A mes amis, Colette et Robert-André Vivien.
Du bout de sa canne, Ellis Selton tisonna les bûches qui flambaient mal. Aussitôt une longue flamme jaillit, lécha le bois, se tordit comme une fulgurante vipère et bondit vers les hauteurs noires de la cheminée. Avec un soupir, elle s'adossa à son fauteuil. Ce soir, elle détestait le monde entier et elle-même plus encore que tout l'univers. Il en était toujours ainsi lorsque le poids de la solitude se faisait intolérable.
Au-dehors, des rafales de vent aigre courbaient les cimes des grands arbres du parc, tourbillonnaient autour du château et soufflaient dans les cheminées en longs gémissements. La tempête faisait surgir de la terre toutes les voix profondes du domaine. Elles semblaient monter, du fond des âges, vers cette vieille fille en qui s'incarnait Selton. Il n'y avait plus d'hommes pour recueillir le noble héritage, plus de garçons arrogants et joyeux, à la voix forte et aux reins solides, à qui pareille charge pesait autant que rien. Il n'y avait plus qu'Ellis avec ses trente-huit ans et sa mauvaise jambe, Ellis la boiteuse à qui personne, jamais, n'avait parlé d'amour. Certes, elle aurait pu se marier sans peine, mais ceux qu'attiraient sa fortune et le fastueux Selton Hall lui inspiraient trop de mépris pour qu'elle se fût jamais résignée à subir la loi de l'un d'entre eux. De dédain en dédain, elle était devenue cette solitaire en robe grise, murée dans son orgueil et dans ses souvenirs...
Un instant, le vent cessa de hurler. Dans les profondeurs du parc, le tintement étouffé d'une cloche se fit entendre. Le grand chien qui dormait, le museau sur les pattes, aux pieds de la vieille fille, ouvrit un œil. Son regard croisa celui de sa maîtresse et il grogna sourdement.
— Sage ! marmotta Ellis en posant la main sur la tête de l'animal. C'est sans doute un valet attardé ou bien un fermier qui vient voir le vieux Jim.
Elle voulut reprendre sa méditation, laissant ses doigts gratter le crâne soyeux du chien, mais celui-ci refusait de se rendormir. Le cou dressé, il écoutait comme si son instinct lui faisait suivre la progression d'un visiteur à travers le parc balayé par la tourmente. Son attitude finit par intriguer sa maîtresse.
— Serait-ce un visiteur ? Qui pourrait venir à cette heure ?
L'entrée silencieuse de Parry, le majordome, quelques instants plus tard, vint apporter la réponse. Habituellement l'image même de la sereine dignité, le serviteur semblait, pour une fois, très troublé.
— Il y a là un homme, milady, un voyageur qui insiste pour voir milady.
— Qui est-il ? Que veut-il ? Vous semblez mal à l'aise, Parry.
— C'est qu'il s'agit là d'un visiteur inhabituel, milady, d'une sorte de gens que nous recevons peu. Il lui a fallu beaucoup insister pour que j'accepte de déranger milady et...
— Au fait, Parry, au fait ! s'écria Ellis en frappant avec impatience le sol de sa canne. En vérité, si vous vous perdez dans les circonlocutions, je ne saurai jamais de quoi il s'agit. Et puisque vous avez « accepté de me déranger » autant savoir pourquoi.
Le majordome était tellement déconcerté qu'il se permit, avant de répondre, une affreuse grimace. Puis ses lèvres distinguées laissèrent tomber, avec ce qu'il fallait de dédain :
— C'est un Français, milady, un prêtre catholique !... et il porte un bébé dans ses bras !
— Quoi ?... Est-ce que vous êtes devenu fou, Parry ?
Ellis s'était levée. Son visage était devenu du même gris que sa robe et, sous ses épais sourcils roux, ses yeux bleus brûlaient d'indignation.
— Un prêtre ? avec un enfant ? Sans doute quelque réfugié traqué par la police et qui cherche à cacher le produit d'une faute ! Un Français, de plus !... Un de ces misérables qui massacrent leur noblesse et égorgent leur souverain ! Et vous pensez que je vais recevoir ça... ?
En protestante convaincue, Ellis Selton n'aimait pas les catholiques et vouait à leurs prêtres une sorte d'horreur fortement teintée de méfiance. Mais, à mesure qu'elle parlait, sa voix, nourrie par la colère, avait quitté les zones paisibles exigées par l'éducation pour atteindre un aigu perçant. Elle allait ordonner à Parry de faire chasser l'intrus quand la porte de la bibliothèque, simplement poussée par le majordome, s'ouvrit pour livrer passage à un petit homme vêtu de noir qui portait quelque chose dans ses bras.
— Je pense, en effet, que vous recevrez « ça », dit-il d'une voix douce. On ne refuse pas ce que Dieu envoie.
L'arrivant était mince, presque frêle. La barbe et la crasse qui mangeaient ses joues ajoutaient quelque chose d'inquiétant à un visage ingrat aux traits incertains. Le nez retroussé y mettait une note insolite, narquoise, mais qui, dans la visible misère de son possesseur, devenait tragique. Quoi qu'il en fût, l'inconnu était sauvé de la laideur comme de la banalité par de grands yeux gris, très beaux et très lumineux, à la fois candides et profonds, qui conféraient un charme certain à sa physionomie intelligente. Malgré sa colère, Lady Selton nota aussi la finesse de ses mains, l'étroi-tesse de ses pieds, ces infaillibles signes de race. C'était, cependant, insuffisant pour calmer son indignation. De pâle, son visage devint très rouge.
— Ainsi, fit-elle moqueuse, c'est Dieu qui vous envoie ? Compliments, bonhomme, vous ne manquez pas d'aplomb ! Parry, appelez donc vos gens et faites jeter dehors cet envoyé de Seigneur... et le bâtard qu'il cache sous son manteau !
Elle s'attendait à voir l'inconnu se troubler, mais il n'en fit rien. Sans bouger d'une ligne, le petit homme se contenta de hocher la tête, tandis que le beau regard sincère dévisageait la vieille fille en colère.
— Faites-moi chasser autant qu'il vous plaira, milady, mais, fit-il en dégageant des plis de son manteau l'enfant qu'il portait et qui, apparemment, dormait, recevez au moins ce que Dieu vous envoie. Car, en me référant à Lui, ce n'était pas de moi que je parlais mais de celle-ci...
— Vos protégés ne m !intéressent pas. J'ai mes pauvres !
— Celle-ci, continua l'inconnu sans se laisser démonter mais en chargeant sa voix d'une sorte de solennité, qui se nomme Marianne, Elisabeth d'Asselnat... et qui est votre nièce.
La foudre tomba sur Ellis Selton. La canne, sur laquelle elle s'appuyait, glissa sur le parquet avec un claquement sec, mais elle ne fit rien pour la retenir. Tout en parlant, le petit homme avait rejeté complètement le grand manteau verdi, trempé de pluie et fort malade, qui l'enveloppait et s'était approché de la cheminée. Le reflet du feu éclaira le visage d'un bébé de quelques mois profondément endormi dans les plis d'une mauvaise couverture.
Ellis ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son ne sortit. Son regard s'affola, courut de l'enfant qui dormait au visage de l'inconnu pour s'arrêter enfin sur Parry qui, respectueusement, lui tendait sa canne. Elle s'en saisit comme d'une planche de salut, crispa dessus sa main dont les jointures blanchirent.
— Laissez-nous, Parry ! murmura-t-elle d'une voix curieusement basse et enrouée.
Quand la porte se fut refermée sur le majordome, lady Selton demanda :
— Qui êtes-vous ?
— Je suis cousin du marquis d'Asselnat... et je suis aussi le parrain de Marianne. Je me nomme Gauthier de Chazay, l'abbé Gauthier de Chazay, précisa-t-il sans d'ailleurs y mettre le moindre défi.
— En ce cas, pardonnez-moi cet accueil, je ne pouvais pas deviner. Mais, ajouta-t-elle vivement, vous avez dit que cette enfant était ma nièce...
— Marianne est la fille de votre sœur, Anne Selton, et du marquis Pierre d'Asselnat, son époux. Et si, milady, je suis venu vous demander pour elle secours et protection, c'est parce qu'elle n'a plus au monde que votre tendresse... et la mienne !
Lentement, mais sans quitter des yeux le prêtre, Ellis recula jusqu'à ce que sa main tremblante rencontrât le bois de son fauteuil sur lequel elle se laissa tomber lourdement.
— Qu'est-il arrivé ? Où sont ma sœur... mon beau-frère ? Pour que vous m'apportiez leur enfant, il faut...
Elle n'osa poursuivre, mais, à l'angoisse qui étranglait sa voix, l'abbé comprit qu'elle avait déjà deviné. Ses yeux gris s'emplirent de larmes et s'attachèrent avec une infinie pitié sur la vieille fille. Dans sa robe de soie grise et sous cet absurde bonnet blanc, à rubans verts, qui couronnait une épaisse chevelure, aussi rouge que les flammes, elle offrait une image à la fois bizarre et imposante. Instinctivement, elle repliait sous son siège sa jambe blessée. Une chute de cheval, survenue cinq ans plus tôt, l'avait rendue boiteuse sans espoir de guérison. De plus, l'abbé avait suffisamment l'habitude des êtres humains pour deviner la douloureuse et hautaine solitude de celle-ci. Il était navré d'ajouter à son malheur.
— Pardonnez-moi, murmura-t-il, d'être auprès de vous le messager du malheur. Voici un mois, vous le savez sans doute, la reine Marie-Antoinette est montée sur l'échaufaud déjà souillé du sang de son royal époux, malgré les efforts d'un groupe de fidèles, qui avait tenté de l'arracher, in extremis, à ce sort. Ils ont, bien sûr, échoué... Deux jours plus tard quelques-uns payaient de leur vie leur fidélité à la cause royale. Le marquis d'Asselnat était de ceux-là...
— Et ma sœur ?
— Elle a voulu suivre son époux dans la mort et s'est laissée arrêter en même temps que lui. La vie, sans Pierre, ne signifiait plus rien pour elle. Vous savez l'amour profond, passionné, qui les unissait. Ils ont marché à l'échafaud comme ils avaient marché à l'autel dans la chapelle de Versailles, la main dans la main... en souriant !
Un sanglot lui coupa la parole. De grosses larmes roulaient sur le visage d'Ellis, sans qu'elle fît rien pour les cacher. Elles lui semblaient si naturelles ! Il y avait longtemps que, sans bien s'en rendre compte, elle s'attendait à les verser ! Exactement depuis le jour où Anne, sa jeune et ravissante sœur, s'était éprise d'un beau diplomate français, depuis que pour le suivre elle avait renoncé à son pays, à sa religion, à tout ce qui lui avait été cher jusqu'à l'arrivée de Pierre d'Asselnat. Anne aurait pu être duchesse en Angleterre, elle avait choisi d'être marquise en France, crevant ainsi le cœur de la sœur aînée, de quinze ans plus âgée, qui avait veillé sur elle après la mort de leur mère. Ce jour-là, Ellis avait eu l'impression que sa petite sœur Anne s'en allait vers un destin tragique, sans trop savoir d'où lui venait ce pressentiment. Ce que lui annonçait l'abbé de Chazay n'était, somme toute, que l'accomplissement de ses cauchemars.
Emu de cette douleur silencieuse, le petit homme noir se tenait devant elle, berçant d'un geste machinal la fillette endormie. Mais, brusquement, Ellis se redressa. Elle tendit vers l'enfant des mains à la fois avides et tremblantes ; en l'enlevant doucement, elle la coucha contre sa maigre poitrine, scrutant avec une sorte de crainte la minuscule figure couronnée de légères boucles brunes. Elle passa, sur les petits poings serrés, un doigt précautionneux, timide. Les larmes séchaient sur son visage ingrat qu'une douceur envahissait.
Les jambes molles, brusquement accablé sous le poids de la fatigue accumulée depuis des semaines, l'abbé se laissa aller sur un siège, regardant la dernière des Selton découvrir l'instinct maternel. Eclairé par les flammes, le long visage encadré de cheveux roux offrait une intraduisible image d'amour et de douleur mélangés.
— A qui ressemble-t-elle ? murmura Ellis. Anne était si blonde et cette enfant a les cheveux noirs.
— Elle ressemble à son père, mais ses yeux seront sûrement ceux de sa mère. Vous verrez lorsqu'elle s'éveillera...
Comme si elle n'avait attendu que cette permission, Marianne ouvrit deux yeux aussi verts que de jeunes pousses et regarda sa tante. Mais, aussitôt, le nez minuscule se plissa, la petite bouche s'incurva en une lippe douloureuse et le bébé se mit à hurler. Surprise, Ellis tressaillit, manqua de la lâcher. Elle jeta vers l'abbé un regard proche de la panique.
— Mon Dieu ! Qu'a-t-elle ? Est-ce qu'elle est malade ? Lui ai-je fait mal ?
Gauthier de Chazay eut un bon sourire qui découvrit de solides dents blanches.
— Je crois qu'elle a simplement faim. Depuis ce matin, elle n'a rien pris qu'un peu d'eau puisée à une fontaine.
— Et vous non plus, bien sûr ! A quoi est-ce que je pense ? Je suis là, à écouter mon chagrin, tandis que vous mourez de faim et de fatigue, ce petit ange et vous.
En un instant, le silence du château vola en éclats. Les valets accoururent. L'un reçut l'ordre d'aller chercher une certaine Mrs Jenkins, les autres d'apporter à l'instant un souper confortable, du thé chaud et du vieux whisky. Parry, enfin, s'entendit ordonner de faire préparer une chambre pour l'hôte venu de France. Le tout s'exécuta avec une prodigieuse rapidité. Parry disparut, les valets apportèrent une table abondamment garnie et Mrs Jenkins fit l'entrée solennelle que commandaient ses fonctions dehousekeeper[1], son ample personne et son âge déjà mûr. Mais toute cette majesté fondit comme beurre au soleil quand lady Selton lui mit le bébé dans les bras.
— Tenez, ma bonne Jenkins... c'est tout ce qui nous reste de lady Anne. Ces maudits buveurs de sang l'ont tuée pour avoir voulu sauver la malheureuse reine. Il faut prendre soin d'elle, car elle n'a plus que nous... et moi, je n'ai plus qu'elle !
Quand tout le monde fut sorti, elle se retourna et l'abbé de Chazay vit que des larmes roulaient encore sur ses joues, mais elle fit un effort pour lui sourire, désigna la table servie :
— Installez-vous... Mangez, puis... vous me direz tout.
Longtemps, l'abbé parla, racontant sa fuite de Paris avec le bébé qu'il avait découvert, abandonné, dans l'hôtel d'Asselnat dévasté par les sectionnaires.
Cependant, au premier étage du château, dans une grande chambre tendue de velours bleu, Marianne, lavée et bien repue de lait chaud, s'endormait paisiblement, bercée par la vieille Jenkins. Fondue de tendresse, la digne femme balançait doucement le fragile petit corps, tendrement revêtu par elle de batistes et de dentelles qui avaient jadis servi à sa mère, et chantonnait pour elle une vieille ballade retrouvée au fond de sa mémoire :
O mistress mine, where are you roaming...
O mistress mine, where are you roaming
O stay and hear your true love's coming,
That causing both high and low...
Etait-ce à l'ombre fugitive d'Anne Selton que s'adressait l'antique chanson qu'avait rimée Shakespeare ou bien à l'enfant qui venait de trouver refuge au cœur de la campagne anglaise ? Il y avait des larmes dans les yeux de Mrs Jenkins tandis qu'en fredonnant elle souriait au bébé.
C'est ainsi que Marianne d'Asselnat entra, pour y vivre son enfance, dans le vieux domaine de ses pères et prit pied dans la vieille Angleterre.