1809 - LA MARIÉE DE SELTON HALL

1 UN SOIR DE NOCES...

La main du prêtre traça dans l'air une large bénédiction tandis qu'il prononçait les paroles rituelles et que les têtes s'inclinaient. Marianne comprit qu'elle était mariée. Une bouffée de joie l'inonda, presque sauvage dans sa violence, en même temps qu'un sentiment d'-irréversibilité absolue. A partir de cette minute, elle cessait de s'appartenir pour s'intégrer, corps et âme, à l'homme qu'on lui avait choisi, imposé, mais que, pour rien au monde, elle n'eût voulu différent. A l'instant même où, pour la première fois, il s'était incliné devant elle, Marianne avait su qu'elle l'aimait. Et, depuis, elle s'était fondue en lui avec la passion qu'elle mettait dans tout ce qu'elle faisait, avec toute l'ardeur d'un premier amour.

Sa main, ornée d'un anneau tout neuf, trembla dans celle de Francis. Elle leva sur lui un regard émerveillé.

— Pour toujours ! murmura-t-elle. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Il lui sourit avec l'indulgence légèrement condescendante d'un adulte aux propos excessifs d'un enfant, pressa légèrement les doigts fins, puis les lâcha pour aider Marianne à se rasseoir. La messe allait commencer.

Sagement, la nouvelle épouse en écouta les premières paroles, puis son esprit s'évada du rituel familier, revint irrésistiblement à Francis. Son regard glissa sous le nuage de dentelles qui la voilait, s'attacha complaisamment au profil net de son mari. A trente ans, Francis Cranmere était un magnifique spécimen humain. De haute taille, il possédait une grâce aristocratique et nonchalante, qui eût été un rien féminine sans la vigueur d'un corps entraîné aux sports. De même le front têtu et le menton puissant, posé sur la cravate de mousseline, corrigeaient la trop grande beauté des traits purs, nobles, mais figés dans une expression de perpétuel ennui. Les mains qui sortaient, très blanches, des manchettes de dentelles, étaient dignes d'un cardinal, mais le torse moulé dans un frac bleu foncé était celui d'un lutteur. Tout était contraste en lord Cranmere : tête d'ange et corps de flibustier. Mais l'ensemble avait un charme certain auquel bien peu de femmes se montraient insensibles. Pour Marianne et ses dix-sept ans, en tout cas, il représentait la pure perfection.

Elle ferma les yeux un instant pour mieux savourer son bonheur, les rouvrit sur l'autel, garni de fleurs tardives et de feuillages d'automne parmi lesquels brûlaient quelques cierges. On l'avait dressé dans le grand salon de Selton Hall parce qu'il n'y avait pas de chapelle catholique à plusieurs lieues à la ronde, et encore moins de prêtres. L'Angleterre du roi George III traversait alors une de ces crises violentes d'antipapisme dont elle était coutumière et il avait fallu rien moins que la protection du prince de Galles pour que ce mariage d'une catholique et d'un protestant pût avoir lieu, sous le double rite. Une heure plus tôt, un pasteur avait béni le couple et, maintenant, c'était l'abbé Gauthier de Chazay qui officiait par faveur spéciale. Nulle force humaine n'aurait pu lui interdire de bénir le mariage de sa filleule.

Etrange mariage, d'ailleurs, sans autre faste que ces quelques fleurs, ces quelques flammes, seule concession à la solennité du jour. Au-dessus de l'autel insolite, le décor familier se dressait, immuable : le haut plafond blanc et or à caissons hexagonaux, les tentures de velours de Gênes pourpre et blanc, les lourds meubles XVIIe opulents et surdorés, les grandes toiles, enfin, où s'érigeaient les pompeuses silhouettes des Selton passés. Tout cela donnait à la cérémonie un caractère irréel, hors du temps, que renforçait encore la robe que portait la mariée.

Cette toilette, la mère de Marianne l'avait portée à Versailles, devant le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, au jour de son mariage avec Pierre-Louis d'Asselnat, marquis de Villeneuve. C'était un grand habit de satin blanc, mousseux de roses et de dentelles, porté sur une énorme jupe de toile d'argent que gonflaient des paniers et une foule de jupons. Le large décolleté carré découvrait la gorge juvénile entre le corsage impitoyablement sanglé et un collier à multiples rangs de perles, tandis que, de la haute perruque poudrée et diamantée, un grand voile de dentelles coulait, comme la queue d'une comète. Robe fastueuse ; anachronique, jadis envoyée par Anne Selton à sa sœur Ellis, en souvenir, et pieusement gardée depuis.

Bien souvent, quand Marianne était petite, tante Ellis lui avait montré cette robe. Elle avait toujours peine à retenir ses larmes en la sortant de son coffre en bois des îles, mais elle aimait voir s'émerveiller la frimousse de l'enfant.

— Un jour, lui disait-elle, tu porteras, toi aussi, cette belle robe. Et, ce jour-là, tu seras heureuse. Oui, par Dieu, tu seras heureuse !... affirma-t-elle en frappant le sol de sa canne, comme si elle mettait le destin en demeure de lui obéir.

Et, de fait, Marianne était heureuse.

Le martèlement dont Ellis Selton ponctuait ses volontés ne résonnait plus que dans le souvenir de sa nièce. Depuis une semaine, la vieille fille autoritaire et généreuse reposait au fond du parc, dans le mausolée palladien où dormaient ses ancêtres. Et, ce mariage, c'était le fruit de sa volonté formelle, la dernière, celle que l'on ne refuse pas.

Depuis ce soir d'automne où un homme exténué avait déposé dans ses bras un bébé de quelques mois qui pleurait de faim, Ellis Selton avait découvert un sens à sa vie solitaire. Sans effort, la demoiselle montée en graine, hautaine, absolue et emportée, s'était muée, pour l'orpheline, en une mère admirable, envahie parfois de violentes bouffées de tendresse qui l'éveillaient, en pleine nuit, haletante et trempée de sueur, à la seule pensée des dangers jadis courus par la petite fille.

Elle se levait alors, incapable de maîtriser l'impulsion qui la jetait à bas de son lit et, pieds nus, ses nattes rousses dansant sur son dos, elle prenait sa canne et se hâtait jusqu'à la grande chambre, toute proche de la sienne, où Marianne dormait. Elle restait un long moment auprès du petit lit, contemplant la fillette qui était devenue son unique raison de vivre. Puis, quand l'angoisse née d'un cauchemar s'était apaisée, quand son cœur avait retrouvé son rythme normal, Ellis Selton retournait se coucher, non pour dormir mais pour remercier interminablement le Seigneur d'avoir offert à une vieille fille ce merveilleux miracle : un enfant pour elle seule.

L'histoire de son sauvetage, Marianne la connaissait par cœur pour l'avoir entendu raconter cent fois par sa tante. Ellis Selton était une huguenote farouche, fermement ancrée dans ses principes religieux, mais elle savait reconnaître et apprécier le courage. L'exploit de l'abbé de Chazay lui avait valu la considération de l'Anglaise.

— C'est un homme, ce petit curé papiste ! s'exclamait-elle invariablement en conclusion de l'histoire. Je n'aurais pas fait mieux !

Son activité, en effet, était dévorante, son énergie inlassable. Elle adorait les chevaux et, avant son accident, avait passé en selle la plus grande partie de son temps, parcourant le vaste domaine d'un bout à l'autre et posant sur toutes choses son œil bleu auquel bien peu de détails échappaient.

Aussi, dès qu'elle avait été capable de se déplacer seule à travers la maison, Marianne avait été hissée sur un poney, habituée à l'eau froide, aussi bien celle des pots pour la toilette que celle de la rivière où elle avait appris à nager. A peine plus couverte en hiver qu'en été, sortant tête nue par tous les temps, chassant son premier renard à huit ans, Marianne avait reçu une éducation qui eût fait honneur à n'importe quel garçon, mais qui, pour une fille, et surtout pour une fille de son temps, était assez peu orthodoxe. Le vieux Dobs, le chef des palefreniers, lui avait même appris le maniement des armes. A quinze ans, Marianne tirait l'épée comme saint Georges et perçait un as à vingt pas.

Cependant, l'esprit n'avait pas été négligé. Elle parlait plusieurs langues ; elle avait eu des maîtres d'histoire, de géographie, de littérature, de musique, de danse, mais surtout de chant, car la nature l'avait douée d'une voix au timbre chaud et pur qui n'était pas son moindre charme. Plus cultivée que la plupart de ses contemporaines, Marianne était devenue l'orgueil de sa tante, malgré une regrettable propension à dévorer tous les romans qui passaient à portée de sa main.

— Elle pourrait s'asseoir sans embarras sur n'importe quel trône ! aimait à déclarer la vieille fille en ponctuant ses paroles d'un vigoureux coup de canne sur le sol.

— Les trônes n'ont jamais été des sièges bien confortables, répondait l'abbé de Chazay, habituel confident des rêves glorieux de lady Ellis, mais depuis quelque temps ils sont devenus parfaitement intenables !

Ses relations avec Ellis étaient chaotiques, agitées. Marianne ne pouvait les évoquer sans une nostalgie teintée d'amusement maintenant qu'elles avaient pris fin. Protestante dans l'âme, lady Selton considérait les catholiques avec une invincible méfiance et leurs prêtres avec une sorte de terreur superstitieuse. Remplie d'horreur par les exploits de l'Inquisition, elle les en tenait pour responsables et leur trouvait toujours un léger fumet de fagot. Entre elle et l'abbé Gauthier, les joutes oratoires étaient ardentes, interminables, chacun des adversaires cherchant à convaincre l'autre, sans pour cela conserver le moindre espoir d'y parvenir. Ellis brandissait la bannière verte de Torquemada et Gauthier fulminait contre les bûchers d'Henry VIII, les fureurs du fanatique John Knox et, rappelant le martyre de la catholique Marie Stuart, partait à l'assaut de la citadelle anglicane. En général, le combat se terminait par épuisement. Lady Ellis faisait servir le thé que l'on flanquait, en l'honneur du visiteur, d'un flacon de vieux whisky, puis, la paix revenue, les deux lutteurs s'affrontaient plus pacifiquement, les cartes en main, autour de la marqueterie d'une table de trictrac, chacun d'eux content de soi-même et content de l'autre, toute estime mutuelle intacte, sinon renforcée. Et l'enfant retournait à ses jeux avec le sentiment que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque ceux qu'elle aimait étaient d'accord.

Malgré les convictions de sa tante, Marianne avait été élevée dans la religion qui avait été celle de son père. A dire vrai, les cours d'instruction religieuse, comme ce que la fillette appelait les « guerres de religion », n'avaient pas lieu très souvent. L'abbé Gauthier de Chazay ne faisait à Selton Hall que de brèves apparitions, souvent très espacées. On ne savait pas au juste à quoi il occupait son temps, mais une chose était certaine : il voyageait beaucoup en Allemagne, en Pologne et jusqu'en Russie blanche où il effectuait de longs séjours. Il s'arrêtait aussi, parfois, auprès des différentes résidences du comte de Provence, devenu, depuis 1795 et la mort du Dauphin du Temple, le roi Louis XVIII. Il avait séjourné à Vérone, à Mittau, en Suède. De temps en temps, il touchait terre en Angleterre, puis il disparaissait, toujours pressé, toujours discret, sans jamais dire où il allait. Et personne, jamais, ne lui posait de questions.

L'installation du gros souverain sans royaume à Hartwell House, le printemps précédent, avait paru fixer momentanément l'abbé en Angleterre. Il n'avait fait, depuis, qu'un court voyage. Evidemment, toutes ces allées et venues n'allaient pas sans intriguer Marianne et sa tante. Celle-ci, bien souvent, s'écriait :

— Le petit curé serait un agent secret de Rome que je n'en serais pas autrement surprise !

C'était l'abbé, pourtant, qu'au moment de mourir elle avait appelé auprès d'elle, de préférence au pasteur Harris qu'elle détestait de toutes ses forces et appelait un « sacré pompeux imbécile ! ». Une mauvaise grippe, traitée par la malade, selon sa coutume, avec le plus parfait mépris, l'avait menée en une semaine aux portes de la mort. Ellis l'avait vue approcher sans trembler, cette mort, avec calme et lucidité, regrettant seulement qu'elle fût prématurée.

— J'avais encore tellement à faire ! soupira-t-elle. En tout cas, j'entends que, huit jours après mon enterrement, ma petite Marianne soit mariée !

— Si tôt ? Je suis là pour veiller sur elle, objecta l'abbé.

— Vous ? Mon pauvre ami ! Autant la confier à un courant d'air ! Vous allez encore disparaître un jour ou l'autre pour l'une de vos mystérieuses expéditions et l'enfant demeurera seule. Non, elle est fiancée, mariez-la ! J'ai dit : huit jours ! Vous le promettez ?

L'abbé Gauthier avait promis. C'est pourquoi, fidèle à sa parole, il venait de marier, par ce soir pluvieux de novembre 1809, Marianne d'Assel-nat et Francis Cranmere.

Debout devant l'autel, dans une chasuble de soie blanche brodée de lis d'or que lui avait prêtée l'aumônier de Louis XVIII, Alexandre de Talleyrand-Périgord[2], l'abbé Gauthier de Chazay officiait avec solennité. Sa petite taille mince et frêle prenait, dans les vêtements sacerdotaux, une sorte de grandeur qu'accentuait la noblesse des gestes lents. A quarante-cinq ans, il ne portait pas son âge et gardait une allure résolument juvénile. Seuls les fils blancs qui striaient ses épais cheveux noirs, autour de la tonsure, trahissaient le temps passé. Mais ces marques du temps, Marianne les considérait avec tendresse, car elle devinait, obscurément, qu'elles étaient le fruit d'années difficiles et d'un dur labeur accompli au service des autres. Pour ce qu'elle savait de lui et pour ce qu'elle en soupçonnait, Marianne l'aimait beaucoup. Or, son bonheur présent était un peu gâché par le fait que son cher parrain ne paraissait pas le partager. Elle savait qu'il n'approuvait pas ce mariage avec un Anglais protestant, qu'il eût préféré pour elle l'un des jeunes émigrés de l'entourage du duc de Berry, et qu'il se conformait uniquement à la volonté de la morte. Mais elle avait, en outre, l'impression que Francis Cran-mere déplaisait, en tant qu'homme, à l'abbé de Chazay : le prêtre accomplissait là un devoir sacré, et l'accomplissait sans joie.

Quand, la cérémonie terminée, il descendit vers le couple, Marianne lui sourit d'un air encourageant, comme pour l'inciter à partager son bonheur, à effacer ce pli soucieux creusé entre ses sourcils. Son regard, à elle, semblait dire : « Je suis heureuse et je sais que vous m'aimez. Pourquoi ne pas être heureux, vous aussi ? » Et il y avait une angoisse dans sa muette interrogation. Il était tout ce qui lui restait, maintenant que tante Ellis n'était plus. Elle aurait voulu une adhésion pleine et entière à son amour.

Mais le front de l'abbé ne se déridait pas. Il regardait les nouveaux époux d'un air songeur et Marianne aurait juré qu'il y avait, dans ses yeux, un curieux mélange de pitié, de colère et d'inquiétude. Un silence s'établit, devint rapidement si pesant que Gauthier de Chazay en eut conscience. Sa bouche serrée esquissa un sourire sans gaieté. Il prit la main de la jeune mariée.

— Je te souhaite d'être heureuse, mon enfant, autant qu'il est permis de l'être sur cette terre sans offenser Dieu. Lui seul sait quand nous nous reverrons !

— Vous partez ? demanda la jeune femme tout de suite alarmée. Mais vous ne m'en aviez rien dit ?

— Je craignais d'augmenter l'agitation de cette maison et de troubler, même légèrement, ta joie. Oui ! Je vais en Italie où m'appelle le Saint-Père. Mais, maintenant, tu es aux mains de ton époux... J'espère qu'elles te seront douces.

La fin de la phrase s'adressait au jeune homme. Lord Cranmere redressa la tête, cambra son dos et toisa l'abbé :

— J'espère, moi, que vous n'en doutez pas, l'abbé ! lança-t-il avec, dans la voix, une nuance de défi. Marianne est très jeune, elle se montrera docile, j'en suis certain. Pourquoi donc ne serait-elle pas heureuse ?

— La docilité n'est pas tout ! Il y a la tendresse, l'indulgence, la compréhension... l'amour !

Une sourde colère, mal domptée, vibrait imperceptiblement dans la voix des deux hommes et Marianne s'en effraya. Son époux et le prêtre qui venait de bénir leur union n'allaient tout de même pas se disputer au pied même de l'autel ? Elle ne parvenait pas à comprendre l'hostilité à peine déguisée de son parrain envers l'homme choisi par lady Ellis. Obscurément, elle devinait que cette hostilité n'était pas de nature confessionnelle, qu'elle s'adressait à la personne de Francis. Mais alors pourquoi ? Qu'est-ce que l'abbé pouvait bien avoir à lui reprocher ? Est-ce que Lord Cranmere n'était pas l'homme le plus séduisant, le plus brillant, le plus vaillant, le plus intelligent, le plus-Quand Marianne entamait la liste des superlatifs qu'elle appliquait à son fiancé, elle finissait, en général, par s'y perdre. Pourtant, elle n'eut pas à intervenir. L'abbé de Chazay rompait les chiens, se bornant à recommander à Francis :

— Je vous la confie !

— Soygz tranquille ! fut la sèche réponse.

Hâtivement, l'abbé remonta vers l'autel, s'empara du calice et regagna la sacristie de fortune installée dans l'ancien boudoir de lady Ellis. Un boudoir qui n'avait jamais servi à rien, la pièce ni son appellation ne convenant à leur propriétaire. On y voyait plus de fouets de chasse et de cravaches que de coussins et de fragiles bergères.

Comme s'il était soudain délivré d'une contrainte, Francis sourit à sa femme et, courbant légèrement sa haute taille, lui offrit la main :

— Venez-vous, ma chère ?

Côte à côte, ils commencèrent à traverser, très lentement, le grand salon. Hormis le groupe confus des domestiques massés près de la double porte, il n'y avait que peu de monde, comme il convenait à un mariage suivant de si près un deuil. Mais les assistants palliaient au défaut de quantité par la qualité.

La main ferme de Francis guida la jeune femme jusqu'au prince de Galles, dont lord Cranmere était l'un des intimes et qui, avec quelques amis, avait tenu à honorer l'union d'un de ses favoris. Tout en faisant au prince une profonde révérence, Marianne s'étonna de n'être pas plus impressionnée. Le futur roi avait grand air et même une certaine majesté, mais les approches de la cinquantaine et un fantastique appétit l'entraînaient inexorablement vers une obésité de moins en moins combattue, tandis qu'une chaude coloration pourpre avait définitivement pris possession de l'auguste visage. Le nez noble, le regard dominateur et la bouche sensuelle ne sauvaient pas l'Altesse Royale d'un certain comique. Nul en Angleterre, pas même l'innocente Marianne, n'ignorait que le prince menait une vie de débauche, qu'il était, le plus officiellement du monde, bigame, ayant épousé tour à tour sa maîtresse Mary Fitzherbert par inclination et, par force, la princesse Caroline de Brunswick, qu'il haïssait de toute son âme.

Tel qu'il était, « Georgie » laissa, tomber sur la jeune femme un regard bienveillant, sourit et daigna courber sa corpulence pour l'aider à se relever.

— Exquise ! articula-t-il. Vous êtes positivement exquise, lady Cranmere, et si je n'étais déjà si bien pourvu en matière d'épouses, je crois, par George, que je vous eusse disputée à mon ami Francis ! Tous mes vœux !

— Merci, Votre Altesse, balbutia Marianne qui écoutait encore, avec ravissement, rouler dans son oreille son nouveau nom.

Cependant, sa plaisanterie avait fait partir le prince d'un rire énorme, repris en chœur par Francis et les trois gentilshommes qui entouraient l'héritier royal. Ceux-là, Marianne les avait déjà vus plusieurs fois. Ils étaient les habituels commensaux du prince et les compagnons ordinaires de Francis. C'était lord Moira, M. Orlando Brid-geman et le roi des dandies, George Bryan Brum-mel, qui portait sur une vertigineuse cravate un visage trop joli, à l'insolent nez retroussé sous de longs et soyeux cheveux blonds ondulés.

Cependant, la voix profonde de lord Cranmere s'élevait pour remercier le prince de sa présence et pour espérer que Son Altesse Royale honorerait encore Selton Hall en présidant le dîner.

— Ma foi, non ! répondit le prince. J'ai promis à lady Jersey de l'escorter chez Hatchett pour y choisir avec elle sa nouvelle voiture ! C'est très important une nouvelle voiture, et Londres est loin ! Je pars donc.

— Vous me quittez ? Ce soir ?...

Marianne, avec étonnement, nota la crispation de colère qui contractait la mâchoire de son époux. Etait-il tellement déçu de ne point garder l'hôte royal ? En ce qui la concernait, elle souhaitait, au contraire, éperdument, que tous ces gens s'en allassent pour la laisser, enfin et merveilleusement, seule avec son bien-aimé... Dans tous les romans qu'elle avait lus, les jeunes époux ne désiraient rien tant que le départ des invités.

Le rire agréable, mais un peu niais du prince, retentit de nouveau :

— Craindrais-tu la solitude à ce point, au soir de tes noces ? En vérité, Francis, tu as beaucoup changé... Mais, rassure-toi, je ne pars pas tout entier. Je te laisse le meilleur de moi-même. Moira reste ainsi que notre Américain. Et puis n'as-tu pas ta belle cousine ?

Cette fois, ce fut au tour de Marianne de réprimer une grimace de déception. Lord Moira, fat, féru d'élégance et d'une nonchalance qui frisait la somnolence, lui était indifférent ; mais il ne lui avait fallu qu'un seul regard échangé avec celui que le prince appelait l'Américain pour savoir qu'il lui déplaisait... sans parler de la « belle cousine », cette Ivy aux allures hautaines qui, d'emblée, l'avait traitée en gamine et en campagnarde et qui affichait une provocante intimité « familiale » avec Francis.

Détournant la tête pour cacher son ennui, tandis que son mari, au contraire, se rassérénait, Marianne croisa le regard amusé de l'Américain en question. Il se tenait à quelques pas du groupe princier, près d'une des fenêtres. Les mains nouées au dos, les jambes légèrement écartées, il semblait n'être là que par hasard, en passant et, d'ailleurs, tranchait vigoureusement sur tous les autres hommes. C'était ce contraste qui avait le plus frappé la jeune fille quand on le lui avait présenté. Pour s'en irriter, d'ailleurs, comme si l'allure désinvolte de l'étranger, sa mise frisant le négligé eussent été une insulte à l'irréprochable élégance des autres. Il n'était jusqu'à sa peau hâlée, tannée par le soleil et les intempéries qui ne l'offusquât auprès des teints clairs, roses et bien nourris des Anglais. Ils étaient des seigneurs, de grands propriétaires terriens pour la plupart ; lui était un marin qui ne devait guère posséder autre chose que son navire, un coureur des mers, « un pirate ! » avait aussitôt décrété Marianne. Et elle ne parvenait pas à comprendre comment le fils d'un roi d'Angleterre, un futur souverain, pouvait trouver quelque plaisir dans la compagnie d'un homme qui osait venir en bottes à un mariage. Malgré son antipathie, elle avait cependant retenu son nom. Il se nommait Jason Beaufort. Francis avait signalé, du ton négligent qui lui était habituel, que ce Jason était d'une bonne famille des Carolines, descendant de huguenots français chassés par la Révocation de l'édit de Nantes, mais Marianne soupçonnait son fiancé d'être rempli d'indulgence pour ceux qui gravitaient autour du prince.

— Malgré les apparences, c'est un gentleman !

Tel était le jugement, sans appel, tombé de la bouche de Francis. Marianne avait cependant peine à y souscrire. Malgré la correction parfaite des manières, elle sentait, en Beaufort, quelque chose de menaçant et d'inflexible qui la troublait. Habituée de bonne heure aux plaisirs violents de la chasse, elle se surprenait souvent à classer les humains en les rapprochant des animaux qu'elle aimait. Et tandis que Francis évoquait pour elle le plus admirable des pur-sang, elle comparait Jason Beaufort à un faucon. Il en avait le profil accusé, les yeux étincelants, la complexion sèche, presque maigre, donnant cependant l'impression d'une vigueur dangereuse. Il n'était jusqu'aux mains nerveuses, sortant si brunes des manchettes de mousseline blanche, qui n'évoquassent les serres du rapace. Et le regard bleu clair avait un poids intolérable ! Durant toute la cérémonie, Marianne l'avait senti sur son cou, sur ses épaules, sur sa tête et en avait éprouvé une gêne. Elle n'aimait pas rencontrer ce regard-là parce que, malgré son courage naturel, elle avait peine à le supporter.

Pour le moment, il souriait en la regardant. Un étroit sourire, étiré d'un seul côté, qui avait fait briller, le temps d'un éclair, des dents très blanches. La main de la jeune fille se crispa dans celle de son époux. Ce sourire insolent et appréciateur lui était odieux et lui communiquait une sorte de honte, comme si l'Américain avait eu le pouvoir de percer le mystère de ses vêtements, de découvrir son corps de jeune fille. Elle frùmit même en le voyant quitter sa pose détendue, s'avancer vers elle de son pas glissant d'homme de la mer. Elle fit semblant de ne pas voir le mouvement amorcé, détourna la tête.

— Puis-je être admis à offrir mes compliments et mes vœux de bonheur ? fit derrière elle, si près qu'il lui sembla sentir dans sa nuque la chaleur d'une haleine, la voix paisible de l'Américain.

Force fut à Marianne de se retourner, mais elle laissa Francis répondre. Sa main se noua aux doigts bruns de Jason. Il s'écria, plein d'une cordialité qui surprit sa compagne :

— Bien sûr, cher ! Les vœux d'un ami ont un prix tout particulier et je sais les vôtres sincères. Vous nous restez, n'est-ce pas ?

— Avec joie !

Les yeux bleus s'attachaient au visage contracté de Marianne. Furieuse, elle eut la sensation qu'il sentait sa réprobation et s'en amusait. Mais il eut le bon goût de ne rien ajouter, se contentant de s'incliner tandis que les jeunes époux se dirigeaient maintenant vers les envoyés du roi Louis XVIII, qui avait tenu à honorer d'une sorte d'ambassade le mariage d'une émigrée, fille de deux victimes de la Terreur. C'étaient le duc d'Avaray et l'évêque de Talleyrand-Périgord.

Tous deux se tenaient à l'écart, près de la cheminée du salon, dans une hautaine solitude compensant par leur maintien sévère leur situation amoindrie d'émigrés. Tous deux vêtus avec une simplicité qui contrastait avec l'élégance du prince de Galles et de ses amis, ils offraient une image à la fois imposante et surannée, à laquelle Marianne, dans sa toilette démodée, apportait un contrepoint plein de charme. Quand la nouvelle mariée fit sa révérence aux envoyés royaux, Francis eut, un instant, l'illusion de se retrouver à Versailles vingt-cinq ans plus tôt. Son salut s'en ressentit et revêtit les formes d'un involontaire respect. Cependant, la voix mesurée du comte d'Avaray offrait aux deux époux les félicitations royales, puis, se tournant vers Marianne, le vieux seigneur ajoutait :

— Il a plu à Son Altesse Royale Madame la duchesse d'Angoulême[3] de vous offrir, milady, un témoignage tout particulier de son estime. Madame m'a prié de vous remettre ceci, en souvenir d'elle.

Ceci était un petit médaillon d'émail bleu, serti de brillants, où était enfermée une mince mèche de cheveux blancs. Et comme Marianne contemplait, sans comprendre, l'étrange cadeau, Avaray ajouta :

— Ces cheveux ont été coupés sur la reine Marie-Antoinette avant son exécution. Madame a tenu à vous en offrir quelques-uns, en mémoire de votre noble mère qui donna jadis sa vie pour la Reine.

Un flot de sang monta aux joues de la jeune fille. Incapable d'articuler un seul mot, elle remercia d'une profonde révérence, tandis que Francis se chargeait de traduire son émotion. Elle éprouvait un sentiment bizarre. Ces continuels rappels du passé, au seuil d'une vie nouvelle qu'elle souhaitait passionnément emplie d'amour et consacrée uniquement au culte d'un seul homme, lui étaient plus pénibles qu'agréables. Pour Marianne, sa mère était seulement un fantôme amical, le reflet d'un visage souriant contemplé sur une miniature d'ivoire, mais, aujourd'hui, ce reflet s'était amplifié au point d'annihiler sa propre personnalité. Par instants, elle en arrivait à se demander si c'était bien Marianne d'Asselnat et non Anne Selton qui venait d'épouser le beau Francis Cranmere...

Tandis qu'il l'entraînait vers le grand vestibule pour raccompagner le prince, Francis murmura, un œil sur la main que Marianne avait refermée sur le médaillon :

— Etrange cadeau à faire à une jeune épousée ! J'espère que vous n'êtes pas superstitieuse ?

Elle s'efforça de chasser les dernières bouffées de son malaise passager, sourit courageusement.

— Ce qui est offert de bon cœur ne saurait apporter le malheur. Ce présent m'est précieux, Francis !

— Vraiment ? Vous m'en voyez heureux ! Mais, pour l'amour du ciel, Marianne, rangez ce précieux médaillon dans quelque coffret et gardez-vous bien de le porter. Quelle damnée manie ont donc les Français de brandir continuellement le fantôme de leur affreuse guillotine ? Je suppose qu'elle les aide à nourrir leur rancœur et leur goût de vengeance... peut-être aussi à oublier qu'ils sont seulement les reflets d'une époque disparue et que Napoléon règne !

— Comme vous avez peu d'indulgence pour ces malheureux dont je suis, Francis ! Oubliez-vous les souffrances de Madame ? Et, pour un Anglais, je trouve étrange votre évocation de l'actuel empereur !

— Je hais Napoléon autant que je plains Madame Royale, riposta Francis froidement. Mais je n'aime pas que l'on fasse aussi aisément table rase de la réalité ! Ceci dit, la politique me paraît un sujet bien aride pour votre jolie tête. Songez seulement à me plaire, Marianne,, et oubliez la place de la Révolution !

Le souper parut à Marianne d'une longueur et d'un ennui invraisemblables. Peu de convives, peu d'éclat. On n'eût jamais dit un repas de noces ! Seuls l'abbé de Chazay, lord Moira, Jason Beaufort et Ivy St Albans entouraient le jeune couple et il y avait, entre les convives, trop de différences pour que la conversation fût animée. Réduite aux lieux communs, elle languissait. L'abbé parlait peu, songeant sans doute à son prochain départ. Une voiture tout attelée l'attendait déjà dans la cour. L'Américain ne disait rien, se contentant de fixer Marianne avec une attention gênante. Seuls, Francis et Moira parlaient chasse et chevaux. Lady St Albans imitait la jeune mariée et ne se mêlait pas à l'entretien.

Du bout de ses doigts fins, Ivy faisait rouler machinalement une petite boulette de pain sur la nappe damassée. En la regardant, Marianne se demandait pourquoi elle n'aimait pas la ravissante cousine de Francis.

En dehors du fait qu'elle ne laissait jamais oublier le lien qui l'unissait à lord Cranmere et de sa façon de traiter Marianne en fillette légèrement attardée, Ivy St Albans était l'image même de la douceur et de la grâce. Plus âgée que Marianne de quelques années, elle était de taille moyenne, mais sa minceur de nymphe et surtout le haut chignon de boucles d'or pâle qui la couronnait la faisaient paraître plus grande qu'en réalité. Tous les traits de son visage étaient d'une extrême délicatesse. Des yeux d'un bleu céleste, à l'expression caressante, les éclairait, mais, si la bouche d'Ivy avait toute la petitesse requise par les canons de la beauté, il y avait en elle quelque chose qui choquait Marianne. Peut-être cette façon de sourire, qui rappelait trop Francis ? Peut-être aussi cette élégance irréprochable, terriblement féminine, auprès de laquelle la jeune fille se sentait toujours à la fois campagnarde et endimanchée.

Ce soir, c'était pire encore. Dans ses paniers surchargés de dentelles, Marianne avait l'impression d'être une sorte de lourde potiche chinoise auprès d'un fragile Tanagra. Ses falbalas d'un autre âge mettaient en valeur la robe fluide, aérienne, en mousseline du même bleu que ses yeux, portée par Ivy. Largement décolletée, découvrant la courbe douce des épaules, elle était ceinturée, sous les seins, d'une chaîne de très beaux camées antiques, semblables à ceux qui retenaient la masse des cheveux blonds. Une longue écharpe assortie complétait cette toilette très simple, mais dont toute la valeur venait des lignes du corps qu'elle renfermait. Comme beaucoup d'Anglaises, Ivy St Albans s'était mise à porter de la mousseline hiver comme été, parce que Napoléon détestait ce tissu et interdisait pratiquement aux femmes de sa cour d'en porter.

Tous les souvenirs que Marianne conservait d'Ivy avaient un fond de mousseline. C'était une robe de ce tissu aérien, mais blanche, qu'elle portait à Bath, ce jour de l'été dernier où Marianne l'avait rencontrée pour la première fois. Lady Ellis, dans le double espoir de soigner ses douleurs dans les célèbres eaux thermales et de produire sa jeune nièce dans la bonne société, avait traîné à Bath une Marianne mécontente de quitter ses forêts et passablement rétive. Tout de suite, la jeune fille s'était sentie dépaysée au milieu de l'élégante cohue qui encombrait la fameuse ville d'eaux. Il y avait trop de bruit, trop de monde, trop de potins, trop de femmes empanachées et jacassantes, trop de dandies traînant leur indolence ennuyée et leur stupide manie des paris.

Et puis, un matin, dans Milsom Street, comme les deux femmes revenaient en voiture de faire quelques achats, lady Ellis avait poussé une exclamation et ordonné au cocher d'arrêter. Un couple passait et, brusquement, le cœur de Marianne s'était mis à battre à un rythme inaccoutumé. La femme était belle, certes, et merveilleusement élégante dans la robe blanche dont la simplicité mettait en valeur une fantastique capeline en paille d'Italie couverte d'une mousse de fines dentelles, mais la jeune fille ne l'avait regardée que pour mieux l'envier. Son compagnon était sûrement le plus bel homme qu'il y eût sur terre. C'était à lui, d'ailleurs, que s'était adressée l'exclamation joyeuse de lady Ellis.

— Francis, Francis Cranmere !... Quelle joie de vous retrouver, mon cher enfant ! Ne me dites pas que vous ne me reconnaissez pas ?

Un sourire avait éclairé la belle bouche dédaigneuse de l'inconnu.

— Lady Selton ! s'était-il exclamé à son tour, pouviez-vous douter d'être reconnue ? L'Angleterre est couverte de femmes, mais, sur ma parole, il n'est qu'une Ellis Selton ! Mes très respectueux hommages, chère amie.

Et, ôtant le haut chapeau qu'il portait si élégamment planté sur le côté, il s'était incliné pour baiser les doigts de la vieille demoiselle devenue, à la grande stupéfaction de sa nièce, toute rose de plaisir. Cependant, le regard gris du jeune homme avait glissé sur Marianne, interrogateur et, aussitôt, elle était devenue pourpre, prise d'une insurmontable gêne. Dans la simple robe de percale, ornée d'un modeste volant brodé qu'elle devait à l'habileté de sa femme de chambre, Marianne s'était sentie tout à coup affreusement fagotée. La comparaison entre elle et la belle inconnue était si peu à son avantage qu'elle avait cru mourir de honte et n'avait pu articuler aucun mot intelligible quand sa tante l'avait présentée à ce « cher Francis, le fils de mon plus cher ami d'autrefois ! » puis à « sa toute charmante cousine, lady St Albans ! ».

Quelques phrases rapides et l'on s'était séparés après un échange d'adresses et la promesse de se revoir. La voiture en s'éloignant avait emporté une Marianne au bord des larmes. Elle avait eu, tout à coup, une envie de plaire à ce beau gentilhomme, d'attirer son attention, d'être brillante, inattendue... et sans doute n'avait-il vu en elle qu'une sorte de pensionnaire stupide. Sa tante, en riant, l'avait taquinée sur son trouble trop visible.

— Mais, avait-elle ajouté avec un soupir, j'aurais mauvaise grâce à t'en vouloir. Ces Cranmere sont d'irrésistibles charmeurs et Francis est le vivant portrait de son père. Il y a trente ans, aucun homme ne pouvait envisager sérieusement de lutter avec Richard Cranmere.

— Il plaisait beaucoup ? avait demandé Marianne d'une toute petite voix.

— Toutes les femmes en étaient folles, toutes sans exception... hélas !

La conversation n'avait pas été plus loin. Lady Ellis s'était enfermée dans un silence plein de souvenirs que la jeune fille s'était bien gardée de rompre. Elle devait apprendre, plus tard, en interrogeant Jenkins, la vieille housekeeper du château, qu'autrefois sa tante Ellis avait follement, passionnément, aimé Richard Cranmere et avait espéré l'épouser. Mais c'était d'Anne, la mère de Marianne, que le beau lord s'était épris... et Anne aimait déjà un diplomate français. Quand elle s'était promise à Pierre d'Asselnat, lord Cranmere s'était éloigné. Il avait voyagé jusqu'aux Indes. C'était là qu'il s'était marié et que Francis était né. Le jeune homme était revenu au pays, une dizaine d'années plus tôt, afin de recueillir un petit héritage non loin de Selton Hall. A cette occasion, il avait rendu visite à lady Ellis, rapproché d'elle par leur commune passion des chevaux. Puis, il avait vendu ce petit bien qui devait former le plus gros de sa fortune. Londres l'avait attiré. On ne l'avait plus revu...

— Et sans doute ne le reverra-t-on plus avant la prochaine rencontre fortuite... dans dix ans ! avait soupiré Marianne.

Mais elle se trompait. Non seulement Francis était venu visiter sa vieille amie dans la villa de Bath qu'elle avait louée pour la saison, mais encore, en septembre, il était venu à Selton Hall.

Ces visites avaient plongé la jeune fille dans un véritable ravissement. Francis, pour son imagination romanesque, c'était Tristan, c'était Lancelot, c'était le chevalier au cygne, venu des rives lointaines pour rompre l'enchantement qui la tenait captive. Nul héros de légende auquel elle ne put comparer, à son avantage, l'homme qui faisait battre son cœur. Francis était cent fois plus merveilleux que tous les chevaliers de la Table Ronde réunis, y compris Merlin et le roi Arthur. Alors elle se mit à rêver tout éveillée. Avec un sourire, un regard, elle composait une infinité de joies, elle accumulait une réserve de bonheur sur laquelle elle vivait jusqu'à la visite suivante. Francis, d'ailleurs, était charmant pour elle. A sa grande surprise, il s'attardait parfois auprès d'elle pour bavarder. Il la questionnait sur sa vie, ses goûts et, devant lui qui venait de Londres, qui fréquentait ce que le royaume comptait de plus noble et de plus brillant, elle avait honte de ne pouvoir parler que de ses chiens, de ses chevaux et de ses bois. Il l'impressionnait tellement que le jour où lady Ellis l'avait priée de chanter pour Francis elle avait été incapable de sortir une note. Sa gorge serrée lui refusait tout service. Naturellement vive, ardente et pleine de vie, elle devenait devant lui timide, gauche. Il est vrai que, ce soir-là, Ivy accompagnait son cousin et que sa présence parfumée n'était pas faite pour rendre à Marianne son assurance. La belle cousine avec son élégance raffinée et son inaltérable douceur lui donnait sur les nerfs ! Elle ressemblait à la fée Viviane... Mais Marianne n'avait jamais aimé la fée Viviane !

Son jour de triomphe, elle l'avait connu à la chasse au renard où, pendant toute une journée, elle avait galopé aux côtés de Francis à travers les prés humides et les forêts bleues. Ivy, qui n'aimait pas le cheval, avait suivi de loin, en voiture, avec lady Ellis. Marianne avait eu Francis pour elle seule et avait cru mourir de plaisir quand il l'avait complimentée sur son irréprochable équitation.

— Je connais peu d'hommes qui montent aussi bien que vous, lui avait-il dit, et aucune femme !

Il y avait, dans sa voix, dans son regard, une sincérité, une chaleur qui avaient inondé de joie le cœur de la jeune fille. A cet instant, il avait eu réellement le ton d'un amoureux. Elle lui avait souri de tout son cœur.

— J'aime galoper auprès de vous, Francis... Je crois que je pourrais aller comme cela jusqu'au bout de la terre.

— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?

— Mais... naturellement ! Pourquoi le dirais-je si je ne le pense pas ? Je ne sais pas mentir.

Il n'avait rien répondu. Seulement, il s'était penché vers elle pour scruter son visage et, pour la première fois, elle n'avait pas éprouvé de confusion sous le regard de Francis. Il n'avait rien dit, mais en se redressant, il avait eu un bref sourire.

— C'est bien ! avait-il murmuré seulement.

Puis il avait rendu la main à son cheval, laissant

Marianne, dont il ne parut plus se soucier, se demander si elle avait, oui ou non, dit quelque chose de stupide.

Il avait disparu pendant quelque temps après ce jour de chasse. La brutale maladie de sa tante l'avait d'ailleurs un peu repoussé hors de l'esprit de la jeune fille. Et puis, un soir, deux jours avant sa mort, lady Ellis avait fait appeler sa nièce.

— Je sais que je vais mourir, petite, lui dit-elle, mais je sais aussi que je peux partir tranquille car je ne te laisse pas seule.

— Que voulez-vous dire ?

— Que Francis m'a demandé ta main et que tu vas l'épouser.

— Moi ? Mais... il ne m'a seulement jamais fait la cour !

— Tais-toi ! J'ai peu de temps... Tu ne peux qu'être heureuse d'épouser un homme tel que lui. Il a vingt-huit ans, il sera pour toi l'appui, le guide dont ta jeunesse a besoin... Enfin, en te donnant à lui, je répare une injustice du sort. Francis n'a pas de fortune, il aura la nôtre... Il sera, avec toi, le maître de Selton... et moi, quand je serai au fond du parc, je serai heureuse en pensant que mon cher domaine est entre vos mains, à tous deux... Je ne vous quitterai jamais tout à fait, ainsi...

Epuisée d'avoir parlé, lady Ellis s'était retournée contre le mur sans rien ajouter. Marianne était sortie de la chambre, envahie par un bizarre sentiment où la joie se mêlait à la crainte. Elle était abasourdie que Francis voulût l'épouser, elle, urre gamine sans éclat, quand, justement, il y avait tant de femmes empressées à lui plaire. Cela lui communiquait une étrange sensation de victoire.

Elle se sentait à la fois pleine d'orgueil et pleine d'inquiétude.

« Jamais je ne saurai me montrer digne de lui, avait-elle songé. Comment tenir mon rôle auprès de lui sans commettre d'impairs, sans le faire sourire ? »

Cette crainte, Marianne la retrouvait, intacte, durant ce dîner de noces. Avec une joie mêlée d'orgueil elle regardait Francis, assis en face d'elle, dans le haut fauteuil, demeuré longtemps vide, du maître de la maison. Il l'occupait avec une aisance, une désinvolture qui emplissaient sa jeune femme d'admiration. En ce qui la concernait, Marianne se sentait fort impressionnée d'occuper la place de la châtelaine où, toute sa vie, elle avait vu sa tante.

La voix douce d'Ivy la tira de sa méditation.

— Je pense qu'il est temps de nous retirer, Marianne, et de laisser ces messieurs fumer et boire en paix.

La jeune fille sursauta. Elle vit que tout le monde la regardait, que déjà les valets avaient posé sur la table les flacons de porto et de brandy. Elle rougit, se leva hâtivement, confuse d'avoir oublié le temps.

— Bien sûr, dit-elle, nous vous laissons... Je vais d'ailleurs remonter chez moi... un peu de lassitude...

Elle perdait déjà pied. Avec une visible nervosité, elle alla saluer l'abbé de Chazay qui, incapable de maîtriser son émotion, l'embrassa sans un mot, et adressa aux autres un signe de tête. Son regard suppliant s'attarda sur Francis comme pour lui demander de ne pas demeurer trop longtemps auprès de ses hôtes. Cette nuit était la nuit de noces, elle lui appartenait tout entière, à elle, Marianne, et personne n'avait le droit de lui en voler même la plus infime partie... Mais Francis se contenta de sourire.

Les deux femmes sortirent, Marianne avec l'impression que la soie de son immense robe faisait un bruit de tempête. Elle avait hâte de s'en débarrasser, hâte de se retrouver elle-même... Arrivée au pied de l'escalier, elle se tourna vers Ivy, rencontra le regard bleu de la jeune femme qui l'observait, un mince sourire au coin de ses jolies lèvres.

— Bonsoir ! fit-elle avec la brusquerie de la gêne. Pardonnez-moi de vous quitter si tôt, mais je suis fatiguée et...

— Et vous souhaitez vous préparer pour la nuit la plus importante de votre vie ! acheva Ivy avec un petit rire qui agaça la jeune mariée. Vous avez raison : Francis est un homme difficile...

A cette allusion directe, le front de Marianne s'empourpra mais elle ne répondit pas. Ramassant ses amples jupes, elle gravit l'escalier en courant, le voile de dentelles flottant derrière elle comme la queue d'une comète. Mais jusqu'à la porte de sa chambre, le rire d'Ivy, léger et moqueur, la poursuivit.

2 LE DUEL

La chambre avait l'air d'un archipel en réduction. Les paniers de dentelles, l'énorme jupe de satin, les cages d'osier et les multiples jupons la ponctuaient de leurs îles blanches. Vêtue simplement d'un déshabillé de batiste garni de Valenciennes et de minces rubans de satin vert, Marianne retrouvait, dans le miroir qui lui faisait face, son image familière : celle d'une grande fille, regrettablement brune pour une éDoque uniquement attirée par les blondes, et encore un peu trop mince. Elle avait de longues jambes nerveuses, des hanches étroites et la taille la plus fine de tout le Royaume-Uni. Son visage, porté par un long cou souple, était étrange, en forme de cœur avec de hautes pommettes, des traits hardis et fiers. Les yeux, dont les coins se retroussaient légèrement sous l'aile arrogante des fins sourcils, étaient d'un vert de mer, changeant et moiré d'or. Leur nuance étrange offusquait presque autant que leur expression frondeuse, volontaire. Pourtant, malgré son étrangeté, Marianne eût aimé son visage s'il n'y avait eu cette grande bouche pulpeuse et drue et cette peau mate, couleur d'ambre clair, qui lui donnait un peu l'air d'une bohémienne et qui, selon elle, gâchait tout. Les canons de la beauté voulaient que l'on eût alors sur les joues plus de lis et de roses que dans un jardin de couvent et son teint de gitane désolait Marianne, reléguant au second plan ses mains parfaites et même cette lourde chevelure noire épaisse et soyeuse qui lui tombait jusqu'aux reins... C'est de son père que Marianne tenait son aspect physique. Sa mère avait été toute blondeur, mais, dans le sang de la jeune fille, la vieille sève d'Auvergne, où se relevait parfois le souvenir des cavaliers maures d'Abder-Rhaman, rejoignait le sang d'une aïeule florentine pour combattre victorieusement l'apport britannique de la douce Anne Selton.

Les yeux encore emplis des grâces languides d'Ivy St Albans, Marianne soupira de regret. Elle s'efforçait de retrouver un peu d'assurance en se disant que Francis l'avait choisie, demandée, qu'il fallait y voir le signe certain qu'elle lui plaisait. Seulement, il ne lui avait encore jamais dit qu'il l'aimait, il n'avait eu encore aucun élan de passion vers elle. Il est vrai qu'il n'en avait guère eu le temps... Tout avait été si vite ! Cependant, Marianne était au seuil de cette nuit troublante comme au bord d'un pays inconnu, plein d'embûches à demi devinées, appréhendées. Les livres qu'elle aimait étaient plutôt discrets sur le chapitre des nuits de noces ! La jeune épousée en sortait rougissante, les yeux modestement baissés, mais avec une immuable lumière intérieure, dont, pour le moment, Marianne cherchait vainement la provenance.

Elle se détourna du miroir, sourit à Mrs Jenkins qui n'avait laissé à personne le soin de préparer sa « petite » pour cette grande nuit et ramassait maintenant les vêtements épars. Celle-ci lui rendit son sourire.

— Vous êtes très belle, miss Marianne, fit-elle d'un air encourageant, et vous allez sûrement être très heureuse. Il ne faut pas être si triste !

— Je ne suis pas triste, Jenkins... seulement nerveuse ! Savez-vous si ces messieurs ont quitté la salle à manger ?

— Je vais voir !

Les bras chargés de jupons et de dentelles, Mrs Jenkins sortit tandis que Marianne allait machinalement jusqu'à la fenêtre. La nuit était noire, sans une étoile au ciel. De longues écharpes de brume traînaient comme des fantômes à travers le parc. On ne voyait à peu près rien, mais la jeune fille n'avait pas besoin de voir pour reconstituer les pelouses de Selton Hall, leur immensité bleu-vert que l'automne n'avait qu'à peine touchée. Elle savait qu'elles se perdaient au loin, dans l'ombre épaisse des chênes séculaires. Au-delà, c'étaient les collines calmes, les profondes forêts du Devon où il faisait si bon galoper à la queue du renard ou sur la trace du cerf. Marianne aimait ce temps brumeux qui annonçait l'hiver, les veillées autour des feux de bois où l'on grillait des châtaignes, les courses folles, chaussées de lames d'argent, sur les étangs glacés, entre les roseaux tout blancs de givre, tout ce qui avait été son simple bonheur d'enfant et de jeune fille. Ce vieux domaine, cette campagne anglaise aux douces collines de terre rouge, qui s'étaient refermés comme deux bras vigoureux sur son enfance orpheline,

Marianne n'avait encore jamais compris, aussi bien que ce soir, à quel point elle les aimait. Elle aurait voulu, au seuil de cette nuit qui allait la donner à Francis, pouvoir courir encore jusque dans la forêt parce que les arbres savaient lui communiquer une force profonde contre laquelle se brisaient l'inquiétude et la peur. Et, à cette heure troublante, la jeune fille savait bien qu'elle avait peur, affreusement peur de « le » décevoir, d'être jugée trop gauche ou pas assez belle. Si encore Francis l'avait, une fois, une seule fois, prise dans ses bras ! S'il lui avait murmuré ces mots d'amour qui font naître la confiance et mourir la pudeur !... Mais non, il s'était toujours montré courtois, affectueux, certes, mais jamais encore Marianne n'avait vu, dans le regard gris de son fiancé, cet éclair de passion qu'elle désirait tant y allumer. Sans doute, cette nuit allait les lui apporter, les mots qui bouleversent et délivrent, les gestes qui caressent et soumettent en même temps. La jeune fille les attendait avec une fièvre qui lui séchait la bouche, glaçait ses mains et ses pieds. Jamais, certainement, fille n'avait été à ce point prête à devenir l'esclave adorante et soumise d'un époux, car Marianne s'avouait tout bas que pour l'amour de Francis elle était prête à tout !

Evidemment, elle ne savait pas très bien ce que cela voulait dire « appartenir à quelqu'un ». Tante Ellis n'était plus là pour le lui apprendre, en admettant qu'elle l'ait jamais su elle-même, et la vieille Jenkins en était bien incapable, mais elle devinait confusément que, de cet abandon, devait découler une métamorphose si complète que ses pensées mêmes pouvaient s'en trouver modifiées.

Aimerait-elle autant demain la campagne et les arbres, si Francis ne les aimait pas ?

Le léger grincement de la porte qui s'ouvrait la tira de sa rêverie. Jenkins revenait et Marianne, délaissant la fenêtre, se retourna brusquement et lui fit face.

— Alors, demanda-t-elle, où en sont-ils ? Nos invités se sont-ils déjà retirés dans leurs chambres ?

Mrs Jenkins ne répondit pas tout de suite. Elle ôta ses lunettes et se mit à les essuyer avec soin. La jeune fille pensa, aussitôt, que quelque chose n'allait pas. Jenkins faisait toujours cela lorsqu'elle ne savait que répondre et devait choisir ses mots.

— Eh bien ? s'impatienta Marianne.

— Presque tous se sont retirés, milady, articula enfin la femme de charge en rechaussant ses lunettes.

— Presque tous ? Qui donc est encore en bas ?

— Votre époux... et cet étranger, l'homme d'Amérique.

Mécontente, la jeune mariée serra les lèvres. Quel intérêt avait donc cet Américain pour retenir Francis à une heure où il n'aurait dû songer qu'à sa jeune femme ? Jason Beaufort était certainement la dernière personne dont elle souhaitât entendre parler à cet instant.

— Ils s'attardent autour des flacons de porto ?

— Non. Ils sont dans le salon de jeu.

— Ils jouent ? A cette heure-ci ?

Mrs Jenkins écarta les bras en signe d'impuissance devant la mine incrédule de Marianne. Celle-ci ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais se ravisa. Lentement, elle tourna sur ses talons, revint vers la fenêtre. Même à la vieille Jenkins qui l'avait élevée, elle ne voulait pas montrer sa déception. Comment Francis pouvait-il s'attarder à une stupide partie de cartes, alors qu'elle l'attendait, tremblante d'une émotion qui lui serrait l'estomac et lui donnait mal au cœur.

— Il joue ! fit-elle entre ses dents, il joue et moi je l'attends !...

Un début de colère se mêlait à sa déception. Tante Ellis attachait beaucoup de prix à la courtoisie et elle n'eût jamais toléré que Francis allât jouer avec un ami au soir de ses noces, et cela ne se faisait pas non plus dans les romans. C'était un mince incident, bien sûr, mais cet incident accusait le vide laissé par la vieille demoiselle et l'isolement de sa nièce.

« Je n'ai plus que lui, songea-t-elle amèrement. Comment ne le comprend-il pas ? J'ai tellement... tellement besoin de lui ! »

Rageusement, elle serra ses paupières pour retenir les larmes qui montaient. La patience n'étant pas sa vertu dominante, elle dut lutter contre l'envie soudaine de courir en bas et d'arracher son époux à la compagnie de Beaufort, tant l'irritait la pensée qu'il perdait son temps avec lui. Il était déjà bien assez pénible que l'Américain eût été invité à passer la nuit au château. Marianne avait l'impression qu'il faisait peser sur la maison, sinon une menace, du moins une gêne. Cela pouvait venir, peut-être, de l'antipathie qu'il lui inspirait, mais, bien qu'elle essayât de se raisonner, la sensation d'une ombre sur Selton Hall demeurait.

— Voulez-vous que je vous aide à vous coucher ? demanda derrière elle la voix timide de Mrs Jenkins. Il serait mieux... plus convenable, que vous soyez au lit quand lord Francis viendra.

— Quand il viendra ? lança rageusement Marianne, viendra-t-il seulement ?

Elle souffrait à la fois dans son orgueil et dans son amour.

Fallait-il qu'elle comptât bien peu aux yeux de Francis ! Peut-être, après tout, avait-il une autre conception de l'amour très différente de celle d'une fille de dix-sept ans... Mais elle eut pitié de Jenkins qui la regardait avec tristesse.

— Je n'ai pas envie de dormir, ajouta-t-elle avec une assurance qu'elle était bien loin d'éprouver. J'aime mieux rester debout. Mais, vous, ma bonne Jenkins, allez vous coucher. Moi, je vais... je vais lire un peu...

A l'appui de ses paroles, elle prit, au hasard, un livre dans une petite bibliothèque, s'installa dans un fauteuil et adressa à Mrs Jenkins un sourire, dont celle-ci ne fut pas dupe. Elle connaissait trop Marianne pour ne pas la deviner lorsqu'elle tentait ainsi de donner le change à elle-même, comme aux autres. Mais il était bon que la petite lady fît preuve de dignité à un moment où, selon Mrs Jenkins, son époux en manquait quelque peu. Elle n'insista donc pas, fit une révérence et après un solennel « bonne nuit, milady », accompagné d'un bon sourire, se retira.

A peine eut-elle disparu que Marianne lançait le livre dans un coin et se mettait à pleurer à chaudes larmes.

Une partie de cartes pouvait-elle vraiment durer aussi longtemps ? Deux heures plus tard, Marianne avait fait tout ce que la déception et un énerve-ment grandissant pouvaient lui inspirer. Elle avait arpenté sa chambre jusqu'à ce que ses jambes en tremblent, déchiqueté son mouchoir entre ses dents, pleuré longtemps aussi, ce qui l'avait obligée à se bassiner le visage pour effacer la trace de ses larmes. Maintenant, les yeux secs, mais les joues brûlantes, elle s'avouait qu'elle avait peur, simplement peur...

C'était inexplicable, ce retard ! Aucune partie de cartes ne pouvait le justifier un soir de noces. Peut-être était-il arrivé quelque chose à Francis et, dans l'imagination de la jeune fille, les plus folles suppositions vinrent s'échafauder, l'une après l'autre... Il était malade, peut-être ? Une folle envie de courir en bas voir ce qu'il en était s'empara d'elle, enfantine, impérieuse. Mais au seuil de la porte, un reste d'amour-propre la retint. Si réellement Francis était tout bêtement dans le salon, à jouer au whist, elle se couvrirait de ridicule.

S'efforçant de raisonner froidement, la jeune fille se décida à faire la seule chose qui lui parût compatible avec sa dignité en apaisant un peu son humiliation : fermer sa porte à clef, se coucher, éteindre les chandelles et dormir... ou du moins faire semblant, car elle savait bien que sa colère comptait une grande part de chagrin et que ce chagrin ne lui permettrait guère de sommeil.

Tout autour d'elle, la maison était silencieuse. Par la fenêtre entrouverte, les bruits de la campagne endormie parvenaient jusqu'à elle. Le cri d'un engoulevent attardé se fit entendre dans la profondeur des forêts. Marianne marcha vers la porte, poussa le verrou et, arrachant sa robe de chambre, courut se jeter dans son lit. Mais elle avait à peine reposé sa tête brune sur l'oreiller de dentelles – après avoir jeté à terre d'un geste plein de rancune celui qui avait été destiné à Francis – qu'on gratta doucement à la porte.

Son cœur sauta dans sa poitrine et elle se figea sur place, incapable de décider aussitôt de ce qu'elle allait faire. Elle était partagée entre la rancune qui lui soufflait de faire semblant de dormir et de laisser la porte close et l'amour qui la poussait à courir, les bras ouverts, au-devant de celui qu'elle avait tant attendu. Le grattement reprit, accompagné d'un léger tapotement. Marianne n'y tint plus. Se laissant glisser à bas de son lit, elle courut, pieds nus, jusqu'à la porte, l'ouvrit... et recula avec une exclamation de surprise. Sur le seuil se tenait, non pas Francis, mais Jason Beaufort.

— Puis-je entrer un instant ? fit l'Américain avec un bref sourire qui fit briller un instant ses fortes dents blanches. Il faut que je vous parle.

Prenant brutalement conscience de l'extrême minceur de sa chemise de nuit qui ne cachait pratiquement rien de son corps, Marianne fondit sur sa robe de chambre avec un cri d'horreur et s'en drapa précipitamment. Quand elle eut disparu sous les flots de dentelles et de batiste, elle se rassura suffisamment pour faire face à cette visite inattendue. Elle était si furieuse d'avoir été surprise ainsi que sa voix trembla de colère en demandant :

— Apparemment, l'inconvenance d'une visite à pareille heure ne vous apparaît guère, monsieur, sinon vous n'auriez pas osé frapper à ma porte.

Que pourriez-vous avoir à dire qui soit assez intéressant pour vous justifier ? J'attends mon époux et...

— Justement, je suis venu vous dire qu'il ne viendrait pas... du moins pas ce soir !

D'un seul coup toutes les angoisses de Marianne lui revinrent et elle se reprocha aussitôt, comme un crime, de les avoir repoussées. Il était arrivé quelque chose à son Francis ! Mais elle n'eut pas le temps de formuler ses craintes : l'Américain avait lu dans ses yeux.

— Non ! fit-il, il ne lui est rien arrivé de grave.

— Alors, vous l'avez fait boire plus que de raison et il est ivre ?

Sans attendre plus longtemps une permission qui ne venait pas, Jason entra et referma soigneusement la porte derrière lui sans prendre garde au froncement de sourcils de Marianne. Il fut dans la chambre avant même qu'elle se fût aperçue qu'il était entré. Ensuite, il lui fit face et se mit à rire.

— Quel genre d'éducation avez-vous donc reçue, madame ? Selon vous, la seule chose qui puisse retenir un mari au seuil de la chambre nuptiale c'est l'ivrognerie ? Où diable vous a-t-on appris les bonnes manières ?

— Qu'est-ce que mon éducation peut bien vous faire ? s'écria la jeune fille exaspérée par le rire de l'Américain. Dites-moi seulement ce qui est arrivé à Francis et allez-vous-en !

Jason fit la grimace et se mordit les lèvres.

— L'hospitalité non plus n'est pas votre fort apparemment ! Pourtant, ce que j'ai à vous dire est assez long... et un peu difficile. Vous permettez ?

Avec un petit salut ironique, il alla s'asseoir dans un grand fauteuil de tapisserie placé au coin de la cheminée, étendit devant lui avec satisfaction ses longues jambes bottées, puis leva les yeux sur la jeune fille.

Debout au pied du lit, frémissante et les bras croisés sur sa poitrine, elle luttait visiblement contre une fureur grandissante qui faisait de ses yeux de vertes pierreries. Un instant l'intrus la considéra, songeur, ému malgré lui par tant de jeunesse, peut-être aussi par quelque chose de plus trouble et de plus secret. Cette fille avait la grâce animale d'un pur-sang, mais avec une féminité chaude qui atteignait certaines fibres profondes de l'Américain. Il se souvenait aussi, non sans plaisir, du spectacle charmant et si fugitif qu'elle lui avait offert tout à l'heure, lorsque la porte s'était ouverte. Mais à mesure qu'il la contemplait, une sorte de rage se levait en lui, rage contre Francis Cranmere, contre lui-même aussi qui se trouvait, par sa propre faute, autant que par celle de l'Anglais, dans une situation impossible.

Cependant, son muet examen était venu à bout de la patience de Marianne qui éclatait.

— Monsieur, lança-t-elle impétueusement, je vous avertis que si vous ne quittez pas ma chambre immédiatement je vous fais jeter dehors, sinon par mon époux, puisque vous m'annoncez qu'il ne viendra pas, mais par mes gens !

— A votre place, je n'en ferais rien. Nous sommes déjà, votre époux, vous-même et votre serviteur, dans une situation assez délicate sans que vous y ajoutiez le scandale d'un esclandre nocturne. Laissez donc vos gens dormir en paix et écoutez-moi. Venez vous asseoir là, dans ce fauteuil. Je vous l'ai dit, il faut que je vous parle très sérieusement et je vous demande de m'écouter avec patience.

Toute trace de raillerie avait disparu. Le regard bleu du marin avait pris une dureté de pierre. Il ordonnait et Marianne, machinalement, lui obéit. Elle vint lentement s'asseoir en face de lui comme il le lui prescrivait, s'obligeant au calme. Son instinct lui disait qu'il se passait quelque chose qui exigerait d'elle un plein contrôle de ses réactions. Elle prit une profonde respiration :

— Je vous écoute, dit-elle froidement. Mais soyez bref ! Je suis lasse.

— Il n'y paraît pas. Ecoutez-moi, lady Cranmere – et il appuya intentionnellement sur le nom – ce que j'ai à vous apprendre vous paraîtra peut-être étrange, mais je vous crois capable de faire face sans trembler à certains événements... inattendus !

— Trop aimable ! Où avez-vous pris cette bonne opinion de moi ? persifla Marianne qui tentait de dissimuler, sous une ironie de commande, son inquiétude grandissante.

Où donc cet homme voulait-il en venir ?

— Grâce à la vie sans douceur que je mène, je sais juger la qualité d'un être ! riposta Beaufort sèchement.

— Alors, veuillez abandonner les circonlocutions et aller droit au but. Que cherchez-vous à m'apprendre ?

— Voici. Votre époux et moi, nous avons joué ce soir.

— Au whist ? je sais... et durant des heures, je pense !

— En effet. Nous avons joué et Francis a perdu !

Un léger dédain arqua les belles lèvres de la jeune fille. Elle croyait savoir où l'Américain voulait en venir. Ce n'était que cela ? Une simple question d'argent.

— Je ne vois pas en quoi cela me regarde. Mon époux a perdu... il paiera, voilà tout !

— Il a déjà payé, mais il n'est pas seul en cause. Paierez-vous, vous aussi ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que lord Cranmere a non seulement perdu tout ce qu'il possédait, ce qui n'était guère, mais aussi tout ce que vous lui apportiez en dot.

— Quoi ? s'écria Marianne devenue toute pâle.

— Il a perdu votre fortune, vos terres dont il était désormais le dépositaire, ce château lui-même avec ce qu'il contenait... et plus encore ! jeta Beaufort avec une sorte de rage qui frappa la jeune fille.

Elle se leva mais ses jambes vacillèrent et elle dut se retenir aux bras de son fauteuil. Elle avait tout à coup l'impression de plonger en pleine folie, en plein désordre. Les murs de sa chambre, eux-mêmes, semblaient avoir perdu leur stabilité pour se lancer dans une sarabande échevelée.

Certes, elle avait souvent entendu sa tante et l'abbé de Chazay évoquer, à mots couverts et pour la déplorer, la folle passion du jeu qui possédait la jeunesse anglaise, les parties interminables et acharnées au cours desquelles des fortunes changeaient de mains, les paris absurdes sur les choses les plus invraisemblables et pour lesquels on mettait en jeu jusqu'à sa propre vie. Mais il ne lui était jamais venu à l'idée que Francis, avec sa noblesse, son sang-froid et l'extraordinaire maîtrise de lui-même, pût se laisser aller à de telles folies. Ce n'était pas possible ! Cela ne pouvait pas être possible ! A aucun prix !

Elle toisa Beaufort, d'un regard chargé de rancune et de mépris.

— Vous mentez ! articula-t-elle aussi calmement qu'elle put. Mon époux est incapable d'une chose pareille !

— Qu'en savez-vous ? Depuis combien de temps connaissez-vous l'homme que vous avez épousé aujourd'hui ?

— Ma tante le connaissait depuis l'enfance. Cela me suffit !

— Qui peut se vanter de connaître les raisons profondes de l'engouement d'une femme ? Je suppose que lady Selton n'avait jamais entendu parler de la passion du jeu qui habite Francis Cranmere. Quoi qu'il en soit, ajouta l'Américain avec un ton de voix plus dur, je ne vous ai pas menti. Votre époux vient de perdre au jeu tout ce que vous possédiez... et plus encore !

Marianne avait écouté le marin avec une impatience croissante. Sa désinvolture, le regard insistant de ses yeux bleus lui déplaisaient, mais la fin de sa phrase éveilla en elle un souvenir.

— C'est la seconde fois que vous prononcez ces paroles incompréhensibles. Que voulez-vous dire avec votre « et plus encore » ?

Jason Beaufort ne répondit pas tout de suite. Il devinait la jeune fille tendue comme une corde d'arc, peut-être à la limite de tension qui précède la cassure. Mais il reconnaissait qu'elle savait subir un assaut et cela lui plaisait. Il aimait combattre un adversaire de valeur.

— Qu'attendez-vous pour répondre ? lança Marianne avec arrogance. Avez-vous peur, tout à coup, ou bien cherchez-vous quelque mensonge ?

— Je me demandais simplement, dit doucement l'Américain, comment vous alliez prendre la suite de mes... dirai-je, confidences ?

— Dites comme vous voudrez, mais dites vite !

— Quand lord Cranmere eut tout perdu, quand il n'eut plus rien à mettre sur la table, il voulut dans un sursaut de colère reconquérir d'un seul coup tout ce qu'il avait perdu. Il m'offrit, contre tous ces biens envolés, de jouer quelque chose d'infiniment plus précieux encore...

Il s'arrêtait à nouveau, butant sur les derniers mots qui, tout à coup, en face de ces yeux trop clairs, prenaient des proportions monstrueuses et Marianne, étranglée d'angoisse, n'avait même plus de voix pour lui ordonner de poursuivre. Son « quoi ? » ne fut qu'un souffle.

— Vous ! répondit doucement Beaufort.

Une syllabe, une seule, une toute petite syllabe, mais si brûlante qu'elle entra en Marianne comme une balle de pistolet tirée à bout portant. Elle crut, un instant, qu'elle allait s'évanouir, chercha instinctivement du secours, recula, recula encore, ses mains glacées tâtonnant derrière elle jusqu'à ce qu'elles rencontrassent la pierre, chaude encore, et rassurante de la cheminée. Cette fois, elle était persuadée d'être en train de devenir folle... à moins que ce ne fût lui, cet homme insolent, qui ne fût un fou. Mais il semblait si calme, si sûr de lui, tandis qu'elle se sentait couler à pic. Une vague de dégoût l'envahit, écœurante comme une nausée. Heureusement les murs de la maison étaient là, solides sous ses mains, elle pouvait s'y appuyer, sinon elle eût été persuadée d'être en plein cauchemar. Elle jeta sa pensée au visage de Beaufort :

— Si je ne suis pas folle, monsieur, c'est vous qui l'êtes. Suis-je une esclave que l'on vend ou que l'on troque à son gré ? Même si lord Cranmere a été assez vil, ou assez insensé, pour jouer les biens qu'il avait reçus en dépôt aujourd'hui, encore ne pouvait-il perdre que ce qui lui appartient... et je ne lui appartiens pas ! lança-t-elle d'un ton si sauvage qu'il fit sursauter l'Américain.

— Devant la loi, vous lui appartenez, remarqua-t-il avec une douceur croissante. Et ne vous méprenez pas : ce n'est pas vous tout entière, ni votre vie, qu'il a jouée, c'est uniquement cette nuit, cette seule nuit qui maintenant m'appartient. Le dernier enjeu perdu m'a donné le privilège de vous rejoindre ici, au lieu et place de votre mari... et pour en exercer les droits !

Pour le coup, c'en était trop ! Qui avait jamais entendu pareille chose ? Même l'abominable Lovelace, le bourreau de la tendre Clarisse Harlow, dont Marianne, tout récemment, avait lu les aventures, n'aurait jamais osé articuler quelque chose d'aussi inconvenant ! A quel genre de femme cet impudent étranger croyait-il avoir affaire ?

Marianne se redressa de toute sa taille, cherchant avec une rage enfantine à retrouver quelques-unes de ces grosses injures qu'elle entendait parfois échanger aux palefreniers au cours de leurs disputes et qu'elle ne comprenait pas. Mais elle avait l'impression que cela devait apporter un grand soulagement. Ne trouvant rien, bien entendu, elle se contenta de pointer vers la porte un doigt impérieux :

— Sortez, dit-elle seulement.

Au lieu d'obéir, Jason Beaufort saisit une chaise, y appuya un genou. Marianne vit, sur le dossier, blanchir les jointures de ses mains brunes.

— Non ! répondit-il calmement. (Puis, fasciné par cette gracieuse silhouette blanche, par le souvenir troublant qu'il gardait de son corps entrevu tout à l'heure :) Ecoutez-moi... essayez de m'écouter sans fureur. Vous n'aimez pas ce fat solennel et égoïste, vous ne pouviez pas l'aimer ?

— Je n'ai pas à discuter mes sentiments avec vous... et je vous prie, encore une fois, de sortir !

L'Américain serra les mâchoires. Cette gamine essayait de lui en imposer avec ses airs d'impératrice ! Furieux contre lui-même, plus encore que contre elle, il chercha refuge dans la colère.

— Tant pis pour vous ! s'écria-t-il. De toute façon, il vous a perdue ! Une femme ne peut continuer d'aimer un homme qui a osé jouer sa première nuit d'amour... à moins d'être aussi vile que lui. De par son consentement, vous êtes à moi durant toute cette nuit. Alors venez ! venez avec moi... Employez cette nuit qu'il abandonne à vous rendre libre ! Je ne vous toucherai pas, mais je vous emmènerai loin de lui, vers mon pays... Je vous ferai heureuse... Il y a, devant nous, la mer qui vous séparera, pour toujours, d'un homme indigne de vous...

— Et m'unira à un autre, au moins aussi indigne ! riposta Marianne qui, à mesure que l'autre s'enfiévrait, recouvrait peu à peu son sang-froid.

Pour la première fois de sa vie, elle se découvrait un pouvoir sur un homme, au moins celui de faire déraisonner cet Américain antipathique. Elle succomba à la tentation trop naturelle d'en abuser.

— Si vous me portez, monsieur, l'intérêt dont vous faites si chevaleresque étalage, vous avez un moyen bien simple de m'en donner la preuve.

Arrêté brutalement dans l'élan de passion bien inattendue qui l'avait emporté, Jason Beaufort questionna sèchement :

— Lequel ?

— Rendez-moi ce château, ces terres, ces biens que vous vous êtes appropriés par des moyens déloyaux. Ils appartenaient à lord Cranmere depuis trop peu de temps pour qu'il pût en disposer. Alors, oui, je pourrai penser à vous, non seulement sans colère, mais avec amitié. Quant à vous appartenir, même une heure, je pense que vous ne l'avez jamais imaginé ?

Un éclair de colère fit briller les yeux de l'Américain. Son profil de faucon parut se durcir encore. Il tourna brusquement le dos, peut-être pour échapper à la séduction de cette femme-enfant qu'il avait crue naïve et qui, maintenant, faisait preuve d'un étrange sang-froid.

— C'est impossible ! dit-il sourdement. Cette partie de cartes a été pour moi une chance inespérée. Mon navire, la Belle de Savannah, s'est perdu corps et biens sur les rochers de vos Cornouailles. Nous sommes trois, seulement, qui avons échappé au naufrage et tout ce que je possédais y est resté. Avec l'argent que je retirerai de vos terres, j'aurai un navire, un équipage, des vivres, une cargaison. Pourtant...

Et brusquement il fit volte-face, l'enveloppa d'un regard brûlant, hanté d'un désir plus fort que la raison :

— Pourtant, continua-t-il d'une voix enrouée, je vous les rendrai, ces terres, ce château, je serai assez fou pour cela si vous acceptez de payer la dernière dette : donnez-moi cette nuit... et à l'aube j'aurai disparu. Vous garderez tout.

Lentement, tout en parlant, il avançait vers elle, fasciné par le mirage blanc qu'elle représentait, par sa grâce souveraine. Le temps d'un éclair, Marianne eut la vision rapide de ce qui pouvait suivre : une heure dans les bras de cet homme et ensuite il s'enfuirait, la laissant seule dans Selton Hall reconquis... Mais les instants qui venaient de s'écouler lui avaient appris la méfiance et elle savait qu'il faudrait que passât beaucoup de temps pour qu'elle pût, à nouveau, faire confiance à un homme. Qui pouvait l'assurer qu'à l'aube, une fois satisfait le désir brutal qu'il avait d'elle et que même une jeune fille pouvait lire, nu et criant, sur le visage crispé du marin, qui pouvait jurer que cet homme tiendrait sa promesse et abandonnerait ces biens dont il disait cependant avoir si grand besoin ? Tout à l'heure il promettait de ne pas la toucher si elle le suivait et maintenant il osait réclamer sa honteuse créance !

Les pensées tourbillonnaient dans sa tête tandis que Jason avançait toujours. Il allait la toucher quand Marianne eut un sursaut de dégoût.

— Jamais ! cria-t-elle. Prenez tout ce qu'il y a ici puisque vous prétendez que cela vous appartient, mais vous ne me toucherez pas. Ni vous ni personne ! Demain, à l'aube, vous pourrez nous chasser d'ici, lord Cranmere et moi... mais, jusque-là, je resterai seule dans mon lit.

Les mains déjà prêtes à étreindre retombèrent. Jason se raidit en un suprême effort pour recouvrer son sang-froid. Marianne vit le maigre visage, l'instant précédent bouleversé par la passion, se figer en un dédaigneux masque de pierre. Il haussa les épaules.

— Vous êtes une sotte, lady Cranmere ! Et, tous comptes faits, vous formez avec votre noble époux un couple parfait. Je vous souhaite tout le bonheur du monde ! Je pense que vous découvrirez vite le plaisir qu'il y a à vivre auprès d'un homme réduit aux expédients et pour qui vous avez désormais perdu toute valeur marchande. Mais c'est, après tout, votre affaire ! Gardez votre Francis puisque vous y tenez tant ! Vous pouvez rester ici quelques jours encore, le temps que mes hommes d'affaires prennent possession de ce domaine. Quant à moi, je pars sur l'heure. Adieu.

Il cassa en deux sa haute silhouette pour un salut sec, tourna les talons, marcha vers la porte. Malgré elle, Marianne fit an pas vers cet homme qui emportait avec lui, comme un simple bagage, tous ses souvenirs d'enfance, tout ce qui lui était si cher. La pensée déchirante lui vint de tante Ellis qui avait tant aimé son domaine et qui allait reposer désormais, ainsi que les autres Selton, en terre étrangère. Mais elle n'eut pas l'idée d'implorer. Son orgueil l'en empêcha. Une brusque envie de pleurer lui noua la gorge.

— Je vous hais ! gémit-elle entre ses dents serrées. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous hais ! Je voudrais vous voir mort et tant que je vivrai je vous poursuivrai de cette haine !

Il se retourna une fois encore, la toisa. Son sourire moqueur étira sa bouche d'un seul côté.

— Haïssez-moi autant qu'il vous plaira, lady Cranmere ! Je préfère cent fois la haine à l'indifférence. Ne dit-on pas que, sur les lèvres d'une femme, elle a le goût exact de l'amour ? Au fait-pourquoi ne pas s'en assurer ?

Avant que Marianne ait pu prévoir son geste, il avait franchi en trois enjambées la distance qui les séparait et l'avait prise dans ses bras. Le jeune fille, à demi étouffée, la tête pleine d'éclairs, se retrouva prisonnière d'une étreinte d'acier, les lèvres scellées par une bouche dure qui s'imposait à elle, impérieuse. Elle se débattit furieusement, mais Jason la tenait bien, et elle ne pouvait pas grand-chose pour sa défense, malgré la fureur qui la poussait à s'arracher de lui. Son corps lui semblait traversé de vagues brûlantes et glacées tour à tour où perçait une sensation inconnue et troublante. Sans même en avoir conscience, la défense de Marianne faiblit, cessa. Cette bouche était si chaude après tout le froid qui l'avait envahie. Et, par miracle, elle se faisait tout à coup douce, caressante... Bouleversée, Marianne sentit une main qui se glissait le long de son cou, remontait dans la masse soyeuse de ses cheveux, emprisonnait sa tête. C'était comme dans un rêve... un rêve qui n'était pas sans charme...

Et puis, brusquement, elle se retrouva délivrée, seule au milieu d'un monde vacillant, les jambes molles et la tête bourdonnante. Le rire de l'Américain éclata, tout près d'elle, moqueur, horripilant.

— Merci de votre collaboration, ma chère lady Marianne, mais vous me devez une nuit, ne l'oubliez pas ! Un jour, je viendrai la réclamer... Ce serait trop dommage de ne jamais connaître les joies de l'amour avec une femme telle que vous, car vous êtes faite pour elles.

Le claquement sec de la porte fit rouvrir les yeux que Marianne, pourpre de honte, avait clos pour ne plus voir le visage ironique de son bourreau. Il était parti. Elle était seule, enfin, mais seule comme on l'est au milieu des ruines. Car il ne restait rien de son univers ni de son enfance : maison, fortune, amour et jusqu'à ses plus chères illusions, tout avait flambé d'un seul coup. Il ne restait plus qu'un peu de cendres encore chaudes que le vent allait emporter. Le domaine allait être vendu pour que, sur la mer, il y eût un navire de plus ! Le galop d'un cheval éclata sous sa fenêtre, décrut et mourut. Mais elle n'avait pas besoin de regarder pour comprendre que Jason Beaufort était parti, qu'il s'en allait, fuyant le désastre qu'il avait causé. Il fallait maintenant que Marianne réfléchît à la situation désastreuse qu'il lui laissait... Calmement, elle alla s'asseoir dans le fauteuil qu'avait tout à l'heure occupé l'Américain. Autour d'elle le silence avait repris possession du château.


Quand elle sortit de sa triste songerie, une demi-heure plus tard, elle eut l'impression de naître à nouveau, au sortir d'une étrange et douloureuse gestation. Il ne restait plus grand-chose de cette jeune et naïve Marianne qui s'était jetée à corps perdu, avec l'aveuglement que donne un trop grand éblouissement, dans les mirages d'un amour d'enfant.

Maintenant, la colère seule l'habitait. Une colère que rien ne pourrait apaiser sinon la vengeance. Et cette vengeance, Marianne était décidée à l'obtenir sur l'heure. Francis l'avait trahie, vendue, avilie. Pour cela, il allait payer.

Calmement, elle fit glisser le déshabillé mousseux, la chemise translucide dont elle n'avait plus que faire et revêtit un costume de cheval vert foncé. Elle tordit, en un hâtif chignon, la masse de sa chevelure et quitta sa chambre. Dans la galerie, le silence de la maison la saisit, trop pesant pour n'être pas immédiatement pénible. Un silence d'attente, celui de la forêt avant l'orage, quand bêtes et plantes retiennent leur souffle.

Rejetant sur son bras la traîne de sa jupe d'amazone, Marianne glissa le long du grand escalier de chêne, sans faire craquer, la moindre marche, ombre légère dans un univers d'ombres. Sur la dernière marche, elle hésita. Tout était si sombre ! Dans quelle pièce pouvait bien se trouver Francis ? Il était arrivé à Selton Hall une heure avant le mariage et aucune chambre ne lui avait été attribuée en propre.

Un tintement de verre renseigna l'oreille fine de la jeune fille. Certaine désormais d'aller à coup sûr, elle se dirigea vers le boudoir de sa tante, ouvrit la porte sans hésiter. Francis était là.

A demi étendu dans un grand fauteuil, ses pieds chaussés d'élégants escarpins posés sur le velours vert d'une table qui supportait aussi un grand chandelier de bronze, quelques flacons et des verres, il tournait le dos à la porte et n'entendit pas entrer Marianne. Elle s'arrêta un instant au seuil, regardant avec des yeux nouveaux l'homme dont elle portait le nom. A la douleur soudaine qui lui vrilla le cœur, elle comprit que la déception et la colère n'avaient pas suffi à tuer son amour. Bien sûr, Francis lui faisait horreur, comme cette plante étrange, dévoreuse d'insectes et de petits animaux dont elle avait vu se tordre les branches livides dans les serres de lord Monmouth, à Bath. L'amour qu'elle avait pour lui était une fleur malsaine qu'elle était désormais décidée à arracher, même si, de cet arrachement, son cœur demeurait à jamais mutilé. Mais cela faisait tellement mal !

Avec une fureur mêlée de souffrance, elle s'accorda de contempler une fois encore le beau profil de son époux, la bouche dont elle avait tant désiré les baisers, les mains fines qui, pour l'instant, tenaient un verre plein dans lequel Francis mirait, d'un air absent, les flammes de la cheminée. Des mains qui ne la caresseraient jamais, car elle était venue dans l'unique intention de tuer Francis Cranmere.

Quittant la silhouette au repos de son époux, le regard de Marianne fit rapidement le tour de la pièce, s'arrêta sur l'un des éléments de décor de ce curieux boudoir, plein de fouets de chasse, d'armes et d'éperons : le trophée de belles épées milanaises dont, plus d'une fois, la jeune fille s'était servie pour tirer contre le vieux Dobs, son professeur. Silencieusement, elle alla décrocher l'une des armes, une mince et forte lame qu'elle connaissait bien. Elle referma fermement sa main sur la poignée, l'assura bien dans sa paume et, sans bruit, s'avança. La lame traverserait sans peine le rembourrage du fauteuil et l'épaisseur de l'homme. Et Marianne allait frapper, sans remords, par-derrière, comme le bourreau frappe de sa hache le condamné agenouillé à ses pieds. La justice, c'était elle !... Cet homme l'avait trahie, lui avait déchiré le cœur. Il fallait qu'il meure. Elle étendit le bras. La pointe de l'épée toucha le cuir du fauteuil.

Mais lentement, sa main retomba. La lame s'abaissa. Non ! ... Elle ne pouvait pas frapper ainsi, par-derrière, l'homme qu'elle avait condamné. Elle le haïssait de toute la force de son amour déçu, mais elle détestait l'idée de tuer lâchement, sans laisser à sa victime la moindre chance de se défendre. Sa loyauté naturelle répugnait à une exécution si sommaire, même si Francis l'avait cent fois méritée.

Une idée lui vint. Puisque sa conscience exigeait que le coupable eût une chance, pourquoi ne pas l'obliger à un duel ? Marianne maniait l'épée en virtuose et n'ignorait pas sa force. Elle avait, même contre un homme entraîné, des chances de vaincre... et de tuer. Et puis, si Francis se révélait plus fort qu'elle, s'il l'emportait, elle mourrait sans regret, emportant sa pureté intacte et son amour détruit au pays où plus rien n'a d'importance.

Elle quitta l'ombre du fauteuil, fouetta l'air de sa lame. Le sifflement de l'épée fit tourner la tête de Francis. Il regarda la jeune fille avec une surprise réelle qui se fondit bientôt en un sourire moqueur.

— Voilà une étrange tenue pour une nuit de noces ! A quoi jouez-vous ?

C'était tout ce qu'il trouvait à dire, après sa conduite éhontée ? Il aurait dû, au moins, montrer quelque gêne ! Mais non, il était détendu, plus à l'aise que jamais ! Et il osait se moquer d'elle !

Maîtrisant son indignation, Marianne parvint à articuler froidement, dédaignant l'ironie de la question posée :

— Vous m'avez jouée comme un sac d'écus, vendue comme une esclave. Vous ne supposiez tout de même pas que vous n'auriez aucune explication à me fournir ?

— Oh ! ce n'est que cela ?

Avec un sourire ennuyé, Francis Cranmere se tassa plus profondément dans son fauteuil, posa son verre et noua ses mains sur son estomac, comme s'il cherchait une meilleure place pour dormir.

— Ce Beaufort est un romantique ! Il était prêt à engager contre vous tous les trésors de Golconde.

— Qu'il ne possédait pas.

— En effet ! Mais je crois bien que, s'il avait perdu, il aurait volé pour vous payer à votre juste valeur. Peste ! ma chère, vous avez là un admirateur... Malheureusement, c'est moi qui ai perdu. Que voulez-vous, il y a des jours où l'on n'est pas en veine !

Le ton persifleur fouetta la colère de Marianne. Ce beau visage souriant et narquois qui lui faisait face, voilà que, tout à coup, elle en avait horreur.

— Et vous supposiez que j'allais payer pour vous ? fit-elle avec indignation.

— Bien sûr que non ! Vous êtes de bonne race, bien qu'à moitié française. J'étais bien sûr que vous jetteriez notre Américain à la porte. Et j'avais raison puisque je l'ai entendu s'éloigner au galop et que vous voici ! Mais que diable faites-vous avec cette rapière ? Posez cela, chère, sinon vous allez causer quelque catastrophe.

Il tendait le bras, l'air plus endormi que jamais, remplissait son verre et le portait à ses lèvres. Avec dégoût, Marianne nota la nuance pourpre qui envahissait l'aristocratique visage de Francis. L'ivresse n'était pas loin... Elle le vit passer un doigt nerveux dans sa haute cravate de mousseline, en relâcher quelques tours. Dédaigneuse, elle le regarda vider jusqu'à la dernière goutte du breuvage ambré, puis, sèchement, ordonna :

— Levez-vous !

Il se contenta de hausser un sourcil interrogateur.

— Hé ? que je me lève ? Pourquoi donc ?

— Vous ne pensez pas, j'imagine, vous battre affalé dans un fauteuil ?

Tout en parlant, elle décrochait une autre épée, la lui lançait. Il l'attrapa au vol, machinalement, et la rancune de la jeune fille s'en accrut. Il n'était pas assez ivre pour être maladroit. Il n'avait même pas la dégradante excuse de l'abrutissement. Avec une surprise amusée, il examinait, la lame brillante.

— Me battre ? Et contre qui ?

— Contre moi ! Allons, monsieur, levez-vous ! En osant me jeter sur un tapis de cartes, vous m’avez mortellement offensée. Vous allez m'en rendre raison. Le nom que je porte ne permet pas de laisser une offense impunie.

— c’est mon nom, à moi, que vous portez désormais, et j'ai le droit de faire de ma femme ce que bon me semble, coupa Francis rudement. Vous m'appartenez corps, âme et biens. Vous n'êtes rien... que ma femme ! Cessez donc de vous comporter comme une sotte et rangez cette arme dont vous ne sauriez que faire.

Avec un sourire de mépris, Marianne saisit la pointe de son épée entre ses doigts en courbant négligemment la souple lame.

— Je vous invite à venir en juger sur pièces, lord Cranmere. Ce n'est d'ailleurs pas à votre nom que je faisais allusion. Ce nom-là, je n'en veux plus ! Il me répugne ! C'est celui d'Asselnat, dont j'entends parler. C'est lui que vous avez sali, trahi, vendu en ma personne. Et je vous jure que vous ne vivrez pas assez longtemps pour vous en vanter.

Le rire moqueur de Francis lui coupa la parole. Etalé sur son fauteuil, les yeux au plafond et la bouche ouverte, il riait à gorge déployée, à grands éclats sonores que Marianne écouta sans broncher. L'homme qu'elle découvrait depuis une heure était tellement différent de celui qu'elle avait imaginé que son comportement ne la faisait même pas souffrir. La souffrance à cette minute faisait trêve. Elle reviendrait plus tard. Pour le moment, Marianne était encore sous le coup de la révélation et de la colère qui en découlait. Cependant, Francis s'écriait :

— Savez-vous que vous êtes impayable ? C'est, je pense, votre sang français qui vous donne ce goût du théâtre ? Quiconque pourrait vous voir ainsi, accoutrée en Némésis de drap vert, s'étoufferait de rire et refuserait d'en croire ses yeux. Allons, ma chère, laissez de côté les grands airs et les grands gestes, ajouta-t-il négligemment. Ils ne conviennent ni à votre âge ni à votre sexe. Et retournez donc vous coucher ! Demain nous aurons des dispositions à prendre. Des dispositions peu agréables, j'en conviens, mais indispensables !

Avec un soupir excédé, lord Cranmere s'extirpait enfin de son siège, étirait paresseusement ses longs membres et bâillait à n'en plus finir :

— Damnée soirée ! Cet Américain avait le Diable au bout des doigts ! Il m'a ratissé comme un simple tas de feuilles mortes.

La voix coupante de Marianne interrompit le monologue du jeune homme.

— Je vois que vous ne m'avez pas comprise, lord Cranmere, je me refuse à demeurer plus longtemps votre épouse.

— Et comment comptez-vous vous y prendre ? Nous sommes dûment mariés, vous savez ?

— J'avais d'abord pensé demander l'annulation en cour de Rome, chose que l'abbé de Chazay obtiendrait sans difficulté. Mais cela ne laverait pas l'honneur des miens. Aussi ai-je choisi d'être veuve... et de vous tuer, à moins que vous ne me frappiez vous-même, bien entendu !

Une expression de profond ennui vint alourdir les traits parfaits de Francis.

— Vous y revenez ? Est-ce que vous ne seriez pas un peu folle ? Où avez-vous vu un homme se battre en duel avec une femme ? Que dis-je ? Avec une gamine ! Je vous ai déjà dit d'aller vous coucher. Un bon repos calmera vos idées exaltées.

— J'ai passé l'âge d'être envoyée au lit ! Allez-vous, oui ou non, me rendre raison ?

— Non ! Et allez au Diable, vous et vos stupides principes français sur l'honneur ! Quelle idée a eu votre mère d'épouser l'un de ces damnés mangeurs de grenouilles ! Il fallait, en vérité, qu'elle eût, elle aussi, l'esprit dérangé, car j'ai ouï dire que le duc de Norfolk souhaitait l'épouser et que...

Il s'interrompit sur un cri de douleur et de rage. L'épée de Marianne, prise d'un furieux désir de tuer, avait sifflé. Une longue balafre s'inscrivit sur la joue gauche du jeune homme qui recula. Portant la main à son visage blessé, il la retira tachée de sang.

— Lâche ! gronda la jeune fille entre ses dents serrées. Je saurai bien t'obliger à te battre ! Défends-toi ou, par la mémoire de ma mère que tu viens d'insulter, je jure que je te cloue au mur !

Une bouffée de fureur empourpra le visage de Francis, fit flamber ses yeux gris. Marianne y lut brusquement, nu et brutal, le désir de tuer. Il empoigna l'épée abandonnée sur la table, marcha sur la jeune fille, le dos courbé, les yeux mauvais :

— Garce ! grinça-t-il, tu l'auras voulu...

D'un geste rapide, Marianne arracha la longue jupe d'amazone qui pouvait la gêner, apparut en culotte et courtes bottes et, aussitôt, tomba en garde. La vue de ses longues jambes nerveuses et de ses hanches, dessinées avec une précision anatomique par la soie collante, fit ricaner Francis.

— Peste ! Quelle silhouette !... Voici un moment, je pensais que ce mariage n'avait plus rien à m'offrir et, il y a une minute, j'étais décidé à te tuer ! Mais, morbleu, je me contenterai de te désarmer, vipère, ou bien de te blesser... légèrement afin de pouvoir tranquillement prendre sur toi mes droits d'époux. Il n'est pas de pouliche plus ardente et plus soumise à la fois que celle qui a tâté de la cravache... et j'aime les bêtes rétives ! Elles ont plus de sang !

Tout en parlant, il avait engagé le fer. Une fièvre montait à ses pommettes, mettait une flamme trouble dans ses yeux, tandis que Marianne découvrait, brutalement mise à nu, la cruauté de cette bouche dont elle n'avait attendu que des baisers. Tout en ferraillant, Francis lui détaillait, en termes crus, le traitement qu'il lui infligerait quand elle serait à sa merci. La haine lui ôtait toute retenue, toute pudeur en face de cette fille de dix-sept ans, dont il sentait le mépris et que, maintenant, il voulait à tout prix soumettre.

Envahie à la fois de tristesse et de dégoût, la jeune fille l'entendait sans bien comprendre, sans même écouter vraiment. L'image merveilleuse qu'elle s'était faite de Francis achevait lentement de se dissoudre. Il n'y avait plus en face d'elle qu'un homme à moitié ivre, dont la belle bouche crachait des mots ignobles. Et, insensiblement, surmontant le dégoût, revenait, implacable, le désir de tuer.

Peu à peu, cependant, la voix insultante se tut en même temps que, sur le visage crispé de Francis, la surprise remplaçait la colère, une surprise qui ne tarda pas à se nuancer d'inquiétude. Cette mince fille brune, dont les yeux verts le défiaient, se battait avec la science et l'adresse d'un duelliste chevronné. Dans son jeu serré, aucun jour. La mince lame -brillante, au bout du poignet agile de Marianne, semblait se multiplier par cent, par mille. Elle était partout à la fois, se battant comme une tigresse, tournant continuellement autour de son adversaire, changeant dix fois ses gardes. Les rapières sonnaient l'une contre l'autre avec un bruit sinistre, sans cesse plus rapide, car, peu à peu, la jeune fille imposait à Francis Cranmere un rythme infernal.

A la cour du prince de Galles, le jeune lord avait beaucoup pratiqué les sports de combat et passait pour une excellente lame. Cependant, il avait toutes les peines du monde à se défendre contre la souple forme verte, agile et bondissante, qui l'attaquait de tous les côtés à la fois, sans pour cela cesser de parer, en fille qui tient à sa peau. Aucun muscle ne bougeait dans son joli visage mais, à l'éclat sauvage de ses yeux, Francis comprit qu'elle jouissait intensément de cet instant. Il eut l'impression désagréable qu'elle se jouait de lui. En même temps, un brutal désir d'elle lui monta à la gorge. Jamais il ne l'avait vue si belle, si attirante. L'ardeur du combat avait rosi ses joues mates, avivé ses lèvres. Par la profonde échancrure de la chemise entrouverte, il pouvait deviner les rondeurs de sa gorge sur laquelle la sueur plaquait audacieusement la fine batiste.

Furieux d'être tenu en échec par celle qu'il avait considérée seulement comme une jolie bécasse amoureuse, désireux aussi d'en finir au plus vite pour la soumettre enfin à sa loi, Francis Cranmere s'échauffa, fit des fautes. Il y avait aussi la fatigue de cette nuit de jeu, les fumées de l'alcool qui embrumaient son cerveau. Marianne s'en aperçut, redoubla d'agilité. Francis voulut lui porter un coup décisif et se fendit à fond. Elle para de justesse, mais se glissant avec une souplesse* de couleuvre, sous la lame de son adversaire, elle frappa. L'épée s'enfonça dans la poitrine de Francis...

Une immense surprise dilata les prunelles grises du jeune homme. Sa main tremblante lâcha l'épée qui sonna sur le plancher. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais, seul, un peu de sang coula sur son menton. Il s'abattit comme une masse, tandis que Marianne, lentement, retirait son épée. Sans même songer à l'essuyer, elle la jeta à terre, s'agenouilla auprès du blessé dont les yeux déjà se voilaient. Une brusque envie de pleurer lui serrait la gorge. Maintenant qu'il mourait sa haine était éteinte.

— Vous m'avez gravement offensée, Francis... Maintenant, je suis vengée. Mourez en paix. Je peux vous pardonner.

Le regard du jeune homme glissa sous les paupières mi-closes, chercha la jeune fille tandis que sa main tâtonnait pour la toucher. La bouche esquissa l'ombre d'un sourire.

— J'aurais... pu t'aimer ! souffla-t-elle. Dommage !...

Et il ferma les yeux avec un gémissement. Aussitôt, derrière Marianne toujours agenouillée, un véritable hurlement éclata :

— Francis !... Mon Dieu !

Vivement relevée, la jeune fille eut juste le temps de se rejeter en arrière pour éviter d'être renversée par Ivy qui vint s'abattre en sanglotant sur le corps inanimé. Elle n'avait pas vu venir la jeune femme, n'avait pas entendu la porte s'ouvrir. Depuis combien de temps la cousine de Francis était-elle là ? Qu'avait-elle entendu de la dispute ? Sourcils froncés, elle regardait la gracieuse silhouette effondrée dans les flots mousseux de sa robe blanche, étonnée par la violence de ce désespoir. Etreignant le corps de Francis, Ivy poussait des gémissements de bête malade, disproportionnés, suivant les normes de Marianne, avec un chagrin de simple cousine. Mais elle n'eut pas beaucoup le temps de se poser des questions. Ivy, déjà, retournait vers elle un visage inondé de larmes que le chagrin et la haine rendaient méconnaissable.

— C'est vous, n'est-ce pas ? grinça-t-elle. Vous avez enfin compris qu'il ne vous aimait pas, qu'il ne pouvait pas vous aimer... Alors, vous l'avez tué ! Cela ne vous suffisait pas de porter son nom, d'être sa femme devant tous, d'avoir le droit de le servir.

— Le servir ? Vous perdez la tête !

Le dédain arqua la bouche de Marianne :

— Les femmes de ma maison ne servent pas ! Quant à cet homme, je l'ai tué en loyal combat ! Il y a là deux épées...

— Mais une seule est teintée de sang ! Vous êtes une misérable petite Française haineuse et jalouse. Vous saviez qu'il m'aimait et vous n'avez pas pu le supporter !

— Il vous aimait ? fit Marianne sincèrement étonnée.

Une joie perverse déforma les traits charmants d'Ivy St Albans, celle de jeter, à la figure de sa rivale détestée, une vérité brûlante.

— Il était mon amant ! Depuis des mois nous nous appartenions corps et âme. Il m'aurait épousée, mais nous n'avions pas d'argent ni l'un ni l'autre. C'est alors que vous êtes arrivées, vous et votre vieille folle de tante ; juste ce qu'il nous fallait ; deux sottes qui ne demandaient qu'à tomber à ses pieds avec une grosse fortune. Pour Francis, vous mettre à sa merci était un jeu d'enfant. Tout a marché comme il espérait : mieux encore puisque la vieille a eu le bon esprit de mourir, vous laissant tout ! Mais vous avez tout de même compris, n'est-ce pas, qu'il voulait vous tenir ici, reléguée dans la campagne, tandis qu'il vivrait avec moi à Londres, avec moi et votre argent ! C'est cela que vous n'avez pas pu supporter !

Marianne assistait avec stupeur à ce débordement de haine féroce. Elle découvrait avec horreur le calcul cynique dont elle avait été l'objet, la froideur avec laquelle ces deux misérables s'étaient joués de sa naïveté à elle et de la bonté de sa tante. Plus encore que l'insulte essuyée, ce fut le mépris dont cette fille osait couvrir le souvenir de sa tante qui souleva sa colère.

— Vous n'auriez pas joui longtemps de cette fortune, gronda-t-elle. Cette nuit, votre précieux Francis a perdu le peu qui lui restait et tout ce que je lui avais apporté. Le maître de Selton Hall, à cette heure, c'est Jason Beaufort !

La nouvelle frappa Ivy comme une balle. Ses beaux yeux bleus se dilatèrent, sa bouche s'arrondit, tandis qu'une profonde pâleur envahissait son visage.

— Toute... la fortune ?

— Tout ! Il ne me reste rien que mon honneur dont, par surcroît, il avait osé disposer. Vous voyez bien .qu'il méritait la mort ! J'aurais pu l'abattre comme un chien enragé d'une balle ou d'un coup d'épée, par-derrière. Je lui ai donné sa chance. Il a perdu. Tant pis pour lui.

— Tant pis pour vous aussi. Vous l'avez tué, vous serez pendue ! hurla Ivy emportée par une fureur qu'elle ne pouvait plus contrôler. Je témoignerai contre vous !... Ah, vous avez osé le frapper, lui, dont vous auriez dû être trop heureuse d'être l'humble esclave ! Mais vous avez oublié le prince de Galles, le prince dont il est l'ami et qui ne permettra pas que votre crime demeure impuni ! Je suis là, moi, je vous poursuivrai devant la justice, je mentirai autant qu'il faudra et le jour où le bourreau vous passera la corde au cou, je serai encore là, au premier rang... pour applaudir !

Emportée par la colère qui la possédait, Ivy St Albans se mit à crier « Au secours ! » et courut jusqu'à la cheminée pour se pendre au cordon de la sonnette. Mais, plus rapide qu'elle, Marianne la devança et ce fut contre elle que la jeune fille vint s'abattre. Vivement, la jeune fille la bâillonna de sa main.

— Taisez-vous, espèce de folle ! Vous allez réveiller tout le château.

Sauvagement, Ivy mordit les doigts appliqués sur ses lèvres, se dégagea d'un brusque coup de reins et grinça :

— Bien sûr, je veux réveiller tout le monde ! Lord Moira va venir, il m'écoutera ! On vous enfermera jusqu'au jugement.

— Mes serviteurs me défendront !

— Pas contre la justice du prince ! Ils sont tous de fidèles Anglais et vous ne serez plus pour eux qu'une étrangère, une sale petite Française, une papiste qui a tué son mari ! C'est moi qu'ils croiront.

L'esprit de Marianne travaillait vite. Elle voulait se rassurer, mais peu à peu la peur se glissait en elle, lui chuchotant qu'Ivy allait avoir raison. C'était vrai ; pour tous ses serviteurs, hormis peut-être pour la vieille Jenkins et pour Dobs, elle ne serait plus que la meurtrière de son époux, tant était grand à Selton le respect des traditions. On ne se souviendrait plus que de son sang français, de son appartenance au catholicisme... Elle était perdue si Ivy appelait. Et celle-ci allait crier... elle criait déjà... !

Affolée, Marianne s'empara du premier objet qui lui tomba sous la main, un long pistolet de duel traînant sur un meuble. Elle le saisit par le canon, frappa de la crosse. Atteinte à la tempe, Ivy St Albans s'effondra sans un soupir. Mais, cette fois, sa rivale ne s'attarda pas à contempler la silhouette étendue dans ses mousselines virginales auprès de la forme immobile de Francis, ni même à s'assurer qu'elle vivait encore. Il fallait fuir... fuir au plus vite ! Déjà, il lui semblait entendre, dans les lointains de la maison, s'éveiller une rumeur... On allait venir, on allait la trouver auprès de deux corps inertes, on venait peut-être déjà... La jeune fille, épouvantée, crut voir l'ombre du gibet s'étendre au-dessus d'elle.

Titubant presque, se cognant aux meubles, elle quitta le boudoir sans savoir comment, grimpa quatre à quatre jusqu'à sa chambre, rafla le collier de perles de sa mère, le médaillon de la duchesse d'Angoulême et un peu d'argent qu'elle avait dans une bourse, puis, s'enveloppant d'un épais manteau noir à capuchon, elle quitta sa chambre sans même un regard en arrière, glissa sans bruit le long de la galerie obscure jusqu'à un petit escalier pris dans une des tours. De là, elle gagna les écuries sans rencontrer âme qui vive...

3 LES VIEILLES RACINES

Le vent s'était levé, amenant une pluie froide et drue qui fouettait désagréablement le visage, mais Marianne ne la sentait même pas. Les yeux lourds de larmes, elle regardait le mausolée silencieux où reposaient ses ancêtres. La nuit était si sombre que le dôme et la blanche colonnade n'en surgissaient qu'à peine, brumeux et imprécis, comme un fantôme. Le tombeau des Selton avait l'air, déjà, de s'éloigner, de reculer au fond de la nuit comme au fond des souvenirs malgré l'effort désespéré de la jeune fille pour en graver chaque ligne dans sa mémoire. Avec une peine amère, elle songeait que c'était là tout ce qui lui restait au monde, cet arpent de terre et de marbre où reposaient les siens.

Poussée par un impérieux besoin de se sentir moins seule et moins misérable, elle poussa la grille grinçante, vint coller sa joue à la pierre humide et froide comme jadis, petite fille avide de tendresse, elle venait se blottir contre une jupe de soie grise.

— Tante Ellis ! gémit-elle. Tante Ellis... pourquoi ?

Qui donc aurait pu répondre à cette question d'enfant perdue ? Pourquoi donc sa vie paisible et protégée s'était-elle tout à coup muée en ce désastre irréparable ? Marianne éprouvait la terreur incrédule Au passager d'un navire qui, brutalement, troque la sécurité douillette de sa cabine pour le tumulte glacé de la tempête et, au sortir d'un lit chaud, se retrouve en plein océan, accroché à une planche.

Mais autant aurait valu, pour la jeune fille, tenter de réchauffer entre ses bras le marbre du mausolée ! Sa pierre demeurait froide et muette. Pourtant, elle éprouvait à s'en arracher une peine affreuse. Lorsqu'elle s'en éloignerait, elle laisserait derrière elle toute son enfance et tout ce qu'elle avait cru être son bonheur...

Hélas ! le temps pressait. Là-bas, vers le château, des cris, des appels se faisaient entendre. On devait déjà chercher la fugitive. Et, soudain, au-dessus des arbres, une épaisse fumée s'éleva, puis une longue flamme qui lécha le ciel. Marianne s'écarta du tombeau.

— Le feu ! murmura-t-elle. Il y a le feu à Selton.

Comment cela avait-il pu arriver ? Son premier mouvement fut de s'élancer vers la vieille maison en péril, mais une brusque bouffée de joie sombre l'arrêta. Que brûle donc l'antique et noble demeure plutôt que de la voir aux mains de l'Américain ! C'était mieux ! Ainsi, de ses souvenirs, il ne resterait vraiment rien, rien que la blessure profonde que portait son cœur, rien que ce tombeau de marbre blanc... Essuyant avec rage les larmes qui roulaient sur ses joues, Marianne alla détacher le cheval qu'elle avait laissé un peu plus loin, se remit en selle lourdement. Elle songeait tout à coup à sa fuite du boudoir. Elle ne savait pas bien comment elle en était sortie, mais se souvenait seulement du bruit sourd des meubles renversés. Le chandelier posé sur la table !... L'avait-elle jeté à terre ? Etait-elle la cause involontaire de l'incendie ? La pensée des deux corps abandonnés dans la pièce lui traversa l'esprit, mais elle la repoussa avec colère. Francis était mort ! Qu'importait si son corps était réduit en cendres. Quant à Ivy, Marianne n'éprouvait pour elle qu'une haine farouche !

Debout sur ses étriers, la jeune fille regarda, un moment, par-dessus la cime des arbres le rougeoiement de l'incendie. Les toits de Selton s'y découpaient comme sur une sanglante aurore. On entendait des cris, des appels sans parvenir à distinguer les mots, mais, pour Marianne, la barrière d'arbres, si aisée à traverser, avait pris la valeur d'un symbole et la retranchait à jamais d'un monde en voie d'écroulement. C'était bien ainsi et, jugeant qu'elle avait assez perdu de temps, la fugitive, avec un geste d'adieu vers le mausolée, piqua des deux et s'enfonça au cœur de la forêt. Le vent de la course emplit ses oreilles, dominant le ronflement de l'incendie.

Le seul être qui pût quelque chose, pour elle, dans la terrible situation où elle se trouvait, c'était son parrain. Pour sauver sa tête, il fallait que Marianne quittât l'Angleterre. Or, l'abbé de Chazay était seul capable de l'y aider. Malheureusement, il partait pour longtemps sans doute. Hier au soir, il avait annoncé son intention de gagner Rome où l'appelait le Pape et, en embrassant sa filleule, au moment des adieux, il avait dit qu'il s'embarquerait, à Plymouth, le matin suivant. Le bateau qu'il prendrait, il fallait que Marianne pût le prendre aussi.

Heureusement pour elle, la jeune fille connaissait la région parfaitement. Le moindre chemin, la plus petite crique lui étaient familiers. Elle prit, à travers bois, un raccourci qui la mena aux abords de Totnes. De là, il lui restait près de vingt miles à parcourir pour atteindre le grand port avant la marée, mais son cheval, l'un des meilleurs coureurs de l'écurie, avait de bonnes jambes.

La nuit semblait un peu moins sombre. La pluie, qui redoublait, avait fait tomber la brume et la lune, cachée par d'épais nuages, éclairait tout de même suffisamment pour que Marianne reconnût aisément sa route. Courbée sur l'encolure de son cheval, le capuchon rabattu sur les yeux, elle arrondissait le dos sous l'averse, insensible à l'eau qui déjà alourdissait la bure de son manteau, attentive seulement à la route suivie.

Quand surgirent de la nuit les tours branlantes d'un antique château normand accroupi sur un gros village aux blanches maisons, Marianne prit sur la gauche, à travers les collines, et, de toute la vitesse de son cheval, courut vers la mer.


Le gamin tendit le bras, désignant quelque chose sur la rade :

— Regardez ! Voilà le Fowey. Il vient de doubler la passe et il entre dans le Sound.

Une vague de désespoir envahit Marianne. Trop tard !... L'abbé de Chazay venait de partir quand, épuisée, hors d'haleine, elle était tombée plutôt que descendue de son cheval sur le Barbican, le vieux quai de Plymouth. Là-bas, sur les eaux brillantes que le vent hérissait en courtes .vaguelettes, le lougre portant toute sa toile bondissait joyeusement vers le large, emportant son dernier espoir. Sans conviction, elle demanda au jeune garçon :

— Tu es bien sûr que le prêtre français s'est embarqué sur ce bateau ?

Majestueusement, le gamin étendit la main et cracha :

— Aussi sûr que j'm'appelle Tom Mawes ! Même que c'est moi qui ai porté son bagage depuis l'Ancre et la Couronne ! Vous voulez que je vous y mène ? C'est la meilleure auberge de la ville, tout près de l'église Saint-Andrew.

D'un mouvement de tête, Marianne refusa et le gamin s'éloigna en haussant les épaules et en marmonnant des choses indistinctes à propos des « sacrées femmes » qui ne savent jamais reconnaître convenablement les bonnes volontés. Tirant son cheval après elle, la jeune fille fit quelques pas et alla s'asseoir sur l'un des gros piliers de pierre qui servaient à amarrer les bateaux. Elle était vidée de tout courage, comme de toute force physique. Là-bas, sur l'eau verte, le petit bateau disparaissait peu à peu dans le soleil pâle de cette matinée hivernale qui mettait une brume bleutée sur les collines de la baie. C'était fini ! Sur le sol anglais, il ne lui restait plus aucun ami, aucun secours à attendre de qui que ce soit !

Elle ne devait plus compter que sur elle-même. Et il fallait fuir, fuir au plus vite... mais où ?

Peu à peu, le Barbican, naguère désert, s'animait. Des bateaux de pêche accostaient, jetaient à pleins paniers sur la pierre du quai les soles et les plies encore brillantes d'eau, les casiers où les crabes aux couleurs de granit agitaient leurs pinces noires, les paquets d'algues vertes où s'accrochaient de grosses moules violettes. Des ménagères accouraient sous les ailes de leurs coiffes empesées, un grand panier au bras. Elles jetaient en passant un regard curieux à cette jolie fille vêtue en garçon, si manifestement lasse et qui tenait en bride un cheval de race.

Leur curiosité silencieuse rendit conscience d'elle-même à Marianne qui se leva, incapable de demeurer plus longtemps sous les feux croisés de tous ces regards. En même temps, elle s'aperçut d'une chose toute simple : elle mourait de faim. C'était peut-être la vue de ces poissons, l'odeur grisante de la mer, le vent vif. Quoi qu'il en fût, son estomac criait famine, comme sait crier famine un estomac de dix-sept ans. L'émotion l'avait empêchée de manger à l'absurde dîner de noces de la veille et elle n'avait rien pris depuis.

La veille ? C'était hier seulement qu'elle avait épousé Francis ? Elle avait l'impression qu'une éternité avait coulé depuis la cérémonie. Ainsi quelques heures avaient suffi à faire d'elle une épouse outragée, une veuve, une criminelle et une fugitive que l'on rechercherait bientôt si l'on n'était pas déjà sur sa trace ! Mais aucun remords ne troublait son esprit lorsque s'y présentait l'image de ceux qui l'avaient si cruellement blessée. Ils avaient mérité leur châtiment et, en les frappant, elle n'avait rien fait d'autre que venger son honneur outragé, comme l'aurait vengé n'importe quel homme de sa famille. Seulement, lorsqu'elle pensait à Francis, elle éprouvait, au fond de son cœur, une sorte de vertige comme on en ressent au bord d'un précipice avec, dans la bouche, un goût de cendres amères.

Un effort de sa volonté chassa les pensées funestes. De toutes ses forces, de toute la vigueur de sa jeunesse, Marianne voulait vaincre le sort qui s'acharnait sur elle et, pour cela, il fallait vivre. Et, tout d'abord, manger, se reposer un peu, réfléchir. Des yeux, elle chercha autour d'elle le gamin de tout à l'heure, mais il avait disparu. Elle se souvint alors de ce qu'il lui avait dit : l'auberge de l'Ancre et de la Couronne, la meilleure de Plymouth, était située près de l'église St. Andrew. Justement, elle apercevait, au-dessus des toits pointus des maisons, une tour gothique qui appartenait sans doute à l'ancienne cathédrale catholique. Une étroite et tortueuse ruelle l'y mena et, bientôt, elle découvrit les colombages vénérables, les petits carreaux étincelants et l'enseigne majestueuse d'une vieille hostellerie de belle apparence. Jetant la bride de son cheval aux mains d'un valet d'écurie apparu comme par enchantement, Marianne pénétra dans l'auberge, descendit quelques marches et se trouva dans une vaste et accueillante salle commune, décorée de cuivres et d'étains brillants, où, autour d'une grande table d'hôte, plusieurs petites tables étaient disposées, couvertes de nappes bien blanches. Dans la cheminée brûlait un grand feu de tourbe et une troupe de servantes vigoureuses, aux belles joues rouges, vernies par le feu, voltigeait à travers la pièce, portant de lourds plateaux.

Il n'y avait encore que peu de monde. La jeune fille en profita pour choisir une petite table que le manteau de la cheminée gardait un peu dans l'ombre. A la servante qui s'approcha aussitôt, elle commanda des huîtres, un crabe, une jatte de l'épaisse crème jaune et grumeleuse du Devon qu'elle aimait tant, accompagnés de thé et de pain bis, puis, tandis que la fille, dans un envol de jupons amidonnés, s'en allait exécuter la commande, elle tenta de faire le point de sa situation. Ce qui lui était arrivé était tellement invraisemblable ! Même ses chers romans ne lui étaient plus d'aucun secours ! Aucun ne présentait de situation analogue à la sienne ! Certes, elle avait un peu d'argent, mais si peu ! Cela ne lui permettrait pas de vivre plus d'une semaine. Il fallait encore se procurer un passeport sans passer par la police du comté, trouver un bateau qui consentît à s'exposer aux risques sérieux que faisaient courir les corsaires français chargés de faire respecter le blocus continental décrété contre l'Angleterre par Napoléon trois ans plus tôt. Pour tout cela, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent sans doute... Il y avait bien le collier de perles que Marianne avait emporté. Mais si elle le vendait ici, outre le danger que la vente d'une telle pièce lui ferait courir, et les questions auxquelles il faudrait répondre, il ne lui resterait plus grand-chose pour vivre dans le pays où elle allait se réfugier, ou, plutôt, que le destin aurait choisi pour elle. Qu'importait, en effet, à la fugitive l'endroit où le vent l'emporterait pourvu qu'il mît entre elle et la corde du bourreau une distance infranchissable. Il fallait donc garder le collier.

Elle pensa soudain à son cheval. C'était une bête de prix. En le vendant, elle trouverait peut-être assez d'argent pour payer son passage sur un bateau quelconque, dont le patron ne se montrerait pas trop regardant sur le chapitre des papiers. Ce serait moins dangereux que le collier. Un peu rassérénée par ses projets, Marianne fit honneur à son repas et, à peine la dernière cuillerée de crème avalée, se sentit beaucoup mieux. Ses vêtements avaient séché. Le feu et la nourriture avaient rendu quelque souplesse à ses muscles raidis par le froid et les heures passées à cheval. Une douce somnolence s'emparait d'elle, peu à peu, alourdissant ses paupières...

Soudain, la jeune fille sursauta, entièrement réveillée. Un homme venait de pénétrer dans la salle, descendant de l'étage supérieur où étaient les chambres.

Petit, maigre et fort laid, le teint blafard et la poitrine creuse, le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, mais en paraissait le double tant sa santé était visiblement mauvaise. Deux serviteurs le suivaient de près, avec cette attitude inquiète des gens de bonne maison qui s'attendent continuellement à secourir une faiblesse de leur maître. A ses vêtements surannés, ses souliers à talons rouges, sa perruque à marteau et son chapeau à trois cornes, on devinait un émigré, et c'en était bien un. Marianne le reconnaissait. La veille même, il assistait à son mariage en compagnie de Mgr de Talleyrand-Péri-gord. C'était le duc d'Avaray, le favori, l'homme de confiance du roi Louis XVIII, le Castor de cet autre Pollux, le Sully sans emploi de cet Henri IV manqué.

Maintes fois, hier, la toux caverneuse du duc avait troublé la cérémonie, la même toux qui le secouait encore tandis qu'il traversait lentement la salle d'auberge. Ce n'était un secret pour personne que le duc d'Avaray se mourait de la poitrine.

Sans voir Marianne, il vint s'asseoir lourdement à une petite table placée tout près de celle de la jeune fille et occupée seulement, jusque-là, par un homme d'âge moyen qui avait tout de l'intendant et qui se leva pour l'accueillir. Mais les premières paroles qu'échangèrent les deux hommes firent dresser l'oreille de la jeune fille.

Repoussant avec dégoût le plat de mouton fumant disposé sur la table, le duc but quelques gouttes de thé, puis soupira :

— Avez-vous pu trouver un bateau, mon bon Bishop ?

— J'en ai trouvé un, Votre Grâce, non sans peine, répondit l'homme avec un violent accent gallois. C'est un vulgaire smuggler – un contrebandier – portugais, mais son bateau est bon marcheur et assez confortable. Il accepte de vous mener jusqu'à l'île de Madère. Nous mettrons à la voile cette nuit, avec la marée.

Le soupir que poussa d'Avaray trahissait plus de résignation que de joie.

— C'est bien... Il ne me reste plus qu'à espérer dans le doux climat de cette île. Si Dieu le veut, je guérirai peut-être[4].

Mais Marianne n'écoutait plus. Une bouffée d'espoir l'avait envahie. Cet homme partait, il avait un bateau et, ce bateau étant contrebandier, le patron ne devait pas être exigeant sur le chapitre des formalités. C'était pour elle le salut, une chance inespérée qu'il ne fallait pas laisser passer. Osant à peine respirer, elle se tapit dans son coin pour épier les gestes des deux hommes, guetter l'instant propice qui lui permettrait de se présenter. Un homme aussi malade que le duc ne pouvait qu'avoir compassion de sa détresse à elle. S'il le voulait, elle le soignerait, se ferait sa servante, son infirmière... Elle était prête à tous les dévouements en échange d'une main tendue.

Les deux hommes achevèrent leur repas en silence puis, tandis que le duc réclamait un nouveau pot de thé, Bishop prit congé en annonçant qu'il allait porter la nouvelle à Mgr de Talleyrand qui avait accompagné son ami Avaray jusqu'au port, mais qui, pour l'heure présente, rendait visite à un groupe d'émigrés de la ville. La salle, peu à peu, s'était vidée de ses convives. Le duc était seul. Marianne jugea que le moment était venu. Elle se leva.

Une nouvelle quinte de toux secouait le vieux gentilhomme quand la silhouette de la jeune fille se dressa devant lui.

— Votre Grâce... je vous en prie ! Il faut que je vous parle…

Le visage empourpré, il leva sur elle des yeux pleins d'eau, hoqueta :

— Que... voulez-vous ? Laissez-moi !

Pour toute réponse, elle se glissa à la place laissée vide par Bishop, versa un peu d'eau dans un gobelet et l'offrit au duc :

— Buvez lentement, cela vous calmera. Ensuite nous parlerons.

Il obéit, machinalement, vida le verre et, peu à peu, reprit sa couleur normale. A l'aide d'un grand mouchoir, il essuya la sueur qui coulait de son front jauni.

— Merci, balbutia-t-il. Que puis-je pour vous ?

Elle se pencha afin que la lumière du feu éclairât en plein son visage.

— Regardez-moi, monsieur le duc. Hier, à Selton Hall, vous assistiez à mon mariage... et, aujourd'hui, je suis perdue si vous ne m'aidez pas.

Tendue par l'angoisse qui étranglait Marianne, sa voix s'enroua sur les derniers mots tandis que s'écarquillaient de stupeur les yeux ternes du gentilhomme.

— Mademoiselle d'Asselnat !... Je veux dire, lady Cranmere !... Comment êtes-vous ici ? Qu'est-il arrivé ?

— Un grand malheur. Hier j'avais une demeure, une fortune, un époux, un nom. De tout cela, il ne me reste rien.

— Rien ? Comment est-ce possible ?

— La demeure a brûlé, la fortune s'est envolée, l'époux est mort et le nom me fait horreur.

Rapidement, luttant contre l'émotion, Marianne retraça pour le duc l'histoire de la terrible nuit.

Tout en parlant, elle se laissait à nouveau envahir par l'horreur et le chagrin. Elle était encore presque une enfant, et une enfant accablée par de trop lourdes épreuves. Il était bon de se confier, même à cet étranger, dont, cependant, la compassion n'avait pas l'air de s'éveiller beaucoup. Au contraire, à mesure que le récit avançait, la jeune fille voyait, avec chagrin, se fermer le visage fatigué du gentilhomme, tandis que la méfiance durcissait son regard. Il ne la croyait pas, c'était certain !... Elle voulut mettre plus de chaleur dans son appel au secours, mais, lorsqu'elle eut fini, le duc se contenta de commenter sèchement :

— Etrange histoire, en vérité ! Ainsi, vous auriez tué votre époux en duel ? A qui pensez-vous faire croire cela ?

— Mais, à vous, monsieur le duc, puisque c'est la vérité ! Il m'avait insultée gravement. Je l'ai provoqué, puis tué !

Avaray haussa les épaules avec lassitude.

— Ma petite, il vous faudra trouver autre chose ! Aucun homme digne de ce nom n'accepterait de croiser le fer avec une femme. Qui, d'ailleurs, a jamais entendu parler d'une femme tirant assez bien pour tuer un homme en pleine force ? Personne depuis Jeanne d'Arc. Vous n'êtes pas Jeanne d'Arc, j'imagine ?

L'ironie du gentilhomme blessa Marianne. Amèrement, elle reprocha :

— Vous avez tort de vous moquer, monsieur le duc. Devant Dieu qui m'entend, je jure que je n'ai dit que la vérité.

— Ne jurez pas ! Je ne crois pas aux serments.

Vous autres femmes les employez à tort et à travers.

— Alors, si je mens, que s'est-il passé, selon vous ?

— Je vais vous le dire : Votre époux a joué et perdu vos biens. Je connaissais suffisamment, de réputation, lord Cranmere pour admettre que cela peut être vrai. Mais, au lieu de venir vous en avertir, c'est auprès de sa cousine qu'il s'est rendu. Tout le monde sait qu'il était son amant. Vous les avez surpris. Alors, folle de jalousie et de colère, tout à la fois, vous avez poignardé votre époux, assommé sa compagne et, pour être plus sûre qu'ils n'en réchapperaient pas, vous avez mis le feu au château. Que vous importait ? Il ne vous appartenait plus.

— Vous oubliez Jason Beaufort... et le honteux marché que lord Cranmere avait passé avec lui.

— ... et qui n'existe que dans votre imagination. Il faut bien, n'est-ce pas, justifier votre geste homicide ?

— Il peut, lui, témoigner de ma bonne foi. Il sait que j'ai dit la vérité.

— Alors, dans ce cas, allez bravement vous remettre entre les mains de la Justice et faites-le rechercher. Il témoignera pour vous et, ainsi, vous aurez une chance de voir triompher votre cause.

— Mais où voulez-vous qu'on le cherche ? s'écria Marianne avec désespoir. C'est un marin... un pirate, sans doute... et la mer est si grande !

— Si j'ai bien compris votre histoire, c'est un marin qui n'a plus de navire. Il lui faut s'en procurer un autre ou le faire construire : cherchez dans les ports d'Angleterre, vous n'aurez aucune peine à le retrouver.

— Vous voulez que je coure après un homme que je hais, qui m'a tout pris et qui voulait me déshonorer ? Vous voulez que j'implore son secours, son témoignage pour répondre de crimes que je n'ai pas commis ?

Lourdement, le duc d'Avaray se leva, époussetant son jabot à l'ancienne mode.

— Mais je ne veux rien du tout, ma chère ! C'est votre seule chance, tout simplement.

Un silence passa, écrasant pour Marianne qui voyait s'enfuir sa plus belle chance.

— Car vous ne voulez pas m'emmener, n'est-ce pas ?

Avaray étira péniblement ses bras maigres avant de répondre :

— Vous n'y pensez pas ! Je pars, c'est entendu, pour tenter de recouvrer la santé, mais je n'en demeure pas moins l'homme de confiance de Sa Majesté Louis XVIII. La situation du Roi est telle qu'aucune compromission ne doit l'atteindre. Et vous voudriez que moi, son ami, moi, Antoine de Bésiade, duc d'Avaray, je protège une meurtrière recherchée par la police anglaise ? Vous êtes folle !

— Mes parents ont donné leur sang pour leurs souverains et moi, leur fille, quand je demande secours, je ne peux rien obtenir— Le Roi est le mien autant que le vôtre. Il me doit aide et assistance, à moi, Marianne d'Asselnat, s'écria la jeune fille avec hauteur.

— Par votre mariage, vous êtes anglaise. Le roi de France ne peut rien pour vous. Le peu de pouvoir qu'il possède, il le doit à ceux qui en sont dignes !

La dureté du vieux duc accablait Marianne. Elle était lasse tout à coup, lasse à mourir de cette lutte épuisante avec un homme qui ne voulait pas comprendre. En une tentative désespérée, elle gémit :

— Si vous me portiez secours, qui le saurait ? Je ne vous demande pas de m'emmener à Madère. Faites-moi simplement déposer sur une côte quelconque... même sur la côte française, qu'importe !

— Qu'importe pour vous, en effet ? Mais vous oubliez les chiens de chasse de Buonaparte ! En France, madame, je suis un émigré, un irréductible. Je risquerais ma tête rien qu'en abordant mon pays. Mais, si vous tenez tant que cela à y aller, vous n'aurez aucune peine à trouver, ici même, quelque pêcheur contrebandier qui, moyennant une honnête rétribution, acceptera de vous jeter dans quelque crique bretonne ou normande.

Marianne haussa les épaules.

— Et que pourrais-je faire en France ? Je n'y ai plus aucune parenté ! Il est vrai que je n'en ai nulle part ailleurs, non plus.

Une expression ironique traversa les yeux rougis du gentilhomme. Il eut un petit rire sec.

— Plus de parenté ? Que si ! Je sais au moins deux personnes qui tiennent à vous par le sang.

— Deux personnes ? Comment est-ce possible ? Personne ne m'en a jamais parlé.

— Parce qu'il n'y a vraiment pas de quoi s'en vanter ! J'imagine que lady Selton préférait oublier cette partie de votre famille, mais il vous reste bel et bien deux cousines, l'une, il est vrai, plus proche que l'autre, mais l'autre de quelle importance !

Oubliant momentanément la rancune que lui inspirait le vieux seigneur, Marianne demanda, avec une impulsive ardeur :

— Qui sont-elles ? Dites vite.

— Ah ! cela vous intéresse. Cela ne m'étonne pas et, d'après ce que je viens d'apprendre de vous, vous devriez avoir quelques chances auprès de ces dames. L'une est une vieille folle, cousine germaine de votre pauvre père. Elle se nomme Adélaïde d'Asselnat et c'est une vieille fille. Depuis longtemps, elle avait rompu tous liens avec sa famille à cause des idées subversives qu'elle nourrissait. Ses amis se nommaient La Fayette, Bailly, Mirabeau... tous ces misérables qui ont jeté bas le trône de France trouvaient accueil dans sa maison du Marais. Durant la Terreur, elle a dû, je pense, se cacher pour échapper elle aussi à la guillotine qui dévorait aussi bien les premiers maîtres de la Révolution que ses plus nobles victimes. Mais je suppose qu'elle a dû réapparaître et je ne serais pas autrement surpris qu'elle soit actuellement réincarnée en une fidèle sujette de Buonaparte ! Quant à l'autre... elle touche d'encore plus près à l'ogre de Corse.

— Qui est-ce ?

— Mais sa propre épouse, tout simplement. La grand-mère maternelle de la « citoyenne Buonaparte », que l'on appelle maintenant l'impératrice Joséphine, était une certaine Marie-Catherine Brown, des Brown d'Irlande. Elle était fille d'une Selton et épousa Joseph-François des Vergers de Sanois. Sa fille, Rose-Claire, épousa Tascher de La Pagerie, de bonne noblesse blaisoise, d'où Joséphine. Les généalogies n'ont guère de secrets pour nous, ajouta le duc, sarcastique, « nous avons tellement de temps à perdre depuis que nous sommes les émigrés ! »

Un monde de sentiments contradictoires agitait Marianne. Apprendre qu'elle touchait d'assez près à l'épouse de Napoléon ne lui causait aucun plaisir, au contraire. Durant toute son enfance, elle avait entendu tante Ellis vitupérer, avec un mélange de haine et de moquerie, celui qu'elle n'appelait jamais autrement que « Boney ». Lady Selton lui avait appris à détester et à craindre le Corse couronné qui, de sa botte, écrasait l'Europe, affamait l'Angleterre et osait occuper le trône des rois martyrs. Pour Marianne, Napoléon était une sorte de monstre, un tyran issu de l'affreuse Révolution qui, tel un vampire, avait bu le meilleur sang de France et égorgé ses propres parents. Elle ne laissa pas ignorer à d'Avaray sa façon de penser :

— Je n'ai aucune raison de demander l'aide de Mme Buonaparte..., mais j'aimerais voir ma cousine d'Asselnat !

— Je ne crois pas que ce soit un bon choix. La Créole est de bonne race, elle a même quelques gouttes de sang capétien, petit secret que son époux ignore et qu'il paierait sans doute fort cher. Tandis que la demoiselle d'Asselnat n'est qu'une vieille folle dont les sympathies ne sont pas plus avouables. Maintenant, souffrez que je vous quitte. J'ai à faire.

A son tour, Marianne s'était levée. Debout, elle dépassait le duc d'une demi-tête... Toisant cet homme malade qui, à nouveau, se pliait, ravagé par la toux, elle demanda sèchement :

— Une dernière fois, monsieur le duc, vous ne voulez pas m'emmener ?

— Non. Et je vous ai dit pourquoi. Souffrez, madame, que je meure sans avoir rien à... me reprocher ! Serviteur.

Il s'inclinait à peine, en un geste de politesse si dérisoire qu'il était insultant. Pourpre de colère, Marianne l'arrêta :

— Attendez un instant, je vous prie !

De sa poitrine, elle avait sorti le médaillon qu'elle avait reçu la veille et, d'un geste furieux, le jetait sur la table :

— Reprenez ceci, monsieur le duc ! Puisque je n'appartiens plus aux vôtres, je n'en ai que faire ! N'oubliez pas : je ne suis qu'une Anglaise et une criminelle, par surcroît !

Le duc d'Avaray considéra un instant le bijou qui brillait sur la nappe tachée. Il avança la main pour le prendre, mais il se ravisa. Relevant les yeux, il regarda Marianne avec un mélange de colère et de hauteur :

— C'est le sang versé de votre mère qu'il a plu à Son Altesse de reconnaître. Vous devez le garder car ce serait l'offenser que le lui rendre. Après cela, ajouta-t-il avec un froid sourire, vous avez toujours le loisir de le jeter à la mer si vous n'en voulez pas ! Au fond, ce serait peut-être mieux. Quant à vous, que Dieu vous aide, car vous n'éviterez ni sa colère ni votre châtiment, même en fuyant autour du monde !

Et il s'éloigna, laissant Marianne furieuse et décontenancée, affreusement déçue aussi. Il était écrit que tout ce sur quoi elle fondait quelque espoir, tout ce en quoi elle avait cru, s'effriterait entre ses maiïis pour ne plus laisser que poussière. Elle se jura de ne plus jamais l'oublier. Mais, maintenant, il fallait trouver autre chose...


Le jour déclinant ramena Marianne sur le vieux Barbican. Elle avait vendu son cheval un assez bon prix et, du coup, avait troqué ses vêtements de cavalier contre un costume mi-bourgeois mi-paysan, composé d'une jupe solide sous un caracot de laine brune, d'une épaisse mante dont la capuche recouvrait une coiffe de toile blanche, et d'une paire de brodequins sur de gros bas de laine. Jamais la jeune fille n'avait porté de vêtements de cette sorte, mais elle s'y sentait à la fois confortable et plus en sécurité. Son argent et les perles étaient à l'abri dans une poche de forte toile cousue à son jupon. Ainsi accoutrée, elle ne suscitait plus aucune curiosité, ce qui allait lui permettre d'évoluer à son aise sur les quais de Plymouth. Maintenant, il s'agissait de trouver un bateau qui voulût bien la conduire en France. Le temps, en effet, travaillait contre elle et, à mesure que coulaient les heures, se faisait plus pressant le danger d'être retrouvée, arrêtée.

Malheureusement, lorsque l'on ne connaît personne dans une ville, il est bien difficile de savoir à qui s'adresser surtout pour quelque chose d'aussi délicat qu'un passage clandestin. Et, depuis de longues minutes, Marianne arpentait le quai, regardant autour d'elle le va-et-vient des pêcheurs et des marins, souvent tentée d'en aborder un, mais ne l'osant jamais. Elle allait au hasard, droit devant elle, insensible au joyeux brouhaha du port. Avec le soir, le vent se faisait plus aigre. Bientôt il faudrait se mettre à la recherche d'une auberge, plus modeste que l'Ancre et la Couronne, pour y passer la nuit, mais elle ne s'y résignait pas encore. Malgré sa fatigue, elle ne pouvait envisager sans appréhension de s'enfermer, durant toute une nuit, entre quatre murs et, de toute façon, savait bien qu'elle ne dormirait guère. Elle contourna la citadelle de Charles II. Un soldat de garde la héla. Avec un frisson de crainte, elle hâta le pas, serrant plus étroitement sa mante autour d'elle. L'homme ricana, lâcha une lourde plaisanterie, mais ne chercha pas à la rejoindre. Un peu plus loin, elle aperçut l'antique tour à feu de Smeaton, dont les flammes éclairaient de nuit les dangereux parages du grand port. Le phare se dressait, sur son rocher où mouraient les sables, solitaire et taciturne, avec sa lanterne aux énormes barres de fer, ses mâts de charge qui lui donnaient assez l'air d'une énorme pelote à épingles. L'étendard royal, tellement trempé de pluie que le vent ne l'agitait qu'à peine, pendait comme un drap mouillé de la plate-forme supérieure. L'endroit semblait désert et, dans sa solitude où s'enflait la plainte des vents, avait quelque chose de sinistre. Marianne faillit faire demi-tour. Mais, au pied même de la tour grise, elle aperçut un vieillard, assis sur un rocher, qui fumait sa pipe et, timidement, alla jusqu'à lui.

— S'il vous plaît... commença-t-elle.

Le vieux leva un sourcil broussailleux sous son vieux bonnet de laine rouge déteint, découvrant un œil clair et malicieux.

— Eh, petite ! Que fais-tu par ici, à cette heure ? Les marins de la citadelle aiment les jolies filles et le vent souffle fort. Il pourrait bien envoyer ton bonnet par-dessus les moulins.

Le ton cordial du vieux encouragea Marianne. Entre les vieillards et les très jeunes gens, il y a souvent des affinités secrètes, insoupçonnées.

— Je ne connais personne dans cette ville. Et il fallait que je trouve quelqu'un à qui demander un conseil. J'ai pensé que, peut-être, vous pourriez...

Elle n'acheva pas. L'œil du vieux s'était fait plus attentif. Il la détaillait avec cette acuité des gens de mer à qui n'échappe aucune variation du ciel ou du flot.

— Tu n'es pas une paysanne, ma fille, malgré ton accoutrement. Cela s'entend au son de ta voix... N'importe ! De quel conseil as-tu besoin ?

Tout bas, comme honteuse de ce qu'elle allait dire, Marianne murmura :

— Il faut que je trouve un bateau qui accepte de me faire passer la mer... et je ne sais à qui m'adresser.

— Mais à la lieutenance du port, simplement ! Tout dépend où tu veux aller.

— En France !

Le vieux émit un petit sifflement qui fila dans le vent.

— C'est déjà une autre affaire... mais la lieutenance, là aussi, peut quelque chose. Faut pas croire que les faillis chiens de chasse de Boney font peur aux braves gars de la vieille Angleterre. Y a des bateaux qui arrivent à forcer le blocus et à passer de l'autre côté.

Marianne l'interrompit avec un geste d'impatience.

— Mais je ne peux pas aller à la lieutenance ! Je n'ai pas de papiers... Je... je me suis enfuie de chez mes parents et il faut, à tout prix, que j'aille en France.

Le vieux crut avoir compris. Il partit d'un gros rire et cligna de l'œil en poussant la jeune fille du coude.

— Ah ! la mâtine ! Ah ! la coquine ! On va rejoindre son galant, hé, petite ? C'est pour ça que nous ne voulons pas voir les autorités ? On craint d'être ramenée à la maison par la police de notre bon Roi que Dieu conserve !

— Eh bien, oui ! Vous avez deviné. Mais qui accepterait de me prendre à son bord ?

— Personne sans argent !

Hâtivement, mais en se détournant pudiquement, la jeune fille retroussa le bord de sa robe, fouilla dans sa poche de toile, en tira un shilling, qu'elle mit dans la main du vieux.

— J'ai un peu d'argent ! Tenez, mais, par pitié, si vous connaissez un marin, un pêcheur, même un contrebandier qui ait une chance de m'accepter, dites-le-moi !

Le vieux mit la pièce sous son œil puis la fit sauter dans sa main avec une évidente satisfaction avant de la fourrer dans sa poche. Puis il revint à la jeune fille qu'il regarda d'un air soucieux.

— J'en connais un, petite, fit-il gravement, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée de t'envoyer à lui. Pour un shilling, il vendrait sa propre mère et, pour une guinée, il la tuerait de ses propres mains.

— Tant pis ! Je cours le risque. Dites-moi où je peux le trouver... De toute façon, ajouta-t-elle dans un soudain réflexe de méfiance, je ne pourrai pas lui donner plus d'une guinée. Je n'ai pas plus.

Le vieux poussa un soupir, se leva et s'étira avec un gémissement de douleur.

— Aïe ! Je me fais vieux, mais je ne veux tout de même pas te laisser aller seule trouver Black Fish. Si tu as encore un petit shilling au service d'un vieillard assoiffé, je te conduirai et même je parlerai pour toi.

— Black Fish[5] ?

— On l'appelle comme ça. Je ne connais pas son vrai nom. Foi de Nathaniel Naas, je ne connais pas de meilleur marin... ni d'homme plus laid !

A nouveau, Marianne fouilla dans sa poche, en tira un shilling qu'elle donna au vieux Nat, puis un souverain d'or qu'elle garda dans sa main, bien décidée qu'elle était à ne pas montrer au marin, en qui elle soupçonnait un forban, le reste de son trésor. Le vieux empocha le second shilling puis se mit en marche en boitant fortement. La nuit était complète. Le vent était tombé mais un froid piquant s'étendait, venu de la mer.

— Fera pas chaud au large, cette nuit, commenta le vieux en fourrant ses mains dans ses poches. On sera mieux devant un bol de punch qu'à louvoyer dans les brisants du Sound.

L'un derrière l'autre, ils revinrent vers le Bar-bican. Au bout du vieux quai, sous une enseigne effacée, Nathaniel Naas poussa la porte basse d'une petite auberge dont les carreaux sales laissaient filtrer une sombre lueur rouge. Une écœurante bouffée d'alcool, de poisson frit et de sueur humaine s'en échappa, vint envelopper Marianne, en même temps qu'un vacarme de voix avinées, parlant toutes à la fois. Sur tout cela voguait l'écho rocailleux d'une chanson de mer. Effrayée, la jeune fille recula. Jamais elle n'avait pensé devoir entrer un jour dans un endroit pareil. Le vieux lui jeta un regard incertain :

— Alors, j'y vais ? Tu es sûre d'être bien décidée ?

Pour maîtriser le tremblement qui s'emparait d'elle, la jeune fille serra les dents. Elle avait froid, elle avait peur, et elle avait sommeil. Les limites de ses forces n'étaient plus loin. Il fallait en finir.

— Je suis décidée, souffla-t-elle.

— Alors, attends-moi là un instant.

Il entra, la laissant seule dans la nuit. Le quai était désert maintenant. Dans les maisons, des lumières s'étaient allumées, évoquant les familles réunies autour de la table où fumaient le thé et la bière. Une angoisse étreignit le cœur de la jeune fille. Elle se sentait tout à coup si faible et si seule ! Une brusque envie de pleurer lui nouait la gorge et, en même temps, sournois, se glissait en elle le désir de renoncer, de revenir sur ses pas et de s'abandonner à son destin. Elle avait froid jusqu'à l'âme. Il y a des êtres, sans doute, dont la vie brusquement s'effondre et perd toute signification. Peut-être bien que la sienne était de celle-là et ne valait plus la peine d'être vécue... Peut-être qu'il vaudrait mieux se livrer... En tout cas, elle n'avait plus aucune envie de jouer les héroïnes de roman.

Elle enveloppa d'un regard de noyée la forêt de mâts qui bougeaient lentement dans le port et dont quelques-uns portaient un fanal allumé. Ils ponctuaient la nuit d'autant d'étoiles rouges. Un instant, Marianne fut sur le point de prendre son élan, de s'enfuir en courant, mais un bruit de pas la retint. Quelqu'un venait, sur le quai, et l'instinct de conservation la ressaisit. Distinguant les silhouettes noires de deux hommes, elle recula, se tapit dans l'obscurité d'une étroite venelle ouverte au flanc de l'auberge.

La lanterne de fer accrochée à la porte de l'auberge jetait sur les galets ronds du quai une tache lumineuse barrée d'une ombre en forme de croix. Elle permit à la jeune fille de mieux distinguer les deux hommes qui approchaient sans se presser. L'un était beaucoup plus grand que l'autre. Un manteau noir l'enveloppait et il portait de hautes bottes de mer. L'autre ne lui arrivait guère qu'à l'épaule, mais rattrapait en rondeur ce qu'il perdait en hauteur, car il était à peu près aussi large que haut. Pour autant que Marianne pouvait en juger, il était vêtu comme un notaire de province d'une redingote à longs pans et d'un chapeau de castor. La voix sautillante, que Marianne avait entendue tout d'abord, devait lui appartenir. Soudain, une autre voix se fit entendre dure et impérieuse, mais, cette fois,

Marianne en saisit les paroles. Elles lui firent dresser l'oreille aussitôt.

— Vous êtes sûr qu'elle est ici ?

— On l'a vue à l'auberge de l'Ancre et la Couronne, répondit la petite voix grêle. C'était bien elle.

Une sueur glacée courut le long de I'échine de la jeune fille. Ces mots se rapportaient si bien à elle-même qu'elle sentit son cœur chavirer. Qui donc étaient ces hommes ? Etait-ce l'effet d'une illusion ou bien avait-elle déjà entendu la voix grave ? Brûlant soudain du désir de reconnaître son propriétaire, elle faillit sortir de sa cachette, mais, comme s'il avait compris son désir secret, le plus grand des deux hommes s'arrêta sous la lanterne, tira quelque chose de sa poche puis, sautant sur un montoir à chevaux, se pencha vers les flammes qui s'effilochaient dans leur cage de fer pour y allumer, un long cigare. Sa figure fut soudain en pleine lumière et Marianne retint un cri. Elle venait de reconnaître le profil de faucon et les traits tourmentés de Jason Beaufort.

Le cœur fou, elle se plaqua contre le mur gluant de la maison, ferma les yeux dans un réflexe enfantin, pour ne plus voir ce visage effrayant. Elle était sûre maintenant qu'il avait parlé d'elle, tout à l'heure... Ainsi, non content de l'avoir dépouillée, ruinée, bafouée, l'Américain s'était abaissé jusqu'à un rôle de bas policier en se jetant sur sa trace-

La colère s'empara d'elle, d'autant plus furieuse qu'elle était impuissante. Comme elle regrettait de l'avoir laissé lui échapper, celui-là ! Il avait mérité la mort autant que Francis et cependant il vivait ! Derrière l'écran fragile de ses paupières doses, la jeune fille entendit le claquement des bottes de Beaufort qui sautait à terre puis, à nouveau, la voix que, maintenant, elle ne reconnaissait que trop, avec son léger accent du Sud :

— Alors, elle n'ira pas loin. Elle est trop facile à reconnaître et, si habile qu'elle soit, elle ne pourra pas échapper longtemps. La potence l'attend déjà sur le quai des Exécutions, à Londres.

A cette prédiction sinistre, Marianne crut défaillir. La peur dans sa bouche avait un goût nauséeux. Il lui sembla sentir, autour de sa gorge, le contact rugueux d'une corde et, instinctivement, elle y porta la main en essayant de se faire encore plus petite dans son obscurité. Si seulement ce mur avait pu s'ouvrir et l'engloutir !... Les deux hommes s'étaient remis en marche, dépassaient la venelle, s'éloignaient. Avaient-ils dit autre chose ? Les oreilles bourdonnantes de la fugitive n'avaient rien enregistré que le bruit décroissant de leurs pas. Il avait cessé qu'elle n'avait pas encore osé ouvrir les yeux, tant était forte sa terreur de revoir le visage de Beaufort... Quelqu'un, cependant, l'appelait tout auprès :

— Hep !... Petite ? Où es-tu ?

C'était sans doute le vieux Nathaniel. Prenant une profonde respiration pour calmer les battements désordonnés de son cœur, elle sortit de sa cachette.

— Me voici.

Le vieil homme lui sourit, découvrant quelques restes d'une denture qui ne se souvenait plus d'avoir été blanche. Il se frottait les mains, paraissait très content :

— Viens, chuchota-t-il, je crois que ça va marcher. Justement, Black Fish part cette nuit, avec la marée. Il veut te voir.

La prenant vivement par la main, il l'entraîna dans la taverne. Marianne se laissa emmener sans résistance et, brusquement, se retrouva en pleine lumière, au milieu d'une atmosphère aussi épaisse qu'un brouillard, où se mêlaient l'âpre senteur du rhum et la fumée des longues pipes de terre que fumaient les buveurs entassés sous le plafond bas. Il y avait là des pêcheurs, des matelots en bonnet de laine et quelques bas officiers d'infanterie de marine en uniformes bleus et chapeaux cirés noirs. Tous ces gens buvaient, braillaient à qui mieux mieux ou chantaient avec des filles. Agenouillé dans un coin auprès de la cheminée noire de suie, un gamin lavait dans un grand baquet de bois les gobelets que lui apportait une servante fortement moustachue. L'entrée de la jeune fille remorquée par le vieux Nat déchaîna un ouragan de cris et de grasses plaisanteries. Des appels fusèrent de tous les coins du cabaret.

— Tudieu ! La belle fille ! Hé, mignonne, tu viens vider un pot avec moi ?

— Par les tripes du vieux Noll, voilà le genre de fillette que j'aime ! As-tu vu ses yeux, Sam ? La mer après la tempête, quand elle s'est nettoyée de son sable !

— Ferme ça, Harry ! C'est pas une pêche pour toi ! Regarde-la ! J'parie qu'elle est pucelle.

— On pourrait voir ! Hé, petite, par ici !

Des mains se tendaient, cherchant à pincer sa taille ou à caresser ses hanches. Elle faisait de son mieux pour leur échapper, rouge de honte et saisie d'une peur affreuse que, parmi ces inconnus, quelqu'un .connût son visage. Le vieux Nat repoussait en maugréant les plus hardis, mais il avait fort à faire. Les yeux baissés pour ne pas voir les faces empourprées des hommes et les yeux mauvais des filles, Marianne s'efforçait de ne pas se laisser happer, serrant bien fort contre elle son manteau. Soudain, une voix rude tonna, dominant le tumulte :

— Vos gueules, là-dedans ! Et bas les pattes ! C'est moi qu'on vient voir ! Alors, fichez-lui la paix !

Au fond de la salle, un grand diable, assis auprès du bar, avait jailli. A la couleur de ses cheveux et de l'épaisse barbe qui en coulait tout naturellement, Marianne comprit que c'était Black Fish et retint une grimace. Le vieux Nat avait raison : elle n'avait jamais vu d'homme aussi laid. C'était une sorte de géant, noir de peau, noir de poil. Sa face large, avec son nez aplati et ses traits à peine ébauchés, semblait avoir été écrasée par quelque gigantesque coup de poing. Les yeux injectés de sang disaient une longue habitude de la bouteille et n'offraient plus de couleur bien définie. Un maillot rayé sous un habit d'un rouge passé, où demeuraient encore quelques vestiges de galons dorés, habillaient son torse d'ours et, sur sa tignasse, un vieux tricorne en bataille, orné d'une énorme cocarde verte, affectait des airs de couronne. Tel qu'il était, brandissant une interminable pipe, formidable et tonitruant, Black Fish éclatait dans la brume dense de la salle comme une sorte de Neptune grotesque et menaçant. Marianne, en voyant surgir ce monument, se tint à quatre pour ne pas se signer. Mais, déjà, une énorme patte velue l'avait happée par le bras et l'attirait irrésistiblement. Elle se retrouva assise sur un banc, en face du vieux Nat qui riait et se frottait les mains.

— Un fameux gars, je te l'avais bien dit, petite ! Un fameux gars que Black Fish.

Plus effrayée qu'elle ne voulait le montrer, Marianne trouvait à part elle que ledit Black Fish ressemblait furieusement à un de ces pirates dont elle avait jadis dévoré les exploits avec délices. La réalité était tout autre. Celui-là n'avait ni bandeau noir sur un œil ni jambe de bois, mais à ces détails près, il semblait la vivante réincarnation d'un gentilhomme de fortune. Et qu'il était donc laid ! La pensée de se retrouver seule, en mer, avec cet homme affreux, lui donnait le frisson. Sans la conversation inquiétante qu'elle avait surprise entre Jason Beaufort et le petit inconnu, elle eût, sans doute, renoncé à faire plus ample connaissance avec le personnage. Mais la présence dans la ville de l'Américain rendait menaçante encore l'ombre du gibet et il fallait fuir, fuir par n'importe quel moyen et en compagnie de n'importe qui, du Diable lui-même au besoin !

Sous la touffe noire de ses sourcils, Black Fish l'observait, goguenard. Il s'accouda lourdement sur la table pour la regarder sous le nez.

— On a déjà moins envie de courir les mers avec ce vieux Black Fish, hein, fillette ?

Marianne serra les dents et s'obligea à regarder fermement son affreux voisin.

— Il faut que j'aille en France. C'est une question... oui, de vie ou de mort !

— Tu l'aimes donc tant que ça, ton coquin ? ricana le marin -en soufflant au nez de la jeune fille une haleine chargée d'alcool. Faut pas avoir peur pour vouloir passer le Channel fin novembre !

— Je n'ai pas peur de la mer et je veux aller en France. Voulez-vous m'emmener ?

— C'est selon ! Quel prix offres-tu ?

— Une guinée !

— C'est peu pour la peau d'un brave marin. Mais, au moins, montre-la, ta guinée, que je voie si tu ne mens pas.

Pour toute réponse, elle ouvrit la main. Sur la paume, la lourde pièce d'or fit briller un instant sous les quinquets le profil mou de George III. Black Fish se pencha, prit la pièce, la mordit puis cligna de l'œil.

— Elle est bonne ! Tope là ! ma fille, je t'emmène. Tu as de la chance que j'aie affaire chez ces faillis chiens de Français. Je me contenterai de ta guinée.

Aussitôt la fugitive se sentit ranimée. Maintenant qu'il avait accepté de l'emmener, l'espoir revenait avec le courage et elle refusait, de toutes ses forces, les conseils insidieux de la méfiance. Elle ne voulait pas imaginer que cet homme pourrait la trahir, ou bien partir sans elle après avoir pris son argent. D'ailleurs, elle était décidée à ne plus le lâcher d'une semelle.

— Merci, fit-elle seulement. Quand partons-nous ?

— Tu es pressée, on dirait... Où habites-tu ?

— Nulle part ! Si nous partons cette nuit, qu'ai-je besoin d'un logis ?

— Alors, on va rester ici jusqu'à 10 heures. Ensuite, on embarquera.

— La marée n'est qu'à minuit.

— Et savante, avec ça ? Mais trop curieuse ! J'ai à faire avant de prendre le large, ma toute belle ! Tiens, bois ça ! Ta figure a l'air taillée dans un navet.

« Ça », c'était un gobelet de grog brûlant que Black Fish poussait devant sa passagère. La jeune fille considéra avec méfiance l'odorant breuvage. Elle n'avait jamais bu d'alcool, jusqu'à ce jour, et faillit le dire :

— Mais... je ne sais pas si...

— Tu ne sais pas... si ça ne va pas te rendre malade, hein ? T'en as jamais bu ?

Brusquement, il se pencha presque à toucher l'oreille de Marianne, chuchota hâtivement :

— Tâche de ne pas t'exprimer tout le temps comme une duchesse. Tu vas te faire remarquer.

Surprise, elle lui jeta un regard étonné, prit le gobelet et en avala bravement une grande gorgée. Elle se brûla, s'étrangla et se mit à tousser désespérément, à demi étouffée, tandis que Black Fish lui appliquait de grandes claques dans le dos en riant aux éclats.

— Au début, ça surprend ! assura-t-il d'un air encourageant. Mais tu t'y feras très bien.

Le pire, c'est que cette étrange affirmation se révéla exacte. Ayant récupéré un peu de souffle, Marianne découvrit que le grog faisait couler dans son corps épuisé une agréable chaleur. C'était comme un fleuve charriant du feu parfumé. Tout compte fait, c'était bon ! Avec plus de précautions, cependant, elle avala une seconde gorgée qui souleva la joie bruyante de Black Fish.

— On en fera un vrai marin ! décréta-t-il en assenant sur la table un coup de poing qui fit sursauter le vieux Nat.

Le vieux s'était endormi et ronflait depuis quelques instants, la tête sur ses bras. Mais, comme il s'éveillait, entrouvrant péniblement des paupières clignotantes, Black Fish ordonna :

— Va te coucher, Nat, c'est l'heure pour les petits vieux. On va encore boire un pot, la petite et moi, puis on se tirera !

D'une poigne péremptoire, il remit Nat debout, drapa au hasard sur sa tête le bonnet rouge qui en avait glissé et le dirigea vers la sortie.

— Adieu, fillette, marmotta le vieux Nat. Bon voy...

— Ça va ! Ça va ! Au lit, et plus vite que ça ! coupa Black Fish, brusquant les adieux.

Marianne en aurait bien fait autant. Elle avait chaud maintenant. Le rhum lui faisait éprouver, en même temps qu'une douce euphorie, une grandissante envie de dormir. Vues à travers l'écran consolateur de l'alcool, ses terreurs s'étaient adoucies. Il ne restait plus que l'invincible fatigue. Pourtant, il fallut encore tenir là une grande heure, les paupières battantes, à regarder Black Fish engloutir force rasades de rhum et fumer pipe sur pipe. Durant tout ce temps, il ne parut faire aucune attention à elle. Les yeux vagues, rivés à un point quelconque de la taverne enfumée, il semblait avoir complètement oublié sa compagne. Mais elle tint bon, attendant, sans impatience, qu'il voulût bien donner le signal du départ. Autour d'eux, la foule s'était faite moins dense. Quelques hommes jouaient aux dés, d'autres, massés autour d'une table, écoutaient les récits de campagne d'un quartier-maître de la marine royale ; dans un coin,, un matelot ivre chantonnait une rengaine en repoussant périodiquement une fille qui cherchait à l'entraîner. Plus personne ne s'occupait de Black Fish et de Marianne. La jeune fille commençait à se demander si cela allait encore durer longtemps quand l'horloge de bois noir sonna 10 heures.

Au dernier coup, Black Fish se dressa sur ses jambes et, toujours sans la regarder, empoigna la main de sa compagne.

— Viens ! Il est l'heure, dit-il seulement.

Tous deux sortirent au milieu de l'indifférence générale. Franchie la porte basse aux petits carreaux sertis de plomb, une bourrasque de vent les enveloppa, apportant avec elle l'odeur âpre de la mer. Marianne la respira profondément, avec une soudaine griserie. Ce vent sentait la liberté. Et d'un seul coup, au seuil de cette auberge, elle découvrait un nouveau sens à sa fuite. Certes, elle avait cherché avant tout à préserver sa vie, mais, en humant l'air du large, elle comprenait qu'il pouvait y avoir une joie ardente à rompre ses dernières amarres, rejeter derrière soi, arrachées, les vieilles racines pour se laisser emporter dans l'inconnu en ne relevant plus que de sa seule volonté. Elle écarta soudain les pans de son manteau que le vent gonfla aussitôt, comme si elle s'offrait à lui pour qu'il pût l'enlever plus aisément.

— Tu n'as vraiment pas peur ? demanda soudain Black Fish qui l'observait avec curiosité. La nuit sera dure !

— Cela m'est-égal ! C'est bon, ce vent ! Et puis, ajouta-t-elle, se souvenant tout à coup de son personnage, je suis heureuse, je vais rejoindre...

— Non ! coupa-t-il brutalement. Ne me parle plus de ton amoureux ! Je ne sais pas pourquoi tu veux aller en France, mais ce n'est pas pour rejoindre un gars.

— Comment le savez-vous ? demanda la jeune fille interloquée, sans chercher à nier davantage.

— Il n'y a qu'à regarder tes yeux, ma belle ! Pas une miette d'amour dedans ! Tout à l'heure, quand le vieux Nat t !a remorquée jusqu'à moi, j'ai compris seulement une chose en les regardant : c'est que tu avais peur ! C'est pour ça que je t'emmène ; parce que tu as peur. L'amour, moi, ça ne m'intéresse pas. C'est du temps perdu ! Mais la peur, c'est respectable ! Ça peut se comprendre ! Allez, viens ! Faut y aller maintenant ! Y a à faire avant de prendre le large.

Black Fish cracha superbement, fourra sa pipe dans sa poche, assura son invraisemblable chapeau que le vent bousculait et se dirigea vers le quai à grandes enjambées. Sans trop savoir d'où lui venait la confiance instinctive que cet affreux pirate lui inspirait, Marianne lui emboîta le pas.

4 LA MER SAUVAGE

La « Mouette », le bateau de Black Fish, était amarrée tout au bout du Barbican, tout près de la pierre qui marquait, pour l'éternité, l'emplacement qu'avait occupé le Mayflower lorsque, avec sa charge de Pères pèlerins, il avait mis à la voile pour s'en aller outre-Atlantique fonder la Nouvelle-Angleterre. Sous un aspect crasseux et une peinture verte plutôt écaillée, c'était un petit sloop vigoureux, solidement ponté avec une cabine bien abritée où Marianne se glissa sur l'injonction du marin.

— Mets-toi là et pas de bruit ! S'agit pas de se faire repérer des garde-côtes !

Lui-même se mit à manœuvrer la voile et, lentement, le petit bateau sortit du port. Mais, à la grande surprise de sa passagère, au lieu de se diriger vers la haute mer, il se mit à remonter l'estuaire du Tamar en direction du port militaire. Cette étrange manœuvre intrigua Marianne. Rampant sur les genoux et les mains, elle sortit de la cabine, chuchota :

— Où allons-nous ?

— Je t'ai dit que j'avais quelque chose à faire. Un autre passager à embarquer. Maintenant plus un mot... si je t'entends, je te jette à la baille !

Tout en parlant, il amenait la voile, sortait une immense rame et se mettait à godiller sans bruit, mais avec une efficacité qui faisait honneur à sa vigueur. L'obscurité était profonde, trouée seulement, de loin en loin, par le fanal d'un navire, maintenant que l'on s'éloignait du phare. Dans la nuit, la tour couronnée d'un brasier avait quelque chose de fantastique, mais Black Fish avait opéré un détour pour ne pas naviguer dans les moirures rouges dont elle éclaboussait l'eau noire. Agrippée au bordage du petit navire, Marianne respirait avidement l'air âpre de la nuit et regardait défiler de fantomatiques collines, où brillait, parfois, un point lumineux. Le sloop remontait lentement l'estuaire, luttant contre le courant. La marée, tout à l'heure, allait en gonfler le flot et, déjà, la poussée de la mer se faisait sentir en crêtes courtes et clapotantes qui frisaient sur le flot. L'effort que fournissait Black Fish devait être énorme. Mais l'homme avait une force peu commune et parvenait à accomplir la tâche de deux hommes au moins. De plus, il devait avoir des yeux de chat, songeait Marianne, pour trouver son chemin dans de pareilles conditions. Il est vrai que maintenant ses yeux à elle s'habituaient et commençaient à distinguer certains contours.

Soudain, à peine franchies les pierres croulantes d'un ancien môle abandonné, Black Fish cessa de godiller, rangea son aviron et amarra son bateau à quelque chose qui devait être un vieil anneau. Puis il s'assit à l'arrière et, les mains en cornet autour de la bouche, lança par trois fois le cri rauque de la mouette, avec une vérité qui stupéfia la jeune fille. Ensuite, il parut attendre quelque chose.

Intriguée, Marianne voulut parler, mais il lui imposa brutalement le silence et, matée, elle se le tint pour dit.

Le froid devenait plus vif, l'endroit, obscur et silencieux, était sinistre. Plusieurs longues formes noires se dressaient tout près de là, semblables à de gigantesques barques barrant le cours du Tamar. Il n'y avait plus même le clapotis de l'eau. Entre le sloop et les monstres immobiles, sur lesquels quelques fanaux brûlaient, l'eau paraissait étrangement plate, lisse et épaisse comme une crème. Une petite odeur de vase s'en dégageait. Incapable de contenir plus longtemps sa curiosité, Marianne chuchota, malgré l'interdiction, en se rapprochant doucement de Black Fish :

— Qu'est-ce que cela ? Où sommes-nous ?

De la main, Black Fish désigna les formes noires.

— Les pontons ! fit-il seulement. Tu sais ce que c'est ?

Oui, Marianne savait. Elle avait entendu parler de ces vieux navires démantelés, aux sabords grillés, dans lesquels la marine anglaise enfermait les marins de Boney tombés sous sa lourde main.

— De bonnes prisons ! disait tante Ellis avec satisfaction, mais trop douces certainement ! On dit que certains parviennent à s'en échapper.

Mais, dans ce cas, que venait-on faire ici ? Pourquoi ce mystère ?

Black Fish continua tout bas :

— Ponton Europe, ponton Saint-Isidore, ponton

Saint-Nicolas, autant d'enfers ! C'est plein de Français là-dedans. Ils sont tellement entassés que, chaque nuit, y en a qui crèvent d'asphyxie.

Avec stupeur, Marianne constata qu'une sorte de colère grondait dans la voix du géant et ne cacha pas son étonnement.

— Ce sont des ennemis ! Vous devriez vous en réjouir. On dirait que cela vous fait de la peine.

— Tonnerre ! commença Black Fish. (Mais il se maîtrisa aussitôt, conclut sèchement :) Je suis marin, pas geôlier, et ce sont aussi des marins.

Alors, brusquement, Marianne comprit :

— Est-ce que vous voulez dire... que vous allez aider l'un d'eux à s'enfuir ?

— Pourquoi pas ? Il est comme toi, il paie. Toi aussi, je t'aide à t'enfuir ! Alors, garde tes questions pour toi ! Et puis assez causé, tu vas nous faire repérer, silence !

Marianne n'insista pas. Ce qu'elle comprenait surtout c'était que, désormais, elle n'était plus qu'une fille comme les autres, moins que les autres même puisqu'il lui fallait fuir, se cacher. Elle n'avait plus d'autre droit que celui de se taire et d'accepter humblement ce que le sort lui envoyait... et jusqu'aux rebuffades d'un pirate manqué.

Mais, bientôt, son attention fut détournée par un fait bizarre. Quelque chose avançait sur l'eau, venant vers eux, quelque chose qui avait l'air de ramper. Elle ne pouvait distinguer ce que c'était au juste. Tout près d'elle, à nouveau, éclata l'appel de la mouette, modulé par Black Fish, et elle faillit crier. Il y avait quelque chose d'effrayant, de terrible dans cette vague forme étendue sur l'eau. Elle la désigna d'une main tremblante, souffla :

— Là... est-ce que vous voyez ?

— C'est lui ! Tais-toi.

Les yeux de la jeune fille étaient assez accoutumés à l'obscurité pour qu'elle pût voir qu'en effet la forme était celle d'un homme. Elle eût peut-être posé encore une question mais, prudent, Black Fish la prévint, souffla hâtivement :

— Les pontons sont ancrés dans une baie vaseuse. Nous sommes à la limite d'un lac de boue liquide, mortellement dangereuse... S'il essaie de se redresser, la vase l'aspirera...

Cette fois, ce fut la terreur qui fit taire Marianne. Les yeux agrandis d'horreur, elle suivit avec une instinctive angoisse la pénible progression du fugitif. Le premier ponton n'était pas très éloigné, pourtant la distance lui parut immense... Il y avait aussi le danger que la fuite fût découverte, ou encore que le froid de l'eau paralysât le prisonnier. Il ne fallait pas que cet homme fût repris, sinon elle le serait avec lui... Il fallait qu'il réussît pour que sa propre vie fût sauve... Et puis, tout au fond d'elle-même, elle admirait le courage de cet homme qui, pour retrouver sa liberté, risquait une mort atroce dans les gluantes profondeurs de la tangue mortelle.

Black Fish ne s'occupait plus d'elle. Courbé en avant, il se penchait autant qu'il le pouvait sur le bordage, tendant son long bras prolongé de sa rame.

Une dernière fois, il imita la mouette, puis Marianne l'entendit chuchoter en français :

— Par ici, petit ! Encore un effort... Là, tu y es !

Cette fois, elle ne prit même pas la peine de s'en étonner. Cette nuit était une nuit hors du temps, hors de la raison. Qu'un ancien pirate anglais s'exprimât aisément dans la langue de Voltaire était vraiment la moindre de ces étrangetés. Aucun livre n'avait jamais rien raconté de pareil, même le Robinson de M. Defoe !

Elle entendit le bruit haletant d'une respiration forcée, une sorte d'appel étouffé, inarticulé, puis le bateau pencha. Black Fish se redressa, traînant après lui quelque chose de lourd, de gluant et de mouillé qu'il parut arracher aux profondeurs mêmes de la mer et qui s'étala sur le plancher, pour y rester inerte. Si l'homme n'avait respiré aussi bruyamment, Marianne eût pu le croire mort. Mais sans perdre un instant, Black Fish l'avait pris par les pieds et le tirait vers la cabine. Marianne, aux aguets, surprit un bref dialogue, toujours en français :

— Ça n'a pas été trop dur ?

— Non. J'ai connu pire, mais il faut filer d'ici... Je crois qu'un mouchard m'a vu partir ! Bon Dieu qu'il fait froid !

— Tiens, enveloppe-toi là-dedans. Quand tu seras sec, je te donnerai des habits. Et prends ça. Y a du rhum dans la gourde... Ensuite, tâche de dormir. On va partir. La marée sera bientôt étale.

En effet, sous le plancher du sloop, à la limite de l'enlisement, Marianne percevait un frémissement. C'était comme si quelque chose travaillait et se gonflait. Black Fish réapparut. Il détacha l'amarre, saisit la rame et d'une forte poussée détacha le bateau du vieux môle. Il était temps. Sur le ponton, des torches couraient comme des feux follets. Une lumière apparut entre les grillages des sabords, révélant des ombres noires qui gesticulaient. Des silhouettes de soldats apparurent, traînant leurs armes. Mais, déjà, le sloop, arraché à la lise d'un coup d'aviron, avait débordé, doublé les pierres croulantes, retrouvé le courant du Tamar. Black Fish, attelé à sa rame, godillait comme un forcené et, cette fois, aidé par le courant, le léger navire filait bon train. Fascinée, Marianne regardait fonctionner l'extraordinaire machine humaine qu'était le marin. Le bateau semblait doué, grâce à lui et malgré son poids, d'une formidable force de propulsion. Lancé au plein milieu de l'estuaire, il venait de dépasser le phare quand, derrière lui, le canon tonna. Black Fish jura sans prendre la peine de baisser la voix.

— Tonnerre ! La fuite est découverte !... Heureusement, le vent se lève...

Il faisait même mieux que se lever ; il soufflait avec une violence qui effraya Marianne. L'estuaire était, tout à coup, devenu immense. Ses berges avaient fui de chaque côté, laissant une large étendue de mer où les vagues soulevaient des rouleaux d'écume. Imperturbable, Black Fish hissa les voiles et empoigna le gouvernail. La toile claqua dans le vent, se gonfla victorieusement. Le sloop bondit en avant, courut vers la haute mer. Il n'y avait plus, devant lui, franchies les dernières bouées, que le grand large. L'écho du canon se perdait dans le grondement du vent. Suffoquée par la violence de l'air, Marianne cria :

— Nous sommes en pleine tempête.

— Ça ? une tempête ? ricana Black Fish. Quand tu en auras vu une, fillette tu ne l'oublieras plus. C'est tout juste un bon coup de vent qui nous fait faire du chemin, assez fort pour ôter l'envie aux garde-côtes de nous coller aux fesses ! Et ne viens pas me dire que tu as peur. Je t'avais bien prévenue.

— Je n'ai pas peur ! riposta Marianne farouche. Et la preuve, c'est que je vais dormir là !

— Tu ferais mieux de rentrer dans la cabine.

— Non !

Cela, elle ne pouvait s'y résoudre. Dans la cabine, il y avait cet inconnu, ce prisonnier évadé qui ne pouvait être qu'une sorte de brigand, puisque c'était l'un des affreux Français de Napoléon. Elle préférait cent fois les brutalités du vent et même les paquets de mer à la compagnie de cet homme, dont la présence à bord lui faisait mieux sentir sa propre déchéance. Entre l'évadé et l'ex-châtelaine de Selton Hall, il n'y avait plus d'autre distance que la volonté de Marianne. Et puis, maintenant qu'il ne restait plus qu'à attendre les côtes de France, sa fatigue accumulée la terrassait. Elle était si lasse qu'elle aurait pu dormir couchée dans une flaque d'eau. Enfin, il y avait encore les lourdes vapeurs du rhum qui lui étaient inhabituelles et qui, cette fois, se faisaient sentir.

— A ta guise ! fit Black Fish. Attrape ça et entortille-toi dedans.

« Ça », c'était une toile à voile, rude au toucher mais sèche et assez épaisse pour être presque imperméable. Marianne s'en enveloppa avec un sentiment de gratitude, s'en fit une sorte de guérite au creux de laquelle elle se nicha. Puis, roulée en boule, comme un chat dans sa corbeille, la tête sur un rouleau de cordage, elle ferma les yeux et plongea d'un seul coup dans le sommeil.


Le visage que Marianne découvrit, en ouvrant les yeux, était agréable à regarder. Traits fins et virils, cernés d'une courte barbe dorée, yeux clairs, pour le moment pleins d'admiration. Elle crut d'abord qu'il était le prolongement du rêve qui, un instant, l’avait ramenée à Selton, dans son univers encore si proche. Mais l'univers dont le visage faisait partie était bien loin de la paisible campagne anglaise. C'était un monde mouillé, turbulent, fait d'un ciel gris aux lourds nuages courant vers le bout de l'horizon, d'embruns salés, d'écume glacée, dont les gerbes floconneuses retombaient sans cesse. Un monde aquatique sur lequel régnait la silhouette massive de Black Fish, debout à la barre de la Mouette, ses mains énormes accrochées à ses prises, formidable et absurde comme un Neptune de cauchemar.

L'homme à la barbe blonde avança une main. D'un doigt hésitant, il toucha la joue mouillée de Marianne et murmura, comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il voyait :

— Une femme !... Une vraie femme ! Il y en a donc encore ?

Le rire tonitruant de Black Fish éclata au-dessus de sa tête, dominant le vent.

— Sûr qu'il y en a encore, de ces bon Dieu de femmes ! Et plus qu'il n'en faudrait pour la tranquillité des bons garçons comme toi et moi ! T'occupe pas de celle-là, mon gars !

— Elle est bien jolie, pourtant.

— Sûr qu'elle est jolie, mais ce qu'elle vaut au juste, je ne pourrais pas te le dire ! Elle m'a raconté qu'elle voulait passer en France pour retrouver un garçon, mais je sais qu'elle m'a menti. Si ce n'est pas la frousse qui l'a mise là, je veux bien être pendu ! Elle a peur, elle fuit quelque chose : peut-être la police... C'est sans doute une voleuse. Avec sa belle frimousse, elle a dû refaire la bourse d'un milord et on lui court après.

Durant tout le dialogue échangé en français par les deux hommes, Marianne avait réussi à se taire, mais s'entendre suspecter de vol était plus qu'elle n'en pouvait endurer. Elle repoussa sa toile à voile et riposta, furieusement, dans la même langue :

— Je ne suis pas une voleuse et je vous défends de m'insulter ! Je ne vous ai pas payé pour ça !

Une même stupeur arrondit les yeux des deux hommes. Black Fish faillit en lâcher la barre.

— Comment, mâtine, tu parles français ?

— Pourquoi pas ? fit-elle hargneuse, c'est défendu ?

— Non... mais tu aurais pu le dire !

— Je ne vois pas pourquoi ! Vous ne m'avez pas non plus appris que vous parliez, vous aussi, cette langue... et sans le moindre accent ! Ma parole, on jurerait que vous êtes du pays !

— Tu as la langue rudement bien pendue, ma fille, gronda Black Fish. Si j'étais toi, je le prendrais de moins haut, car, après tout, rien ne m'empêche de te prendre par le col de ta robe et de t'envoyer par-dessus bord ! Tu me fais tout à coup l'effet d'une drôle de fille... Qui est-ce qui me dit que tu n'es pas une espionne ?

La colère empêcha Marianne d'avoir peur.

— Personne, riposta-t-elle. Et si vous avez envie de me jeter à la mer, ne vous gênez pas ! Vous me rendrez service. Je regretterai seulement de m'être trompée sur vous. Je vous avais pris pour un contrebandier. Apparemment, vous êtes surtout un assassin !

— Sacré tonnerre de bon sang de...

Rouge de fureur, Black Fish lâchait déjà son gouvernail et allait se jeter sur la jeune fille. Au risque de passer, lui aussi, par-dessus bord, l'évadé du ponton se jeta entre eux, repoussant fermement le géant qui s'immobilisa, le poing levé.

— Allons, Nicolas, du calme, tu n'es pas un peu fou ? Tu n'as pas vu que c'est une gamine ?

Puis, revenant à Marianne, il demanda gentiment :

— Quel âge as-tu, petite ?

— J'ai dix-sept ans, répondit-elle à contrecœur. (Mais aussitôt, elle ajouta :) Pourquoi l'appelez-vous Nicolas ?

Le garçon se mit à rire, découvrant de belles dents solides et saines.

— Mais parce que c'est son nom. Tu n'imaginais tout de même pas qu'on l'avait baptisé tout droit Black Fish ! Et toi, comment t'appelles-tu ?

— Marianne.

— Un joli nom ! apprécia-t-il, mais Marianne comment ?

— Marianne rien ! Et puis, qu'est-ce que cela peut vous faire ? Je ne vous demande rien, moi !

Se redressant, il lui fit un salut pompeux que les vêtements beaucoup trop grands dont l'avait affublé Black Fish rendaient comique :

— Je m'appelle Jean Le Dru, natif de Saint-Malo... et je suis marin de Surcouf ! ajouta-t-il avec un orgueil naïf qui n'échappa pas à Marianne.

S'il avait été fils de roi, il ne l'aurait pas dit avec plus de fierté. Elle ne savait pas qui était ce Surcouf, mais, entraînée malgré elle par une sympathie soudaine, elle lui sourit, puis dit :

— J'avais cru comprendre que vous étiez l'un des hommes du Corse !

Il se redressa, fronçant imperceptiblement les sourcils et jetant à la jeune femme un regard froissé.

— Surcouf le sert et je sers Surcouf. J'ajoute qu'en parlant de lui nous disons l'Empereur !

Sans autre commentaire, il alla s'asseoir auprès de Black Fish et Marianne, comprenant qu'elle avait dû le blesser dans ses convictions, se traita intérieurement de maladroite. Quel besoin avait-elle eu de montrer son antipathie pour l'homme qu'il appelait si pompeusement l'Empereur ? Il était français et elle était en son pouvoir, car, à son grand étonnement, Black Fish n'avait pas réagi comme aurait dû le faire un bon Anglais. Durant la très courte algarade, il n'avait pas bronché, se contentant de surveiller la mer, l'œil absent. Mais, au fait, Black Fish était-il bien réellement anglais ? Il avait une façon de parler le français qui laissait place au doute !

Abandonnée à elle-même, Marianne voulut refermer sur elle sa coquille de toile mouillée, se rendormir, mais elle en fut incapable... Emporté sur la houle courte de la Manche, le bateau dansait durement et, brusquement, la jeune fille devint consciente de ses mouvements. Au-delà du bordage, les vagues grises se creusaient, profondes, comme si la mer voulait s'ouvrir sous le voilier, puis se gonflaient au souffle du vent. L'horizon avait disparu. Il n'y avait plus d'oiseaux de mer, plus de côte en vue, pas le moindre rocher, rien qu'un univers d'eau grise dans lequel le sloop, sous ses voiles tendues à craquer, fonçait en aveugle... Et, brusquement, Marianne ferma les yeux et se laissa glisser en arrière, terrassée par une affreuse nausée. Elle eut soudain l'impression qu'elle allait mourir, que tout s'effondrait sous elle et que son estomac participait à chaque mouvement du bateau. N'ayant jamais été malade, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle voulut se redresser, s'agrippa au bordage, mais le malaise, à nouveau, la terrassa et elle retomba au fond du bateau, vidée de ses forces.

Elle sentit alors que deux mains la saisissaient et qu'on la relevait. Quelque chose de froid fut appliqué contre sa bouche :

— Ça ne va pas, hein ? fit à son oreille la voix de Jean Le Dru. Buvez, ça vous fera du bien !

Elle reconnut l'odeur âpre et parfumée du rhum, en avala machinalement une gorgée, mais son estomac vide se révolta contre l'alcool. Repoussant brusquement les bras qui la tenaient, elle ouvrit de grands yeux affolés, et avec un hurlement, se précipita sur la rambarde, la tête en dehors. Durant quelques abominables secondes, Marianne oublia toute dignité tandis que des spasmes lui retournaient l'estomac. Elle ne prêta même aucune attention aux gifles mouillées que la mer lui administrait et qui, d'ailleurs, la ranimèrent. Elle se cramponnait au bordage tandis que Jean, qui l'avait solidement ceinturée, l'empêchait de son mieux de passer par-dessus bord. Quand les violentes nausées lâchèrent un peu prise, elle glissa en arrière comme un linge abandonné et fût tombée si le Breton ne l'avait retenue. Tout doucement, avec des gestes presque maternels, il la recoucha sur la toile, l'enveloppa de son mieux. La voix de Black Fish lui parvint, comme enveloppée de coton.

— Tu n'aurais pas dû la faire boire. Elle devait avoir faim.

— C'est la plus belle crise de mal de mer que j'aie jamais vue, répliqua l'autre. Ça m'étonnerait qu'elle puisse avaler même une noisette.

Mais Marianne refusait de prendre part au débat. Elle n'était sensible qu'à l'instant de rémission que lui accordait cette subite et affreuse maladie et, osant à peine respirer, épiait les moindres réactions de son corps. Ce ne fut d'ailleurs qu'un très court instant car, après quelques minutes, les nausées revinrent et Marianne retomba au pouvoir du mal de mer.


Lorsque tomba la nuit, la houle devint tempête et, chose étrange, les nausées de Marianne se calmèrent. Les mouvements du bateau se firent si violents qu'ils mirent un terme aux écœurants balancements de son estomac. Elle émergea enfin de la profonde misère dans laquelle s'était traînée pour elle cette journée d'enfer. Mais ce fut pour trouver un autre genre d'angoisse, celle de la peur.

En se glissant hors de l'étroite cabine où Jean Le Dru l'avait installée pour qu'elle fût à peu près au sec, la jeune fille crut que le monde lui tombait sur la tête. La mer explosait de toute part sous un ciel noir où couraient des nuages fuligineux. Le bateau, dont les deux hommes avaient amené les voiles, dansait comme un bouchon dans l'eau bouillante. De temps en temps, il plongeait à travers un mur de brouillard dont on ne pouvait voir s'il tombait du ciel ou bien si l'écume de la mer en furie lui donnait naissance. Puis il en ressortait pour se ruer presque aussitôt dans un autre. On aurait dit qu'une main géante s'emparait du petit sloop pour le lancer comme une balle à travers la tempête, le laissait aller un moment puis le reprenait pour le jeter plus loin.

Mais ce qui effraya le plus Marianne, ce fut la figure des deux hommes. A travers les paquets de mer qui bondissaient de part et d'autre du bateau, elle aperçut Black Fish, toujours rivé à sa barre, courbant le dos pour lutter contre le vent furieux. Jean, de son côté, achevait de ferler les voiles malgré l'eau qui l'aveuglait. Tous deux étaient inondés mais ne s'en souciaient pas. En revanche, leurs visages crispés, tendus, criaient leur inquiétude.

Black Fish aperçut la jeune fille et hurla dans le vent :

— Reste dans la cabine ! Tu n'as rien à faire ici ! Tu gênerais la manœuvre et tu risques de te faire emporter !

— J'étouffe ! cria-t-elle... et je préfère rester ici.

Jean bondit vers elle, l'enveloppa de ses bras et tenta malgré sa résistance de la faire rentrer. Rn vain, elle s'agrippa à lui.

— Je vous en prie, laissez-moi rester avec vous... J'ai peur, toute-seule.

Une gerbe d'eau lui coupa la parole. En une seconde elle fut trempée des pieds à la tête, mais ne se cramponna que plus fermement à son compagnon. Au même moment, un double cri de terreur leur échappa. Le brouillard venait de se déchirer montrant, droit devant l'étrave du bateau, une effrayante, une vertigineuse falaise noire. Le hurlement du pilote fit écho à celui de ses compagnons.

Instinctivement, Jean serra Marianne contre lui. Persuadée que leur dernière heure était venue, la jeune fille ferma les yeux, enfouit son visage contre l'épaule de son compagnon. L'étreinte du garçon était si ferme, si rassurante aussi qu'elle découvrit avec étonnement que sa peur diminuait. Dans un instant, elle allait mourir dans les bras d'un inconnu mais, au fond, cela n'avait pas tellement d'importance. Puisque sa vie avait choisi de sombrer dans l'absurdité, il était peut-être bon qu'il en fût ainsi. Elle était bien, contre cette poitrine d'homme... Et puis, rêvait-elle ou bien est-ce que deux lèvres chaudes s'étaient pressées contre sa tempe ?

Mais le choc attendu ne se produisit pas. Brutalement redressé par Black Fish, le petit bateau virait de bord si brusquement que Marianne et Jean, déséquilibrés, roulèrent sur le plancher. Marianne rouvrit les yeux. La muraille luisante du récif glissait lentement le long du bateau qui l'avait évitée de justesse. Derrière la jeune fille, le marin jura avec une violence proportionnée à la peur qu'il avait eue.

— Qu'est-ce que c'était ? demanda Jean Le Dru.

— Les Rochers Douvres, je pense, répondit Black Fish. Je ne croyais pas m'en être approché. Nous l'avons échappé belle !

Pour se remonter le moral, il se fit passer le flacon de rhum, en avala une large rasade avant de se consacrer de nouveau à la conduite du sloop, qui, rocher doublé, plongeait dans une nouvelle nappe de brume liquide. Mais Jean était inquiet et ne le cacha pas.

— Comment se fait-il que nous ayons approché les Douvres ? Ce n'est pas notre route.

— On fait ce qu'on peut, grogna Black Fish. Ma boussole est détraquée. Je navigue à l'estime.

— Alors, que la Vierge et sainte Anne d'Auray nous protègent !

Le souhait pieux se perdit dans les hurlements du vent qui, à cet instant, redoublait de violence. Un paquet de mer bondit par-dessus bord, coupant le souffle de Marianne que Jean, fermement, entraîna vers la petite cabine. Black Fish, tel Atlas supportant le ciel sur ses épaules, demeura seul debout dans la tempête.


— Navire droit devant ! Nous sommes sauvés !

La voix de Black Fish avait les intonations du triomphe et du soulagement. Marianne et Jean lui firent écho. C'est que, depuis des heures, on courait à l'aveuglette dans le vent et la pluie. La situation de la Mouette était devenue plus que critique. A quelques encablures des sinistres Douvres, un récif à fleur d'eau avait endommagé le gouvernail. Les voiles que l'on avait tenté de hisser avaient été emportées quand le mât s'était abattu, brisé par un terrible coup de vent. Le navire aveugle, paralysé, naviguait depuis au gré des flots déchaînés. Pour Marianne, le pire avait été quand elle avait vu Black Fish abandonner son gouvernail et venir se coucher auprès d'elle et de Jean. Depuis leur départ, elle s'était habituée à voir dans le gigantesque marin une espèce de dieu aquatique faisant corps aussi bien avec son bateau qu'avec la mer elle-même. Le bateau était solide et, cependant, la tempête l'avait détruit en partie, l'homme paraissait indestructible et, cependant, il s'était abattu lui aussi. Elle n'avait pu s'empêcher de remarquer, du fond de son angoisse :

— Nous en sommes là ?

Le marin avait haussé les épaules, grognant avec humeur :

— Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Ramer ? Essayez si cela vous chante, quant à moi je n'ai plus aucun moyen de faire marcher ce sacré bateau. Alors, autant s'en remettre à la Providence.

Et, d'un geste irrité, il avait tiré son absurde chapeau, trempé d'eau, sur ses yeux, comme s'il voulait dormir, mais, sous le bord dégoulinant, son regard demeurait aux aguets. Il avait immédiatement repéré les feux arrière d'un navire qui, dans leur situation actuelle, constituait une bénédiction du ciel.

— Nous sommes sauvés, répétait Marianne avec un soulagement trop nerveux pour être apaisant. Sauvés !

Mais Jean se chargea aussitôt de la calmer.

— Voire ! grommela-t-il. Il faudrait d'abord savoir ce qu'-est ce navire. Il peut être pirate et refuser de nous prendre à bord. Nous ne représentons rien en tant que prise. Il peut aussi être anglais et me renvoyer aux pontons.

Mais elle refusait de croire que, par une nuit si noire, si affreuse, un capitaine de navire pourrait manquer de cœur au point de vouer froidement à la perdition les trois malheureux passagers d'un bateau de pêche. Les yeux brûlés par le sel, si trempée d'eau qu'elle ne pouvait même plus imaginer la simple notion de sécheresse, la jeune fille regardait passionnément cette double étoile qui dansait dans l'obscurité, évoquant dans sa mémoire les gros navires qu'elle avait entrevus dans le port de Plymouth, pansus et rassurants comme une chaude auberge au coin d'un bois glacé par l'hiver. Et elle avait tellement envie d'échapper à cet enfer d'eau, de vent, de froid et de peur ! A cette minute de grand péril, elle se retrouvait une enfant terrifiée, cherchant la moindre protection, le plus petit secours, le plus faible espoir, pour avoir moins peur, moins froid.

— Le vent nous pousse vers lui, remarqua Black Fish, qui, accroché à son bordage, fouillait la nuit.

Presque aussitôt, il cria de plus belle :

— Nous devrions être près d'un port. Je vois une autre lumière par tribord.

Il s'interrompit, le souffle coupé, tandis que Marianne épouvantée se jetait dans les bras de Jean avec un gémissement de frayeur. La nuit, tout à coup, se fit plus claire et, brusquement, la silhouette d'un gros écueil glissa par tribord à une allure folle, puis un autre. Le sloop désemparé filait comme le vent. Les feux du navire se rapprochaient à une vitesse vertigineuse. Bientôt, ses contours se détachèrent, sombres sur le ciel. Et soudain, un mince rayon de lune se faufila entre deux nuages, toucha l'eau bouillonnante. La forme tragique d'un gros navire marchand qui semblait ivre se dessina, brouillée par l'eau écumante qui fuyait sous lui en sifflant. Aux mâts, noirs comme des arbres dépouillés, les voiles arrachés pendaient, inutiles chiffons mouillés. En même temps, d'énormes rochers luisants aux formes fantastiques apparurent l'espace d'un instant, des rochers où dansait la seconde lumière, celle que Black Fish avait prise pour l'annonce d'un port. Le hurlement de Jean Le Dru creva les tympans de Marianne :

— Les naufrageurs ! Les s... !

La colère qui le secouait faisait trembler tout son corps, tandis qu'il tendait furieusement le poing vers la côte et son piège mortel. Contre elle, Marianne le sentait frémir, vibrer comme le bateau lui-même, et la sympathie instinctive qu'elle avait éprouvée pour le garçon s'en accrut. Son indignation se communiquait à son propre cœur, de même qu'elle ressentait dans chaque fibre de son corps l'excitation nerveuse de Jean. Curieusement, à cette minute, l'échappé des pontons et la fille du marquis d'Asselnat ne firent plus qu'un seul être, tant est profonde la solidarité née du danger commun.

Jean continua, crachant les mots :

— Ils attachent une lanterne aux cornes d'une vache qu'ils promènent sur le rivage pour que les navires en perdition croient voir, devant eux, un autre navire. C'est ce qui est arrivé à ce gros marchand dont les feux, à notre tour, nous ont attirés... Les misérables ! Les charognards !

Prise d'un besoin inconscient de calmer son frère de terreur, Marianne voulut tenter de cacher sa propre peur parce qu'elle sentait que, pour ce qui allait venir, Jean aurait besoin de toutes ses forces, de tous ses réflexes et parce qu'elle aussi avait besoin qu'il demeurât pour elle un rempart solide. Regardant la ligne indécise du rivage, elle demanda :

— Cette côte, qu'est-ce que c'est, le savez-vous ?

Ce fut Black Fish qui lui répondit d'une voix paisible, exactement comme si le danger ne le concernait plus.

— L'un des plus dangereux endroits de la côte bretonne. On l'appelle la Paganie et c'est bien vrai que ses habitants sont plus sauvages que des païens. C'est un pays rude, inculte, où seule la mer peut nourrir. Ils s'arrangent pour qu'elle soit particulièrement généreuse. (Puis, avec une soudaine douceur dans la voix, il ajouta :) Je crois bien que, cette fois, nous allons mourir, petite.

En effet, la mer sifflait autour du petit bateau pris dans un tourbillon d'écume. Autour des trois malheureux cramponnés l'un à l'autre, toute l'anse aux récifs mugissait, mais un fracas terrifiant vint dominer le bruit de la tempête. Au même instant, des feux s'allumèrent sur le rivage et le paysage tragique s'éclaira d'une lumière d'incendie. Des cris d'angoisse vrillèrent la nuit, se mêlant au bruit du bois qui éclatait. L'énorme masse du navire marchand se souleva, retomba dans un grondement de tonnerre : il venait de se jeter sur un brisant plus haut que les autres et, ce que Marianne et ses compagnons venaient d'entendre, c'était le bruit de sa coque qui s'ouvrait. Elle put voir encore de petits points noirs qui s'agitaient sur le pont et dans la mâture du vaisseau, elle put voir des silhouettes armées de torches qui couraient en tous sens sur ce qui devait être une petite plage, puis elle ne vit plus rien, parce qu'à son tour le sloop s'en allait vers sa fin, et parce qu'une terreur folle s'emparait d'elle. Jusque-là, elle en avait été sauvée par la tragique grandeur du spectacle, mais maintenant elle réalisait pleinement son propre et mortel danger. Avec des yeux épouvantés, elle considéra l'eau noire qui écumait furieusement si près d'elle, l'eau qui dans quelques instants allait l'engloutir.

Toujours cramponnée à Jean, elle se signa vivement, murmura une prière, eut une pensée pour sa tante Ellis qu'elle allait rejoindre, pour Francis et pour Ivy aussi... Est-ce que, dans l'au-delà, les disputes humaines pouvaient continuer ? De toute façon, cela n'avait pas beaucoup d'importance. Ce qui comptait, c'était d'obtenir le pardon du double crime involontaire qu'elle avait commis. Puis elle se dit qu'elle allait fermer les yeux pour ne plus voir la terrible scène du naufrage et qu'elle ne les rouvrirait plus, mais, auparavant, elle regarda le garçon qu'elle étreignait. Il semblait changé en statue. La tête haute, le visage de marbre, il regardait le vaisseau en perdition et, tout contre elle, Marianne sentait frémir chaque fibre de son corps. Mais il eut conscience de son mouvement, la regarda comme s'il sortait d'un rêve. Ce ne fut qu'un instant. Brusquement, il la saisit aux épaules.

— Et, bien sûr, vous n'avez jamais appris à nager ? Vous n'en avez même pas la moindre idée ! On n'apprend pas ça aux filles chez vous..., cria-t-il avec une violence désespérée.

— Mais... si, j'ai appris à nager ! Dans une rivière bien sûr, pas dans cela ! fit-elle en frissonnant tandis que, du menton, elle désignait la mer en furie.

— Si c'est vrai, vous pourrez peut-être vous en tirer, dit près d'elle la grosse voix de Black Fish.

Mais Marianne réalisait pleinement, maintenant, tout ce que signifiait ce seul mot : nager, et s'en épouvantait comme si elle n'avait jamais appris. Elle s'agrippa à Jean de toutes ses forces.

— Je sais nager... mais j'ai peur ! J'ai tellement peur ! Je vous en supplie, ne me quittez pas, ne me lâchez pas... Sans vous, je suis sûre de mourir.

Une douceur s'étendit sur le visage crispé du garçon. Devant la terreur de cette enfant, il oubliait sa propre angoisse pour ne plus songer qu'à la défendre. Les yeux qui l'imploraient étaient si beaux ! Le visage levé vers lui avait tant de grâce que, soudain, il se sentit la force de vingt paladins. Il la serra contre lui avec emportement :

— Non, je ne vous lâcherai pas ! Je vous garderai contre moi... Je vous serrerai si fort que la mer ne pourra pas vous prendre.

— Pas de folles promesses ! grommela Black Fish. Une fois dans l'eau, on se débrouille comme on peut, mais ça serait bien le Diable si à nous deux on ne parvenait pas à la tirer de là... en admettant qu'on s'en tire nous-mêmes, bien sûr.

Mais Jean ne l'écoutait pas. Poussé par l'inconscient désir né en lui à l'instant même où il avait regardé Marianne pour la première fois, il venait de poser ses lèvres sur celles de la jeune fille et, pour un court instant, Marianne oublia sa peur tant ce baiser avait de douceur et de tendresse. Au même instant, le sloop se souleva comme s'il voulait s'envoler, pencha sur un côté, puis retomba brutalement avec un craquement tragique. Marianne et Jean furent précipités à la mer, mais la violence du choc fut telle que leur étreinte fut rompue et Marianne, épouvantée, se retrouva au milieu des crêtes blanches de la mer.

Etourdie, aveuglée, elle commença par couler à pic, mais sa volonté de vivre guidait son instinct d'animal en péril. Sans trop savoir comment, elle finit par émerger. Elle revint à la surface, à demi suffoquée, crachant l'eau par le nez et la bouche, mais vivante. Ce fut pour constater avec une certaine stupeur qu'elle s'était beaucoup rapprochée de la plage. Une haute vague la roula, l'empêchant de s'effrayer davantage du spectacle qu'elle y avait aperçu. Des hommes couraient en tous sens, avec des cris insensés. Certains, entièrement nus malgré le froid, se précipitaient dans l'eau, armés de longues gaffes avec lesquelles ils attiraient à eux les débris du navire. C'était comme une vision de l'enfer et, du fond de son esprit diminué par la peur et la fatigue, Marianne pensa qu'après tout c'était peut-être des démons... A nouveau, elle retrouva l'air libre, chercha à voir si ses compagnons apparaissaient ; à nouveau une montagne d'écume s'abattit sur elle pour l'engloutir. La mer la roulait comme un simple coquillage, l'entraînant vers la plage, puis l'emportant à nouveau au large pour la ramener encore. C'était comme si le flot voulait la broyer pour mieux l'assimiler à ses profondeurs liquides. Peut-être qu'après tout c'était cela, la mort ?

Mais, soudain, il y eut une douleur fulgurante. Elle déchira le flanc droit de Marianne qui, poussant un cri d'agonie, perdit enfin connaissance.


Quand elle ouvrit les yeux, elle était au pouvoir des démons. Deux hommes la maniaient sans douceur. L'un la palpait sur tout le corps, tandis que l'autre lui arrachait ses vêtements. Elle sentit le sable froid sous son dos nu, la brûlure de son côté qu'une gaffe avait dû blesser en l'attirant à terre, mais elle referma ses yeux à peine ouverts tant ce qu'elle avait entrevu l'avait épouvantée. Deux hommes aux longs cheveux, au visage sale mangé d'un poil hirsute où brillaient des yeux de fauves, étaient penchés sur elle. Celui qui la dépouillait était entièrement nu, avec de gros muscles dévorés d'une épaisse fourrure noire. Ils grognaient comme des animaux en lui arrachant tout ce qu'elle avait sur elle, et, guidée par un instinct aveugle, elle pensa que sa seule chance de salut était de contrefaire la mort. Elle avait si froid que ce ne devait pas être impossible. Les deux pillards ne s'intéressaient nullement à son état de santé, mais bien plutôt à ses vêtements. Elle entendit leur grondement de triomphe quand ils découvrirent la poche de toile où elle gardait son modeste trésor. Ils se mirent à parler ensemble dans un langage rocailleux qu'elle ne comprenait pas, mais elle devina qu'ils se disputaient les perles, l'or et le médaillon de Madame Royale. C'était le peu qui lui restait, dont ces hommes s'emparaient et, pourtant, Marianne n'avait même pas envie de pleurer. Elle avait tellement peur, tellement froid, elle se sentait tellement brisée qu'elle ne pouvait plus éprouver d'autre sensation que physique et se contentait de prier, de toutes ses forces, pour que, l'ayant dépouillée, ces hommes se tinssent pour satisfaits et s'éloignassent, l'abandonnant sur la plage.

Une idée, cependant, lui restait. La pensée de ses compagnons d'infortune. Où pouvaient être Jean et Black Fish ? C'étaient des marins, des hommes habitués aux pires tempêtes, et ils auraient dû toucher terre en même temps qu'elle au moins, sinon plus vite. Mais elle était seule, elle le devinait. S'ils n'étaient pas morts, ils ne l'auraient pas abandonnée aux mains de ces hommes affreux ! Jean lui avait promis de veiller sur elle. Il l'avait embrassée comme s'il l'aimait vraiment... Oui, 'il devait être mort... et Marianne eut l'impression qu'il ne lui restait plus rien au monde.

Craintivement, elle entrouvrit les paupières. Les deux hommes discutaient à quelques pas d'elle, mais, au-delà, c'était une vision de cauchemar. Les naufrageurs au travail traînaient des caisses sur le sable, des ballots de toute sorte. Un peu partout, il y avait des corps rejetés par la mer, ceux des marins du vaisseau marchand, les uns déjà morts, d'autres, encore vivants sans doute, mais que les naufrageurs impitoyablement achevaient, à coups de couteau ou en les assommant à l'aide d'un gourdin. Plus loin, sur le récif, le navire, une énorme blessure au flanc, achevait son agonie.

Stupidement, Marianne se surprit à penser aux récits de naufrages – qu'elle avait lus jadis. Ils n'avaient rien de comparable avec ce qui lui arrivait. Elle pensa à Virginie préférant la mort à l'idée d'ôter sa robe. Quelle stupidité ! Est-ce qu'elle n'était pas à peu près nue aux mains de ces hommes ?

Revenant à la réalité, la jeune fille constata que la mer l'avait rejetée vers l'une des extrémités de la plage. Il y avait des rochers, tout près d'elle, des rochers dans lesquels, peut-être, il serait possible de se cacher. Tout à leur butin, les deux pillards ne devaient pas faire tellement attention à elle... et puis, dans ce vent glacial, elle avait si froid, si froid.

Tout doucement, elle commença à ramper mais, quoique son mouvement eût été bien léger, il fut aperçu. En un instant, les deux hommes furent sur elle et Marianne se retrouva maîtrisée, immobilisée. Les yeux agrandis d'épouvante, elle vit l'un des hommes, celui qui était encore vêtu, tirer de sa ceinture un long coutelas où le feu proche alluma un reflet sanglant. Il se penchait déjà sur elle pour lui trancher la gorge quand, des rochers, quelque chose bondit. Tiré en arrière et déséquilibré, l'homme roula sur le sable. Aussitôt son agresseur fut sur lui et les deux hommes entamèrent une bataille sauvage dans laquelle le pillard avait, sur Jean Le Dru, l'avantage du couteau. Toujours maintenue à terre par l'autre bandit, Marianne ne put qu'assister impuissante au combat. Impuissante, mais pleine d'espoir. Puisque Jean avait échappé à la mer, puisqu'il était là, sur ce sable, à se battre pour elle, pourquoi le gigantesque Black Fish ne reparaîtrait-il pas lui aussi, ce qui constituerait un sérieux rétablissement de l'équilibre des forces ?

Plus grand que son adversaire, Jean aurait dû retrouver en force une partie de son désavantage. Malheureusement, son séjour sur le ponton Europe et le récent combat qu'il venait de livrer pour sa vie à la mer l'avaient affaibli et, bientôt, il fut évident, pour la jeune fille, comme pour celui qui la gardait et qui manifestait son enthousiasme par des grondements de bête satisfaite, que bientôt le jeune Breton serait à la merci du pillard. Et Black Fish n'apparaissait toujours pas. Pleine, à la fois, de pitié et d'angoisse, Marianne comprit que tout était perdu. Déjà il avait le dessous. L'autre était accroupi sur lui et il tentait vainement de desserrer l'emprise d'une main qui, agrippée à sa gorge, commençait à l'étrangler. Affolée, Marianne cria en français :

— Par pitié ! Ne le tuez pas !

L'homme répondit par un ricanement mais, en écho à l'appel désespéré de la jeune fille, une voix glaciale ordonna :

— Assez ! Lâche cet homme, Vinoc !

L'obéissance fut instantanée. Jean le Dru se retrouva libre en même temps que les deux pillards reculaient, l'échiné basse, à la fois craintifs et serviles. L'homme qui venait de surgir de l'ombre avait l'air sinistre d'un oiseau de nuit, mais il devait être le chef des naufrageurs. De haute taille, il portait comme les paysans une veste en peau de mouton et de larges braies de toile plissée, serrées au genou, un chapeau rond de feutre noir, et ses cheveux, tressés en courtes nattes, tombaient de chaque côté de sa figure, mais un grand manteau noir pendait de ses épaules, par-dessus le costume rustique, des gants de gros cuir protégeaient ses mains et les traits de son visage se dissimulaient sous un masque de velours noir. De ce visage on ne voyait qu'une bouche forte à laquelle les coins tombants donnaient une expression de dégoût perpétuel et des yeux de couleur indéfinie, mais anormalement brillants. Voyant ce regard s'arrêter sur elle et la détailler, Marianne, pourpre de honte, se recroquevilla, serrant ses bras sur sa poitrine et cherchant à cacher dans l'ombre des rochers sa presque totale nudité. L'inconnu eut un froid sourire qui n'atteignit pas ses yeux mais, détachant son manteau noir d'un geste bref, il le jeta à la jeune fille en ordonnant aux deux hommes :

— Emmenez-la !

Puis, désignant Jean Le Dru qui se tenait devant lui, frémissant encore de sa récente bataille, il jeta, dédaigneux :

— Tuez-le !

Hâtivement drapée dans le manteau qui fleurait une odeur de verveine, parfaitement insolite chez un naufrageur, Marianne allait protester, mais Jean l'avait devancée. Avec amertume, il lança :

— Si c'était pour en arriver là, pourquoi donc as-tu retenu la main de cet assassin, il y a un instant ?

— Un réflexe ! Le cri de cette femme peut-être. Et puis, tu te battais bien. J'ai voulu voir qui tu étais.

— Rien... ou personne, comme tu voudras ! Un Français, un Breton comme toi... C'est pourquoi je ne comprends pas que tu veuilles me tuer.

Avec une sotte d'incrédulité, Marianne suivait le dialogue des deux hommes. Décidément, il était écrit que tout ce qui devait lui arriver aurait l'incohérence d'un mauvais rêve. Etait-ce vraiment elle, Marianne, qui était là, vêtue seulement d'un manteau prêté par un voleur, assise sur un rocher d'une grève bretonne battue par la tempête, gardée par des pilleurs d'épaves, tandis qu'un homme masqué de velours noir discutait de vie ou de mort avec un prisonnier évadé d'un ponton anglais ? Quand elle était petite, la vieille Jenkins, qui adorait les histoires, lui avait raconté une foule de contes fantastiques, rapportés des récits d'aventures survenues jadis à de malheureuses créatures poursuivies par une malchance persistante. On lui avait confié aussi les choses effarantes qui se passaient sur cette terre de France depuis que le peuple, devenu fou, avait noyé son élite dans un bain de sang et depuis qu'un Corse ambitieux s'était hissé au trône impérial. On lui avait dit tout cela... et elle en avait lu plus encore ; mais elle n'aurait jamais cru que pareille chose pouvait lui arriver, à elle ! Et, peu à peu, Marianne sentait qu'en elle mouraient des faiblesses, s'effritaient des scrupules, s'envolaient des pudeurs. Ce n'est pas impunément qu'on se retrouve tout à coup confrontée à la vie la plus brutale... Tout cela, au fond, était incohérent, stupide !

Cependant, entre Jean et l'inconnu masqué, d'autres paroles s'échangeaient :

— Pas de témoins, pas de survivants, c'est la première des lois quand on fait le métier que je fais.

— Joli métier ! Naufrageur !

— N'en dis pas de mal. On en vit largement et, par les temps qui courent, c'est une chose à considérer. Après tout, je t'offre une chance : jure de te joindre à nous et de me servir fidèlement et je te fais grâce ! Les braves ne sont pas si faciles à trouver.

Mais Jean haussa les épaules sans cacher son mépris :

— Te servir ? A quoi ? Pour ce genre d'ouvrage, ajouta-t-il en montrant la plage dévastée, tu n'as besoin que de voleurs et d'égorgeurs, pas de marins et, moi, je suis marin, marin de Surcouf !

De nouveau, Marianne remarqua la note orgueilleuse de la voix et fut intriguée. Qui était donc à la fin ce Surcouf dont Jean était si fier ? Mais apparemment l'homme au masque savait, lui, de qui il était question. Son poing se crispa tandis qu'il sifflait, entre ses dents serrées :

— Le Renard des mers, hein ?... le « baron » Surcouf ? Le plat valet de Buonaparte ? Tu viens de signer ton arrêt de mort, mon garçon ! et j'ai assez perdu de temps avec toi ! Allez, vous autres...

— Non !

Marianne s'était jetée en avant sans pouvoir contrôler son impulsion. Une seule idée dans sa tête lasse : sauver la vie de celui qui s'était battu pour elle, alors qu'il aurait pu, dans la cachette où, sans doute, il avait trouvé refuge, parmi les rochers, assister sans broncher à sa mort. Celui qui à l'instant de mourir l'avait embrassée. Elle se pendit de ses deux mains au bras de l'homme masqué et eut aussitôt l'impression de s'accrocher à une barre de-fer.

— Non, ne le tuez pas ! Il ment... Il ne sait pas ce qu'il dit. Ce n'est pas Surcouf qu'il sert, c'est moi !... Il ne voulait rien dire pour que vous ne sachiez pas qui j'étais, mais je ne veux pas le voir mourir à cause de moi.

— De toi ? fit l'inconnu avec hauteur. Qui donc es-tu ?

— Une aristocrate, comme vous... car vous êtes noble, n'est-ce pas ? Cela s'entend à votre voix, à votre façon de parler.

Même pour sauver sa vie, elle n'aurait pu dire ce qui l'avait poussée à dire cela. C'était peut-être une inspiration du Ciel, ou bien de l'enfer, mais, de toute façon, elle avait réussi à retenir l'attention de l'inconnu et quelque chose lui disait qu'elle ne s'était pas trompée. En effet, une lueur de curiosité s'allumait dans les yeux de l'homme.

— Peut-être, en effet. Pourtant, sachez que l'on m'appelle Morvan, sans plus ! Mais cela ne me dit toujours pas qui vous êtes.

— Je m'appelle Marianne d'Asselnat. Mon père et ma mère sont morts sur l'échafaud pour avoir voulu sauver la Reine. Et, tenez... (Elle venait de se rappeler subitement l'étrange présent de Madame Royale et reprit, d'une voix encore plus pressante :) Dites à vos hommes de vous remettre ce qu'ils ont volé sur moi. Vous y trouverez, avec un peu d'argent anglais et les perles de ma mère, un médaillon d'émail bleu contenant une mèche de cheveux blancs. Ce bijou m'a été remis par Madame la duchesse d'Angoulême. Il renferme les cheveux de la Reine martyre !

En écoutant le son de sa propre voix, Marianne s'étonnait que tout cela lui vînt si naturellement. Elle avait pris sans effort le ton, l'accent d'une émigrée fanatique, alors que, dans la taverne de Plymouth, elle avait définitivement renié ces émigrés qui l'avaient rejetée en la personne du duc d'Avaray. Mais cela lui semblait de bonne guerre de se servir d'eux pour sauver un soldat de Napoléon... et d'un inconnu, sans doute illustre, nommé Surcouf !

Apparemment, elle n'était pas loin d'avoir gagné, car, d'un geste autoritaire, Morvan rappelait auprès de lui les deux hommes qui, un peu plus loin, maintenaient Jean, attendant passivement l'ordre de l'abattre. Quelques mots brefs dans cette étrange langue rugueuse qui devait être du patois breton et Vinoc, avec un mauvais regard en dessous, remettait à son chef les bijoux volés sur Marianne. Sans rien dire, Morvan prit les perles qu'il mit dans sa poche, puis, le médaillon en main, s'approcha de l'un des feux. Le reflet des flammes éclaira le sinistre visage de velours noir où les yeux avaient l'éclat des braises, cependant que Marianne, inquiète, jetait Un vif regard vers Jean, craignant qu'il n'eût entendu la défense peu orthodoxe qu'elle avait présentée pour lui. Mais il n'avait rien entendu. Les yeux clos, l'air mortellement las, il s'était adossé à un rocher, toujours encadré par ses gardiens, attendant simplement que l'on décidât de son sort.

Morvan, d'ailleurs, revenait. Cette fois, en abordant Marianne, il se découvrit et, s'inclinant avec une grâce inattendue, balaya le sable de son feutre noir.

— Veuillez donc me pardonner, mademoiselle d'Asselnat, un -accueil qui manquait par trop de courtoisie et comprenez qu'il m'était impossible de vous deviner en cette naufragée. Si vous voulez prendre mon bras, j'aurai l'honneur de vous conduire à ma demeure où vous pourrez prendre quelque repos... et nous causerons !

Marianne ne s'attarda pas à demander de quoi il entendait causer. Heureuse d'avoir gagné au moins un moment de rémission, elle demanda, avant d'accepter le bras offert :

— Et mon serviteur ?' J'espère que vous lui faites grâce ?

Un sourire que la jeune fille jugea déplaisant vint éclore sous le masque noir.

— Cela va de soi. Il nous suivra, mais comme cet homme a prononcé d'imprudentes paroles, il demeure suspect et il restera en surveillance. Ne vous en offensez pas.

Les deux pillards, dont l'un s'était tout de même rhabillé, s'approchèrent, traînant presque Jean Le Dru, visiblement à bout de forces. Morvan enveloppa le jeune marin d'un regard perçant, puis ordonna, calmement, distinctement :

— Ramenez-le au manoir. Il aura la vie sauve parce qu'il n'est rien qu'un domestique, le serviteur de la jeune marquise d'Asselnat, elle-même envoyée de nos princes. Mais parce qu'il m'a menti, il doit être puni. Vous l'enfermerez dans la grange.

Comprenant qu'avec ses paroles méprisantes Morvan cherchait à piquer Jean pour l'obliger à la démentir, Marianne fut à nouveau envahie par la frayeur. Devenu rouge de colère, le jeune homme se débattait. Il allait protester, la renier, signer irrévocablement un arrêt de mort que Morvan ne demandait qu'à parapher... Elle courut à lui et serra ses mains aussi fort qu'elle le put.

— Tenez-vous tranquille, Jean. Cela ne sert à rien de mentir. J'ai dit à ce gentilhomme ce que je devais lui dire car il eût été stupide de sacrifier votre vie inutilement.

Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose, mais la pression des petites mains se fit plus implorante et Jean se contenta de hausser les épaules et de maugréer :

— C'est bon, mademoiselle. Sans doute avez-vous raison, et ne suis-je qu'un imbécile !

Le regard qu'il lui jeta était non seulement dépourvu de reconnaissance, mais encore si lourd de mépris que Marianne frissonna. Elle comprenait qu'aux yeux de Jean elle était maintenant une ennemie, une espionne au service des émigrés, puisque Morvan avait jugé bon de l'annoncer comme une envoyée des princes exilés et que leur camaraderie, née dans le danger, était morte. Sans trop savoir pourquoi, elle en éprouva une peine cruelle, mais Morvan l'observait et elle s'obligea à tourner les talons pour ne pas éveiller davantage ses soupçons. Une aristocrate devait-elle se soucier d'un serviteur ? Il remarqua, d'ailleurs, tandis qu'elle glissait à nouveau sa main sous le bras offert :

— Voilà un domestique avec lequel vous prenez bien des précautions, ma chère ? Je me demande si j'ai raison de le laisser en vie. Vous y tenez trop.

Comprenant qu'un plaidoyer quelconque n'aiderait pas Jean, qu'il lui fallait au contraire jouer jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était attribué, elle se contenta de-hausser à son tour les épaules et de répondre :

— Les serviteurs fidèles sont rares, surtout pour une émigrée ! Maintenant, si vous le voulez bien, j'aimerais que vous me conduisiez à votre demeure, monsieur Morvan, car je suis lasse et transie de froid.

Sans rien ajouter d'autre, elle se laissa emmener par le naufrageur vers une maison inconnue. Non sans inquiétude, car cet homme qui s'était avoué de son rang, mais ne s'était pas démasqué pour elle, cet homme qui tuait de sang-froid, ce naufrageur qui volait, pillait... et avait glissé son collier de perles dans sa poche avec une trop grande aisance, ne lui inspirait vraiment aucune confiance. Tout ce qu'elle souhaitait en obtenir, c'était un temps de repos, de la nourriture pour restaurer ses forces épuisées. Mais elle ne se faisait aucune illusion sur ce qui suivrait. Dès qu'elle irait mieux, elle lui fausserait compagnie avec Jean. Lui pour rejoindre sans doute son fameux Surcouf, elle pour essayer de retrouver le peu de famille qui lui restait.

Sur la plage, les pilleurs d'épaves avaient entassé les dépouilles auprès des feux ; mais, entre le navire échoué, aux trois-quarts submergé, et la rive, il y avait encore bien des épaves qui flottaient. Les hommes se jetaient encore à l'eau, pris de cette folie du butin qui ne devait pas lâcher facilement prise, mais maintenant la tempête se calmait en même temps que la marée changeait. Le fracas des vagues qui, l'instant précédent, se brisaient en hautes gerbes d'écume, sur les rochers, fit place à une sorte de silence où s'éteignit la griserie des hommes. L'eau commença à se retirer. En même temps, une grisaille se répandit sur toute sa surface et gagna le ciel. Le jour allait venir et Morvan, qui remontait lentement la grève avec Marianne, s'arrêta pour humer l'air puis, tirant de sa poche un sifflet d'argent, il en tira trois sons brefs et perçants qui figèrent ses hommes sur place. De son bras tendu, il leur désigna le ciel. Les naufrageurs, à regret, sortirent de l'eau, remontèrent vers les feux et se mirent à charger les ballots et les caisses sur leurs épaules. Les cadavres demeurèrent abandonnés. Marianne, en passant près de l'un d'eux, ferma les yeux pour ne pas voir le pauvre visage aux yeux grands ouverts. Il fallait, si elle voulait vivre, qu'elle dissimulât, à l'homme qui la conduisait, l'horreur profonde qu'il lui inspirait. Peu à peu, elle apprenait, durement, la plus cruelle des leçons : pour survivre, il fallait mentir, ruser, duper. Mais cette leçon-là, elle ne l'oublierait plus. A l'exception de ce malheureux garçon que l'on traînait derrière elle et, peut-être de l'immense Black Fish, dont le cadavre devait flotter quelque part entre deux eaux, dans cette baie maudite, ses premiers contacts avec les hommes du vaste monde ne lui avaient apporté que dégoût et un profond sentiment de mépris. Dorénavant, elle entendait sortir victorieuse de tous les combats qu'elle engagerait avec eux, du moins dans les limites, encore inconnues, de ses forces.

Du ciel gris sombre, un crachin têtu se mit à tomber. Les feux éteints, les luisances des rochers couverts d'algues se révélaient dans le jour naissant. Quelque part dans la campagne, un coq lança un cri enroué. Les pieds de Marianne cessèrent de s'enfoncer dans le sable et foulèrent un sol dur couvert d'une herbe desséchée. On avait atteint la lande bretonne.

5 MORVAN LE NAUFRAGEUR

Le manoir de Morvan ouvrait un portail du XVIe siècle délabré et flanqué de deux tourelles, au bout d'un chemin creux transformé en bourbier par l'hiver où les petits frênes dépouillés et les ajoncs formaient un long tunnel verdâtre. Un peu plus loin, dans un creux de la lande, quelques maisons basses, aux murs de granit gris, aux grands toits de chaume, composaient un petit hameau. La mer était toute proche, dominée de haut par une falaise déchiquetée qui se creusait vers le sud en un étroit estuaire filant profondément dans les terres. Sur la lande, deux menhirs, sentinelles de la solitude, montaient leur garde mélancolique parmi les genêts et les ajoncs, tandis qu'au sommet d'une colline proche les restes d'un cromlech gisaient dans l'herbe rase, attendant sans fin le retour d'un culte solaire qui ne reviendrait plus.

Mais de tout cela, Marianne ne remarqua pas grand-chose dans l'humidité livide du jour levant. Recrue de fatigue, transie de froid, elle vit seulement le lit que Morvan avait fait apparaître dans un mur de bois en ouvrant un panneau découpé comme une dentelle. Il y avait là des matelas de varech, des couvertures de laine brute, des draps de lin à peine roui, mais elle s'y était jetée avec une reconnaissance d'animal harassé et s'y était endormie aussitôt.

Quand le sommeil sans rêve qui l'avait terrassée se dissipa enfin, Marianne vit que la nuit était revenue. Des bougies brûlaient dans des chandeliers d'argent, le feu ronflait dans une antique cheminée de pierre aux parois noires de suie et, devant l'âtre, une vieille en robe noire et coiffe blanche surveillait l'ébullition d'un grand chaudron plein d'eau, tout en disposant quelques vêtements sur un banc. Elle avait le profil effondré de ceux qui n'ont plus de dents et l'ombre, que les flammes dessinaient en noir jusqu'à l'antique plafond à caissons délabrés, était celle, inquiétante, d'une sorcière. Un tremblement incessant agitait son menton au-dessus du flot de rubans qui nouait son bonnet.

En se redressant, Marianne fit craquer le bois du lit. La vieille tourna vers elle des yeux sans couleur sous des paupières fripées de tortue :

— Voilà de quoi vous habiller et il y a de l'eau chaude pour vous laver. Vous pouvez vous préparer.

Le ton autoritaire de la vieille hérissa Marianne, encore habituée à la déférence paisible de ses domestiques.

— J'ai faim ! fit-elle sèchement. Allez me chercher à manger.

— Plus tard ! riposta la vieille sans se démonter. Habillez-vous et allez rejoindre le maître. S'il lui plaît que vous mangiez, vous mangerez.

Et, appuyant sa boiterie sur un gros bâton noueux, la vieille quitta la pièce sans plus s'occuper de la jeune fille. Celle-ci se hâta d'enjamber la porte ajourée de son étrange lit, se retrouva sur un banc et, de là, sauta sur le sol qui, de terre battue, montrait de loin en loin quelques vestiges d'un dallage colorié. La pièce elle-même, de dimensions seigneuriales sous son plafond où quelques dorures brillaient encore sous les abondantes toiles d'araignées, n'avait d'autres meubles que trois de ces curieux lits-placards, aux parois sculptées avec un art naïf mais charmant, les bancs par lesquels on y montait et le banc disposé devant la cheminée qui, lui, supportait, outre les vêtements, une cuvette, du savon et des linges de toilette. La vieille avait fait dans la cheminée un vrai feu d'enfer et Marianne put se laver sans souffrir du froid. Elle le fit avec un certain plaisir, terminant par ses cheveux poissés de sable et d'eau de mer, jetant au fur et à mesure, par la petite fenêtre, les cuvettes d'eau sale sans se préoccuper de l'endroit où elles pouvaient tomber.

Enfin, elle se sentit propre, tordit ses cheveux en épaisses torsades qu'elle roula autour de sa tête, puis se tourna vers les vêtements préparés pour elle. A sa grande surprise, ils étaient d'une étonnante somptuosité pour des habits paysans. La robe, garnie au bas d'une broderie d'or, était de damas vert feuille, du même vert que le petit tablier de satin garni de dentelles. Un grand châle de dentelles et une coiffe de mousseline en forme de petit hennin complétaient la toilette, avec une paire de fins souliers à boucles d'argent. Marianne revêtit le tout avec un plaisir bien féminin, et, dénichant un vieux miroir pendu dans un coin, s'y contempla avec quelque complaisance. La robe semblait faite pour elle. Le corselet de velours sanglait bien sa taille mince et lé vert de la soie était le même que celui de ses yeux. Drapant avec grâce sur ses épaules le grand châle de dentelle d'Irlande, elle pirouetta sur elle-même et se dirigea vers la porte.

Les deux salles qui faisaient suite à la grande chambre offraient le même état d'abandon et de délabrement : murs nus où apparaissaient, de place en place, des vestiges de fresques où des figures chlorotiques erraient sur des fragments de prairies effritées, cheminées aux ciselures croulantes, absence totale de meubles et abondance de toiles d'araignées, si épaisses qu'elles formaient, tombant du plafond, de fumeuses draperies grises. Un instant, Marianne se demanda si Morvan ne l'avait pas installée dans une maison totalement abandonnée mais, par une porte entrouverte, des éclats de voix lui parvenaient. Elle se dirigea de ce côté, poussa la porte.

La pièce qui s'ouvrait au-delà aurait pu être aussi bien une salle à manger de château, grâce à son immense table, une salle de chapitre de monastère par la vertu des voûtes d'arêtes du plafond et du grand Christ de bois noir, étalé sur le mur du fond, ou un simple entrepôt tant les colis, caisses et ballots de toutes sortes s'y entassaient autour d'antiques fauteuils couverts de cuir clouté et de nombreux tabourets. Beaucoup de ces ballots étaient éventrés, laissant échapper des pièces de toile ou de soie, des balles de coton, des paquets de thé ou de café, des peaux tannées et une foule d'autres choses, produits récents ou plus anciens du pillage des épaves apportées par la mer. Mais Marianne ne s'attarda pas à détailler le décor, car, au beau milieu de ce désordre, une violente dispute opposait le chef des naufrageurs à une fort jolie fille portant un costume assez semblable à celui de Marianne, à cela près que sa robe était de satin vermeil et son châle de soie de Chine brodée de fleurs de pommiers.

Seul le ton furieux indiquait la querelle, car les deux adversaires s'affrontaient en breton et il n'était vraiment pas possible à la nouvelle venue d'y comprendre un seul mot. Elle se contenta de constater que la fille était brune comme elle, quoique moins foncée, qu'elle avait un joli teint rose et que ses yeux couleur de noisette pouvaient être d'une incroyable dureté. Elle constata, en outre, à sa grande surprise, que, si Morvan avait ôté son grand chapeau rond, il avait conservé son masque de velours noir. Mais déjà la fille avait fait volte-face en entendant entrer quelqu'un et, découvrant Marianne, tournait contre elle sa colère.

— Ma robe ! cria-t-elle furieusement, en excellent français cette fois. Tu as osé lui donner ma robe... et mes souliers, et mon beau châle d'Irlande !

— J'ai osé, en effet, répliqua la voix froide de Morvan sans même se donner la peine de hausser le ton. Et j'oserai bien davantage, Gwen, si tu continues à crier de la sorte. J'ai horreur que l'on crie...

A demi couché dans l'un des fauteuils, une jambe accrochée à un accoudoir, il jouait avec une cravache à pommeau d'or qui avait l'air toute neuve.

— Je crierai si cela me plaît ! riposta la fille. Cette robe est -à moi et je te défends de la donner.

— Elle était à moi avant d'être à toi puisque je t'ai nippée des pieds à la tête. Tu étais à peu près nue quand je t'ai ramassée près de la prison de Brest où tu attendais que l'on pende ton amant, un voleur comme toi... Tout ce que tu as sur le dos, c'est moi qui l'y ai mis, ma belle. Ceci, et ceci... et encore ceci !

Du bout de sa cravache, Morvan soulevait tour à tour la chaîne d'or qui entourait, le cou de la Bretonne, les dentelles de ses manches avec un dédain sous lequel Gwen frémissait de colère. D'un geste brutal, elle rabattit sa jupe que la cravache commençait à soulever, et cria :

— Tu ne m'as rien donné, Morvan ! Ce que j'ai, je l'ai bien gagné. Ce sont mes parts de prise... et le prix des nuits que je t'ai données. Quant à celle-là...

De nouveau, elle se tournait vers Marianne, peut-être pour lui reprendre ses vêtements, mais la jeune fille l'arrêta dans son élan en déclarant calmement :

— Croyez que je regrette, mademoiselle, de vous avoir emprunté, sans le savoir d'ailleurs, vos habits, mais considérez qu'il eût été regrettable pour moi de me présenter devant Monsieur (et d'un impertinent mouvement du menton elle désignait le naufrageur) uniquement vêtue d'une couverture. J'ajoute que, si vous voulez m'en trouver d'autres, je vous les rendrai volontiers.

Ce petit discours paisible fit sur Gwen l'effet d'une douche. La colère quitta son regard pour faire place à la surprise. Elle examina Marianne avec des yeux nouveaux, garda le silence un instant, puis finit par déclarer de mauvaise grâce :

— C'est bon ! Gardez-les un moment puisque vous n'en avez point d'autres ! (Mais, aussitôt, elle ajouta, pratique :) Tâchez de ne point me les abîmer.

— Je ferai de mon mieux, sourit Marianne que le langage de Gwen avait renseignée.

Cette fille devait être une paysanne sans doute dévoyée par la misère, puisqu'elle avait eu un voleur pour amant et, chose étrange, elle se sentait pour elle une vague sympathie. Depuis quelque temps, elle avait appris, elle aussi, ce qu'étaient la peur, la souffrance et la misère physique. Sur les quais de Plymouth, elle aurait été capable de n'importe quoi pour sauver sa vie et pour échapper à Jason Beaufort. Et puis, Morvan, décidément, lui déplaisait par trop. Cette Gwen avait une manière de lui parler qui, par simple solidarité féminine, mettait Marianne dans son camp. Peut-être, d'ailleurs, le naufrageur en eut-il conscience car, se redressant dans son siège, il désigna la porte à sa compagne.

— Va-t'en, maintenant ! J'ai à parler sérieusement avec cette jeune fille. Je te verrai plus tard.

Gwen obéit sans se presser. Roulant des hanches sous son châle chinois, elle se dirigea vers la porte, mais, en passant près de Marianne, elle eut un clin d'œil lourd de sous-entendus.

— Sérieusement ? Elle est trop bien roulée pour ça ? Je te connais, Morvan. Quand une belle fille passe à ta portée, tu ne sais pas garder tes mains dans tes poches. Seulement, fais attention : si tu lui donnes ma place après lui avoir prêté mes vêtements ;- il vaudra mieux que tu prennes garde à ta santé... et à la sienne ! Amusez-vous bien !

Elle fit une grimace à l'adresse de Marianne qui sentait fondre rapidement la « vague sympathie » que lui avait inspirée la Bretonne, et sortit d'un air de reine offensée. Mais du moins cet intermède avait-il permis à Marianne de retrouver son aplomb et c'est sans la moindre crainte qu'elle considéra le chef des naufrageurs. Après tout, ce n'était qu'un homme et, justement, Marianne avait décidé que les hommes ne lui en imposeraient plus. Le baiser que lui avait donné Jason Beaufort, comme l'indécente proposition qu'il lui avait faite, par la suite, les dernières paroles de Francis Cranmere avant de mourir, comme les regards et les gestes de Jean Le Dru lui avaient fait prendre brusquement conscience de son charme de femme et des pouvoirs qu'il lui conférait. Jusqu'à la fille qui venait de sortir, jusqu'à cette Gwen qui, à sa manière vulgaire, lui avait décerné, un brevet de beauté. Elle avait dit que Marianne était « trop bien roulée ». La jeune fille ne saisissait pas bien le sens de cette phrase bizarre, mais devinait vaguement que c'était un compliment.

Comme Morvan restait étalé dans son fauteuil, tiraillant ses bizarres petites nattes, et ne lui offrait pas de s'asseoir, elle tira un siège, s'installa et déclara en croisant sagement ses mains sur son tablier de soie.

— Puisque nous devons parler sérieusement, parlons sérieusement. Mais de quoi ?

— De vous, de moi, de nos affaires enfin... Je pense que vous devez avoir une communication pour moi ?

— Une communication pour vous ? Et de qui ? Est-ce que vous oubliez que c'est la mer qui m'a jetée ici, ici où je ne venais pas ? N'imaginant pas que je pourrais avoir l'honneur de vous rencontrer, je ne vois pas bien qui aurait pu me donner pour vous la moindre commission.

Pour toute réponse, Morvan sortit de sa poche le médaillon d'émail bleu et le fit danser au bout de ses doigts.

— La personne qui vous a donné ceci ne peut vous avoir envoyée ici dans le seul but de visiter la Bretagne en hiver.

— Qui vous dit qu'elle m'a envoyée et que j'allais en Bretagne ? On débarque où l'on peut par les nuits de tempête ! Ceci est un souvenir que je dois au sacrifice de mes parents. Vous seriez d'ailleurs bien aimable de me le rendre... ainsi que les perles de ma mère. Elles n'ont rien à faire dans vos poches !

— Nous en parlerons plus tard ! coupa Morvan avec un sourire qui rendit son masque encore plus sinistre. Ce que je veux, pour le moment, c'est que vous me répondiez. Pour quelle raison avez-vous entrepris, au pire moment de l'année, cette dangereuse traversée ? Une fille de votre nom et de votre allure ne s'engage dans semblable route que si elle est au moins l'une des amazones du Roi... et si elle a une mission !

Marianne réfléchissait rapidement à mesure que Morvan parlait. Elle comprenait bien que le mystère pressenti en elle était sa meilleure sauvegarde. Raconter à Morvan les événements qui avaient détruit-son univers et ses illusions serait la dernière des sottises. Tant qu'il la croirait du même bord que lui, Morvan la ménagerait. Cette idée de mission était bonne à saisir. Malheureusement, Marianne n'avait jamais approché la famille royale exilée et, parmi les émigrés, elle n'avait guère rencontré que Mgr de Talleyrand-Périgord et, à son grand regret, le duc d'Avaray. Bien sûr, il y avait aussi son parrain, mais il n'avait jamais été prouvé que l'abbé de Chazay voyageât pour le service du Roi légitime. Celui de Dieu devait lui suffire amplement.

Par les trous du masque, les yeux froids de Morvan dévisageaient la jeune fille. Elle ne s'était pas rendu compte que le silence s'était installé entre eux pendant qu'elle réfléchissait. Le naufrageur insista :

— Alors, cette mission ?

— En admettant que j'en aie une... et il se peut, en effet, que ce soit le cas, elle ne vous concerne pas. Je ne vois donc aucune raison de vous en faire part. De plus, ajouta-t-elle avec une note d'insolence dans la voix, si l'on m'avait chargée d'un quelconque message pour vous, je ne pourrais même pas vous le donner : je ne sais pas qui vous êtes.

— Je vous l'ai dit : on m'appelle Morvan ! fit l'autre d'une voix rogue.

— Ce n'est pas un nom cela ! Et je vous ferais remarquer que vous n'avez pas encore eu la courtoisie de me montrer votre visage. Aussi, conclut Marianne, vous n'êtes pour moi qu'un inconnu.

Une bourrasque de vent ouvrit l'une des fenêtres, qui alla battre contre le mur, s'engouffra dans la salle et fit envoler quelques papiers posés sur la table. Morvan se leva avec un soupir excédé et alla refermer la fenêtre. En revenant, il moucha entre ses doigts une chandelle qui fumait et, finalement, vint se planter devant la jeune fille.

— Je vous montrerais mon visage si je le jugeais bon. Quant à mon nom, sachez que, depuis longtemps, je n'en ai plus d'autre que Morvan. C'est sous ce nom-là que l'on me connaît, là-bas, ajouta-t-il en désignant de la tête la direction où murmurait la mer.

— Je n'ai rien à vous dire, répliqua Marianne, le visage fermé, sinon vous prier de me rendre ce qui m'appartient, j'entends par là mes biens et mon serviteur, et de me laisser poursuivre mon chemin... du moins quand vous m'aurez fait donner à manger car, à ne vous rien cacher, je meurs de faim.

— Aussi passerons-nous à table dans quelques instants. Je vous attendais pour souper. Mais... auparavant, nous réglerons nos affaires. Je n'ai pas d'appétit quand quelque chose me tourmente.

— Moi, j'en ai en toutes circonstances. Alors, une bonne fois pour toutes, finissons-en et posez les questions que vous désirez.

— Où allez-vous ?

— A Paris, fit Marianne avec l'agréable impression de dire la pure vérité.

— Qui deviez-vous voir ? Le Hareng Rouge ? Ou bien le chevalier de Bruslart ? Encore que ce dernier ne soit sûrement pas à Paris.

— Je ne sais pas. On devait venir me chercher. J'ignore à qui j'ai affaire.

Morvan prit, à son tour, le temps de la réflexion. Mais ses réflexions, Marianne les devinait. Il devait se dire qu'une fille aussi jeune, aussi inexpérimentée, par conséquent, ne pouvait être chargée que d'un message sans grand danger et dont, surtout, elle ne pouvait deviner la valeur. Parvenu au bout de son raisonnement, il lui sourit, de ce sourire de loup qu'elle détestait d'instinct.

— Soit ! Je veux bien l'admettre et ne pas vous obliger à trahir votre secret... ce qui pourrait avoir, pour vous comme pour moi, des conséquences regrettables. Mais vous représentez pour moi une aubaine. Il serait stupide de ne pas en profiter.

— En profiter ? Mais comment ?

— Voici : j'ai déjà envoyé deux émissaires, l'un à Hartwell House, auprès du Roi, l'autre à Londres, chez le comte d'Antraigues. Aucun d'eux n'est revenu vers moi et, depuis des mois, je n'ai plus ni ordres ni directives. Je commençais à désespérer quand, miraculeusement, la mer vous a déposée sur mon rivage, vous qui êtes une envoyée de Dieu ! Vous ne voudriez tout de même pas, chère amie, que je vous laisse filer sans avoir obtenu de vous un peu d'aide ?

Le ton était doux, presque caressant, mais Marianne retint un frisson. Il y avait du chat dans cet homme et elle l'aimait mieux crachant la fureur que faisant patte de velours. Pourtant, elle ne montra rien de ses sentiments intérieurs.

— Comment puis-je vous aider ?

— C'est très facile. Vous resterez auprès de moi, mon... invitée d'honneur, la reine de ce triste manoir. Pendant ce temps, votre serviteur, cet homme auquel vous tenez tant et qui m'a tout l'air d'être autre chose qu'un simple domestique sera, par mes soins, reconduit en Angleterre. Bien accompagné, il se rendra auprès du Roi... ou de Madame Royale. Son Altesse doit vous aimer fort pour vous avoir remis ce précieux médaillon ! Elle ne sera pas insensible au fait que vous êtes retenue chez moi, empêchée de poursuivre votre mission jusqu'à ce que j'aie enfin obtenu satisfaction des princes, ou tout au moins réponse aux questions que j'ai posées.

Parce que Morvan épiait sa réaction, Marianne fit appel à tout son sang-froid pour ne pas broncher. Pourtant les projets du naufrageur n'avaient rien de réjouissant pour elle. Jean Le Dru n'accepterait jamais de jouer plus longtemps le rôle qu'elle lui avait imposé s'il s'agissait de retourner en Angleterre où l'attendaient les pontons de Plymouth ou de Portsmouth. Il dirait la vérité et serait alors en grand danger d'être égorgé sur place par les hommes de Morvan. Quant à elle-même, si jamais Morvan venait à se douter de ce qu'elle était au juste, c'est-à-dire une meurtrière fuyant la corde, s'il découvrait qu'elle n'était aucunement un agent des princes, sa vie ne vaudrait pas beaucoup plus cher. Morvan était homme à la livrer, proprement ficelée, à la police anglaise s'il espérait pouvoir en tirer le moindre profit. Ce qu'il fallait, c'était fausser compagnie au dangereux personnage et, pour cela, le plus tôt serait le mieux. Mais en attendant, il importait de gagner du temps. Et, comme Morvan demandait :

— Alors ? Que pensez-vous de ma proposition ?

Elle répondit avec beaucoup de calme, trouvant même la force d'un sourire :

— Je pense qu'elle est intéressante et que nous pourrons l'examiner plus en détail un peu plus tard... par exemple, lorsque nous aurons soupé !

Surpris peut-être de cette facile acceptation, Morvan éclata de rire et, se courbant, offrit son bras à la jeune fille :

— Vous avez vraiment très faim ! Et vous avez mille fois raison. Prenez mon bras, ma chère, et allons réparer nos forces.


L'endroit où l'on prenait les repas, chez Morvan, n'avait rien de la salle de festin. C'était une grande cuisine au sol de terre battue. Une cheminée de granit, aux proportions monumentales, en occupait tout un côté et montrait à l'intérieur, contre les parois noires de suie, un petit banc de pierre sur lequel un vieux aux longs cheveux gris, sous un chapeau rond délavé, méditait, le menton appuyé à un bâton noueux. A l'autre bout, sous l'étroite fenêtre, une longue table-huche était disposée perpendiculairement au mur et flanquée de deux bancs à dossiers. Des bols et des écuelles de faïence rouge étaient disposas dessus auprès d'une grande cloche de vannerie qu'une longue cordelette reliait à une poulie accrochée au plafond.

Les flammes du foyer et une torche de résine, plantée dans un landier de fer, comme au Moyen Age, éclairaient seules la longue pièce basse où régnait une forte odeur de bois brûlé.

Hormis le vieux paysan endormi dans la cheminée, il n'y avait que quatre personnes dans la cuisine lorsque Morvan y entra donnant la main à Marianne : la vieille que la jeune fille avait vue à son réveil et qui, pour le moment, veillait sur une grosse marmite, la belle Gwen et les deux hommes dont Marianne avait fait connaissance sur la plage, de façon si désagréable. Personne ne parlait. Gwen se contenta de jeter, vers la nouvelle venue, un coup d'œil dédaigneux avant de prendre place à table avec les autres.

Assise auprès d'elle, en face des trois hommes, Marianne ne put s'empêcher de demander où était Jean Le Dru et pourquoi il n'était pas là.

— Parce que, dans ma maison pas plus que dans les autres maisons nobles, les domestiques ne mangent avec les maîtres. Ces... messieurs, ajouta-t-il d'un ton railleur en désignant Vinoc et son compère, sont mes lieutenants. Ils ne sont pas nobles, mais cela fait une différence. Votre serviteur a la chance d'être servi à domicile... dans la grange où il est enfermé.

Force fut à Marianne de se contenter de ces explications. D'ailleurs, sans transition, Morvan avait entamé le bénédicité. Les trois naufrageurs et leur compagne piquèrent pieusement du nez dans leur écuelle, avec autant de piété que s'ils eussent été les plus honnêtes gens du monde. Décidée à ne plus s'étonner de rien, la jeune fille fit comme eux, après quoi, en silence, comme il convient pour aborder une chose aussi noble que la nourriture, on entama le repas.

Il était, lui aussi, d'un genre tout à fait nouveau pour l'exilée. Après une épaisse bouillie d'avoine grillée et quelques tranches d'un lard trop gras pour que Marianne eût envie d'y goûter, on servit des pommes de terre cuites sous la cendre. Voyant que les autres les écrasaient sur le bord de l'écuelle puis trempaient chaque cuillerée dans du lait froid dont il y avait abondance, elle fit comme eux et constata que c'était délicieux. Elle aima aussi les crêpes de blé noir, bien sucrées, qu'on lui servit ensuite et but plusieurs bols de lait. Morvan, seul, buvait du vin.

D'où elle était placée, Marianne pouvait voir l'intérieur d'une petite pièce, sorte de resserre, ouvrant sur le côté de la cheminée. Il y avait là, près de la fenêtre obscurcie par la nuit, une très grande table recouverte d'un drap blanc sur laquelle un petit homme chafouin était assis, les jambes croisées. Un monceau de tissus de toutes couleurs était poussé sur un côté de la table et, pour le moment, le bizarre personnage, teint jaune, cheveux noirs et plats, souples mains blanches, était occupé à enfourner une incroyable quantité de crêpes arrosées de crème épaisse que la vieille lui servait avec un empressement et une amabilité tout à fait inattendus. Marianne pouvait voir que tous deux bavardaient avec animation, mais n'entendait rien. Cependant, trop jeune pour savoir contenir sa curiosité, elle demanda :

— Qui est cet homme, celui qui mange auprès de ces étoffes ?

— Le tailleur, sauf votre respect ! répondit Morvan sans même se retourner. C'est la coutume chez nous de faire venir ces sortes de gens pour couper et coudre les vêtements. Ils sont très habiles et font de vraies merveilles. Si vous souhaitez qu'il vous fasse quelque robe, je serai heureux de vous conduire auprès de lui.

— Pourquoi mange-t-il seul dans cette petite pièce ?

— Parce que c'est le tailleur, sauf votre respect !

Cette fois, Marianne ouvrit des yeux immenses. Est-ce que le naufrageur, par hasard, se moquerait d'elle ?

— Pourquoi dites-vous tout le temps « sauf votre respect » ? fit-elle avec un brin d'insolence. Cela sent son paysan d'une lieue !

— Mais parce qu'un tailleur, sauf votre respect, n'est pas un homme et qu'il faut toujours s'excuser lorsque l'on prononce son nom. Cela n'enlève d'ailleurs rien à son habileté. Celui-là, qui se nomme Perinnaïc, est, à sa manière, un artiste.

Non, Morvan ne se moquait pas de Marianne. Il avait donné l'explication paisiblement, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde. D'ailleurs, la jeune fille interceptait déjà le regard haineux que lui lançait l'occupant de la petite pièce. Perinnaïc avait dû entendre ce que l'on disait de lui. Morvan n'avait même pas pris la peine de baisser la voix. Mais ce fut celle de Gwen qui s'éleva, acerbe :

— C'est un véritable artiste ! affirma-t-elle sèchement. On le demande dans toute la Bretagne et vous devriez être fier qu'il accepte de travailler dans votre castel boueux, quand les grands châteaux se l'arrachent.

Morvan eut un rire bref.

— J'oubliais ! Si les hommes méprisent cordialement le tailleur, sauf votre respect, les femmes, elles, en raffolent. Je pense que vous ferez comme elles !

Marianne ne répondit pas, mais son regard pensif s'attarda sur le petit homme qui, son repas terminé, avait repris auprès de lui un vêtement de velours noir qu'il brodait avec application de minces fils d'or. Ce qui l'intéressait, ce n'était pas tant l'habileté de l'homme que la haine surprise dans ses yeux, un fugitif instant. Ce genre de sentiment, s'adressant à Morvan, ne pouvait la laisser indifférente. Elle se promit de demander une robe, rien que pour approcher Perinnaïc. Avec les perles de sa mère dans sa poche, Morvan pouvait bien lui offrir cela !

Le souper s'achevait sur de nouvelles grâces. Marianne se leva et, sans juger bon d'en demander la permission, se dirigea vers le réduit du tailleur. L'homme ne leva pas les yeux à son approche, mais la jeune fille fut tout de suite fascinée. Avec une extraordinaire habileté, les doigts maigres de Perinnaïc traçaient, sur le velours noir, des entrelacs délicats, des spirales, d'étranges dessins qui semblaient naître seulement au gré d'une capricieuse imagination. Et Marianne était trop femme déjà pour ne pas admirer sans réserve, trop spontanée encore pour taire cette admiration.

— Vous êtes un très grand artiste ! murmura-t-elle sincère sans même songer que l'homme ne devait pas la comprendre.

Pourtant, il leva les yeux, sensible peut-être à la franchise du ton. Un sourire, un peu confus, à peine esquissé, éclaira son visage ingrat. Mais ce ne fut qu'un instant. Perinnaïc laissa aussitôt retomber ses paupières sans cils. D'ailleurs, la voix dédaigneuse de Morvan sonnait derrière Marianne.

— Décidément, aucune femme ne sait résister à l'attrait des chiffons. Demain, vous choisirez une étoffe et l'on vous prendra vos mesures. Oh ! rassurez-vous, il se contentera de mesurer votre bras. Cela lui suffit.

Marianne ne se donna même pas la peine de remercier. Sans transition, elle exprima le désir de voir Jean Le Dru. Elle voulait s'assurer, dit-elle, qu'il était convenablement traité. Malheureusement, ce genre de préoccupation n'avait pas de prise sur Morvan. Sans s'émouvoir, il lui déclara qu'elle n'avait à prendre aucun souci de son serviteur. Il était bien traité, ainsi qu'elle pouvait s'en assurer en voyant l'importance du repas que la vieille Soizic disposait sur un immense plateau. Mais il n'entrait pas dans les vues du naufrageur que son invitée allât s'entretenir avec un « serviteur » aussi suspect.

— Nous le verrons ensemble, demain, au jour, conclut-il, lorsque nous le mettrons au courant de ce que nous attendons de lui. Que pourriez-vous avoir de plus urgent à lui dire ? Il fait nuit, la journée est close, l'heure du repos est venue.

— Je n'ai pas sommeil ! lança sèchement Marianne qui, en effet, avait dormi toute la journée et que l'impatience rongeait au moins autant que l'inquiétude.

Il fallait qu'elle pût voir Jean sans témoins, qu'elle pût lui expliquer ce qu'elle attendait de lui et ce qu'il pouvait faire pour assurer leur salut commun. Resserrant autour de ses épaules le précieux châle d'Irlande, elle ajouta avec une nuance de défi :

— Que suis-je censée faire, maintenant ? Regagner, j'imagine, l'espèce de placard qui me sert de lit ?

Morvan se mit à rire.

— Je vois que vous n'appréciez pas nos lits clos, cependant si confortables lorsque le froid pince. Mais puisque vous n'avez pas sommeil, que souhaitez-vous faire ? Une promenade ? La nuit est bien noire et bien froide.

— Merci ! Je n'ai aucune envie de revoir les cadavres de ces malheureux que vous avez misérablement égorgés sur la plage.

— Vous me prenez pour un enfant, ma chère. Que faites-vous des garde-côtes et des douaniers ? Je sais bien qu'on ne les voit pas souvent dans nos parages, dont ils craignent un peu la sauvagerie et les rudes coutumes, mais on ne sait jamais. Les noyés ont été rejetés à la mer, les autres enterrés soigneusement. Nous n'en avons pas tué tellement, vous savez ! ajouta-t-il avec une ironie qui donna à Marianne envie de le gifler.

Pour ne pas éveiller sa méfiance, elle accepta la partie d'échecs qu'il proposa. Dans cette cuisine rustique, le naufrageur fit apporter une précieuse petite table de marqueterie sur laquelle étincelait un échiquier d'argent et de cristal ancien, puis deux fragiles fauteuils tendus de soie claire que l'on disposa devant le feu.

— C'est l'endroit le plus chaud de la maison, expliqua-t-il en s'installant dans l'un des sièges et en offrant l'autre à Marianne. Il y a bien ma chambre, mais la cheminée tire mal et l'on y gèle. Et puis, ajouta-t-il avec un lent sourire qui fit briller sous le masque ses dents de loup, nous ne nous connaissons pas encore assez pour que je vous propose d'y jouer avec moi à un jeu infiniment plus ardent. Jusqu'à preuve du contraire, vous êtes l'hôte envoyée de Dieu, et des Princes !

— Je crois savoir, riposta Marianne sans sourciller, que, pour jouer à ce jeu-là, il faut être deux... et vous auriez quelque peine à m'y décider aussi facilement qu'à celui-ci ! En revanche, il me serait agréable que vous ôtiez enfin ce masque. Votre visage de velours m'est pénible.

— Celui qu'il dissimule vous le serait cent fois plus ! fit-il sèchement. Si vous tenez à le savoir, je suis défiguré, belle enfant ! Un coup de sabre malheureux à Quiberon où j'ai tout de même pu sauver mes os du carnage et m'estimer heureux de m'en tirer à si bon compte. Aussi, laissons là mon masque, ma chère, et jouons.

Marianne était, de longue date, habituée au jeu savant des échecs. L'abbé de Chazay, dont c'était la passion, avait, au cours d'innombrables parties, développé avec patience son sens de la stratégie. Elle jouait bien, avec une audace et une rapidité capables de désarçonner un joueur solide. Mais, ce soir-là, elle n'était pas à la partie. Ses yeux voyaient à peine les pièces brillantes sur lesquelles les flammes allumaient des chatoyances dorées, parce que ses oreilles épiaient passionnément autour d'elle les bruits de cette maison étrangère. Gwen avait disparu comme par enchantement. La vieille Soizic s'était éloignée avec son plateau. Le bruit de ses sabots s'était fait entendre presque aussitôt sous la fenêtre de la cuisine. Il devait y avoir, tout près, une porte par laquelle on sortait et qui menait à la grange où Jean était enfermé. Les deux « lieutenants » s'étaient retirés, en traînant les pieds, après un gauche « bonsoir, la compagnie ». Peu après, ce fut le petit tailleur qui, sa chandelle à la main, traversa à son tour la cuisine pour gagner le trou où le châtelain lui permettait de dormir.

Une fois debout, Marianne constata avec pitié que c'était une sorte de gnome aux jambes tordues, beaucoup trop courtes pour un torse normalement développé, à la bosse près. Il passa aussi loin que possible des joueurs en murmurant un humble salut, mais, à nouveau, la jeune fille intercepta le coup d'œil haineux qu'il lançait à Morvan.

Enfin, le vieux de la cheminée s'éloigna d'un pas de somnambule. Ensuite, il n'y eut plus d'autre bruit que l'éclatement des braises et la respiration un peu lourde de Morvan. Peu à peu, l'atmosphère, avec tout ce silence, devenait pesante. Le masque et la façon dont le fauteuil était placé tenaient dans l'ombre le visage du naufrageur et Marianne avait l'impression désagréable de jouer contre un fantôme. Seule, la main qui avançait les pièces sur les cases de bois de violette et de citronnier semblait vivante. Une admirable main, en vérité, d'une blancheur presque féminine, avec de longs doigts minces et nerveux, d'une forme parfaite. Marianne avait déjà vu, tout récemment, des mains presque semblables, à la couleur de la peau près. Jason Beaufort avait des mains comme celles-là, et ce souvenir ne fut pas agréable à la jeune fille. Pourtant, sur celles de Morvan, ses yeux perçants pouvaient distinguer, à la base de l'annulaire, la fleur à peine rosée d'une cicatrice en forme d'étoile. C'était étrange comme une main pouvait évoquer une foule de choses et, pour Marianne, c'était, depuis toujours, un sujet de fascination. De tout temps, elle avait aimé à observer les mains des gens ! Or, ces mains-là évoquaient tout autre chose que les embuscades, les nuits passées sous un rocher battu par la tempête, à guetter de malheureux navires attirés par l'infernal miroir aux alouettes... Elles évoquaient...

Brusquement, la main se retira tandis que la voix froide et courtoise de Morvan dispersait les pensées de son adversaire.

— Vous n'êtes pas au jeu, ma chère ! Voilà que vous prétendez jouer avec mon fou... Peut-être vous sentez-vous plus lasse que vous ne pensiez ? Préférez-vous que nous arrêtions pour ce soir ?

Marianne saisit la balle au bond. Elle avait, en effet, mieux à faire pour cette nuit et, avec un sourire confus, elle accepta, disant qu'en effet elle avait de nouveau sommeil. Morvan se leva, s'inclina et lui offrit son bras.

Le feu n'était plus que braises rouges et, dans la longue pièce nue, le froid s'insinuait, mais, dans les chandeliers d'argent, les bougies avaient été remplacées et, dans le placard de bois sculpté, le lit avait été refait. Sur la couverture, une longue chemise de toile fine avait été disposée soigneusement. Marianne, cependant, ne songeait nullement à se coucher. Elle commença par jeter quelques bûches sur les braises et les flammes s'élevèrent de nouveau, hautes et claires, chassant les ombres lugubres. Après quoi, elle alla droit à la fenêtre, écarta le rideau déchiré que l'on avait tiré devant, et constata avec colère qu'elle était solidement barricadée à l'aide d'un cadenas. Morvan, apparemment, ne laissait rien au hasard. Une vague de découragement envahit la jeune fille. Elle ne parviendrait jamais à joindre Jean et, demain, tous deux iraient à la catastrophe. Comment sortir d'ici ? Morvan, plus que probablement, avait fermé la porte à clef. D'ailleurs, l'infaillible enregistreur qu'est la mémoire lui rappelait déjà le claquement sec de la clef dans la serrure.

Sans conviction, elle alla malgré tout jusqu'à la porte, souleva le loquet... et le lâcha aussitôt. De l'autre côté du vantail, quelqu'un tournait, tout doucement, la clef dans la serrure. Marianne recula machinalement : la porte s'ouvrit, si doucement qu'aucun bruit ne se fit entendre. La figure blême du tailleur apparut surgie de l'ombre.

D'un doigt vivement posé sur sa bouche, il retint l'exclamation de stupeur de Marianne.

L'étrange bonhomme s'exprimait en un français impeccable. Pour toute réponse, la jeune fille lui fit signe d'avancer. Il claudiqua vers la muraille de bois où se cachaient les lits clos, ouvrit les panneaux des deux alcôves demeurées inoccupées, puis, rassuré sans doute par leur vide, revint vers Marianne qui le regardait faire avec étonnement.

— A droite de la porte de la grange, chuchota-t-il, en tendant le bras, on trouve un trou dans le mur. C'est là que l'on met la clef.

— Merci, fit Marianne, mais comment puis-je sortir de cette maison ? Même ma fenêtre est barricadée.

— La vôtre, oui, mais pas les autres et, en tout cas, pas celle de la pièce où je travaille. Elle est étroite et basse, mais vous êtes mince... et la grange est juste en face.

Il y eut un petit silence. Marianne considérait avec étonnement le bossu. Ses petits yeux brillaient comme des étoiles et il avait, tout à coup, l'air extrêmement heureux.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-elle. Vous savez bien que je vais m'enfuir... et que vous risquez quelque chose.

— Rien du tout. Le « maître des naufrages » pensera que la jalousie vous a ouvert la porte. Qui donc se soucie d'un tailleur... sauf votre respect ? Quant à la raison qui m'anime... prenez que j'aime jouer des tours aux gens trop sûrs d'eux... ou encore que je hais le seigneur Morvan ! Faites vite.

— Merci encore, mais je vous devrai la liberté et...

— Pas encore ! Je ne suis pas sûr que vous puissiez fuir... ou alors seule !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien. Vous verrez bien. Mais, de toute façon, je viendrai, avant le lever du jour, refermer cette porte, que vous soyez rentrée ou non. Ainsi, tout sera en ordre. Un conseil encore : ôtez ce châle clair. Malgré la nuit, on pourrait vous voir.

Vivement, Marianne laissa glisser l'épaisse dentelle de ses épaules, alla à l'un des lits, y prit une couverture brune et s'en enveloppa étroitement. Elle tremblait à la fois de froid et d'excitation. Puis, revenant vers Perinnaïc :

— Comment puis-je vous remercier de ce que vous faites pour moi ?

— C'est simple ! (Et, brusquement, le sourire avec lequel il contemplait la jeune fille se changea en une grimace hostile :) Faites tomber la tête de Morvan le naufrageur et je serai payé au centuple !

Il y avait tant de férocité dans la figure convulsée du bossu que Marianne réprima un frisson de dégoût.

— Je ne vois pas bien comment je pourrais faire. Je ne connais même pas son visage.

— Moi non plus. Mais il s'absente souvent et je sais qu'il se rend à Paris. Cela m'étonnerait qu'il y garde son fameux masque ! Cherchez à savoir qui il est... et si vous parvenez à l'envoyer sur l'échaufaud qui, si longtemps, l'a oublié, sachez que vous aurez vengé une foule de malheureux ! Allez vite, maintenant, vous me faites trop parler et la parole est dangereuse.

Rapide et souple, Marianne se glissa au-dehors.

Pour qu'elle pût retrouver son chemin, Perinnaïc lui avait remis une chandelle dans un grossier bougeoir, mais elle se souvenait parfaitement du chemin de la cuisine et retrouva sans peine la grande pièce, encore chaude. Le feu y brûlait encore et, jugeant qu'elle y voyait assez clair, Marianne éteignit sa bougie et la plaça sur le manteau de la cheminée. Puis elle gagna la petite pièce, grimpa sur la table et se mit en devoir d'ouvrir la fenêtre en priant le ciel qu'elle ne grinçât pas trop. A son grand soulagement, elle s'ouvrit sans difficultés. Marianne se pencha au-dehors.

La nuit était sombre et le vent soufflait fort, mais les yeux de la jeune fille s'accoutumèrent vite. Elle distingua, en face d'elle, une construction trapue, la grange sans aucun doute ! Vivement, elle jeta au-dehors la couverture qui l'aurait gênée et glissa son corps mince dans l'ouverture. Il y avait tout juste la place, encore se froissa-t-elle douloureusement les hanches en passant, mais elle était poussée par une volonté plus forte que la douleur. Aussitôt, elle se retrouva debout au-dehors. Le froid avait durci la terre et séché l'herbe, ce qui lui évita de se mouiller les pieds, mais il ne faisait vraiment pas chaud et Marianne se hâta de récupérer sa couverture. Puis elle prit sa course vers la grange. Ses pieds, légèrement chaussés, ne faisaient pas le moindre bruit. Il n'y avait personne en vue. La jeune fille, d'ailleurs, ne craignait guère de rencontrer quelqu'un. Elle savait déjà, pour avoir entendu grommeler la vieille Soizic, mécontente d'être obligée de porter le souper au prisonnier, que les Bretons n'aimaient guère sortir à la nuit close de peur de rencontrer les âmes errantes des trépassés.

Elle atteignit la grange, tâtonna pour trouver la clef, mais dut se hausser sur la pointe des pieds pour atteindre l'étroite faille entre deux pierres. Enfin ses doigts se refermèrent sur le métal froid. En revanche, elle eut quelque peine à trouver la serrure. Sa main tremblait d'énervement, son cœur battait à rompre sa poitrine, mais, quand la clef eut enfin gagné son logement, elle tourna sans peine et sans bruit parce qu'une main soigneuse avait dû mettre récemment l'huile nécessaire. Poussée par le vent qui s'engouffra en même temps qu'elle dans la grange, Marianne se retrouva sans trop savoir comment à l'intérieur. Elle se hâta de refermer le battant en pesant dessus de toutes ses forces. Puis, vaincue par l'émotion, ferma les yeux. L'impression d'irréel et d'absurdité revenait... c'était comme si elle jouait un rôle !

— Tiens ! fit une voix tranquille venue des profondeurs de la grange, c'est vous ? Il était temps, j'allais souffler ma chandelle.

Confortablement niché dans un tas de paille, Jean Le Dru, les bras croisés sur sa poitrine, regardait Marianne. Elle vit que la chandelle, presque consumée, brûlait encore, posée à même sur le plateau auprès des restes du repas. Mais elle comprit pourquoi Perinnaïc lui avait dit que, si elle voulait fuir, il lui faudrait fuir seule. Jean ne paraissait avoir souffert d'aucun mauvais traitement. Au contraire, on avait dû lui permettre de se laver, car ses cheveux blonds brillaient comme de l'or et son menton était débarrassé de sa barbe. On lui avait aussi donné des vêtements secs, mais un large bracelet de fer encerclait sa cheville et la reliait, par une chaîne épaisse, à un énorme anneau scellé dans la maçonnerie du mur. Le bracelet devait s'ouvrir avec une clef, mais, cette clef-là, Marianne ne la possédait pas.

La déception se peignit si clairement sur son visage que Le Dru se mit à rire.

— Eh oui ! vos amis m'ont amarré aussi solidement qu'une bonne frégate. Mais, s'ils vous ont donné la clef que je vois dans votre main, ils ont peut-être également poussé la bonté jusqu'à vous confier celle qui ouvre ce joyau ?

Elle fit signe que non, murmura sombrement :

— Ils ne sont pas mes amis. J'ai su où ils cachaient cette clef. J'espérais fuir avec vous, cette nuit même.

— Fuir ? Pourquoi donc voulez-vous fuir ? N'êtes-vous pas bien ici ? Je vous ai vue partir au bras de ce démon masqué, traitée en invitée de marque et, ma parole, on vous a nippée comme une princesse. Une princesse bretonne mais, selon moi, ce sont les plus belles ! Et il faut bien avouer que cela vous va : vous êtes charmante ainsi.

— Oh ! cessez de vous moquer ! Nous ne sommes pas dans un salon. Je vous dis qu'il faut que nous trouvions le moyen de fuir, sinon nous sommes perdus, tous les deux !

— Moi, de toute façon, je le suis. Quant à vous, encore que je ne voie pas bien en quoi vous pourriez être menacée, ma chère... marquise ? C'est bien cela ?... je ne vous empêche nullement d'aller courir la campagne par cette belle nuit. Quant à moi, si vous le permettez, je vais dormir, car, après tout, on n'est pas si mal dans cette paille ! Il me reste à vous souhaiter bon voyage, mais n'oubliez pas der refermer la porte en partant. Il fait un vent du diable, cette nuit !

— Mais vous ne comprenez pas ! gémit Marianne au bord des larmes en se jetant à genoux auprès de lui. Je ne suis pas ce que ces gens s'imaginent.

— Vous n'êtes pas une aristocrate ? A qui ferez-vous croire ça ? Il suffit de vous regarder.

— Je suis une aristocrate, c'est vrai ! mais je ne suis nullement un agent du Roi. Je ne connais même rien à tout cela. On ne me parle, depuis mon arrivée, que de conspiration, d'agents des princes ou d'espions de l'Empereur... mais je n'y comprends rien... rien, je vous le jure !

Eperdue, envahie par un besoin profond de le convaincre, elle avait joint les mains, dans un geste enfantin de supplication. Il fallait qu'il la crût, qu'il redevînt son ami comme la dernière nuit, dans la tempête. Elle avait tellement besoin de sa force d'homme ! Et puis, maintenant, avec ce visage dépouillé, il lui semblait incroyablement jeune, beaucoup plus proche d'elle qu'auparavant. Il y avait en lui quelque chose de clair, de propre, qui attirait et rassurait. A bout d'arguments, elle dit, d'une petite voix timide qui, sans qu'elle s'en doutât, alla toucher quelque chose au fond du cœur fermé du garçon :

— Vous comprenez... je n'ai que dix-sept ans !

Les yeux clairs, si froids l'instant précédent, s'adoucirent. Tendant le bras, Jean enferma d'une seule main les deux mains jointes de la jeune fille et, l'attirant vers lui, l'obligea à s'asseoir dans la paille.

— Alors, dit-il doucement, explique-moi pourquoi tu as voulu fuir l'Angleterre ? Car, si tu ne « passais » pas en France, tu fuyais, n'est-ce pas ?

Elle ne répondit pas tout de suite, hésitant à lui révéler la vérité. Son expérience avec le duc d'Avaray lui avait démontré combien son histoire était fantastique et difficile à croire. D'un autre côté, elle avait trop besoin de Jean pour avoir envie de le tromper. Si elle inventait une histoire, quelque chose lui dirait qu'elle n'était pas sincère. Et puis, elle en avait assez de mentir. Se décidant brusquement, elle jeta :

— J'ai tué mon mari en duel le soir de mes noces !

— Quoi ?

Marianne comprit qu'elle avait réussi à briser la carapace d'indifférence moqueuse dans laquelle Jean s'enfermait. Avec un naïf orgueil, elle vit son regard s'effarer, prendre une couleur nouvelle. Elle devinait obscurément qu'il lui accordait d'autres dimensions qu'auparavant. Il ouvrit à peine la bouche pour demander doucement :

— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?

— Je sais, c'est difficile à croire, fit-elle avec – tristesse, mais c'est pourtant la vérité.

Et, poussée aussi bien par la confiance instinctive qu'elle lui accordait que par un besoin profond d'être enfin comprise, elle raconta tout ce qui s'était passé durant cette nuit de noces insensée. Elle le fit sans rien cacher, avec une ingénuité qui trouva son écho dans l'âme intransigeante du

Breton. Elle comprit qu'il ne la repousserait pas et même qu'il lui accordait sa sympathie quand, son récit terminé, il hocha la tête, et, d'un doigt timide, caressa sa joue.

— C'est dommage que tu sois fille ! Tu aurais fait un rude garçon, petite ! Capable d'en remontrer à plus d'un ! Maintenant, dis-moi pourquoi tu es en danger, pourquoi il te faut fuir d'ici ? Que t'a fait l'homme au masque ?

— Il ne m'a encore rien fait, rectifia-t-elle, touchée qu'il ne s'occupât que d'elle, mais il faut que nous trouvions un moyen de filer d'ici, tous deux, parce que nous ne pouvons rien isolément. En attendant, je suis venue vous demander de continuer à mentir avec moi. Le chef des naufrageurs croit que...

Et elle entama, cette fois, le récit de ses démêlés avec Morvan. Comme auparavant, Jean l'écouta, mais, cette fois, quand elle cessa de parler, la petite flamme chaude s'était éteinte dans le regard du Breton. Entourant de ses bras ses genoux repliés, le menton posé dessus, il remarqua :

— Si je me laisse embarquer pour l'Angleterre, je retourne au ponton ! Et, cette fois, Dieu sait quand j'en sortirai ! Et si même j'en sortirai !

— Mais il n'est pas question que vous y retourniez ! Il faut simplement gagner du temps. Si vous acceptez, moi j'arriverai bien à gagner quelques jours, quelques heures peut-être seulement, mais qui suffiront à assurer notre fuite. Tenez, jusqu'à la nuit prochaine ! D'ici là, je saurai où est la clef de cette chaîne et nous fuirons, nous fuirons tous les deux puisque j'ai un ami dans la place ! Mais si vous lui dites la vérité quand il vous la demandera, rien ne nous sauvera !

Lentement, Jean tourna la tête. Son visage figé fit couler un filet glacé le long du dos de Marianne. Est-ce qu'il se méfiait encore d'elle ? Il la regardait comme s'il cherchait à voir l'envers même de son âme. Elle voulut parler, convaincre encore, mais il la fit taire.

— Jusqu'à quel point puis-je avoir confiance en toi ? Tu représentes tout ce que je hais et tout ce que je combats. Si tu me tendais un piège, je serais perdu puisque je n'aurais plus Black Fish ! Et on a besoin de moi ! Non... fuis, cette nuit même puisque tu le peux, et laisse-moi. Je me débrouillerai toujours !

— Il n'en est pas question ! Je ne fuirai pas sans vous ! Et moins encore maintenant que vous vous méfiez ! C'est alors que vous seriez perdu ! Morvan vous égorgerait sans explication dès le lever du jour.

— Et tu tiens vraiment beaucoup à me sauver ? Pourquoi ?

Pourquoi ? A vrai dire, Marianne n'aurait pas pu l'expliquer clairement, mais, dans son esprit, c'était tout naturel. Leur fuite commune de Plymouth, les dangers courus ensemble les avaient liés l'un à l'autre. L'attitude de Jean, la protection qu'il avait donnée à sa compagne, la tendre camaraderie qu'il lui avait montrée, tout cela avait trouvé le chemin de son cœur. Elle se fût méprisée de fuir seule, l'abandonnant, sans espoir de secours, aux mains de Morvan. Mais comment lui expliquer tout cela s'il ne le comprenait pas de lui-même ?

Jean attendait, visiblement, sa réponse. Il s'était rapproché de Marianne. Elle sentait son souffle sur son cou. Très doucement, pour lire sa pensée dans son regard, il prenait son visage dans sa main, le tournait vers lui. Elle vit, de tout près, les yeux bleus qui l'interrogeaient. Les lèvres du garçon tremblèrent quand il insista :

— Réponds-moi, petite fille ! Pourquoi veux-tu me sauver ? Par pitié ?

— Oh, non ! Pas par pitié ! Mais peut-être... par amitié.

— Ah ! Seulement par amitié.

Il semblait déçu. Sa main glissa à regret le long du cou de Marianne, passa sur la rondeur de l'épaule, s'arrêta au bras comme s'il ne pouvait se décider à l'abandonner tout à fait. Marianne eut peur de lui avoir fait de la peine. Elle demanda :

— Est-ce que vous n'êtes pas content que je sois votre amie ? Nous avons tellement couru de dangers ensemble... et puis vous m'avez sauvée quand ces hommes voulaient me tuer sur la plage.

— C'était tout naturel ! Je n'allais pas te laisser égorger comme un mouton sans défense sous mes yeux. N'importe quel homme de cœur en aurait fait autant.

— Je crois que la difficulté est, justement, de rencontrer des hommes de cœur. Quoi qu'il en soit, c'est décidé : Je reste avec vous.

Jean ne répondit pas. Le silence s'installa entre les deux jeunes gens, si profond que Marianne croyait entendre les battements de son cœur. Il faisait chaud dans cette grange et la main abandonnée sur son bras était chaude, elle aussi. Elle en sentait la chaleur à travers le tissu de sa manche et, sans trop savoir pourquoi, en tirait une sorte de réconfort.

La flamme de la bougie vacillait. Elle n'en avait plus pour longtemps à brûler, mais Marianne n'avait pas envie de s'en aller. Elle sentait que tout était dit, que, sans le lui dire, Jean avait accepté, mais elle trouvait doux de s'attarder auprès de lui. Au-dehors, le vent hurlait autour de la grange, mais, dans ce creux de paille, on était bien. C'était un havre de calme au milieu d'un univers tourmenté, mais Marianne s'efforçait de ne pas regarder la chaîne qui rivait Jean à la muraille. Elle avait lu une histoire dans laquelle une fille amoureuse vient, la veille de son exécution, rejoindre dans sa prison son fiancé condamné à la potence. Cette nuit, c'était un peu comme dans l'histoire dont elle avait oublié le nom. Bien sûr, aucun échafaud ne se bâtissait au-dehors, mais un ordre de Morvan pouvait, à tout instant, transformer l'un de ses hommes en bourreau.

La main de Jean remonta lentement jusqu'à son épaule. Tournant la tête vers lui, elle vit qu'il la regardait et que ses yeux étaient étonnamment brillants. Il murmura, d'une voix enrouée :

— Je suis heureux que tu sois mon amie... mais j'espérais autre chose... J'espérais te plaire un peu. Quand je t'ai embrassée dans le bateau, tu ne t'es pas défendue.

Elle ouvrit de grands yeux pleins de surprise.

— Mais... vous me plaisez ! surtout maintenant que je peux voir votre visage tout entier. Et j'ai aimé quand vous m'avez embrassée. Cela... oui, cela m'a rendu courage.

— Alors... si je recommençais ?

Elle sentit que, d'un bras, il entourait sa taille pour l'attirer à lui, mais, au lieu de répondre, elle se contenta de sourire en fermant les yeux, attendant le baiser. C'était vrai, il lui plaisait. Il y avait sur lui toutes les odeurs de la mer dont ils étaient sortis ensemble. Ses yeux étaient d'un bleu céleste et tellement doux ! Ils la regardaient tendrement avec, au fond de leur azur, une imploration anxieuse. Peut-être qu'il l'aimait ? C'était le premier garçon qui osât l'approcher de son propre consentement, car elle comptait pour rien le baiser que lui avait volé Jason Beaufort. Mais cet homme enchaîné, dont les lèvres maintenant tremblaient contre son visage, l'émouvait et la troublait tout à la fois. Elle avait envie qu'il fût heureux, que grâce à elle, pour qui demain il jouerait encore une fois sa vie, il connût un peu de joie. Elle se laissa embrasser, coucher dans la paille, glissant même ses bras autour du cou du garçon pour prolonger l'agréable caresse.

Un instant, il quitta ses lèvres et se mit à couvrir son visage et son cou de petits baisers rapides, légers comme des ailes de papillon, mais qui lui arrachèrent un long frisson dont Jean eut parfaitement conscience. Il osa davantage et, tout en reprenant sa bouche, se mit doucement à ouvrir son corsage. Un peu haletante, la tête en feu, Marianne le laissa faire. Elle se sentait au seuil d'une découverte qui, par avance, la bouleversait. Son instinct de petit animal féminin lui soufflait que son corps recelait d'incroyables surprises.

Le temps d'un éclair, elle évoqua Francis Cranmere. C'était sous ses mains qu'elle eût dû sentir ces étranges sensations. Elle comprenait, malgré le bouleversement de ses sens, qu'elle était tout près de donner à cet inconnu ce qui ne pouvait appartenir qu'à un époux, mais, curieusement, elle n'en éprouva ni honte ni scrupules. Elle était désormais en marge de sa vie passée et même de toute vie normale. Pourquoi donc ne pas donner à Jean ce que l'Américain Beaufort avait réclamé si audacieusement, ce que toute femme n'est jamais bien certaine de garder lorsqu'un homme est décidé à s'en emparer par force ou par ruse ? Dans la triste histoire de Clarisse Harlowe, qu'elle avait dévorée en cachette, l'indigne Lovelace fait absorber à la malheureuse une drogue somnifère pour pouvoir abuser d'elle. Mais Jean n'aurait pas besoin de drogue pour parvenir au même résultat bien que Marianne ne sût pas très bien ce que voulait dire abuser de quelqu'un. Elle devinait obscurément que les liens de chair attachent l'homme à la femme et elle n'avait pas envie de se défendre. Il la caressait si doucement et lui faisait éprouver de si délicieuses sensations ! Et puis, il s'était mis à délirer, balbutiant des mots sans suite qu'elle ne comprenait pas bien et qu'il entrecoupait de baisers de plus en plus brûlants. C'était la plus grisante expérience qu'une fille pouvait faire et ce qui allait suivre ne pourrait être que merveilleux.

Mais, brusquement, le charme vola en éclats. Il n'y eut plus qu'une brutale, une douloureuse réalité. Marianne poussa un cri que Jean n'entendit même pas. Emporté par une faim trop ancienne et par un désir qu'il ne pouvait plus contrôler, il s'était abattu sur* elle. Plus de tendre amoureux, plus de douces caresses, mais, à la place, une fulgurante douleur et un homme qui semblait possédé du démon. Affolée, épouvantée, elle voulut s'échapper, mais il la tenait bien. Elle voulut crier et il lui ferma la bouche d'un nouveau baiser... mais l'enchantement était bien évanoui. Celui-là, Marianne le subit, les nerfs tendus, les muscles crispés. Puis, tout à coup, le calme revint et elle se retrouva libre comme par magie.

Elle était si étourdie qu'elle n'osait bouger. Les yeux attachés aux poutres poussiéreuses du toit, elle luttait à la fois contre l'envie de pleurer et contre sa déception. Ainsi, c'était cela l'amour ? Rien de plus, rien de moins ? En vérité, elle ne parvenait pas à comprendre le grand cas que l'on en faisait dans les romans, ni pourquoi tant de femmes et de filles se perdaient pour lui. Bien sûr, c'était agréable... tout d'abord, mais, tout compte fait, on n'en retirait aucune joie réelle. Tout ce qu'elle éprouvait, c'était un vague dégoût et un grand sentiment de frustration. Non, jamais de toute sa vie, elle n'avait été aussi déçue.

Un doigt léger lui caressa une joue et, en même temps, elle entendit Jean rire doucement :

— Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu m'as rendu très heureux, tu sais. Je ne l'oublierai pas. Et puis, j'ai été heureux d'être le premier.

— Comment le savez-vous ? fit Marianne boudeuse.

Il rit fort.

— Quelle petite fille tu fais ! Ce sont des choses qu'un homme sait tout de suite. Maintenant, il faut que tu rentres vite. La chandelle va s'éteindre et il vaut mieux qu'on ne s'aperçoive pas de ton absence. Et puis... j'ai affreusement sommeil !

Redressée sur un coude, elle vit qu'il bâillait à se décrocher la mâchoire et sa déception s'en accrut. Selon elle, seule une attitude pleine de tendresse eût pu atténuer l'impression désagréable qu'elle avait ressentie. Le garçon était gentil, sans plus, et, même, elle avait l'intuition qu'il désirait maintenant qu'elle le laissât tranquille. D'une voix sans timbre, elle demanda :

— Alors, demain, que ferez-vous ?

Il eut un sourire moqueur et cligna de l'œil malicieusement.

— Tu ne perds pas facilement la tête, on dirait ! Sois tranquille : je ferai tout ce que tu voudras. Je te dois bien ça.

Avec un soupir voluptueux, il se roula en boule, arrangea sa chaîne pour qu'elle le gênât le moins possible, croisa les bras et ferma les yeux.

— Dors bien, ajouta-t-il d'une voix ensommeillée.

Assise auprès de lui sur ses jambes repliées, Marianne Te regarda dormir un moment sans comprendre. Les hommes étaient vraiment de curieux personnages, songea-t-elle avec une vague rancune. Tout à l'heure celui-là était tout feu, tout flamme, à peu près fou d'amour, et maintenant, à peine quelques minutes après, il dormait paisiblement, ayant oublié jusqu'à son existence. Pareille attitude justifiait-elle les mines secrètes, confites en jubilation intérieure qu'arboraient les jeunes épousées dans les livres, au lendemain de leurs noces ? Exception faite, bien sûr, de la triste Clarisse Harlowe qui, ayant dormi profondément, ne savait même pas ce qui lui était arrivé. Selon Marianne, il n'y avait vraiment pas de quoi faire tant les fières ! Quant à elle-même, elle était bien décidée à ne pas recommencer l'expérience de sitôt, même pour faire plaisir à Jean ! Ah non, alors !

La chandelle, en s'éteignant tout à fait, mit un terme aux réflexions de Marianne. Il ne lui restait plus qu'à regagner le manoir et son lit dans le placard. Plongée dans l'obscurité, elle attendit un instant que ses yeux se fussent accoutumés puis, se relevant, chercha la clef qu'elle avait posée près du bougeoir et quitta la grange dont elle referma soigneusement la porte avant de remettre la clef à sa place.

Au-dehors, la nuit était plus noire encore que tout à l'heure. Il soufflait un vent violent qui s'engouffra dans sa couverture et faillit bien la jeter à terre. Un instant, la pensée de fuir maintenant, tout de suite et seule, l'effleura, mais elle la rejeta courageusement. Ce n'était pas la faute de Jean, après tout, si elle n'appréciait guère les jeux de l'amour. Et puis, honnêtement, il lui fallait bien admettre qu'elle avait un peu cherché ce qui lui était arrivé. Enfin, elle était liée à Jean par leur complicité en face des naufrageurs. Un pacte est un pacte !

Tournant le dos à la lande tentatrice, Marianne regagna sa chambre par le chemin emprunté à l'aller et se coucha.

Elle avait à peine tiré les draps au-dessus de sa tête qu'elle entendit le bruit, presque imperceptible, de la clef tournant dans la serrure. Le tailleur bossu tenait sa parole.

6 L'HOMME DE GOULVEN

Quand, au matin, on découvrit la fuite de Jean Le Dru, Marianne crut bien que le ciel lui tombait sur la tête. Profitant d'une éclaircie, elle était sortie sur le bout de lande pelée qui s'étendait entre le manoir et la mer. L'épaisse soupe au lard, essentiellement paysanne, servie en guise de petit déjeuner, avait du mal à passer et Marianne avait éprouvé le besoin de prendre l'air. Le thé parfumé et les croustillantes rôties de Selton Hall étaient loin. Mais elle en oublia jusqu'à la plus légère senteur quand le cri de colère de Morvan troua la paisible atmosphère matinale.

Elle ne comprit pas tout de suite ce qui s'était passé. Assise au pied d'une de ces étranges pierres levées qui, de loin en loin, ponctuaient le paysage, elle regardait, fascinée, la mer apaisée dont les lentes ondulations venaient lécher les rochers sur lesquels le varech dessinait de minuscules prairies vertes et chevelues. Entre de gros nuages blancs, où se confondait le vol des mouettes, le ciel montrait quelques morceaux d'un azur timide et, au creux de la petite baie, quelques maisons fumaient paisiblement auprès des barques allongées sur les galets.

Des femmes et des enfants se dirigeaient vers la plage, armés de longues gaffes et de râteaux avec lesquels, à marée basse, ils arracheraient le varech et ramèneraient les longs rubans vernis du goémon, qui était la seule richesse de ce pays oublié de Dieu.

Après la violence de la nuit écoulée, Marianne trouvait doux de rêvasser en face de cette tranquille beauté. Aussi, en voyant Morvan courir vers elle, eut-elle un geste d'ennui. Est-ce que vraiment cet homme ne pouvait pas la laisser tranquille un moment ? Mais, déjà, il était près d'elle, l'avait saisie par le bras, relevée de force.

— Rentrez tout de suite ! Vous m'avez menti, trompé ! Vous n'aurez pas l'occasion de recommencer.

— C'est vous qui recommencez à déraisonner ! Qu'est-ce que je vous ai encore fait ? cria-t-elle tout de suite en colère. Et d'abord, lâchez-moi !

Elle arracha son bras d'un geste brusque. Morvan dut lâcher prise et, déséquilibré, faillit tomber. Mais, sous l'absurde masque, Marianne vit que, pour une fois, il était très rouge. Les poings serrés, il revint sur elle :

— Votre précieux serviteur ! Cet homme dont vous vantez tellement la fidélité !... Il s'est sauvé, ma chère ! Il vous a plantée là !

Ce fut au tour de Marianne de vaciller. Elle s'attendait à tout, sauf à cela, et ne cacha pas sa stupeur.

— Il s'est sauvé ? répéta-t-elle. Mais... ce n'est pas possible ! Il ne pouvait pas.

Elle allait dire « Il ne pouvait pas me faire ça » et se mordit les lèvres. D'ailleurs, Morvan, lancé, continuait :

— Je le croyais aussi et je me méfiais. Je l'avais fait enchaîner dans la grange. Mais, ce matin, quand Soizic lui a porté sa soupe, elle a trouvé la cage vide, la porte simplement poussée contre le chambranle... et la chaîne sciée !

Marianne l'écoutait à peine.

— C'est impossible, répétait-elle machinalement. Impossible !

Brûlante d'indignation devant une trahison si noire, elle essayait, péniblement, de rassembler ses souvenirs. Les images de la nuit se reformaient devant sa mémoire, avec une précision impitoyable. Le Dru dormait quand elle l'avait quitté... et si profondément que la foudre, elle l'aurait juré, eût été impuissante à l'éveiller. La chaîne était intacte et, en sortant, elle avait soigneusement refermé la porte, remis la clef à sa place... A cet instant, elle en était certaine, Jean n'avait aucun moyen de fuir, sinon il le lui aurait montré, il aurait accepté de s'échapper avec elle immédiatement, comme elle le lui demandait. Elle eut, ensuite, une pensée pour le tailleur. Mais Perinnaïc lui avait dit que, si elle voulait fuir, elle devrait le faire seule. Ce n'était sûrement pas lui qui avait apporté au Breton la lime avec laquelle on avait scié la chaîne, qui avait ouvert la porte. Alors qui ? Elle n'eut pas le loisir de se poser plus longtemps la question. Au prix d'un effort, Morvan avait retrouvé le contrôle de lui-même et interrogeait froidement :

— J'attends que vous me donniez des explications.

Elle haussa les épaules, arracha une longue herbe sèche et se mit à la mâchonner, devinant qu'une attitude pleine de froideur était la seule à prendre.

— Quelles explications voulez-vous que je vous donne ? Je suis comme vous : je ne comprends pas ! Peut-être a-t-il eu peur ? Si vous l'aviez enchaîné...

— J'enchaîne toujours ceux qui osent prononcer devant moi certains noms et je commence à croire que j'ai eu tort de ne pas vous mettre au même régime. Après tout, j'ignore totalement d'où vous venez et qui vous êtes ! Je ne sais que ce que vous avez bien voulu me dire.

— Vous oubliez le médaillon de la Reine ?

— Vous avez pu le voler ! Rentrez immédiatement si vous ne voulez pas que je vous ramène de force. Je...

Il suspendit sa phrase. Depuis un instant, tout en parlant, il suivait machinalement les évolutions d'un petit bateau qui venait de doubler le promontoire où il se tenait avec Marianne. Il filait bon vent et sa voile rouge mettait une note brillante sur la mer grise... On pouvait voir la silhouette de l'homme qui le manœuvrait et, soudain, portée par un coup de vent, on entendit sa voix. Elle chantait avec une force joyeuse, narquoise :


...on vit venir sous l’vent


à nous une frégate d'Angleterre,


qui fendait la mer z'et les flots


C'était pour attaquer Bordeaux...


La pureté cristalline de l'air donnait à la chanson une insolente netteté. Derrière elle, Marianne entendit un bruit bizarre et se rendit compte avec stupeur que Morvan grinçait des dents. Par les trous du masque, ses yeux qui regardaient la barque étaient ceux d'un fou et la jeune fille eut un frisson de crainte quand il les ramena sur elle.

— Vous entendez ? Nierez-vous encore ? Où donc prenez-vous vos serviteurs, mademoiselle d'Asselnat ? Sur les pontons anglais ?

— Je ne comprends toujours pas ! risposta-t-elle avec hauteur.

— Cette chanson, on la connaît sur toutes les mers du monde ! C'est celle des marins de Robert Surcouf ! Et votre soi-disant valet appartient à cette engeance !

— Vous êtes fou ! Il m'a toujours fidèlement servie ! affirma Marianne avec tant d'audace que la conviction de l'autre un instant s'en trouva ébranlée.

— Il se peut que vous ayez été trompée, vous aussi, mais, quoi qu'il en soit, nous serons bientôt fixés sur votre compte.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j'ai reçu cette nuit, enfin, un message. Un émissaire du comte d'Antraigues sera ici sous peu. Nous réglerons ensemble votre situation, ma belle. Jusque-là, vous demeurerez sous clef !

— De quel droit ? s'insurgea Marianne qui pensait à son allié le tailleur et se sentait malgré tout assez forte pour payer d'audace, parce que, la nuit même, elle comptait prendre à son tour la clef des champs.

« Si quelqu'un vient de Londres, il ne pourra que vous confirmer mes paroles et ma qualité. C'est vous, mon cher, qui aurez à vous disculper pour m'avoir retenue ici. Vous me retardez.

Le ton assuré de la jeune fille ébranla visiblement le naufrageur, mais il se raidit, ne voulant pas se déjuger.

— Tout au moins sous ma garde directe. Venez, nous avons à rendre de pieux devoirs, au château.

— A qui ?

— A mon lieutenant Vinoc. Votre... serviteur l'a tué en s'enfuyant.


Le corps du défunt avait été étendu sur la table de la grande salle recouverte d'un drap blanc. Pour la circonstance, tous les colis, caisses et ballots de toute sorte qui l'encombraient habituellement avaient disparu et, de chaque côté de la table, on avait accroché au plafond un grand drap qui formait une sorte de chapelle blanche autour du corps. La mort n'avait pas apporté beaucoup de majesté au naufrageur. Même rasé, peigné et revêtu de ses plus beaux habits brodés, il gardait, dans l'éternelle immobilité, une farouche laideur et une expression de ruse profonde. Marianne se dit qu'elle avait rarement vu un mort aussi antipathique. Tous ceux qu'il lui avait été donné de contempler jusque-là avaient quelque chose de gentil, d'apaisé et de noble qui leur enlevait tout caractère effrayant. Mais celui-là entrait dans l'au-delà avec l'expression féroce qu'il avait eue dans la vie. La vieille Soizic devait avoir des pensées analogues à celles de Marianne, car elle avait regardé le défunt en hochant la tête et avait murmuré :

— L'est mort sans confession ! Ça se voit !

Elle lui avait tout de même joint les mains et enroulé un chapelet de buis autour des poignets, mais, visiblement, sans enthousiasme.

Quant à Marianne, Morvan lui avait enjoint de demeurer, comme toutes les femmes de la maison, en prière autour du cadavre, ainsi que l'exigeaient les minutieux rites funéraires du pays. Elle avait dû quitter ses brillants atours pour une robe de laine noire, peut-être empruntée elle aussi à Gwen, un châle noir et une coiffe de même nuance. Elle n'avait fait à cela aucune objection. Agenouillée sur un prie-Dieu à la hauteur des pieds de Vinoc, avec Gwen en vis-à-vis, elle pouvait au moins réfléchir tout en faisant semblant d'égrener son chapelet. Entre les deux femmes, sur un escabeau, on avait déposé un bol plein d'eau bénite dans laquelle trempait un rameau de buis séché. Marianne y tenait son regard obstinément fixé, de préférence aux pieds sans élégance du défunt. Quand elle relevait la tête, c'était pour rencontrer le regard de Gwen, à la fois moqueur et triomphant, quoique, à tout prendre, il y eût matière à penser dans ce regard. Pourquoi donc la Bretonne avait-elle tout à coup cet air de victoire ? Parce que Morvan la traitait enfin en prisonnière ou bien... Marianne en venait à se demander s'il fallait chercher très loin la main mystérieuse qui avait ouvert la porte de la grange, scié la chaîne de Jean Le Dru, qui avait poussé le Breton à prendre la fuite, cette fuite qu'elle ne parvenait toujours pas à s'expliquer. A moins que Jean ne fût un être profondément méprisable et dissimulé, il n'avait aucune raison de s'échapper seul, surtout après que Marianne eut refusé de l'abandonner. Non, il y avait autre chose. Celui ou celle qui lui avait ouvert la porte avait sans doute été obligé de le secouer, de le réveiller, de le convaincre de fuir. Quelque chose disait à Marianne qu'avec le garçon elle avait gagné, cette nuit ; bien plus : qu'elle en avait fait, au prix de son désenchantement personnel, une chose à elle. C'était un être fruste, simple et puisqu'elle s'était donnée à lui, tout, aux yeux de Le Dru, devait être devenu simple. Alors ? Que lui avait-on dit pour qu'il l'abandonnât ainsi froidement, mettant même sa vie en péril ? Cela ressemblait assez à une vengeance de femme.

Derrière la jeune fille courbée, des pas se faisaient entendre : sabots raclant la pierre usée des dalles ou grincement de gros souliers ferrés. Parfois, une main plongeait, prenait le brin de buis et aspergeait pieusement le cadavre. Les gens du hameau et les paysans d'alentour venaient, comme le voulait la coutume, s'incliner devant la dépouille de leur frère. Qu'il eût été, sa vie durant, une franche crapule, ne changeait rien à la chose : c'était un Breton mort et, pour tous les Bretons, il était sacré.

C'était assez touchant, au fond, à ceci près toutefois qu'entendant Morvan inviter solennellement tous ceux qui venaient à la « veillée funèbre » Marianne sentit l'inquiétude lui revenir. S'il fallait rester au milieu de tous ces gens, comment donc ferait-elle pour fuir ? D'ailleurs, la laisserait-on seulement disposer seule de sa chambre ? Morvan avait dit qu'il se chargeait désormais de la garder, ce qui n'avait rien de rassurant. De plus, si c'était Gwen qui avait poussé Le Dru à fuir, elle ne s'arrêterait pas en si bon chemin : dans le regard méchant de la Bretonne, Marianne avait pu lire qu'elle n'aurait ni trêve ni repos tant que l'intruse n'aurait pas disparu. Certes, il y avait toujours son ami le tailleur, sauf votre respect ! — mais parviendrait-il cette fois à l'aider ? Tout compte fait, Marianne se mit à prier pour de bon, mais pour elle-même, non pour ce trépassé sans intérêt. Elle avait terriblement besoin de l'aide divine.

Une main énorme, noire et velue s'empara du brin de buis en même temps qu'une voix de basse taille se mettait à psalmodier :


De Profundis clamavi ad te Domine,


Domine, exaudi vocem meam...


Sursautant comme si un bourdon de cathédrale s'était mis soudain à sonner contre ses oreilles, Marianne remonta de la main au visage et retint un cri de stupeur. C'était un paysan gigantesque. Il portait le traditionnel costume breton : bragoubraz plissé et serré au genou, gilet brodé sous une courte veste de drap, veste en poil de chèvre par-dessus. Mais, au milieu des longs cheveux noirs tombant sur les épaules, sous le grand bonnet bleu des hommes de Goulven, elle reconnut Black Fish !

Appuyé sur un énorme gourdin, le yeux au ciel, il chantait avec application, comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Les paysans levait sur lui des yeux fascinés, ce qui permit à Marianne de contrôler son émotion, bien naturelle, en voyant surgir devant elle celui qu'elle croyait noyé. Comment était-il là ? Par quel miracle avait-il échappé à la fois à la tempête, aux récifs et aux naufrageurs ? Autant de questions sans réponses pour la jeune fille. Mais, au fond, puisque Jean Le Dru et elle-même s'en étaient tirés sains et saufs, il était naturel que Black Fish, une force de la nature, s'en soit tiré lui aussi.

Les paysans répondaient en chœur, maintenant, à la prière des morts et Marianne fit effort pour retrouver dans sa mémoire les paroles rituelles, mais elle était bien trop troublée. Sa mémoire n'était qu'un grand trou vide. Cela n'avait d'ailleurs pas beaucoup d'importance. La présence de Black Fish, elle en était sûre, c'était la réponse du Seigneur à sa prière.

Le chant fini, Morvan quitta la haute chaise seigneuriale devant laquelle il s'était tenu et s'approcha du nouveau venu :

— Je ne te connais pas, brave homme. Qui es-tu ?

— Son cousin, répondit Black Fish en tendant vers le mort son gros doigt velu. Je suis, comme lui, de Goulven. Je venais le voir quand on m'a appris la nouvelle ! Pauvre Vinoc ! Un si bon gars !

Et, sous l'œil stupéfait de Marianne, le marin essuya vivement une larme qui aurait peut-être eu quelque peine à couler. Mais il faisait si « vrai » que Morvan n'eut aucun soupçon. Il se fit même accueillant, appliquant d'instinct les strictes lois de l'hospitalité seigneuriale.

— Demeure, en ce cas. Tu veilleras avec nous et prendras ta part du repas de cette nuit.

Black Fish s'inclina sans répondre et alla rejoindre le groupe des paysans. La tête dans les épaules, appuyé lourdement des deux mains sur sonpen bas[6], il se confondait presque avec les autres hommes et Marianne, ramenée à sa prière, ne put rencontrer son regard. Dès lors, il fut impossible à la jeune fille de penser à autre chose qu'à cet homme silencieux de qui pouvaient dépendre tant de choses. Elle ne s'expliquait pas comment il était là, ni pourquoi, mais elle était persuadée qu'il était là pour elle. Une excitation fébrile montait en elle, si impérieuse qu'il lui fut bientôt impossible de garder plus longtemps sa position agenouillée. Elle se leva en faisant une grimace, comme si ses genoux lui faisaient mal. Une paysanne vint aussitôt prendre sa place.

Morvan fronça les sourcils, mais lui intima à voix basse l'ordre d'aller rejoindre Soizic à la cuisine. C'était tout ce qu'elle désirait. Pourtant, si grand que fût son désir de s'approcher de Black Fish, elle n'osa pas passer auprès de lui pour sortir.

C'est seulement quand toute la maisonnée s'assembla, la nuit venue, autour d'une vieille qui devait psalmodier une sorte de chant funèbre à la gloire du défunt qu'ils purent se rapprocher. Tandis que chacun s'installait autour de la table funèbre, causant fatalement un certain remous,

Marianne sentit qu'on lui touchait le coude. Une voix chuchota, en anglais :

— Demain... pendant l'enterrement... Tâche de t'évanouir à l'église !

Elle se retourna, surprise, mais ne vit, derrière elle, que la figure, confite en religieux respect, d'une petite vieille qui marmottait des prières entre son nez et son menton, les lèvres, faute de dents, ayant totalement disparu. Un peu plus loin seulement, elle aperçut le large dos du marin qui allait prendre sa place parmi les hommes.

La veillée fut pour Marianne parfaitement insupportable. Elle n'écouta rien du chant funèbre de la vieille, mangea du bout des dents au repas de minuit que la coutume obligeait à servir et, surtout, n'accorda pas la moindre pensée à un défunt qui, d'ailleurs, n'en méritait guère. Les paroles de Black Fish tournaient sans arrêt dans sa tête ; elles y mettaient une fièvre et une vague inquiétude. Il lui avait demandé de s'évanouir à l'église ? Mais c'était infiniment moins facile qu'il n'y paraissait ! Dans toute sa vie, Marianne s'était évanouie une seule fois, au moment où, arrachée de la Mouette et à demi noyée, elle avait été happée par la gaffe du naufrageur. La douleur et la suffocation lui avaient fait perdre conscience. Mais comment pouvait-on faire pour s'évanouir de façon convaincante lorsque l'on est de sang-froid ? Elle avait bien vu, dans quelques salons anglais, une ou deux frêles créatures s'évanouir avec grâce, au bon moment et sans perdre rien de leurs fraîches couleurs, et elle avait deviné que c'était là simple comédie. Or, il fallait un bon évanouissement, quelque chose de probant, capable de créer un vigoureux remous et non un simple accident. Il faudrait donc faire de son mieux... et laisser le ciel s'occuper du reste !

Elle était si bien absorbée par ses pensées qu'elle s'aperçut seulement en arrivant à la porte de sa chambre que Gwen l'avait suivie. Seuls, les hommes continuaient la veillée. Les femmes avaient reçu permission de prendre un peu de repos. Mais, quand la Bretonne voulut entrer avec elle, Marianne se rebiffa :

— C'est ma chambre ! fit-elle sèchement.

— C'est aussi la mienne pour cette nuit. Et ne crois pas que cela m'amuse. J'exécute les ordres de Morvan, un point c'est tout. Je ne suis d'ailleurs pas mécontente qu'il se soit enfin décidé à se méfier de toi !

Le ton insolent de la fille, le tutoiement égali-taire qu'elle avait employé et qui disait assez qu'elle ne pensait plus avoir à se gêner avec Marianne, tout cela fit monter la moutarde au nez de l'aristocrate. Si la Bretonne cherchait la bagarre, elle allait la trouver ! D'un geste vif, Marianne l'empoigna par le bras et la fit pénétrer dans la pièce plus vite qu'elle ne l'eût souhaité. Après quoi, refermant soigneusement la porte :

— Quelque chose me dit qu'il ne ferait pas mal de se méfier aussi de toi, ma fille ! Et puisqu'il faut finir la nuit ensemble, autant bien l'employer. Et s'expliquer une bonne fois !

Cette entrée en matière eut, au moins, l'avantage de décontenancer Gwen. La ruse et la méfiance se répandirent comme une ombre sur son joli visage.

— S'expliquer ? Sur quoi ?

— Sur ta conduite. Il me semble qu'il y a beaucoup à en dire. Ainsi, tu viens de m'apprendre que Morvan se méfiait désormais de moi. Et pour quelle raison ? Parce que Jean Le Dru a pris la fuite ? En ce cas, il soupçonne à tort : je n'y suis pour rien. Je n'en dirais pas autant de toi !

— Et pourquoi, s'il te plaît ?

— Parce que c'est toi qui l'as fait fuir !

L'instant précédent, Marianne n'en était nullement certaine. Mais maintenant qu'elle avait articulé les mots, maintenant que leur son avait retenti, elle découvrait avec surprise qu'elle n'en avait jamais douté. De fait, la stupeur qui se peignit sur la figure de Gwen était un aveu. Aussi, sans lui laisser le temps de protester, ajouta-t-elle :

— Inutile de nier : je le sais.

— Comment le sais-tu ? fit l'autre renonçant à se défendre.

— C'est mon affaire. Je le sais et cela doit te suffire. Mais, ce que j'ignore, c'est pourquoi tu l'as fait. Et ça, j'aimerais bien le savoir.

Un sourire méchant pinça les lèvres de la Bretonne.

— Va le demander à Morvan ! Moi je ne te dirai rien.

— Le demander à Morvan ? Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée. Mais n'essaie pas de m'en faire accroire. Il n'est pour rien là-dedans. Après tout, pourquoi ne pas le prendre comme arbitre entre nous. Je lui dirai...

Marianne ne broncha pas sous l'attaque. Elle se permit même le luxe d'un sourire.

— Pourquoi pas ? Je n'ai rien à perdre, ayant déjà tout perdu. De mon côté, je lui apprendrai que tu as fait fuir son prisonnier... son prisonnier qui est l'un des marins de ce Surcouf qu'il paraît haïr de si bon cœur, et il se pourrait que les poissons de la baie aient deux plats à leur souper. J'aurais voulu que tu le voies sur le rocher, tandis que son prisonnier filait sur l'eau en le narguant !

Sans même chercher à vérifier sur la physionomie de Gwen l'effet de ses paroles, Marianne se dirigea vers la cheminée, prit les pincettes et se mit à tisonner les braises encore bien rouges. Le silence de la réflexion tombait entre les deux jeunes filles. Elle l'employa à remettre des bûches dans le feu, attendant sans impatience que l'autre se décidât. Enfin :

— Que veux-tu savoir ? murmura Gwen maussade.

— Je te l'ai dit : pourquoi as-tu fait fuir Jean ?

— Parce que tu avais besoin de lui ! Je t'ai vue quand tu as été le rejoindre et je t'ai suivie. J'ai entendu ce que vous disiez... presque tout !

— Alors ? fit Marianne impassible.

— Alors, j'ai compris que sans lui tu serais perdue, que tu avais besoin qu'il mente pour toi. Je suis allée le trouver, après ton départ, il dormait et j'ai eu bien du mal à l'arracher au sommeil. Mais, une fois réveillé, il m'a écoutée avec beaucoup d'attention.

— Et tu lui as dit ?

— Que tu lui mentais. Que tu étais une espionne des Anglais envoyée à Saint-Malo où, déguisée en victime d'un sort impitoyable, tu devais t'introduire chez Surcouf – on connaît sa folle générosité ! – et là t'arranger pour le séduire et pour obtenir de lui que ses navires cessent de s'attaquer à l'Anglais... Tu es assez belle pour y parvenir et le roi des corsaires, s'il n'est plus tout jeune, n'en est pas moins capable d'apprécier la beauté.

— Et il t'a crue ? s'écria Marianne ulcérée au souvenir de ce qu'elle avait donné au Breton pour se l'attacher.

— Sans hésitation ! Ton histoire de duel était un peu difficile à avaler aussi ! Et puis, il avait pu constater que tu ne reculais pas devant grand-chose pour t'attacher un homme. Enfin, nous sommes bretons tous les deux : on se soutient entre pays ! Je n'ai pas eu grand mal. Il y avait trop de choses bizarres dans ton récit. Ma seule chance a été d'affirmer sans le savoir que vous alliez réellement à Saint-Malo quand vous avez naufragé.

Marianne dut faire un effort pour ne pas se laisser aller à une colère furieuse. Tout ce qu'elle avait fait s'était retourné contre elle. Cette fille et le Breton s'étaient joués d'elle ! Ainsi, c'était là toute la confiance que l'on pouvait accorder à la parole d'un homme ? Tout juste sorti de ses bras, Jean était allé croire ce que lui avait raconté cette fille, simplement parce qu'ils étaient du même pays ? Ou bien Gwen avait-elle payé un prix analogue ? Mais elle faisait de rapides progrès dans l'art de se maîtriser. Elle se contenta de hausser les épaules et de jeter à sa compagne un regard méprisant.

— Félicitations ! Tu es habile, plus que je ne l'aurais cru. Maintenant, dis-moi : quel mal t'avais-je fait pour que tu t'acharnes ainsi à me perdre ? Je t'avais, bien involontairement, emprunté une robe. C'est mince comme grief !

— Et Morvan ? Morvan qui ne regardait plus que toi, qui me laissait de côté ! Est-ce que tu crois que je pouvais tolérer que tu prennes ma place ? lança Gwen sauvagement.

— Ta place ? Elle est enviable en vérité : maîtresse d'un bandit de grands chemins, d'un nau-frageur qui finira sa vie un jour au bout d'une corde ! Il t'était plus facile de m'aider à fuir.

— Mais c'était moins définitif ! Seuls les morts ne sont plus gênants ! Voilà pourquoi je te garderai étroitement jusqu'à ce que tu sois enfin démasquée et que...

— Grand bien te fasse ! soupira Marianne excédée. Garde-moi donc si tu y tiens tellement, mais laisse-moi dormir. Je vais me coucher.

Elle avait compris qu'il n'y avait rien à tirer de cette fille bornée. Gwen, avec son instinct primitif, ne connaissait qu'un seul moyen d'éliminer ceux qui la gênaient : la mort. Elle avait lâché Jean Le Dru pour couper Marianne de tout secours et, maintenant, elle attendait, avec une patience de chatte, l'arrivée du mystérieux visiteur qui, selon elle, démasquerait à jamais son ennemi et signerait son arrêt de mort. Discuter plus longtemps était inutile. Mieux valait essayer de récupérer quelques forces pour le lendemain.

Dans la grande salle, la veillée se poursuivait. Un chant funèbre, lent, sinistre, perçait les épaisses muraillles et venait jusqu'à Marianne. Elle frissonna. Ces voix d'hommes, mal accordées, semblaient la plainte même des âmes en peine qui, selon les légendes bretonnes, sortent la nuit pour hanter les chemins et reprocher aux vivants leur bien-être égoïste. Mais elle s'efforça de secouer cette triste impression. Demain à pareille heure, elle espérait bien être hors de ce manoir ruineux.


Quand le cortège funèbre quitta le manoir, le temps était épouvantable. Le vent et la pluie soufflaient en rafales, courbant les genêts et les ajoncs, détrempant les chemins devenus autant de bourbiers. Le ciel était si gris, si bas, qu'il semblait peser sur les têtes mêmes des assistants et le temps était si mauvais que l'on avait dû renoncer à transporter le corps au cimetière sur une charrette, comme c'était la coutume. Quatre hommes vigoureux le portaient sur leurs épaules, s'abritant de leur mieux derrière le bois rugueux. En tête, sur un cheval, cheminait le recteur du village psalmodiant des prières. La maisonnée et les amis suivaient de leur mieux, courbant le dos pour résister au vent qui déferlait sans arrêt, apportant le son grêle d'une cloche sonnant en glas. Seul, le tailleur était demeuré au logis, penché sur son ouvrage. Il n'était pas véritablement un homme.

Enveloppée d'une épaisse mante noire, le capuchon rabattu sur les yeux, Marianne cheminait parmi les autres femmes, encadrée par Gwen, toujours aussi hostile, et par la vieille Soizic, trop occupée par son chapelet pour lui prêter attention. Elle ne se souciait d'ailleurs pas de ses voisines, regardant surgir de la lande le petit clocher de granit gris. Elle pensait à Black Fish. Pourquoi donc tenait-il tant à la faire fuir ? Elle l'avait payé pour passer en France et elle était en France. Son contrat rempli, il n'avait plus à se soucier d'elle. Et, cependant, il avait pris de nouveaux risques pour l'enlever à Morvan. Dans quel but ? Si elle partait avec lui, vers quel nouvel avatar l'entraînerait-il ? Elle allait décidément d'énigme en énigme ! De toute façon, sa situation ne pourrait être pire. Elle l'avait lu dans le regard glacé dont Morvan l'avait enveloppée au moment du départ. C'était uniquement pour la garder sous son regard qu'il avait exigé qu'elle assistât aux funérailles. Il n'était pas possible de la laisser au manoir et personne ne pouvait rester.

La petite église, entourée de tombes modestes et flanquée d'un ossuaire en forme de reliquaire, s'élevait auprès d'un bouquet d'arbres morts. Un peu plus loin, un dolmen trapu coiffait une colline, comme une bête à l'affût. Il était fait de si grosses pierres qu'il prenait des allures d'arc de triomphe.

Le cercueil s'engouffra sous le porche bas, suivi de son cortège. Une glaciale humidité tomba sur les épaules de Marianne qui frissonna. Il faisait sombre. Deux gros cierges de cire jaune et la petite lampe rouge du chœur éclairaient seuls le sanctuaire qui parut s'emplir de fantômes. Les grandes mantes noires des femmes, la chasuble du prêtre, le long manteau de Morvan, son masque funèbre, tout cela formait une assemblée d'ombres qui se détachaient à peine dans la semi-obscurité de l'église. Des voix, qui parurent sépulcrales à Marianne, éclatèrent. L'office commençait.

Sous ces voûtes basses et sombres, on avait l'impression d'être déjà dans le tombeau. Seul le mort était bien à sa place. Le froid était vif. De toutes les bouches s'élevait une buée légère et Marianne se sentait de plus en plus mal. Ses pieds, ses mains étaient glacés. En revanche, sous la bure mouillée, son front brûlait et son cœur battait à tout rompre. Le moment, sans doute, était venu, mais l'émotion l'étranglait. Elle se sentait, tout à coup, très seule, très menacée. Nulle part, elle n'apercevait la silhouette rassurante de Black Fish. Pourquoi n'était-il pas là ? Avait-il changé d'avis ? Tout à l'heure, elle l'avait aperçu dans le cortège, mais, depuis l'entrée à l'église, il semblait s'être volatilisé.

La pensée qu'il était arrivé quelque chose, qu'il l'avait peut-être abandonnée, l'envahit, si affolante que, soudain, Marianne perdit le contrôle d'elle-même. Il fallait en finir au plus vite, sinon elle sentait bien qu'elle allait devenir folle. Dans un instant, elle ferait n'importe quelle sottise, n'importe quoi pour secouer la panique grandissante qui montait en elle et menaçait de l'étouffer. Il fallait se jeter à l'eau ! Alors, prenant une profonde respiration, elle vacilla sur ses jambes, puis, poussant un grand cri, se laissa tomber de toute sa hauteur en arrière. Sa tête heurta un banc et elle se fit si mal qu'elle crut bien perdre conscience pour de bon, mais eut assez d'empire sur elle-même pour ne pas crier et demeurer immobile les yeux clos, les narines pincées.

Autour d'elle, l'ennui solennel de la cérémonie s'était volatilisé. On s'exclamait, on s'agitait. Marianne sentit qu'une main sans douceur la secouait.

— Eh bien ! qu'est-ce qui te prend ? siffla la voix mécontente de Gwen.

— L'est toute pâle ! fit Soizic. Faudrait de l'air.

L'impression d'irréel et d'absurde grandissait en Marianne. Elle jouait le rôle, comme au théâtre. L'odeur des mantes mouillées, des corps insuffisamment lavés, envahissait ses narines, dominant la senteur fade de la cire chaude et de l'humidité. Des raclements de sabots sur la pierre, puis la voix sèche de Morvan :

— Emportez-la dehors, soignez-la. Ce scandale est intolérable ! Et que l'office continue ! Sinon l'âme du défunt pourrait venir nous le reprocher ! On chantera deux cantiques de plus !

Derrière ses paupières closes, Marianne se sentit envahie d'une gaieté aussi subite qu'inattendue. Oh ! pouvoir ouvrir les yeux, contempler leurs figures ahuries. Ils devaient être épouvantés du sacrilège commis, chercher fébrilement leurs chapelets et se signer sans arrêt ! Grâce à elle, ce forban de Vinoc aurait eu les funérailles qu'il méritait. Mais c'était impossible. Elle sentit qu'on la prenait aux épaules et aux jambes, qu'on l'emportait. L'air fétide de l'église fit place au vent chargé d'embruns, à l'odeur vivifiante de la lande mouillée. Des voix féminines chuchotaient autour d'elle, en breton. On la posa à terre, sans douceur. Une main lui claqua les joues. Puis il y eut un double gémissement et la voix de Black Fish :

— Vite. Debout, filons !

Marianne ouvrit les yeux et sauta sur ses pieds. Elle était sous le porche du petit ossuaire. Auprès d'elle, Gwen et une solide paysanne, dont elle ne connaissait pas le nom, gisaient, inanimées, peut-être assommées. Mais elle n'eut pas le temps de s'étonner. L'énorme main de Black Fish l'avait empoignée, l'entraînait avec une force irrésistible. Remorquée par le colosse, elle se mit à courir vers le dolmen. L'herbe boueuse était glissante. Marianne s'étala, mais la poigne de son guide la remit debout aussitôt.

— Allons, vite, grogna Black Fish. Est-ce que tu crois qu'on a du temps à perdre ?

Derrière le dolmen, Marianne vit deux chevaux tout sellés et poussa une exclamation de joie.

— J'espère que tu sais monter à cheval ! ajouta son compagnon.

Pour toute réponse, elle retroussa hardiment sa jupe, mit le pied à l'étrier et s'enleva comme une plume.

— Uu vrai hussard ! grogna Black Fish approbateur. C'est toujours ça ! En avant !

Au même moment, des cris éclatèrent sous le porche de l'église. La fuite était découverte. Marianne entendit la voix furieuse de Morvan qui lui intimait l'ordre dérisoire de s'arrêter. Elle éclata de rire en enfonçant les talons dans le flanc du cheval. L'animal bondit, s'élança sur la trace de Black Fish qui, déjà, piquant des deux, dévalait la colline. Un coup de feu claqua, puis un autre qui n'atteignirent personne. Se retournant, Marianne vit que le village avait disparu derrière l'épaule de la colline. Seule s'ouvrait devant eux la lande déserte avec ses genêts sauvages, ses masses rocheuses et son vent furieux. Mais Marianne s'enfonça dans la pluie avec une sorte d'ivresse. Par une déchirure des terres, elle aperçut la mer dont les gerbes écumeuses rejaillissaient haut dans le ciel et tout cet immense paysage désolé lui parut le plus beau, le plus grisant, à l'image même de la liberté qu'elle devinait confusément avoir enfin conquise sur cette terre où elle était née.

Talonnant son cheval, elle rejoignit Black Fish et se maintint à sa hauteur :

— Où allons-nous ?

— A Brest ! J'ai une petite maison dans le quartier de Recouvrance. Morvan n'aura pas l'idée de te chercher dans cette direction et puis j'ai à faire par là. Enfin... je crois qu'il est temps que nous nous expliquions sérieusement, toi et moi !

— Pourquoi m'avez-vous arrachée à Morvan ? Vous ne savez même pas qui je suis ?

Black Fish eut un petit rire et tourna vers elle son visage barbu. Il grimaça un sourire qui le fit encore plus laid.

— Ton nom, j'espère bien que tu me le diras toi-même. Quant à ce que tu es, je vais te le dire : ni une aventurière ni une dinde sans caractère. Tu es une gamine courageuse qui a fui l'Angleterre et je ne sais quel danger, et qui, sans bien savoir où elle allait, est venue chercher en France quelque chose qu'elle ne connaît même pas, simplement parce qu'il lui fallait bien aller quelque part pour survivre. Je me trompe ?

— Non, fit Marianne, c'est bien ça.

— Et puis, ajouta Black Fish d'une voix qui s'enroua brusquement, j'avais une petite, moi aussi, jadis... Elle aurait ton âge et tu lui ressembles un peu.

— Vous ne l'avez plus ?

— Non. Elle est morte ! Et je te défends de m'en parler. Galope ! Il nous faut trouver un abri avant la nuit.

Marianne obéit, mais, tout en poussant son cheval, elle se demanda si l'eau qui coulait sur le visage barbu de son étrange compagnon était uniquement due à la pluie. De toute façon, elle était prête à le suivre où il voudrait. Elle avait confiance en lui.

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