait amenée en Angleterre.

— Il m’a semblé qu’il fallait que je vienne, s’était-elle bornée à leur déclarer. Je suis la femme d’Aldo et je sais mieux que personne où il était au moment du vol. Aussi, jusqu’à ce que mon père consente à reparaître, j’entends me battre pour mon mari mais je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité des foules...

Elle s’en félicita, d’autant plus que, à peine les trois dames étaient-elles arrivées, Timothy annonçait l’Honorable Peter Wolsey qu’elle ne parvenait pas à trouver amusant. Elle s’en méfiait même depuis qu’elle avait appris de Tante Amélie sous quelle apparence se cachaient Aldo et Adalbert, et qu’elle l’avait entendu proclamer son intérêt soudain pour le cinéma sous toutes ses formes.

N’ayant encore jamais rencontré lady Sargent, il fut charmant, courtois, homme du monde jusqu’au bout des ongles... quoique étant le seul mâle au milieu de ces femmes, le bon ton eût voulu qu’il ne s’attarde pas et se retirât le premier. Mais non ! Confortablement installé dans son fauteuil, un verre, dont le niveau n’avait pas l’air de baisser souvent, à la main, il semblait au contraire enraciné là jusqu’à la consommation des siècles, et cela en dépit des regards sévères que Plan-Crépin ne lui ménageait pas.

Finalement elle n’y tint plus : se penchant vers lui, à l’effarement de Mme de Sommières, elle questionna sur le ton de la confidence :

— Seriez-vous invité à dîner par hasard ?

C’était tellement inattendu qu’il en perdit son monocle :

— Moi ? Non ! D’ailleurs vous pouvez remarquer que je ne porte pas de tenue convenable. Je devrais être en smoking et ce serait un brin prématuré. Pourquoi ? Ma présence vous gêne ? fit-il, rendant insolence pour insolence.

— À votre avis ?

— À mon avis, c’est oui. Seulement, j’ai une affaire assez importante à communiquer à notre amie. C’est pourquoi j’attendais sans impatience que vous partiez, ajouta-t-il gracieusement.

— Fort bien ! Je crois que vous allez avoir satisfaction ! répondit-elle en constatant que lady Sargent se levait. Mais nous nous reverrons ! chuchota-t-elle sur un ton vaguement menaçant qui lui valut un regard furieux de Mme de Sommières – la seule qui eût entendu l’insolent aparté.

— Vous mériteriez que je vous renvoie à Paris ! souffla-t-elle.

— J’en conviens volontiers, mais nous n’en ferons rien parce que je sens que je ne serai pas de trop pour venir à bout de cette vilaine affaire où nous avons tout contre nous. Jusques et y compris la police.

— Le pire, c’est que c’est vrai ! À présent, remercions le Ciel et allons visiter Chartwell. C’est bien ça ?

— À propos, c’est quoi Blenheim ?

— Vous qui n’ignorez rien en histoire, vous ne le savez pas ? Blenheim, c’est le gigantesque château des Marlborough, et sir Winston y est né. C’est donc un Marlborough, et il y a droit de cité quand il veut... mais il faut une armée pour le garder !

Tandis que les trois dames quittaient Londres, Peter s’octroyait un nouveau whisky devant une Mary intriguée et un peu surprise, elle aussi, par son attitude.

— Auriez-vous un secret à me confier ? s’enquit-elle.

— J’ai surtout un objet à vous montrer. Un souvenir de la nuit de tempête que j’ai passée à Hever Castle en compagnie de deux cinéastes américains à la recherche de décors authentiques pour une production historique...

Après un bref récit de cette soirée vraiment pas comme les autres, il tira de son portefeuille une de ces enveloppes spéciales où l’on range les photographies.

— Vous connaissez Finch, mon valet, et vous savez à quel point il m’est précieux. C’est un homme qui voit tout, qui entend tout et qui a de multiples talents... Or quand nous avons visité le cottage des deux Américains dont on aurait juré qu’il n’avait été occupé par personne, il a senti rouler un objet cylindrique sous un repli du tapis, n’a rien dit et l’a mis dans sa poche. Et ce matin, il est venu me trouver dans ma bibliothèque où je compulsais ma dernière acquisition de livres, un rare...

— Au fait, Peter, au fait !

— C’était un petit rouleau de négatifs sans doute échappé d’une poche que, naturellement, il s’est hâté de développer. Regardez !

Il tendit une douzaine de photos qu’elle regarda distraitement :

— Je ne vois là rien de passionnant ! Des vielles demeures, des châteaux... ah, celui-là je connais. C’est celui de...

— Aucune importance ! L’important, c’est ceci, coupa-t-il en offrant la dernière image qui fit sursauter le peintre :

— Mais... c’est le portrait qu’on m’a volé ! Ou plutôt non, c’est incroyable. Qui a osé ? Car enfin, il ne fait pas de doute que j’ai peint et signé cette toile ! Qui a eu le culot de le rectifier ?

Et soudain elle appela :

— Lisa ! Sors de ta chambre et viens voir ! Cela m’étonnerait que tu le regrettes !

Évidemment, celle-ci accourut et s’empara de la petite image :

— Aucun doute, c’est Aldo ! Et pourtant ce n’est pas vraiment lui.

— En tout cas c’est ma signature et j’aimerais savoir qui est l’auteur de cette imposture ?... Celui qui a volé le portrait assurément...

Pendant ce temps, l’Honorable Peter ne soufflait mot. Il se contentait de contempler Lisa. Cette dernière planta à son tour son regard dépourvu de lunettes dans celui du jeune homme. Et sans plus hésiter :

— Je suis Lisa Morosini, la femme de celui que l’on accuse de vol. Dans ce but on a été jusqu’à falsifier son image... et moi, je veux tout savoir. Vous êtes l’ami de Mary, elle vous fait entière confiance, alors racontez !

— Si je peux avoir un autre whisky, je ne demande pas mieux. Heureux si je peux vous être de quelque utilité !

— Elle est longue, votre histoire, Peter ? intervint Mary.

— Cela dépend si vous voulez la version longue...

— Alors vous dînez avec nous et inutile de filer endosser votre smoking...

Tandis que Mary allait donner des ordres à Gertrude et à Timothy, Peter, qui se serait bien gardé de commencer son histoire sans elle, n’avait pas l’air à son aise. Lisa s’inquiéta :

— Vous semblez soucieux ?

— Oh ! Je le suis... Il s’agit des dames qui étaient ici quand je suis arrivé. J’ai eu... des mots avec l’une d’elles et je ne sais même pas pourquoi. On aurait dit que ma présence la dérangeait. Elle a un nom compliqué.

— Marie-Angéline du Plan-Crépin ! Vieille noblesse française ! Ses ancêtres ont « fait » les Croisades, ajouta-t-elle en retenant un sourire. Pourquoi ces « mots » ?

— Elle ne comprenait pas pourquoi je ne partais pas.

— Elle vous l’a demandé sans bouger un sourcil. C’est tout elle, ça !

— Vous la connaissez bien ?

— Elle est de notre famille.

— Mon Dieu ! Mais alors pourquoi ne vous a-t-on pas vue pendant leur visite ?

— Parce qu’elles n’étaient pas seules. Je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité.

Mary revenait et le dialogue s’arrêta là. Vu la mine soucieuse de l’Honorable Peter dont ce n’était pas l’expression habituelle, Mary avait décidé que l’on dînerait froid afin de supprimer les allées et venues du service, et les plats furent portés en même temps sur la table. Puis voyant que la mine de son invité ne s’améliorait pas, elle sortit une bouteille de champagne du rafraîchissoir et la lui tendit :

— Tenez ! Servez-nous et buvez-en d’abord une bonne rasade ! J’ai l’impression que vous en avez grand besoin, puis allez-y de votre histoire, on a assez attendu !

À mesure qu’il évoquait pour les deux femmes la nuit de tempête à Hever Castle, Mary et Lisa, d’abord amusées, s’assombrissaient. Surtout Lisa, dont le visage devenait d’une pâleur alarmante. Au point que, soudain, Mary, repoussant son assiette, se leva pour aller s’emparer du téléphone.

— Je redoute un désastre, murmura Lisa. Qui veux-tu appeler ?

— Plan-Crépin ! Je veux qu’elle vienne demain. Il faut que nous parlions et nous n’avons que trop perdu de temps !

— Mais... pourquoi ?

— Parce que je me demande si les deux cinéastes américains si fort épris de style Tudor ne seraient pas... Avec eux on peut s’attendre à tout et, si c’est ça, je suis persuadée que ni Mme de Sommières ni Marie-Angéline ne l’ignorent... Leur « transformation » a dû avoir lieu chez elles !

L’invitation à Chartwell enchantait Plan-Crépin que l’ultimatum de Langlois avait agacée. Que peut-on faire en deux jours ? Là au moins, on aurait le temps de se retourner. Le coup de téléphone de Mary acheva de la remettre en selle. Naturellement, Mme de Sommières était invitée aussi, mais la simple courtoisie lui faisait un devoir de demeurer auprès de celle qui leur offrait une hospitalité aussi opportune. Quant à elle, pour rien au monde elle n’aurait refusé. Sa Seigneurie avait quelque peu tendance à lui taper sur les nerfs, mais son intuition lui disait que Lisa ne serait pas loin.

Depuis la dramatique aventure franc-comtoise où elle avait failli périr dans d’atroces conditions, Plan-Crépin se sentait plus proche de Lisa. Elle avait commencé à comprendre pourquoi, fille de collectionneur, épouse de collectionneur, et bien qu’elle aimât se parer pour le plaisir des yeux d’Aldo, elle prenait au fil des années en grippe les joyaux célèbres, royaux ou pas, mais toujours somptueux, qui faisaient délirer tant de gens normalement constitués. Que dire alors d’une Ava Astor prête à n’importe quoi pour sa parure personnelle ?

Les aventures plus ou moins dangereuses vécues avec ceux qu’elle appelait « les frères de la côte » avaient apporté un incroyable piment à sa vie aux côtés de « sa » marquise, et elle n’était pas prête à y renoncer, bien au contraire. Mais il s’était passé quelque chose !

*

Elle se revoyait face à Aldo, dans la bibliothèque de Vaudrey-Chaumard, lui présentant sur le plat de sa main un magnifique diamant pyramidal aussi brillant que le soleil : le trop fameux Talisman du Téméraire7. Il avait eu un haut-le-corps de surprise, l’avait pris entre ses longs doigts pour mieux l’examiner, puis le lui avait rendu.

— Ainsi, c’est là qu’il était ? s’était-il contenté de dire. Qui aurait pu l’imaginer...

— Personne sans doute ! En tout cas, il est à vous ! Je vous avais volé un rubis, je vous rends un diamant ! Cela me paraît normal.

— Pas à moi, étant donné les conditions dans lesquelles il a reparu. Il me semble légitime que vous le gardiez !

— Moi ? pour en faire quoi, grands dieux !

— Votre précieux trésor secret ? Enfermé dans un coffre dans la chambre forte d’une banque, il sera à l’abri des convoitises. Vous le léguerez à vos héritiers !

— Ne vous moquez pas de moi : je n’aurai jamais d’héritiers... sinon vos enfants. Or, si je vous ai compris, vous n’en voulez même pas pour votre collection dont il serait pourtant la vedette !

— Pour d’autres peut-être ! Pas pour moi ! Tenez, vendez-le donc à mon beau-père ! Il en délirera de joie et fera de vous une femme riche !

— Je suis très bien comme je suis. En outre, Antonio, Amelia et Marco finiraient par en hériter. Alors ?

Il y avait eu un silence. Tous deux s’étaient regardés un moment sans rien dire avec, entre eux, la main toujours tendue de Marie-Angéline et le diamant qui scintillait dessus, un peu comme un défi. Soudain elle demanda, en plantant son regard dans celui d’Aldo :

— Où est-il ?

Point n’était besoin de préciser le nom. Hugo ! L’homme qui, en dépit de profonds sentiments chrétiens, avait commis le crime majeur à ses yeux en devenant parricide. Elle ajouta cependant :

— On ne l’a pas arrêté, j’espère ?

— Il vous a sauvée, non ? Il a seulement disparu.

— Dans quelle direction ?

— En Normandie. Le monastère de la Trappe.

— Il a vraiment choisi celui-là ? Le plus terrible ? J’espérais un peu qu’il choisirait la Grande Chartreuse...

— La règle est presque aussi sévère.

— Mais le paysage est tellement beau. J’ai entendu parler de la Trappe. Je voudrais y aller !

— Je ne vous le conseille pas. Et d’abord pour quelle raison ? Mesurer le degré de peine que s’est imposé votre sauveur ?

— Non. Remettre ceci au Père Abbé ! Tout monastère possède une sorte de trésor. Caché, évidemment. Il me semble que nulle part ailleurs ce maudit diamant serait mieux à sa place.

— Impossible, voyons ! Vous en savez plus long que moi sur l’Église, Plan-Crépin. Aucune femme n’y est admise... et fort peu d’hommes.

Et pourtant, elle y était allée. Cachée au fond de la voiture d’Adalbert, la main de Mme de Sommières resserrée sur la sienne, trop fine pour ne pas deviner ce qu’elle endurait. Rien n’était, au monde, plus sévère, plus sombre à la limite de l’effrayant, que le monastère de la Grande Trappe dans le département de l’Orne.

Situé sur le cours de l’Itonne, petit affluent de la rive droite de l’Iton et non loin de Sées, au pied du versant occidental du plateau sur lequel s’étend la forêt domaniale du Perche et de la Trappe, il est bordé au sud par de nombreux étangs que les moines ont creusés au cours des siècles. Fondé en 1147, le monastère avait connu toutes les vicissitudes possibles jusqu’à ce que, en 1664, l’abbé de Rancé, entré en religion après une terrible épreuve – la confrontation avec le corps décapité de sa maîtresse passionnément aimée –, se fût tourné vers Dieu et eût entrepris la plus sévère des réformes.

La voiture arrêtée dans un bosquet si obscur qu’elle y disparaissait presque, les deux femmes avaient regardé ceux en qui elles ne pouvaient s’empêcher de voir les messagers de Dieu se diriger vers l’entrée du redoutable couvent, tellement semblable à ce que Marie-Angéline avait pu lire, avant de partir, dans un vieux livre de Mémoires. « Ce lieu est vraiment d’une horreur tellement sauvage que l’on comprend aisément que des hommes l’aient choisi pour y commencer à mourir entre des montagnes dont beaucoup sont chauves, des marais noirâtres et tant de ruines que le cœur s’en émeut. »

Bien plus que le petit couvent de la frontière suisse, c’était vraiment le monastère des solitudes dans un silence mortuaire où nul ne parle, un vallon si désolé qu’il ne connaît que le cri des oiseaux d’eau, le clapotement des marais et le tintement grêle des cloches appelant aux offices.

Le silence en effet y était de règle. Seuls l’Abbé, le frère infirmier et celui qu’on appelait « le causeur », pour les rares relations avec le monde extérieur, pouvaient y faire entendre leurs voix... et encore, le moins possible !

— L’abbaye est, dit-on, vouée à Notre-Dame, avait murmuré Plan-Crépin. Pourquoi aucune femme ne peut-elle entrer dans l’église pour y prier ?

La marquise, qui apparemment en savait beaucoup plus qu’on n’aurait pu l’imaginer, lui avait répondu :

— Aucune femme, jamais ! Sauf la reine de France, dans des cas extrêmement rares et pas plus loin que la chapelle. Allons, Plan-Crépin ! Reprenez-vous ! Jamais je n’aurais dû vous permettre de venir en ce lieu !

— J’y serais venue tout de même ! répondit-elle, farouche.

— C’est la raison pour laquelle j’y suis aussi ! Mais... vous n’allez pas pleurer ?

— Je ne peux pas m’en empêcher. Quand je le revois, cavalier accompli sur son beau cheval moreau, et qu’à présent j’aperçois cela... là-bas !

À mi-chemin du coteau, on pouvait deviner – plus qu’apercevoir ! – la silhouette d’un moine en train de défricher. Pieds nus dans des sandales de gros cuir, il portait un froc grisâtre qui avait peut-être été blanc il y a des décennies, sur lequel tranchait à peine une tunique noire sans manches resserrée par un ceinturon. L’attention de Marie-Angéline s’attacha sur lui et, son imagination toujours galopante s’en mêlant, elle allait se jeter sur la portière pour sortir mais s’aperçut qu’Aldo et Adalbert étaient revenus. Elle se renfonça dans les coussins :

— Alors ? murmura-t-elle.

— C’est fait ! répondit Adalbert en reprenant sa place derrière le volant. Cela n’a pas été sans mal !

— Pourquoi, puisque c’était un présent à Notre-Dame ?

— Sans doute, avait répondu l’Abbé, mais un tel symbole d’orgueil et de faste ! Nous ne sommes que de pauvres moines et nous prétendons le rester ! En outre, qu’un bruit quelconque de sa présence ici se mette à courir et Dieu sait quelle concupiscence il pourrait susciter ! Enfin, mis en vente, il rapporterait une fortune qui soulagerait bien des misères... et nous n’avons besoin de rien en surplus du peu que nous possédons... si cela peut s’appeler posséder !

— Nous craignons justement le bruit que cela pourrait déclencher. De plus, celui à qui il appartient par légitime héritage...

— Il est l’un de nous, rien de plus que nous et il ne possède rien !

— Mais la moitié de vos bâtiments menace ruine.

— Nous avons des mains pour les consolider...

Cela avait été le dernier mot.

— Et pourtant il a fini par garder le diamant ?

— Oui, mais sans dire à quoi il le destinait et en me priant de ne jamais revenir à la Trappe... sinon pour y faire profession... ce qui ne risque pas d’arriver. Mais je crois que je m’en doute...

Au plus sombre de la nuit suivante, une silhouette de moine, armée d’une bêche et sans la moindre lanterne, sortait de l’église par une petite porte et s’enfonçait dans le plus profond des bois, en évitant de trop s’approcher des marais d’où montaient des vagues de brouillard comme pour épaissir encore le mystère que jouait là ce moine solitaire. À quelque distance d’une ruine qui avait été une chapelle, il creusa le sol d’un vigoureux coup de pelle après avoir tâté du pied et ouvert un trou. Ensuite, il plongea la main au fond qu’il reboucha en prenant même soin de planter dessus une touffe d’herbe où il avait inséré une racine d’épineux. Puis, son travail achevé, il reprit sa bêche, partit sans se retourner et rentra à la chapelle pour y attendre que le son fêlé d’une cloche sonne matines...

*

Pour quelqu’un qui estimait la paix nécessaire à la perfection de son art, Mary Windfield se demanda un instant si c’était une si bonne idée de mettre l’Honorable Peter et la descendante des Croisés autour de la même table. Même si ce n’était pas la première fois, il fut vite évident qu’ils auraient du mal à déborder de sympathie l’un envers l’autre. Le nez arrogant de l’une et le monocle de l’autre n’avaient vraiment pas l’air d’être faits pour s’entendre. Mais ce fut Lisa qui mit les pieds dans le plat quand, ayant compulsé la série de photos de châteaux, Plan-Crépin put contempler le portrait falsifié et s’écria :

— Je pense que cela ne fait aucun doute pour personne que cet homme est celui qui s’est fait passer pour Aldo. Et dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi on n’a pas tiré cette épreuve à des milliers d’exemplaires afin de rétablir la vérité. À commencer par la police, même si elle nous est hostile : l’évidence c’est l’évidence !

— À moins qu’elle ne refuse de l’accepter ! coupa Lisa. Si c’est tout ce que vous avez à nous conseiller, je ne vois pas ce que nous faisons ici !

— Justement essayer d’en savoir davantage en confrontant nos expériences, fit Peter en la remerciant d’un sourire. Cette photo n’est qu’un départ et son intérêt vient de ce que Finch, mon valet, ait trouvé ce petit rouleau sous un coin de tapis. Ce que je voudrais apprendre, c’est si l’une de vous a des renseignements sur deux cinéastes américains visitant l’Angleterre à la recherche de décors...

— Bien sûr que j’en ai ! lança Plan-Crépin. Ils sont sortis tout droit de chez nous – je veux dire de l’hôtel où nous vivons, Mme de Sommières et moi, rue Alfred-de-Vigny à Paris, après avoir subi de menues transformations destinées à les rendre méconnaissables entre les mains d’une sorte de sorcier que nous avait amené notre ami Pierre Langlois, le grand patron de la Police judiciaire française.

— Et il y avait qui, sous ces transformations ? flûta-t-il.

— Aldo Morosini, mon beau cousin, le visage déformé par des tampons de caoutchouc, un maquillage de ses dents blanches et environ quinze kilos supplémentaires... Et les vêtements ad hoc, comme il se doit. Quant à l’autre, c’était Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue de renom, barbu, moustachu et repeint en rouge carotte.

— Quelque chose comme ça ?

De sa poche, Peter avait sorti un calepin sur lequel il avait reproduit grosso modo, mais non sans talent, « MM. Josse Bond et Omer Walter ». Et, cette fois, Plan-Crépin ne cacha pas sa stupeur :

— C’est ça ! C’est tout à fait ça ! Vous les avez vus ?

— Nous avons passé une journée ensemble, et même...

— Et alors ? Dites vite !

— Si vous le laissiez parler, Marie-Angéline, intervint Lisa. Je suppose que cela risque d’être intéressant ?

— Plus qu’intéressant, princesse... mais je doute que cela vous fasse vraiment plaisir...

L’heure n’étant plus à la plaisanterie, Peter raconta ce qu’avaient été cette journée, cette nuit de tempête à Hever Castle, et surtout la pénible surprise du matin. Conscient de la tension montant à mesure qu’il parlait, il évitait de regarder Lisa. Sous des dehors farfelus, Sa Seigneurie cachait une sensibilité qui supportait mal le spectacle de la douleur. Il était en train de dire à une femme dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer la beauté – même fort peu mise en valeur – que son époux avait disparu et qu’elle ne le reverrait peut-être jamais...

Le bruit d’un couvert lâché plus que reposé sur l’assiette le ramena sur terre. C’était la drôle de fille aux cheveux jaunes et au long nez qui réagissait :

— Comment peut-on entrer à Hever Castle ?

— Comme partout ailleurs : on frappe à la porte, on demande à être reçu par le maître ou la maîtresse de céans et l’on vous accueille... à moins que l’on ne vous claque ladite porte au nez, ce qui arrive le plus souvent.

— Sauf bien entendu si l’on vous connaît et, pour les étrangers, si vous les accompagnez, par exemple ?

— Ce qui s’est produit... avec le résultat que je viens de vous exposer. À quoi pensez-vous ?

— À y entrer moi-même.

— Et cela vous avancera à quoi ? À partager avec eux quelques tasses de thé et des sandwichs au concombre ?

— Oh, ce n’est pas à cela que je pense. Je veux visiter le château de fond en comble !

— Je me tue à vous expliquer que c’est impossible ! Il faudrait pouvoir y séjourner et on vous envoie coucher dehors la nuit !

— Et les domestiques ? Ils couchent où ?

— Ceux du château ? Ma foi, je l’ignore. Il doit exister quelque part un bâtiment qui leur est réservé.

— Sans doute pour ceux qui ne sont pas chargés de la personne du ou des châtelains, comme le personnel des cuisines, les valets de pied, les gens du nettoyage, mais le valet de chambre d’un lord ou la camériste d’une lady ne sauraient aller loger à des kilomètres, parce que l’on peut avoir besoin d’eux à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! C’est impensable !

Peter, qui avait commencé de se ronger les ongles, ce qui était chez lui le signe certain d’une intense réflexion, entreprit de faire des boulettes de mie de pain.

— Peut-être, mais ces gens ne font jamais rien comme les autres. À quoi pensez-vous ?

— À entrer au service de lady Astor. Pas pour longtemps, évidemment, mais suffisamment pour essayer d’en savoir un peu plus sur les fantômes de la maison.

— Moi, je vois à ce beau projet deux obstacles de taille, intervint Mary. Un, vous ignorez tout du métier de femme de chambre et ça ne s’apprend pas en cinq minutes...

— J’en sais plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je sais coudre, repasser, coiffer, manucurer, entretenir le linge fragile et cent autres choses, sans oublier que je parle huit langues... avec ou sans accent.

— Bon. Admettons ! concéda Mary du ton patient que l’on emploierait avec un enfant, mais Nancy Astor doit avoir une femme de chambre qui lui donne entière satisfaction. Voulez-vous me dire comment on pourrait s’y prendre pour la convaincre de la remplacer par vous ?

— ... en rendant la camériste indisponible pour quelques jours ? suggéra Peter que l’idée semblait séduire. D’autre part, il faut nous procurer des certificats. Ma mère m’en donnera un sans problème et j’en obtiendrai un autre aussi impressionnant d’une dame d’honneur de la reine.

— Comment allez-vous vous débrouiller pour écarter celle qui est en place ?

— Je ne sais pas encore, il faut que j’y réfléchisse !

— Encore un détail ! reprit Mary. Nancy n’est pas si souvent à Hever mais plutôt à Cliveden, chez sa cousine Violet, où se déroule le plus important de la vie mondaine de la famille.

Peter avala la tasse de café que l’on venait de lui servir, obtint la permission de fumer et se mit à marcher de long en large. Ce qui agaça Lisa qui, d’ailleurs, avait les larmes aux yeux.

— Vous vous donnez un mal fou pour me venir en aide, pourtant il est peut-être déjà trop tard...

— Trop tard ? Pourquoi ?

— Mais parce qu’à cette heure Adalbert et Aldo ne sont peut-être déjà plus de ce monde et que...

— Pas d’accord ! asséna Peter. S’ils étaient morts, on aurait retrouvé leurs cadavres... ou rien du tout ! Même la voiture serait au fond de l’eau. Là, aucun doute, ils ont été enlevés, et on n’enlève les gens que dans un but bien précis : obtenir une rançon quelconque en articulant une menace suffisamment effrayante pour amener ceux qui les aiment à satisfaire les pires exigences. Or, aucune demande n’est encore arrivée chez qui que ce soit et la presse est muette ! Alors, assez ergoté ! L’idée de Mlle du Plan...

Il avait oublié l’autre moitié du nom et devint rouge comme une écrevisse.

— ... Crépin ! compléta l’intéressée d’un air offensé. Tâchez à l’avenir de ne plus l’oublier !

Elle sortit de son sac une petite carte de visite qu’elle lui tendit, mais il la refusa :

— Inutile ! Moins on a de papiers sur soi et mieux cela vaut ! Et j’ai une mémoire d’éléphant.

— Pauvres éléphants ! soupira-t-elle, les yeux au plafond...

7 Où l’Honorable Peter a une idée...

Si Marie-Angéline pensait soulever l’enthousiasme de Mme de Sommières, pourtant habituée à ses idées grandioses, elle en fut pour ses frais : non seulement elle ne cria pas au miracle mais se fâcha :

— Vous n’êtes pas un peu folle ? Vous faire engager comme femme de chambre dans un château anglais ? Cela tient du délire !

— L’idée ne m’était pas apparue si mauvaise à moi, murmura Peter qui, naturellement, avait ramené à Chartwell celle qu’il considérait à présent comme sa nouvelle alliée, bien qu’il ne débordât pas de sympathie pour elle.

En homme de goût, il les préférait plus jolies, mais de toute évidence celle-ci ne manquait ni d’intelligence ni de détermination. Elle le prouva sur-le-champ. Au lieu de se vexer ou de sortir en claquant la porte, elle se contenta de déclarer :

— De quelque façon que ce soit, il faut pouvoir visiter ce château de fond en comble. C’est de là qu’Aldo et Adalbert ont disparu, il faut savoir comment et pourquoi. Or, qui connaît mieux une demeure que sa domesticité... et je peux faire une très honorable femme de chambre !

— Je n’en doute pas un seul instant. Je sais que vous êtes capable de tout et de n’importe quoi...

— N’importe quoi, quand il s’agit de deux êtres qui nous sont les plus chers. La chance nous a donné une piste et ce serait... criminel de ne pas s’y engager.

Soudain des larmes montèrent à ses yeux avec les derniers mots et touchèrent infiniment plus la marquise qu’un long discours. Aussi ce fut avec beaucoup de douceur qu’elle répondit :

— Je sais, Plan-Crépin, je sais ! Encore faut-il savoir de quelle façon s’y prendre. Comment pouvez-vous convaincre la camériste de lady Astor de vous céder sa place ? Le coup classique de la mère malade ? Il faudrait en savoir davantage et il doit bien y avoir, dans le château même, une ou deux filles capables de la remplacer pour quelques jours...

— N’en doutez pas ! appuya Peter. La réputation des Astor, quels qu’ils soient – sauf bien sûr Ava ! –, n’est plus à établir et l’on se battrait plutôt pour avoir un emploi chez eux. Ils sont originaux, mais paient royalement leurs serviteurs.

— Vous voyez bien, Plan-Crépin ! fit tristement Mme de Sommières. J’avoue volontiers, à présent, que l’idée était excellente et que vous auriez fait une femme de chambre plus que parfaite, mais à l’impossible...

— Pour les retrouver, rien ne devrait être impossible ! D’abord le mot n’est pas français, tout le monde sait cela !

— Et pas davantage anglais ! affirma l’Honorable Peter. Mais nous en sommes toujours au même point : le mystère d’Hever Castel. Rien n’est plus simple que d’y entrer et se faire offrir une tasse de thé...

— Au fait, lord Astor n’en sort jamais ? s’enquit la marquise.

— Sauf, par exemple, pour une séance particulièrement importante à la Chambre des lords, ou alors une invitation royale, mais c’est plutôt rare. Notre bon roi George n’aime pas les cérémonies à grand spectacle. C’est, vous le savez peut-être, un timide dont on s’est demandé un moment s’il pourrait régner en raison d’un terrible bégaiement. Il a réussi à s’en débarrasser, mais il n’aime rien tant que la vie de famille... Pas grand-chose à vous proposer de ce côté-là. Il y a tout de même une idée que je peux vous proposer. Ce n’est pas facile parce que le domaine est aussi bien gardé que le château – ou à peu près ! –, mais je peux tenter de m’y introduire de nuit avec l’aide de Finch, ne serait-ce que pour explorer le cottage qu’on leur avait attribué, à condition que ce soit le bon !

— Si c’est possible pour vous, cela doit l’être aussi pour moi ? s’exclama Marie-Angéline dont les yeux se mettaient à briller comme des pièces en or. Je suis très sportive et...

— Je vous arrête tout de suite : c’est non. Vous êtes ici les invitées de lady Sargent et dans la demeure d’un haut personnage de l’empire. On ne sait jamais comment peut tourner ce genre d’aventure et il ne faudrait pas que les Sargent ou les Churchill se trouvent compromis dans ce que l’on qualifierait d’affaire louche...

— Et vous ne craignez pas de compromettre votre famille ? Votre père... le duc de Cartland ?

— Oh moi, je suis l’enfant terrible de la famille ! Une sorte de « doux dingue », comme on dit chez vous, et on ne me prend jamais très au sérieux. D’ailleurs je ne suis que le second fils et le futur duc, c’est mon frère aîné Randolph. Alors cela me laisse une assez large marge de manœuvre plutôt commode, même si ce n’est pas toujours fort agréable ! Mais je vais y réfléchir avec l’assistance de Finch qui est l’un des hommes les plus utiles que je connaisse sous son air sinistre.

— Comment vous remercier ? intervint Mme de Sommières, émue.

— Oh, rien de plus aisé ! Deux doigts de whisky pour la route !

Pendant ce temps, Lisa prenait une nouvelle décision et annonçait à Mary qu’elle partait le soir même pour Zurich :

— Je ne sers strictement à rien ici, qu’à me ronger les sangs et à poser des problèmes à tout le monde.

Alors occupée au portait de lord Gordon, le pinceau de Mary enduit de peinture verte pour retoucher le bonnet écossais orné d’une arrogante plume de coq tressaillit et vint se poser sur le front de celui que l’on avait surnommé le « Roi d’Écosse ».

— Zut ! Sois bonne de prévenir quand tu prends une décision importante ! (Elle lâcha son pinceau, prit un chiffon propre et entreprit d’effacer la verdure intempestive.) Et que vas-tu faire à Zurich ? Si ton père était rentré, on le saurait...

— Avec lui, rien n’est jamais sûr, surtout quand sa passion collectionneuse est en jeu !

— Téléphone !

— Oh, que non ! Tu ne connais pas mon père, et plus le temps passe, plus il cultive le goût du secret.

— Et tu veux interroger quoi ? Les murs, la chambre forte ?

— Simplement Birchauer, son secrétaire très particulier !

— Tant que ça ?

— Plus encore. Oh, tu n’as pas idée. S’il y a un être sur terre qui sait... au moins approximativement où il est, c’est lui, et il a reçu l’ordre formel de ne jamais rien révéler quand il part en expédition, cela à qui que ce soit !

— Même à toi ?

— Il y a des moments où j’en viens à penser que c’est principalement à moi. Il sait que je m’inquiète facilement, et la tendance que j’ai dans ce cas à appeler au secours, alors que cela n’en vaut pas toujours la peine...

Mary ne put s’empêcher de rire :

— Et avec Aldo, tu es servie. Tu aurais dû épouser un notaire !

— Je ne vois pas là matière à plaisanter ! Tout ce que j’ai le droit de savoir est qu’il est en Amérique du Sud pour essayer de mettre la main sur je ne sais quel trésor. Or, le monde des collectionneurs est impitoyable On y emploie les moyens les plus tordus pour couper l’herbe sous le pied du voisin. Mais cette fois, l’affaire est trop grave et il va bien falloir que Birchauer me donne une indication. Je ne dis pas qu’il connaît l’endroit exact, mais je suis persuadée qu’il possède une adresse ou un numéro de téléphone codé au moyen duquel on a une chance de l’atteindre.

— Il chasse quoi, ton père, à l’heure actuelle ?

— Des émeraudes, je pense, mais en réalité je l’ignore ! Birchauer, lui, doit le savoir.

— C’est idiot ! Il n’est jamais qu’un être humain et tout être humain peut s’acheter. Il suffit peut-être d’y mettre le prix !

— Personne ne paiera Birchauer ce que mon père le paie !

— Dans ce cas, vas-y, mais n’oublie pas de me donner des nouvelles. Ou plutôt, reviens ! Je vais me faire une bile de tous les diables !

Lisa la prit dans ses bras :

— Je reviendrai, je te le promets ! Mais avant, j’irai embrasser mes enfants.

Elle s’apprêtait à quitter l’atelier quand Mary la retint :

— Un instant !

Elle ouvrit l’un des tiroirs du secrétaire qui était le seul meuble n’ayant rien à voir avec la peinture, y prit un objet dans un étui de cuir bleu qu’elle lui tendit :

— Tiens, garde-le avec toi, cela peut t’être utile. Ne fût-ce que pour convaincre un serviteur trop zélé !

L’étui contenait un browning d’acier, bleu lui aussi.

Le soir même, Lisa s’envolait pour Zurich.

Ce ne fut pas sans inquiétude que Birchauer accueillit la jeune femme au seuil de son cabinet de travail. D’abord elle n’avait pas repris son aspect habituel, en outre aucune toilette élégante, aucun maquillage n’aurait pu dissimuler l’angoisse dans laquelle elle vivait. Il pensa aussitôt qu’il devrait livrer bataille pour rester fidèle à son devoir. Elle ne le laissa d’ailleurs pas longtemps dans le doute :

— Birchauer, demanda-t-elle d’entrée de jeu, où est mon père ?

— Vous le savez aussi bien que moi, Madame la princesse : en Amérique du Sud dans l’espoir de se procurer des pierres assez exceptionnelles pour qu’il souhaite les acquérir à tout prix.

— Ne vous moquez pas de moi : c’est immense, l’Amérique du Sud, et je veux savoir où il se trouve au juste.

— Au Brésil ! Je crois !

— Comment cela, vous croyez ? Sachez que je n’ignore rien des conventions que mon père vous impose pour rencontrer le moins d’obstacles possible sur son chemin. Rien que le fait qu’il se déplace en personne est significatif. Il faut qu’il rentre d’urgence ! Et ne venez pas me dire que l’Amérique du Sud se traverse en quelques heures. Comment communiquez-vous avec lui si le besoin s’en fait sentir ?

— Un courrier codé à une adresse sans intérêt apparent... Pourquoi ?

La stupeur retint encore un instant la colère que Lisa sentait monter. Elle vint s’appuyer des deux mains sur le bureau du secrétaire pour pouvoir le regarder sous le nez :

— Dites-moi un peu, Birchauer, où nous sommes, ici ? Au fin fond de l’Asie, au cœur d’une forêt africaine ou de n’importe quel désert ? C’est Zurich, ici, l’une des principales villes suisses, l’une des plus riches, et au centre même de l’Europe. Alors ne me racontez pas que l’on ne sait rien de ce qui passe dans le monde. En Angleterre par exemple, où vient d’éclater un scandale qui risque non seulement de nous ruiner mais aussi de détruire notre famille : le prince Morosini, le grand expert européen, accusé d’avoir volé le Sancy chez lord Astor of Hever, l’un des rares amis de mon père, et dénoncé par celui-ci qui ne l’a jamais rencontré. Et cela ne vous inspire pas l’heureuse initiative d’en référer à mon père ? Que vous faut-il de plus pour user de votre fameux...

— Calmez-vous, je vous en prie ! Asseyez-vous et permettez-moi de vous offrir...

— ... l’appel au secours que vous allez expédier immédiatement à l’auteur de mes jours...

— Madame, madame, calmez-vous, je vous en supplie. Comme à peu près tout le monde en Europe et même plus loin, on sait que les Anglais n’en sont pas à une exagération près et qu’ils sont les champions toutes catégories des mauvaises plaisanteries, sans compter l’usage de n’importe quel stratagème pour se débarrasser d’un adversaire, voire d’un concurrent. C’est le royaume des paris stupides et de l’humour noir.

— Vous avez pris ça pour le mauvais tour d’un concurrent ?

— Dame ! Quand il s’agit du Sancy, que ne ferait-on pas ?

— Si vous ne vous exécutez pas sur-le-champ, vous aurez à expliquer à mon père, quand il reviendra, pour quelle raison il n’a plus de fille ni de petits-enfants. Évidemment, je pourrais employer cela, ajouta-t-elle en sortant l’arme de son sac, mais cela ne m’avancerait à rien dès l’instant où je n’aurais pas ce damné code !

Le silence qui suivit fut bref. Le désespoir écrit en toutes lettres sur le beau visage de Lisa convainquit le secrétaire plus que les paroles et l’arme.

— Je télégraphie tout de suite, fit-il.

— ... après quoi vous me donnerez une copie du code. Mon père n’aura qu’à s’en rechercher un autre pour sa prochaine expédition. Et maintenant, exécution ! Je ne sortirai d’ici que lorsque le message sera parti.

— Dans ce cas, venez avec moi !

Après avoir déclaré à son propre secrétaire qu’il n’y était pour personne, Birchauer ferma à clé la porte de son bureau, en prit une autre de forme particulière d’une poche de son gilet, ôta un livre d’une bibliothèque, découvrant une étroite serrure, et fit tourner un pan de ladite bibliothèque, découvrant une sorte de cagibi obscur où il alluma une lampe. Là, sur une tablette, il y avait sous une housse en forte toile un appareil télégraphique devant lequel il s’assit après avoir offert à sa visiteuse le tabouret voisin, puis se mit au travail.

Passablement surprise malgré tout, Lisa suivait chacun de ses mouvements. Elle savait depuis longtemps qu’une grande fortune permet pratiquement toutes les fantaisies, fussent-elles les plus extravagantes, elle n’ignorait rien des secrets défendant la fabuleuse collection Kledermann dans le domaine familial de la Golden Kuste, mais cela la dépassait un peu. L’impression d’être en train de jouer un rôle dans un film d’espionnage ! Elle se surprit même à se demander si son père ne s’offrirait pas un jour un transatlantique !

— Que lui écrivez-vous ? questionna-t-elle.

— « Rentrez d’urgence. Famille en grave danger... »

— On n’a pas le temps d’attendre qu’il rentre !

— Ne vous tourmentez pas. Faites-lui confiance, il saura quoi faire et d’abord regagner Rio de Janeiro au plus vite. De là, il aura tous les moyens d’agir depuis les banques et les ambassades jusqu’au gouvernement, sans oublier lord Astor, et cela à visage découvert ! Mais, enfin, vous devriez savoir qu’il est le « grand Kledermann » ?

— Oh ! Je ne l’ignore pas, mais toute puissance a ses limites ! Enfin ! Il ne reste plus qu’à attendre la réponse. Combien de temps, selon vous ?

— Ça, c’est ce que j’ignore ! Dans une heure ou trois semaines cela dépend de l’endroit où il est. Qu’allez-vous faire vous-même, à présent ? Regagner Londres ?

— Pas encore. D’abord rejoindre mes enfants à Rudolfskrone ! Ils me manquent à un point que vous ne pouvez imaginer... Quand leur père s’absente – et Dieu sait que cela n’a rien de rare ! – ils sont là, eux, plus ma grand-mère...

Le visage plutôt sévère de Birchauer s’éclaira soudain d’un sourire plein de gentillesse qui le rajeunit de vingt ans :

— Ne vous tourmentez pas trop tout de même. Dès que j’ai une réponse, je vous en avertis.

Il prit dans un casier près de lui un carnet, où il remplit quelques lignes d’un texte qui, en apparence, n’avait rien d’ésotérique. C’était d’une incroyable banalité. Puis en face, il écrivit la traduction au crayon.

— Le mieux sera que vous appreniez cela par cœur...

— J’ai une excellente mémoire !

Idem si possible pour les codes relais. Il y en a deux pour le Brésil... Et maintenant, pardonnez-moi de m’être si lourdement trompé sur la gravité de la situation. Je pense sincèrement que les Anglais sont capables de tout et de n’importe quoi, mais j’aurais dû prendre en compte l’absence de Gordon Warren. Jamais il n’aurait laissé s’étaler un pareil scandale et cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille ! Dorénavant, je vais faire l’impossible pour vous aider !

Pour seule réponse elle se pencha, l’embrassa et dit :

— Merci ! De tout mon cœur, merci !

Elle allait sortir, il la retint :

— Un dernier avis : si vous quittez l’Autriche et où que vous alliez, prévenez-moi avec le code...

À peine Lisa eut-elle réintégré son cadre familial qu’elle appelait Mary pour lui annoncer qu’elle était bien rentrée, que sa tribu au château était en pleine forme, que la maisonnée l’embrassait... etc., surtout pour la rassurer sur son entrevue avec Birchauer. Elle parvint à lui laisser entendre que les couleurs de l’avenir lui paraissaient un peu moins sombres.

— Quant à toi, donne-moi de tes nouvelles plus souvent ! Tu te fais vraiment trop rare.

— Mon époux en dit autant. Il est très fier de moi, mais veux-tu me dire ce que je pourrais faire à Peshawar à avaler du thé à longueur de journée en compagnie des autres femmes d’officiers, à écouter les potins du coin alors que j’ai tant de travail ?

— Tu n’as pas peur qu’il te trouve une remplaçante momentanée ? C’est un homme, tu sais ?

— L’important, c’est que nous nous aimons et que j’ai confiance en lui. J’ai peine à croire qu’un couple puisse passer une vie entière sans se permettre le plus petit accroc. Pour l’homme, du moins ! N’importe, il va bientôt venir en permission et mon général de beau-père a décidé de s’occuper sérieusement de sa carrière. Lui aussi en a plus qu’assez des confins de l’Afghanistan, et c’est son seul fils ! L’invitation à nous transporter, mes pinceaux et moi, à Buckingham le remplit de joie et d’espoir ! Il a l’air d’un vieil ours, mais c’est un tendre au fond...

Ce bavardage à bâtons rompus avait fait d’autant plus de bien à Lisa que la poste lui avait livré un bref message de Zurich :

« Quitté Manaus il y a trois semaines. »

— C’est tout ? s’était exclamée Mme von Adlerstein.

Naturellement Lisa n’avait rien caché à sa grand-mère des petits secrets de la banque Kledermann, lui fournissant ainsi une magnifique occasion de se mettre en colère :

— Je commence à croire que ce vieux fou a raté sa vocation ! Ce n’est pas banquier qu’il devrait être mais agent secret, général des Jésuites, voire nonce du pape dont chacun sait qu’ils sont les champions toutes catégories de la politique souterraine...

— En ce cas je ne serais pas là, avait répondu Lisa en riant.

— Pourquoi pas ? Tu aurais un autre père, voilà tout ! Quant à Moritz, il fait passer sa passion des bijoux avant ses activités sérieuses et cela devient intolérable. Je sais – et toi aussi tu es payée pour le savoir ! – qu’il fait ce qu’il veut de son temps comme de son argent, mais disparaître comme ça sans prévenir et sans laisser de traces ! Surtout sans imaginer un seul instant les retombées que cela pourrait avoir sur sa famille, c’est vraiment pénible ! Ah si, il a dit qu’il partait pour l’Amérique du Sud ! Vaste programme !

— Grand-Mère, calmez-vous. Je le sais, puisque j’ai épousé une copie presque conforme. Quand Aldo part pour cinq ou six jours pour Paris ou pour Lausanne par exemple, on ne le retrouve que trois mois plus tard au Canada, en Turquie ou Dieu sait où ! Je suis habituée !

— Et moi, je t’admire. Enfin, ce brave Birchauer a quand même réussi à en savoir davantage ! Manaus ! Cela t’inspire ?

— Euh, oui ! C’est au Brésil !

— Voilà un « Euh »... qui en dit long. Tu n’en saurais pas un peu plus ?

— J’avoue que non ! Rio de Janeiro, São Paulo évidemment...

— Comme tout le monde, quoi ?

— À peu près ! Je crois que c’est au nord, sur un fleuve dont j’ignore le nom... mais, suggéra-t-elle presque timidement, on pourrait peut-être consulter le dictionnaire ?

— Tu m’étonnes un peu tout de même, dit la vieille dame tandis qu’elles prenaient le chemin de la bibliothèque. Tu as été pendant deux ans la secrétaire – et quelle secrétaire ! – d’Aldo et, selon lui, il n’y a guère que Mlle du Plan-Crépin qui soit plus calée que toi sur une foule de sujets, à commencer par la géographie. Or, ton père est parti à la chasse aux pierres précieuses. Lesquelles, au fait ?

— Des émeraudes, selon Aldo. Trois émeraudes exceptionnelles, mais je n’en sais pas davantage.

— Si c’est dans ce Manaus qu’il les cherche, cela doit être une ville d’une certaine importance ?

Cela ne veut rien dire. Peut-être une quelconque bourgade mais auprès d’une fastueuse fazenda ou d’une ancienne abbaye. Une sorte de trésor enfoui depuis des siècles. Vous n’imaginez pas ce que sont capables de dénicher les rabatteurs travaillant pour les grands collectionneurs...

Même sachant cela, ce qu’elles apprirent fit plus que les inquiéter :

— C’est le bout de la Terre ! émit la comtesse. Un de ces jours, il ira visiter le pôle Nord !

Lisa n’était pas loin de lui donner raison. Manaus était, ou avait été, la capitale de l’Amazonie. Cela avait été d’abord un fort construit par les Portugais en 1699 sur le Rio Negro presque au confluent avec l’Amazone, puis elle avait connu un grand développement au moment de la découverte du caoutchouc qui avait fait sa fortune. Elle avait compté, en 1900, plus de 50 000 habitants qui avaient construit quelques bâtiments d’une prétentieuse richesse, comme un Opéra où étaient venues chanter plusieurs voix célèbres, puis elle s’était effondrée avec le cours du caoutchouc. À peu près ruinée au propre comme au figuré, elle était à présent composée surtout de maisons – le plus souvent de masures flottantes – reliées par des passages et des petits ponts en bois qui abritaient plus de misère que de vie normale. C’était devenu la capitale de tous les trafics, le point de départ d’expéditions sur le grand fleuve ou dans les sombres forêts, le pays de tous les dangers sillonné de longues pirogues qui ne revenaient pas aussi fréquemment que l’on aurait voulu. Seul avantage, non négligeable il est vrai, Manaus était accessible aux navires de haute mer...

— Il cherche des émeraudes dans l’ancienne capitale du caoutchouc en ruine ! Même Aldo n’a jamais rien fait d’aussi insensé ! émit Lisa, accablée. Et je doute que le fameux système télégraphique de père aille beaucoup plus loin...

— En tout cas, à Manaus même, il existe encore, dit sa grand-mère en prenant sa petite-fille dans ses bras pour tenter de lui insuffler un réconfort dont elle aurait eu bien besoin elle-même... Il faut garder espoir et attendre, mon enfant !

Que faire d’autre ? À Rudolfskrone on attendit dès lors l’arrivée d’un nouveau message... que l’on pouvait difficilement espérer rapide, étant donné la configuration du pays dans lequel s’était enfoncé Kledermann et les innombrables dangers qu’il recélait, que ce soit sur terre ou dans les eaux.

Un instant, Mme von Adlerstein avait songé conseiller à Lisa de retourner à Londres où elle savait qu’Aldo avait des amis capables de se battre pour lui, mais elle n’avait même pas essayé. La jeune femme ne supportait plus l’idée d’être loin de ses enfants. Elle en saurait autant avec quelques coups de téléphone.

Pourtant, là-bas, quelqu’un faisait du bon travail et, au surplus d’une passion dévorante pour les aventures et d’une aversion profonde pour Ava, l’Honorable Peter s’était secrètement déclaré le chevalier de Lisa. Certes, elle lui avait plu quand il l’avait rencontrée chez Mary Windfield, mais en feuilletant, chez le dentiste, un numéro de Vogue, il était tombé sur une photographie pleine page de « la princesse Lisa Morosini » à un grand bal chez les Vendramin à Venise et, là, sa beauté l’avait ébloui. Sous un manteau de faille azurée, vaste comme une simarre cardinalice, elle portait une simple robe du soir en mousseline blanche mais le haut collier de chien de saphirs clairs et de diamants qui cernait son gracieux cou de cygne représentait une fortune et mettait en valeur la masse dorée de sa chevelure d’un rare blond vénitien, dans laquelle son époux s’était toujours fermement opposé à ce qu’une quelconque mode plus ou moins fugace porte des ciseaux sacrilèges.

Bref, Peter était amoureux mais, sous ses airs farfelus, il avait l’âme trop élevée pour se réjouir de la disparition d’un époux dont tant de femmes vantaient le charme. Il aimait, si l’on peut dire, pour le plaisir d’aimer et de se raconter des contes de fées à ses moments perdus.

Seule de toute l’Angleterre sans doute, Mary Windfield soupçonnait ce qui se passait dans le cœur resté juvénile de Peter. Difficile d’échapper à la perspicacité d’un œil de peintre à ce point psychologue et, pour s’en assurer, elle avait exposé un portrait sur un chevalet posé sur une console de son salon – elle en avait déjà exécuté plusieurs de mémoire, mais celui-là souriait bien que brossé à la va-vite pour l’occasion, il était extraordinairement vivant. Puis elle avait téléphoné à Sa Seigneurie pour l’inviter à venir boire un verre avec elle.

— J’ai un peu de temps libre, ce qui est rarissime puisque je croule sous le travail et n’arrive plus à trouver de temps pour mes amis. Or j’aimerais bien savoir où nous en sommes de cette affaire sordide. Tout le monde en parle, mais personne ne sait rien et de ce fait c’est à qui dira le plus de sottises !

— J’arrive !

Le premier regard avait renseigné Mary au-delà même de ses espérances. Peter avait littéralement reçu le portrait en pleine figure. Devenu soudain rouge brique, il en avait perdu tout son quant-à-soi jusqu’à lâcher le bouquet de roses destiné à son hôtesse pour joindre des mains dévotieuses devant sa bouche :

— Mon Dieu ! avait-il exhalé.

Ce qui fit rire Mary.

— N’est-ce pas ? J’avoue pourtant que l’idée d’invoquer Dieu devant un portrait, si beau soit le modèle...

— Pourquoi pas ? Elle est sa créature ! fit-il avec âme, pour changer de ton aussitôt. Avez-vous de ses nouvelles ?

— D’hier. Elle a rejoint ses enfants et sa grand-mère dans la vaste propriété que la famille possède en Autriche non loin de Salzbourg, et c’est à peu près tout ! Quant à vous, ramassez donc ces roses ! Elles sont trop belles pour être si mal traitées et, pendant que Mabel va les mettre dans l’eau, asseyez-vous et versez-vous un premier verre. Nous avons à parler !

Les roses revenues sur la table dans un cornet de cristal avec les plateaux de sandwichs servis par Timothy, Mary commença à s’inquiéter. Peter avait déjà avalé la moitié de son verre et ingurgité cinq sandwichs au concombre, sans sonner mot, et surtout sans quitter des yeux une seule seconde le visage de Lisa.

— C’est plus grave que je ne le pensais, constata-t-elle et, tendant le bras, elle retourna carrément le portrait.

L’effet fut immédiat. Peter, réveillé brutalement de sa contemplation, gémit :

— Oh ! Pourquoi ?

— Parce que je ne vous ai pas fait venir pour une séance d’adoration devant la belle dame dont je sais à présent à quel point elle occupe vos pensées, mais pour nous soucier de ses malheurs. Avez-vous réussi à visiter Hever comme vous en aviez l’intention ?

— J’y suis déjà allé trois fois mais tout ce que j’ai réussi à obtenir, c’est une invitation à déjeuner !

— Pas à dîner ?

— Non, bien que je me sois présenté assez tard, mais Astor devait me rejoindre à Cliveden où se donnait je ne sais quel raout et c’est tout juste si l’on ne m’a pas mis à la porte. C’est alors qu’il m’est venu une inspiration. En parfait rapport avec mes capacités d’ailleurs, en particulier si l’on connaît ma passion pour l’Histoire : écrire un bouquin sur les sœurs Boleyn. Vous savez, je suppose, qu’il y en avait deux dont la première, Mary, a eu avant sa sœur les joies contestables de la couche royale. Je pensais enthousiasmer Astor au point d’obtenir une invitation à un petit séjour sur place. Peut-être même à passer une nuit au château, pont-levis relevé.

— Et ça ne l’a pas intéressé ?

— Eh bien, non ! Il m’a répondu qu’une de ses nièces, Melanie, avait eu la même idée et qu’elle travaillait déjà dessus depuis plusieurs mois. Il lui aurait même confié la majeure partie de la documentation qu’il possédait dans sa bibliothèque d’Hever Castle. Elle l’a emportée à Cliveden, sauf deux ouvrages que j’ai déjà et qui d’ailleurs ne présentent aucun intérêt ! Or il faut absolument que je réussisse à visiter ce damné château ainsi que le pavillon d’invités où les pseudo-Américains sont restés une nuit !

— Pour un homme aussi entreprenant que vous cela doit être possible ? Le domaine vaste, les jardins nombreux... et fort beaux, paraît-il. On dit que lady Nancy vient de les faire replanter une fois de plus d’après les plans anciens qu’elle a retrouvés je ne sais où, et destinés à les restituer tels qu’ils étaient lorsque la belle Anne s’y promenait... Je suis persuadée que vous pourriez vous introduire dans les lieux, vous cacher dans un coin, attendre la nuit et, là, quand tout le monde sera endormi...

— ... sauf les rondes de nuit car, depuis la disparition bizarre des cinéastes partis en oubliant leur voiture, ils sont devenus d’un méfiant ! Et je ne sais vraiment pas pourquoi. J’en parlais hier avec cette demoiselle du Plan machin qui séjourne en ce moment chez les Churchill avec la grande dame française...

— La marquise de Sommières, une très grande dame, en effet ! Elle connaît plus de la moitié de l’aristocratie européenne et elle est la grand-tante de Morosini.

— Elle enrage. Elle aussi est allée à Hever pour visiter, comme cela se fait dans de nombreux châteaux. Or on ne visite plus. Raison ? Aucune, sinon la volonté du châtelain. On évoque les travaux et l’on dit que cela ne durera pas, mais en attendant nous nous trouvons devant un mur... dont j’aimerais savoir qui a décidé la construction...

— Au fond, l’idée de Marie-Angéline de se faire engager comme femme de chambre par Nancy n’était pas si mauvaise bien que difficilement réalisable, j’en conviens. Mais elle a un caractère tellement abrupt qu’on l’imagine mal sous un tablier de soubrette, acquiesçant à toutes les exigences domestiques d’une ex-Américaine dont les ancêtres devaient s’habiller de peaux de bêtes, tandis que les siens guerroyaient sous les remparts de Jérusalem ou de Saint-Jean-d’Acre !

— Oh, je vois, mais ne m’avez-vous pas appris aussi qu’elle était très cultivée ?

— Vous n’imaginez pas à quel point ! Elle parle huit langues...

— Donc elle pourrait être une parfaite secrétaire ? Si celle de Nancy Astor était... disons, indisponible pendant quelque temps, elle pourrait sans doute la remplacer ?

— Sans nul doute ! Reste à savoir ce que vous entendez par « indisponible » ?

— Rassurez-vous, je ne vais pas ordonner à Finch de la guetter au coin d’une rue avec la voiture et de rouler dessus, mais les possibilités sont nombreuses depuis la grand-mère malade au nord des îles Shetland...

— Ne déraillez pas ! Je ne suis pas sûre qu’il y en ait une seule là-haut ! Rien que des bergers et des moutons noirs...

— Ne faites pas attention ! Quand je réfléchis, il m’arrive de sortir n’importe quoi et il faut que je creuse cette idée...

Avec décision, il remplit son verre, le vida d’un trait et se leva. Puis, après une légère hésitation :

— Est-ce que... je peux l’emporter ?

— Quoi ? Le portrait de Lisa ? Certainement pas !

— Pourquoi ?

Non sans stupeur, elle décela une douleur vraie dans ce simple mot. Se pouvait-il que Lisa eût allumé une folle passion dans ce cœur qu’elle croyait candide sous des dehors farfelus ? Les femmes semblaient l’attirer si peu qu’elle s’était même demandé s’il ne cachait pas un léger faible pour les garçons ? Elle avait aussi pensé à faire son portrait, ce qui était pour elle le plus sûr moyen de déceler ce que cachaient les façades les mieux maquillées, or comme ce n’était pas urgent elle avait remis à plus tard. Et elle avait tant de travail ! Mais là, le doute n’était plus possible.

Elle vint vers lui et posa gentiment ses mains sur ses épaules :

— Non, pas maintenant, se hâta-t-elle d’ajouter dans la crainte subite de le voir pleurer. Ce sera... disons, votre récompense si vous faites du bon travail pour lui rendre son bonheur. Si je vous le donnais maintenant, vous seriez capable de lui dresser un autel, de vous installer devant et de ne plus en bouger, perdu dans une extase...

— Vous me prenez pour qui ? se rebella-t-il. Je sais qu’elle est mariée...

— Et dûment mariée. Elle adore son époux, sans compter les trois enfants qu’il lui a donnés. Pour le moment, vous l’avez vu, elle est affreusement malheureuse. Qui ne la comprendrait quand on connaît Aldo ?

— Je n’aurais jamais la prétention d’entrer en compétition avec lui ! Quant à elle, je veux au contraire l’aider de toutes mes forces !

— C’est ce que j’attends de Votre Seigneurie ! fit-elle en riant. Cela vous vaudra dans son cœur une place de meilleur ami, ce qui, croyez-moi, n’est pas à dédaigner !

— Une place ? Pourquoi pas « la » place ?

— Au fond, vous avez raison pourquoi pas « la » place ? Mais il faut que je vous explique, si vous ne le savez déjà. Morosini a un ami avec lequel il a couru ses aventures des dernières années. Il s’appelle Adalbert Vidal-Pellicorne et il est égyptologue dans la vie courante...

— Le deuxième faux cinéaste, je présume ?

— Vous présumez bien, mais celui-là occupe une place à part. Lisa l’a surnommé le « plus que frère » et il est autant dire sacré.

— J’aurais dû y penser. Ce n’est pas la première fois que j’en entends parler ! Bon, je crois que je me suis suffisamment attardé et que je vous fais perdre votre temps... et le mien... Et j’aurai mon portrait !

— Juré ! Je vais le cacher en attendant...

— Mieux que celui de son époux, j’espère ! fit-il sévèrement.

Elle eut soudain une idée et le rattrapa dans l’antichambre où Timothy lui présentait son chapeau et ses gants :

— Revenez ! J’ai encore quelque chose à vous dire !

Il ne se le fit pas répéter deux fois et Mary trouva qu’il avait tout à coup la mine d’un bon toutou qui attend un sucre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’exposition de l’Académie royale va s’achever bientôt. Naturellement, j’ai l’intention d’accompagner le portrait de Nancy jusqu’à Hever afin de m’assurer de l’endroit où il va être accroché. Voulez-vous venir avec moi pour m’aider ? Je sais que cela ne représente guère que quelques moments passés là-bas mais, avec un peu de chance, cela pourrait vous inspirer ?

— Mais comment donc ! exulta-t-il. Je vous suis... et je suis même prêt à le porter sur mon dos ! Seulement Astor va sans doute penser qu’on me voit beaucoup ces temps-ci ?

— Et cela vous fait peur ? N’oubliez pas que vous vous êtes pris de passion pour Anne Boleyn... et puis je serai là !

C’était sans doute un certain réconfort, mais ce n’était pas suffisant pour s’introduire au château comme il l’entendait. Maintenant, il voulait gagner la récompense promise. Or, il allait, le soir même, recevoir du Ciel le coup de main qui lui rendit courage.

Pourtant, à première vue, le programme de ladite soirée n’avait rien de très excitant. Son père donnait un dîner en l’honneur d’un de ses vieux amis, sir Archibald Knowles revenu tout juste des Indes, et s’il y avait une chose que Peter détestait autant que les copains de son père, c’étaient bien les dîners dans le fastueux hôtel de Mayfair qui abritait les ducs de Cartland depuis Charles II. Le décor était somptueux, les invités triés sur le volet toujours admirablement accommodés, et l’on pouvait admirer à loisir des joyaux magnifiques exhibés le plus souvent – hélas ! – sur des épaules, des bras et des poitrines qui n’étaient plus dans la fleur de l’âge depuis des lustres.

Rien à critiquer sur le menu. Le « paternel » était gourmand et la duchesse avait un chef français dont on disait que Buckingham Palace même le lui enviait. C’était déjà ça !

Malheureusement, les plaisirs de la conversation ne seraient pas à la hauteur, l’invité principal étant l’un de ces raseurs qui prennent la parole dès la première cuillère de caviar et s’y cramponnent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à manger et que l’on quitte la table pour le café dans les salons.

Et ce fut en soupirant à fendre l’âme que Sa Seigneurie revêtit ses habits de soirée avec l’aide muette et compatissante de Finch.

Or, quand il revint, il rayonnait positivement !

Il s’était passé ceci. Sir Archibald était peut-être un pompeux imbécile, mais il lui arrivait, parfois, d’avoir une bonne idée. Cette fois, c’était la visite prochaine d’un de ces princes indiens dont les fastes et les trésors ont fait rêver des générations et en feront rêver encore pendant pas mal de temps.

Celui-là, Ameer Sadiq Muhammad Khan V Abassi, nabab de Bahawalpur, régnait sur un État de 24 000 kilomètres carrés à l’extrême nord de l’Inde, étiré le long de l’Indus et proche voisin de Bikamer, Jaisalmer, etc. ! Ce n’était pas la plus vaste des principautés, mais pas la plus pauvre non plus. Follement riche, passionné de pierres précieuses et de femmes, il venait d’épouser une Anglaise et avait décidé de suivre les conseils de sir Archibald en étalant sous les yeux éblouis de ses anciens compatriotes les fastes et les joyaux dont il parait sa Linda qui, très belle, les portait avec une élégante désinvolture. Il désirait offrir quelques nouveaux bijoux – on passerait bien sûr par Paris au retour ! –, et démontrer clairement que ces « sauvages » d’Indiens savaient vivre mieux que le reste de la planète.

Or ce que la belle dame préférait encore aux pierreries, c’étaient les jardins. Elle veillait attentivement sur ceux de ses palais mais soutenait mordicus que les jardins anglais étaient les plus beaux du monde. Et entendait le prouver à son époux.

On devine l’effet produit sur Peter quand on mentionna cela devant lui.

— Père, s’était-il écrié à la stupeur générale, car la plupart du temps il s’ennuyait tellement que l’on ne l’entendait pas. Permettez-moi une proposition : cette dame a cent fois raison et si, pour la diversité comme pour l’éclat, nos jardins sont uniques au monde, conseillez-lui la visite de ceux d’Hever Castle, que lady Astor vient de faire replanter entièrement et qui sont de pur style Tudor ! En ce qui me concerne, je les préfère à ceux d’Hampton Court !

— Je ne sais pas si lord Astor y consentira, il est..., commença quelqu’un.

— Il est anglais, monsieur, et ne saurait refuser si l’ordre vient du roi. Cela pourrait être l’occasion d’une vraie fête...

Du coup, chacun y avait mis son grain de sel mais la victoire était restée à Peter, à la grande surprise de son père :

— Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous aimez tant que ça les Astor, ces moitiés d’Anglais ?

— Non, mais j’aime infiniment leur château, si incroyablement évocateur du faste des Tudors.

Il était si content qu’en dépit de l’heure tardive il ne résista pas à l’envie de téléphoner à Mary que, bien sûr, il réveilla et qui, bien sûr, avait horreur de ça :

— Vous ne pouviez pas attendre demain matin ?

— Non, parce qu’il va falloir tout préparer très vite. Muhammad Khan est pressé et je me demandais si on ne pourrait pas conjuguer la remise du portrait et la visite des jardins ? Une grande manifestation avec beaucoup de monde !

— Pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que vous concoctez encore ?

— Ce n’est pas encore clair dans mon esprit, mais je sais que cela va venir !

Parti de la sorte, Peter ne fut même pas effleuré par l’idée d’aller se coucher. Il savait qu’il ne fermerait pas l’œil, alors les deux ! Après avoir revêtu une douillette robe de chambre car ce petit printemps était frais, il partit s’établir dans sa bibliothèque où battait le cœur de son vaste appartement. C’était la plus belle pièce dont les fenêtres habillées de velours vert sombre donnaient sur les frondaisons de Hyde Park. Meublée dans le style Regency – d’époque ! –, à l’exception d’un vaste et confortable canapé où le seigneur des lieux réfugiait ses méditations et quelques petits sommes par-ci par-là, elle était entièrement tapissée de livres reliés de cuir havane dans lequel les fers à dorer du relieur avaient imprimé les armes des ducs de Cartland ou des précédents propriétaires de ces volumes, anciens pour la plupart... Quant aux plus vénérables, ceux qui avaient bénéficié dans les premiers de la trouvaille de Gutenberg, ils se cachaient dans un coffre dissimulé derrière le portrait d’un ancêtre portant perruque poudrée, personnage sans grand intérêt d’ailleurs, qui se trouvait là parce que les couleurs dont l’avaient nanti le peintre s’harmonisaient avec le reste du décor !

La pièce était pour ainsi dire sacrée, seul Finch y avait droit de cité à l’exception du plumeau délicat d’une femme de ménage qui, née bien avant Sa Seigneurie sur les terres familiales, en prenait un soin infini.

Avant d’aller s’asseoir à son bureau pour y allumer un majestueux cigare, Peter commença par vérifier le niveau du whisky contenu dans le flacon de cristal posé parmi quelques verres sur une table basse.

— Nous avons à travailler, mais ce sera assez pour ce soir, dit-il à Finch qui partageait en général ces veillées studieuses parfois jusqu’à l’aurore.

Comme son maître, il n’éprouvait pas la nécessité de longs sommeils, estimant non sans raison que son travail auprès de Sa Seigneurie n’avait rien d’épuisant sauf dans des cas rarissimes, et que son cerveau fonctionnait beaucoup mieux à l’état de veille qu’installé sur le plus moelleux des oreillers.

Durant le trajet de retour, Peter l’avait mis au courant de ce qu’il n’hésitait pas à appeler son exploit, et en vérité c’en était un, le seul problème étant qu’avant la réalisation de ce projet on n’avait guère de temps devant soi, les invités d’honneur ayant déclaré qu’ils n’avaient pas prévu de s’attarder longtemps en Angleterre.

— De toute façon et même si la Cour n’est pas au complet, ça devrait faire pas mal de monde. À Hever, il va leur falloir du personnel en supplément...

— Ils peuvent en faire venir de Cliveden ? observa Finch. Non, parce que Leurs Altesses s’y rendront aussi. Il ne s’agit pas d’offenser la branche aînée des Astor qui est susceptible au possible. Le roi et la reine ne vont tout de même pas y aller ?

— Ça se pourrait. Muhammad ne manque pas d’influence dans son pays et il s’agit en priorité de lui faire plaisir mais, tout à l’heure, en passant derrière une colonne, j’ai entendu que Sa Grandeur, ou Dieu sait comment il faut l’appeler, serait extrêmement sensible à la présence du duc et de la duchesse de Kent !

— Tiens donc ! Il y a une raison ?

— Elle crève les yeux, votre raison. Il est vrai que les femmes ne vous intéressent guère, mais elles intéressent Muhammad presque autant que les pierreries. Et qui est la plus jolie femme de la famille royale mais aussi de la Cour, sinon la princesse Marina, duchesse de Kent ? Qu’elle préside la fête d’Hever et notre homme sera aux anges !

— Encore faudra-t-il être sûr que ce sera elle ?

— Ça je vais en charger ma mère. Comme elle dit volontiers n’importe quoi, elle amuse la reine qui l’écoute d’une oreille indulgente, ne fût-ce que pour embêter les nombreuses pimbêches qui encombrent le palais. En outre, le côté exotique de la proposition devrait séduire Sa Gracieuse Altesse.

— Et si le nabab en tombait amoureux ?

— Et si, et si ! s’emporta Peter. On est là pour parler de choses sérieuses, mon petit Finch, non pour faire du roman ! Quoi qu’il en soit, je suis sûr qu’il y aura affluence, parce que les vitrines ambulantes que sont ces princes, nababs ou maharadjahs font toujours recette... au cas, je suppose, où ils laisseraient tomber par inadvertance l’une ou l’autre de leurs babioles scintillantes. Donc, Hever va devoir embaucher du personnel supplémentaire. Sauriez-vous à qui on s’adresse en ces cas-là ?

— Mason et Crumble ! Ils ne présentent que des gens de tout premier ordre.

— Cela signifie que je vais devoir m’en occuper personnellement... avec peut-être l’assistance de ma mère. Dame ! Elle est duchesse ! Pas moi !

— Si je peux me permettre, Votre Seigneurie – quels que soient ses plans ! – a-t-elle pensé que la police elle aussi va faire du zèle et grossir ses effectifs ? D’autant qu’il s’agit d’Hever Castle d’où le Sancy ne s’est pas envolé depuis si longtemps !

— Si vous croyez que je n’y pense pas ! soupira Sa Seigneurie après avoir avalé d’un trait ce qu’il restait dans son verre. On a même une forte chance – si l’on peut dire ! – de voir débarquer l’affreux Adam Mitchell ! D’abord il est du coin, et c’est son terrain de chasse préféré !

— Comment a-t-on pu l’installer au poste du grand Warren ?

— Remarquez, ce n’est pas un mauvais policier, loin de là, mais on aurait pu trouver mieux, et cela ne lui a pas fait que des amis avec son foutu caractère. On le dit protégé par la Chancellerie, mais nombreux sont ceux qui espèrent que le grand chef sera bientôt tiré d’affaire et réintégrera son fauteuil. Il est encore loin de la retraite... Oh, je sais ! On peut toujours rêver, mais ce n’est vraiment pas le moment.

— Votre Seigneurie a l’intention d’infiltrer combien de personnes parmi les extras de chez Mason et Crumble ?

— Deux !

— Pas plus ?

— Mon Dieu, non. Un homme – vous ! – sous l’habit de maître d’hôtel – il en faut plusieurs dans ces manifestations ! – pour évoluer à l’intérieur du château, ce qui vous permettra, vu la foule, de déambuler un peu partout. Et une femme pour se mêler à celles que l’on charge depuis quelque temps de présenter les plateaux, en particulier quand il y a des jardins parce qu’elles sont plus agréables à regarder. Des fleurs parmi les fleurs, vous comprenez ?

— Non, mais pourquoi pas ? Et qui...

— Là, il se peut que j’aie un combat à livrer, et d’ailleurs, dès qu’il sera une heure décente pour se présenter chez des dames, vous me conduirez à Chartwell !

— La demoiselle française au long nez ? Je ne sais pas si elle fera l’affaire en tant que fleur...

— Mais elle a, paraît-il, une foule de talents et une idée fixe implantée dans la tête : visiter le cottage d’où les faux cinéastes ont disparu. Elle prétend que la clé de l’énigme est dissimulée à cet endroit. C’est son... nez qui le lui fait sentir !

— Oh, alors ! émit Finch, impressionné. Si c’est son nez... vu sa taille !

— Ne riez pas. D’après notre grand peintre, elle serait même quelque peu médium ! Dans un château bourré de fantômes, cela pourrait être utile !

— Et... nous pensons qu’elle va accepter ?

— Elle ne demandera que cela. C’est de Mme de Sommières que pourraient venir les objections, puisqu’elle y tient comme à la prunelle de ses yeux. Cette histoire de médium lui déplaît et Mlle du... Plan-Crépin, compléta Peter qui avait fini par enregistrer, elle-même n’ose pas trop insister là-dessus. Elle est, paraît-il, très pieuse et il lui manque quelque chose si elle ne va pas à la messe tous les matins !

— Alors disons qu’elle a de la chance. Nous avons une petite communauté catholique près de Chartwell...

Brusquement debout, Sa Seigneurie leva les bras au ciel en clamant :

— Un médium, et qui a de la chance ? Et vous voudriez que je rate ce phénomène. Mais elle est passionnante, cette papiste !

8 Plan-Crépin et les esprits

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de médium ? s’indigna Mme de Sommières. Vous, une chrétienne fervente, voilà que vous vous lancez dans l’extraterrestre ?

— Cela ne change rien à mes convictions profondes, mais depuis peu je fais... des rêves au cours desquels je suis dans un monde bizarre, j’entends des voix qui appellent à l’aide avec même de brèves visions...

— De quoi ?

— De vieilles maisons qui ressemblent à des décors de théâtre, et il ressort de tout cela une infinie impression de tristesse.

— Et vous allez le raconter à Mary Windfield ? Pourquoi pas à moi ? Je suis trop bête... ou trop vieille ? Il est vrai qu’il ne me reste peut-être plus très longtemps avant de rejoindre le joyeux monde des fantômes.

— Oh ! Ce n’est pas cela du tout ! Je craignais que nous ne nous moquions de moi. Il nous arrive d’avoir parfois la dent dure...

La marquise haussa furieusement les épaules et darda sur son « fidèle bedeau » un regard vert n’évoquant en rien les décrépitudes de l’âge :

— Alors, pourquoi Mary ?

— Mais parce qu’elle croit que l’on peut capter sans le moindre avertissement des signaux étranges, venus on ne sait d’où. Elle en a perçu une ou deux fois pendant son travail.

— C’est ce qui pourrait s’appeler la peinture extralucide ! Allons, ne faites pas cette tête ! Après tout, pourquoi pas, à condition que vous ne vous preniez pas pour Jeanne d’Arc ! Et elles vous disent quoi, vos voix ?

— Pas grand-chose ! Surtout un nom : Hever...

— Dans l’état d’angoisse où nous vivons, ce n’est pas surprenant puisqu’il semblerait que les garçons soient partis de là... et en oubliant leur voiture !

La réponse vint de la porte. Le valet de pied avait eu juste le temps d’annoncer l’Honorable Peter Wolsey et c’est lui qui s’en chargeait en saluant avec toute la grâce dont il était capable :

— Il était impossible de la reprendre sans ameuter la domesticité. Veuillez m’excuser de survenir aussi impromptu mais la chance semble nous sourire et nous allons pouvoir passer une journée entière là-bas en belle et fort nombreuse compagnie. J’ose espérer que vous y assisterez, mesdames, ainsi que lady Sargent bien sûr, mais auparavant c’est pour vous demander une grâce particulière que j’ose me présenter ce matin à une heure incongrue pour les visites.

— Vous avez très certainement une excellente raison ? sourit la marquise.

— La meilleure. Je voudrais faire appel au concours de Mademoiselle. D’après lady Mary, elle serait douée de talents...

— N’allez pas plus loin, je suis au courant et j’accepterais l’aide d’un quarteron de sorcières ! Je vous la confie donc, mais prenez-en soin. Il se trouve que j’y tiens.

Le soleil ayant consenti à se montrer éclairant, un jeune printemps plein de bonne volonté qui avait fait éclore – ou plutôt planter dans la nuit ! – une quantité de fleurs, la grâce sévère d’Hever Castle et ses parterres offraient une image vraiment radieuse. Appuyés aux vieux murs, des massifs de rhododendrons et d’azalées dans les tons d’aurore adoucis composaient avec eux une symphonie sur laquelle pennons et bannières armoriées dansaient au gré du vent matinal, tandis qu’à l’intérieur les plus beaux vases débordaient de corolles.

Une armée de serviteurs en costumes d’époque attendaient l’arme au pied et, bien qu’il ait fait de son mieux pour éviter cette « corvée », lord Astor ne pouvait retenir un sourire satisfait tant le coup d’œil était magique. Et que dire quand les princes orientaux eurent fait leur apparition avec leur suite : on crut plonger dans les Mille et Une Nuits !

D’abord ils étaient beaux tous les deux et d’une extrême élégance. Lui, proche de la cinquantaine dénoncée par une fine moustache grise, avait un visage étroit aux traits réguliers qu’éclairait quand il le voulait un charmant sourire. Sa poitrine aurait pu rivaliser avec la vitrine d’un joaillier de la place Vendôme, à ceci près qu’il ne portait que des rubis et des diamants, mais quels rubis et quels diamants ! Le plus gros des premiers, posé sur un turban au milieu du front, devait atteindre facilement les 80 carats – plus les diamants qui l’entouraient, et le plumet d’aigrettes qui en jaillissait, de minces tiges, supportaient, comme un bouquet épanoui en éventail, d’autres pierres beaucoup plus petites...

Quant à elle, l’Anglaise, née Linda Syce, elle était sans doute l’une des plus jolies femmes que l’on puisse voir et faisait honneur au goût de son époux. Brune, pas grande mais faite au tour, la peau soyeuse de son ravissant visage mettait en valeur les immenses yeux sombres et veloutés, un petit nez et des lèvres si roses qu’un maquillage quelconque eût été superflu. Drapée de bleu argent comme son mari, elle portait des bijoux magnifiques quoique différents : trois seulement mais combien séduisants : un collier, un seul bracelet et un diadème composé de pierres de toutes les couleurs, rubis, saphirs, émeraudes et, bien sûr, diamants, toutes petites pierres qui, naturellement, n’étaient pas aussi importantes que celles du nabab. Si ce n’est peut-être le diamant qui étincelait, solitaire, sur sa main gauche. Les couleurs de leur suite se mariaient à merveille avec celles que portait le couple...

— On a de la chance, chuchota Peter à Mary qui, armée d’un bloc de papier lavis, crayonnait avec ardeur, s’en remettant à sa mémoire infaillible pour retrouver les bons coloris. D’habitude, les nobles visiteurs qui viennent de là-bas sont gras, huileux, voire obèses et portent des joyaux de contes de fées qui auraient un urgent besoin d’aller faire un tour chez le teinturier...

— N’exagérons pas ! répondit la jeune femme qui savait de quoi elle parlait. Vous oubliez le parfait gentleman qu’est Kapurthala, le fabuleux Patiala, l’homme aux émeraudes, Bikaner ou le nizam d’Hyderabad. En tout cas, ceux-là sont parfaits !

— Juste ce qu’il nous fallait ! Ils concentrent toutes les attentions et on ne fera pas attention à nous.

— D’autant qu’on a eu la bonne idée de nous déléguer les Kent et même le prince Philip ! Dire que c’est avec les Grecs que l’on fait les plus beaux Anglais !

L’époux de la future reine et sa belle-sœur attiraient tout autant les regards que les seigneurs exotiques, et plus d’une Anglaise sur deux sentait son cœur s’accélérer quand paraissait la haute et élégante silhouette du duc d’Edimbourg dans son uniforme d’officier de marine, de même que la grâce, le sourire et la parfaite élégance de la princesse Marina.

— Bon ! conclut Sa Seigneurie, il y a un monde fou et ils ont tous suffisamment à regarder pour ne pas s’occuper de nous !

— Je ne vous ai pas vu arriver. Comment avez-vous disposé vos troupes ?

— La Rolls paternelle a amené Mme de Sommières, lady Sargent et ma mère. Moi, j’ai pris – et je conduis – celle de mon père...

— Le duc ne vient pas ? C’est à peine croyable ?

— On ne fait pas toujours ce que l’on veut, ma chère Mary. Sa Grâce s’est réveillée avec une fluxion dentaire qui a doublé le volume de sa joue gauche. Conclusion, le dentiste, et naturellement il est au désespoir, mais j’avoue que je ne suis pas mécontent...

— Vous n’avez pas honte ?

— Pas du tout ! Il a certaines tendances à m’observer qui pourraient se révéler gênantes. Enfin, Finch a pris l’une des voitures passe-partout du garage pour rejoindre son poste avec Mlle du Plan-Crépin !

— Bravo ! applaudit Mary, vous avez réussi à vous mettre son nom dans la tête. On peut dire que cela n’a pas été sans mal ! Et où est Finch maintenant ?

— Il a dû se garer dans un coin tranquille et plutôt discret qu’il a repéré, avant de déposer sa passagère pour qu’elle sache où est la voiture, et à présent ils ont dû rejoindre le gros de la troupe pour s’affubler en domestiques Tudor pur jus !

— Telle que je la connais, Marie-Angéline doit être ravie ! Elle adore se déguiser...

— Moi aussi, mais cela dépend des circonstances. En arrivant tout à l’heure, je ne me sentais pas vraiment à mon aise...

— Toujours vos prémonitions ?

— Oui. J’ai très mal dormi cette nuit ! Quant à vous, êtes-vous certain de retrouver le cottage où on les avait logés ? Ils se ressemblent un peu trop !

— Tout ce que je sais, c’est que c’est l’un des plus exigus... En attendant, suivons la foule ! C’est l’heure des discours, je présume...

Le château lui aussi avait revêtu ses atours de fête. Il y avait des fleurs partout, et les coins sombres, obligatoires dans une demeure de cette époque, étaient illuminés par des chandeliers portant de longues bougies azurées, la couleur des invités princiers. Le coup d’œil était féerique et Astor arborait un large sourire tant que l’on parcourait les salons où, la veille même, Mary Windfield avait fait accrocher le portrait de Nancy au beau milieu du plus grand.

— Magistral ! admira le nabab qui, sans laisser à Mary le temps de rougir, enchaîna : Et quel merveilleux diamant ! C’est le grand Sancy, je pense ?

— Votre Grandeur qui en arbore de si belles connaît nos pierres occidentales ? s’étonna Astor.

— Évidemment ! La plupart ne viennent-elles pas de chez vous, avant que l’on ne découvre les gisements d’Afrique du Sud ? Bien qu’il ne soit pas énorme, j’aime particulièrement celui-ci ! Et je pourrai, j’espère, l’admirer !

C’est là que la scène tourna au burlesque :

Comme tous les Astor présents à Londres, il y avait naturellement Ava. D’ailleurs, ne l’eût-on pas invitée qu’elle serait venue et, bien sûr, elle ne rata pas une si belle occasion de se manifester :

— Le malheur est qu’il n’est plus possible de l’offrir à l’admiration de Votre Grandeur. Il y a peu, le prince Morosini est venu se faire inviter ici et il est parti en l’emportant !

— Il l’a acheté ?

— Non. Il l’a volé !

Le nabab eut un haut-le-corps :

— Vous plaisantez, madame, je suppose ?

— Pas le moins du monde. Je lui avais commandé un diamant célèbre. Il a trouvé celui-là et il l’a pris, seulement il a préféré le garder pour lui...

— C’est impossible, voyons ! J’ai fait la connaissance du prince aux fêtes de Kapurthala dont le maharadjah est son ami, il y a quelques années, et je l’apprécie vivement. Une pareille accusation sur un tel homme est pure folie. Personne ne peut croire cela !

— Pourtant on le recherche, mais il doit se cacher...

— Voilà ! Ça recommence ! claironna la voix de l’Honorable Peter. Ce que cette brave dame oublie de dire, c’est qu’elle est allée droit chez lui pour se le faire remettre quand elle a appris le vol. On aurait pu l’arrêter pour recel...

— Et si nous laissions de côté cette triste affaire ? proposa Nancy. Rien ne doit gâcher notre joie de recevoir des hôtes aussi illustres. Passons à table, après quoi nous vous présenterons nos jardins...

Quand on y descendit, Peter coinça son ennemie entre deux orangers fleuris :

— Vous, la prochaine fois que vous recommencez ce numéro, menaça-t-il en pointant un doigt autoritaire sur son estomac, je vous dénonce comme commanditaire avec faux témoins tout le diable et son train, et on verra comment vous vous tirerez de là !

Envahis par une foule chatoyante, les jardins donnaient une impression de féerie. Les maîtres d’hôtel – les seuls en habits noir – et les « servantes » en costumes sillonnaient la masse des invités et veillaient à ce que nul ne manque de quoi que ce soit, aussi bien liquide que solide. Peter, tout en bavardant avec l’un ou l’autre, gardait un œil sur Marie-Angéline qu’il vit soudain s’arrêter auprès d’un petit cottage au toit crêté d’iris sous le prétexte d’ôter un caillou de son soulier et le regarder attentivement. Il la rejoignit aussitôt :

— Je jurerais que c’est ce que nous cherchons, souffla-t-elle.

— Qu’est-ce qui vous le dit ?

— Je ne sais pas, c’est imprécis. C’est comme une voix intérieure... Il se peut que je me trompe.

— Mes voix intérieures me disent à moi que vous pourriez avoir raison. Reste à savoir si la porte est fermée à clé...

— C’est sans importance, je sais ouvrir une porte close.

Elle devait en effet à Adalbert quelques utiles leçons de serrurerie, plus un petit matériel de poche bien pratique.

— Parfait ! Quand il fera nuit, débarrassez-vous de cette défroque encombrante, et allez vous cacher où vous pourrez. Sous un lit, par exemple. Moi, je vais prévenir Finch.

Celui-ci avait mis à profit le lunch et la visite intérieure du château pour en explorer à peu près tout le rez-de-chaussée et même une ou deux chambres, sans grand espoir d’ailleurs, les Astor ne pouvant en aucune manière se trouver mêlés à une histoire sordide. On ne pouvait guère leur reprocher leur passion des fantômes et l’espèce de religion qu’ils leur vouaient. Évidemment, ils avaient commis une erreur monumentale en prenant un parfait inconnu pour Aldo, mais comment le leur reprocher ? Le coup avait été préparé de main de maître !

Finch reçut l’ordre de rejoindre le cottage qu’on lui indiqua, mais auparavant d’approcher le plus près que possible, et dans le coin le plus discret, la voiture avec laquelle il avait amené Plan-Crépin. Il ne restait plus qu’à attendre le départ à la nuit des invités.

Par chance, il n’y avait pas de lune sinon un infime croissant qui éclairait chichement, mais le cœur de Marie-Angéline ne lui battait pas moins fort quand, après s’être assurée qu’elle était seule – le cottage était l’un des plus éloignés du château –, elle se débarrassa au bénéfice d’un épais buisson de rhododendrons de ses atours Tudor dont l’ampleur lui avait permis de dissimuler une jupe et un pull-over gris foncé, puis, armée d’une pochette contenant le cadeau d’Adalbert et une discrète lampe de poche, elle s’approcha de la porte qui, en dépit de ses ferrures Renaissance, ne lui opposa pas de difficultés.

Elle entra, tira les rideaux et alluma, ce qui lui permit de découvrir l’intérieur tel qu’il était apparu aux deux faux cinéastes : une pièce commune, une cuisine et deux chambres pourvues d’imposants lits à colonnes. Le tout dans un ordre parfait. Le feu était prêt à être allumé et il y avait des victuailles de base dans la cuisine, plus du whisky et du cognac dont elle s’adjugea une lampée afin de se remettre les idées en place.

Elle avait la bizarre impression que la maison avait un secret à lui révéler. C’était comme une présence invisible et pourtant certaine. Mais venue d’où ? Il n’y avait strictement rien qui puisse servir de cachette. Cependant, entendant des pas au-dehors, elle se glissa vivement sous l’un des lits à colonnes sous lesquels il y avait largement la place pour se cacher.

— Vous êtes là, mademoiselle ? En tout cas, beau travail pour l’ouverture.

Elle rampa sur les coudes pour sortir sa tête au moment même où Finch effectuait son entrée à son tour derrière Peter.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Absolument rien, mais je viens juste d’arriver. Je suppose que tout le monde est parti ?

— Même moi. Je suis allé chercher la voiture de mon père pour la garer dans le coin où Finch a rangé la sienne. Il le fallait, sinon elle serait restée seule et on se serait posé des questions...

Angelina tendit l’oreille.

— Qu’entendez-vous ? s’étonna Peter.

— Je peux me tromper mais il me semble... cela pourrait être un chat ? Pourtant...

— Laissez-moi la place que j’écoute !

Pour se sortir de sa posture inconfortable, elle agrippa une des feuilles d’acanthe qui ornaient les bases des colonnes. À sa surprise celle-ci s’abaissa jusqu’à venir toucher le parquet. Avec un craquement léger les planches s’écartèrent, révélant un trou noir qui s’enfonçait dans le sol. Armé de sa propre lampe électrique, Peter était déjà à plat ventre près de l’ouverture :

— Il y a des marches, il faut voir ça de plus près.

La lampe éclaira en effet quelques degrés de pierre allant au fond d’un trou noir qui semblait plonger à environ trois mètres et rejoignaient un sol en terre battue. Une odeur pénible s’en échappait :

— Je m’en charge, dit Finch en enjambant son maître, et il commença à descendre.

Il eut une exclamation :

— Votre Seigneurie, il y a là un homme... et qui n’a pas l’air en bon état...

Peter s’engouffra dans l’ouverture plus qu’il n’y descendit, suivi de Marie-Angéline qui eut une exclamation d’horreur en reconnaissant Adalbert. En si triste état d’ailleurs qu’un instant elle le crut mort et se jeta à genoux auprès de lui.

Étendu sur un banc de pierre couvert d’un grabat et d’une couverture mitée, il était attaché au mur par une chaîne retenue à l’une de ses chevilles et juste assez longue pour lui permettre d’atteindre une sorte de cabinet d’aisances en planches disposé dans un angle, et une écuelle contenant les restes d’une ragougnasse indéfinissable qu’on devait pousser vers lui et à laquelle il n’avait pas dû beaucoup toucher, par faiblesse sans doute. Ses barbe et moustache postiches avaient disparu et ses cheveux emmêlés étaient devenus bicolores : blond sale à la racine sous ce qui ressemblait à une touffe épaisse d’herbe rouge. Pire encore, il tremblait de fièvre. Pourtant, il tourna la tête vers Marie-Angéline et la reconnut :

— Plan-Crépin ? Je rêve.

— J’appellerais ça plutôt un cauchemar... il faut le sortir de là, mais comment avec cette chaîne... Je crains que mes petits outils...

— Laissez-moi faire ! dit Peter.

Il enleva la couverture, la déchira en deux, en fit un boudin dans lequel il enroula son poing armé d’un revolver, coinça l’attache murale de la chaîne, tendit la main et tira, obtenant ainsi une détonation à peine plus forte qu’un bouchon de champagne. La chaîne se décrocha...

— Pour le reste, on s’en occupera à la maison ! Maintenant, il faut l’emmener. On va d’abord le remonter, puis vous filez chercher la Rolls, Finch, et la garez le plus près possible. Pensez-vous pouvoir marcher un peu ? demanda-t-il à Adalbert.

— Avec de l’aide, je pense...

On réussit à le remonter et on l’assit sur le lit à la trappe refermée. Adalbert leva alors la tête vers le plafond...

— Le portrait ! Ce serait peut-être le moment de l’emporter ?

— Encore un portrait ? Lequel ? s’étonna Plan-Crépin...

— Vous verrez bien. C’est moi qui l’ai caché au-dessus du dais. C’est assez facile en grimpant sur cette colonne, ajouta-t-il en désignant l’une de celles du fond de lit qui était plus solide que les autres. De fait, Peter le récupéra sans peine, mais on ne prit pas le temps de le déballer. Il s’agissait de fuir au plus vite...

Trois minutes après, Finch reparaissait, sans que l’on ait perçu le moindre vrombissement de moteur. Pourtant, la somptueuse voiture attendait, abritée derrière le cottage. En dépit de son triste état, Adalbert réussit à sourire :

— Vous avez des outils d’évasion nettement supérieurs à la normale ! admira-t-il tandis qu’on l’étendait sur les coussins soyeux de la banquette arrière, la tête sur les genoux de Marie-Angéline, pendant que Peter, après s’être courtoisement présenté, s’installait à la place du chauffeur.

— Quand on est duc on n’a pas beaucoup de choix ! Noblesse oblige, mais il est vrai que « sir Henry8 » est le plus silencieux du monde. Dans certains cas, c’est un gros avantage...

— Et lui, il rentre comment ? fit-il en désignant Finch qui s’éloignait.

— Avec une de nos voitures de service...

Adalbert eut une pensée tendre pour sa chère petite Amilcar rouge vif qui faisait tant de barouf, qui déménageait à une telle vitesse, puis tout se brouilla et il s’évanouit...

— Il est mal ! s’affola Marie-Angéline.

— Vous avez devant vous quelque chose qui devrait le remonter ! conseilla Peter, faisant allusion au petit bar portatif dont elle se hâta de déboucher l’un des flacons de cristal en se demandant comment allait réagir un estomac vraisemblablement vide.

Le malade recouvra néanmoins un semblant de couleur.

— Aldo..., souffla-t-il. Où est Aldo ?

Plan-Crépin n’osa pas répondre. Elle était si contente d’avoir retrouvé Adalbert qu’elle l’avait éloigné de sa pensée, craignant sans doute d’entendre le pire.

— On aurait peut-être dû regarder sous l’autre lit ? Qu’est-ce que c’était que ce cachot souterrain ?

— On appelle ça un « trou de curé », répondit Peter. Cela servait à cacher les prêtres catholiques sous Henry VIII et les protestants sous Marie Tudor, et je ne sais trop qui sous Elizabeth. En tout cas, ajouta-t-il après un instant de réflexion, cela veut dire que ce cottage-là est d’époque. Il a dû plus ou moins servir de modèle pour les autres, plus grands.

— Si on veut ! Il n’y en a qu’un autre de la même taille. On aurait peut-être dû y aller ?

— Je vous ferai remarquer, chère mademoiselle, que celui-là vous a pour ainsi dire inspirée. L’autre en a-t-il fait autant ?

— Non, non, c’est vrai.

— De toute façon, rassurez-vous ! J’ai bien l’intention d’y retourner avec Finch. Vous n’aurez qu’à me prêter vos jolis outils ?

— Je pourrai peut-être même vous accompagner... au cas où les esprits seraient plus bavards ?

— On en parlera demain. Pour l’instant, il faut emmener celui-là chez moi le plus rapidement possible... Finch a quelques talents dans l’art de retaper les gens !

Trois quarts d’heure plus tard, sommairement récuré et couché dans un lit confortable, Adalbert recevait les soins suffisamment éclairés de Finch pour ne pas être obligé de faire appel à un médecin. Il souffrait surtout de malnutrition et d’un refroidissement assez sérieux. Pendant ce temps, l’Honorable Peter appelait au téléphone lady Clementine et Mme de Sommières, celle-ci à demi-morte d’angoisse, pour la prévenir que Plan-Crépin passerait la nuit flanquée d’une chambrière dans son vaste appartement. La nuit était déjà trop avancée pour la ramener jusqu’à Chartwell mais il dut lui raconter leur équipée sans rien en omettre.

Naturellement, la vieille dame apprit avec joie le sauvetage d’Adalbert, mais l’inquiétude étranglait à nouveau sa voix quand elle murmura :

— Et Aldo ?

— Aucune trace. Les deux hommes se sont endormis à peu près en même temps. Sans doute drogués !

— Lorsque... Adalbert s’est... réveillé, il était là où on l’a trouvé. Quant au prince, personne ne sait où il est passé.

Le cœur de Tante Amélie se serra. Elle était heureuse bien sûr que l’on ait récupéré le cher Adalbert, mais Aldo était l’enfant chéri de sa vieillesse et elle repoussait désespérément l’idée d’une existence – même une fin ! – où elle ne verrait plus son sourire insolent, où elle n’entendrait plus sa voix chaude, où il ne la prendrait plus dans ses bras pour lui dire qu’il l’aimait, où ses colères qui faisaient virer au vert ses yeux gris-bleu ne feraient plus s’entrechoquer les pendeloques des lustres et amusaient tellement Plan-Crépin. Que dire de Plan-Crépin à laquelle elle osait à peine penser, s’il était mort ?

La brutalité du mot la fit réagir, bien que ce fût à envisager. Le pire serait ce déshonneur comme une tache de sang sur son nom illustre.

Au bout du fil, Plan-Crépin ressentit ce qu’elle éprouvait :

— Nous ne devons pas désespérer, dit-elle. Je ne sais quel but poursuivent ses ennemis, mais pourquoi retenir Adalbert s’il a lui-même complètement disparu, quand le plus expéditif était de les envoyer au fond de l’eau tous les deux ? Une monnaie d’échange ?

— Une monnaie d’échange qui n’avait peut-être plus longtemps à conserver sa valeur si j’en crois sir Peter ?

— Sans doute, mais cela ne change pas mon point de vue...

Ce fut aussi celui de lady Clementine. Mariée à un homme dont le grade de colonel cachait des activités beaucoup plus secrètes, attaché au Foreign Office, elle l’avait souvent vu partir, sous couverture, pour une destination inconnue sans oser se demander si elle le reverrait...

— Il ne faut jamais désespérer, mon amie ! Jamais ! assura-t-elle. Vous allez dire que je suis superstitieuse, mais je suis persuadée que cela attire le mauvais sort ! En attendant, nous irons voir notre rescapé demain...

Pourtant Mme de Sommières n’avait pas terminé :

— Ce que je ne parviens pas à comprendre, c’est le rôle que joue la famille Astor dans tout cela. À l’exception de la folle, ce sont tous des gens très bien. Comment de telles vilenies peuvent-elles se produire chez eux, sans qu’ils semblent en avoir la moindre idée ?

— C’est plus qu’une famille : c’est une dynastie, servie par un nombre tellement important de serviteurs qu’il est à peu près impossible qu’une ou plusieurs brebis galeuses ne s’y mélangent pas. Vous avez vu cette réception, ce faste digne des Mille et Une Nuits ? Comment voulez-vous qu’un tel flot de richesses n’éveille pas les pires instincts, et cela même chez ceux dont on pourrait supposer que leur fortune les met à l’abri des tentations ?

— Je voudrais le voir. Cela vous ennuierait si je venais demain ? demanda-t-elle à Peter.

Sans s’encombrer de politesse superflue il répondit :

— Excusez-moi, mais oui ! Il vaut mieux que nous n’entretenions pas aux yeux de tous la très respectueuse mais très réelle amitié que je vous porte, et tant qu’on n’aura pas réussi à découvrir qui, dans la tribu Astor, mène le jeu de cette horrible affaire. Mais je vous propose de nous retrouver demain chez Mary Windfield à l’heure du thé avec lady Clementine. Là, rien que de très normal, et Marie-Ange s’y rendra...

— Marie-Angéline ?

— J’ai raccourci. Ces noms français sont si compliqués ! Donc je disais qu’elle s’y rendra seule, en taxi par exemple. On vous racontera en détail et j’ai une trouvaille à vous montrer !

— Entendu ! (Puis elle ajouta par habitude :) Embrassez Adalbert !

— Non ! protesta-t-il, si indigné qu’il en bredouilla : je n’ai jamais embrassé un homme ! Seule l’accolade est convenable !

— Mille excuses ! fit-elle sans pouvoir s’empêcher de rire. Oubliez ça ! Je m’en chargerai moi-même...

À Rudolfskrone, après plusieurs jours d’anxiété, Mme von Adlerstein venait de recevoir une lettre d’une de ses nombreuses relations viennoises – son courrier était toujours abondant ! –, provenant en réalité de Birchauer, le fidèle secrétaire étant prêt à recourir à tous les moyens pour se faire pardonner l’énorme bourde commise en traitant le vol du Sancy comme une douteuse plaisanterie anglaise. Cette fois, il en disait un peu plus mais pas encore assez pour être rassurant.

Selon lui, Kledermann avait quitté Manaus avec deux pirogues pour remonter le cours de l’Amazone sans, bien sûr, préciser jusqu’où, ce qui, au fond, n’avait guère d’importance étant donné l’immensité du fleuve. Apparemment, le dernier message codé de son secrétaire ne l’avait pas atteint. Ce qui exaspéra la vieille dame :

— Chercher trois émeraudes dans la forêt vierge la plus dangereuse du monde, il faut vraiment qu’il ait perdu la tête ! Mais qu’est-ce qu’elles ont, ces fichues pierres ?

— Pour ce que j’en sais, elles pourraient être les plus grosses que l’on connaisse. Et nous, nous devons rester là à attendre que les Anglais aient mis la main sur Aldo et l’expédient en prison pour des années. Le scandale continue là-bas, si j’en crois les journaux que nous nous procurons...

L’affaire Morosini tenait en effet toujours la vedette. La seule consolation étant que le public, lui, était partagé. Il y avait les « pour » et les « contre », ceux qui connaissaient sa réputation et refusaient d’ajouter foi à une accusation que l’on jugeait grotesque.

Lisa, elle, ne décolérait pas :

— Si on l’arrête, j’étranglerai cette Ava de mes propres mains !

— Et tu te retrouveras en prison, pas la même sans doute, et en grand danger d’être pendue ! Bel héritage pour les enfants... Ce qui m’étonne, c’est que nous n’ayons pas de nouvelles de ce policier français qui est votre ami ? Et pas davantage d’Amélie de Sommières.

— Sans doute parce qu’elle n’a rien à dire pour nous réconforter. Elle est sur place, chez des amis avec Marie-Angéline, et doit se faire autant de mauvais sang que nous. Quant au commissaire principal Langlois, je vous avoue, Grand-Mère, que je n’ose l’appeler...

— Désires-tu retourner à Londres ? Au moins tu serais au cœur du problème, et Mary, une amie sûre s’il en est, t’attend sûrement !

— Mais les enfants ?

— Que veux-tu qu’il leur arrive ? Il vaut mieux être toujours au centre d’une bataille qu’à des centaines de kilomètres... surtout si tu nourris des idées homicides contre cette affreuse femme, cause de tout le mal ! ajouta-t-elle avec un sourire encourageant.

— Vous croyez ? fit-elle, hésitant visiblement.

— Enfin, pourquoi ne pas voir directement l’ambassadeur du Brésil ? Quand on s’appelle Kledermann, que de portes insoupçonnées peuvent s’ouvrir !

Lisa reprit l’avion.

Ce même jour, à l’heure du thé, l’Honorable Peter Wolsey tenait une sorte de conférence restreinte. Autour de la table à thé de Mary, Mme de Sommières, lady Clementine Sargent, l’artiste en personne et évidemment Plan-Crépin qui était bien placée pour en savoir presque autant que lui l’écoutaient relater, avec d’autant plus de passion que, contrairement à son habitude, aucune trace d’humour ne s’y mêlait, le dramatique sauvetage d’Adalbert. Quand il eut fini en les rassurant sur son état de santé dû surtout à la faiblesse, un silence suivit, mais il y avait des larmes dans les yeux de la marquise, bouleversée au point d’avaler coup sur coup deux tasses de ce thé qu’elle exécrait – mais c’était chaud et elle se sentait glacée jusqu’à la moelle des os.

— Vous l’avez sauvé et c’est une vraie joie, un soulagement aussi, mais notre pauvre Aldo ? Qu’en ont-ils fait, ces misérables ? Il doit être mort à l’heure qu’il est...

— Je ne le pense pas, répondit Peter. Pourquoi n’en tuer qu’un quand il est si facile de faire disparaître les deux ?

— Au régime où il était réduit, Adalbert n’en aurait peut-être pas eu pour longtemps ? objecta Mary.

— Plus que vous ne croyez. Il a une solide constitution et on l’alimentait. Mal sans doute mais il pouvait manger, et c’est énorme !

Mme de Sommières s’était levée et, les bras croisés sur la poitrine, se mit à aller et venir à travers la pièce afin de tenter de se calmer :

— Alors pourquoi deux poids deux mesures ? Et vous, l’extralucide, ajouta-t-elle presque agressive, qu’est-ce que vous en pensez ? Que vous disent vos voix intérieures ?

— Qu’il n’est pas mort ! Je ne sais pas où on l’a emmené ni dans quel but...

— Pourquoi pas le livrer à la police ?

— Ça aurait fait la une des journaux le lendemain même ! dit lady Clementine.

— Moi, je partage l’avis de Marie-Angéline, murmura Mary. Il y a dans cette histoire un point qui nous échappe, qui semble échapper à toute logique. Cette Ava qui débarque à Venise pour réclamer un diamant célèbre au domicile même de son propriétaire comme si c’était un objet de vitrine...

— Mais c’était un objet de vitrine, dit Peter. Astor en est si fier et l’aime tellement qu’il ne supportait pas de l’enfermer dans un coffre en banque ou même chez lui. Il était effectivement dans un coffre, mais vitré et prétendument incassable, et ne quittait une niche de sa bibliothèque que pour briller dans les cheveux de sa femme.

— C’est insensé ! s’exclama lady Clementine.

— Pas tant que ça ! Vous avez vu à quoi ressemble Hever ? Une forteresse au pont-levis et ce qui s’ensuit – fantômes y compris –, où personne n’a le droit de dormir la nuit. Il pensait bien avoir réussi là une équation difficile. Il dort sur ses deux oreilles jusqu’au soir où il voit arriver chez lui, par un temps affreux, le gendre de son meilleur ami venu lui demander asile... alors que les bonnes auberges ne manquent pas. Mais ce gendre est un expert en joyaux célèbres.

— Pourtant il ne l’a jamais vu !

— Sinon sur de vagues photos de journaux dont on ne peut pas dire qu’elles soient un modèle du genre, enchaîna Peter. Mais il est si content de le recevoir que pour une fois il fait une exception à sa sacro-sainte règle, ce que j’ai appris il y a peu ! – l’invité couchera au château, ce qui leur permettra – Nancy étant absente – de discuter joyaux une bonne partie de la nuit. Et le lendemain, c’est seulement après le départ de son hôte qu’il s’aperçoit du vol. Vous savez la suite. Sans les extravagances d’Ava, cela se serait peut-être arrangé plus facilement, mais cette demeurée se rue à Venise pour réclamer ce qu’elle croit être son dû. Déçue, elle mène un tapage d’enfer.

— L’ennui, observa Marie-Angéline, est qu’Aldo était en Angleterre au même moment et pas bien loin...

— Non. Trop mal fichu, il est déjà dans l’avion qui le ramène en France avant de rentrer à Venise, mais les dates des billets de transport, du passeport n’ont l’air d’intéresser personne, surtout pas la police de Mussolini dont on sait ce qu’elle vaut. Comme Aldo veut régler la chose lui-même, c’est le Quai des Orfèvres qui lui donne un coup de main, et les voilà partis déguisés comme on sait. Nous en sommes là. On a récupéré Vidal... machin mais c’est tout ! À qui la parole ?

— À moi ! fit Marie-Angéline en levant le doigt comme à l’école. Au fond, Adalbert ne risque pas grand-chose. Il était chez lui au moment du vol...

— ... sinon la complicité, et si Mitchell lui met le grappin dessus, il le passera au gril.

— On pourrait peut-être en toucher un mot aux Astor ? proposa Mary. Il se passe chez eux des trucs frisant la criminalité et ils ne bougent même pas le petit doigt ! Probablement qu’ils n’en savent rien. Je ne suis même pas certaine qu’ils sachent qu’il y a un « trou de curé » dans leur plus vieux cottage !

— Alors nous, on fait quoi ?

— On commence par réfléchir ! dit Peter. D’abord je garde A... dalbert chez moi, où il ne risque rien, pour le remettre d’aplomb et lui rendre sa couleur de cheveux habituelle. Pour l’instant, c’est une espèce de petit gazon jaune. On a déjà coupé tout le reste.

— Vous savez qu’il possède une maison non loin d’ici ? demanda Mary.

— Non, mais de toute façon il sera mieux chez moi. Quelqu’un a une idée à présent ?

— Oui. Moi, répondit Mme de Sommières. Nous allons rentrer à Paris...

— Oh non ! gémit Plan-Crépin, ce qui lui valut un coup d’œil glacé.

— Je n’ai pas dit qu’on ne reviendrait pas, mais j’aimerais en discuter avec Pierre Langlois. Si quelqu’un peut nous aider, je pense que c’est lui.

On approuva. De toute façon, cela ne pouvait nuire en rien...

— Il y a surtout quelqu’un qu’il faut arriver à trouver à n’importe quel prix, conclut Peter, c’est le vrai voleur. Celui qui a joué le rôle du prince Morosini... et aussi l’élément trouble qui dirige les menées souterraines chez les Astor...

Ce fut à ce moment-là que Timothy introduisit Lisa. Mary savait qu’elle revenait mais elle ignorait encore le jour et l’heure. Dans tous les cas, sa chambre était prête à la recevoir. En la voyant, Peter rougit comme une belle pivoine et se cassa en deux pour un salut qui eût satisfait la reine. Naturellement, elle fut aussitôt entourée, nantie d’une tasse de thé et de petits gâteaux – pas plus qu’Aldo elle n’aimait les sempiternels sandwichs aux concombres – qui ramenèrent des couleurs sur ses joues.

— Que nous apportes-tu comme nouvelles ? interrogea Mary. À première vue, elles n’ont pas l’air réjouissantes. Oh, tu peux parler sans crainte : tu n’as ici que des amis.

— Pas vraiment ! Je sais où est mon père, au Brésil. Selon la dernière information, il aurait quitté Manaus pour remonter l’Amazone en pirogue, on ne sait pas jusqu’où...

— Et on ne peut pas le rattraper ? s’enquit Peter. Ce n’est pas un hors-bord, une pirogue ?

— Non, sur un fleuve de cette dimension et en pleine forêt vierge, cela n’est pas si facile à repérer.

— Il cherche quoi ? s’étonna Mme de Sommières.

— Des émeraudes, paraît-il ! Comme s’il n’en avait pas encore assez ! ragea Lisa, tandis que Peter levait le doigt :

— Je parie pour les fameuses émeraudes de Cabral, le conquistador portugais qui les aurait trouvées dans une espèce de temple. C’est d’ailleurs toujours la même chanson quand il s’agit d’un truc fabuleux : un temple caché, le front d’une idole... Je sais bien que cela s’est produit à maintes reprises, mais comme on nous le sert tout le temps, cela finit par manquer d’imagination.

Cette réponse lui valut de la part de Lisa un coup d’œil bien proche de l’indignation, et elle lui rétorqua que son père, en général, savait ce qu’il faisait. Sagement, Mary les laissa à leur controverse en pensant que, si c’était dommage de ne pouvoir rattraper Kledermann, le temps qu’il revienne du bout du monde sa fille serait peut-être alors veuve depuis un moment. Car, enfin, il faudrait lui parler du sauvetage quasi miraculeux d’Adalbert... et ce qui s’ensuivait, c’est-à-dire, rien !

Comment Lisa allait-elle prendre cela ?

Mary pensait avoir encore un laps de temps pour réfléchir parce que Plan-Crépin, un peu agacée par les vastes connaissances de Sa Seigneurie, se lançait elle aussi dans l’affaire Cabral, mais Lisa coupa court :

— Et ici ? Que sait-on de plus ?

Au soulagement de Mary, Mme de Sommières vint s’asseoir sur le canapé où se tenait Lisa et prit l’une de ses mains dans les siennes :

— Oui, nous avons du nouveau et du nouveau plus qu’encourageant.

— Et vous n’avez pas commencé par cela ? Qu’est-ce que c’est ?

— Adalbert a été retrouvé par sir Peter, son majordome Finch et Plan-Crépin.

— Et Aldo ?

— Pas encore !

Sentant se crisper la main qu’elle tenait et voyant monter les larmes, la marquise l’attira contre elle :

— Allons ! Ne vous mettez pas dans cet état ! Que l’on n’en ait retrouvé qu’un ne signifie pas que l’autre soit mort, au contraire. Il se peut qu’Aldo ait réussi à se libérer et que le sort d’Adalbert serve de monnaie d’échange. La logique veut qu’ils soient vivants tous les deux.

— Et si vous me racontiez ?

— Laissons la parole à Mlle du Plan-Crépin, décréta Peter avec son sourire en demi-lune qui, en lui-même, était rassurant. D’ailleurs ce n’est que justice, puisque c’est elle la cheville ouvrière de l’aventure. Elle a été géniale !

— Je ne suis pas la seule héroïne de l’histoire. Sans cette fête à tout casser que sir Peter a réussi à monter en un temps record, nous n’aurions guère avancé !

Incontestablement, elle savait raconter, en bonne lectrice qu’elle était, et brossa un tableau magistral du château, des jardins, de la fête, de la foule extraordinairement colorée qui environnait les personnalités royales et les fabuleux joyaux portés par le nabab, sa femme et sa suite, en y prenant un plaisir évident, mais elle ne s’étendit pas au-delà du supportable. Ce n’était pas cela que Lisa attendait. Pourtant, elle ne l’interrompit pas une seule fois. Pas davantage quand elle entreprit l’incroyable aventure vécue dans le vieux cottage et l’incroyable hasard qui leur avait permis de découvrir le « trou de curé » et ce qu’il contenait. Quand enfin elle en fut à la conclusion : Adalbert confortablement installé chez sir Peter sous la garde de Finch, elle parut entrer dans une profonde méditation qui n’eut cependant pas l’air de lui remonter beaucoup le moral :

— Et vous trouvez cela encourageant ? Je croirais plutôt que ces gens ont dû juger inutile de charger leur conscience d’un crime de plus !

— Ça m’étonnerait que ce genre d’individu en soit à un près ! ronchonna Peter.

En dépit de l’espèce de fascination qu’exerçait sur lui la beauté de Lisa, il ne pouvait s’empêcher de plaindre Mary qui, jour après jour, allait devoir subir une angoisse qui refusait tout apaisement. Le portrait du duc de Gordon était terminé et c’était à présent le palais royal qui attendait l’artiste. La consécration suprême, mais vécue dans quelles conditions ? Même si c’était un bonheur de revoir la princesse, elle aurait beaucoup mieux fait de rester en Autriche dans le cercle chaleureux de sa grand-mère et de ses enfants !

Mme de Sommières en pensait tout autant et, avec un petit sourire encourageant à l’intention de Mary, elle proposa :

— Nous repartons pour Paris, Plan-Crépin et moi. Pas dans l’intention d’y rester, mais j’estime qu’au point où nous en sommes il est indispensable d’aller parler de tout cela avec Pierre Langlois. C’est par sa position le seul capable de nous donner un coup de main et, de toute façon, je voudrais avoir son avis. Venez-vous avec nous ? Cela vaudra mieux que tourner en rond toute la journée dans cette maison après avoir passé des nuits blanches...

— Pour les nuits blanches, il m’étonnerait qu’elles ne me suivent pas !

— Eh bien, vous me ferez la lecture, vous jouerez aux échecs avec Plan-Crépin ou elle vous tirera les cartes ! Elle est très forte et, il n’y a pas si longtemps, nous lui avons découvert des dons de médium !

— Réels, je t’assure, affirma Mary, qui faillit ajouter qu’elle l’était un peu elle-même mais préféra s’en tenir là.

Son amie ne dégageait que des ondes négatives en ce moment. Peut-être fut-ce le fait que Plan-Crépin partait aussi qui emporta sa décision :

— Pourquoi pas ? Finalement, c’est lui qui les a engagés dans cette aventure délirante.

— Ne mélangeons pas ! Aldo refusait de rentrer à Paris à rester les bras ballants. Il voulait partir et serait peut-être déjà sous les verrous. Alors vous venez ?

— Je viens... mais j’aurais voulu voir Adalbert avant !

— Eh bien, ce sera après. Il a besoin de se remettre, pas de pleurer sur votre épaule, et sir Peter veille sur lui ! coupa Mme de Sommières que la résistance tacite de la jeune femme commençait à agacer sérieusement.

Mais Lisa n’en avait pas fini :

— Au fond, il n’a pas de véritable raison de se cacher. Ce n’est pas lui qui est accusé de vol !

— Non, fit observer Peter. Simplement de complicité, et avec le redoutable crétin qui remplace Warren à la police en ce moment, cela peut mener très loin. Donc il ne bougera pas de chez moi ! Vous le verrez au retour !

Enfin elle se décida, disant qu’elle serait heureuse d’entendre l’opinion d’un homme de la valeur du commissaire principal.

En réalité, Plan-Crépin s’en serait bien passée, espérant seulement que Langlois lui remettrait les idées en place et surtout qu’il lui donnerait le sage conseil de ne pas s’impliquer dans cette histoire, quelque envie qu’elle en ait, et qu’il serait plus raisonnable de rentrer à Rudolfskrone près de ses enfants. Dans l’état d’énervement où elle se trouvait, Lisa charriait les mauvaises ondes à la pelle. Ce serait sans doute charité d’en libérer Mary au moins pour quelques jours, mais en évoquant les nuits blanches qui l’attendaient elle-même, son moral avait tendance à flancher. Heureusement, sa chère messe de 6 heures à Saint-Augustin serait-là pour lui redonner du courage... et peut-être réussirait-elle à y entraîner l’épouse angoissée. Elle entendait, pour sa part, y demander une neuvaine...

9 L’homme au pendule

En revenant dans sa chère maison de la rue Alfred-de-Vigny ouvrant si joliment sur le parc Monceau, Mme de Sommières éprouva une sensation bizarre. Malgré le plaisir de rentrer chez elle, de retrouver son jardin d’hiver et son grand fauteuil de rotin blanc au large dossier en éventail, son trône, si confortable avec ses coussins en chintz fleuri, évocateur du champagne de 5 heures et de toutes les bonnes habitudes, et où elle passait d’ailleurs le plus clair de son temps quand elle était à Paris, à papoter avec Plan-Crépin, elle ressentait la pénible impression de ne plus être tout à fait chez elle, que la demeure avait imperceptiblement changé... sans aucun doute parce que cette vilaine affaire sordide – qui planait dessus –, l’absence d’Adalbert rue Jouffroy, de l’autre côté du parc Monceau, et surtout parce que manquait le bonheur de voir débarquer Aldo – souvent sans prévenir ! – lancé sur la trace d’une de ces merveilles qui le passionnaient.

Et puis il y avait ses vieux serviteurs : Cyprien, son majordome, qui avait à peu près son âge et dont les bagarres incessantes avec Plan-Crépin mettaient du piment dans la vie quotidienne, et Eulalie, sa sublime cuisinière, que son talent rendait digne de la table des dieux et qui s’ennuyait à mourir quand elle n’était pas là. On moins on allait pouvoir se régaler pendant quelques jours parce que la cuisine anglaise était, en dehors du breakfast et des pâtisseries du sempiternel thé, parfois à peine mangeable... Elle eut honte d’ailleurs de cette pensée un peu trop terre à terre au milieu du drame que l’on vivait...

Heureusement que Plan-Crépin était à ses côtés. Sans elle, la marquise eût peut-être choisi de descendre au Ritz pour ce bref séjour. Il y avait aussi Lisa qui semblait traîner derrière elle toute la misère du monde ! Dieu sait si l’on pouvait la comprendre, mais ce n’était pas la première fois qu’Aldo disparaissait sans qu’on puisse savoir où il était passé, et la certitude qu’il était toujours vivant était ancrée au cœur de la vieille dame comme dans celui de Plan-Crépin qui, elle, avait hâte de se remettre en chasse !

À peine installée, le premier mot de la jeune femme avait été pour réclamer celui que l’on était venu voir...

Il accourut, bien entendu, dès qu’il les sut de retour, et accepta le café que lui offrait Cyprien. Élégant comme à son habitude, dans un complet bleu marine adouci par une cravate à fines rayures rouges assortie au « canapé » rouge et or de commandeur de la Légion d’honneur qui avait chassé de la boutonnière la fleur traditionnelle, il arborait une mine sévère en s’inclinant sur la main de la marquise, puis sur celle de Lisa – et même sur celle de Marie-Angéline qui en resta pantoise, accoutumée qu’elle était à une virile poignée de main –, mais la petite flamme qui animait son œil bleu révélait qu’il était plutôt content :

— Vous vous êtes décidées à rentrer ? Je vous attendais plus tôt, bien que je vous sache en sécurité à Chartwell.

— De toute façon nous allions le quitter. Les travaux sont terminés chez les Sargent – où nous sommes toujours invitées ! – et d’ailleurs sir John annonce son retour. Au fond, commissaire, que voulez-vous qui nous arrive ?

— Vous n’en savez rien et moi non plus, sinon que cette affaire est sûrement plus dangereuse qu’il n’y paraît ! Alors, pourquoi êtes-vous là étant donné votre esprit frondeur bien connu ? Quant à vous, princesse, surtout compte tenu de ce que vous devez endurer, pourquoi ne pas rester auprès de vos enfants ?

— Pour qu’ils conservent une mère si leur père est en danger..., fit-elle amèrement.

Mme de Sommières ne lui laissa pas le temps de continuer :

— Ne la tarabustez pas, mon cher Langlois ! Elle a besoin de vous tout autant que nous, car vous ignorez – je ne vois pas d’ailleurs comment vous auriez pu l’apprendre – que l’on a retrouvé Adalbert ?

— Quoi ? Et seulement lui ?

— Seulement lui ! – pardon, Lisa ! Et il n’en sait pas plus que nous sur ce qu’a pu devenir Aldo !

Naturellement, ce fut Marie-Angéline qui assuma le récit. Langlois l’écouta sans l’interrompre, même par une exclamation, mais les sourcils durement froncés, il était évident qu’il dominait sa colère.

— Eh bien, merci, mademoiselle du Plan-Crépin ! soupira-t-il quand elle se tut. À certains détails on se rend compte que tout n’est pas clair à Hever Castle. À l’exception possible des propriétaires qui doivent ignorer ce qui se passe réellement chez eux. Lui vit avec ses fantômes plus qu’avec la réalité et sa femme considère tout cela avec une sorte d’indulgence amusée du moment qu’il la laisse vivre comme elle l’entend.

— C’est-à-dire ?

— En femme libre qui se passionne pour la politique et pour les causes les plus généreuses, et je suis certain qu’ils seraient abasourdis s’ils savaient qu’une entité malfaisante s’agite, bien abritée dans l’ombre dramatique d’Anne Boleyn et la passion d’Astor pour les Tudors.

— C’est ce que je pense également, approuva Plan-Crépin, mais comment s’en assurer et surtout l’empêcher de nuire ?

— J’en suis venu à décider qu’il me faut infiltrer quelqu’un d’à la fois courageux, intelligent et même intuitif dans cette bizarre taupinière.

— Il y a là-dedans une telle foule de serviteurs que cela devrait être possible. Où est-on mieux caché que dans la foule ?

— Sans doute, mais il y a aussi la police...

— La police ? s’étonna Lisa. Vous pensez qu’elle aurait tendance à protéger ce genre d’individu ?

— Parfaitement. Surtout Scotland Yard qui est devenue l’un de mes soucis majeurs depuis qu’un certain Mitchell remplace Gordon Warren. Elle nous aurait déclaré la guerre qu’elle ne se comporterait pas autrement !

— Mais enfin, s’écria Mme de Sommières, Scotland ne règne pas sur le Royaume-Uni, que je sache ? Il y a des ministres, deux Chambres – les Communes et les Lords. Enfin, si j’ose dire, le roi George !

— Qui n’a guère de pouvoir réel.

— Mais auquel on doit tout de même pouvoir faire appel ? J’avais pas mal d’amis anglais influents, mais les années passent et les rangs s’éclaircissent ! déplora la marquise.

— N’exagérons rien ! Il vous reste sir John Sargent... qui n’est pas rien, bien qu’il ne fasse guère parler de lui et, derrière, cet incroyable sir Winston Churchill qui, lui, pourrait avoir un destin fulgurant ! Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention, je viens de vous le dire, d’infiltrer l’un de mes meilleurs agents capable et assez courageux pour affronter le nouveau patron de Scotland Yard, qui, Dieu sait pourquoi, garde un œil sur Hever Castle.

— Mais enfin, pourquoi cet homme – un redoutable imbécile, selon sir Wolsey ? Il serait dûment protégé par on ne sait qui...

— Par le chancelier de l’Échiquier et sa réputation, car c’est loin, très loin d’être un imbécile. Sa réputation approcherait même de la légende...

— Vous voulez rire ?

— Le moment m’en paraît mal choisi. Adam Mitchell est rentré depuis peu en Angleterre. Il a fait pratiquement toute sa carrière aux Indes où il a résolu quelques affaires retentissantes et particulièrement compliquées. C’est un policier remarquable comme tout chef aimerait en avoir au moins un... sauf peut-être moi !

— Pourquoi ça ? émit Plan-Crépin. De toute façon il ne vous vaut pas !

— C’est l’amitié qui parle ! Mais si je dis que je n’aimerais pas l’avoir sous mes ordres, c’est en raison de son caractère intraitable. C’est un homme naturellement méchant, cruel même, et ce sont des travers dont j’ai horreur ! L’affaire du Sancy est exactement ce qu’il lui faut pour asseoir sa réputation en Angleterre.

— Mais pas au point de garder sa place quand le Superintendant Warren sera guéri ?

— C’est possible, encore que j’en doute. Warren est très apprécié là-bas et avec juste raison. En outre, il est un peu plus jeune. Avec lui les choses ne se seraient pas passées ainsi. D’abord, parce qu’il connaît bien Morosini. Ensuite, il aurait certainement mis fin aux divagations d’Ava Ribblesdale et nous ne nagerions pas en plein scandale. À ce propos, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Lisa, auriez-vous enfin une idée de l’endroit où se trouve votre père car, si quelqu’un a les moyens de remettre les pendules à l’heure, c’est lui. On le pense en Amérique du Sud, mais c’est un peu flou étant donné la taille du continent.

— J’ai réussi à apprendre qu’il était encore récemment à Manaus...

— À Manaus ? Le pays du caoutchouc ? Mais qu’est-ce qu’il fabrique dans ce trou perdu ?

— Il cherche trois émeraudes quasi légendaires et, naturellement, s’est entouré du secret le plus absolu par crainte de la concurrence. Aux dernières nouvelles, il aurait quitté Manaus pour remonter le cours de l’Amazone sur deux pirogues. Voilà tout ce que je sais.

— Incroyable ! Il n’aurait pas pu faire plus compliqué ? Ces collectionneurs sont parfois une véritable plaie ! fulmina Langlois. Son gendre risque la prison, la ruine et le déshonneur, et lui, il remonte béatement l’Amazone ! Comment avez-vous pu savoir ? Expliquez-moi !

Elle raconta ce que Birchauer lui avait confié des petits mystères paternels que Langlois eût peut-être considérés amusants en d’autres temps mais qui, pour l’heure présente, n’obtinrent qu’un haussement d’épaules agacé.

— C’est beau, la grande fortune, glissa Plan-Crépin. Cela permet vraiment de s’offrir n’importe quoi !

— C’est le cas de le dire, reprit Langlois, mais j’ai une idée, même si elle doit lâcher une meute de chercheurs sur ses traces. L’actuel ambassadeur du Brésil en France, M. de Souza-Dantas, est un homme remarquable à qui l’on peut faire entière confiance. M’autorisez-vous à lui en parler ?

— Mais je vous en prie ! Qu’il fasse l’impossible, même si le voyage de retour risque d’être un brin trop long... Une pareille distance !

— De Manaus à Santarém, sur la côte, il y a l’avion mais ensuite, évidemment, on ne traverse pas l’Atlantique Sud en hors-bord...

Mme de Sommières, qui n’avait guère ouvert la bouche jusque-là, prit la parole sur le mode apaisant :

— Essayons d’être un peu raisonnables, Lisa, et mettons les choses au pire. Outre l’espèce de révolution que l’affaire du Sancy soulève en Angleterre, on met Aldo sous les verrous en attendant un de ces jugements à grand spectacle qui demandent toujours du temps à préparer. D’abord il n’en mourra pas parce qu’il en a déjà vu d’autres, et parfois dans des conditions beaucoup plus pénibles, comme pendant l’histoire de la Perle de Napoléon9, et je suis persuadée que d’ici là votre père aura enfin entendu les trompettes de la renommée et aura refait surface ! Il existe aussi le télégraphe pour s’annoncer !

— La marquise a entièrement raison, approuva Langlois. Au risque de vous choquer, j’ajouterai qu’il en tirera même une incroyable publicité ! En attendant, je vais rendre visite à l’ambassadeur. (Puis après une toute légère hésitation et sans avoir l’air de rien :) Et... vous-mêmes, mesdames, quels sont vos projets ? Retourner à Londres... ?

— Il faudra bien s’y résigner ? soupira Mme de Sommières, sinon je n’aurais pas la paix ! Plan-Crépin s’est déniché un associé auquel elle tient beaucoup...

— Non sans raison, il faut l’avouer. Ils ont fait du beau travail.

— Je le reconnais...

— En outre, lady Clementine nous offre une si chaleureuse hospitalité... et je crois qu’elle non plus ne manque pas de protections !

— Et vous, princesse ?

— Je voudrais y aller aussi, mais je connais à peine cette dame et n’ose pas m’imposer. Quant à mon amie Mary, elle s’apprête à travailler à Buckingham Palace pour la reine...

— Et vous tournerez en rond chez elle à longueur de journée, ne sachant que faire de vous ? Croyez-moi, rentrez en Autriche où vous êtes entourée de presque tous ceux que vous aimez ! Je vous informerai autant que possible... et je serai plus tranquille pour votre sécurité...

Elle réfléchit quelques secondes :

— Après tout, vous avez raison ! soupira-t-elle. Les enfants me manquent déjà et j’ai besoin d’eux autant qu’ils ont besoin de moi. Sans compter ma grand-mère !

— Et c’est votre refuge naturel ! Croyez-moi, c’est la sagesse !

Plan-Crépin, pour sa part, retint un soupir de soulagement. La sombre perspective des nuits blanches passées à remonter le moral de Lisa s’éloignait. Et c’était déjà une bien bonne chose ! Elle n’osa pourtant pas croiser le regard ironique de Mme de Sommières... qui lisait en elle comme dans un livre ouvert.

Lisa, cependant, avait encore quelque chose à dire :

— Au fond, pourquoi cacher Adalbert ? Il n’a rien fait, lui, et vous pourriez facilement le faire réclamer par l’ambassadeur de France ? Il ne faut pas oublier qu’il est membre de l’Institut, et c’est une notabilité !

— Certes, sauf qu’après l’épisode cinématographique on ne manquerait pas de l’accuser de complicité. Faites confiance à Mitchell pour ne lâcher aucun des atouts qu’il a en main. Personne n’aura l’idée d’aller le chercher chez le fils du duc de Cartland, un pair du royaume qui, lui, n’est pas du tout commode ! D’autre part, cela m’étonnerait beaucoup qu’il accepte tant que l’on ignore où se cache son ami...

— Le « plus que frère » ? Je sais. Il me reste à vous remercier de l’aide que vous avez la bonté de nous apporter, monsieur le commissaire principal !

— Dans cette affaire, princesse, j’aimerais que vous voyiez en moi l’ami bien avant le policier. J’apprécie beaucoup votre mari et son inséparable, ceux que Mlle du Plan-Crépin appelle, elle, « les frères de la côte ».

— En vous écoutant, coupa Mme de Sommières, il m’est venu une idée : pourquoi ne pas offrir une récompense à qui fera retrouver le Sancy ? Une récompense qui en vaille la peine, s’entend ?

— Cela peut aller très loin. Imaginez que l’on vous demande la collection Morosini, par exemple ?

— Ava Astor prétend que c’est lui qui détient le diamant.

— Après s’être changé en cambrioleur pour le lui offrir ? Comment cette idée a-t-elle pu lui passer par la tête ?

— Ah, cela vient d’une de ces phrases idiotes qu’on lâche quand on est reconnaissant, par exemple. Pour celle-là, il faut retourner à Pontarlier. Aldo, qui s’était mis sans le savoir dans un mauvais cas, a été tiré d’affaire par Ava qui, sans même s’en douter, a apporté un témoignage irréfutable ! Il était tellement soulagé qu’il lui a sauté au cou en lui jurant qu’il lui procurerait un diamant comme elle en rêvait, dût-il « voler une pierre dans la Tour de Londres » ! Voilà d’où cela vient.

— Vous savez s’il en avait un en vue ?

— Évidemment : racheter à Kledermann le « Miroir du Portugal », l’un des Mazarins, donc plus ou moins frère du Sancy. Il le lui avait vendu lui-même et ne doutait pas de pouvoir le reprendre. Kledermann ne le lui aurait pas refusé dans ces conditions... et puis un beau matin, elle lui est tombée dessus en réclamant le Sancy qui venait d’être volé. Malheureusement, ce soir-là Aldo était encore en Angleterre, aux prises avec un début de bronchite et déjà en route pour rentrer chez lui !

— Oh, je me souviens et vais réfléchir à cette suggestion de récompense... mais d’abord faire en sorte que l’on retrouve Kledermann et qu’on le mette au plus vite sur le chemin du retour ! Et vous, princesse, vous me promettez de rentrer à Rudolfskrone ?

— Je vous le promets. Je m’y sentirai mieux !

« Et moi donc ! » pensa Plan-Crépin, fort peu soucieuse de pratiquer ou non la charité chrétienne.

Mme de Sommières souhaitait tout de même rester quelques jours chez elle pour se « remettre les pieds sur terre », pensant que son atmosphère habituelle pourrait être le meilleur des toniques. Seulement, elle aussi espérait secrètement que Lisa allait repartir immédiatement. Ses nerfs surchauffés étaient débilitants. Elle se souvenait trop de cette affreuse période où, sûre de l’infidélité d’Aldo et d’ailleurs droguée, la jeune femme leur avait fait vivre des moments difficiles. Elle haïssait alors son époux et l’on avait pu douter un temps de sa raison.

Plan-Crépin en pensait tout autant et devait lutter pour ne pas lui demander avec son redoutable franc-parler quand elle pensait rejoindre l’Autriche. Pour se soutenir, elle avait retrouvé avec joie sa chère messe de 6 heures à Saint-Augustin, et le petit groupe de gens de maison et autres lève-tôt avec lesquels elle s’était constitué une pittoresque mais assez efficace agence de renseignements sur ce qui se passait dans le quartier, et même en dehors. Surtout celle qu’elle considérait comme son meilleur élément, Eugénie Guénon, la cuisinière de la princesse Damiani, de l’avenue de Messine. Elles s’installaient d’ailleurs toujours côte à côte.

Elle fut accueillie avec la satisfaction que l’on imagine. D’autant que l’affaire du Sancy était presque aussi connue à Paris qu’à Londres.

— Enfin, vous voilà ! souffla Eugénie quand elle vint s’agenouiller près d’elle à la place que personne ne se serait permis d’occuper en son absence. On commençait à désespérer. Ça n’a pas l’air de s’arranger là-bas ?

— Vous pouvez le dire, même si l’on a remporté une demi-victoire...

— Comment l’entendez-vous ?

— Nos deux messieurs avaient disparu et on en a retrouvé un !

— Le prince ?

— Non. Son ami. Lui, personne n’a l’air de savoir où il est.

Le chapeau de paille noir orné d’une rose qui couronnait le chignon de la cuisinière eut un tressaillement indigné :

— Racontez-moi ça !

La sonnette de l’enfant de chœur précédant l’entrée en scène du prêtre coupa court. On s’agenouilla sur les prie-Dieu en se signant, et il fallut bien se résigner à attendre la fin de l’office qu’Eugénie, pour sa part, suivit avec une distraction qui lui valut quelques coups de coude de Plan-Crépin et un coup d’œil sévère de l’officiant.

Elle grillait de curiosité et, un peu honteuse, récita avec ardeur l’acte de contrition avant la communion.

Enfin la messe s’acheva. Le prêtre, son enfant de chœur et sa sonnette rejoignaient à peine la sacristie qu’elles étaient à nouveau assises après quelques saluts discrets à des connaissances.

Après avoir brossé un tableau rapide de la situation générale, Plan-Crépin conta le sauvetage quasi miraculeux d’Adalbert et ce qu’elle avait elle-même éprouvé en regardant le vieux cottage. Eugénie ouvrit de grands yeux pour la considérer avec un respect tout neuf :

— Mais... on dirait que vous avez des dons ?

— Vous croyez ? fit modestement Marie-Angéline qui d’ailleurs n’en doutait déjà plus.

— C’est évident ! Vous devriez aller consulter !

— Mais je ne suis pas malade.

— Je ne parle pas d’un médecin mais d’un spécialiste... un médium confirmé, quoi !

— Ah, une de ces bonnes femmes qui vantent leurs talents dans les petites annonces des journaux ? Genre Mme de Memphis !

— Toutes des charlatans et celle-là c’est la pire. Non, un vrai ! De ceux dont l’on se passe les adresses discrètement.

— Pour cela, il faudrait en connaître une !

— Un ! C’est d’un homme dont on m’a parlé ! Il ne reçoit que des gens sérieux, paraît-il ! Pas des curieux !

— Comment le rencontrer alors ?

— Sur recommandation...

Eugénie Guénon prit un temps d’arrêt puis, après s’être assurée que personne n’était assez proche pour l’entendre :

— La princesse Damiani, ma patronne, ne jure que par lui !

— Vous pensez qu’elle consentirait à me donner...

— Un mot pour lui ? Je suis certaine que oui...

Le lendemain elle avait, dûment signée, la recommandation dont elle avait besoin pour être reçue par le signor Angelo Botti !

Si Marie-Angéline, avec sa belle imagination, s’était attendue à pénétrer dans quelque antre médiéval avec cornues, bestioles bizarres dans des bocaux, odeurs méphitiques au milieu desquels s’agitait un vieillard à longue barbe blanche, vêtu d’une dalmatique frappée des signes du zodiaque et coiffé d’un chapeau pointu, elle comprit qu’on n’était plus au Moyen Âge et que c’était du sérieux. D’ailleurs, comment imaginer l’altière princesse Damiani fréquentant ce genre d’officine ?

Le signor Angelo Botti – avec un nom pareil il ne pouvait être qu’italien – habitait le quartier Montparnasse, rue Campagne-Première, au sommet d’un bel immeuble dans un de ces appartements d’artistes qui font la joie des gens de goût. Un ascenseur la conduisit au quatrième étage devant une double porte aux cuivres étincelants. Ce faste ne l’inquiéta pas. Elle savait qu’il se faisait payer cher, et la marquise lui avait ouvert un crédit illimité...

Elle comprit tout de même qu’elle n’était pas chez M. Tout-le-Monde quand la porte lui fut ouverte par un serviteur indien à dhoti noir à boutons d’argent et strict turban blanc qui se cassa en deux à sa vue. Il ne dit pas un mot, se contentant de prendre la lettre de la princesse qu’elle lui tendait, puis, d’un geste, alla ouvrir pour elle la porte d’un petit salon où il la pria de bien vouloir attendre quelques minutes, et la laissa seule.

La pièce était sobrement meublée. Deux fauteuils confortables en velours vert sombre assorti aux doubles rideaux et une table basse où trônait un modeste bouquet de roses dans un vase de cristal, sans le moindre magazine évocateur d’interminables attentes : le maître recevait peu et une seule personne à la fois. Parfois une seule dans la journée.

Aux murs, quelques-unes de ces délicates gravures mogholes qui sont un régal pour l’œil et prédisposent à la sérénité. Mais Marie-Angéline n’était pas au bout de ses surprises. Le serviteur reparut peu après pour l’introduire dans le cabinet, et la visiteuse ne put retenir un léger frisson comme au moment de sauter un pas. Qu’allait-il pouvoir lui dire ?

Cette pièce lui sembla immense. C’était un ancien atelier d’artiste avec une grande verrière exposée au nord et que l’on pouvait occulter à volonté au moyen de rideaux coulissants sur des tringles parallèles. À moitié tirés pour l’instant. Il ne faisait pas beau et le ciel était gris. En revanche, une lampe bouillotte de cuivre peint en vert sombre éclairait le centre d’un très beau bureau Empire sur lequel il n’y avait rien d’autre qu’un bloc de papier et un stylo. Mais Plan-Crépin n’en vit pas grand-chose, quasi hypnotisée par le tableau grandeur nature qui en était le principal ornement : remarquable reproduction de La Madone à la grenade de Botticelli. La Sainte Vierge ? Chez un voyant, c’est-à-dire une sorte de personnage sentant vaguement le soufre !

Botti avait suivi son regard :

— Je suis chrétien, renseigna-t-il simplement, et il arrive que le Ciel me parle...

Cette fois, elle le regarda et ne vit plus que lui tant il était fascinant.

À première vue, c’était un homme comme les autres. De taille moyenne, habillé avec une sobre élégance d’un complet gris foncé et d’une cravate en épaisse soie violine. Il devait avoir environ cinquante ans, des traits nets, quasi romains, pensa-t-elle. Des cheveux gris simplement rejetés en arrière et des lunettes d’écaille qu’il ôta d’ailleurs aussitôt en désignant le petit fauteuil placé en face de son bureau. C’est alors que la visiteuse ne vit plus que ses yeux qui attirèrent les siens au point qu’elle eut même l’impression qu’à cet homme elle pouvait tout dire... Très sombres mais veloutés, ils étaient comme un ciel étoilé par une belle nuit d’été.

Quand elle fut assise, Botti regagna son fauteuil en face d’elle et, repoussant sur le côté la lettre de la princesse :

— Donnez-moi vos mains ! dit-il.

Presque machinalement, elle se déganta et lui obéit. Établissant ainsi un lien de chair posé sur le cuir vert du bureau. La sensation fut tout de suite très agréable tant les paumes et les doigts de Botti étaient chauds et forts. Il sourit :

— La princesse Damiani en vous présentant trace de vous un portrait rapide et superficiel. De ceux que peut écrire une femme du monde, mais c’est suffisant pour moi parce que j’en sais déjà beaucoup plus qu’elle...

— Par exemple ?

— Que vous êtes aussi un médium ! Allons ! Restez tranquille et laissez-moi vos mains. Vous le savez d’ailleurs, ou du moins vous vous en doutez. Mais pour le moment, vous avez d’abord besoin que l’on vous mette en confiance... et je vais vous parler de vous-même.

Sidérée, elle l’écouta durant de longues minutes retracer pour elle sa propre vie, depuis sa naissance au château paternel en Picardie, détruit depuis par la guerre, de ses parents, de ses études très poussées, de tout ce qui avait compté pour elle et de ses espoirs déçus de fille sans beauté qui n’attirait pas les hommes.

— Il y en a eu un pourtant, l’un de vos cousins à qui vous plaisiez, et qui vous aimait sans oser vous l’avouer tant il craignait votre langue acérée. Il est mort lui aussi. Cependant il vous aime toujours et de là-haut s’efforce de veiller sur vous... Ce qui est loin d’être facile.

— De là-haut ? Comment pouvez-vous le savoir ?

— C’est naturel : un bon médium cherche d’abord à aider ceux qui se confient à lui à moins souffrir, et il voudrait vous voir heureuse !

— C’est, pour l’instant, dans le domaine de l’impossible...

— Je sais, vous et les vôtres vous rongez d’inquiétude pour votre meilleur ami dont vous redoutez qu’il ne soit mort. Je peux vous affirmer sans crainte de me tromper qu’il est vivant !

Le cœur de Marie-Angéline se mit à battre à tout rompre :

— Vous en êtes sûr ?

— Je ne dis jamais rien sans en être sûr.

— Où est-il alors ?

— Je l’ignore. Tout ce que je peux vous certifier est qu’il est toujours vivant... mais pas dans une forme éblouissante !

— Il est malade ?

— Malheureux, plutôt...

Marie-Angéline sentit sa gorge se nouer avec une soudaine envie de pleurer que Botti capta aussitôt. Il accentua la pression de ses mains :

— Calmez-vous ! Il n’est ni mourant ni en mauvaise santé. L’expression « perdu » serait plus juste. Avez-vous apporté un objet lui appartenant ?

Elle retira doucement ses mains, sortit de son sac une cravate de soie bleu marine qu’elle lui tendit :

— J’ai pris cela dans son tiroir...

— Déjà nettoyée chez le teinturier ?

— Oui. Je la lui ai vue plusieurs fois et il est extrêmement soigneux de sa personne !

— Inutile de le préciser : cela va de soi avec un tel homme et pourtant ce n’est pas sous l’aspect d’un gentleman que je le perçois...

— Peut-être parce que, lorsqu’il a quitté Paris, il était déguisé ?

— En quoi ?

— En cinéaste américain, des tampons de caoutchouc dans la bouche qui le défiguraient, une fausse moustache. Quant à son ami Vidal-Pellicorne...

Cette fois, il ne tendit pas les mains vers elle mais se carra dans son fauteuil :

— Il est évident que je ne peux pas tout deviner. Nous gagnerons du temps si vous ne me cachez rien de ce qui s’est passé depuis le départ des deux hommes et même avant, quand Ava Astor avait fait irruption au palais Morosini en réclamant le Sancy.

Il fit alors une affreuse grimace :

— Je sais qui est cette femme que j’ai rencontrée une fois. Elle est restée très belle en dépit de son âge, mais sue la méchanceté et l’autosatisfaction par tous les pores de sa peau. C’est elle, en grande partie, qui a déchaîné le scandale dont se repaissent les journaux. Oublions-la et continuez votre histoire.

Ce qu’elle fit scrupuleusement sans qu’il bouge un cil, l’arrêtant seulement quand elle évoqua l’étrange impression ressentie quand elle avait vu pour la première fois le vieux cottage. Il sourit et ce sourire était charmant :

— Cela ne fait que confirmer ma certitude quand nos mains se sont jointes : vous êtes un véritable médium, mais afin de donner le maximum de ce don si rare, il va vous falloir de l’aide. Achevez votre récit, je vous en prie !

Elle continua donc, surprise elle-même de l’aisance avec laquelle elle s’exprimait en face de cet homme hier encore inconnu. C’était un peu comme au confessionnal, avec en plus une sorte de joie qu’elle recevait de ce puissant regard attaché au sien. Marie-Angéline ne s’interrompit qu’au moment où Langlois avait quitté la rue Alfred-de-Vigny en conseillant à Lisa de rentrer chez elle.

— Il faut qu’elle parte ! affirma-t-il. Qu’elle soit malheureuse ne fait aucun doute. Qui ne vivrait dans l’angoisse dans de telles conditions ? Seulement, elle agit sur vous sans que vous en ayez conscience et fait régner une atmosphère débilitante qui pourrait aller jusqu’à brouiller la vision.

— Comment faire ? Je ne peux tout de même pas, de but en blanc, lui dire de rentrer à Rudolfskrone ! Elle est déjà assez malheureuse ainsi !

— Justement. En se torturant, elle met son entourage mal à l’aise. Ne pouvez-vous téléphoner discrètement à sa grand-mère en lui demandant de la rappeler sous un prétexte ou sous un autre ? D’ailleurs, vous devez repartir et il ne peut être en aucun cas question de la ramener à Londres !

— Mme de Sommières s’en chargera et elle y arrivera, j’en suis certaine, en lui disant que les enfants la réclament, et c’est toujours le plus simple qui est le mieux.

Un instant de silence s’écoula à se regarder dans les yeux, puis elle interrogea timidement :

— Et sur Aldo, pouvez-vous m’en apprendre davantage ?

— Je pense, oui. Rendez-moi vos mains !

Le lien de chair rétabli, elle retrouva la même sensation de paix et de confiance que tout à l’heure.

— Qu’est-ce qui le rend malheureux ? Il est malade... ou en prison ?

— Si c’était le cas, la terre entière le saurait grâce à la presse. Je viens de vous dire qu’il était comme perdu. Il est seul, errant à travers une ville immense.

— Londres ?

— Oui, mais ce n’est plus celui qu’il connaît. C’est un Londres hostile, voire dangereux où il se sent noyé dans la partie la plus misérable de la population. Mal vêtu, crasseux, méconnaissable, il s’efforce de survivre...

— Incroyable ! Il a des amis là-bas, de vrais amis tel Adalbert qui doit inciter sir Peter à le chercher... ou Mary Windfield ? Adalbert possède même une maison à Chelsea...

— Où on a dû le chercher en premier. Il faut que vous sachiez qu’il a, en Angleterre, un ennemi impitoyable – je ne sais pourquoi – mais qui s’est juré de le détruire. Ne me demandez pas de vous le décrire, j’en suis incapable. Simplement, je le sens. C’est un adversaire qu’il faudrait abattre avant qu’il n’achève son œuvre criminelle. Or cet homme est puissant...

— Venez avec nous quand nous retournerons à Londres. Vous saurez le trouver et surtout retrouver Aldo.

— Non. Je ne suis pas sûr que cela marcherait. En revanche, vous avez ce qu’il faut pour mener cette tâche à bien mais il vous faudrait une aide...

— De qui ? Sir Peter ? Mais...

— Non. Une aide personnelle. Connaissez-vous l’usage du pendule ?

— Le pendule de Foucault ? fit-elle, ahurie.

Il se mit à rire :

— Que pourriez-vous faire, mon Dieu, de ce monument accroché à la voûte du musée des Arts et Métiers ? Mais enfin, c’est le même principe. Non, je parle d’un pendule personnel. Comme celui-ci...

D’un tiroir de son bureau, il tira un petit étui de cuir violet, d’où il sortit une sorte de fuseau d’améthyste relié à une mince chaînette d’or qu’il posa à plat sur la paume de sa main gauche.

— On appelle cette activité : la radiesthésie, elle-même issue de la rhabdomancie qui est l’art de découvrir les sources, les métaux. Certains utilisent des baguettes de coudrier mais le pendule est plus sûr, à mon avis. Je ne vais pas vous fatiguer avec son historique et me bornerai à vous apprendre qu’il est basé sur l’existence supposée du champ vibratoire dont chaque élément, chaque objet émet des ondes qui sont captées par lui. Il suffit alors d’interpréter les mouvements. S’il tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est positif ; si c’est dans le sens inverse, c’est négatif. On peut s’en servir sur des plans, des cartes, des images. Ainsi quand une personne, surtout un enfant, disparaît, il est assez fréquent que la police fasse appel à un radiesthésiste, mais il faut qu’il soit très fort !

— C’est prodigieux ! s’exclama Marie-Angéline, émerveillée.

— Pas toujours et les déconvenues sont fréquentes mais, vous, je pense que vous pourriez en obtenir des renseignements utiles parce que vous êtes un véritable médium... C’est d’ailleurs pourquoi je vous offre celui-ci !

— Vous me l’offrez ? rougit Marie-Angéline, confuse. Cela doit être hors de prix ?

— Pas forcément ! Un banal anneau au bout d’un fil peut parfaitement réussir. Pour autant qu’on le sache, le premier à l’avoir utilisé, un certain Campetti, né dans le Tyrol, se servait d’un morceau de pyrite suspendu au bout d’un fil qu’il tenait à la main. Il a découvert des sources, un trésor même, et aussi les traces d’un crime...

— Mais comment ? Je ne saurais jamais en faire autant ?

— Si vous retrouvez votre ami, vous aurez fait mieux ! Et avec votre don, je suis persuadé que vous en avez le pouvoir. Je vais vous expliquer ! D’abord, vous retournez à Londres, sans son épouse. Elle émet une telle quantité d’ondes négatives que je les sens à travers vous...

— Parce qu’elle est convaincue qu’il est mort ?

— Or il ne l’est pas. Je vous l’affirme. Sur les lieux, vous vous procurerez une carte géographique de la ville et de sa banlieue aussi détaillée que possible.

— Seulement de la ville et sa banlieue ?

— Dans l’état où il est, il ne doit pas pouvoir aller bien loin ! Ce que je perçois, moi, et cela à travers vous, c’est une ombre qui erre, quasi sans discontinuer, ici et là.

— Il ne cesse jamais ? Il doit tout de même avoir besoin de dormir ?

— Oui, évidemment ! Sur un banc peut-être, ou dans un coin abrité...

Une soudaine angoisse étreignit la gorge de Marie-Angéline :

— Il est malade ? Mourant ? Il a toujours souffert des bronches qu’il a fragiles...

— Non, il donnerait plutôt l’impression d’une profonde misère ! À la limite, il serait mieux en prison ! Ce ne serait pas la première fois qu’il irait !

— Non, mais c’était loin de chez lui, dans des pays comme la Turquie où son honneur et sa réputation ne craignaient rien ! Au milieu de ce scandale qui ne veut pas se calmer, vous imaginez ?

— Oh ! Très bien ! C’est pourquoi il ne faut pas le chercher dans les beaux quartiers.

— Personne ne le reconnaît ?

— Il doit être méconnaissable, puisqu’il se cache ! Il y aussi des abris pour indigents où il doit pouvoir se reposer un peu...

— Mais enfin, que cherche-t-il ? Où va-t-il ?

— Je ne suis pas sûr qu’il le sache. L’idéal serait d’embarquer pour la France, mais c’est loin d’être évident... Peut-être pourriez-vous enquêter de préférence aux environs de la Tamise ? À présent, je vais vous expliquer comment pratiquer le pendule avec les meilleures chances de succès !

Durant de longues minutes, Botti expliqua le maniement du pendule à sa néophyte à l’aide de cartes et de différents objets. Elle l’écoutait passionnément, buvant littéralement cet enseignement si nouveau qui ouvrait la porte à tant d’espoir.

Quand il la libéra, elle se rendit compte qu’elle était là depuis près de trois heures qui lui avaient paru durer quelques minutes, et sa confusion ne connut plus de bornes quand, ouvrant son sac en lui demandant ce qu’elle lui devait, il eut un geste de refus :

— Un médium ne fait pas payer un autre médium ! dit-il avec beaucoup de douceur, mais j’aimerais pouvoir vous considérer comme mon disciple !

— C’est moi qui en serais honorée !

— N’hésitez donc pas à revenir me voir ! J’avoue que je souhaiterais être tenu au courant par l’intérieur plus que par la presse ! Pensez alors fortement à moi, il se peut que je puisse vous aider à distance !

Il remit le petit étui violet entre leurs deux mains jointes en plongeant une dernière fois son regard dans le sien :

— Une dernière recommandation ! Vous seule et personne d’autre ne doit toucher votre pendule ! C’est essentiel car il pourrait perdre de son pouvoir ! Et n’oubliez pas vos exercices afin de vous habituer l’un à l’autre !

En se retrouvant sur le trottoir du boulevard Montparnasse, Plan-Crépin se demandait encore si elle ne se réveillait pas d’un rêve, et que ce rêve lui eût été fourni par une femme aussi futile que la princesse Damiani ajoutait à la sensation d’irréalité. Si elle n’avait senti contre sa poitrine le léger poids de l’étui – pour être sûre que personne ne le tripoterait, elle l’avait coincé dans son soutien-gorge. Mais elle ressentait une immense fierté d’avoir été élue comme élève par un homme aussi extraordinaire.

Un problème se posait : qu’allait-elle pouvoir raconter en rentrant à la maison ? Aussi, afin de réfléchir calmement, commença-t-elle par s’offrir un petit café dans l’atmosphère confortable, voire chaleureuse, du Dôme. Puis un deuxième. Autour d’elle, les gens parlaient de tout et de rien, ce qui lui permettait de s’isoler complètement.

Avec « notre marquise », nulle raison de se tourmenter : elle possédait beaucoup trop de hauteur de vue et d’intelligence pour ne pas partager la joie et l’espérance que son « fidèle bedeau » rapportait de son étrange voyage hors du temps. Mais Lisa ? Lisa dont Botti assurait qu’elle devait être réexpédiée auprès de ses petits. Sur ce point, le « médium » se trouvait confrontée à une équation difficile. Elle était si persuadée qu’Aldo n’était plus de ce monde qu’il serait cruel et injuste de lui cacher qu’il était toujours vivant. Comment, alors, allait-elle réagir ?

Elle hésita à commander un troisième café. Était-ce bien raisonnable ? Mais par un jour si mémorable, la froide raison n’avait pas grand-chose à voir. En revanche, ce qui comptait, c’était l’heure ! Il était plus que temps de rentrer. « Notre marquise » devait se ronger les sangs ! Alors, prenant son courage à deux mains, elle fit appeler un taxi... après avoir avalé le troisième café !

Mais il était écrit quelque part que ce jour-là était vraiment béni. Quand elle arriva, Lisa était au téléphone, et Mme de Sommières expliqua :

— Elle vient d’appeler Rudolfskrone pour avoir des nouvelles des enfants, et sa grand-mère lui a dit qu’Antonio avait mal à la gorge et réclamait sa mère. En temps normal, elle aurait fait venir le médecin sans autre commentaire, mais je suppose que l’idée de la savoir au cœur de cette sordide histoire l’inquiète autant que nous et qu’elle préférerait l’avoir auprès d’elle...

— Alors ?

— Elles parlent encore. Attendons, mais comptez sur moi pour pousser à la roue ! Et vous ?

— Moi ? Oh, c’est merveilleux ! Quel homme extraordinaire ! Il m’a affirmé qu’Aldo vivait !

Une étincelle de joie s’alluma dans les yeux, toujours si verts, de la marquise :

— Il en est sûr ?

— Autant qu’un tel homme peut l’être. Je viens de vivre des heures inoubliables. Je vous raconterai à huis clos parce que, s’il est toujours de ce monde, il ne serait pas en bon état. Botti a même évoqué une profonde misère... il m’a procuré aussi les moyens permettant peut-être de le retrouver... avant qu’il ne soit trop tard. Et nous devons repartir là-bas le plus rapidement possible... Alors je lui dis quoi, à elle ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil en direction du vestibule où était installé le téléphone.

— Qu’il n’est pas mort, bien sûr ! Elle va être tellement heureuse ! Mais uniquement cela !

— Nous craignons qu’elle ne veuille nous suivre...

— Ce qui est formellement déconseillé à cause de la fragilité de ses nerfs.

— Nous ferions quoi à ma place ? émit Plan-Crépin, soudain bizarrement timide, ce qui arracha un bref éclat de rire à la marquise :

— Quelle hypocrite ! Et si vous me disiez franchement que vous préféreriez que je m’en charge, au lieu de tourner autour du pot avec un air naïf qui ne vous va vraiment pas du tout ? Filez dans votre chambre avant qu’elle ne revienne ! Je lui dirai que vous êtes épuisée. Au fond, nous avons été idiotes de ne pas lui avoir raconté n’importe quoi quand la lettre de la princesse Damiani est arrivée, mais vous avez été si contente ! Si vous donnez dans l’ésotérisme, il va vous falloir apprendre à juguler vos enthousiasmes.

— Qu’allons-nous lui dire ? répéta Plan-Crépin, tout de même inquiète car elle connaissait la redoutable franchise et les méthodes directes de sa marquise.

— Qu’il est vivant ! Le reste me regarde ! Et n’écoutez pas aux portes, morbleu ! Je sais que vous adorez vous cacher derrière la pendule du parquet du salon, quand je reçois quelqu’un qui vous intéresse et que vous n’êtes pas invitée à participer à la conversation, mais ce n’est ni le jour ni l’heure ! Alors, dans votre chambre, vous êtes à demi morte d’épuisement, ordonna-t-elle, un doigt autoritaire tendu vers l’escalier. Et prenez donc l’ascenseur : cela fera plus vrai !

Retranchée dans sa chambre, Marie-Angéline, au lieu de se précipiter dans son lit les bras en croix, ne résista pas à l’envie d’entrouvrir sa porte et de s’asseoir sur une chaise basse placée à côté, mais elle eut beau tendre l’oreille qu’elle avait fine, tout ce qu’elle réussit à entendre fut un léger cri et rien d’autre.

Découragée elle partit s’étendre, une main sur son cœur... et s’endormit presque aussitôt, se donnant à elle-même la preuve qu’elle était réellement épuisée.

Le lendemain matin, elle eut la sensation d’un changement radical. D’abord Lisa, nettement moins contractée, l’embrassa avec une chaleur à laquelle elle n’était plus accoutumée car elle était par nature peu démonstrative. Puis elle annonça qu’elle rentrait en Autriche le jour même... et par avion. Il existait en effet une ligne qui, du Bourget, gagnait Vienne en six heures avec des escales à Strasbourg, à Francfort et à Prague. À destination, la voiture de sa grand-mère l’attendrait pour la conduire à Rudolfskrone. Autrement dit, ce soir elle serait auprès de ses enfants.

— Comment diable avons-nous obtenu pareil résultat ? demanda Plan-Crépin quand elle fut partie. C’est de la magie... ou du moins du grand art !

— De la simple logique. D’abord, elle a donné sa promesse à Langlois. Ensuite, elle ne sert à rien, que ce soit ici ou à Londres, tandis que là-bas...

— Elle sera auprès de sa grand-mère et de ses petits : on sait !

— Mais pas seulement. Vous oubliez Birchauer et sa télégraphie privée. Car enfin, dans tout cela, on a totalement oublié le chercheur d’émeraudes quasi légendaires dont on aurait pourtant bien besoin du témoignage irréfutable sur la personnalité de son gendre.

— Langlois n’a-t-il pas promis de s’en occuper ?

— Avec l’ambassadeur, mais deux sources d’information valent mieux qu’une seule et, si Lisa apprend quoi que ce soit, un coup de téléphone est vite donné. En outre, si on réussit à l’atteindre, lui aussi peut se manifester et couper court, même de loin, à cette accusation délirante. De toute façon, cela pourrait nous permettre – à vous surtout, avec ce que vous venez d’apprendre – de retrouver notre disparu. Voilà pourquoi la présence de sa femme en Autriche est de beaucoup préférable !

— C’est pourtant vrai ! On dirait qu’elle a compris ?

— L’espoir est une belle chose, Plan-Crépin... et je lui ai seulement dit qu’un bruit se chuchotait qu’il vivait encore...

— Et nous repartons pour Londres ? Sans perdre un instant ?

— Retenez nos places sur le prochain bateau. Puis télégraphiez à Clementine que nous arrivons ! Elle va être ravie. Elle s’ennuie tellement quand sir John est à des milliers de kilomètres d’elle. Et cette fois, nous allons directement chez elle ! Je vais vous donner l’adresse !

Elle s’approchait de son petit bureau pour y prendre son carnet quand Plan-Crépin qui était déjà près de la porte se ravisa :

— Seigneur, j’allais oublier, et Dieu sait si c’est important ! Avons-nous un objet appartenant à Aldo ?

— N’avez-vous pas emporté une cravate ?

— Oui, mais fraîchement venue de chez le teinturier où elle a perdu une bonne partie de son efficacité. Même pour Botti ! Il est si fort qu’il a tout de même réussi à en retirer un renseignement... mais moi, je ne suis pas lui et j’ai de longues heures d’étude devant moi !

— Dans ce cas, je ne vois pas ce que je pourrais bien vous dénicher ? réfléchit la marquise. En dehors des vêtements qu’il a laissés ici avant son départ et qui sont tous passés par le nettoyage...

— C’est beau, l’amour de la propreté ! soupira Plan-Crépin. J’avoue, en ce qui me concerne, que j’étais tellement bouleversée de voir mon bel Aldo transformé... en cette abomination ambulante...

— N’exagérons rien ! Admettez qu’on pouvait le regarder sans frémir. Son étui à cigarettes armorié qu’il a oublié, Dieu sait pourquoi ! s’écria soudain Mme de Sommières, triomphante. Je me suis hâtée de le ranger dans le secrétaire de ma chambre !

Mais elle parlait pour le décor. Plan-Crépin avait pris son élan et grimpait l’escalier quatre à quatre. Quand elle revint, le magnifique objet d’or qu’Aldo, grand fumeur devant l’Éternel, maniait à longueur de journée et même de nuit, reposait à plat sur la paume de sa main recouverte d’un fin mouchoir blanc :

— Voilà ! conclut-elle. Je crois qu’avec ce support nous sommes parées ! Il ne nous reste plus qu’à rembarquer pour ce « foutu » pays !

— Oh ! Vous devenez grossière, Plan-Crépin !

— Je vous en demande bien pardon, mais il est dans la vie des moments où ça soulage sérieusement ! Et puis, de toute façon, je n’ai jamais aimé l’Angleterre ! Et... depuis Waterloo, tiens !

— Mauvaise perdante, hein ?

— Non. Logique ! Si le marquis de Grouchy n’était pas allé cueillir des pâquerettes – ou ne s’était pas laissé acheter ! –, Blücher n’aurait pas emporté la décision finale !

Ce soir-là, Mme de Sommières se coucha plus tôt que d’habitude et n’eut pas droit à sa lectrice. Ce qui n’était pas grave car elle lisait fort bien toute seule. Plan-Crépin trépignait de se lancer dans les exercices recommandés par l’homme qui venait de lui ouvrir de si larges horizons.

Durant de longues minutes, elle resta là, assise sur son lit, en face de ce bel objet typiquement masculin qu’elle avait vu si souvent entre les mains racées d’Aldo, quasi hypnotisée et la gorge nouée, si émue qu’elle était au bord des larmes...

Pourtant, elle se reprit. Celui qui était désormais son maître ne lui avait-il pas dit combien la sérénité était importante pour obtenir de bons résultats ? Alors elle essaya une prière, son refuge habituel, et les paroles du Veni Creator se présentèrent d’elles-mêmes à sa mémoire.

Botti n’était-il pas lui-même chrétien affirmé, ainsi que l’attestait le magnifique tableau rond de La Madone à la grenade qui régnait sur son cabinet ?

Elle attendit quelques instants, tel le plongeur qui va se lancer tête baissée dans une mer inconnue, puis lentement étendit une main sur la surface d’or poli en pensant intensément au disparu, l’autre tenant le pendule qui doucement se mit à tourner, elle ferma les yeux et, au bout d’un moment, crut voir se dessiner une forme vague...

9 Le bal de la chasse

Si Ava Ribblesdale-Astor avait une ennemie au monde, c’était bien la duchesse de Cartland, mère de l’Honorable Peter. Cette fort grande dame – elle était elle-même fille de duc ! – l’avait détestée dès le premier regard, le soir où elle l’avait vue, peu après son remariage avec lord Ribblesdale lors de sa présentation à la cour de Saint-James, venir faire les trois révérences rituelles, le chef orné des non moins rituelles plumes d’autruche blanches.

Normalement, sa situation sociale compliquée aurait dû la tenir à l’écart de cet honneur, son premier mari, John Jacob IV Astor – cette famille n’usant que d’un nombre restreint de prénoms, on les numérotait pour s’y retrouver –, avait fini par divorcer, à force d’exaspération, pour se remarier, mais en revenant de son voyage de noces, il avait rencontré une mort héroïque sur le Titanic, et Ava, de la situation avilissante de divorcée, s’était retrouvée veuve, ce qui lui avait permis de prendre place dans les notabilités britanniques. C’est donc ce jour-là que Caroline Cartland avait posé pour la première fois son regard bleu sur le beau visage de la nouvelle lady et décidé sans plus tarder de la détester toute sa vie !

Ce n’était pas et de loin une question de basse jalousie féminine, même si la nouvelle venue était toujours une éblouissante beauté bien que plus toute jeune, alors que Caroline se situait dans une honnête moyenne à l’exception de son regard d’une merveilleuse couleur d’aigue-marine. Très observatrice d’ailleurs, la duchesse avait presque instantanément détecté, chez cette dernière, une dose peu ordinaire de sottise et de méchanceté, éveillant une méfiance et une aversion que l’Américaine ne lui avait jamais fourni l’occasion de rectifier si peu que ce soit. En dépit de son extrême séduction, elle n’en était pas moins une mégère au cœur sec, n’ayant jamais aimé ni parents, ni maris, ni enfants ni même amants, dont elle comptait une assez jolie collection.

Le soir même de sa présentation, elle avait donné un échantillon de ses talents en déclarant à haute et intelligible voix :

— Je ne sais plus où j’ai entendu dire que lady X... était vraiment une jolie femme ! En ce qui me concerne, je la trouve vraiment très quelconque !

La dame en question n’étant éloignée que d’environ deux mètres...

Pour la duchesse Caroline, la cause était entendue et, étant d’une nature impétueuse, il avait fallu l’intervention, non de son époux qui confondait autorité et mauvais caractère, mais de deux ou trois amis pour l’empêcher de voler dans les plumes d’autruche de la délicieuse Ava.

Depuis, Sa Grâce avait rencontré quelques occasions d’asséner des vérités premières à son ennemie qui lui détendaient les nerfs et mettaient en joie ses nombreux amis, soutenue brillamment par son fils Peter, la prunelle de ses yeux, et qui d’ailleurs adorait sa mère sans en faire pour autant étalage. Aussi le scandale suscité dans la haute société – et même ailleurs ! – les voyait-il côte à côte prêts à en découdre pour la bonne cause.

Si Peter n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer Aldo, sa mère, elle, le connaissait un peu, ayant franchi le seuil du palais Morosini plusieurs années plus tôt pour voir un magnifique rubis birman ayant appartenu à la Grande Catherine. Non pour l’acheter, juste pour l’admirer. En effet, le destin avait voulu qu’elle partageât avec lady Ribblesdale la passion des pierres précieuses, à cette différence près que la provenance lui était indifférente. Elle aimait les pierres simplement pour leur beauté, qu’elles soient montées ou non.

Pour Ava, aimer signifiait convoiter et posséder. Or, depuis des décennies, Ava enviait férocement le Sancy à sa cousine Nancy. Car elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer quand au cours d’une soirée celle-ci le portait dans ses cheveux ou à son cou. Possédant elle-même de très beaux bijoux de famille, dont un Mazarin, Caroline avait apprécié pleinement sa visite à Venise, l’harmonie du palais, l’accueil du délicieux M. Buteau et la compagnie du couple Morosini. Aussi la nouvelle du vol du diamant avec Morosini comme coupable désigné l’avait-elle mise hors d’elle :

— On ne peut tout de même pas laisser commettre un tel crime sans bouger un cil ? Ce pauvre Morosini risque d’y laisser son honneur et Dieu sait quoi encore ?

— Je partage entièrement votre indignation, mère, et je n’ai pas attendu que vous m’en parliez pour étudier la question.

— Et le résultat ?

— Il faut se débrouiller de notre mieux pour pourrir la vie de cette bonne femme infernale ! Seulement ce n’est pas si facile : les gens sont si férus de scandales...

C’est alors que l’exposition de Mary Windfield lui avait fourni l’occasion d’envoyer sa première flèche et, depuis, il avait tenu Caroline au courant des péripéties de l’aventure dans laquelle il avait plongé à pieds joints, approuvé sur toute la ligne par la duchesse qui l’avait assuré d’un soutien sans faille. En cas de besoin, il pouvait utiliser n’importe laquelle de leurs résidences comme refuge, sauf le château familial du Devon où le duc vivait le plus souvent. La seule chose que l’Honorable Peter avait gardée pour lui, c’était le sentiment que lui inspirait à présent Lisa Morosini. Même la meilleure des mères cultive dans un coin de son cœur un petit plant de jalousie en ce qui concerne son enfant préféré.

Naturellement, elle était allée faire la connaissance d’Adalbert avec une sorte de ravissement ! Pensez donc ! Un égyptologue ! Un homme adonné à l’une des sciences les plus hermétiques qui soient ! Il n’avait eu aucune peine à s’en faire une amie. Malheureusement, on n’en savait toujours pas davantage sur ce qu’Aldo avait pu devenir et, chez Adalbert, l’angoisse ne lâchait pas prise...

Pour se calmer les nerfs et en attendant le retour des Parisiennes, la duchesse décida de faire passer un mauvais quart d’heure à son ennemie et, pour cela, de donner un bal.

Comme c’était l’une des manifestations mondaines que le duc et son fils aîné Randolph, sa copie à peu près conforme, n’appréciaient pas, elle les en informa afin de les inciter à prendre le chemin de Cartland le plus tôt possible, lança ses invitations en s’excusant du peu de temps laissé pour s’y apprêter, alléguant un anniversaire qu’elle avait failli oublier. Ses réceptions étant très courues, elle savait qu’elle aurait beaucoup de monde.

— Et vous avez invité la Ribblesdale ? s’étonna Peter.

— Quand on veut infliger une leçon à quelqu’un, il est préférable qu’il soit présent, répondit-elle, logique.

— Elle ne viendra pas !

— Vous voulez parier ? Elle, manquer une telle occasion de faire admirer sa splendeur ? Elle irait jusqu’en enfer pour cela !

— Je ne parie jamais quand je suis sûr de perdre, et surtout contre vous !

En effet, ladite Ava accepta l’invitation.

Ce fait acquis, la duchesse Caroline s’en alla chez son joaillier Thomas Winkerson qui était assez réputé pour se permettre de choisir ses clients. Caroline était l’une de ses préférées et l’une des très rares qui savaient jusqu’où allait son talent. Elle y passa une bonne heure, après quoi elle en consacra une autre à son couturier, puis rentra plus que satisfaite.

Au soir prévu, le somptueux hôtel des ducs de Cartland à Mayfair brillait de mille feux comme un sapin illuminé une nuit de Noël, et de nombreuses Rolls et autres Bentley déversaient la majeure partie du gratin londonien devant le tapis aubergine étalé sur les marches du péristyle, brillamment éclairé par de nombreux lustres en cristal de roche qui renvoyaient en d’innombrables éclairs les joyaux des dames.

Première surprise : ce n’était pas la duchesse qui accueillait ses invités, c’était l’Honorable Peter, admirablement accommodé dans un habit de soirée coupé par le meilleur tailleur de Saville Row. Tout sourires, il était chargé de recevoir, excusait sa mère sur le retard impardonnable d’un fournisseur, mais nul ne s’en offusquait, Peter ayant une façon bien à lui de présenter les choses et, contrairement à d’autres, comptant beaucoup plus d’amis que d’ennemis dans la brillante assemblée !

Enfin, la duchesse parut en haut du grand escalier à double évolution qui desservait les salons, saluée par un immense « oh » admiratif aussitôt suivi d’un silence stupéfait... Vêtue d’une robe relativement simple, mais admirablement taillée en satin gris tourterelle avec écharpe assortie portée négligemment au creux du coude, elle n’avait que peu de bijoux : de minces cercles de diamants aux poignets et le plus gros saphir armorié qui avait été la bague de fiançailles de toutes les duchesses de Cartland, mais surtout elle arborait une pierre fabuleuse dans sa chevelure argentée coiffée en hauteur : le Sancy !

Jamais on ne l’avait vue si belle, et, tandis que Peter grimpait les marches quatre à quatre et lui offrait son bras pour descendre, les applaudissements éclatèrent, aussitôt couverts par de véritables hurlements de fureur :

— Le Sancy ! C’est elle qui l’a ! « Mon » Sancy ! Ce misérable le lui a vendu à elle, plus cher qu’il ne me l’aurait vendu à moi !

C’était la « douce » Ava qui, incapable de se contrôler, explosait littéralement. Elle s’apprêtait même à se jeter sur Caroline, quand Peter, tout de même un brin surpris par une réaction si délirante, l’empoigna pour la maintenir fermement. La duchesse, elle, restait impassible et conservait son sourire. Tout marchait ainsi qu’elle l’avait espéré !

— Qu’entendez-vous par « votre » Sancy, lady Ribblesdale, fit-elle froidement. Il ne vous a jamais appartenu, que je sache ?

— Là est le scandale ! Ce maudit Morosini me l’avait promis...

— J’ai entendu parler de la Tour de Londres ! Ce n’est pas tout à fait pareil, question de dimensions ! Je ne vois pas qui pourrait réaliser un tel exploit !

— Moi non plus, mais quand j’ai appris qu’il avait réussi à voler le Sancy, je me suis précipitée chez lui pour le chercher, or il a refusé de me le donner. J’étais sûre qu’il ne pouvait se résigner à s’en séparer et que, tout compte fait, il préférait le garder pour lui ! Et je le vois là, là, devant moi, sur votre tête ! Combien vous l’a-t-il vendu ?

Avant de répondre, Caroline la considéra un instant avec un sourire empreint de curiosité :

— Je me demande si vous vous rendez bien compte de ce que vous êtes en train d’avouer en face du Tout-Londres ? Que dis-je ? Avouer ! C’est proclamer qu’il faudrait dire !

Or Ava était au-delà du raisonnement :

— C’est plutôt à vous de vous expliquer ! Comment avez-vous eu ce diamant ?

— Disons que c’est mon secret !

— Vous appelez ça un secret ? C’est clair, il me semble : Morosini a volé le diamant à lord Astor...

— Qui ne l’avait jamais vu et n’en viendrait peut-être pas à jurer sur l’honneur que c’était lui...

— Mais qui a porté plainte ! Et au lieu de tenir sa promesse et de me le donner, je découvre que c’est vous qui l’avez !

— Et qu’avez-vous fait, alors, dans votre grande honnêteté ? Vous vous êtes précipitée dans le camp Astor et vous avez dénoncé Morosini !

— Naturellement !

— Et vous trouvez cela naturel ? Mais dites-moi, en admettant que le prince Morosini – qui a droit à ma compassion comme à celle des gens de bien ! – vous ait remis le Sancy, l’auriez-vous caché ou porté ?

— C’est ce que vous faites, non ? Oui ! Je l’aurais porté... comme vous !

Le sourire de Caroline :

— Et il ne vous viendrait pas à l’idée de ce que pourrait penser lady Astor en découvrant son diamant sur votre crâne ? Normalement, elle aurait dare-dare porté plainte contre vous... pour recel. Et c’est puni de prison !

Ava vint la regarder sous le nez avec un rire de folle :

— Et c’est donc ce qu’elle va faire sans plus tarder, ma petite duchesse ! En prison, la Cartland ! En prison !

— Mère ! intervint Peter, permettez que je lui tape dessus ! Cette femme déshonore la noblesse anglaise et je plains les Astor...

— Du calme, Peter ! Je sais ce que je voulais savoir... Quant à vous, Ava Astor Ribblesdale et Dieu sait quoi encore, sachez que ce n’est pas demain que je vais goûter le pain noir de nos geôles, et cela pour la meilleure des raisons : ce n’est pas le vrai Sancy que j’offre à l’admiration générale. Celui-ci est un faux... imité à la perfection, j’en conviens, et c’est parce que je savais qu’il existait que je me le suis fait prêter, expliqua-t-elle en retirant de sa chevelure la pierre que Peter mit dans sa poche. Et à présent finissons-en ! Vous pouvez regagner vos pénates ! lança-t-elle pour Ava. Je ne veux plus vous voir chez moi et, à partir de ce soir, chacun de vous, mes amis, qui recevra cette femme devra m’effacer de la liste de ses invités : Un : je n’irais pas et, deux : vous n’imaginez pas à quel point je peux me montrer odieuse ! Et maintenant, que la fête commence !

Au milieu d’un silence sépulcral, Ava demanda sa voiture et disparut.

— C’est ce que j’ai encore vu de mieux en fait d’exécution capitale, estima Sa Seigneurie quand, alors que la nuit était bien avancée, il se retrouva assis dans le petit salon de Caroline en train de boire avec elle une dernière coupe de champagne, mais je ne suis pas certain de vous approuver entièrement !

— Pourquoi, mon Dieu ? Cela fait un moment que j’en avais envie et ne me dites pas que ce n’était pas mérité ?

— Oh, amplement ! Seulement je serais plus que surpris si elle ne cherchait pas à se venger... et tous les moyens sont bons pour ce genre de créature !

— En un mot comme en cent, vous avez peur pour moi ?

— Peur pour vous ? Pas vraiment ! Vous savez vous défendre autant qu’attaquer, indépendamment de ceux qui vous entourent et qui vous aiment. Je pense aux Astor...

— Qui n’ont pas mérité cela ! Ne me suis-je pas clairement exprimée ? En outre, je m’en expliquerai hautement avec Cliveden et Hever Castle ! Enfin, je serais fort surprise si les trois quarts de la famille sinon la totalité ne pensaient pas comme moi. On ne voit pas beaucoup Ava chez les uns et les autres, et, la plupart du temps, c’est elle qui s’impose sans attendre qu’on l’invite, mais l’esprit de famille exige qu’on la supporte. Qui est son amant ces temps-ci ?

— Vous pensez qu’elle en a encore un ? À son âge ?

— Elle n’en a jamais manqué et elle est encore belle ! Tâchez de savoir, vous qui savez toujours tout ! Cela peut servir !

Tout en parlant, elle avait repris le faux Sancy et le contemplait avec une sorte de tendresse :

— Quelle merveille ! Il faut admettre que Winkerson est un merveilleux artiste !

— Ah ! C’est lui qui ...

— Comme si vous l’ignoriez ! Et maintenant passons à sa victime. Toujours aucune nouvelle ?

— Si. Il serait en vie ! Mme de Sommières et sa cousine viennent de rentrer avec d’étranges nouvelles ! Vivant donc, mais en grand danger. Marie-Angéline (ce nom-là, il l’avait assimilé sans la moindre difficulté) a évoqué une profonde misère qui pourrait être fatale si on ne le retrouve pas au plus vite !

— Misère ? Comment est-ce possible ? Il a tant d’amis ici !

— Mais des ennemis aussi, dont un en particulier que j’aimerais identifier parce qu’il a l’oreille de Scotland Yard !

— Adam Mitchell ? Ce Sherlock Holmes que l’on nous a expédié des Indes ? Comme s’il n’y avait pas assez de bons policiers sur l’île pour suppléer notre Warren ? Il serait temps qu’il se décide à guérir, celui-là !

— Soyez sûre qu’il s’y évertue, mais cela peut être long et il avait été salement touché. On le tient encore à l’écart des nouvelles pour ne pas le fatiguer. Il n’en réclame pas, d’ailleurs, et l’autre en profite ! Il y a ici et là, dans la ville, des affichettes représentant la figure de Morosini.

— Des photos ?

— Non. Des dessins au trait mais assez ressemblants tout de même !

— Et votre rescapé ? Que dit-il ?

— Notre égyptologue ? Il ne dit rien, il écume de fureur à longueur de journée. Il est retapé et Finch a fort à faire à le surveiller. Depuis qu’il a appris ce que je viens de vous dire, il veut se déguiser en clochard pour pouvoir explorer les bas-fonds de Londres. Je ne l’en dissuade pas car si quelqu’un connaît bien Morosini, c’est lui !

— Alors laissons-le agir... et n’oubliez pas non plus que cette maison peut servir de refuge autant que la vôtre !

— Je n’en ai jamais douté ! remercia Peter en se penchant pour l’embrasser, mais on est plus en sûreté chez moi sous l’égide de Finch ! À Mayfair, nous avons notre duc et cet âne pompeux de Randolph, et ce Mitchell est le protégé du chancelier de l’Échiquier.

— Cela ne m’étonne pas de ce crétin de Holland !

— Chut ! Si l’on vous entendait !

— Eh bien, quoi ! C’est ce que pense la majeure partie du Royaume-Uni. (Puis, se laissant soudain emporter par son caractère « soupe au lait » :) Nous avons un roi, que diable ! Et un bon roi ! Un homme d’un courage remarquable qui, à force de volonté, a surmonté un bégaiement tenace qui le paralysait ! J’irai le voir si besoin est ou si ce pauvre prince n’est pas retrouvé vivant ! Sa Majesté me reçoit toujours avec beaucoup de bonté !

L’Honorable Peter éclata de rire :

— Cette blague, mère ! Il a peur de vous ! Tout le monde d’ailleurs a peur de vous... sauf moi ! À présent, souffrez que je vous quitte ! Il se fait tard et demain je dois aller, de bonne heure, acheter des cartes géographiques, et ne me demandez pas pourquoi ! Je vous le dirai plus tard !

La veille même de leur retour à Londres, les dames du parc Monceau avaient reçu la visite éclair du commissaire principal Pierre Langlois, devenu d’ailleurs officiellement directeur de la Police judiciaire dont il exerçait jusque-là la fonction sans en porter le titre. Ce dont on l’avait chaudement félicité, après quoi Plan-Crépin lui avait sauté au cou sans hésiter, enthousiasmée par la nouvelle qu’il apportait :

— Je pense que vous allez être contente. L’ambassadeur brésilien vient de me prévenir que l’on avait réussi à repérer M. Kledermann sur le cours de l’Amazone, en dépit des précautions prises par lui pour passer inaperçu et se livrer tranquillement à ses recherches. Toujours est-il que c’est bien lui, qu’il doit avoir été prévenu, et qu’à l’heure présente il doit être sur le chemin du retour !

— Quelle magnifique nouvelle ! s’écria Mme de Sommières, les larmes aux yeux. Vous avez prévenu Lisa ?

— Pas encore. Vous sachant à Paris, j’ai pensé d’abord à vous, mais en rentrant au Quai...

— N’en faites rien, s’il vous plaît ! Pas encore !

— Pourquoi non ? Dès que Kledermann sera là, et même dès que l’annonce de son retour sera officielle, tout rentrera dans l’ordre !

— À condition qu’Aldo soit en vie, et nous sommes loin d’en être certaines. D’après ce que nous avons appris, et cela devrait remonter au moment où nous avons récupéré Adalbert, il aurait réussi à s’échapper, mais, depuis, il, errerait dans Londres en proie à une profonde misère, mal vêtu, sans un shilling en poche, protégé sans doute par une barbe, des cheveux et une moustache qui ont dû heureusement proliférer, car on a collé un peu partout des affichettes reproduisant ses traits.

Langlois l’écoutait, bouche bée :

— Où êtes-vous allée chercher tout ça ?

— La radiesthésie, ça vous inspire ? envoya Plan-Crépin.

— Oui ! Je sais qu’il advient dans nos services que l’on y fasse appel, mais je n’y crois guère ! Il y a tellement de charlatans chez ces gens-là !

Plan-Crépin pensa qu’elle aurait mieux fait de se taire, redoutant à présent que le grand chef n’aille passer Botti à la question, ce qui pourrait entraver son projet. Elle essaya de limiter les dégâts :

— À ma messe de 6 heures à Saint-Augustin, j’ai entendu dire qu’une voyante aurait dit ça à sa patronne, et je dois avouer que, sur le coup, cela m’a fait plaisir, ces deux mots accolés : Aldo vivant !

— Mais dans la misère ? Brillant !

L’œil gris-bleu du policier, soudain animé d’une petite flamme ironique, ne la quittait pas :

— Et vous repartez pour Londres demain... histoire de vérifier s’il n’y aurait pas un peu de vrai là-dedans ?

— Ce n’est pas ce que vous feriez, vous ? intervint la marquise, volant au secours de la bavarde.

— Si j’étais Mlle du Plan-Crépin ? Sans hésiter ! Finalement... pourquoi pas ! Vous en avez parlé à sa femme ?

— Seulement que le bruit de sa survie courait. Sinon...

— Elle ne vous décollait plus ! C’est bien naturel ! En tout cas, l’ambassadeur du Brésil, lui, est crédible à cent pour cent !

— Et nous sommes des ingrates car nous ne vous remercierons jamais assez ! Savoir que ce maudit banquier s’est enfin décidé à donner signe de vie est un énorme réconfort, même s’il n’y a aucune chance qu’il arrive avant un bon moment !

— En attendant, il peut contacter Astor pour mettre les choses au point.

— Avouez que c’est tout de même un peu excessif, délirant même, de cultiver le secret à ce point pour quelques cailloux ?

— Les collectionneurs sont une race à part. Vous ne les changerez pas ! Combien de fois Morosini, qui a une femme et des enfants, n’a-t-il mis sa vie en péril ? Ne le prenez pas de travers car vous savez quelle amitié je lui porte, mais il y a de l’aventurier chez ces hommes-là !

— Et quand l’amitié s’en mêle, cela peut gagner de paisibles savants comme les égyptologues. Voyez Vidal-Pellicorne !

— Dans ce cas, c’est avec l’au-delà que l’on risque des problèmes, sans pour autant écarter les dangers physiques. Voyez l’affaire Toutankhamon !

— Elle a failli rendre notre Adalbert malade de jalousie, ajouta Plan-Crépin.

— J’aurais déjà dû demander de ses nouvelles puisque lui, au moins, on a eu la chance de le retrouver. Comment va-t-il ?

— Il se remet lentement, d’après Sa Seigneurie qui veille sur lui. Il n’était pas beau à voir quand on l’a sorti de son « trou de curé » ! Alors qu’il possède l’une des plus jolies maisons de Chelsea, à côté de l’atelier de Mary Windfield ! Mais il ne peut être question qu’il y retourne ! Un piège facile pour la police.

— Sans doute, mais si Kledermann entre en contact avec Astor et remet les choses en place, rien ne s’opposera à ce qu’il y retourne... et l’histoire se terminera sur une coupe de champagne... comme d’habitude !

Il prit congé aussitôt et Marie-Angéline le raccompagna au vestibule, puis revint :

— Curieux, n’est-ce pas ? fit-elle, songeuse. Pour la première fois, j’ai l’impression qu’il ne dit pas le fond de sa pensée !

— Oh, non ! protesta Tante Amélie, vous n’allez pas nous servir le coup du médium à tout bout de champ ! Il a dit ce qu’il a dit, un point c’est tout ! Et il nous a rendu un sacré service !

Cette fois, Plan-Crépin ne répliqua pas. Elle pensait à cet homme dont Langlois avait dit qu’il voulait l’infiltrer à Hever Castle où il pressentait quelque chose de louche et n’en avait pas reparlé. À présent il y avait peut-être renoncé...

Les « conjurés », comme les appelait l’Honorable Peter, installèrent leur poste de combat chez Mary. La famille royale étant partie pour un court séjour en Écosse dans son château de Balmoral, son peintre avait quartier libre, ce qui l’emplissait de joie, surtout après le récit que Marie-Angéline leur avait fait de sa visite chez Angelo Botti.

Ils n’étaient à vrai dire que trois – plus Finch bien sûr –, mais animés de la volonté farouche d’obtenir des résultats, éperonnés par la peur d’arriver trop tard !

Peter s’était procuré une vaste panoplie des plans de Londres et sa banlieue immédiate, mais « en mettant le paquet » sur les environs de la Tamise, des docks et des quartiers plus ou moins louches qui y pullulaient. Même s’ils étaient surveillés – encore que prudemment ! – par la police, des quartiers comme Limehouse, les docks, Chinatown ou White Chapel, ces bourbiers offraient d’innombrables possibilités de se cacher... ou de se faire assassiner ! À y regarder de près, le terrain à explorer était gigantesque. Un véritable défi à la raison, or la raison et Plan-Crépin ne faisaient pas bon ménage !

Elle ne vivait plus qu’accrochée à son pendule qu’elle interrogeait avec une angoisse croissante à mesure que le temps s’écoulait. Le climat jusque-là supportable devenait franchement mauvais et interdisait à Adalbert, juste convalescent, de se lancer dans la bataille comme en il mourait d’envie.

— Si quelqu’un peut le retrouver, c’est moi ! Même réduit à l’état de clochard !

— Vous aussi, on vous recherche, et admettez que vous êtes mieux ici qu’à l’infirmerie de la prison ! répliquait son hôte. En outre, vous ne nous serviriez à rien !

Afin d’éviter des allées et venues intempestives, Marie-Angéline « tenait compagnie » à Mary – intouchable parce que protégée par le roi. En outre, cette dernière aussi croyait dur comme fer à la radiesthésie, possédant elle-même quelques dons de médium. Le « sanctuaire des recherches », comme disait Peter, était l’atelier du peintre, habité – toujours selon Peter ! – par la plus haute expression de la beauté et du talent « parce que plus près du ciel ». On y avait installé un lit pour la visiteuse.

Quant à la fréquence des visites de Sa Seigneurie, pas rares mais jamais quotidiennes, il leur avait inventé une explication bien dans son style : il était tombé amoureux de Mary et venait tous les jours lui « faire sa cour » armé de fleurs, de gâteaux et de menus présents.

La duchesse Caroline elle-même apportait son aide à cette version qui, naturellement, faisait jaser dans la bonne société. Le peintre était de renom, la jeune femme séduisante... mais elle était tout de même mariée, même si son époux continuait de garder les confins de l’empire du côté de Peshawar.

— Mon Peter est un romantique, très épris d’histoires médiévales. Il s’est déclaré son chevalier sans espérer rien d’autre, et, s’il va chaque jour faire sa cour, c’est dans l’esprit de la Table ronde ! C’est assez touchant d’ailleurs !

Et personne ne se serait permis de refuser une aussi romantique version tant la langue de Caroline était redoutée... même si, sous le manteau, une voix discrète n’avait commenté pour une oreille qui l’était tout autant : « Avec ça que Lancelot s’est gêné pour s’envoyer Guenièvre ! » Il est vrai que Peter n’avait pas le physique du plus romantique des chevaliers qu’une femme puisse héberger dans ses rêves d’amour. Il expliquait lui-même :

— Cela pourrait faire plus de bruit s’il s’agissait de mon frère Randolph, futur duc de Cartland, mais je ne suis que le cadet et un cadet ne compte pas ! Ça sert à quoi ? Ça n’hérite même pas d’une petite cuillère, et si je n’avais hérité de ma marraine, je serais pauvre comme Job. Elle ma laissé quelques sous.

Ce qui expliquait le train de vie confortable. En outre, le physique de Peter le classait davantage dans la catégorie des amuseurs que dans celle des séducteurs. Ce qui assurait une parfaite tranquillité pour mener à bien une tâche aussi redoutable qu’épuisante.

Chaque matin, donc, il envoyait Finch aux nouvelles, et vers le soir il venait « prendre le thé », quand l’heure approchait où l’errant était censé se chercher un asile pour la nuit, car selon le pendule Aldo était toujours vivant... Le reste du temps, il le dépensait près du téléphone, avec une remarquable simplicité, prêt à filer au moindre appel, prêt à se mêler à n’importe quelle foule ou à expédier Finch accommodé dans le même esprit. Tous deux avaient passé des heures devant le portrait d’Aldo au point d’en connaître chaque trait par cœur avec, comme il se devait, l’aide d’Adalbert.

Celui-ci avait eu d’ailleurs une excellente idée : Finch avait tiré une série de photos sur lesquelles toutes sortes de transformations avaient été portées avec barbe, moustache, cheveux plus ou moins longs sous des couvre-chefs plus ou moins misérables comme il en pullulait dans les bas quartiers. L’aide de Mary avait été précieuse pour réaliser ces montages. Non seulement elle le connaissait parfaitement, mais son œil et son pinceau magiques réalisaient des merveilles, stimulée par le mot incroyable : vivant !

Une première piste leur avait été fournie presque par hasard dès le second jour pendant une exploration générale de la Tamise : le dock Sainte-Catherine, près de la Tour de Londres, qui n’était pas vraiment le plus guenilleux. Là accostaient les grands navires venus du bout du monde, apportant leurs charges de thé, d’indigo, de bois exotiques, de parfums, de houblon pour la bière, de nacre ou de marbres.

— Cela pourrait s’expliquer. N’oublions pas que toute une flopée de dockers, de clochards, de tire-laine et aussi de mendiants y grouille...

— De mendiants ! avait souligné Plan-Crépin avec une amertume que Mary avait aussitôt corrigée :

— Soyons logiques ! Selon ce que vous a dit Botti, il serait dans une noire misère, sans un sou en poche : il faut bien qu’il se nourrisse ! Alors...

— Pardonnez-moi ! Je suis sans doute encore trop néophyte...

Finch qui connaissait Londres comme sa poche – ayant vécu jadis une « période difficile » – s’était précipité et avait sillonné le dock la nuit entière. En vain ! Le lendemain, le pendule ne l’indiquait plus... et ne signalait pas d’autre piste, sinon la mention de la vie persistante...

— Il aura peut-être emprunté une barque, à la fois pour y dormir et se laisser glisser vers l’aval...

— Dangereux ! coupa Peter ! On l’aurait retrouvé, car nulle part ailleurs la police fluviale n’est mieux faite qu’à Londres et ils ont des as dont le roi est sans se tromper le sergent Worraby. Dans celle de la Cité ou la Métropolitaine qui ne se défendent pas trop mal, aucun ne vient à la cheville de Worraby ! Surtout, d’ailleurs, pour repérer les noyés ou qui menacent de le devenir, et cela parce qu’il éprouve une véritable passion pour son métier. Il ne conçoit rien de plus séduisant que la Tamise nocturne, ses docks et ses eaux lourdes à l’odeur de vase épaisse et tenace...

— Oui, mais ça, Morosini ne le sait pas ! dit Mary.

— Il se peut, mais à y réfléchir, je me demande si tomber dans les mains de Worraby ne serait pas la meilleure solution pour lui. C’est un policier essentiellement humain et compréhensif. Au moins, il serait bien traité et pourrait attendre sereinement que Kledermann remette les choses en ordre !

— Et ça se passera comment, quand lord Astor aura retiré sa plainte ? s’enquit Mary.

— Oh, le plus facilement qui soit. Ce sera proclamé à travers le royaume ! Une immense publicité si vous voulez et, où qu’il soit, il sera mis au courant et n’aura plus qu’à sortir de son trou !

Or il advint l’impensable et ce fut un coup de téléphone de Lisa qui les en informa. Furieux, bien entendu :

— J’ai reçu un télégramme de mon père. Il a aussi télégraphié à lord Astor pour qu’il fasse cesser ce scandale, et ce misérable – il n’y a pas d’autre nom ! – a répondu qu’il avait accueilli mon époux, que c’était bien lui, qu’il était reparti avec le Sancy et qu’il ne retirerait pas sa plainte tant qu’il n’aurait pas récupéré son diamant ! Que faut-il faire ?

— Rien ! répondit Mary. Attendre qu’il rentre et, face à face, ce ne sera peut-être plus la même chanson. En attendant, essayer de retrouver Aldo !

— Mais il est peut-être déjà trop tard ?

Sa voix tremblait à cause des larmes qui l’encombraient, ce qu’entendant, Marie-Angéline prit l’appareil :

— Je suis certaine qu’il vit toujours !

— Mais comment ?

— Je vous expliquerai après ! Il est important que vous restiez en contact avec votre père ! Vous avez compris ?

Au bout du fil, la voix changea. Mme von Adlerstein avait pris l’appareil :

— Oui ! Soyez tranquille de ce côté-là. Je veille sur elle. Avez-vous des nouvelles de France ?

— D’hier : le grand patron de la Sûreté française, grâce à qui on a pu joindre M. Kledermann, met en branle toutes les autorités pour obtenir satisfaction. Il est certain que la résistance d’Astor ne doit pas lui plaire ! D’autant plus qu’elle est incompréhensible, mais on lui fait confiance.

Difficile, en effet, de révéler que les « autorités » annoncées se réduisaient sans doute au discret mais sans aucun doute efficace agent que Langlois avait annoncé son intention d’infiltrer à Hever Castle. L’attitude plus que surprenante de lord Astor – un homme irréprochable pourtant ! – devait le confirmer dans son initiative.

— Et nous, conclut Peter, on continue !

Ce jour-là, d’ailleurs, il apportait une bonne nouvelle qui, si elle n’adoucissait guère la déception, était tout de même un peu réconfortante : après une légère dispute avec Finch, Adalbert avait déclaré qu’il entendait rejoindre l’unité combattante, que cela plaise ou non. Ses forces étaient à présent suffisantes pour qu’il puisse se lancer dans les rues.

— Il faut le laisser faire ! assura Plan-Crépin – après consultation du pendule. Non seulement il peut le reconnaître sous n’importe quelles frusques, mais son amitié le rend capable de le flairer à la façon d’un chien de chasse !

Encore fallait-il se rendre sur le « terrain de chasse » sans attirer l’attention, et cela, c’était le domaine de Finch. Il acheta à son nom la voiture la plus modeste qu’il pût marchander, et on se lança dans la première expédition. La nuit venue, il embarquait Adalbert, vêtu plus que sobrement, et Marie-Angéline, pratiquement invisible à force de discrétion. Mais bien entendu armée du pendule.

— Je vous emmène où ? questionna-t-il.

— Il serait quelque part du côté de White Chapel, mais ça a l’air pas mal embrouillé...

— Ça le serait même en plein jour ! L’un des quartiers les plus misérables et les plus populeux de Londres...

— Des plus mal famés aussi, précisa Peter, depuis les exploits de Jack l’Éventreur. Même sous le soleil, ce qui est rare, ce n’est pas facile de ne pas s’y perdre. Alors la nuit !

— Quand on se cache, on n’est pas difficile ! commenta Adalbert. Nous l’avons un peu exploré jadis, avec Aldo, en courant sur les traces de la « Rose d’York ». Il est vrai que nous avions un guide des plus pittoresque et froussard comme il n’est pas possible, mais bien utile. La plupart de ses discours, il les empruntait à Shakespeare. Physiquement, c’était un petit bonhomme au corps replet avec la tête d’un épagneul mélancolique.

— Quel était son métier ? interrogea Mary.

— Il était – en principe ! – journaliste et faisait les « chiens écrasés » à l’Evening Mail, mais il ne se débrouillait pas mal avec les quartiers pourris !

— On ne sait jamais, il pourrait peut-être servir ? pensa tout haut Plan-Crépin.

Ce n’était pas l’avis de Peter :

— Un journaliste, en face d’un pareil scoop ? La gloire et la carrière assurées ? Vous rêvez, chère amie !

— Vous avez sans doute raison ! soupira-t-elle en se promettant d’en toucher un mot au pendule.

Pour le moment celui-ci indiquait White Chapel, et c’est là qu’on allait !

Histoire de se rendre compte de ce que cela donnait de jour et en dépit des protestations de Mary, elle était allée s’y promener comme une domestique qui a eu des malheurs, surveillée par Finch accommodé dans le même style, et ce qu’elle avait découvert l’avait effrayée en dépit de son courage.

Elle se faufila dans les méandres d’un monde misérable. La foule encombrait une étroite ruelle encore rétrécie par les étalages volants où s’agitaient des vendeurs haillonneux vantant à grand bruit leur triste marchandise, linge effrangé, vêtements plus ou moins usagés, chaussures éculées, savates, couvre-chefs variés aussi repoussants que possible : tout se vendait... même des montres, luxe inouï, sans doute chapardées dans un quartier cossu.

Des femmes, crottées jusqu’au ventre, affublées de casquettes d’homme et serrant autour de leurs épaules des châles mités, discutaient les prix à grand fracas, ne s’interrompant que pour flanquer des taloches à des gamins dépenaillés aux doigts déjà agiles. Et des ruelles comme celle-là, on en comptait des dizaines, suivant un « tracé » délirant dans lequel il n’était pas évident de s’y reconnaître de jour. Alors qu’est-ce que cela devait être la nuit sous le vague éclairage des lampes à acétylène accrochées ici ou là ? Pourtant, avant qu’elle ne plonge dans ce bourbier, le pendule – qu’il ne pouvait être question d’exhiber – avait, avant le départ, signalé la présence d’Aldo dans un certain périmètre, mais elle n’aperçut personne présentant la moindre ressemblance... et comprit qu’elle-même pouvait être en danger quand Finch, surgissant de nulle part, envoya d’une bourrade, dans la poussière, une matrone qui prétendait explorer ses poches, et entraîna Marie-Angéline au pas de course.

Pourtant, au logis, le pendule confirmait qu’il fallait chercher de ce côté.

— Il faut à tout prix que j’y aille ! gronda Plan-Crépin, les dents serrées, et qui s’en voulait parce qu’elle devait admettre qu’elle avait peur.

Peur, elle ? La descendante de ces gens qui, pour s’en aller délivrer le tombeau du Christ, traversaient des déserts et des terres hostiles jusqu’à Jérusalem – mais la cause était sainte et le combat glorieux ! Rien à voir avec ce qu’elle avait découvert aujourd’hui, cet amoncellement de taudis, ces ruelles sans tracé défini, ce dédale où le danger accompagnait chaque pas ! Et pourtant Aldo y survivait !

Elle évoqua Botti, et son conseil germa soudain dans son esprit : s’habiller en garçon. Pauvrement vêtue, sa chevelure bâchée d’une de ces larges casquettes irlandaises comme on en voyait partout. Finch qui ne la quitterait pas, la partie devenait beaucoup plus jouable, mais on se gardait bien d’en parler à Mme de Sommières... et à lady Clementine donc !

Or les protestations les plus violentes vinrent des hommes :

— Pourquoi Finch et pas moi ? s’indigna Adalbert. Vous pensez que, pendant ce temps-là, je vais rester benoîtement ici à regarder les aiguilles de ma montre ?

— J’en ai autant à votre service ! renchérit Peter. Il vous faut absolument une escorte solide ! Vous l’aurez ! la création théâtrale a toujours été l’une de mes passions et je peux parfaitement ressembler à autre chose qu’à une gravure de mode ! En outre, je vous rappelle – discrètement ! – que Finch est sous mes ordres !

Et l’on établit le plan de campagne suivant : Finch et sa voiture emmèneraient ses trois passagers à peu près normalement habillés jusqu’aux abords immédiats du lieu de White Chapel désigné par le pendule, portant tous les trois des manteaux noirs et amples cachant leurs déguisements... et des culottes pour Marie-Angéline et son pendule. Là ils chercheraient un coin retiré pour y dissimuler la voiture dans laquelle d’ailleurs Finch resterait, faisant confiance au sens de l’orientation de son maître pour le rejoindre sans peine. Arrivés à cet endroit, ils abandonneraient les manteaux, se coifferaient de casquettes et partiraient en chasse, armés, en ce qui concernait l’élément masculin, et Plan-Crépin deviendrait un garçon comme les autres.

— Mais enfin, se révolta-t-elle, la police ne vient jamais mettre son nez dans ce cloaque ?

— Elle fait un effort de temps en temps mais cela ne représente qu’une partie de l’East End. Ses enclaves de Wapping, Mile End, Limehouse – le quartier chinois – sont aussi dangereuses les unes que les autres. Jadis on y avait accumulé les fabriques nauséabondes comme les tanneries, les déchetteries, même les poissonneries, l’exode rural y a multiplié pendant plus d’un siècle un grand nombre de pauvres gens et d’étrangers venus d’un peu partout, y amoncelant les bouges de plus en plus sordides pour en venir à ce que nous affrontons. Naturellement, l’épouvantable histoire de l’Éventreur n’a rien fait pour rehausser la réputation...

— J’ai pourtant entendu dire qu’il arrivait à des gens convenables de s’y aventurer...

— C’est surtout sur Chinatown et singulièrement Limehouse parce que le jeu clandestin y fleurit... et puis il existe des « patrons » qui en tirent des revenus aussi souterrains que confortables, et on n’envoie pas la police tuer la poule aux œufs d’or, même si c’est la pire misère qui les pond !

Le ton soudain grave de l’Honorable Peter ne se discutait pas.

— Toujours quand nous cherchions la Rose, reprit Adalbert, songeur, on a – si j’ose dire ! – exploré un endroit au bord de la Tamise où on jouait un jeu d’enfer. Ça s’appelait le « Chrysanthème Rouge »...

— Il s’appelle encore ainsi, même si le propriétaire d’alors s’est suicidé et si l’on a ramassé les cadavres de deux de ses sbires parmi les déchets de l’île aux Chiens. Ce n’est donc certainement pas là qu’il veut se diriger !

— L’île aux Chiens ? Le pendule en est assez éloigné. Il s’orienterait plutôt de ce côté-là ! fit Marie-Angéline en indiquant un endroit sur la carte.

— Le territoire de l’Éventreur ! Pas tellement étonnant, il flanque la frousse encore maintenant à des tas de gens et, de ce fait, c’est l’un des plus misérables.

On décida que Finch garerait sa voiture dans le recoin le plus obscur de Berner Street où l’on avait retrouvé l’une des victimes du monstre. Si dans la journée il inspirait une curiosité malsaine, de nuit c’était une véritable terreur, comme les autres lugubres sites de ces meurtres sauvages.

— Pas peur des fantômes, Finch ? taquina Adalbert qui, durant sa maladie, avait appris à apprécier ce serviteur silencieux, doué, à l’instar de son Théobald, de multiples talents.

Enfin, la nuit venue, on prit le départ sous le regard angoissé de Mary que ses propres dons de médium, moins puissants que ceux de Plan-Crépin mais cependant appréciables, faisaient vivre dans la crainte. L’équipement garçonnier de son amie parvint à lui arracher un sourire :

— Il faudra que je vous peigne ainsi affublée ! Ne fût-ce que pour égayer notre pauvre marquise qui ne possède, elle, aucun talent de médium en dépit de sa vaste intelligence.

— Ah, mais on peut être un médium sans le savoir et complètement crétin ! répondit-elle sans y penser. Ce n’est pas le même processus ! Et c’est déjà un bon point de savoir de quel côté chercher... Consultez les cartes pendant ce temps-là !

Adalbert ronchonna :

— Ça suffit, les causeries ! Il est l’heure de partir !

On s’installa dans la voiture qui attendait à demi cachée par une statue. La nuit était sombre et humide, avec des écharpes de brouillard. Adalbert réitéra sa question à Finch :

— Vous ne m’avez pas répondu, Finch ! Vous n’avez pas peur des fantômes ?

— Pas plus de ceux d’ici que de ceux d’Hever Castle. Ils sont pitoyables plus que méchants, et les vivants sont bien plus redoutables.

— Mais vous y croyez ?

— Comme tout bon fils d’Albion et, par exemple, comme Sa Seigneurie elle-même !

— C’est vrai, Peter ?

— Mais évidemment que c’est vrai ! Et mon regret est de ne pas en avoir assez rencontré... et même pas rencontré du tout, bien que les châteaux de mon ducal père en soient squattés par une bonne demi-douzaine. Qui ne m’intéressent guère, d’ailleurs ! Ceux qui m’attirent, ce sont les femmes. Jolies de préférence ! Ainsi je donnerais cher pour être mis en présence d’Anne Boleyn, assez belle pour faire divorcer un roi, détacher l’Angleterre de Rome et bouleverser le pays de fond en comble, mais avec cet âne d’Astor, je n’ai jamais réussi à me faire inviter à passer une nuit au château. La perte de son fichu diamant est en train de lui faire perdre le sens des réalités !

— Et vous voudriez la voir... même si elle transporte sa tête sous son bras, ce qui ne doit rien avoir de séduisant !

— Je suis sûr qu’elle doit faire une morte merveilleuse ! conclut-il avec âme...

Pendant ce temps on avait roulé, faisant honneur au sens de l’observation de Finch car, à mesure que l’on approchait de l’East End, le brouillard s’épaississait ; un de ces brouillards troués par les cornes de brume et le pâle halo des réverbères. Assez pour inquiéter le chauffeur muni d’ailleurs d’une boussole.

— Il ne manquerait plus que je nous perde ! mâchonna-t-il.

— Rassurez-vous, on est dans la bonne direction, assura Plan-Crépin qui avait sorti son pendule... caché jusque-là dans son soutien-gorge.

— Vous l’avez emporté ? s’inquiéta Peter. Et si vous vous le faites voler ?

— Je le tiens solidement, n’ayez crainte ! Quant à l’étui à cigarette en or, je l’ai remplacé par une petite photo d’Aldo.

Bien heureusement, le brouillard s’effilocha en écharpes de brume comme l’on venait de franchir le canal. En même temps, le remugle d’une vieille tannerie vint offenser leurs odorats :

— Nous arrivons ! triompha Finch. On va rentrer dans Berner Street totalement déserte à l’exception d’un chat.

Il rangea la voiture dans l’endroit prévu où elle était quasiment invisible et l’on se dépouilla des manteaux. Plan-Crépin consulta son guide d’améthyste, qu’elle promena sur la photo :

— C’est par là ! dit-elle en indiquant un boyau noir entre deux bâtisses à demi en ruine.

Et après avoir recommandé à Finch la prudence, on s’enfonça dans les ténèbres vers des lieux plus fréquentés. Très fréquentés même ! À l’exclusion des endroits où le sang des malheureuses femmes avait coulé avec leurs entrailles, White Chapel était presque aussi vivant de nuit que de jour, comme si, en se rassemblant, sa population minable tentait de se protéger de coups invisibles.

Des filaments de brume déchiquetée flottaient ici et là, à cause de l’humidité pénétrante venue du fleuve quand il faisait froid. Les explorateurs regrettèrent leurs manteaux, mais le jeu devait être joué comme on le pratiquait ici. Une rixe éclata soudain, mais personne ne s’en mêla, pas davantage quand le vaincu se releva pissant le sang par le nez et vomissant des injures avant de se diriger vers un caboulot chichement éclairé qui devait être pour ces malheureux l’équivalent du Ritz.

— Allons voir ! murmura le faux garçon. Il ne devrait pas être très loin.

Son cœur battait quand même la chamade en franchissant le seuil en si mauvais état qu’elle faillit s’étaler.

— Moi d’abord ! fit Adalbert entre ses dents et en la doublant... Salut la compagnie !

Plutôt minable, la compagnie, mais ils s’y intégrèrent facilement. Pour quelques pennies ils eurent une mauvaise bière devant laquelle Plan-Crépin s’interdit d’évoquer un chocolat bouillant... Remarquant un jeune garçon qui regardait son verre avec avidité, elle le poussa vers lui :

— Prends-le ! J’en ai pas vraiment envie ! J’aimerais mieux une tasse d’eau chaude...

— Fallait le dire, grogna le patron, mais l’eau chaude, ça s’paie !

— Oh, ça va ! grinça Adalbert en lançant une piécette sur le comptoir crasseux. Donne-lui sa flotte et qu’on en parle plus ! Fait bougrement mauvais ce soir...

— Fait mauvais tous les autres soirs pour nous autres...

Tandis que les hommes échangeaient quelques propos avec le tenancier, Marie-Angéline – rebaptisée Marc ! – s’intéressait à son obligé. Il avait un accent d’Europe centrale et n’avait sûrement pas plus de dix-huit ans.

— Pourquoi t’es là, dans ce trou pourri, alors que t’as toute la vie devant toi ?

— Où veux-tu qu’j’aille ? J’suis tout seul...

— Justement, va à la campagne ! T’es maigre mais pas si mal bâti ! tu trouv’rais à t’placer comme garçon d’ferme ? Et au moins tu mang’rais tous les jours à ta faim !

— C’est pas facile d’sortir d’ici une fois qu’on y est rentré ! On s’habille avec des loques et on vit dans la misère. Ou alors, ajouta-t-il tout bas, faut appartenir à une bande, et ceux-là sont impitoyables ! Un crime de plus ou de moins, ça compte ? Le type qu’on a éjecté c’te nuit en sait quelque chose !

— Quel type ? demanda-t-elle alors que son cœur manquait un battement.

— Un pauv’gars qui déambulait par ici depuis quelques jours. Seulement il était trop gentil... et surtout y causait pas comme nous ! Un des chefs de bande a décidé que c’était sûrement un espion... et tout à l’heure j’l’ai vu embarquer. Pour où ? J’en sais rien. Note, ils auraient pu le tuer mais ils ont préféré s’en débarrasser en l’jetant ailleurs. Faut quand même prendre des gants, des fois qu’il appartiendrait à la police. Lui arrive d’avoir des réactions brutales à la rousse, quand elle pique une rogne...

Le regard angoissé de « Marc » rencontra celui d’Adalbert qui ne put s’empêcher d’enchaîner :

— Y r’essemblait à quoi, ce mec ?

— Difficile à dire ! Grand s’il s’était pas t’nu voûté, plus tout jeune ! Des ch’veux et d’la barbe partout ! J’vois rien d’autre ! Ah si, les yeux ! Ça change pas, la couleur des yeux ! Ça pâlit dans la maladie, c’est tout !

— Et les siens étaient ?

— Bleu clair... tirant sur le vert.

— On pose trop de questions ! souffla Peter à Adalbert.

Et, de fait, le patron commençait à s’intéresser à eux peut-être plus qu’il n’aurait fallu, et d’ailleurs apostrophait le jeune homme :

— Te mêle donc pas de c’qui t’regarde pas ! Et vous, si vous êtes cuités, foutez le camp ! Toi surtout, l’gars au tarin pointu ! T’es curieux... comme une bonne femme !

— Oh, ça va, protesta-t-elle languissamment. Quand on va au bistrot, c’est pour s’en boire un coup et s’changer un peu les horizons ! Sinon la borne fontaine suffirait ! et pour c’que c’est marrant ici !

— D’accord mais moi j’vous ai assez vus ! Alors on s’tire ! Sauf toi, Slobod. Tu me tiens compagnie encore un moment !

En se retrouvant dans la rue obscure, Plan-Crépin était au bord des larmes :

— C’est lui, j’en suis sûre ! On l’a manqué de peu ! C’est fichu pour cette nuit ! Rentrons !

Ils regagnèrent Berner Street sans réelle difficulté – le crime odieux qui la marquait en faisait un peu sa publicité... – mais en se relayant pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. En rejoignant Finch, on rejoignit aussi les manteaux, et ceux-ci furent les bienvenus car tous étaient frigorifiés. Idem pour le retour chez Mary où, nantis du chocolat chaud évoqué tout à l’heure avec quelle nostalgie, on lui raconta comment s’était passée cette première exploration.

— En tout cas, constata-t-elle, et même si vous ne ramenez pas Aldo cette nuit, vous l’avez manqué de peu et le pendule de Botti me paraît fiable à cent pour cent ! Il nous dira demain où on l’a emmené.

— Et si c’est dans la Tamise ? évoqua Adalbert, vous croyez qu’il saura indiquer à quel endroit ?

— Sans aucun doute tant qu’il sera vivant ! répondit-elle en caressant avec une espèce de tendresse le bel étui d’or gravé.

— Mais après ?

Marie-Angéline posa la question rituelle et la réponse fut celle qu’elle espérait :

— Toujours vivant !

11 Nuit sur la Tamise

Depuis qu’il s’était endormi dans le cottage d’Hever, Aldo avait l’impression d’avoir été précipité tout droit dans un enfer, un enfer glacé comme seul Dante avait pu l’imaginer...

Il s’était d’abord réveillé couché sous une couverture, à l’arrière d’une voiture roulant à vive allure. Sur les sièges avant, deux hommes lui tournaient le dos et discutaient... de lui !

— Tu parles d’un truc ! disait l’un. Ç’aurait pas été plus simple de lui filer un coup d’surin et d’l’expédier à la baille ?

— T’as rien compris. Ce que veut le patron, c’est en premier de le déshonorer.

— Drôle d’idée ? Pourquoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Ce sont les ordres ! Après seulement il s’en débarrassera.

Soudain la voiture s’arrêta :

— Tiens ! Un bistrot, dit l’un d’eux. J’boirais bien un café, moi ! Surtout qu’y fait pas chaud !

— D’accord, mais faudrait peut-être qu’on l’attache ?

— Avec la dose qu’il a eue ? Va dormir comme ça jusqu’à destination.

Les portières claquèrent. Les deux hommes s’éloignèrent. Alors Aldo releva la tête qu’il avait un peu vaseuse. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait mais une idée surnageait : fuir ! Et le plus vite possible !

Vivement, il ouvrit la portière, se glissa à terre en dérangeant le moins possible la couverture, réussit à refermer sans faire de bruit, se laissa aller et faillit crier : la route était au bord d’un terrain en assez forte pente sur laquelle il roula jusqu’à ce qu’un bosquet d’arbres et un épais buisson l’arrêtent, non sans lui faire mal. Cependant il retint son cri : là-haut la voiture redémarrait. Les truands ne s’étaient aperçus de rien.

Lui aussi, à présent, il fallait qu’il disparaisse, et il se mit en marche dans une obscurité qu’il accommodait relativement bien, cependant une de ses chevilles le faisait damner de souffrance... et il ne portait pas ses vêtements habituels, pas même ceux – trop vastes – du cinéaste américain. Ceux-là – un pantalon effrangé, un vieux paletot de laine gris mité – le défendaient mal du froid de la nuit. Il aurait donné cher pour un café bouillant mais il n’avait pas un sou en poche. En outre, sa tête encore plus ou moins sous l’influence de la drogue ne parvenait pas à retrouver une idée claire, sinon celle-ci : il ne fallait pas rester là car tôt ou tard on le chercherait.

En se relevant avec difficulté, il sentit sous sa main un tronçon de branche morte qui lui fournit un bâton solide sur lequel il s’appuya, puis, claudiquant, il s’enfonça dans l’obscurité sans savoir où il allait. Il se sentait fatigué, si fatigué, et la nuit était si humide. Alors, distinguant à peine ce qui devait être un bâtiment de ferme où il sentit qu’il y avait de la paille, il s’étendit dessus, se roula même dedans avec délices parce que c’était sec et chaud. Enfin, il retomba dans le sommeil...

Une main posée sur son épaule le réveilla :

— Qu’est-ce que vous faites là, mon pauvre monsieur ? s’inquiétait une voix de femme.

Ouvrant les yeux, il vit qu’elle n’était plus de première jeunesse et qu’une vraie compassion habitait son regard las.

— Je crois que je n’en sais rien, madame... J’ai été attaqué, on m’a enfermé et j’ai réussi à m’échapper, mais on m’a dépouillé de tout...

— Vous habitez où ?

— À... à Londres... Je m’appelle Josse Bond.

— Mais pourquoi êtes-vous dans ma grange ?

— Je cherchais du travail et on m’avait dit qu’on embauchait à Hever où l’on emploie toujours beaucoup de monde ! Et puis je me retrouve ici sans savoir comment j’y suis venu...

— On raconte qu’il s’en passe de drôles à Hever. Écoutez, on ne va pas rester là. Je m’appelle Jenny Parker et je vis seule depuis la mort de mon mari. Venez à la ferme. Vous pourrez au moins manger un morceau et ensuite on verra ce que l’on peut faire. Mais vous êtes blessé ? ajouta-t-elle en remarquant sa cheville maculée de sang. Appuyez-vous sur moi, je vais vous soigner !

Ils gagnèrent lentement la modeste ferme qui ne respirait pas la prospérité, néanmoins Aldo put se régaler d’une omelette, d’une soupe aux choux que normalement il détestait mais qui lui parut divine. En même temps Jenny soignait sa cheville.

— Je vous garderais volontiers mais je ne vois pas à quoi je pourrais vous occuper ? Vous voulez aller où d’abord ?

— À Londres, où j’ai, certes, des ennemis mais où je pourrais le mieux me défendre.

— Dans cet état ? Vous êtes habillé comme un clochard...

— Il est préférable que je passe inaperçu...

— Pendant que vous finissez votre repas, je vais regarder si je ne peux pas trouver dans les vieux habits qu’a laissés mon époux quelque chose d’un peu moins misérable... il n’était pas aussi grand que vous... mais guère moins, je pense.

Ce n’étaient pas des habits de luxe, tant s’en faut. Des frusques de travailleur fatiguées : une veste, un tricot, un pantalon pas assez long retenu par une ceinture tressée en ficelle. Elle le coiffa d’une ce ces casquettes irlandaises très larges – presque au point de servir de parapluie ! – comme on en voyait partout dans le peuple, et le munit d’un bâton après avoir nettoyé et pansé sa blessure.

Au moment où il allait partir, elle proposa presque timidement :

— Vous ne voulez vraiment pas rester un peu... le temps de guérir ?

— Non, merci ! Vous pourriez être en danger. Je vous en supplie, si on vient vous poser des questions, vous ne m’avez jamais vu !

— Ça... je vous le jure ! Mais peut-être que quand vous serez tiré d’affaire, vous viendrez me dire bonjour ?

Il le promit du fond du cœur. Alors, elle poursuivit :

— D’après ce que j’ai vu, vous n’avez pas d’argent ?

— Pas un penny ! fit-il avec un bref sourire.

— Et moi guère plus ! Emportez au moins de quoi manger un jour ou deux, murmura-t-elle en lui donnant un fromage et un gros morceau de pain qu’elle glissa dans une musette. Et que Dieu vous protège !

— Il l’a déjà fait puisque je vous ai rencontrée... Merci, Jenny ! Vous permettez ?

Elle lui tendit sa joue et il se mit en route après lui avoir demandé s’il y avait quelqu’un en vue. Non, personne ! Et avec un geste d’adieu il s’en alla.

Du seuil de sa porte, elle le regarda s’éloigner, un peu courbé sur son bâton et claudiquant dans la brume légère du matin qui l’avala bientôt.

Il avait disparu depuis un moment qu’elle était toujours là, songeuse : qui pouvait-il bien être et qui se cachait sous ces cheveux trop longs et cette abondance de barbe et de moustache ?

— Un clochard, lui ? Il a l’air d’un prince ! soupira-t-elle avec cette étonnante intuition féminine qui se loge dans n’importe quel cerveau. Il a de si beaux yeux... et de si belles mains malgré les ongles cassés !

On lui aurait dit qu’elle était tombée amoureuse de son rescapé qu’elle aurait ri, sans doute. À son âge ! Et pourtant, c’était le cas et elle dut lutter contre elle-même pour ne pas courir le rattraper et le ramener dans sa petite ferme ! Le garder encore un moment... Ne serait-ce que le temps que sa cheville guérisse !

Pour Aldo, ce fut la dernière halte réconfortante sur le chemin de la misère.

Arrivé à Londres, la seule chose qui s’était améliorée, c’était sa cheville, elle le gênait, sans plus... Mais le reste ! Il n’avait pas d’argent en poche, pas de bijou à vendre, rien, dut mendier pour s’acheter une de ces tourtes que vendaient des marchands ambulants, coucher sur un banc quand il n’y avait plus de place dans les asiles de nuit et souvent en face d’une de ces affichettes qui reproduisaient ses traits avec la mention « Recherché pour vol ! Dangereux ! Récompense ! », cherchant en priorité un coin abrité quand il pleuvait pour ne pas être trempé jusqu’aux os, changeant de quartier pour ne pas se faire repérer... Voilà tout ce que lui avait arraché la haine d’un inconnu et surtout celle d’une femme, Ava !

Il était devenu une sorte de fantôme, lui qui avait un palais à Venise, une fortune, une femme qu’il aimait profondément, des enfants, et Tante Amélie et Plan-Crépin... et Adalbert, disparu certainement en même temps que lui et dans les mêmes conditions. Peut-être mort ? Il ne devait être d’aucune utilité, personne n’ayant manifesté une quelconque intention de le déshonorer ! Et d’ailleurs il n’était que complice...

C’était à lui qu’il pensait le soir où il s’était retrouvé à Chelsea, assis sur un banc de Cheyne Walk, pas loin de cette jolie maison qu’Adalbert y avait achetée et où l’on vivait si bien. Mais elle devait être vide. Tous les volets étaient clos et un policeman patrouillait devant. Un policeman qui d’ailleurs le fit déguerpir :

— Hé, toi, l’homme ! Tire-toi d’ici si tu ne veux pas que je t’embarque ! Les maisons désertes, c’est tentant d’y faire un casse !

— Ça va ! J’m’en vais ! gronda-t-il. Mais c’est pas parc’que j’suis pauvre que j’suis un voleur !

— C’est l’occasion qui fait le larron ! File, j’te dis !

Et il était parti vers le dock le plus proche pour tenter de réaliser une idée qui lui était venue : chercher un bateau français et y embarquer clandestinement. Si on le découvrait une fois sorti des eaux anglaises, il suffirait qu’il se réclame de Langlois, le patron de la PJ, et c’est à lui qu’on le remettrait. D’autant plus facilement que, depuis Trafalgar et même quelques siècles plus tôt, l’entente cordiale ne s’était jamais faite entre la marine française et la marine anglaise. Seulement, l’accès aux navires sur les docks était sévèrement gardé ! Il décida d’aller errer sur le port au plus près de la sortie de Londres... et même – pourquoi pas si l’occasion s’en présentait ? – de voler une barque et de se laisser entraîner jusqu’à la mer... et plus loin si possible. Ce qui voulait dire fréquenter les quartiers de l’East End...

— C’est juste à peine moins misérable que White Chapel, fit observer Peter, mais étant donné les maisons de jeu où vont s’encanailler des gens chic, la police y est plus présente. Pas en uniforme bien sûr, mais elle y va davantage il est vrai, car elle aurait trop à faire si elle devait regarder tout le monde sous le nez !

— De toute façon, trancha Plan-Crépin, si c’est là qu’il est, c’est là qu’il faut aller !

— Moi, l’endroit ne m’est pas inconnu, dit avec satisfaction Adalbert, qui, se souvenant des expéditions au « Chrysanthème Rouge », espérait qu’Aldo ne les avait pas entièrement oubliées. Finch pourra garer la voiture dans une impasse noire comme de l’encre qui se situe le long même du cabaret.

Les dernières indications du pendule penchaient vers Chinatown. Et on partit, toujours dans le même équipage.

Après avoir franchi Regent’s Canal, Finch fila se cacher dans le cul-de-sac, et l’on descendit près du fleuve. Il avait plu toute la journée, mais quand la pluie cessa, la brume en formation sur la Tamise menaçait de se changer en brouillard et l’humidité abaissait la température. Il faisait presque froid. L’air sentait le charbon, la tourbe, la vase surtout, dont l’odeur envahissait le port et ses alentours immédiats. La marée approchait de l’étale et le fleuve apparaissait comme une vaste étendue d’eau noire et plate où se reflétaient péniblement les fanaux des navires à l’ancre ; les formes sombres d’un train de péniches à l’arrêt, de deux bateaux de commerce et de barges plus ou moins chargées surgissaient de vagues nuées d’un gris blanchâtre. La sirène d’un remorqueur troua la nuit et on l’entrevit bientôt dans l’obscurité. Il amorçait sa descente vers l’estuaire :

— Il n’est pas loin, exulta Plan-Crépin. Je le sens !

On mit pied à terre pour s’engager dans une ruelle où les pavés avaient disparu, remplacés par de la boue. Des constructions basses, lépreuses, la bordaient. L’une d’elles s’offrait l’élégance incongrue mais normale, dans un quartier chinois, d’un toit vaguement retroussé. Il y avait des panneaux vermoulus portant des inscriptions asiatiques, accrochés ici et là, dont l’art raffiné ne parvenait pas à anoblir ce quartier sordide.

De rares ombres circulaient, furtives, emballées dans des houppelandes informes qui avaient l’air de se prolonger jusqu’au sol détrempé, courbant le dos, noyées dans le brouillard qui les avalait au fur et à mesure.

— On jette un coup d’œil au fameux « Chrysanthème » ? proposa Peter.

— Ça me paraît trop éclairé, répondit Plan-Crépin, avisant le vague quinquet qui rougeoyait derrière une vitre sale. Et puis il n’y est pas ! Allons plutôt par là !

Elle s’avança dans un boyau obscur qui suivait plus ou moins le cours de la Tamise, fouillant de ses yeux plissés par l’attention le moindre recoin. L’obscurité était si dense que c’était à peine si elle pouvait suivre les indications du pendule... mais il oscillait toujours et c’était cela qui comptait. Et puis soudain il s’arrêta...

— Non ! Oh, non !

Elle avait presque crié.

— Que se passe-t-il ? demanda la voix angoissée d’Adalbert.

Ce qui sortit de sa gorge étranglée était à peine audible :

— Il... il ne bouge plus ! Mon Dieu, par pitié ne nous faites pas ça ! Pas lui, pas ainsi !

La sentant au bord de la crise de nerfs, Adalbert prit ses deux mains pour les serrer entre les siennes d’autant plus fermement qu’il se sentait lui-même au bord de la panique.

— Dans ces quartiers, un coup de couteau est vite venu ! murmura Peter. La plupart du temps sans que l’on sache d’où il vient !

Mais il se hâta d’ajouter, bouleversé par le chagrin de cette fille qu’il croyait en fer :

— Ne serait-ce pas parce qu’il aurait pu changer de direction ?

— ... emporté par un char volant car je ne pense pas qu’il dispose du moindre moyen de locomotion ? Le pendule me l’aurait dit ! Non ! J’ai peur...

— Et si vous essayiez malgré tout « la » question fatidique ?

De toute façon, elle l’aurait posée, même si elle n’y croyait plus :

— Si cela peut vous faire plaisir...

D’une main mal assurée, elle sortit la photo d’Aldo et son petit guide d’améthyste, se concentra de son mieux :

— Vivant ? interrogea-t-elle, et presque aussitôt sa voix se brisa dans un étranglement joyeux...

— Vivant ! clama-t-elle, soudain envahie de bonheur. Vivant... mais ailleurs ! On ne sait où ?

Ils ne pouvaient pas deviner qu’Aldo avait trouvé une barque et que, couché au fond, il descendait la Tamise avec pour la première fois l’espoir au cœur.

Il n’avait rien pour se guider sinon une paire de rames au fond de l’embarcation, mais il préférait ne pas s’en servir avant le jour... Il en profita pour dormir malgré la faim qui le tenaillait. Son dernier morceau de pain, il l’avait mangé la veille...

Rentrée chez Mary, l’équipe ne perdit pas une minute pour tenter de comprendre ce qui s’était passé. Secouée par la montée de désespoir qui l’avait secouée, Marie-Angéline ne se sentait pas au meilleur de sa forme et ce fut Mary qui prit l’initiative de demander conseil à Botti. Ce que l’on fit. Naturellement, il voulut parler à son élève :

— Pour moi, lui dit-il, il n’y a pas de doute : il doit essayer de quitter les eaux anglaises, après quoi il n’aura qu’à s’en remettre à n’importe quel bateau français et à se réclamer du chef de la Sûreté...

— Que pouvons-nous faire ?

— Tenter de le repérer et descendre le fleuve, vous aussi. Il doit être dans une barque. Ce ne sera pas facile parce que la Tamise est large et encombrée... mais en prenant un canot à moteur afin de le sortir des eaux anglaises au plus vite ! Là, il sera sauvé... Ah, j’ai une nouvelle pour vous ! Je ne sais pas comment il s’y est pris mais son beau-père vient d’arriver à Londres. À renfort de relais d’avions, je suppose.

— Il en possède un !

— C’est beau, la grande fortune ! Quant à vous et à votre équipe, courage ! Vous approchez du but !

À peine touché le sol anglais, Moritz Kledermann avait pris une chambre au Savoy, loué une Rolls avec chauffeur et s’était fait conduire à Hever Castle. Les affichettes qu’il avait rencontrées sur son chemin à travers la ville n’avaient pas peu contribué à la colère qui ne le lâchait pas depuis son échange de télégrammes avec Astor, et il était hors de lui quand sa voiture embouqua le pont-levis où les gardes eurent juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être renversés.

— Ah, c’est vous ? fit le lord, apparu sur le seuil comme par magie.

— Cela vous étonne ?

— Je ne vous attendais pas si tôt !

— Tôt ou tard, sachez que je ne me contenterai pas de fumeuses explications, tandis que vous déshonorez tranquillement ma famille ! Morosini, un voleur ? Vous ne seriez pas devenu fou ?

Autour d’eux les domestiques n’en perdaient pas une miette. Embarrassé, Astor proposa :

— Allons chez moi ! Je ne tiens pas à la publicité !

— Personne n’y tient... À part cette garce d’Ava qui n’est heureuse que lorsqu’elle a l’occasion de nuire. Il semblerait qu’elle ait réussi grâce à votre aide, ce que je n’aurais jamais cru possible. Je vous croyais mon ami et, n’en ayant pas pléthore, je choisis bien en général !

Tout en parlant, ils avaient gagné ce que Moritz Kledermann appelait naguère encore en riant le « sanctuaire du Sancy ». D’un geste, Astor désigna l’emplacement vide :

— Voyez ! Il n’est pas parti tout seul !

— Racontez ! intima brièvement le banquier. Non, merci ! se hâta-t-il d’ajouter comme Astor tendait la main vers un carafon de whisky. Je ne bois qu’avec mes amis et je ne suis pas sûr que vous en soyez encore, puisque vous refusez ma parole !

Astor rougit jusqu’aux ouïes mais n’insista pas. Il détailla comment le fameux soir, alors que le temps était épouvantable, Morosini, qui avait rendez-vous avec lord Allerton pas bien loin, et avait trouvé visage de bois – Allerton avait été appelé ailleurs –, était venu lui demander l’hospitalité en raison de ses bronches fragiles...

— Il était sur le chemin du retour pour Venise.

— C’est ce qu’il prétend ! ricana le lord. En fait il était ici, avec moi. Nancy, elle, était absente et j’ai eu soudain envie d’en profiter. Bavarder avec un tel expert et cela toute la nuit, quel rêve ! Aussi avons-nous dîné ensemble et, au lieu de l’envoyer dormir dans votre cottage, je l’ai retenu au château et nous avons causé !

— De quoi ? s’étonna Kledermann, narquois. Vous avez été, je pense, ébloui par son érudition ?

— Eh bien non, et j’avoue avoir été déçu, mais il s’en est expliqué en disant que peut-être la fièvre le chamboulait...

— Ben voyons ! ricana le banquier. Alors vous lui avez montré sa chambre ! Il n’a pas trop dérangé le fantôme de la reine Anne ?

— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu, mais quand j’ai voulu le rejoindre pour partager le breakfast avant son départ, il avait disparu sans même laisser un merci ! Le Sancy aussi ! Là-dessus, Ava, folle de colère, a donné le mot de l’énigme.

— Et vous l’avez crue ? Je vous pensais plus intelligent que cela !

Le mot, trop dédaigneux pour n’être pas franchement maladroit, réveilla la colère du maître d’Hever :

— Je suis peut-être idiot mais je m’en tiens là. Un homme est venu et dans cette vitrine il y avait un diamant de plus de 55 carats. L’homme est reparti et le diamant s’est envolé. Donc, qu’il reprenne sa place et vous aurez droit à mes excuses. Jusqu’à cela, je ne retirerai pas ma plainte... et votre beau gendre tâtera de la prison !

Une idée soudaine traversa l’esprit de Kledermann :

— Il est vraiment beau, n’est-ce pas ?

— Qui ? Votre voleur ? J’avoue que, sur ce chapitre-là aussi, j’ai été un peu déçu.

— Allons donc ! Il a les plus beaux yeux noisette qui soient, dommage que lady Nancy ait été absente. Elle au moins les aurait appréciés à leur juste valeur ! Les femmes sont imbattables sur ce terrain !

— Cela lui aurait été difficile ! Il se plaignait d’une conjonctivite aiguë et portait des verres teintés !

Cette fois, le père de Lisa avait compris. Astor avait bel et bien eu affaire à un imposteur, mais il n’en démordrait pas pour un empire, redoutant de passer pour un imbécile. D’ailleurs il se levait, soudain très raide :

— Vous avez entendu mon dernier mot, mon cher Kledermann. Retrouvez mon Sancy et nous redeviendrons amis comme devant !

— Il faudrait encore que, moi, j’en aie envie... et cela m’étonnerait fort !

Et il était reparti !

Chose étrange chez un homme aussi sûr de lui, Angelo Botti venait de se manifester à nouveau :

— Je vous ai donné un conseil idiot ! déclara-t-il en toute simplicité. Je vous ai dit de prendre un canot à moteur ! C’est grotesque : moins vous ferez de bruit, mieux cela vaudra ! Une barque avec des hommes tirant sur leurs avirons, surtout la nuit, rien n’est plus naturel, et une fois que vous l’aurez repéré, vous pourrez l’approcher sans risquer de l’effrayer... Finch, lui, peut louer un canot à moteur et vous suivre à distance, car depuis la berge la surveillance est impossible, et il pourra se fondre parmi les nombreux bateaux qui circulent sur le fleuve qui, lui, va en ligne droite...

Émue qu’un homme aussi considérable ait pris la peine de s’excuser, Plan-Crépin le remercia avec des larmes dans la voix et en profita pour le mettre au courant du retour de Kledermann et de son entretien avec Astor à Hever Castle. Il s’en montra surpris :

— Il n’a jamais fait de doute pour personne que c’est un homme honnête et droit, et la preuve est faite pour nous qu’il a reçu un imposteur, mais la perte de ce diamant dont il était si fier doit primer pour lui à présent ! Il veut le retrouver, c’est devenu son obsession ! L’amitié, c’est bien, mais il doit penser que Kledermann est dans la même situation vis-à-vis de son gendre et qu’il doit le sauver coûte que coûte ! Et il se défend pied à pied ! L’autre a d’ailleurs fait ce qu’il fallait pour cela !

— Que décider alors ?

— Lui apporter une preuve irréfutable ! Mais... ne désespérez pas, surtout ! Il se peut que...

La communication fut soudain coupée.

— Même les plus grands médiums ne peuvent prévoir les fantaisies du téléphone ! soupira Peter.

— Et nous n’avons rien d’autre à faire que d’essayer d’intercepter la barque ! conclut Adalbert.

— Et de nous en procurer une ! De préférence du bon côté ! précisa Plan-Crépin qui, après consultation du pendule, opta pour la rive gauche. C’est de là qu’il est le plus près !

— On y va !

Tandis que Finch prenait possession du canot automobile chargé de les rattraper, on discutait. Si l’on parvenait à rejoindre Aldo, ne serait-il pas plus sage, au lieu de le ramener dans Londres, de piquer droit sur l’estuaire où les embarcations de tout poil ne manquaient pas et de filer vers la Manche, la France et la police de Langlois à qui il serait impossible de l’arracher et dont Kledermann, encore furieux de son échec à Hever, avait déjà dû investir les locaux ?

— Bien sûr, c’est la meilleure solution ! approuva Adalbert. Surtout si l’avion de Kledermann pouvait le repêcher à temps. Là, plus de problèmes. Je suis persuadé que Langlois se reproche de nous avoir laissés partir pour... Londres (il avait failli dire « pour ce foutu pays » mais s’était rappelé que ce brave Peter était anglais !). Mais on déteste l’inaction et l’on était à cent lieues de se douter de ce qui nous attendait ici !

Mary à son tour s’en mêla :

— Incontestablement, c’est la meilleure solution. La seule valable, mais il faut peut-être tenir compte du temps ? Il ne fait pas beau, le vent peut devenir violent, et s’il se levait une tempête sur la Manche ? Une modeste barque...

— ... n’aurait aucune chance ! Même l’avion peut avoir des difficultés...

— Très juste ! s’écria Adalbert, exaspéré. Et je suppose que votre sacré pendule doit pouvoir l’annoncer, cette tempête ?

— C’est vrai, au fond...

Aussitôt consulté, le pendule réfuta la tempête. Du vent, oui, mais pas à ce point-là !

— Et puis, assez tergiversé ! coupa Plan-Crépin. On fait avec ce que l’on a et on a suffisamment perdu de temps ! Songez que, dans sa barque, Aldo n’a aucun moyen de se procurer de la nourriture ! On se dépêche !

Quelques minutes plus tard, vêtus de façon à ne pas attirer l’attention – et Marie-Angéline en garçon –, Adalbert et Peter s’attelaient aux rames tandis que celle-ci, assise à l’avant, consultait discrètement son pendule. La circulation sur le grand fleuve était intense, ni plus ni moins que d’habitude. Les nuages sillonnaient le ciel mais la nuit était suffisamment claire pour que l’on puisse se diriger.

— Il est loin ? demanda Adalbert.

— Il est passablement en avance sur nous ! Alors, souquez les gars ! Il faut le rattraper avant que quelqu’un ne s’avise qu’un bateau descend tout seul la Tamise !

— Il pourrait ramer ?

— Encore faut-il pouvoir ! Il n’a plus guère de force et il doit s’être dissimulé au fond. Peut-être dort-il ? Alors du nerf ! ! Je crois qu’on se rapproche...

Chez les Sargent, Mme de Sommières avait bien du mal à trouver le sommeil. Non parce que Plan-Crépin n’était plus là pour lui faire la lecture, mais quand la fatigue venait à bout de ses nerfs, c’était pour la hanter avec les abominables affichettes qui présentaient Aldo comme le pire des coquins... et dangereux, par-dessus le marché. Ce qui navrait lady Clementine qui s’était réellement attachée à elle. Le cœur de cette charmante femme lui fondait quand elle voyait son amie descendre pour le petit déjeuner que l’on prenait à la française, le teint pâle et ses beaux yeux verts qui lui mangeaient la figure. Comme tous les autres d’ailleurs, elle la sentait accrochée à ce petit mot porteur d’espoir : « Vivant ! »

Quelqu’un partageait la désolation de Clementine et c’était sa meilleure amie : Caroline ! La duchesse avait retiré une vive satisfaction de ce qu’elle appelait « l’exécution d’Ava », mais quand elle avait eu connaissance de l’attitude incroyable d’Astor le soir où Kledermann s’était expliqué avec lui, les bras lui en étaient tombés.

— Ce n’est pas possible, vitupéra-t-elle, alors que, venue prendre le thé chez les Sargent, elle commentait ce qu’elle venait d’entendre. Au fond, et même s’il l’a « offert » à sa femme, le véritable propriétaire du Sancy, c’était Astor lui-même ! Et on peut le comprendre car Dieu sait qu’il est beau, pourtant je sais que Nancy ne le porte pas avec un réel plaisir...

— Cependant quelle merveille, fit Clementine, et en outre il lui va à ravir !

— Entièrement d’accord, mais elle estime que trop de sang a coulé à cause de lui au cours des siècles !

— Le malheur est que son époux trouve qu’il sied encore mieux au fantôme d’Anne Boleyn. Sa perte le rend fou et il ne veut qu’une chose : le contempler dans sa vitrine. Alors, ce que l’on peut bien lui dire !

— Même un ami comme Kledermann ? Il pourrait au moins le croire quand il lui certifie que son gendre n’y est pour rien ?

— C’est ça, la malédiction des pierres célèbres. Parent, ami, on ne croit plus personne. Que l’on retrouve le diamant et il tombera dans les bras du cher banquier, disant qu’il n’en a jamais douté ! Vous pariez ?

— Certainement pas, ma chère amie ! soupira Clementine. En attendant, que pourrions-nous faire pour aider ce que l’on peut appeler l’équipe de secours qui se dévoue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des conditions plus que difficiles ?

— Je vais demander audience au roi ! Je sais qu’il n’a pas des pouvoirs très étendus mais il est... le roi ! Et il pourrait peut-être calmer les ardeurs guerrières du nouveau patron de Scotland Yard ! Un policier émérite, sans doute, frais revenu des Indes, mais cela n’explique pas la hargne qu’il met à poursuivre Morosini. Et il n’est pas Premier ministre, que je sache !

— Si ceux qui le protègent lui assurent la confiance de George VI, vous allez perdre votre temps, Caroline ! Ça, pour vous recevoir, il vous recevra, car il sait quelle femme vous êtes...

— Et si vous pouviez m’obtenir l’honneur de vous accompagner, madame la duchesse ? proposa soudain Mme de Sommières, je pourrais l’implorer d’entrer en contact avec la France et, surtout Pierre Langlois, le directeur général de la Police judiciaire, qui l’éclairerait sur bien des choses ?

— On peut toujours essayer... à condition que ce soit vraiment ce Langlois qui lui réponde réellement !

La marquise devint plus pâle si c’était possible.

— Vous ne voulez pas dire que l’on oserait...

— Eh si ! C’est bien ce que ma remarque signifie ! Avec le gouvernement que nous avons en ce moment et dont je vous avoue, non sans honte, qu’il n’y a guère lieu d’être fiers, on peut s’attendre à tout ! Ces gens n’oublient pas que notre cher souverain est un grand timide par nature !

— Mais pas la reine ! s’écria Clementine. Elle est énergique, forte, et comme il l’aime profondément il l’écoute !

— Vous avez entièrement raison et là on tient une chance, intervint la duchesse. S’ils étaient en ville, nous serions déjà en train de galoper sur le chemin de Buckingham Palace sans que personne puisse nous en empêcher, mais, à cette heure, ils sont à Balmoral, et d’ici là on pourrait nous mettre des bâtons dans les roues ! C’est loin !

— À qui pensez-vous en disant « on » ?

— Si seulement je le savais ? N’importe, l’idée est excellente et je vais faire en sorte de la réaliser au plus vite... mais sans vous, madame !

Mme de Sommières, vexée, demanda :

— Pourquoi sans moi ? Il me semble...

— Ne soyez pas fâchée et écoutez-moi. Je crois pouvoir assurer sans me vanter que je suis une amie d’Elizabeth et les portes du palais me sont grandes ouvertes... Parce que c’est normal ! Ce le serait moins avec vous car immédiatement il se trouverait quelqu’un pour poser une question !

— Vous avez tout à fait raison ! Pardonnez ma réaction.

— Ce n’est rien. Mais à propos de question, Clementine, avez-vous enfin des nouvelles de votre époux ?

— Oui. Il est en train de rentrer et je l’attends sous peu !

— Enfin une bonne nouvelle ! Vous connaissez le colonel Sargent, je suppose, madame de Sommières ?

Ce fut Clementine qui répondit :

— C’est en Égypte que nous avons fait connaissance et où nous nous sommes liés d’amitié ! Sir John appréciait beaucoup son neveu. Cela me ferait une peine énorme s’il avait changé d’avis et ajoutait foi à cette accusation de vol !

La duchesse se mit à rire :

— N’ayez aucune crainte ! C’est l’un des hommes les mieux renseignés de la planète... mais je n’en dévoilerai pas plus ! Surtout, racontez-lui l’histoire dès qu’il arrivera, Clementine. Je suis persuadée qu’elle le passionnera ! Et qu’il pourrait y fourrer son nez ! En attendant, il faut que je me débrouille pour voir la reine ! Courage, madame, ajouta-t-elle pour la marquise. Mon petit doigt me dit que les choses pourraient s’arranger !

Sur la Tamise nocturne, Adalbert et Peter faisaient force rames, aiguillonnés par la distance qui se rétrécissait peu à peu :

— Il y a plusieurs courants dans le fleuve, expliquait Sa Seigneurie avec satisfaction. On a dû tomber sur le bon du premier coup ! Un vrai coup de chance !

— Ça c’est un mot qu’il ne faut jamais dire tant que l’on n’a pas encore atteint son but ! intervint sévèrement Marie-Angéline. J’ai entendu dire qu’il y avait aussi des tourbillons ! Alors conservez votre souffle et souquez ferme !

— Ce que vous pouvez être désagréable quand vous vous y mettez ! ronchonna-t-il, douché. Alors que c’est plutôt agréable de vous fréquenter. Mais elle a raison, Peter !

Il n’en dit pas davantage. Un incident imprévu survenait devant eux. Soudain furieuse, Plan-Crépin jura :

— Dieu du Ciel ! Je le perds !

— Quoi ?

— Il n’est plus devant nous ! Il a dû tomber sur l’un des tourbillons en question. Je savais ce que je disais, qu’il ne faut jamais parler de chance avant la victoire !

Le pendule en effet venait de s’immobiliser... et les cœurs des trois poursuivants en firent autant, puis il s’agita dans tous les sens comme pris de folie.

— Cessez de ramer quelques instants ! Il faut que je le retrouve !

Marie-Angéline sortit le morceau de plan qui correspondait à cette partie du fleuve, une discrète lampe électrique qu’elle confia à Adalbert et commença à balayer la région sans que le petit guide se décidât à opter pour une nouvelle direction.

— J’espère que ce machin ne lui a pas fait faire demi-tour ? hasarda Adalbert.

— Ce n’est pas impossible, le renseigna Peter. La barque n’est pas lourde et il doit être incapable de la maîtriser.

Muette pour le moment, Plan-Crépin avait peine à empêcher sa main de trembler. Plusieurs instants s’écoulèrent qui ne durèrent guère, pourtant il leur parut un siècle avant qu’elle ne s’écrie :

— Non. Il n’a pas fait demi-tour. Je viens de le repérer et il va toujours dans le bon sens... seulement c’est maintenant plus proche de la rive droite et ça ne va pas faire l’affaire de Finch ?

— On tâchera de le rejoindre après ! L’urgent, c’est de récupérer Aldo !

Elle indiqua la bonne direction et ses compagnons se remirent à ramer avec plus d’énergie que jamais, après s’être craché dans les mains en accord avec les vieilles traditions, et pour du beau travail, ce fut du beau travail ! L’embarcation volait presque sur les flots, incontestablement l’écart diminuait. On approchait, on approchait et bientôt le petit bateau fut en vue. La victoire, leur victoire était devant eux ! Encore quelques efforts, et Aldo serait dans leurs bras et on en mettrait un bon coup pour descendre l’estuaire vers le point où ils avaient donné rendez-vous à Kledermann, équipé, lui, d’un puissant moteur grâce auquel on atteindrait sans perdre de temps la prairie discrète où son avion devait déjà les attendre.

Encore quelques coups de rame ! Le bateau sans conducteur était à présent à leur portée.

On y était et Adalbert retint le cri de triomphe au moment de sauter à bord.

Seulement, la barque était vide...

La déception était si rude qu’il leur fallut un instant pour réaliser. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Le bateau ne s’était pourtant pas retourné quand il avait été pris dans le tourbillon : il le serait encore ? Aurait-il été repéré par un ennemi et suivi ? Prostrée, Marie-Angéline n’osait même plus interroger son pendule...

La voix soudain dure et étranglée, Adalbert ordonna :

— Ce n’est pas l’heure de flancher. Il faut savoir ! Posez la question, bon Dieu !

— Je n’ose pas !

— Alors posez-la autrement ! Il a été enlevé ?

— Non !

— Il est peut-être tombé à l’eau, avança Peter.

Marie-Angéline parut ressusciter. Le pendule bougeait :

— C’est ça ! On dirait qu’il est toujours vivant !

— Pourquoi, on dirait ?

— Parce que dans l’élément liquide le pendule n’est pas aussi performant que sur terre !

— Mais Aldo est vénitien ! C’est un homme de la mer et il nage comme un poisson.

« À condition d’être en forme ! pensa Peter et ce ne doit pas être le cas. »

Cette fois, Plan-Crépin posa la question et la réponse lui arracha un cri de joie.

— Oui ! Il faut le retrouver et dare-dare !

On fit demi-tour, mais remonter la Tamise était plus pénible que de la descendre et, en contemplant son immensité, Adalbert sentit le cœur lui manquer. Comment retrouver Aldo dans cet univers mouvant ?

La joie de Plan-Crépin fut de courte durée et se changea peu à peu en sanglots : le pendule faiblissait, faiblissait :

— Il est en train de se noyer !

— Et nous allons vivre le pire cauchemar de notre vie, murmura Adalbert. Apprendre à Tante Amélie, à Lisa, aux enfants qu’ils ont perdu ce qu’ils ont de plus cher !

Ce n’était en aucun cas ce genre de nouvelle que l’on attendait chez les Sargent. Sir John s’était annoncé pour le lendemain, et sa femme comme d’ailleurs la marquise l’attendaient avec impatience...

Sachant la haute position – plutôt secrète – qu’il occupait au Foreign Office et dont ceux que Lisa appelait le « gang d’Aldo » avaient pu se faire une idée en Égypte lors du drame déchaîné par un prince féroce et un anneau de légende, les deux femmes mettaient tous leurs espoirs en lui.

Le teint plus « bois de rose que jamais », les cheveux et la moustache neigeux dans le plus pur style « armée des Indes », droit comme un I dans sa tenue de voyage coupée par un maître tailleur, l’ancien colonel du 17e Gurkha fut reçu par sa femme avec autant de sang-froid que s’il revenait d’une chasse à la grouse en Écosse et non d’un point quelconque du vaste Empire britannique.

— Vous allez bien, John ?

— À merveille ! Vous aussi, Clementine, à ce que je vois ! Madame la marquise de Sommières, infiniment heureux de vous revoir... et je n’aurai pas le mauvais goût de vous demander des nouvelles de votre famille. J’en sais très suffisamment sur cette vilaine affaire que je considère comme une tache sur l’honneur de l’Angleterre.

— Pensez-vous y mettre bon ordre, John ?

— Évidemment, Clementine ! Il ferait beau voir que je laisse en l’état une telle monstruosité ! Et cela par la faute d’une femme que j’ai toujours considérée comme une véritable calamité. Je ne comprends pas d’ailleurs qu’on puisse lui permettre de se livrer aux pires turpitudes sans la mettre au moins à l’index !

— Elle vient de trouver son maître, ou plutôt sa maîtresse. La duchesse Caroline s’en est chargée au cours d’un bal somptueux. Caroline arborait alors une magnifique copie du Sancy et Ava est tombée droit dans le piège. Nous n’y avons pas assisté étant donné la conjoncture, mais Peter nous a tout raconté. Ce fut une exécution capitale dans toute sa splendeur. Caroline l’a carrément chassée de chez elle et fait savoir à ses amis qu’il leur faudrait désormais choisir entre sa présence et celle de cette femme !

— Je n’ai aucune peine à imaginer de quel côté a penché la balance de la haute société. Je n’en suis pas moins étonné par les réactions des Astor. Voilà longtemps qu’ils auraient dû procéder eux-mêmes à l’expulsion. De tout temps cette mégère a été indigne d’eux. C’est peut-être un reste d’attachement au sang américain face aux Anglais. Les années pourtant ont coulé depuis la guerre d’Indépendance... et ce sont des gens très bien !

— Alors pourquoi avoir refusé de retirer sa plainte devant Kledermann qu’il connaît depuis si longtemps ? Il ne voit qu’une chose : on lui a pris son diamant ! dit Mme de Sommières avec amertume. N’eût-il pas été plus élégant de s’associer à lui pour le retrouver ?

— C’est l’un des plus beaux du monde ! remarqua paisiblement Clementine. Et je commence à comprendre que les pierres exceptionnelles peuvent rendre fou ! Pour en arriver à s’en prendre au prince Morosini, il faut l’être ! Et pas qu’un peu !

— On est un homme ou on ne l’est pas, Clementine. À présent, faites-nous servir une coupe de champagne ! Ou bien la circonstance après une aussi longue absence ne le mérite-t-elle pas ?

— Mais il n’attendait que vous ! Pouvons-nous savoir quels sont vos projets ?

— D’abord, rendre compte de ma mission à qui de droit ! Ensuite... permettez que je n’en dévoile rien ! Voilà des mois que vous ignorez tout de moi. Quelques heures de plus ne devraient pas être insupportables ?

— L’ennui avec vous, John, est que vous ayez toujours raison !

— Et j’espère bien continuer longtemps ! conclut-il en offrant son bras à la marquise pour passer à table.

Celle-ci, au contact de ce bras solide, se sentit tout à coup beaucoup mieux ! L’amitié de cet homme – de ce couple hors du commun – valait un trésor !

Le lendemain, le colonel en civil et sans le moindre signe distinctif se rendait à son ministère comme n’importe quel employé consciencieux. Ensuite, il alla rendre visite... à une amie. Le soir même, le décor changeait.

La longue voiture, conduite par deux chauffeurs, qui se présenta au pont-levis d’Hever Castle, les fanions sur les ailes, avait tout de la voiture officielle avec ses insignes de l’Empire britannique et fit ouvrir de grands yeux au personnel qui l’accueillait, empreint d’un visible respect. Elle venait droit du Foreign Office et, sans s’inquiéter si elle était la bienvenue ou pas, on fit entendre que le personnage qu’elle amenait voulait être reçu immédiatement par lord Astor... sur l’ordre du roi !

À l’intérieur, une seule personne mais en uniforme, bardée de décorations que l’on ne distribuait pas au commun des mortels, dont une particulièrement rare :

— Le colonel lord John ! annonça-t-on.

Affolé, le maître d’hôtel tenta de parlementer :

— Veuillez au moins patienter ? Le temps de savoir si lord Astor n’est pas trop occupé pour...

Le passager de la voiture fit aussitôt tonner son point de vue :

— Demandez à cet imbécile s’il répondrait cela à Sa Majesté ? Et spécifiez que mes pouvoirs m’autorisent à l’emmener sur l’heure s’il me fait encore patienter, ne fût-ce qu’une minute !

Le maître d’hôtel disparut puis revint en courant : la belle voiture officielle le suivit dans la cour du château où Astor se tenait déjà, visiblement effaré :

— Soyez le bienvenu, colonel, et veuillez m’excuser si, sans le vouloir, j’ai failli vous faire attendre mais le roi...

— Ne se déplace pas aisément. C’est cependant son auguste personne que vous devez voir en moi !

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre ! Je vous conduis dans mon cabinet !

— Je vous suis.

Ce que John Sargent fit en effet après s’être muni d’un attaché-case de cuir aux armes d’Angleterre avant d’emboîter le pas à son hôte involontaire dans la pièce somptueuse où la vitrine coffre-fort trônait, désespérément déserte. Sargent y jeta un bref coup d’œil :

— C’est de lui que je suis venu vous entretenir.

— Auriez-vous des nouvelles ? questionna Astor d’une voix soudain pleine d’espoir.

— Lord Astor, reprocha sévèrement l’ambassadeur imprévu, Sa Majesté n’a pas pour habitude de dépêcher un haut fonctionnaire pour donner à un particulier des nouvelles d’une enquête de police. Surtout quand la police aurait le plus grand besoin que l’on s’intéresse à ses agissements.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d’autre que ce que je dis ! S’être vu déposséder d’un tel joyau doit être en effet fort désagréable, sinon pire ! Encore faudrait-il ne pas se tromper de client !

— Oh, je vois, s’exclama le lord, soudain – et curieusement – rassuré. Moritz Kledermann n’a pas voulu que je joue son jeu et, comme sa fortune lui vaut de hautes relations et que...

— Un mot de plus dans cette direction et je vous emmène. Croyez-moi, vous aurez fort à faire car vous êtes tout bonnement en train d’insulter le roi et vous pourriez bien tâter de la prison !

— Pardonnez-moi, mais alors vraiment je ne comprends plus...

— Il n’y a pas encore si longtemps, vous auriez parfaitement compris parce que vous avez toujours été un homme d’honneur ! Disons jusqu’à il y a peu, et j’espère sincèrement que vous allez le redevenir. Moi, je suis seulement venu vous poser une question. Une seule, et je n’attends même pas une parole en retour ! Rien qu’un geste !

— Lequel ?

— Vous allez le savoir !

Calmement, Sargent posa sa mallette sur un meuble, l’ouvrit et en tira deux tableaux présentant une certaine ressemblance qu’il mit sans autre préavis sous les yeux du châtelain :

— Voilà ! Vous allez me dire, sans plus chercher à tergiverser, lequel de ces deux hommes vous avez reçu ici un soir de tempête ?

— N’ai-je pas déjà dit qu’à mon grand regret il s’agissait du prince Aldo Morosini ?

— Et moi je vous ai dit que je ne voulais pas de nom ! Uniquement un geste du doigt ! Regardez attentivement ! Est-ce cet homme que vous avez accueilli ? Ou celui-là ? Ils sont habillés de la même façon et les visages présentent quelques similitudes mais...

— Et je dois dire lequel ?

La voix soudain mal assurée trahissait un désarroi certain, alors que l’œil bleu qui observait Astor était parfaitement froid.

— Il me semble...

— Il ne doit rien vous « sembler ». Vous êtes resté suffisamment longtemps en face de lui pour ne garder aucun doute ! Vous n’aurez pas de problème si, d’aventure, vous avez fait erreur. J’avoue n’avoir jamais imaginé qu’il me faudrait donner tant d’explications. J’ajouterai ceci : votre réponse engage votre honneur ! Ni plus, ni moins ! Alors, lequel ?

Il y eut un silence. Astor examinait les deux visages et il n’était pas difficile de deviner quel combat il livrait contre lui-même. Mais Sargent n’était pas venu dans le but d’y perdre sa journée.

— La vérité est-elle si difficile ? De toute façon, je l’aurai ! Alors ?

Encore un instant ou deux d’hésitation, puis le doigt un peu tremblant du maître d’Hever Castle se leva... tandis que, sans rien laisser voir, le cœur du colonel manquait un battement... L’index ressemblait à la flèche d’un métronome figée juste entre les deux tableaux. Enfin, même si l’effort qu’Astor s’imposait était palpable, il l’inclina nettement et se posa...

Sur le portrait de l’imposteur !

— Merci, lord Astor ! Vous avez fait votre devoir. Et à présent, je vais vous prier de m’accompagner au Foreign Office ! Il est largement temps que l’on rende son honneur au prince Morosini ! En espérant que ce ne sera pas à titre posthume !

Cette fois, lord Astor devint blême :

— Il serait... mort ? Oh, non, car en ce cas je suis un criminel ?

— Nous serons bientôt fixés !

— Mais... l’autre ? Qui est-il ?

— Je ne sais pas. Pas encore tout au moins, mais je le saurai. Nous sommes amis, Morosini et moi, depuis pas mal de temps ! Venez-vous ?

— Je viens !

En rentrant chez lui ce soir-là, le colonel, abandonnant les pompes officielles, avait repris son aspect, son chauffeur, sa voiture personnelle et son costume « habituel ». Mais la petite flamme qui brillait dans le bleu de ses yeux laissait supposer qu’il était extrêmement satisfait.

Sa femme lui sourit aussi paisiblement que si elle ne grillait pas de curiosité :

— Eh bien, John, s’enquit-elle. Comment s’est passée cette journée ? Avez-vous bien travaillé ?

— Mais je crois, Clementine, je crois !

— Quelle nouvelle ? En vérité, il faut vous arracher les paroles de la bouche !

Il se tourna vers Mme de Sommières qui l’observait, l’espoir au bord des lèvres. C’était un tel monument de sang-froid et de flegme britannique, qui d’ailleurs formait avec sa Clementine la paire idéale !

— La mission dont j’étais chargé par le roi a pleinement réussi et je pense que le champagne s’impose. Dès demain, le gouvernement annoncera des excuses publiques au prince Morosini. Mis en présence de deux portraits assez semblables, lord Astor vient de reconnaître officiellement son erreur : ce n’est pas notre ami qu’il a reçu ce soir-là !

— Merveille ! On dirait que vous avez fait du bon travail, John ! Qui était-ce, dans ce cas ? Nous le connaissons ?

— Voilà bien les femmes ! Chaque chose en son temps. Ne conviendrait-il pas, Clementine, que nous prenions soin de notre amie ?

En effet, avec un léger cri, Tante Amélie était en train de s’évanouir avec grâce... comme tout ce qu’elle faisait, mais peu de personnes pouvaient en témoigner. Même Plan-Crépin, car en fait c’était la seconde fois de sa vie : la première étant quand elle avait reçu le communiqué militaire lui annonçant que son fils venait d’être tué au combat. Et Marie-Angéline n’avait pas encore été conviée à venir partager sa vie quotidienne et la suite des aventures vécues depuis l’entrée en scène d’Aldo et d’Adalbert.

Clementine, elle, eut une brève exclamation :

— Dieu me pardonne, John ! Je crois que vous avez raison !

Déjà Sargent enlevait la marquise dans ses bras pour la déposer sur un canapé, tandis qu’une femme de chambre recevait l’ordre d’apporter le nécessaire pour la ranimer, Clementine se contentant d’agiter un éventail afin de lui « faire de l’air », et son époux, un verre de fine Napoléon résolument antibritannique pour lui en faire avaler quelques gouttes.

— Je ne suis pas certaine qu’elle apprécie ce breuvage, prévint-elle.

— Le champagne n’a jamais ranimé personne ! À la guerre comme à la guerre ! riposta son époux. Et c’est nettement plus agréable que vos fichus sels d’ammoniaque, les gifles ou les arrosages à l’eau de Cologne. C’est en tout cas beaucoup plus efficace. Pour moi, c’est souverain !

Fidèle à la tradition des pertes de connaissance, Mme de Sommières s’étrangla, toussa, cracha même sous l’œil vaguement indigné de son hôte devant un tel manque de goût, qu’il corrigea en s’administrant une solide rasade à même le flacon de cristal. Clementine, elle, lui tapotait la joue avec un sourire plein d’affection.

— Bienvenue dans le bonheur retrouvé !

Mais c’était sur son époux que se posait le regard encore incrédule :

— C’est vrai ? C’est bien vrai ?

— Pourquoi ne le serait-ce pas ? Ce n’est rien d’autre qu’un mauvais coup qui a raté !

— Que dire pour vous remercier ?

— Rien ! répondit Clementine. Vous voir heureuse après tant de douleur est le plus beau remerciement ! Quant à John, il n’a fait que son devoir ! Et nous vous aimons beaucoup !

Elles s’embrassèrent, et la marquise essuya ses larmes pour retrouver à la fois son sourire et sa vitalité habituels !

— On ne peut pas garder pour nous une pareille nouvelle ! Il faut prévenir illico Adalbert, Plan-Crépin... et avant tout Lisa ! Chaque minute de retard est une offense à l’affection !

Les coups de téléphone partirent, mais il était déjà tard pour rassembler tout le monde et, après un tel choc, l’âge de la marquise avait besoin d’un sommeil réparateur et de calme...

Pour sa part, Mary téléphona à Rudolfskrone.

Lisa et elle pleuraient presque autant l’une que l’autre. Quant à Mme von Adlerstein, si peu facile à émouvoir cependant, elle « reniflait » de façon aussi peu aristocratique que possible et crut suffoquer quand la petite Amelia, « l’âme jumelle » d’Antonio, les enfants de Lisa et d’Aldo, lui tendit un mouchoir avec la gravité de ses six ans.

D’abord interloquée, la vieille dame éclata de rire, enleva l’enfant dans ses bras pour la couvrir de baisers :

— Tu es trop mignonne, toi !

12 L’inimaginable

Seuls, ceux de l’équipe de secours ne savaient s’ils devaient réellement se réjouir et si ce grand bonheur ne risquait pas de se changer en cauchemar. La raison en était simple autant qu’angoissante. Plan-Crépin avait perdu ses pouvoirs. Le pendule ne réagissait plus. Cela tenait à ce qu’elle avait trop sollicité ses nerfs, et le petit guide d’améthyste semblait mort. Il restait strictement immobile et la malheureuse se demandait si elle n’était pas en train de devenir folle.

Son premier mouvement avait été de se précipiter sur le téléphone et d’appeler Angelo Botti à son secours, mais une catastrophe n’arrivant jamais seule, le grand médium victime d’un accident était en clinique et dans l’incapacité totale de répondre. Ses jours n’étaient pas en danger mais, pour employer une expression vulgaire, il était « aux abonnés absents »...

Alors, durant tout cette nuit, personne ne dormit, que ce soit chez l’un ou chez l’autre. En revanche, on pria beaucoup et, faute de pendule secourable, Marie-Angéline ne quitta pas son chapelet...

Comme il y a déjà été fait allusion, aucun cadavre de la Tamise n’échappait à la vigilance du sergent Worraby, de la brigade fluviale, devenu en quelque sorte une légende. C’était le champion du repêchage des noyés, peut-être parce qu’une seule chose au monde l’intéressait : la vie intérieure de la Tamise qu’il voulait aussi propre que possible.

Il appartenait à la Fluviale depuis vingt-cinq ans et exerçait naturellement de nuit. De jour, c’était l’enfance de l’art que repérer un objet insolite flottant paresseusement en surface. Mais la nuit ? Célibataire endurci, Worraby se souciait fort peu de son avancement. Il n’avait pas besoin d’argent et ne concevait pas d’horizon plus séduisant que sa Tamise, ses quais mouvementés, ses docks, ses odeurs, ses relents de vase épaisse et tenace, et ses eaux lourdes qui recélaient pour lui toutes les fascinations de l’inconnu.

Tout cela avait fini par doter Worraby d’une sorte de sixième sens, et les jeunes policiers qui faisaient leur apprentissage avec lui prétendaient qu’il possédait un radar personnel pour détecter les noyés. Alors qu’on ne remarquait rien d’anormal, le sergent, parcourant du regard une étendue d’eau apparemment déserte, ordonnait de foncer droit sur un certain point connu de lui seul. Les apprentis suivaient avec plus ou moins de bonheur les directives de leur chef qui ne leur ménageait pas ses encouragements, usant en virtuose d’un vocabulaire direct et coloré. En fait il connaissait son fleuve comme on connaît sa maison ou le chemin de son bureau. Tous ses aspects, toutes ses particularités lui étaient familiers : ses remous, ses tourbillons, ses eaux mortes, ses différentes profondeurs et tous les recoins où la marée haute pouvait déposer un corps que la marée basse s’efforçait ensuite de récupérer.

Pour le sergent, le problème était simple : il fallait arracher ses noyés à la Tamise, leur donner une sépulture, afin de leur éviter d’errer lamentablement entre deux eaux pour réapparaître inopinément en plein jour et dans les endroits les moins souhaitables : par exemple au flanc d’un yacht ou d’un paquebot au moment de l’embarquement des passagers...

Quand cela arrivait, il s’informait de l’heure exacte et, sans prendre la peine de consulter l’annuaire des marées qu’il connaissait par cœur, il déclarait que le noyé venait d’un endroit précis du fleuve, était tombé à l’eau à tel ou tel endroit... et ne se trompait pratiquement jamais !

La nuit où Aldo avait disparu, l’air était frais et la brume qui flottait sur la Tamise menaçait de se transformer en brusque brouillard, assez rare d’ailleurs à cette époque de l’année. Au bord de sa vedette, Worraby et ses deux acolytes, Bill Wall et Tom Carpenter, patrouillaient, remontant le fleuve en direction de Waterloo Bridge sans se presser. La marée dont le coefficient était faible approchait de l’étale. Assis à l’avant, sous le roof, Tom Carpenter tenait la barre. À l’arrière, Worraby inspectait l’eau. Les deux garçons bavardaient. Worraby y mêlait de temps en temps son grain de sel puis se penchait de nouveau pour inspecter la nuit...

Soudain, il fit claquer ses doigts :

— Lumière, Tom !

Le projecteur fixé sur le toit de la vedette s’alluma et son pinceau balaya au milieu de cette immensité noire et brumeuse un point presque précis :

— Il y en a un là ! Foncez, que diantre !

— Tu vois quelque chose, toi ? chuchota Tom.

— Rien du tout ! Un vague reflet peut-être ?

— Lui voit et ça doit suffire ! Ça va lui faire un exploit de plus !

En approchant, ils virent un homme. Enfin probablement, puisque le chef le disait ! Celui-ci d’ailleurs bramait :

— La gaffe ! Encore un malheureux qui en a eu marre de la vie. D’après ce que je distingue, ça a l’air d’être un pauvre type ! Laissez-moi passer !

En posant un pied sur une banquette et l’autre sur le plat-bord, Worraby brandit d’un geste majestueux son bras droit armé de la gaffe... Malgré son âge et son poids, le sergent était encore agile et ses mouvements n’avaient rien perdu de leur précision. Du premier coup, le crochet de la gaffe agrippa ce qui ressemblait à une ceinture façonnée d’un bout ce corde et le tira vers l’embarcation en prenant grand soin de ne pas faire basculer le corps.

— Y a peut-être pas très longtemps qu’il est là ? avança Tom, mais le sergent fit la moue :

— M’a l’air en sale état ! De toute façon la règle est la même pour tout le monde : faut le ramener au poste !

Le moteur vrombit, la vedette manœuvra et fonça vers le poste de secours, tandis que Worraby, penché sur le corps, tentait les gestes de premiers secours, sourcils froncés. On l’entendit marmonner :

— C’en est peut-être fallu de peu... Et encore ! Rien de sûr !

Jamais Mme de Sommières n’avait passé une si bonne nuit ! Toute la presse proclamait l’innocence du prince Morosini, mais sir John Sargent ne comprenait pas pourquoi le héros ne s’était pas encore présenté et pensa qu’il était peut-être trop bien caché pour être seulement au courant. C’est alors que, s’étant rendu à la police de la Cité pour une affaire personnelle, il entendit vanter – un peu sur le mode jaloux – le nouvel exploit du « repêcheur de noyés ».

— Et un triomphe pour Worraby ! Et un repas de moins pour les poissons de la Tamise ! C’est pas possible, il n’est pas fait comme tout le monde, ce type !

— On sait qui c’est ?

— Pourquoi le saurait-on ? On a parlé d’un clochard ! Est-ce que ça a un état civil, un clochard ? Un pauvre mec de plus qui en aura eu ras le bol de la vie ! C’est la fosse commune qui l’attend !

Inquiet malgré tout mais sur le ton de la simple curiosité, le colonel s’enquit de l’endroit où l’on mettait les « clients » de Worraby et on lui indiqua la morgue d’un des hôpitaux du fleuve. Il s’y rendit tout droit, demandant à voir le corps :

— Ah, c’est pas chez nous qu’il faut chercher mais dans l’une des salles communes. Il paraîtrait que Worraby et son grand nez ont fait coup double. Son client n’était pas tout à fait froid !

— Qu’est-ce que vous dites ? Vous en êtes sûr ?

— Remarquez, c’est peut-être une question de minutes parce qu’on a mis du temps à le ranimer et il est loin d’être au mieux de sa forme...

Sargent ne l’écoutait plus et dégringolait vers les longues salles lugubres où s’alignaient des lits, cherchant le « rescapé de Worraby ».

— Le numéro 49, là-bas au bout !

L’instant suivant, sir John se penchait sur une couche semblable à toutes les autres donc impeccable de propreté, où un homme barbu, aux yeux clos, respirait avec difficulté. Il sursauta et réclama une ambulance d’urgence « pour emporter cet homme sans perdre une minute à la clinique du Pr Wilberforce » !

— Si quelqu’un peut le sauver, c’est lui, mais il faut faire vite !

— Le grand spécialiste des poumons ? Et qui va payer ?

— Ne vous inquiétez pas pour cela ! Il sera payé et plutôt deux ou trois fois qu’une ! Le clochard de Worraby, c’est le prince Morosini !

À peine deux minutes plus tard, une ambulance, sirène hurlante, emportait Aldo vers la vie si Dieu en avait décidé ainsi ! Quant au sergent Worraby, il avait réussi l’exploit de sa vie !

Il fallut faire garder la clinique luxueuse afin d’éviter qu’elle ne soit envahie par les journalistes.

— Oh, n’ayez crainte, il vivra ! assura Adalbert pour l’édification de Peter, dès qu’on sut la nouvelle. Il a une veine incroyable et trouve le moyen de survivre après les pires catastrophes... Par exemple, atteint d’une balle dans la tête, elle a raté le cerveau d’un cheveu. Grâce aussi aux doigts d’or d’un jeune chirurgien de Tours !

— Si c’est cela, vous pouvez faire confiance au Pr Wilberforce ! Il consulte dans le monde entier.

— Si vous le dites, Peter !

L’aventure qu’ils vivaient depuis l’affaire d’Hever Castle avait donné naissance à une véritable amitié entre ces deux-là. En fait, le cadet des Cartland était à présent adopté par toute la famille, et si en serrant la main d’Aldo qui ne lui avait pas ménagé ses remerciements alors que l’autre main reposait dans celles d’une Lisa radieuse il avait éprouvé un pincement au cœur – n’était-il pas secrètement amoureux d’elle alors qu’il jouait auprès de Mary les amoureux transis et un peu naïfs, porteurs chaque jour d’un petit présent pour justifier la tasse de thé quotidienne ? –, il avait, en vrai gentleman, admis loyalement qu’auprès d’un tel homme il ne pouvait peser lourd et devait se contenter de l’amitié, ce qui, après tout, n’était déjà pas si mal que cela !

Quelqu’un, naturellement, avait découvert le secret de ce cœur virginal, et c’était sa mère. Caroline avait accordé elle aussi grand accueil à la tribu Morosini pour évoquer l’agréable moment qu’elle avait passé chez eux à Venise.

— Vous nous l’avez rendu au centuple le soir où vous avez chassé Ava Astor de votre réception à la face de tout Londres.

— Et croyez-moi, il n’y a pas une foule d’amateurs pour la ramasser ! dit Peter en riant. J’en connais même un nombre impressionnant à qui ce camouflet a causé un vif plaisir !

— Elle s’est attiré trop d’ennemis pour qu’il en soit autrement, commenta Plan-Crépin – on dînait ce soir-là chez les Sargent. Personnellement je lui aurais volontiers tordu le cou mais il semble qu’elle ait disparu de la circulation ?

— Elle a fait la seule chose possible pour elle afin de donner aux gens le temps d’oublier le drame ; pris le premier paquebot pour New York. Là, quand on s’appelle Astor ou associé, on vous pardonne tout... ou presque ! Grand bien lui fasse ! conclut la duchesse.

En attendant la fin du traitement et passé la phase hospitalière, on avait réintégré avec enthousiasme la belle maison ancienne de feu le peintre Dante Gabriel Rossetti dont Adalbert était tombé brusquement amoureux, le jour où il en avait eu assez de fréquenter le Savoy. À l’origine, Aldo devait la partager, mais finalement Adalbert était resté le seul propriétaire. Au cours des années, la maison en avait vu de toutes les couleurs mais Adalbert, après avoir été sauvé du suicide par Plan-Crépin, avait décidé qu’il y demeurerait fermement attaché.

Adalbert s’était hâté d’y rappeler Théobald, son fidèle valet à tout faire, afin de retaper dare-dare le joyeux décor d’un jaune bouton-d’or où il faisait si bon dîner autour de la table ronde fleurie, placée près de la cheminée de marbre blanc.

Délirant de bonheur, Théobald était accouru avec armes, bagages... et casseroles, car ses talents culinaires n’étaient plus à démontrer et l’on avait fait bombance entre amis. Lisa s’était installée dans la chambre d’Aldo. Il n’y avait évidemment pas de place pour tout le monde et Mme de Sommières, ainsi que Plan-Crépin, réintégrée dans ses fonctions habituelles, demeuraient chez les Sargent. Voyant en cela une grâce particulière du Seigneur, cette dernière avait même découvert, dans les environs de la propriété, un modeste couvent catholique qui lui permettait de retrouver les joies de sa quotidienne messe de 6 heures, les copines de son club de bavardes en moins. Mais ce n’était que partie remise et elle se délectait en pensant à tout ce qu’elle aurait à raconter.

Seule Mme von Adlerstein ne s’était manifestée que par écrit. C’était dans son caractère. Il n’y avait déjà que trop de publicité autour de cette affaire et, en outre, cela aurait incité les enfants à poser des questions embarrassantes autant qu’inutiles.

Vindicatif, Moritz Kledermann n’avait pas cherché à renouer avec cet Astor qui l’avait si fort déçu. Il s’était borné à lui transmettre par le biais de son secrétaire :

« Si je trouve votre trésor, il vous sera rendu. Il est impensable qu’un passionné de joyaux ne déplore pas une perte si cruelle mais ne m’en demandez pas plus ! Vous auriez pu faire confiance à mon amitié ! »

En attendant, la gratitude de Morosini pleuvait sur ceux qui la méritaient et singulièrement son sauveur, le sergent Worraby, qu’il était allé remercier, féliciter de son incroyable flair, et auquel il avait offert une copie conforme de sa chère vedette.

Pour en finir avec le banquier, il n’avait pas renoncé à ses propres recherches et confié à son gendre que, chacun rentré chez soi, il avait bien l’intention de retourner au Brésil où il avait une bonne piste pour les émeraudes de Cabral.

— Et vous, quels sont vos projets ? demanda-t-il, ce qui lui valut l’un des plus séduisants sourires d’Aldo :

— Faire mon métier comme avant ! Après la grande soirée chez le duc de Cartland que préparent Caroline et Peter afin de célébrer notre retour à la vie normale, nous allons rentrer à Venise, y donner nous aussi une fête avec tous les amis et reprendre les joies de la vie quotidienne.

— La chasse aux merveilles du passé ?

— Seulement dans le cadre parfois agité mais sans péril des salles des ventes, voire des ventes privées...

— Plus d’expéditions lointaines dans le style Kledermann en Amazonie ?

— Après ce qui vient de m’arriver ? Vous voulez rire. Pas de destination plus lointaine que Paris, et principalement l’hôtel de Sommières. Lisa prétend qu’on ne devrait jamais quitter Venise !

— Elle n’a pas tout à fait tort. Cela lui vaudra au moins, à elle, une vie plus tranquille !

— Dire que je n’en aurai plus envie serait un gros mensonge, surtout avec Adalbert, mon vieux compagnon de voyage, qui lui-même est un peu fatigué de me raccompagner au logis pour y servir de « mot d’excuses pour absence trop lointaine et trop prolongée ». Pourtant il y a une dernière aventure dans laquelle j’aimerais me lancer !

— Et celle-là, soupira Plan-Crépin, j’ai peur que vous n’y résistiez guère si la moindre piste se présente ? La chasse au Sancy, n’est-ce pas ? Tant qu’il n’aura pas reparu, celui-là, vous ne vivrez pas tranquille !

— Essayez de me comprendre ! C’est l’un des plus beaux diamants du monde et je ne suis pas le seul qui souhaiterait mettre la main dessus ! Malheureusement on n’a pas le moindre bout de piste !

— Pourquoi ne le chercherait-on pas en Amérique ? proposa Peter, ce serait le plus logique, surtout sachant qu’Ava est capable de tout ! Et d’ailleurs, pour quelle raison ne bénéficierions-nous pas des nouveaux et si rares talents de Mlle du Plan-Crépin ? Sans elle, nous n’aurions jamais retrouvé vos traces, prince !

— C’est vrai ? Vous voilà médium, Angelina ? Pourquoi ne brancheriez-vous pas vos pouvoirs tout neufs sur le diamant ? Il doit émettre de sacrés rayonnements, celui-là ?

— Ce serait déjà fait si je possédais un témoin pour diriger mes recherches. En outre, je crains d’avoir perdu mes pouvoirs !

— Vous désespérez trop vite, intervint Mary. J’ai lu hier dans un journal français que Botti aurait repris ses consultations après une absence plus brève qu’on ne le craignait ! Téléphonez-lui, il doit avoir une réponse à votre problème !

Ce qu’elle fit sans plus tarder. Deux heures plus tard, elle volait vers Paris en compagnie de Mary qui ne voulait pas la laisser voyager seule et afin de ne pas fatiguer Mme de Sommières qui avait grand besoin de repos. Enfin, le soir même, toutes deux sonnaient à la porte de la rue Campagne-Première. Après avoir présenté à Botti la grande journaliste Mary Windfield, Marie-Angéline retrouva avec bonheur l’impression réconfortante de sa première visite quand, assises en face de lui, elle glissa sa main dans les siennes, toujours aussi chaudes, et que son regard se perdit dans ce qui ressemblait de plus en plus à un ciel semé d’étoiles.

— Dites-moi tout ! ordonna-t-il doucement. Vous auriez perdu vos pouvoirs ? Vous entre toutes ?

— C’est une sensation épouvantable !

— Je sais, mais il doit être possible de vous les rendre. Racontez-moi ce qui s’est passé depuis la dernière fois !

Il l’écouta attentivement puis observa :

— Quand vous partiez en expédition, vous n’emportiez pas, je suppose, votre témoin en or massif ?

— Non, bien sûr, c’eût été trop dangereux ! Un objet de cette valeur !

— Quoi alors ?

— Ce que vous m’aviez vous-même conseillé, une photo d’Aldo !

— Alors prenez une reproduction aussi fidèle que possible de la pierre. Personnellement, je penche pour les États-Unis. Oh, je sais, le pays est immense et l’exploration des cartes à peu près irréalisable, mais vous avez la foi.

— Ne pourriez-vous nous aider ?

— En m’y rendant aussi ? Peut-être, pourquoi pas ? Une pierre, vous devez vous en douter, n’émet pas les mêmes radiations qu’un être humain, sinon la chasse au trésor aurait fait florès depuis longtemps, mais la dose de malfaisance de l’individu qui la convoite ne manque pas de puissance. C’est là-dessus qu’il faut miser. Ainsi un portrait de cette Ava par exemple ? Vous, Mary, avez tout ce qu’il faut pour cela. Faites-en un pour vous et un pour moi ! outre que ce ne sera pas un paiement royal... mais vous devriez être un très bon conducteur car je sens que vous n’aimez pas cette femme !

— Qui l’aimerait ? À part elle-même.

— Justement, la haine attire la haine à la façon d’un aimant, et si l’on y ajoute les traînées de sang laissées par l’objet au cours de l’Histoire !...

— Parfait ! exulta Plan-Crépin. Quand partons-nous pour New York ?

Angelo Botti eut un geste apaisant :

— Rien ne presse et mieux vaut laisser un peu de temps au temps ! Au moins à une artiste de renom, celui d’exécuter deux chefs-d’œuvre de plus !

— Quelle merveille ! s’exclama Mary devant La Madone à la grenade. On savait peindre à l’époque ! Il est vrai que tout le monde ne s’appelait pas Botticelli !

— Grâce à Dieu, il y a aussi de grands peintres de notre temps ! Puis-je me permettre de demander à quoi vous pensiez ?

— Si on m’avait dit un jour que je reproduirais les « traits » sublimes de cette bourrique d’Ava Astor ? C’est vraiment indispensable ? Vous savez que cela va être pour moi la pire des pénitences ?

— Pourtant, ce faisant, vous rendrez peut-être à vos amis si chers le plus appréciable des services ?

— Pourquoi ? Tout rentre dans l’ordre à présent et chacun chez soi ? intervint Marie-Angéline.

Il se rapprocha d’elle et baissa la voix de plusieurs tons :

— Surtout ne réagissez pas ! Tout n’est pas réglé pour tout le monde !

Un filet d’eau glacée coula dans le dos de la jeune femme :

— Je me doute naturellement de ce que tous nos ennemis ne sont pas abattus et que certains s’acharnent. La sagesse ne serait-elle pas de rapatrier tout le monde à Venise, et ce soir même ?

— Avant la soirée d’au revoir que donne la duchesse de Cartland ? Je me demande si la précaution ne serait pas plus dangereuse. Songez donc ! Le roi, la reine, la Cour au grand complet... et Morosini triomphant qui s’en irait sans prévenir ?

— S’il existe encore un danger, il faudrait peut-être au moins avertir sir John Sargent ?

— Il existe toujours des dangers, petits ou grands ! Morosini revient de loin, certes, mais il a trouvé ceux qu’il fallait pour l’en sortir ! Au surplus, une vague impression n’est qu’une vague impression, chère amie ! Et les hommes sont faillibles !

Il n’empêche que ni Plan-Crépin ni Mary n’étaient tranquilles en rentrant en Angleterre. Mary, pour sa part, avait trouvé le « grand homme » rien de moins que rassurant. S’il existait encore une menace, qu’il le dise, bon sang ! Et qu’on n’en parle plus ! Aussi convoqua-t-elle son ami et amoureux platonique, l’Honorable Peter, l’homme aux menus cadeaux quotidiens et au five o’clock tea, pour lui confier ses soucis. Il se mit presque en colère :

— C’est à moi qu’il va avoir affaire s’il persiste dans cette direction, votre grand homme ! Allez lui dire que, chez nous – sauf cas Ava ! –, on ne pratique pas les chausse-trappes et que, quand on donne une fête en l’honneur de quelqu’un, il en revient plutôt content et ne souhaite que recommencer. Mais après tout, réflexion faite, ce monde est tellement tordu qu’il est préférable de veiller au grain et je vais en toucher un mot à ma mère ! Quant à vous, essayez de vous faire belle !

— Ne le suis-je pas suffisamment ?

— Que si ! Mais encore plus belle !

— Comme... Lisa, par exemple ! Personne ne peut la surpasser, n’est-ce pas ?

Il y avait encore pas mal d’innocence dans le cœur candide de Peter. Il rougit comme une belle pivoine, confirmant ainsi glorieusement ce dont l’œil d’artiste de Mary avait bien cru s’apercevoir : il jouait à la perfection, auprès d’elle, les amoureux transis, mais c’était de Lisa dont il était éperdument amoureux... et elle le plaignit de tout son cœur. Face à Aldo, il ne pouvait peser lourd !

Le grand soir était arrivé. Chez Adalbert, les Sargent et à peu près toute la haute société, chacun se préparait, et si le Sancy manquait toujours à l’appel, les joyaux sortis des coffres et des écrins avaient de quoi faire rêver plus d’une femme sans compter les hommes, et n’était point besoin pour cela qu’ils soient célèbres.

Dans leur chambre, Aldo agrafait au cou gracieux de Lisa le haut collier de chien de diamants, d’aigues-marines et de perles qu’il aimait particulièrement parce qu’il faisait chanter l’éclat de sa peau, de ses épaules nues, de sa somptueuse chevelure d’un rare blond doré cuivre, sur l’arrière de laquelle des pierres assorties au collier formaient une sorte de petite couronne. De minces cercles des mêmes gemmes entouraient l’un de ses bras alors que l’autre restait nu, se contentant en fait d’ornement de la grosse émeraude qui avait été sa bague de fiançailles. La longue robe légèrement traînante était de velours noir.

Quand il eut achevé de parer sa femme, Aldo la prit dans ses bras pour lui donner un baiser passionné... qu’elle lui rendit avec usure.

— Je t’aime ! Tu ne peux pas savoir comme je t’aime ! Quand j’étais si loin de toi, tu n’imagines pas ce que j’ai souffert de ton absence ! J’en venais à penser que tu n’avais été qu’un rêve ! Le plus beau de tous... mais un rêve impossible !

Les yeux emplis de larmes qu’elle levait sur lui étaient aussi pleins d’amour et ils renouèrent leur étreinte. Ce fut ainsi que les trouva Adalbert et il resta un instant à les contempler :

— Vous vous direz la suite au retour ! Ce n’est pas galant de « faire sécher la duchesse » !

— Elle est belle, ma Lisa !

— Plus que cela encore... mais tu n’es pas mal non plus ! ajouta-t-il avec une moue appréciative en considérant la silhouette racée, la carrure athlétique et le beau visage aux tempes argentées de son « plus que frère » qui évoquait si bien pour lui toute la fierté de Venise.

Il y avait eu des doges chez les Morosini, et cela se sentait !

« Pauvre Peter ! pensa-t-il. Il aura du mal à s’en remettre ! Mais il ne manque pas de classe lui non plus. Il ne se mariera sans doute jamais, ce qui ne veut pas dire qu’il sera malheureux ! L’état de célibataire est le plus confortable qui soit, et j’en ai toujours été fort satisfait ! »

Parvenus devant ce qu’on aurait pu appeler le palais Cartland, à Mayfair, le coup d’œil était magique tant par l’éclat du décor que par la foule étincelante qui s’y pressait. Comme l’avait prévu Adalbert, Peter reçut Lisa en pleine figure, et la duchesse Caroline vint passer un bras compréhensif sous celui de son fils cadet :

— La reine de Venise, je suppose ? fit-elle, tendrement moqueuse.

— À nulle autre qu’à elle, le titre n’irait mieux ! soupira-t-il.

— Nous allons donc garder ce beau couple près de nous pour accueillir Leurs Majestés.

— Vous ne pensez pas que ce serait plutôt le rôle de mon père ? Il est duc, sacrebleu !

— Vous savez comment il est et, moi, je préfère de beaucoup avoir mes aises. Enfin ce n’est pas la première fois qu’il ne verra pas Leurs Majestés qui sont presque aussi casanières que lui, sauf exceptions ! Mais regarde un peu nos invités d’honneur ! Ils sont vraiment superbes ! dignes d’un tableau !

En fait de splendeur, le Titien n’eût pas fait mieux !

Abandonnant pour ce soir ses dentelles et ses émeraudes ou diamants préférés, Tante Amélie, impériale, arborait une manière de simarre cardinalice en faille à traîne d’un rare rouge profond, d’une coupe inimitable destinée surtout à faire valoir, non seulement ses admirables cheveux blancs, haut relevés sous un diadème et des boucles de diamants, mais surtout quelques-uns des plus beaux rubis du Mogol qui se puissent trouver, ce qui avait éveillé la curiosité d’Aldo qui ne les lui connaissait pas. Un discret applaudissement salua sa parfaite révérence au couple royal... qui d’ailleurs la connaissait déjà, la marquise étant sans doute la personnalité la plus marquante en Europe.

À son rang et en moins somptueux comme il se doit, Marie-Angéline du Plan-Crépin présentait l’image d’une dame d’honneur : une parure de belles perles, une écharpe assortie à la toge portée au creux du bras, gants blancs jusqu’aux coudes, en faisaient une suivante des plus présentables... qui avait laissé Peter pantois !

— Par les tripes d’Henry VIII, comme vous voilà belle !

— J’aurais préféré un terme de comparaison plus flatteur ! Henry VIII ! Pouah !

— Cela ne l’a jamais empêché d’être un homme de goût !

— Il avait surtout le goût du sang ! Alors, s’il vous plaît, laissez-le là où il est ! Il n’a que trop fait de bruit dans le monde !

Étant donné le nombre des invités, il n’y aurait pas de dîner. Des buffets, une nuée de serviteurs circulant à travers la foule faisant couler le champagne, les vins, le whisky... et même le thé pour les passionnés de la boisson nationale. À la satisfaction générale, c’était beaucoup plus sympathique qu’aligner les gens autour d’une immense table pour s’y ennuyer copieusement.

En présence du couple royal à qui l’on présenta les héros de la fête rétablis de la façon la plus flatteuse, on but à leur santé. Après quoi George et Elizabeth se retirèrent sur un bref discours à la grande satisfaction de Peter :

— J’adore Leurs Majestés mais les trucs officiels et moi... M’accorderez-vous une danse, princesse ? demanda-t-il à Lisa en rougissant furieusement.

— Toujours avec un vif plaisir quand c’est un ami qui m’en prie... et vous nous êtes devenu cher, Peter !

En regardant le jeune homme enlacer Lisa, Adalbert pensait qu’il devait vivre là « le » moment de sa vie et s’en alla inviter Plan-Crépin. Comme tout ce qu’elle faisait, elle dansait bien et, ce soir, elle était plutôt « réussie ». Il ne résista pas au plaisir de le lui dire puis ajouta :

— Contente de revoir la rue Alfred-de-Vigny ?

— Ah, là, là ! Vous n’imaginez pas ! Et aussi la messe de 6 heures à Saint-Augustin, les potins de quartier dont je régalais notre marquise en rentrant partager son petit déjeuner... et le délicieux café à l’italienne ! Ici, ils doivent le faire à l’eau de vaisselle ! Quant à vous, inutile de savoir si vous êtes content de réintégrer votre cher vieux bureau, votre bibliothèque, les pharaons et leurs pyramides ? Mais rien ne vaut le quartier Monceau... si ce n’est peut-être Venise ? À propos de vos projets, c’est quoi, le prochain ouvrage ? Un bouquin, un retour en Égypte pour renouer avec l’excitation des fouilles ?

Adalbert fit une affreuse grimace :

— Vous trouvez que cela ne suffit pas, les voyages, pour cette année ? Surtout dans de pareilles conditions ? Alors, et puisque nous sommes en Angleterre : Home sweet home.

Après un court silence, Marie-Angéline murmura sur le ton de la confidence :

— Depuis le début de ce drame, je me pose une question... Et je ne peux la poser qu’à vous... ou à notre marquise, mais je craindrais de me faire rembarrer...

— Laquelle ? Vous voilà bien sombre tout à coup ?

— Pauline Belmont, si passionnément amoureuse d’Aldo et que Lisa déteste en proportion ! Si l’horreur de ces derniers temps avait duré, comment aurait-elle réagi... car je suppose que le scandale lui est parvenu ?

— Il a fait le tour du monde et, naturellement, des États-Unis en premier. Elle doit être très malheureuse. Elle est prisonnière du serment qu’elle a fait à Lisa de ne plus s’approcher d’Aldo de près ni de loin, et Mme de Sommières a reçu ce serment. Que peut-elle penser ?

— Vous avez raison. Elle doit souffrir énormément !

Appartenant à l’une des plus puissantes familles de New York, sculpteur de talent, milliardaire, Pauline était d’une beauté chaleureuse qui ne pouvait laisser aucun homme tant soit peu sensuel indifférent. Sans qu’il soit question d’amour chez lui – et encore se posait-il la question lors de leur dernier revoir ! –, Aldo avait vécu avec elle une aventure passionnée, sorte de brûlure au fer rouge telle qu’il n’en avait jamais connu avec Lisa, qu’il aimait autant mais trop « Suissesse » pour n’avoir jamais rien éprouvé de semblable. Quand il évoquait ses nuits avec Pauline, Aldo sentait renaître un désir irrésistible... et pas vraiment de remords avant que, renseignée, Lisa ait voulu tout briser de ce qui les unissait.

Au bout d’un instant de réflexion, Adalbert chuchota :

— Si Ava avait réussi sa vilaine besogne, Pauline, n’écoutant plus que son amour, aurait fait table rase de son serment pour voler au secours de celui qui est devenu sa raison d’être...

— Je le crois aussi... et me demande même si Ava est en sécurité là-bas. Pauline tire l’épée comme d’Artagnan et au pistolet comme Buffalo Bill ! Je la crois parfaitement capable d’effacer son ennemie du monde des vivants sans la moindre hésitation, et cela même avec l’aide de tous les Belmont – une sacrée famille hautement pittoresque pour qui Aldo incarne ce qui existe de mieux sur la planète. Belmont jouit dans le pays d’une étonnante puissance, allant jusqu’à s’assurer l’aide de gouverneurs et de vaisseaux de guerre pour ses propres affaires...

— Enfin, conclut Plan-Crépin ce sont là des paroles en l’air... et tout est bien qui finit bien !

À cet instant précis, l’atmosphère changea. Chacun – même les moins sensibles – éprouva l’impression qu’un danger approchait, et chez certains cela alla même jusqu’au frisson. Joyeuse, somptueuse, la fête parut se ternir, les lumières s’affaiblir. La musique baissa puis s’arrêta.

La duchesse, qui buvait une coupe de champagne avec un ambassadeur, fronça les sourcils et se tourna vers l’entrée des salons. Peter lâcha Lisa, inquiet lui aussi, et regarda dans la même direction.

— Voyez donc, Peter, ce qui nous arrive là ! Des hommes en noir, des uniformes ! Cela fait penser à une descente de police ! Chez moi et un pareil soir, alors que Leurs Majestés se sont à peine retirées ? Allez me faire sortir tous ces gens et réclamer des excuses ! On n’entre pas chez nous comme dans un moulin ! Dehors ! Et plus vite que cela ! Sinon lâchez « les chiens » et faites-les refouler !

— Je ne sais pas pourquoi mais j’ai peur ! murmura Lisa en se rapprochant d’Aldo qui entoura ses épaules de son bras.

— Il n’y a aucune raison d’avoir peur !

Le « gang Morosini » resserrait les rangs. Si incroyable que cela parût, l’ennemi gagnait du terrain. Se détachant de l’importante force de police qui, à présent, obstruait les entrées, un groupe d’hommes en noir, des officiels de toute évidence, fonçait littéralement la tête dans les épaules en direction de la duchesse qui, imperturbable et arrogante à souhait, les attendait visiblement de pied ferme.

— Que signifie cet envahissement et surtout qui êtes-vous pour vous permettre d’investir ainsi la demeure des ducs de Cartland, alors que le roi et la reine viennent à peine de nous quitter ? Vous avez perdu la raison, je suppose, et cela va vous coûter cher !

L’homme s’inclina profondément :

— Croyez bien que je ne remplis pas cette mission par plaisir, mais quand mon devoir l’exige, je lui obéis. J’appartiens en effet à la police : Chief Superintendant Adam Mitchell de Scotland Yard !

— Et qu’est-ce que le Chief Superintendant Mitchell ose venir faire ici, un soir de fête ? Vous voyez, autour de moi, une grande partie du gouvernement !

— Et nous espérons d’eux une explication... valable ! martela Peter, qui maîtrisait d’autant plus mal sa colère que la réputation de Mitchell n’était plus à faire. Quelle que soit votre mission, vous auriez pu choisir un autre endroit pour l’accomplir.

— Si choquant que puisse être un devoir, l’important est qu’il soit accompli et nous n’avions plus de temps devant nous. Croyez que j’en demande infiniment pardon à Votre Grâce ! ajouta-t-il avec son sourire méchant.

La scène devenait pénible. De nombreuses protestations s’élevaient, visiblement issues de personnages influents. L’un dit :

— Nous réglerons ce scandale dès demain au Conseil des ministres. En attendant, voyons de quoi il est question ! Alors ? Votre si important devoir ?

Mitchell ne répondit pas, ébaucha un sourire fielleux et, fonçant droit sur l’entourage de la duchesse Caroline, martela, une note de triomphe dans la voix :

— Prince Aldo Morosini, au nom du roi, je vous arrête !

Le brouhaha fut indescriptible. Aldo interrogea, dédaigneux :

— Encore ? Combien vous faudra-t-il de preuves pour admettre que je ne suis pas un voleur ?

Visiblement, le policier savoura sa réponse. Un éclair de haine l’accompagna :

— Aussi n’en est-il plus question. La prison, après tout, ce n’était pas si terrible... même avec une pointe de déshonneur ! Cette fois, c’est toujours la prison ! Plus la corde ! Vous êtes accusé d’avoir assassiné lord Allerton... et nous avons des témoins !

Tandis qu’avec un cri Lisa s’évanouissait dans les bras de Plan-Crépin, Aldo réagit d’une façon fulgurante. Son poing jaillit comme une bombe en direction du menton de Mitchell qu’il envoya au tapis... ce qui sauva son ennemi – quel autre nom lui donner ? – de ceux d’Adalbert et de Sa Seigneurie bien partis pour en faire autant. En dépit de son flegme, le colonel Sargent avait esquissé un geste dans ce sens :

— Cela m’aurait causé un vif plaisir, mais je pense qu’il y a mieux à faire ! Et que nous allons avoir beaucoup à faire !

— Si on vous le permet ! murmura Mme de Sommières, accrochée au bras de lady Clementine et dont les yeux laissaient couler leurs larmes que Marie-Angéline, revenue auprès de la marquise, essuyait d’un geste preste.

L’orgueilleuse marquise pleurant en public, c’était à n’y pas croire. Et la descendante des Croisés ne voulait pas voir ça !

Flegmatique, Sargent interpella le policier :

— Quels sont vos ordres ?

Désignant Aldo d’un signe de tête, l’autre, en s’épongeant le front, lâcha, rentrant sa fureur :

— L’emmener pour les premiers interrogatoires ! Puis Brixton Jail, le procès...

— On n’en est pas encore là. Il aura le meilleur avocat ! On se battra pour sa défense !

— Cela ne me regarde pas !! Emmenez-le, vous autres !

— Un instant !

Hautain, Aldo s’interposait, ses yeux froids fixés sur l’homme :

— Pas ici ! dit-il calmement. Épargnez au moins à cette noble demeure la honte d’une arrestation !

— Cela signifie quoi ?

— Que vous évacuez, me laissez sortir libre jusqu’au-dehors ! Là, je me rends à vous et vous pourrez m’emmener !

— Des blagues ! fit l’un des policiers. Il va filer...

— Vous avez ma parole et jamais je n’y ai manqué !

— Vous avez aussi la mienne, gronda Peter. Sortez tous ! Je l’accompagnerai dès qu’il n’y aura plus aucun policier dans la maison.

En dépit de son audace, Mitchell dut sentir qu’il ne fallait peut-être pas dépasser certaines limites. Peut-être y avait-il trop de gens influents susceptibles de devenir d’irrécupérables ennemis. Or sa carrière n’était pas finie... et il la voulait longue !

— C’est bon ! gronda-t-il, maté. On fait comme ça... mais gare !

— Pas de gare ! explosa Sargent. Dehors, les mauvais coups !

Les salons se vidèrent de ce qui n’y avait rien à y faire. Mitchell sortit le dernier, le dos rond, l’œil mauvais.

— Celui-là, murmura Sargent, il va falloir que je m’en occupe sérieusement ! En attendant, Morosini, je vous promets le meilleur avocat du monde. Et je vous accompagne !

Aldo, cependant, saluait la duchesse qui lui tomba dans les bras en pleurant, serrait quelques mains, déposait un baiser sur les lèvres de Lisa évanouie, embrassait Tante Amélie et Plan-Crépin. Enfin, la tête haute, il quitta Cartland House et rejoignit ceux qui l’attendaient.

— Pas de menottes ! lança une voix anonyme, sinon cela se paiera un jour ou l’autre... comme le reste !

Plusieurs voitures stationnaient devant la maison. Mitchell fit monter Aldo avec lui... et bientôt tout eut disparu dans la nuit. Une heure plus tard, la prison se refermait sur l’époux de Lisa...

La duchesse ne perdit pas un instant pour entamer le combat. Le lendemain même, accompagnée de lady Clementine et de Mme de Sommières, elle était à Buckingham Palace où Mary reprenait ses séances de pose, et, avec son franc-parler, ne cachait pas ce qu’elle pensait de Scotland Yard, le fleuron de la Couronne :

— Elle a peut-être été la meilleure des polices jusqu’à maintenant, mais aux mains d’un véritable monstre, elle fait régner la terreur et frappe n’importe où et n’importe comment !

La reine Elizabeth eut un doux sourire :

— Je sais qu’il est difficile mais on le dit le meilleur policier qui soit. Cela compte.

— On ne peut faire de bonne police en soulevant la haine, se permit lady Clementine, sœur de Gordon Warren, le grand chef du service. Et je veux espérer que c’est toujours provisoire.

— Cela dépend entièrement de la santé de Warren, et il semble qu’elle fasse des progrès prometteurs !

— Que Dieu entende Votre Majesté. Quand il saura ce qu’il se passe, il sera épouvanté : le prince Morosini, accusé d’abord de vol et de forfaiture, puis innocenté, pour se retrouver presque aussitôt sous une accusation de meurtre avec témoins ! Il faut pour cela n’avoir jamais rencontré Morosini !

— Quand il sera dans le box des accusés, tout le monde pourra s’en donner à cœur joie ! commenta Mary avec amertume. Ce que je ne comprends pas, c’est que cet homme s’acharne ainsi après Aldo ! Malade, celui-ci rentrait à Venise au moment de la disparition de lord Allerton ! Alors, quels témoins l’ont vu le tuer ? Leur fiabilité me paraît douteuse ! Et le procès n’est pas pour demain ! Dites-vous aussi, et c’est plutôt rassurant, que les juges ne sont pas des policiers. Ils jugent « en conscience », et surtout pas sous influence !

— Enfin, les yeux de l’Europe seront fixés sur eux, à commencer par ceux de la France où Pierre Langlois, le grand patron de la Sûreté générale, ne cache pas son indignation ! conclut Mme de Sommières.

— À cette différence près que, chez nous, son influence est de peu d’importance... sauf comme... témoin ?

— Votre Majesté peut être sûre qu’il n’y manquera pas !

Elle esquissait déjà la révérence quand Elizabeth demanda :

— Dites-moi plutôt comment se porte la princesse ?

— Comme l’on peut se porter quand on a le désespoir au cœur ! Elle adore son époux !

— Mauvais, cela ! Raison de plus pour afficher une confiance inébranlable en lui ! Surtout quand on a la chance – je dis bien la chance ! – d’avoir une famille comme la vôtre, sans oublier des amis tels que vous et votre insupportable Peter, duchesse, et vous encore, Mary ! Pour gagner la victoire, il faut d’abord y croire. Dites cela à sa femme... et aussi que je prierai pour elle, sans doute, mais surtout pour lui !

Que faire d’autre, sinon remercier ? La vie continuait. Il fallait la vivre telle qu’elle se présentait. C’était sans doute une façon de voir les choses pleine de philosophie, mais ce n’était certes pas celle de Plan-Crépin et de celui qui, après Adalbert, tenait à présent une belle place dans sa confidence et son amitié.

— Et maintenant que fait-on ? demanda la première après le premier choc encaissé.

— Nous mettre « au boulot » et sans traîner, décida Peter dont le langage évoluait curieusement depuis le début de leurs relations. Et d’abord savoir pour quelle obscure raison Mitchell voue une telle haine à Morosini ! Tellement évidente qu’elle en est presque palpable ! Chercher, fouiller, grâce au Ciel, on ne manque pas d’armes. À commencer par le cher vieux pendule !

— À cette différence près que nous ne possédons aucun objet personnel de ce monstre.

— Qui en voudrait ? Fi, l’horreur !

— Nous, et à n’importe quel prix !

De son côté, lady Clementine ne cachait pas son indignation à son époux :

— Comment, John, vous, l’homme le mieux renseigné du royaume, je dirais même une puissance occulte, avez-vous pu laisser perpétrer un pareil drame ?

— Parce que personne ne peut imaginer de telles monstruosités ! Mais je vous serais fort obligé de faire préparer mes bagages !

— Pour où ?

— Vous le saurez... quand je reviendrai !

— Quand ?

— Je n’en sais rien moi-même !

— Tâchez au moins de revenir avant le procès !

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