LE DIABLE BOITEUX

7 LA MALLE DE BREST

Dans un fracas de tonnerre, les quatre tonnes de la diligence franchirent le porche de l'hôtel des Postes, rue Jean-Jacques-Rousseau, et s'arrêtèrent au milieu de la cour. La pluie parut redoubler de violence, tandis que le postillon sautait lourdement à terre et que des valets d'écurie se précipitaient pour jeter des couvertures sur les chevaux fumants. Les portières s'ouvrirent pour permettre aux voyageurs de descendre. Dans la nuit qui commençait à tomber, les lumières brillant aux fenêtres de l'hôtel paraissaient extraordinairement accueillantes. Le notaire de Rennes sortit le premier, immédiatement suivi par la rentière de Laval, qui bâillait à se décrocher les mâchoires, bien qu'elle eût dormi les trois quarts de la route. Marianne vint ensuite.

On était le mercredi 20 décembre et il y avait douze jours que la jeune fille avait quitté Brest. Douze jours épuisants, mais pleins d'intérêt, durant lesquels, le visage collé à la vitre de la diligence, elle avait regardé défiler villes et campagne de ce pays de France qu'elle découvrait avec étonnement. Les récits entendus, au temps de son enfance, lui avaient montré le pays de son père sous les couleurs lugubres d'une région livrée à l'anarchie, au brigandage, à l'assassinat, où la sécurité ne s'obtenait pratiquement jamais sinon au prix d'une existence aussi cachée que possible. Certes, elle savait que la grande Révolution était terminée, qu'un nouveau pouvoir régnait, mais, de ce pouvoir lui-même, on lui avait fait le plus effrayant des portraits : une sorte de brigand avait ramassé la couronne dans le sang d'une place publique et au prix de l'assassinat d'un prince jeune et romantique, attiré dans le plus affreux des traquenards. Son entourage, composé d'anciens révolutionnaires, de soldats de fortune, d'anciennes blanchisseuses et de prêtres défroqués, ne devait pas valoir beaucoup plus cher. Selon Marianne, des campagnes dévastées et incultes devaient succéder à des villes à demi détruites, le tout empli d'une population furtive, facilement terrifiée par les maîtres de l'heure étalant partout un arrogant despotisme, et, en général, plongée dans une désespérante misère.

Or, à l'exception de certaines contrées sauvages du centre de la Bretagne, elle avait vu, tout au long de la course interminable de la diligence, des champs cultivés, des villages prospères, des villes ordonnées et pittoresques, de belles propriétés et même de fort beaux châteaux. Elle avait vu des gens bien vêtus, des paysannes portant croix d'or et coiffes de dentelle, du bétail dodu et des enfants qui dansaient des rondes en chantant. Seules, les routes étaient détestables, mais guère plus que celles d'Angleterre et l'on y rencontrait, comme outre-Manche, une honnête proportion de bandits dans les lieux déserts, encore que la malle de Brest n'en eût aperçu aucun.

Quant à Paris, le peu qu'elle en avait vu, malgré la nuit tombante et la pluie, lui avait donné envie d'en connaître davantage. On était entré, après avoir traversé un bois dépouillé par l'hiver, par ce que le notaire lui avait dit être la barrière de l'Etoile : une grande grille gardée par deux très beaux bâtiments à frontons, ornés de colonnes cannelées. Tout auprès, les fondations d'une énorme construction sortaient de terre.

— Ce sera un monument à la gloire de la Grande Armée, avait dit l'obligeant tabellion, un gigantesque arc de triomphe !

Au-delà, une grande artère boisée, où passaient d'élégants équipages, plongeait vers des palais, des jardins, une mer de toits brillants d'où s'élançaient des clochers. Mais la diligence n'avait pas emprunté cette artère. Elle avait pris à gauche, le long d'un mur immense que le notaire avait commenté ainsi, avec quelque ostentation :

— Le mur des Fermiers généraux !... le mur murant Paris qui rend Paris murmurant, comme l'on disait à l'époque de sa construction ! Il n'y a pas si longtemps, mais à nous autres, cela semble un siècle. Vous n'êtes jamais venue à Paris, n'est-ce pas ?

— Non. J'ai toujours vécu en province, avait répondu la jeune fille.

Le notaire était à peu près le seul qu'elle pût comprendre sans peine, parmi les voyageurs de la diligence, parce qu'il avait un débit assez lent et plutôt solennel dû à la lecture emphatique des actes officiels. Les autres parlaient beaucoup trop vite pour Marianne et employaient des termes étranges que la jeune fille, habituée au français aristocratique et châtié, tel qu'on le parlait en Angleterre, avait quelque difficulté à assimiler. Aussi s'était-elle cantonnée dans le rôle de la jeune fille timide que Black Fish lui avait conseillé en la mettant en voiture.

Tout au long du chemin, Marianne avait pensé avec une certaine tendresse à son étrange compagnon d'aventures. Sous son aspect peu attrayant, elle avait découvert un homme bon et courageux et, dans sa petite maison du quartier de Recou-vrance, sur la rive de la Penfeld, elle avait connu quelques jours de paix et de repos.

C'était cependant une toute petite maison de granit blanchie à la chaux avec une haute lucarne triangulaire et un petit jardin de curé, fermé par une barrière. Mais la solide Bretonne chargée de veiller dessus y faisait régner une propreté flamande et, depuis le dallage de pierre blanche jusqu'aux cuivres de la cuisine, en passant par les beaux vieux meubles patinés par le temps, tout brillait, tout étincelait. Black Fish lui-même, redevenu pour un temps Nicolas Mallerousse, retraité de la Marine, y prenait un aspect tout différent de celui entrevu dans la taverne de Plymouth. Plus rien du pirate de légende ! Si le parfum d'aventure demeurait, du moins prenait-il à Recou-vrance une tonalité de bon aloi et une nuance de respectabilité.

— Ma maison n'est pas grande, avait dit le marin à son invitée en lui ouvrant une porte de chêne bien ciré, mais si tu veux, tu peux y vivre aussi longtemps que tu le voudras ! Je te l'ai dit : je n'ai plus de fille. Si tu le désires, tu peux prendre sa place.

Sur le moment, Marianne était demeurée sans voix. Ce geste généreux, qui dénotait une affection spontanée, lui allait droit au cœur. Tellement qu'elle n'avait plus su que dire. Black Fish, alors, avait continué :

— J'ai compris que tout ce que tu voulais, en t'embarquant avec moi, c'était mettre le plus de distance possible entre toi et l'Angleterre. Voilà qui est fait ! Personne ne viendra te chercher à Recouvrance, si tu souhaites y rester.

Marianne comprit qu'il lui fallait dire toute la vérité à ce brave cœur. Elle savait qu'elle n'avait rien à redouter de son jugement. Le soir venu, tandis qu'ils dégustaient ensemble un superbe homard et une pile de crêpes à la crème, chef-d'œuvre de Mme Le Guilvinec, elle lui raconta ce qui s'était passé à Selton Hall et avait motivé sa fuite. Elle dit aussi comment, dans l'auberge de Plymouth, elle avait appris par le plus grand des hasards, qu'il lui restait en France quelque famille.

— C'est ma cousine d'Asselnat que je voudrais rejoindre, avait-elle ajouté en terminant. Elle m'est assez proche étant cousine germaine de mon père, car, pour l'Impératrice...

— Sa Majesté te recevrait sans doute à bras ouverts, fit Black Fish avec une nuance de respect toute nouvelle. Tout ce qui touche à sa famille lui est cher et elle est la bonté, la grâce mêmes ! Malheureusement, il est à craindre qu'elle ne soit plus longtemps impératrice.

— Que voulez-vous dire ?

— Que l'Empereur n'a pas d'enfants, que son épouse ne pourra jamais lui en donner et qu'il lui faut assurer sa dynastie. On parle beaucoup d'un divorce. Après quoi, Napoléon épouserait une princesse étrangère.

Cette nouvelle avait profondément choqué Marianne, encore qu'elle n'y crût qu'à moitié. Que le Corse voulût se séparer de sa femme parce qu'elle ne lui donnait pas d'enfant, voilà qui n'était pas pour l'étonner. C'était tout à fait dans la ligne de conduite normale d'un tel homme. Ce Napoléon ne devait avoir ni moralité ni cœur. Mais, quant à épouser une vraie princesse, voilà qui serait sans doute une autre affaire. L'usurpateur, tout gonflé de suffisance, devait se faire des illusions. Aucune princesse digne de ce nom n'accepterait de s'asseoir sur son trône ! D'ailleurs, Black Fish-Nicolas ne devait pas éprouver beaucoup de joie à évoquer ces événements. Marianne avait cru remarquer dans sa voix comme une réticence et, fidèle à ses vieux principes de franc-parler, elle l'avait dit :

— On dirait que vous n'approuvez pas ce divorce, monsieur Mallerousse ?

— Tu peux m'appeler Nicolas ! Non, je ne suis pas d'accord ! Joséphine, c'était sa chance, à l'Empereur, son étoile si tu veux. J'ai peur qu'en la renvoyant il ne voie le sort lui tourner le dos.

Marianne se garda bien, cette fois, de lui confier que, selon elle, le sort de Napoléon ne serait jamais assez contraire, mais, déjà, Nicolas en revenait à sa propre destinée.

— Dans ces conditions, il est bien évident que tu n'as aucun intérêt à demeurer à Recouvrance, petite. Même répudiée, Joséphine demeurera puissante et sa protection ne peut être négligée. Napoléon l'a beaucoup trompée, mais je crois qu'il l'aimait vraiment. Le mieux est que tu gagnes Paris. Tu retrouveras sans peine ta parente, car je te donnerai un mot de recommandation pour le ministre de la Police, le citoyen Fouché... euh, je veux dire M. le duc d'Otrante. Son titre est tout neuf et je n'ai pas encore l'habitude, mais je m'y ferai.

— Mais vous, qu'allez-vous faire ?

Nicolas Mallerousse s'était mis à rire et, sans cesser de tirer sur sa longue pipe de terre, il était allé jusqu'à un coffre dont il avait tiré un habit assez semblable à celui qu'il portait dans la taverne du Barbican.

— Moi, je vais retourner à Plymouth et redevenir Black Fish, le mauvais garçon, qui vendrait son âme pour une pièce de huit.

A son tour, le marin s'était confessé à sa jeune auditrice. Il avait avoué être un agent de ce Fouché dont il venait de parler. Posté à Plymouth, il y organisait les évasions des prisonniers des pontons.

— J'étais d'abord à Portsmouth et plus d'un brave gars a pu s'échapper, grâce à moi, du sinistre Crown ; mais j'ai éveillé les soupçons d'un mouchard et j'ai préféré gagner Plymouth. J'y fais d'aussi bon travail qu'ailleurs.

Il n'ajouta pas, bien entendu, qu'il y récoltait tous les renseignements possibles sur les activités du gouvernement anglais ou de ses troupes, mais Marianne le devina sans peine. Froidement, elle avait demandé :

— Est-ce que vous êtes un espion, Nicolas ?

Il avait fait une affreuse grimace qui l'avait rendu encore plus laid, mais s'était mis à rire.

— C'est un bien vilain mot dont on affuble des gens souvent très braves. Disons... un soldat de l'ombre, si tu préfères.

Dans la petite maison de Recouvrance, Marianne avait passé quelques jours paisibles. Elle avait visité la ville avec Mme Le Guilvinec, les environs avec Nicolas, constaté qu'un port français ressemblait furieusement à un port anglais, que les rives de la Penfeld pouvaient avoir de la douceur, la mer sauvage un charme infini. Elle avait même rencontré des bagnards, avec leur costume de grosse laine rouge et leur crâne rasé, mais, sa curiosité satisfaite, elle avait préféré accorder son attention aux magasins de la rue de Siam où la gouvernante l'avait rhabillée de pied en cap sur l'ordre de Black Fish qui, pour la circonstance, avait fait preuve d'une grande générosité.

La veille du jour où il devait repartir pour l'Angleterre, Nicolas avait averti sa pupille momentanée de ce que sa place était retenue dans la diligence qui partait le lendemain matin. Il lui avait remis une bourse contenant quelques pièces d'or et de la monnaie et comme Marianne, très rouge, voulait refuser, il avait expliqué :

— C'est un prêt, rien de plus. Tu me rendras cela quand tu seras devenue dame du palais de ton impériale cousine.

— Est-ce que vous viendrez me voir ?

— C'est bon ! J'accepte, mais n'oubliez pas votre promesse.

Ce pacte conclu, Nicolas avait confié alors à Marianne une lettre soigneusement pliée, adressée « à Monseigneur le duc d'Otrante, ministre de la Police, en son hôtel du quai Malaquais », en lui recommandant d'en prendre grand soin, car, après avoir lu ce billet, le ministre aiderait sans doute la jeune fille de tout son pouvoir.

— Et il est immense, ce pouvoir ! le ci... le duc est incontestablement l'homme le plus habile et le mieux renseigné de tout l'univers !

De plus, au cas où elle perdrait sa lettre, il lui avait appris par cœur une phrase qu'elle devrait à tout prix répéter au ministre.

Ainsi nantie et vêtue avec autant d'élégance qu'il était possible de s'en procurer en province, d'une redingote à triple collet de drap amarante, d'une robe de même nuance dont les longues manches bouffaient aux épaules et dont le col, montant, s'ornait d'une petite fraise de dentelle blanche, de souliers de peau lacés autour de la cheville avec des rubans de velours et, enfin, coiffée d'une capote de velours de la même couleur amarante, garnie de bouillonnés de soie blanche, sous la passe, et d'une insolente plume blanche frisée, Marianne fit, à son ami, des adieux émus dans la cour des messageries de Brest. Le temps était froid et beau et la jeune fille se sentait pleine d'ardeur, mais elle éprouvait une peine réelle à se séparer de l'excellent homme qui s'était montré si bon pour elle. D'un élan instinctif, avant de monter dans la lourde voiture, elle se jeta à son cou et l'embrassa.

— Sois tranquille, lui glissa Nicolas d'une voix rude qui cachait mal son émotion, j'essaierai de savoir, là-bas, où en est ton affaire. Peut-être que l'on renoncera vite à te rechercher. Tu pourras peut-être retourner chez toi, un jour.

Mais, à mesure que la malle de Brest s'enfonçait au cœur des campagnes françaises, Marianne sentait s'évanouir de plus en plus son désir de rentrer en Angleterre. Tout ce qu'elle voyait lui semblait nouveau et plein d'intérêt. Elle ouvrait sur toutes choses, même les plus humbles, des yeux émerveillés sans se soucier le moins du monde de la surprise admirative que sa beauté causait aux autres voyageurs. Elle était bien trop occupée à regarder cet étrange pays de France pour lequel, sans même qu'elle en eût vraiment conscience, s'éveillaient les fibres profondes de son cœur. Les racines tranchées semblaient vouloir reprendre de la vigueur.

Pourtant, quand elle descendit de la malle-poste, par cette soirée pluvieuse, Marianne se sentit brusquement solitaire et mal à l'aise. Depuis douze jours qu'elle roulait dans cette voiture, elle y avait pris quelques habitudes. Puis, cette grande ville inconnue, ce brouhaha autour d'elle, ces gens qui retrouvaient un parent, une famille venus les attendre, les visages indifférents, tout cela lui faisait mieux mesurer son abandon. La fatigue du voyage s'ajoutait à ce sentiment déprimant. De plus, en quittant sa place, Marianne avait sauté en plein dans une flaque d'eau. Ce bain de pieds glacé n'avait rien d'agréable et, pour le moment, la vie n'avait vraiment aucun sens !

Quelques commissionnaires circulaient dans la vaste cour, certains réquisitionnés par les voyageurs pour porter leurs bagages. L'obligeant notaire, voyant Marianne errer à l'aventure, son sac de tapisserie à la main, en avisa un et s'approcha avec lui de la jeune fille.

— Donnez donc votre bagage à ce garçon, mademoiselle, il vous le portera à destination. Où allez-vous ?

— Je ne connais personne à Paris, mais l'on m'a indiqué l'auberge du Compas d'or, dans la rue Montorgueil. L'hôte est un ami de mon... oncle ! ajouta-t-elle avec une toute légère hésitation sur le titre qu'il convenait de donner à Black Fish.

Celui-ci, en effet, lui avait recommandé, en attendant l'audience du ministre de la Police, de se rendre dans cette hôtellerie où son ami Bobois prendrait soin d'elle.

Le notaire avait fait tous ses efforts, durant le voyage, pour savoir ce qui attirait à Paris cette jeune fille si belle et si discrète, mais Marianne, avec une habileté au-dessus de son âge, avait su demeurer dans un vague rassurant. Elle avait perdu ses parents et venait dans la grande ville pour retrouver ce qui pouvait lui rester de famille. D'ailleurs, Nicolas l'avait inscrite sous le nom de Mlle Mallerousse et lui avait procuré un passeport à ce nom, laissant à Fouché le soin de restituer à la jeune fille son état civil réel s'il le jugeait bon. La loi sur les émigrés était sévère et il fallait savoir si la nièce d'Ellis Selton risquait de tomber sous son coup.

L'honnête tabellion convint que le Compas d'Or était une bonne maison, sérieuse et respectable. Lui-même descendait au Cheval Vert, rue Geoffroy-

Lasnier, célèbre pour avoir jadis accueilli Danton à son arrivée d'Arcis-sur-Aube. On l'y attendait, sinon, il se fût fait un plaisir d'accompagner Mlle Mallerousse au Compas d'Or, mais elle pouvait se confier entièrement au commissionnaire qu'il avait maintes fois employé. Il poussa même la conscience jusqu'à indiquer à la néophyte le prix qu'elle devait payer, puis, soulevant son chapeau de castor, il la salua en souhaitant la retrouver prochainement et s'éloigna dans la foule. Marianne s'apprêta à suivre son guide.

— L'auberge, est-ce loin ?

— Dix minutes à pied, mamz'elle. Par la rue Tiquetonne, on y est en rien de temps ! Attendez un peu, j'vais vous abriter ! Sacrée pluie ! Seriez trempée comme une soupe avant d'arriver.

Joignant le geste à la parole, le commissionnaire, un jeune garçon roux et trapu, à la figure gaie et au nez retroussé, déploya au-dessus de la tête de sa cliente un immense parapluie rouge et l'entraîna hors de l'hôtel.

Il y avait peu de monde dans la rue. Le mauvais temps et la nuit chassaient les Parisiens vers leurs demeures. Les grosses lampes à huile, pendues à des cordes au milieu des rues, n'éclairaient guère et, malgré la curiosité qui la tenaillait, Marianne devait surtout prendre garde à l'endroit où elle posait ses pieds. Sans trottoir et meublée de gros pavés ronds, la rue n'était guère confortable. Sans son compagnon qui lui indiquait les mauvais endroits et les petits ponts de planche jetés sur les ruisseaux gonflés, elle se fût tordu cent fois les chevilles. Pourtant, certaines devantures étaient attirantes et, parmi les passants, on voyait quelques femmes bien habillées, des hommes à la mine cossue, des enfants à la frimousse éveillée.

— Gare ! cria soudain le commissionnaire et, happée par sa main, Marianne eut juste le temps de se plaquer contre une maison. Lancé au galop de son cheval, un étincelant officier fonçait sur eux en aveugle. Marianne aperçut brièvement, sur un beau cheval noir, un uniforme vert à plastron blanc, culotte de peau blanche dans de hautes bottes vernies, un casque de cuivre étincelant garni de panthère et d'une longue crinière noire, sur un visage moustachu, des épaulettes rouge et or, des gants blancs : une vision à la fois élégante et colorée.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle à la fois effarée et admirative.

— Un dragon de l'Impératrice ! répondit son guide. Sont toujours pressés, ces gars-là ! (Puis, soudain conscient du regard émerveillé de la jeune fille, il ajouta :) Z'ont de l'allure, hein ? Et encore, sont pas les plus beaux ! Ça se voit qu'vous arrivez d'votre province, mais attendez voir d'avoir vu un chasseur de la Garde, ou un mameluk, ou un lancier polonais, ou un hussard ! Et j'parle pas des maréchaux, tout dorés et empanachés ! Ah ! y s'y entend à habiller ses bonshommes, le petit Caporal !

— Le petit Caporal ! Qui est-ce ?

Le garçon regarda Marianne avec une stupeur sincère. Ses sourcils roux remontèrent au point de rejoindre ses cheveux :

— Ben... l'Empereur, quoi ? D'où c'est-y que vous sortez, mamz'elle, pour n'point savoir ça ?

— Du couvent ! riposta Marianne qui tenait à sa dignité. On y rencontre fort peu de dragons, ou de caporaux, grands ou petits !

— Ah ! c'est donc ça !

Bientôt, on déboucha dans la rue Montorgueil et Marianne oublia le dragon. Un grand restaurant, brillamment éclairé, résumait tout l'intérêt de la rue, auprès d'un autre, plus modeste. D'élégantes voitures, vernies comme des coffrets, tirées par des chevaux de race aux gourmettes étincelantes, déversaient devant la porte des dîneurs élégants, parmi lesquels brillaient de somptueux uniformes.

— C'est le Rocher de Cancale ! fit le commissionnaire avec orgueil. On y mange les meilleurs pâtés de cailles de Paris, le meilleur poisson et les meilleures huîtres ! Elles arrivent chaque jour par courrier spécial. Seulement, dame, c'est pas pour toutes les bourses !

Cette fois, Marianne ne cachait plus son admiration. Ses idées sur les Français devaient avoir besoin d'une certaine révision car, par les fenêtres brillantes du célèbre restaurant, elle apercevait des hommes de haute mine, des satins chatoyants, voire des diamants sur des gorges claires, et que les uniformes étaient donc beaux, les fourrures précieuses dont s'enveloppaient les belles dîneuses ! Cependant, avec un brin de dédain, le garçon ajoutait :

— Bien sûr, c'est pas la Cour ! C't'un peu mélangé comme public, mais ça brille quoi ! On n'y rencontre pas beaucoup de duchesses, mais les hommes y vont volontiers. On y trouve aussi des chansonniers et des cocottes !

L'odeur qui s'échappait du célèbre restaurant n'en fit pas moins palpiter les narines de la jeune fille. Marianne s'aperçut qu'elle mourait de faim.

— C'est encore loin, le Compas d'Or ?

— Non. C'est là !

Il désignait une grosse auberge installée dans une belle vieille demeure Renaissance. Les fenêtres basses s'ornaient de petits carreaux en cul-de-bouteille et de belles sculptures décoraient la façade. L'ensemble avait un air confortable et de bon aloi. Par le large porche, une diligence sortit dans un grand bruit de sonnailles.

— La diligence de Creil, fit le commissionnaire. Elle part d'ici, comme celle de Gisors. Vous êtes arrivée, mamz'elle !

D'un appel, il héla maître Bobois qui, après avoir présidé au départ de la diligence, s'apprêtait à rentrer.

— Hé ! patron ! Une cliente pour vous !

La mine importante de l'aubergiste se fit aimable devant la gracieuse silhouette de cette jeune fille bien habillée. Le nom de Nicolas Mallerousse fit éclore un grand sourire entre ses joues pleines et bien rasées, découvrant un étincellement de dents en or entre d'épais favoris poivre et sel.

— Vous serez ici comme chez vous, petite demoiselle ! La nièce de Nicolas a droit à plus d'égards que ma propre fille ! Hé, Marthon ! Viens prendre le bagage de Mademoiselle !

Tandis qu'une servante en bonnet amidonné accourait, Marianne réglait sa course au commissionnaire, y ajoutant même un pourboire qui arracha l'enthousiasme du garçon. De joie, il lança en l'air sa casquette bleue.

— Merci, mamz'elle ! Et vous gênez pas ! Si vous avez des courses à faire, dites à n'importe qui, dans le quartier, que vous voulez voir Gracchus-Hannibal Pioche ! J'accourrai !

Ayant dit, Gracchus-Hannibal, pas gêné du tout par un patronyme aussi résolument romain, s'éloigna en sifflant tandis que Bobois et sa servante escortaient Mlle Mallerousse dans l'intérieur de l'auberge. La maison semblait parfaitement tenue ; il y avait beaucoup de monde. C'était l'heure du coup de feu du soir. Servantes et valets voltigeaient de tous les côtés pour servir la table d'hôtes ou bien ceux des clients qui préféraient souper dans leur chambre. Bobois conseilla à la jeune fille cette dernière formule et Marianne, un peu effrayée par tout ce monde, accepta avec reconnaissance.

On se dirigea vers l'escalier de chêne bien ciré. Deux hommes le descendaient à cet instant précis. Marianne et son escorte durent attendre qu'ils fussent arrivés en bas des marches pour passer.

L'un d'eux était un homme d'environ quarante ans, de taille moyenne, mais vigoureusement charpenté, vêtu avec élégance d'une redingote bleue à boutons d'argent ciselés. Son large visage aux traits énergiques, encadré de favoris bruns, était très basané, comme celui d'un homme qui a beaucoup vécu au soleil. Il avait des yeux bleus, vifs et gais, et portait crânement planté sur le côté son haut-de-forme gris. Dans sa grosse main soigneusement gantée, il faisait tourner une canne à pommeau d'or.

Fascinée par l'extraordinaire puissance qui se dégageait de cet homme, Marianne le regardait descendre sans beaucoup prendre garde à son compagnon qui, d'ailleurs, venait un peu en arrière. Mais, quand son regard se posa sur lui, elle sursauta. Dans un habit bourgeois sévèrement boutonné, elle venait de reconnaître Jean Le Dru.


Une fois seule dans la petite chambre claire, tendue de perses à l'ancienne, dans laquelle Bobois l'avait installée et dont la fenêtre donnait sur la grande cour aux voitures, Marianne essaya de remettre de l'ordre dans ses idées. La vue du jeune Breton l'avait bouleversée. Elle avait retenu de justesse une exclamation. Se faire reconnaître n'eût pas été une bonne idée, car il connaissait sa véritable identité. Et, maintenant, elle s'en félicitait car, très certainement, il ne l'avait pas remarquée. Elle n'était pas en pleine lumière et, de plus, le bord de sa capeline mettait une ombre sur son visage.

Le Dru avait suivi, sans broncher, l'homme à la redingote bleue que Marianne avait entendu déclarer à Bobois :

— Nous dînerons au Rocher de Cancale, Bobois. Si on me réclame, vous pourrez m'y faire chercher.

— Bien, monsieur le Baron, avait répondu l'aubergiste, et Marianne s'était posé aussitôt des questions.

Qui était ce baron que l'échappé des pontons suivait si docilement ? Mais elle n'avait pas eu beaucoup de temps pour s'appesantir sur le sujet : Marthon lui avait apporté un souper appétissant, sur un grand plateau, et Marianne, remettant à plus tard de se renseigner, s'était mise en devoir de calmer les cris de son estomac.

Elle achevait un très agréable dessert, composé de tranches d'ananas à la crème, quand on frappa à la porte.

— Entrez ! dit-elle, pensant que c'était Marthon qui venait rechercher son plateau.

Mais la porte, en s'ouvrant, livra passage à Jean Le Dru.

Maîtrisant sa surprise et l'inquiétude que lui causait cette visite inattendue, elle s'obligea à demeurer assise, se contentant de repousser la petite table qui supportait les restes de son souper.

— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-elle froidement.

Sans lui répondre, Jean referma la porte et s'adossa au chambranle sans cesser de la couver d'un regard étincelant.

— Ainsi, je ne m'étais pas trompé ! C'était bien toi ! Comment as-tu fait pour échapper à Morvan ? fit-il d'une voix enrouée.

— Je ne crois pas que vous ayez quelque droit à me poser cette question ! Si je lui ai échappé, ce n'est pas de votre grâce, en tout cas !

Il eut un rire déplaisant, presque mécanique, et, à la coloration anormale de son teint, Marianne comprit qu'il avait bu.

— Tu croyais bien m'avoir endormi, hein, ma jolie ? Tu pensais, en retournant vers ta chambre dans le manoir moisi de ton naufrageur, que j'allais me laisser livrer pieds et poings liés à l'Anglais, et cela pour tes beaux yeux ? Il faut dire que tu y avais mis le prix !

— Apparemment ce n'était pas encore assez cher payé pour que vous teniez votre engagement envers moi ! Que vous a donc donné Gwen pour que vous vous rangiez si vite à son avis ?

— La vérité sur toi et tes manigances, donc la possibilité de sauver ma vie et de déjouer tes plans ! Un cadeau sans prix, comme tu vois... plus précieux même que ton joli petit corps, pourtant si délectable ! Mais, rassure-toi, je n'ai rien oublié de cette nuit-là ! Sais-tu que j'ai rêvé de toi et souvent ?

— Que voulez-vous que cela me fasse ! Vous m'avez trahie, indignement trompée ! Vous avez préféré écouter les premiers racontars venus alors que, mieux que personne, vous saviez que j'avais dû fuir l'Angleterre où j'étais menacée de mort, que j'avais besoin d'aide, de secours... et vous m'avez abandonnée comme un lâche que vous êtes, en tuant un homme par-dessus le marché !

— Tu ne vas tout de même pas me reprocher la mort de cette vermine ? C'était un naufrageur ! On devrait me décorer pour ce geste-là ! Quant à toi, tes belles histoires n'ont plus de pouvoir sur moi. Je sais qui tu es, ce que tu venais faire en France !

— Et je sais, moi, que vous avez cru un conte cent fois plus invraisemblable encore. Je sais ce que vous a dit Gwen : que je voulais séduire votre fameux Surcouf au point de lui faire oublier jusqu'à ses plus chères convictions. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Comme c'est vraisemblable ! Je ne sais même pas qui est cet homme !

Brusquement, Jean quitta la porte et s'avança vers elle. Une brusque colère faisait flamber son regard déjà trop brillant.

— Tu ne le sais pas. Tu oses me dire que tu ne le sais pas alors que tu l'as suivi jusqu'ici, à Paris, dans cette auberge même ? Est-ce que tu ne comprends pas que tout t'accuse ? Tu n'as pas eu besoin d'échapper à Morvan, garce ! Il t'a donné la clef des champs lui-même et même il t'a payée, nippée, lancée sur la trace du gros gibier ! Tu as eu le temps de passer à Saint-Malo, d'apprendre qu'il était à Paris et tu as, en bon limier, suivi la piste jusqu'ici !

Cette diatribe laissa Marianne momentanément sans réaction. Etait-il ivre au point de déraisonner ? Ou bien est-ce qu'il était en train de devenir fou ? Une crainte montait en elle en face de cet homme qui ne se contenait qu'à peine, mais il n'en fallait pas moins éclaircir son étrange discours. Elle prit le parti de crier plus fort que lui.

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez ! Je ne suis pas allée à Saint-Malo et je ne me suis jamais occupée de votre Surcouf. Je vous dis que je ne l'ai jamais vu et, s'il est à Paris...

Une gifle magistrale lui coupa tout à la fois la parole et le souffle. Elle voulut courir vers la porte, appeler au secours, mais Jean bondit sur elle et, rassemblant ses deux mains derrière son dos, l'immobilisa d'une seule main. De l'autre, il la gifla une seconde fois, si violemment qu'elle crut que sa tête éclatait. En même temps, il se penchait sur elle, lui soufflant au nez une haleine qui, effectivement, sentait quelque peu le vin.

— Menteuse ! Sale petite menteuse ! Tu as le front de me soutenir que tu ne le connais pas, que tu ne l'as jamais vu ? Et tout à l'heure, dans l'escalier, tu ne l'as pas vu, dis ? Tu ne l'as pas reconnu, quand toute la France connaît son visage presque aussi bien que celui de l'Empereur !

Furieuse, elle se débattit énergiquement, tentant d'échapper à la poigne dure qui la maintenait.

— Lâchez-moi ! gronda-t-elle les dents serrées, lâchez-moi tout de suite ou j'appelle ! Vous êtes fou ou vous êtes ivre, peut-être les deux à la fois ! Lâchez-moi, vous dis-je, ou je crie !

— Crier ? Mais tant que tu veux ! Essaie toujours !

Pour l'obliger à se tenir tranquille, il lui tordit un bras et, la ramenant brutalement contre lui, éteignit le cri dans un baiser furieux. Un instant suffoquée, Marianne récupéra très vite. Pour échapper à l'odieux baiser, elle mordit la bouche qui la violentait... et aussitôt se retrouva libre !

Avec un vif sentiment de victoire, elle vit que son agresseur tamponnait sa lèvre saignante à l'aide d'un mouchoir vivement sorti de sa poche. Il avait l'air si penaud que, pour un peu, elle lui aurait éclaté de rire au nez. Mais, pour le moment, rien ne lui paraissait plus urgent que mettre dehors ce déplaisant personnage. Comment avait-elle pu, même un instant, lui trouver quelque charme ? Dans cet habit sombre qui étriquait sa carrure d'homme de grand air, il avait l'air d'un paysan endimanché. Il était presque ridicule... Avec un dédaigneux haussement d'épaules, elle tourna les talons, marcha de nouveau vers la porte qu'elle voulait ouvrir toute grande, mais il la rattrapa à mi-chemin, et, l'enlevant de terre comme un simple paquet, il alla la jeter sur le lit où il la maintint de ses deux mains plaquées à ses bras tandis qu'il s'asseyait sur le bord.

— Pas si vite ! Tu ne m'échapperas pas si facilement, ma jolie !

A sa grande surprise, Marianne constata qu'il n'avait plus l'air en colère. Même, il s'était mis à rire sans souci de sa lèvre qui enflait déjà.

— Je vous ai déjà dit de me laisser tranquille, fit-elle posément, mais il ne parut pas l'avoir entendue.

Penché sur elle, il la regardait avec l'attention d'un collectionneur en face d'une pièce rare :

— Ce que tu peux être belle ! fit-il doucement. La colère te va si bien !... Si tu voyais tes yeux ! Ils scintillent comme des émeraudes à la lumière ! J'ai beau savoir que tu ne vaux pas cher, que tu n'es qu'une sale petite émigrée, une espionne, je ne peux pas m'empêcher de t'aimer.

— M'aimer ? répéta Marianne éberluée par cette déclaration inattendue.

— Mais oui ! C'est vrai, tu sais, que je n'ai pas pu t'oublier ! Tu as hanté tous mes jours, toutes mes nuits. Je te revoyais, dans la paille de la grange, toute brillante dans tes cheveux dénoués, je sentais sous mes mains la douceur de ta peau... et, maintenant, je ne peux plus penser qu'à une seule chose : tu es là... je t'ai retrouvée ! J'ai faim de toi, Marianne, et, si tu veux oublier tout ce qui nous sépare, nous ne nous quitterons plus !

Ce n'était pas possible, il délirait ! Il ne criait plus, il ne la maltraitait plus ! Il s'était fait, d'un seul coup, tout douceur et tendresse. Ses mains, déjà, esquissaient des caresses. Il se penchait, lentement, mais inexorablement vers les lèvres qui paraissaient le fasciner. Le temps d'un éclair, Marianne comprit qu'il voulait rééditer la nuit de la grange, lui faire à nouveau subir la désagréable expérience amoureuse qu'elle avait connue. Dans une brusque détente de tout son être, elle hurla, en le repoussant de toutes ses forces :

— Ah ! mais non !

D'un coup de reins, elle fut debout, tandis que Jean se retenait au-dessus du lit pour ne pas choir à terre. Redressant d'un coup de doigts les plis dérangés de sa robe, Marianne croisa les bras, regardant son agresseur d'un air de défi :

— Pour qui me prenez-vous ? Vous entrez ici, vous m'insultez, vous me frappez et, là-dessus, vous imaginez qu'il vous suffit de bêler des mots d'amour pour que je vous tombe dans les bras ? Vous m'aimez ? J'en suis fort aise, mais, mon cher monsieur, faites-moi la grâce de sortir d'ici au plus vite ! Je n'ai aucune envie de reprendre avec vous la... conversation de l'autre nuit !

A son tour, il s'était relevé, époussetant son pantalon d'un geste machinal. L'expression de son visage était sombre, chargée de dépit.

— Dire que j'ai pu croire, un instant, que tu m'aimais... là-bas, en Bretagne !

Une poussée d'enfantine colère inspira à la jeune fille une réponse pleine d'insolence :

— Moi ? Vous aimer ? Vous êtes fou, je pense ? J'avais besoin de vous, tout simplement.

L'injure qu'il lui lança était trop ignoble pour ne pas traduire la profondeur de sa déception. Avec un regard mauvais, il se dirigea enfin vers la porte qu'il ouvrit. Mais, au seuil, il se retourna :

— Tu n'as pas voulu de moi, tant pis pour toi, Marianne ! Tu le regretteras !

— Cela m'étonnerait ! Adieu !

Elle l'entendit descendre l'escalier et se laissa tomber dans le fauteuil où elle se versa quelques gouttes de vin pour se remettre de ses émotions. A mesure que la colère l'abandonnait, elle s'efforçait de réfléchir aux paroles de menace qu'il avait proférées, mais en vint finalement à cette conclusion qu'il s'agissait d'une menace sans consistance, comme en lancent les enfants quand on ne fait pas ce qu'ils veulent. Puisqu'il l'aimait, il n'oserait jamais lui faire du mal ! Ce en quoi elle faisait preuve d'une bien naïve méconnaissance de la vanité masculine.

Marianne en était encore à caresser ces pensées optimistes et à se demander dans quel roman elle avait vu l'héroïne aux prises avec une situation de ce genre, quand la porte de sa chambre, violemment poussée de l'extérieur, s'ouvrit avec fracas. Jean Le Dru, suivi de deux gendarmes, fit irruption et, désignant du doigt la jeune fille sidérée :

— Tenez, la voilà ! C'est une émigrée rentrée en fraude. Elle s'appelle Marianne d'Asselnat et elle est un agent des princes !

Avant que Marianne ait pu esquisser un geste de défense, les deux représentants de l'ordre l'avaient empoignée chacun par un bras et traînée hors de sa chambre. Sous l'œil horrifié du digne Bobois et celui, infiniment plus paisible encore que très intéressé, du reste des clients, la jeune fille, qui tentait vainement de se défendre, fut descendue au rez-de-chaussée comme un simple paquet et jetée dans un fiacre qui démarra aussitôt.

En se retrouvant dans cette étroite boîte noire, aux mantelets baissés, auprès d'un gendarme fortement moustachu, Marianne, furieuse et folle d'indignation, se mit à hurler, dans l'espoir vain que quelqu'un viendrait à son secours.

— Ma petite dame, dit tranquillement le gendarme en se carrant dans son coin, cessez de crier comme ça, sinon je vous bâillonnerai et vous ligoterai comme un poulet ! Alors, soyez sage, cela vaut mieux pour tout le monde.

Vaincue, Marianne abandonna la partie et se blottit le plus loin possible de son gardien. Si un jour elle pouvait remettre la main sur ce misérable Le Dru, il verrait de quel bois elle se chauffait ! La faire arrêter comme un simple malfaiteur ! Le misérable !

La colère fit bientôt place aux larmes puis, comme tout de même elle était recrue de fatigue et que le balancement du fiacre invitait au sommeil, Marianne finit par s'endormir sans que les larmes eussent fini de sécher sur son joli visage.

8 UN DUC POLICIER ET UN BARON CORSAIRE

En se retrouvant, au cœur de la nuit, dans une cellule de la prison Saint-Lazare, Marianne, mal réveillée, se demanda d'abord si elle ne rêvait pas. On l'avait arrachée à sa petite chambre douillette et gaie, trop brutalement pour qu'elle n'essayât pas de secouer le cauchemar, mais, peu à peu, elle se convainquit de la réalité des choses.

La chandelle, posée sur une table bancale, éclairait une pièce étroite et haute qui, de jour, recevait la lumière par une fenêtre grillée, située tout en haut. Sur les murs gris, l'humidité dessinait des cartes géographiques et, dans le dallage à demi brisé, dans la rouille des ferrures de la porte, la vétusté de l'ancien couvent se révélait partout. Quant au mobilier, il se composait, outre la table et un escabeau, d'une couchette fort étroite et fort dure, ainsi que le constata Marianne en s'asseyant dessus, où une paillasse et une mauvaise couverture composaient toute la literie. De plus, il faisait froid, aucun feu n'étant prévu pour le confort des prisonniers. Et la jeune fille, réduite à sa seule robe, car on ne lui avait laissé le temps de prendre ni son manteau ni son sac de tapisserie, croisa ses bras sur sa poitrine pour essayer de se réchauffer.

Sa situation était des plus critiques. Dénoncée comme émigrée rentrée en fraude, elle risquait beaucoup, ainsi que Nicolas Mallerousse le lui avait expliqué. Et d'autant plus que la précieuse lettre était demeurée dans son sac. Aussi les sentiments de Marianne oscillaient-ils entre le désespoir quand elle pensait à elle-même et la fureur quand elle songeait à ce misérable Le Dru qui, lâchement, l'avait dénoncée parce qu'elle avait refusé de subir son amour. Ce dernier état d'âme étant infiniment plus stimulant que le premier, elle s'y accrocha, trouvant même un supplément de chaleur à cette colère qui faisait bouillir son sang.

Arrachant la couverture du lit, elle la drapa sur ses épaules et se mit à arpenter furieusement l'étroit espace qui lui était imparti, réveillant son esprit au fur et à mesure qu'elle se réchauffait. Il s'agissait de penser et de penser clairement, car elle n'entendait pas moisir dans cette prison, jusqu'à ce qu'il plût à la police de Napoléon de l'enfermer dans une geôle plus profonde, ou de l'exécuter, ou encore de la renvoyer en Angleterre sous bonne garde. Elle ne savait pas très bien ce que l'on faisait aux émigrés rentrés clandestinement, Nicolas n'ayant pas jugé bon de le lui dire, sans doute pour ne pas l'effrayer, mais elle devinait que cela ne pouvait être que désagréable.

Elle ignorait, bien sûr, où elle était exactement. Le gendarme, quand il l'avait fait descendre de voiture, lui avait bien dit que c'était la prison Saint-Lazare, mais cela ne signifiait rien pour elle qui en fait de prisons, ne connaissait guère que la Tour de Londres ou les pontons de Plymouth. Néanmoins, les prisons devant dépendre du ministre de la Police, c'était lui qu'il importait de voir le plus vite possible. Certes, elle n'avait plus sa lettre, mais dans son esprit demeurait la phrase que Nicolas lui avait fait apprendre par cœur et qu'elle devait lui réciter.

Ainsi donc, il fallait voir ce haut personnage au plus vite et, pour cela, attirer l'attention sur elle autant que possible. Le silence qui l'entourait lui était insupportable. Pour se donner du courage, elle pensa à Jean Le Dru et à ce qu'elle pourrait lui faire au cas où le destin, enfin bienveillant, le lui livrerait pieds et poings liés. Le moyen se révéla efficace. Reprise par une belle colère, Marianne, bien réveillée cette fois, se jeta sur la porte et se mit à frapper dessus à coups redoublés en hurlant de toutes ses forces :

— Je veux voir le ministre de la Police ! Je veux voir le ministre de la Police !

Rien ne répondit d'abord et la jeune fille cria de plus belle, sans se décourager. Au bout d'un moment, un trottinement se fit entendre dans le couloir et, derrière le judas grillagé, le visage sévère d'une religieuse apparut.

— Voulez-vous vous taire ! Qu'est-ce que c'est que ce vacarme ! Vous allez réveiller tout le monde !

— Cela m'est égal. On m'a enfermée au mépris de tout droit. Je ne suis pas une émigrée, je suis Marianne Mallerousse comme en fait foi le passeport qu'on ne m'a pas laissé le temps de prendre... et je veux voir le ministre !

— On ne réveille pas un ministre en pleine nuit pour une fille en colère ! Dormez ! Demain il fera jour et votre cas sera sans doute examiné.

— Si cela-peut attendre à demain, je ne vois pas pourquoi on ne m'a pas laissé dormir tranquille chez moi. On aurait dit, à voir la hâte de vos gendarmes, qu'il y avait le feu !

— Vous auriez pu vous enfuir ! Il fallait s'assurer de vous !

— Je regrette de vous faire remarquer, ma sœur, que ce que vous dites n'a aucun sens. Je venais de m'installer à l'auberge, après un long voyage fatigant. Voulez-vous me dire pourquoi je me serais enfuie et pour aller où ?

Les quelques centimètres carrés de visage figé que l'on découvrait dans l'encadrement de la guimpe noire et blanche parurent se faire encore plus impersonnels.

— Je n'ai pas à discuter avec vous les modalités de votre arrestation, ma fille. Vous êtes en prison, je dois obéir aux ordres que je reçois et vous y garder. Taisez-vous et tâchez de dormir.

— Dormir ? Qui pourrait dormir avec le sentiment de l'injustice ! s'écria Marianne dans une belle envolée dramatique. Je ne dormirai pas tant que l'on n'aura pas entendu mes cris. Allez chercher le ministre. Il doit m'entendre !

— Il vous entendra aussi bien demain. Pour le moment, vous allez vous taire. Si vous continuez à faire scandale, je vous ferai mettre au cachot et vous n'en serez pas plus avancée.

C'était l'évidence même et Marianne, peu désireuse de se retrouver au fond de quelque sinistre in pace, prit le sage parti de baisser le ton. Mais elle ne s'avouait pas vaincue.

— Soit ! Je veux bien me taire. Mais retenez ceci, ma sœur : j'ai une communication importante à faire au ministre, une communication très importante même, et peut-être se montrerait-il assez mécontent si cette communication, par votre faute, ne lui parvenait pas en temps voulu. Mais, si le mécontentement d'un ministre vous est indifférent...

Il ne l'était pas. Marianne le comprit au visage soudain soucieux de la sœur qui, elle l'aurait juré, avait changé de couleur. Le citoyen Fouché, tout fraîchement promu duc, ne devait pas être un personnage commode.

— C'est bon, murmura la sœur. Je vais prévenir notre Mère Supérieure et elle fera le nécessaire dès demain matin. Mais, pour l'amour de Dieu, tenez-vous tranquille !

Elle jetait autour d'elle des regards inquiets. En effet, on s'éveillait dans les cellules voisines. Des rumeurs s'élevaient tout autour de la cellule de Marianne. Le silence se peuplait, le désert devenait vivant... et, de toute évidence, la gardienne n'aimait pas cela. Elle bougonna :

— Voilà ! vous avez réveillé tout l'étage. Je vais en avoir pour un bon quart d'heure à les faire taire. Vous mériteriez le cachot.

— Cessez de vous tourmenter, fit Marianne conciliante, je me tais. Mais songez à faire bien exactement ce que vous m'avez promis !

— Je n'ai rien promis. Mais je promets. Maintenant, taisez-vous.

Le visage disparut, le guichet se referma. La prisonnière entendit la voix de la sœur, haute et sévère cette fois, qui passait le long du couloir, ordonnant à chacune de dormir.

Satisfaite, de ce qu'elle avait obtenu, Marianne regagna sa paillasse, écoutant de toutes ses oreilles ces bruits qui l'entouraient. Quelles étaient ces femmes dont elle avait troublé le sommeil ? Au travers de quels rêves était-elle passée sans le vouloir ? Etaient-ce ceux de véritables criminelles, de voleuses, de filles perdues ou, comme elle, d'innocentes prises dans les rouages d'une terrible machine policière ? Instinctivement, par simple solidarité féminine, elle se prenait d'intérêt pour ces voix sans visage, pour ces plaintes inconnues. Combien étaient, comme elle-même, victimes d'un homme ou de plusieurs ? Dans tous les livres qu'elle avait lus, hormis peut-être dans l'affreuse histoire de lady Macbeth, les malheureuses qui se perdaient n'en arrivaient là que par la faute d'un homme.

A rêver ainsi sur ces femmes invisibles et présentes, dont le sort avait fait ses compagnes, Marianne finit par s'endormir sans même s'en apercevoir. Quand elle s'éveilla, il faisait grand jour, du moins autant qu'il pouvait faire dans une cellule de Saint-Lazare, et la sœur gardienne était devant elle, un paquet sous le bras. Jeté sur le lit, ledit paquet révéla une grosse robe de laine grise, un fichu et un bonnet de toile bise, une chemise de toile bien rude, de gros bas de laine noire et une paire de sabots.

— Enlevez vos vêtements, ordonna la sœur d'une voix terne, et mettez cela !

Ce n'était pas la même religieuse que la nuit et, tout de suite, Marianne se hérissa :

— Que je mette de pareilles horreurs ? Jamais de la vie ! D'abord je ne dois pas rester ici. Je dois voir, ce matin, le ministre de la Police et...

Le visage de la nouvelle venue était aussi inexpressif que sa voix. Il était si large et si blanc qu'il se confondait avec sa guimpe pour donner une sorte de pleine lune parfaitement dépourvue de caractère. Mais apparemment sa propriétaire savait ce que c'était qu'exécuter une consigne. Sans changer de ton, elle répéta :

— Déshabillez-vous et mettez ça !

— Jamais !

La sœur ne se fâcha pas. Elle alla dans le couloir, sortit de sa poche un claquoir et tapa trois fois. A peine quelques secondes plus tard, deux vigoureuses créatures, qu'à leur uniforme Marianne comprit être deux de ses compagnes, faisaient irruption dans la cellule. A vrai dire, sans leur vêture féminine, on les aurait prises plus volontiers pour des grenadiers en jupon, à l'épaisseur de la moustache près, tant elles étaient hautes et larges et solidement charpentées. D'ailleurs, leurs joues identiquement rouge écarlate et bien vernies prouvaient que l'ordinaire de la prison n'était pas aussi débilitant qu'on aurait pu le penser et qu'en tout état de cause il comportait, du moins pour ces dames, une honnête ration de vin.

En un rien de temps, Marianne, muette d'horreur, fut par leurs soins dépouillée de tous ses vêtements et revêtue de l'uniforme de la prison, non sans que l'une de ses femmes de chambre occasionnelles lui eût appliqué sur les fesses une claque retentissante, fine plaisanterie qui attira une sévère réprimande à son auteur :

— C'était tentant, fit la femme en manière d'excuse. Une drôle de belle poulette ! Dommage de mettre ça en cage !

Marianne était tellement indignée qu'elle n'avait plus de voix, mais, dédaignant les deux maritornes qui ne lui paraissaient pas des interlocutrices valables, elle attaqua la sœur gardienne.

— Je veux voir la Mère Supérieure ! déclara-t-elle. C'est très urgent.

— Notre Mère Supérieure a fait savoir qu'elle vous verrait aujourd'hui. Jusque-là, tenez-vous tranquille. Pour le moment, suivez vos compagnes à la chapelle.

Bon gré, mal gré, il fallut bien que Marianne, traînant ses sabots trop grands, sortît de sa cellule et s'intégrât dans la file, presque inerte, des autres détenues. Dans l'étroit et haut couloir, une vingtaine de femmes avançaient lourdement, l'une derrière l'autre, toussant, reniflant ou grognant, dans une épaisse odeur de corps mal lavés. C'était un troupeau bien plus qu'un défilé. Tous les regards avaient la même atonie bête et résignée, tous les pas raclaient le dallage inégal, toutes les épaules empruntaient la même ligne courbée. Seuls, les tailles et les cheveux, blonds, noirs, bruns ou gris, que laissaient échapper les béguins de toile rude, distinguaient les unes des autres les prisonnières de Saint-Lazare.

Remâchant sa rancœur et son impatience, Marianne prit son rang, mais s'aperçut bientôt que la détenue qui la suivait s'amusait à lui marcher systématiquement sur les talons. La première fois, elle crut à une inadvertance et se contenta de se retourner. Derrière elle venait une petite femme blonde et replète, à l'air endormi, aux lourdes paupières blanches cachant des yeux impossibles à distinguer. Ses vêtements étaient propres, mais ses lèvres molles avaient un demi-sourire machinal qui, tout de suite, donna à Marianne envie de lui taper dessus. Quand, à nouveau, le sabot rugeux de la boulotte vint racler sa cheville, la jeune fille gronda, mezza voce :

— Faites un peu attention, vous me faites mal.

Pas de réponse. L'autre garda les yeux baissés.

Le sourire stupide resta étalé sur son visage incolore et, une troisième fois, si rudement que Marianne ne put retenir un gémissement de douleur, le sabot vint râper son talon.

La patience n'était pas la vertu dominante de Marianne et les dernières heures avaient épuisé le peu qui lui en restait. Se retournant, tout d'une pièce, elle appliqua sur la joue molle de sa compagne une maîtresse gifle. Cette fois, elle vit se lever sur elle un regard sans couleur définie, mais qui lui rappelait étrangement celui d'une vipère dont Sea Bird, son cheval favori, avait écrasé la tête d'un coup de sabot, un jour de chasse. La fille ne dit rien, mais ses lèvres se retroussèrent sur ses dents malsaines et, tête première, elle se jeta en avant, visant l'estomac de son adversaire. Aussitôt, autour des deux femmes, on s'arrêta pour voir, les autres détenues s'écartant d'instinct afin de laisser le champ libre aux deux combattantes. Des encouragements fusaient, tous à l'adresse de l'adversaire de Marianne :

— Vas-y, la Tricoteuse ! Tape dedans !

— Cogne ! C't'une aristo ! D'la graine de duchesse !

— Crève-la ! T'as entendu l'foin qu'elle a fait c'te nuit ? Voulait voir l'ministre de la Police !

— C't’une moucharde ! Faut la refroidir !

Marianne, épouvantée de ce débordement de haine inattendue, avait évité le coup de tête de son adversaire qui, apparemment, faisait de son mieux pour exaucer les vœux de ses compagnes. La Tricoteuse avait repris de la distance pour attaquer de nouveau. Sa mâchoire allait et venait, dans un mouvement machinal, traduisant un abject désir de tuer. Les yeux sans couleur luisaient sinistrement et, soudain, dans la main de la mégère, Marianne vit briller une lame courte mais aiguë. La tête de la colonne s'engageait déjà dans l'escalier et Marianne comprit qu'elle était perdue. Un groupe de prisonnières faisait barrage entre elle et le bout du couloir et, parmi elles, la jeune fille, épouvantée, reconnut les deux dragons qui l'avaient déshabillée. Toutes ces misérables faisaient bloc contre la nouvelle venue et s'apprêtaient à lui régler sommairement son compte. Si elle échappait au couteau de la Tricoteuse, elle n'échapperait pas à la galoche des autres, car elle pouvait voir qu'autour d'elle deux ou trois détenues s'étaient déchaussées et brandissaient leurs sabots, prêtes à l'assommer si elle ne se laissait pas égorger proprement. L'un de ces sabots montrait même une longue pointe, meurtrière à souhait.

Avec angoisse, Marianne jeta un coup d'œil vers l'escalier. Mais la sœur qui avait pris la tête de la colonne devait déjà être en bas et tout allait terriblement vite. Dans un instant, elle serait morte, stupidement assassinée par des demi-folles. Toutes ces femmes qu'elle ne connaissait pas semblaient désirer sa mort comme une joie particulière. Alors, épouvantée, elle hurla, tandis que la Tricoteuse fonçait sur elle, la lame haute :

— Au secours ! A moi !

Son cri vrilla le matelas des voix feutrées, chuchotantes, qui l'entouraient d'une écœurante couche de haine. Le couteau passa à un cheveu de la tête. Mais, en l'évitant, elle s'était rapprochée d'une des prisonnières aux sabots et il s'en fallut de peu que la lourde galoche ne la frappât en plein front. Elle n'en reçut qu'une partie, sur la tête, et dut à l'épaisseur de sa chevelure et à son bonnet, de ne pas en être étourdie. Mais où chercher refuge ? La Tricoteuse allait revenir à la charge, avec ce ricanement idiot qui terrifiait Marianne. Et, tout autour d'elle, la malheureuse ne voyait que des visages grimaçants déformés par une ignoble cruauté. Comment pouvait-il y avoir des êtres aussi abominables ?

Pourtant, son cri d'appel avait été entendu. Avant que la Tricoteuse s'élançât une troisième fois, la sœur-gardienne était revenue, flanquée d'une autre qui brandissait un énorme gourdin. Bousculé, enfoncé, le cercle des mégères éclata. La sœur-gardienne saisit le bras de la Tricoteuse et, d'une brutale torsion, lui arracha le couteau, tandis que sa compagne, distribuant quelques horions fort peu évangéliques mais qui faisaient grand honneur à ses muscles, obligeait les femmes à se remettre en rang. Marianne, qui s'était jetée à terre pour éviter les coups, se trouva, elle aussi, remise debout plus vite qu'elle ne l'aurait voulu. Et, tout de suite, les accusations éclatèrent :

— La Tricoteuse, elle a fait que s'défendre, ma sœur ! C'te moucharde, elle a voulu l'étrangler ! hurla une voix de tête.

— Ce n'est pas vrai, protesta l'accusée. Je l'ai seulement giflée parce qu'elle m'écrasait les talons.

— Menteuse ! hou... hou... Sale moucharde ! Tu as voulu l'assommer.

— Et le couteau ? cria Marianne hors d'elle. C'est peut-être moi qui l'ai apporté ?

— Sûr ! clama une grande fille maigre, dont les pommettes trop rouges dénonçaient la phtisie. Elle a eu assez d'mal à t'le prendre ! Saleté !

Tant de fausseté et de mauvaise foi révolta Marianne au point qu'elle en oublia les plus élémentaires règles de prudence. Ces femmes n'étaient que des bêtes malfaisantes et, instinctivement, elle se mettait à leur diapason. Toutes griffes dehors, elle allait se jeter sur la plus acharnée, tandis que la Tricoteuse, avec un art consommé, se mettait à pleurnicher que 1'« aristo » avait voulu la tuer. Mais, comme elle prenait son élan, elle se sentit solidement ceinturée et obligée de demeurer sur place.

— En voilà assez ! tonna la voix dure de la sœur. Tout le monde à la chapelle ! Et tâchez de demander pardon à Dieu de votre conduite ! Quant à vous, la nouvelle, nous réglerons cela avec notre Mère Supérieure après la messe ! Pour les mauvaises têtes, nous avons des cachots !

Calmées et satisfaites à la pensée que la « nouvelle » allait payer, sans doute pour tout le monde, les détenues se remirent docilement en rang, tandis que Marianne, indignée et en pleine révolte, se trouvait entraînée à la suite des autres par la poigne vigoureuse de la sœur-gardienne.

On ne la lâcha qu'une fois enfermée dans l'une des guérites qui garnissaient la grande chapelle froide et grise. Toute la nef était composée d'un assemblage de boîtes rectangulaires où il n'y avait place que pour une seule personne et d'où l'on ne voyait que l'autel. Chaque prisonnière y était enfermée, sans communication possible avec les autres, ce qui évitait tout tumulte et permettait aux religieuses de se réunir, en toute quiétude, dans le chœur, chacune à son rang.

En pleine révolte, brûlée d'indignation, car elle avait conclu, de l'attitude de la gardienne, qu'elle était tenue pour coupable et seule coupable, Marianne n'entendit absolument rien de la messe. Elle en oubliait même la peur horrible qu'elle avait eue et elle était bien trop en colère pour songer à s'humilier, même aux pieds du Seigneur, et bien trop sûre de son bon droit pour implorer une aide quelconque. Depuis le soir maudit de ses noces, elle avait pris, sur la justice, aussi bien divine qu'humaine, des idées bien tranchées. Dans un monde où seules les crapules avaient raison, il fallait avoir bec, ongles et même griffes si l'on voulait survivre. La résignation chrétienne n'avait jamais été son fort, mais, désormais, elle ne voulait même plus en entendre parler.

— Seigneur, marmotta-t-elle, et ce fut sa seule prière, cessez de donner raison à ceux qui me veulent du mal quand je ne leur ai rien fait ! Puisque vous êtes le Dieu de toute justice, c'est le moment ou jamais de le montrer. Sinon, dans quelques instants, on va me traîner dans un cachot bien noir et bien affreux dont vous seul savez quand je sortirai.

Forte de cette oraison en forme d'injonction et de l'idée qu'elle se défendrait tant qu'il lui resterait une once d'énergie, Marianne se laissa extraire de sa boîte, bonne dernière de toutes les détenues et, encadrée par deux sœurs-gardiennes, conduire chez la Mère Supérieure, devant une haute porte dont la peinture chocolat s'écaillait par plaques. L'une des gardiennes frappa.

— Entrez ! fit une voix sèche dont Marianne n'augura rien de bon.

Le vantail s'ouvrit. L'une des sœurs poussa doucement la jeune fille et referma la porte. Elle put alors constater que, si elle était bien dans le bureau de la Supérieure, comme l'attestaient les nombreux tableaux et objets de piété répandus un peu partout, ce n'était pas à une religieuse qu'elle allait avoir affaire. Le propriétaire de la voix sèche était un homme maigre, de taille moyenne, qui, les mains au dos, se tenait debout dans l'embrasure de la fenêtre.

— Entrez, répéta-t-il en voyant Marianne hésiter au bord d'un grand tapis usé qui couvrait la pièce, et asseyez-vous !

— On m'avait dit que je devais comparaître devant la Mère Supérieure, fit-elle en assurant sa voix autant que possible.

— Ce n'est pas moi, vous vous en doutez ! Mais j'espère que vous ne vous plaindrez pas de la substitution puisque vous m'avez réclamé toute la nuit à ce qu'il paraît.

Une onde de joie rosit brusquement les pommettes de la jeune fille.

— Oh ! vous êtes...

— Le ministre de la Police, parfaitement ! Et, puisque me voilà prêt à vous entendre, parlez, dites ce que vous avez à me dire !

Cette mise en demeure, débitée d'une voix cassante, n'était pas faite pour rassurer Marianne, déjà déprimée par les événements précédents. Cet homme, dans sa redingote vert olive fleurie d'un ruban rouge qui faisait encore plus blême son teint couleur de vieil ivoire, avait quelque chose d'inflexible et d'hermétique qui l'impressionnait. Son visage en lame de couteau, aux lèvres minces, aux lourdes paupières tombantes, offrait un curieux mélange d'impassibilité et d'intelligence. Le menton, qui reposait dans les plis d'une épaisse cravate de soie, avait de l'énergie, mais l'expression des yeux était indéchiffrable sous la frange des cheveux gris, presque blancs, qui collaient au front en mèches courtes. Le corps trop long, les épaules trop étroites, mal déguisées par l'habit du bon faiseur, donnaient à l'ensemble une curieuse souplesse qui n'excluait pas un certain charme. Et Marianne, pour qui un policier était une sorte de brute peu évoluée, un argousin dans le meilleur style des romans de Mr Thomas Smolett, se dit que celui-là était une personnalité digne de ce nom, peut-être dangereuse, mais qu'en tout état de cause cet ancien révolutionnaire portait son titre ducal avec une certaine aisance.

Les mains toujours nouées au dos, Fouché avait commencé une lente promenade à travers la pièce, attendant le récit de la jeune fille. Comme rien ne venait, il s'arrêta devant elle et, se penchant légèrement :

— Alors ? fit-il d'un ton sarcastique, ça vient ? Pour un peu, vous auriez expédié les dignes sœurs en pleine nuit dans les rues pour me faire chercher et, maintenant que je suis là, vous ne sonnez plus mot. Faut-il que je vous aide ?

Marianne leva sur lui un regard plein d'appréhension.

— Si cela ne vous ennuyait pas, j'aimerais bien, fit-elle, sincère. Je ne sais pas où commencer.

Cet aveu ingénu arracha un sourire au ministre. Tirant une chaise, en face de la prisonnière, il s'installa dessus.

— Soit ! Je veux bien admettre qu'à votre âge on n'est pas encore très rompue aux interrogatoires policiers. Comment vous appelez-vous ?

— Marianne, Anne, Elisabeth d'Asselnat de Villeneuve.

— Donc, vous êtes une émigrée. C'est grave !

— J'avais quelques mois seulement quand, après la mort sur l'échafaud de mes parents, on m'a conduite en Angleterre, chez ma tante, la seule parente proche qui me restait. Est-on vraiment une émigrée dans ce cas ?

— Le moins que l'on puisse dire est que vous n'étiez pas émigrée de votre propre volonté. Continuez. Racontez-moi toute votre histoire !

Cette fois, Marianne n'hésita pas un instant. Nicolas lui avait recommandé la plus entière franchise envers le duc d'Otrante. Certes, il s'était bien chargé, dans sa lettre, de le mettre au courant de la situation, mais puisque ladite lettre était demeurée au Compas d'Or et, peut-être perdue, il valait mieux faire une entière confession. Ce qu'elle fit.

Lorsqu'elle eut terminé, elle eut la surprise de voir son interlocuteur fouiller dans sa poche et en tirer un papier qu'elle reconnut aussitôt. C'était la lettre de Black Fish. Avec un demi-sourire, Fouché l'agita au bout de ses longs doigts maigres.

— Mais, fit Marianne suffoquée. C'est ma lettre ! Pourquoi m'avoir obligée à tout vous dire puisque vous saviez déjà ?

— Pour voir si vous me mentiriez. L'examen a été satisfaisant, jeune dame, puisque j'avais déjà lu ceci.

— Oh ! fit la jeune fille. Je comprends. Les gendarmes ont dû fouiller ma chambre. Ils ont trouvé cette lettre et vous l'ont donnée.

— Ma foi non ! Ils n'y avaient pas pensé. Ne leur en veuillez pas. Plus simplement, votre bagage m'a été apporté au ministère, dès les premières heures du jour par quelqu'un qui avait assisté à votre arrestation et s'en montrait indigné.

— Ce bon M. Bobois ! Comme c'est aimable à lui ! Il n'a rien dû comprendre et...

— Cessez donc de jouer aux propos interrompus ! Qui vous parle de Bobois, jeune dame ? Jamais il ne se serait risqué à l'esclandre auquel s'est livré votre chevalier servant, qui a osé pénétrer jusque dans ma chambre à coucher. Pour un peu, ce diable d'homme m'aurait sorti du lit ! Il est vrai qu'il se sentait un peu responsable de votre arrestation.

La curiosité de Marianne ne résista pas à ce discours, pour elle totalement incompréhensible. Oubliant sa condition de prisonnière et à qui elle avait affaire, elle s'écria :

— Pour l'amour du ciel, monsieur le Ministre, veuillez à votre tour cesser de jouer aux devinettes avec moi. Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous me dites. Qui a plaidé ma cause ? Qui est venu faire scandale chez vous ? Qui a voulu vous tirer de votre lit ?

Fouché sortit une tabatière de son gousset, prit une pincée de tabac, la renifla avec volupté, puis, déclara enfin d'une voix aimable :

— Qui ? Mais Surcouf, voyons ! Il n'y a qu'un corsaire pour oser prendre un ministre à l'abordage.

— Mais, je ne le connais pas ! balbutia la jeune fille stupéfaite de voir une fois de plus surgir dans sa vie cet inconnu qui semblait, décidément, faire beaucoup de bruit dans le monde.

— Lui non plus, mais il paraît que vous avez fait sur lui une impression d'autant plus forte que, d'après ce que j'ai pu comprendre, c'est l'un de ses hommes qui vous a dénoncée.

— En effet. Cet homme était un évadé des pontons de Plymouth. Il a fait le voyage, et le naufrage, avec moi et n'a jamais voulu admettre que je n'étais pas un agent des princes.

Malgré les promesses faites à Black Fish, elle s'abstint tout de même de mentionner l'épisode de la grange, pensant avec quelque raison que cela n'intéressait pas la police.

— Il y a, comme' cela, des gens à idées fixes, commenta Fouché d'un ton bonhomme.

Il s'administra une nouvelle prise, puis soupira :

— Bien ! Ceci posé, il vous reste à me communiquer le message verbal de Mallerousse. J'espère que vous vous en souvenez ?

— Mot pour mot ! Voici : « Les anciens complices de Saint-Hilaire, Guillevic, Thomas et La Bonté ont débarqué dans le Morbihan et se sont dirigés vers Plœrmel. On pense généralement qu'ils viennent chercher l'argent caché par Saint-Hilaire, mais peut-être n'est-ce pas leur but réel. »

A mesure qu'elle parlait, Marianne voyait se froncer les sourcils de Fouché, se plisser son front. Il s'était levé et s'était remis à arpenter la pièce. La jeune fille, inquiète, l'entendit mâchonner quelques paroles qui traduisaient une certaine mauvaise humeur.

Finalement, il déclara, mécontent :

— Il faut que Mallerousse ait une fière confiance en vous pour vous avoir confié une information de cette importance ! Je frémis en pensant à ce qui aurait pu vous arriver en route !

— C'est si important que cela ?

Le regard perçant du ministre s'attacha à celui de la jeune fille, comme s'il cherchait à en sonder les profondeurs.

— Plus encore que vous ne pensez... et votre question me prouve que vous n'êtes vraiment attachée d'aucune façon au Comité de Londres, sinon vous connaîtriez les personnages en question. Quoi qu'il en soit, je vous remercie. Vous pouvez aller vous habiller.

— M'habiller ? Mais avec quoi ? et pour quoi faire ?

— Avec vos vêtements qui sont là, derrière ce paravent. Inutile de vous dire que vous êtes libre, mais je désire que vous quittiez la prison discrètement. Aussi, habillez-vous vite, je vous emmène. Je vais chercher la Mère Supérieure.

Marianne ne se le fit pas dire deux fois. Elle se précipita derrière le paravent, une haute chose couverte de cuir noir verdi, cloutée de cuivre et, avec une hâte joyeuse, se débarrassa de son costume de détenue. Elle ne l'avait pas porté longtemps, mais assez pour qu'il lui fît horreur, et ce fut avec un profond sentiment de délivrance, un grand bien-être, qu'elle retrouva sa chemise fine, sa robe amarante, son manteau douillet et son joli chapeau. Il n'y avait pas le moindre miroir, dans cette pièce lugubre, mais Marianne n'en était plus là. L'important, c'était de redevenir elle-même au plus vite !

Quand elle sortit, une fois prête, ce fut pour se trouver en face d'une religieuse, à la fois replète et majestueuse, dont le visage, envahi par la graisse, gardait les traces d'une grande beauté. C'était sans doute la Supérieure et elle sourit avec bonté à son ex-pensionnaire.

— Je suis heureuse que vous ne demeuriez pas plus longtemps. Je crains que les heures passées ici ne vous laissent un sombre souvenir.

— Il fut si court, ma Mère, qu'il s'effacera vite.

Une révérence, quelques saluts, et Marianne, escortée de Fouché, se retrouva dans le couloir, trottant derrière une religieuse qui les conduisit à un petit escalier menant directement .à la voûte sous laquelle stationnait la voiture du ministre. La Supérieure préférait que les autres pensionnaires ne sachent point le départ de la jeune fille. Elles supposeraient qu'on l'avait mise au cachot, un point c'est tout.

— Où me conduisez-vous ? demanda Marianne à son compagnon.

— Je ne sais pas encore. Il me faut prendre une décision. Vous êtes tombée chez moi comme une tuile un jour de grand vent, il faut me laisser un peu de temps.

— Alors, si cela ne vous fait rien, essayez de m'emmener quelque part où l'on me donne à manger. Je n'ai rien pris depuis hier soir et je meurs de faim !

Fouché sourit devant ce juvénile appétit.

— Je pense qu'il va être possible de vous nourrir. Montez, fit-il en recoiffant le chapeau qu'il tenait à la main.

De l'intérieur, une autre main, gantée de chamois clair, se tendit pour aider la jeune fille à prendre place dans la voiture en même temps qu'une voix forte s'écriait :

— Ah ! Je suis heureux de voir que vous avez retrouvé votre liberté.

Enlevée plutôt que hissée par cette poigne vigoureuse, Marianne se retrouva assise sur les coussins de velours de la voiture en face d'un homme qui lui souriait et en qui elle reconnut aussitôt le baron Surcouf.


En voyant revenir, flanquée du ministre de la Police et de son meilleur client, la prisonnière de la veille, l'honnête Bobois éprouva un grand soulagement qui se traduisit par une extrême célérité à servir le repas que Surcouf lui réclamait. La matinée étant d'ailleurs fort avancée, les préparatifs du déjeuner étaient à peu près terminés au Compas d'Or. Marianne eut tout juste le temps de faire un peu de toilette avant de passer à table.

Fouché, qui avait à faire au ministère, se retira en déclarant qu'il attendrait Marianne vers 4 heures, à l'hôtel du quai Malaquais, pour lui faire part des décisions qu'il aurait prises, entre-temps, à son sujet. En attendant, la jeune fille et son nouvel ami s'installèrent à une table dont la nappe bien blanche supportait une foule de choses propres à satisfaire l'appétit le plus exigeant.

Entre Surcouf et Marianne, la sympathie avait été immédiate, totale. Le visage carré, léonin, du corsaire avait une énergie qui inspirait la confiance, tandis que le regard direct de ses yeux bleus forçait la franchise. De tout son être vigoureux débordaient l'enthousiasme, la joie de vivre et l'autorité. Autour de lui, aubergiste et servantes guettaient ses moindres désirs, voltigeant avec autant d'ardeur que s'ils eussent été marins sur le pont d'un navire.

Tout en faisant honneur au déjeuner, Marianne se disait qu'il marquait, plus que toute autre chose, le profond changement de sa vie. Cet homme souriant était un corsaire, le roi des Corsaires à ce que l'on disait, et l'Angleterre n'avait pas d'ennemi plus acharné ni plus redoutable que lui. Et, cependant, elle se trouvait auprès de lui, elle, l'ex-maîtresse de Selton Hall, partageant avec lui le pain et le sel aussi naturellement que s'ils se fussent connus depuis toujours. Qu'en eût dit tante Ellis ?

Elle-même, d'ailleurs, ne comprenait pas bien pourquoi elle se trouvait là, pourquoi cet inconnu s'était intéressé à elle au point de prendre sa défense avec une telle énergie et d'être allé assiéger chez lui un ministre. Avait-il une idée derrière la tête ? A vrai dire, quand Surcouf regardait Marianne, il avait cette expression émerveillée qu'ont les enfants lorsqu'ils viennent de recevoir un jouet particulièrement beau. Ils ont alors un regard plein d'étoiles, mais osent à peine toucher à ce rêve réalisé. Ainsi Surcouf. Il rougissait sous son hâle lorsque Marianne lui souriait et si, par mégarde, la main de la jeune fille frôlait la sienne sur la nappe, il la reculait timidement. C'était amusant au fond, et Marianne était trop femme déjà pour ne pas prendre plaisir à ce jeu. Ce qui ne l'empêchait nullement d'apprécier l'excellente cuisine de maître Bobois !

Pourtant, si vif que fût l'appétit de Marianne, il ne pouvait se comparer en rien à celui de Surcouf. Il faisait disparaître méthodiquement un plat après l'autre, avec une régularité qui tenait du prodige. Remplie d'admiration pour une telle capacité, elle attendit une accalmie pour poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Puis-je... vous demander ce que vous avez fait de Jean Le Dru ?

— Chassé ! fit Surcouf laconique.

— Comment ? Vous l'avez chassé ? Mais... pourquoi ?

— Un garçon capable de jeter une femme, et plus encore une jeune fille, dans les griffes de la police ne peut continuer à servir chez moi. La guerre est une affaire d'hommes, mademoiselle Marianne. Elle se fait entre hommes, avec des moyens d'hommes. La dénonciation n'en est pas un. Et... l'amour n'excuse pas tout !

Le mot eut le don d'empourprer les joues de Marianne.

— L'amour ? Est-ce que vous croyez...

— Qu'il vous aime ? Cela crève les yeux. Il ne vous détesterait pas tant en apparence s'il n'était fou de vous. Mais, encore une fois, cela ne constitue pas une excuse à mes yeux ! Goûtez donc de cette salade romaine. Elle est croquante à souhait.

Tout en picorant sa salade, Marianne constata intérieurement que cette mise à pied n'allait pas inciter Jean Le Dru à redevenir un ami pour elle. Il devait lui en vouloir férocement et son amour, si amour il y avait, allait se transformer sans doute en une haine implacable. Mieux que personne, elle savait qu'il pouvait être un ennemi gênant. Aussi l'idée de se retrouver en face de lui ne souriait guère à la jeune fille.

— A quoi pensez-vous ? demanda le corsaire qui s'était arrêté de manger pour la regarder encore.

— Toujours à ce garçon. Que va-t-il devenir ? Vous êtes un dieu pour lui.

— Il y a d'autres navires et d'autres armateurs, même à Saint-Malo ! Il peut aller chez mon frère Nicolas. D'ailleurs, vous faites erreur si vous pensez que Le Dru m'élève des autels dans le fond de son âme. Il a un dieu, certes, mais ce n'est pas moi : c'est l'Empereur. Il ne manque pas de régiments où l'on peut le servir, sous ses yeux même !

Le sujet était clos, il n'y avait pas à y revenir. Marianne préféra changer de conversation et employa le temps du dessert à faire parler son hôte sur lui-même. Il l'intriguait et lui plaisait tout à la fois. Ce n'était pas très facile. Surcouf était un modeste, mais la jeune fille avait compris que le mot « mer » était, pour lui, une sorte de Sésame. La mer, c'était l'essence même de Surcouf. Elle était l'air de ses poumons, le sang de ses veines. Et si, depuis son retour de Madagascar, il avait renoncé momentanément à repartir, c'est parce que au lieu de s'occuper de son seul navire il mettait sur pied une véritable flotte destinée à servir la France et son maître sur toutes les mers du monde. A trente-six ans, Surcouf était riche, puissant en son pays, baron d'Empire et père de famille.

Bien sûr, Marianne éprouvait une curieuse sensation à l'entendre vitupérer « ces bougres d'Anglais », que, décidément, le corsaire n'aimait guère, mais il avait tâté, lui aussi, des affreux pontons et, depuis son enfance, la seule vue de 1'« Union Jack » flottant à la corne d'un mât avait suffi à le faire entrer en transes. Sans cependant l'aveugler.

— Nelson était un grand bonhomme ! affirmait-il, un admirable marin. Mais, si j'avais commandé la flotte française au lieu et place de cet imbécile de Villeneuve, nous n'aurions pas été battus à Trafalgar et ce génial borgne serait peut-être encore vivant. D'ailleurs, rien que pour sa mort, je ne considère pas cette bataille perdue comme une défaite totale ! Cet Anglais, à lui tout seul, valait une flotte.

La tasse de café qui clôtura le repas acheva de réconcilier Marianne avec l'existence. Elle adorait le café bien que, jusqu'à présent, elle n'en eût pas bu très souvent. Tante Ellis n'aimait que le thé, mais le seul voisin avec qui elle entretint quelques relations, un vieil original nommé sir

David Trent, faisait une énorme consommation de café. Chez lui, Marianne avait fait connaissance avec l'odorant breuvage et en raffolait. Elle dégusta sa tasse avec un si visible plaisir que son compagnon lui en offrit une autre aussitôt. Tandis qu'elle la buvait, aussi lentement que la première, il l'observait attentivement :

— Qu'allez-vous faire, maintenant ?

— Je n'en sais rien. M. Fouché m'a dit qu'il allait prendre une décision pour moi.

— Le mieux serait, bien sûr, que vous alliez rejoindre l'ex-Impératrice à Malmaison.

— L'ex-Impératrice ? Est-ce que le divorce est déjà prononcé ?

— Voici cinq jours, Joséphine a quitté les Tuileries pour n'y plus jamais revenir. Elle s'est installée dans son domaine de Malmaison avec les personnes de sa cour qui lui sont demeurées fidèles. Sa fille, la reine de Hollande, ne la quitte guère, mais je crains que vous ne tombiez là dans une atmosphère fort triste. On pleure beaucoup à ce que j'ai entendu dire.

Et, avec une affreuse grimace, le corsaire donna à sa compagne une juste mesure de son horreur des larmes.

— Cela ne me fait pas peur, dit doucement Marianne. Je n'ai guère sujet d'être joyeuse, jusqu'ici, vous savez ?

— Fouché jugera. Je pense qu'il agira au mieux de vos intérêts. Je vous offrirais bien l'hospitalité de ma maison, près de Saint-Malo. Vous y seriez traitée comme vous le méritez, mais vous êtes si belle que je craindrais...

Devenu subitement très rouge, il n'acheva pas sa phrase et fit toute une affaire de se resservir de café. Marianne avait compris : la baronne n'apprécierait peut-être pas la présence d'une fille de son âge autour de son mari et dans sa demeure, mais elle ne s'en offusqua pas. L'embarras de son compagnon l'amusait plutôt. C'était drôle de voir cet homme énergique pris entre son désir de l'aider et la crainte d'être grondé par sa femme ! Mais elle le rassura tout de suite.

— Merci. Vous êtes bon de vouloir m'offrir un toit, mais, de toute façon, je préfère rester à Paris où j'ai encore un peu de famille.

Le soupir qu'il poussa donna la juste mesure du regret qu'il éprouvait à ne pas l'emmener avec lui. Il ne put, d'ailleurs, s'empêcher de murmurer :

— C'est dommage ! J'aurais été si heureux.

Puis, comme honteux de ce qu'il avait dit, il se mit à crier que le café était froid et Bobois fit les frais de l'émotion du corsaire.

L'heure était venue de se rendre au ministère de la Police et Surcouf fit appeler un fiacre. A sa grande surprise, en y montant, Marianne vit que son sac de voyage y avait été disposé. Elle en conclut que Fouché, en partant, avait donné des instructions à l'aubergiste et s'abstint de poser des questions.

Le fiacre démarra, lentement à cause de l'encombrement quasi permanent de la rue Montorgueil. Les maraîchers venus vendre aux Halles s'en retournaient vers Saint-Denis ou vers Argenteuil avec leurs charrettes vides ou leurs paniers empilés les uns sur les autres. La rue était pleine de cris, d'appels ou d'invitations à vider un pot avant de reprendre la route. Devant le Rocher de Cancale, quelques voitures seulement stationnaient. C'était le soir surtout qu'il y avait du monde, mais, au milieu de tout ce va-et-vient, Marianne, qui regardait avidement par la portière, aperçut une silhouette, un visage, vite perdu parmi les autres, et, instinctivement, se rejeta au fond de la voiture. Pourquoi donc Jean Le Dru se cachait-il dans la foule ? Pourquoi restait-il dans cette rue ? Cherchait-il une occasion de se rapprocher de Surcouf pour essayer de rentrer en grâce, ou bien était-ce à Marianne elle-même qu'il en avait ? Le regard qui croisa le sien, lourd de rancune, renseigna amplement la jeune fille sur ce point : elle avait en Jean Le Dru un ennemi irréconciliable. Mais, s'efforçant de chasser de son esprit l'impression pénible qu'elle en ressentait, elle tourna la tête de l'autre côté. Quant à Surcouf, très occupé à la regarder, il n'avait rien vu.


L'hôtel de la police générale, quai Malaquais, était d'une fort belle architecture du xvnc siècle, mais, depuis que la Révolution l'avait arraché à ses légitimes propriétaires, la famille de Juigné, il avait subi bien des vicissitudes. Le passage, dans ses murs, de la Commission des Armes et Poudres, puis de celle de l'Instruction publique, n'avait rien arrangé. Certes, depuis 1796, le citoyen Joseph Fouché, puis Mgr le duc d'Otrante, y abritait famille et bureaux, mais le ministre était de goûts simples, du moins pour sa résidence parisienne. Il n'aimait point étaler, réservant plus volontiers le faste à son magnifique château de Ferrières. Aussi l'hôtel de Juigné n'avait-il même pas reçu de lui un lessivage et la patine des temps s'étalait-elle largement sur les murs vénérables.

Si les pièces d'habitation où régnait Bonne-Jeanne, la sévère et laide Mme Fouché, comme les pièces d'apparat gardaient de la splendeur, c'était tout à l'honneur de la qualité de leurs tentures et des vertus ménagères de la maîtresse de céans, car Fouché ne voyait aucune raison de faire des frais pour son ministère.

C'était, d'ailleurs, un monde que ce ministère. L'entassement des bureaux, bourrés de classeurs, de fichiers sur lesquels veillait un peuple de gratte-papier besogneux, s'étendaient, par-derrière, de la rue des Augustins[7] à la rue des Saints-Pères. Des couloirs de planches les reliaient à l'hôtel du ministre. Une foule étrange et disparate s'y pressait, mêlant ses effluves qui allaient du parfum rare de la femme du monde aux relents infiniment moins distingués des mouchards et des indicateurs de tout poil.

En se retrouvant plongée dans cette atmosphère bizarre, Marianne, encore émerveillée de sa courte promenade à travers Paris, se rapprocha de son compagnon. La carrure et le bras solide de Surcouf lui semblaient un appui efficace, grâce auquel on pouvait, sans trop trembler, affronter certains regards fuyants, certaines silhouettes bizarres qui apparaissaient puis s'évanouissaient dans les détours de l'hôtel de Juigné. On avait dû, en effet, entrer par la petite porte de la rue des Saints-Pères, le quai Malaquais étant encombré par une foule de voitures et d'équipages qui s'efforçaient d'entrer, puis de ressortir de l'avant-cour d'un grand hôtel situé tout contre le ministère. Cela formait un énorme embouteillage qui obligea le fiacre de Marianne à un détour.

— Y a réception chez la princesse d'Aremberg ! grogna le cocher. Faut faire le tour.

Pour cette raison, Marianne avait pu avoir une impression générale de ce qu'était l'antre du ministre, une impression assez peu agréable d'ailleurs. Cela sentait la poussière, les potins, l'espionnage. Aussi atteignit-elle avec plaisir l'antichambre ministérielle où veillait un huissier en livrée sévère. Cet important personnage laissa tomber sur Marianne un regard lourd.

— Monseigneur attend Mlle Mallerousse, articula-t-il, mais personne d'autre !

— Ce qui veut dire ? s'écria le corsaire tout de suite nerveux.

— Que j'ai ordre d'introduire Mademoiselle, et Mademoiselle seule !

— Ah, vraiment ? C'est ce que nous allons voir.

Et, empoignant Marianne par le bras, Surcouf fonça sur la double porte qui défendait le bureau de Fouché.

Celui-ci était là, assis auprès d'un buste en marbre représentant quelque empereur romain couronné de lauriers, du moins Marianne en jugea-t-elle ainsi. La pièce était petite, d'une simplicité contrastant fort avec l'importance des fonctions de son occupant. Le mobilier se composait d'une vaste table encombrée de dossiers, de classeurs, de trois ou quatre chaises très raides et d'une armoire. Quant à Fouché lui-même, il dégustait à petits coups une infusion qu'un laquais venait de lui servir. L'entrée en trombe de Surcouf le fit sursauter.

— Apparemment, vous n'avez pas envie de me recevoir, citoyen ministre ! vociféra le corsaire en traînant Marianne jusqu'à l'une des affreuses chaises. Expliquez-moi donc pourquoi ?

Fouché qui s'était étranglé, puis brûlé les doigts en renversant une partie de sa tisane, mit quelques instants à reprendre son souffle. Tandis que le valet épongeait avec empressement sa cravate et ses manchettes, il repoussa la tasse avec humeur.

— Pour l'amour du ciel, mon cher baron, quand donc perdrez-vous cette détestable habitude de faire irruption chez les gens à la manière d'un raz de marée ?

— Quand les gens en question seront polis avec moi ! Pourquoi m'avez-vous fait interdire votre porte ?

— Mais je ne vous ai pas fait interdire ma porte ! J'attendais Mlle Mallerousse, j'avais donné des ordres en conséquence et je n'imaginais pas que vous l'accompagneriez jusqu'ici. Auriez-vous pris goût au métier de nourrice ?

— Nullement. Mais quand je m'occupe de quelqu'un ou de quelque chose, je m'en occupe jusqu'au bout ! Je veux savoir ce que vous allez faire d'elle. Je ne partirai pas avant !

Et, pour bien marquer son intention arrêtée de ne rien perdre de ce qui allait se dire, Surcouf s'installa à son tour sur l'une des chaises raides, croisa les mains sur sa canne et attendit. Marianne retint un sourire. Ce diable d'homme était irrésistible !... et terriblement réconfortant. Avec lui on devait pouvoir aller au bout du monde dans la plus parfaite tranquillité d'esprit ! Cependant, Fouché poussait un soupir à renverser les murs.

— Ne croirait-on pas que je suis une espèce d'ogre ! Qu'est-ce que vous imaginez ? Que je vais la renvoyer à Saint-Lazare ? L'enfermer dans un couvent ou la faire engager comme cantinière dans les grenadiers de la Garde ? Vous ne pouvez pas me faire un peu confiance ?

Surcouf ne répondit pas, mais sa lippe laissait planer un doute sur la confiance en question. Fouché releva un sourcil, s'adjugea une prise de tabac, puis, d'une voix douce comme un velours :

— Avez-vous quelque chose contre la duchesse d'Otrante, ma femme ? Je vous rappelle qu'ayant quatre enfants elle est une mère de famille accomplie et tout à fait capable de prendre soin d'une jeune fille. En un mot comme en cent, j'ai l'intention de lui confier notre jeune amie, qui, d'ailleurs, m'a été chaudement recommandée par un vieux camarade. Etes-vous satisfait ?

Satisfait ou non, le corsaire ne répondit rien, mais Marianne retint une grimace. L'idée de vivre dans cette maison sentant par trop la police ne lui souriait guère. De plus, elle comprenait mal pourquoi Fouché, mis à part la recommandation de Black Fish, s'intéressait à elle à ce point. Peut-être lui faisait-il beaucoup d'honneur et, sans doute, devait-elle être extrêmement reconnaissante, mais ce n'était pas cela qu'elle était venue chercher à Paris.

— Je pensais, commença-t-elle avec timidité, que je pourrais aller vivre chez ma cousine d'Asselnat.

— Cela aurait été possible la semaine dernière encore. Malheureusement, depuis, votre cousine a trouvé le moyen de faire parler d'elle. Elle ne peut pas s'occuper de vous !

— Ce qui veut dire ?

— Que depuis cinq jours elle est en route pour l'Auvergne où elle restera en résidence surveillée. J'ajoute qu'auparavant elle avait reçu pendant trois jours l'hospitalité de la police à la prison des Madelonnettes.

— En prison, ma cousine ? s'écria Marianne frappée par cette espèce de fatalité qui semblait diriger les derniers porteurs de son nom vers les cachots. Mais pourquoi ?

— Pour avoir jeté dans la voiture de l'Empereur un billet de protestation visant la vie privée de Sa Majesté. Etant donné la teneur... violente de ce billet, nous avons cru bon d'envoyer Mlle Adélaïde retrouver son calme dans la paix des campagnes. Ceci pour son bien autant que pour le nôtre !

— Alors, j'irai la rejoindre ! déclara Marianne fermement.

— Je ne vous le conseille pas. N'oubliez pas que vous êtes actuellement, sous votre nom réel, une émigrée rentrée en fraude, donc tombant sous le coup d'une loi sévère. Il est meilleur pour vous de demeurer Mlle Mallerousse, une personne dont votre cousine n'aurait que faire. De plus, ses opinions ne sont pas de celles que je souhaiterais vous voir adopter pour votre sécurité.

Ceci dit, Fouché, jugeant sans doute le sujet clos, se tourna vers Surcouf qui, sourcils froncés, attendait la fin du dialogue et lui adressa son sourire le plus aimable.

— Je crois, mon cher baron, susurra-t-il, que vous pouvez maintenant faire vos adieux à notre jeune amie que je vais conduire auprès de la duchesse.

Mais Surcouf ne bougea pas de sa chaise.

— La cousine est sujette à caution, soit ! articula-t-il, mais il y a l'autre membre de la famille. Vous n'avez pas, que je sache, arrêté l'Impératrice ?

— La pauvre ! (Et le soupir de Fouché donna toute l'ampleur de sa compassion pour Joséphine.) J'ai bien songé à elle, mais, sincèrement, les rapports que je reçois de Malmaison ne sont guère encourageants. La pauvre Impératrice pleure nuit et jour, refuse de recevoir qui que ce soit en dehors de ses intimes. Elle n'a vraiment pas la tête à s'occuper de quelqu'un d'autre, surtout d'une parente éloignée qu'elle n'a jamais vue. Je pense qu'il faut laisser couler un peu de temps. Plus tard, quand Sa Majesté aura repris possession d'elle-même, je ne manquerai pas de la mettre au courant. Jusque-là, Mlle Marianne devra se contenter de notre protection.

Fouché se leva, ce qui semblait indiquer la fin de l'audience, mais se mit à fourrager dans les papiers qui encombraient son bureau. Il en tira bientôt une lettre qu'il parcourut puis déclara :

— Je pense, d'ailleurs, mon cher baron, que votre séjour à Paris ne se poursuivra pas plus longtemps et que vous aurez hâte de regagner Saint-Malo. J'ai là un rapport qui m'annonce le joli coup réalisé par l'un de vos hommes. Gauthier, capitaine de l'Hirondelle est allé reprendre à Guernesey, et sous le nez des Anglais, votre brick l'Incomparable qui avait été capturé en novembre.

— Pas possible ?

Cette fois, Surcouf avait sauté de sa chaise. Les yeux brillants de joie, il avait rougi, et la méfiance, qui l'instant précédent se lisait ouvertement sur son visage, avait disparu comme par miracle. Marianne, un peu tristement, se dit qu'il regardait maintenant le ministre comme une espèce de messager divin et qu'il l'oubliait un peu. Que pouvait, d'ailleurs, dans la vie du marin, signifier l'attirance qu'elle lui avait un instant inspirée, comparée à ce qui était l'essence même de son âme : ses navires et ses hommes ? Il récupérait déjà son chapeau qu'il avait posé sur l'armoire.

— Je prendrai la malle de ce soir ! Merci pour la nouvelle, mon cher ministre ! C'est la meilleure que vous puissiez m'annoncer ! Dans ce cas, il me reste à vous faire mes adieux. (Puis, se tournant vers Marianne, il s'inclina :) Et à vous aussi, mademoiselle, fit-il avec beaucoup de gentillesse. Je pars tranquille pour vous et vous souhaite beaucoup de chance. Ne m'oubliez pas !

Il allait partir, il allait quitter Paris, la laissant là dans cette maison antipathique ! Une amertume s'infiltra en Marianne. Elle découvrait qu'elle s'était étonnamment vite accoutumée à ce compagnon rassurant, solide, et dont la loyauté ne pouvait faire de doute. Peut-être parce qu'il lui rappelait Black Fish. Il allait la laisser à son destin pour reprendre sa propre route et, demain, avant peut-être, il l'aurait oubliée ! Elle comprenait, instinctivement, que cet homme était un être rare. Il sentait le grand air, la liberté, la joie de vivre, tandis qu'en considérant l'étroit visage blême de Fouché elle ne pouvait s'empêcher d'évoquer, Dieu seul savait pourquoi, le clair-obscur des chapelles, les voix chuchotantes, les fumées de l'encens et les secrets difficiles. Plus tard, en apprenant que Fouché avait débuté dans les ordres et enseigné à l'Oratoire de Nantes, elle devait se rappeler cette impression et la comprendre mieux. D'un geste spontané, elle tendit les deux mains à l'ami qui partait, s'efforçant de retenir ses larmes de déception.

— Merci pour tout ! Et, je vous en prie, écrivez-moi !

Il eut un brusque sourire, serra ses mains tendues à la faire crier.

— Je vous le promets ! Vous me pardonnerez seulement d'écrire si mal ! Je ne suis pas un homme de plume mais, pour vous, je ferais des choses plus difficiles encore ! Appelez-moi si vous avez besoin de la moindre chose. J'accourrai !

Posant un baiser rapide sur les doigts soudain glacés de Marianne, il ramassa sa canne et sortit sans se retourner, suivi par le regard indéchiffrable de Fouché qui, à peine la porte refermée, soupira :

— Eh bien ! ma chère, voilà du dévouement à l'état pur. Mes félicitations ! C'est un gros poisson que Surcouf, un poisson difficile à décrocher surtout ! J'ai cru ne jamais parvenir à l'arracher de vous. Mais, puisque c'est enfin chose faite, nous allons pouvoir parler sérieusement, vous et moi.

— N'avons-nous pas parlé sérieusement jusqu'ici ?

— Oui et non.

Tout en parlant, Fouché agitait une sonnette placée sur son bureau. Un petit homme jaune, à la poitrine creuse, tout vêtu de noir, entra, un portefeuille sous le bras, et vint dire quelques mots à l'oreille du ministre. C'était Maillocheau, son secrétaire.

— C'est bon, dit Fouché. Faites-le entrer à côté. J'y vais tout de suite.

S'excusant poliment de devoir abandonner un instant la visiteuse, il passa dans la pièce voisine, dont il laissa la porte ouverte, assez largement d'ailleurs, pour que Marianne pût voir une partie de cette pièce, un petit salon simplement meublé. Elle n'y prêta d'abord que peu d'attention. Le visiteur que Fouché entendait recevoir si vite ne l'intéressait pas. Sans doute quelque histoire policière, un malfaiteur à interroger peut-être ? On entendait, en effet, des pas pesants et aussi un froissement de chaînes. L'homme devait être attaché. Avec un frisson, Marianne voulut détourner les yeux de la porte, regarder vers la fenêtre, mais Fouché parlait... et ce qu'il disait captiva bientôt la jeune fille.

— Vous êtes le baron Hervé de Kerivoas, n'est-ce pas ?

— En effet !

— Vous êtes aussi un Chouan connu sous le nom de Morvan ! Votre manoir breton a jadis servi de relais entre les insurgés et le Comité de Londres. Plus récemment, Armand de Châteaubriant avait trouvé asile chez vous.

L'homme ne répondait pas, muré dans un silence qu'il n'allait plus quitter. Mais Marianne s'était levée et, tout doucement, s'était approchée de la porte. Il ne lui fallut que deux pas pour voir en pleine lumière l'homme enchaîné. C'était bien la silhouette de Morvan, sanglée cette fois dans un frac vert, des culottes de tricot gris clair, collantes, et qui s'enfonçaient dans des bottes à revers. Mais, ce visage, elle ne l'avait jamais vu.

C'était un visage terrible, labouré sur tout un côté par une profonde cicatrice qui mangeait une joue, étirait l'un des yeux, se perdant dans les cheveux que Marianne découvrait, avec étonnement, courts, blonds et bouclés. Les cadenettes brunes dont elle avait gardé le souvenir étaient sans doute une perruque. Elle ne retrouvait rien de l'homme qui l'avait tenue captive, sinon la forte bouche au pli narquois et l'éclat trop brillant des yeux.

Morvan paraissait parfaitement calme. Debout en face de Fouché, gardant ses mains enchaînées croisées devant lui, il considérait son interlocuteur d'un air de complet ennui, comme s'il eût été contraint d'assister à un événement qui ne le concernait pas.

— Pourtant, continua Fouché, ce n'est pas pour fait de chouannerie que vous avez été arrêté et conduit à Vincennes où vous êtes, je crois, depuis quatre jours ?

Morvan s'inclina sans répondre.

— Vous avez été dénoncé comme chef d'une bande de naufrageurs opérant sur les côtes de Paganie. Avez-vous quelque chose à dire là-dessus ?

Toujours pas de réponse. Morvan se contenta de hausser les épaules. Le silence qui suivit parut lourd à Marianne. Une voiture, roulant sur le quai, le rompit à peine. Elle n'y prêta d'ailleurs pas attention. Elle regardait le visage du naufrageur, s'étonnant de lui trouver tant de fierté. Morvan lui semblait plus noble entre ces deux gendarmes et les menottes aux mains que sous son masque noir au milieu de la plage battue par la tempête.

A nouveau, il y eut la voix froide du ministre :

— Vous préférez vous taire ? A votre aise ! Ramenez-le à son cachot. Les juges en tireront peut-être quelque chose.

Marianne ne vit pas partir Morvan. Elle n'eut que le temps de regagner son siège. Fouché rentrait. La porte fut refermée. Le policier s'octroya une prise de tabac qu'il fit durer un moment. Marianne, mal à l'aise, mal remise de son émotion aussi, sentait sur elle le poids de son regard sans parvenir à trouver le courage de l'affronter. Depuis que Surcouf avait quitté la pièce, elle se sentait seule et désarmée. La vue de Morvan avait achevé de la désorienter. Elle entendit Fouché qui disait :

— Bien ! Maintenant, à nous deux. Tout d'abord, reprenez ceci.

Fouillant dans un tiroir de son bureau, Fouché en tira un paquet de choses brillantes qu'il posa sur la table. Avec stupeur, Marianne reconnut son collier de perles et le médaillon contenant les cheveux de la Reine.

Comme elle les contemplait sans rien trouver à dire, sans même songer à les prendre, Fouché se mit à rire.

— Remettez-vous, voyons ! C'est bien à vous, n'est-ce pas ?

— Mais... oui ! Comment les avez-vous eus ?

— Sur le gentilhomme que vous venez de voir entre deux gendarmes. Car vous l'avez bien vu, n'est-ce pas ? En fait, je ne l'ai fait tirer de son cachot de Vincennes que pour vous le montrer. Je savais déjà qu'il est à peu près impossible d'en tirer deux paroles. J'ajoute qu'il ne rentrera pas à Vincennes !

— Pourquoi ?

— Parce qu'il va s'évader durant le voyage de retour... avec notre aide bienveillante.

Cette fois, Marianne sentit qu'elle perdait pied. La nuit qui tombait lui dérobait peu à peu les traits de l'ancien oratorien, mais elle sentait toujours son regard sur elle et elle devinait qu'il souriait. Ce sourire accrut la peur qui montait et ce fut d'une voix décolorée qu'elle demanda :

— Vous allez le laisser fuir ? Ce naufrageur ? Mais pourquoi ?

— Parce qu'il m'est plus utile libre que prisonnier. Au fait, il vaudra mieux, pour vous, éviter de le rencontrer : il croit avoir été dénoncé par une jeune femme envoyée de Londres par le Comité royaliste.

Marianne se sentit pâlir. Fouché ajouta :

— Ne vous tourmentez cependant pas outre mesure ! Tant que je serai là pour vous protéger, vous n'aurez rien à craindre. Je sais toujours tout... et je peux tout ! Pour être en sûreté, il vous suffira d'agir avec circonspection et uniquement sur mes directives !

Les derniers mots avaient été détachés avec une impitoyable netteté. Et, cette fois, Marianne avait compris : son sort, son avenir, sa vie même étaient entre les mains de cet homme blême et froid qui, sous des dehors bienveillants, jouait avec elle comme le chat avec une souris. Elle jeta vers la porte un regard affolé. Elle était close et Surcouf était parti. Elle était seule, plus seule encore que dans sa prison de Saint-Lazarre. Un valet vint allumer les bougies placées sur le bureau. Une lumière dorée se répandit dans la vaste pièce, ajoutant une douceur aux lourds rideaux verts. Pour Marianne, la situation était sans issue. Il lui fallait en passer par où cet homme en déciderait puisqu'elle ne pouvait redevenir elle-même sans tomber sous le coup de la loi, ni s'échapper sans risquer de se retrouver en face de Jean Le Dru ou de Morvan, deux hommes qui la haïssaient à mort. Oh ! le piège avait été bien monté ! Elle comprenait maintenant ce que c'était qu'un « grand policier » : un être à peu près dépourvu de scrupules !

Elle se sentit, tout à coup, lasse et presque vieille. Passant une main tremblante sur ses yeux, elle eut un geste puéril, enfantin, comme pour chasser le voile de brume qui brouillait tout, autour d'elle. La voix de Fouché lui parvint comme du fond d'un puits.

— Allons ! Cessez de vous tourmenter ! Quoi que vous en pensiez, je ne vous veux aucun mal. J'ai seulement besoin d'une jeune fille comme vous.

— Pour quoi faire ?

— La politique est une chose difficile, pleine d'embûches. En vous confiant un message aussi important, Nicolas vous y a fait entrer, peut-être sans bien s'en rendre compte. Vous êtes celle qu'il me faut et vous avez, en vous, tout ce qui est nécessaire pour gagner votre bataille contre la vie. Ecoutez-moi ! Faites ce que je vous dis et je vous promets non seulement que vous n'aurez plus à redouter la justice anglaise, mais encore que vous atteindrez à une existence des plus enviables. Ici, les fortunes se font et se défont avec une grande rapidité. Voulez-vous me servir et tenter votre chance ?

Tandis que Fouché parlait, le ronronnement de sa voix avait, à la fois, atténué la peur physique de Marianne et glacé quelque chose en elle. Il n'y avait pas à se tromper au sens réel de ses paroles engageantes : c'était un chantage pur et simple. Ou bien elle en passait par où voulait Fouché, et elle comprenait parfaitement qu'il ne l'avait aidée et réconfortée que pour mieux l'amener où il voulait, ou bien elle rejetait ses propositions et voyait, peut-être, s'ouvrir devant elle ces rues inconnues avec leur pleine charge d'embûches et de dangers. A moins qu'on ne la ramenât purement et simplement à Saint-Lazarre pour y attendre Dieu sait quoi ! De toute façon, son choix était fort limité. D'autre part, il lui était difficile de continuer à se jeter en aveugle, droit devant elle, à la recherche d'un destin qu'elle était désormais incapable d'imaginer. Peut-être, alors, valait-il mieux s'en remettre à cet homme qu'elle devinait dangereux mais qui était, malgré tout, celui auquel Black Fish l'avait envoyée. Restait à savoir ce qu'il voulait, au juste, obtenir d'elle.

Marianne releva les paupières, planta dans les yeux sans couleur du ministre ses prunelles vertes qu'un voile de larmes faisait briller.

— Que devrais-je faire ?

Se renversant dans son fauteuil, Fouché joignit les bouts de ses doigts écartés et croisa ses jambes maigres.

— J'ai dit à mon ami Surcouf que j'allais vous confier à ma femme dans le seul but de m'en débarrasser. En fait, j'ai déjà trouvé une situation pour vous.

— Une situation ? Où donc ?

— Chez le prince de Bénévent, autrement dit le vice-grand-électeur de l'Empire, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Sa femme a besoin d'une lectrice et sa maison est l'une des plus importantes de Paris, peut-être même la plus importante, en tout cas, pour moi. Vous n'imaginez pas à quel point j'aime savoir ce qui se passe dans les maisons que je juge importantes !

Une bouffée d'indignation empourpra les joues de Marianne et la mit debout, tremblante de colère :

— Moi une espionne ? N'y comptez pas ! Jamais je ne m'abaisserai à cela !

Son émotion ne parut aucunement se communiquer à Fouché. Sans la regarder, il nota quelque chose sur un papier puis, prenant une cuiller qui reposait sur un petit plateau de vermeil auprès d'une carafe et d'un verre, il versa dedans une poudre blanche contenue dans un petit sachet et avala avec une gorgée d'eau. Cela fait, il toussota :

— Hum ! Hum !... Libre à vous, mon enfant ! Je ne prétends nullement vous contraindre, mais songez que, si Saint-Lazare n'est pas un séjour très agréable pour une jeune fille, les prisons anglaises sont plutôt pires, surtout quand elles aboutissent au quai des Exécutions.

La phrase avait eu la netteté implacable d'une sentence.

Les jambes fauchées, Marianne se rassit machinalement. Sa gorge était si serrée qu'elle put tout juste murmurer :

— Vous ne feriez pas ça ?

— Quoi ? Vous remettre à la police anglaise ? Non pas. Mais il me faudrait, au cas où Mlle Malle-rousse s'aviserait d'avoir les réactions de Mlle d'As-selnat, appliquer la loi. Or, la loi me donne le choix : vous mettre en prison ou vous faire raccompagner au bateau.

Pour toute réponse, Marianne tendit la main vers la carafe :

— S'il vous plaît, donnez-moi un verre d'eau.

Tout en buvant, à petits coups, le verre qu'il lui avait servi, Marianne s'efforçait de réfléchir. Fouché avait abattu ses cartes et elle comprenait qu'il était inutile d'espérer le faire changer d'avis. Le mieux était d'accepter, ou de feindre accepter. Puis d'essayer de fuir. Où ? elle ne savait pas encore, mais il serait temps d'y songer plus tard, à tête reposée. Il fallait parer au plus pressé. Mais, de toute façon, elle n'avait pas l'intention de se rendre sans discuter. Replaçant le verre sur le plateau, elle déclara, avec dédain :

— Vous m'offrez une place de lectrice ? C'est peu. J'ai plus d'ambition.

— La dernière lectrice de la princesse de Talleyrand était une comtesse ruinée. Vous n'imaginez tout de même pas que je puisse faire mieux que vous offrir la meilleure maison de Paris ? Mais si vous préférez travailler aux cuisines. Ailleurs ?

— La plaisanterie n'est pas drôle ! Et je vous rappelle que je n'ai aucune disposition pour le... métier que vous me proposez, que je n'ai pas la moindre idée de la façon dont on le pratique. J'ignore même ce que je devrais faire.

— Ecouter. Ouvrir vos oreilles et noter, scrupuleusement, tout ce que vous entendrez, absolument tout !

— Je ne peux pas me promener avec un carnet à la main.

— Ne jouez pas les naïves avec moi ! trancha Fouché rudement. Vous avez une parfaite mémoire : j'ai pu en juger quand vous m'avez rapporté le message de Nicolas. De plus, vous parlez plusieurs langues. C'est une arme précieuse chez un diplomate... même en disgrâce !

— Que voulez-vous dire ?

— Que l'Empereur a repris au prince de Bénévent, en qui il n'a plus confiance, le portefeuille des Relations extérieures et que le titre de vice-grand-électeur qu'il lui a octroyé n'est qu'une pompeuse sinécure. Mais que Talleyrand n'en est que plus dangereux. Ses relations sont immenses, son astuce redoutable et...

— Et vous le détestez !

— Moi ? Quelle erreur ! Nous nous sommes détestés, jadis. C'est de l'histoire ancienne et, en politique, on oublie vite. Depuis quelque temps, nous sommes les meilleurs amis du monde, ne l'oubliez pas. Ce qui n'empêche que je souhaite connaître tous les petits détails de la vie quotidienne rue de Varenne. Lectrice de la princesse, vous assisterez aux réceptions, vous vivrez au cœur de l'hôtel. Il vous suffira, je le répète, de tenir une sorte de journal. Chaque soir, avant de vous coucher, vous ferez, par écrit, un petit rapport de la journée.

— Et comment vous le ferai-je parvenir ?

— Ne vous préoccupez pas de cela. Chaque matin, un laquais entrera chez vous pour allumer le feu. Il vous dira : « J'espère que ce bois brûlera bien. » Vous lui remettrez votre rapport. Il me le fera parvenir.

— Comment pourrez-vous être certain qu'il est de moi ? Devrai-je signer ?

— Mais non. Vous le signerez d'un signe, tenez : une étoile comme celle-ci.

Et, rapidement, sur une feuille de papier, Fouché dessina une étoile à six branches.

— Voilà ! Ce sera à la fois votre emblème... et votre nom. Ici, vous serez l'Etoile, ce qui mettra votre personnalité réelle à couvert. Car il vous faudra prendre garde à ne pas éveiller la méfiance du maître de la maison. C'est peut-être l'homme le plus intelligent d'Europe. En tout cas, le plus roué ! Je ne donnerais pas cher de vous s'il vous démasquait. Vous avez donc tout intérêt à vous bien garder. J'ajoute que vous ne vous repentirez pas de travailler pour moi. Je sais reconnaître le bon travail... impérialement !

L'atmosphère du cabinet agissait péniblement sur Marianne. Elle était lasse et ses tempes commençaient à lui faire mal. La fatigue, aussi, se faisait sentir. Elle n'avait guère dormi sur le grabat de Saint-Lazare. Elle se leva, alla jusqu'à la fenêtre et, soulevant le rideau, regarda au-dehors. La nuit était totale, mais dans la cour deux lanternes allumées laissaient deviner la silhouette des factionnaires. Tout était étrangement tranquille. La Seine, au-delà du rideau d'arbres, brillait faiblement. Le son étouffé d'une harpe se fit entendre, maladroit, un peu discordant. La main qui jouait devait être celle d'une écolière, mais ce son grêle ajouta encore à l'impression d'irréalité de cette soirée.

« Il faudra que je m'en tire ! pensa-t-elle désespérément. Il faudra que je m'en tire... je m'en irai... en Auvergne, chercher ma cousine. Pour l'instant je ne peux rien... qu'obéir ! »

Tout haut, cependant, elle soupira :

— J'ai peur que vous ne soyez déçu. Je ne connais personne ici. Comment pourrai-je savoir ce qui peut être intéressant pour vous ?

A son tour, Fouché se leva et vint derrière la jeune fille. Elle vit son reflet dans la vitre, sentit la légère odeur de tabac qu'il dégageait. Puis il dit, très doucement, d'un ton amical, rassurant :

— C'est à moi à en juger. J'ai besoin d'un œil neuf, d'oreilles non prévenues. Justement parce que vous ignorez tout, vous ne saurez pas ce qui est important ou non... et vous n'aurez pas la tentation de rien dissimuler. Venez, maintenant, nous allons monter chez ma femme. Vous avez besoin d'un bon souper, d'un bon lit. Demain, je vous dirai ce que vous devrez savoir pour évoluer sans danger dans votre nouveau cadre.

Pour toute réponse, Marianne hocha la tête, vaincue mais non résignée. Et, tout en suivant son persécuteur dans l'étroit escalier intérieur qui, partant de la pièce voisine, reliait le cabinet au salon de la duchesse, elle songeait déjà qu'à la première occasion elle fuirait la maison où on l'envoyait. Ensuite, elle aurait le choix : ou bien courir se jeter aux pieds de l'Impératrice répudiée et la supplier de la défendre, ou bien prendre la première diligence pour l'Auvergne et se mettre à la recherche de sa cousine, même si c'était une folle ! Mieux valait une folle amicale qu'un homme trop intelligent... D'ailleurs, le monde des hommes, Marianne peu à peu le prenait en horreur. Il était impitoyable, égoïste et cruel. Malheur à celle qui refusait de subir le joug !

9 LES DAMES DE L'HOTEL MATIGNON

En suivant, le long du grand escalier de marbre blanc, l'imposant valet en perruque blanche et livrée grise et amarante, Marianne jetait autour d'elle des regards émerveillés et se demandait si, par hasard, on ne l'avait pas conduite dans quelque palais royal. Jamais, en effet, elle n'avait vu de maison comparable à celle-là. Selton Hall, avec sa lourde splendeur, était dépassé de cent coudées. Son luxe avait quelque chose de sévère, de presque campagnard auprès de l'élégance pleine de grâce, raffinée, du XVIIIe siècle français.

Ici, ce n'étaient que hautes glaces, légers rinceaux dorés, soieries épaisses et claires, précieuses poteries chinoises, tapis épais, plus doux que l'herbe sous le pied. Au-dehors, la pluie grise et lugubre de décembre continuait, obstinément, à noyer Paris, mais, en pénétrant ici, on oubliait ce temps affreux, tant la maison semblait sécréter sa propre lumière. Et qu'il y faisait donc agréablement chaud !

On montait l'escalier lentement, avec la dignité qui convient à une noble demeure. Marianne suivait d'un œil hypnotisé le jeu solennel des gros mollets blancs du valet tout en repassant dans sa tête les dernières recommandations de Fouché. Au fond de son réticule, elle tâtait de temps en temps la lettre qu'il lui avait donnée, une lettre écrite par une dame qu'elle n'avait jamais vue et qui, cependant, avait trouvé des accents émouvants pour vanter à sa chère amie, la princesse de Bénévent, les talents de lectrice de sa jeune amie Marianne Mallerousse. C'était, paraît-il, une manifestation fort ordinaire de la magie dont était capable un ministre de la Police !

« Vous serez parfaitement reçue ! lui avait affirmé Fouché. La comtesse de Sainte-Croix est une ancienne amie de Mme de Talleyrand. Elles se sont connues au temps où celle-ci était encore Mme Grand... et jouissait d'une position... euh !... moins respectable. En fait, vous êtes d'une naissance bien plus élevée que cette princesse qui, cependant, porte maintenant l'un des plus grands noms de France. »

Ceci, sans doute pour la réconforter. N'empêche qu'en voyant s'ouvrir devant elle l'énorme portail au-dessus duquel on pouvait lire « hôtel de Matignon », en découvrant la vaste cour cernée d'élégants bâtiments, Marianne s'était senti couler le long du dos une petite sueur glacée. L'armée de valets en perruques poudrées, les servantes en bonnets amidonnés qu'elle avait pu apercevoir n'avaient rien arrangé. Marianne avait l'impression d'être lancée, toute seule et affublée d'un faux nez qui tenait mal, au milieu d'une mer humaine pleine d'embûches et de traquenards. Il lui semblait que tout ce monde pouvait lire sur son visage ce qu'elle venait faire ici.

Une bouffée de parfums humides lui sauta au visage. Tirée de sa songerie, Marianne s'aperçut que le gros valet violet avait été relayé par une camériste en robe rayée rose et gris et bonnet de dentelle et qu'elle venait de pénétrer dans une élégante salle de bains, dont les fenêtres donnaient sur un parc immense.

D'une grande baignoire-sarcophage, en marbre rose, aux robinets d'or massif en col-de-cygne, montait une buée épaisse et odorante. Une tête de femme, coiffée d'un épais turban en émergeait, s'appuyant à un petit coussin. Deux femmes de chambre glissaient comme des ombres sur le dallage de précieuse mosaïque représentant l'enlèvement d'Europe, portant des linges ou des flacons. Les murs couverts de miroirs multipliaient à l'infini les minces colonnettes de marbre rose qui soutenaient le plafond peint d'amours et de personnages mythologiques. Dans un coin, un petit lit de repos, tendu du même taffetas doré que les rideaux, attendait la baigneuse auprès d'un énorme vase de fleurs posé à même le sol. Marianne eut l'impression de se trouver au creux d'un grand coquillage couleur d'aurore, mais, dans ses vêtements de sortie, elle eut soudain trop chaud.

Ce décor, d'un luxe inhabituel, l'impressionnait. Cela ne ressemblait guère aux étroits et rudimentaires cabinets de toilette de Mme Fouché.

La femme au turban, dont le visage disparaissait sous une épaisse gelée verdâtre, dit quelque chose que Marianne ne comprit pas et désigna, d'un geste languissant, un petit tabouret en X sur lequel la jeune fille s'assit timidement.

— Mme la Princesse vous prie d'attendre un instant, chuchota une carriériste. Elle va être à vous.

Pudiquement, Marianne détourna les yeux tandis que les femmes de chambre s'activaient autour de la baignoire avec un grand drap de fin lin blanc et d'innombrables serviettes. Quelques instants plus tard, débarrassée de son masque aux herbes et enveloppée d'un peignoir de satin blanc garni de larges volants de dentelle, Mme de Talleyrand faisait approcher Marianne.

— Vous êtes la jeune fille dont m'a parlé hier soir Mme de Sainte-Croix, j'imagine ? Avez-vous sa lettre ?

Avec une petite révérence, Marianne tendit le billet cacheté de cire verte que lui avait remis Fouché. La princesse le décacheta et se mit à lire, tandis que la jeune fille examinait avec curiosité sa nouvelle maîtresse. Fouché, en lui traçant le portrait de l'épouse de l'ancien évêque d'Autun, lui avait dit son âge : quarante-sept ans. Mais il faut bien admettre qu'elle ne les portait guère. Grande et de formes opulentes, Catherine de Talleyrand-Périgord était toujours une femme ravissante : larges yeux d'un bleu candide sous d'épais cils bruns, épaisse chevelure soyeuse, d'un blond chaud, bouclant naturellement, lèvres charnues entrouvertes sur de petites dents parfaites, joli nez un peu relevé, sourire charmant, elle avait tout ce qu'une femme pouvait exiger, physiquement tout au moins, car, pour de l'esprit, elle n'en avait guère. Sans être aussi stupide que ses nombreuses rivales le prétendaient, elle avait une sorte de naïveté qui, jointe à une profonde vanité, donnait facilement prise à la critique. Si elle n'avait été si belle, personne n'eût compris que Talleyrand, l'homme le plus fin et le plus rusé de son temps, se fût encombré d'elle et il n'était guère, à Paris, de femme plus décriée. Napoléon, lui-même, la détestait franchement et son mari, lassé de ses enfantillages, ne lui adressait pas souvent la parole. Ce qui ne l'empêchait pas d'exiger qu'on la traitât selon son rang.

La lecture de la lettre s'acheva en même temps que l'examen de Marianne. La princesse releva les yeux sur la jeune fille et lui sourit :

— On me dit que vous êtes de bonne famille, bien que ne portant pas de nom noble, et que vous avez reçu une excellente éducation. Vous lisez bien, à ce que dit Mme de Sainte-Croix, vous chantez et vous parlez plusieurs langues. En résumé, vous ne pouvez que faire honneur à ma maison. J'ajoute, de mon propre chef, que vous êtes jolie et que vous avez beaucoup d'élégance naturelle, ce qui me convient. Votre service auprès de moi sera facile. Je lis peu, mais j'aime la musique. Vous m'accompagnerez à peu près partout, mais vous aurez soin, lorsque nous serons ensemble, de vous tenir toujours à cinq pas derrière moi. Le nom que je porte et le rang que j'occupe sont des plus hauts et je tiens, par-dessus tout, à ce que l'on garde le respect envers moi.

— C'est trop naturel ! sourit Marianne que cette tirade pleine de vanité naïve amusait.

Fouché n'avait rien exagéré. Mme de Talleyrand était peut-être une excellente créature, mais elle était immensément fière d'être princesse. Pour mieux s'en convaincre, la jeune fille demanda :

— Quel titre dois-je donner... à Mme la Princesse ?

La troisième personne passait difficilement, Marianne n'ayant guère rencontré jusqu'ici que le prince de Galles qui la nécessitât, mais la grande dame ne s'en aperçut pas.

— Je suis Altesse Sérénissime, déclara-t-elle avec un air de tête superbe, depuis que l'Empereur a nommé le prince vice-grand-électeur. Vous emploierez donc ce terme... ou encore Mme la Princesse. Retirez-vous maintenant. Je vous ferai appeler plus tard. Fanny, la première femme de chambre, vous montrera votre appartement.

Le geste qui éloignait Marianne était noble, mais le sourire bienveillant corrigeait ce qu'il pouvait avoir de trop vaniteux. A tout prendre, cette jolie femme était sympathique et l'impression qu'en ressentait Marianne augmentait sa gêne. Si Mme de Talleyrand pouvait deviner ce que venait faire au juste, ici, celle qu'elle accueillait si facilement ! Non, décidément, Marianne ne se sentait pas faite pour ce métier-là ! Si elle pouvait fuir aussi vite qu'elle le souhaitait, elle s'arrangerait pour en dire le moins possible à son dangereux employeur, sinon à ne rien dire du tout ! Marianne allait se retirer quand la princesse la rappela :

— Revenez, petite ! J'ai besoin de savoir de quoi se compose votre garde-robe ! Nous avons quatre grands dîners par semaine et nous recevons presque chaque soir, sans parler des fêtes de Noël qui approchent. Je ne peux risquer que vous ne soyez pas à la hauteur de votre situation.

Marianne devint pourpre. Les vêtements coquets qu'elle avait achetés à Brest sous la direction de

Mme Le Guilvinec lui avaient paru très élégants jusqu'ici ; mais, depuis qu'elle était entrée dans cette maison princière, elle devinait qu'elle était d'une extrême simplicité.

— J'ai ce que je porte, Votre Altesse, et deux robes de rechange, l'une en velours noir, l'autre en lainage vert.

— C'est tout à fait insuffisant ! D'autant plus que cette robe vous donne l'air de porter la livrée de l'hôtel dont ce sont les couleurs. Passons dans ma chambre.

Appuyée sur l'épaule de Marianne, à la fois gênée et amusée de cette soudaine familiarité, la princesse gagna majestueusement la vaste pièce qui faisait suite à la salle de bains. Là, comme dans le temple de la toilette, tout était rose et or et le cygne régnait en maître, en bronze doré, en bras de fauteuil ou en peintures allégoriques. Un très beau lit bateau et une immense psyché flanquée d'appliques dorées y tenaient la meilleure place. Mais tout le reste disparaissait sous une infinité de cartons multicolores, de toutes dimensions, ouverts ou fermés au milieu desquels quatre personnages se tenaient au garde-à-vous. Trois d'entre eux étaient des femmes, les deux premières visiblement des demoiselles de magasin, la troisième une forte personne sanglée dans une douillette vert pomme à brandebourgs dorés, le chef orné d'un fantastique échafaudage de taffetas vert et de dentelle de Malines blanche.

Le quatrième personnage était un petit bonhomme rondelet, sautillant comme un moineau, mais qui, tout plein de son importance, gonflait le torse à la manière d'un pigeon boulant. Il était maquillé avec poudre et un pied de rouge et portait, sur le haut du front, un toupet frisé destiné visiblement à le grandir. La révérence qu'il exécuta à l'entrée de la princesse n'aurait pas été désavouée par un maître à danser, et Marianne, devant ce rapide entrechat, faillit éclater de rire. Mais, quittant son épaule, la princesse se précipitait vers le ridicule petit homme les deux mains tendues.

— Ah ! cher, cher Leroy... Vous êtes venu ! Par ce temps abominable ! Ah ! Comment vous remercier !

— Je devais à Son Altesse de lui apporter moi-même ses robes de fin d'année... J'oserais affirmer que nous avons fait des miracles.

Avec des gestes de prestidigitateur, il tirait des cartons les robes scintillantes, les châles de cachemire, les ceintures et les écharpes, tandis que la grosse dame verte qui n'était autre que Mlle Minette, la célèbre lingère, faisait jaillir des chemises arachnéennes, des jupons brodés ou chargés de dentelle, des voiles de tête, et, tout à coup, Marianne oublia son drame intime. Cette scène frivole était rafraîchissante et la jeune fille retrouvait, devant cet étalage de falbalas, des réactions bien féminines. Et puis, que ce Leroy était donc amusant !

Pendant un long moment, Mme de Talleyrand oublia sa lectrice, déversant sur le petit bonhomme une incroyable quantité d'amabilités et de compliments, d'ailleurs parfaitement mérités, car c'étaient bien réellement des merveilles que recelaient les cartons. Eblouie, Marianne n'avait pas assez d'yeux pour regarder et en oubliait le ridicule du personnage. Ignorant encore que ce petit bonhomme était le grand Leroy, le couturier de l'Impératrice dont toute la Cour et même l'Europe napoléonienne s'arrachaient à prix d'or les créations, elle s'étonnait qu'un être de ce genre pût concevoir et réaliser ces fragiles œuvres d'art. Il y avait surtout une robe de satin vert amande, toute brodée de perles de cristal évoquant des motifs aquatiques, qui l'éblouissait. Cette robe paraissait couverte de rosée scintillante et la jeune fille se prenait à rêver. Ce serait tellement merveilleux de posséder un jour une robe semblable ! Elle approchait du tissu irisé une main timide quand le cri d'indignation du couturier la fit sursauter :

— Son Altesse veut que j'habille sa lectrice ? Moi, Leroy ? Oh... Madame !

Mais elle n'eut pas le temps d'être blessée par la protestation du petit homme. Deux mains pé-remptoires l'avaient fait pivoter sur ses talons. On dénouait les brides de sa capote qui vola dans un coin de la chambre. Les demoiselles de magasin accoururent à la rescousse, lui enlevèrent son manteau, tandis que Mme de Talleyrand s'écriait avec une indignation au moins égale à celle de Leroy :

— C'est « ma » lectrice, Leroy, et elle vaut bien toutes vos maréchales, duchesses et comtesses de boutique ! Regardez-la seulement ! J'entends que l'on mette cette beauté en valeur. Elle fera ressortir la mienne.

L'œil olympien du couturier devint songeur tandis qu'il venait se planter devant la jeune fille. Il l'examina sur toutes les coutures, tournant autour d'elle à pas lents, comme autour d'un monument. Puis ordonna :

— Enlevez-moi cette affreuse robe ! Elle pue sa province d'une lieue.

Et Marianne se retrouva en jupon et camisole avant d'avoir eu le temps de pousser un soupir. Elle eut le geste instinctif de voiler de ses deux bras sa gorge à demi découverte, mais, d'une petite tape sèche, Leroy les fit retomber.

— Quand on a des seins comme les vôtres, mademoiselle, non seulement on ne les cache pas, mais on les montre, on les étale, on les sertit ! Son Altesse a raison : vous êtes ravissante encore que vous soyez inachevée. Mais je peux prédire que vous serez plus que belle... Quelle ligne ! Quels cheveux ! Quelles jambes ! Ah, les jambes, c'est d'une extrême importance pour la mode actuelle. Les robes dévoilent leur ligne de façon presque indiscrète... A propos, Madame la Princesse sait-elle que la marquise Visconti qui trouve ses cuisses trop fortes a fait faire, chez Coutaud, des gaines lacées qu'elle enfile à chaque jambe comme un corset ! C'est de la folie ! Elle aura l'air d'avoir des jambes en bois ! Mais c'est la femme la plus entêtée que je connaisse.

Le couturier et la princesse se lançaient maintenant dans un assaut de potins, tandis que Mlle Minette dépliait un déshabillé garni de broderie anglaise et de minces rubans lavande qu'elle étalait sur un fauteuil. Mais, tout en papotant, Leroy ne perdait pas son temps. Il prenait soigneusement les mesures de Marianne et, entre deux cancans, énonçait des chiffres que l'une des demoiselles notait gravement sur un carnet. Quand ce fut fini, il permit à la jeune fille ahurie par son verbiage de se rhabiller, puis demanda :

— Que dois-je faire pour Mademoiselle ?

— Un trousseau complet... et vous aussi, mademoiselle Minette. Elle n'a rien ! J'aimerais d'ailleurs que vous lui livriez quelque chose pour ce soir. Il y a dîner et réception.

Leroy leva les bras au ciel :

— Ce soir ? Mais c'est impossible !

— Je croyais que vous ignoriez le mot impossible, Leroy !

— Certes, madame la Princesse, certes ! Mais que Votre Altesse daigne songer que je suis surchargé de commandes et que...

— Je veux une robe ce soir !

Marianne crut un instant que le couturier allait se mettre à pleurer, mais l'une de ses demoiselles se pencha et lui murmura quelque chose à l'oreille. Son visage s'éclaira.

— Ah ! Peut-être ! Mlle Palmyre me rappelle que nous avons une petite robe blanche, toute simple mais charmante, qu'avait commandée Mme la duchesse de Rovigo et qui peut-être...

— Faites porter la robe blanche, coupa la princesse péremptoire. J'espère qu'entre cette femme et moi vous n'hésitez pas ! Voyons maintenant vos idées nouvelles. Fanny, conduisez Mlle Marianne chez elle.

Ahurie, bousculée, Marianne se retrouva trottant derrière la camériste sans avoir même eu le temps de remercier l'excentrique princesse qui, cinq minutes après l'avoir engagée, lui commandait chez le plus grand faiseur de Paris une garde-robe complète, comme si c'était la chose la plus norrmale du monde. Elle n'était pas bien sûre de ne pas être en train de rêver et, pour un peu, elle se fût pincée.

Mais comme, à tout prendre, le rêve était agréable, elle décida de le prolonger aussi longtemps qu'il voudrait bien durer. Ce qui lui arrivait était tellement insensé ! Elle était arrivée ici pleine de honte et de méfiance, craignant presque une de ces aventures terribles comme savait si bien les conter Mrs Anne Radcliff. Et on ne lui parlait que dentelle et satin !

Elle pensa tout à coup au rapport qu'elle allait faire à Fouché le soir même : une débauche de franfreluches, de potins et d'inutilités. Elle aimerait voir la tête qu'il ferait en lisant l'histoire des corsets de cuisse de la marquise Visconti ou la description circonstanciée de M. Leroy ! Au fond, si elle arrivait à le persuader qu'elle n'était pas capable de retenir ou de n'entendre que des futilités, tout irait pour le mieux. Elle ne trahirait personne et, ainsi, Fouché se lasserait peut-être.

Quand Fanny eut refermé sur elle la porte d'une petite chambre claire, située dans un renfoncement du corps du bâtiment principal, et dans laquelle on avait déjà déposé son petit bagage, Marianne, tout en prenant possession des lieux, se surprit à fredonner un air qu'elle avait entendu siffler par un gamin, dans la rue, le matin même. Elle s'arrêta, étonnée de se sentir si gaie tout à coup. Depuis la mort de tante Ellis, elle n'avait pas chanté une note... Mais, après tout, cette subite euphorie n'était rien d'autre que la sainte réaction de sa jeunesse, la traduction fidèle du soulagement né des résolutions qu'elle venait de prendre et aussi de se retrouver confortablement installée dans cette maison raffinée après la catastrophe qu'elle avait vécue et les endroits impossibles où elle s'était trouvée. Combien étaient reposants, après les fureurs de la Manche, après le manoir délabré de Morvan, après les cahots de la diligence et les horreurs de Saint-Lazare, les petits meubles légers, laqués gris et bleu du défunt Directoire, et les murs tendus d'une toile à personnages, toute récente création de Mr Oberkampf et de sa fabrique de Jouy-en-Josas ! Aussi, sans aucun remords, Marianne reprit-elle sa chanson.

Au-dehors, c'étaient le froid, la pluie, la boue et aussi les ombres dangereuses de Morvan et de Jean Le Dru. Mais ni l'un ni l'autre ne viendraient la chercher sous le toit du vice-grand-électeur de l'Empire et, mentalement, Marianne envoya une pensée empreinte d'une certaine gratitude à Joseph Fouché. Entre eux deux, c'était à qui serait le plus malin. Puisqu'il entendait profiter d'elle, Marianne jugeait de bonne guerre de le payer comme il le méritait, de fausse monnaie. Il ne pourrait tout de même pas l'obliger à fracturer les serrures ou à décacheter les lettres. Et, quand il découvrirait enfin qu'elle ne lui était d'aucune aide, elle serait déjà loin.


Quanto é bella giovinezza


Che sen fugge tuttavia


Di doman non v'a certezza...


La dernière note mourut sur les lèvres de Marianne tandis que le grave personnage qui l'accompagnait au piano plaquait avec énergie les derniers accords. Le silence qui suivit effraya la jeune fille. La salle de musique était vaste. La nuit qui venait en cachait les profondeurs et toute la lumière se concentrait sur le piano, doré et enluminé comme un missel, sous les flammes du grand chandelier d'argent posé dessus. Marianne ne voyait aucun de ceux qui l'avaient écoutée. Elle savait qu'il y avait là Mme de Talleyrand et aussi Charlotte, sa fille adoptive, une gamine de onze ans aux traits encore incertains, mais au sourire sans mystère, et aussi le précepteur de celle-ci, M. Fercoc. Cependant, elle ne pouvait situer où ils étaient assis. Tout ce qu'elle voyait nettement c'était ce vieux monsieur grave en perruque blanche auquel on l'avait présentée avec beaucoup de formes. C'était le professeur de Charlotte, mais c'était aussi un musicien célèbre qui dirigeait le Conservatoire et qui s'appelait M. Gossec. Ce n'en était pas plus rassurant, puisque c'était de lui surtout que la princesse attendait le verdict.

Elle n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour expérimenter la voix de sa nouvelle lectrice et sa façon de chanter. Justement, M. Gossec venait donner sa leçon à Charlotte. On en avait profité pour lui faire écouter Marianne. Et maintenant, celle-ci, les mains moites, attendait, avec une crainte qu'elle ne pouvait s'empêcher de juger stupide, ce qui allait tomber de cette bouche lourdement ourlée.

C'était tout à fait ridicule, d'ailleurs ! Elle avait chanté comme elle avait l'habitude de le faire à Selton et tout aussi naturellement. Or, elle était là à attendre un verdict comme si sa vie en dépendait !

A vrai dire, Gossec ne semblait guère disposé à donner son sentiment. Il avait reposé ses mains sur ses genoux et restait là, le dos rond, assis à son piano dans la lumière jaune. Les autres devaient retenir leur souffle, car on ne les entendait pas plus qu'on ne les voyait. Ils craignaient peut-être d'exprimer un avis avec lequel le maître pût être en désaccord.

Marianne, énervée, était sur le point d'oublier le respect et de rompre le sacro-saint silence, quand Gossec, se retournant tout d'une pièce, leva sur elle son large visage au profil romain :

— Je ne sais que vous dire, mademoiselle ! Les mots me manquent ! Je suis un vieil homme et, dans ma vie déjà longue, j'ai entendu bien des voix... mais jamais une de la qualité de la vôtre ! Vous possédez le plus bel organe que j'aie jamais entendu ! Quelle rare splendeur ! Surtout dans les notes graves ! Vous allez jusqu'au contralto et vous avez... quel âge ?

— Dix-sept ans ! murmura Marianne éberluée.

— Dix-sept ans ! soupira le musicien avec l'accent de l'extase, et déjà une telle profondeur ! Savez-vous mademoiselle, que vous avez line fortune dans la gorge ?

— Une fortune ? Vous voulez dire que...

— Que si vous décidiez de chanter au théâtre, je peux vous faire engager sur n'importe quelle grande scène européenne ! Dites un mot et vous devenez « la » cantatrice du siècle... bien sûr en travaillant encore un peu car votre voix n'a pas encore donné tout ce qu'elle doit.

L'amour de l'art transportait visiblement ce Nordique à l'ordinaire froid et mesuré dans ses paroles. Et Marianne abasourdie n'en croyait pas ses oreilles. Certes, bien souvent, elle avait entendu vanter le charme de sa voix, mais elle pensait que c'était pure politesse. Or, cet homme disait qu'elle pouvait devenir la plus grande chanteuse de son temps ! Une joie profonde, presque trop forte pour elle, envahissait la jeune fille. Si le musicien disait vrai, s'il pouvait la faire chanter au théâtre, ce serait pour elle la possibilité de fuir l'état dépendant et quelque peu avilissant où l'avait réduite Fouché. Elle pourrait vivre pour elle-même, libre, indépendante... Evidemment, il était peu commun qu'une fille de sang noble montât sur les planches, mais elle n'était plus une aristocrate, simplement une fugitive. Et ce qui était interdit à Marianne d'Asselnat ne l'était pas à Marianne Mallerousse. Devant ses yeux, Gossec venait de déchirer d'un seul coup le voile si brumeux jusque-là de l'avenir. Elle lui dédia un regard plein de reconnaissance.

— J'aimerais travailler, si cela était possible. Et chanter aussi, puisque vous dites que j'en suis capable.

— Si vous en êtes capable ? Mon enfant, vous voulez dire que ce serait un crime de ne pas le faire ! Vous devez au monde les joies immenses que renferme votre voix et je serai trop heureux d'être celui qui vous révélera. Je suis tout prêt à vous faire travailler chaque jour.

Tous deux avaient oublié le monde et nageaient déjà en plein rêve de gloire mais, soudain, la voix enthousiaste de Mme de Talleyrand fit éclater le rêve. Sa robe de cachemire pourpre apparut auprès du piano dans la lumière des bougies. Ses mains chargées de bagues qui jetaient des éclairs applaudissaient avec d'autant plus d'ardeur qu'elle avait plus longtemps hésité.

— C'est admirable, cria-t-elle, tout bonnement admirable ! Je vais écrire à Mme de Sainte-Croix pour la remercier de nous avoir envoyé un tel trésor. Cette chère enfant aura toutes les occasions de se faire entendre ici. Le prince adore la musique et nous aurons plaisir à offrir cette jolie voix à nos hôtes.

— Je comprends votre point de vue, madame, protesta Gossec. Mais une telle voix est trop grande pour l'espace réduit d'un salon et pour les romances à la mode. Elle est digne d'une cathédrale ! Elle peut, elle doit chanter l'opéra.

— Eh bien ! elle le chantera ! Vous viendrez chaque jour lui donner toutes les leçons que vous voudrez, mon cher ami. Ensuite, elle pourra chanter sur notre petit théâtre et dans la chapelle de Valençay ! Ce sera charmant, car elle est beaucoup plus jolie que la grosse Grassini dont l'Empereur cependant était coiffé.

L'incompréhension visible de la princesse exaspérait Gossec. Au grand amusement de Marianne, le musicien, pris d'une colère sacrée, devenait peu à peu rouge brique.

— Votre Altesse Sérénissime ! cria-t-il, ce serait un crime sans précédent !...

Mais l'Altesse Sérénissime était fermement accrochée à son idée.

— Mais non, mais non. Vous verrez, nous ferons des merveilles ! Nous pourrions monter un spectacle espagnol pour distraire ces pauvres infants qui s'ennuient tellement chez nous ! Nous en reparlerons. Venez maintenant, mon cher maître, je veux vous montrer la merveilleuse décoration florale que j'ai commandée pour ce soir. Elle vous enchantera.

— Madame ! fit Gossec offusqué, je suis musicien, non fleuriste.

Le sourire de la princesse se fit ensorcelant. Elle glissa affectueusement son bras sous celui du vieux maître et l'entraîna vers la porte avec une irrésistible autorité.

— Je sais, je sais !... Mais vous avez tant de goût ! Venez aussi, Charlotte, et vous aussi monsieur Fercoc. Petite, vous rangerez cette musique et vous pourrez remonter vous préparer pour ce soir. Je réglerai cette histoire de leçons avec M. Gossec.

La dernière partie de ce bref discours s'adressait évidemment à Marianne, retombée brusquement des sommets de la musique à son rôle de simple suivante. Cela lui fit mal, comme une égratignure. La petite Charlotte, en quittant l'ombre où elle s'était tenue si sage, eut un geste vers elle, comme si elle souhaitait lui parler, mais, obéissante et intimidée, elle suivit sa mère sans dire un mot. L'ombre un peu guindée du précepteur ferma le cortège. Marianne se retrouva seule dans la grande pièce, un peu étourdie de ce qui venait de se passer. Etait-ce la réponse du destin à ses questions angoissées ?

Les valets avaient clos les rideaux de damas or. Le salon, malgré ses dimensions, paraissait intime et secret. La grande harpe dorée qui sommeillait auprès d'une fenêtre, le grand lutrin enluminé, les ors du piano y jouaient les joyaux précieux d'un écrin. Tout, dans cette demeure, prenait un aspect magique, un peu irréel. Marianne, encore sous le coup de la révélation, se prenait à penser à l'homme qui en était l'âme, qui avait voulu, ordonné tout cela. La princesse n'était qu'une jolie sotte, bonne et généreuse, mais de courtes vues. Elle aimait la parure, l'éclat, mais elle était sans doute incapable d'apprécier la grâce de la statue d'albâtre translucide qui drapait pudiquement, sur un corps adolescent, les voiles que l'art du sculpteur avait rendus diaphanes, de la mettre ainsi en valeur sur le fond de velours sombre d'une niche. On sentait, dans l'ordonnance du décor, magnifique et pourtant sobre, une main souveraine que Marianne avait soudain envie de connaître. Peut-être que l'homme auquel elle appartenait aimerait, lui aussi, sa voix et l'aiderait à en faire un véritable usage ?...

Lentement, pour faire durer cette minute de silence et de solitude, Marianne, négligeant les partitions, s'approcha du piano, caressa son bois poli, plus doux qu'un satin. Elle aussi, à Selton Hall, avait eu un piano-forte, moins beau que celui-là, certes, mais qu'elle avait aimé. Elle lui avait dû de vraies joies. Une douleur soudaine, perfide, lui vrilla le cœur. Elle se revit, assise à ce piano et chantant pour Francis une ballade irlandaise qu'il aimait entre toutes. Elle l'avait même apprise exprès pour lui. Comment était-ce donc ?

Se glissant devant l'instrument, Marianne laissa errer ses doigts sur les touches, cherchant à retrouver les notes que sa mémoire, momentanément, lui refusait. La douleur, au fond de son cœur, se faisait tout à coup plus cruelle. En ce temps-là, elle aimait Francis, elle souhaitait de tout son être conquérir son amour. Reprise par la puissance du souvenir, elle ferma les yeux et, tout de suite sur l'écran refermé des paupières, le visage de Francis apparut, d'une si effarante netteté que Marianne en trembla. Elle avait tant voulu le chasser de sa mémoire comme elle l'avait chassé de son cœur ! Elle avait espéré que ses traits eux-mêmes seraient devenus étrangers. Mais non, elle s'en souvenait encore trop bien pour que la blessure ne fût pas sensible.

Elle retrouvait les yeux gris et leur éternel ennui, la belle bouche dédaigneuse, dont le sourire avait tant de charme, les épais cheveux blonds, les traits sans défauts. L'image se fit si nette que Marianne voulut la repousser. Elle ouvrit les yeux, mais les larmes les brouillaient et elle crut le revoir encore dans la flamme diffuse des chandelles, elle crut même l'entendre rire comme si, par-delà la mort où elle l'avait jeté, il la défiait de jamais parvenir à le chasser. Pourtant, Marianne n'éprouvait aucun remords de l'avoir tué. Elle recommencerait s'il le fallait, parce qu'elle ne pourrait jamais supporter la honte qu'il lui avait infligée ; mais elle l'avait aimé comme aime une enfant et son cœur, lui, se souvenait...

— Il ne faut pas pleurer, fit soudain une voix lente et froide. Personne ne vous fera de mal ici.

Marianne comprit alors que le visage, entrevu dans la lumière et qu'elle avait pris pour le fantôme de Francis, était bien réel. D'un geste vif, elle essuya ses yeux et le vit mieux.

C'était un homme blond, dont les cheveux mi-longs encadraient bien le visage. Très grand, il avait un menton fort et une lippe méprisante qui lui donnaient un air de hauteur et d'impertinence. Des pommettes saillantes, un nez retroussé insolent et une bouche sensuelle ajoutaient encore à son caractère énigmatique. La peau était pâle, comme les yeux de saphir dur qui semblaient sommeiller sous de lourdes paupières. Vêtu d'un costume noir qui faisait paraître plus blanche sa haute cravate, le nouveau venu donnait une extraordinaire impression de calme et de puissance, tout à la fois.

Saisie, Marianne se leva si brusquement qu'elle faillit renverser le chandelier. L'homme fit trois pas, en s'appuyant sur une canne à pommeau d'or qu'il tenait à la main. Marianne vit qu'il boitait et comprit qui était devant elle.

— Monseigneur ! balbutia-t-elle sans trop savoir qu'ajouter à cette cérémonieuse appellation.

— Vous me connaissez ? C'est plus que je n'en pourrais dire de vous, hé, mademoiselle ?

La voix était lente, profonde, peu faite pour les grands éclats. On sentait qu'elle ne devait jamais sortir d'un certain registre et, plus que tout autre détail, donnait la juste mesure de l'extrême maîtrise de soi que possédait son propriétaire.

— Marianne, Monseigneur, Marianne Malle-rousse !

— Marianne ? c'est charmant, cela vous sied ! Mais on ne s'appelle pas Mallerousse quand on a votre visage et votre voix, hé ?

Talleyrand avait l'habitude de ponctuer ses phrases de cette interjection qui était moins une interrogation qu'une habitude acquise au cours de sa longue carrière de diplomate. Elle avait l'avantage de provoquer, sans même qu'ils s'en doutassent, l'assentiment de ses interlocuteurs.

— Ma voix ? murmura Marianne avec un battement de cœur.

La canne à pommeau d'or désigna une colonne dans les profondeurs du salon.

— J'étais là, depuis un moment, j'écoutais... En passant, tout à l'heure, je vous ai entendue chanter et je suis entré, mais en prenant garde à ne pas me montrer. J'aime à être seul quand j'admire.

Il s'était approché d'elle et la dominait de toute la tête, laissant peser sur la jeune fille ce regard charmeur dont tant de femmes connaissaient le pouvoir. Marianne, plongeant avec respect dans une profonde révérence, accentua encore la distance entre elle et le prince.

— Votre Altesse Sérénissime est trop bonne !

Elle retrouvait peu à peu son assurance. Loin d'être impressionnée par la personnalité de Talleyrand, par le danger de chaque instant qu'il représentait pour elle, Marianne éprouvait, au contraire, une sorte de détente et de libération à se trouver en face de lui. C'était un très grand seigneur, un véritable noble. Toute proportion gardée, il était de son rang et un peu de sa race à elle, en qui coulait l'un des meilleurs sangs de France et d'Angleterre. Tous les autres, y compris sa femme, n'étaient que des mannequins habillés de noblesse, pas lui. Des siècles d'histoire se devinaient derrière cette hauteur bienveillante, derrière cette simple élégance. Qu'était Fouché auprès de lui ? Un espion de bas étage qui prétendait la ravaler au même niveau que lui. Et puis, sans manifester autant d'enthousiasme que Gossec, il avait été, lui aussi, frappé par sa voix !

Sans même s'incliner, il lui prit la main pour l'aider à se relever puis demanda, avec douceur :

— Vous êtes bien certaine de vous appeler Mallerousse, hé ?

— Certaine, Monseigneur, et désolée que mon nom déplaise à Votre Altesse !

— Bah ! Un nom, cela se change. C'est une simple erreur de la naissance. On s'attendrait plutôt à vous voir duchesse, ma chère. Mais, au fait, que faites-vous donc chez moi, beau rossignol inconnu ?

— Je suis la nouvelle lectrice de Mme la Princesse. Mme de Sainte-Croix m'envoie.

Talleyrand, du coup, se mit à rire.

— C'est le monde à l'envers ! Depuis quand les vieilles corneilles fréquentent-elles les oiseaux de paradis ? Cela veut-il dire que vous êtes bretonne, hé ?

— En effet. Je suis arrivée, hier, par la malle de Brest.

— Incroyable ! Les Bretons ont, décidément, beaucoup changé s'ils se mettent à produire de telles fleurs. Je les croyais voués à la bruyère et aux genêts, mais leurs roses sont plus belles que les nôtres. Vous me conterez, un jour, votre histoire, mon enfant. Je crois que j'y prendrai plaisir ! Quels yeux !

D'un geste négligent, le prince avait saisi, entre deux doigts, le menton de Marianne et, le tenant levé vers lui, examinait les prunelles vertes dans lesquelles jouait la lumière.

— Ils ont vraiment la couleur de la mer, murmura-t-il avec une envoûtante douceur, son éclat lorsque le soleil y joue. Quant à ces lèvres...

Marianne vit se pencher vers elle le visage insolent et d'instinct se recula, rouge de honte, blessée de ce geste qui lui donnait la mesure de son abaissement.

— Monseigneur, fit-elle d'une voix nette, je suis sans doute bretonne... mais pas à ce point-là.

Il eut un petit rire sarcastique.

— Sage aussi ? Et spirituelle ? N'avez-vous pas trop de talents pour une simple lectrice, mademoiselle Mallerousse ?

Marianne se mordit les lèvres. Elle lui avait répondu comme une égale et s'en repentait. Fouché l'avait cependant bien prévenue : cet homme était peut-être le plus fin de tout l'Empire. Il était dangereux d'éveiller sa méfiance. Elle devait s'en tenir, autant que possible, à son rôle de simple lectrice. Mais, d'autre part, pouvait-elle se laisser prendre ce baiser qui eût autorisé le prince à d'autres privautés ? Le ministre de la Police ne lui avait pas caché que Talleyrand adorait les femmes et que sa carrière amoureuse était des plus remplies.

— Je vous baise les mains, pour le moment, mademoiselle Mallerousse, fit-il en appuyant intentionnellement sur le nom. Nous nous reverrons plus tard.

Il tourna les talons et Marianne le regarda s'éloigner à travers les ombres du salon, de son pas inégal. Curieusement, la boiterie conférait à sa démarche un caractère lent, légèrement incertain, qui n'était pas dépourvu de grâce. Jusque dans son infirmité, cet homme avait un charme certain.

Et soudain, une idée traversa l'esprit de Marianne. Fouché le Renard l'avait-il vraiment envoyée ici pour ne remplir que son rôle obscur de lectrice ou bien, connaissant le goût du prince pour les jolies femmes et l'effet de la beauté de son envoyée, avait-il songé à lui faire jouer un rôle plus intime... et infiniment plus intéressant pour lui-même ? Si cela était, le ministre était encore plus vil qu'elle ne le pensait. Une vague de dégoût la fit frissonner.

Un laquais, entrant dans le salon avec deux candélabres chargés de bougies allumées, chassa les ombres et coupa court aux réflexions de la jeune fille. Rangeant vivement les feuillets de musique, elle quitta la pièce et remonta chez elle, laissant derrière elle ces pensées écœurantes, emportant seulement, comme un trésor, l'espoir tout neuf que le vieux musicien avait fait lever dans son âme : chanter !


Les heures avaient coulé et il était bien plus de minuit quand Marianne, vêtue d'une ample robe de chambre de laine blanche à larges manches brodées de plusieurs tons de vert que Mlle Minette lui avait fait livrer dans la journée, s'installa devant la petite table à écrire disposée entre la fenêtre et la cheminée. Dans un tiroir, elle avait trouvé une bonne provision de papier, un gros paquet de plumes, de l'encre, une boîte de sable et de la cire à cacheter. Il s'agissait pour elle de s'atteler au premier de ces rapports quotidiens que l'homme chargé des feux viendrait chercher chaque matin.

Une assez désagréable corvée, à tout prendre, en dehors du fait que Marianne répugnait toujours autant à ce rôle d'espionne involontaire. Elle avait sommeil et le lit bien blanc avec ses draps de toile fine sur lequel une main attentive avait disposé une douce robe de nuit de batiste était terriblement attirant. Et puis elle avait tellement envie de rêver !

Pour se donner du courage, Marianne but un verre d'eau, contempla un instant la rose qui s'épanouissait sur un coin de sa table dans un cornet de cristal, puis, avec un soupir, se mit à l'ouvrage. Il fallait refermer la petite fenêtre ouverte sur l'avenir et s'en tenir à la peu séduisante réalité.

Elle commença par une rapide relation de son entrée dans la maison puis, comme elle l'avait décidé, noya résolument Fouché sous les dentelles et les froufrous. Pourtant, il fallait bien en venir à la soirée à laquelle elle avait assisté. Elle n'était pas terminée. Les échocs affaiblis d'une valse de Haydn parvenaient, par bouffées légères, jusqu'à la jeune fille, la ramenant irrésistiblement à ce qu'elle avait vu et qui l'avait si fort émerveillée. Tout était si beau ! Comment faire entrer tant de splendeurs dans la sécheresse d'un rapport de police lorsqu'on écrit au son d'une musique divine ?

Le conseil que lui avait donné le ministre lui revint :

« Ne pensez pas que vous faites un rapport. Ecrivez comme vous écririez votre journal, ni plus ni moins. »

Dès lors, tout fut facile.

« Je n'ai pas assisté au dîner, donné en l'honneur du vice-roi et de la vice-reine d'Italie », commença Marianne. « La place d'une lectrice ne se trouve pas au milieu de si hauts personnages. Je n'en ai eu que le menu où figuraient des choses que je ne peux même pas imaginer, telles que « Duchesse de volaille à la crème, Epigrammes « d'Agneau à la Tourville, Chauds-froids de mauviettes, délices de homard à la Richelieu ». Les Français ont-ils donc l'habitude de mettre en cuisine leurs grands hommes ? Cela me semble une manie peu respectueuse... Quant à ce que l'on m'a servi dans ma chambre, j'ignore totalement ce que c'était, à l'exception d'un poulet rôti, mais le tout était délicieux. Fanny, la femme de chambre, m'a dit que le prince était extrêmement difficile sur le chapitre de la cuisine. Son chef est, paraît-il, un personnage de toute première importance. On l'appelle Monsieur Carême et j'ai eu l'honneur de le rencontrer tout à l'heure quand la princesse m'a priée de l'accompagner jusqu'à la salle à manger pour vérifier l'arrangement des fleurs. Je regrette de dire qu'il m'a à peine regardée. C'est un petit bonhomme rageur vêtu de toile blanche empesée, qui promène partout, avec importance, un ventre barré d'un grand couteau et un visage de chérubin mécontent. Mais j'ai constaté avec stupeur l'espèce de respect avec lequel Mme de Talleyrand lui parlait. On dit que le prince, lui-même, ménage ses paroles pour s'adresser à lui...

« Je ne parlerai pas de la splendeur de la table, servie en vermeil et toute fleurie d'iris noirs et de roses jaunes, mais je peux dire que, tout le temps du repas, les musiciens ont joué du Mozart.

« La soirée proprement dite était commencée quand la princesse m'a fait demander, sous prétexte de lui apporter une écharpe. Par pure bonté d'âme sans doute, car elle n'en avait nul besoin. »

La plume de Marianne demeura en suspens tandis qu'elle fermait les yeux un instant. Comment parvenir à rendre I'éblouissement qu'elle avait éprouvé en pénétrant dans le grand salon blanc et or, brillamment illuminé ? Comment traduire l'éclat du bouquet de femmes, dont beaucoup étaient jeunes et belles, étincelant dans leurs satins, leurs diamants, leurs fleurs et leurs plumes sur un fond d'uniformes chamarrés ! Beaucoup d'officiers étaient là, portant de magnifiques costumes de gala qui rappelèrent à Marianne le lancier rencontré rue Montorgueil. Elle crut entendre encore la voix gouailleuse et pleine de naïf orgueil de Gracchus-Hannibal Pioche : « Attendez d'avoir vu les autres ! » Est-ce que vraiment des soldats pouvaient être aussi éclatants, aussi magnifiquement parés ! L'or brillait sur tous les uniformes bleus, rouges, verts ! Et la pelisse que ce hussard azuré portait avec, désinvolture, sur l'épaule droite ! Dieu tout-puissant ! Elle était doublée de zibeline !

« Debout derrière le fauteuil de la princesse majestueuse et belle dans un velours pervenche semé d'étoiles », continua Marianne, « je me suis efforcée de ne pas paraître trop éblouie, trop provinciale et de garder les yeux baissés. Mais la tentation était trop forte ! Au bout de quelque temps, je me suis aperçue que les invités s'approchaient fort peu de la maîtresse de maison. On la saluait courtoisement, puis on s'éloignait pour former des groupes ici et là. Seule, une femme forte, qui drapait de satin citron une poitrine généreuse et de courtes jambes dodues, s'était établie auprès de Mme de Talleyrand. Cette dame, à ma grande surprise, m'a simplement sauté au cou lorsque je suis entrée dans le salon avec l'écharpe et m'a embrassée avec enthousiasme. J'ai compris, d'après la description qui m'en avait été faite, qu'il s'agissait de Mme de Sainte-Croix et j'ai montré toute la reconnaissance respectueuse qui s'imposait. Je crois que cette dame a été contente de mon attitude. D'ailleurs, elle a assez vite détourné de moi l'attention de la princesse et j'ai pu continuer à observer les personnes présentes.

« Assises non loin de là, sur un petit canapé, deux femmes étaient très entourées. L'une petite, brune et fine avec d'épaisses boucles brunes et un type presque arabe, mince et fort élégante dans une robe de dentelle noire sur fond rose, portait une parure d'énormes rubis qui brillaient sur sa gorge, dans ses cheveux et autour de ses bras minces, gantés de rose. L'autre, brune aussi, mais avec des cheveux vaporeux, avait les hautes pommettes, les yeux noirs et le visage presque plat des Mongoles. Mais ses yeux avaient un éclat insoutenable tant ils brillaient d'esprit et de malice, et un charme extraordinaire se dégageait de son long corps mince, presque maigre, mais racé. Avec ses lourds bijoux d'or, d'un luxe barbare, sa robe de soie pourpre et le turban qui la cas-quait, cette femme avait un peu l'air d'une idole païenne. En tout cas, son allure était royale.

« J'ai appris, en écoutant papoter la princesse et son amie, que la petite femme brune au type arabe était une certaine Mme Junot, duchesse d'Abrantès, et que les merveilleux rubis qu'elle portait avaient été « rapinés au Portugal par Junot tout récemment ». Quant à l'autre, la dame aux bijoux barbares, c'était la comtesse de Metternich dont l'époux, ambassadeur d'Autriche, aurait été contraint de regagner Vienne après la bataille de Wagram, en laissant son épouse à peu près en otage. D'après Mme de Sainte-Croix qui s'en montrait choquée, l'amitié qui lie ces deux dames n'aurait d'autre source que le séduisant mari de la seconde, pour lequel la première aurait eu de grandes faiblesses l'été passé. »

Marianne prit un temps, corrigea un mot mal écrit et soupira. Est-ce que vraiment ces potins mondains, qu'il devait d'ailleurs connaître aussi bien qu'elle, intéressaient Fouché ? Bien sûr, ce n'était pas ennuyeux à raconter, sauf lorsqu'on a terriblement sommeil. Avec un nouveau soupir, Marianne trempa sa plume dans l'encre et reprit :

« Ces dames se sont ensuite occupées d'une fort jolie femme blonde, vêtue de mousseline mauve et coiffée d'un large diadème de diamants qui tenait une sorte de cour autour de son fauteuil : la duchesse Anna de Courlande, dont la plus jeune fille, Dorothée, a épousé dernièrement le neveu du prince de Bénévent, le comte Edmond de Périgord. Ni l'une ni l'autre ne semblaient l'aimer beaucoup. Il semblerait que le prince soit infiniment plus sensible au charme de cette étrangère, car il n'a guère quitté les environs de son siège. Quant aux deux dames, elles se sont mises à parler bas et je n'ai plus rien entendu. Je me suis consolée en attrapant au vol quelques bribes de conversation : L'Empereur est toujours enfermé à Trianon... Depuis le divorce, il n'en sort pas, sinon pour se rendre à Malmaison... La pauvre Joséphine est inconsolable. Mme de Rémusat prétend qu'elle pleure à creuser les cailloux et elle n'ose pas la laisser seule... Il paraît que le fameux castrat Crescentini va chaque soir chanter pour Napoléon. Seule la musique parvient à lui rendre le calme... Croyez-vous qu'il épousera la sœur du Tzar ?... Savez-vous que l'aide de camp de Junot, le chef d'escadron de Salm, a fait scandale hier au Palais-Royal en essayant de débaucher une jeune lingère ?... Le roi et la reine de Bavière sont arrivés. Ils sont à l'hôtel Marbeuf, chez le roi Joseph... »

Une bûche s'effondra dans la cheminée au milieu d'une gerbe d'étincelles. Marianne sursauta, brusquement réveillée. Elle avait dû s'endormir tout en écrivant. Sur le papier, la plume échappée de ses doigts avait fait une longue rature. Jetant les yeux à la pendule de la cheminée, elle vit qu'il était 2 heures du matin. La musique ne jouait plus, mais on entendait encore, déformé par la distance, le bourdonnement des conversations. Les joueurs de whist qui, lorsqu'elle était montée, s'installaient autour des tables devaient être encore là. Marianne savait par expérience à quel oubli du temps et à quel degré de passion pouvait conduire le démon du jeu. La vue même des cartes lui était devenue pénible et elle avait préféré se retirer tout au début.

Avec effort, elle se leva, bâilla en s'étirant. Dieu qu'elle avait sommeil ! Le lit, décidément, était trop tentant ! Marianne jeta un regard chargé de rancune au rapport inachevé. Elle était bien trop fatiguée pour continuer. Avec décision, elle reprit la plume, écrivit rapidement :

« J'ai trop sommeil. La suite à demain. » Puis, dessinant rapidement l'étoile qui lui tenait lieu de signature, elle cacheta le pli au moyen d'un peu de cire et d'un cachet sans gravure qu'elle trouva dans le tiroir. Après tout, elle n'avait rien de vraiment passionnant à raconter. Autant aller se coucher !

Elle dénouait déjà les rubans qui fermaient sa robe de chambre quand un bruit insolite laissa son geste en suspens. Tranchant nettement sur le ronronnement feutré des conversations, elle avait perçu un cri de colère, immédiatement suivi de sanglots.

Interdite, Marianne écouta. Elle n'entendait plus rien, mais elle était certaine de n'avoir pas rêvé. Doucement, elle alla jusqu'à la fenêtre qu'elle avait ouverte, malgré le temps, pour renouveler l'air. A Selton Hall, elle avait toujours dormi la fenêtre ouverte. Se penchant, elle vit qu'il y avait de la lumière à deux fenêtres dont l'une était sous la sienne. Elle savait déjà que c'était le cabinet de travail du prince. Là aussi on avait dû ouvrir une fenêtre, car elle entendit, nettement cette fois, les sanglots. Puis la voix calme du prince disant :

— Vraiment, vous n'êtes pas raisonnable ! Pourquoi vous mettre dans cet état, hé ?

Mais, aussitôt, il y eut le claquement de la croisée que l'on refermait et Marianne n'entendit plus rien. Mais elle aurait juré que c'était une femme qui pleurait... et de quelle façon désespérée ! Lentement, elle revint vers son lit, hésitante. Si sa curiosité était éveillée, l'éducation la retenait encore. Elle n'allait tout de même pas aller écouter aux portes, comme une simple domestique, ou comme une espionne... qu'elle était, après tout ! D'autre part, il était peut-être possible de porter secours à quelqu'un en difficulté. La femme qui pleurait devait être affreusement malheureuse.

Ayant ainsi habillé sa curiosité d'un souci humanitaire, Marianne se hâta d'échanger sa robe d'intérieur contre sa robe amarante et se glissa au-dehors. Au bout de la galerie, un petit escalier de service menait directement à l'étage inférieur et aboutissait non loin du cabinet de Talleyrand.

En débouchant de l'escalier, Marianne vit que la porte du cabinet de travail, mal fermée sans doute, laissait filtrer sur le sol de la galerie une longue flèche de lumière. En même temps, elle entendit de nouveau les sanglots, puis une voix juvénile qui s'exprimait avec un fort accent allemand :

— Votre conduite avec Mère est abominable, inqualifiable. Comment ne comprenez-vous pas que je ne puisse supporter l'idée de la savoir votre maîtresse ?

— N'êtes-vous pas un peu jeune pour agiter de tels sujets, ma chère Dorothée ? Les affaires des grandes personnes ne sont pas celles des enfants et, bien que mariée, vous en êtes toujours une à mes yeux. J'aime beaucoup votre mère.

— Trop ! Vous l'aimez trop, et tout le monde le sait. Il y a ces vieilles femmes qui sont toujours autour de vous, qui se haïssent, se déchirent et ne se quittent jamais. Maintenant elles font entrer Mère, bon gré mal gré, dans cette espèce de club qu'elles forment et qu'on pourrait appeler le harem de M. de Talleyrand ! Quand je vois Mère entourée de Mme de Laval, de Mme de Luynes et de la duchesse de Fitz-James j'ai envie de crier.

La jeune voix rauque s'exaspérait, montait pour atteindre le registre violent d'une colère accrue par une connaissance encore imparfaite du français qui faisait buter sa propriétaire sur certains mots.

Mais Marianne savait maintenant qui était dans le cabinet de travail du prince, qui avait pleuré, crié de colère. Elle avait vu tout à l'heure, dans le salon, la nièce du prince, Mme Edmond de Périgord, née princesse Dorothée de Courlande, une jeune et richissime héritière que, par la grâce du Tzar, Talleyrand avait fait épouser quelques mois plus tôt à son neveu. Elle était très jeune, seize ans, tout au plus, et Marianne l'avait trouvée plutôt laide, maigre et noiraude, gauche, encore qu'habillée avec une élégance qui trahissait la patte de Leroy. Une seule beauté, mais extraordinaire : des yeux immenses, énormes, qui dévoraient tout le maigre visage, des yeux d'une couleur étrange, que l'on aurait dit noirs et qui étaient, en fait, bleu sombre bordés de brun. Mais la race de la petite princesse avait frappé Marianne et aussi cette façon volontaire, presque arrogante, qu'elle avait de redresser la tête, comme font les enfants lorsqu'ils ne veulent pas montrer qu'ils ont peur ou qu'ils sont malheureux. Quant au mari, elle s'en souvenait à peine : un beau garçon, assez insignifiant, dans un superbe uniforme d'officier de hussards.

M. Fercoc, le précepteur, qui un instant avait bavardé avec elle, lui avait aussi parlé, à mots couverts, de l'intrigue nouée entre Talleyrand et la duchesse de Courlande, mère de Dorothée. Discrètement, il lui avait désigné la blonde duchesse trônant au milieu de trois femmes déjà vieilles, mais dont l'allure pleine d'assurance, et même d'insolence, sentait l'ancienne cour de Versailles d'une lieue. Toutes trois avaient été les maîtresses de Talleyrand et demeuraient ses plus fidèles soutiens, lui vouant un dévouement sans borne, quasi aveugle.

« Les trois Parques ! » avait songé Marianne avec la cruauté inconsciente de ses dix-sept ans et sans vouloir reconnaître que ces femmes gardaient le reflet d'une grande beauté ; mais il y avait alors devant elle trop de personnages pour qu'elle s'y attardât longtemps.

Cependant, derrière la porte mal close, Talleyrand tentait encore de calmer la jeune révoltée :

— Vous m'étonnez, Dorothée. Je ne vous aurais jamais crue capable d'ajouter foi à tous les on-dit qui traînent depuis si longtemps dans les salons de Paris. Pour la plupart des commères, l'amitié entre homme et femme ne peut porter qu'un seul nom.

— Mais cessez donc de mentir ! s'écria la jeune femme exaspérée. Vous savez très bien que ce ne sont pas des on-dit mais la pure vérité ! Les potins parisiens ont bon dos, mais moi je sais, je sais, vous dis-je ! Et j'ai honte, tellement honte quand je vois, derrière un éventail, deux têtes se rapprocher tandis que les yeux glissent vers moi d'abord, puis vers ma mère ! Et je ne supporte pas d'avoir honte ! Je suis une Courlande !

Elle avait presque crié les derniers mots. Marianne, figée dans l'ombre de la galerie, entendit toussoter le prince, mais nota que, lorsqu'il parla, sa voix avait pris une dureté glaciale.

— Puisque vous aimez tant les potins, mon petit, vous devriez vous soucier davantage de celui qui a couru jadis sur votre aïeul, Jean Biren, dont le caprice d'une tzarine fit un duc de Courlande. Etait-il vraiment un garçon d'écurie ? A vrai dire et à entendre votre langage de ce soir, je serais assez tenté de le croire ! Je pense qu'il faut vous calmer. De tels cris ne sont pas de mise à Paris, ni d'ailleurs dans aucune société policée. Si vous étiez tellement sensible aux... potins, il fallait choisir le couvent, mon enfant, pas le mariage.

— Comme si j'avais choisi ! fit amèrement la jeune femme. Comme si vous ne m'aviez pas imposé votre neveu, alors que j'en aimais un autre !

— Un autre que vous ne voyiez jamais et qui ne se souciait guère de vous. S'il souhaitait tellement vous épouser, le prince Adam Czartorisky pouvait se montrer moins lointain, hé ?

— Comme vous aimez à faire le mal ! Comme je vous déteste !

— Mais non, vous ne me détestez pas ! Je pourrais même penser que vous m'aimez plus que vous ne le croyez vous-même. Savez-vous que votre algarade ressemble assez à une scène de jalousie ? Allons, ne montez pas encore sur vos grands chevaux. Calmez-vous, retrouvez le sourire et sachez ceci : dans ce monde où nous vivons, je ne connais personne qui n'aime et ne respecte votre mère. C'est une femme née pour être aimée. Faites donc comme tout le monde, mon petit ! L'équilibre mondain est chose fragile. Prenez garde que vos cris ne l'ébranlent.

Les sanglots avaient repris. Marianne les écoutait, fascinée. Mais elle n'eut que le temps de se rejeter dans l'ombre de l'escalier. La porte venait de s'ouvrir en grand et la haute silhouette du prince se découpait sur le seuil. Il sortit, parut hésiter un instant puis, avec un haussement d'épaules, il s'éloigna. Le tapotement régulier de sa canne et celui, irrégulier, de son pas, sur les dalles de la galerie, s'éteignirent rapidement. Mais, dans le cabinet, Dorothée de Périgord pleurait toujours.

De nouveau, Marianne hésita. Elle avait surpris là une scène intime qui ne la concernait pas, mais elle se sentait de la sympathie pour cette petite princesse aux yeux tristes et souhaitait pouvoir l'aider. N'était-il pas normal que cette enfant se révoltât au spectacle des amours de sa mère et de son oncle par alliance ? De telles aventures étaient peut-être fort bien acceptées par le monde, mais une âme droite et pure ne pouvait qu'en être blessée.

A regret, Marianne se tourna vers l'escalier et soupira. Elle se sentait tellement proche de celle qui pleurait là ! Dorothée souffrait d'un amour malheureux comme elle-même en avait souffert, mais quelle aide pouvait-elle lui apporter ? Mieux valait remonter chez elle, essayer d'oublier, car pour rien au monde Marianne n'aurait rapporté à Fouché ce qu'elle venait d'entendre. Elle allait remonter quand elle entendit, dans le cabinet, dont la porte, cette fois, était bien fermée :

— Maudit pays dont je ne voulais pas ! Personne ! Personne qui me comprenne... S'il y avait seulement quelqu'un...

Cette fois, la jeune femme avait parlé allemand, avec un tel mélangé de colère et de douleur que Marianne n'écouta plus que son désir de lui venir en aide. Avant même qu'elle se fût rendu compte de son impulsion, la porte s'était ouverte sous sa main et elle était entrée. Dans la grande pièce aux sévères meubles d'acajou, aux tentures vert sombre, Dorothée, les bras croisés sur la poitrine, allait et venait avec agitation, les joues inondées de larmes qu'elle ne songeait même pas à sécher. Elle se trouva face à face avec Marianne qui, doucement, murmura :

— Si je peux quelque chose pour vous aider, servez-vous de moi.

Elle avait parlé allemand. Les énormes yeux de la petite comtesse parurent s'agrandir encore :

— Vous parlez ma langue ? Mais qui êtes-vous donc ?

Puis, tout à coup, elle se souvint, et la joie qui avait un instant brillé dans son regard s'éteignit comme une chandelle que l'on souffle.

— Oh ! Je sais ! Vous êtes la lectrice de Mme de Talleyrand ! Merci de votre sollicitude, mais je n'ai besoin de rien.

La sécheresse du ton remettait Marianne à sa place de semi-domestique, mais elle ne s'en froissa pas et sourit.

— Vous pensez qu'une simple lectrice n'est pas digne d'offrir un peu d'aide à une princesse de Courlande, n'est-ce pas ? Vous souhaitez trouver ici quelqu'un qui vous comprenne, mais vous ne voyez en moi qu'une servante. Qu'est-ce qu'une servante pour vous qui en avez des centaines !

— Ma seule amie est une servante, bougonna la jeune femme comme malgré elle. C'est Anja, ma nourrice. Je n'ai confiance qu'en elle. Mais vous ! Est-ce que ce n'est pas Mme de Sainte-Croix qui vous a recommandée ? Une entremetteuse ! Je pense qu'en vous envoyant à la princesse c'est surtout au prince qu'elle pensait !

Envahie d'une soudaine lassitude, Marianne comprit qu'elle aurait du mal à se défaire de ce soupçon, que d'ailleurs elle avait eu la première, après son entrevue avec Talleyrand. Elle éprouva tout à coup un immense besoin de se justifier, d'arracher un instant de son visage ce masque imposé par un policier.

— Mme de Sainte-Croix m'a recommandée, mais elle ne me connaît pas vraiment. Elle ne sait même pas qui je suis.

— Qui êtes-vous donc ?

— Une émigrée... qui se cache et essaie de vivre.

— S'il en est ainsi, pourquoi me le dire, à moi ? Je pourrais appeler, vous dénoncer, vous faire chasser, jeter en prison.

Marianne sourit à nouveau et hocha la tête.

— Dénoncer est un mot qui vous va mal, madame. Pour gagner la confiance de quelqu'un, il faut d'abord lui donner la sienne. Je suis entre vos mains, soit ! Dénoncez-moi.

Il y eut un silence. Dorothée de Périgord examinait, avec attention maintenant, cette jeune fille, à peine plus âgée qu'elle-même. Elle éprouvait, à parler sa langue natale, une joie enfantine dont Marianne se rendait parfaitement compte comme de l'adoucissement de son regard. Beaucoup plus doucement, elle demanda, baissant instinctivement la voix :

— Comment vous appelez-vous... vraiment ?

Décidée à gagner à tout prix l'amitié de cette enfant bizarre, Marianne allait le lui dire quand la porte du cabinet s'ouvrit de nouveau. Le superbe et banal officier de hussards, qui était l'époux de la jeune comtesse, rutila sui le seuil.

— Eh bien ! Dorothée, que faites-vous donc ? Votre mère vous cherche partout. Elle est fatiguée et désire se retirer.

— J'étais souffrante. La chaleur sans doute. Mlle Mallerousse m'a porté secours aimablement.

Marianne tressaillit en remarquant qu'elle avait si bien noté son nom d'emprunt. Les yeux de Dorothée souriaient maintenant, amusés, en se tournant vers elle :

— Merci, dit-elle en lui tendant la main et en revenant à l'allemand. Vous m'avez fait plus de bien que vous ne supposez. Venez me voir chez moi. J'habite au numéro 2, rue de la Grange-Batelière, et je suis toujours chez moi le matin. Viendrez-vous ?

— Je viendrai, promit la jeune fille en s'inclinant respectueusement, comme le voulait son rôle, sur la main offerte.

Edmond de Périgord ne devait pas comprendre l'allemand. Cela se sentit à son impatience ennuyée.

— Allons, venez donc.

Marianne quitta le cabinet de travail derrière eux. Elle ne se souciait pas d'y être surprise par le prince. Remontant quatre à quatre l'escalier, elle ôta sa robe, remit sa chemise et son bonnet de nuit, puis, se couchant, éteignit sa chandelle. A la lumière mourante du feu, elle vit, sur sa table, le rapport qu'elle avait écrit et sourit. Cette amitié précieuse qu'elle était en train d'acquérir, le trop curieux ministre de la Police n'en saurait rien. Pas plus qu'il n'apprendrait la douleur de la petite comtesse. Pour elle, Marianne sentait s'éveiller une affection fraternelle, parce qu'elle découvrait que, malgré sa naissance princière, malgré son brillant mariage, malgré sa fortune, malgré les honneurs qui l'entouraient, malgré tout ce qu'elle possédait et que Marianne n'avait plus, elle était, elle aussi, malheureuse et blessée par l'impitoyable univers des hommes. On avait arraché cette petite princesse courlandaise à son pays, à sa vie, à ses rêves d'amour pour en faire un pion sur l'échiquier de la politique. On l'avait enlevée à l'homme qu'elle aimait pour lui en imposer un autre, un ennemi par surcroît, qu'elle ne pouvait que détester. Pour comble, on en faisait le témoin muet d'une aventure de sa propre mère avec un autre de ses ennemis ! Avec quel cynisme, Talleyrand ne lui avait-il pas fait comprendre qu'elle n'était qu'une enfant sans importance, incapable de se plier aux exigences des conventions mondaines !

Pitoyable et violente Dorothée qui voulait lutter, avec ses petites mains, contre la coalition des hommes et leurs appétits. Pour abattre la pauvre volonté d'une enfant de quinze ans, l'Empereur des Français et Talleyrand s'étaient ligués avec le Tzar lui-même, sans honte et sans vergogne ! De quel bois étaient-ils donc faits et qu'est-ce que c'était que cette politique à laquelle on offrait encore des sacrifices humains ?

En pensant à sa nouvelle amie, Marianne se détachait peu à peu de ses propres problèmes et en éprouvait une sorte d'exaltation. Elle découvrait qu'elle n'était pas seule, loin de là, à souffrir. Et cela lui révélait ses propres forces combatives. Plus que jamais, elle entendait lutter contre l'oppressant pouvoir des hommes, contre leur amour trompeur et leurs désirs sordides. Mais aussi elle voulait aider celles de ses sœurs qui en auraient besoin. Et Dieu savait s'il y en avait ! Pour une Ivy St Albans alliée aux hommes et leur servante, elle avait vu une Dorothée de Courlande livrée comme une marchandise, une Adélaïde d'Asselnat jetée en prison et exilée pour avoir osé donner son opinion, une impératrice jetée à bas du trône pour n'avoir pas su donner d'héritier à un tyran, une princesse de Bénévent traitée en quantité négligeable dans sa propre maison, une comtesse de Metternich laissée en otage. Elle, Marianne, saurait bien, un jour ou l'autre, leur montrer qu'une femme pouvait être la plus forte !

Et, cette nuit-là, Marianne déclara la guerre aux hommes.

Quand le valet chargé des feux entra chez elle, le lendemain matin, Marianne, assise près de la fenêtre, lisait un livre. Elle ne leva pas les yeux de sur son livre.

L'homme nettoya la cheminée, rangea de nouvelles bûches, ranima les braises cachées sous les cendres à l'aide d'un grand soufflet puis, quand ce fut fini, il y eut un silence. Marianne l'entendit respirer avec effort et comprit que son attitude indifférente le gênait. Elle en jouit avec un peu de cruauté. Pour rien au monde, elle ne lui eût adressé la parole la première. Ou il parlerait, ou il sortirait. Finalement, elle l'entendit toussoter puis :

— Je crois que ce bois brûlera bien, dit-il.

Alors, tout de même, elle leva les yeux, vit un homme entre deux âges, d'un physique ordinaire, sans rien dans la physionomie qui pût accrocher le regard. En vérité, sans sa livrée chamarrée, cet homme devait passer absolument inaperçu, se confondre avec n'importe quel décor : l'espion idéal. D'un geste du menton, elle lui désigna le rapport posé sur le coin du bureau.

— Le pli... là, sur la table ! dit-elle seulement.

L'homme prit le papier, l'enfouit dans sa vaste poche puis glissa vers la jeune fille un regard en dessous.

— Je m'appelle Floquet ! dit-il. Célestin Floquet. Et vous ?

— Je suis Mlle Mallerousse, fit Marianne sèchement en reprenant son livre. Vous devriez le savoir.

— Bien sûr que je le sais ! Mais c'est pas ça que je vous demande : c'est votre petit nom ! Entre collègues.

Marianne s'était promis de garder tout son calme, mais l'impudence de cet homme éveilla instantanément sa colère. S'il lui fallait subir la familiarité de ce bas espion.

— Je n'ai pas de prénom ! Et je ne suis pas votre collègue !

Ses mains se serrèrent sur la reliure de cuir du livre tandis qu'elle s'efforçait de garder les yeux fixés sur le texte, pour ne pas voir le visage plat de Floquet. Mais il lui fallut bien entendre son rire moqueur :

— Ben vrai ! fit-il grossièrement, quelle crâneuse ! Vous vous prenez pour quoi, ma jolie ? Faut pas oublier une chose, c'est que j'suis vot'chef ! Qui c'est qui vous les apportera les picaillons du Papa Fouché, le jour de la Sainte-Touche, hein ?

C'en était trop ! Oubliant toute prudence, en même temps que toutes ses belles résolutions, Marianne se leva et désigna la porte au valet :

— Faites ce qu'on vous demande et rien de plus ! s'écria-t-elle. Nous n'avons et n'aurons jamais rien à nous dire. Maintenant, sortez !

Floquet haussa les épaules, mais alla reprendre son panier à bois et sa poubelle à cendres.

— Ça va ! lança-t-il avec effronterie. On se le tiendra pour dit ! Seulement faudra pas vous plaindre si un jour vous l'regrettez. C'est un bon gars, Floquet ; mais il n'aime pas qu'on lui marche sur les arpions !

Quand il fut enfin sorti, Marianne courut à sa table de chevet, se versa un verre d'eau et le but d'un trait. Ses mains tremblaient si fort que le verre tintait contre la carafe, tandis qu'elle versait. Jamais comme à cette minute elle n'avait eu une conscience aussi aiguë de sa déchéance. Ce mince incident lui ouvrait les yeux. Un laquais, un mouchard, se croyait autorisé à la traiter en égale ! Pour un peu, il l'eût tutoyée ! Non... ce n'était pas possible ! Elle ne pouvait pas endurer ça... pas ça !

Tant pis si Fouché se fâchait, mais demain, dans son rapport, elle le mettrait en demeure d'obliger ce Floquet à garder ses distances, sinon elle n'écrirait plus une ligne.

Dans la rue, le roulement d'une voiture se fit entendre, assourdi par les murs. A nouveau, l'envie de fuir s'empara de Marianne, exaspérée par cette nouvelle rencontre avec un spécimen de la gent masculine. Après tout, qu'est-ce qui l'empêchait d'enfiler un manteau, de prendre son mince bagage et de courir à l'hôtel des Messageries ? Elle pourrait retourner à Brest... Nicolas était reparti pour l'Angleterre, mais Mme Le Guilvinec ne demanderait sûrement pas mieux que de s'occuper d'elle ? Ou alors, elle pourrait aller en Auvergne, chercher cette cousine turbulente qui peut-être l'accueillerait ?

Mais non, ce n'était pas possible ! Si Mlle d'Asselnat était sous surveillance policière, l'arrivée de cette cousine suspecte et fugitive ne pourrait que lui causer un tort immense. Quant à Mme Le Guilvinec, Marianne s'en souvenait maintenant, elle avait dû quitter Recouvrance pour Hennebont où sa fille, malade, l'avait réclamée pour s'occuper des enfants.

Une autre idée lui vint : pourquoi ne pas se rendre à Rome et s'enquérir de son parrain ? L'abbé Gauthier de Chazay n'imaginait même pas la série de catastrophes qui s'étaient abattues sur sa filleule. Il la croyait paisible, sinon heureuse, dans son domaine au cœur de la campagne anglaise. Bien sûr, son évident désarroi le pousserait à l'aider, mais que penserait-il, au fond de son cœur, juste et bon mais intransigeant, de cette Marianne deux fois meurtrière, incendiaire, poursuivie par les polices de deux Etats ? A la seule pensée qu'il pourrait se détourner d'elle avec mépris, Marianne eut un frisson d'horreur. Il n'y avait rien à faire, il fallait rester... encore un peu tout au moins ! Il y avait la musique, le digne M. Gossec qui viendrait tout à l'heure lui donner sa première leçon et en qui elle avait mis tant d'espoir. Pourvu, mon Dieu, qu'il n'essaie pas de la tromper lui aussi !

Brusquement, les nerfs de Marianne lâchèrent. Elle se jeta sur son lit et se mit à pleurer. Elle pleura longtemps, amèrement, enfouie au fond d'une grande vague de chagrin qui, un moment, la submergea. Dire qu'autrefois, en lisant ces fameux romans qu'elle aimait tant dévorer en cachette, elle avait rêvé d'être une de ces héroïnes fantastiques qui traversent, sans un pli à leur robe ou à leur âme limpide, les pires dangers, les plus noirs événements ! Sa vie, à elle, n'était même pas un mauvais roman ! C'était une farce, grotesque et dégradante, une lente glissade dans la boue vers un abîme qu'elle n'entrevoyait pas encore, mais dont elle pressentait l'appel et qui l'épouvantait.

Peu à peu, cependant, ses sanglots s'apaisèrent. Un peu de calme lui revint. Du fond de ses souvenirs d'enfance, elle crut entendre surgir la grosse voix du vieux Dobs, qui l'avait mise en selle et lui avait appris les armes. Un jour où, tombée dans la rivière, elle hurlait de toutes ses forces, il lui avait crié :

— Nagez, miss Marianne ! Nagez au lieu de perdre bêtement vos forces à crier ! Quand on est dans l'eau, faut nager.

Bien sûr, Dobs s'était jeté à l'eau lui aussi pour l'aider à s'en sortir, mais son instinct était déjà venu à son secours. Elle avait barboté, comme un jeune chien. Ensuite, elle avait appris à nager. Eh bien ! aujourd'hui c'était un peu la même chose ! L'eau était sale, mais il fallait y barboter en attendant d'apprendre les vrais mouvements sauveurs qui la conduiraient enfin vers des flots plus limpides et plus sains.

Néanmoins, le soir même, elle glissait dans son rapport son ultimatum à Fouché. Deux jours plus tard, en venant allumer le feu, Floquet, sans un mot et même sans un regard, déposa sur le bureau un pli sévèrement cacheté.

A l'intérieur, Marianne trouva un billet sans signature : « Soyez sans crainte. On ne vous importunera plus. » Il y avait aussi un papier qui la fit rougir jusqu'aux yeux : c'était un billet à ordre de la Banque de France d'une valeur de cinquante napoléons.

Partagée entre le soulagement de se savoir à l'abri des avances de Floquet et la honte de cet argent, qu'elle estimait impur et mal acquis, Marianne faillit bien jeter au feu le malencontreux billet. Mais elle se ravisa, fourra le billet dans sa poche et s'habilla pour accompagner la princesse à l'église Saint-Thomas-d'Aquin.

Refusant de s'apercevoir que, chaque fois, son arrivée provoquait une sorte de petit scandale, l'épouse de l'ancien évêque d'Autun assistait obstinément et très régulièrement à la messe en grand apparat et tentait de se faire pardonner en se montrant d'une grande générosité pour les œuvres.

Ce jour-là, c'était le jour de Noël. Mme de Talleyrand-Périgord fut fastueuse. Quant à Marianne, avant de quitter l'église, elle alla glisser discrètement le billet à ordre dans le tronc pour les pauvres. Après quoi, l'âme allégée et un petit sourire aux lèvres en pensant que l'argent frelaté de Fouché servirait finalement à faire le bien, elle s'en alla rejoindre sa maîtresse qui, sous les arbres dénudés de la place, s'attardait, avec une visible satisfaction, à recevoir les remerciements un peu confus, un peu gênés, mais à tout prendre sincères, du Supérieur du Noviciat général des dominicains dont Saint-Thomas-d'Aquin était l'église.

10 LE VISITEUR DU SOIR

C’était un matin clair et froid des premiers jours de janvier. Un petit soleil courageux arrachait quelques éclairs aux stalactites des toits, quelques reflets au verglas des ruisseaux. L’air vif rougissait les nez des passants qui trottaient allègrement, montant et descendant sans arrêt les trottoirs, coupés à chaque porte cochère.

La rue de la Loi[8] présentait une grande animation. Peu de voitures, toutefois ; sauf trois équipages stationnant devant la porte du couturier Leroy, et une voiture de louage devant l’hôtel du Nord, son voisin, mais les petits marchands s’en donnaient à cœur joie. Un homme passait, le nez en l’air, offrant des fagots qu’il poussait dans une brouette. Près de lui, une vieille femme, coiffée d’un épais fichu de laine bleue, transportait un grand seau en criant : « Les gros pruneaux ! les gros pruneaux ! » Sur l’autre trottoir, une jolie fille en robe rayée de jaune et de rouge offrait « Marrons rôtis ! », tandis qu’un petit rémouleur, arrêté tout près d’elle, s’activait à repasser une provision de couteaux qu’un domestique à la mine distante attendait.

En sortant de chez Leroy, Marianne s’arrêta un instant pour respirer l’air vif. On étouffait dans les salons du célèbre couturier où l’agitation ne cessait guère. Et puis, elle avait appris à aimer l’atmosphère vivante et colorée des rues de Paris, les passants, élégants ou miséreux, les cent petits métiers qui s’y exerçaient. Elle sourit au petit ramoneur qui passait en sifflant, avec sa marmotte, et qui siffla plus fort, et sur un ton nettement admiratif, en détaillant la jeune fille avec effronterie.

Tandis que Fanny, la femme de chambre qui accompagnait Marianne, remettait au cocher de leur voiture le grand carton rose qu’elle portait, Marianne tira de son réticule la liste de courses que Mme de Talleyrand lui avait confiées. Elle était passée successivement chez Mme Bonjour pour une garniture de fleurs en tulle, chez Jacques le bottier et chez Nitot le joaillier pour faire ressertir deux pierres d’une parure de camées et de turquoises énormes que la princesse aimait particulièrement, puis chez Leroy pour voir où en était la toilette de bal que la princesse devait porter le 18 chez le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel. Elle nota avec satisfaction qu’il ne lui restait plus qu’à passer « A la Reine d’Espagne » pour presser l’achèvement de la palatine d’hermine que sa maîtresse attendait avec une impatience croissante et enfin à la poste aux lettres.

Marianne sourit en se rappelant l’air de mystère avec lequel Mme de Talleyrand lui avait remis cette lettre au joli cachet anonyme, mais agréablement parfumée, qui allait, par les difficiles routes de France, partir vers les monts du Jura consoler un peu dans son exil le beau duc de San Carlos coupable d’une aventure un peu trop retentissante avec son hôtesse du château de Valençay, où il avait séjourné. Se retrouver messagère d’amour amusait Marianne et la touchait un peu. Après tout, c’était une preuve de la confiance que l’excellente femme mettait en elle.

Repliant sa liste, Marianne allait remonter en voiture où l’attendait déjà Fanny et dont le cocher lui tenait la portière ouverte, quand elle sentit qu’on lui touchait légèrement le bras, tandis qu’une voix joyeuse lançait :

— Bonjour, mam’zelle ! Est-ce que vous me remettez ?

— Bien sûr ! Vous êtes Gracchus-Hannibal Pioche ? C’est bien ça ?

— C’est bien ça ! fit le garçon d’un air enchanté. Heureux de vous revoir, mam’zelle !

En retrouvant la bonne figure ronde, la tignasse rousse bâchée d’une casquette bleue et le grand parapluie rouge du jeune commissionnaire Marianne ne put s’empêcher de rire. C’était lui qui, le premier, l’avait accueillie à Paris et elle était contente de le revoir. Voyant qu’elle riait, Gracchus-Hannibal en fit autant et tous deux se contemplèrent un instant d’un air ravi au grand scandale du cocher.

— Et que faites-vous par ici ? demanda Marianne.

— Ben ! Je travaille, comme vous voyez. J’ai hésité un moment avant d’vous aborder. Vous avez une si belle voiture et vous êtes si bien habillée !

Son regard s’attardait sur la douillette de velours vert foncé, garnie et doublée de petit-gris, et sur la toque à la polonaise, ornée d’un long gland d’or, que portait la jeune fille.

— Seulement, conclut-il en baissant le ton, fallait que j’vous parle.

Quelque chose dans les yeux de Gracchus-Hannibal avertit Marianne que c’était sérieux et, s’éloignant de la voiture, elle l’attira dans l’ombre de la porte cochère du couturier.

— De quoi s’agit-il ?

Le garçon inspecta les environs, s’attardant particulièrement au bout de la rue de la Loi, à l’endroit où elle rejoint le boulevard.

— Vous voyez le sapin qui est arrêté au coin, d’vant l’magasin de la Petite-Jeannette ?

— Le sapin ?

— La voiture, quoi ! Vous la voyez ?

— Bien sûr. Et alors ?

— Y a dedans un particulier qui vous suit depuis ce matin ! Mais j’peux pas vous dire quelle tête il a au juste, vu qu’il a un col remonté jusqu’aux oreilles et un chapeau enfoncé jusqu’aux mêmes oreilles.

— Quelqu’un qui me suit ? Vous êtes sûr ? demanda Marianne avec une désagréable impression de malaise. Comment le savez-vous ?

— Tiens, parce que moi aussi j’vous suis depuis ce matin. J’vous ai reconnue quand vous êtes entrée chez Mme Bonjour, la marchande de tulles et de dentelles. Je vous ai attendue... seulement j’n’ai pas osé vous parler. Alors, j’vous ai suivie. J’voulais savoir où vous habitiez, ajouta-t-il rougissant si fort que Marianne, malgré son inquiétude, ne put s’empêcher de sourire. J’ai emboîté l’pas à vos chevaux. Ah ! vous pouvez dire que vous m’avez fait courir ! Heureusement qu’à Paris y a les embarras de la rue, sans ça... On a été ensemble chez Jacques, puis chez Nitot et enfin ici. C’est comme ça que j’ai repéré le sapin noir qui vous collait aux... à l’arrière !

— Mais vous... il ne vous a pas... repéré ?

Gracchus-Hannibal haussa les épaules :

— Est-ce qu’on fait attention à un commissionnaire ? On est quelques-uns à Paris, vous savez ? On a tous un p’tit air de famille. Quant au type du sapin, si vous n’me croyez pas, c’est pas difficile d’vous en assurer.

— Comment ?

— Vous avez encore des courses à faire ou bien vous rentrez ?

— Je vais « A la Reine d’Espagne » et ensuite à la poste. Je rentrerai après.

— Alors vous n’aurez pas de peine à vous rendre compte de visu. Avec des yeux comme les vôtres, on doit voir clair ! conclut Gracchus-Hannibal en rougissant encore plus fort que la première fois. D’ailleurs, moi aussi, j’vais continuer à vous escorter. Seulement, est-ce que ça vous ennuierait de me dire où c’est que vous habitez ? Parce que, si c’est à Auteuil ou à Vaugirard...

Sa mimique éloquente apprit à Marianne que, dans ce cas, ses jambes demanderaient grâce.

— J’habite rue de Varenne, chez le prince de Talleyrand.

— Chez le prince de... Oh ! alors, ça m’étonne plus que vous soyez suivie ! Y s’trafique toujours tellement d’choses chez l’Diable Boiteux ! C’est peut-être un argousin d’Fouché ! Dites, fit-il d’un air inquiet, vous n’êtes pas d’la famille au moins ?

— Parce que vous l’appelez comme ça ? Non, rassurez-vous. Je suis seulement la lectrice de la princesse.

— J’aime mieux ça, d’un côté, parce que, d’un autre, j’vois pas alors pourquoi qu’vous intéresseriez l’ministre de la Police ?

Marianne non plus ne voyait pas puisque, chaque matin, elle remettait au valet Floquet son rapport de la veille, de mauvaise grâce, mais régulièrement. Il fallait d’autant plus s’assurer de la véracité des observations du commissionnaire.

— Je vais suivre votre conseil, lui dit-elle, et voir si vraiment cette voiture me surveille. En tout cas, merci de m’avoir avertie. Est-ce que vous viendrez un jour me voir ?

— Chez le prince ? Vous n’y pensez pas ! Dans une maison pareille, tout ce que j’peux espérer voir de mieux c’est le majordome. Mais, marchez ! J’saurai bien vous retrouver s’il le faut. Dites-moi seulement votre nom au cas où j’aurais quelque chose à vous dire. Je sais écrire, vous savez ? ajouta-t-il avec orgueil.

— C’est parfait, Je suis Mlle Mallerousse !

Une naïve déception se peignit sur la figure du garçon.

— C’est tout ? Pour un nom qui vous va pas, c’est un nom qui vous va pas ! Vous avez une tête à vous appeler Condé ou Montmorency ! Enfin ! ces affaires-là, on choisit pas ! A bientôt, mam’zelle !

Et Gracchus-Hannibal remit sa casquette bleue sur sa tête rouge et, fourrant son parapluie sous son bras, s’en fut en sifflant, les mains dans les poches, laissant Marianne un peu étourdie de ce qu’elle venait d’entendre. En revenant lentement vers sa voiture, elle regarda celle qui stationnait devant la Petite-Jeannette. L’occupant n’avait pas dû la voir causer avec le commissionnaire dans le renfoncement de la porte. Il devait supposer qu’elle était rentrée chez Leroy y ayant oublié quelque chose et que le jeune garçon y avait été appelé. Comme si de rien n’était, elle remonta en voiture, laissa Fanny envelopper ses jambes d’une couverture de fourrure et jeta au cocher Lambert :

— Nous allons « A la Reine d’Espagne » maintenant.

— Bien, mademoiselle.

L’élégant coupé attelé de très beaux trotteurs irlandais s’ébranla en direction du boulevard, dépassa la voiture arrêtée au fond de laquelle Marianne aperçut une vague forme noire, tourna à l’angle du café Dangest et s’engagea sous les arbres du boulevard des Italiens. Marianne laissa rouler un instant, puis se retourna, juste à temps pour voir la voiture noire déboucher à son tour sur le boulevard.

Quand elle se fut arrêtée auprès du célèbre magasin de fourrures, elle se retourna de nouveau et vit la voiture se ranger derrière une grosse charrette de livraison. Elle retrouva encore son suiveur à la poste aux lettres et quand, enfin, son attelage s’engagea dans la rue de Varenne, la voiture noire était toujours en vue.

« Je n’aime pas ça, songea Marianne tandis que Joris, le portier de l’hôtel, ouvrait le portail devant les chevaux. Qui sont ces gens et pourquoi me suivent-ils ? »

Elle n’avait aucun moyen de le savoir, si ce n’est, malgré tout, celui de consigner le fait dans son rapport quotidien. Si Fouché était responsable de cette filature, il ne relèverait pas le fait, mais si l’homme à la voiture noire n’était pas de ses gens, il donnerait certainement à 1’« Etoile » quelques directives.

Un peu rassérénée par cette décision, Marianne descendit de voiture et, laissant Fanny se charger des paquets, elle pénétra dans le grand vestibule et se dirigea vers l’escalier de marbre pour aller rendre compte de ses courses du matin.

Elle était pressée, car M. Gossec devait venir lui donner sa leçon quotidienne dans quelques minutes. Ces leçons étaient devenues le meilleur de sa vie. Elle réchauffait son propre enthousiasme à celui du vieux maître et travaillait dur pour gagner bientôt sa liberté.

Elle posait le pied sur la première marche quand Courtiade, le valet de chambre du prince, la rejoignit.

— Son Altesse Sérénissime attend Mademoiselle dans son cabinet, lui dit-il de ce ton mesuré qu’il ne quittait jamais et qui était l’essence même du serviteur modèle qu’était Courtiade.

Depuis près de trente ans qu’il servait le prince, il avait fini par s’identifier quelque peu à son maître, adoptant même certaines de ses manies les plus innocentes. Courtiade ne s’occupait d’ailleurs, dans la maison, que du seul prince et, auprès des autres domestiques, qui le redoutaient et le respectaient tout à la fois, il était revêtu des pouvoirs d’une sorte d’éminence grise. Aussi, la fausse Mlle Mallerousse le regarda-t-elle avec quelque étonnement.

— Son Altesse ? Vous voulez dire... le prince ?

— Son Altesse Sérénissime, répéta Courtiade en s’inclinant avec un léger pincement des lèvres qui marquait sa désapprobation d’un tel manque de respect. Elle m’a chargé d’annoncer à Mademoiselle qu’elle l’attendait dès son retour. Si Mademoiselle veut bien me suivre.

Réprimant un mouvement de contrariété en songeant à sa leçon de chant, Marianne suivit le valet jusqu’à la porte d’un cabinet qu’elle connaissait mieux que Talleyrand ne le supposait. Courtiade gratta discrètement, entra et annonça :

— Mlle Mallerousse, Monseigneur.

— Faites-la entrer, Courtiade ! Puis vous enverrez prévenir Mme de Périgord que j’aurai l’honneur d’aller la saluer vers 5 heures, hé ?

A l’entrée de la jeune fille, Talleyrand, qui était assis à sa table de travail, se leva pour un rapide salut puis se rassit en faisant signe à sa visiteuse de prendre un siège. A son habitude, il était vêtu de noir mais la plaque de l’ordre de Saint-Georges qui étincelait sur son habit rappela à Marianne qu’il devait déjeuner ce jour-là avec le vieux prince Kourakine, l’ambassadeur russe. Sur un coin du bureau, dans un vase ancien d’albâtre translucide, s’épanouissaient d’admirables roses d’un rouge sombre, presque noir, mais dont les pétales veloutés étaient sans parfum. Seule flottait dans la pièce la légère odeur de verveine qu’affectionnait Talleyrand. L’atmosphère, égayée par un rayon de soleil qui ôtait un peu de leur sévérité aux tentures de damas sombre, était intime et douce.

Assise au bord d’une chaise, Marianne osait à peine respirer dans le silence que troublait seulement le grincement léger de la plume du prince sur le papier. Quand il eut fini la lettre qu’il écrivait, Talleyrand jeta sa plume et releva ses yeux pâles sur la jeune fille. Leur expression était froide, énigmatique, et Marianne se sentit inquiète sans trop savoir pourquoi.

— Mme la comtesse de Périgord semble vous tenir en grande estime, mademoiselle Malle-rousse. Ce n’est pas un mince exploit, savez-vous ? De quelle magie avez-vous donc usé pour gagner cette bataille, car c’en est une. Mme de Périgord est trop jeune pour n’être pas tout d’une pièce. Est-ce votre voix ?

— C’est possible. Monseigneur, mais je ne le crois pas. Plus simplement, je parle allemand. Mme la Comtesse est sensible, non au son de ma voix mais à celui de sa langue natale.

— Je le crois volontiers. Vous parlez plusieurs langues, il me semble ?

— Quatre, Monseigneur, sans compter le français.

— Peste ! On en apprend des choses... en Bretagne ! Je ne l’aurais jamais cru. Au demeurant, cela me décide à vous demander si vous accepteriez, puisque vous êtes si savante, de me servir de secrétaire, de temps à autre. J’ai besoin que l’on puisse traduire certaines de mes lettres, vous me seriez fort utile et la princesse vous prêterait volontiers à moi.

La proposition était inattendue. Marianne sentit une vague de sang lui monter aux joues. Ce que lui offrait Talleyrand était impossible. Si elle devenait sa secrétaire, Fouché l’apprendrait aussitôt et, trop heureux de l’aubaine, exigerait aussitôt des rapports infiniment plus complets... et plus intéressants. Or Marianne, justement, ne voulait à aucun prix sortir des potins mondains et des menus faits de la maison dans lesquels elle s’était-prudemment cantonnée jusque-là. Fouché s’en était contenté, il fallait que cela continuât. Mais si elle était admise à connaître la correspondance du prince, il ne s’en contenterait plus. C’est alors que Marianne serait obligée de devenir ce qu’elle ne voulait pas être, ce qu’elle ne croyait pas être : une espionne véritable. Elle se leva.

— Monseigneur, dit-elle, je suis sensible à l’honneur que m’offre Votre Altesse Sérénissime, mais il ne m’est pas possible d’accepter.

— La raison, s’il vous plaît ? fit sèchement Talleyrand.

— C’est que je m’en sens incapable. Votre Altesse est homme d’Etat, diplomate. J’arrive de ma province et ne suis aucunement apte à tenir un poste de cette importance. Ma façon d’écrire...

— Vous écrivez cependant fort bien, il me semble ? Du moins si j’en juge d’après ceci, hé ?

Il avait pris quelques feuillets dans un tiroir et Marianne, épouvantée, vit soudain trembler au bout de ses doigts le rapport remis le matin même à Floquet. La jeune fille se vit perdue. Un instant, les murs verts, les meubles d’acajou se confondirent à ses yeux comme si la maison s’écroulait et Marianne eut l’impression que le lustre de bronze venait de lui tomber sur la tête. Mais elle était trop lucide pour s’écrouler. Son caractère naturellement combatif la poussait toujours à affronter l’adversaire. Au prix d’un effort qui la fit pâlir, elle réussit à ne rien montrer de la peur désespérée qui l’envahissait. Elle adressa au prince une petite révérence, puis tournant les talons, se dirigea calmement vers la porte.

— Dans ce cas, dit-elle tranquillement, je n’ai plus rien à faire ici ! Je suis la servante de Votre Altesse Sérénissime !

Talleyrand était habitué de longue date à toutes les sortes de réactions féminines. Celle-ci le stupéfia.

— Eh bien !... mais où allez-vous ?

— Faire ma valise, répondit froidement Marianne. Puis je m’en irai avant que Votre Altesse Sérénissime se livre sur moi à quelque vengeance.

Talleyrand ne put s’empêcher de rire.

— Quel genre de vengeance, mon Dieu ? Je ne peux même pas demander à mon ami Fouché de vous arrêter, puisque c’est lui qui vous envoie. Et je me vois mal perpétrant votre disparition dans le silence de ce cabinet ou encore prenant l’univers à témoin de l’affreuse noirceur de votre petite âme ! Revenez plutôt vous asseoir ici et écoutez-moi.

A regret, Marianne obéit. Les yeux pâles du prince fixés sur elle la gênaient. Leur insistance ironique lui donnait l’impression qu’ils transperçaient ses vêtements et même sa chair, mettant à nu son corps et son âme. Elle craignait un peu aussi ce qui allait suivre. Mais, quand elle fut assise, Talleyrand lui sourit.

— Ma chère enfant, commença-t-il, je connais notre ministre de la Police et ses méthodes depuis trop longtemps pour ne pas avoir appris à me méfier. Durant des années, nous nous sommes haïs cordialement et notre... mutuelle affection est beaucoup trop récente, en même temps que trop intéressée, pour ne pas être un tant soit peu sujette à caution. Vous pensez bien qu’une demoiselle Mallerousse, au fait, vous vous appelez vraiment Mallerousse ?

— Non, lança Marianne avec humeur, mais cela ne servira à rien de m’interroger davantage. Je ne salirai pas mon nom réel en vous le révélant à un tel propos. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez !

— C’est bien tentant, hé ? Qu’importe ! Vous me faites un grand plaisir en me démontrant que je ne me suis pas trompé dans mon jugement. Quant à votre nom réel, il m’importe peu. Vous êtes certainement une émigrée rentrée en fraude et contrainte d’accepter la... protection intéressée de ce cher Fouché. Il est habile à ce genre de chantage. Donc, gardez votre secret. Vous le révélerez de vous-même un jour ou l’autre. Maintenant qu’allons-nous faire de vous ?

Talleyrand se levait et commençait une lente promenade à travers la pièce. Marianne baissait les yeux sur son réticule de velours vert, autant pour cacher ses pensées que pour ne pas voir la haute silhouette noire qui passait et repassait dans un rayon de soleil. A intervalles réguliers, cette silhouette disparaissait. Alors, Marianne avait une conscience aiguë du regard qui pesait sur elle. Et il lui fallait faire effort pour maîtriser son énervement. Qu’attendait-il ? Que voulait-il d’elle au juste ? Pourquoi ne parlait-il pas ?

Tout à coup, elle sentit qu’il s’était arrêté derrière elle. Sur son épaule, frôlant presque sa joue, elle sentit le poids de sa main, douce et pourtant impérieuse.

— Je crois, dit-il enfin, que nous allons reprendre notre projet. Vous me serez d’une aide précieuse pour certains travaux. Quant à ceux que vous a demandés M. le duc d’Otrante, eh bien, mais vous continuerez comme si de rien n’était.

Marianne sursauta :

— Comment ? Vous... Je veux dire Votre Altesse veut que je continue !

— Mais bien sûr ! Naturellement, vous me les montrerez avant de les remettre à Floquet. C’est une excellente chose pour moi que l’on soit si bien informé, en haut lieu, de ce qui se passe chez moi. Cela prouve que l’Empereur s’intéresse encore à moi, quoi qu’il en pense peut-être. Continuez, ma chère, continuez. Je crois qu’ainsi vos journées seront bien remplies. Pourtant...

Il prit un temps. La main, sur l’épaule de Marianne, se fit imperceptiblement plus lourde, comme pour une menace. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle s’allégea bien vite, se fit douce, caressante pour remonter le long du cou mince de la jeune fille, vers la chaleur de sa nuque. Troublée, Marianne retint son souffle.

— Pourtant, je vous demanderai peut-être quelques services... d’un autre ordre !

D’un élan, Marianne s’arracha à la main qui la caressait et fit face au prince, pourpre de colère. Elle avait compris ce qu’il désirait obtenir d’elle, quel genre de service il attendait en échange sans doute de ce silence et de cette impunité qu’il lui promettait. Un chantage pire encore que celui de Fouché !

— Pour ce genre de services, ne comptez pas sur moi, s’écria-t-elle avec rage. Je vous ai espionné, soit ; encore que, dans mes rapports, il n’y ait pas de quoi fouetter un chat ! Mais ce n’est pas dans votre lit que j’achèterai ma liberté !

Talleyrand fit la grimace et se mit à rire.

— Est-ce que, comme dit la princesse, vous ne perdez pas un peu le respect ? Fi donc, mademoiselle... Mallerousse ! Voilà une pensée et un langage qui ressemblent beaucoup trop à votre nom d’emprunt ! Je voulais seulement vous demander de chanter, quand je le désirerai et où je le désirerai, pour un ou plusieurs de mes amis !

— Oh ! C’est seulement...

— Cela ? Mais oui. Rien de plus ! Vous êtes très belle, chère Marianne – vous permettez que je vous donne ce nom ravissant et qui vous va si bien ? – mais je n’ai jamais apprécié l’amour avec une femme vaincue par autre chose que son propre désir. L’amour est musique, accord ineffable, et le corps n’est qu’un instrument, le plus merveilleux de tous très certainement ! Que l’un des deux ne soit pas à l’unisson et la romance grince. J’ai horreur des fausses notes... tout comme vous !

— Que... Votre Altesse me pardonne, murmura Marianne affreusement gênée. Je me suis conduite comme une sotte et je la prie de m’en excuser. Naturellement, je serai trop heureuse de lui être agréable !

— A la bonne heure ! Et puisque nous sommes d’accord, tendez-moi votre main. Je la serrerai à la mode de nos amis américains, comme cela se fait entre gens qui se comprennent et s’entendent en scellant un pacte. J’aime assez les coutumes américaines, bien qu’elles soient souvent un peu trop directes pour mon goût, mais elles ont du bon.

Son sourire était désarmant. Marianne le lui rendit franchement, tout en plaçant avec timidité ses doigts un peu tremblants dans la main du prince qui les serra rapidement.

— Je vous ferai demander demain, dans la matinée, si la princesse n’a pas besoin de vous.

— Aux ordres de Votre Altesse Sérénissime.

Une brève révérence et Marianne se retrouva dans la galerie, un peu éberluée, un peu troublée, mais extraordinairement soulagée. Elle avait trop rongé son frein, elle avait trop de rancune envers Fouché pour ne pas se réjouir intérieurement de ce renversement de la situation. D’autant plus qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un peu plus de sympathie pour l’aristocratique Talleyrand que pour le cauteleux Fouché. Son cauchemar était fini. Elle n’était plus une espionne. Elle ne trahissait plus le toit qui l’abritait. Elle pouvait jouir paisiblement de la vie confortable et luxueuse qu’elle avait trouvée ici, se consacrer tout entière à la musique en attendant que Gossec la fît enfin débuter comme cantatrice.

Il était trop tard pour sa leçon. Un regard au salon de musique lui apprit que Gossec était parti. Mais Marianne était si heureuse qu’elle n’en fut qu’à peine contrariée. Tout en remontant dans sa chambre, elle fredonnait une ariette quand un détour de sa pensée la ramena soudain à la voiture que l’avait suivie toute la matinée. L’envie lui prit de voir si elle était encore là. Redégringolant les escaliers qu’elle venait de monter, elle traversa le vestibule, sortit dans la cour et atteignit la petite porte qui, près du grand portail, solennel entre ses doubles colonnes ioniques, s’ouvrait dans le majestueux hémicycle de pierre formant l’entrée de l’hôtel. La petite porte n’était jamais fermée durant le jour. Marianne l’ouvrit, se glissa dehors, alla jusqu’à l’angle du mur, et la joie légère qui l’avait envahie s’obscurcit quelque peu. La voiture noire était toujours là.

Elle y était encore lorsque, dans l’après-midi, Marianne quitta l’hôtel avec la princesse et la petite Charlotte pour une promenade en voiture le long des nouveaux quais construits au bord de la Seine par l’administration impériale.


Il y avait quelque chose de changé. Marianne s’en aperçut le soir même, quand, en rentrant de promenade, Mme de Talleyrand se fit raccompagner par elle jusqu’à sa chambre et là, se jetant sur une chaise longue avec un soupir de lassitude, lui déclara :

— Nous recevons, ce soir, comme vous le savez, petite, mais je suis trop lasse pour descendre. Je resterai chez moi.

— Mais que dira Son Altesse Sérénissime si Mme la Princesse n’est pas là pour recevoir ?

L’ex-Mme Grand eut un sourire plein de mélancolie.

— Rien du tout ! Son Altesse saura parfaitement se passer de moi. Je peux même affirmer qu’elle en sera... très satisfaite.

Marianne éprouva soudain une grande compassion. C’était la première fois que la princesse manifestait quelque amertume mais, depuis qu’elle était entrée dans la maison, la jeune fille avait pu constater chaque jour le rôle futile et tout décoratif qu’elle remplissait dans la demeure de son époux. Avec sa femme, Talleyrand était courtois, sans plus. Il ne lui adressait guère la parole que pour s’informer de sa santé ou pour certaines choses usuelles de la vie quotidienne. En dehors de cela, il réservait le meilleur de son esprit aux nombreuses femmes qui l’entouraient constamment de leur escadron froufroutant et parfumé. Mme de Talleyrand paraissait s’accommoder assez bien de cet état de choses. Aussi la mélancolie qu’elle montrait ce soir étonnait Marianne. Cette indifférence n’était-elle qu’une aimable façade cachant une blessure réelle ? Elle s’étonna plus encore quand la princesse ajouta qu’elle n’aurait pas besoin d’elle ce soir et qu’elle devrait se préparer à paraître au salon après le dîner.

— Sans Mme la Princesse ?

— Sans moi, oui. Le prince souhaite que vous chantiez. Ce soir, le grand pianiste tchèque Dussek se fera entendre avec le harpiste Niedermann et le violoniste Libon. Vous compléterez le concert.

La perspective de s’intégrer à un aussi brillant trio n’enchantait qu’à moitié Marianne. Elle n’était pas encore assez sûre de sa voix ni de son talent, malgré les leçons quotidiennes de Gossec et les encouragements chaleureux qu’il ne lui ménageait pas. D’autre part, le fait de chanter dans une si brillante soirée pouvait être important pour elle. Seulement, il lui fallait prévenir Gossec pour décider avec lui ce qu’elle chanterait. De toute façon, elle comprenait bien que l’ordre était venu de plus haut et qu’il ne pouvait être question de se dérober. Cela faisait partie des nouvelles conventions passées entre elle et Talleyrand. Il n’y avait qu’à obéir, même si, en son for intérieur, elle trouvait que le prince n’avait vraiment pas perdu beaucoup de temps avant de la mettre à contribution.

Il était à peu près 11 heures du soir quand Marianne sortit de sa chambre pour gagner le grand salon. C’était l’heure où arrivaient les invités qui n’avaient pas assisté au dîner et où commençait la réception. Depuis quelques minutes, le roulement des voitures et le cliquetis des gourmettes emplissaient la cour et la rue avec les appels des cochers et des valets. Cela étouffait un peu la chanson des violons qui se faisaient entendre en bas.

En passant devant une haute glace, Marianne se sourit et s’arrêta. Malgré le peu d’enthousiasme que lui inspirait cette soirée, elle se sentait à son avantage. Sa robe de tulle vert amande lui allait à merveille, encore que le très profond décolleté, au creux duquel s’épanouissait une touffe de lilas, fût un peu gênant. Aux limites de la décence, il cachait bien peu de sa gorge dont il faisait valoir le galbe et la peau dorée. Entre ses mains, gantées de longues mitaines lilas, Marianne tenait la musique de la romance qu’elle chanterait tout à l’heure et, dans l’énorme chignon de boucles noires et luisantes qui la casquait, quelques brins de lilas se mêlaient à des rubans de tulle vert. Ainsi vêtue, Marianne se jugea belle. C’était une découverte qu’elle devait à Paris, à Leroy et à cette maison raffinée qui lui avaient révélé sa propre beauté. Jusque-là, elle n’en avait eu aucune conscience réelle, bien qu’elle eût déjà découvert qu’elle pouvait éveiller le désir des hommes. Mais, maintenant, elle en était sûre. Peut-être parce qu’un homme comme Talleyrand le lui avait dit ! En quelque sorte, il lui avait appris à se regarder. Et elle n’était pas encore lasse de ce plaisir tout neuf.

Elle s’attarda un peu devant la glace, heureuse de l’image rayonnante qu’elle lui renvoyait et que la lumière tendre des bougies exaltait encore. Ses yeux verts étincelaient, ses lèvres humides brillaient et, tout à coup, Marianne soupira. Comme elle aurait été heureuse, l’an passé, d’être aussi belle ! Peut-être qu’alors Francis l’eût aimée pour elle-même, non pour sa fortune. Peut-être qu’ils eussent pu connaître un véritable bonheur ! Mais Francis était mort et cette brillante image n’était plus que le fantôme de Marianne d’Asselnat glissé dans le corps d’une étrangère, d’une déracinée dont la chair en plein épanouissement avait déjà des souvenirs de femme, mais dont le cœur n’enfermait plus que le vide. Pourtant, il eût été doux d’aimer et d’être aimée, d’offrir à un regard d’homme épris cette beauté inutile !

Dans la glace, Marianne se vit entrouvrir les lèvres, esquisser le geste d’un baiser et ferma les yeux, envahie d’une inexplicable langueur ! Ce fut pour les rouvrir tout aussitôt sur un cri. Des bras l’avaient saisie, une bouche s’était collée à sa nuque, avide et chaude. Dans la glace, elle se vit prisonnière de deux mains anonymes et tremblantes, d’une tête dont elle ne distingua d’abord qu’une chevelure sombre et frisée enfouie dans son dos. Elle se débattit de son mieux, les dents serrées pour ne pas appeler, finit par dénouer l’étreinte et repoussa l’agresseur d’une bourrade assez vigoureuse pour faire honneur à une marchande des Halles. L’audacieux recula jusqu’à la balustrade en fer forgé de l’escalier et faillit bien passer par-dessus. Alors seulement Marianne reconnut M. Fercoc, le précepteur de Charlotte.

— Comment ? C’est vous ? Mais, qu’est-ce qui vous a pris ? Etes-vous devenu fou ?

— Je crois... oh ! après tout, c’est possible ! J’ai perdu la tête et aussi mes lunettes ! Mon Dieu ! Vous ne les apercevez pas ? Je ne vois plus de vous qu’un brouillard vert. Oh ! que je suis donc maladroit !

— Vous pouvez le dire ! approuva Marianne qui, sa colère tombée d’un seul coup, n’éprouvait plus qu’une violente envie de rire.

Avec ses yeux clignotants et ses mains qui battaient l’air en aveugle, il était plus comique qu’inquiétant. Et il paraissait tout à fait affolé et bien inoffensif !

Près du pied doré d’une console, elle aperçut les lunettes qui brillaient. Elle les ramassa, s’assura qu’elles n’avaient pas souffert dans leur chute et en chaussa le nez du précepteur en demandant malicieusement :

— Et comme cela ? Vous voyez mieux ?

— Oh ! oui. Oh ! merci ! Que vous êtes bonne, que vous êtes...

— Que je suis bête, voulez-vous dire ? Je vous ai rendu le bien pour le mal, mon cher monsieur ! Voulez-vous me dire ce que signifiait cette agression ?

Avec ses lunettes, Fercoc retrouvait à la fois son assurance et sa confusion. Il baissa le nez, arrondit le dos.

— Je vous demande pardon, mademoiselle Marianne. Je vous l’ai dit, j’ai perdu la tête. Vous vous regardiez dans cette glace et vous étiez si belle, si lumineuse, tellement semblable à ce que vous êtes dans mes rêves...

— Vous rêvez de moi ? fit-elle avec une instinctive coquetterie.

— Souvent, mais pas assez à mon gré ! Je voudrais rêver de vous toutes les nuits, parce que, la nuit, vous vous intéressez à moi, vous Venez à moi... et moi j’ose tant de choses... en rêve ! J’ai cru que je rêvais encore.

Il y avait de la chaleur dans sa voix, tant de ferveur aussi que Marianne, désarmée, lui sourit et le regarda mieux. S’il n’avait eu cette mine perpétuellement contrainte et timide, il eût été plutôt joli garçon. Derrière les petites vitres de ses lunettes, ses yeux étaient beaux et si soumis ! Trop soumis ! Des yeux de chien fidèle, pas des yeux d’amant ! Tous les yeux qui s’étaient penchés sur elle étaient des yeux dominateurs, exigeants. Francis avait un regard de glace, Jean Le Dru, des yeux farouches, et l’autre, l’insolent Américain qui avait cru l’acheter, des yeux d’oiseau de proie. Aucun n’avait ces yeux doux, si lourds de tendresse inexprimée, devant laquelle s’atténuait un peu sa méfiance envers les hommes.

Timidement, il demanda :

— Vous me pardonnez ? Vous n’êtes pas fâchée contre moi ?

— Mais non, je ne suis pas fâchée ! Ce n’est pas votre faute si vous m’aimez.

Ce n’était pas une question mais bien une affirmation. Ce garçon l’aimait, elle en était sûre. Il ne l’aurait pas regardée de cette façon s’il l’avait seulement désirée. C’était une expérience nouvelle, assez rafraîchissante. D’ailleurs, à ses paroles, les yeux du jeune homme se mirent à briller.

— Oh ! vous l’avez compris ? Vous savez que je vous aime.

— Ce n’est pas difficile à deviner ! Et il n’y a pas longtemps que je le sais.

— Et... et vous ? Est-ce qu’un jour...

— Vous voulez savoir si un jour je vous aimerai ? (Le sourire de Marianne se voila de mélancolie :) Comment voulez-vous que je vous dise une chose pareille ? Vous êtes gentil et je crois que nous pouvons être amis. Mais l’amour ! Je ne sais même pas si je suis capable d’aimer encore.

Très bas, il demanda :

— Vous avez déjà aimé ?

— Oui. Je n’ai vécu depuis que pour le regretter ! Alors, soyez tout à fait gentil : ne me parlez jamais d’amour.

— Et lui ? gronda Fercoc avec une soudaine violence. Il ne vous parle jamais d’amour ?

— Lui ? Qui, lui ?

— Le prince ! Je suis myope, mais avec mes lunettes je vois clair. Je l’ai vu vous regarder, avec ses yeux froids, des yeux de serpent.

Marianne s’approcha du précepteur et, doucement, passa sur sa joue une main fraternelle.

— Ce n’est pas très ardent, des yeux de serpent, il me semble ! Ne dites donc pas de sottises, mon ami. Les regards du prince ne signifient rien, pour moi moins encore que pour quiconque.

— J’ai cru pourtant que c’était pour lui plus que pour elle qu’on vous avait envoyée.

La main de Marianne retomba, lourdement, le long du tulle frissonnant de sa robe. Allons, une fois encore, elle s’était laissé prendre ! Mais, maintenant, la naïveté de ce garçon l’irritait. Peut-être parce qu’elle traduisait trop nettement ses propres soupçons concernant les arrière-pensées de Fouché à son sujet. Elle comprenait qu’hormis la comtesse de Périgord, qui savait la vérité approximativement, tous ceux qui la voyaient dans cette maison et qui en connaissaient un tant soit peu le maître ne pouvaient avoir qu’une seule idée : elle passait peut-être ses jours avec la princesse, mais ses nuits devaient appartenir au prince. Et elle en avait assez, plus qu’assez même, d’être toujours prise pour ce qu’elle n’était pas. C’était intolérable, à la fin ! Celui-là ne valait pas mieux que les autres !

Inquiet de son silence, Fercoc voulut reprendre le dialogue. Elle l’arrêta d’un geste sec.

— Non. Ne dites plus rien. Il faut que je descende et je n’ai plus de temps ! Sachez seulement ceci : quoi que vous puissiez croire, je ne suis pas là pour le prince. Bonsoir, monsieur Fercoc !

Il voulut la retenir encore.

— Mademoiselle... Un moment encore... Si je vous ai froissée...

Mais Marianne ne l’écoutait plus. Le moment de douceur était passé. Penché sur la rampe, il la regarda glisser le long de l’escalier, rapide et légère comme une ombre irisée, sans comprendre qu’irritée contre elle-même plus encore que contre lui Marianne fuyait une certaine image que l’on voulait se faire d’elle, en même temps que sa propre faiblesse. Cet amour qui s’offrait aurait pu être agréable et reposant. Pourquoi avait-il fallu qu’il en gâchât la fraîcheur avec un soupçon insultant et hors de propos ? Le maladroit ! Les hommes ne pouvaient-ils se classer qu’en trois catégories : les cyniques, les brutes et les maladroits ? Est-ce que, vraiment, il n’y en aurait jamais un qui soit différent ?

La main gantée de blanc d’un valet de pied ouvrit devant elle une porte, prise dans la boiserie du grand salon, qui évitait de passer par la grande double porte. Une bouffée de lumière, de chaleur, de parfum et de musique sauta au visage de la jeune fille. Sous les innombrables chandelles des énormes lustres de cristal, le grand salon blanc et or, fleuri de grands bouquets de tulipes couleur d’aurore, arrivées le matin même des serres de Valençay, brillait de tout son éclat. Le bruit des conversations joyeuses, rythmées au battement nonchalant des éventails, le frissonnement soyeux des traînes sur les tapis l’emplissaient, dominant les violons invisibles. Robes et diamants étincelaient. Sur un fond d’uniformes blancs, russes ou autrichiens, qui proclamaient l’hospitalité européenne du prince, Marianne vit fulgurer l’uniforme pourpre et or d’un maréchal d’empire et reconnut la tête léonine de Ney, duc d’Elchingen. Elle vit, à demi étendue sur une chaise longue, la duchesse de Courlande, coiffée d’un turban rose d’où fusaient des aigrettes. Elle vit Dorothée de Périgord, assise auprès d’une grande femme, maigre et bavarde, la comtesse Kielmannsegge, lui faire un signe amical pour l’appeler auprès d’elle. Elle vit, enfin, debout en face d’elle, Talleyrand qui la regardait entrer. Son regard, d’abord attiré par le prince, magnifique et sombre dans un frac noir, constellé d’ordres étrangers, d’une sobre élégance, glissa insensiblement à l’autre silhouette noire, plus haute encore, qui se tenait debout tout à côté et semblait faire pendant à celle du prince.

L’homme aussi la regardait entrer. Il avait un maigre visage au profil d’épervier, à la peau basanée, aux yeux d’azur étincelant. Une brusque migraine serra les tempes de Marianne, tandis qu’un goût de cendres lui venait à la bouche. Sa main se crispa sur le rouleau de musique. Elle venait de reconnaître Jason Beaufort.

La première réaction de Marianne fut de virer sur ses talons et de s’enfuir ; mais, à travers la terreur qui s’était emparée d’elle, sa raison parvint à percer et à prendre le dessus. Elle ne pouvait pas fuir. Cela aurait été possible si Beaufort ne l’avait pas vue, ni le prince, mais tous deux la regardaient fixement. Il fallait rester.

Incapable cependant d’aller vers les deux hommes, Marianne obliqua vers le coin de la comtesse de Périgord qui, d’ailleurs, continuait à lui faire signe. Elle avait désespérément besoin d’un temps de rémission pour essayer de penser.

La jeune Dorothée l’accueillit avec la sympathie un peu agressive qu’elle lui montrait, un peu pour le plaisir d’étonner son entourage.

— Venez vous asseoir avec nous, Marianne, nous sommes en train de déchirer à belles dents tout ce qui nous tombe sous la griffe. C’est très amusant !

Marianne s’efforça de sourire, l’esprit ailleurs, et dit machinalement :

— Le ciel me préserve, madame, de vous servir de cible ! A qui donc en avez-vous ?

— A l’Empereur, tout simplement. Le bruit court de plus en plus qu’il épousera une archiduchesse. Il s’occupe déjà de constituer sa maison et m’a fait pressentir pour le poste de dame du Palais. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que votre naissance, madame la Comtesse, vous met de plain-pied avec les postes les plus élevés. Celui-ci ne me surprend pas ! Est-ce qu’il vous fait plaisir ?

Dieu ! que cette conversation lui était pénible à soutenir ! Mais il fallait gagner du temps, à tout prix, réfléchir !

Dorothée de Périgord eut son grand rire brusque, encore enfantin, qui cessait aussi subitement qu’il éclatait.

— Franchement, non ! Certes, je ne vois aucun inconvénient à servir une Habsbourg si elle est assez sotte pour épouser l’Ogre, mais je n’ai aucune envie de vivre dans l’entourage immédiat de Napoléon. C’est déjà bien assez de ces terribles soirées des Tuileries auxquelles on ne peut échapper.

La comtesse Kielmannsegge, qui s’était contentée d’écouter jusque-là, jugea sans doute que sa jeune amie faisait un peu trop de frais pour une simple lectrice et qu’il était temps pour elle de reprendre le dessus.

— Savez-vous ce qu’il a répondu à Mme de Montmorency ces jours derniers ? Il faut avouer que c’est assez drôle.

— Mon Dieu, non ! Racontez !

— Vous savez que l’Empereur a voulu donner à Montmorency le titre de comte. Et sa femme, peu satisfaite de cette élévation qui, selon elle, est vraiment trop mince pour l’illustration de la famille, a objecté :

— Sire, nous sommes les premiers barons de la chrétienté.

« L’Empereur alors s’est mis à rire et lui a répondu : « Je sais, madame, mais je ne vous « trouve pas assez bonne chrétienne pour cela ! »

— Il est assez drôle quand il veut ! repartit Dorothée songeuse. N’empêche que j’entrerai sans plaisir au service de son épouse. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là.

Les mots ne parvenaient à Marianne qu’à travers le brouillard d’angoisse qui lui étreignait le cœur. Elle écoutait à peine, mais Mme Kielmannsegge avait gagné. Mme de Périgord lui était revenue. D’ailleurs, deux autres personnes, la chanoinesse de Chastenay et M. de La Tour du Pin, s’étaient approchées et Marianne, rendue à elle-même, put essayer d’examiner sa situation. Elle osait à peine tourner les yeux vers l’endroit où elle avait vu l’Américain tant elle craignait ce qui allait suivre. Que Talleyrand apprit sa véritable identité n’avait rien de catastrophique, puisqu’il savait déjà qu’elle était une émigrée rentrée en fraude, mais il allait apprendre du même coup qu’elle était une meurtrière et, en évoquant les paroles entendues un soir de brume, sur le Barbican de Plymouth, Marianne se sentait défaillir. Elle les entendait d’ailleurs encore : « ... elle ne pourra pas échapper longtemps, la potence l’attend déjà sur le quai des Exécutions... » et le tremblement qui l’avait alors saisie la reprenait. La vieille peur, dont elle avait si longtemps souffert, et dont elle s’était crue débarrassée, revenait, écœurante. Ce Beaufort la détestait. Elle n’avait pas voulu se soumettre à son caprice après qu’il se fut emparé de sa fortune, elle l’avait chassé avec horreur et il entendait s’en venger en la livrant au bourreau.

Tout à coup, le décor luxueux, la foule élégante, la musique s’effacèrent et Marianne eut froid comme si, par un miracle, elle se fût trouvée dehors, sous la neige qui commençait à tomber. Elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Tout était inutile. Elle avait lutté en vain pour échapper à cette nuit terrible qui avait détruit sa vie et, impitoyablement, inexorablement, la nuit la reprenait. Le rêve, un instant caressé, de passer sa vie entière à chanter, de ne vivre que pour elle-même et de faire de son existence exactement ce qu’il lui plairait, s’écroulait presque en touchant le but. Dire qu’elle avait espéré en cette soirée ! Et c’était un homme, encore un homme, qui allait être l’artisan du désastre ! Qu’allait-elle faire maintenant ? Se jeter aux pieds de Talleyrand, le supplier de la protéger, de la garder en France après lui avoir raconté son histoire, toute son histoire ? En se souvenant de l’effet qu’avait produit ce récit sur le vieux duc d’Avaray, Marianne n’avait guère envie de recommencer l’expérience. Aucun homme, jamais, ne pourrait la croire, parce que sa vérité, à elle, blessait l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes.

Jetant autour d’elle un regard craintif, elle chercha la haute silhouette de Beaufort, ne la vil pas. En revanche, elle entendit, non loin d’elle, la voix lente de Talleyrand. Il s’était joint au groupe qui s’était formé autour de M. de Fontanes. Le grand maître de l’Université s’adonnait une fois de plus à la tâche qu’il préférait entre toutes : glorifier les œuvres en général de son dieu d’élection, M. de Chateaubriand et, en particulier, son dernier livre Les Martyrs tout récemment paru. L’ouvrage rencontrait un grand succès de librairie en même temps que des détracteurs passionnés, et le moins que l’on puisse dire est que Louis de Fontanes avait fort à faire. Attirée par sa voix douce et distinguée, Marianne s’approcha, tentée par l’idée d’interroger discrètement Talleyrand qui se tenait debout auprès de l’orateur et le regardait avec un demi-sourire moqueur. On disait du prince qu’il était sans moralité, cynique, peu soucieux de conventions. Peut-être serait-il moins choqué qu’elle ne le croyait par l’idée qu’elle avait tué un homme.

— Je soutiens qu’il n’est rien de plus beau que Les Martyrs et je ne comprends pas, mon cher prince, disait Fontanes, que vous traitiez avec dédain une des plus belles œuvres de notre temps.

— M. de Chateaubriand m’ennuie, mon cher Fontanes, nasilla Talleyrand. Le solitaire de la Vallée aux Loups se prendrait volontiers pour Dieu lui-même, ou, à la rigueur, pour Moïse. A le lire, il est seul capable d’apprendre au monde ce qu’est un martyr.

— Vous êtes injuste. J’avoue que je suis sensible à la beauté des images et des sentiments. J’aime par-dessus tout la scène admirable où Eurode et Cymodocée vont être dévorés par les bêtes.

— Exactement comme l’ouvrage ! ricana Talleyrand. Maintenant, oubliez un peu votre Dieu, mon ami, et venez avec nous entendre un peu de musique. Selon moi, elle apaise les fauves infiniment mieux que M. de Chateaubriand, hé ?

Aussitôt, les invités refluèrent vers le salon de musique et Marianne dut renoncer à parler au prince. Force lui fut de suivre les autres, puisqu’elle devait chanter, mais avec la désagréable sensation qu’il lui serait impossible de sortir un son. Elle allait à une catastrophe certaine. Et puisque, de toute façon, tout était perdu, il était peut-être inutile d’ajouter une exécution publique à ce qu’elle endurait et de se couvrir de ridicule devant tous ces gens ? Immobile près de la grande porte, elle laissa la foule couler autour d’elle, se tourna vers la porte. Elle voulait monter chez elle prendre un manteau, puis elle ferait appeler une voiture de place et se ferait conduire rue de la Grange-Batelière. Là, elle attendrait le retour de Dorothée de Périgord qui, seule, lui paraissait capable de la protéger. Mais le mouvement amorcé s’arrêta court. Devant elle, la haute silhouette de l’Américain se dressa brusquement, barrant le chemin vers la sortie.

— Où allez-vous donc ? fit-il en lui saisissant le bras. Le salon de musique est par ici ! Et il paraît que vous allez chanter pour nous ?

Le ton était aussi naturel que s’il l’avait quittée la veille, mais ce calme même épouvanta Marianne qui crut y lire la pire des menaces. Elle essaya de dégager son bras tout en cherchant à payer d’audace.

— Je vous prie de me lâcher, monsieur. Je ne vous connais pas.

Il se mit à rire, montrant ses dents éblouissantes, mais ne lâcha pas sa proie pour autant.

Où donc avez-vous appris à mentir, ma chère mademoiselle Mallerousse ? C’est bien ça ? A propos, où avez-vous péché ce nom-là ? Il est affreux, vous savez ?

— Affreux ou non, il me convient et je vous prie encore une fois de me lâcher. Nous n’avons rien à faire ensemble.

— C’est vous qui le dites ! A mon avis, nous avons justement une foule de choses à nous confier. Aussi ne vous lâcherai-je, ma chère Marianne ! Pendant que j’y pense, si vous ne vouliez pas être reconnue, il fallait changer certaines petites choses : vos yeux, vos cheveux, votre visage, votre corps. Je ne vous lâcherai, disais-je, qu’au pied de ce piano-forte qui vous attend, et encore ! Je reste cramponné à vous si vous ne me jurez pas solennellement de m’accorder tout à l’heure quelques minutes d’entretien sans témoin !

— Un rendez-vous ? Ici ? Où voulez-vous ? C’est impossible.

— Vous avez bien une chambre.

— Elle est tout près de celle de la princesse. Je serais perdue de réputation.

— Et, bien sûr, vous y tenez beaucoup, ironisa Beaufort avec un sourire féroce. Alors, trouvez autre chose. Mais faites vite. On va finir par se demander pourquoi je vous tiens aussi fermement qu’un policier qui vient d’arrêter un voleur à la tire.

Les yeux affolés de Marianne tournèrent vers les fenêtres. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise. Cet homme avait quelque chose de diabolique ! Elle se rappela tout à coup le petit pavillon du fond du parc. On l’appelait le Petit Trianon de M. de Matignon et il était désert la plupart du temps. Très vite, elle souffla :

— Après le souper, quand on installera les tables de jeu, venez me rejoindre au fond du parc.

— Par ce temps ? Vous savez qu’il neige ?

— Je croyais que vous étiez marin ? riposta Marianne dédaigneuse, la neige vous fait peur ?

— Je ne la crains pas pour moi, mais bien pour vos jolis pieds, ma chère, répondit-il avec un court salut. Mais si vous êtes prête à braver les éléments déchaînés...

— A moins, articula Marianne rancunière, que vous ne préfériez jouer au whist ? Vous y êtes d’une jolie force, il me semble ?

Elle éprouvait un soulagement à se montrer agressive et insolente avec lui. Ainsi, elle avait moins peur. D’ailleurs, pour être tout à fait franche, sa terreur s’apaisait. Elle pensait, en effet, que tout n’était peut-être pas perdu. S’il désirait un entretien sans témoin, c’est qu’il n’avait rien dit encore. Tout allait dépendre maintenant du prix qu’il entendrait mettre à son silence car, ce prix-là, Marianne avait bien peur de le connaître d’avance.

Mais Jason Beaufort paraissait décidé à ne pas relever sa provocation. Lâchant son bras, il chiquenauda les ruches empesées de sa chemise avec des grâces très XVIIIe siècle et déclara calmement :

— Chaque chose en son temps ! C’est donc entendu : nous nous retrouvons après le souper. Tâchez de ne pas y manquer. Vous ne savez pas quel plaisir pervers j’éprouve parfois à déclencher un affreux scandale.

Marianne rougit de colère. Il la narguait et elle détesta la petite flamme joyeuse qui brillait dans ses yeux bleus.

— N’ayez crainte, dit-elle sèchement. J’y serai !

Il la salua avec une souplesse et une grâce étonnantes chez un homme d’aspect aussi viril.

— Je vais vivre dans l’attente de cette minute. Voyez en moi votre serviteur, mademoiselle, en même temps qu’un admirateur qui, tout à l’heure, vous applaudira à tout rompre ! (En se relevant il ajouta, tout bas :) Ne faites pas une tête pareille, belle enfant ! On jurerait que vous avez rencontré l’Ogre. Je vous jure que je ne dévore pas les jeunes filles... du moins pas comme vous l’imaginez ! A tout à l’heure.

Il pirouetta sur ses talons et disparut dans la foule. Marianne passa une main tremblante sur son front. Il était moite de sueur et, tirant son mouchoir, elle l’essuya furtivement. Elle était soulagée d’être délivrée, même pour un instant, mais l’alerte avait été chaude.

— Allons, que faites-vous donc ? fit près d’elle la voix pleine de reproches de Talleyrand. Dussek est déjà au piano et va commencer dans un instant. Ensuite ce sera votre tour. Venez vous asseoir auprès de Mme de Périgord, elle vous réclame.

Avec sa courtoisie froide de grand seigneur, il lui avait pris la main pour lui faire traverser les nombreuses rangées de sièges où s’installaient ses invités.

Tout en marchant, il remarqua :

: Ce monde est bien petit, en vérité. Je pense que vous en demeurez d’accord avec moi. Imaginiez-vous rencontrer ici ce soir un vieil ami, hé ?

— Aucunement, Votre Altesse, fit Marianne sincère en se demandant avec angoisse que ce Beaufort avait bien pu lui dire. M. Beaufort vous a dit...

— Qu’il avait beaucoup connu vos parents en Angleterre, ce qui confirme ce que je pensais de vos origines. Il paraît nourrir pour vous une grande admiration.

« L’hypocrite ! Le misérable hypocrite ! songea Marianne furieuse. Il est bien capable d’avoir chanté mes louanges pour en savoir davantage. » Mais tout haut elle demanda :

— Votre Altesse accepterait-elle de me dire où elle a rencontré Jason Beaufort ?

Talleyrand se mit à rire :

— Oh ! Il y a longtemps ! Lorsque j’ai voyagé en Amérique, j’ai beaucoup connu son père qui était un parfait gentilhomme et un homme de bien. Le jeune Jason n’était encore qu’un affreux garnement ne rêvant que bateaux et marine. Il passait sa vie à transformer en engin navigable tout ce qui lui tombait sous la main... jusqu’aux baquets à laver le linge ! Mais leur maison d’Old Creek Town était d’une grande beauté.

— Etait ?

— Elle a été détruite par un incendie, peu après la mort de Robert Beaufort. Une mort aussi étrange d’ailleurs que cet incendie. La ruine a suivi et, si coupable il y avait, on ne l’a jamais retrouvé. Oui, une bien étrange histoire ! Au fait : ne devriez-vous pas la connaître aussi bien que moi, hé ?

Marianne baissa les yeux pour cacher son embarras :

— J’étais trop jeune pour m’intéresser à ce que l’on disait au salon, chez mes parents. Et puis nous n’avons pas tellement reçu M. Beaufort ! Moi, en tout cas, je l’ai vu fort peu !

— Je le regrette pour vous. C’est un garçon remarquable et que j’aime beaucoup. Il lutte courageusement pour refaire sa fortune anéantie et il y parviendra. Il est de ceux qui bâtissent des empires contre vents et marées. Savez-vous que voici quelques mois il a perdu corps et biens son navire chargé de coton, tout ce qu’il possédait au monde, plus la cargaison de ses armateurs ? Eh bien ! par je ne sais quelle magie, il vient de racheter un navire et il cherche actuellement une cargaison pour rentrer à Charleston les cales pleines. N’est-ce pas admirable ?

On était parvenu au premier rang des spectateurs. Il était temps, car Marianne allait oublier toute prudence et éclater. Elle ne savait que trop de quelle « magie » s’était servi cet « homme admirable » pour rétablir sa fortune anéantie : un jeu de cartes et la passion d’un joueur fanatique. Mais tandis qu’elle prenait place, encore frémissante de colère étouffée, sur un tabouret auprès de la jeune comtesse, elle remit à plus tard l’examen du comportement de Jason Beaufort, à bien plus tard, quand elle saurait enfin ce qu’il voulait d’elle au juste ! Pour le moment, les longues mains pâles du pianiste tchèque venaient de se poser sur le clavier. Il convenait de faire silence, même dans son cœur et dans son esprit. La musique n’était-elle pas, pour Marianne, le meilleur des calmants ? Il fallait qu’elle s’y abandonnât totalement pour gagner l’état de grâce dont elle aurait besoin dans un instant. Elle ferma les yeux, tandis que l’artiste préludait.


Deux heures plus tard, Marianne, une mante noire jetée sur sa robe légère, des socques aux pieds, sortait de l’hôtel par une porte-fenêtre, traversait la terrasse et se lançait dans le désert du parc. La neige avait cessé de tomber, mais une épaisse couche blanche s’étendait sur toutes choses, dessinant l’immense tapis d’herbe jusqu’à la barrière des arbres, faisant surgir de la nuit d’étranges fantômes blancs. Marianne ignorait la peur née des éléments ou de la nuit. Elle prit sa course à travers l’espace blanc, quittant hâtivement la zone lumineuse déversée par les hautes fenêtres de l’hôtel. La neige avait radouci le temps. Le froid était moins vif. La jeune fille gagna rapidement le fond du parc, prit à gauche et, en approchant le petit pavillon octogonal, vit qu’un peu de lumière filtrait entre les rideaux tirés. Jason Beaufort devait l’attendre.

Il était là, en effet, assis dans le salon en rotonde, chauffant ses mains au feu, toujours préparé, qu’il avait dû allumer en entrant. Son dur profil, découpé nettement sur le fond doré des flammes, frappa Marianne. Pour la première fois, elle lui trouva une sorte de beauté, mais elle chassa bien vite cette pensée qu’elle jugea amollissante et incompatible avec ce qui allait se passer.

Refermant la porte-fenêtre derrière elle, la jeune fille s’avança. Ses socques claquèrent sur la marqueterie de marbre noir, gris et blanc du dallage, mais Jason ne tourna pas la tête. Sans la regarder, il lui désigna un fauteuil placé à l’autre angle de la cheminée.

— Venez vous asseoir ici.

Elle obéit machinalement, rejeta le capuchon de sa mante sur les épaules. Sa petite tête fière, couronnée de boucles luisantes, brilla dans la lumière, mais il ne la regardait toujours pas. Les yeux fixés au cœur ardent du feu, il se mit à fredonner la romance que Marianne avait chantée tout à l’heure. Il chantait juste et sa voix basse était agréable, mais Marianne n’était pas venue jusqu’ici pour l’entendre chanter.

— Alors ? fit-elle impatiemment.

— Etes-vous si pressée ? Dites-moi plutôt comment s’appelle cette chanson ? Je l’aime.

— C’est une chanson du siècle dernier. Elle s’appelle Plaisir d’amour. Elle est de Martini sur un poème de Florian. Est-ce que cela vous suffit ? lança Marianne hargneuse.

Pour la première fois, Jason tourna son regard vers elle, un regard aussi calme que la mer par beau temps. Il haussa les épaules.

— Ne soyez donc pas agressive ! murmura-t-il. Nous sommes ici pour parler, non pour nous disputer. Toute envie de bagarre m’a abandonné, en admettant que j’en aie jamais eu.

— Un vrai miracle ! fit Marianne avec un petit rire. A quoi le devons-nous ?

Il eut un geste d’agacement.

— Mais quittez donc ce ton querelleur ! Cela vous donne une voix criarde, insupportable ! Ne comprenez-vous pas que vous êtes en train de rompre le charme ?

— Le charme ?

— Oui, dit-il amèrement, celui dont vous m’avez rendu captif tout à l’heure, quand je vous ai entendue chanter. Votre voix m’a fait vivre... Oui, un instant de paradis ! Si chaude ! Si pure ! C’était pour moi...

Les yeux au loin, bien au-delà des grâces précieuses des boiseries aux trophées champêtres, il se laissait emporter par l’émotion un instant éprouvée.

Etonnée, Marianne le regardait, retenant son souffle, flattée, malgré l’aversion qu’il lui inspirait, par son évidente sincérité. Mais brusquement, Jason revint sur terre pour déclarer sèchement :

— Non... rien ! Excusez-moi : vous ne pourriez pas comprendre.

— Suis-je si sotte ? fit-elle déçue, mais avec une douceur qui la surprit elle-même.

L’Américain eut son curieux et brusque sourire oblique. L’azur intense de ses yeux étincela :

— Encore plus curieuse qu’agressive, hein ? Vous êtes bien femme, Marianne. Au fond, je me demande si vous serez tellement flattée d’apprendre que votre voix m’en a rappelé une autre, que j’aimais entendre dans mon enfance.

— Pourquoi non ?

— Parce que c’était celle de ma nourrice, Deborah, une superbe esclave noire venue de l’Angola.

Voyant que Marianne, le feu aux joues et les yeux fulgurants, se levait, indignée, il ajouta en riant :

— C’est bien ce que je pensais : vous n’êtes pas flattée. Vous avez tort d’ailleurs : la voix de Deborah était un admirable velours sombre. Bah !

On a dû vous apprendre dans votre enfance que la curiosité est toujours punie.

— En voilà assez ! s’écria Marianne tremblante de colère. Faites-moi la grâce de m’apprendre, une fois pour toutes, la raison de cet entretien et finissons-en. Qu’avez-vous à me dire ?

A son tour, il se leva et s’approcha d’elle.

— Une question d’abord, si vous le permettez : pourquoi avez-vous fui l’Angleterre ?

— Est-ce que vous ignorez ce qui s’est passé à Selton Hall, la nuit de mes noces ?

— Non. Mais...

— Alors, comment osez-vous me demander pourquoi j’ai fui, s’écria Marianne avec passion, alors que vous savez parfaitement que j’ai tué, cette nuit-là, mon époux et sa cousine avant de mettre le feu au château ? Vous le savez même si bien que vous vous êtes lancé à ma poursuite avec la ferme intention de me livrer au bourreau.

— Moi ? Je me suis lancé à votre poursuite ? Et j’avais l’intention de vous livrer au bourreau ? répéta Beaufort avec un tel accent de stupeur que Marianne se sentit un peu décontenancée.

Elle n’en continua pas moins sur sa lancée :

— Naturellement, vous ! Je vous ai entendu, un soir, sur les quais de Plymouth ! Vous passiez avec un petit bonhomme vêtu de noir et vous disiez que, de toute façon, je n’irais pas loin et que le quai des Exécutions m’attendait déjà !

— Comment ? Vous étiez là ? Ah çà ! Marianne, posséderiez-vous la poudre magique qui rend invisible ?

— Peu importe. L’avez-vous dit oui ou non ?

Jason se mit à rire de bon cœur.

— Bien sûr je l’ai dit ! Mais décidément cela ne vous réussit pas d’écouter aux portes, même quand il n’y en a pas. Je ne parlais pas de vous, petite sotte ! J’ignorais encore tout de vos exploits ce soir-là !

— De qui alors ?

— D’une misérable ! Une certaine Nell Woodbury, une fille des bas quartiers de Londres, qui a tué pour le voler mon meilleur gabier, l’un des deux hommes que j’avais pu sauver lors du naufrage de la Belle de Savannah. Elle avait gagné Plymouth d’où elle voulait s’embarquer pour les îles d’Amérique. C’était elle que je cherchais. Et je l’ai trouvée !

— De sorte qu’elle a été...

— Pendue ! lança Beaufort durement. Elle ne méritait pas autre chose. Je l’aurais tuée de ma main si la justice s’était montrée clémente envers elle. Mais laissons cela ! Vous m’avez fait évoquer un souvenir désagréable. Et c’est de vous qu’il s’agit ici. Que comptez-vous faire maintenant ?

— Maintenant ?

— Mais oui, fit-il avec impatience. Comptez-vous demeurer dans cette maison ? Simple lectrice d’une charmante idiote, en attendant peut-être que mon sérénissime ami s’aperçoive que vous êtes ravissante ?

Encore cette supposition ! Marianne récupéra d’un seul coup toute sa colère. Est-ce que vraiment on ne pouvait imaginer pour elle une autre destination que le lit de Talleyrand ?

— Pour qui me prenez-vous, à la fin ? commença-t-elle.

— Pour une fille exquise mais qui n’a pas plus de cervelle que mon petit doigt ! Vous avez le génie de vous fourrer dans des situations impossibles, ma belle enfant ! Tenez, vous me faites l’effet d’une petite mouette bien blanche et bien étourdie qui s’est lancée eh aveugle sur le grand océan en le prenant pour un simple bras de mer et qui ne sait plus comment s’en sortir. Je vous dis, moi, que si vous restez ici, tôt ou tard, vous serez la proie de ce vieux libertin de Talleyrand !

— Et moi je vous dis que non ! Vous parliez de ma voix tout à l’heure. C’est sur elle que je compte pour m’en sortir. Je prends chaque jour des leçons et mon professeur assure qu’il me fera débuter, et triompher, sur les plus grandes scènes européennes. Il dit que je peux devenir la cantatrice du siècle ! lança Marianne avec un naïf orgueil.

Beaufort haussa les épaules :

— Au théâtre ? C’est au théâtre que vous espérez trouver une situation et un destin dignes de vous ? Eussiez-vous la voix même de l’archange Gabriel que je vous prierais de vous rappeler qui vous êtes, fit Jason rudement. La fille du marquis d’Asselnat sur les planches ! Etes-vous folle à la fin ou inconsciente ?

La colère peu à peu s’emparait de lui. Marianne vit se crisper ses poings sous les manchettes de dentelle et son visage d’oiseau de chasse avait pris une incroyable dureté.

— Ni folle ni inconsciente, cria Marianne hors d’elle. Je veux être libre, vous entendez : libre. Est-ce que vous ne comprenez pas qu’il n’y a plus de Marianne d’Asselnat, qu’elle est morte, morte un soir d’automne... et c’est vous qui l’avez tuée ! Que venez-vous maintenant me parler de mon nom, de mes parents ? Est-ce que vous y avez pensé la nuit où vous m’avez jouée, sur un tapis de cartes, comme une vile marchandise, comme une esclave dont on dispose à son gré ? Vous vous en moquiez bien, cette nuit-là, du marquis d’Asselnat, mort pour sa foi et pour son roi. Sa fille vous paraissait tout juste aussi respectable qu’une fille à matelots !

Des larmes de rage et de désespoir avaient jailli de ses yeux. Devant la violence de l’attaque, Jason reculait. Il avait blêmi sous son hâle, et, maintenant, il regardait ce visage de douleur avec une sorte de déchirement impuissant.

— Je ne savais pas ! murmura-t-il. Sur la mémoire de ma mère, je vous jure que je ne savais pas ! Comment l’aurais-je pu ?

— Savoir quoi ?

— Ce que vous étiez au juste ! Je ne vous connaissais pas ! Que m’avait-on appris de vous ? Votre nom, votre origine...

— Ma fortune ! lança Marianne haineuse.

— Votre fortune, en effet ! Par contre, je connaissais Francis Cranmere, sa clique et surtout la belle Ivy. Je les savais pourris jusqu’à la moelle, trafiquant de tout, sans morale et sans honneur, uniquement préoccupés de luxe, de jeu, de sport et de paris stupides. Comment aurais-je pu deviner que vous n’étiez pas la copie fidèle d’Ivy St Albans, une fille noble, au regard pur, et cependant capable de se donner à deux inconnus en une seule nuit pour procurer quelque argent à son précieux Francis ! Pourquoi donc auriez-vous été différente puisque Francis vous épousait ! Qui se ressemble s’assemble, Marianne ! Et, selon moi, vous ne pouviez pas être différente de Cranmere puisque vous l’épousiez, puisque les vôtres vous donnaient à lui, sachant parfaitement ce qu’il valait.

— Les miens ? fit Marianne douloureusement. Jamais l’idée que le fils du seul homme qu’elle ait jamais aimé pût être un misérable n’a effleuré tante Ellis. Et, au jour de mon mariage, elle était morte depuis huit jours ! J’étais seule, livrée à un homme qui n’en voulait qu’à mon argent et vous n’avez pas eu pitié de moi, vous m’avez dépouillée plus vite encore qu’il ne l’aurait fait !

— Ce n’est pas moi qui vous ai dépouillée. C’est lui. Je ne l’ai nullement poussé à jouer votre fortune.

— Mais vous ne l’en avez pas empêché non plus ! Mieux encore, quand il n’a plus rien eu à jeter sur le tapis, vous avez pensé à moi.

— Non ! Je vous jure que non ! L’idée est de

Francis ! C’est lui qui vous a proposée pour tenter, en une seule fois, de tout reprendre !

— Et vous avez accepté avec empressement.

— Pourquoi non ? Puisqu’il osait offrir, avec cette impudence, votre corps, vos baisers, c’est qu’il devait savoir que vous seriez d’accord ! Comprenez-moi, Marianne : je vous croyais aussi pervertie que lui ! Ne l’avais-je pas entendu, quelques jours avant votre mariage, promettre en riant à lord Moira de vous prêter à lui quand il aurait un peu dégrossi l’agréable fruit vert que vous étiez, en ajoutant qu’il aurait toutes les chances de vous plaire ? Mais si je vous avais connue, Marianne, je n’aurais même pas accepté de jouer avec lui. Je vous jure que...

— Vous jurez trop ! fit Marianne avec lassitude. Je ne vous en demande pas tant, et je ne vous crois pas ! Vous m’aviez vue, pendant la cérémonie. Est-ce que vraiment je vous ai donné l’impression d’une fille qui se donne à n’importe qui ?

— Non, en effet ! Mais un visage de femme peut être si trompeur ! Et puis, vous étiez si belle ! Si belle...

Marianne eut un rire dur, méprisant :

— Je vois ! Vous avez pensé que l’occasion, elle aussi, était belle ! C’était facile ! Je vous plaisais et vous pouviez m’avoir avec la bénédiction de mon propre mari !

Lentement, Jason se dirigea vers la cheminée. Marianne ne vit plus son visage, mais nota que ses mains, nouées derrière son dos, se serraient nerveusement.

Durant les quelques minutes de silence qui coulèrent entre eux, Marianne put apprécier à sa juste valeur ce qu’il venait de lui apprendre : l’ignominie de Francis l’offrant à un ami avant même le mariage, peut-être contre argent comptant. Ivy trafiquant de ses charmes pour procurer plus de luxe à son amant. Dans quelle boue était-elle tombée et comme elle avait eu raison de les supprimer, ces deux-là ! Ils ne méritaient pas de vivre. Sans la regarder, Jason jeta soudain, avec violence :

— Je l’avoue : je vous ai désirée, avec une ardeur que je ne me connaissais plus ! Désirée au point d’être prêt à donner, en échange d’une seule nuit d’amour, une fortune inespérée dont j’avais pourtant le plus urgent besoin ! Si j’avais perdu, je perdais tout, et vous auriez vécu paisiblement votre nuit de noces, avec un peu de retard toutefois, en attendant d’être offerte gracieusement à lord Moira ! Mais pour moi, durant quelques minutes, vous avez représenté plus que l’univers, plus que mon avenir, plus que la chance ! Vous avez été « ma » chance, et j’aurais été assez fou pour vous rendre tout en échange de la joie de vous tenir quelques heures entre mes bras !

Malgré sa colère, Marianne se sentit troublée par la passion qui vibrait dans cette voix. Le silence envahit la jolie pièce. Dans la cheminée, une bûche éclata et s’effondra en un ruissellement de braises rouges. L’Américain ne bougeait pas, mais Marianne eut l’impression que ses larges épaules se voûtaient, fléchissaient. Sous quelle émotion ? Un instant elle fut tentée de s’approcher, d’essayer de démêler la part de sincérité de ses paroles, mais elle avait trop de défiance, trop de préventions envers les artifices masculins. Et cet homme était l’artisan de son malheur. Elle ne pouvait pas l’oublier. Il fallait en finir !

— Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ? soupira-t-elle.

— Non ! Je n’ai pas fini !

Il s’était retourné tout d’une pièce et revenait vers elle. Sur son visage, Marianne ne trouva plus trace de la violence des instants précédents. Il était grave, mais calme.

— Marianne, murmura-t-il, essayez de m’écouter un instant sans vous fâcher. Je vous supplie de croire que je suis sincère. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas rester ! Non, taisez-vous ! Je sais ce que je dis ! Si je suis ici, ce soir, c’est uniquement pour vous.

— Pour moi ?

— Oui. Je vous cherche depuis l’Angleterre. A Plymouth, j’ai appris que vous étiez passée en France et je suis venu ici.

— Comment m’avez-vous trouvée ? Vous m’aviez fait suivre, n’est-ce pas ? fit-elle songeant tout à coup à la voiture noire.

— Pas du tout ! J’ai quelques relations, entre autres au ministère de la Police. Maillocheau, le secrétaire du citoyen Fouché, m’a quelques obligations. Votre signalement suffisait, d’autant plus que vous aviez fait votre entrée dans la maison en compagnie d’un homme aussi remarquable que le célèbre Surcouf ! Je n’ai d’ailleurs pas compris comment vous aviez réussi à arraisonner le roi des corsaires. Il n’est pas donné à tout le monde de promener en laisse le tigre des mers !

L’atmosphère se détendait. Malgré elle, Marianne sourit à l’évocation de son ami d’un jour. Plus d’une fois, elle y avait songé, toujours avec une sorte de tendresse, comme à quelqu’un que l’on aurait pu aimer. Mais elle ne voulait pas que Beaufort se servît de lui pour l’amener à composition et, d’un geste, elle chassa l’image du corsaire.

— Soit, dit-elle, vous me cherchiez, vous m’avez trouvée et vous essayez de me convaincre de quitter cette maison. Pour aller où, s’il vous plaît ?

De nouveau le silence, habité par la présence vivante du feu. L’odeur du sapin brûlé emplissait la pièce d’une senteur chaude et poivrée tout à la fois. Malgré lui, le regard de Marianne se trouva captif des yeux bleus de l’Américain. Elle resta là, en face de lui, comme le passereau fasciné par le rapace, mais les serres du faucon, tout à coup, lurent sur ses épaules, singulièrement douces. Elle ne fit rien pour les écarter.

D’un geste à la fois si rapide et si léger que Marianne ne s’en aperçut pas, Jason dénoua les liens de satin qui fermaient la mante noire, la rejeta en arrière. Le lourd tissu sombre s’étala sur le marbre, libérant la fine silhouette verte qui jaillit devant lui comme un svelte jet d’eau d’une pierre noire. Un instant, il la contempla sans que Marianne, subjuguée par ce regard étincelant, osât le moindre geste. Il lui semblait que si elle bougeait, si peu que ce soit, si elle disait un seul mot, quelque chose de rare et de précieux se briserait, sans qu’elle pût comprendre d’où lui venait cette étrange idée. Finalement, ce fut lui qui parla, après un soupir :

— Vous êtes trop belle ! fit-il tristement. Ce n’est pas permis d’être belle à ce point ! C’est dangereux ! Oui c’est cela : dangereux ! Vous serez en danger tant que vous demeurerez ici. Il faut que vous quittiez cette maison, ce pays, sinon, tôt ou tard, vous en souffrirez. Les sirènes ne sont pas faites pour les routes terrestres. Elles sont filles de la mer et le bonheur ne peut leur venir que de la mer, et je n’ai jamais rencontré personne qui ressemblât autant que vous à une sirène ! Venez avec moi sur la mer, Marianne.

Attiré par la profondeur des prunelles vertes qui le regardaient, par la fraîcheur de ces lèvres entrouvertes sur de petites dents humides, il essaya de l’attirer à lui, emporté peut-être par une passion dont il n’était plus maître. Mais Marianne, effrayée, recula instinctivement devant le baiser qui allait venir. Le charme était rompu, le passereau secouait ses plumes.

— C’est la seconde fois, dit-elle durement, que vous me proposez de m’emmener. Pourquoi supposez-vous que j’accepterai aujourd’hui plus qu’au soir de mes noces ?

— Parce que vous êtes seule, abandonnée, livrée à tous les dangers, à toutes les embûches. Croyez-vous pouvoir continuer longtemps cette vie fugitive, cachée sous des noms d’emprunt, à la merci d’un chantage ou d’une dénonciation ? Ce que je vous offre, c’est une vie libre, dans un pays neuf, le mien. Je ne vous demande même pas d’être à moi, mais de venir avec moi. J’ai un bateau.

— Je sais ! cria Marianne. Je sais aussi d’où vous l’avez tiré, ce bateau. Pensez-vous que je puisse jamais oublier cela ? Non, Jason Beaufort, tant que je vivrai ce souvenir brûlera en moi, aussi cruel que la haine.

— Je ne vous demande pas de l’oublier, fit Beaufort avec impatience. Je vous demande de me suivre, de me permettre de vous sauver. Je vous jure qu’ici vous êtes en danger !

— La France est en guerre avec l’Angleterre. La police anglaise ne viendra pas me chercher ici.

— Il ne s’agit pas de cela ! Vous courez un danger bien pire que celui de la police.

— Quelle sorte de danger ?

— Je ne peux pas vous le révéler. Mais il est sérieux.

— Si vous voulez que je vous croie, il faut me dire ce que c’est !

— Je ne peux pas ! C’est impossible.

— Alors, cela ne m’intéresse pas ! Et vos mises en garde ne m’intéressent pas davantage ! D’ailleurs, pourquoi tenez-vous tellement à me sauver, si je suis en danger ?

— Peut-être parce que je n’ai jamais pu supporter de voir détruire une œuvre d’art et que vous êtes la plus belle de toutes, ou peut-être, plus simplement, parce que j’ai le profond désir de vous rendre l’équivalent de ce que je vous ai pris. Venez avec moi, Marianne, je vous ju... je vous promets, sur ce que j’ai de plus sacré, que vous ne le regretterez pas !

Brusquement, Marianne lui tourna le dos. Les bras croisés, elle se mit à aller et venir, cherchant à lutter contre l’insidieux apaisement qui se glissait en elle, contre l’envie curieuse qui lui venait d’écouter cet homme, de le croire, cherchant à réchauffer sa colère :

— C’est trop facile, en vérité ! Alors, vous supposez qu’il suffit de quelques explications, d’un peu de repentir pour tout effacer ? Après cela, il n’y a plus qu’à tendre une main généreuse, à dire : « Venez avec moi, je veux réparer » pour que j’accepte de vous suivre les yeux fermés. Oui, en vérité, ce serait trop facile ! Mais il fallait songer à tout cela avant de me dépouiller et de m’avilir ! Maintenant, il est trop tard, vous entendez, trop tard ! J’aime mieux vivre proscrite, cachée, misérable, j’aime mieux souffrir mille morts plutôt qu’accepter quoi que ce soit de vous ! Comment ne comprenez-vous pas que je vous hais ?

Elle lui avait craché au visage les derniers mots et elle eut la cruelle satisfaction de le voir pâlir, s’en réjouit comme d’une victoire, espérant vaguement une défaillance qui le mettrait tout à fait à sa merci et lui permettrait de l’écraser. Mais cet homme de fer ne savait pas faiblir. Il haussa les épaules, alla lentement reprendre la grande cape noire, à triple collet, qu’il avait posée sur un siège et la jeta sous son bras. Son visage, quand il se retourna, avait repris son impassibilité. Dans ses yeux, la flamme chaude était éteinte.

— Vous n’avez rien compris ! et vous n’avez encore rien appris, n’est-ce pas ? fit-il durement. Vous croyez toujours être la souveraine d’un empire en réduction ? Vous pensez que choses et hommes doivent se plier à vos désirs et n’opposer qu’un grand salut à vos coups de pied de gamine capricieuse ? Je crains que vous ne soyez bientôt cruellement déçue, plus cruellement encore que par le passé ! Mais vous êtes maîtresse de vous-même ! Adieu donc, Marianne Mallerousse, faites à votre guise. Si pourtant...

— Inutile ! coupa Marianne raidie dans son orgueil et sa rancune.

Mais il ne parut pas l’avoir entendue et acheva tranquillement :

— Si pourtant un regret vous venait, ou l’envie de connaître ce pays de soleil où pousse le coton, où chantent les Noirs, que je vous offre d’habiter... en femme libre et en gardant la tête haute, souvenez-vous que je reste à Paris encore quelque temps : hôtel de l’Empire, rue Cerutti. Je vous attendrai.

— Je ne viendrai pas !

— Peut-être que si. Réfléchissez, Marianne. La colère est mauvaise conseillère et vous courez un réel danger. N’oubliez pas ceci : je ne souhaite que votre tranquillité et votre bonheur !

La cape noire tournoya quand il la jeta sur ses épaules. Rapidement, il se dirigea vers la porte-fenêtre. Immobile devant la cheminée, Marianne n’avait pas bougé, mais, comme sur un dernier regard il allait sortir, elle l’arrêta :

— Un mot encore ! Est-ce que... Selton est complètement détruit ?

A son tour, Jason Beaufort éprouva le besoin d’être cruel, de rendre blessure pour blessure à cette diaphane statue, rigide dans ses voiles changeants, de voir, si peu que ce soit, vaciller les impitoyables prunelles vertes.

— Non ! fit-il durement. Il en est resté très suffisamment pour que celui à qui je l’ai vendu le paie un bon prix. Et j’ai pu, grâce à lui, acquérir un grand coureur des mers.

Touchée à son tour, Marianne ferma les yeux pour qu’il ne vît pas monter les larmes. Elle aurait voulu qu’il ne restât pas pierre sur pierre de la maison qu’elle avait aimée.

— Allez-vous-en... Allez-vous-en vite !

Elle ne vit pas le geste qu’il eut vers elle ni son regard de colère et de douleur ; elle n’entendit pas le soupir qu’il étouffa. Elle entendit seulement :

— Ayez le courage de regarder les choses en face... et ne refusez pas, sottement, ce qui vous est dû !

Elle ouvrit seulement les yeux quand un courant d’air glacial lui arracha un frisson. La porte-fenêtre, ouverte sur le vide de la nuit, battait doucement. Une rafale de vent s’engouffra dans le pavillon et alla soulever les cendres de l’âtre. Lentement, Marianne se baissa, ramassa son manteau dont elle enveloppa ses épaules, se réfugiant dans sa tiédeur confortable comme dans un abri. Là-bas, à grandes enjambées rapides, Jason Beaufort s’éloignait vers la maison illuminée, sa grande cape noire claquant au vent comme la voile du Vaisseau Fantôme.

Tout à coup, Marianne se sentit glacée. Elle eut envie qu’il fût encore là, qu’il lui parlât encore de ce pays inconnu, plein de soleil et de chants nostalgiques, ce pays où elle pourrait être une autre sans cesser d’être elle-même. Elle courut à la porte, ouvrit la bouche pour le rappeler. Mais non, ce n’était pas possible ! Elle ne pouvait pas suivre l’homme qui l’avait achetée, pour une nuit, comme une simple fille de plaisir, l’homme qui l’avait froidement dépouillée pour refaire sa propre fortune. Elle ne pouvait pas s’embarquer sur le navire que Selton avait payé ! Un instant, elle avait été tentée, mais c’était fini ! Elle continuerait sur la route qu’elle avait choisie et tant pis pour les pierres du chemin !

Pourtant, une arrière-pensée lui restait. Pourquoi avait-il dit qu’elle était en danger ? Pourquoi l’avait-il pressée de fuir ? A cela, il était impossible de trouver une réponse ; mais, tandis qu’à son tour elle revenait lentement vers l’hôtel, sa mémoire répétait comme un refrain : « Hôtel de l’Empire, rue Cerutti... Hôtel de l’Empire, rue Cerutti... » C’est une drôle de chose que la mémoire.


Les cinq mots de l’adresse hantaient toujours la mémoire de Marianne quand elle regagna sa chambre, quelques minutes plus tard, mais, à force de se les répéter, elle les avait adaptés inconsciemment à une mélodie de Paesiello qui traînait au fond de son esprit, en faisant une sorte de rengaine.

A cette heure tardive, l’hôtel était silencieux. La plupart des invités étaient partis, sitôt le souper terminé, mais, dans les salons où les fleurs penchaient déjà leurs têtes alourdies sous l’influence de la chaleur des bougies, plusieurs tables de jeu avaient été installées. Le whist s’était emparé des élégantes pièces et y faisait régner cette curieuse qualité de silence née des respirations retenues, des émotions mal contenues et des esprits captifs des péripéties du jeu. Tous ces gens aux visages tendus semblaient sacrifier à quelque rite mystérieux qui leur faisait les yeux plus aigus, la bouche plus serrée. Indifférents aux valets qui circulaient sans bruit entre les tables portant des flûtes de Champagne sur des plateaux d’argent, ils ne voyaient que les cartons vivement coloriés qu’ils abattaient régulièrement sur les tapis verts des tables. Hormis les phrases obligatoires, on n’entendait que le froissement de l’or passant de main en main et Marianne se détourna de ce spectacle, aperçu dans l’entrebâillement d’une porte, avec une sorte d’horreur. Elle détestait le jeu d’instinct, mais, surtout, depuis la nuit de Selton, elle le considérait comme son ennemi personnel. Aussi fût-ce avec une sorte de satisfaction qu’elle nota l’absence de Jason. Il lui sembla qu’il ne lui eût plus été possible de songer à lui sans horreur si elle l’avait découvert assis avec ces hommes et ces femmes passionnés. Tout compte fait, la jeune fille s’avoua honnêtement qu’en lui résidait l’unique raison qui l’avait poussée à jeter un coup d’œil sur les salons. Mais l’Américain avait dû quitter l’hôtel immédiatement après leur séparation.

Au sortir de l’atmosphère étouffante et un peu équivoque du rez-de-chaussée, sa chambre parut à Marianne un havre de paix et de silence. Le feu flambait joyeusement dans la cheminée fleurie de roses de Noël et le lit, ouvert, offrait la fraîcheur de ses toiles de lin immaculé. Tournant le dos à sa table à écrire sur laquelle, cette nuit, la plume demeurerait sèche et le papier vierge – il n’était pas question de raconter à Fouché sa rencontre avec l’Américain et, pour une fois, il faudrait bien que le ministre se contentât des rapports de qui lui plairait en ce qui concernait la fête – Marianne se mit à se dévêtir.

Avec un soupir de soulagement, elle détacha la robe dont les mousselines glauques s’amollirent sur le tapis bleu et rose. Le linge mousseux suivit, puis, levant les bras, la jeune fille détacha les rubans de sa coiffure et se mit à fourrager avec ardeur dans le savant échafaudage de boucles et de tresses qui avait coûté à Fanny une bonne heure d’efforts. La lourde masse soyeuse retomba sur son dos nu comme une chaude et douce fourrure et Marianne soupira de nouveau mais cette fois avec une sorte de volupté.

Elle devait être bien fatiguée car il lui sembla qu’un soupir faisait écho au sien, un soupir parti d’on ne savait où et qui n’était sans doute qu’un souffle de vent dans la cheminée. Pressée de gagner enfin son lit, Marianne dédaigna l’image charmante que lui renvoyait son miroir et, enfilant sa chemise de nuit, elle se glissa dans les draps, souffla la chandelle de sa table de chevet et s’étendit enfin, avec un troisième soupir.

Elle eut à peine le temps de fermer les yeux. Il se passait quelque chose sous son lit, mais, avant qu’elle ait eu le temps de s’en étonner, une forme sombre se dressa tout à coup puis s’abattit sur le lit qui cria sous ce poids supplémentaire. Affolée de se retrouver prisonnière de deux bras, incontestablement masculins, et ne sachant trop ce qui lui arrivait, Marianne poussa un cri étouffé. Une main tremblante se posa précipitamment sur sa bouche.

— Ne criez pas ! chuchota une voix haletante tout contre sa joue. Je ne vous veux aucun mal... au contraire ! Je... Je veux seulement vous aimer pour de bon comme je vous aime en rêve depuis des nuits et des nuits.

De crainte de lui faire mal, sans doute, la main n’appuyait pas bien fort et Marianne n’eut guère de peine à s’en débarrasser. Elle savait maintenant à qui elle avait affaire et, en elle, l’indignation avait immédiatement chassé la peur. Son agresseur n’était autre que le doux, le timide M. Fercoc.

— Encore vous ! souffla-t-elle furieuse. Mais vous êtes enragé ? Voulez-vous... s’il vous plaît, vous ôter de là et me laisser en paix !

— Non !... Oh, non ! Je ne vous laisserai pas ! Je vous tiens, je vous veux et je vous aurai ! Ce serait trop injuste tout de même !

— Injuste ? Et pourquoi s’il vous plaît ? Oh ! Cessez donc de me tirer les cheveux.

En effet, en saisissant la jeune fille à pleins bras, Fercoc avait, du même coup, emprisonné les longs cheveux qui tiraient douloureusement la tête de sa prisonnière. Toute galanterie abolie, le professeur en profita pour couvrir de baisers gloutons la gorge de Marianne tout en expliquant à mots entrecoupés qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne lui accordât pas les mêmes faveurs qu’à « ce grand diable d’Américain » avec lequel elle s’était enfermée si longtemps dans le pavillon du jardin.

— Vous êtes ridicule, gronda Marianne tout en se défendant de son mieux contre ses caresses.

Elle avait le sentiment d’être elle aussi ridicule, lancée qu’elle était dans une bataille grotesque contre un mouton déchaîné.

— Je l’ai été... mais je ne le serai plus ! J’ai trop envie de vous ! Marianne... Marianne ! Je vous ai regardée tout à l’heure... quand vous vous déshabilliez !... J’étais sous le lit !... Et j’ai cru devenir fou !

Un souple coup de reins ayant à demi dégagé Marianne, une gifle bien appliquée vint conclure les ardentes confidences du précepteur.

— Quel répugnant personnage vous faites ! Quand je pense que je vous trouvais gentil, que j’avais pitié de vous.

— Je ne veux pas de votre pitié, je vous veux, vous...

— Vous l’avez déjà dit ! Mais... comme moi je ne veux pas de vous... à aucun prix, fit Marianne en reprenant vaillamment le combat pour son léger vêtement de nuit que le forcené s’efforçait de déchirer..., je vous ordonne une dernière fois de me laisser, sinon je crie ! Oh !...

La fine batiste venait de céder. Privée de ce frêle rempart, Marianne comprit qu’elle allait être livrée sans défense ou presque aux entreprises de son tenace amoureux. Elle découvrait en même temps que, sous son apparence délicate, il était beaucoup plus vigoureux qu’il n’y paraissait. C’était peut-être le désir déchaîné qui lui donnait cette force nerveuse, mais la jeune fille sentait bien qu’il ne lui serait plus possible de résister longtemps. La fatigue de la journée, jointe à la tension nerveuse de la soirée, se faisait cruellement sentir. Néanmoins, la rage qui la possédait la soutenait encore. Il ne serait pas dit qu’elle serait toujours la proie passive d’hommes sans intérêt pour elle et qui ne devaient leur victoire qu’à leur force supérieure !

Comme il lui saisissait les poignets pour lui écarter les bras, elle banda toute son énergie afin de l’éloigner d’elle aussi longtemps que possible.

— Je vais crier ! menaça-t-elle.

Dans l’éclairage rouge du feu mourant, le doux et aimable visage de M. Fercoc prit, en ricanant, une expression diabolique que Marianne jugea assez effrayante. A la lettre, elle ne reconnaissait plus son paisible commensal des jours passés.

— Criez tant que vous voudrez, lui déclara-t-il en redoublant d’efforts pour vaincre enfin sa dernière résistance. Personne ne vous entendra. Quand Son Altesse Sérénissime et ses amis jouent au whist, l’hôtel pourrait crouler sur eux qu’ils continueraient à jouer dans les décombres. Quant aux valets, ils sont presque tous couchés à cette heure...

Marianne poussa un sourd gémissement de désespoir. Au même instant, sa porte s’ouvrit. Comme s’ils n’avaient attendu que les derniers mots de Fercoc pour leur apporter aussitôt un démentir, deux gigantesques valets de pied apparurent. Sans plus marquer d’émotion qu’une machine bien réglée, l’un d’eux s’approcha, empoigna le précepteur par ses vêtements et, l’arrachant du lit aussi aisément que s’il n’eût rien pesé, il l’emporta à bout de bras, gigotant et crachant comme un chat en colère. La porte se referma sur eux. Mais l’autre valet était demeuré dans la chambre.

Trop stupéfaite et, il faut bien le dire, trop soulagée pour s’en fâcher, Marianne n’eut que le réflexe de s’enrouler précipitamment dans ses draps. Puis, toute dignité reconquise, elle adressa un sourire un peu figé à l’homme qui la regardait sans rien dire.

— Vous m’avez sauvée, dit-elle en s’efforçant de refouler l’humiliation qu’elle éprouvait à devoir ce salut à des domestiques. Je tiens à vous en remercier. Mais comment avez-vous deviné que j’avais besoin d’aide ?

— Rien de ce que fait Mademoiselle ne doit nous échapper, répondit le valet d’un ton morne. Ce sont les ordres !

— Les ordres de qui ? Du Prince ?

— Les ordres, mademoiselle !

Marianne n’insista pas. Elle comprenait que l’auteur de commandements si remplis de sollicitude devait se situer hors de l’hôtel Matignon. Elle regarda plus attentivement son interlocuteur. Bien sûr, elle avait déjà vu ce visage impersonnel aux traits lourds et sans expression, mais elle ne connaissait pas le nom de cet homme, l’un des nombreux valets de la maison. D’ailleurs, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Il l’avait débarrassée de l’encombrant Fercoc, il avait droit à toute sa gratitude. Elle s’apprêtait à la lui redire, pressée qu’elle était maintenant de le voir se retirer et la laisser finir une nuit tout de même un peu trop agitée. Mais il ne lui en laissa pas le temps.

— Il y a d’autres ordres, dit-il.

— D’autres ordres ? Lesquels ?

— Que Mademoiselle veuille bien se lever, s’habiller et me suivre. J’attendrai dans le couloir que Mademoiselle soit prête.

— Vous suivre ? A cette heure-ci ? Mais pour aller où ?

Mue par un réflexe bien naturel, Marianne, ainsi invitée à quitter son lit, s’était au contraire enfoncée plus profondément sous ses couvertures. Le valet ne s’en émut pas.

— Mademoiselle doit me suivre sans poser de questions de même que moi, dans certaines circonstances, je dois prier Mademoiselle de m’accompagner à certain endroit. Mais, que Mademoiselle se rassure, se hâta-t-il d’ajouter en voyant une lueur de crainte s’allumer dans les yeux verts qui, au ras des draps, le regardaient, elle sera de retour ici bien avant le lever du jour !

— Mais, enfin, on me verra sortir ! Si Son Altesse pose des questions...

— Son Altesse joue, fit l’homme toujours du même ton uni. Elle ne s’apercevra de rien ! Et il y a encore de nombreuses voitures dans la cour. Le portail est toujours ouvert ! Mais il faut que Mademoiselle se hâte ! Je l’attends !

Il allait sortir, peut-être pour couper court à de plus longues protestations. Marianne le retint du geste.

— Vous êtes de la police, n’est-ce pas ? Comment vous appelez-vous ?

L’homme hésita un instant. Mais, pour la première fois, Marianne crut voir, dans son regard sans couleur bien définie, une lueur amusée.

— Basvin, pour vous servir !

Et, cette fois, il sortit pour laisser la jeune fille passer quelques vêtements.


En franchissant le seuil de l’hôtel de Juigné, quelque vingt minutes plus tard, Marianne ne fut donc pas autrement surprise. Elle se doutait, en quittant la rue de Varenne, que c’était là que Bas-vin la menait. De plus, avec Fouché, elle savait depuis longtemps qu’il ne fallait s’étonner de rien. Par contre, elle sentit sa mauvaise humeur lui revenir quand un huissier en pantoufles l’installa dans une antichambre glaciale dont le poêle, par mesure d’économies sans doute, devait être éteint depuis de longues heures.

Enveloppée dans une épaisse mante à capuchon, les pieds dans des bottines fourrées et les mains au fond d’un manchon de petit-gris, Marianne, installée sur une dure banquette dans un coin de la grande pièce nue, humide et sombre, ne tarda pas à grelotter. De plus, elle tombait de sommeil et ne comprenait pas pourquoi Basvin l’avait traînée ici toute affaire cessante. Est-ce que vraiment cette entrevue ne pouvait attendre le lendemain ?

Quand, au bout d’un quart d’heure, le pseudo-valet vint la chercher pour l’introduire enfin dans le cabinet du ministre, elle était tout à fait en colère.

— Ce n’est pas trop tôt ! lança-t-elle d’un ton vengeur en s’engouffrant dans l’étroit bureau qu’elle connaissait déjà.

Le spectacle qui l’y attendait avait cependant de quoi lui rendre toute sa gaieté. Enveloppé dans une infinité de flanelles, de camisoles, de châles et de lainages de toutes sortes, pas toujours d’une propreté idéale d’ailleurs, les pieds dans de gros chaussons de tapisserie dus sans doute à l’aiguille diligente de sa duchesse, et un grand bonnet de coton enfoncé jusqu’aux sourcils, M. le duc d’Otrante, l’œil mauvais, la regardait du fond d’un fauteuil dans lequel, normalement, il se mouvait à l’aise mais qui, pour l’heure présente, semblait avoir toutes les peines du monde à contenir tout ce surcroît de vêtements. Devant Fouché, dans une belle tasse de Sèvres bleu et or, autour de laquelle il réchauffait ses mains jaunes, fumait une tisane verdâtre. Et Marianne comprit pourquoi elle avait attendu tout ce temps : Tout cet appareil de défense contre le froid avait bien demandé un quart d’heure ! Mais, comme il n’incitait pas précisément au respect, la jeune fille n’en attaqua que de meilleur cœur.

— Est-ce que, vraiment, ce que vous aviez à me dire ne pouvait attendre qu’il fît au moins jour, monsieur le Ministre ? On m’a tirée de mon lit, jetée dans une voiture, traînée ici sans un mot d’explication. Pourtant, si je ne me trompe, vous étiez hier soir à là réception du prince de Bénévent ? Ne pouviez-vous me parler un instant ? J’ai toujours entendu dire que l’on n’était jamais aussi isolé que dans une foule !

Peut-être pour se donner encore un instant de réflexion Fouché but un peu de sa tisane, fit une grimace, ajouta du sucre, but de nouveau et finalement reposa sa tasse en soupirant.

— Asseyez-vous, cessez de crier et écoutez-moi. Ce n’est pas par plaisir que, malade comme vous me voyez, je me suis traîné jusqu’à ce bureau pour vous y recevoir. Moi aussi, j’étais dans mon lit et, croyez-moi, j’y étais bien. Mais si vous étiez demeurée seule dans le vôtre nous n’en serions pas là vous et moi !

Machinalement, Marianne s’assit sur l’une des terribles chaises raides dont elle avait gardé le souvenir.

— Ce qui veut dire ? fit-elle sans comprendre.

— Que j’avais donné des ordres précis vous concernant. Si vous receviez un homme dans votre chambre, on devait l’en tirer aussitôt et vous amener ici sans délai.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Pour y entendre ceci : je ne vous ai pas placée où vous êtes pour que vous y filiez le parfait amour avec n’importe qui.

— Moi ? Filer le parfait amour ? protesta Marianne révoltée.

— Laissez-moi continuer. Je répète : avec n’importe qui. Vous êtes rue de Varenne dans un but bien précis et, si vous tenez à savoir le fond de ma pensée, il n’y a qu’un homme, un seul que je vous autorise à recevoir... euh, intimement : c’est ce cher prince !

Aussitôt Marianne fut debout, rouge de colère jusqu’à la racine des cheveux.

— Ainsi, vous osez me le dire en face ? gronda-t-elle. Vous ne m’avez envoyée chez le prince que clans le but de faire de moi sa maîtresse. Cette histoire d’espionnage n’était qu’un prétexte.

— En aucune façon ! Mais voulez-vous me dire s’il est une meilleure manière de se renseigner sur les faits et gestes de quelqu’un que de partager un oreiller avec lui ? De ce côté, et pour peu que l’on connaisse le vice-grand-électeur, votre beauté autorisait tous les espoirs. Or, est-ce que vous n’allez pas vous amouracher d’un minable précepteur ?

— Mais je ne me suis amourachée de personne ! C’est insensé, à la fin ! Si votre sbire possède seulement une once d’honnêteté, il vous dira qu’en tirant M. Fercoc de ma chambre il a mis fin à une véritable bataille.

Une quinte de toux lui coupa la parole. Sous son bonnet de nuit, la face blême de Fouché devenait rouge brique. Précipitamment il ouvrit un classeur, en tira une fiole, une cuiller et avala une grande cuillerée d’un épais sirop. Marianne profita de cet intermède pharmaceutique pour reprendre haleine. Quand le ministre eut retrouvé sa voix, il admit :

— En effet, il m’a dit que vous sembliez vous défendre, mais les jeux de l’amour sont parfois plus violents qu’on ne l’imagine, et je sais des femmes...

Ce fut au tour de Marianne de rougir. Précipitamment, elle s’écria :

— Il n’était nullement question des jeux de l’amour : du moins pour moi. Ce garçon s’était caché sous mon lit durant mon absence. Il en est sorti lorsque j’ai été couchée et près de m’endormir. J’ai donc subi une agression... et je ne vois pas pourquoi cela nécessitait qu’on me traînât ici en pleine nuit pour y subir un cours de morale... enfin, de votre morale personnelle !

Pour la première fois, Fouché risqua un mince sourire.

— Soit, je veux bien l’admettre pour cette fois : Vous avez été victime de votre charme. C’est un malentendu. Mais, après tout, je ne suis pas mécontent de la rencontre : au moins cela m’a permis de vous préciser certaines directives dont je serais heureux de vous voir tenir compte à l’avenir.

— C’est-à-dire ?

— Pas d’amant... sauf le prince ! susurra Fouché qui avait joint le bout de ses doigts et les contemplait avec attention, ce qui lui permit d’ignorer de coup d’œil indigné de son interlocutrice.

— Pas même le prince ! rectifia celle-ci d’une voix tranchante. Inutile de garder des illusions à cet égard, monsieur le Duc. Le prince est plein de grâce envers moi, mais son attention est ailleurs !

— La duchesse de Courlande, je sais, mais cela n’empêche pas ! La duchesse approche du demi-siècle... et vous n’avez pas vingt ans ! Est-ce que vous ne plaisez pas à notre ami ? J’ai cru m’apercevoir du contraire ! Et vous avez même réussi à séduire l’agressive Mme de Périgord, ce qui est un véritable exploit !

— Je crois, en effet, que je plais à Son Altesse Sérénissime, fit Marianne gravement. Mais là n’est pas la question. Même si le prince était amoureux de moi, je ne lui céderais pas.

— Pour quelle raison ?

— La plus simple de toutes : je ne l’aime pas. Et je me suis promis de n’être jamais qu’à l’homme que j’aimerai.

— Comme c’est romantique ! ricana Fouché. Et vous n’aimez personne ?

— Personne !

— Pas même... cet Américain avec lequel vous êtes demeurée enfermée si longtemps dans le pavillon au fond du jardin ?

Marianne tressaillit. Il savait cela aussi ? Décidément, les renseignements allaient vite et il semblait aussi vain que dérisoire de chercher à dissimuler la moindre chose au ministre de la Police ! Cela donnait une désagréable impression : celle de vivre dans une sorte de vitrine éclairée de tous côtés, sans ombres et sans refuges possibles... A toute heure, en tous lieux, Fouché avait des yeux, des oreilles qui travaillaient pour lui... Et sans qu’elle en eût véritablement conscience, le visage de la jeune fille se ferma.

— Surtout cet Américain ! répondit-elle enfin d’une voix si altérée qu’elle en fut effrayée. Il ne s’agit pas d’amour entre nous... mais d’un vieux compte dont le règlement viendra peut-être un jour... et qui ne vous regarde en rien ! ajouta-t-elle avec une brusque colère.

En prononçant tous ces mots, Marianne avait eu l’étrange impression de mentir, pour la première fois. Elle les pensait cependant et il n’y avait rien dans ses paroles qui ne fût exact... pourtant c’était comme si, au fond d’elle-même, une voix secrète protestait ! Il lui était désagréable de parler à cet homme de Jason Beaufort. Qu’il fût un ennemi était une chose, mais il n’en appartenait pas moins à son univers secret à elle, à cet autrefois auquel nul n’avait le droit de toucher. Même s’il avait été l’instrument de sa ruine, Jason appartenait au cadre, au temps de Selton. Et Fouché n’avait rien à faire avec Selton.

Il ne lui demandait rien d’ailleurs. Péniblement, il s’extrayait de son fauteuil, resserrant autour de sa maigre personne ses châles et ses flanelles.

— C’est bon, fit-il seulement, je ne vous poserai pas de questions à ce sujet. Mais si vous me cachiez quelque chose d’important concernant votre mission... soyez bien sûre que j’en serais tôt ou tard informé ! Cela, alors, vous coûterait bien plus cher que cela ne vaut. J’espère que vous en êtes persuadée ?

— Tout à fait ! dit Marianne froidement. Et je répète : ce qui se passe entre M. Beaufort et moi ne regarde que nous-mêmes !

— Parfait ! Dans ce cas, nous allons l’un comme l’autre regagner nos lits respectifs. Je vous souhaite une bonne nuit, mademoiselle Mallerousse !

Il appuya intentionnellement sur ce nom, mais Marianne dédaigna la menace légère que le ton impliquait. Elle n’avait rien à se reprocher. Elle ne cachait rien... hormis la conversation qu’elle avait eue récemment avec le prince, mais, dans toutes les circonstances de la vie, il faut savoir prendre un parti. Marianne avait choisi celui de la tranquillité dont elle avait grand besoin pour mener à bien ses projets d’avenir. Elle esquissa une révérence.

— Bonne nuit, monsieur le Ministre !

Au-dehors, elle retrouva le valet-policier Basvin puis, dans la cour, la voiture qui les avait amenés. Un long moment, tous deux roulèrent en silence. Marianne n’avait plus sommeil, mais l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Fouché lui donnait à penser. Il ne lui était plus possible d’ignorer ou de minimiser la surveillance étroite dont elle était l’objet. Pourtant, Fouché ne lui avait pas parlé de la fameuse voiture noire. Marianne, elle-même, tout à sa colère, l’avait oubliée un instant. Mais il était évident que Fouché, lui, n’oubliait rien. Dans ce cas, il fallait sans doute en conclure que non seulement il connaissait l’existence de cette voiture, mais encore qu’il en était très certainement le maître.

Ce fut Basvin qui, le premier, rompit le silence :

— Je dois des excuses à Mademoiselle, dit-il doucement. Il semble que je me sois trompé. Mademoiselle veut-elle m’excuser ?

— Vous avez fait votre travail, riposta Marianne avec un léger dédain. Je ne peux vous en vouloir. D’autant plus que vous m’avez tirée d’une situation difficile. Puis-je savoir ce que vous avez fait de ce malheureux Fercoc ?

Le policier sourit :

— Nous l’avons simplement remis dans son lit avec défense d’en bouger... et nous lui avons fait comprendre qu’il lui serait beaucoup plus profitable de ne plus s’occuper de Mademoiselle, surtout s’il tient à sa place.

— Et... si l’on s’aperçoit que nous sommes sortis ? Que dirons-nous ?

— Rien ! On ne s’en apercevra pas.

En effet, quand la voiture franchit le portail de l’hôtel Matignon, tous les autres attelages qui attendaient là au moment de leur départ y étaient encore. Rien n’avait changé, ni dans la rue déserte ni dans l’hôtel illuminé. Le faux valet sauta à terre, aida Marianne à descendre puis ôta l’ample manteau sombre dont il avait recouvert sa livrée.

— Il me reste à souhaiter une bonne fin de nuit à Mademoiselle, dit-il en s’inclinant. Puis à lui faire mes adieux. Je quitte demain le service du prince.

— Vous partez ? fit Marianne surprise. Mais pourquoi ?

— J’ai à faire ailleurs... et sous une autre enveloppe. Il se peut que nous nous rencontrions encore ; en d’autres circonstances. De toute façon que Mademoiselle...

— Est-il encore nécessaire, en ce cas, d’employer la troisième personne ?

— Non, je ne pense pas... mais je vous remercie d’en faire la remarque. Bonne chance, mademoiselle Mallerousse. Et soyez certaine que, dans cet hôtel, vous demeurerez aussi soigneusement protégée.

Protégée... ou surveillée ? Les deux sans doute, songea Marianne en le regardant s’éloigner vers les communs. En tout cas, la transformation qui s’était opérée, en une seconde, chez cet homme était curieuse. Ses traits lourds s’étaient animés, son regard morne avait pris soudain de l’éclat, l’attitude elle-même s’était modifiée. Et la jeune fille se demanda combien d’hommes de Fouché vivaient au juste dans cette maison, et sous quels déguisements. Combien aussi dans Paris et dans l’énorme Empire ? Ils formaient un monde étrange, secret et silencieux, dont les ramifications profondes s’étendaient à perte de vue, un monde dont elle-même faisait partie bien malgré elle et qui semblait couvrir toutes les classes de la société. N’assurait-on pas que l’impératrice Joséphine, elle-même, avait parfois renseigné la police ? Et sur tout cela régnait, autant et plus peut-être que le Corse, l’inquiétant personnage dont, tout à l’heure, elle avait, cependant, surpris un aspect si ridicule. Mais aucun ridicule ne pouvait tuer la peur qu’inspirait Fouché.

Tout en rêvant ainsi, Marianne pénétra dans l’hôtel et, passant devant l’une des portes entrouvertes des salons, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Rien n’y avait bougé, ni les choses ni les êtres. C’était comme si le temps, un moment, s’était arrêté. Le démon du jeu n’avait pas encore lâché ses fidèles.

11 LA NUIT DU BUTARD

La berline de ville du prince de Bénévent filait, de toute la vitesse de ses irlandais ferrés à glace, sur la promenade de Longchamp, déserte à cette heure tardive. Il était 8 heures du soir. Si l’on eût été à la belle saison, les équipages et les cavaliers s’y fussent pressés encore durant plusieurs heures, mais la nuit, le froid et la neige avaient chassé les Parisiens depuis longtemps : les bourgeois vers leur souper et leur partie de cartes, l’élite vers les grandes soirées, qui avaient lieu à peu près chaque soir à cette période de l’année. Hier, c’était chez le prince de Cambacérès, ce soir chez le duc de Cadore, qui avait remplacé Talleyrand au poste de ministre des Relations extérieures. C’était sans doute la raison pour laquelle, songeait Marianne, le prince était auprès d’elle dans cette berline plutôt qu’en train de se préparer pour le bal du duc.

Enfoncée dans les coussins de velours amarante, assortis aux grandes roues vernies de la voiture, elle regardait défiler d’un œil indifférent le paysage neigeux. Elle connaissait bien Longchamp, maintenant, pour s’y être promenée souvent avec la princesse et la petite Charlotte, et elle se souciait peu de l’endroit où on l’emmenait. Talleyrand lui avait dit, le matin même :

— Ce soir, je vous conduirai chez l’un de mes bons amis, grand amateur de musique. Faites-vous aussi belle que possible. Ce ne sera pas difficile d’ailleurs, mais je voudrais vous voir en rose.

C’était la première fois que le prince manifestait une préférence vestimentaire quelconque. Marianne s’en étonna, d’autant plus que, jusqu’à présent, elle était persuadée qu’au contraire ses goûts allaient plutôt aux couleurs froides comme le vert ou le bleu, et qu’elle ne possédait pas une robe rose.

— Vous en aurez une ce soir ! assura le prince et, de fait, dans la journée, Leroy avait livré à Marianne une toilette qu’elle avait jugée fabuleuse, encore que d’une extrême simplicité.

La robe était faite d’un satin rose très pâletout givré d’argent, sans la moindre garniture, mais elle était accompagnée d’un grand manteau à capuchon de même étoffe, ourlé et ouaté d’hermine, ainsi que d’un manchon assorti. L’effet, sur elle, était prodigieux ainsi que le lui avait prouvé le sourire satisfait dont l’avait gratifié le prince, tout à l’heure, quand elle était descendue le rejoindre.

— Je crois, lui dit-il, que ce soir encore vous remporterez une victoire, peut-être votre plus grande victoire !

En effet, la voix de Marianne lui valait des succès de salon extrêmement flatteurs, mais qui ne la touchaient qu’en proportion de ce qu’elle espérait rencontrer au théâtre. Elle était assez sage pour comprendre que, justement, ce n’étaient que des succès de salon, donc des lauriers bien éphémères. D’ailleurs, depuis quelque temps, elle éprouvait moins de confiance en elle, moins d’ardeur à travailler son chant. De plus, il y avait cette obsédante voiture noire qui s’attachait toujours à ses pas, où qu’elle allât. C’était comme un présage sinistre qui se collait à elle et la hantait. Elle avait pensé parfois à sortir à pied pour voir si quelqu’un l’aborderait, mais elle n’avait pas osé, retenue par une crainte inexplicable. Chose plus grave, elle avait souligné le fait dans son rapport, mais Fouché n’avait pas relevé l’information. Et Marianne ne savait plus que penser. Le prince, non plus, ne lui en avait pas parlé. Comment cela était-il possible ? Elle songeait, dès le lendemain, à se rendre chez Fouché.

La scène avec Jason Beaufort était vieille de huit jours maintenant et Marianne, malgré sa volonté affirmée de l’oublier, n’avait pas encore réussi à s’en libérer. Quand elle évoquait l’Américain, elle était en proie à une foule de sentiments si complexes qu’elle ne parvenait pas à s’y retrouver. La colère dominait, et la rancune aussi, d’autant plus amères qu’elle avait été plus tentée d’accepter ce qu’il lui offrait. Elle était trop jeune encore pour n’être pas sensible à la magie de certains mots. Jason avait éveillé en elle le désir de cette vie inconnue qu’il avait esquissée pour elle, de cette vie libre dans un monde tout nouveau, plein de soleil et de chaleur. Peut-être était-il sincère lorsqu’il disait vouloir lui rendre un peu de ce qu’il lui avait pris ? Et, lorsque cette pensée lui venait, Marianne était bien près de courir vers lui. Un matin, alors qu’elle faisait les courses de la princesse, elle avait même demandé au cocher de passer par la rue Cerutti. Elle avait vu, au numéro 27, l’hôtel de l’Empire, une élégante maison devant laquelle stationnaient plusieurs voitures et, un instant, elle avait été tentée de faire arrêter, de descendre et de demander cet homme étrange qu’elle détestait et qui, cependant, la fascinait.

Mais d’autres idées lui venaient. Pourquoi croirait-elle en la parole de Beaufort ? Il l’avait dépouillée, il avait osé trafiquer de son amour, de sa pudeur. Qui pouvait dire si, une fois en mer, il respecterait sa parole et ne réclamerait pas les droits honteux qu’il croyait avoir sur elle ? A plus forte raison lorsqu’ils seraient ensemble au bout du monde ! Car enfin, quelle raison pouvait-il avoir de la sauver, et de quoi ? Quel était ce danger imaginaire qu’il avait agité à ses yeux sinon un quelconque épouvantail propre uniquement à la faire tomber plus sûrement dans son piège ? Le matin même, Marianne avait reçu un court billet sans signature

« Je suis encore là pour une semaine. Ensuite, il vous faudra, pour me rejoindre, vous adresser à mon ami Paterson, consul d’Amérique à Nantes ! Réfléchissez, je vous en conjure, et venez avec moi. Le temps presse. »

Marianne s’était contentée de hausser les épaules et de jeter le billet dans la cheminée. Ce jour-là, elle n’avait pas envie de croire Jason Beaufort.

La berline traversait la Seine et Marianne se pencha vers la portière, essuyant un peu de buée du bout de son gant.

— Nous allons donc à la campagne ? demanda-t-elle. Est-ce encore loin ?

Elle voyait à peine son compagnon, dans l’ombre de la voiture, mais elle sentait son parfum de verveine. Depuis que l’on avait quitté la rue de Varenne, il avait paru dormir.

— Pas très loin, non. Le village où nous nous rendons s’appelle La Celle-Saint-Cloud. L’ami chez qui nous allons y possède un petit château ravissant. C’est une maison pleine de charme, l’un des plus jolis décors que je connaisse. Jadis, le Roi en avait fait un rendez-vous de chasse.

Il était rare que Talleyrand fût aussi lyrique. La curiosité de Marianne s’éveillait. Cet ancien rendez-vous de chasse, perdu dans un village voisin peut-être, mais de toute façon campagnard, c’était étrange. Jusqu’ici, Talleyrand ne l’avait guère emmenée que dans des salons parisiens, chez Mme de Laval, chez Dorothée de Périgord, bien sûr, et chez les dames de Bellegarde. Ceci était une véritable expédition.

— Y aura-t-il beaucoup de monde ? demanda-t-elle d’un ton faussement détaché. Qui sera là ?

Le prince toussota comme s’il cherchait sa réponse, mais sa voix lente était unie comme un miroir quand il répondit :

— Ma foi, non, il n’y aura pas beaucoup de monde. Ma chère enfant, avant que nous arrivions, il me faut vous donner quelques explications. Il ne s’agit pas d’une grande soirée. L’ami chez qui je vous emmène se nomme simplement M. Denis.

Marianne leva un sourcil étonné.

— M. Denis ? Denis de quoi ?

— De rien. C’est un... bourgeois, fort riche et de grande valeur et aussi un très ancien ami d’un temps... difficile ! En outre, c’est un homme malheureux qu’un deuil cruel vient de frapper. En quelque sorte, c’est une œuvre charitable que je vous mène accomplir !

— Habillée comme une princesse, d’une toilette de bal par surcroît et chez un homme en deuil ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu m’habiller de sombre ?

— Le deuil se porte au fond du cœur, ma chère enfant, non en vêtements. M. Denis, dans la nuit qui l’accable, a besoin de voir l’aurore. J’ai voulu que vous fussiez cette aurore.

Un rien de trop onctueux dans le ton du prince accrut la curiosité, déjà éveillée, de Marianne. Il redevenait lyrique et n’avait pas l’air tout à fait sincère. Qu’est-ce que c’était que ce bourgeois possédant un ancien rendez-vous de chasse du Roi et chez qui on allait en grande toilette ?

Elle eut soudain envie d’en savoir davantage.

— J’admire que Votre Altesse se donne tant de mal pour un homme si éloigné d’elle. Un ancien ami, vraiment ?

— Des plus anciens ! fit Talleyrand gravement. Vous seriez étonnée de nombre de bourgeois que je compte dans mes relations et même dans mes amis ! La Cour impériale, elle-même, en compte un assez grand nombre, habillés de titres ronflants, je veux bien l’admettre.

— Alors, pourquoi ce M. Denis n’en a-t-il pas ?

— Parce que cela ne l’intéresse pas ! Il n’a que faire d’être comte ou marquis. Il est... lui et c’est assez ! Dites-moi, mademoiselle Malle-rousse, j’espère que vous n’êtes pas choquée par l’idée de chanter devant un bourgeois ?

Elle devina un sourire moqueur dans l’ombre de la voiture.

— Bien sûr que non, murmura-t-elle, j’espère seulement qu’il ne s’agit pas d’un de ces anciens Conventionnels, d’un régicide, d’un...

— Il ne serait pas mon ami ! coupa Talleyrand avec quelque sévérité. Soyez donc en repos là-dessus.

Sur la couverture de fourrure qui emprisonnait leurs jambes, la main du prince vint chercher celle de Marianne et s’y posa. Plus doucement, sur le ton de la confidence intime, il ajouta :

— Vous apprendrez à l’usage que les gens de ce pays font parfois des choses bizarres, mais jamais sans raison. Ce que je vous demande ce soir, c’est un service personnel, une faveur si vous préférez. Cet homme n’est pas noble de nom, mais il l’est de cœur et son chagrin doit vous le rendre sympathique... au point d’oublier d’en parler à notre ami Fouché, hé ? Il n’a pas besoin de connaître cette visite.

La brève inquiétude de Marianne s’apaisait, mais la curiosité demeurait, plus vive encore.

Outre qu’il lui était indifférent de chanter pour n’importe qui, puisqu’elle avait promis au prince de le faire quand il le désirerait, elle avait hâte maintenant d’arriver pour voir à quoi ressemblait ce M. Denis pour lequel le vice-grand-électeur de l’Empire avait de tels égards.

— Je vous demande pardon, dit-elle gentiment. Je chanterai avec plaisir pour votre ami si malheureux.

— Je vous en remercie.

La berline grimpait une côte assez raide. Les chevaux avaient considérablement ralenti leur allure, mais Lambert, le cocher, les retenait d’une main sûre pour les empêcher de glisser. La buée se reformait sur les vitres des portières et le silence retomba dans l’intérieur douillet de la voiture, chacun retournant à ses pensées. Marianne songea tout à coup qu’en quittant l’hôtel elle n’avait pas remarqué si l’insupportable voiture noire était toujours là, puis l’oublia pour ne plus songer qu’au mystérieux M. Denis. Elle était heureuse de n’avoir pas à parler de lui dans ces maudits rapports quotidiens que, bon gré mal gré, il lui fallait rédiger, encore que, grâce à Talleyrand, ce fût devenu une simple formalité. Mais pourquoi Fouché n’avait-il pas répondu au sujet de la voiture noire ? A moins qu’elle ne lui appartînt ! Après tout : pourquoi pas ?


Blanc sur le fond noir de la forêt, le pavillon du Butard avait l’air de rêver au bord d’un étang gelé qui dominait sa terrasse. Par les hautes fenêtres, une douce lumière dorée glissait sur les plaques brillantes de neige glacée. Sous son léger fronton orné d’une scène de chasse, il surgissait de la nuit et des bois, comme une demeure enchantée. Peut-être parce que sa curiosité aiguisée lui faisait espérer des choses extraordinaires, Marianne, tout de suite, en fut captive.

Elle vit à peine le valet de pied en livrée sombre qui abaissait devant elle le marchepied, quand la voiture eut franchi la grille fermant la cour circulaire, se dirigea vers la porte ouverte comme dans un songe. Un petit vestibule orné de fleurs l’accueillit. Un beau feu, allumé dans une grande cheminée, y répandait une douce chaleur. Un escalier se perdait dans les ombres de l’étage. Mais Marianne n’eut pas le temps d’étudier attentivement les lieux. Le valet ouvrait devant elle la porte d’un salon bleu et blanc dont le plafond s’arrondissait en coupole azurée, entourée d’une frise d’amours jouant au milieu de feuillage.

Les meubles laqués, légers, charmants, appartenaient au siècle précédent. Ils étaient tendus de soie bleue rayée de blanc et semblaient disposés là uniquement pour mettre en valeur les énormes bouquets d’iris et de tulipes roses disposés avec art un peu partout. Sur la cheminée, une grande glace Régence reflétait le décor de la pièce, éclairé de longues bougies roses parfumées. Par les fenêtres de l’avancée, on apercevait, au-delà du balcon, l’étang gelé traversé d’une chaussée. Mais le regard de la jeune fille alla tout de suite chercher le clavecin, ravissant sous son verni ancien, disposé près de l’une des fenêtres aux ferrures bleues. Le parquet, recouvert d’un grand tapis de Beauvais, gémit doucement sous la canne et le pas inégal de Talleyrand. La pièce était rigoureusement vide. Mais une porte venait de s’ouvrir. Un homme parut.

Pensant que c’était là ce mystérieux M. Denis, Marianne le regarda avec curiosité. Il était de taille moyenne, blond et franchement laid avec un profil en lame de couteau et des yeux bruns qui louchaient légèrement. Mais son visage intelligent et ouvert avait une expression de bonté naturelle qui lui plut. Par contre, elle s’étonna de l’habit vert chou de cet homme en deuil.

La main tendue, le sourire aux lèvres, il s’avança rapidement vers les visiteurs.

— Vous êtes d’une exactitude militaire, à la bonne heure ! Bonjour, mon cher prince ! Ainsi, c’est la jeune fille.

— En effet, mon cher Duroc, voici Mlle Mallerousse dont je vous ai vanté la voix sans rivale. Est-ce que... M. Denis n’est pas encore là ?

— Non, pas encore, répondit celui que l’on avait appelé Duroc, mais il ne saurait tarder. En attendant, je vous ai fait préparer un petit souper léger. J’ai pensé que vous auriez froid après cette longue route.

Avec beaucoup de galanterie, il conduisit Marianne jusqu’à une chaise longue couverte de velours violet qui tenait le coin de la cheminée, puis l’aida à ôter son manteau. Intimidée par l’élégance raffinée du décor, autant que par la tournure, toute militaire, de cet inconnu au nom bourgeois, Marianne se laissa faire sans rien dire. Confuse bientôt du regard admiratif dont il la couvrait, elle ne vit pas le coup d’œil qu’il échangea avec Talleyrand. Celui-ci, d’ailleurs, refusait de se laisser dépouiller de sa houppelande fourrée.

— Merci, mon ami, Mlle Mallerousse sera heureuse de se réchauffer, mais moi, je repars.

Marianne, qui avait tendu ses mains vers le feu, sursauta :

— Quoi ! Votre Altesse me laisse ?

Il s’approcha d’elle, prit l’une de ses mains dans les siennes et y posa un rapide baiser.

— Je ne vous laisse pas, ma chère enfant, je vous confie ! Il me faut rentrer. Ma vieille amie, la baronne de Staël, qui a obtenu la permission de se rendre aux Etats-Unis avec son fils, touche à Paris cette nuit. Je veux lui dire adieu et la mettre en voiture pour Morlaix où l’attend déjà son bateau. Mais n’ayez aucune crainte. Mon ami

Duroc aura pour vous des soins de père et, quand vous aurez fini de charmer notre pauvre ami, il vous fera reconduire à la maison dans sa propre voiture.

— J’espère que vous n’en doutez pas, fit Duroc avec un bon sourire, et que je ne vous fais pas peur, mademoiselle ?

— Non... non, pas du tout ! répondit Marianne en s’efforçant de lui rendre son sourire.

Elle le trouvait sympathique, mais elle était désorientée. Pourquoi donc Talleyrand ne lui avait-il pas dit qu’il ne resterait pas avec elle ? Jamais encore il n’avait agi de la sorte ! Avec sa finesse coutumière, il dut comprendre ce qui se passait dans la tête de la jeune fille, car il se pencha un peu vers elle, appuyé sur sa canne :

— Je craignais de vous inquiéter et de froisser votre timidité avant que vous ayez vu l’homme rassurant que voici ! Quant à l’entière vérité, elle est celle-ci : Je désire faire à mon ami Denis la surprise de votre voix. Quand vous entendrez le roulement de sa voiture au-dehors, vous commencerez à chanter, mais vous ne lui direz pas que je suis l’auteur de cette jolie surprise !

— Mais... pourquoi ? fit Marianne complètement abasourdie. Si vous pensez que la surprise est bonne, il ne pourrait que vous en être reconnaissant.

— Justement ! Je ne veux pas de sa reconnaissance, pas tout de suite ! Il saura la vérité mais un peu plus tard. Pour le moment, je veux qu’aucun autre sentiment ne trouble, si peu que ce soit, la joie très pure qu’il aura à vous découvrir.

Marianne comprenait de moins en moins, mais était intriguée au plus haut point. Quel homme étrange, compliqué et mystérieux était donc le prince ? Et pourquoi donc croyait-il nécessaire de prendre, avec elle, ce ton un rien trop emphatique si peu dans sa manière ? Mais Duroc traduisit à sa façon les sentiments de la jeune fille et elle lui en fut reconnaissante.

— Vous avez parfois de drôles d’idées, prince. Mais vous ne seriez pas tout à fait vous-même s’il en était autrement ! Bon retour.

En regardant son hôte d’un moment accompagner Talleyrand jusqu’au vestibule, Marianne se demandait ce que pouvait bien être ce Duroc dans la maison de M. Denis. Un parent ? Un simple ami ? Le frère peut-être de celle que pleurait le mystérieux bourgeois ? Non, l’habit vert s’opposait également à ce qu’il fût le frère de la défunte. Un cousin peut-être, ou un camarade d’enfance chargé de s’occuper de la maison ? Non, ce devait être un militaire, cela se voyait à certains gestes, à certaine façon de porter la tête, à sa manière de marcher même, celle d’un homme qui a plus l’habitude des bottes que des escarpins.

Le retour de Duroc interrompit le cours des pensées de Marianne. Il revenait, accompagné d’une sorte de majordome vêtu de noir qui poussait une petite table toute servie. Sous sa perruque poudrée, la figure ronde et rose de cet homme reflétait toute la solennelle gravité qui sied à un serviteur de grande maison. Il salua la jeune fille avec un rien de condescendance qui la stupéfia. Décidément, ce Denis devait être quelque insupportable parvenu, immensément fier de son luxe et de son train de vie, si ses domestiques eux-mêmes se croyaient autorisés à s’en montrer vaniteux. Tel maître, tels valets ! M. Denis était certainement insupportable ! Cependant Duroc disait :

— Laissez, laissez, coupa précipitamment Duroc. Nous nous servirons, vous dis-je.

Le majordome se retira dignement, mais Marianne avait remarqué le mot inachevé. Quel nom avait-il-été sur le point de donner à Duroc ? Elle pensa que, puisque le mystérieux Denis n’était pas encore là, elle pourrait en profiter pour essayer de se renseigner sur lui. Elle accepta avec reconnaissance une tasse de bouillon, mais refusa toute autre chose.

— Ne dois-je pas être en train de chanter quand M. Denis entrera ? Il ne peut donc me trouver attablée.

— Vous avez raison. Mais il suffira de commencer quand nous entendrons la voiture.

Marianne glissa un regard vers le clavecin.

— Devrai-je m’accompagner moi-même ?

— Non... non bien sûr. Où avais-je la tête ? Attendez un instant.

Il devenait nerveux, visiblement. Tout en dégustant son bouillon, Marianne sourit intérieurement. L’aventure, à tout prendre, était amusante et elle avait de plus en plus envie de voir ce curieux bourgeois qui semait si bien la panique chez lui. Duroc revint au bout de quelques instants escorté d’un jeune homme aux longs cheveux, au teint nocturne, mince et sévère d’aspect qui, sans regarder Marianne, prit sur le clavecin le rouleau de musique qu’elle avait apporté et s’installa devant l’instrument. Duroc, l’air soulagé, revint vers son invitée.

— Voilà, nous sommes prêts maintenant. Vous pourrez donner à M. Hassani toutes les indications que vous voudrez, mais n’en attendez pas de réponse : il est muet ! chuchota-t-il en jetant un coup d’œil vers le pianiste.

Un muet, maintenant ? Du coup, Marianne en vint à se demander si ce M. Denis ne portait pas un faux nom, cachant autre chose ! Quelque personnage à la fortune mal acquise, vivant somptueusement mais discrètement au fond des bois, à l’abri des trop curieux argousins de Fouché, ou encore quelque noble étranger conspirant contre le régime ? Fouché ne lui avait-il pas laissé entendre qu’en haut lieu on avait des doutes sur la fidélité de Talleyrand ? On murmurait que s’il n’avait pas encore trahi l’Empereur, cela courrait bien ne pas trop tarder. Ce nom trop simple de M. Denis recouvrait certainement un dangereux personnage, un envoyé du Tzar peut-être, ou même de l’Angleterre ?

— Par quel morceau commencerez-vous ? demanda Duroc.

— Un air de Paer. Je l’aime bien.

— M. Denis sera ravi. Il aime beaucoup Paer qui est, vous le savez sans doute, le chef d’orchestre de la Cour.

— M. Denis est en France depuis longtemps ? demanda Marianne à brûle-pourpoint, mais sans avoir l’air d’y toucher.

Duroc ouvrit de grands yeux.

— Mais, depuis quelque temps, oui ! Pourquoi cette question ?

Le roulement d’une voiture sur le gravier de la cour dispensa Marianne de répondre, ce qui peut-être lui eût été difficile. Aussitôt, Duroc fut sur pied tandis qu’elle se précipitait vers le clavecin près duquel elle se tint debout, tournant le dos à la porte. Imperturbable, Hassani préludait déjà, tandis que Duroc courait vers le vestibule. Un trac terrible s’empara brutalement de Marianne qui se sentit perdre pied. Ses mains se glacèrent et elle dut les serrer l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler, en même temps qu’un désagréable frisson glissait le long de son dos. Elle jeta sur l’impassible visage du pianiste un regard si éperdu qu’il la gratifia d’un coup d’œil sévère. Au-dehors, on entendait des voix, des pas. Il fallait se jeter à l’eau pour ne pas troubler la grande surprise de Talleyrand.

Le regard sévère d’Hassani se fit impératif. Marianne ouvrit la bouche et fut tout étonnée d’entendre Sa propre voix en sortir, chaude, aisée, aussi souple que si l’affreux trac ne l’eût pas serrée à la gorge.

Que le bonheur arrive lentement !

Que le bonheur s’éloigne avec vitesse

Durant le cours de ma triste jeunesse

Si j’ai vécu, ce ne fut qu’un moment...

Tout en chantant, Marianne avait perçu un pas rapide sur les dalles du vestibule, un pas qui s’était arrêté net au seuil de la porte. Puis elle n’entendit plus rien, mais elle eut la conscience aiguë d’une présence, d’un regard. Or, chose étrange, loin d’en être gênée, il lui parut, au contraire, que cette présence la libérait de quelque angoisse inconnue, qu’elle était amicale, rassurante. Le trac s’était envolé comme par enchantement. La voix de Marianne jaillissait avec une chaleur, une aisance qu’elle n’avait jamais connues. Une fois de plus, la musique était venue à son secours. Elle avait, sur Marianne, un pouvoir toujours nouveau, sans cesse renouvelé et toujours aussi puissant. Elle se laissait emporter par elle sans résistance et sans crainte, parce que entre la musique et elle c’était une histoire d’amour sincère. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient trahir. Les derniers mots du poème s’écoulèrent, soupirés par les lèvres fraîches de la jeune fille :

... Douces erreurs, consolante espérance,

J’ai tout perdu ; l’amour seul est resté...

C’était fini. Il y eut un silence. Hassani, les yeux baissés, laissa ses mains glisser sur ses genoux et Marianne sentit que l’état de grâce la quittait. Affreusement intimidée, tout à coup, elle n’osait pas tourner la tête vers la cheminée, près de laquelle elle devinait une présence. Soudain, une voix brève déclara :

— C’est admirable ! Chantez encore, mademoiselle ! Connaissez-vous Plaisir d’amour ?

Cette fois, elle le regarda. Elle vit, accoudé à la cheminée, un homme d’assez petite taille, plutôt corpulent sans être épais ou lourd. Il portait un frac noir, cravate noire, des culottes de Casimir blanc, sur lesquelles elle remarqua avec étonnement des traces noires, des taches d’encre à n’en pas douter. On voyait même la forme de la plume qu’on avait essuyée. Elles s’enfonçaient dans de courtes bottes à l’anglaise armées de petits éperons d’argent. Les mains et les pieds de M. Denis étaient petits, élégants, mais ce fut son visage qui fascina Marianne. Elle n’en avait jamais vu de semblable. Couleur d’ivoire pâle, il avait la beauté classique d’un masque romain. De courts cheveux, noirs et plats retombaient sur son front en mèches raides soulignant les yeux, gris bleu, un peu enfoncés. Le regard, difficilement soutenable, était inoubliable. Entre ses mains, M. Denis tenait une tabatière d’écaille cerclée d’or dont il se servait surtout pour inonder de tabac ses vêtements et ses alentours.

— Eh bien ? demanda-t-il.

Réalisant qu’elle l’examinait sans discrétion, Marianne devint très rouge et se hâta de détourner les yeux.

— Je connais cette romance, en effet.

Elle attaqua la célèbre mélodie avec une émotion dont elle ne fut pas maîtresse. Incapable de comprendre ce qui se passait au plus profond de son être, elle s’identifia à la musique avec une passion et une intensité dont elle se serait crue incapable. Mais cette fois, tout en chantant, elle osa regarder M. Denis. Jamais aucun homme ne l’avait attirée comme celui-là et, incapable de dissimuler ses impressions que son visage mobile livrait avec une grande vérité, elle garda ses prunelles vertes attachées aux yeux de l’inconnu et parut n’adresser qu’à lui seul les paroles d’amour de la chanson :

Tant que cette eau coulera lentement,

dans le ruisseau qui borde la prairie,

je t’aimerai...

Mais à mesure que la plainte d’amour s’exhalait de ses lèvres, elle pouvait voir M. Denis quitter sa pose indolente, rejeter la tabatière d’un geste impatient et, peu à peu, s’approcher d’elle. Lui non plus ne la quittait pas des yeux. Il la regardait intensément, il la regardait comme jamais aucun homme n’avait osé, n’avait su la regarder. Et il semblait à la jeune fille qui si ce regard, tout à coup, l’abandonnait, elle cesserait de vivre à l’instant même. Des larmes montaient à ses yeux. Elle sentait battre son cœur sous le satin givré de sa robe, si fort qu’il semblait sur le point d’éclater. Elle se sentait à la fois heureuse, effrayée et inquiète, mais elle comprenait qu’elle pourrait chanter la nuit entière pour le seul plaisir d’être regardée ainsi.


L’ami, le pianiste disparurent instantanément, mais Marianne n’eut même pas l’idée de protester. C’était normal, c’était dans l’ordre des choses !

Quand la dernière note s’éteignit, Marianne et M. Denis se retrouvèrent face à face. Sans la quitter des yeux, il eut un sec claquement des doigts :

— Sors, Duroc ! Et vous aussi, Hassani ! fallait qu’ils fussent seuls, tous les deux ! En quelques minutes, cet inconnu au nom ridicule était devenu pour elle plus important que tout au monde et Marianne cherchait en vain à nommer le sentiment sauvage, primitif et exigeant qui la bouleversait. C’était comme si, depuis toujours, elle n’avait vécu que pour cet instant... Elle ne souhaitait même plus savoir qui était cet homme, s’il s’appelait vraiment Denis, si c’était un personnage noble ou dangereux. Non ! Il était là, et tout était bien. Elle n’avait besoin de rien d’autre.

Adossée au clavecin qu’elle étreignait de ses mains froides, la gorge haletante, elle le regardait approcher, plus près, encore plus près. Il lui sourit et elle sentit fondre son cœur sous le charme de ce sourire.

— Lorsque j’étais enfant, dit-il sur le ton de la confidence, je me suis souvent demandé ce qu’Ulysse avait entendu, lié au mât de son navire, tandis que ses compagnons avaient les oreilles bouchées de cire. Il suppliait qu’on le détachât pour se jeter à l’eau et nager vers la voix de la sirène. Je sais, maintenant, ce qu’il a éprouvé !

Les sirènes ! Jason Beaufort, lui aussi, l’avait comparée aux sirènes. Qu’avait-il dit ? Marianne ne s’en souvenait plus au juste. D’ailleurs, y avait-il encore un Jason Beaufort quelque part ? Avait-il jamais existé ? Elle-même avait-elle vécu avant cette minute ou venait-elle de naître ?

Malgré son nom français, l’étrange M. Denis devait être étranger. Il avait un léger accent qui faisait penser à l’Italie. Une seconde, l’idée qu’il était un conspirateur étranger réapparut, mais Marianne la chassa comme sans importance. Il pouvait bien être ce qu’il voulait. Elle savait déjà qu’il avait pris, dans sa vie, la première place. Le grand vide qui la faisait hésiter au bord du destin offert par Jason Beaufort n’existait plus.

Avec beaucoup de douceur, M. Denis prit les mains de Marianne et les garda dans les siennes, qui étaient chaudes et fermes. Il s’étonna de les trouver si froides.

— Vous êtes glacée ! Venez près du feu.

Il la fit asseoir sur la chaise longue, s’installa auprès d’elle et attira la table servie.

— Vous allez prendre quelque chose ?

— Non, vraiment, c’est inutile !

— Ne me dites pas que vous n’avez pas faim ! A votre âge on a toujours faim ! Moi, je dévorais. Tenez, un peu de ce pâté de grives, un doigt de chambertin. Le chambertin est le roi des vins. Je n’en bois jamais d’autre ! Non ? C’est ridicule ! Vous devez préférer le Champagne. Alors, un peu de Champagne ?

— C’est que... je n’en ai jamais bu ! fit Marianne inquiète en le voyant remplir une flûte de cristal d’un joyeux vin doré et mousseux.

— Alors, c’est l’occasion où jamais de commencer ! dit M. Denis gaiement. Vous l’aimerez ! Il n’y a pas une femme au monde qui n’aime le Champagne ! Il fait briller les yeux... encore, ajouta-t-il en se penchant un peu vers la jeune fille, que les vôtres n’aient vraiment pas besoin de cet artifice ! J’ai vu bien des émeraudes moins belles !

Tout en bavardant, il la servait avec l’adresse et l’attention d’un amoureux. Avec un peu d’appréhension, Marianne trempa ses lèvres dans le vin puis sourit. C’était frais, pétillant, parfumé, merveilleux ! Son hôte la regardait du coin de l’œil en souriant.

— Alors ?

— C’est merveilleux ! Puis-je en avoir encore un peu ?

— Mais comment donc !

Il la resservit en riant, puis se mit à manger avec entrain. Marianne, entraînée, l’imita. Le salon avait pris tout à coup une atmosphère intime et douce. On n’entendait aucun bruit au-dehors. La neige ouatait tout. Ils étaient là, tous les deux, comme au cœur d’un domaine enchanté, au creux d’une coquille chaude perdue dans une immensité de forêts pétrifiées. Jamais Marianne ne s’était sentie aussi bien, aussi heureuse. Elle vida sa flûte en souriant à M. Denis. Comme il était gentil et gai ! La pensée lui vint qu’il était même bien gai pour un veuf ! Mais peut-être n’avait-il pas aimé sa femme autant qu’on le croyait ? Ou peut-être que la musique lui avait fait du bien ? Ou encore que... Oh ! Et puis cela n’avait vraiment aucune importance ! Le Champagne poussait Marianne à l’optimisme. Elle ne sentait plus ni fatigue ni trac. Des idées folles lui montaient à la tête. Elle avait envie de rire, sans bien savoir pourquoi, de chanter... et même de danser !

— Encore un peu de Champagne ? proposa M. Denis qui la regardait avec un demi-sourire.

— Je veux bien ! Je... je n’aurais jamais cru que c’était aussi bon !

Il la laissa vider le verre à moitié puis, doucement, le lui enleva et s’approcha tout près d’elle.

— Assez bu pour le moment ! Dis-moi ton nom.

Le tutoiement soudain ne la choqua pas. Elle trouva même cela tout naturel ! Ils étaient devenus si bons amis en quelques instants.

— Marianne ! Je m’appelle Marianne M...

— Non... Je ne veux que ton prénom... J’apprendrai le reste plus tard si j’en ai envie... Un rêve, cela ne peut avoir qu’un prénom et il y a longtemps que je n’ai rêvé quelque chose d’aussi joli... Tu es belle, Marianne !... Ta voix m’a envoûtée, mais ta beauté m’enchante.

— C’est vrai ? fit-elle heureuse. Je vous plais à ce point-là... Alors, dites-moi votre nom à vous. Monsieur Denis, c’est affreux.

— Je sais ! Appelle-moi... Charles ! Tu aimes Charles ?

— Ça m’est égal ! Je l’aimerai puisque c’est votre nom.

Il avait pris sa main et la baisait doucement, remontant insensiblement vers le poignet, puis vers le bras, vers l’épaule dont il fit glisser la courte manche rose pour en toucher la rondeur. Sous la caresse, Marianne eut un long frisson, puis ferma, les yeux, envahie d’un bonheur inattendu. Pour rien au monde elle ne l’eût repoussé, peut-être parce que, depuis le premier regard échangé, elle avait eu, sans bien en avoir conscience, la certitude qu’un moment semblable viendrait. Le Champagne mettait dans son sang juste assez de chaleur pour éteindre la répugnance que, depuis sa malheureuse expérience avec Jean Le Dru, elle éprouvait envers les hommes ! D’abord Charles, ce n’était pas un homme vraiment, c’était un rêve. Et elle n’avait pas du tout envie de s’éveiller ni de parler, simplement d’écouter son propre corps s’éveiller à des sensations qui lui faisaient désirer plus que des baisers...

Quand il glissa son bras sous sa taille et la renversa doucement sur les coussins de la petite chaise longue, elle poussa un profond soupir, ouvrit les yeux pour voir le visage de Charles s’approcher du sien, mais les referma très vite quand leurs lèvres se touchèrent. Il l’embrassait doucement, sans peser, caressant plutôt ses lèvres, éveillant lentement, dans le sang de la jeune fille, un véritable incendie. Son cœur battait à rompre sa poitrine et, entre les bras de Charles, elle haletait, appelant d’autres baisers, d’autres caresses.

La bouche contre la sienne, il chuchota :

— Tu veux être à moi... dis ? Tu veux ?

Elle fit oui des paupières et glissa les bras autour de son cou pour mieux l’attirer contre elle.

— Il y a trop de lumière, chuchota-t-elle.

— Viens !

La serrant contre lui, il la fit lever, l’entraîna vers une porte qui s’ouvrit dans la boiserie. Une chambre apparut, petite, toute tendue de bleu. Elle embaumait le jasmin d’Espagne, mais la blancheur du lit ouvert se devinait à peine, car seul le feu qui pétillait dans la cheminée éclairait cette pièce visiblement faite pour l’amour.

A la vue du lit, Marianne eut un instinctif mouvement de recul, mais Charles lui ferma la bouche d’un baiser si brûlant qu’elle défaillit presque contre lui. Puis il l’attira devant la cheminée, s’assit sur une chaise basse et la prit sur ses genoux, comme un enfant. Tout en dégrafant la belle robe rose, il lui murmurait, en italien, des mots d’amour charmants et tendres et couvrait de baisers ses épaules, sa gorge qu’il enveloppa de mille caresses dès qu’elle jaillit des dentelles de la chemise. Il avait des gestes d’une grande douceur et des paroles si caressantes que Marianne oublia bien vite toute pudeur pour le seul plaisir de l’entendre lui dire combien elle était belle.

Nue et frémissante, il l’emporta ensuite jusqu’au lit, la confiant à la tiédeur des draps parfumés avant de l’y rejoindre, très peu de temps après.


En s’endormant, deux heures plus tard, entre les bras de Charles, Marianne, apaisée et comblée, songeait, avec un soupir de bonheur, que ce qu’elle venait de vivre n’avait aucun point de comparaison avec la désagréable expérience subie dans la grange de Kerivoas. Et ce n’était pas seulement parce qu’elle aimait Charles, tandis que Jean Le Dru lui était à peu près indifférent, en dehors du fait qu’elle avait besoin de lui. L’homme auquel elle s’était donnée si spontanément était véritablement devenu son amant, à tous les sens du terme. C’était cette nuit, réellement, qu’elle avait cessé d’être une jeune fille. L’amour de Charles avait fait épanouir en elle la femme, bien autrement que la hâte maladroite du marin. Et elle savait, maintenant, ce que cela voulait dire : appartenir à quelqu’un. Rien ni personne ne pourrait jamais la séparer de celui qui l’avait révélée à l’amour et à elle-même !

— Je t’aime, Charles, avait-elle murmuré contre son cou, en fermant ses paupières lourdes de sommeil. Je t’appartiens pour toujours. Où que tu ailles, quoi qu’il puisse t’arriver, je te suivrai, je t’aimerai.

Il s’était alors redressé sur un coude et l’avait obligée à le regarder.

— Il ne faut pas dire ces choses, carissima mia ! On ne sait pas ce qui se cache derrière la porte fermée de l’avenir. Je peux mourir demain.

— Alors, je mourrai aussi, et nous serons ensemble quand même. Tu ne peux pas savoir ce que tu m’as donné, cette nuit. Tu n’y peux rien et moi non plus. Je suis à toi, à toi seul ! Embrasse-moi, Charles, embrasse-moi fort !

Alors il l’avait reprise contre lui avec une violence qui l’avait fait gémir et, à nouveau, il l’avait soumise à son désir. Puis il avait murmuré :

— C’est toi qui as donné et c’est toi qui remercies... Mio dolce amor !... Tu as raison : rien ni personne ne pourra faire que cette nuit n’ait été vécue ! Dors maintenant, il est tard.

Obéissante, elle revint se nicher contre son épaule et ferma les yeux. Tout était bien, tout était simple maintenant. Elle l’aimait, il l’aimait. Qui pouvait les empêcher d’être désormais l’un à l’autre pour toujours ? N’était-il pas veuf ? Et, pour la première fois depuis la nuit de Selton Hall, Marianne pensa qu’après tout elle était veuve, elle aussi.

Ce bienheureux sommeil fut-il court ou long, Marianne n’en eut aucune conscience en s’éveillant brusquement un moment après. Dans le clair-obscur de la chambre, elle vit Duroc qui parlait à l’oreille de Charles, déjà assis sur le lit.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix encore embuée ! Est-il déjà si tard ?

— Non ! Calme-toi ! Il n’est que 3 heures mais il faut que je parte ! Faites atteler la voiture, Duroc. Je viens !

Il sautait déjà du lit. Avec la sensation qu’on lui arrachait le cœur, Marianne se pendit à ses épaules.

— Pourquoi me quittes-tu ? Pourquoi si vite ? Que se passe-t-il ?

Doucement, patiemment, il la prit dans ses bras, baisa ses yeux.

— Rien d’inquiétant ! Mais, mon cœur, j’ai une vie difficile, bousculée... Je ne suis pas vraiment mon maître et l’heure de l’amour est passée. Une affaire urgente m’appelle à Paris, il faut que tu me laisses partir.

Mais elle ne relâcha pas son étreinte. Ce brusque départ, en pleine nuit, l’épouvantait. Elle croyait trop bien en comprendre la raison.

— Charles, je t’en supplie, dis-moi la vérité ! Tu es un conspirateur, n’est-ce pas ?

Il la regarda avec étonnement, puis se mit à rire en dénouant doucement les bras liés autour de son cou.

— Puisque tu as deviné, inutile de nier. C’est vrai, je conspire ! Mais tu n’y peux rien changer. Maintenant, sois raisonnable.

A genoux sur le lit dévasté, dans la masse soyeuse de ses cheveux noirs, elle le regarda s’habiller rapidement avec un vague désespoir. Elle ne s’était pas trompée. Charles menait une vie dangereuse, cachée. Il faudrait qu’elle s’y plie ! Leur amour pourrait être difficile, dans ce pays où régnait un tyran. Mais elle saurait l’attendre et s’il devait fuir, elle fuirait avec lui... Tendrement, elle murmura :

— Promets-moi, si tu es en danger, de me prévenir ! Je viendrai à toi du fond des enfers s’il le fallait.

Il nouait sa cravate devant la haute psyché disposée dans un coin, mais il se retourna, la regarda profondément. Ainsi, agenouillée sur la soie froissée des draps, avec sa peau douce qui brillait comme de l’or dans la nuit somptueuse de sa chevelure, elle était aussi ravissante, aussi troublante qu’une statuette païenne.

— Je te le promets, fit-il gravement. (Puis, avec une soudaine dureté :) Recouche-toi ! Rentre dans les draps.

Au lieu de lui obéir, elle s’étira comme une chatte voluptueuse.

— Pourquoi ? Il fait trop chaud...

Le feu, assoupi, reprenait en effet et montait en longues flammes claires. En un instant, Charles fut sur Marianne.

— Parce que je dois partir... et parce que tu me tentes encore, diablesse ! Allons, vite ! Au lit !

Moitié par jeu, moitié par rage, il la roulait dans les draps, l’enfermait dans les couvertures de soie bleue, ne laissant dépasser que son visage, sourd à ses cris de protestation. Après quoi, il l’embrassa en riant :

— Voilà ! Maintenant, sois sage ! Tu pourras rentrer quand tu voudras. Il y a une voiture à ta disposition.

— Mais... quand te reverrai-je ?

— Bientôt, je te le promets.

— Tu ne sais même pas...

— Quoi ? Qui tu es au juste ? Où tu habites ? Cela n’a pas d’importance ! Duroc a bien su te trouver. Il saura bien te rejoindre ! Adieu, mio dolce amor ! Ne prends pas froid à cause de ta voix. Je t’aime...

Il se relevait, marchait vivement vers la porte qu’il ouvrit. D’un cri, Marianne l’arrêta :

— Charles !

— Eh bien ?

— Prends soin de toi, je t’en supplie.

Pour toute réponse, il lui sourit, dessina un baiser du bout des doigts et quitta la chambre. Alors seulement Marianne pensa qu’elle ne savait absolument rien de lui.

Elle tendit l’oreille, épiant le roulement de la voiture, puis poussa un profond soupir quand elle l’eut entendu disparaître dans la nuit. Cette fois, elle était bien seule.

Avec peine, elle se débarrassa du cocon de draps dont il l’avait emmaillotée et se leva. Elle n’avait plus sommeil, ni d’ailleurs envie de rester plus longtemps dans cette maison qui lui paraissait étrangère, presque hostile maintenant que Charles n’était plus là. Sur le tapis bleu, la robe rose mettait une tache de brillante aurore. Marianne la ramassa, la serra contre elle dans un élan de gratitude. C’est dans cette robe qu’elle lui avait plu... Elle ne pourrait jamais l’oublier.

La haute glace lui renvoya sa propre image et elle ne put retenir un geste de surprise. Elle se voyait tout entière depuis les pieds jusqu’aux cheveux, mais elle ne se reconnaissait pas. Cette femme aux yeux cernés, à la bouche encore gonflée par trop de baisers, au corps provocant, c’était elle... Lentement, comme avec précaution, elle passa ses mains sur les flancs que Charles avait caressés, comprenant vaguement qu’elle ne serait plus jamais semblable à la fille, encore candide, qu’elle était en arrivant ! Elle était une femme maintenant, songea-t-elle avec un sentiment de triomphe, une femme en pleine possession de ses armes ! Et elle en fut heureuse puisque c’était par lui et pour lui qu’elle avait opéré sa métamorphose.

Un grattement léger, à la porte, coupa net sa contemplation et la rejeta, épouvantée, dans l’abri rassurant des couvertures.

— Entrez, dit-elle.

La tête de Duroc se montra dans l’entrebâillement de la porte.

— Pardonnez-moi de vous déranger, mais je voudrais prendre vos ordres. Jusqu’à quelle heure souhaitez-vous dormir ?

— Je n’ai, plus sommeil, assura Marianne. En fait, je voudrais bien rentrer à Paris dès maintenant.

— C’est que... la nuit n’est pas terminée... loin de là ! Et il fait très froid !

— Qu’importe ! Il vaut mieux que je rentre ! Je me demande ce que va penser M. de Talleyrand s’il constate que je rentre si tard. Il ne croira jamais que j’ai chanté si longtemps...

— C’est l’évidence même, mais, ajouta Duroc avec un sourire paisible, je crois bien que M. de Talleyrand s’attendait à ce que vous rentriez tard... très tard même ! Je vais vous faire servir quelque chose de chaud et faire atteler une voiture !


Dans le coupé qui la ramenait vers Paris, Marianne cherchait encore pourquoi Talleyrand était tellement persuadé qu’elle rentrerait très tard. Pensait-il que Charles lui demanderait de chanter beaucoup plus longtemps qu’il ne l’avait fait ? Ou bien... ou bien le Diable Boiteux, dans sa profonde astuce, avait-il prévu ce qui s’était passé ? Avait-il prévu que son ami serait séduit à ce point, que Marianne, de son côté, serait subjuguée, que l’amour éclaterait entre eux ? En présentant la jeune fille à Charles Denis, n’avait-il voulu lui offrir que sa voix exceptionnelle ou bien Marianne tout entière ? Avec un pareil homme, tout était possible, mais, emportée au pas tranquille des chevaux, elle envoya au subtil diplomate une pensée de chaude gratitude. Elle lui devait la plus belle nuit de sa vie, son premier véritable amour, car avec le recul du temps, après ce qu’elle venait de vivre, Marianne situait à sa vraie place l’amour qui l’avait attachée un moment à Francis Cranmere : un éblouissement de gamine nourrie de romans, l’attirance normale d’une très jeune fille pour un beau garçon. Jamais elle n’oublierait qu’intentionnellement ou non c’était Talleyrand qui l’avait jetée dans les bras de Charles.

Mais, maintenant, elle avait hâte d’être rentrée. Même s’il lui fallait pour cela « perdre le respect », elle interrogerait le prince. Il fallait qu’il lui dise tout ce qu’il savait de Charles Denis. L’amour tout neuf de Marianne la poussait à s’identifier totalement à l’homme aimé. Elle voulait vivre de sa vie, même et surtout si cette vie était dangereuse... Tout cela, Talleyrand le lui dirait, sinon elle s’adresserait à Dorothée. La jeune femme ne pouvait pas ne pas avoir, au moins une fois, entendu parler de l’étrange M. Denis.

Dehors, il gelait à pierre fendre et, aux vitres des portières, la buée était épaisse, mais Marianne, bien enveloppée dans son manteau et des couvertures par les soins attentifs de l’aimable Duroc, une chaufferette sous les pieds, se sentait merveilleusement bien, merveilleusement heureuse.

En s’excusant auprès d’elle de ne pouvoir la reconduire lui-même, Duroc avait accablé le cocher de recommandations : ne pas aller trop vite, prendre bien garde à ce que les chevaux ne viennent à glisser, s’assurer, une fois rendu, que la jeune dame rentrait chez elle sans encombre, etc. Aussi l’homme conduisait-il avec une grande prudence, due certainement à la raideur de la pente que l’on descendait.

Quelque part, dans la campagne, les cloches d’une église sonnèrent 5 heures. D’autres, plus proches, leur répondirent sonnant matines. Il devait y avoir un couvent quelque part. La voiture roulait depuis quelques instants sur terrain plat quand elle ralentit, puis s’arrêta. Etonnée, Marianne se pencha, essuya un coin de la glace, aperçut un large ruban d’eau tout proche. On atteignait la Seine. Soudain, la portière s’ouvrit. Le cocher se pencha dans la voiture.

— Il faut descendre, madame, dit-il. Nous devons prendre le bac.

— Le bac ? Quel bac ? Lorsque je suis venue, nous n’avons pas pris de bac ?

— Parce que vous êtes venue par le pont de Saint-Cloud. Mais on le reconstruit depuis tantôt deux ans et, quand il gèle si fort, il n’est pas sûr. Vaut mieux prendre le bac. On est à Suresnes.

Jetant un coup d’œil par-dessus la silhouette engoncée du cocher, Marianne vit, en effet, une grosse barge, éclairée d’une lanterne, qui attendait un peu plus loin. Mais elle paraissait déserte et l’air qui s’engouffrait par la portière ouverte était si glacial que la jeune femme frissonna et se recroquevilla sous ses couvertures.

— Il est beaucoup trop tôt, fit-elle avec mécontentement. Personne n’acceptera de nous passer à cette heure-ci. Retournons et allons prendre le pont !

— Pas la peine, madame. Je vous assure que le voiturier d’eau va nous passer. Il est bonne heure, mais, de l’autre côté, il a déjà des clients qui l’attendent. Tous les matins, il y a des pèlerins qui vont entendre la messe matinale chez les trappistes du Mont-Valérien. Descendez, s’il vous plaît. Pour embarquer la voiture, vaut mieux qu’elle soit aussi légère que possible.

— Allons, puisqu’il le faut ! soupira Marianne en écartant à regret ses couvertures.

Elle rassembla ses jupes, accepta la main que le cocher lui offrait en l’adjurant de « prendre garde à ne pas glisser sur le verglas » et sauta légèrement à terre.

Au même moment, une étoffe noire s’abattit sur sa tête.

12 LES CAVALIERS DES TÉNÈBRES

Marianne poussa un cri mais, par-dessus l’étoffe, une main brutale s’abattit sur sa bouche. Elle comprit aussitôt que toute résistance était inutile. Terrifiée, à demi étouffée, elle se sentit enlevée, par les jambes et par les épaules. A certain balancement, elle comprit que ses ravisseurs venaient d’embarquer sur le bac. Une voix autoritaire jeta :

— Un peu plus vite, s’il vous plaît ! Il fait un froid de loup. Les chevaux vont geler sur l’autre rive.

Il y eut un autre bruit, celui que fait un sac d’argent lorsqu’on le jette, puis le merci étouffé d’une voix obséquieuse et elle devina que le cocher venait d’être payé. D’ailleurs, la voiture n’embarqua pas. Il y eut le bruit des roues ferrées sur les galets de la rive, un bruit qui décrut puis disparut. Ensuite, il n’y eut plus que le clapotis de l’eau contre le bac.

Jetée à même le bois grossier de la barge, mais maintenue contre une poitrine inconnue par un bras dur passé autour d’elle, Marianne luttait à la fois contre la suffocation et contre la terreur. Oui étaient ces hommes qui l’enlevaient, que lui voulaient-ils ? Allaient-ils seulement la faire aborder de l’autre côté, ou bien... A la seule idée de l’eau noire un instant entrevue, la jeune femme eut la nausée. Elle voulut remuer pour desserrer un peu le tissu qui l’asphyxiait, mais le bras serra plus fort.

— Rester tranquille, petite imbécile ! ordonna la même voix autoritaire. Sinon, je vous jette à l’eau.

S’il la menaçait de le faire, c’est que son intention n’était pas d’en finir avec elle tout de suite. Un tout petit peu moins affolée, Marianne essaya de lutter contre l’étouffement, mais c’était impossible. L’étoffe, un manteau peut-être, ne laissait pas l’air parvenir jusqu’à ses lèvres. Elle allait suffoquer... elle suffoquait !

— J’étouffe ! gémit-elle au bord de l’asphyxie Par pitié...

— Enlève le manteau, conseilla une voix nouvelle. De toute façon, on arrive.

En effet, le choc de la barge contre la rive eut lieu juste au moment où le manteau relâchait son étreinte. Il était temps. Marianne défaillait. D’instinct, elle aspira l’air glacial tandis qu’une main sèche, gantée de cuir épais, lui administrait quelques claques pour la ranimer.

— Elle s’évanouissait ! reprocha l’homme à la voix rude. C’était aussi bien.

— Un évanouissement, cela peut aller plus loin qu’on ne le souhaite, répondit l’autre.

Ces deux voix étaient également cultivées, distinguées. Ce n’étaient certainement pas des voix de bandits de grands chemins, remarqua Marianne, dont l’esprit fonctionnait encore automatiquement. Ouvrant les yeux, elle vit deux hommes masqués de noir penchés sur elle. Ils portaient des chapeaux ronds, d’amples manteaux de cheval. On était de l’autre côté de la Seine et, sous les premiers arbres du bois de Boulogne qui arrivaient jusqu’à la rive, elle put voir deux autres cavaliers attendant auprès d’une voiture qu’elle crut bien reconnaître.

La voiture noire ! balbutia-t-elle.

— Tiens, fit en riant l’un des deux hommes masqués, elle l’avait remarquée ! Décidément, tu avais raison : elle est beaucoup plus dangereuse qu’on ne pourrait croire. Allez, en route.

— Un instant ! Justement parce qu’elle est dangereuse, il faut prendre quelques précautions. La laisser respirer est une chose...

— Mais enfin, protesta Marianne, tandis que le second cavalier liait rapidement ses mains avec une écharpe de soie, que vous ai-je fait ? Que me voulez-vous ? Pourquoi m’enlevez-vous ?

Tout cela n’avait aucun sens ! En elle la colère luttait maintenant avec la peur, ramenant l’instinct de conservation.

— Cela, mademoiselle, on vous le dira lorsque nous serons à destination ! répondit le cavalier. Pour l’instant, vous avez intérêt à ne plus dire un mot. Nous n’aimerions pas tuer nous-mêmes une femme.

Dans la main gantée de l’homme, elle vit soudain briller un long pistolet de duel, dont le canon vint s’appuyer sur son sein gauche. La menace était sérieuse.

— Je ne dirai rien ! souffla-t-elle.

— Parfait ! Vous permettez ?

Un autre foulard fut appliqué sur ses yeux, lié assez serré pour qu’aucun rai de lumière ne pût traverser. Après quoi, ses ravisseurs la prirent chacun par un bras pour la guider jusqu’à la voiture. Elle sentit que, de l’intérieur, d’autres mains la saisissaient, lui faisaient gravir le marchepied. La portière claqua. Marianne se retrouva assise sur une banquette assez confortable. Elle entendit, auprès d’elle, une respiration et devina que celui qui l’avait aidée à monter s’était assis auprès d’elle. Au-dehors, elle entendit quelqu’un dire :

— Là, au bord de l’eau, le manchon ! Il ne faut pas le laisser. Le chef a dit : pas de traces !

— Pourquoi ? On pourrait supposer qu’elle s’est noyée ?

— Après avoir soigneusement déposé son manchon sur la rive opposée ! Idiot !

Quelques instants plus tard, la portière se rouvrit. Elle sentit que quelqu’un enfonçait le manchon par-dessus ses mains liées. Pour la première fois, elle entendit la voix de l’homme assis auprès d’elle et retint un frisson. C’était une voix grinçante, métallique et impitoyable.

— Que de soins pour une renégate !

— Nous devons nous emparer d’elle, non la juger ! coupa fermement le premier cavalier. Si elle est coupable, elle mourra, mais il est inutile de la faire souffrir. Il faut l’amener intacte au chef !

La portière claqua, la voiture démarra, prit le galop en s’enfonçant dans les fourrés du Bois. Derrière elle, Marianne entendit galoper les quatre cavaliers. Restait à savoir maintenant qui était ce chef auquel on la conduisait.


Le voyage en voiture fut assez bref, mais ce qui suivit fut plus long. Deux des ravisseurs de Marianne la prirent chacun par un bras, puis, la portant plus que l’aidant à marcher, ils lui firent parcourir un chemin qui lui parut interminable. Il semblait à la jeune femme qu’on lui faisait descendre une pente effrayante, glissante et fétide. Le froid noir était humide comme au fond d’un boyau. Des odeurs de pourriture assaillaient ses narines. Aucune lumière n’apparaissait sous le bandeau que le frottement contre les coussins de la voiture avait cependant réussi à desserrer un peu. Marianne se mouvait dans de profondes ténèbres et dans le silence, car aucun de ses compagnons n’avait ouvert la bouche depuis que l’on avait quitté le bord de la Seine. Sans la vigueur des poignes qui la maintenaient debout, sans les respirations qu’elle entendait, elle eût pu se croire enlevée par des fantômes. Parfois, au cours de cette hallucinante randonnée, elle entendit le cri d’un chat ou le clapotis d’une goutte d’eau tombant de quelque fontaine. Ses pieds, chaussés d’escarpins de satin rose, étaient glacés et meurtris par les nombreuses pierres sur lesquelles, aveugle, elle butait. Elle fût tombée si les cavaliers fantômes ne l’avaient retenue. La peur lui figeait le sang, lui serrait la gorge. Au sortir du pavillon enchanté, où elle avait connu un tel bonheur, cette horrible aventure était comme un cauchemar dont, malheureusement, il n’était pas possible de s’éveiller. Elle était comme l’oiseau captif qui se jette sur les barreaux de sa cage sans autre résultat que se blesser.

Soudain, le battant d’une porte claqua. On s’engagea dans ce qui devait être un couloir éclairé, car Marianne aperçut l’éclat jaune d’une lumière. Il y eut la boue grasse d’une cour ou d’un jardin, quelques marches branlantes. Quelqu’un siffla trois fois, puis frappa deux coups sur une porte. Tout à coup, il fit chaud. Marianne sentit, sous ses pieds, un plancher. Ses narines s’emplirent d’une odeur de soupe aux choux et de vin aigre. Enfin, le bandeau tomba de ses yeux.

Avec crainte, elle regarda ce qui l’entourait : cinq hommes vêtus de noir, masqués de noir, mais vêtus avec une certaine élégance. Ensuite, deux hommes de mauvaise mine, en blouses sales et casquettes de toile cirée. Tout cela se détachait sinistrement sur la toile de fond d’un cabaret misérable, éclairé de deux quinquets fumeux. Des murs luisants de crasse et de suie, des tables branlantes, des chaises perdant leur paille et, dans un coin, une vieille malle couverte d’une étoile mangée aux mites. Seules, les bouteilles rangées sur une étagère et les verres avaient l’air propre et neuf. Mais ce qui frappa le plus la prisonnière, ce fut l’extraordinaire vieille femme qui surgit soudain de l’ombre, appuyée sur une canne. Voûtée, cassée comme une centenaire, elle portait sur des cheveux poudrés un immense bonnet de dentelle sale et déchirée, à la mode du siècle passé, comme le fichu de mousseline grisâtre qui se croisait sur sa poitrine. La robe tachée avait dû être de belle soie violette et, dans l’échancrure du fichu, une grande croix d’or brillait. Le visage de la vieille formait un prodigieux réseau de rides qui lui donnaient l’aspect d’une vieille écorce d’arbre, mais si le nez mince rejoignait le menton, les yeux, presque aussi verts que ceux de Marianne, éclataient comme de jeunes feuilles sur un tronc racorni.

De son pas traînant, difficile, de rhumatisante, la vieille vint jusqu’à Marianne qu’elle dévisagea avec un sourire féroce.

— Du beau gibier ! baron, du très beau gibier, ricana-t-elle. Mâtin ! Du satin, de l’hermine... sans compter ce qu’il y a dessous ! Tu veux vraiment envoyer tout ça au fond de la Seine avec une pierre au cou ? Tu sais que c’est du gaspillage ?

Un filet, de sueur glacée glissa le long du dos de la jeune femme que le rire en crécelle de la vieille épouvantait. Cependant, l’homme qu’elle avait appelé baron, qui semblait le chef de la troupe, haussait les épaules ;

— C’est le tribunal qui décidera ! Moi j’exécute les ordres, Fanchon-Fleur-de-Lys ! J’ai déjà eu bien assez de mal à mettre la main dessus ! Mais elle ne sortait qu’en plein jour et bien escortée ! Il a fallu l’aventure de cette nuit...

— Nous ne regrettons rien ! coupa quelqu’un en qui la prisonnière reconnut la voix de son gardien de la voiture. Cela nous a permis de confirmer nos soupçons. C’était bien à lui qu’elle était destinée. On l’a prise sur la route du Bu-tard ! Et Dieu sait qu’il a fallu attendre ! Preuve qu’il a dû la trouver à son goût !

De nouveau, le rire grinçant de la vieille au nom étrange vint râper les nerfs de Marianne qui, brusquement, explosa :

— J’en ai assez, à la fin ! Assez ! Dites-moi une bonne fois pour toutes ce que vous voulez de moi ! Tuez-moi si vous y tenez, mais alors que ce soit tout de suite ! Ou alors, laissez-moi partir !

Son cri de protestation s’acheva dans un gémissement de douleur. La vieille venait de lui taper sur la main du pommeau de sa canne !

— Assez ! glapit-elle avec colère ! Tu parleras quand on te le demandera ! Jusque-là, silence ! Sinon... je pourrais bien oublier mon calme et te tuer moi-même ! Et je le regretterais ensuite ! Si le tribunal veut m’écouter, il te confiera à moi, ma toute belle, et je te soignerai bien ! J’ai une petite maison, du côté du Ranelagh, que fréquentent quelques hommes de bien. Je pourrai y vendre très, très cher tes faveurs ! Peste ! Une putain impériale ! Est-ce qu’au moins il fait bien l’amour ?

— Qui cela ? demanda machinalement Marianne suffoquée.

— Mais lui, voyons, l’Ogre de Corse ! Il ne faut pas être si modeste ! Dans la profession dont je rêve pour toi, c’est un titre de gloire !

Cette vieille devait avoir l’esprit dérangé ! De quoi parlait-elle donc ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire d’Ogre ? Marianne était tellement stupéfaite qu’elle en oubliait les menaces sordides de Fanchon-Fleur-de-Lys ! Tout cela n’avait aucun sens.

— Vous êtes folle ! fit-elle en haussant les épaules avec pitié.

— Folle ? Moi ? Attends un peu...

A nouveau la canne se levait, mais déjà le baron était intervenu.

— En voilà assez ! Je t’ai déjà dit, Fanchon, que ce n’était pas à nous de trancher. Laisse-la tranquille ! Nous descendons maintenant !

— Possible ! marmonna la vieille, têtue, mais je parlerai au chevalier. Et elle verra si je suis folle ! Je lui tannerai le cuir un bon coup, à cette garce, avant de la mettre en service.

— Est-il vraiment indispensable, cria Marianne indignée, que vous me laissiez insulter par cette femme ?

Il y eut un petit silence, coupé seulement du ricanement des deux hommes en blouse. Le baron prit le bras de sa prisonnière :

— Non ! fit-il sourdement. Vous avez raison ! Venez ! Toi, Requin, ouvre la trappe... Pendant ce temps, Pisse-Vinaigre ira voir dehors si personne ne nous a suivis.

L’un des hommes de mauvaise mine alla lever, dans le fond du cabaret, une trappe garnie d’un gros anneau de fer qui conduisait vraisemblablement à la cave, tandis que son compagnon sortait. Le baron délia les mains de Marianne.

— On ne peut passer qu’un par un dans la trappe, dit-il seulement, vous tomberiez immanquablement.

Elle le remercia d’un pâle sourire, frotta doucement ses poignets endoloris pour rétablir la circulation dans ses mains glacées.

— Vous êtes plein d’attentions ! remarqua-t-elle amèrement.

A travers les trous du masque, les yeux de l’inconnu la dévisagèrent avec attention :

— Et vous, riposta-t-il au bout d’un instant, vous êtes plus courageuse que je ne le pensais ! Je préfère cela !

Tandis qu’il la poussait doucement vers la trappe, Marianne pensa qu’il se trompait. Elle n’était pas aussi courageuse qu’il le croyait et même elle était à moitié morte de peur, mais, pour rien au monde, elle ne l’eût montrée, cette peur. Son orgueil la maintenait debout, tête haute, en face de ces inconnus sous les masques desquels elle devinait des aristocrates, comme elle, des gens de son rang, même si, par un absurde concours de circonstances, elle se retrouvait leur prisonnière et traitée en accusée. Mais de quoi ? Mais pourquoi ? Dans un sens, elle éprouvait une sorte de hâte à se trouver en face de ce tribunal mystérieux dont on lui parlait sans arrêt pour enfin apprendre pourquoi on l’avait enlevée, pourquoi on la menaçait.

Dans une obscurité presque totale, à peine éclairée par la bougie que tenait l’un des cavaliers masqués, on descendit dans la cave au moyen d’un escalier de bois. C’était une cave comme les autres, avec des tonneaux, des bouteilles et une forte odeur de vin, mais dans un coin, sous un chai déplacé avec une étonnante facilité, une nouvelle trappe apparut, ouvrant sur de nouvelles marches, de pierre cette fois.

Malgré le courage qu’elle affectait, Marianne se sentit trembler au moment de s’enfoncer ainsi dans les entrailles de la terre. Un sinistre pressentiment s’emparait d’elle au souvenir des menaces dont on l’avait abreuvée. C’était peut-être bien vers son tombeau que ces hommes impassibles la conduisaient ! Du fond de son cœur angoissé, elle envoya une pensée désespérée à Charles. Il lui avait promis de la revoir bientôt, il pensait peut-être à elle, à cette minute précise, sans se douter qu’on allait peut-être la lui arracher à jamais. L’ironie du sort qui, à l’heure même où elle découvrait l’amour, le bonheur, lui ouvrait la porte de la mort, lui apparut dans toute sa cruauté. C’était trop bête, en vérité ! Silencieusement, Marianne se jura de lutter jusqu’au bout pour sa vie, pour garder une chance de revoir Charles.

Deux douzaines, environ, de marches raides avaient sonné sous ses pas, quand on arriva enfin dans une immense crypte délabrée aux voûtes en plein cintre. Il y régnait un courant d’air pénible qui effilochait les torches que les cavaliers avaient allumées dans la première cave. Les bottes des gardiens de Marianne retentissaient sinistrement sous ces voûtes sépulcrales.

La crypte était coupée en deux par un grand rideau noir derrière lequel on apercevait un peu de lumière. Avant que Marianne ait eu le temps de s’interroger sur ce qu’il y avait derrière, il s’écartait livrant passage à un homme de taille moyenne, aux cheveux courts, crépus et légèrement grisonnants, mais dont le visage, grâce au masque et à une barbe noire et hirsute, d’où jaillissait un nez long et pâle, était totalement invisible. Les épaules, le cou de cet homme dénonçaient une force de taureau, mais, par les trous du masque, les yeux gris étaient si gais et si joyeux que Marianne n’en crut pas les siens. Les mains au dos, ce qui mettait bien en évidence les longs pistolets passés à sa ceinture, le nouveau venu alla regarder la prisonnière sous le nez, puis éclata de rire, ce qui était bien la dernière réaction à laquelle s’attendait Marianne.

— Sang-Dieu ! la belle fille ! commença-t-il, mais le baron eut une exclamation de mécontentement et s’approcha de lui, murmura quelques mots à son oreille.

Le sourire de l’homme s’acheva en grimace.

— C’est bien, puisque vous y tenez ! Mais je n’aime pas ça, Saint-Hubert, je n’aime pas ça du tout ! Allons-y cependant.

Le rideau, en s’écartant tout à fait, découvrit une longue table couverte d’un tapis écarlate, derrière laquelle quatre hommes étaient assis de front, laissant au milieu une place libre qui devait être celle du chef. L’homme à la barbe alla s’y installer, alluma six chandelles posées sur la table révélant les visages également masqués de ses compagnons, aussi immobiles que des statues. Mais le regard de Marianne fut tout de suite attiré par l’un d’eux. Elle ne reconnaissait que trop bien cette forte bouche au pli narquois, cette cicatrice rose qui se perdait sous le masque, et, du même coup, elle comprit pourquoi on l’avait enlevée : l’un des juges, c’était le baron Hervé de Kerivoas, autrement dit Morvan, le naufrageur, l’homme que Fouché avait si imprudemment laissé s’enfuir. Elle ne regarda même pas les autres, ils ne l’intéressaient pas. Celui-là seul, en qui elle savait avoir un ennemi implacable.

II n’avait pas bougé en la voyant paraître. Pas une contraction des traits, pas une exclamation, mais ses yeux s’étaient rivés au visage de la jeune femme, brillants de haine. Elle n’y répondit que par un dédaigneux haussement d’épaules. Morvan ne lui faisait pas vraiment peur. Il y avait en lui quelque chose de déséquilibré qui le rendait fragile, vulnérable peut-être. Restait à savoir de quel bois seraient les autres juges. La voix forte du chef résonna, tandis que les quatre cavaliers entouraient Marianne et la conduisaient devant la table. Tous les cinq restèrent debout.

— Nous sommes ici, dit le chef avec solennité, pour entendre et juger cette femme, accusée de délation, trahison, intelligence avec l’ennemi et meurtre par l’un de nos frères. Cavaliers des Ténèbres, êtes-vous prêts à écouter et à juger avec impartialité et justice ?

— Nous le sommes ! répondirent avec ensemble juges et gardes.

— Mais moi, je ne suis pas prête ! s’écria audacieusement Marianne. Je ne suis nullement prête à être jugée pour des motifs que je ne connais pas et par n’importe qui. Quelle loi, quels droits vous permettent de vous ériger en justiciers ? Et quels torts vous ai-je causés ?

— Vous allez le savoir, tonna le chef. Il vous suffira d’écouter l’acte d’accusation.

— Pas avant de savoir à qui j’ai affaire. Un accusateur doit avoir le courage d’accuser au grand jour, un juge de rendre sa sentence en pleine lumière. Or, je ne vois ici que des ombres au fond d’une cave, des taupes aveugles enfouies sous la terre. Mon visage, à moi, est nu ! Osez donc montrer les vôtres si vous êtes réellement ce que vous prétendez être, sinon de vrais justiciers, du moins de simples hommes !

Une force secrète, profonde, la poussait à défier ces hommes. Elle y trouvait à la fois du réconfort et une sorte de plaisir.

— Taisez-vous ! ordonna l’un des juges, vous n’avez pas à nous connaître ! Vous ne souhaitez voir nos traits que pour mieux nous dénoncer !

— Je croyais, fit Marianne avec un sourire dédaigneux, que je ne devais pas sortir vivante d’ici ? Vous avez peur de moi ? Peur d’une femme, seule au milieu de vous tous, prisonnière, voilà la vérité !

— Sacrebleu, il ne sera pas dit qu’une gamine m’aura accusé d’avoir peur d’elle ! s’écria le chef en arrachant son masque qu’il lança devant lui, révélant un visage rude et gai, qui avait certainement vu plus de cinquante hivers. Aussi bien, elle a raison ! Qu’avons-nous à craindre d’elle ? Je suis le chevalier de Bruslart[9]. Es-tu prête à me répondre maintenant ?

— Si vous renoncez à me tutoyer, peut-être. Nous ne sommes plus sous la Convention ! fit Marianne encouragée par cette première victoire.

L’homme, dont plus d’une fois elle avait entendu prononcer le nom, avait en Angleterre une grande réputation de bravoure et de loyauté. Il était l’ennemi mortel, l’insaisissable bête noire de Napoléon sur la trace de laquelle Fouché et ses hommes se cassaient les dents depuis des années. Sa présence ici, c’était l’assurance pour Marianne d’être jugée à peu près équitablement, s’il était vraiment le chef de ces hommes. Elle ajouta, en désignant Morvan du doigt :

— Vous pouvez prier ce gentilhomme d’ôter, lui aussi, son masque ! Je ne connais que trop bien M. Kerivoas, ou bien préfère-t-il s’appeler Morvan ici aussi ?

Lentement, Morvan ôta son masque, révélant son affreux visage labouré. Il se leva et, sous ces voûtes noires, il parut immense à la jeune femme.

— L’insolence ne vous sauvera pas, Marianne d’Asselnat. Je vous accuse de m’avoir trompé, d’avoir usurpé une qualité qui n’était pas la vôtre grâce à des bijoux volés, d’avoir fait tuer un de mes hommes et, finalement, d’avoir lancé sur moi les chiens de Fouché. Grâce à vous, ma bande est. décimée, je suis en fuite et...

— Je ne suis pour rien dans vos malheurs ! coupa Marianne tranquillement, et mes bijoux sont bien à moi. Mais nous pourrions peut-être parler de vos activités, à vous, qui sont pour moi la meilleure justification. Je vous accuse, moi, d’allumer des feux trompeurs sur la côte pour attirer sur les récifs les malheureux navires en perdition dans les nuits de tempête, de dépouiller les morts, d’achever les blessés. Je vous accuse d’être ce qu’il y a de pire au monde, un naufrageur ! Si je vous ai trompé, c’était pour sauver ma vie. J’invoque la légitime défense. Si ces hommes sont, comme je le pense, de fidèles sujets du Roi, ils devraient avoir horreur de vous !

L’énorme poing de Bruslart s’abattit sur la table rouge qui résonna :

— Taisez-vous ! Ce que nous pensons nous regarde seuls ! Nous ne sommes pas ici pour arbitrer un différend, mais bien pour juger de votre conduite, madame. Répondez maintenant : vous vous nommez bien Marianne-Elisabeth d’Asselnat de Villeneuve, ainsi que vous l’aviez dit à cet homme ? demanda-t-il en désignant Morvan. Mais vous vivez à Paris sous le nom de Marianne Mallerousse, nom que vous a donné Nicolas Mallerousse, l’un des agents les plus actifs de Fouché. Et vous avez occupé tous ces derniers temps la place de lectrice chez Mme Grand.

— Chez Son Altesse Sérénissime la princesse de Bénévent ! rectifia la jeune femme avec insolence. Vous auriez pu y songer davantage avant de m’enlever. Pensez-vous qu’en s’apercevant, au matin, de mon absence on ne me fera pas rechercher ?

— Aucun danger ! Le prince recevra, ce matin, un petit mot fort court et fort discret qui lui apprendra que vous avez tant plu... à qui vous savez, que l’on souhaite vous garder quelque temps au milieu des bois, dans cette douce retraite où vous avez passé la nuit.

Marianne accusa le coup, luttant contre la douleur que lui causait ce cynique rappel aux heures merveilleuses qu’elle venait de vivre. Une autre pensée lui venait : Fouché ! Fouché qui savait toujours tout, qui avait des agents partout, n’apprendrait-il pas que l’Etoile avait disparu brusquement ! Il savait peut-être déjà qu’on l’avait menée à La Celle-Saint-Cloud, encore qu’il n’eût aucune raison de surveiller la maison d’un simple bourgeois. Mais il était également possible que Talleyrand, trompé par la lettre, s’arrangeât pour que Fouché apprît ce qui ne serait à ses yeux qu’une fugue amoureuse...

La voix froide du chevalier vint interrompre le cours assez mélancolique de ses pensées.

— Voulez-vous me dire si, oui ou non, vous êtes bien Marianne d’Asselnat ?

— Que d’embarras ! s’insurgea la jeune femme. Puisque vous le savez, pourquoi le demandez-vous ? Sommes-nous dans une cour de justice ? Etes-vous magistrat ?

— Ainsi, vous reconnaissez vos nom et qualité. Vous les reconnaissez et, cependant...

Bruslart prit un temps. Brusquement, la colère déforma son visage barbu et sa voix tonna :

— ... et cependant, vous, fille noble, fille de deux martyrs morts pour le Roi, vous n’avez pas craint de vous mêler à la plus vile tourbe de ce régime immonde, vous avez osé vous mêler à la police de Fouché, devenir une moucharde !... et pis encore !

Alors, il savait tout ! Malgré elle, sous le mépris qui la fustigeait, Marianne sentit le rouge de la honte lui monter au front. Elle comprenait que, pour ces hommes silencieux dont les regards convergeaient sur elle comme autant de poignards, c’était cela son plus grand crime : l’espèce de pacte avec le régime détesté de Bonaparte qu’elle semblait avoir conclu. Et cela la gêna comme une tache. Parviendrait-elle à leur faire admettre qu’ils se trompaient, que les apparences seules étaient contre elle ?

— Monsieur, dit-elle doucement, si je suis venue dans ce pays, si j’ai paru en accepter les lois et les servitudes, c’est parce que je n’avais pas le choix, parce qu’il me fallait sauver ma vie ! Je m’en expliquerai en détails, si vous voulez m’entendre. Mais qui de vous n’a jamais, au prix d’un mensonge, essayé de sauver son existence en danger ? Qui de vous n’a jamais cherché refuge sous une personnalité d’emprunt dans des temps si difficiles !

— Nous avons menti ! coupa l’un des juges encore masqués, nous avons, en effet, revêtu des personnalités d’emprunt, mais nous n’avons jamais renié les nôtres ni pactisé avec l’ennemi.

— Je n’ai jamais renié les miens ! lança Marianne avec passion. Ce sont les miens qui m’ont reniée. Quand, seule et sans défense, j’ai demandé aide et assistance à un membre de l’entourage du roi Louis XVIII, il m’a rejetée sans pitié, me livrant consciemment aux pires aventures ! Mais je n’ai jamais pactisé avec le régime de Bonaparte ! J’ai été élevée en Angleterre, dans la haine de cet homme dont je ne reconnais pas plus que vous le pouvoir. Je n’ai jamais dénoncé, quoi qu’il ait pu me faire endurer, l’homme qui se fait appeler Morvan. Quant au tyran qui règne ici, sur l’ombre de ma mère, je jure que je l’ai toujours exécré.

Elle n’acheva pas. L’un des cavaliers, celui que l’on avait appelé le baron de Saint-Hubert, venait de se retourner vers elle, le poing levé, les yeux brûlant d’une fureur si meurtrière que Marianne, apeurée, poussa un cri en reculant instinctivement.

— Renégate ! Parjure ! Blasphématrice ! Pour ce que vous venez d’oser dire, pour oser salir la mémoire de votre mère d’un mensonge, on devrait vous envoyer au bûcher, vous faire périr dans les pires tortures, misérable créature ! Vous osez dire que vous haïssez Napoléon ?

La main de Saint-Hubert s’abattit sur le bras de Marianne. D’un geste brutal, il la jeta à terre et l’y maintint.

— Vous osez le dire ? Oseriez-vous le répéter ?

Blême de terreur, mais refusant encore de se laisser emporter par elle, Marianne murmura :

— Oui... j’oserais !

Sans lâcher son bras, Saint-Hubert la gifla à toute volée puis l’envoya rouler à terre.

— Sale petite garce ! Tu as si peur pour ta peau que tu jurerais n’importe quoi ! Mais tes mensonges ne te sauveront pas, tu entends ! Tu hais Napoléon, hein ? Est-ce que tu le haïssais tellement, cette nuit, au Butard ?

— Au... Butard ? balbutia la jeune femme éberluée.

— Oui, au Butard ! Ce ravissant pavillon où il aime à cacher ses amours et où tu as passé la nuit ! Ce n’est pas dans son lit, peut-être, que tu étais ? Ce n’est pas avec lui que tu as fait l’amour, hein ?

Tout se mit à tourner autour de Marianne. Il lui sembla, tout à coup, qu’elle plongeait en pleine folie, que le monde s’écroulait autour d’elle. Affolée, elle hurla :

— Non ! Non ! C’est faux ! Vous mentez ! L’homme que j’ai vu se nomme Charles Denis ! C’est un simple bourgeois.

— Vas-tu cesser de mentir, à la fin ? Et dire que j’admirais ton courage, que j’étais prêt à parler pour toi, à t’aider peut-être ! Misérable !

Fou de colère, le baron allait frapper encore. Mais soudain, Bruslart bondit. Il arracha la jeune femme épouvantée des mains de son ami, la fit passer derrière son large dos.

— Cela suffit, baron de Saint-Hubert ! dit-il froidement. Je ne suis ni un assassin ni un bourreau de femme ! Celle-ci est épouvantée, elle ne sait plus ce qu’elle dit.

— Dites qu’elle se moque de nous, chevalier !

Laissez-la-moi, je saurai bien la l’aire parler. Cette sorte de créature ne mérite pas de pitié !

— Et moi je dis assez ! Il y a quelque chose que je ne comprends pas...

Il se tourna vers Marianne qui défaillait à demi, face contre terre, et l’aida à se relever, puis la fit asseoir sur un tabouret. La tête de Marianne sonnait comme un bourdon de cathédrale. Elle essayait de mettre deux idées bout à bout sans y parvenir. Elle devait être en train de devenir folle ! Ou bien étaient-ce ces hommes ? Oui, c’était cela ! Ils étaient fous... Ou alors, elle était la victime d’une terrible méprise ! Charles !... Charles ! Mon Dieu ! Comment pouvaient-ils le confondre avec l’aventurier qui tenait l’Europe sous sa botte ? Il était si doux, si tendre ! Ils ne le connaissaient pas, c’était cela ! Ils ne pouvaient pas le connaître ! Un simple bourgeois. Dieu, que sa tête lui faisait mal !

Sous ses lèvres, Marianne sentit soudain le bord d’un verre :

— Buvez ! ordonna le chevalier. Ensuite, nous essaierons de tirer cela au clair.

— Charles ! balbutia la jeune femme. Charles Denis ! Vous ne pouvez pas savoir...

— Buvez, vous dis-je ! Vous êtes verte !

Elle but. Le vin était fort mais parfumé. Sa chaleur coula soudain dans son corps transi, ranimant une petite flamme. De la main, elle repoussa le verre et regarda le chevalier d’un air tellement égaré qu’il hocha la tête avec un peu de pitié. Il murmura, pour lui-même :

— Bien jeune pour être tellement rouée !

— Il n’y a pas d’âge pour la ruse d’une femme lança la voix impitoyable de Morvan.

— Je vous ai priés de me laisser tirer cette affaire au clair, monsieur le Naufrageur ! riposta Bruslart sans le regarder. Reculez-vous un peu, messieurs, vous l’impressionnez.

Le baron Saint-Hubert eut un rire sarcastique :

— Votre incorrigible goût pour les femmes vous fera faire, quelque jour, une bêtise, chevalier ! Je ne suis pas sûr que ce jour ne soit pas venu.

— S’il est venu, je suis assez grand pour m’en apercevoir tout seul. Je désire, pour le moment, interroger celle-ci sans que vous m’interrompiez.

— Soit, interrogez ! Mais nous sommes là ! Nous écoutons !

Les cavaliers des Ténèbres se retirèrent vers le fond de la salle, mur noir sur le mur gris de la crypte. Marianne et Bruslart demeurèrent seuls près de la table.

— Hier soir, commença-t-il patiemment, vous avez bien été conduite au pavillon du Butard, à La Celle-Saint-Cloud ?

— C’est, en effet, le nom que l’on m’a donné.

— Qui vous y a conduite ?

— Le prince de Bénévent. Il m’a dit que ce pavillon appartenait à un bourgeois de ses amis, M. Charles Denis, un homme qui vient de subir une perte cruelle. Je devais chanter pour le distraire.

— Et vous n’avez pas été surprise qu’un Talleyrand prît la peine de vous conduire, en personne, chez un simple bourgeois ?

— Si. Mais le prince m’a dit qu’il s’agissait d’un ami de longue date. J’ai pensé... que le prince l’avait peut-être connu jadis, sous la Révolution, ou encore que ce nom trop simple pouvait cacher un conspirateur étranger.

— Nous y viendrons ensuite. Qui vous a reçue au Butard ? Un domestique ?

— Non. Un ami de M. Denis, je pense. Il s’appelle Duroc. J’ai vu aussi un valet de chambre.

— Un valet de chambre nommé Constant, n’est-ce pas ?

— Mais... oui, il me semble !

La voix forte du chevalier devint tout à coup d’une grande douceur. Il se pencha vers la jeune femme pour la regarder jusqu’au fond des yeux.

— Ce M. Denis... vous l’aimez ?

— Oui !... Oui, je l’aime ! Je crois que je l’ai aimé tout de suite. Je l’ai vu et puis...

— Et puis, conclut Bruslart tranquillement, vous vous êtes retrouvée dans ses bras. Il vous a séduite, fascinée, ensorcelée. On dit qu’il parle d’amour comme personne et qu’il en écrit mieux encore !

Marianne ouvrit de grands yeux surpris.

— Mais alors... vous le connaissez ? C’est un homme qui se cache, n’est-ce pas, c’est un conspirateur, comme vous ? J’ai compris qu’il était en danger !

Pour la première fois, Bruslart eut un bref sourire.

— Je le connais, oui. Quant à se cacher... Il est possible que cela lui arrive, car, en effet, il est souvent en danger. Voulez-vous, ma chère, que je vous montre votre M. Denis.

— Oui. Bien sûr que oui. Il est ici ? s’écria-t-elle envahie d’un espoir soudain merveilleux.

— Il est partout ! fit le chevalier avec un haussement d’épaules. Tenez, regardez cela !

De sa poche, il avait tiré une pièce d’or et la mettait dans la main de Marianne qui le regardait sans comprendre.

— Ce profil, insista Bruslart, vous ne le reconnaissez pas ?

Alors, Marianne regarda. Un flot de sang lui monta au visage. Comme une automate, elle se leva, les yeux agrandis fixés sur le beau profil ciselé dans l’or, un profil qu’elle ne reconnaissait que trop bien.

— Charles ! balbutia-t-elle éperdue.

— Non, corrigea durement le chevalier : Napoléon ! C’est à lui que ce vieux filou de Talleyrand vous a livrée-, cette nuit, jeune bécasse.

La pièce d’or s’échappa des doigts de Marianne et alla rouler sur les vieilles dalles. La jeune femme sentit que le sol se dérobait sous ses jambes. Les murs se mirent à exécuter une sarabande échevelée. Avec un cri, Marianne s’abattit de tout son long comme un jeune arbre foudroyé.


Quand elle revint à la conscience, elle était couchée sur de la paille, au fond d’un lieu obscur éclairé par un brasero. Armé d’une bougie, un curieux personnage se penchait sur elle avec sympathie. Avec sa figure pointue, son front chauve, ses grandes oreilles et ses moustaches raides, il avait l’air d’une souris à barbiche. Les yeux noirs, ronds et très vifs, accentuaient encore la ressemblance. Voyant que Marianne ouvrait les yeux, il eut un large sourire qui lui fendit la figure en deux.

— A la bonne heure ! Nous revenons à la surface ! Est-ce que nous nous sentons mieux ?

Marianne fit un effort pour se redresser et réussit à s’appuyer sur un coude, mais non sans gémir de douleur. Sa tête lui faisait un mal affreux et ses reins étaient douloureux, comme si elle avait reçu une volée de bois vert.

— Je... oui, merci ! Cela va un peu mieux ! Mais que m’est-il arrivé ? Où sommes-nous ?

L’inconnu aux grandes oreilles posa sa bougie à terre et s’assit à côté de la jeune femme, les bras noués autour de ses genoux maigres, mais en prenant soin de relever les pans de son habit. Ses vêtements, un frac bleu et un pantalon noisette, étaient de beau tissu et bien coupés. Ils avaient dû être élégants avant que la prison, car il n’y avait pas d’autre nom pour l’endroit où ils se trouvaient : une sorte de grotte fermée d’une grille, avant que la prison opérât d’irréparables dommages sur cette toilette de bon goût.

— Ce qu’il vous est arrivé ? dit-il tranquillement. Je ne saurais vous le dire. M. le chevalier de Bruslart, qui tient ses assises dans ce souterrain quand il est à Paris, vous a apportée, il y a un instant, avec l’aide de quelques amis. J’ai cru comprendre que vous deviez prendre résidence dans cet éden, tandis que ces messieurs instruiraient votre affaire sur le fond de laquelle ils ne semblaient pas d’accord. L’un de ces gentilshommes suggérait de vous mettre à rafraîchir dans la Seine, avec une bonne grosse pierre, mais le chevalier, un vrai gentilhomme en vérité, a déclaré d’un ton fort rogue qu’il embrocherait quiconque vous enverrait de vie à trépas sans sa permission formelle. Quant au lieu de notre commune villégiature...

Le petit homme embrassa d’un geste large la grotte crayeuse, tailladée comme à la hache, qui les entourait.

— Je puis vous affirmer, belle dame, que nous sommes ici dans les anciennes carrières de Chaillot désaffectées depuis plusieurs années. Sans cette grille, je vous montrerais d’anciens fours à chaux encore en très bon état.

— Des carrières ? fit Marianne. Je me suis évanouie dans une espèce de crypte.

— Elle donne sur ces carrières. C’est tout ce qu’il reste de l’ancien couvent des Dames de la Visitation où jadis la douce Louise de La Vallière venait chercher refuge contre l’amour adultère de Louis XIV, où Bossuet prononça l’oraison funèbre de Madame Henriette d’Angleterre, où...

Le singulier personnage était sans doute fort cultivé, mais les pensées de Marianne, à cette heure, étaient bien éloignées de l’histoire de France. Elle était étonnée de se retrouver vivante, un peu déçue aussi. Tout eût été tellement plus simple si les cavaliers des Ténèbres l’avaient tuée pendant son évanouissement ! Il n’y aurait pas eu ce réveil avec son cortège de souvenirs navrants, si affreusement amers ! Si seulement, quand ils l’avaient arrachée à sa voiture, ils l’avaient simplement jetée dans la Seine ! Elle aurait éprouvé une horreur sans nom, elle aurait vécu une agonie, mais brève somme toute et, à cette heure, tout serait fini. Elle serait morte, emportant le souvenir merveilleux et doux de la nuit écoulée. Elle serait morte avec la chaleur des baisers de Charles, dans l’éblouissement d’un amour à sa glorieuse aurore... Elle aurait au moins pu conserver cela ! Mais maintenant, maintenant qu’elle avait appris ce qu’il en était, qu’elle savait n’avoir servi de jouet qu’à un caprice impérial, le naufrage de son existence était bien accompli.

Elle avait cru qu’en lui ouvrant ses bras Charles obéissait à la même attirance, qu’il subissait le même irrésistible coup de foudre qu’elle-même. Mais non : elle avait seulement désennuyé un homme égoïste qui, pour asseoir son illusoire dynastie, venait de jeter à bas de son trône celle qu’il y avait fait monter, la compagne de sa jeunesse, la femme que le Pape avait sacrée dans Notre-Dame pavoisée, un jour de décembre. Et Marianne, qui s’était trouvée heureuse d’appartenir à un Charles Denis, parce que ce Charles Denis-là avait besoin d’amour et de tendresse, était soulevée d’horreur et de chagrin à la pensée qu’elle avait seulement servi de jouet à Napoléon.

Elle comprenait tout, maintenant : le soin qu’avait apporté Talleyrand à l’accompagner, et aussi ce que le ministre à demi disgracié espérait retirer du beau cadeau fait au maître, elle comprenait l’agitation que faisait naître l’approche du prétendu M. Denis, elle comprenait aussi le léger accent méditerranéen, les mots d’amour italiens ! Le Corse ! C’était au Corse qu’elle s’était livrée sans hésitation, sans méfiance, simplement parce qu’il lui avait plu, comme aucun homme ne l’avait fait jusqu’alors ! Le souvenir, si doux il y a une heure encore, de leurs baisers, de leurs caresses, la brûlait maintenant comme un fer rouge. Ecrasée de honte, elle cacha sa tête dans ses genoux repliés, se mit à pleurer désespérément.

Une main, douce et maladroite, releva ses cheveux dénoués qui pendaient devant sa figure et se mit à tamponner son visage inondé avec un mouchoir fleurant violemment l’iris tandis qu’un bras fraternel se posait autour de ses épaules.

— Allons, allons, il ne faut pas pleurer comme cela ! Vous n’êtes pas encore morte, que diable ! Et si vous voulez m’en croire, vous ne mourrez pas ! Jamais le chevalier de Bruslart n’a tué une femme et s’il a décidé de vous protéger...

— Cela m’est bien égal qu’il me tue ! s’écria Marianne désolée. Je ne demande que cela ! Qu’il me tue et que j’en finisse une bonne foi avec cette existence stupide !

— Vous voulez mourir ? Vous ? Avec ce visage, ces yeux...

— Si vous me dites seulement que je suis belle, je hurle ! cria la jeune femme hors d’elle. Je voudrais être laide, affreuse, défigurée ! Je n’en serais pas où j’en suis ! On n’aurait pas fait de moi un jouet misérable ! Vous ne pouvez pas savoir ce que l’on m’a fait, combien j’ai été avilie, détruite, déshonorée.

Les mots maintenant se pressaient sur ses lèvres, incohérents, à peu près sans suite, dictés par un esprit qui ne se contrôlait plus. Mais le petit homme aux grandes oreilles ne parut pas s’en soucier. Il se leva, alla mouiller son mouchoir à une cruche d’eau posée dans un coin et se mit en devoir de débarbouiller consciencieusement le visage sali et inondé de larmes de sa compagne. Le froid de l’eau calma Marianne qui se tut au bout d’un moment et se laissa faire comme un bébé.

— Là, fit-il avec satisfaction quand les cris et les sanglots ne furent plus que de légers halètements. Voilà qui est mieux ! Cela soulage de pleurer, mais, ma. chère enfant, quand vous aurez mon âge, qui doit être à peu près le double du vôtre, vous saurez qu’il n’y a pas au monde de bien comparable à la vie et qu’appeler la mort, quand on vous ressemble, est non seulement un grand péché, mais encore une faute de goût, une manifestation d’ingratitude. Vous avez peut-être beaucoup à vous plaindre de ce bas monde, mais il faut reconnaître avec moi que Dame nature s’est montrée plus que généreuse envers vous, même si l’on vous malmène quelque peu ces temps-ci ! Quand on se sent perdre pied, il n’est rien de plus réconfortant que de se confier. Racontez donc vos malheurs à l’oncle Arcadius ! Il a de merveilleuses recettes pour sortir des impasses les plus difficiles !

— L’oncle Arcadius ? demanda Marianne étonnée.

— Seigneur ! Aurais-je omis de me présenter ? Ce serait d’une impardonnable inconvenance !

D’un bond il fut sur ses pieds, pirouetta, puis offrit à sa compagne un salut dans la meilleure tradition des mousquetaires. Il n’y manquait que le feutre empanaché.

— Voyez à vos ordres le vicomte Arcadius de Jolival, ex-révolutionnaire dépassé par les événements, authentique et très actuel admirateur de Sa Glorieuse Majesté l’empereur Napoléon, artiste et homme de lettres français, prince grec, par-dessus le marché !

— Prince grec ? fit Marianne abasourdie par la faconde du personnage qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver amusant parce qu’il réussissait à l’arracher à elle-même.

— Ma mère était une Comnène. Grâce à elle, je cousine, d’assez loin, il est vrai, avec la très spirituelle duchesse d’Abrantès, femme du gouverneur de Paris. Je dirais même de très loin !

Marianne revit tout à coup la petite femme très brune, si élégante sous sa parure d’énormes rubis, bavardant avec la comtesse de Metternich dans un coin du salon de Talleyrand. Il était extraordinaire de constater que ces Français semblaient tous se connaître entre eux. A Paris, même au fond d’un cachot, on pouvait se découvrir des relations communes. Secouant l’engourdissement qui la glaçait jusqu’au cœur, elle se leva à son tour, alla présenter ses mains à la flamme du brasero. Sa tête lui faisait encore mal, mais son dos se calmait. Elle avait noté que le curieux bonhomme se déclarait hautement pour l’Empereur, mais pouvait-elle sincèrement le lui reprocher, elle qui, si vite, avait été séduite par le faux Charles Denis ?

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle soudain. A cause de vos sympathies pour... le régime ?

Arcadius de Jolival haussa les épaules.

— Si Bruslart se mêlait d’emprisonner tous les sympathisants du régime, comme vous dites, il lui faudrait beaucoup plus que les carrières de Chaillot ! Dix provinces n’y suffiraient pas. Non, moi je suis ici pour dettes !

— Pour dettes ? Envers qui ?

— Envers la dame Désormeaux, dite Fanchon-Fleur-de-Lys. Je suppose que, dans les étages nobles de ce paradis, vous avez rencontré cette intéressante personne ?

— Cette horrible vieille en guenilles ? Vous lui devez de l’argent ? s’écria Marianne qui allait de surprise en surprise.

— Eh oui !

Jolival s’installa le plus commodément, lissa un faux pli à son pantalon et reprit, sur le ton de la conversation de salon :

— Ne vous fiez pas aux guenilles de Fanchon ! Elle s’habille suivant les circonstances. Moi qui vous parle, il m’est arrivé de la voir vêtue comme une impératrice.

— Elle est affreuse !

— Moralement je vous l’accorde ! On ne peut pas trouver pire ; mais, physiquement, elle a été d’une rare beauté. Savez-vous d’où lui vient son surnom ?

— Comment le saurais-je ? fit Marianne avec un haussement d’épaules. Je l’ai vue tout à l’heure pour la première fois.

— De plusieurs avatars. Dans son beau temps, Fanchon, qui était belle comme un lis, a eu les honneurs du Parc-aux-Cerfs. Elle fut l’une des biches dont se régalait ce grand veneur, doublé d’un homme de goût, qu’était le roi Louis XV. Elle en a même eu une fille, Manette, aussi belle que sa mère et, au départ, généreusement dotée. Mais pour sa fille, Fanchon avait toutes les ambitions. Elle l’a fait élever comme la princesse qu’elle était un peu, sous un faux nom... et justement dans ce couvent, dont nous occupons les ruines. Pendant ce temps, sa mère se livrait à une foule d’activités très lucratives, mais si peu recommandées par les bonnes mœurs qu’elle s’est retrouvée, un beau matin, à genoux devant le bourreau de Paris qui l’a ornée d’une fleur de lis sur l’épaule droite. Loin d’en être honteuse, elle en a tiré gloire. Pensez : ces fleurs de lis, depuis le lit du Roi cela la connaissait ! Ladite fleur lui a, en tout cas, permis de franchir la Révolution sans une égratignure et même en consolidant une fortune déjà bien commencée. Seulement, Manette, elle, élevée en grande dame, entrée au service d’une autre grande dame, a trouvé tout naturel de se comporter jusqu’au bout en grande dame. Le jour où la tête de sa fille est tombée, sur la place du Trône renversé, Fanchon a juré à la Révolution et à ses conséquences une guerre à mort. De ce jour, le Roi n’a pas eu de plus fidèle servante et, bien entendu, elle hait l’Empereur en proportion !

— C’est une belle histoire, remarqua Marianne qui l’avait écoutée avec autant d’attention qu’elle en portait jadis à ses chers romans. Mais, vos dettes, dans tout cela ?

— Parmi d’autres biens terrestres, Fanchon possède une maison de jeu clandestine, doublée d’ailleurs d’une maison de rendez-vous. J’y ai perdu tout ce que je possédais, plus ce que je n’avais pas ! Seule, ma chemise m’est restée dans ce naufrage, par un souci de pudeur sans doute. Mais Fanchon m’a fait appréhender par ses hommes et m’a bouclé ici où je dois demeurer jusqu’à ce que j’aie payé ce que je lui dois.

Cela ne paraissait pas le tourmenter outre mesure et Marianne, arrachée malgré elle à ses problèmes intimes, ne put s’empêcher de sourire.

— Comment, en vous gardant prisonnier, peut-elle espérer que vous vous acquittiez un jour ?

— Oh ! c’est bien simple, fit Arcadius avec une grimace contrite ; elle veut me marier !

— Elle veut... vous épouser ? s’écria Marianne épouvantée.

— Non, tout de même pas ! Elle a une nièce beaucoup plus laide qu’elle bien que plus jeune. Une affreuse mégère à qui j’ai eu la malchance de plaire. Je ne sortirai d’ici que la bague au doigt.

Les malheurs du « prince grec » avaient réussi un miracle. Maintenant, Marianne avait envie de rire et, du coup, elle souffrit moins. Elle découvrait qu’un compagnon de misère, surtout dans le genre de celui-là, était le meilleur des réconforts, parce qu’il était de ceux qui prennent avec philosophie les pires aventures.

— Et... vous êtes ici depuis longtemps ? demanda-t-elle ?

— Quinze jours ! Mais je peux tenir encore, surtout en aussi agréable compagnie ! La douce Philomène est vraiment trop laide !

Il y eut un silence que l’homme de lettres employa à se curer les ongles avec un brin de paille. Puis, comme en relevant la tête, il s’aperçut que Marianne, toujours debout auprès du brasero, était repartie dans l’amertume de ses pensées, il toussota :

— Hum... Si j’osais... Venez donc vous asseoir près de moi et dites-moi votre histoire à vous. Je vous jure qu’il m’arrive d’avoir de bonnes idées... et puis on se sent plus léger quand on peut partager son fardeau. J’ai dans l’idée que vos jeunes épaules portent quelque chose de beaucoup trop lourd pour elles ! Venez là... Je... je voudrais tellement vous aider !

II avait quitté brusquement son air insouciant, son ton ironique. Sur ce visage cocasse, la jeune femme ne vit plus qu’une vraie sympathie et une immense bonne volonté. Lentement, elle vint se rasseoir auprès de lui dans la paille.

— Merci, murmura-t-elle, vous avez raison. Je vais tout vous dire.


Quand Marianne eut achevé son récit, elle s’aperçut qu’Arcadius la regardait avec des yeux emplis d’admiration. Il n’avait pas dit un mot durant tout ce temps où elle avait parlé, rien que de rares exclamations compatissantes aux moments les plus tragiques, mais quand, avec un soupir, elle entra enfin dans le silence, il dit seulement :

— Vous ayez passé plus de la moitié de la nuit avec l’Empereur et vous vous plaignez de l’existence ?

Elle en était restée sans voix. Qu’il fût un chaud partisan de l’usurpateur était une chose, mais qu’il considérât ce qui lui était arrivé comme une merveilleuse chance lui semblait tout de même un peu exagéré.

— Vous trouvez que je devrais être heureuse d’avoir été offerte, en distraction, au maître de l’heure ?

— Je trouve surtout que vous n’avez qu’une idée très fausse de ce qui vous est arrivé. Séduire Napoléon n’est pas si facile.

— Et vous pensez...

— Que vous l’avez séduit autant qu’il vous a plu ? J’en mettrais ma main au feu. D’abord vous possédez ce qu’il préfère au monde : une belle voix. Songez qu’il a gardé des mois la Grassini qui était sotte comme un panier, alors même qu’il aimait encore Joséphine. Et, en plus de cela... mais ne m’avez-vous pas interdit de vous parler de votre beauté ? Je crois surtout que vous ignorez tout de l’homme que vous aimez ! Il en vaut pourtant la peine, vous savez ?

Cette conversation à laquelle Marianne commençait à prendre un singulier plaisir fut brusquement interrompue. La lumière d’une chandelle trembla sur les murs blanchâtres du couloir sur lequel ouvrait la grotte-prison et les deux interlocuteurs cessèrent de parler. Un pas traînant se fit entendre puis, au bout d’un instant, Fanchon-Fleur-de-Lys apparut, appuyée sur sa canne et escortée de l’homme que l’on avait appelé Requin. Celui-ci portait sur son bras un gros paquet. A l’aide d’une énorme clef, il ouvrit la grille, laissa passer la vieille puis entra derrière elle.

Fanchon s’avança jusqu’auprès du brasero et considéra les deux prisonniers de ses yeux maléfiques. Sa canne désigna Marianne.

— Lève-toi, ordonna-t-elle rudement. Et déshabille-toi !

— Vous voulez plaisanter, je suppose ? répliqua celle-ci sans bouger.

— Je plaisante si peu que, si tu ne t’exécutes pas immédiatement, tu tâteras de ma canne et Requin se chargera de l’opération lui-même. Allons ! Enlève-moi tout ça ! Des vêtements aussi somptueux ne sont pas faits pour traîner dans le plâtre et je les vendrai un bon prix. Rassure-toi, ricana-t-elle, je t’en ai apporté d’autres. Il n’entre pas dans mes projets que tu meures de froid.

— C’est le chevalier qui vous a priée de la dépouiller ? Cela m’étonnerait ! Si j’étais vous, belle dame, je lui demanderais son avis, coupa Arcadius.

— Pour ça, mon petit monsieur, faudrait que je galope derrière lui. Il a dû partir, très vite, pour la Normandie, avec les cavaliers. Une dame de ses amies est en danger à Valognes. Ce sont des choses qu’on ne lui dit pas deux fois ! Il sera absent quelques jours et, en attendant, il a confié cette douce agnelle à mes soins diligents. Je dois la lui rendre en bon état pour qu’il prenne une décision à son sujet. Je la lui remettrai en bon état parce que j’espère qu’il me la donnera. Mais, pour le reste... Allons, dépêchons.

Requin venait de lancer sur les genoux de Marianne hésitante le paquet de vêtements. La jeune femme, gênée, regardait tour à tour les trois personnages.

— Laissez-la donc tranquille ! gronda Arcadius.

Quelle vieille avare vous faites ! Vous tondriez un œuf, hein, Fanchon ?

— Toi, mon bonhomme, tiens-toi tranquille toi-même, sinon Requin t’apprendra la sagesse. Il a la tête en plus que toi. Tu y laisseras des plumes, gronda la vieille en brandissant sa canne.

— Je vous en prie, intervint Marianne, c’est inutile. Je vais lui donner mes vêtements. Je demande seulement qu’on me laisse me changer en paix.

Ni Fanchon ni Requin ne bougèrent. L’homme, au contraire, se planta devant Marianne, les mains dans les poches, les yeux luisants. La jeune femme alors jeta sèchement :

— Si cet homme ne s’éloigne pas, je me plaindrai au chevalier !

Elle avait vu juste. La menace fit son effet. Il semblait que Bruslart eût laissé, en ce qui la concernait, de sérieuses recommandations. L’idée de demeurer dans cette cave jusqu’à son retour ne lui souriait pas, mais cela, du moins, lui accordait quelque répit. Or, gagner du temps, pour elle, tout était là. Peut-être Talleyrand la ferait-il rechercher. Pour le moment, une chose était importante : le chevalier Bruslart avait interdit qu’on lui fît du mal. Elle entendait bien user et même abuser de cette précieuse information. Fanchon-Fleurs-de-Lys lui donna d’ailleurs tout de suite raison.

— Sors, Requin ! ordonna-t-elle.

L’homme obéit en grinçant des dents et, tandis qu’Arcadius se tournait contre la muraille, Marianne se hâta, avec un regret cependant, d’ôter manteau et robe roses. Bientôt la toilette de conte de fées fut entre les mains griffues de la vieille tandis qu’apparemment indifférente Marianne revêtait l’épaisse jupe, le caracot et les gros bas de laine qu’on lui avait apportés et s’enroulait dans le grand châle noir. Ce n’était ni neuf ni même parfaitement propre, mais c’était chaud et à tout prendre mieux adapté à la vie dans une carrière uniquement meublée de paille et de platras.

Satisfaite de son butin, Fanchon s’apprêtait à regagner les étages supérieurs. Avant de quitter le souterrain, elle lança :

— On t’apportera à manger dans la matinée, en même temps qu’à l’espèce de mulet qui te tient compagnie ! Au fait, mon joli, on n’a toujours rien à me dire ! Philomène s’impatiente, tu sais ?

— Qu’elle s’impatiente. Moi, je ne suis pas encore prêt à entrer dans la famille !

— Réfléchis, mon garçon, réfléchis bien ! Si dans une semaine tu n’es pas décidé, Philomène pourrait bien être veuve sans avoir été mariée ! Ma patience a des limites !

— Justement, fit Arcadius avec suavité, la mienne n’en a pas !

Quand la vieille et son garde du corps eurent disparu, le nouvel ami de Marianne revint près d’elle et se mit à ramasser la paille par brassées pour en faire une couche plus confortable.

— Vous devriez vous étendre et essayez de dormir, dit-il gentiment. Je n’ai guère de moyens de savoir l’heure car cette gracieuse créature m’a piqué ma montre depuis longtemps, mais le jour ne doit guère tarder à se lever. Nous n’en verrons rien, bien sûr, mais nous jouirons d’une parfaite tranquillité. Le cabaret de l’Homme-de-Fer que tient la douce Fanchon n’est guère fréquenté le jour. La nuit, par contre, ce sombre séjour jouit d’une assez intense activité. Dormez, vous êtes bien pâle et vous avez les yeux creux. Et puis, vous n’avez maintenant rien d’autre à faire.

Marianne accepta le lit improvisé que son compagnon lui offrait tandis qu’il allait remettre dans le brasero quelques bûches dont, heureusement, il y avait une bonne provision dans un coin. Roulée en boule dans son châle, elle le regarda faire avec reconnaissance. Il lui avait rendu courage, il s’était montré amical, rassurant et, surtout, il était là ! La jeune femme n’osait pas penser à ce qu’elle aurait éprouvé s’il lui avait fallu demeurer solitaire au fond de cette carrière abandonnée, dans l’obscurité, livrée à tous les phantasmes du désespoir et de la peur. Elle allait pouvoir dormir un peu, chercher dans le repos une réponse à toutes ces questions que, pour le moment, elle ne voulait pas se poser. Comment oser s’avouer, sans risquer de sombrer dans la folie, qu’elle s’était bel et bien éprise de l’homme que, depuis sa jeunesse, elle avait appris à redouter et à haïr par-dessus tout ? Elle était épuisée. Son esprit lui refusait tout service. Il fallait dormir, dormir pour y voir plus clair. Demain elle chercherait comment fuir d’ici !

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