L’AIGLE ET LE ROSSIGNOL

13 OU LA GRÈCE, ROME ET CARTHAGE CHERCHENT UN ALLIÉ

Quand Marianne s’éveilla d’un mauvais sommeil coupé de cauchemars, elle avait la fièvre et grelottait malgré la paille que le brave Arcadius, inquiet, avait accumulée sur elle. Sa gorge lui faisait mal et, bientôt, elle se mit à tousser.

— Vous avez pris froid, c’est certain ! se lamenta son nouvel ami. Vous étiez glacée quand on vous a apportée ici ! Il faut que l’on vous soigne !

Aussi, quand apparut le préposé à la nourriture qui n’était autre que Requin, réclama-t-il avec énergie des tisanes, des couvertures et un calmant pour la toux.

— Je n’ai pas d’ordres ! grogna l’homme. Si elle a attrapé la crève, j’en ai rien à faire !

— Mais Fanchon aura sûrement quelque chose à faire avec toi s’il arrive malheur à cette jeune dame, pour l’excellente raison qu’elle aura à en répondre au chevalier ! Si tu n’as pas d’ordres, va en chercher !

De mauvaise grâce, traînant les pieds, Requin remonta sans se presser, mais revint beaucoup plus vite portant une pile de vieilles couvertures qu’il laissa tomber sans ménagements sur Marianne. Après quoi, il tira de sa poche un premier flacon.

— Potion, dit-il.

— J’ai demandé de la tisane chaude !

— Ça va venir !

Il prit un temps. Une espèce de combat parut se livrer en lui, puis, avec un énorme soupir, il tira de sa blouse un second flacon qu’il tendit à Arcadius avec l’expression déchirante de quelqu’un qui se sépare d’un être cher.

— Rhum ! grogna-t-il.

Arcadius mira le flacon devant la flamme puis se mit à rire.

— Il en manque ! Tu as pris un acompte, hein ? Mais je ne dirai rien si tu m’apportes tout ce que je demanderai pour elle.

— Elle peut bien crever ! lança l’autre hargneux.

— Tu l’as déjà dit ! Et ça ne m’intéresse pas ! File maintenant ! Et fais ce que je demande ou je préviens Fanchon !

Avec des soins presque maternels, Jolival se mit en devoir de faire avaler un peu de potion à la malade, puis l’emmitoufla dans les couvertures. Elle se laissait faire, la tête vide, lasse à mourir, mais au bord des larmes cependant. Elle avait été si rarement malade qu’elle n’avait, devant ce subit amoindrissement de ses forces, ni patience ni endurance. Au contraire, le mal exaspérait en elle le désir de fuir, d’échapper à cette cave qui ressemblait tant à un tombeau. Et elle ne voulait pas mourir, là, comme un rat dans son trou. La crise de désespoir qui l’avait un instant terrassée la veille avait disparu. Seul subsistait, impérieux, l’instinct de conservation.

La fièvre décuplait le travail de son cerveau. Elle cherchait désespérément de quel côté pourrait lui venir le secours, car, si elle avait compris que Bruslart n’avait sur elle aucune pensée homicide, elle était beaucoup moins sûre de Morvan. Celui-là ne tolérerait pas qu’elle échappât à sa vengeance ; même s’il devait pour cela entrer en lutte avec le chevalier. A moins qu’il ne se considérât suffisamment vengé si la vieille Fanchon réussissait à réduire Marianne à l’ignoble esclavage dont elle l’avait menacée. Pour le moment, Morvan avait suivi Bruslart, avec les autres cavaliers des Ténèbres. Mais il reviendrait et, à ce moment-là, qui pouvait savoir s’il n’aurait pas réussi à convaincre le chevalier de la supprimer ? Il avait une aide sérieuse en ce baron de Saint-Hubert qui avait, pour Marianne, tant de mépris. Et, pendant des jours et des jours, pendant que la prisonnière s’étiolerait lentement dans son souterrain, ils pourraient plaider, user la résistance de Bruslart. Plus elle y pensait et plus Marianne était persuadée qu’elle n’aurait guère le choix qu’entre la Seine et la maison du Ranelagh. Il fallait fuir avant. Mais fuir où ?

— Cessez de vous tourmenter ainsi, coupa soudain la voix apaisante de Jolival. Vous pensez trop, ma chère ! Pourquoi donc l’homme tout-puissant à qui vous avez su plaire, la nuit passée, ne vous ferait-il pas rechercher ?

— J’aurais une chance s’il souhaitait me voir ce soir, mais il ne m’a pas caché que plusieurs jours, peut-être, se passeraient avant qu’il me fasse demander. Si même il le fait jamais.

— Vous vous dépréciez ! Je suis sûr qu’il pense à vous !

— Vous êtes surtout gentil, mon ami. Vous cherchez à me rassurer, mais comment croire que j’aie pu être pour lui autre chose qu’un instant de plaisir ? N’y a-t-il aucune autre femme dans sa vie ? Chez le prince de Bénévent, j’ai entendu parler d’une comtesse polonaise...

— La Walewska ? Elle en était folle, en effet. Elle a tout abandonné pour le suivre, et c’est même parce qu’elle était enceinte qu’il s’est décidé à répudier Joséphine.

— Vous voyez bien ! soupira Marianne tristement.

— La Walewska est partie. Pas depuis longtemps, mais-elle est partie.

— Parce qu’il doit se remarier, parce qu’elle ne veut pas souffrir ! Pourquoi serais-je plus heureuse qu’elle ! On l’appelait 1’« épouse polonaise ». Elle est jeune, belle, noble, et cependant il la laisse partir. Que puis-je espérer d’autre que cette unique nuit ?

Cette fois, Arcadius de Jolival ne répondit pas. « Il sait que j’ai raison, pensa Marianne, mais il ne veut pas me l’avouer. Il craint que je ne me laisse aller au désespoir... »

Une quinte de toux lui coupa la respiration. Jolival se hâta de lui faire boire un peu de potion, puis essaya de lui faire manger un peu de la soupe chaude qu’avait apportée le Requin. Mais Marianne n’avait pas faim. La seule odeur de la nourriture, pas très appétissante à vrai dire, lui soulevait le cœur.

— J’ai soif ! dit-elle. J’ai seulement soif, mais terriblement !

Hochant la tête d’un air soucieux, il lui fit boire un peu d’eau qu’il avait réchauffée légèrement au-dessus du brasero, puis, ramenant les couvertures autour d’elle, s’installa à son chevet pour attendre. Livrée au silence, à la torpeur née de sa fièvre, Marianne, pour la première fois, songea à Jason Beaufort. Elle regrettait, maintenant, d’avoir refusé ce qu’il lui offrait. Fascinée par le miroir aux alouettes d’un brillant avenir théâtral, elle n’avait pas voulu comprendre sa mise en garde. Pourtant, il avait eu raison : le danger annoncé était venu... et il ne pouvait plus rien pour elle. Quand reviendraient Bruslart et sa bande, l’Américain serait déjà en haute mer. Bien sûr il avait parlé d’un ami, le consul américain à Nantes, un certain Paterson, mais, pour la prisonnière des carrières de Chaillot, Nantes était aussi éloignée que la planète Mars. Marianne ferma les yeux, s’efforçant de ne plus penser. Cela lui faisait mal, cela augmentait sa fièvre et elle désirait désespérément guérir.

Des heures, des heures interminables ! Jours et nuits mêlés sans qu’il fût possible de les distinguer ! Des heures qui devaient faire des jours, peut-être des semaines ! Le temps semblait si long ! Pour Marianne, ce fut une succession de moments de veille, anxieux, crispés, et de sommeil lourd dont, parfois, un cauchemar l’arrachait, épouvantée et trempée de sueur. Pendant tout ce temps, Arcadius, qui s’était mué en un compagnon inépuisablement fraternel, se dépensa sans compter, obligeant la malade à se nourrir un peu, lui faisant avaler potions et tisanes qu’il réclamait sans arrêt à Requin. Une fois par jour, la vieille Fanchon venait voir où en étaient les choses. Il n’y avait, dans son attitude, ni sollicitude ni compassion, rien que le froid calcul du maquignon dont le bétail est en train de s’abîmer.

— Elle vous surveille comme un maraîcher surveille ses salades menacées par la grêle ! disait Arcadius en essayant de rire.

Mais le rire tournait court. L’atmosphère écrasante du souterrain se faisait sentir. Le reste du temps, c’était Requin qui ravitaillait les captifs, toujours aussi hargneux, toujours inabordable. Même si elle avait eu de l’argent sur elle, Marianne ne se serait pas risquée à essayer de l’acheter. Il était le dogue de Fanchon-Fleur-de-Lys. Aucun os ne pouvait venir à bout de ce genre de gardien.

Pourtant, peu à peu, elle se remettait. Les quintes de toux s’espaçaient, la fièvre baissait, la voix brisée de la jeune femme reprenait lente ment sa couleur. Vint un moment où Marianne put sourire à son fidèle compagnon et lui dire :

— Je crois que je vais mieux... Mais sans vous je suis certaine que je n’aurais pas pu guérir.

— Vous êtes si jeune ! Je n’ai fait qu’aider la nature ! Vous vous en seriez très bien tirée sans moi.

Elle hocha la tête négativement, réfléchit un instant, puis murmura :

— Non, parce que si vous n’aviez pas été là, je n’aurais plus du tout eu envie de vivre.

Pour la première fois depuis son enlèvement, elle s’endormit d’un de ces vrais sommeils qui réparent les forces amoindries mieux que toutes les potions de la terre. Elle rêvait que la voiture noire la ramenait vers un Butard irréel, brillant comme une grosse étoile sous une neige étincelante, quand un bruit insolite la réveilla en sursaut. Elle se dressa aussitôt sur son séant, vit que, dans son coin, Arcadius était réveillé lui aussi et écoutait. Dans la pénombre, leurs regards se croisèrent :

— Qu’est-ce que c’était ? chuchota Marianne.

— On aurait dit la chute d’une pierre... Tenez ! Cela recommence ! Cela vient du fond de la carrière.

Le couloir qui passait devant la grotte-prison s’achevait, un peu plus loin, en cul-de-sac, ainsi que Jolival l’avait expliqué à Marianne.

On entendait maintenant un bruit de grattement, puis, très net, un juron étouffé. Aussitôt, Arcadius fut debout. Dans le couloir, la lumière d’une chandelle était apparue et progressait en tremblant le long des murailles blanchâtres. Oppressée, Marianne s’était levée, elle aussi, et avait rejoint son compagnon. Quelqu’un venait, à n’en pas douter ! Mais qui pouvait venir et par quel chemin ?

— On a dû percer un mur, chuchota Jolival.

La pierre de craie se travaille assez facilement avec de bons outils. Reste à savoir...

Il n’acheva pas. La lumière se rapprochait. Des pas précautionneux se faisaient entendre, légers, mais réels. Une ombre grandit sur le mur et, malgré elle, Marianne se serra contre Arcadius. Et, soudain, elle dut retenir un cri de stupeur. Même dans la lumière déformante de la bougie qu’il tenait, elle reconnaissait la tignasse rousse et les traits de Gracchus-Hannibal Pioche, le commissionnaire qui lui avait fait remarquer la présence de la voiture noire. Un soupir de soulagement lui échappa.

— C’est un ami ! dit-elle à Jolival.

D’ailleurs, Gracchus-Hannibal avait déjà repéré le renfoncement grillé que le brasero éclairait vaguement. Il s’approcha de la grille et son visage inquiet s’éclaira d’un large sourire.

— Enfin, j’vous retrouve, mademoiselle Marianne ! Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait faire des cheveux !

— Pourquoi ? Est-ce que vous me cherchiez ? Comment avez-vous découvert que j’avais disparu ?

Un espoir se levait en elle. Si le modeste Gracchus avait eu des soupçons, un homme aussi remarquable que Talleyrand ne pouvait pas ne pas en avoir.

— Oh, c’est simple ! La voiture noire s’était attachée à vous et moi je m’étais attaché à la voiture noire. Le jour tout au moins, parce que la nuit, en général, je dors !

— Peste ! coupa Arcadius, vous avez de bonnes jambes ! Suivre une voiture...

— Dans Paris, ça ne va jamais très vite, surtout quand on suit quelqu’un ! Et puis, c’est vrai, j’ai de bonnes jambes. Où est-ce que j’en étais ? Ah ! oui... il y a une semaine, en venant le matin prendre ma faction aux environs de la voiture, je ne l’ai plus trouvée. Je ne vous ai pas vue sortir non plus. Ça m’a paru bizarre. Alors, je me suis arrangé pour lier conversation avec Joris, le portier de l’hôtel Talleyrand. Je lui ai balayé la neige de son trottoir, on a causé. Je suis revenu plus tard pour lui prêter la main et j’avais apporté une bonne bouteille. Ça suffit pour vous délier la langue d’un honnête homme. En deux jours j’étais devenu son plus proche parent ! Il a dit que vous étiez sortie, une nuit, avec le prince et que vous n’étiez pas rentrée. Même qu’on chuchotait dans la maison qu’un grand personnage s’était pris d’intérêt pour vous. Mais l’absence de cette voiture, ça me travaillait... d’autant plus que je savais où elle remisait et que j’avais vu plusieurs fois l’homme qui était dedans se rendre au cabaret de l’Homme-de-Fer. Ça ne collait pas tout à fait avec l’histoire du grand personnage. Alors, j’ai commencé ma petite enquête.

— Mais comment en êtes-vous arrivé ici ? fit Marianne pleine d’admiration pour l’astuce du jeune homme.

Gracchus-Hannibal se mit à rire.

— C’est pas d’aujourd’hui que je connais les vieilles carrières. J’y ai joué, tout gamin, avec les copains et on y a fait des drôles de parties avant que les gens de l’Homme-de-Fer bouchent cette galerie qui correspond à l’ancienne crypte de la Visitation. Pendant la Terreur, ça a servi de refuge à plus d’un suspect, comme d’ailleurs les carrières de Montmartre. Mais, moi, je connais tout ça comme ma poche !

— Nous sommes dans un cul-de-sac, intervint Jolival. Comment êtes-vous entré sans passer par la crypte ? J’ai cru entendre que vous aviez déchaîné une avalanche ?

— C’est un peu ça. Les galeries, au-delà de ce cul-de-sac, s’étendent assez loin, mais le grand égout de la rive droite avec lequel elles communiquent arrive à la Seine tout près d’ici. Et puis, leur construction n’est pas tellement fameuse. Il y a des fissures et j’ai entendu des voix la nuit dernière. De là à penser qu’il fallait chercher dans ce coin-là... Je suis revenu avec un outil pour desceller quelques pierres... et me voilà ! J’suis rudement soulagé de voir que vous êtes toujours vivante, mamz’elle Marianne ! A vous rien cacher, j’y croyais guère.

— Pourquoi ? Vous connaissez les gens d’ici ?

Gracchus haussa les épaules et regarda Marianne avec une sincère commisération.

— La vieille à la fleur de lis ? Ma pauvre demoiselle ! Qui c’est qui la connaît pas, à Paris ! Et qui c’est qu’en a pas la frousse ! Je crois bien que même le citoyen Fouché en a peur ! En tout cas, faudrait payer cher ses argousins pour qu’ils aillent traîner leurs guêtres dans la rue des Bonshommes après le coucher du soleil ! Pas plus à l’Homme-de-Fer qu’à son frère jumeau l’Epi-Scié, sur le boulevard du Temple, on ne se risque volontiers. Tous ceux qui l’ont fait ont disparu sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils étaient devenus. J’ajoute que les deux cabarets appartiennent à la Desormeaux. Ah ! c’est un personnage ! La reine des bas-fonds en quelque sorte !

Marianne, fascinée, écoutait le jeune garçon avec un intérêt qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, mais Jolival, lui, donnait quelques signes d’impatience. Il finit par déclarer :

— Tout cela est bel et bon, mon garçon, mais j’imagine que tu n’as pas fait tout ce chemin pour nous faire le panégyrique de Fanchon ? Il vaudrait mieux nous aider à sortir de là ! Je pense que ce trou que tu as eu la bonne idée de creuser peut livrer passage à une jeune dame ?

— Le trou, oui, fit Gracchus. Mais comment est-ce que je vais vous tirer de derrière cette grille ? C’est pas du petit fil de fer, ça ! Regardez-moi ces barreaux, c’est gros comme un bras d’enfant !

— Ecoute, mon garçon, si tu ne mets pas un frein à ton enthousiasme pour notre prison et nos geôliers, je passe mon bras adulte entre ces bras d’enfants et je t’aplatis le nez ! Tu ne vois pas que mademoiselle est souffrante et qu’il faut la sortir de là au plus vite !

— Oh ! ne le brusquez pas ! pria Marianne. Je suis certaine qu’il cherche le moyen.

— Pourquoi que je me serais donné tant de mal sans ça ? ronchonna Gracchus-Hannibal. Seulement, pour cette nuit, y a rien à faire. L’est trop tard ! Ça a l’air de rien, mais l’est sûrement pas loin de 5 heures. Et faut que j’aille chercher des outils idoines. Une bonne lime, peut-être... A moins qu’on essaie de desceller un ou deux barreaux...

— ... ou de démolir tout un pan de mur ! fit Arcadius goguenard. Tu n’es pas fort en serrurerie, à ce qu’on dirait. Trouve-moi de bons outils de serrurier et reviens demain à la nuit tombée, si tu peux. Tu as raison, il est trop tard !

Marianne s’efforça de cacher sa déception. En voyant surgir le jeune garçon, elle avait cru que la liberté était à portée de la main. Et il fallait attendre encore toute une grande journée. Sous sa casquette bleue, Gracchus-Hannibal se grattait la tête.

— Des outils de serrurier ? fit-il. Oui, ça se pourrait peut-être... mais où ?

— Ecoutez, dit soudain Marianne en qui naissait une idée. Si vous avez besoin d’aide, il y a peut-être quelqu’un qui pourrait le faire... si toutefois il est encore à Paris.

— Dites toujours, mamz’elle.

— Allez à l’hôtel de l’Empire. Demandez

M. Jason Beaufort. C’est un Américain. Vous vous souviendrez ? Jason Beaufort.

— Attendez ! fit le jeune garçon en tirant un papier et un crayon de sa casquette. J’vais l’noter. Là... ça y est. Et qu’est-ce que je lui dirai ?

— Que vous venez de la part de Marianne... qu’elle a besoin d’aide ! Vous lui direz alors où je suis.

— Et s’il n’est plus là ?

— Alors, vous ne direz rien à personne ! dit-elle tristement. Vous viendrez me le dire à moi, tout simplement.

— Vous ne voulez pas que je prévienne, rue de Varenne ?

— Non ! Non... pas pour le moment ! Nous verrons si M. Beaufort est parti.

Marianne n’aurait pu dire ce qui la poussait à appeler Beaufort à son secours. Il l’avait cruellement blessée et elle se méfiait encore de lui, mais il représentait la seule chance qu’elle possédât de fuir, une bonne fois, tout ce qui l’accablait depuis que, pour son malheur, elle avait été mariée à Francis Cranmere. Avec Beaufort, seulement, le mot évasion prenait toute sa signification. Si elle parvenait à fuir avec lui, son bateau, en quittant les côtes de France, ferait tomber toutes les chaînes dont on l’avait chargée. Il n’y aurait plus de Fouché, ni de rapports, plus de Talleyrand aux combinaisons trop subtiles, aux idées trop géniales, à la diplomatie trop souple... et surtout, surtout, elle mettrait l’Océan, ce rempart infranchissable entre elle et l’homme qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer. Elle aurait pu consacrer sa vie à Charles Denis, mais qu’avait besoin Napoléon, Ier empereur des Français, de l’amour d’une fille comme elle ? Dans une semaine, moins peut-être, il l’aurait oubliée si ce n’était déjà fait. Toutes ses pensées ne devaient-elles pas être tournées vers cette archiduchesse d’Autriche qu’il voulait épouser ? Mieux valait s’en aller, ne plus chercher à le revoir, surtout pour ne pas risquer de succomber encore ! Et puis, là-bas, essayer de guérir !

Pour se donner du courage, elle se disait qu’elle n’accepterait l’aide de Beaufort que juste ce qu’il faillait, qu’elle essaierait de chanter. Il devait y avoir des théâtres, dans ce lointain pays, des salles de concerts.

— Vous voulez partir en Amérique ? fit près d’elle la voix paisible de Jolival.

Ainsi ramenée sur terre, Marianne s’aperçut que Gracchus-Hannibal était parti. On entendait, dans les profondeurs de la galerie, un bruit de pierres remuées. Le jeune garçon devait reboucher tant bien que mal le trou qu’il avait ouvert.

— Je crois, répondit-elle, que c’est ce que j’ai de mieux à faire.

— Peut-être ! Vous ne voulez donc plus « le » revoir ?

— Non ! C’est préférable pour moi, plus encore que pour lui ! Il ne faut pas que je le revoie ! A aucun prix.

— Pourquoi ?

La concision de la question frappa Marianne. Obligée de répondre aussi simplement, de donner une raison profonde à son désir d’évasion, elle en prit une conscience plus aiguë en l’exposant.

— Parce que j’ai peur, dit-elle tout bas.

— Vous avez peur, acheva tranquillement Joli-val, de constater que vous aimez autant Napoléon que Charles Denis, davantage peut-être ! Quoi que vous en pensiez, une auréole de gloire ne fait jamais mal autour de l’objet d’un amour... même si, politiquement, on n’a pas tout à fait les mêmes idées : la gloire n’en est pas moins là ! Et vous croyez que vous l’oublierez mieux si vous mettez un océan entre vous deux ?

— Je l’espère ! Quelqu’un, je ne sais plus qui, a dit qu’en amour la plus grande victoire c’était la fuite.

Arcadius de Jolival se mit à rire de bon cœur.

— Ne cherchez pas : c’est justement lui ! Napoléon croit beaucoup aux vertus de la fuite en amour. Reste à vérifier la vérité de cette belle phrase. Je peux dire, en tout cas, qu’il ne l’a guère pratiquée.

— Eh bien, moi, je fuirai ! Comprenez-moi, Arcadius, je souffrirais trop si je restais. Ne doit-il pas bientôt se remarier ?

— Et alors ? Mariage de convenance, mariage dynastique ! Jamais une telle union n’a empêché un homme d’aller vers ses amours réelles.

— Mais je ne suis pas ses amours réelles ! Je ne suis qu’une passante dans sa vie. Comment ne le comprenez-vous pas ?

— Admettons ! Vous auriez pu, avec son aide, devenir, en quelques jours, ce que vous rêviez d’être, une grande cantatrice. Vous préférez aller, comme feu Christophe Colomb, à la découverte de l’Amérique. C’est peut-être aussi bien, mais retenez ce que je vous dis : même de l’autre côté de la terre, vous n’oublierez pas l’Empereur !

— L’Empereur...

Pour la première fois, l’éclat du titre la frappa. L’homme qu’elle aimait portait la plus haute des couronnes. Depuis Alexandre et César, il était le plus grand homme de guerre de tous les temps. Devant lui se courbaient presque tous les peuples d’Europe. Comme en se jouant, il avait remporté victoire sur victoire, conquis des terres immenses. Comme en se jouant... il l’avait conquise, elle, il l’avait courbée sous un amour trop grand pour sa petite âme romanesque, un amour qui n’aurait même pas les ailes de la légende pour l’aider à supporter le poids écrasant de l’Histoire. D’une voix blanche, elle demanda :

— Pourquoi pensez-vous que je ne l’oublierai pas ?

Avec un énorme soupir, Jolival s’étira et alla se réinstaller dans la paille. Il bâilla largement, puis déclara avec placidité :

— Parce que ce n’est pas possible ! J’ai essayé !


Les heures qui suivirent furent, pour Marianne, les plus mortelles jamais vécues. L’absence d’horloge se faisait cruellement sentir parce que étant incapable de mesurer le temps écoulé ce temps lui semblait interminable. Jolival essaya bien de demander l’heure à Requin lorsqu’il apporta l’unique repas du jour, mais s’entendit répondre :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

Il fallut donc se livrer à une appréciation approximative. Pour calmer l’énervement de sa compagne, Jolival lui fit remarquer qu’en hiver la nuit tombait de bonne heure, mais rien ni personne ne pouvait calmer l’énervement de la jeune femme. Il y avait tant d’obstacles entre elle et la liberté ! Et puis, Beaufort serait-il encore là ? Le jeune commissionnaire parviendrait-il à revenir ou bien, effrayé par les difficultés de la tâche, n’abandonnerait-il pas purement et simplement son projet ? Une foule de suppositions, toutes plus désespérantes les unes que les autres, se présentaient à l’esprit enfiévré de Marianne. A certains moments, elle en venait à penser qu’elle avait rêvé la visite de Gracchus-Hannibal Pioche. Sans Jolival, qui gardait, lui, un calme imperturbable, elle eût été incapable de contrôler ses nerfs. Mais l’homme de lettres semblait si tranquille, si détendu qu’il en était presque agaçant. Marianne aurait voulu qu’il partageât ses angoisses, ses cogitations brumeuses au lieu d’attendre paisiblement les événements. Il est vrai qu’il n’avait guère à redouter qu’un mariage désagréable, lui.

Marianne recommençait pour la centième fois à arpenter leur prison quand la voix chuchotée d’Arcadius la figea sur place.

— On vient ! dit-il. Notre sauveur roux ne doit plus être loin. Si mes calculs sont justes, il n’est pas loin de 9 heures du soir.

On venait, en effet, mais pas du cul-de-sac. Et soudain, devant les yeux éperdus de Marianne, ce fut Morvan qui apparut. Enveloppé d’un grand manteau noir où brillaient des gouttes d’eau, il offrait, sans masque, son visage mutilé. En le voyant surgir de l’ombre, Marianne ne put retenir une exclamation d’horreur à laquelle se mêlait la peur d’entendre tout à coup la pioche de Gracchus disjoignant à nouveau les pierres de la muraille. Si le jeune garçon arrivait à cette minute même, il était perdu sans recours possible. Les cavaliers des Ténèbres n’hésiteraient même pas un instant à sacrifier un garçon en qui ils ne verraient qu’un espion, donc un danger. Des yeux, Marianne chercha le regard de Jolival et y lut le reflet de sa propre pensée. Il était déjà près de la grille et s’écriait, un ton trop haut pour sa voix normale.

— On dirait qu’il nous arrive de la visite ! En vérité, nous n’en attendions plus guère, du moins de cette qualité !

Marianne comprit aussitôt qu’en parlant si fort il espérait être entendu de Gracchus s’il était déjà de l’autre côté du mur et le mettre ainsi en garde. A son tour, elle lança à pleine voix :

— Ce genre de visite ne me cause aucun plaisir. Que venez-vous faire ici, monsieur le Pillard de naufragés ?

— Voir comment vous vous portez, ma toute belle ! En vérité, depuis que nous avons été contraints de vous quitter si brusquement, je n’ai guère cessé de penser à vous... ni d’en parler d’ailleurs ! Je pense que les oreilles ont dû vous tinter tant nous avons discuté à votre sujet, le chevalier, le baron et moi.

— J’ignore ce que vous avez pu dire et je ne tiens pas à le savoir, du moins par vous. Le chevalier de Bruslart saura bien me répéter vos propos et, avec lui, ils auront plus de chance de n’être pas déformés !

Morvan fit la grimace et recula d’un pas.

— Qu’avez-vous besoin de crier de la sorte ? Je ne suis pas sourd ! Vous me brisez les tympans !

— Je regrette, fit Marianne sans baisser le ton. Mais je viens d’être malade et ma voix n’est audible que si je crie !

— Criez donc tant qu’il vous plaira, vous crierez bientôt sur un autre ton ! Ce petit voyage a été tout à fait providentiel. Ce cher chevalier pour qui une jolie femme a toujours quelque attrait montrait envers vous une douceur, une mansuétude tout à fait hors de propos. C’est un cœur simple, une âme sensible en qui les vieux principes de chevalerie sont encore regrettablement vivaces. Heureusement, j’ai eu tout le temps de lui fournir, à votre sujet, quelques précisions qui, je crois, ont emporté sa décision.

Marianne sentit son cœur trembler dans sa poitrine. Il s’était produit tout juste ce qu’elle avait redouté. Morvan avait retourné le chevalier contre elle. Et sans doute venait-il se donner l’affreux plaisir de lui annoncer sa mort prochaine. Mais pour rien au monde elle n’eût montré à cet homme la peur qui lui mordait le ventre. Haussant les épaules avec insolence, elle lui tourna le dos.

— Si vous êtes parvenu à convaincre le chevalier de Bruslart de renoncer à ses célèbres principes et d’assassiner froidement une femme sans défense, je vous fais mon compliment ! Vous auriez dû faire carrière dans la diplomatie ! C’eût été plus honorable que l’emploi que vous vous êtes choisi... mais peut-être aussi moins lucratif !

Morvan, touché au vif, eut un geste de colère comme s’il allait se jeter sur la grille mais il se ravisa. Avec un sourire cruel, il persifla :

— Qui vous parle d’assassinat ? Ce principe-là est de ceux sur lesquels un Bruslart ne transige pas, mais vous n’en recevrez pas moins la punition que vous méritez. J’ai pu le convaincre de vous confier à notre chère Fanchon que vous intéressez, selon moi, plus que de raison. Elle vous assurera un emploi tout à fait dans vos possibilités... et saura se montrer reconnaissante envers un homme capable de renoncer à sa vengeance, à son profit, et au sien propre !

— J’admire, riposta Marianne écœurée, les scrupules du chevalier qui épargne la vie d’une femme mais la déshonore de la plus ignoble façon !

— Déshonorée ? Quel mot, surtout pour vous ! Les scrupules du chevalier n’ont guère tenu lorsque je lui ai raconté vos exploits dans ma grange avec cet espion bonapartiste qui vous tenait lieu de serviteur, et aussi que je vous avais trouvée, sur une grève, dans le plus simple appareil et entre deux de mes hommes que vous tentiez de séduire. Vous avez d’ailleurs assassiné l’un d’eux peu après... Non, après ce récit fait avec une grande vérité, le chevalier n’a plus du tout hésité. D’autant plus qu’il compte bien être le premier de vos clients !

Suffoquée d’horreur devant cet étalage de cruauté et de duplicité, Marianne ne trouva rien à répondre. Elle éprouvait un dégoût tel qu’elle en oubliait le danger couru par le commissionnaire. Mais Arcadius de Jolival s’interposa.

— Je crois, monsieur, qu’en voilà assez ! fit-il en tiraillant nerveusement les poils raides de sa moustache. Vous avez fait, à merveille, votre vilain métier et je vous prie de laisser mademoiselle en paix. J’ignore ce que valent au juste les scrupules d’un Bruslart qui accepte n’importe quelle ignoble affirmation d’un naufrageur, mais je peux tout de suite vous renseigner sur votre propre compte : vous êtes un fier misérable !

Morvan devint très pâle. Marianne vit sa mâchoire se crisper. Il allait répondre quand, dans les profondeurs de la crypte voisine, la voix du chevalier cria :

— Holà ! Kerivoas ! Venez ici et laissez les prisonniers en paix. Nous réglerons cette affaire au retour ! Nous en avons une plus urgente pour le moment.

Des reflets de torches, en effet, dansaient maintenant sur les murs. On entendait un bourdonnement de voix proches. Morvan, qui allait peut-être s’élancer sur la grille, s’arrêta net. Tournant les talons, il haussa les épaules.

— Je reviendrai plus tard couper vos grandes oreilles, mon petit monsieur ! Soyez tranquille vous ne perdrez rien pour attendre.

Tandis qu’il s’éloignait pour rejoindre les autres, Marianne, découragée, retourna s’asseoir dans la paille, les bras autour des genoux, sa tête aux longs cheveux dénoués posée sur ses bras.

— C’est fini ! murmura-t-elle. Nous sommes perdus. Si ce malheureux garçon venait maintenant, il serait perdu avec nous.

— Un peu de patience. Nous avons crié assez fort pour qu’il soit sur ses gardes. Il attend peut-être derrière le mur.

— Attendre quoi ? Il ne pourra même pas nous approcher ! Les conspirateurs sont installés dans la crypte et pour combien de temps ! On les entend d’ici.

— Chut ! Ecoutez ! ordonna Jolival.

Il alla s’installer contre la grille le plus près possible de la crypte où des voix confuses se faisaient entendre.

— Ils tiennent conseil ! chuchota-t-il.

— Et... vous comprenez quelque chose ?

Il fit signe que oui, désigna ses grandes oreilles avec un sourire significatif et Marianne se tut, se contentant d’observer la physionomie mobile de son compagnon qui, peu à peu, se chargea de gravité, puis d’inquiétude. Elle entendait une voix, assourdie, mais qu’elle reconnaissait pour être celle du chevalier de Bruslart, encore qu’il lui fût impossible de distinguer un mot. Le chef des conspirateurs parlait. Il semblait faire une sorte d’exposé. De temps en temps, une autre voix s’interposait mais toujours Bruslart reprenait la parole. Et, peu à peu, le visage de Jolival devenait un masque tragique. Alarmée, Marianne toucha son bras, chuchota :

— Qu’y a-t-il ? Vous me faites peur ! C’est de nous qu’il est question, n’est-ce pas ?

Il fit signe que non, puis souffla rapidement.

— Non... et même, ils vont partir ! Un peu de patience.

Il se remit à écouter, mais le conseil devait être fini. Il y eut le raclement des tabourets sur les dalles, le bruit des pieds bottés. Toutes les voix se mirent à parler à la fois, puis celle de Bruslart domina les autres :

— En selle, messieurs ! ordonna-t-il. Pour Dieu et pour le Roi ! Cette nuit, enfin, la chance est avec nous !

Cette fois, il n’y avait pas de doute. Ils partaient. Les pas s’éloignèrent, les voix décrurent, les lumières disparurent. En peu d’instants, Marianne et Arcadius retrouvèrent le silence pesant, la rouge semi-obscurité de leur souterrain. Jolival quitta la grille, s’approcha du brasero. Marianne chercha en vain son regard.

— Vous avez entendu ce qu’ils disaient ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête en signe d’assentiment, mais n’ouvrit pas la bouche. Il avait l’air de réfléchir profondément. Cependant, Marianne éprouvait trop d’inquiétude pour respecter ce silence.

— Où vont-ils ? demanda-t-elle avec un commencement d’énervement. Pourquoi la chance est-elle avec eux, cette nuit ? Que vont-ils faire ?

Enfin, Jolival la regarda. Sa figure de souris habituellement si gaie semblait endeuillée par une pensée désolante. Il parut hésiter un instant puis, comme Marianne venait s’accrocher nerveusement à son bras, il dit enfin :

— J’hésitais à vous le dire, mais, qu’ils réussissent ou non, vous l’apprendriez toujours. Par un de leurs espions au palais, ils viennent d’apprendre que l’Empereur se rend ce soir à Malmaison. L’ex-impératrice est souffrante. Elle a aussi appris que l’archiduchesse autrichienne a définitivement été choisie comme épouse par l’Empereur et elle s’en remet mal. La décision du départ a été prise il y a une heure seulement.

— Et alors ? fit Marianne qui avait senti son cœur manquer un battement au mot « empereur », puis se crisper douloureusement à l’annonce du mariage prochain.

— Alors ? Ils vont reprendre le vieux projet de Cadoudal et d’Hyde de Neuville, le vieux projet que depuis le Consulat Bruslart n’a jamais réussi à mener à bien : tendre un piège à Napoléon quand il quittera Malmaison, assez tard sans doute, arrêter sa voiture, maîtriser ses gardes, l’enlever enfin et...

— ... le tuer ! fit Marianne dans un cri.

— Bruslart ne veut pas. Il veut seulement enlever l’Empereur, lui faire passer le détroit et le livrer pieds et poings liés à l’Angleterre, à moins qu’il n’accepte de se battre en duel avec lui. Un duel avec Napoléon, cela a toujours été le grand rêve du chevalier !

— Il est fou ?

— Non. A sa manière, c’est un paladin. Il n’admet que le combat loyal et on peut dire qu’il ne s’est fait conspirateur que parce qu’il ne pouvait pas faire autrement et parce qu’il n’y a plus d’armée royaliste. Mais, dans ce duel, Bruslart peut être tué ou, s’il n’a pas lieu, les autres conjurés peuvent forcer la main du chevalier. L’enjeu est d’importance, cette fois, et j’en sais – dont votre ami Morvan – qui veulent à tout prix la tête de Napoléon.

— Pourquoi ?

Jolival eut un petit ricanement sarcastique.

— C’est simple : le plus riche des grands d’Espagne, le duc de Médina-Cœli, offre la moitié de son énorme fortune à qui tuera Napoléon et lui apportera la preuve de cette mort.

Le silence qui suivit permit à Marianne de prendre une juste conscience de son émotion. Son cœur s’était mis à battre sur un rythme désordonné. Elle tremblait de tous ses membres, mais s’efforça de retrouver son sang-froid.

— Pourquoi ont-ils dit que la chance est avec eux ?

— Parce que le départ a été décidé très rapidement. Il n’y aura qu’une très faible escorte pour ne pas éveiller l’attention. Et, cette nuit, les conjurés sont au moins vingt-cinq !

— Mais Fouché ? Fouché qui sait tout, qui voit tout ? Fouché ne peut-il arrêter cette conspiration-là comme les autres ?

— Fouché sera pris de vitesse. Et puis, il faut bien avouer que, depuis quelque temps, l’attention de Fouché paraît se relâcher quelque peu ! Volontairement, d’ailleurs, car cet homme-là ne fait jamais, rien sans raison ! Ma chère enfant... il est très possible que nous ayons tout à l’heure le grand honneur de partager notre geôle avec Sa Majesté l’Empereur et Roi, ce qui serait à la fois la plus profonde de mes joies et le plus douloureux de mes regrets.

Marianne repoussa courageusement l’image torturante et douce qu’il lui offrait : son amour, ligoté, la rejoignant dans le souterrain.

— Mais il faut empêcher cela ! Il le faut ! Je connais Morvan : il ne laissera pas Bruslart l’amener ici ! Un coup de pistolet est vite parti, la nuit, dans un combat. Mon Dieu ! Je veux aller à son secours ! Je ne peux pas le laisser assassiner ainsi ! Lui ! Ils vont le tuer, ces misérables ! Je vous dis qu’ils vont le tuer !

Dans un élan aveugle, elle s’était jetée sur la grille qu’elle avait saisie à pleines mains et tentait de secouer sans même parvenir à l’ébranler. Ses doigts s’écorchèrent sur les énormes barreaux rouillés, mais elle ne sentait pas la douleur, pas plus qu’elle ne voyait encore sa prison. Ce qu’elle voyait, c’était une route dans la nuit, sous la neige, une voiture arrêtée, peut-être renversée, des chevaux se débattant aux mains d’hommes masqués, des corps étendus dans la neige déjà rouge, un homme sans arme aux mains des conjurés et Morvan, Morvan ricanant sinistrement en appuyant un pistolet sur la tempe de cet homme, celui qu’elle aimait...

— Je ne veux pas, cria-t-elle éperdue, résistant de toute sa force à Jolival qui tentait de l’arracher de cette grille où elle se meurtrissait, je ne veux pas qu’on le tue ! Je l’aime ! Napoléon !

C’était la première fois que, dans son désarroi, elle osait crier tout haut le nom qui la hantait depuis qu’elle savait la vérité et que, tant de fois, dans sa fièvre, elle s’était répété tout bas. Pour la faire taire, il fallut qu’Arcadius la bâillonnât de sa main et, d’un suprême effort, l’arrachât enfin de la grille.

— Vous allez ameuter tout ce nid à rats ! gronda-t-il. Avez-vous oublié que nous attendons quelqu’un ?

C’était vrai. Elle avait oublié Gracchus-Hannibal Pioche ! Mais, la crise nerveuse coupée net, Marianne se laissa glisser à terre, la tête dans ses mains, et se mit à pleurer.

— Il ne viendra plus maintenant. Il a dû entendre ces hommes et il a compris que c’était impossible pour cette nuit ! Si même il est venu...

— Pourquoi ne serait-il pas revenu ? fit Jolival bourru. J’y crois, moi, à ce gamin ! Il a un regard qui ne trompe pas. Il fera tout pour vous tirer de là.

— Peut-être ! Mais, pour cette nuit, c’est fini, fini ! Il ne viendra plus ! Et les conjurés galopent déjà sur la route de Malmaison ! Mon Dieu !

Comme pour ne plus entendre le galop des chevaux qui résonnait dans sa tête, Marianne boucha ses oreilles de ses deux mains, ferma les yeux. Jamais encore autant qu’à cette minute elle n’avait souhaité s’anéantir. Aussi ne vit-elle pas Arcadius se diriger brusquement vers la grille, s’y accrocher à son tour, tandis que, dans les profondeurs du souterrain, la chute d’une pierre se faisait entendre, puis une autre...

Aussitôt, Arcadius fut sur elle. Il la saisit aux épaules, la secoua sans ménagements.

— Ecoutez ! mais écoutez donc ! Il arrive !... Il rouvre le trou dans le mur.

Galvanisée, les prunelles dilatées, agrippée d’une main à la main d’Arcadius, elle écouta, de toute son âme. C’était vrai, on venait ! On venait par le cul-de-sac ! Sans plus oser respirer, elle suivit la progression du jeune garçon. Il y eut un bruit de course et, tout à coup, elle vit Gracchus-Hannibal surgir du couloir en courant. Un homme beaucoup plus grand que lui courait sur ses talons et, l’instant suivant, la haute silhouette de Jason Beaufort se dressa derrière la grille. Marianne eut un cri de joie.

— Vous ! Dieu soit loué, vous êtes venu !... Vous n’étiez pas parti !

Elle vit rire ses yeux bleus dans son visage basané, sentit, autour de ses mains froides, la chaleur de celles de l’Américain qui, à travers la grille, s’en était emparé et les serrait.

— C’est tout juste ! fit-il gaiement. Je pars demain, mais aucune force au monde n’aurait pu m’empêcher de vous tirer de ce nouveau pétrin où vous vous êtes fourrée, jeune sotte ! Allons, ne pleurez plus ! Nous allons vous sortir de là bien vite ! Voyons cela, ajouta-t-il en se tournant vers Gracchus-Hannibal qui, armé d’une lime plus grande que lui, s’attaquait bravement à l’un des barreaux avec l’aide d’Arcadius, en expliquant qu’ils avaient dû attendre le départ des conspirateurs.

— J’étais en haut, dit-il, tandis que m’sieur Beaufort était en bas.

— Vite ! pria Marianne, il faut que nous sortions d’ici très vite ! Ou plutôt non...

Une autre idée lui venait. Qu’importait son sort à elle si Napoléon était sauf ?

— Laissez-nous ici et courez le prévenir !

— Qui ça ? s’écria Beaufort stupéfait. Vous êtes encore plus folle que je ne pensais ! Laissez-nous travailler.

— Non, je vous en prie, écoutez-moi... C’est trop grave !

En quelques phrases hachées, elle lui expliqua ce qui se passait, le danger mortel couru par l’Empereur. Sourcils froncés, il l’écouta sans cesser de travailler, mais, quand elle eut fini, il jeta la lime avec humeur et haussa les épaules :

— Pas question de sortir d’ici sans vous ! J’admire Napoléon mais je ne vous laisserai pas plus longtemps aux mains de ces sauvages ! Surtout s’ils reviennent bredouilles ! On n’en sortira pas, moussaillon ! fit-il à l’adresse de Gracchus-Hannibal qui ramassait déjà la lime.

Puis, cette fois, en regardant Arcadius, il dit brusquement :

— Est-ce que, si vous criez, on vous entend de là-haut ?

— Oui... J’ai déjà réussi à faire descendre le valet de chambre de ce délicieux hôtel en beuglant comme un bœuf quand l’urgence s’en faisait sentir.

— Alors, criez, mon ami, criez de toutes vos forces, mais attirez votre geôlier ici ! Je me charge du reste. Allez-y, garçon, et de bon cœur !

Un long hurlement jaillit du gosier de Jolival, avec une puissance qui fit sursauter Marianne, tandis que Beaufort allait se dissimuler à l’angle du couloir vers le cul-de-sac. Son grand corps aux muscles longs, moulé dans une sorte de tricot de marin et dans des culottes collantes noires, se confondit si exactement avec les ténèbres du couloir que Marianne, au bout d’un instant, ne le distingua même plus. Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait faire, mais Arcadius hurlait toujours avec beaucoup de conviction. Sa voix, que la jeune femme n’aurait jamais crue si puissante, roulait sous les voûtes suintantes et paraissait résonner dans tout le quartier. Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, on put entendre une galopade puis la voix furieuse de Requin qui glapissait :

— Pas un peu malade de gueuler comme ça ? J’vais t’faire taire, moi !

Le malandrin surgit au moment même où Jolival, se jetant à terre, s’y roulait comme quelqu’un qui se tord de douleur, en criant de plus belle.

— Vite, cria à son tour Marianne qui avait enfin compris. Il souffre ! Je ne sais pas ce qu’il a...

— Bon Dieu de bon Dieu ! jura Requin qui s’énervait sur la grille qu’il n’arrivait pas à ouvrir ; mais, déjà, Jason était sur lui. D’un bond de fauve, l’Américain avait sauté sur son dos et, tandis qu’il le faisait crouler sous son poids, son bras gauche, bloqué sous la gorge de l’homme, coupait brusquement sa respiration. Requin n’eut qu’un gémissement avant de perdre connaissance. Pour faire bonne mesure, Jason l’assomma d’un maître coup de poing puis, s’emparant du trousseau de clefs, ouvrit la grille et, se précipitant sur Marianne, l’enleva dans ses bras comme une simple plume.

— Filons d’ici ! dit-il en repoussant du pied le corps de Requin qui lui barrait le passage. Fourrez-moi ça derrière la grille, refermez et donnez-moi la clef. On la jettera dans l’égout. Ce rat ne restera pas évanoui plus de dix minutes. Il faut en profiter.

— Et si on l’étranglait ? proposa doucement Gracchus-Hannibal. Ça ne serait pas une grande perte et on serait plus tranquilles !

Jason se mit à rire.

— J’aurais dû le faire tout à l’heure, mais, puisque je l’ai manqué, laissons-le. Je ne peux pas tuer un homme évanoui.

Emportant Marianne qui avait glissé instinctivement ses bras autour de son cou, il prit sa course vers le trou du mur mais dut poser la jeune femme à terre pour le franchir, car il ne s’agissait que d’une mince fissure. Derrière lui venait Arcadius qui s’efforçait de retrouver l’élasticité de ses jambes un peu rouillées par la captivité. Gracchus-Hannibal fermait la marche et prit la peine, en passant, de replacer les pierres qu’il avait fait tomber.

— On ne sait jamais ! commenta-t-il prudent.

Jolival se mit à rire.

— Tu espères avoir encore à faire par ici ? fit-il en allongeant une bourrade amicale au jeune garçon. En tout cas, fils, on te doit une fière chandelle et j’espère bien un jour te payer ma dette ! Je te dois plus que la vie !

— Marchez, bredouilla le jeune garçon confus, ça vaut pas la peine d’en parler !

— Tu crois ? Moi, je trouve que si ! conclut Jolival d’un ton pénétré.

De l’autre côté du mur, c’était une courte galerie puis l’égout. Une odeur fétide, écœurante, emplit les narines de Marianne que Jason avait reprise dans ses bras en disant :

— Il va falloir descendre un moment dans l’eau, inutile de se mouiller à deux.

Il suivit un instant l’étroit rebord qui longeait le flot noir. Arcadius, armé d’une torche qu’il avait allumée au brasero avant de quitter la prison, prit les devants pour éclairer la route, mais en suivant les indications que lui donnait l’Américain. Le froid, assez faible dans les profondeurs du souterrain, se fit plus mordant à mesure que l’on allait vers la sortie, mais Marianne ne le sentait pas. Accrochée au cou de Jason, elle n’éprouvait plus envers lui ni méfiance ni répulsion. Ce qu’il venait de faire, cette nuit, effaçait d’un seul coup tout l’arriéré de rancune et de haine qu’elle avait cru lui garder. Au contraire, une chaude impression de confiance faisait, pour un instant, trêve à ses angoisses. S’il n’y avait eu la menace planant sur celui qu’elle aimait, elle eût trouvé une joie simple, presque enfantine, à se sentir emportée par ces bras qui ne devaient pas savoir faiblir.

Entré maintenant dans l’eau nauséabonde jusqu’à la taille, Jason la soulevait aussi haut qu’il pouvait pour qu’elle ne fût pas touchée par le flot. Tout près du sien, elle pouvait voir le visage tanné du marin, son profil agressif, ses lèvres dures au pli moqueur. De temps en temps, il la regardait et lui souriait avec une gentillesse qui détendait tous ses traits, comme pour l’encourager. Malgré les lourdes odeurs ambiantes, il dégageait un faible parfum de tabac, de cuir fin et d’eau de Cologne que la jeune femme jugea agréable.

— Un peu de courage, dit-il enfin, nous arrivons !

En effet, il put reprendre pied sur le mince trottoir en débouchant dans le grand égout. Un fort courant d’air glacial s’y engouffrait par une bouche noire au-delà de laquelle luisait la Seine. Doucement, Jason reposa Marianne à terre et se pencha pour reprendre la torche des mains glacées d’Arcadius et l’aider à escalader le trottoir. Le jeune Gracchus était déjà dessus. Quelques pas encore et l’on fut à l’air libre que Jolival respira avec délices.

— Que c’est bon l’air de Paris ! fit-il joyeusement. Je me rends compte maintenant à quel point il me manquait.

Glacé et mouillé, il claquait des dents, mais ne paraissait pas s’en apercevoir.

Mais Marianne, elle, n’avait pas le temps de s’attarder sur les joies de la liberté retrouvée. Le temps pressait. Les cavaliers des Ténèbres avaient une forte avance maintenant et si, par malheur, l’Empereur quittait Malmaison un peu trop tôt... Elle n’osa pas formuler la suite de sa pensée, mais se pendit au bras de Jason.

— Pouvez-vous me trouver une voiture ! Vite... Très vite.

— J’en ai une un peu plus loin, sur le quai de Billy, près de la place de la Conférence[10]. Où voulez-vous aller ?

— Mais voyons, il faut que j’aille à Malmaison !

Il eut un geste de protestation.

— Vous n’allez pas recommencer ! L’Empereur est bien gardé, croyez-moi. Ce ne sont pas quelques illuminés qui vont le mettre en péril. Je vais vous mettre en sûreté... et au sec ! Et demain, je vous emmène.

— Demain, oui, je partirai avec vous, mais, ce soir, je vous en supplie, laissez-moi le sauver ! Je sais... je sens qu’il est en danger.

Sous sa main, elle sentit se raidir le bras mouillé de l’Américain. Il se redressa de toute sa taille et son regard échappa à la jeune femme pour aller se perdre au loin sur l’eau moirée de la Seine.

— Il... souligna-t-il avec un peu d’amertume, comme vous en parlez ! Je croyais que vous le haïssiez ?

— Je ne le hais plus... pas plus que je ne vous déteste encore, vous-même ! Vous venez de vous conduire en ami, en vrai, et cela efface tout. Demain, je vous le dis, je partirai avec vous parce que je n’aurai plus rien à faire ici et parce que je suis lasse de me fourrer toujours, comme vous dites, dans toutes sortes de situations impossibles. Dans votre pays, je retrouverai peut-être la paix.

— Je ferai tout au monde pour vous y aider, dit-il doucement. Si cela ne dépend que de moi, vous serez heureuse !

— Alors, reprit-elle avec passion, si vous cherchez réellement mon bonheur, accordez-moi ce que je vous demande, Jason : laissez-moi courir à Malmaison. Mais vite, je vous en supplie, très vite ! Nous perdons tellement de temps quand chaque minute compte.

Il avait tressailli quand, pour la première fois, elle lui avait donné son prénom et, avec son intuition féminine, Marianne comprit qu’il était touché. Elle allait revenir à la charge quand, se penchant soudain sur elle, il la saisit aux épaules, chercha son regard.

— Demain, fit-il d’une voix troublée, vous partirez avec moi ? Vous le promettez ?

— Oui... Je vous le promets !

— Alors, venez ! Je vais vous y conduire moi-même. Nous crèverons les chevaux s’il le faut, mais nous arriverons. Suivez-nous, messieurs ! Nous causerons en roulant. Il y a de quoi vous changer dans la voiture.

Une brusque joie sonnait dans sa voix. Empoignant la main de Marianne, il l’entraîna au pas de course le long du quai plongé dans l’obscurité. Arcadius et le jeune Pioche leur emboîtèrent le pas sans plus poser de questions. On passa devant les bâtiments de la Savonnerie, puis devant le dépôt des Marbres. Mais, comme on atteignait la place de la Conférence, la silhouette d’une voiture se profila sous la lumière vague d’une lanterne accrochée devant le hangar de la pompe à feu. Arcadius, alors, se pencha vers son jeune compagnon qui courait méthodiquement à ses côtés. Il était transi de froid dans ses vêtements trempés, mais n’avait rien perdu de sa bonne humeur pour autant.

— Tu t’appelles bien Gracchus-Hannibal ? demanda-t-il.

— Oui, m’sieur, pourquoi ?

— Parce que je m’appelle Arcadius ! répondit l’autre sans l’ombre de logique apparente. Est-ce que tu te rends compte qu’à nous deux nous représentons à la fois Athènes, Rome et Carthage ? Mon fils, nous venons de réaliser une alliance dont l’historien le plus fou n’aurait jamais osé rêver. Et si tu ajoutes que nous avons obtenu la collaboration de l’Amérique, tu admettras qu’aucune diplomatie au monde n’est comparable à la nôtre !

— Oui, m’sieur ! répéta docilement Gracchus-Hannibal sans essayer de comprendre. Mais faudrait peut-être nous dépêcher un peu ! On nous fait signe.

— C’est juste ! fit Arcadius avec bonne humeur. Il nous faut encore mettre un comble à notre gloire en allant sauver le nouveau César ! Et un César corse, encore !

14 MALMAISON

Passé la côte de Saint-Cloud et ses vignobles, la route vers Malmaison s’étendait, morne et vide, à peu près déserte, encadrée seulement de terrains vagues et d’anciennes carrières. La neige n’apparaissait plus qu’en plaques solitaires, taches de lait sur la campagne noire. Un peu avant le pont, à la patte-d’oie de Boulogne, où l’on était arrivé par la route de la Reine, on avait abandonné Gracchus-Hannibal qui avait manifesté l’intention d’aller passer la nuit chez sa grand-mère, blanchisseuse sur la route de la Révolte.

— Viens me voir demain, à l’hôtel, lui avait jeté Jason Beaufort du haut du siège de la voiture, nous avons à causer, toi et moi. Vers 11 heures !

— Entendu, m’sieur ! J’y serai.

Avec un joyeux au revoir à ceux qu’il avait délivrés, il avait sauté de la voiture. Mais juste avant, Marianne l’avait arrêté et l’avait embrassé sur les deux joues.

— Merci, Gracchus ! Nous sommes amis, maintenant, et pour toujours !

La nuit avait dérobé la rougeur profonde qui avait envahi l’honnête visage du jeune garçon. Mais, tandis que la voiture reprenait sa course, Marianne l’avait entendu chanter à pleine voix :

Je ne sais pas d’où vient ce tendre émoi,

Qui me saisit lorsque je vous regarde...

— Incroyable ! commenta Jolival. Il chante du Mozart et ne le sait sûrement pas !

L’homme de lettres était confortablement installé au fond de la voiture aux côtés de Marianne. Mais, tandis que la jeune femme, tendue par l’anxiété, essayait vainement de contrôler sa nervosité, Arcadius jouissait pleinement du confort de la voiture et des vêtements secs qu’il y avait trouvés, comme d’ailleurs le jeune Gracchus, grâce à la prévoyance de Beaufort. Marianne avait dû s’enfouir la tête dans les coussins tandis que ses compagnons changeaient de costume, ce qui n’avait pas été facile, étant donné que Beaufort n’avait pas retardé le départ d’un instant pour cette formalité.

Avec un beau dédain de son confort, le marin avait escaladé le siège et s’était installé près du cocher sans se soucier de ses culottes trempées. Il s’était contenté de vider ses bottes et de s’envelopper d’un grand manteau noir en déclarant qu’en mer il en avait vu d’autres. De temps en temps, Marianne pouvait entendre sa voix brève ordonnant au cocher de presser ses chevaux.

Ce qui n’empêchait nullement Marianne d’avoir l’impression que l’on n’avançait pas. Nerveuse, crispée, elle regardait défiler les arbres. On avait atteint, en effet, une région boisée et assez accidentée où il était difficile d’aller très vite. Soudain, se tournant vers son compagnon, elle demanda :

— Avez-vous pu entendre où ils comptent attaquer la voiture de l’Empereur ?

Jolival fit signe que oui, puis ajouta :

— Ils doivent se cacher dans un lieu appelé Fond-Louvet non loin du château de Rueil.

— Près de chez l’Impératrice ? C’est de la témérité.

— La Malmaison n’est pas le château de Rueil, ma chère enfant. Celui-ci est la propriété du maréchal Masséna, duc de Rivoli, mais le maréchal, qui vient de recevoir à la fois le titre de prince d’Essling et le château de Thouars, est parti visiter ses nouvelles terres. D’ailleurs, Masséna est un fidèle de l’Impératrice détrônée et ne veut être mêlé à aucun des projets de mariage de l’Empereur. Il préfère s’éloigner quelque temps et s’occuper de ses terres.

Marianne regarda son compagnon avec curiosité.

— D’où savez-vous tout cela ? On dirait, à vous entendre, que vous êtes des familiers de la Cour ?

— Et vous auriez peine à croire cela, vu la richesse de mon extérieur, n’est-ce pas ? fit-il avec une grimace comique. Vous n’imaginez pas, ma chère Marianne, ce que l’on peut récolter comme potins lorsqu’on fréquente les maisons de jeu ! Retenez ceci : je suis l’un des hommes les mieux informés de Paris.

— Alors, s’il en est ainsi, répondez donc à cette question : comment allons-nous entrer à Malmaison à obtenir d’être reçus, entendus ?

— A ne vous rien cacher, c’est justement à cela que je songeais. On n’entre pas à Malmaison comme au moulin... Peut-être aurions-nous dû y penser plus tôt !

— Il faut que nous y entrions, Arcadius. Il faut prévenir l’Empereur. Le château est bien gardé ?

— Comme un palais impérial ! grogna Jolival en haussant les épaules. C’est, à l’ordinaire, un détachement des tirailleurs de la Garde cantonnés à Rueil, dans l’ancienne caserne des Gardes suisses, qui assure la sécurité de l’Impératrice détrônée. Je crois que nous aurons du mal à les convaincre de nous laisser voir Joséphine, surtout faits comme nous voilà !

— Y sommes-nous bientôt ?

Arcadius se pencha à la portière, regarda un instant le grand mur que la voiture longeait à ce moment :

— Nous y sommes presque, fit-il en se rejetant en arrière. Ce mur est celui du château de Rueil. Malmaison est un peu plus loin, sur la gauche.

— Mais alors... nous sommes passés devant l’endroit où les conjurés attendent l’Empereur ? Et nous n’avons rien vu ?

— Vous pensiez qu’ils allaient se montrer ? Quelle innocente vous faites ! Ils sont retranchés dans une vieille carrière d’où ils sortiront seulement au moment propice. Mais soyez sûre qu’ils n’ont rien perdu de notre passage. La seule chose dont il faudrait se méfier, ce serait des guetteurs qu’ils ont dû poster entre la grille de Malmaison et Fond-Louvet.

La voiture, soudain, prit une allure plus rapide. On passa devant une grande grille dorée, sertie entre deux pavillons à frontons triangulaires et pilastres carrés. De grosses lanternes de bronze, pendues à des crosses de fer forgé, éclairaient les lances dorées de la grille, les guérites tricolores où veillaient des soldats vêtus d’uniformes chamois à plastrons verts, coiffés d’un haut shako noir à plumet jaune.

— Les Tirailleurs corses ! murmura Jolival. Il y a un monde de tendresse dans le choix de ce régiment !

Marianne ne répondit pas. Pour la première fois, l’évocation de Joséphine, auréolée du grand amour que lui avait porté Napoléon, éveillait sa jalousie. Certes, la créole devait souffrir de se voir ainsi reléguée pour céder la place à une autre, mais n’avait-elle pas eu le meilleur du cœur de l’Empereur ? Auprès de ces longues années vécues côte à côte, Marianne songeait avec amertume que les heures du Butard étaient bien misérables...

Au bout d’une large avenue, elle avait pu apercevoir un petit château illuminé devant lequel une berline attendait, une berline et quelques cavaliers verts et rouges, couverts de grands manteaux et coiffés de colbacks à hauts plumets rouges. Jolival, d’ailleurs, avait saisi son bras et l’avait serré fortement.

— L’Empereur est encore là ! Vous avez vu ?

— C’est sa voiture, vous êtes sûr ?

— Ce sont, en tout cas, les Chasseurs à cheval de la Garde impériale. Je ne vois pas bien qui d’autre ils pourraient escorter. De rudes gaillards, les cavaliers du prince Eugène ! Ils ne sont pas beaucoup, mais je me demande si on ne devrait pas les laisser se débrouiller avec les conjurés.

— Vous êtes fou ? Ils sont une dizaine au plus.

— Mais ils en valent trente ! N’importe, vous avez raison : une mauvaise surprise est vite arrivée. Et je crois que nous aussi sommes arrivés !

La voiture, en effet, ralentissait. La grille du château était largement dépassée et la route faisait un léger coude ; on pouvait, sans risquer d’être aperçus, quitter la voiture. Jason sauta à bas de son siège, ouvrit la portière et aida Marianne à descendre. On était sur un chemin enfermé entre des grands murs d’où débordaient les arbres. Leurs branches dépouillées se dessinaient, à l’encre de Chine, sur le ciel à peine plus clair, mais les traces de neige permettaient de distinguer le faîtage des murs et les talus de la route.

— Il faut faire vite ! fit l’Américain en entraînant la jeune femme vers le mur de gauche. La voiture de l’Empereur est devant le château, mais il n’est pas loin de minuit et il ne devrait pas tarder à repartir.

— Pourquoi avez-vous dépassé le château ? Vous auriez dû faire arrêter avant.

— Pour que l’espion certainement aposté par les conjurés puisse surveiller nos mouvements ? On voit bien que vous n’avez pas l’habitude de ce genre d’expédition. Maintenant, il faut entrer là-dedans.

Marianne songea, en son for intérieur, qu’apparemment il avait, lui, l’habitude de ce genre d’aventure, mais ne fit aucun commentaire, se contentant de demander :

— Comment allons-nous faire ? Vous croyez que les factionnaires nous laisseront passer ?

Dans l’ombre, elle vit briller les dents blanches de l’Américain, entendit son rire étouffé :

— Nous n’essaierons même pas ! Ce serait du temps perdu ! Douce Marianne, vous allez me montrer comment une fille de la bonne société escalade les murs ! Après quoi, il nous faudra prier Dieu de ne pas rencontrer de patrouille avant d’avoir atteint le château... où nous pourrons alors nous faire arrêter en toute tranquillité.

— Arrêter, que voulez-vous dire ?

— Que la seule manière d’attirer sur nous l’attention de l’Empereur sera de faire tout le scandale possible. Une fois devant le château, nous ferons tant de vacarme qu’il faudra bien qu’on nous demande pourquoi. Ces magnifiques cavaliers, qui attendent si paisiblement les pieds dans la neige, se feront une joie de nous appréhender et on s’expliquera !

C’était proprement insensé mais, exposé par Jason, ce plan audacieux paraissait tout simple. Tout ce que souhaitait Marianne, après tout, c’était avertir Napoléon du danger qui l’attendait. Ensuite, il lui était bien égal qu’on les envoyât en prison, elle et Beaufort... même à Saint-Lazarre !

— Vous êtes merveilleux ! fit-elle sincère. Allons-y !

— Pardon, coupa la voix polie de Jolival, mais qu’est-ce que je fais, là-dedans ?

— La courte échelle, mon ami ! Si vous vous sentez assez solide pour me supporter. Après quoi vous tiendrez compagnie à notre cocher. Il vaut mieux avoir un guetteur au-dehors.

— Au fait, ce cocher, vous en êtes sûr ?

— Autant qu’on peut l’être de quelqu’un qu’on paie très cher. C’est le jeune Pioche qui me l’a amené. Il est sourd comme un pot. Vous n’aurez évidemment pas beaucoup de conversation, Joli-val, bien qu’il lise parfaitement sur les lèvres. Assez de temps perdu ! Faisons vite ! J’aime tout de même mieux qu’il ne nous voie pas escalader le mur. Il pourrait se poser des questions.

Sans répondre, Arcadius alla se placer le dos au mur, noua ses mains ensemble et attendit. Avec une souplesse de chat, Jason posa le bout de sa botte dans les mains croisées. En un clin d’œil, il fut à califourchon sur le faîte du mur.

— A vous, Marianne ! souffla-t-il. A moins que vous ne préfériez me laisser aller seul ?

— Pas pour tout l’or du monde !

L’ascension de la jeune femme fut infiniment moins aisée que celle du marin. Affaiblie par sa récente maladie et gênée par sa robe, elle avait beaucoup perdu de l’agilité qui, jadis, lui faisait gravir comme un écureuil les grands arbres de Selton. Mais elle était aussi plus légère que l’Américain et, moitié poussée par Jolival, moitié tirée par Jason, elle se retrouva enfin sur le faîte du mur.

— Si dans deux heures nous ne sommes pas rentrés, chuchota encore l’Américain à l’adresse d’Arcadius, rentrez à Paris. Où habitez-vous ?

— Nulle part ! Je venais d’être expulsé de mon logis quand Fanchon-Fleur-de-Lys a pris soin de moi.

— Alors, allez vous installer dans ma chambre à l’hôtel de l’Empire pour m’y attendre. Le cocher est payé.

— D’une façon ou d’une autre, il faudra bien que vous sortiez, bougonna Jolival. Je préfère attendre. Bonne chance !

Pour toute réponse, Jason sauta dans le parc et tendit les bras à Marianne.

— Sautez ! N’ayez pas peur ! Je vous rattraperai.

Elle ferma les yeux, prit une profonde respiration et sauta. Elle atterrit sur la poitrine de Beaufort qui, doucement, la laissa glisser à terre, mais, durant une seconde, il la retint contre lui, peut-être pour garder un instant de plus la caresse de ses cheveux dénoués contre son visage.

— Marianne ! chuchota-t-il avec une ardeur dont il ne fut pas le maître, vous partirez vraiment avec moi, demain ?

Elle se dégagea sans brusquerie, mais avec impatience.

— Je vous l’ai déjà dit ! Et puis ce n’est pas le moment d’en parler ! Courons ! S’il allait partir...

Toute son angoisse se résumait en ces trois mots. Le parc, à cet endroit, était boisé. Une large épaisseur d’arbres masquait le château. Seules, quelques lumières brillaient vaguement entre les troncs des chênes, révélées par l’absence des feuilles.

— Faites le moins de bruit possible, souffla Jason.

Se tenant par la main, comme deux enfants perdus, ils se mirent à courir vers ces petites lumières qui leur indiquaient le château. Les branches humides leur giflaient le visage, leurs pieds enfonçaient dans une boue de feuilles pourries et de neige fondue qui glaçaient ceux de Marianne, mais elle ne sentait ni l’eau glacée ni les griffures des arbres.

Le rideau d’arbres se fit moins dense et, soudain, Marianne et Jason débouchèrent à découvert. En face d’eux, le château surgit, blanc et lumineux sous ses grands toits d’ardoise. Au milieu du corps de logis, l’entrée s’habillait d’une véranda à croisillons éclairée comme une grosse lanterne. La voiture était toujours là, mais un bref commandement venait de mettre en selle le peloton de Chasseurs.

— L’Empereur va sortir ! souffla Jason. Vite !

Un grand jardin à l’anglaise, peuplé de pelouses et de massifs de plantes, s’étendait entre eux et le château. Déjà dans la véranda, les deux jeunes gens pouvaient apercevoir des silhouettes dont l’une fit battre plus vite le cœur de Marianne. Cette forme grise au milieu des robes brillantes et des uniformes chamarrés, ce ne pouvait être que lui...

Mais à peine les deux jeunes gens avaient-ils quitté l’ombre épaisse des arbres et s’étaient-ils élancés vers les clartés du château qu’un ordre éclata derrière eux.

— Halte ! Halte ou nous tirons !

En même temps, derrière le château, les chiens se mirent à aboyer avec fureur.

En se retournant, Marianne aperçut quelques soldats qui avaient dû longer la lisière du bois et reconnut les plumets jaunes des Tirailleurs corses. Elle eut un gémissement de désespoir. Le château était encore éloigné... Sa main se serra dans celle de Jason. Là-bas, les chevaux piaffaient. Les valets en perruque blanche ouvraient la portière de la berline. Il y avait du monde dehors, des hommes, des femmes emmitouflés.

— Courons ! souffla-t-elle. Tant pis si l’on nous tire dessus !

— C’est de la folie, Marianne !

Elle ne l’écoutait pas, s’élançait déjà. Il se laissa entraîner.

Leur hésitation n’avait duré qu’un court instant. D’un commun accord, ils se remirent à courir. Derrière eux, ils entendirent le claquement des fusils que l’on armait.

— Halte ! reprit la voix autoritaire. Allez-vous vous arrêter, tonnerre !

Un coup de feu claqua, puis un autre. La peur au ventre, Marianne recommanda son âme à Dieu. Elle ne voyait que le château illuminé qui approchait à toute vitesse, elle ne sentait que la main de Jason qui la soutenait. Autour de la berline, les cavaliers sautaient à terre, se formaient en barrage devant les jeunes gens. De toute sa voix, une voix terrible, celle qu’il devait avoir au cœur de la tempête sur le pont de son navire, Jason hurla :

— L’Empereur ! Il faut sauver l’Empereur !

D’autres coups de feu claquèrent, mais, gênés peut-être par la nuit ou par la rapidité de la course, les Tirailleurs tiraient mal. Une balle pourtant dut atteindre Jason, car il eut un sourd gémissement et sa main glissa de celle de Marianne. Mais déjà les Chasseurs les enveloppaient. On se saisissait d’eux sans douceur, une foule de questions partaient toutes à la fois : « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Vous êtes des conspirateurs ? »

— L’Empereur, gémit Marianne hors d’haleine. Pour l’amour du ciel, faites que nous voyions l’Empereur... Il est en danger.

— Une femme ? Que faites-vous ici ? Comment êtes-vous entrée ?

Cette fois, c’était l’officier qui commandait le détachement. Grand diable superbe à fine moustache sous le colback de fourrure empanaché, il séparait déjà Marianne de son compagnon qui blêmissait, mais la jeune femme ne voyait que le groupe brillant d’hommes et de femmes. Agités, ils sortaient de la véranda en parlant tous à la fois. Au milieu, un homme en redingote grise, tenant sous son bras un grand bicorne noir, venait de se détacher. Sa voix brève fit défaillir de bonheur le cœur de Marianne.

— Capitaine Trobriant ! Au rapport ! Que se passe-t-il ?

Le beau chasseur n’eut pas le temps de répondre. Tandis qu’il se figeait en un garde-à-vous impeccable, Marianne échappant de ses mains se précipitait aux pieds de l’Empereur.

— Sire, par pitié, écoutez-moi ! On veut vous tuer ! Des hommes sont embusqués au Fond-Louvet ! Ils sont nombreux et votre escorte ne l’est pas.

Un murmure de mécontentement donna à Marianne une juste notion de ce que les Chasseurs de la Garde pensaient de leur propre valeur. Cependant, les yeux de Napoléon s’étaient quelque peu agrandis en regardant la femme échevelée, déchirée, sale dans ses vêtements misérables et couverts de boue qui levait vers lui des yeux verts lumineux qu’il reconnaissait. Il ne fut pas maître de sa surprise :

— Comment ? C’est vous... Et dans cet état ? D’où sortez-vous donc ?

Avant que Marianne ait pu répondre, une grande jeune femme blonde en robe et cape de velours violet brodée de petites perles, un diadème léger dans ses cheveux dorés, s’interposa :

— Sire, méfiez-vous ! fit-elle avec crainte. Cette femme est dangereuse peut-être... ou folle ! vous ne savez pas qui elle est.

Napoléon eut un bref sourire qui n’atteignit pas ses yeux mais qui, un instant, restitua Charles Denis à une Marianne éperdue et écrasée de respect tout à la fois.

— Mais si, Hortense, je la connais ! Elle n’est pas folle le moins du monde ! Quant à être dangereuse...

— L’homme qui était avec elle vient de s’évanouir, Sire, annonça le capitaine Trobriant. Il est blessé. Une balle a dû l’atteindre.

— Jason ! Il est blessé ! Mon Dieu...

Affolée, Marianne voulut se relever, courir vers lui, mais la main dure de l’Empereur s’abattit sur elle et la retint.

— Une minute ! fit-il durement. Qui est cet homme ?

— Jason Beaufort, un Américain, Sire ! Il m’a sauvée et il m’a conduite jusqu’ici pour vous prévenir ! C’est un homme courageux ! Je vous en prie, faites-le soigner... ne l’envoyez pas en prison !

— Nous verrons ça ! Pour le moment...

— Sire, intervint encore la jeune femme qu’il avait appelée Hortense, est-il indispensable de continuer cette explication ici ? Il fait bien froid.

— Une reine de Hollande qui a froid ici ! ricana l’Empereur. A-t-on jamais vu pareille chose ?

— Peut-être, mais ma mère réclame cette femme qu’elle veut voir. Elle s’inquiète ! Vous savez combien elle a toujours été sensible au bruit de conspiration.

— C’est bien ! Nous y allons ! Duroc, occupez-vous de cet Américain qui nous tombe du ciel et envoyez une patrouille voir ce qui se passe à Fond-Louvet. Solide, la patrouille ! Combien sont ces messieurs ? demanda-t-il à Marianne.

— Une trentaine, je pense.

Du groupe des femmes et des uniformes, Marianne vit se détacher son hôte du Butard, mais cette fois en brillant costume bleu brodé d’or. Il lui avait jeté, lui aussi, un regard stupéfait, mais ce n’avait été qu’un éclair. Il se dirigea vers Jason que deux Chasseurs soutenaient entre leurs bras.

— Par ici ! fit Napoléon en guidant sans trop de douceur Marianne vers un vestibule dallé de marbre et orné de bustes antiques.

Devant eux, le groupe brillant se fendit en deux et s’écarta, de l’Empereur par respect et de sa compagne par un visible dégoût. Incapable d’aligner deux pensées bout à bout, Marianne songea seulement qu’ils devaient former un étrange couple. Mais elle l’entendit lui chuchoter à l’oreille :

— Prends garde à ne faire aucune allusion à l’autre nuit ! Je ne tolère pas que l’imp... qu’elle ait la moindre peine ! Je lui en fais bien assez !

Une douleur, jalousie et chagrin mêlés, vrilla le cœur de Marianne. Cette phrase sèche, cette main dure qui la conduisait, tout lui disait qu’elle n’avait que trop bien jugé la place exacte qu’elle tenait dans la vie du faux Charles Denis : un jouet, une passade, une distraction d’un instant aussitôt oubliée... alors qu’elle sentait, plus aigu que jamais, l’amour qu’elle lui portait. Il la traitait presque en coupable, alors qu’elle avait risqué sa vie pour le sauver, alors que Jason venait d’être frappé par ses gardes. Tout ce qu’elle demandait, maintenant, c’est qu’il la laissât s’en aller. Dès que Jason le déciderait, elle partirait avec lui... Elle savait bien qu’il ne lui serait plus possible de vivre dans le même pays que Napoléon, tout près de lui, sans avoir même le droit de l’approcher.

— Ton jardin recèle de bien étranges surprises, Joséphine, fit-il avec une feinte gaieté, regarde ce que j’ai trouvé ! Les Gardes ont déniché cette jeune personne qui avait purement et simplement escaladé ton mur en compagnie d’un Américain, qu’une balle a d’ailleurs blessé !

Ramenée sur terre par la voix de Napoléon, Marianne vit qu’elle était dans une longue pièce tendue de vert pâle, un salon de musique à en juger l’ameublement. Une femme un peu grasse, vêtue de cachemire blanc et enveloppée de dentelles mousseuses, se tenait à demi couchée sur une chaise longue tendue de soie rouge clair et galonnée de noir comme le reste du salon.

— Je t’en prie, Bonaparte, ne plaisante pas ! On a parlé de conspiration, dit la femme qui n’était autre que l’ex-impératrice.

Elle tendit vers lui des mains tremblantes qu’il prit et serra affectueusement.

— Si conspiration il y a, on s’en assurera rapidement. Ne te tourmente pas ! Il ne se passera rien. Au fait, pouvez-vous me dire qui en est le chef ? ajouta-t-il en se tournant vers Marianne qui, interdite, osait à peine respirer.

— Oui, Sire. Le chevalier de Bruslart.

— Encore lui ! s’écria Joséphine, tandis que les sourcils de l’Empereur se fronçaient. Venez ici, mademoiselle, et dites-nous ce que vous savez. Tenez, asseyez-vous là.

Elle désignait un petit fauteuil que Marianne ne regarda même pas. Elle était fascinée par cette femme, encore belle avec son teint transparent, ses lourds cheveux couleur d’acajou, et ses larges yeux de créole, à vrai dire assez rougis par les larmes, mais tout cela n’eût rien été sans la grâce, vraiment inimitable, qui faisait de Joséphine un être exceptionnel. L’amour qu’elle portait à un époux qui l’avait rejetée se lisait dans chacune de ses expressions, dans chacun de ses regards, et Marianne, poussée vers cette femme par une sympathie aussi spontanée qu’inconsciente, oublia sa jalousie. Toutes deux aimaient le même homme, elles tremblaient toutes deux pour lui, n’était-ce pas un lien infiniment plus fort que le lien du sang, léger à vrai dire, qui les liait.

— Allons ! insista l’Impératrice répudiée, venez là !

— Madame, murmura Marianne avec une impeccable révérence de cour, je n’oserais ! Que Votre Majesté considère comme je suis faite... et le dommage que je pourrais causer à ses jolis sièges.

— Aucune importance ! s’écria Joséphine avec le subit enjouement qu’elle trouvait si facile ment, pour un rien, dans son caractère charmant d’oiseau des îles. Je veux parler avec vous, apprendre qui vous êtes ! En vérité, vous êtes une énigme pour moi : vous êtes, en effet, faite comme une vagabonde, mais vous faites la révérence comme une grande dame et votre voix s’accorde à votre façon de saluer. Qui êtes-vous donc ?

— Un instant ! coupa Napoléon. Voici du nouveau ! On dirait que les conspirateurs n’étaient pas seuls sur la route.

En effet, Duroc revenait déjà en compagnie d’un personnage maigre, enveloppé d’une houppelande fourrée dans lequel Marianne, inquiète, reconnut Fouché. Le ministre de la Police, plus pâle que jamais, montrait cependant un nez rouge et un peu tuméfié dû à la fois au froid extérieur et à un magistral rhume de cerveau qui lui bouchait la voix et l’obligeait à ne pas quitter son mouchoir. Les deux hommes s’arrêtèrent côte à côte pour saluer, et le grand maréchal du palais déclara :

— Il y avait bien une conspiration, Sire. J’ai trouvé M. le duc d’Otrante sur les lieux, très occupé à en découdre !

— Je vois ! fit l’Empereur qui, les mains au dos, considérait tour à tour ses deux dignitaires. Comment se. fait-il que vous ne m’ayez pas prévenu, Fouché ?

— J’ai été moi-même averti assez tard, Sire. Mais Votre Majesté voit que j’ai quitté aussitôt mon lit où cependant ma santé aurait dû me retenir... D’ailleurs, le reproche de Votre Majesté est injustifié : vous avez été prévenu, Sire ! N’est-ce pas Mlle Mallerousse que je vois là, auprès de Sa Majesté l’Impératrice ? Elle est l’un de mes plus précieux et plus fidèles agents !

Marianne ouvrit la bouche mais ne trouva rien à dire. L’aplomb de Fouché la stupéfiait. Alors que, sans Gracchus-Hannibal Pioche, elle eût pu demeurer une éternité dans les souterrains de Chaillot, il osait se faire gloire maintenant de ce qu’elle avait fait et la revendiquer pour sienne !

Mais l’œil gris-bleu, incroyablement dur, de Napoléon se tournait vers elle et elle sentit son cœur se serrer.

— Un agent de Fouché, hein ? Voilà du nouveau. Que dites-vous de cela, Duroc ?

Le ton était menaçant. Le duc de Frioul rougit et chercha quelque chose à répondre, mais Fouché ne lui en laissa pas le temps. Souriant, très à l’aise, il s’essuya délicatement le nez et susurra.

— Mais oui, l’un des meilleurs. Je l’ai même surnommée l’Etoile. Mlle Mallerousse est, dans la vie courante, lectrice chez la princesse de Bénévent ! Une fille charmante ! Toute dévouée à Votre Majesté comme Votre Majesté a dû... euh, s’en rendre compte !

L’Empereur eut un geste de colère.

— Talleyrand, maintenant ? (Puis, se tournant vers Marianne épouvantée par cette colère subite :) J’ai l’impression, mademoiselle, que vous allez avoir quelques explications à me fournir. On m’avait parlé d’une demoiselle Mallerousse, élève de Gossec, possédant une voix admirable, mais on ne m’avait rien dit de plus ! Je m’aperçois que votre activité ne se limite pas au chant... et que vous avez plus d’une corde à votre arc ! En fait, vous êtes une comédienne consommée... une grande artiste, en vérité ! Une très grande artiste ! Il est vrai que, pour être une étoile chez Fouché, il faut avoir de multiples talents... et un cœur fait sur mesure !

La colère faisait trembler sa voix, lui rendant les duretés de l’accent corse. Tout en déversant sur la tête de Marianne éperdue ce flot d’insultante amertume, il s’était mis à arpenter furieusement le salon de musique. Joséphine alarmée protesta :

— Bonaparte ! N’oublie pas qu’elle t’a peut-être sauvé la vie !

Il s’arrêta court dans sa promenade forcenée, écrasa Marianne d’un regard si lourd de mépris qu’elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— C’est juste ! Je verrai, mademoiselle, à vous rétribuer selon vos mérites ! M. le duc d’Otrante voudra bien vous remettre une somme d’argent suffisante.

— Non ! Non... pas ça !

C’était plus que Marianne n’en pouvait supporter. Cela avait été déjà assez cruel de devoir renoncer à son rêve d’amour, d’avoir pris la décision de s’écarter de lui à tout jamais ! On ne pouvait pas lui demander de subir aussi son mépris, de se voir traitée par lui comme une basse servante, comme une vulgaire espionne ! Elle voulait bien s’en aller, mais elle ne voulait pas qu’il abîmât le merveilleux souvenir de leur nuit d’amour. Cela, au moins, elle voulait le garder intact, pour en nourrir ses rêves durant tout le temps qui lui resterait à vivre... Son élan d’indignation l’avait dressée debout, en face de Napoléon. Des larmes roulaient sur son visage sali et meurtri par les branches, mais sa tête demeura droite et ses yeux verts étincelants osèrent croiser ceux du César furieux.

— Si j’ai voulu épargner votre vie, Sire, ce n’est pas pour que vous me lanciez au visage une somme d’argent comme à une servante congédiée... c’est par amour !... et parce que en effet je suis votre servante... mais pas comme vous l’entendez ! Vous me faites un crime d’avoir collaboré à votre police ? Je ne crois pas être la seule, fit-elle sans prendre garde à la mine gênée de Joséphine qui, plus d’une fois, avait renseigné le curieux ministre de la Police sur les faits et gestes de son époux. Mais, poursuivit Marianne trop lancée pour que le regard avertisseur que lui jetait Fouché pût l’arrêter, je ne l’ai fait que contrainte et forcée. Je ne pouvais pas faire autrement...

— Pourquoi ?

La question avait claqué, si sèche, si dure que Marianne sentit le cœur lui manquer. Il l’observait avec des yeux impitoyables. C’était fini. Elle l’avait perdu à tout jamais. Alors autant achever de tout détruire de ses propres mains ! Autant tout dire ! Après, il pourrait bien faire d’elle ce qu’il voudrait, la jeter en prison, la renvoyer à la potence anglaise... qu’importe ! Douloureusement, elle se laissa glisser à genoux.

— Sire, murmura-t-elle, sachez tout une bonne fois afin de pouvoir juger en toute équité...

Fouché voulut s’interposer, inquiet visiblement de la tournure que prenaient les événements.

— Tout ceci est ridicule, commença-t-il, mais un brutal « Silence ! » de l’Empereur lui coupa net la parole.

Marianne reprit :

— Je m’appelle Marianne d’Asselnat de Villeneuve. Mes parents sont morts sur l’échafaud et j’ai été élevée en Angleterre par ma tante, Lady Selton. Voici quelques mois, j’ai épousé un homme que je croyais aimer. C’était une erreur terrible. La nuit même de mes noces, Francis Cranmere, mon époux, a joué et perdu aux cartes tout ce que je possédais. Il a joué aussi mon honneur ! Alors... je l’ai tué !

— Tué ? s’exclama Joséphine horrifiée, mais vaguement admirative.

— Oui, madame... tué en duel ! Je sais, cela peut paraître étrange qu’une femme se batte en duel, mais j’ai été élevée comme un garçon... et je n’avais plus que moi-même pour défendre mon nom et mon honneur. Ma tante était morte huit jours plus tôt... Alors, j’ai dû fuir ! Il me fallait quitter l’Angleterre où je n’avais plus rien ni personne à attendre que la corde et le bourreau ! J’ai pu passer en France grâce à un bateau contrebandier... et là, M. le duc d’Otrante, pour me sauver de la loi contre les émigrés, m’a proposé d’entrer chez Mme de Talleyrand en qualité de lectrice et, en même temps...

— De lui rendre quelques menus services ! acheva l’Empereur. Cela ne m’étonne pas. Vous ne faites jamais rien pour rien, n’est-ce pas, Fouché ? Il faudra, par exemple, que vous me contiez comment vous en êtes venu à offrir votre protection à une émigrée rentrée en fraude.

— C’est bien simple, Sire, commença Fouché dont le léger soupir de soulagement n’avait pas échappé à Marianne, les choses se sont passées ainsi...

— Plus tard, plus tard.

L’Empereur avait repris sa promenade mais beaucoup plus lentement. Les mains au dos et la tête penchée sur la poitrine, de toute évidence, il réfléchissait... La bonne Joséphine en profita pour relever Marianne et la faire asseoir de nouveau. Elle essuya de son propre mouchoir les yeux noyés de larmes de la jeune femme et, appelant sa fille Hortense qui, seule de tout son entourage, avait assisté à la scène, elle lui demanda de faire chercher quelque chose de chaud pour Marianne.

— Ordonne que l’on prépare un bain, des vêtements secs, une chambre... Je garde Mlle d’Asselnat !

— Votre Majesté est bonne, fit Marianne avec un triste sourire, mais je préfère m’en aller. Je voudrais rejoindre mon compagnon blessé. Nous devions, demain matin, partir ensemble pour l’Amérique. Son bateau l’attend à Nantes !

— Vous ferez ce que l’on vous dira de faire, mademoiselle, coupa Napoléon sèchement. Ce n’est pas, il me semble, à vous de décider de votre sort. Nous n’en avons pas fini avec vous ! Avant de partir... pour l’Amérique, vous aurez encore à vous expliquer !

« Expliquer quoi, mon Dieu ? » songea Marianne. Qu’elle avait été sotte de se fourrer dans ce guêpier pour le sauver, pour le revoir surtout, ne fût-ce qu’un instant, parce qu’elle espérait encore, sans trop savoir quoi ! Peut-être qu’il lui rendrait un peu de sa tendresse de l’autre nuit ?... Mais non ; ce ton sec, brutal, disait trop bien qu’elle n’avait jamais vraiment compté pour lui ! Ce n’était qu’un ingrat ! Mais pourquoi fallait-il qu’il la fascinât à ce point ?

— Je suis aux ordres de Votre Majesté ! murmura Marianne, la mort dans l’âme. Ordonnez, Sire, j’obéirai.

— J’espère bien ! Acceptez l’eau et les vêtements que Sa Majesté a la bonté de vous offrir, mais faites vite ! Il faut vous tenir prête à me suivre à Paris dans l’heure.

— Sire, proposa gracieusement Fouché, je peux fort bien me charger de Mademoiselle. Je rentre à Paris, je peux la déposer rue de Varenne.

Cette obligeance valut au duc d’Otrante un coup d’œil furieux et un sec :

— Quand j’aurai besoin de votre avis, Fouché, je vous le demanderai. Allez, mademoiselle, et pressez-vous !

— Puis-je au moins savoir ce qu’il est advenu de mon compagnon ? osa-t-elle demander avec une certaine fermeté.

— Devant l’Empereur, mademoiselle, riposta Napoléon, vous n’avez à vous préoccuper de quiconque, sinon de vous-même ! Votre cas est bien assez brumeux comme cela, ne l’aggravez pas !

Mais il en fallait plus encore que la colère de Napoléon pour que Marianne acceptât d’abandonner un ami.

— Sire, fit-elle avec lassitude, même un condamné à mort a le droit de se soucier d’un ami. Jason Beaufort a été blessé en voulant vous sauver et...

— Et, selon vous, je me comporte en parfait ingrat ? Rassurez-vous, mademoiselle, votre ami américain n’est pas gravement atteint : une balle dans le bras, il a dû en voir d’autres. A cette minute, le capitaine Trobriant a fait chercher sa voiture qu’il a dit avoir laissée sur la route. Il va repartir pour Paris tout doucement...

— En ce cas, je veux le voir !

Le poing de Napoléon s’abattit sur une frêle petite table en citronnier qui se brisa sous le coup.

— Qui ose dire « je veux » devant moi ? En voilà assez ! Vous ne verrez cet homme qu’avec ma permission et quand je le jugerai bon ! Fouché, puisque vous aimez tellement raccompagner les gens, vous vous chargerez de ce Beaufort.

Le ministre de la Police s’inclina et, avec un regard ironique en direction de Marianne, accompagné d’un discret haussement d’épaules, il prit congé et sortit.

La jeune femme le regarda franchir la porte, le dos rond, maté. Cela aurait dû lui faire plaisir, mais l’homme dont la colère éclatait devant elle était trop différent du charmant Charles Denis. Elle comprenait maintenant pourquoi on l’appelait l’ogre de Corse ! Mais, malgré sa rancune actuelle, Marianne ne pouvait se dissimuler qu’elle aimait ce ton dominateur. Il lui allait bien...

L’ex-impératrice avait assisté à toute cette scène sans s’y mêler. Mais, quand Fouché fut sorti, elle se leva et prit Marianne, figée sur place, par le bras.

Le regard de Marianne, flambant de révolte, croisa celui, doux et douloureux de Joséphine. Malgré son amour pour Napoléon, elle ne pouvait s’empêcher d’être attirée par cette femme désarmée qui se montrait bonne pour elle sans même songer à s’étonner de l’étrangeté de sa situation. Elle s’efforça de lui sourire puis, se courbant brusquement, posa ses lèvres sur la main pâle de la souveraine répudiée.

— C’est à vous que j’obéis, madame.

L’Empereur ne broncha pas. Peut-être n’avait-il même pas entendu cet ultime défi à son autorité. Le dos tourné aux deux femmes, il regardait au-dehors en tiraillant d’un doigt nerveux la frange d’un rideau de moire brillante. Sans rien ajouter, Marianne fit sa révérence à Joséphine et suivit la camériste, que la reine Hortense avait fait appeler, en se demandant si un jour viendrait où elle aurait, enfin, la possibilité de choisir elle-même ses vêtements et de s’habiller sans être obligée d’emprunter quoi que ce soit à qui que ce soit.


Une demi-heure plus tard, vêtue d’une robe et d’un manteau appartenant à Mme de Rémusat, la dame d’honneur de l’ex-impératrice, qui avait à peu près la même taille qu’elle, Marianne, la tête basse et le cœur lourd, prenait place dans la berline impériale. Elle n’était même pas sensible à l’honneur incroyable qui lui était fait. Pour elle, cela ne signifiait rien, car il lui importait peu que le petit homme coléreux qui y prenait place auprès d’elle fût empereur. Puisqu’il ne l’aimait pas, elle aurait cent fois préféré n’importe quel inconnu. Entre eux, affreusement gênants maintenant, il y avait les souvenirs brûlants du Butard qui accroissaient son désarroi et sa peine. L’homme qu’elle aimait s’était mué, tout à coup, en une espèce de juge, aussi glacial et indifférent que la justice elle-même. Et, si elle appréhendait la route qui allait venir, c’est parce qu’elle savait bien quel pouvoir de la faire souffrir possédait cet homme impitoyable.

Quand elle avait adressé à Joséphine ses adieux et ses remerciements, la douce créole lui avait fait promettre de revenir la voir et avait glissé vers l’Empereur un regard suppliant qu’il avait feint de ne pas voir. Mais même cette sollicitude n’avait pas consolé Marianne. Elle allait sans doute gravir la dernière marche de son calvaire. Demain, elle essaierait de retrouver Jason et de partir enfin avec lui. Pour cette nuit, elle ne se demandait même pas ce que Napoléon comptait faire d’elle.

Au moment où la portière allait être refermée, la tête de Duroc s’était introduite dans la voiture.

— Nous allons... à Trianon, Sire ?

— Vous perdez la tête ? Ni à Trianon ni à Saint-Cloud : aux Tuileries ! Envoyez un messager avertir que je rentre !

— Aux ordres de Votre Majesté !

La portière avait claqué. La voiture s’était ébranlée en direction de la grille éclairée. Tout autour, les chevaux des Chasseurs de l’escorte, au trot, martelaient le sol en cadence. Marianne avait bien remarqué qu’en proposant une destination à l’Empereur Duroc s’était bien gardé de mentionner le Butard, et en avait fait son profit. C’était sans doute un nom qu’il ne faudrait plus jamais, jamais prononcer ! Le seul souvenir de ce qui s’était passé entre lui et une espionne de Fouché devait être souverainement désagréable au maître de l’Europe.

La grille franchie dans le claquement des armes présentées, la route commença de dérouler son ruban. Marianne ferma les yeux, à la fois pour retenir les larmes qui lui venaient et pour mieux sentir l’odeur de jasmin d’Espagne et de tabac fin qui emplissait la voiture, ouatée de velours vert. Ce parfum, elle le respirait presque furtivement, comme une voleuse, parce qu’à lui seul il évoquait les souvenirs doux et torturants qu’elle aurait tant voulu chasser. C’était encore une infime parcelle de bonheur.

Tout à coup, elle entendit :

— Cet Américain, qu’est-il au juste pour vous ? Votre amant ?

Sans le regarder, elle répondit, s’efforçant de cacher sa peine :

— Rien de plus qu’un ami... fidèle ! Cette nuit, il m’a sauvée de la prison où l’on me retenait depuis... (Elle s’arrêta, puis, brusquement, se tourna vers lui, reprise par son instinctif besoin de lutter, de rendre coup sur coup :) Vous m’avez posé beaucoup de questions sur ma vie passée, Sire, pourquoi donc ne m’avez-vous rien demandé sur ce que j’ai fait depuis plus d’une semaine ?

— Inutile. Je le sais !

— Vous savez ? Comment ?

— Pendant que l’on vous décrassait, j’ai posé quelques questions. Je suis navré de ce qui s’est passé, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Où avez-vous connu cet Américain ?

Son insistance qui dénotait un si monstrueux égoïsme révolta Marianne. Incapable de se maîtriser plus longtemps, elle lança comme un défi :

— C’est contre lui que jouait Francis Cranmere lorsqu’il a perdu tout ce que je lui avais apporté... et moi-même !

— Donc, j’avais raison : il est votre amant !

— Parce que vous me supposez capable de remplir un tel marché ? Parce que vous croyez qu’il est possible, à une jeune fille à qui l’on vient dire, au soir de ses noces : « Ton mari ne viendra pas, c’est moi qui vais prendre sa place, je t’ai gagnée au jeu », d’ouvrir sans protester ses bras et son lit ? Je croyais vous avoir dit que j’avais tué lord Cranmere.

— Mais vous n’avez pas tué Jason Beaufort, que je sache ?

— Il était déjà parti. Je l’avais chassé ! C’est bien plus tard que je l’ai retrouvé... ici même, chez le prince de Bénévent ! Oh.... et puis tout cela a-t-il tellement d’importance ? En quoi peut vous intéresser ma vie passée, présente ou future ? Vous avez un empire, des sujets, autant de femmes qu’il vous plaît d’en avoir…

Marianne éprouvait une sorte de volupté douloureuse à jeter ainsi, pêle-mêle, le contenu de son cœur aux pieds de cet homme insensible devant qui tous tremblaient. Elle seule n’avait pas peur, parce que, même s’il lui venait la fantaisie de la faire mourir, il ne pourrait pas lui faire plus de mal qu’il ne lui en avait fait. Elle prenait plaisir à chercher sa colère et à la provoquer. Mais, chose bizarre, Napoléon ne parut pas l’avoir entendue. Son magnifique profil tourné vers la route, il murmura d’un air absent, comme s’il pensait tout haut :

— Je voudrais bien savoir qui ce diable de « Taillerand » ne connaît pas en ce bas monde !

Puis, brusquement, avant que Marianne suffoquée ait pu réagir, il se tourna vers elle :

— Tu sais, dit-il d’un ton amusé, que c’est un crime de lèse-majesté que faire une scène à l’Empereur ?

— Une scène ? Moi ?... Je...

— Si tu ne veux pas être punie comme tu le mérites, dépêche-toi de me demander pardon.

D’un geste sec, il rabattit les rideaux des portières. Mais c’est seulement quand la bouche de Napoléon chercha la sienne que Marianne réalisa qu’il l’avait prise dans ses bras.

15 UNE ANCIENNE MERVEILLEUSE

La tête pendant légèrement hors du lit, Marianne regardait briller tout là-haut l’aigle de bronze doré, aux ailes déployées, qui timbrait la couronne de l’énorme baldaquin, rond et empanaché de blanc. Malgré les fatigues de cette nuit insensée, malgré les longs instants d’amour qu’elle venait de vivre, elle n’avait pas sommeil. Elle dormirait plus tard, elle ne savait pas très bien quand, mais ce qu’elle savait, c’est qu’il ne lui était pas possible de trouver le sommeil dans ce lit somptueux. Les grands rideaux de velours pourpre à crépines d’or, les victoires ailées dont les pieds de bronze foulaient des globes de lapis-lazuli, l’estrade même sur laquelle posait le lit impérial, tout concourait à lui donner l’impression d’être couchée sur le trône même de la France. C’était à la fois impressionnant, flatteur et... assez drôle ! La tête contre l’épaule de Marianne, Napoléon dormait, habitué. La lumière d’une veilleuse de vermeil mettait une douceur sur ses traits volontaires, détendus dans le sommeil, restituant ainsi un peu de l’enfant qu’il avait été. Envahie d’une profonde tendresse, la jeune femme ne pouvait en détacher ses yeux. Elle voulait savourer jusqu’à l’ultime instant son bonheur de cette nuit.

Entre le lit et les fenêtres qui lui faisaient face, un curieux archipel ponctuait l’immense tapis : sa robe et son linge à elle, arrachés avec impatience, jetés à la diable, ses vêtements à lui qu’il avait l’habitude d’abandonner ainsi, au petit bonheur, en se déshabillant. Au-delà des fenêtres, c’était la fin d’une nuit glaciale, le pas cadencé des sentinelles qui rappelait à Marianne qu’elle était aux Tuileries. Mais dans l’appartement du premier étage qui avait été celui du malheureux Louis XVI, la chambre était tiède, protégée, toute vibrante encore de leurs baisers, de leurs mots d’amour, de leurs gémissements de plaisir. Comme il l’avait aimée, depuis deux heures qu’ils étaient là, depuis qu’il lui avait fait franchir la petite porte discrète qui menait directement à ses appartements ! Il semblait qu’il ne pût se rassasier d’elle ! Il lui avait fait jurer que jamais elle ne s’écarterait de lui, qu’elle resterait à ses côtés, toute à lui. Et quand, timidement, elle lui avait parlé de ce prochain mariage dont tout le monde s’entretenait, il avait éclaté de rire.

— J’épouse un ventre ! s’était-il écrié avec sa brutalité de soldat. Ma race a besoin d’un héritier, mais, toi, tu me donneras tout ce qu’aucune autre femme ne pourra plus me donner.

Elle avait alors découvert combien il était difficile d’aimer un empereur. Sa jalousie, le besoin qu’elle avait de tout connaître de lui poussaient sur ses lèvres une foule de questions qu’elle n’osait formuler. Comment lui parler de toutes les femmes dont elle avait entendu associer le nom au sien ? Comment lui parler de la comtesse polonaise partie mettre au monde, dans les neiges de son lointain pays, l’enfant qu’elle portait de lui ? Elle devinait qu’il ne supporterait pas qu’elle se montrât curieuse. Tout ce qui était possible avec un homme ordinaire ne l’était pas avec lui.

Comme l’évocation de la fiancée inconnue l’avait assombrie, Napoléon l’avait ramenée contre lui. Lentement, légèrement, il avait caressé sa peau nue, avec une science attentive à éveiller la soif du plaisir dans son corps. Puis quand, le cœur fou, elle avait tout oublié pour ne plus écouter que les grondements de son sang en fusion, il l’avait serrée contre lui à l’écraser.

— Je t’aime et je n’aime que toi, avait-il affirmé avec force. Il faudra que cela te suffise !

— Cela me suffira si tu continues de m’aimer. Mais je crains que ce ne soit impossible. Si je dois reprendre ma place chez Mme de Talleyrand...

— L’impossible est le fantôme des timides et le refuge des poltrons ! Quant à retourner chez cette vieille catin ! J’ai mieux à faire de toi... ma douce, ma belle... mon merveilleux oiseau chanteur !

Il ne s’était pas expliqué davantage parce que ni l’un ni l’autre ne pouvaient résister plus longtemps aux exigences de leurs corps, et parce que, dans le paroxysme du désir, il n’est plus que le silence... Et maintenant, il s’était endormi, il l’avait laissée seule avec ces minutes de bonheur chaud, de plénitude qu’elle comptait, comme un avare son trésor. Elle savait bien qu’il ne lui serait pas possible de rester au palais, qu’il lui faudrait partir tout à l’heure, mais elle ne se demandait même pas où elle irait. Elle s’en remettait à lui, le tout-puissant, l’homme dont elle avait choisi de subir la loi. Ce qu’il déciderait serait bien.

A une église proche, l’horloge sonna 7 heures. Dans la cour du palais, il y eut des commandements brefs, des claquements de talons, le bruit des sabots des chevaux sur le pavé, l’appel loin tain d’une trompette. Marianne soupira. La nuit fabuleuse, commencée au fond des carrières de Chaillot et que le caprice du destin avait conduite jusqu’au lit impérial, s’achevait.

La porte de la chambre s’ouvrit doucement. Un homme entra sur la pointe des pieds. Marianne ramena vivement le drap sur sa gorge. C’était Constant, le valet de chambre de l’Empereur, l’homme qu’elle avait déjà vu, le soir du Butard. D’une main, il portait un chandelier allumé, de l’autre un petit plateau où fumaient deux tasses. Il posa le tout sur une console, ramassa vivement les vêtements éparpillés, les rangeant soigneusement sur un fauteuil suivant leur appartenance. Entre ses cils mi-clos, Marianne observait la sûreté de ses gestes, leur légèreté habile. Seulement, quand il eut fini, il s’approcha du lit :

— Sire, fit-il à voix haute, 7 heures viennent de sonner. J’ai l’honneur d’éveiller Votre Majesté.

Comme s’il n’avait attendu que ce signal, Napoléon se redressa, s’assit, bâilla démesurément :

— Déjà ? fit-il. La nuit a été courte, Constant. Quel temps fait-il ?

— Beaucoup moins froid qu’hier, Sire. Il pleut ! Puis-je demander à Votre Majesté comment elle se sent ?

— A merveille ! Le thé ! Allons, paresseuse, réveille-toi.

La fin de la phrase s’adressait évidemment à Marianne qui, pour cacher sa gêne, feignait de dormir. Napoléon la prit aux épaules, la secoua vigoureusement, la roula dans le drap en riant comme un enfant :

— Allons ! Ouvre les yeux ! Tiens, tu vas boire ça ! Tous les matins, je commence ma journée par une tasse de thé ou d’oranger ! Donnez-lui-en une, Constant.

En souriant, le valet s’exécuta après avoir salué Marianne d’un aimable : « J’espère que Madame a bien dormi... » dont elle le remercia d’un sourire. Avec un vif plaisir, elle trempa ses lèvres dans le breuvage brûlant, puis remarqua malicieusement :

— Je ne savais pas que vous aviez des habitudes anglaises. Sire ?

— Et tu t’y connais, n’est-ce pas ? Les Anglais ont du bon, tu sais ! Il faut être leur ennemi comme je le suis pour le reconnaître avec une véritable bonne foi. Quoi de nouveau, Constant ?

— La dame que Votre Majesté a fait demander attend le bon plaisir de Votre Majesté dans l’antichambre.

— Ah, parfait ! Introduisez-la dans mon cabinet et priez-la d’attendre. Je viens. Donnez-moi ma robe de chambre et mes pantoufles et trouvez aussi une robe de chambre pour cette jeune dame ! Au trot !

Tandis que Constant disparaissait, Napoléon sautait à bas du lit sans se soucier de sa tenue sommaire, puis, arrachant le drap que Marianne avait remonté sous ses bras, la découvrit complètement :

— Laisse-moi te regarder encore un instant avant d’aller faire mon métier ! Tu sais que tu es belle à damner... un empereur ? Je ne peux pas faire de toi une impératrice, malheureusement, mais je te ferai reine, reine par la beauté, par le talent... Je mettrai tout mon empire à tes pieds.

Il avait saisi à pleines mains la masse somptueuse de ses cheveux répandus autour d’elle, y noyait son visage. Puis il saisit Marianne dans ses bras et l’embrassa avec emportement... avant de la laisser retomber brusquement dans le lit et de rejeter sur elle draps et couvertures pêle-mêle.

— Cachez-vous, maintenant, sirène ! Même

Constant n’a pas le droit de contempler mes trésors.

Lorsque le valet fut revenu, l’Empereur revêtit un pantalon et une robe de chambre de molleton blanc, passa des pantoufles.

— Votre Majesté n’a pas mis son madras ? remarqua Constant.

Cela lui valut un regard noir de son maître qui se contenta de répondre cependant :

— Le bain dans un quart d’heure. Dites à Corvisart que je me porte bien et que je n’ai pas besoin de lui ce matin. Veillez à donner à Mademoiselle ce qui pourrait lui manquer. Je vais voir Mme Hamelin.

Marianne n’eut pas le temps de poser la moindre question concernant la visiteuse si matinale. Napoléon avait disparu. Elle en profita pour se lever et passer dans le cabinet de toilette de l’Empereur que lui ouvrit Constant. Tout naturellement, il lui donna ce dont elle pouvait avoir besoin et, entre autres, un grand flacon d’eau de Cologne.

— Sa Majesté en fait une énorme consommation ! remarqua-t-il avec un bon sourire.

Marianne se dit que le valet-confident lui plaisait. Son visage d’homme du Nord était franc, ouvert et inspirait la sympathie à première vue. D’autre part, elle avait l’impression de plaire à Constant qui se montra pour elle aux petits soins sans paraître y mettre la moindre affectation.

Quand, au bout d’une dizaine de minutes, Napoléon revint, elle passait la robe de lainage bleu doux que lui avait donnée Mme de Rémusat.

— Bravo ! s’écria-t-il. J’aime que l’on ne traîne pas à sa toilette. Tu ferais un bon soldat ! Viens maintenant, je vais te présenter celle à qui j’ai décidé de te confier en attendant que je t’aie trouvé une maison digne de toi.

— Est-ce cette... Mme Hamelin ? fit Marianne avec une toute légère hésitation. Je connais ce nom-là et il me semble avoir déjà vu celle qui le porte.

— Tu L’as vue certainement chez « Taillerand ». C’est l’une de ses grandes amies, mais la différence réside en ce que j’ai confiance en elle et n’en ai aucune en ce cher prince de Bénévent. La place de la femme que j’aime n’est pas chez lui.

— C’est donc une dame de grande vertu ? hasarda Marianne qui pensait à Mme Fouché et se voyait déjà enfermée dans une demeure aussi austère que peu réjouissante.

L’éclat de rire de Napoléon la rassura aussitôt :

— Elle, Fortunée ? On l’a surnommée le « premier polisson de France ». Ah, certes non, ce n’est pas une vertu ! Depuis le Directoire, dont elle a été l’une des plus ébouriffantes « merveilleuses », elle ne compte plus ses amants. Mais si sa vertu n’est plus qu’un lointain souvenir, elle possède des qualités autrement sûres et solides : un cœur droit, sincère, une fidélité à toute épreuve, le culte de l’amitié... Sais-tu qu’elle s’est traînée à mes pieds pour me supplier de ne pas divorcer ? Oui, c’est une bonne amie. Sa langue acérée, ses biens, sa maison sont toujours au service de ceux qu’elle aime... et je veux qu’elle t’aime. Tu ne pourras jamais trouver meilleur rempart qu’elle contre la malignité de la haute société... qu’elle connaît comme personne. De plus, elle habite, non loin de Montmartre, une maison charmante, suffisamment discrète pour que des visites nocturnes n’y soient pas remarquées et pour qu’il soit possible d’y cacher quelqu’un.

— Y cacher quelqu’un ? Qui devra s’y cacher ?

— Toi, mio dolce amor ! J’ai décidé de te cacher jusqu’au moment, proche, sois tranquille, où tu éclateras au grand jour. Ne t’ai-je pas dit que je voulais mettre Paris, Rome, Milan, Bruxelles à tes pieds ? Non ; pas de questions ; tu verras bien. Viens maintenant.

Dans le cabinet de l’Empereur, une pièce sévère, resserrée entre de hautes bibliothèques d’acajou, une femme attendait et Marianne se souvint d’elle aussitôt. Comment oublier cette figure originale de créole au teint brun ? De type nettement exotique, Fortunée Hamelin, à trente-quatre ans, demeurait extraordinairement séduisante. Cheveux noirs magnifiques, dents très blanches et pointues, lèvres rouges, un peu épaisses trahissant peut-être une goutte de sang noir. Elle habillait tout cela d’une grâce insulaire à laquelle seule Joséphine pouvait prétendre. L’une venait de la Martinique, l’autre de Saint-Domingue, mais une solide amitié les avait toujours unies. Marianne aima le regard direct et souriant de Mme Hamelin, et même le violent parfum de roses qui l’enveloppait.

Voyant paraître la jeune femme, à vrai dire assez empêtrée de son personnage, Fortunée avait bondi du petit canapé couvert de satin rayé vert et or, sur lequel elle s’était assise dans une grande débauche de fourrures, et était venue spontanément l’embrasser en s’écriant, avec son accent chantant de créole :

— Chère belle, vous n’imaginez pas la joie que j’ai à vous prendre sous mon aile. Voilà longtemps que je rêvais de vous chiper à cette grande sotte de princesse ! Comment avez-vous fait pour la dénicher, Sire ? Le cher Talleyrand veillait dessus comme Jason sur la Toison d’Or.

— A vrai dire, je n’ai pas eu tellement de peine. Le vieux fourbe a été pris à son propre piège ! Mais je ne vous empêche pas de lui dire que je vous l’ai confiée... à condition qu’il se taise. Je ne veux pas qu’on parle d’elle pour le moment. Il n’aura qu’à inventer une histoire quand il saura ce qu’elle est devenue. J’ai idée, ajouta Napoléon avec un sourire moqueur, qu’il doit commencer à se tourmenter quelque peu à son sujet ! Maintenant, filez toutes les deux. On va venir pour mon lever. Votre voiture est à la petite porte, Fortunée ?

— Oui, Sire. Elle attend.

— Parfait. Je viendrai ce soir, vers 11 heures, chez vous. Faites le vide ! Quant à toi, mon oiseau chanteur, prends soin de toi mais ne pense qu’à moi.

Il était pressé maintenant, tripotait nerveusement les piles de papiers et les portefeuilles de maroquin rouge qui couvraient son grand bureau-secrétaire. Marianne ne songea même pas à s’en formaliser. Elle était soucieuse d’ailleurs. Le rappel mythologique de Mme Hamelin au conquérant de la Toison d’Or lui avait rappelé son compagnon d’aventures et ce rappel n’était pas agréable. Il était blessé, il l’attendait peut-être et elle allait devoir manquer à la parole qu’elle lui avait donnée. C’était une pensée pénible, mais elle était si heureuse ! Comment ne pas préférer ce remords au regret qui eût été le sien de quitter la France ? Jason oublierait vite celle qu’il avait gagnée au jeu un soir de folie.

— Tu pourrais au moins m’embrasser au lieu de rêver ! reprocha Napoléon en lui tirant l’oreille. Le temps va me durer jusqu’à ce soir, tu sais ? Mais il faut que je te chasse.

Gênée par la présence, cependant discrète, de Fortunée qui était allée regarder à une fenêtre, Marianne se laissa embrasser avec une certaine timidité. Bien qu’il fût en robe de chambre. Napoléon était redevenu l’Empereur. Elle lui glissa d’entre les bras pour une profonde révérence :

— Aux ordres de Votre Majesté... et plus que jamais sa fidèle servante !

— Je t’adore quand tu prends cet air de duchesse ! s’exclama-t-il en riant. (Puis, changeant de ton, il appela :) Roustan !

Le mameluck au turban blanc, vêtu d’un superbe costume de velours rouge brodé d’or, apparut aussitôt. C’était un Géorgien de belle taille, jadis vendu comme esclave par les Turcs et ramené de sa campagne d’Egypte, avec une centaine de ses confrères, par le général Bonaparte. Bien qu’il couchât toutes les nuits en travers de la porte de l’Empereur, il était marié depuis bientôt deux ans à la fille d’un huissier du palais, Alexandrine Douville. On ne pouvait guère rêver de garçon plus pacifique, mais Roustan, avec son teint basané, son turban turc et son grand sabre courbe, ne laissait pas d’être impressionnant, encore que Marianne fût surtout sensible à l’exotisme du personnage.

Napoléon lui ordonna de conduire les deux dames à leur voiture et, sur une dernière révérence, Marianne et Fortunée quittèrent le cabinet impérial.

Tout en descendant, derrière Roustan, le petit escalier du palais, Mme Hamelin glissa son bras sous celui de sa nouvelle amie, l’enveloppant de son parfum de roses.

— Je vous prédis la conquête de l’univers, dit-elle gaiement, si toutefois Sa Majesté ne s’amuse pas à jouer les sultans et ne vous enferme trop longtemps. Aimez-vous les hommes ?

— J’aime... un homme ! fit Marianne interloquée.

Fortunée Hamelin se mit à rire. Elle avait un rire chaud, franc et communicatif qui faisait briller ses petites dents pointues entre ses lèvres rouges.

— Mais non, vous n’y entendez rien ! Vous n’aimez pas un homme, vous aimez l’Empereur ! Autant dire que vous aimez le Panthéon ou le nouvel arc de triomphe du Carrousel !

— Vous croyez que c’est la même chose ? Moi, je ne trouve pas. Il n’est pas si impressionnant, vous savez. Il est...

Elle chercha un instant le mot qui traduirait le mieux son bonheur, mais, n’en trouvant pas d’assez fort, se contenta de soupirer : « Il est merveilleux ! »

— Je le sais bien, s’exclama la créole. Je sais aussi ce qu’est son pouvoir de séduction, quand il veut s’en donner la peine, s’entend, car, lorsqu’il veut être désagréable...

— Il peut l’être ? s’écria Marianne sincèrement surprise.

— Attendez de l’avoir entendu déclarer, en plein bal, à une dame : « Vous avez une robe sale ! Pourquoi donc portez-vous toujours la même robe ? Je vous ai vu celle-ci vingt fois ! »

— Oh, non ! Ce n’est pas possible !

— Mais si, c’est possible, et même, si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, c’est ce qui fait son charme. Quelle femme, vraiment femme, ne souhaiterait savoir comment est, dans l’amour, cet impérial butor avec son regard d’aigle et son sourire d’enfant ? Quelle femme n’a rêvé, à une heure ou à une autre, d’être l’Omphale de cet Hercule ?

— Même... vous ? demanda Marianne avec un peu de malice.

Mais Fortunée répondit, avec une grande sincérité :

— Mais oui, je l’avoue... pendant un temps tout au moins. Je m’en suis bien vite guérie.

— Pourquoi donc ?

De nouveau le rire éclatant qui, sous la voûte du palais, se répercuta jusqu’aux marches extérieures.

— Parce que j’aime trop les hommes ! Et en cela, croyez-moi, j’ai amplement raison. Quant à Sa Majesté l’Empereur et Roi, ce que je lui ai donné vaut bien, je pense, un amour.

— Qu’est-ce que c’est ? L’amitié ?

— J’aimerais bien, soupira la jeune femme soudain rêveuse, j’aimerais être vraiment son amie ! Il sait, d’ailleurs, que je l’aime bien, et surtout que je l’admire, oui ! fit-elle avec une soudaine ferveur, je l’admire plus que tout au monde ! Je crois bien que, dans mon cœur. Dieu ne lui vient pas à la cheville.

Le soleil se levait, timide, peignant de rose les chevaux de Venise sur le nouvel arc de triomphe. La journée s’annonçait belle !

Mme Hamelin habitait dans la rue de la Tour-d’Auvergne, entre l’ancienne barrière des Porcherons et la nouvelle barrière des Martyrs, ouverte dans le mur des Fermiers généraux, une charmante maison entre cour et jardin où, avant la Révolution, la comtesse de Genlis avait élevé les enfants du duc d’Orléans. Elle y avait pour voisin l’inspecteur des chasses impériales et, pour vis-à-vis, une danseuse de l’Opéra, Marguerite Vadé de l’Isle, entretenue par un financier. La maison, elle-même du siècle passé, rappelait les lignes nettes du Petit Trianon, avec toutefois d’importants communs et si le jardin touché par l’hiver n’était que silence et mélancolie, dans une vasque de la cour, chantait un jet d’eau. L’ensemble, surtout à cause de la situation un peu écartée de cette rue en pente, plut à Marianne. Malgré le va-et-vient des serviteurs en plein travail à cette heure matinale, malgré les cris de Paris qui s’éveillait, la maison de Fortunée avec ses murs blancs avait quelque chose de calme et de reposant qui lui plaisait davantage que la noblesse fastueuse de l’hôtel Matignon.

Fortunée installa son invitée dans une charmante chambre habillée de soie pékinée rose et blanche dont le lit de bois clair s’ornait de grands rideaux de mousseline blanche. Cette chambre, toute proche de la sienne, était celle de sa fille Léontine, pour le moment pensionnaire de la célèbre maison d’éducation de Mme Campan, à Saint-Germain. Et, tout de suite, Marianne constata que la créole nonchalante ne l’était qu’en apparence et faisait preuve, au contraire, d’une intense activité. En un rien de temps, Marianne se trouva nantie d’un ample peignoir de batiste et de dentelle, d’une paire de mules de velours vert, d’une femme de chambre pour elle toute seule – toujours les possessions de Léontine Hamelin ! – et d’un solide petit déjeuner devant lequel elle s’attabla peu après en face d’un beau feu clair en compagnie de son hôtesse, débarrassée, elle aussi, de ses vêtements de sortie. Marianne, amusée, put voir que l’ancienne merveilleuse qui, jadis, avait osé sortir, aux Champs-Elysées, nue sous une robe de mousseline, revenait volontiers, dans l’intimité de son appartement, à ses goûts d’autrefois. Ses déshabillés vaporeux mais abondamment garnis de rubans aux couleurs tendres ne cachaient pas grand-chose d’une anatomie parfaite et servaient au contraire sa beauté brune de fille des îles en lui restituant une sorte de primitivisme.

Les deux jeunes femmes dévorèrent à belles dents les tartines, les confitures et les fruits copieusement arrosés de thé au lait très chaud et très fort à la mode anglaise, servi dans un ravissant service rose de la Compagnie des Indes. Après quoi, Fortunée poussa un soupir de contentement et dit :

— Causons ! Que voulez-vous faire maintenant ? Prendre un bain ? dormir ? lire ? Moi, je vais écrire un mot à M. de Talleyrand pour l’informer de ce que vous êtes devenue.

— Je vous en prie, coupa Marianne sur un ton de prière, il y a quelque chose qui me semble bien plus urgent. L’un de mes amis, celui qui m’a fait fuir hier des carrières de Chaillot, a été blessé. C’est un Américain, un marin, un homme extraordinaire, et j’ignore ce qu’il est advenu de lui. L’Empereur...

— ... qui pique des crises de jalousie comme le commun des mortels corses, n’a pas voulu répondre à vos questions ! Mais parlez-moi de cet Américain. J’ai toujours adoré ces gens-là, peut-être parce que je suis née non loin d’eux. Ils ont un parfum d’aventure et d’excentricité que je trouve passionnant. D’ailleurs, l’Empereur ne m’a raconté qu’approximativement ce qui vous était arrivé. Racontez-moi ce roman car j’ai eu tout à fait l’impression que l’on m’en résumait un, et j’adore les romans !

— Moi aussi, fit Marianne en souriant. Mais je n’ai pas beaucoup aimé celui-là !

Les yeux étincelants, Fortunée l’écouta avec passion raconter tout ce qui lui était arrivé depuis le soir du 21 janvier où elle avait quitté l’hôtel de la rue de Varenne pour le Butard. Elle parla de Bruslart, de Morvan, dont elle ignorait encore le sort, de son ami Jolival, qui devait lui aussi être en souci d’elle, du commissionnaire Gracchus-Hannibal Pioche et enfin de Jason Beaufort avec qui, ce même jour, elle devait partir pour l’Amérique.

— Je l’aurais suivi sans hésiter, dit-elle en conclusion, si l’Empereur ne m’avait fait promettre de rester.

— Vous l’auriez suivi vraiment... malgré ce qui s’est passé cette nuit, aux Tuileries ?

Marianne réfléchit un instant puis soupira :

— Oui... Si l’on ne m’avait fait promettre de rester, si l’on ne m’avait assuré que l’on avait besoin de moi, je serais partie, sans hésiter, aujourd’hui.

— Mais... pourquoi ?

— Parce que je l’aime trop ! Maintenant que je sais qui il est et ce qui va se passer dans les mois à venir, ce... ce mariage avec l’archiduchesse, j’ai peur de souffrir. Quoi qu’il puisse dire ou faire, je sais que j’aurai mal parce que je ne pourrai pas ne pas être jalouse d’elle. Voilà pourquoi il aurait mieux valu que je parte, justement après ces heures d’amour. J’aurais ainsi emporté un merveilleux souvenir. Et à cette minute même où je vous parle, je regrette encore de rester parce que j’ai peur de ce qui m’attend. Je me demande même s’il ne vaudrait pas mieux passer outre à sa volonté... J’ignore même encore ce qu’il va faire de moi, quelle vie sera la mienne !

— A votre place, je lui ferais confiance et j’aurais un peu de patience. Quant à vous sauver, vous ne pourriez pas, fit Fortunée assombrie. Il ne vous laisserait pas partir. Vous seriez poursuivie, rattrapée, ramenée à lui de gré ou de force. Napoléon n’a jamais rien lâché de ce qu’il tenait. Vous lui appartenez ! Et, tôt ou tard, il faut vous préparer à souffrir par lui, même s’il ne le cherche pas. Ce n’est pas un métier de tout repos qu’aimer un homme comme lui ! Mais si vous l’acceptez, il faut vous arranger pour en tirer le meilleur parti possible et en pâtir le moins que vous pourrez ! Voilà pourquoi, tout à l’heure, je vous ai demandé si vous aimiez les hommes ! Quand on en a plusieurs en tête, leur pouvoir de nous faire souffrir diminue d’autant. Quant à moi, je préfère rendre deux hommes heureux qu’en faire souffrir un seul.

— En aimer plusieurs ? s’écria Marianne sincèrement stupéfaite, mais je ne pourrais jamais !

Fortunée se leva, étira son long corps souple et doré dans ses gazes blanches et offrit à Marianne un sourire à la fois moqueur et amical.

— Vous êtes trop jeune pour bien comprendre cela. Nous en reparlerons ! Pour le moment, écrivez vite quelques mots à votre Américain et invitez-le à venir vous voir. Où habite-t-il ?

— A l’hôtel de l’Empire, rue Cerutti.

— Ce n’est pas loin. Je vais envoyer tout de suite un valet. Tenez, il y a de quoi écrire sur ce secrétaire.

Quelques minutes plus tard, tandis que Marianne allait refaire une toilette plus complète qu’aux Tuileries, la porte cochère claqua derrière le messager de Fortunée. Sans vouloir se l’avouer, Marianne était heureuse à l’idée de revoir Jason avec Jolival et Gracchus qu’elle lui avait demandé d’amener puisqu’il leur avait donné rendez-vous à son hôtel dans la matinée. Tous trois avaient pris, dans son cœur, une place solide car ils lui avaient fait découvrir ce que pouvait être une amitié, une véritable amitié. Tout à l’heure, après avoir confié la lettre à un valet, Fortunée lui avait demandé si Jason l’aimait d’amour et Marianne, sincère, avait répondu :

— Non, pas vraiment ! Il pense qu’il a une grande dette envers moi et comme c’est un garçon honnête, je l’ai compris maintenant, il souhaite me rendre ce qu’il m’a fait perdre. Il sera déçu que je ne parte pas avec lui, mais rien de plus.

— Il ne vous a jamais réclamé... votre part du marché passé avec votre époux ?

— Mais non. Oh ! je crois que je lui plais mais sans plus. C’est un étrange garçon, vous savez ! Ce qu’il aime avant tout, c’est la mer, c’est son bateau, son équipage. Il n’y a pas beaucoup de place pour l’amour dans ce genre de vie.

Fortunée n’avait pas insisté. Elle s’était contentée de hausser les épaules avec un sourire indulgent, mais quand, une heure plus tard, la cloche d’entrée retentit annonçant un visiteur, elle réapparut au salon comme par magie, habillée de pied en cap. Visiblement, l’Américain piquait sa curiosité.

Mais ce ne fut pas Jason qui apparut. Tandis que les deux jeunes femmes entraient par une porte, Arcadius de Jolival, vêtu comme une gravure de mode, se faisait introduire par l’autre. Sous l’œil à la fois amusé et déçu de Marianne, il salua avec des grâces très XVIIIe siècle, resplendissant à la fois d’élégance et de bonne humeur.

— Vous me voyez, mesdames, à la fois heureux et transporté d’orgueil d’être admis à déposer mes hommages à d’aussi jolis pieds !

— Qui est-ce ? demanda Fortunée en examinant le nouveau venu avec curiosité.

— Mon prince grec, Arcadius de Jolival, dont je vous ai parlé ! répondit Marianne préoccupée. Où est Jason, mon cher ami ? Pourquoi n’est-il pas avec vous ?

Le sourire heureux s’effaça du visage de Jolival.

— Mais il y est, ma chère enfant, il y est ! seulement sous la simple forme d’une lettre que voilà ! Je n’ai pas pu le décider à venir. Il m’a dit que c’était inutile. Et juste comme je partais pour suivre votre valet, madame, il montait en voiture pour gagner Nantes.

— Il est parti ? Sans me revoir, sans me dire adieu ?

La fêlure qui enroua un instant la voix de Marianne fit tourner vers elle les yeux observateurs de Fortunée. Elle trahissait quelque chose qui ressemblait à de la douleur. Lentement, Arcadius s’avança jusqu’à la jeune femme et lui glissa dans la main la lettre qu’il venait de sortir de son habit noisette.

— Je crois qu’il vous dit adieu là-dedans, fit-il doucement. Il pensait qu’il n’avait plus rien à faire ici. Son bateau, ses affaires le réclament.

— Mais, sa blessure ?

— Peu de chose pour un homme comme lui. L’Empereur lui a envoyé, ce matin, son médecin personnel avec l’expression de sa gratitude... et un souvenir. Et puis, rien ne vaut l’air de la mer pour une blessure. Chacun sait que, sur mer, les blessures se cicatrisent toujours plus vite que sur terre. C’est du moins l’avis du médecin de l’Empereur qui le lui a répété plusieurs fois... Mais, ajouta l’homme de lettres après une toute légère hésitation, est-ce que vous comptiez toujours partir avec lui ?

— Non, fit Marianne embarrassée. Bien sûr que non ! Ce n’était plus possible.

Elle avait noté au passage la mention du médecin impérial. Décidément, Napoléon ne négligeait aucun détail.

— Alors, vous voyez bien. Lisez donc sa lettre, elle vous en dira certainement plus long que moi.

Vivement, Marianne brisa le cachet noir orné simplement d’un navire aux voiles déployées, ouvrit le billet et lut les quelques mots que Jason avait tracés, d’une écriture large et autoritaire.


Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ce que vous étiez pour « lui » ? Vous m’auriez évité de me comporter de façon ridicule. Je comprends qu’il ne vous est pas possible de venir vivre dans mon pays. L’avez-vous seulement désiré avec sincérité ? Je vous souhaite tout le bonheur du monde, mais si, un jour ou l’autre, ce bonheur vous paraissait laisser un goût amer, souvenez-vous que j’existe... et que j’ai une dette envers vous... car le danger que je vous avais annoncé n’est pas encore passé. Mais il est vrai que vous serez désormais défendue mieux que je ne pourrais le faire.

Soyez donc heureuse.

Jason.


Du bout de ses doigts tremblants, Marianne tendit la lettre à Fortunée. Un voile venait de tomber sur sa joie, moins à cause de ce mystérieux danger dont, cette fois encore, il faisait mention, que parce qu’il partait sans même chercher à la revoir, sans lui laisser le temps de s’expliquer, de s’excuser même et de lui dire, enfin, tout ce qu’elle lui gardait de gratitude et d’amitié. Sa déception était infiniment plus cruelle qu’elle ne s’y attendait. Elle avait espéré Dieu seul savait quoi ? Que la blessure de Jason l’obligerait à demeurer encore un peu de temps à Paris, qu’ils auraient le temps de se voir, de causer et, ainsi, de mieux se connaître. Elle aurait tant aimé pouvoir installer leurs relations, si chaotiques jusqu’ici, sur le plan d’une bonne amitié. Mais Jason, sans doute, ne voulait pas de cette amitié, peut-être parce qu’elle était la maîtresse de l’Empereur et le lui avait caché. Le ton de sa lettre révélait une atteinte à son amour-propre masculin. Il n’avait pas pu sentir combien, tout à coup, il était devenu quelqu’un d’important pour Marianne, quelqu’un de cher dont l’absence pouvait créer un chagrin.

En relevant les yeux, elle croisa le regard de Jolival et crut y lire un peu de pitié. Mais, justement, elle ne pouvait pas supporter de faire pitié à ce moment de sa vie. Elle releva la tête, serra ses mains l’une contre l’autre et s’efforça de sourire et de parler d’autre chose, de n’importe quoi, mais de cacher ce qu’elle éprouvait.

— Vous êtes superbe, fit-elle pour meubler le silence qui s’installait. Que vous est-il arrivé ? Mais, je vous en prie, prenez un siège !

Jolival s’assit et tira soigneusement sur son genou anguleux son pantalon bleu pâle pris dans d’élégantes bottines à longue pointe.

— Notre ami Beaufort m’a prêté un peu d’argent grâce auquel j’ai pu dégager ma garde-robe et retrouver ma chambre sur la Montagne-Sainte-Geneviève. Mais il n’en faut pas moins que je trouve une situation et que je me mette à gagner ma vie. Outre que le jeu ne m’attire plus guère, je n’ai pas très envie de me retrouver en face de Fanchon-Fleur-de-Lys et de sa Philomène.

— Croyez-vous que nous ayons encore quelque chose à craindre d’elle ? demanda Marianne, tout de suite effrayée par l’évocation de l’horrible vieille et songeant au danger dont parlait encore Jason.

— Sincèrement, pour le moment, je ne pense pas. Tant que nous ne nous hasarderons pas dans ses eaux territoriales, elle ne viendra pas nager dans les nôtres. Et je ne vois pas bien ce que nous irions faire à l’Epi-Scié ou à l’Homme-de-Fer ? D’ailleurs, si Bruslart et Saint-Hubert ont pu s’échapper, les autres conspirateurs ont été arrêtés. Notre ami Morvan est sous les verrous. Je crois aussi qu’une descente de police a été faite au cabaret de la rue des Bonshommes. Il est vrai que Fanchon est bien trop rusée pour se laisser prendre.

Cependant, Fortunée, qui avait achevé la lecture de la lettre et qui, même, avait eu un instant pour rêver dessus, la rendit à son amie.

— Quel est ce danger dont il parle ?

— Je ne peux pas vous le dire. Il a toujours insisté dessus, voilà tout. Mais, ceci dit, que pensez-vous de cette lettre ?

— Si cet homme-là ne vous aime pas, je veux bien être pendue ! répondit simplement Mme Hamelin. Quant à moi, je regrette beaucoup qu’il parte. J’aurais aimé le rencontrer.

— Pourquoi donc ?

— Disons... qu’il a une écriture qui me plaît, conclut la créole avec un sourire moqueur. Je vous ai déjà dit que j’aimais les hommes. Quelque chose me dit que celui-là en est un. S’il revient, ne manquez pas de me le présenter. Mais au fait, ajouta-t-elle en se tournant vers Jolival, vous a-t-il parlé de ce mystérieux danger ?

— Oui, répondit l’homme de lettres. Je sais de quoi il s’agit, mais il vaut mieux que Marianne l’ignore ! On ne sait jamais ! Quelque chose peut l’empêcher de se manifester. Alors pourquoi se torturer ? N’y pensez plus ! Si notre Américain revient un jour, je me charge personnellement de vous le présenter, belle dame ! ajouta-t-il galamment.

Rejetant délibérément l’idée de voir un jour Fortunée éprise de Jason et vice versa, Marianne se lança dans une grande dissertation sur ce qu’elle espérait faire pour ceux qui l’avaient aidée et promit à Jolival de s’occuper de lui. Elle parlerait de lui à l’Empereur qui, très certainement, trouverait à employer les multiples talents de cet oisif impénitent.

— J’aimerais m’occuper de vous ! fit-il avec un soupir. Avez-vous renoncé à faire carrière dans le bel canto ?

— Cela ne dépend pas de moi ! répondit-elle en rougissant à la fois heureuse et un peu gênée de cette sujétion qu’elle proclamait.

— Alors, au cas où vous reviendriez, pensez à moi. J’ai tout ce qu’il faut pour devenir un extraordinaire imprésario.

En attendant, comme l’heure du déjeuner approchait, Fortunée invita Jolival à le partager avec elle et sa nouvelle amie. Elle aimait les caractères originaux et celui-là lui plaisait. Malgré l’ombre que faisait planer sur Marianne le départ de Jason, le déjeuner fut des plus gais. Fortunée et Arcadius formaient pour leur jeune amie une foule de projets qui, presque tous, avaient le théâtre pour centre. Fortunée, comme toutes les créoles, adorait le théâtre, la musique et, en apprenant que Marianne possédait une voix exceptionnelle, elle montra une joie enfantine.

— Il faut que l’Empereur la laisse chanter ! s’écria-t-elle en faisant remplir de Champagne, pour la cinquième fois, le verre de Jolival. Au besoin, je le lui dirai moi-même.

Marianne écoutait à peine, comme si tout cela ne la concernait pas. Sa vie avait pris un tournant trop brusque. Elle en restait étourdie. Elle n’était pas encore habituée à ce qu’une puissance extraordinaire s’emparât de son existence pour la diriger. Chacun donnait son avis sur ce qu’elle devrait faire, mais, après tout, elle avait bien un peu voix au chapitre, elle aussi ! A mesure que les autres parlaient, sa décision se formait :

« Je chanterai, se répétait-elle farouchement, je chanterai et il faudra qu’il me laisse faire ! C’est la seule chose qui pourra me permettre de vivre dans son ombre sans trop souffrir. Il a sa gloire... j’aurai la mienne ! »

Tard dans l’après-midi, elle eut la surprise de voir arriver, chez Fortunée, Talleyrand en personne. Vêtu en sombre, très élégant à son habitude, appuyé sur sa canne à pommeau d’or, le prince baisa la main de Mme Hamelin, puis embrassa Marianne sur le front, avec une chaleur paternelle qui la surprit.

— Je suis charmé de vous revoir, mon enfant, dit-il avec autant de naturel que s’ils s’étaient quittés la veille au soir. La princesse vous envoie son chaud sentiment et Mme de Périgord, qui se tourmentait fort pour vous, m’a fait dire combien elle était heureuse de vous savoir saine et sauve.

— Monseigneur, répondit Marianne confuse, Votre Altesse est trop bonne. Je craignais qu’elle ne fût contrariée.

— De quoi ? De voir notre bel oiseau ouvrir ses ailes et s’envoler pour chanter en plein ciel ? Mais, ma chère, je n’ai jamais rien souhaité d’autre. Pourquoi donc pensez-vous que je vous avais conduite chez... M. Denis ? Il n’est rien arrivé dont je n’aie à me réjouir, ni que je n’aie prévu, hormis pourtant l’intermède de Chaillot. Gardez-nous votre amitié, c’est tout ce que nous vous demandons. Pendant que j’y pense, ma chère amie, ajouta-t-il en se tournant vers Fortunée, dites à vos gens de prendre les bagages qui sont à ma voiture. La princesse a tenu à ce qu’on vous apporte tout de suite les affaires de cette enfant.

— La princesse est infiniment bonne, Monseigneur ! s’écria Marianne rose de joie. Votre Altesse consentira-t-elle à lui dire ma reconnaissance... et aussi que je demeure sa servante comme par le passé ?

— Je le lui dirai ! Savez-vous, ma chère, que j’ai reçu ce matin une lettre de Casimir ? Il dit pour vous une foule de choses gracieuses, ajouta-t-il en se tournant vers son hôtesse.

— Ne peut-il donc me les dire lui-même ? maugréa Fortunée, mi-figue mi-raisin, ou bien les Hollandaises l’occupent-elles déjà au point qu’il ne trouve plus le temps de m’écrire ?

— Les soins de sa fortune l’occupent bien plus que les femmes, croyez-moi !

Casimir de Montrond, le plus intime ami de Talleyrand, était aussi l’amant de cœur de Fortunée. Séduisant, spirituel, méchant comme la gale, mais grand seigneur jusqu’au bout des ongles, il avait pour l’argent un amour démesuré et jouait un jeu d’enfer tout en trempant dans une foule de tractations financières qui n’avaient pas toutes l’approbation des pouvoirs publics. Tel qu’il était, Fortunée adorait ce mauvais sujet que Talleyrand avait surnommé 1’« Enfant Jésus de l’Enfer ». Mais, fidèle sujette de l’Empereur, elle n’avait pas murmuré quand il avait exilé à Anvers son turbulent amant, sous prétexte qu’avec lui la vertu n’était pas possible à la cour de France.

— En réalité, expliqua-t-elle à Marianne un peu plus tard quand Talleyrand se fut retiré après une brève visite, ce pauvre Casimir a joué de malchance. A la fin de l’année dernière, il y a eu un duel rue Cerutti. On s’est battu, à l’aube, dans le jardin de la reine Hortense. Charles de Flahaut et Auguste de Colbert ont mis flamberge au vent pour ses beaux yeux et Casimir, en tant que voisin, a été mêlé à l’affaire. Napoléon n’a pu s’en prendre ni à Hortense ni à Flahaut. Il s’est contenté d’envoyer Auguste de Colbert se faire tuer en Espagne et d’expédier Montrond à Anvers avec défense d’en bouger.

— Est-ce que ce n’était pas un peu sévère ?

— Je vous ai dit que l’Empereur n’était pas commode. Mais je dois dire qu’il n’y avait pas que cela. L’été précédent, ce diable de Casimir a été rejoindre à Cauterets la duchesse d’Abrantès qui pleurait le départ de Metternich et à ce que l’on dit, il l’a quelque peu consolée. Au fond, Napoléon a bien fait ! Dans un sens, il a rendu service à Montrond qui, sans cela, se fût trouvé peut-être mêlé aussi au scandale Abrantès.

— Quel scandale ?

— Ah, ça, mais d’où sortez-vous ?

— Des carrières de Chaillot, vous le savez bien.

— C’est trop juste ! Eh bien ! sachez que le mois passé, au sortir du bal du comte Marescalchi, Junot, qui cependant trompe abondamment sa femme, lui a fait une scène horrible au cours de laquelle il l’a à moitié tuée avec une paire de ciseaux dans une crise de jalousie. Sans Mme de Metternich, qui s’est interposée, je crois bien qu’il la tuait tout à fait. L’Empereur était furieux. Il a renvoyé Junot en Espagne et sa dame avec lui pour les obliger à se réconcilier. Selon moi, il aurait aussi bien fait de punir aussi cette chipie de Caroline !

— Caroline ?

— Sa sœur, Mme Murat, grande-duchesse de Berg et reine de Naples depuis un an et demi. Une ravissante blonde dodue, rose et appétissante comme un bonbon... et la pire garce que la terre ait jamais portée ! C’est elle qui a dénoncé la pauvre Laure d’Abrantès à Junot... qui d’ailleurs était son amant !

Ce bref aperçu des mœurs des grands dignitaires de la Cour fit ouvrir de grands yeux à Marianne qui eurent le don de mettre Fortunée en joie.

— Vous n’en imaginiez pas autant, hein ? Mais, pendant que j’y suis, un bon conseil : aimez l’Empereur autant que vous voudrez, mais méfiez-vous de sa noble famille. Hormis sa mère, l’inaccessible Mme Laetitia qui a gardé les intransigeants principes du vieux sang corse et Lucien qui a choisi l’exil par amour, les autres se sont mués en une sorte de nœud de vipères, en un ramassis de gens hautains, avides, vaniteux comme des paons et, en général, proprement infréquentables à mon sens. Fuyez-les comme la peste, car ils vous détesteront autant que l’Empereur vous aimera !

Marianne prit bonne note du conseil. Mais elle ne souhaitait pas entrer en lutte avec la famille impériale, ni même être simplement connue d’elle. Elle voulait aimer Napoléon dans l’ombre, sans attirer l’attention parce que c’était seulement loin des lumières et du bruit de la foule qu’un amour comme le leur pouvait trouver son plein épanouissement.

A mesure que coulait la journée, d’ailleurs, elle se montrait de plus en plus distraite, n’écoutant plus que d’une oreille les potins de Fortunée. Ses yeux revenaient plus souvent à la pendule de bronze dorée représentant le sommeil de Psyché. Jamais elle n’avait été aussi heureuse de voir tomber la nuit puisque cette nuit allait le ramener à elle. Un peu de fièvre se glissait dans ses veines en songeant aux heures d’amour qui l’attendaient. Elle avait déjà tant de choses à « lui » dire ! Les heures cependant mirent de plus en plus de temps à s’écouler.

Fortunée, qui avait consigné sa porte à tous ses amis sous prétexte qu’elle était souffrante, avait bâillé au moins trente fois quand 10 heures sonnèrent à l’église Notre-Dame-de-Lorette[11]. Le dernier coup venait tout juste de s’égrener quand le roulement d’une voiture se fit entendre. Elle ralentit, s’engouffra par la porte que le concierge avait reçu la consigne de laisser ouverte, puis s’arrêta dans la cour demeurée volontairement obscure. Marianne, le cœur battant la chamade, courut à la fenêtre tandis que Fortunée se levait pour rentrer dans sa chambre. Mais elle n’en eut pas le temps. En un instant, Napoléon fut là.

— Ne vous sauvez pas ! madame, lança-t-il à son hôtesse qui plongeait dans sa révérence avant de passer la porte du salon, je n’en ai que pour un moment...

Il lança son chapeau sur un canapé, prit Marianne dans ses bras et l’embrassa tandis qu’elle protestait.

— Comment pour un moment ?

— Un empereur ne fait pas souvent ce qu’il veut, mio dolce amor ! Il faut que je rentre aux Tuileries où des dépêches importantes m’attendent et où je dois recevoir quelqu’un. Je n’ai donc pas beaucoup de temps, mais j’avais à te dire plusieurs choses qui ne pouvaient attendre ! D’abord ceci :

D’une poche de sa redingote, il tira un rouleau de papiers scellé d’un grand cachet rouge qu’il mit dans les mains de la jeune femme.

— Je t’avais promis une maison, dit-il en souriant. Je te donne celle-ci. Je crois qu’elle te plaira. Regarde !

Marianne déroula les papiers, mais, à peine eut-elle lu les premiers mots de l’acte de propriété qu’elle pâlit. Ce fut avec des yeux pleins de larmes qu’elle se jeta dans les bras de son ami.

— Merci... oh ! merci ! balbutia-t-elle en serrant contre elle ces merveilleux papiers qui lui rendaient l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille, la maison familiale où ses parents avaient été arrêtés, où l’abbé de Chazay l’avait trouvée abandonnée.

Doucement, Napoléon caressa les épais cheveux bruns relevés en couronne.

— Ne pleure pas. Je veux avant tout que tu sois heureuse. J’ai déjà donné des ordres. Dès demain, Percier et Fontaine se rendront rue de Lille pour les indispensables réparations car, depuis 1793, la maison a été abandonnée. Fortunée t’accompagnera pour que tu puisses ordonner selon ton goût. Allons, ne pleure plus, j’ai encore quelque chose à te dire ! ajouta-t-il avec une tendre brusquerie.

Elle fit un effort, essuya ses yeux.

— Je ne pleure plus.

— Menteuse ! Tant pis, je continue : demain, Gossec viendra ici. Il a l’ordre de te préparer à passer une audition devant le directeur de l’Opéra. Dans un mois Tout-Paris acclamera la nouvelle idole : Maria-Stella[12]. Tu as une voix merveilleuse ; c’est elle qui fera ta gloire !

— Maria-Stella ? fit la jeune femme trop surprise maintenant pour avoir la moindre envie de pleurer.

— C’est le nom que je t’ai choisi. Tu ne peux monter sur une scène sous ton nom réel ; quant à celui de Mallerousse, que tu avais adopté, il est affreux. Enfin, une Italienne aura tout de suite la faveur du public. Tu n’as pas idée du snobisme des Parisiens ! Ils se feraient peut-être tirer l’oreille pour une de leurs compatriotes, mais une Italienne remportera tous leurs suffrages. Te voilà donc sacrée cantatrice de la Péninsule. Que préfères-tu comme patrie : Venise, Rome, Florence ?

Il offrait un choix de villes aussi aisément qu’un choix de robes.

— Venise ! fit Marianne émerveillée. J’aimerais tant connaître Venise.

— Tu iras ! Tu chanteras à Venise, car mon empire tout entier va te disputer à moi. On te donnera donc un passeport vénitien.

Des perspectives immenses s’ouvraient tout à coup devant Marianne, mais ces perspectives supposaient tant de séparations ! Des séparations inévitables. Quand il ne pourrait pas l’appeler près de lui, il serait mieux pour elle de voyager, de s’éloigner. Avec la musique, tout serait facile.

— Maria-Stella ! murmura-t-elle comme pour se graver dans l’esprit ce nom nouveau.

— Ce n’est pas moi qui t’ai baptisée ainsi, c’est Fouché. Etoile tu étais, étoile tu resteras, mais sur un tout autre plan. Autre chose : une grande cantatrice a besoin d’un mentor, d’une sorte d’imprésario pour discuter ses contrats, pour établir son programme et la défendre contre les importuns. Je crois avoir trouvé ce qu’il te faut. Que dirais-tu de ce bonhomme à grandes oreilles que l’on a trouvé cette nuit battant la semelle sur la route de Malmaison en compagnie d’un cocher sourd ? J’ai eu, sur lui, dans la journée, un rapport qui me convient. C’est un curieux personnage, mais je crois qu’il ferait l’affaire. Et, si j’ai bien compris, tu es en dette avec lui.

— Mais, fit Marianne éberluée, comment savez-vous tout cela ? Et en si peu de temps ?

— J’ai une excellente police. Est-ce que tu ne le savais pas ? Et Fouché avait certaines choses à se faire pardonner, fit-il avec un sourire si moqueur que la jeune femme ne put s’empêcher de rire.

D’un geste vif, il lui tira l’oreille pour la ramener vers lui. Abasourdie par cette avalanche inattendue, elle s’était laissée tomber sur une chaise longue.

— Tu es contente ?

— Comment ne le serais-je pas ? Je ne sais plus que dire. Tout ceci est tellement soudain, tellement inattendu. C’est presque effrayant !

— Je t’ai prévenue que j’avais des tas de choses à te dire. Maintenant, embrasse-moi et va dormir ! Tu en as besoin. Rien de tel qu’une bonne nuit après de grandes émotions. Moi, je pars.

Pressé maintenant, il l’embrassait un peu au hasard, reprenait son chapeau, se dirigeait à grands pas vers la porte. Mais, au moment d’en passer le seuil, il s’arrêta et se frappa le front avec mécontentement.

— Stupide que je suis ! J’allais oublier !

Revenant vers Marianne clouée sur place, il lui tendit un grand écrin de maroquin vert, timbré aux armes impériales, qu’il fit surgir, comme par magie, d’une autre de ses immenses poches.

— Tiens, dit-il, tu les porteras le soir de ta première représentation ! Ainsi, je serai sûr que tu penseras à moi.

Comme dans un rêve, Marianne ouvrit l’écrin. Sur le velours noir qui le garnissait, étincelait une fabuleuse parure d’émeraudes et de diamants à laquelle les flammes des bougies arrachèrent des éclairs. Jamais elle n’avait rien vu d’aussi fastueux, même chez Talleyrand ! Mais, comme elle relevait vers Napoléon des yeux éblouis, elle vit que, de nouveau, il s’encadrait dans le chambranle de la porte.

— Ne me dis pas qu’elles ne t’iront pas. Elles sont du même vert que tes yeux ! Adieu, mon cœur.

Quand, un peu plus tard, Mme Hamelin, inquiète du silence qui régnait dans le salon, y entra avec précaution, elle trouva Marianne assise sur le tapis devant la cheminée, un flot de fabuleuses pierreries sur les genoux, des papiers plein les mains et pleurant, pleurant éperdument.

16 LE FANTOME DE LA RUE DE LILLE

Due le jour gris et pluvieux, à peine éveillé dans un ciel qui, avant longtemps, très certainement, ne connaîtrait pas le soleil, le portail de l’hôtel paraissait lugubre entre ses murs délavés où quelques pierres manquaient. Des herbes desséchées, dont les graines avaient dû être portées là par le vent, bouchaient les interstices et, au bas de la porte dont la peinture verte s’écaillait sinistrement, les pavés s’écartaient pour livrer passage à toute une végétation brûlée par l’hiver.

Sous le voile épais qui cachait son visage, Marianne, appuyée au bras de Fortunée, regardait, les yeux pleins de larmes, la vieille maison où sa vie avait débuté, d’où son père et sa mère étaient partis vers la mort, main dans la main. Elle avait voulu la visiter, seule, avant que les architectes s’en emparent, parce qu’il lui semblait qu’elle seule avait le droit de rompre le silence où, depuis tant d’années, s’ensevelissait l’hôtel d’Asselnat. Avant que, d’un coup de baguette magique, elle retrouvât une vie nouvelle, Marianne avait désiré la voir dans son abandon et sa solitude et découvrait que cet abandon lui était cruel. Il signifiait tant de choses !

Sans la Terreur, toute sa jeunesse se serait écoulée dans cette vieille demeure dont les nobles proportions, les trophées d’armes à demi brisées sur l’arc du portail disaient encore la splendeur du temps du Roi-Soleil, ou dans le vieux château d’Auvergne qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais. Sa vie serait autre, mais serait-elle plus heureuse ? Qui pouvait savoir ce que serait, à cette heure, Marianne d’Asselnat de Villeuneuve si... Mais, avec des « si » on va tellement loin !

Derrière elle, Marianne entendit Arcadius de Jolival ordonner au cocher de se ranger et d’attendre. Elle fit quelques pas en direction de l’hôtel, hésitant à se servir des clefs qu’elle avait trouvées à son réveil. En face du silencieux portail, un grand et somptueux hôtel s’éveillait à une débordante activité qui contrastait avec l’abandon de son voisin. La livrée entrait en action. Ce n’étaient que domestiques balayant cours et trottoirs, astiquant les cuivres, battant les tapis. Des allées et venues aussi, surtout de militaires à pied ou à cheval, qui entraient ou sortaient d’une vaste cour au fond de laquelle s’élevait une imposante construction de style égyptien. Comme Marianne, gênée par ce bruit qui troublait son émotion, se tournait de ce côté, les sourcils froncés, Arcadius déclara :

— Vous aurez des voisins bruyants, du moins quand ils seront à Paris. Cet hôtel est l’hôtel de Beauharnais. Le prince Eugène, vice-roi d’Italie, s’y trouve en ce moment. Et hier, 29 janvier 1810, il y a eu bal, réception. Le prince Eugène aime recevoir et l’Empereur est venu. Mais ce matin les domestiques ont du travail. D’où l’agitation. Mais quand il regagnera Milan vous serez plus tranquille. L’Empereur l’aime beaucoup ! ajouta-t-il sachant bien que ce serait la meilleure manière d’apaiser la contrariété de sa jeune amie.

Elle eut d’ailleurs un sourire.

— Alors, si l’Empereur l’aime beaucoup. Entrons, voulez-vous ! On gèle ici !

Elle tendit les grosses clefs qu’elle avait apportées, glissées dans son manchon. Arcadius s’en saisit et s’approcha d’une petite porte qui s’ouvrait auprès de la grande.

— Ce ne sera sûrement pas facile, dit-il. Si cette porte n’a pas été ouverte depuis des années, le bois gonflé du vantail, la rouille des gonds vont nous opposer une sérieuse résistance.

Il s’apprêtait à peser, de toute sa force, contre le battant tandis qu’il essayait de tourner la clef. Or, la clef tourna sans rencontrer le moindre obstacle et la porte s’ouvrit sans offrir de résistance.

— On dirait que quelqu’un a pris soin de graisser cette serrure, remarqua-t-il, surpris. En tout cas, la porte marche comme si elle servait tous les jours... Qui peut venir ?

— Je ne sais pas ! répondit Marianne nerveuse. Entrons !

La cour d’honneur apparut dans toute sa désolation. Au fond, cernée par des communs moussus, la noble façade classique montrait ses fenêtres noires aux vitres brisées, ses pierres verdies dont certaines portaient des traces de balles, son imposant perron où plusieurs marches manquaient. Les lions de pierre, qui l’avaient jadis gardé, gisaient dans l’herbe de la cour, décapités. Des débris de toute sorte jonchaient le sol et, vers la droite, un pan de mur et des pilastres noircis racontaient un début d’incendie, celui sans doute que l’abbé de Chazay avait éteint avant de fuir. Une folle végétation avait poussé, au hasard, faisant de son mieux pour cacher la misère de cette maison éventrée. Un lierre encore timide escaladait la porte de chêne sculpté comme si la nature, en leur donnant cette frêle parure, avait cherché à consoler les pierres meurtries. Par le soupirail aux grilles tordues, un chat noir jaillit tout à coup et fila jusqu’à la porte béante d’une ancienne écurie dans laquelle il disparut.

En bonne-créole superstitieuse, Fortunée Hamelin frissonna, serra plus fort le bras de Marianne, puis soupira :

— Percier et Fontaine vont avoir du travail ! Quel désastre ! Je commence à penser que l’Empereur vous a fait là un curieux présent !

— Aucun ne pouvait me faire plus de plaisir ! affirma Marianne farouche. Même les émeraudes ne sont rien auprès de cette vieille maison si malade.

— N’exagérons rien, fit Arcadius consolant. Avec un peu de soin et de travail tout ceci sera très vite remis en état. Les blessures sont plus impressionnantes que vraiment profondes. Voyons l’intérieur.

Il offrit la main à Marianne pour l’aider à franchir les quelques marches branlantes qui demeuraient au perron, puis rendit le même service à Mme Hamelin qui suivit son amie.

La porte sculptée s’ouvrit avec la même aisance que celle de la rue. Arcadius fonça les sourcils.

— Qui donc prend soin des serrures quand tout est à l’abandon ? marmotta-t-il.

Mais Marianne ne l’écoutait pas. Le cœur battant, elle s’avança dans l’immense vestibule désert. Aucun meuble n’y restait. Les marbres polychromes qui avaient habillé les murs, encadré les portes, gisaient, brisés, sur les marbres noirs du dallage endommagés eux aussi. Les précieuses portes peintes, arrachées de leurs gonds, laissaient le regard pénétrer dans les profondeurs de cette maison où tout gardait la trace du vandalisme le plus stupide et le plus aveugle.

Dans la salle à manger aux tentures arrachées, les sévères dressoirs, les grands bahuts, les meubles lourds que l’on n’avait pu emporter montraient leur panneaux crevés à coups de crosse et moisis par l’humidité. La cheminée de marbre rouge au-dessus de laquelle un grand cartouche montrait les restes du profil ravagé du roi Louis XVI était pleine de cendres dans lesquelles brillaient encore de petits morceaux de bronze doré, reste des meubles que l’on avait dû brûler là.

Au seuil du salon qui suivait, le désastre était plus grand encore. Il ne restait pas un meuble debout. Le clavecin et son précieux vernis formaient un tas informe d’où émergeaient un pied galbé et quelques touches d’ivoire, les soieries claires n’étaient plus que des lambeaux visqueux et noircis adhérant à des morceaux de bois gardant des traces de dorures. Seules, les boiseries chantournées... mais soudain Marianne eut un sursaut. Son regard agrandi se fixa. Au-dessus de la cheminée, solitaire, magnifique et insolite, un admirable portrait d’homme régnait sur toute cette misère. Le teint brun sous les cheveux poudrés, les yeux sombres et ardents, les traits fiers, le poing à la hanche, insolent et superbe sous l’élégant uniforme de mestre de camp général, se détachant sur un fond brumeux de champ de bataille, le modèle du peintre avait dû être un homme d’une rare séduction et Fortunée, qui arrivait derrière Marianne, s’exclama :

— Oh ! le beau gentilhomme !

— C’est mon père ! souffla Marianne, la voix blanche.

Les trois visiteurs demeurèrent immobiles, les pieds dans la poussière, les yeux rivés au regard moqueur, extraordinairement vivant du portrait. Pour Marianne, ce tête-à-tête avait quelque chose de poignant. Jusqu’à cet instant, son père n’avait été pour elle qu’une miniature un peu ternie dans un cadre de perles fines, l’image d’un homme élégant au sourire sceptique, un peu blasé, presque trop raffiné, qu’elle avait regardé avec la tendresse lointaine que l’on réserve à une image séduisante ou à un héros de roman. Mais le jeune guerrier arrogant du portrait la touchait dans les fibres les plus profondes de son être parce que, dans chacun de ses traits hardis, elle reconnaissait les siens. Comme il lui ressemblait avec ses hautes pommettes, le léger étirement de ses yeux moqueurs où se lisait un défi, la sensualité de sa bouche un peu grande, trahissant l’obstination de la mâchoire carnassière ! Comme il était proche d’elle, tout à coup, ce père qu’elle n’avait jamais connu vraiment !

Ce fut Jolival qui rompit l’enchantement.

— Vous êtes bien sa fille ! remarqua-t-il songeur. Il ne devait pas être tellement plus âgé que vous quand on a peint ce portrait. Jamais je n’ai vu d’homme aussi beau, ni d’ailleurs aussi viril ! Mais qui a pu l’accrocher là ? Regardez... (Et Jolival passa un doigt ganté de chamois clair sur le cadre doré :) Pas un grain de poussière ! Et pourtant, tout ici...

Sa pensée s’acheva dans un geste circulaire embrassant la désolation du grand salon, mais le geste demeura en suspens. A l’étage au-dessus un parquet avait craqué sous des pas...

— Mais... il y a quelqu’un ? murmura Marianne.

— Je vais voir, répondit Arcadius.

Il courut vers l’escalier dont, par une ouverture, on apercevait l’ample volée, grimpa quatre à quatre avec la légèreté d’un danseur. Les deux femmes demeurées seules dans le salon se regardèrent sans éprouver l’envie de rompre le silence. Marianne avait une impression étrange. Cette maison vide et désolée où trônait un portrait, elle la sentait vivre malgré tout, d’une vie confuse, larvée peut-être. Elle était partagée entre deux désirs contraires : s’asseoir là, sur le sol poussiéreux, pour y attendre Dieu sait quoi ou bien s’enfuir, refermer derrière elle cette porte qui cependant s’ouvrait si bien, et ne jamais revenir. L’idée que, bientôt, des ouvriers allaient apporter ici leur vacarme, troubler le silence de ce singulier sanctuaire, la gênait comme une mauvaise action. Pourtant, nul plus qu’elle-même n’avait le droit de franchir ce seuil, d’éveiller les échos endormis du vieil hôtel. Cette maison à laquelle, hier encore, elle ne pensait pas, lui était maintenant entrée dans la chair et elle savait bien qu’elle ne pourrait plus l’arracher sans blessure. Son regard revint se poser sur celui du portrait qui, d’ailleurs, semblait la suivre où qu’elle allât dans le salon et, du fond du cœur, elle lui adressa une muette et ardente prière :

— Vous voulez bien, dites, vous voulez bien que je revienne ici... dans notre maison ? Je l’aime déjà tant ! Je lui rendrai sa splendeur passée, de nouveau vous régnerez sur un décor digne de vous...

Alors, comme si la maison avait voulu lui répondre, la seule fenêtre encore entière du salon, mal close peut-être, ou disjointe, s’ouvrit sous la poussée d’un coup de vent. Marianne s’approcha d’elle pour la repousser et vit alors qu’elle donnait, comme les autres, sur un petit jardin ordonné autour d’une pièce d’eau verdie et stagnante au bord de laquelle rêvait un amour de pierre au nez noirci, entourant d’un bras un grand dauphin d’où l’eau ne coulait plus depuis longtemps. Or, à cet instant précis, les nuages chargés de pluie s’écartèrent pour laisser passer un pâle, un timide rayon de soleil qui vint caresser la joue de l’amour, révélant son sourire plein de mystère. Et, sans trop savoir pourquoi, Marianne se sentit acceptée, réconfortée. Arcadius d’ailleurs revenait.

— Il n’y a personne, dit-il. C’était sans doute un rat.

— Ou une boiserie qui a craqué, renchérit Fortunée qui frissonnait dans ses fourrures. Il y a tant d’humidité ici ! Vous êtes sûre d’avoir envie d’y vivre, Marianne ?

— Bien sûr, s’écria la jeune femme tout à coup joyeuse, et le plus tôt sera le mieux. Je vais prier l’architecte de faire aussi vite que possible ! Il doit venir tantôt, je crois.

Pour la première fois, elle avait élevé la voix, comme pour prendre officiellement possession du silence. Son timbre chaud résonna dans l’enfilade des pièces vides avec l’accent du triomphe. Elle sourit à Fortunée :

— Rentrons, dit-elle. Vous êtes morte de froid. Le vent souffle ici comme dans la rue.

— Vous ne voulez pas voir les étages ? proposa Jolival. Je dois dire qu’il y règne un vide parfait. A l’exception des murs que l’on n’a pas pu voler et des débris calcinés qui encombrent les cheminées, il ne reste absolument rien !

— Alors, j’aime mieux ne pas voir. C’est trop attristant. Je veux que cette maison retrouve son âme.

Elle s’arrêta, les yeux sur le portrait, avec la sensation d’avoir dit une sottise. L’âme de la maison, elle était là, devant elle, souriant orgueilleusement sur un fond d’apocalypse. Il fallait seulement lui rendre un corps en recréant le passé.

Au-dehors, on entendait piaffer les chevaux dont le sabot impatient frappait le gros pavé. Le cri d’un porteur vint éveiller à son tour les échos de l’ancienne rue de Bourbon. L’appel même de la vie et du temps présent qui, pour Marianne, avait tant de charme. Protégée par l’amour de Napoléon, elle allait vivre ici, seule maîtresse des lieux et libre d’y agir à sa guise. Libre ! Le beau mot ! Alors qu’à cette même heure, elle aurait pu être ensevelie, par la volonté d’un mari despote, au fond de la campagne anglaise, avec l’ennui et les regrets pour seuls compagnons ! Pour la première fois l’idée lui vint que, peut-être, elle avait de la chance.

Affectueusement, elle alla glisser son bras sous celui de Fortunée et l’entraîna vers le vestibule, non sans jeter au beau portrait un tendre regard d’adieu.

— Venez, dit-elle avec entrain. Allons boire une grande tasse de café brûlant. C’est la seule chose dont j’ai vraiment envie pour le moment. Refermez soigneusement, mon ami, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, fit le « prince grec » en riant. Ce serait trop dommage si un seul courant d’air vous échappait !

Ils quittèrent l’hôtel joyeusement, remontèrent en voiture pour rentrer chez Mme Hamelin.


Charles Percier et Léonard Fontaine, que l’on aurait pu appeler les jumeaux de la décoration impériale, offraient depuis des années l’image d’une entente telle qu’auprès d’eux Castor et Pollux, Oreste et Pylade auraient paru autant d’ennemis mortels. Ils s’étaient connus dans l’atelier de leur maître commun, Peyre, mais ayant obtenu, l’un, Charles Percier, le Grand Prix de Rome en 1785, et l’autre, Léonard Fontaine, le second Grand Prix en 1786, ils s’étaient retrouvés sous les pins parasols de la Villa Médicis et, depuis, ne s’étaient plus quittés. A eux deux, ils avaient entrepris de refaire Paris à la mode de Napoléon et il n’était pas de bon Percier sans la griffe de Fontaine, pas plus que de Fontaine convenable sans l’empreinte de Percier. Et comme, à deux ans près, ils étaient du même âge, que si l’un était né à Paris, l’autre avait vu le jour à Pontoise, ils jouaient assez bien, dans la vie courante, le rôle de frères parfaitement unis.

Ce fut ce tandem si éminemment représentatif de l’art français sous l’Empire qui franchit, en fin d’après-midi, les portes du salon de Fortunée, salon qui n’avait jamais été aussi désert. Mais puisque Napoléon le voulait ainsi, l’aimable femme se fût bien gardée de protester. Hormis Gossec, personne ce jour-là n’avait franchi son seuil.

Les deux architectes saluèrent les dames avec beaucoup de politesse et apprirent à Marianne qu’ils s’étaient rendus rue de Lille, au début de l’après-midi, pour une première visite des lieux.

— Sa Majesté l’Empereur, ajouta Charles Percier, nous a fait savoir que les travaux devaient être conduits de façon qu’il vous soit possible, mademoiselle, d’entrer en possession de votre maison dans les plus brefs délais. Aussi n’avons-nous pas de temps à perdre. Il est bien certain que l’hôtel a subi de graves injures.

— Mais nous pensons, continua Fontaine, que nous pourrons faire disparaître rapidement toutes les traces d’outrages, aussi bien des hommes que du temps !

— Aussi, reprit Mercier, nous sommes-nous permis de vous apporter, dès maintenant, quelques projets d’aménagement que nous avions élaborés sans but précis, simplement pour le plaisir de retenir quelques idées, mais qui semblent convenir parfaitement à cette vieille maison.

Les yeux de Marianne, durant ce duo bien orchestré, allaient de l’un à l’autre des deux hommes, du petit Percier au grand Fontaine, et s’arrêtèrent finalement sur le rouleau de papier que le premier déroulait déjà sur une table. Elle entrevit des meubles romains, des frises pompéiennes, des albâtres, des aigles dorés, des cygnes et des victoires.

— Messieurs, fit-elle doucement en prenant bien soin d’appuyer sur le léger accent étranger qu’elle avait en parlant français, et qui pouvait accréditer sa légende vénitienne, pouvez-vous répondre à une question ?

— Laquelle ?

— Existe-t-il quelque part des documents établissant ce qu’était l’hôtel d’Asselnat avant la Révolution ?

Les deux architectes se regardèrent avec une inquiétude à peine dissimulée. Ils savaient qu’ils allaient devoir travailler pour une cantatrice italienne encore inconnue, mais destinée à une haute célébrité, une cantatrice qui ne pouvait être que le dernier caprice amoureux de l’Empereur. Et ils s’attendaient à rencontrer une créature capricieuse, fantasque peut-être et peu facile à contenter. Le début de l’entretien semblait leur donner raison. Percier toussota pour s’éclaircir la gorge.

— Pour l’extérieur, sans doute, nous trouverons des documents, mais pour l’intérieur... Pourquoi donc, mademoiselle, souhaitez-vous ces documents ?

Marianne comprenait parfaitement ce que cela sous-entendait : en quoi l’état primitif d’un hôtel français pouvait-il intéresser cette fille de l’Italie ? Elle leur sourit, encourageante :

— Parce que je désire que ma maison soit, autant qu’il sera possible, remise en l’état où elle était avant les troubles. Tout ce que vous me montrez là est très beau, très séduisant, mais ce n’est pas ce que je désire. Je veux que l’hôtel redevienne ce qu’il était, et rien de plus !

Avec un bel ensemble Percier et Fontaine levèrent les bras au ciel comme dans une figure de ballet bien réglée.

— Refaire du Louis XIV ou du Louis XV ? Mais, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que ce n’est pas la mode, dit Fontaine d’un ton réprobateur. Cela ne se fait plus, c’est vieillot, peu prisé par la société. Sa Majesté l’Empereur lui-même tiendrait...

— Sa Majesté tiendra avant tout à ce que je sois satisfaite, coupa doucement Marianne. Je comprends bien qu’il n’est pas possible de reconstituer l’aménagement intérieur tel qu’il était puisque nous ne le connaissons pas ; mais je pense qu’il vous suffira de tout ordonner en fonction du style de la maison et surtout, surtout, du portrait qui est dans le salon.

Il y eut un silence, si profond que Fortunée s’agita dans son fauteuil.

— Le portrait ? dit Fontaine. Quel portrait ?

— Mais, le portrait de... (Marianne s’arrêta net. Elle avait été sur le point de dire « le portrait de mon père » et la chanteuse Maria-Stella ne pouvait rien avoir de commun avec la famille d’Asselnat. Elle prit une profonde respiration puis jeta, très vite :) Un magnifique portrait d’homme que nous avons vu ce matin, mes amis et moi, au-dessus de la cheminée du salon. Un homme vêtu d’un costume d’officier des anciens rois.

— Mademoiselle, répondirent avec ensemble les deux architectes, je peux vous assurer que nous n’avons vu aucun portrait.

— Enfin, je ne suis pas folle ! s’écria Marianne perdant patience.

Elle ne comprenait pas pourquoi ces deux hommes refusaient de parler du portrait. Avec agitation, elle se tourna vers Mme Hamelin :

— Voyons, ma chère amie, vous l’avez vu, vous aussi ?

— Je l’ai vu, en effet, dit Fortunée soucieuse. Et vous affirmez, messieurs, qu’il n’y avait, dans ce salon, aucun portrait ? Je le revois encore : un homme admirablement beau et noble, portant l’uniforme de mestre de camp général ?

— Sur notre honneur, madame, assura Percier, nous n’avons vu aucun portrait. Croyez que s’il en avait été autrement, nous en aurions parlé immédiatement. La chose eût été assez étonnante. Pensez : un portrait, seul, dans une maison dévastée.

— Pourtant, il y était, insista Marianne têtue.

— Il y était, en effet, fit derrière elle la voix de Jolival qui arrivait. Mais il n’y est plus !

Arcadius qui avait disparu tout l’après-midi venait de pénétrer dans le salon. Percier et Fontaine, qui commençaient à se demander s’ils n’étaient pas tombés chez des folles, respirèrent et se tournèrent avec gratitude vers ce secours inespéré. Cependant, Arcadius, aimable et désinvolte à son habitude, baisait les doigts de la maîtresse de maison, ceux de Marianne.

— Il faut croire que quelqu’un l’a enlevé ! s’exclama-t-il avec légèreté. Messieurs, vous êtes-vous mis d’accord avec la... signorina Maria-Stella ?

— C’est-à-dire... euh... Pas encore ! Cette affaire de portrait...

— N’en tenez aucun compte ! fit Marianne sombrement.

Elle avait compris que Jolival souhaitait parler en dehors de la présence de ces étrangers. Elle ne désirait maintenant qu’une chose : voir partir les deux hommes, au demeurant fort sympathiques, pour se retrouver seule avec ses amis. Aussi s’obligea-t-elle à sourire et à un ton insouciant quoique ferme.

— Ne tenez compte que d’une chose : mon désir inchangé de voir l’hôtel retrouver sa physionomie d’autrefois.

— Le style du siècle passé ? murmura Fontaine avec un accablement comique. Vous y tenez vraiment ?

— J’y tiens... essentiellement. Je ne veux rien d’autre. Essayez de rendre à l’hôtel d’Asselnat sa physionomie primitive, messieurs, et je vous serai éternellement reconnaissante.

Il n’y avait rien à ajouter à cela. Les deux hommes se retirèrent en assurant qu’ils feraient de leur mieux. Ils avaient à peine disparu dans l’escalier que Marianne fondait sur Arcadius.

— Le portrait de mon père, qu’en savez-vous ?

— Qu’il n’est plus à la place où nous l’avons vu, ma pauvre enfant. Sans vous en parler, je suis retourné rue de Lille, après le départ des architectes, que j’ai d’ailleurs guetté. Je voulais visiter la maison de fond en comble car certaines choses m’avaient paru bizarres, ces serrures fonctionnant trop bien, entre autres. C’est alors que j’ai constaté la disparition du portrait.

— Mais, enfin, qu’a-t-il pu devenir ? C’est insensé ! C’est incroyable !

Une peine amère l’envahissait. Marianne avait l’impression de perdre vraiment, à cette minute, ce père qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle avait découvert, le matin même, avec tant de joie. C’était si cruel, cette disparition soudaine.

— J’aurais dû l’emporter immédiatement, ne pas le laisser là puisque j’avais eu la chance inouïe de le retrouver. Mais comment aurais-je pu deviner que quelqu’un viendrait et l’emporterait ? Car c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? On l’a volé !

Dans son chagrin, elle arpentait le salon clair, tordant ses mains l’une contre l’autre. Impassible en apparence, Arcadius ne la quittait pas des yeux.

— Volé ? Peut-être...

— Comment, peut-être ?

— Ne vous fâchez pas. Je pense que la personne qui l’avait placé dans le salon l’a simplement repris. Voyez-vous, au lieu de chercher qui a pris le portrait, je pense qu’il vaudrait mieux chercher qui avait pu l’installer dans ce désastre.

Car, lorsque nous saurons cela, nous saurons aussi qui détient le portrait à cette heure, j’en jurerais.

Marianne ne répondit pas. Jolival disait vrai. La réflexion, en elle, prenait la place de la douleur. Elle se souvenait de l’éclat de la toile et du cadre, de leur méticuleuse propreté, tranchant si nettement sur toute cette misère. Il y avait là un mystère.

— Voulez-vous que je fasse prévenir le ministre de la Police ? proposa Fortunée. Il fera une enquête, discrète si vous le désirez, mais je jurerais bien qu’il vous retrouvera votre portrait dans les plus brefs délais.

— Non... merci, je n’y tiens pas !

Ce à quoi elle ne tenait pas, surtout, c’était voir le trop habile Fouché se mêler d’une affaire qui la touchait de près. Il lui semblait qu’en jetant, sur l’image fugitive de son père, les argousins de Fouché et leurs ongles noirs elle ternirait, si peu que ce soit, la beauté de ce reflet, un instant retrouvé. Elle répéta :

— Non... vraiment je n’y tiens pas. (Puis ajouta :) Je préfère chercher moi-même.

Et, brusquement, elle se décida.

— Mon cher Jolival, dit-elle tranquillement, nous retournerons cette nuit rue de Lille, le plus discrètement possible.

— Retourner rue de Lille cette nuit, protesta Fortunée, vous n’y pensez pas ? Pour quoi faire ?

— On dirait qu’un fantôme hante cette vieille demeure. N’est-ce pas la nuit que préfèrent les fantômes ?

— Vous pensez que quelqu’un vient dans la maison ?

— Ou s’y cache !

Une idée se faisait jour en elle à mesure qu’elle parlait. Un souvenir plutôt, dont la réminiscence se faisait plus nette d’instant en instant. Quelques phrases entendues, jadis, dans son enfance. Plusieurs fois, tante Ellis lui avait raconté l’odyssée que, toute petite, Marianne avait vécue avec l’abbé de Chazay, comment il l’avait trouvée, bébé abandonné, dans l’hôtel dont les sectionnaires venaient d’arracher ses parents. L’abbé lui-même vivait alors rue de Lille, dans une de ces cachettes secrètes que l’on avait fait pratiquer dans nombre d’hôtels et de châteaux aristocratiques, alors, pour y cacher les prêtres réfractaires. « C’est cela ! fit-elle achevant de penser tout haut, quelqu’un doit se cacher dans l’hôtel. »

— C’est impossible ! répondit Jolival. J’ai tout visité, je vous l’ai dit, de fond en comble.

Mais il l’écouta très attentivement quand elle lui raconta l’histoire de l’abbé de Chazay. Malheureusement, elle ignorait où se trouvait la cachette en question. Etait-ce à la cave, au grenier, dans la boiserie d’un salon ? Jamais l’abbé soit par distraction, soit volontairement, n’avait donné de précisions à ce sujet.

— Dans ce cas, nous chercherons peut-être longtemps. Certains de ces réduits étaient, à moins d’un coup de chance, parfaitement introuvables. Il faudrait sonder murs et plafonds.

— De toute façon, quelqu’un qui n’aurait aucune aide extérieure ne pourrait vivre longtemps dans l’une de ces cachettes. Il faut manger, respirer, satisfaire à toutes les exigences de la vie quotidienne, dit Marianne.

Fortunée s’étendit, avec un soupir, sur sa chaise longue couverte de moire bleue et arrangea en bâillant largement les plis de sa robe de cachemire rouge.

— Vous n’avez pas l’impression d’être en train de faire du roman, vous deux ? dit-elle ironiquement. Je pense que, durant son long abandon, l’hôtel a dû faire l’affaire d’un pauvre hère quelconque qui avait élu domicile dans ses murs et que notre incursion, suivie de celle des architectes, a dû déranger, voilà tout !

— Et le portrait ? fit gravement Marianne.

— Il a dû le trouver dans l’hôtel, peut-être dans les combles, ou caché dans un coin, ce qui expliquerait pourquoi il a échappé au désastre. Comme c’était la seule belle chose qui demeurât, il en a paré son désert et, comme aujourd’hui son domaine a été envahi, il est tout simplement parti en emportant ce qu’il avait dû finir par considérer comme son bien propre. Je crois sincèrement, Marianne, que si vous voulez retrouver votre tableau, la seule chose sensée à faire est d’avertir Fouché. Il ne doit pas être facile de se promener dans Paris avec, sous le bras, une toile de cette dimension. Voulez-vous que je le fasse chercher ? Nous sommes assez bons amis.

On pouvait se demander qui ne faisait pas partie des bons amis de la charmante Fortunée, mais Marianne, cette fois encore, refusa. Son instinct lui disait, contre toute évidence, qu’il y avait autre chose, que l’explication, pourtant si simple et si rationnelle de son amie, n’était pas la bonne. Elle avait senti, dans l’hôtel, une présence que, d’abord, elle avait attribuée à la puissance magnétique du portrait, mais elle découvrait maintenant qu’il y avait autre chose. Elle se rappelait les pas entendus à l’étage supérieur. Arcadius avait conclu à la présence d’un rat. Etait-ce bien un rat ?... Elle ne pouvait s’empêcher de penser que la demeure de ses pères recelait un mystère. Et ce mystère, elle voulait le découvrir, mais le découvrir seule. Ou, tout au moins, avec l’aide d’Arcadius. Et ce fut vers lui qu’elle se tourna.

— Je maintiens ce que j’ai dit : voulez-vous venir avec moi, cette nuit, observer ce qui se passe ?

— Cette question ? fit Jolival en haussant les épaules. Non seulement je ne vous laisserai, pour rien au monde, aller seule dans ce tombeau, mais encore... j’avoue que je suis, moi aussi, intrigué par cette histoire insolite. A 10 heures, si vous le voulez bien, nous partirons d’ici.

— Grand bien vous fasse ! soupira Fortunée. Vous me semblez posséder, ma chère enfant, un goût immodéré pour les aventures. Quant à moi, je resterai ici bien tranquillement, si vous le permettez. D’abord parce que je n’ai aucune envie d’aller geler dans une maison déserte, ensuite parce qu’il faut bien que quelqu’un puisse prévenir l’Empereur au cas où vous vous jetteriez encore dans un de ces pièges dont vous me paraissez avoir le secret... Et je n’ose même pas imaginer la scène qu’il me fera si jamais il vous arrive quelque chose ! acheva-t-elle avec un effroi comique.

Le reste de la soirée s’acheva en souper d’abord, puis en préparation de l’expédition prévue. Marianne, un instant, avait bien pensé à ce mystérieux danger contre lequel Jason Beaufort l’avait mise en garde, mais elle avait rejeté cette idée aussitôt. Pourquoi penser à un danger quelconque ? D’ailleurs personne ne pouvait prévoir que Napoléon allait lui rendre la demeure de ses parents. Non, rien en ce qui concernait l’hôtel d’Asselnat ne pouvait se relier aux craintes de l’Américain.

Mais il était écrit que Marianne n’irait pas, ce soir-là, courir les aventures avec Arcadius. Le quart avant 10 heures venait de sonner et elle se levait juste de son fauteuil pour aller revêtir une tenue plus conforme à ce qui l’attendait, quand Jonas, le valet noir de Fortunée, vint annoncer, avec la solennité qu’il mettait en toute chose, que « Mgr le duc de Frioul » demandait à être reçu. Pris par leur conversation passionnée, ni Marianne, ni Fortunée, ni Arcadius n’avaient entendu arriver la voiture. Les trois personnages se regardèrent, mais Fortunée se reprit aussitôt :

— Faites entrer, dit-elle à Jonas. Le cher duc doit nous apporter des nouvelles des Tuileries.

Le grand maréchal du palais faisait mieux encore. A peine entré dans le salon, il baisa la main de Fortunée puis déclara gaiement à Marianne :

— Je viens vous chercher, mademoiselle. L’Empereur vous demande !

— C’est vrai ? Oh, je viens, je viens tout de suite.

Elle était si heureuse, tout à coup, d’aller le rejoindre ce soir même, alors que rien ne le lui avait laissé espérer, qu’elle en oublia momentanément l’affaire du portrait disparu. Pressée de rejoindre Napoléon, elle se hâta d’aller revêtir une jolie robe de velours vert soutachée d’argent, dont le profond décolleté et les manches courtes s’ornaient de dentelles mousseuses, prit de longs gants blancs et jeta sur le tout une grande cape du même velours qui avait assez la forme d’un domino de carnaval et dont le capuchon s’ourlait de renard clair. Elle aimait cet ensemble et envoya, du bout des doigts, un baiser à l’image rayonnante de joie que reflétait son miroir. Puis elle courut au salon où Duroc buvait tranquillement du café en compagnie de Fortunée et d’Arcadius. Il parlait, en même temps, et comme il parlait de l’Empereur, Marianne s’arrêta au seuil pour écouter la fin de sa phrase.

— ... après être allé voir la colonne Vendôme que l’on achève, l’Empereur a inspecté le canal de l’Ourcq, disait-il. Il ne s’arrête jamais un moment !

— Il était satisfait ? demanda Mme Hamelin.

— De ses travaux, oui, mais la guerre d’Espagne demeure son grand souci. Les choses vont mal là-bas. Les soldats souffrent, le roi Joseph, frère de l’Empereur, n’a pas d’envergure, les maréchaux sont fatigués, jaloux les uns des autres, tandis que les guérilleros harcèlent les troupes avec l’aide d’une population hostile et cruelle... et des Anglais de Wellington qui sont solidement établis dans le pays.

— Combien avons-nous d’hommes là-bas ? demanda Arcadius gravement.

— Près de quatre-vingt mille. Soult a remplacé Jourdan comme major général Sébastiani, Victor et Mortier sont à la disposition du roi Joseph, tandis que Suchet et Augereau occupent l’Aragon et la Catalogne. Masséna et Junot rejoignent en ce moment l’armée de Ney et de Montbrun qui est prête à entrer en Portugal...

L’entrée de Marianne coupa court a l’exposé militaire de Duroc. Il leva les yeux, sourit à la jeune femme et posa sa tasse vide.

— Partons, puisque vous voici prête ! Si je me laisse entraîner à parler métier, nous serons encore là demain.

— J’aimerais cependant que vous continuiez ! C’était très intéressant.

— Pas pour deux jolies femmes. Et puis l’Empereur n’aime pas attendre.

Marianne eut un bref remords en rencontrant le regard de Jolival et en pensant à leur expédition manquée. Après tout, il n’y avait pas péril en la demeure.

— Ce sera pour une autre fois ! lui dit-elle avec un sourire. Nous pouvons partir, monsieur le Duc.

Jolival lui adressa un sourire en coin sans cesser de tourner gravement sa cuiller dans sa tasse de Sèvres bleu.

— Mais naturellement, répondit-il. Rien ne presse.

Quand Roustan, impassible, ouvrit devant Marianne la porte du cabinet de l’Empereur, Napoléon travaillait, assis à son grand bureau-secrétaire, et ne leva pas la tête, même quand la porte se fut refermée. Interdite, la jeune femme le regarda sans savoir ce qu’elle devait faire. Son élan était coupé net. Elle venait vers lui avec une hâte joyeuse, emportée par l’ardeur que la seule évocation de son amant éveillait en elle. Elle pensait le trouver dans sa chambre, ou tout au moins l’attendant avec impatience. Elle venait se jeter dans les bras qu’il lui ouvrait. En un mot, elle accourait retrouver l’homme qu’elle aimait... et elle trouvait l’Empereur !

Cachant de son mieux sa déception, elle plia les genoux, plongea dans une profonde révérence et, la tête courbée, attendit.

— Relevez-vous. Asseyez-vous, mademoiselle. Je suis à vous dans l’instant !

Oh ! cette voix brève, impersonnelle et froide ! Le cœur de Marianne se serra tandis qu’elle allait s’asseoir sur le petit canapé jaune, placé devant le bureau, à angle droit de la cheminée, où elle avait vu Fortunée pour la première fois. Elle y demeura immobile, n’osant bouger, retenant même sa respiration. Le silence était si profond que le grincement rapide de la plume impériale sur le papier lui parut faire un bruit étrange. Les yeux baissés, Napoléon écrivait toujours au milieu d’un invraisemblable amoncellement de portefeuilles rouges ouverts ou fermés. Des papiers jonchaient la pièce. Des cartes, roulées, étaient posées, en faisceau, dans un coin. Pour la première fois, Marianne le vit en uniforme. Pour la première fois, la pensée l’effleura de ces immenses armées qu’il commandait.

Il portait la petite tenue vert olive de colonel des Chasseurs de la Garde qu’il affectionnait ; mais les hautes bottes d’uniforme étaient remplacées par des bas de soie blanche et des escarpins à boucle d’argent. Comme d’habitude, sa culotte de Casimir blanc portait des taches d’encre et des traces de plume. Le ruban pourpre de la Légion d’honneur barrait son gilet blanc, mais ce que Marianne vit surtout, ce furent les courtes mèches brunes de ses cheveux, collées à son front où perlaient quelques gouttes de sueur tant il mettait d’ardeur à son travail et, malgré sa déception, malgré la vague inquiétude qui lui venait, elle se sentit envahie d’une chaude vague de tendresse. Elle eut soudain une conscience si aiguë de son amour qu’elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas lui jeter ses bras autour du cou. Mais, décidément, un empereur n’était pas un homme comme les autres. Il fallait, selon son bon plaisir, maîtriser les élans qui eussent été si naturels et si doux avec un simple mortel. Non, en vérité, ce n’était pas facile d’aimer un géant de l’Histoire ! songea Marianne avec un regret enfantin.

Soudain, le « géant » jeta sa plume et releva la tête. Son regard froid comme l’acier vint se planter dans celui de la jeune femme.

— Alors, mademoiselle, dit-il sèchement, il paraît que vous n’aimez pas le style de mon époque ? Vous souhaitez, à ce que l’on m’a dit, ressusciter les fastes du Grand Siècle ?

Elle s’attendait à tout sauf à cela et, un instant, la surprise lui coupa la parole. Mais la colère la lui rendit rapidement. Est-ce que, d’aventure, Napoléon entendait lui dicter chacun des actes de sa vie et même ses goûts ? Pourtant, sachant bien qu’il était dangereux d’entrer en lutte ouverte avec lui, elle s’obligea au calme et trouva même un sourire. C’était comique, après tout : elle arrivait à lui toute vibrante d’amour et il lui parlait de décoration. Il semblait surtout vexé qu’elle ne brûlât pas d’enthousiasme pour le style qu’il avait adopté !

— Je n’ai jamais dit que je n’aimais pas votre style, Sire, dit-elle doucement. J’ai simplement émis le vœu que l’hôtel d’Asselnat retrouvât son ancien visage.

— Qui vous dit qu’en vous l’offrant je souhaitais cette résurrection ? La maison que je vous ai donnée doit être celle d’une célèbre cantatrice italienne, appartenant entièrement au régime actuel. Il n’était nullement question d’en faire un temple pour vos ancêtres, mademoiselle. Oubliez-vous que vous n’êtes plus Marianne d’Asselnat ?

Oh ! ce ton tranchant, impitoyable ! Pourquoi fallait-il qu’il y eût en cet homme deux natures si contradictoires ? Pourquoi fallait-il... que Marianne l’aimât avec cette passion ? Pâle jusqu’aux lèvres, elle s’était levée, si blessée qu’elle en tremblait.

— Quel que soit le nom dont il plaira à Votre Majesté de m’affubler, elle ne pourra faire que je ne demeure ce que je suis. J’ai tué un homme pour l’honneur de mon nom, Sire. Et vous ne m’empêcherez pas de garder à mes parents l’amour et le respect qui leur sont dus. Quant à moi, si je vous appartiens corps et âme, et vous n’en doutez pas un instant, je vous appartiens seule : les miens ne sont qu’à moi !

— Et à moi aussi, figurez-vous ! Tous les Français, passés, présents ou à venir m’appartiennent. J’entends par là qu’ils sont mes sujets. Vous oubliez un peu trop souvent que je suis l’Empereur !

— Comment pourrais-je l’oublier ?, fit Marianne amèrement. Votre Majesté ne m’en laisse guère le loisir ! Quant à mes parents...

— Je n’entends aucunement vous empêcher de les pleurer, discrètement, mais vous devriez comprendre que je n’ai guère de tendresse pour ces fanatiques de l’ancienne cour. J’ai grande envie de vous reprendre cette maison et de vous en donner une autre.

— Je n’en veux aucune autre, Sire. Que Votre

Majesté retire ses architectes s’ils se jugent offensés de restaurer dans un style désuet, mais qu’elle me laisse cette maison. J’aime mieux l’hôtel d’Asselnat tel qu’il est, pitoyable, dévasté, défiguré, que la plus somptueuse demeure de Paris ! Quant aux sujets du Roi, à sa noblesse... je croyais bien que Votre Majesté en avait fait partie !

— Ne soyez pas insolente, cela ne vous sera d’aucune utilité auprès de moi, au contraire. Vous avez trop d’orgueil de caste, il me semble, pour être une fidèle sujette ! J’espérais trouver en vous plus de soumission et d’obéissance. Sachez qu’avant tout j’apprécie, chez une femme, la douceur. Une qualité qui semble vous faire gravement défaut !

— La vie que j’ai menée jusqu’ici ne m’a guère enseigné la douceur, Sire ! Je regrette profondément de déplaire ainsi à Votre Majesté, mais je suis telle que je suis. Je ne peux contraindre ma nature !

— Même pour me plaire ?

Le ton montait. Quel jeu jouait Napoléon ? Pourquoi ces sarcasmes, cette attitude presque hostile ? Etait-il donc à ce point despote qu’il exigeât d’elle une soumission qui la rendît aveugle, sourde, muette ? Ce qu’il voulait, c’était donc l’obéissance servile d’une esclave de harem ? Malheureusement, Marianne avait trop lutté, jusqu’ici, pour conserver simplement sa dignité de femme. Elle refusait de plier. Même si elle devait s’arracher le cœur, elle ne céderait pas. Sans baisser les yeux sous le terrible regard bleu, elle dit, avec une infinie douceur :

— Même pour vous plaire, Sire ! Dieu m’est témoin, cependant, que je ne souhaite rien plus ardemment que cela : plaire à Votre Majesté !

— Vous n’en prenez guère le chemin, ricana-t-il.

— Mais pas au prix de ma propre estime ! Si vous aviez daigné. Sire, me dire que vous ne souhaitiez trouver en moi qu’une créature servile, une simple esclave toujours consentante, toujours terrifiée devant Votre Majesté, je vous aurais supplié de me laisser quitter la France comme j’en avais formé le projet. Car, pour moi, aimer ainsi ce n’est pas aimer vraiment.

Il fit deux pas vers elle et, d’un geste sec, dénoua les liens de velours qui retenaient son manteau. Le lourd tissu glissa à terre. Un instant, il la contempla, bien droite devant lui. Dans la lumière douce des bougies, ses belles épaules et ses seins à demi découverts se doraient comme des fruits d’été dans leur corbeille de dentelle blanche. Sous le casque trop lourd de ses cheveux de nuit, elle était pâle, mais ses longs yeux verts brillaient de larmes courageusement retenues. Elle était belle à couper le souffle. Il n’avait qu’un geste à faire pour la prendre dans ses bras et effacer la douleur de son regard. Mais il était dans un de ces moments tyranniques où aucune force humaine n’aurait pu le faire céder à ce désir. Elle osait lui tenir tête ! C’était faire naître en lui l’envie cruelle de la briser.

— Et si, cependant, c’est ainsi que je veux être aimé ? fit-il lentement sans cesser de la fixer impitoyablement.

— Je ne vous crois pas ! Vous ne pouvez pas souhaiter un amour agenouillé, terrifié, avili... Pas vous !

Il dédaigna le cri de protestation où cependant il y avait tant d’amour. Sans douceur, mais brûlants, ses doigts se posèrent sur la gorge de la jeune femme, remontant vers la mince colonne du cou.

— Ce que j’aime en vous, fit-il d’un ton sarcastique, c’est votre voix sans égale et votre beauté.

Vous êtes un merveilleux oiseau chanteur avec un corps de déesse. J’entends jouir de l’une et de l’autre, sans me préoccuper de sentiments. Allez m’attendre dans ma chambre. Déshabillez-vous et couchez-vous. Je viendrai dans un moment.

Les hautes pommettes de Marianne s’enflammèrent tout à coup, comme s’il l’avait giflée. Elle recula brusquement, voilant de ses deux mains son large décolleté. Sa voix sécha d’un seul coup dans sa gorge. Ses yeux brûlèrent de honte. Elle se souvint brusquement de certains potins entendus rue de Varenne : l’histoire de Mlle Durdesnoy qu’il avait fait renvoyer sans même un mot d’excuse après l’avoir fait installer dans son lit ; l’aventure de la petite fiancée marseillaise congédiée par une lettre sèche sous le fallacieux prétexte qu’elle n’avait pas demandé sa propre main à ses parents ; celle, enfin, de la fameuse comtesse polonaise qu’il avait tant malmenée qu’elle en avait perdu connaissance, ce dont il avait profité pour la violer et que d’ailleurs il avait renvoyée dans sa Pologne natale mettre au monde l’enfant qu’elle attendait. Est-ce que tout cela pouvait être vrai ? Marianne commençait à le supposer. En tout cas, à aucun prix, fût-ce à celui de son amour, elle n’accepterait d’être traitée ainsi. L’amour ne lui donnait pas tous les droits !

— N’y comptez pas ! murmura-t-elle les dents serrées pour mieux retenir sa colère. Je me suis donnée à vous sans vous connaître, parce que, comme une folle, je suis tombée amoureuse de vous. Oh ! comme je vous ai aimé ! Comme j’ai été heureuse de vous appartenir ! Vous pouviez exiger de moi n’importe quoi parce que je croyais que vous m’aimiez un peu ! Mais je ne suis pas une fille de harem que l’on caresse quand on en a envie et que l’on chasse, d’un coup de pied, une fois le désir apaisé.

Les mains au dos, Napoléon s’était redressé de toute sa taille. Ses mâchoires s’étaient crispées, ses narines blanchissaient de colère.

— Vous refusez de m’appartenir ? Songez-y ! C’est une grave insulte !

— Et cependant... je refuse ! fit Marianne douloureusement.

Elle était lasse, tout à coup. Il ne lui restait plus qu’une envie : fuir au plus vite cette pièce intime et silencieuse où elle était arrivée si heureuse quelques instants plus tôt et où elle venait de tant souffrir. Elle comprenait bien qu’elle remettait d’un seul coup en jeu toute sa vie, qu’il avait sur elle tous les pouvoirs, mais, pour rien au monde, elle n’aurait accepté le rôle dégradant qu’il tentait de lui imposer. Elle l’aimait encore trop pour cela... Tout bas, elle ajouta :

— Je refuse... pour vous plus encore que pour moi... parce que je veux pouvoir vous aimer encore ! Et puis... quel plaisir auriez-vous de posséder un corps inerte, rendu insensible par le chagrin. ?

— Ne cherchez pas d’excuse. Je croyais avoir sur vos sens plus de pouvoir que vous ne m’en accordez !

— Parce que alors il y avait entre nous un amour que vous tuez en ce moment !

Elle avait crié, exaspérée par la souffrance qui faisait défaillir son cœur. Elle cherchait, maintenant, à atteindre le défaut de sa cuirasse à lui. Il ne pouvait pas être ce monstre d’impitoyable orgueil, ce despote dépourvu de toute sensibilité ! Elle avait encore, dans les oreilles, l’écho de ses mots d’amour...

Mais, brusquement, il lui tourna le dos, marcha jusqu’à la bibliothèque devant laquelle il se planta, les mains au dos.

— C’est bien, fit-il sèchement. Vous pouvez vous retirer !

Elle hésita un instant. Ce n’était pas possible qu’ils se quittassent ainsi, brouillés, pour une vétille ! C’était trop dur ! Elle avait envie, tout à coup, de courir à lui, de lui dire qu’elle renonçait à tout ce qu’il lui avait donné pourvu qu’il la gardât auprès de lui, qu’il pouvait reprendre l’hôtel d’Asselnat, en faire ce qu’il voudrait ! Tout, mais pas le perdre, pas renoncer à le voir, à l’entendre. Elle fit un pas.

— Sire ! commença-t-elle d’une voix brisée.

Mais soudain, comme si les panneaux sévères de la bibliothèque se fussent tout à coup écartés, elle crut revoir devant elle, avec une netteté affolante, le grand portrait sur le mur délabré. Elle revit les yeux fiers, le sourire insolent ! La fille d’un tel homme ne pouvait pas s’abaisser jusqu’à mendier un amour qu’on lui refusait. D’ailleurs, elle entendit :

— Vous êtes encore là ?

Il lui tournait toujours le dos, obstinément. Alors lentement, elle alla ramasser son manteau vert, le mit sur son bras et s’abîma dans une révérence si profonde qu’elle fut presque un agenouillement :

— Adieu... Sire ! souffla-t-elle.

Quand elle fut sortie, elle partit droit devant elle, comme une somnambule, sans même voir Roustan qui la regardait avec de gros yeux effarés, sans même songer à recouvrir de son manteau ses épaules nues. Elle était étourdie de chagrin, trop assommée pour souffrir vraiment. Le choc l’enveloppait d’une sorte d’ouate miséricordieuse qui, en se dissipant, laisserait place à la vraie souffrance, aiguë, cruelle. Elle ne songeait même pas à ce qu’elle allait faire, à ce qui allait se passer maintenant... Non. Tout lui était devenu absolument indifférent, tout hormis cette sourde brûlure enfouie au fond d’elle-même.

Elle descendit l’escalier sans même s’en rendre compte, ne se retourna même pas quand une voix haletante l’appela. C’est seulement quand Duroc prit son manteau pour le lui mettre sur les épaules qu’elle s’aperçut de sa présence.

— Où allez-vous si vite, mademoiselle ! Vous ne songiez pas, je pense, à partir seule en pleine nuit ?

— Moi ?... Oh, je ne sais pas ! Cela a si peu d’importance.

— Comment cela, peu d’importance ?

— Je veux dire... Je peux très bien rentrer à pied. Ne vous dérangez pas !

— Ne dites donc pas de sottises ! Vous ne connaissez même pas le chemin. Vous vous perdriez. Et, tenez, prenez cela !

Il lui mit, de force, un mouchoir entre les doigts, mais elle ne s’en servit pas. C’est seulement quand le grand maréchal du palais essuya doucement ses joues qu’elle se rendit compte qu’elle pleurait. Avec sollicitude, il la fit monter en voiture, enveloppa ses jambes d’une couverture de fourrure et alla donner quelques ordres au cocher avant de monter auprès de la jeune femme.

La voiture partit sans que Marianne, qui avait l’air frappée par la foudre, eût bougé d’une ligne. Elle s’était pelotonnée dans les coussins comme un animal blessé qui ne souhaite que le silence et l’obscurité. Ses yeux regardaient sans voir le Paris nocturne qui défilait à la portière. Duroc ; un long moment, observa sa jeune compagne. Mais, comme les larmes recommençaient à couler lentement sur ses joues sans qu’elle fît rien pour les arrêter, il voulut essayer maladroitement de la consoler.

— Il ne faut pas vous désoler ainsi, chuchota-t-il. L’Empereur est dur, souvent, mais il n’est pas méchant. Il faut comprendre ce que représente un empire allant d’Ouessant au Niémen et du Danemark à Gibraltar et reposant sur les épaules d’un seul homme.

Les paroles ne parvenaient à Marianne qu’à travers un brouillard. Pour elle, le gigantesque empire n’avait qu’une signification : il avait fait de son maître un monstre d’orgueil et un impitoyable autocrate. Néanmoins, encouragé peut-être par le soupir qu’elle avait poussé, Duroc poursuivit :

— Voyez-vous, le cinquième anniversaire du Couronnement a été fêté voici deux mois et, quinze jours après, l’Empereur divorçait, pour assurer cette couronne qui lui semble encore fragile. Il vit dans l’inquiétude perpétuelle car, seule, la puissance de sa volonté et de son génie maintient assemblée cette invraisemblable mosaïque de peuples. Ses frères et ses sœurs, dont il a fait des souverains, sont des incapables qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts en négligeant ceux de l’Empire. Songez au nombre de victoires qu’il a fallu pour cimenter tout cela depuis que les campagnes d’Italie ont fait de lui l’Empereur des Français ! Depuis le soleil d’Austerlitz, qui n’est guère vieux que de quatre ans, six grandes batailles, sans compter les combats d’Espagne, jamais terminés : Iéna, Auerstaedt, Eylau, Friedland, Essling, où il a perdu le maréchal Lannes, son meilleur ami, Wagram enfin, où il a vaincu l’homme dont, maintenant, il va épouser la fille, parce que, pour que l’empire se maintienne, il faut un héritier... même si pour cela il a fallu sacrifier un peu de son cœur car il aimait sa femme. L’Empereur est seul, contre tous, entre les coquetteries d’un tzar aux idées étranges et la haine de l’Angleterre accrochée à ses basques comme un chien hargneux. Aussi... quand par moments on pense qu’on pourrait le détester, quand il éveille en vous des sentiments de révolte, c’est à tout cela qu’il faut penser ! Il a besoin qu’on le comprenne... et ce n’est pas facile !

Il se tut, enfin fatigué peut-être d’avoir parlé si longtemps. Mais son plaidoyer, s’il trouvait encore le chemin du cœur de Marianne, ne faisait qu’aggraver son chagrin. Comprendre Napoléon ? Mais elle ne demandait que cela ! Encore fallait-il qu’il voulût bien le lui permettre ! Or, il l’avait chassée, rejetée dans l’ombre, dans la foule anonyme et sans visage de ses sujets dont, un instant, il l’avait tirée.

Elle regarda le grand maréchal qui, penché vers elle, paraissait attendre une réponse, hocha la tête tristement et murmura ce qui était le fond de sa pensée :

— Je voudrais bien avoir le droit de le comprendre, murmura-t-elle. Mais il ne le veut pas !

De nouveau, elle se pelotonna dans son coin pour reprendre sa rêverie douloureuse. Comme elle gardait un silence obstiné, Duroc poussa un soupir et, s’installant dans son coin aussi confortablement que possible, ferma les yeux.


Le temps avait dû s’arrêter. Engourdie et incapable de penser, Marianne n’avait prêté aucune attention au chemin que, d’ailleurs, elle ne connaissait pas. Pourtant, au bout d’un moment qu’il ne lui fut pas possible d’évaluer, elle eut tout de même la sensation que ce chemin était anormalement long. Se penchant à la portière, elle constata que la voiture maintenant roulait dans la campagne. La nuit était assez claire pour qu’il n’y eût pas de doute là-dessus. Se tournant vers son compagnon, Marianne demanda tout à coup :

— S’il vous plaît ? Où allons-nous ?

Réveillé en sursaut, le confident de l’Empereur, qui dormait avec application, se redressa brusquement et jeta sur la jeune femme un regard effaré :

— Je... Vous disiez ?

— Je demandais où nous allions ?

— Eh bien, mais... où l’on m’a donné ordre de vous conduire !

C’était lui faire entendre qu’il n’était pas question de la renseigner. Peut-être lui en voulait-il de n’avoir pas voulu causer avec lui ? Mais au fond, cela était tout à fait égal à Marianne. Napoléon avait dû décider de l’éloigner de Paris pour en être débarrassé une bonne fois. On l’emmenait sans doute dans quelque château éloigné, quelque prison où il serait plus facile de l’oublier qu’à Paris même. Et puis, sans doute, l’Empereur jugeait-il qu’une femme qui avait reçu ses faveurs ne pouvait être enfermée dans une prison vulgaire. Mais elle ne se faisait aucune illusion sur un sort qui, d’ailleurs, ne l’intéressait même pas. Plus tard, quand elle serait moins lasse, elle essaierait de voir si elle avait encore envie de lutter !

La voiture franchit de hautes grilles, pénétra dans ce qui semblait être un parc, suivit une allée pavée pour s’arrêter enfin devant une entrée éclairée. Marianne, abasourdie, entrevit les colonnes de marbre rose d’un grand péristyle que l’on avait fermé par des vitres[13], l’étalement magnifique d’un grand palais bas couronné d’une balustre de marbre, quelques pièces somptueuses, et du meilleur style empire, à travers lesquelles un valet en perruque poudrée la précéda, un lourd chandelier à la main. Duroc avait disparu dès le vestibule sans même qu’elle s’en rendît compte. Une porte s’ouvrit, révélant une chambre tendue de satin beige et de velours violet. Et, brusquement, Marianne se retrouva en face de Napoléon.

Assis dans un fauteuil à pieds de lion, au coin de la cheminée, il la regardait avec un sourire moqueur, jouissant visiblement de sa stupéfaction tandis qu’elle essayait vainement de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle avait l’impression déprimante d’être en train de devenir folle. Elle se sentait mortellement lasse, le corps brisé et les jambes molles. Sans songer le moins du monde à une révérence ou à la plus petite formule de politesse, elle s’adossa au vantail de la porte.

— Je voudrais comprendre, murmura-t-elle seulement.

— Quoi ? Comment je peux être ici avant toi ? C’est bien simple : Duroc avait ordre de te faire faire un long détour avant d’arriver à Trianon.

— Non. C’est vous que je voudrais comprendre. Que voulez-vous de moi, au juste ?

Il se leva enfin, vint à elle et voulut la prendre dans ses bras, mais elle résista. Loin de s’en fâcher cette fois, il eut un bref sourire.

— Une épreuve, Marianne, une simple épreuve ! Je voulais savoir quelle femme tu étais au juste. Songe que je te connais à peine. Tu m’es tombée du ciel, un soir, comme un beau météore, mais tu pouvais être une foule de choses : une habile aventurière, une courtisane, un agent des princes, une belle amie particulièrement dévouée à ce cher « Taillerand »... et tu avoueras que cette dernière éventualité était la plus plausible. D’où l’épreuve. Il fallait que je sache quel était au juste ton caractère.

— Une épreuve dont j’aurais pu mourir, murmura Marianne encore trop ébranlée pour éprouver le moindre soulagement.

Pourtant, les paroles de Duroc revenaient peu à peu à sa mémoire. Elle comprenait qu’elles avaient fait leur chemin dans son esprit et qu’elle voyait maintenant cet homme extraordinaire avec des yeux nouveaux et, surtout, à ses vraies dimensions.

— Tu m’en veux, n’est-ce pas ? Mais cela passera. Il faut que tu comprennes que j’ai le droit de savoir qui j’aime.

— Parce que... vous m’aimez ?

— Tu n’en doutes pas un seul instant, dit-il doucement. Quant à moi, tu n’imagines pas le nombre de femmes que l’on essaie de mettre dans mon lit, par intérêt. Tous ceux qui m’entourent cherchent à me donner une maîtresse afin d’avoir barre sur moi en quelque sorte. Même ma famille ! Surtout ma famille et surtout depuis que j’ai dû répudier l’Impératrice. Ma sœur Pauline m’avait présenté une de ses dames d’honneur voici quelques semaines, une Mme de Mathis, d’ailleurs charmante.

— Et... sans succès ?

Il ne put s’empêcher de rire et, chose étrange, ce fut ce rire, si jeune, si gai, qui fit fondre la rancune de Marianne plus sûrement que ses explications.

— Si, avoua-t-il, au début ! Mais je ne te connaissais pas. Maintenant tout est changé.

Très doucement, il posait ses mains sur les épaules de Marianne et l’attirait à lui. Cette fois, elle se laissa faire avec cependant encore un rien de raideur. De toutes ses forces, elle essayait de le comprendre, de saisir cette pensée rapide, incisive, qu’elle admirait déjà tout en la redoutant ! Elle sentait bien que non seulement elle n’avait pas cessé de l’aimer, mais qu’au contraire son amour sortait plus puissant que jamais de ce cauchemar. Seulement, il lui avait fait si mal !... Elle avait l’impression de revenir lentement à la vie après une longue maladie. Elle essaya de sourire.

— Ainsi, murmura-t-elle, j’ai bien passé mon examen ?

Il la serra contre lui, à lui faire mal :

— Admirablement ! Tu mériterais d’être corse ! Ah, non, tu n’as pas une âme d’esclave, orgueilleuse petite ci-devant ! Tu n’es ni servile ni intéressée, mais nette, franche et droite. Si tu avais été ce que j’ai craint un instant, tu aurais capitulé sur tous les points, mais tu n’as pas cédé d’un pouce ! Et pourtant... tu ne pouvais pas deviner comme je réagirais... toi non plus, tu ne me connais pas ! Mais je t’aime, Marianne, tu peux en être certaine, pour tout cela et pour bien d’autres choses.

— Pas seulement ma voix et ma personne ?

— Idiote !

Alors, enfin, elle s’abandonna. Ses nerfs cassèrent d’un seul coup. Avec un frisson, elle se blottit étroitement contre lui et, la tête sur son épaule, se mit à pleurer à gros sanglots, des sanglots de petite fille punie et pardonnée qui la soulagèrent. Tendrement, patiemment, Napoléon attendit qu’elle se calmât, la berçant avec une douceur presque fraternelle. Il la conduisit jusqu’à un petit canapé et l’y fit asseoir sans cesser de la tenir tout contre lui. Quand elle pleura un peu moins fort, il lui murmura, en italien, les mots tendres qu’elle avait tant aimés la première fois. Peu à peu, sous ses caresses et ses baisers, elle se calma. Au bout d’un moment, elle se dégagea des bras qui la tenaient et se redressa, essuyant ses yeux avec le mouchoir que Duroc avait tout à l’heure remis dans ses doigts.

— Pardonnez-moi ! balbutia-t-elle. Je suis stupide.

— Peut-être, si tu le crois vraiment. Mais tu es si belle que même les larmes ne peuvent pas t’enlaidir !

Il alla jusqu’au grand rafraîchissoir de vermeil posé sur une petite table auprès de flûtes translucides et d’un petit souper froid, en tira une bouteille de Champagne et remplit deux verres. Puis il en porta un à Marianne :

— Maintenant, il faut sceller notre réconciliation. Nous recommençons tout, depuis le début. Seulement, cette fois, nous savons qui nous sommes et pourquoi nous nous aimons. Bois, mio dolce amor, à notre bonheur !

Ils burent, les yeux dans les yeux, puis, avec un soupir, Marianne laisser aller sa tête Sur le dossier du canapé. Pour la première fois, elle regarda ce qui l’entourait, les tentures précieuses, les meubles de bronze doré ou de bois-satin, tout ce décor magnifique et inconnu. Que lui avait-il dit, tout à l’heure ? Que c’était là Trianon ?

— Pourquoi ici ? demanda-t-elle. Pourquoi ce voyage, cette comédie ?

— Là aussi j’ai une excellente raison. Je vais m’accorder quelques vacances... toutes relatives. Je reste ici huit jours, et je te garde avec moi.

— Huit jours ?

— Mais oui. Est-ce que cela te paraît trop long ? Rassure-toi, tu auras ensuite tout le temps de te faire entendre au directeur de l’Opéra. Tu es engagée d’avance. Les répétitions commenceront dès ton retour. Quant à ta maison...

Il prit un temps et Marianne, n’osant l’interrompre, retint son souffle. Qu’allait-il dire ? Leur dispute stupide de tout à l’heure n’allait tout de même pas recommencer ? Il la regarda, sourit, puis, posant un baiser léger sur le bout des doigts qu’il avait pris entre les siens, il acheva tranquillement :

— Quant à ta maison, Percier et Fontaine n’ont nul besoin de toi pour effectuer les travaux. Sois tranquille, ils ont ordre de se conformer strictement à tes désirs. Tu es contente ?

Pour toute réponse, elle lui tendit ses lèvres et, osant pour la première fois le tutoyer, murmura :

— Je t’aime.

— Tu as mis du temps à le dire, remarqua-t-il entre deux baisers.


Tard dans la nuit, l’éclatement d’une bûche dans la cheminée réveilla Marianne qui n’était qu’assoupie. Se soulevant sur les oreillers, elle rejeta en arrière la masse de ses cheveux qui la gênaient et s’accouda pour regarder dormir son amant. Le sommeil l’avait saisi d’un seul coup, après l’amour, et il gisait sur le lit dans la nudité du guerrier grec sur le champ de bataille. Pour la première fois, Marianne fut frappée par la perfection de son corps.

Ainsi étendu, il paraissait bien plus grand qu’il n’était en réalité[14]. Sous la peau mate, couleur d’ivoire, qui leur donnait l’aspect d’un marbre ancien, les muscles solides transparaissaient, à peine adoucis par un léger enveloppement. Napoléon avait les épaules et la poitrine larges, presque sans poils, des bras et des jambes modelés sur les canons les plus rigoureux, des mains admirables dont il prenait le plus grand soin, comme de toute sa personne. Doucement, Marianne approcha son visage d’une de ses épaules pour respirer son odeur légère d’eau de Cologne et de jasmin d’Espagne et Ta caressa de la joue, en prenant bien soin de ne pas l’éveiller.

Un grand miroir vénitien au-dessus de la cheminée lui renvoya leur double image. Elle se vit elle-même, rose dans la lumière tendre des bougies, à demi ensevelie dans les boucles brillantes de sa chevelure, et se trouva belle. Elle en fut heureuse comme d’une victoire, parce que c’était pour lui, par lui aussi, qu’elle l’était autant cette nuit. Le bonheur la parait d’un éclat qu’elle n’avait jamais eu auparavant et qui l’emplissait à la fois de joie et d’humilité. Dans le silence de cette chambre, encore vibrante de leurs caresses, Marianne offrit à l’homme qu’elle aimait une soumission plus totale et plus absolue que celle qu’il réclamait tout à l’heure, une soumission que, peut-être, elle lui refuserait le jour revenu.

— Je te donnerai tout l’amour que tu voudras, chuchota-t-elle tout doucement, je t’aimerai jusqu’au bout de mon cœur, jusqu’au bout de mes forces, mais je te dirai toujours la vérité ! Tu pourras tout exiger de moi, mon amour, tout jusqu’à la souffrance et jusqu’au sacrifice, tout... sauf le mensonge et la servilité.

Le feu se mourait dans la cheminée. La chambre, chaude encore l’instant précédent, se refroidissait peu à peu. Vivement, Marianne se leva, ouvrit la balustrade blanc et or qui enfermait le lit, courut sur ses pieds nus à la cheminée et, tisonnant les braises rouges pour leur rendre un peu de vigueur, entassa dessus quelques bûches, puis attendit que les flammes renaissent.

La glace lui renvoya l’image de son torse nu et elle sourit en pensant à celle qu’elle offrirait si l’un des quatre hommes qui, d’étiquette, dormaient dans l’antichambre, osait ouvrir la porte[15]. Il y avait aussi le fidèle Constant qui dormait dans une petite chambre proche de celle-ci, toujours prêt à répondre à un coup de sonnette, et l’imposant Roustan qui devait barrer l’entrée de son grand corps paresseux.

Se penchant un peu plus, Marianne examina la femme nouvelle qu’elle était devenue. C’était quelque chose que d’être la maîtresse d’un empereur ! Les serviteurs, les officiers la traiteraient sans doute, comme le grand maréchal du palais, avec le plus grand respect pendant ce bref séjour qu’elle allait faire ici. Un séjour qui serait peut-être unique puisque la nouvelle impératrice...

Mais de toutes ses forces elle repoussa la pensée affligeante. Elle avait assez souffert pour cette nuit ! Et puis, pendant huit jours, elle l’aurait pour elle toute seule. En quelque sorte... ce serait elle l’impératrice ! Et, ces huit jours bienheureux, elle entendait en extraire jusqu’à la plus infime parcelle de bonheur. Elle ne voulait pas en perdre une seule seconde.

De sa démarche légère, elle revint vers le lit, tira doucement les couvertures pour en protéger le corps de l’homme endormi, puis, avec d’infinies précautions, se glissa auprès de lui, tout contre lui, pour envelopper de sa chaleur son propre corps frissonnant. Dans son sommeil, il se retourna vers elle et l’entoura d’un bras en balbutiant des mots indistincts. Avec un soupir de bonheur, elle se blottit contre sa poitrine et s’endormit, satisfaite du pacte qu’elle avait conclu avec elle-même et avec le maître de l’Europe endormi.

17 UN AUSSI COURT BONHEUR

Le Grand Trianon de marbre rose et de cristal, translucide et irisé comme une énorme bulle de savon, niché au creux des arbres séculaires, irréel et splendide comme un vaisseau de rêve amarré au bord du ciel, s’enveloppa, aux dernières heures de la nuit, d’un silencieux et doux manteau de neige. Pour Marianne, il devait incarner, bien plus que l’austère splendeur des Tuileries ou le charme un peu trop galant du Butard, la demeure idéale entre toutes avant de devenir, par la suite, le symbole du paradis perdu.

Pourtant, elle allait découvrir rapidement de quelle étrange manière Napoléon concevait ce qu’il appelait des vacances car, lorsqu’un rayon du froid soleil hivernal vint frapper les vitres de la chambre impériale, située au levant, comme les pièces intimes que l’Empereur s’était réservées dans le palais, elle s’aperçut qu’elle était seule dans le grand lit et que nulle part Napoléon n’était visible. Le feu flambait joyeusement dans la cheminée et les dentelles d’un saut-de-lit moussaient sur le dos d’un fauteuil, mais il n’y avait personne...

Craignant de voir surgir Constant ou un autre serviteur, Marianne se hâta de revêtir la chemise de nuit, propriété de la sœur de l’Empereur,

Pauline Borghèse, qui résidait souvent au Petit Trianon tout proche, chemise dont d’ailleurs Marianne n’avait guère fait usage la veille. Elle enfila ensuite le saut-de-lit, passa des mules de velours rose et, rejetant sur son dos la lourde masse noire de ses cheveux, courut vers la fenêtre avec une joie enfantine. En son honneur, le parc s’était vêtu d’une splendeur immaculée qui enveloppait le palais d’un écrin de silence. C’était comme si le ciel avait voulu séparer Trianon du reste du monde et arrêter, aux grilles dorées du parc, l’énorme machine de l’Empire.

« A moi seule ! songeait-elle joyeusement. Je vais l’avoir à moi toute seule pendant huit jours. »

Pensant que, peut-être, il était à sa toilette, elle se dirigea vivement vers la salle de bains voisine. Juste à ce moment, Constant, paisible et souriant à son habitude, en sortit et s’inclina courtoisement.

— Mademoiselle désire ?

— Où est l’Empereur ? Déjà à sa toilette ?

Constant sourit, tira une grosse montre émaillée de son gousset et constata :

— Il est bientôt 9 heures, mademoiselle. L’Empereur travaille depuis plus d’une heure.

— Il travaille ? Mais je croyais...

— Qu’il était ici pour se reposer ? Bien sûr, mais c’est que Mademoiselle ignore encore comment l’Empereur entend le repos. Cela veut simplement dire qu’il travaillera un peu moins. Est-ce que Mademoiselle ne l’a jamais entendu proclamer la définition de lui-même qu’il préfère : « Je suis né et construit pour le travail ?... »

— Non, fit Marianne un peu désorientée. Mais alors, que dois-je faire pendant ce temps ?

— Le déjeuner est servi à 10 heures. Mademoiselle a tout le temps de se préparer. Ensuite, l’Empereur a coutume de se réserver quelques moments pour ce qu’il appelle la « récréation ».

Ici, il fait souvent une promenade. Ensuite, il s’enferme de nouveau dans son cabinet jusqu’à 6 heures. Après quoi, le dîner et la soirée peuvent avoir des destinations diverses.

— Mon Dieu ! fit Marianne atterrée. C’est épouvantable !

— C’est assez éprouvant, en effet. Mais, en l’honneur de Mademoiselle, l’Empereur fera peut-être quelques entorses au règlement. J’ajoute qu’en général, le mardi et le vendredi. Sa Majesté préside le Conseil d’Etat... mais nous sommes mercredi et, grâce à Dieu, à Trianon !

— Et il y a de la neige et Paris est loin ! s’écria Marianne avec une impétuosité qui fit briller les yeux du fidèle valet. J’espère bien que le Conseil d’Etat restera où il est vendredi prochain.

— Espérons-le toujours ! De toute façon, que Mademoiselle ne se tourmente pas. L’Empereur ne permettra pas qu’elle s’ennuie ou que le séjour ne lui convienne pas.

De fait, ce fut à la fois merveilleux, tyrannique, insensé, déchirant et incroyablement exaltant pour un être comme Marianne en qui bouillonnaient toutes les forces de la jeunesse. Elle découvrait Napoléon dans sa réalité, mais aussi que la vie quotidienne auprès de lui était une aventure assez particulière, même quand le protocole et l’étiquette jouaient à plein. C’est ainsi que le premier repas pris avec lui, en tête à tête, fut pour elle une ahurissante révélation.

Elle n’avait pas très bien compris pourquoi Constant, en ouvrant devant elle la porte de la chambre, lui avait murmuré :

— Surtout quand Mademoiselle sera à table, qu’elle ne perde pas une minute à contempler Sa Majesté, surtout si elle se sent en appétit, sinon elle risque fort de sortir de table sans avoir rien avalé.

Mais, une fois assise en face de l’Empereur de part et d’autre du grand guéridon d’acajou sur lequel le couvert était dressé avec un ravissant service de Sèvres bleu et des cristaux taillés à grandes facettes qui s’accordaient bien avec les couverts et le surtout de vermeil, Napoléon attaqua son repas comme s’il s’était agi d’une redoute anglaise, mais avec une fantaisie qui plongea Marianne dans la plus complète stupeur. Il fondit d’abord sur un superbe fromage de Brie dont il avala une large tranche, puis choisit une timbale milanaise à laquelle il fit honneur, passa ensuite à une crème d’amandes pour achever avec un poulet à la Marengo dont il grignota une aile. Le tout en dix minutes, avec l’appoint de deux verres de chambertin et une grande débauche de taches et d’éclaboussures inévitables à une telle allure. Marianne, qui avait pensé pâmer d’horreur en le voyant attaquer son poulet avec ses doigts, commençait, à tout hasard et pensant qu’à la cour de France il était de règle de prendre les repas par la fin, comme en Chine, à déguster la crème d’amandes, quand Napoléon s’essuya les lèvres, jeta sa serviette sur la table et s’écria :

— Comment ? Tu n’as pas encore fini ? Mais que tu es lambine ! Allons, viens vite, le café va être servi.

Force fut à Marianne de le suivre, l’estomac dans les talons, tandis que Dumas, le maître d’hôtel, habitué de longue date aux impériales acrobaties gastronomiques, dissimulait de son mieux un sourire. Le café, très fort et brûlant, passa, comme une boule de feu, dans le gosier de Marianne, mais l’héroïque brûlure qu’elle s’infligea lui valut un rayonnant sourire de Napoléon.

— Bravo ! Moi aussi j’aime le café très chaud ! fit-il en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Maintenant, va chercher un manteau et sortons. Il fait bien trop beau pour n’en pas profiter.

Dans la chambre, elle retrouva Constant qui, imperturbable, lui tendit un manteau doublé de petit-gris, une toque et un manchon de même fourrure, toujours empruntés à la garde-robe de la princesse Borghèse qui ne s’en doutait pas, plus une paire de socques pour la neige. Tout en aidant la jeune femme à passer la douillette. Constant chuchota :

— J’avais bien prévenu Mademoiselle. Mais qu’elle ne se tourmente pas. Quand l’Empereur aura regagné son cabinet de travail, je lui servirai ici une solide collation, car le dîner ressemblera au déjeuner et, sans cela, Mademoiselle pourrait bien mourir de faim.

— Et c’est toujours comme cela ? soupira Marianne en évoquant, avec une sorte d’admiration, la silhouette gracieuse de Joséphine qui avait connu cette vie durant des années. (Puis, en glissant ses mains dans le manchon, elle ajouta, changeant de ton.) Dites-moi, Constant, que dirait la sœur de l’Empereur si elle savait que je porte ses vêtements ?

— Rien du tout. Son Altesse ne s’en soucierait même pas. Elle a tant de robes, de manteaux et de vêtements de toute sorte qu’elle ne sait même plus ce qui lui appartient au juste. L’Empereur, non sans raison, l’a surnommée Notre-Dame des Colifichets. Mademoiselle n’a qu’à juger ! Mais, surtout, qu’elle se hâte maintenant. L’Empereur n’aime pas attendre.

« Décidément, songea Marianne en courant rejoindre Napoléon, un fidèle serviteur est un bienfait des dieux ! » Elle appréciait à sa juste valeur l’aide, à la fois discrète et amicale, que lui apportait le valet de chambre impérial. Sans lui, Dieu seul savait le nombre d’impairs ou de maladresses qu’elle aurait pu commettre !

Il l’attendait sous le péristyle, vêtu d’une grosse houppelande à brandebourgs qui le faisait presque aussi large que haut, arpentant les dalles si nerveusement que Marianne se demanda un instant si leur promenade n’allait pas ressembler à quelque énergique exercice militaire. Mais il s’arrêta en la voyant paraître et, glissant le bras de Marianne sous le sien :

— Viens, dit-il doucement, tu verras comme c’est beau !

Appuyés l’un à l’autre, ils marchèrent lentement à travers l’immense parc couvert de neige ou veillait le peuple immobile et triste des statues. Ils longèrent des pièces d’eau gelées où, jadis, patinait une reine et où, maintenant, les dieux marins et les tritons de bronze verdissaient lentement dans la solitude des choses oubliées, aussi abandonnés que l’amour au dauphin de l’hôtel d’Asselnat au bord de son bassin. A mesure que l’on s’éloignait de Trianon, c’était comme si l’on pénétrait dans un domaine enchanté où le temps lui-même s’était figé.

Marianne et Napoléon avaient cheminé longtemps, sans parler, simplement heureux d’être ensemble, mais, peu à peu, l’immobilité tragique de ce parc où tout avait été créé pour la splendeur et la gloire du plus éclatant des rois de France parut frapper Napoléon. Il s’arrêta au bord d’un grand bassin mort au milieu duquel le char d’Apollon semblait faire d’inutiles efforts pour s’arracher à sa gangue de glace. Au bout d’une longue perspective cernée de grands arbres, l’horizon se barrait d’une immense et noble ligne de bâtiments. La main de Marianne se crispa sur le bras de son compagnon.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle tout bas, devinant instinctivement que c’était là le domaine de la mort.

— Versailles, répondit-il seulement.

Marianne retint son souffle. Le soleil, comme s’il refusait de se poser sur la demeure désolée de celui qui l’avait pris pour emblème, avait disparu. Dans le jour gris de l’hiver, le gigantesque palais abandonné dormait, enveloppé de brume, tandis que, lentement, la nature entraînait à l’assaut de ses lignes pures la vague impitoyable des terrasses verdies et des jardins incultes. Si tragique était ce grand spectre de la royauté que Marianne tourna vers l’Empereur des yeux qui s’emplissaient de larmes. Mais son visage semblait, à cette minute, taillé dans la même pierre que les statues du parc.

— Je ne peux rien pour lui ! murmura-t-il en fixant d’un œil assombri le palais prodigieux et dérisoire. Si j’essayais seulement de le ressusciter, le peuple, peut-être, se soulèverait. Il faut plus de temps. Les Français ne pourraient pas comprendre.

— C’est dommage ! Il vous irait si bien.

Il la remercia d’un sourire et, posant sa main sur celle qui s’attachait à son bras :

— J’en ai parfois rêvé ! Mais, un jour, moi aussi je ferai construire un palais digne de ma puissance. Sans doute sur la colline de Chaillot. Il y a déjà des plans. Mais à celui-ci trop de souvenirs s’attachent, trop de souvenirs que le peuple déteste encore.

Marianne ne répondit pas. Elle n’osa pas dire que la venue prochaine d’une nièce de la Reine martyre serait peut-être plus sensible au peuple français que quelques centaines d’ouvriers à Versailles. D’ailleurs, elle aussi avait là des souvenirs. C’était dans la chapelle du palais, invisible de cet endroit, que sa mère s’était mariée, au temps où Versailles semblait devoir vivre toujours. Mais elle n’essaya même pas de lui demander d’approcher et de voir cette chapelle. Elle craignait trop de retrouver la douleur qui lui avait vrillé le cœur lorsqu’elle avait poussé la porte de sa maison dévastée. Elle s’était contentée de se serrer un peu plus étroitement contre Napoléon et elle avait demandé à rentrer.

En silence, comme ils étaient venus, chacun enfermé dans ses pensées, ils avaient regagné Trianon d’où une troupe de courriers à cheval partait dans toutes les directions portant les lettres du matin. On relevait la garde en même temps et cela créait toute une agitation autour du palais.

Mais au lieu de réintégrer son cabinet comme l’avait prédit Constant, Napoléon avait entraîné Marianne dans leur chambre et s’y était enfermé avec elle. Sans un mot, avec une ardeur désespérée qu’il semblait ne plus pouvoir éteindre, il l’avait aimée comme jamais encore il ne l’avait fait. C’était comme s’il cherchait à tirer du jeune corps de sa compagne toute la fraîche vigueur et toute l’énergie qu’il recelait pour mieux lutter contre les ombres envahissantes du passé. Peut-être pour conjurer l’angoisse inavouée qui lui venait en songeant à cette Viennoise inconnue dont le sang séculaire renfermait quelques gouttes de celui du Roi-Soleil.

Puis, sans une explication, avec seulement un long baiser et un bref « A tout à l’heure », il avait disparu, la laissant seule dans la chambre en désordre, îlot silencieux dans le palais bourdonnant comme une ruche de commandements militaires, du claquement des sabots de chevaux et des allées et venues des serviteurs. Mais lorsque Constant entra, quelques minutes plus tard, portant gravement un plateau copieusement garni, Marianne avait remis de l’ordre dans sa toilette, s’était recoiffée et avait même refait le lit, gênée qu’elle était à l’idée de ce qu’allait penser le digne serviteur. Elle était loin encore d’avoir atteint l’impudeur désinvolte d’une favorite royale.

Cela ne l’empêcha nullement de dévorer avec entrain tout ce que Constant lui avait apporté. L’air vif du dehors et l’amour avaient aiguisé un appétit déjà considérable. Quand elle eut fini, elle regarda le valet avec reconnaissance.

— Merci, dit-elle. C’était délicieux, mais je serai sans doute incapable d’avaler quoi que ce soit au dîner.

— Que Mademoiselle n’en soit pas trop certaine. En principe, le dîner est servi à 6 heures, mais s’il prend fantaisie à l’Empereur de prolonger son travail, il peut fort bien être servi trois ou quatre heures plus tard.

— C’est alors immangeable.

— Mais non. Les cuisiniers doivent toujours tenir prêt au moins un poulet rôti. Pour cela, ils en mettent un à la broche tous les quarts d’heure afin qu’il y en ait toujours un à point quand Sa Majesté passe à table.

— Et... on en cuit beaucoup comme cela ?

— Nous avons atteint, un soir, le chiffre de vingt-trois, mademoiselle, fit-il fièrement. Ainsi, Mademoiselle a tout le temps de refaire son appétit. J’ajoute que presque tous les dignitaires qui ont l’honneur d’être invités à la table impériale prennent quelques précautions auparavant. En dix minutes, ils n’ont guère le temps de se restaurer autrement. D’autant plus qu’en Caporal, ou bien le Chat Botté, ou encore le Père pereur qui parle sans arrêt et sans perdre une bouchée.

Pour le coup, Marianne se mit à rire. Que c’était donc amusant de découvrir les manies et les petits travers de Napoléon ! Elle s’en étonnait, mais beaucoup plus pour s’en amuser que pour s’en montrer choquée. Elle l’aimait bien trop pour cela.

— Cela ne fait rien, Constant, fit-elle. On n’a pas besoin de se nourrir lorsqu’on est avec l’Empereur. C’est déjà tellement merveilleux !

Le large visage blond du valet de chambre devint grave tout à coup. Il hocha la tête.

— Mademoiselle dit cela parce qu’elle aime réellement l’Empereur. Mais tout le monde ne pense pas comme elle.

— Il existe vraiment des gens qui ne l’aiment pas ? En vérité, c’est une chose que je ne peux pas comprendre.

— Comment en irait-il autrement ? Il est si grand, si puissant, tellement au-dessus du commun des mortels ! Mais il n’est pas né sur les marches d’un trône. Et il y a des gens qui préféreraient cent fois voir sous la couronne quelque stupide rejeton royal plutôt qu’un homme de génie qui leur fait peur et leur donne une juste mesure de ce qu’ils sont eux-mêmes. Ce n’est jamais agréable de se sentir toujours inférieur. Certains s’en vengent par la jalousie, la hargne, l’ambition. Il ne peut compter sur personne : ses maréchaux l’envient et pensent pour la plupart qu’ils auraient fait de bien meilleurs souverains que lui, sa famille l’obsède de perpétuelles récriminations, ses amis, ou ceux qui se disent tels, ne songent bien souvent qu’à tirer de sa bonté le meilleur parti possible... Il n’y a vraiment que ses soldats qui l’adorent d’un cœur naïf. Et cette pauvre et charmante impératrice qui l’aimait et le soignait comme l’enfant qu’elle n’a jamais pu lui donner.

Constant parlait maintenant sans plus regarder Marianne. Elle comprit que, pour la première fois peut-être depuis longtemps, il laissait parler ses sentiments. Et il le faisait parce qu’il avait senti, en Marianne, un amour véritable pour le maître qu’il vénérait. Tout doucement, presque à voix basse, elle murmura :

— Je sais tout cela. Le grand maréchal m’en a parlé déjà et je connais l’Impératrice. Mais que pensez-vous de celle qui va venir ?

Constant parut reprendre contact avec la réalité. Il hocha la tête, reprit le plateau et fit quelques pas vers la porte, comme s’il craignait de répondre. Mais, avant de l’ouvrir, il se retourna vers Marianne et sourit tristement :

— Ce que je pense, mademoiselle ? Sauf le respect que je lui dois, exactement ce qu’en pensent les grognards de sa Vieille Garde qui ronchonnent entre eux, autour des feux de cuisine : « Le Tondu ne devrait pas renvoyer sa vieille ! Elle lui portait bonheur... et à nous aussi ! »

— Le Tondu ?

— Ils l’appellent comme ça, et aussi le Petit général il leur faut, par surcroît, répondre à l’Em-La Violette. Je vous ai dit qu’ils l’adoraient ! Et ils se trompent rarement, ces vieux bougres au cuir tanné par cent batailles ! J’ai bien peur qu’ils n’aient raison, cette fois encore ! Une impératrice du Danube, ce n’était pas là ce qu’il fallait.

Cette nuit-là, comme elle commençait à s’endormir, le corps envahi d’une bienheureuse lassitude, Marianne eut la surprise de voir Napoléon sauter du lit, aussi nu que la main, et aussi rapidement que s’il y avait eu le feu. Il enfila sa robe de chambre de molleton blanc, des pantoufles, drapa sur sa tête un madras de soie blanche et, empoignant un chandelier, se dirigea à grandes enjambées vers son cabinet de travail. Elle se redressa sur ses oreillers et demanda, comme n’importe quelle jeune épouse :

— Où vas-tu ?

— Travailler ! Dors !

— Encore ? Mais quelle heure est-il donc ?

— Minuit et demi. Dors, te dis-je.

— Pas sans toi ! Viens.

Elle lui tendait les bras, sûre du pouvoir de sa beauté sur ses sens toujours avides. Mais il fronça les sourcils et fit un mouvement pour sortir. Cependant, il se ravisa, posa le chandelier et revint vers le lit. Mais au lieu de baiser les lèvres entrouvertes qu’elle lui offrait, les yeux clos, il se contenta de lui tirer vigoureusement l’oreille.

— Je t’ai déjà dit que tu étais une affolante sirène, mio dolce amor, mais n’en abuse pas ! J’ai d’importantes dépêches à faire parvenir au comte de Narbonne que je viens de réexpédier à Munich, avec le roi de Bavière, comme ambassadeur. De plus, des malandrins ont répandu de la fausse monnaie parmi les soldats de l’un de mes régiments irlandais stationné à Limoges et j’ai oublié de m’en occuper.

— La politique, toujours la politique ! se plaignit Marianne, les larmes aux yeux tant il lui avait fait mal. Je t’ai si peu à moi... et pour si peu de temps ! Tu m’avais promis huit jours.

— Et tu les as. Si tu étais l’impératrice, tu n’aurais de moi que quelques minutes par jour ; ou tout au moins pas beaucoup plus. J’ai fait le vide autour de nous pour t’aimer plus à mon aise. N’en demande pas plus.

— Je voudrais t’aider. Je veux dire, t’être utile à quelque chose. Je ne suis pour toi qu’un instrument de plaisir, une sorte d’odalisque pour un sultan trop pressé !

Il cessa de sourire. Prenant entre ses deux mains la tête de Marianne, il l’obligea doucement à se poser sur l’oreiller puis se pencha sur elle jusqu’à ne plus voir que ses yeux élargis autour desquels l’amour avait mis un cerne bleuâtre.

— Tu le penses vraiment ?

— De toute mon âme. Ne sais-tu pas que je t’appartiens tout entière ?

Il l’embrassa, longuement, passionnément, puis, très vite, murmura :

— Un jour, je te rappellerai tes paroles ! Quand j’aurai besoin de toi, je te le dirai aussi franche ment qu’aujourd’hui je le dis que je t’aime ! Mais, pour le moment, ce dont j’ai besoin, c’est de ton amour, de ta présence, de ta voix merveilleuse... de ce corps enfin dont je ne pourrai jamais me lasser ! Dors maintenant... mais pas trop profondément. Tout à l’heure, en revenant, je te réveillerai.


Bien souvent, par la suite, Marianne devait songer à ces journées de Trianon coupées par les ahurissants repas pris dans la charmante salle ouvrant sur un bois dépouillé par l’hiver, par de longues promenades, à pied ou à cheval, qui lui avaient permis de constater que Napoléon montait beaucoup moins bien qu’elle-même, par de longues causeries au coin du feu et par ces fringales d’amour qui les jetaient dans les bras l’un de l’autre aux heures les plus imprévisibles et les laissaient ensuite épuisés et haletants comme des naufragés rejetés par les vagues sur quelque grève.

Pendant les heures que Napoléon consacrait à son épuisant labeur, Marianne, elle aussi, travaillait. Dès le second jour, l’Empereur l’avait menée au salon de musique et lui avait rappelé que bientôt elle affronterait le public parisien. Elle s’était jetée dans le travail avec une ardeur nouvelle. Peut-être parce qu’elle le sentait là, tout près, et que, parfois, tout doucement, il venait la rejoindre pour l’écouter un moment.

Bien sûr, il lui fallait étudier seule, mais elle découvrait en son amant un connaisseur averti des difficiles arcanes de la musique. Cet homme étonnant, universel, aurait pu faire un aussi bon maître que Gossec, de même qu’il eût pu être un écrivain de talent ou un extraordinaire acteur. A mesure que le temps passait, l’admiration qu’il inspirait à sa jeune maîtresse grandissait et se faisait plus ardente. Elle souhaitait éperdument devenir un jour digne de lui, d’atteindre peut-être les régions arides et inaccessibles où il évoluait.

Sentant peut-être combien cette ensorcelante Marianne lui était donnée, peu à peu Napoléon se confia davantage à elle. Il lui parla de certains problèmes, mineurs peut-être, mais qui lui firent toucher du doigt l’immensité et la complexité de sa tâche.

Chaque matin, elle put voir venir Fouché en personne, Fouché, son vieux tourmenteur devenu le plus galant et le plus amical de ses admirateurs. Tous les jours, il remettait à l’Empereur un rapport détaillé sur tous les événements qui se déroulaient dans le vaste Empire. Que ce soit à Bordeaux, à Anvers, en Espagne, en Italie ou dans les plus infimes bourgades de Pologne ou du Palatinat, la fantastique machine policière montée par le duc d’Otrante semblait, telle une hydre gigantesque, avoir un œil caché. Qu’un grenadier ait été tué en duel, qu’un prisonnier anglais se soit évadé du dépôt d’Auxonne, qu’un navire américain soit arrivé à Morlaix avec des dépêches ou des denrées coloniales, qu’un nouveau livre soit sorti ou qu’un vagabond se soit suicidé, Napoléon l’apprenait dès le lendemain.

Par contrecoup, Marianne apprit ainsi que le chevalier de Bruslart courait toujours et que le baron de Saint-Hubert avait pu gagner l’île d’Hœdic d’où il s’était embarqué sur un cutter anglais, mais, à tout prendre, cela ne l’intéressait plus tellement. Le seul sujet dont elle aurait voulu parler, c’était celui que personne n’abordait devant elle : la future impératrice. C’était, au sujet de l’archiduchesse, comme une conspiration du silence. Pourtant, à mesure que le temps passait, son ombre semblait s’étendre plus largement sur le bonheur de Marianne. Les jours étaient si courts, si rapides ! Mais chaque fois qu’elle essayait d’amener la conversation de ce côté, Napoléon faisait volte-face avec une habileté qui la désolait. Elle sentait qu’il ne voulait pas parler avec elle de sa future femme et craignait de voir, dans ce silence, un intérêt plus grand qu’il ne voulait bien en montrer. Et les heures fuyaient toujours plus rapides, les heures merveilleuses qu’elle aurait tant voulu retenir.

Pourtant, le cinquième jour, Trianon devait offrir à Marianne une peu agréable surprise, grâce à laquelle la fin de son séjour faillit bien se trouver compromise.

La promenade, ce jour-là, avait été courte. Marianne et l’Empereur avaient d’abord projeté de se rendre jusqu’au Hameau où Marie-Antoinette, autrefois, jouait à la fermière, mais une soudaine chute de neige les avait contraints à rebrousser chemin à mi-parcours. Les flocons s’étaient mis à tomber si épais, si serrés aussi, qu’en un rien de temps on avait enfoncé jusqu’à la cheville.

— Rien de plus mauvais pour la voix que le froid aux pieds ! avait décrété Napoléon. Tu visiteras le hameau de la Reine un autre jour. Mais en échange, ajouta-t-il, une lueur de malice dans son œil bleu, je te promets pour demain une belle bataille à coups de boules de neige !

— Une bataille à coups de boules de neige ?

— Ne me dis pas que tu n’as jamais pratiqué cet agréable exercice ? Ou bien ne neige-t-il plus en Angleterre ?

— Bien sûr qu’il neige ! avait dit Marianne en riant, mais si les boules de neige sont un passe-temps acceptable pour un simple mortel, un empereur...

— Je n’ai pas toujours été empereur, carissima mia, et les boules de neige ont été mes premières munitions. J’en ai fait une terrible consommation au collège de Brienne. Tu verras, je suis très fort !...

En attendant, il avait pris la jeune femme par la taille et, moitié la soutenant, moitié la portant, il l’avait entraînée au pas de charge vers le palais rose où déjà, à cause du ciel devenu si sombre, les lampes s’allumaient. Mais comme le temps réservé à la « récréation » n’était pas encore écoulé, tous deux s’étaient réfugiés dans le salon de musique. Constant leur avait servi un thé à l’anglaise, avec des rôties beurrées et des confitures, qu’ils avaient dégustés au coin du feu « comme un vieux ménage respectable », avait souligné Napoléon. Après quoi, il avait demandé à Marianne de s’installer à la grande harpe dorée et de lui jouer quelque chose.

Napoléon adorait la musique. Elle était pour lui un repos, un calmant, et il aimait donner aux pensées, dans lesquelles il s’enfermait si souvent, cet agréable fond sonore qui leur apportait plus d’envolée. De plus, le spectacle de Marianne, assise derrière le gracieux instrument sur lequel s’arrondissaient ses bras minces, avait pour lui quelque chose d’enchanteur. Aujourd’hui, dans une robe de moire du même vert que ses yeux dont les reflets jouaient à chaque mouvement de son corps élégant, ses boucles noires haut relevées sur la tête et retenues par de minces rubans de même nuance, de longues perles en poire aux oreilles et un gros cabochon d’autres perles, rondes et laiteuses, marquant le creux des seins et rejoignant la boucle de l’étroite ceinture, elle avait quelque chose d’irrésistible. Et d’ailleurs elle s’en rendait compte car, tout en exécutant, avec nonchalance, une petite pièce de Cherubini, elle pouvait voir se lever, dans les yeux de son amant, une expression qu’elle avait appris à connaître. Tout à l’heure, quand elle aurait fait vibrer la dernière note, il se lèverait et, sans un mot, lui tendrait les bras pour l’entraîner vers leur chambre. Tout à l’heure... oui, et de nouveau elle connaîtrait ces minutes de bonheur fulgurant qu’il savait si bien lui donner. Mais l’instant présent, fait de douce attente, avait bien son charme lui aussi.

Malheureusement pour Marianne, elle ne put le savourer jusqu’au bout. Au beau milieu de sa sonate, un doigt timide gratta à la porte qui s’ouvrit, laissant passer la figure juvénile d’un page, rouge de confusion.

— Qu’y a-t-il ? lança sèchement Napoléon. Ne peut-on me laisser en repos un instant ? Je croyais avoir interdit que l’on pénètre dans cette pièce ?

— Je... je sais. Sire, expliqua le malheureux garçon auquel il avait fallu sans doute plus de courage pour pénétrer dans cette pièce interdite que pour monter à l’assaut d’une redoute ennemie, mais... il y a là un courrier de Madrid ! Un courrier urgent !

— Comme tous les courriers de Madrid ! fit l’Empereur sarcastique. Eh bien, qu’il entre !

Marianne, qui avait cessé de jouer aux premières paroles échangées, se leva vivement, prête à se retirer, mais, d’un geste bref, Napoléon lui fit signe de se rasseoir. Elle obéit, devinant qu’il était mécontent d’être dérangé, qu’il se trouvait bien à son coin de feu et qu’il n’avait aucune envie de le quitter pour les courants d’air de la grande galerie qui menait à son cabinet.

Le page disparut avec une hâte significative, mais revint l’instant suivant et tint la porte ouverte pour livrer passage à un soldat tellement couvert de poussière et de boue que l’on ne voyait plus les couleurs de son uniforme. Raide, les talons joints, son shako sous le bras, il s’immobilisa au milieu du salon, tête haute. Un début de barbe blonde mangeait les joues d’un visage que Marianne, atterrée, avait reconnu dès l’entrée et bien avant qu’il lançât, les yeux réglementairement fixés à la muraille tendue de soie gris et or :

— Maréchal des logis-chef Le Dru, courrier extraordinaire de Son Excellence Monseigneur le duc de Damaltie auprès de Sa Majesté l’Empereur et Roi. Aux ordres de Sa Majesté.

C’était bien lui, l’homme qui l’avait faite femme, à qui elle devait sa première et désagréable expérience amoureuse. Ces deux mois l’avaient à peine changé malgré la fatigue qui ravageait son visage, pourtant Marianne avait la sensation d’avoir devant elle un autre homme. Comment, en si peu de temps, le marin de Surcouf s’était-il changé en ce soldat au visage de marbre, en cet envoyé d’un duc. Avec stupeur, elle nota, sur le dolman vert, la blessure d’une Légion d’honneur toute neuve, mais, depuis qu’elle était arrivée en France, Marianne s’était familiarisée avec l’espèce de magie qui entourait Napoléon. Ce qui eût paru insensé, absurde ou simplement bizarre ailleurs était le pain quotidien de ce curieux pays et du géant qu’il s’était donné pour maître. En un rien de temps, un marin dépenaillé, tout juste sorti des prisons anglaises, se muait en un héros terrestre, galopant, tel un centaure, d’un bout à l’autre de l’Europe.

Tandis que, sans un mot. Napoléon examinait ce nouveau venu blême que le respect et l’orgueil raidissaient désespérément contre la défaillance et, les mains nouées au dos, en faisait lentement le tour, Marianne se demandait combien de temps s’écoulerait encore avant que le regard de Le Dru tombât sur elle, et, surtout, ce qui s’ensuivrait. Elle connaissait trop le caractère emporté du Breton pour ne pas tout en redouter. Qui pouvait savoir comment il réagirait en la reconnaissant ? Le mieux ne serait-il pas de s’esquiver discrètement, quitte à essuyer plus tard le mécontentement de Napoléon, mécontentement contre lequel, malgré tout, elle se savait assez puissamment armée.

Elle se leva doucement pour gagner une porte latérale. Juste à ce moment, l’Empereur s’arrêtait devant Le Dru et, d’un doigt, soulevait la croix qui brillait sur sa poitrine.

— Tu es un brave, à ce que l’on dirait. Où as-tu eu ceci ?

Une flambée d’orgueil apporta une rougeur passagère au visage figé du soldat.

— Devant Ciudad Rodrigo, Sire ! Des mains du maréchal Ney !

— Et pourquoi ?

— Pour... une peccadille, Sire !

Le rare et miraculeux sourire illumina un instant le visage de l’Empereur. Levant la main, il tira vivement l’oreille du garçon dont les yeux, aussitôt, se remplirent de larmes.

— J’aime ces peccadilles, fit-il, et j’aime la modestie ! Ton message, mon ami !

Fascinée malgré elle, Marianne était demeurée à la même place. Pourquoi fuir, après tout ? L’Empereur n’ignorait plus rien de ce qu’elle avait été. Même si Le Dru osait l’attaquer devant lui, il ne pourrait rien contre elle. Et puis, au fond d’elle-même, une irrépressible curiosité, teintée peut-être d’un peu de perversité, la poussait à épier ce garçon dont elle avait eu si peur, mais au sujet duquel elle n’analysait plus très bien ses sentiments. Tout doucement, elle avait repris son siège derrière la harpe.

D’une main fébrile, Le Dru tirait de son dolman un large pli cacheté. Sa rougeur avait disparu et, tout au contraire, Marianne avait l’impression qu’il pâlissait d’instant en instant comme s’il était sur le point de se trouver mal. Une crispation douloureuse du visage au moment où il tendit la lettre acheva de renseigner Marianne.

Elle osa parler, trouvant peut-être un plaisir à aller au-devant du danger.

— Sire, dit-elle calmement. Cet homme se soutient à peine. Je gagerais qu’il est blessé !

Au son de sa voix, Le Dru tourna la tête vers elle. Avec un peu d’amusement, elle vit s’agrandir les yeux bleus de l’ancien marin.

— C’est ma foi vrai... commença Napoléon. Est-ce que tu es...

Le bruit de la chute lui coupa la parole. Le Dru ne tenait debout que par un suprême effort de volonté. Mais, recevant en plein visage la vision inattendue de Marianne, la surprise avait fauché net cette volonté trop tendue et le courrier de Madrid venait de s’évanouir purement et simplement aux pieds de l’Empereur.

— Eh bien ! fit ce dernier, si maintenant mes dragons tombent en pâmoison comme de simples jeunes filles !...

Mais il était déjà à genoux et se hâtait d’ouvrir le dolman dont le hausse-col étroit gênait la respiration. Sur la chemise, à la hauteur de l’épaule, une tache de sang s’élargissait.

— Tu avais raison, fit-il à l’adresse de Marianne, cet homme est blessé. Viens m’aider.

Elle était allée prendre, sur une console, une carafe de cristal gravé dont elle faisait couler un peu d’eau sur son mouchoir. Puis, s’agenouillant à son tour sur le tapis, elle se mit à bassiner les tempes de Le Dru, mais sans obtenir de résultat appréciable.

— Il faudrait un cordial, dit-elle, et aussi un médecin. Avons-nous un peu de brandy ?

— Chez nous le « brandy » s’appelle cognac ! grogna Napoléon. Quant au médecin...

Il courut à la cheminée, tira le cordon de la sonnette. Le page, terrifié, réapparut et son regard s’effara en découvrant l’homme qu’il avait introduit étendu de tout son long sur le tapis.

— Un médecin, tout de suite, ordonna l’Empereur. Une civière et deux valets pour transporter cet homme dans une chambre des communs !

— Sortir un blessé évanoui par ce froid noir ? protesta Marianne. Votre Majesté n’y songe pas ?

— Tu as peut-être raison, mais, tu sais, mes soldats ont la peau dure. N’importe ! Qu’on lui prépare une chambre ici. Eh bien ! courez, malheureux ! Vous êtes encore là ?

L’évanouissement de Le Dru était profond. L’homme devait être parvenu aux derniers degrés de l’épuisement. Il était toujours sans connaissance quand apparurent le médecin de service au palais et les valets chargés de le mettre au lit.

Tandis que l’homme de l’art procédait à un rapide examen, Marianne, qui s’était reculée jusqu’à un fauteuil proche, regardait Napoléon briser le cachet de la lettre et la parcourir en hâte. Elle nota avec inquiétude que ses sourcils se fronçaient et que ses mâchoires se contractaient. Les nouvelles ne devaient pas être bonnes... En effet, après avoir lu, l’Empereur froissa l’épais papier d’un poing nerveux.

— Incapables ! gronda-t-il entre ses dents serrées... tous des incapables ! Ne s’en trouvera-t-il pas un seul, dans toute ma famille, qui puisse sinon concevoir des plans valables, du moins exécuter les miens avec grandeur et désintéressement ?

Marianne ne fit aucun commentaire. La phrase, elle le savait, ne s’adressait pas à elle. A cette minute, Napoléon l’avait oubliée, pris qu’il était par le nouveau problème posé dans cette lettre. C’était à lui-même qu’il parlait et se fût-elle risqué à répondre qu’elle se fût attiré immanquablement une rebuffade. Le médecin, d’ailleurs, se relevait.

— On peut transporter le blessé dans son lit, Sire, dit-il. Je lui donnerai mes soins plus commodément.

— Faites ! Mais tâchez qu’il soit bientôt en état de m’entendre. J’ai diverses questions à lui poser...

Tandis que, sous la direction du docteur, les valets installaient avec précaution Le Dru, inconscient, sur la-civière, Marianne s’approcha de l’Empereur qui, sa lettre à la main, s’apprêtait vraisemblablement à regagner son cabinet de travail.

— Sire, demanda-t-elle, me permettez-vous d’aller, tout à l’heure, prendre des nouvelles de ce blessé ?

— Tu as peur qu’il ne soit pas bien soigné ? dit Napoléon mi-bougon, mi-plaisant. Je t’assure que mon service de santé fonctionne parfaitement...

— Ce n’est pas cela ! Si je souhaite m’assurer de son état, c’est parce que je le connais !

— Encore ? Ah çà ! Mais tu es comme « Taillerand » qui connaît à peu près intimement toute l’Europe ? Veux-tu me dire où tu as connu ce garçon qui nous arrive tout droit d’Espagne alors que tu es venue d’Angleterre.

— Justement : en Angleterre. Je l’ai connu dans la baie de Plymouth, une nuit de tempête, à bord du bateau de Nicolas Mallerousse : il s’évadait des pontons. C’était un marin de Surcouf et nous avons été, ensemble, captifs des naufrageurs.

Napoléon fronça les sourcils. L’histoire, visiblement, lui semblait manquer de clarté.

— Je vois, ironisa-t-il, vous êtes de vieux compagnons d’armes ! Mais ce que j’aimerais savoir, c’est ce qu’il fait dans les dragons, ton ami ? On se bat toujours, sur mer, et Surcouf, plus que jamais, a besoin d’hommes. J’ajoute qu’en général ses marins l’adorent et préféreraient se faire couper un bras plutôt que de le quitter. Alors, pourquoi celui-là est-il à terre ? Il a le mal de mer ?

Marianne se prit à regretter d’avoir parlé. Le ton sarcastique de Napoléon ne présageait rien de bon et, de plus, elle avait vaguement l’impression qu’il ne la croyait pas tout à fait. Mais maintenant il était trop tard pour reculer. Il fallait aller jusqu’au bout.

— Il adorait Surcouf, en effet, mais il aime encore davantage l’Empereur, commença-t-elle prudemment tout en se demandant comment elle allait pouvoir raconter, sans soulever de tempête, l’épisode du Compas d’Or, et surtout sans être obligée d’en venir à l’humiliante aventure de la grange.

A vrai dire, elle n’imaginait pas qu’il pût poser autant de questions et, cherchant la suite de son récit, elle prit un temps, s’attendant à un sec : « Ce n’est pas une explication suffisante » ou toute autre phrase comminatoire de même genre.

Or, à sa grande surprise, le pli menaçant s’effaça du front impérial tandis qu’un sourire plein d’indulgence apparaissait.

— Ils sont quelques-uns comme cela ! fit Napoléon avec satisfaction. Eh bien ! mon cœur, va visiter autant que tu voudras ton compagnon d’évasion, tu as ma permission. Le jeune Saint-Géran, le page de service, te conduira. Mais n’oublie pas l’heure du souper ! A tout à l’heure.

L’instant suivant, au grand soulagement de Marianne, il avait disparu. La jeune femme entendit son pas rapide décroître au long de la galerie. Elle ne retint pas un soupir de satisfaction. L’alerte avait été chaude et, pour mieux reprendre ses esprits, elle s’assit et s’éventa avec un numéro du Moniteur qu’elle avait trouvé sur un meuble. D’ailleurs, elle ne voulait pas se précipiter aussi rapidement chez Le Dru. Elle voulait se donner le temps de réfléchir à ce qu’elle lui dirait.

Au fond, rien ne l’obligeait à rendre visite à ce garçon dont elle n’avait aucune raison de garder bon souvenir. Si elle ne bougeait pas, il croirait peut-être, en reprenant conscience, avoir été victime d’une illusion et avoir rêvé sa brusque apparition... Mais, à peine se fut-elle présentée à son esprit qu’elle repoussa cette idée. Bien que breton et superstitieux, Le Dru ne croyait guère aux hallucinations. A tout le moins, il demanderait au médecin si la femme en robe verte qu’il avait vue auprès de l’Empereur était un rêve ou une réalité. Et qui pouvait affirmer, alors, qu’une fois renseigné il ne se livrerait pas à quelque folie pour l’approcher de nouveau ? Une folie pour laquelle Marianne serait sûrement contrainte à fournir des explications infiniment plus détaillées que celles de tout à l’heure... Non, elle avait été bien inspirée en demandant à visiter le blessé. Ainsi, elle avait toutes les chances de mettre les choses au point avec lui et d’en finir une bonne fois avec leurs malentendus sans que l’Empereur en rêvât.

Sa décision prise, Marianne alla chercher dans la chambre un grand châle de cachemire dont les tons d’automne s’harmonisaient du vert foncé à l’or le plus clair et, en drapant ses épaules et son décolleté, elle alla prier le jeune Saint-Géran de la conduire au chevet du blessé.

Le page, qui tuait le temps dans la galerie en regardant d’un air désabusé les sentinelles qui, au-dehors, allaient et venaient dans la neige, le bonnet d’ourson enfoncé jusqu’aux sourcils, accueillit Marianne avec empressement.

— Savez-vous où l’on a transporté le courrier blessé ? lui demanda la jeune femme. L’Empereur désire que je m’informe de son état et que vous me conduisiez auprès de lui.

— Ce sera un honneur, madame ! On l’a mis dans une des petites chambres de l’étage.

Il était visiblement ravi de l’aubaine et Marianne retint un sourire en surprenant le regard admiratif qu’il lui décochait. Il pouvait avoir quatorze ou quinze ans, mais, à cet âge-là, un garçon sait déjà apprécier la beauté et, instantanément, Henri de Saint-Géran s’était institué son chevalier servant. Avec beaucoup de dignité, il la précéda dans l’escalier qui menait à l’étage, ouvrit devant elle la porte d’une des chambres et, en s’effaçant pour la laisser passer, lui demanda courtoisement si elle désirait être attendue.

— Non, je vous remercie. Et même, je désire n’être pas dérangée.

— A vos ordres, madame !

D’un geste impératif, il appela la servante qui veillait auprès du lit et sortit avec elle en refermant la porte. Marianne demeura seule avec le blessé, hésitant un peu à s’avancer, troublée peut-être par le profond silence de cette pièce.

La nuit tombant déjà, on avait tiré les rideaux de perse à fleurs exotiques. A l’exception de la veilleuse qui brûlait sur la table de chevet auprès d’une tisanière de Sèvres et du feu dans la cheminée, la chambre était obscure.

D’où était placé le lit, le blessé ne pouvait voir qui entrait et Marianne avança tout doucement, craignant que, peut-être, il ne se fût endormi. Cela n’aurait rien eu d’extraordinaire étant donné la longue course à cheval qu’il venait de fournir, blessé par surcroît, et les calmants que le médecin avait dû lui donner. Mais un bruit bien humain la détrompa : elle l’entendit renifler plusieurs fois rapidement comme fait quelqu’un qui pleure.

Sans plus hésiter, cette fois, elle vint auprès du lit, dans la lumière de la veilleuse... et constata qu’effectivement le marin de Surcouf, le soldat de Napoléon pleurait comme un enfant.

Pourtant, découvrant Marianne devant lui, Jean Le Dru s’arrêta net. Il la regarda sans surprise cette fois, mais avec une soudaine colère.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il brutalement.

— Savoir comment vous vous sentez... et peut-être aussi où nous en sommes, vous et moi. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps pour vous d’admettre enfin que vous vous êtes trompé, en ce qui me concernait ?... et que nous servions tous deux la même cause, vous consciemment, moi sans bien le savoir encore ?

Elle avait parlé avec beaucoup de douceur. D’abord parce qu’elle avait affaire à un blessé, à un homme épuisé, ensuite parce qu’elle souhaitait sincèrement voir s’achever enfin, entre eux, le tragique malentendu né des paroles perfides de Gwen, la vindicative maîtresse de Morvan. Mais la méfiance que Marianne pouvait lire, si clairement exprimée, dans le regard de Jean ne s’allégeait pas. Même l’harmonie de sa voix n’avait pas de prise sur ce garçon décidé à ne voir en elle qu’une ennemie. Il eut un petit rire amer.

— La même cause ? Quand on sait d’où vous venez ?

Marianne haussa les épaules, resserrant autour d’elle l’ample et moelleux cachemire.

— Quand vous déciderez-vous à comprendre ? Ou bien êtes-vous vraiment trop stupide pour admettre la vérité ? Quand nous nous sommes rencontrés, je fuyais la police anglaise et vous fuyiez les pontons. Nous étions à égalité. Je n’avais plus rien, que ma vie, et j’ai fait de mon mieux pour la préserver.

— Vous avez, il me semble, admirablement réussi. Quand, tout à l’heure, j’ai demandé qui était la femme en robe verte que j’avais vue auprès de l’Empereur, nul n’a été capable de me dire votre nom... mais on m’a dit que vous étiez son dernier amour, qu’ici, dans ce palais, vous viviez avec lui... et si je pleurais, tout à l’heure, c’est de rage et d’impuissance à ne rien pouvoir faire pour le sauver de vous !

Marianne avait déjà entendu dire que les Bretons étaient particulièrement entêtés, mais elle n’aurait jamais cru que ce fût à ce point-là. Avec un soupir résigné, elle s’assit sur le pied du lit.

— Causons, voulez-vous... si vous n’avez pas trop de fièvre.

— Pas assez pour ne pas demeurer lucide.

— Alors, tâchez de l’être encore davantage. Reprenons les choses là où nous les avons laissées : lorsque vous m’avez dénoncée et fait jeter en prison, vous étiez persuadé, si j’ai bonne mémoire, de ce que j’étais une espionne anglaise envoyée tout spécialement pour travailler à la perte du corsaire Robert Surcouf ? Vrai ou faux ?

— Vrai, admit Le Dru de mauvaise grâce.

— J’ai donc été jetée en prison, puis j’en suis ressortie... par l’intermédiaire de ce même Surcouf qui n’avait pas apprécié votre rôle dans cette affaire.

— Il m’a chassé !... gronda le Breton, chassé comme un malfaisant, moi l’un de ses meilleurs marins, moi qui l’aimais plus que tout au monde, à l’exception de l’Empereur, bien entendu !

— Et je comprends que vous ayez quelque peine à me le pardonner. J’ai donc eu, par la suite, toute latitude pour faire de Surcouf ce que je voulais. Vous étiez écarté, je pouvais donc, tout tranquillement, mener à bien ma... soi-disant mission ?

— En effet !

— Voulez-vous me dire s’il est advenu quelque désagrément à l’homme que vous admiriez tant ? Je n’ai pas revu le baron Surcouf, mais je sais qu’il se trouve actuellement à Saint-Malo et que nul autre danger que ceux venus de la mer ne le menace. Que s’est-il passé, alors, selon vous ? j’ai trahi mes employeurs, abandonné ma mission ?... ou bien admettrez-vous enfin que je n’ai jamais été une espionne autrement que dans votre imagination ?

— Votre présence à côté de l’Empereur est la meilleure des réponses ; auprès de lui, Surcouf lui-même est une faible prise ! Vous auriez eu tort de poursuivre l’un quand vous pouviez avoir l’autre !

Elle eut une exclamation de colère, prise d’une soudaine envie de frapper ce visage têtu dont les traits, sous l’ombre des rideaux, se faisaient si implacablement durs, mais, au prix d’un effort, elle se maîtrisa, parvint à demander, d’une voix parfaitement détachée :

— Et, selon vous, quel rôle suis-je censée jouer auprès de lui ? Dois-je le convaincre d’abandonner empire et sujets pour me suivre en Angleterre afin d’y filer avec moi le parfait amour, ce qui me permettrait sans doute de le livrer ficelé au gouvernement britannique et à Sa Gracieuse Majesté le roi Louis XVIII ? Ou bien, suis-je censée ouvrir les portes du palais, par une nuit noire, devant une bande furtive de conspirateurs ? A moins que je ne dissimule sous ma robe le poignard dont j’entends me servir...

L’ironie, selon toute évidence, n’était pas le fort de Jean Le Dru. C’était un Breton grave, entêté et parfaitement dépourvu de fantaisie. Il répondit d’un ton rogue :

— Je ne sais pas. Mais je vous crois parfaitement capable de l’un comme de l’autre...

— ... simplement parce que je ne vous ai pas rendu le sentiment que vous vouliez bien me porter, acheva Marianne tranquillement. Il ne vous viendrait pas à l’idée que je pourrais, moi aussi, aimer l’Empereur, autant et plus même que vous ne l’aimez vous-même, que je pourrais lui appartenir non seulement de corps, mais encore d’âme ?

Pas de réponse. Mais un instant, Jean Le Dru ferma les yeux et Marianne aurait juré qu’une nouvelle larme avait glissé furtivement sous sa paupière.

— Si pourtant cela était ? insista-t-elle doucement. Ne croyez-vous pas, vous qui le servez avec un si aveugle dévouement, qu’il a bien assez de charme et de prestige pour qu’une femme en soit folle ? Et c’est ce que je suis. Croyez-moi ou ne me croyez pas, Jean Le Dru, mais j’aime Napoléon comme personne, hormis peut-être l’impératrice Joséphine, ne l’a aimé. J’ajoute que, si vous me croyez au comble du bonheur, vous vous trompez encore car mon bonheur présent est empoisonné. Les jours que je vis ici seront sans lendemain parce que, ces lendemains, ils appartiennent à celle qui viendra ici pour l’épouser, à cette Autrichienne inconnue qui va me voler... et vous voler à vous aussi peut-être, un peu de son cœur ! Et vous ne pouvez pas savoir ce que j’en souffre !

Comme s’il avait une peine infinie à parler, Le Dru articula lentement, avec, au fond de sa voix, une sorte de surprise :

— Vous l’aimez... à ce point-là ? (Puis, comme pour lui-même, il ajouta :) Bien sûr ! Il ne pouvait pas en être autrement ! Même si vous aviez été la dernière des dernières, vous ne pouviez pas y échapper ! Je sais qu’il ensorcelle les femmes presque autant qu’il subjugue les hommes. Aucune femme, jusqu’ici, n’a encore réussi à le trahir. Pourquoi seriez-vous la première ? On ne peut pas ne pas l’aimer...

— J’en sais pourtant qui le détestent ou même le haïssent. Il est vrai que ce sont des hommes...

Elle laissa passer un instant de silence pour mieux laisser cheminer les pensées du Breton. Elle sentait, de toute sa fine intuition féminine, qu’elle gagnait du terrain, que les préventions s’évanouissaient peu à peu. Au bout d’un moment, elle avança la main, la posa sur celle, chaude de fièvre, du garçon.

— Puisque nous aimons... puisque nous servons le même maître, n’est-il vraiment pas possible que nous devenions amis, Jean Le Dru ?

— Amis ? Vous et moi ? fit-il lentement comme s’il cherchait à peser les mots qu’il prononçait.

Puis, avec une soudaine colère :

— Non ! C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que... (Un temps d’arrêt, suivi d’une explosion :) Parce que vous êtes vous... et qu’il y a eu entre nous des choses que je ne peux pas oublier ! Dieu sait pourtant que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela ! Quand je me suis engagé dans l’armée, je savais que c’était pour l’Espagne, mais j’étais heureux d’aller là-bas parce que c’était loin et que j’avais une chance de ne plus penser à vous dans un tel pays. Mais vous ne m’avez pas lâché... malgré tout le chemin que j’ai fait, malgré les batailles, malgré le soleil et la neige, malgré le sang et toutes les horreurs que j’ai pu voir ! Vous n’avez pas idée de ce que peuvent être ces sierras glacées d’où toute vie paraît absente, où l’on souffre du froid, de la faim et où pourtant la mort se cache derrière chaque rocher, dans chaque trou... et quelle mort !...

Les yeux grands ouverts sur une épouvante encore présente, Jean Le Dru oubliait la présence de Marianne. La jeune femme retint sa respiration puis, tout doucement, pour ne pas rompre trop vite la tragique rêverie qu’elle devinait et qu’il valait mieux laisser se poursuivre jusqu’au bout, elle demanda :

— C’était... si terrible ?

— Pire encore !... Les gens de là-bas sont des sauvages ! Et plus que sauvages, car, des sauvages, j’en ai vu en courant les mers ; ils n’avaient jamais ces figures déformées par la haine et la plus abominable cruauté. Mais eux... ces démons olivâtres qui s’y entendent si bien à faire endurer à de pauvres bougres des éternités de souffrance avant de leur accorder la mort !... ils sont pires que des bêtes ! Et malheur aux petits détachements, aux isolés, aux traînards ! Ils sont bientôt entraînés loin des autres dans une grange ou dans un coin plus solitaire encore par une bande grimaçante souvent aux ordres d’un prêtre qui brandit un crucifix et, là, ils sont cruellement torturés. On mutile même les blessés et, morts, ils n’auront pas encore droit à la paix car des démons profanent les cadavres d’ignoble façon. Tout au long des routes, nous en avons trouvé, de ces malheureux, assassinés : les uns à moitié brûlés, d’autres auxquels on avait coupé les quatre membres, d’autres encore que l’on avait cloués sur des arbres ou pendus par les pieds, les yeux et les ongles arrachés...

Epouvantée, Marianne mit ses mains devant ses yeux.

— Par pitié... taisez-vous ! s’écria-t-elle... Ne dites pas de telles choses.

Son cri le fit sursauter. Il tourna les yeux vers elle et la regarda avec une immense surprise.

— Pourquoi ? On dit, parait-il, dans les salons, que nous sommes des barbares, que nous brûlons des villages, que nous fusillons les guérilleros espagnols... mais comment, quand on est un homme, peut-on retenir sa colère après de tels spectacles ? Tout ce qu’on souhaite, c’est leur rendre un peu de ce qu’ils ont fait, c’est leur faire payer... tout ça. (Et, soudain changeant de ton, il ajouta, très calme, constatant simplement un fait :) Il y a eu des moments où j’ai cru devenir fou dans cet enfer... Pourtant, je n’ai jamais réussi à vous oublier. Je crois même que... oui, que j’acceptais tout à cause de vous.

— A cause de moi ?

— Oui, comme si c’était un prix qu’il fallait payer. (Et, tout à coup, il leva sur Marianne des yeux si bleus, et si pleins de naïveté qu’elle en fut bouleversée.) Je sais bien que vous êtes née très loin de moi, que vous êtes une aristocrate, mais, dans les armées de l’Empereur, tout ça ne compte guère parce qu’on a le moyen de raccourcir les distances. On a vu des fils d’aubergistes ou de forgerons conquérir des grades, des pensions, des titres et épouser des duchesses. Alors, en allant là-bas, j’avais beau me dire que c’était pour vous oublier... La vérité, c’était que j’espérais devenir quelqu’un... quelqu’un qui pourrait s’adresser à vous en égal. Mais, maintenant, c’est foutu... tout est foutu ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse contre l’Empereur ? Je n’ai même pas le droit d’être jaloux de lui et quant à lui en vouloir... ça, je ne pourrai jamais...

D’un mouvement d’enfant réprimandé, il s’était tourné sur le côté et avait caché sa tête dans son bras replié. Marianne, bouleversée, ne vit plus qu’une épaule maigre et osseuse qui tendait la chemise de toile et une tignasse blonde en désordre.

Un instant, elle demeura interdite. L’aveu naïf et poignant de ce garçon qui s’était donné tant de mal pour la détester et n’était parvenu qu’à l’aimer davantage et qu’à accepter les risques les plus affreux dans l’espoir obscur de la conquérir un jour lui serrait le cœur. Elle éprouva tout à coup le besoin irrésistible d’en finir une bonne fois avec tous leurs malentendus, de retrouver la camaraderie chaleureuse qu’ils avaient partagée dans la barque de Black Fish quand ils n’étaient, l’un et l’autre, qu’un prisonnier évadé et une fugitive. Elle découvrait, en effet, que seuls avaient compté pour elle ces moments-là et que ce garçon rude, étrange et simple lui était plus cher qu’elle ne l’aurait cru.

Se penchant vers lui, elle l’entendit murmurer :

— Je ne peux pas lutter contre mon empereur, moi !... Tout ce que je peux faire, c’est retourner là-bas, une fois guéri. Et j’espère bien y crever cette fois !

Alors, les larmes aux yeux, elle posa sa main sur les cheveux raides, et doucement, très doucement, les caressa.

— Jean, murmura-t-elle, je vous en prie, ne pleurez pas ! Je ne veux pas être pour vous la cause de tant de mal ! Je ne veux pas vous voir malheureux.

— Ça... fit-il de sous son bras, vous n’y pouvez rien ! Ce n’est pas tout à fait de votre faute si je me suis toqué de vous... et ça ne l’est pas du tout si vous aimez l’Empereur... C’est ma guigne à moi qui est fautive. (Mais, soudain, il dégagea son visage, braqua sur Marianne le double faisceau bleu de son regard noyé de larmes :) C’est bien vrai, au moins, que vous l’aimez ? Ce n’est pas encore un mensonge ?

— C’est bien vrai... sur la mémoire de ma mère, je vous le jure, et c’est bien vrai aussi que je suis presque aussi malheureuse que vous et que vous auriez tort d’être jaloux de lui. J’ai peur de ne pas avoir le droit de l’aimer longtemps. Aussi... je voudrais que désormais nous soyons amis, vous et moi.

Se redressant dans son lit, Jean s’assit et, prenant les deux mains de Marianne, il la fit asseoir auprès de lui. Il eut un triste sourire, mais il n’y avait plus trace de colère !

— Amis ? Vous avez pitié de moi, hein ? C’est bien ça ?

— Non. Ce n’est pas de la pitié. C’est autre chose, quelque chose de plus profond et de plus chaud. Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai rencontré bien des gens, mais bien peu m’ont donné envie de gagner leur amitié. Vous, si ! Je... je crois que j’ai de l’affection pour vous.

— Malgré... tout ce qui s’est passé entre nous ?

Marianne n’eut pas le temps de répondre. Une voix dure qui parut sortir de derrière les rideaux éclata soudain à son oreille.

— J’aimerais bien savoir, justement, ce qui s’est passé entre vous.

En voyant surgir Napoléon, Jean Le Dru poussa un cri d’effroi, mais, chose curieuse, Marianne ne s’en montra pas autrement émue. Se relevant vivement, elle serra plus étroitement son châle autour d’elle et croisa les bras.

— Sire, fit-elle audacieusement, j’ai déjà appris à mes dépens, et cela à plusieurs reprises, que ce n’était jamais une bonne chose de surprendre une conversation, car, en général, le sens réel des paroles échangées vous échappe.

— Morbleu, madame, tonna l’Empereur, m’accuseriez-vous d’écouter aux portes ?

Elle esquissa à la fois une révérence et un sourire. C’était bien cela au fond, mais il fallait le lui faire admettre sans provoquer un éclat dont le blessé pourrait souffrir.

— Nullement, Sire. Je souhaitais seulement faire entendre à Votre Majesté que si elle désirait avoir de plus amples détails sur mes relations passées avec Jean Le Dru, je serais heureuse de les lui donner moi-même... un peu plus tard. Il serait cruel d’interroger un homme si dévoué à son empereur... et si éprouvé. Et je ne crois pas que l’Empereur soit venu lui-même jusqu’ici dans ce seul but.

— En effet ! Je souhaite poser à cet homme quelques questions...

Le ton était sec et il n’y avait pas à se tromper sur l’intention. Respectueusement, Marianne plongea dans une révérence profonde, adressa un sourire à Jean Le Dru accompagné d’un aimable : « A bientôt ! » et quitta la pièce.

Revenue dans sa chambre, elle n’eut pas beaucoup de temps pour se préparer à l’algarade qu’elle sentait venir. Cette fois, elle n’échapperait pas à un interrogatoire serré. Il allait falloir tout raconter, sauf l’épisode de la grange qu’aucune force humaine ne pourrait la contraindre à avouer. Non pour elle-même d’ailleurs : elle souffrait trop de jalousie pour ne pas éprouver la tentation de déclarer franchement à Napoléon que Jean Le Dru avait été son premier amant. Mais si elle éveillait la jalousie impériale, ce ne serait un plaisir que pour elle, et le pauvre Le Dru risquerait fort d’en supporter les conséquences. Rien d’ailleurs ne l’obligeait à mentionner l’épisode sentimental que, d’ailleurs, elle souhaitait oublier. Il suffisait... mais déjà l’Empereur rentrait et les réflexions de Marianne en restèrent là.

Sans lui adresser, tout d’abord, autre chose qu’un regard soupçonneux, Napoléon se mit à arpenter nerveusement la pièce, les mains au dos. S’efforçant de demeurer calme, Marianne alla s’asseoir sur une chaise longue auprès du feu et s’y étendit à demi, arrangeant d’un geste gracieux les plis brillants de sa robe autour de ses chevilles. Surtout, ne pas avoir l’air inquiet ! Ne pas montrer la petite peur insidieuse, si désagréable qui lui venait, ni cette impression de malaise qu’elle éprouvait toujours devant sa colère !... Dans un instant, il allait s’arrêter devant elle et poser rudement la première question...

Marianne eut à peine le temps d’achever sa pensée. Elle était déjà réalisée et Napoléon déclarait d’un ton cassant :

— Je pense que vous êtes maintenant décidée à vous expliquer ?

Le « vous » protocolaire pinça le cœur de Marianne. Il n’y avait, sur le visage de marbre qui la regardait, plus aucune trace d’amour... ni d’ailleurs de colère, ce qui était infiniment plus inquiétant. Mais elle réussit tout de même à trouver un sourire plein de douceur.

— Je croyais avoir déjà dit à l’Empereur dans quelles circonstances j’ai rencontré Jean Le Dru ?

— En effet. Mais vos confidences ne se sont pas étendues à ces choses si passionnantes qui se sont... passées entre vous. Or, c’est justement cela qui m’intéresse.

— Cela n’en vaut pourtant pas la peine. C’est une histoire triste : celle d’un garçon qui, dans des circonstances à la fois tragiques et exceptionnelles, s’est épris d’une fille qui ne pouvait pas lui rendre son amour. Par dépit, sans doute, il a préféré écouter quelques calomnies qui présentaient celle qu’il aimait comme une ennemie irréductible de son pays et de tout ce qui lui était cher. Le malentendu s’est envenimé au point qu’il l’a, un beau soir, dénoncée comme agent des Princes et émigrée rentrée en fraude... Voilà à peu près tout ce qui s’est passé entre Jean Le Dru et moi.

— Je n’aime pas les à-peu-près ! Qu’y a-t-il d’autre ?

— Rien, si ce n’est qu’il a cru son amour changé en haine parce que Surcouf, l’homme qu’il admirait le plus après vous-même, l’a chassé à cause de cette dénonciation. Il s’est alors engagé dans l’armée. Il est parti pour l’Espagne... et Votre Majesté connaît la suite.

Napoléon eut un rire bref et reprit sa promenade machinale, quoique plus lentement.

— Une histoire difficile à croire, si l’on s’en tient à ce que j’ai vu ! Si je n’étais arrivé, je crois, ma parole, qu’il allait vous prendre dans ses bras. J’aimerais savoir alors quelle fable vous m’auriez servie.

Blessée par le dédain qui avait accompagné le mot « fable », Marianne pâlit et se leva. Son regard vert croisa celui de l’Empereur, étincelant d’un défi dont elle ne se rendit pas compte.

— Votre Majesté a mal vu ! lança-t-elle avec insolence. Ce n’est pas Jean Le Dru qui allait me prendre dans ses bras, c’est moi qui allais le prendre dans les miens !

Le masque d’ivoire devint si pâle qu’elle en éprouva une joie mauvaise, heureuse de constater qu’elle pouvait lui faire aussi mal. Elle ne prit même pas garde au geste de menace qu’il esquissa en marchant sur elle. Le regard impérial était devenu insoutenable, et, pourtant, Marianne ne recula pas d’une ligne et ne broncha pas quand Napoléon saisit ses poignets entre ses doigts devenus aussi durs que de l’acier.

Per bacco ! gronda-t-il. Tu oses ?

— Pourquoi non ? Vous voulez savoir la vérité. Sire, je vais vous la dire. J’allais, en effet, le prendre contre moi, comme l’on fait à ceux que l’on souhaite consoler, comme le fait une mère pour son enfant...

— Comédie ! Qu’avais-tu à consoler ?

— Une peine cruelle. Celle d’un homme qui ne retrouvait celle qu’il aimait sans espoir que pour s’apercevoir qu’elle était éprise d’un autre... et pire encore : du seul homme qu’il ne pût haïr parce qu’il en avait fait son dieu ! Oserez-vous dire que cela ne méritait pas quelque consolation ?

— Il ne t’a fait que du mal et tu éprouvais pour lui tant de compassion ?

— Il m’a fait du mal, oui... mais je crois lui en avoir fait plus encore sans le vouloir. Je ne veux plus me souvenir de nos malentendus, mais seulement de ce que nous avons souffert ensemble et du fait que Jean Le Dru m’a sauvé la vie... plus que la vie, même, lorsque j’étais sur la grève, aux mains des pilleurs d’épaves.

Il y eut un silence. Tout près de son visage, Marianne voyait les traits crispés de Napoléon. Ses doigts lui broyaient les poignets au point d’amener des larmes dans ses yeux. Il respirait fortement et elle pouvait sentir son haleine fleurant légèrement l’iris.

— Jure-moi, gronda-t-il contre son visage, jure-moi qu’il n’a pas été ton amant...

L’instant difficile était venu, si difficile même que Marianne crut défaillir. Elle ne savait pas mentir et il fallait justement qu’elle lui mentît, à lui, qu’elle aimait par-dessus tout. Si elle refusait le serment qu’il exigeait, il la rejetterait impitoyablement. Dans quelques minutes, elle aurait quitté Trianon, chassée comme une esclave qui a cessé de plaire car elle savait qu’il serait impitoyable... Il s’impatientait déjà, la secouait brutalement.

— Allons ! Jure !... Jure ou va-t’en !

Non ! Cela, elle ne pouvait pas l’accepter. On ne pouvait pas lui demander de s’arracher elle-même le cœur. Demandant mentalement pardon à Dieu, elle ferma les yeux, gémit...

— Je le jure ! Jamais il n’a été mon amant...

— Ce n’est pas assez. Jure sur cet amour immense que tu prétends me donner !

Ses poignets douloureux lui arrachèrent une plainte.

— Par pitié ! Vous me faites mal !

— Tant pis ! Je veux la vérité...

— Je jure qu’il n’y a jamais rien eu entre nous... je le jure sur l’amour que j’ai pour vous !

— Prends garde ! Si tu mens, notre amour ne vivra pas...

— Je ne mens pas ! s’écria-t-elle affolée... Je n’aime que vous... et je n’ai jamais aimé ce garçon. Je n’ai pour lui que de la pitié... et un peu d’affection.

Enfin, les terribles doigts se desserraient, lâchaient leur proie.

— C’est bien ! dit seulement l’Empereur en prenant une profonde respiration. Souviens-toi que tu as juré.

En Corse superstitieux, il attachait aux serments une valeur presque fanatique et craignait les vengeances du destin envers le parjure. Mais l’épreuve avait été trop forte pour Marianne.

N’étant plus retenue par les mains féroces, elle venait de se laisser glisser à terre, secouée de sanglots convulsifs. Elle était brisée, à la fois par la peur qu’elle avait eue et par la honte qui déjà lui venait d’avoir dû faire ce faux serment. Mais il le fallait, il le fallait aussi bien pour Napoléon que pour le pauvre Le Dru...

Un instant, l’Empereur demeura immobile, comme pétrifié, écoutant peut-être se calmer dans sa poitrine les battements désordonnés de son propre cœur. La main qu’il passa sur son front tremblait légèrement, mais, soudain, il parut prendre conscience des sanglots désespérés qui emplissaient la pièce. Baissant les yeux, il vit la jeune femme presque prosternée à ses pieds, pleurant désespérément... si pitoyable soudain qu’enfin le démon jaloux qui le tenait lâcha prise. Vivement, il se baissa, l’entoura de ses bras et releva doucement le visage noyé de larmes qu’il se mit à couvrir de baisers.

— Pardonne-moi... Je suis une brute, mais je ne peux supporter seulement l’idée qu’un autre te touche ! Ne pleure plus, mió dolce amor !... c’est fini ! Je te crois...

— C’est... vrai ? balbutia-t-elle. Oh ! Il faut me croire... sinon, j’en mourrais de chagrin ! Je ne pourrais pas supporter...

Brusquement, il se mit à rire, de ce rire jeune, si joyeux, qui parfois suivait ses pires colères.

— Tu as seulement le droit de mourir d’amour. Viens... Il faut effacer tout cela.

Il l’aida à se relever, puis, la tenant étroitement serrée contre lui, il l’entraîna doucement vers le lit. Marianne, presque inconsciente, se laissa entraîner. Au surplus, il avait raison : dans l’amour seulement ils se retrouveraient tels qu’ils étaient avant l’arrivée du courrier de Madrid. Elle ferma les yeux avec un grand soupir quand son dos toucha la soie de la courtepointe.

Un moment plus tard, comme Marianne émergeait du bienheureux engourdissement, elle vit que Napoléon, appuyé sur un coude, examinait attentivement l’un de ses poignets que marquait un large cerne violacé. Croyant deviner ce qu’il pensait elle voulut retirer sa main, mais il la retint et posa ses lèvres sur les meurtrissures. Elle attendait une parole de regret, mais il se contenta de murmurer :

— Promets-moi que tu ne chercheras plus à revoir ce garçon !

— Comment ! Vous craignez encore...

— Rien du tout ! Mais je préfère que tu ne le revoies pas. C’est chose trop puissante qu’un amour profond.

Elle eut un sourire un peu triste. Quel homme terrible il était et combien il était difficile de le comprendre vraiment !... Alors qu’il s’apprêtait lui-même à prendre une nouvelle épouse, il exigeait de sa maîtresse qu’elle rompît tout contact avec un autre homme, coupable seulement de l’aimer. Elle allait peut-être exprimer cette pensée quand une idée lui vint. Donnant donnant ! Pour cette fois, elle n’accepterait qu’un marché.

— Je promets, dit-elle gentiment, mais à une condition...

Tout de suite cabré, il s’écarta un peu d’elle.

— Une condition ? Laquelle ?

— Que vous répariez le mal que j’ai fait sans le vouloir. Empêchez-le de retourner dans cette horrible Espagne où il se fera tuer pour rien, pour une terre qu’il ne connaît pas et qu’il ne peut pas comprendre. Renvoyez-le au baron Surcouf. Avec un mot de votre main, le corsaire ne fera aucune difficulté pour lui pardonner et le reprendre. Il retrouvera la mer, la vie qu’il aimait, l’homme qu’il servait avec tant de joie... et il m’oubliera d’autant plus vite !

Il y eut un silence, puis Napoléon sourit. Doucement, tendrement, il tira le bout de l’oreille de Marianne.

— Il y a des moments où tu me fais honte, carissima mia, et où je me dis que je ne te mérite pas. Bien entendu, je promets ! Il ne retournera pas en Espagne.

En prenant place à la table du souper, deux heures plus tard, Marianne trouva près du couvert un écrin de cuir vert frappé aux armes impériales dans lequel reposaient deux larges bracelets d’or ciselé ornés de fins réseaux de petites perles, mais, le lendemain, quand elle chercha, discrètement, à obtenir quelques nouvelles de Jean Le Dru, elle apprit qu’il avait quitté le palais à l’aube, dans une voiture fermée et pour une destination inconnue.

Elle en éprouva un moment de tristesse, mais elle était liée par sa promesse et, au fond, une seule chose comptait pour elle : le seul nuage, qui avait failli assombrir réellement ces quelques jours de bonheur, s’éloignait. Elle pouvait goûter en paix les dernières heures de ce merveilleux moment de rémission... Il en restait si peu !...

Le dernier soir, Marianne, mortellement triste, ne parvenait plus à sourire qu’au prix d’un violent effort malgré le grand désir qu’elle avait de lui laisser une image inoubliable. Pour le dîner, le dernier qu’ils prendraient en tête à tête, elle s’habilla avec un soin tout particulier, cherchant à mettre plus que jamais sa beauté en valeur. La robe d’épaisse soie mate, rose pâle, moulait chaque ligne de son corps. Sa gorge et ses épaules jaillissaient du corsage drapé et pailleté d’argent comme d’une énorme fleur couverte de rosée. Aucun bijou ne coupait la ligne pure de son cou que le très haut chignon bouclé, retenu par des rubans d’argent, révélait dans toute sa grâce. Mais sous leurs douces paupières bistrées les yeux verts brillaient de larmes difficilement contenues.

Pour une fois, le repas dura plus longtemps que de coutume. Napoléon semblait vouloir, lui aussi, prolonger ces derniers instants d’intimité. Quand, enfin, ils se levèrent de table, il prit la main de Marianne et la baisa tendrement.

— Veux-tu chanter pour moi, ce soir ? Rien que pour moi ?

Elle accepta des yeux, et appuyée sur lui se dirigea vers le salon de musique. Doucement, il la fit asseoir devant le clavecin doré, mais, au lieu d’aller s’installer dans un fauteuil, il demeura debout derrière elle, les mains emprisonnant les épaules de la jeune femme.

— Chante ! ordonna-t-il doucement.

Pourquoi donc, à cette minute douloureuse,

Marianne choisit-elle la triste romance que Marie-Antoinette, dans ce même Trianon, soupirait pour le beau Suédois qu’elle aimait secrètement ?

C’est mon ami, rendez-le-moi,

J’ai son amour, il a ma foi,

J’ai son amour, il a ma foi...

En passant par sa voix chaude, les paroles de regret et d’amour se chargeaient d’une si poignante douleur que, sur la dernière note, la mélodie se brisa. Marianne baissa la tête. Mais, sur ses épaules, les mains se firent dures, impérieuses.

— Ne pleure pas ! commanda Napoléon. Je t’interdis de pleurer !

— Je... ne peux pas m’en empêcher ! C’est plus fort que moi.

— Tu n’as pas le droit ! Je te l’ai déjà dit, il me faut une femme qui me donne des enfants ! Qu’elle soit belle ou laide, qu’importe si elle me donne de gros garçons ! Je lui donnerai ce qui lui est dû et ce qui est dû à son rang, mais, toi, tu resteras mon évasion. Non ! Ne te retourne pas ! Ne me regarde pas ! Je veux que tu aies confiance en moi ! comme j’ai confiance en toi... Elle n’aura jamais ce que je t’ai donné et te donnerai encore. Tu seras mes yeux, mes oreilles... mon étoile enfin !

Bouleversée, Marianne ferma les yeux et se laissa aller contre Napoléon. Sur ses épaules, les mains brûlantes s’étaient animées. Lentement, elles caressaient sa peau nue, descendant vers sa gorge... Un profond silence enveloppa le petit salon intime et tiède, à peine troublé par le soupir tremblant de Marianne :

— Viens ! murmura Napoléon d’une voix rauque. Il nous reste une nuit !


De bonne heure, le lendemain matin, une voiture fermée quitta Trianon au grand galop emmenant Marianne vers Paris. Cette fois, la jeune femme était seule, mais, pour éviter tout risque de voir se reproduire l’aventure du retour de La Celle-Saint-Cloud, un peloton de dragons devait l’escorter, à distance, jusqu’à la barrière de Passy.

Jamais Marianne ne s’était senti le cœur aussi lourd. Emmitouflée dans le grand manteau de velours vert qu’elle portait à son arrivée, elle regardait d’un œil absent défiler le paysage hivernal. Il faisait si froid, ce matin, si gris ! Il semblait que le monde eût épuisé tout ce qu’il contenait de joie. Elle avait beau savoir que rien n’était fini entre Napoléon et elle, il avait eu beau lui jurer qu’entre eux les liens étaient désormais trop forts pour que rien ne pût les atteindre, même le mariage de convenance qu’il devait faire, Marianne ne pouvait s’empêcher de penser que jamais plus les choses ne seraient ce qu’elles avaient été durant ces quelques jours. Son amour, qui, un instant, avait brillé dans la grande lumière de la liberté devrait rentrer dans l’ombre et la clandestinité. Car, quelle que puisse être la force de la passion qui l’unissait à l’Empereur, il y aurait désormais, entre eux, cette silhouette encore vague d’une femme qui aurait officiellement tous les droits et qu’il faudrait se garder d’indisposer. Et Marianne, ravagée d’angoisse et de jalousie, ne pouvait s’empêcher de trembler à la pensée de ce que seraient les choses si Marie-Louise avait seulement la moitié du charme irrésistible de l’infortunée Marie-Antoinette. Si elle allait ressembler à cette tante ravissante, altière et ensorcelante, pour laquelle tant d’hommes avaient souhaité mourir ? S’il allait l’aimer ? Il était si facilement sensible au charme féminin.

Rageusement, Marianne essuya les larmes qui coulaient sur son visage sans qu’elle l’eût permis. Elle avait hâte maintenant de retrouver Fortunée Hamelin et son ami Jolival. Ils étaient, pour le moment, son unique réalité. Et jamais comme à présent, elle ne s’était senti une telle fringale de chaleur et d’affection. En évoquant le petit salon clair de Fortunée où, tout à l’heure, fumerait pour elle l’odorant café du matin que Jonas s’entendait si bien à préparer, Marianne sentit sa peine s’alléger un peu.

La voiture descendait le coteau de Saint-Cloud en direction du pont. Mais, par-delà le ruban de mercure de la Seine, par-delà les arbres du Bois, elle vit moutonner dans la brume les toits bleus de Paris sur lesquels les cheminées mettaient autant de panaches blanchâtres. Pour la première fois, l’immensité de la grande ville la frappa. Paris était étendu à ses pieds comme un gros animal docile. Et, soudain, le désir lui vint, irrésistible, de dompter vraiment ce beau monstre silencieux, de le faire Crier d’enthousiasme plus fort encore qu’il ne crierait sur le passage de sa rivale quand, pour la première fois, elle roulerait dans ses rues.

Vaincre Paris, séduire Paris et, après lui, la France entière et l’énorme empire, n’était-ce pas là une tâche exaltante, capable d’apaiser les plus cruels regrets du cœur ? Dans quelques semaines, Marianne livrerait son premier combat contre la grande ville sensible et farouche où elle sentait bouillonner la vie presque autant que dans ses propres veines. Et cette bataille, elle n’avait plus de temps à perdre avant d’en entreprendre la préparation.

Saisie d’une hâte soudaine, elle se pencha en avant, frappa à la petite glace qui permettait de communiquer avec Je cocher.

— Plus vite, lui jeta-t-elle. Je suis pressée !

Sur le pont de Saint-Cloud, les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop et, à la barrière de Passy, tandis que les dragons disparaissaient dans la brume matinale, la voiture aux armes impériales fonça ventre à terre à travers Paris, comme s’il s’agissait déjà de le prendre d’assaut.

Ce soir-là, sur tous les murs de la capitale, une proclamation fut placardée :

« Il y aura mariage entre Sa Majesté l’empereur Napoléon, roy d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse, et Son Altesse Impériale et Royale Madame l’archiduchesse Marie-Louise, fille de Sa Majesté l’empereur François, roy de Bohême et de Hongrie. »

Il n’y avait plus à y revenir. Le destin était en marche et, tandis que Marianne, en compagnie de Gossec, répétait longuement un air de Nina ou la Folle d’amour, ceux qui devaient se rendre à Vienne pour y chercher la fiancée : la sœur de Napoléon, Caroline Murat, reine de Naples et grande-duchesse de Berg, et le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram, préparaient déjà leurs coffres de voyage.

18 LE TEMPS REVIENT...

Du bout de son pied, chaussé d’une petite mule de satin doré, Marianne repoussa une braise qui avait roulé devant l’âtre. Elle prit les pincettes pour arranger les bûches qui s’écroulaient et revint se pelotonner dans la vaste bergère placée au coin de la cheminée pour y reprendre sa rêverie. Ce jour-là, le mardi 13 mars 1810, elle était entrée en possession de l’hôtel d’Asselnat, rénové en un temps record par un de ces miracles comme seul l’Empereur savait les susciter. Et, ce soir, c’était la première soirée chez elle. Pour la première fois depuis longtemps, Marianne était absolument seule.

Elle l’avait voulu ainsi. Pour ce premier contact intime avec la vieille demeure ressuscitée, elle n’avait pas permis que quiconque se trouvât entre elle et les ombres familiales. Demain, les portes s’ouvriraient en grand pour ses quelques amis, pour Arcadius de Jolival, qui avait pris logis dans une maison voisine, pour Fortunée Hamelin, avec laquelle Marianne voulait fêter dignement son entrée en possession, pour Talleyrand, qui s’était montré, durant toutes ces semaines, un ami discret et plein d’attentions, pour Dorothée de Périgord qui lui avait promis d’amener chez elle la meilleure société, pour son maître Gossec, enfin, qui, comme chaque matin, viendrait la préparer à son prochain contact avec le public parisien, pour des visages connus ou inconnus qui, peu à peu, deviendraient familiers... Mais, ce soir, elle voulait écouter seule le silence de sa maison. Aucun étranger, si amical fût-il, ne devait troubler le rendez-vous qu’elle avait donné à ses souvenirs.

Les domestiques, soigneusement triés sur le volet par Mme Hamelin, n’arriveraient que demain. Mlle Agathe, la jeune femme de chambre, ne prendrait qu’après 8 heures possession de la petite chambre proche de celle de Marianne qu’on lui avait réservée. Seul, le jeune Gracchus-Hannibal Pioche, tout récemment promu au rang de cocher, était dans l’hôtel. Encore était-ce dans son petit logement des communs. Il avait reçu l’ordre de ne déranger Marianne sous aucun prétexte.

Ce n’avait pas été sans difficultés que la jeune femme s’était débarrassée de ses amis. Fortunée, surtout, montrait une nette répugnance à laisser Marianne seule dans cette grande maison.

— Je mourrais de peur, moi ! affirmait-elle.

— De quoi puis-je avoir peur ? avait répondu Marianne. Là, réellement, je suis chez moi.

— Pourtant, souvenez-vous : le portrait, le rôdeur qui venait ici...

— Il faut croire qu’il est parti pour ne plus jamais revenir ! Et puis les serrures ont été changées.

En effet, toutes les recherches effectuées pour retrouver la trace du mystérieux visiteur étaient demeurés vaines. Le portrait du marquis d’Asselnat était demeuré introuvable, malgré l’habile enquête à laquelle s’était livré Arcadius. C’était au point que Marianne se demandait parfois si elle n’avait pas rêvé. Sans la présence de Fortunée et d’Arcadius, elle eût douté de ses souvenirs.

Enveloppée d’une longue robe de chambre en cachemire blanc dont le col étroit et les longues manches s’ornaient d’hermine, Marianne enveloppa du regard la grande pièce claire et intime qui, ce soir, devenait sa chambre.

Son regard se posa tour à tour sur les tentures d’un bleu-vert très doux, les précieuses encoignures de laque, les petits fauteuils couverts d’Aubusson à fleurs vives, le grand lit à la sultane drapé de taffetas changeant, pour s’arrêter enfin sur un large vase de céladon empli de lilas, d’iris et d’énormes tulipes. Elle sourit à ce feu d’artifice de fraîcheur et de couleurs. Ces fleurs, elles étaient à elles seules une présence, « sa » présence, à lui !

Ce matin, les jardiniers de Saint-Cloud les avaient apportées par brassées et elles emplissaient toute la maison, mais les plus belles avaient été disposées dans la chambre de Marianne. Elles lui tenaient compagnie mieux que n’importe quel être humain, parce qu’elle n’avait pas besoin de les regarder pour sentir le meilleur de leur présence.

Marianne ferma les yeux. Les jours de Trianon étaient déjà vieux de plusieurs semaines, mais elle vivait toujours sous leur charme. Et beaucoup de temps passerait avant que le regret s’effaçât de leur brièveté. C’était un instant de paradis qu’elle garderait toujours au plus secret de son cœur, comme une petite plante très fragile et très odorante.

Avec un soupir, Marianne quitta sa bergère, s’étira et marcha vers l’une des fenêtres. Au passage, elle repoussa du pied un journal qui traînait. C’était le dernier numéro du Journal de l’Empire, et Marianne ne savait que trop ce qu’il annonçait. Sous la plume de Fiévée, les Français avaient appris que, ce jour-là, le 13 mars, leur future impératrice, que le maréchal

Berthier, prince de Neuchâtel (et aussi de Wagram, mais on avait préféré escamoter pour la circonstance ce dernier titre), avait épousée diplomatiquement au nom de l’Empereur, quittait Vienne avec toute sa maison. Dans quelques jours, elle serait à Paris ; dans quelques jours, Marianne n’aurait plus le droit de franchir le seuil de la grande chambre des Tuileries où, depuis Trianon, elle était retournée plusieurs fois et où elle avait fini par se sentir chez elle.

Quand elle évoquait la forme vague de cette Marie-Louise qui, demain, s’intégrerait à la vie même de l’Empereur, Marianne tremblait toujours d’une colère et d’une jalousie d’autant plus furieuses qu’elle n’avait ni le droit ni la possibilité de les montrer. Napoléon se mariait dans le seul intérêt dynastique. Il ne voulait rien entendre qui fût contraire à son désir de paternité. Sa jalousie, à lui, était active et vigilante, car plus d’une fois il avait interrogé Marianne sur la réalité de ses relations avec Talleyrand et surtout avec Jason Beaufort dont le souvenir paraissait l’obséder. Mais il n’aurait pas admis la réciproque, tout au moins en ce qui concernait sa future épouse. Et Marianne, peu à peu, s’était prise d’une affection compréhensive pour Joséphine, la répudiée.

Un jour de la mi-février, elle était allée, avec Fortunée Hamelin, rendre visite à l’ex-impératrice. Elle l’avait trouvée toujours aussi triste, encore que résignée, mais les larmes n’étaient jamais bien loin quand le nom de l’Empereur était prononcé.

— Il vient de me donner un nouveau château, avait dit Joséphine tristement. Le château de Navarre, près d’Evreux, et il souhaite que je m’y plaise. Mais je sais bien pourquoi : c’est parce qu’il désire que je sois loin de Paris au moment où elle arrivera... l’autre !

— L’Autrichienne ! rectifia Fortunée avec rancune. Les Français auront tôt fait de lui appliquer ce qualificatif. Ils n’ont pas oublié Marie-Antoinette.

— Je sais. Mais maintenant ils ont des remords. Ils auront à cœur de faire oublier à la nièce le calvaire de la tante.

Avec Marianne, Joséphine s’était montrée particulièrement charmante. Elle avait montré une grande joie en apprenant le faible lien de parenté qui les unissait et avait embrassé la jeune femme avec une affection maternelle.

— J’espère que vous, du moins, resterez mon amie, bien que votre mère se soit sacrifiée pour la reine défunte.

— Vous n’en doutez pas, madame, je pense ? Votre Majesté n’aura pas de servante plus fidèle ni plus affectionnée que moi. Qu’elle use de moi à son gré.

Joséphine avait eu un pâle sourire et, caressant du doigt la joue de Marianne :

— C’est vrai... vous l’aimez, vous aussi ! Et j’ai entendu dire qu’il vous aime. Alors, je vous en prie, veillez sur lui autant qu’il vous sera possible. Je pressens des chagrins, des déceptions ! Comment cette jeune fille, élevée dans le culte des Habsbourg et la haine du vainqueur d’Austerlitz, pourrait-elle aimer, autant que moi, l’homme qui, voici six mois encore, occupait le palais de son père ?

— On dit, cependant, que Votre Majesté a préconisé ce mariage ?

Le bruit, en effet, avait couru que Joséphine s’était occupée personnellement de sa remplaçante.

— De deux maux il faut choisir le moindre. L’Autrichienne valait mieux que la Russe pour le bien de l’Empereur. Et ce bien, je continue à le faire passer avant ma propre joie. Si vous l’aimez vraiment, ma cousine, vous ferez de même.

Longtemps, Marianne avait médité ces paroles de l’abandonnée. Avait-elle le droit, elle, la nouvelle venue, d’élever la moindre protestation et d’alléguer sa souffrance quand cette femme faisait table rase de tant d’années de souvenirs et de gloire ? Joséphine quittait un trône, un époux. Le sacrifice exigé de Marianne semblait bien faible en comparaison, s’il n’était pas moins cruel à ses propres yeux... A elle, au moins, restaient l’avenir et l’espoir de la grande carrière de cantatrice qu’elle voulait faire : c’était énorme !

Brusquement, la jeune femme, qui avait appuyé à la vitre froide son front brûlant pour en calmer la fièvre soudaine, se redressa. Perçant la brume de mélancolie où elle s’enveloppait, elle avait entendu, furtifs mais nets, des pas dans le petit escalier de bois qui joignait l’étage aux soupentes et aux greniers.

Tout de suite en alerte, Marianne retint son souffle, marcha vers la porte. Elle n’avait pas peur. Le sentiment d’être chez elle la soutenait. L’idée lui vint que, peut-être, Gracchus-Hannibal était entré dans la maison, mais pourquoi l’aurait-il fait ? D’ailleurs, si cela avait été lui, elle l’aurait entendu marcher en bas et non au-dessus de sa tête. Non, ce n’était pas Gracchus. Elle pensa, alors, au visiteur mystérieux des premiers temps, à la cache jamais découverte. Le rôdeur inconnu était-il revenu ? Mais alors, comment, par où ? Il ne pouvait sûrement pas avoir vécu dans le réduit jadis habité par l’abbé sans que les ouvriers qui, durant des semaines, avaient travaillé à l’hôtel ne le découvrissent. Très doucement, avec d’infinies précautions, Marianne ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur le large palier du grand escalier de pierre, juste à temps pour voir la lueur d’un chandelier passer la porte du grand salon. Cette fois, le doute n’était plus possible : il y avait quelqu’un !

Des yeux, Marianne chercha autour d’elle quelque chose, une arme quelconque. S’il s’agissait d’un rôdeur, il fallait pouvoir se défendre. Mais elle ne voyait rien si ce n’est une statuette de jade posée sur une commode, ou une potiche, objets peu utilisables dans une lutte. Le mystérieux visiteur était peut-être armé, lui. Soudain, elle se souvint, rentra dans sa chambre et alla jusqu’à un précieux cabinet vénitien que Fortunée avait découvert pour elle et lui avait offert en déclarant qu’il lui fallait absolument un meuble qui fasse « couleur locale ». Elle en tira un coffret long et plat, en bois des îles, incrusté d’argent. Le coffret ouvert révéla deux magnifiques pistolets de duel. C’était Napoléon lui-même qui avait fait à sa maîtresse ce cadeau insolite, parmi bien d’autres.

— Une femme comme toi doit avoir toujours, sous la main, le moyen de se défendre, lui avait-il dit. Je sais que les armes te sont familières. Celles-là, peut-être, te seront utiles un jour. Les temps que nous vivons ne sont pas si sûrs qu’une femme puisse vivre, sans armes, dans sa propre maison.

D’une main ferme, elle saisit l’un des pistolets et le chargea. Puis, glissant l’arme dans les plis de sa robe blanche, elle passa une nouvelle fois sur le palier. La lueur jaune s’y montrait toujours, allant et venant lentement, comme si celui qui la portait cherchait quelque chose. Sans hésiter, Marianne s’engagea dans l’escalier.

Avant de quitter sa chambre, elle s’était déchaussée, envoyant, d’un geste sec, ses mules au pied de son lit. Pieds nus sur le dallage, elle n’en sentait pas le froid et ne faisait pas le moindre bruit. Ce n’était pas de la peur qu’elle ressentait. L’arme qu’elle tenait au creux de sa paume la mettait à égalité avec n’importe quel bandit. C’était plutôt une sorte d’exaltation, une curiosité aiguë, comme en éprouve quelqu’un qui a longtemps côtoyé un mystère et qui, tout à coup, va découvrir la clef. Pour elle, il ne faisait pas le moindre doute que l’inconnu qui promenait à cette heure une bougie dans le salon était celui-là même qui avait ôté le portrait.

Parvenue au pied de l’escalier, elle ne vit rien, par les doubles portes ouvertes du grand salon, rien que la lueur du chandelier qui ne bougeait plus et la cheminée où se mouraient les dernières braises, la cheminée rénovée au-dessus de laquelle le grand panneau tendu de damas jaune demeurait vide, parce que, dans l’esprit de Marianne, aucun ornement ne devait remplacer le tableau disparu.

Elle pensa que le voleur, si voleur il y avait, était occupé à faire le tour de la pièce, sans doute pour évaluer les œuvres d’art qui y étaient maintenant disposées, et renonça à entrer par la grande porte. En face d’elle, celle, plus petite, du salon de musique était entrebâillée. Marianne pensa que, de là, elle pourrait peut-être voir, sans être vue, son visiteur nocturne. Tout doucement, elle poussa la porte, entra dans la petite pièce où traînait déjà le parfum de tubéreuse qu’elle avait adopté. La lueur, venue du grand salon, lui permit de se diriger sans risquer de heurter un meuble. Elle aperçut, sur le piano-forte, la musique qu’elle y avait disposée en vue de sa répétition du lendemain, contourna la grande harpe précieusement dorée, atteignit la porte dont les draperies de velours lui offrirent un refuge et regarda dans le salon... Elle retint de justesse une exclamation de surprise : son visiteur était une femme !

D’où elle était placée, Marianne pouvait la voir seulement de dos, mais il n’y avait pas à se tromper à la robe qui devait être grise, au chignon noué à la diable qui la coiffait. C’était une femme petite et frêle mais qui se tenait droite comme une épée. Armée d’un lourd chandelier d’argent, elle faisait, en effet, le tour de la grande pièce et s’arrêta un instant devant la cheminée. Marianne la vit lever son flambeau pour éclairer le dessus vide. Elle entendit un petit rire sec, si moqueur qu’elle ne doutât plus d’être en face de la voleuse. Mais qui était donc cette femme et que voulait-elle ?

Une idée terrible lui vint. Si cette femme appartenait à la bande de Fanchon-Fleur-de-Lys revenue sur sa trace ? Qui pouvait dire si le reste de la bande n’était pas aussi dans l’hôtel, si Marianne n’allait pas voir surgir l’horrible vieille femme avec son rire moqueur et ses deux acolytes, l’affreux Requin et le pâle Pisse-Vinaigre ? Déjà, elle croyait entendre sur les dalles du vestibule le martèlement de la canne.

Mais, soudain, Marianne cessa de réfléchir et bondit en avant, poussée par une impulsion plus forte que n’importe quel raisonnement. La femme avait dépassé la cheminée. Elle s’approchait d’un rideau de damas avec un geste qui ne laissa aucun doute dans l’esprit de la jeune femme épouvantée : elle allait y mettre le feu ! Vivement, Marianne sortit de sa cachette, fit quelques pas dans le salon, dirigeant le canon du pistolet vers l’inconnue. Sa voix froide creva le silence.

— Puis-je vous aider ? fit-elle seulement.

Avec un cri, l’autre se retourna. Marianne vit un visage sans âge et sans beauté, ou plutôt qui eût peut-être été beau sans le grand nez arrogant qui y tenait toute la place. La peau, sèche et foncée, collait à une chair maigre. Les cheveux, épais et grisonnants, semblaient trop lourds pour la petite tête qui les supportait ; mais les yeux, d’un bleu candide, s’arrondissaient avec une telle expression de crainte qu’elle ôta d’un seul coup à Marianne toute appréhension. La mystérieuse aventurière avait exactement l’air d’une poule effarée. Tranquillement, mais sans cesser de la tenir sous la menace de son arme, Marianne s’avança vers elle, mais, à sa grande surprise, l’autre recula avec épouvante, repoussant même, de sa main tremblante, quelque chose qui devait être une vision terrible.

— Pierre ! balbutia-t-elle... Pierre ! Oh... mon Dieu !

— Vous êtes souffrante ? s’enquit Marianne aimablement. Mais posez donc ce chandelier, vous allez mettre le feu à la maison !

La femme paraissait subjuguée. Ses yeux, presque exorbités, rivés à Marianne, elle posa le chandelier sur un meuble d’une main si tremblante que le bois résonna. Ses dents claquaient positivement et Marianne pensa que c’était là un bien étrange comportement pour quelqu’un qui était animé d’idées aussi violentes. Elle considéra l’inconnue avec perplexité. Cette femme devait être folle !

— Me ferez-vous la grâce de me dire qui vous êtes et pourquoi vous vouliez mettre le feu ici ?

Au lieu de répondre, l’autre questionna à son tour, mais d’une voix si tremblante qu’elle en était presque inaudible.

— Pour... l’amour du ciel ! Qui... qui êtes-vous, vous-même ?

— La propriétaire de cette maison.

L’inconnue haussa les épaules, les yeux toujours rivés au visage de Marianne.

— Ce n’est pas possible ! Votre nom ?

— Vous n’avez pas l’impression d’intervertir un peu les rôles ? Il me semble que c’est plutôt à moi d’interroger ? Mais je veux bien vous répondre. On m’appelle Maria-Stella. Je suis cantatrice et, dans quelques jours, je me ferai entendre à l’Opéra. Vous êtes satisfaite ? Ne bougez pas.

Mais, sans plus prêter la moindre attention au pistolet braqué sur elle, l’étrange femme ferma les yeux et passa sur son front une main qui tremblait :

— Je suis folle ! murmura-t-elle... J’ai dû rêver ! J’ai cru... mais ce n’est qu’une fille d’Opéra !

Le ton, inexprimablement méprisant, réveilla la colère de Marianne.

— Vous dépassez les bornes ! Une dernière fois, je vous prie de me dire qui vous êtes et ce que vous venez chercher ici. Il n’y a plus de portrait à voler.

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres minces de l’inconnue, si pâles et si étroites qu’elles semblaient inexistantes.

— Comment savez-vous que c’est moi ?

— Ce ne peut être que vous ! Où l’avez-vous mis ?

— Cela ne vous regarde pas. Ce portrait m’appartient. C’est un souvenir de famille !

— De famille ? (Cette fois, c’était au tour de Marianne d’être surprise :) De quelle famille ?

— De la mienne, bien sûr ! Je ne vois pas bien en quoi cela peut intéresser une chanteuse italienne, mais cet hôtel est celui de ma famille. Je dis « est » car vous pourriez bien ne pas le garder longtemps. On dit qu’en l’honneur de son prochain mariage avec la nièce de Marie-Antoinette, Napoléon songerait à faire rendre gorge à ceux qui ont acheté des biens d’émigrés.

— C’est pour cela sans doute que vous souhaitiez mettre le feu à cette maison ?

— Je ne voulais pas qu’une demeure où les Asselnat ont vécu et souffert servît de cadre aux ébats d’une fille de théâtre ! Quant à mon nom...

— Je vais vous le dire, coupa Marianne qui avait enfin compris qui était devant elle : vous vous appelez Adélaïde d’Asselnat. Et je vais vous dire autre chose encore : tout à l’heure, quand je suis entrée, vous m’avez regardée avec une sorte de terreur parce que vous avez été frappée par une ressemblance.

— Peut-être, mais c’était une illusion.

— Allons donc ! Regardez-moi mieux ! (Et Marianne, saisissant à son tour le chandelier d’argent, l’approcha de son visage :) Regardez ma figure, mes lèvres, mon teint ! Allez chercher le portrait que vous avez enlevé et mettez-le auprès de moi. Vous verrez bien que je suis sa fille !

— Sa fille ? Mais comment...

— Sa fille, vous dis-je, la fille de Pierre d’Asselnat, marquis de Villeneuve, et d’Anne Selton ! Je ne m’appelle pas Maria-Stella, ce n’est qu’un nom de guerre. Je m’appelle Marianne-Elisabeth d’As...

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Mlle Adélaïde avait sans doute eu, pour la journée, plus que son compte d’émotion. Avec un petit soupir, elle venait de glisser sur le tapis du salon, sans connaissance.


Non sans peine, Marianne était parvenue à hisser la vieille fille sur l’un des canapés près de la cheminée. Après quoi, elle avait secoué le feu de son mieux, allumé quelques bouquets de bougie afin d’y voir plus clair et s’était rendue à la cuisine, au sous-sol, pour y chercher de quoi ranimer sa cousine. La mélancolie de la soirée s’était envolée comme par miracle. A tout prendre, c’en était un que la découverte de cette extraordinaire Adelaïde qu’elle croyait confinée dans les profondeurs de l’Auvergne sous l’œil de la police impériale, un œil qui semblait manquer de vigilance. Elle s’était d’ailleurs promis de plaider la cause de sa cousine auprès de l’Empereur, mais, égoïste comme toutes les amoureuses, elle l’avait un peu oubliée dans les jours enchantés du Trianon. Cependant, elle était heureuse tout à coup, comme d’un cadeau de fête, de cette Asselnat, grise et poussiéreuse comme une araignée, qui lui tombait du ciel.

Tout en déposant sur un plateau une bouteille de vin, des verres, des assiettes et, à tout hasard, une terrine de pâté qu’elle avait trouvée dans le garde-manger et une grosse miche de pain, elle se surprit à chantonner l’air de La Vestale qu’elle étudiait pour l’heure présente. En même temps, elle cherchait à se souvenir de ce que lui avaient dit le duc d’Avaray d’abord, Fouché ensuite, concernant cette turbulente parente. « Une vieille folle, avait dit le premier, amie de Mirabeau, de La Fayette... » – « Une relation peu souhaitable dans votre situation », avait dit le deuxième. De tout cela et de ce qu’elle avait vu, Marianne concluait qu’Adélaïde n’était vraiment pas une personne ordinaire, et cela lui plaisait.

En tout cas, folle ou pas, dangereuse ou pas, Marianne était fermement décidée à essayer de s’attacher cet unique vestige de sa famille. Quand elle revint au salon avec son plateau, elle constata que les quelques claques administrées par elle avant de sortir avaient produit leur effet. Mlle Adélaïde avait les yeux ouverts et, assise au bord du canapé où Marianne l’avait étendue, elle regardait autour d’elle avec la mine effarée de quelqu’un qui a vu un fantôme. Elle leva un œil méfiant sur la silhouette, blanche et souriante, qui s’approchait d’elle.

— Vous vous sentez mieux, ma cousine ? demanda Marianne en posant son plateau sur une petite table.

La vieille fille releva d’un geste machinal une longue mèche qui lui tombait dans les yeux et tendit la main vers le vin que lui offrait Marianne. Elle en avala un plein verre avec une aisance qui dénotait une certaine habitude, puis poussa un soupir de soulagement.

— Maintenant, oui, ça va mieux ! Ainsi, vous êtes sa fille ? Je ne devrais même pas vous poser cette question : vous lui ressemblez tellement ! Sauf les yeux. Ceux de Pierre étaient noirs et les vôtres...

— J’ai les yeux de ma mère.

Une expression de colère crispa le maigre visage d’Adélaïde.

— Ceux de l’Anglaise ! Je sais !

— Est-ce que... vous n’aimez pas ma mère ?

— Je déteste les Anglais. Et je n’ai jamais voulu la connaître. Quel besoin avait-il d’aller chercher une épouse chez nos ennemis héréditaires ?

— Il l’aimait ! fit Marianne doucement. Est-ce que cela ne vous paraît pas une raison suffisante ?

Mlle Adélaïde ne répondit pas, mais sa mine renseigna la jeune femme plus qu’une longue explication. Elle devina le drame de la fille laide, amoureuse en secret d’un cousin trop beau et qui le voit un jour s’éprendre d’une jeune fille si ravissante que toute lutte est désormais impossible. Elle comprit pourquoi Adélaïde d’Asselnat avait désormais vécu en marge de sa famille, pourquoi elle avait cherché des amis dans les milieux intellectuels où s’élaboraient les grandes idées révolutionnaires. L’éclat de Versailles qui seyait si bien au jeune couple devait blesser cet oiseau de nuit qui avait aspiré les idées nouvelles comme un voyageur assoiffé l’eau fraîche d’une source rencontrée par hasard. Mais, n’avait-elle pas...

— Qu’avez-vous fait pendant la Terreur ? demanda brusquement Marianne qu’un soupçon affreux venait d’effleurer.

L’amour incompris de la vieille fille ne l’avait-il pas poussée à s’associer à ceux qui avaient fait un bain de sang d’une révolution qui eût pu être belle ? Mais les candides yeux bleus qui la regardaient n’eurent pas une ombre. Adélaïde haussa les épaules.

— Que pouvais-je faire ? J’ai été me terrer en Auvergne. Les grands esprits qui avaient tant travaillé au bonheur du peuple étaient devenus les ennemis de la Convention. Pour les hommes de Robespierre, je n’étais plus qu’une aristocrate, donc un gibier de guillotine. Il a bien fallu que je m’en aille. Ma maison du Marais a été donnée à un cordier du faubourg Saint-Antoine qui en a fait une écurie. Et puis, je savais que je n’avais rien à craindre de nos paysans de Villeneuve, tous fermement attachés à la famille. Je croyais bien y finir mes jours, mais, quand Bonaparte est devenu Napoléon Ier, j’ai voulu voir ce que c’était au juste que cet homme-là qui traînait la victoire après lui comme un chien obéissant. Je suis revenue vivre à Paris.

— Dans cet hôtel ?

— Non. C’était impossible. J’y venais souvent pour penser à... ceux qui n’étaient plus. C’est ainsi que j’ai retrouvé dans un comble le fameux portrait. Votre père avait dû le dissimuler parce que ce tableau trop guerrier ne pouvait qu’évoquer aux yeux de votre rnère les incessants combats avec l’Angleterre. Et j’aimais venir ici. Malgré la misère qui y régnait, je m’y sentais chez moi.

— Où habitiez-vous ?

— Chez une amie, qui est morte il y a trois mois, ce qui m’a obligée à chercher un autre domicile. Mais, chez elle, j’avais connu quelqu’un qui habite la maison voisine et qui a bien voulu me louer deux pièces.

Elle s’arrêta et, brusquement, elle eut un sourire, le premier, mais si incroyablement jeune et si chargé de malice que Marianne en resta bouche bée. D’un seul coup, la cousine poussiéreuse avait vingt ans !

— ... et je vais bien vous surprendre, acheva-t-elle, mais ma logeuse est anglaise ! C’est cette fameuse Mme Atkins qui tenta de sauver, elle aussi, la famille royale et surtout le malheureux petit roi Louis XVII. Mon nom l’a attirée vers moi et son extraordinaire bonté m’a fait oublier sa nationalité.

— Mais enfin, vous étiez bien dans cette maison ? Ne fût-ce que tout à l’heure. Je vous ai entendue descendre du grenier. Je suppose que vous connaissiez la cachette.

— Bien sûr, je la connaissais. Elle a été faite il y a si longtemps ! Et j’ai tant joué ici toute petite ! Les Asselnat n’ont pas toujours été très obéissants et, parfois, ils ont eu maille à partir avec le Roi... ou avec le Régent, comme ce fut le cas. La cachette était utile. Je m’y suis réfugiée quand vous êtes arrivée avec ces gens qui vous accompagnaient. Mais je n’ai pas vu votre visage. Vous portiez un voile. Ce que j’ai pu souffrir en pensant que cette vieille demeure toute pleine de souvenirs pour moi allait appartenir à une fille d’Opéra !

Elle s’arrêta brusquement et une profonde rougeur envahit son visage sans beauté. Marianne comprit la gêne qui lui venait et eut un instant d’inquiétude. Cette femme qui, jusque-là, n’avait été pour elle qu’une entité assez vague, elle découvrait qu’elle lui était soudain presque chère. Peut-être à cause de ce sang commun qui coulait dans leurs veines, plus certainement à cause de l’étrange vie qu’avait menée Adélaïde, une vie hors des conventions, qui l’avait même menée jusqu’en prison. Elles devaient pouvoir se comprendre. Aussi Marianne décida-t-elle d’en finir une bonne fois avec les faux-fuyants.

— Je ne suis pas une fille d’Opéra, dit-elle gentiment. Je n’ai même encore jamais chanté en public, sauf dans quelques salons. Si j’ai choisi d’être cantatrice, c’est parce que je veux pouvoir vivre libre. Je fais mes débuts dans quelques jours. Est-ce que cela vous choque terriblement ?

Adélaïde réfléchit un moment sans que le nuage qui s’était étendu sur son visage se dissipât :

— Non, dit-elle enfin. Je crois que je peux comprendre cela. Mais on a dit que la nouvelle propriétaire de cette maison était tout particulièrement protégée par l’Empereur et...

— Je l’aime ! coupa Marianne nettement. Et je suis sa maîtresse. Cela aussi, il faudra que vous le compreniez. A moins que ce ne soit trop difficile.

— Eh bien ! au moins, on peut dire que vous ne mâchez pas vos mots ! fit Adélaïde en retrouvant son souffle un instant coupé par la déclaration de Marianne. Que vous l’aimiez ne m’étonne pas, j’ai été comme vous, jusqu’à ce divorce stupide ! Je ne lui pardonne pas son archiduchesse.

— Il a bien fallu que, moi, je la lui pardonne ! Il lui faut un héritier.

— Il pouvait en avoir autrement. Le sang des Habsbourg ne vaut rien. On devrait le savoir en France. Mais cet imbécile a la tête tournée ! Qu’espère-t-il obtenir, en fait de rejeton, en mélangeant son beau sang pur et riche de noble Corse avec ce vieux sang affaibli par trop de mariages consanguins et par l’hérédité ? Ce que lui apporte Marie-Louise, c’est l’héritage de Jeanne la Folle et de Philippe II. Il y a là de quoi se réjouir ! Mais, au fait, expliquez-moi donc comment vous, Française avec du sang anglais, vous vous retrouvez italienne ?

Marianne poussa un soupir et, à son tour, se versa un verre de vin. Elle avait besoin de se remettre, ne fût-ce que d’avoir entendu Adélaïde traiter Napoléon d’imbécile avec tant de désinvolture.

— C’est un peu long, vous savez ?

— Bah ! riposta la vieille fille en s’installant plus commodément, j’ai tout mon temps ! Et si vous me permettez de goûter à ce pâté... J’ai toujours faim ! conclut-elle triomphalement. Et j’adore les histoires !

Comme si elles s’étaient connues de tout temps, les deux femmes s’installèrent de part et d’autre de la petite table et attaquèrent, à la fois, le petit souper et l’histoire de Marianne. Jamais celle-ci ne s’était sentie aussi bien ni aussi en confiance. Elle avait hâte maintenant de tout dire à cette bizarre vieille fille, dont les yeux bleus, pleins de malice, la regardaient avec une sympathie spontanée. Les mots lui venaient sans difficulté. Il lui semblait qu’en racontant à Adélaïde tout ce qu’elle avait souffert, elle le racontait aussi aux esprits de sa maison. C’était à tous les Asselnat passés qu’elle se confessait et elle découvrait qu’en même temps tout ce qu’elle avait pu amasser de fiel et de rancœur se retirait d’elle comme une maladie. Une seule crainte : qu’Adélaïde la prît pour une folle. Mais la vieille demoiselle en avait vu bien d’autres. Elle se contenta, quand Marianne eut terminé, de tapoter amicalement la main de sa jeune cousine posée sur la table et de soupirer.

— Dire que je pensais avoir eu une vie passionnante ! Si vous continuez de ce pas, ma chère enfant, je ne sais pas jusqu’où vous pourrez aller ! Mais ce sera intéressant de vous observer.

Presque timidement, Marianne leva les yeux et demanda :

— Vous n’êtes pas scandalisée ? Vous ne me condamnez pas ? J’ai peur d’avoir fait bon marché de mon honneur !

— Vous ne pouviez pas faire autrement ! D’ailleurs, en bonne justice, c’est l’honneur de lady Cranmere qui a souffert. Marianne d’Asselnat s’est contentée de suivre son cœur. Vous ne voudriez pas que je pleure sur un honneur anglais ? Surtout celui d’un aussi triste sire.

Elle se leva tout à coup, secoua sa robe grise où s’attachaient quelques miettes. Puis, regardant la jeune femme d’un air songeur, elle demanda :

— Cet Américain... vous êtes bien sûre de ne pas l’aimer ?

Quelle idée passait par la tête d’Adelaïde ? Pour quoi cette question apparemment si saugrenue ? Est-ce qu’elle n’avait pas compris ce que Marianne lui avait dit ou bien avait-elle de Jason une image particulière ? Un instant, la haute silhouette du marin envahit le paisible salon, apportant l’air violent de l’Océan, mais Marianne la repoussa.

— L’aimer ? Comment le pourrais-je ? J’ai pour lui de l’amitié maintenant, une certaine reconnaissance, mais je vous ai dit qui j’aimais.

— Bien sûr ! A trop regarder le soleil on ne voit plus rien, pas même en soi !... Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais vous m’avez décrit un homme extraordinairement séduisant. Et si j’avais été à votre place...

— Eh bien ?

— Eh bien !... Je crois que j’aurais payé la dette de jeu de mon stupide époux ! Rien que pour voir ! Il doit savoir aimer, celui-là... et il est certainement follement amoureux de vous !

Brusquement, elle éclata de rire devant la mine abasourdie de Marianne qui se demandait si elle avait bien entendu et s’écria :

— Ne me regardez pas ainsi ! On jurerait que vous avez vu le Diable ! Sachez seulement ceci, ma belle : je ne suis pas aussi vieille fille que vous l’imaginez... et il y a du bon dans les temps troublés, croyez-moi ! Sans la Révolution, je serais encore chanoinesse d’un très noble moutier, mais peut-être morte d’ennui ! Grâce à elle, j’ai pu découvrir que la vertu n’avait pas autant de charmes qu’on voulait bien le dire et j’ai quelques souvenirs parfumés que je vous conterai plus à loisir quand nous nous connaîtrons mieux. Retenez seulement ceci : on a toujours eu le sang chaud dans la famille. Vous ne déparez pas la collection ! Sur ce, je vous donne le bonsoir.

La foudre tombant sur Marianne ne l’eût pas stupéfiée davantage. Elle découvrit que tout ce qu’elle avait pu imaginer d’Adélaïde ne correspondait qu’à la moitié de la vérité et que tout était à recommencer. Le simple fait qu’elle ait évoqué Beaufort avait suffi à l’implanter de nouveau, tenace et envahissant, dans l’esprit de Marianne qui cependant s’obstinait à l’en rejeter. Pour quelle raison ? Un doute étrange venait à Marianne. Aurait-elle pu aimer l’Américain ? Décidément, elle était encore bien jeune et avait encore beaucoup à apprendre !... Mais comme Mlle d’Asselnat se dirigeait d’un pas ferme vers l’escalier des cuisines, elle l’arrêta :

— Mais... où allez-vous ?

— A la cave, mon enfant. J’ai oublié de vous dire qu’elle communiquait avec celle de la maison de Mme Atkins. Une circonstance que j’ai découverte depuis peu, mais que j’ai trouvée bien commode depuis que vous avez fait changer les serrures ! Bonsoir.

De nouveau elle se mettait en marche. Marianne l’arrêta d’un cri :

— Ma cousine !

Ce n’était qu’un mot, mais il renfermait un monde. En Adélaïde, Marianne avait tout à coup l’impression de retrouver un peu sa tante Ellis et ce cri, c’était son besoin de chaleur familiale qui l’avait poussé. Adélaïde s’arrêta au seuil du salon, comme si quelque chose l’avait atteinte et, lentement, se retourna, le visage tendu :

— Eh bien ?

— Pourquoi... pourquoi continuer à vivre chez une amie quand il y a cette maison, qui est nôtre... et qui est si grande pour moi ? J’ai... tant besoin d’une présence... de votre présence ! Je vais demander votre grâce à l’Empereur et nous pourrions...

Elle fut incapable d’en dire plus. Il y eut un silence. Le regard bleu et le regard vert se croisèrent, s’accrochèrent avec une intensité qui se passait de mots. Etait-ce une illusion, ou bien est-ce qu’une larme avait brillé sous les paupières de la vieille fille ? Elle tira son mouchoir et se moucha vigoureusement.

— Il faut pourtant bien que j’aille déménager ? murmura-t-elle. Il n’y a toujours rien au-dessus de cette cheminée et c’est affreusement triste !

Arrangeant de son mieux son chignon croulant, peut-être pour se donner une contenance et lutter mieux contre son émotion, Mlle Adélaïde se dirigea d’un pas ferme vers la cave.

Demeurée seule, Marianne jeta autour d’elle un regard triomphant. Il lui sembla que, tout à coup, la maison renaissait vraiment, que les murs se mettaient à vivre et adoptaient enfin leur décor rénové. Le cercle était fermé. La maison avait retrouvé son âme et Marianne son foyer.


Six jours plus tard, le 19 mars, les abords du théâtre Feydeau étaient encombrés de voitures qui déversaient sous les grandes arches rondes de l’ancien théâtre de Monsieur une foule extrêmement élégante : femmes emmitouflées de fourrures précieuses, sous lesquelles, par instants, fulguraient les joyaux, têtes couronnées de fleurs, de plumes et de diamants, hommes dont les immenses manteaux cachaient de somptueux uniformes, ou le frac noir constellé de décorations. Malgré la pluie persistante, qui depuis plusieurs jours noyait Paris, tout ce que la capitale française comptait de distingué par le rang ou la fortune se pressait aux portes du célèbre théâtre.

Le choix du théâtre Feydeau était récent et dû, surtout, aux dimensions de la salle, plus importante que celle de l’Opéra de la rue de la Loi. De plus, il était apparu qu’une cantatrice italienne se trouverait plus à son aise sur une scène traditionnellement réservée à la Comédie-Italienne, puis à l’Opéra-Comique, que sur celle de l’Opéra où les ballets formaient le principal du spectacle. Danseurs et danseuses n’aimaient guère qu’on leur prît le devant de la scène, tandis que le théâtre Feydeau était, réellement, le temple du bel canto. Et Picard, le directeur de l’Opéra, s’il avait éprouvé quelque regret en songeant à la fabuleuse recette qu’il allait manquer, s’était consolé en évoquant la foule d’ennuis qu’il n’aurait pas manqué d’essuyer de la part de l’insupportable Auguste Vestris, le « dieu » de la danse, que l’âge n’améliorait pas et qui régnait en despote sur un théâtre qu’il considérait comme son bien propre.

Les sociétaires de Feydeau, tels que la célèbre Dugazon, la belle Phylis ou Mme de Saint-Aubin, avec, du côté des hommes, l’irrésistible Elleviou et ses camarades Gavaudan, Martin, Solié et Chenard, avaient fait preuve d’une grande déférence aux ordres impériaux en déclarant qu’ils accueilleraient avec joie la cantatrice Maria-Stella qu’un grand renom, dû surtout à une habile publicité sortie tout entière de l’imagination de Fouché, précédait.

Dûment endoctrinés, les quatre quotidiens parisiens : Le Moniteur, Le Journal de l’Empire, La Gazette de France et La Quotidienne, avaient consacré des articles d’autant plus dithyrambiques à la nouvelle étoile du bel canto qu’ils ne l’avaient encore jamais vue. Pendant ce temps, les rues de Paris se couvraient d’affiches annonçant la grande soirée du théâtre Feydeau où se produirait « pour la première fois en France, la célèbre diva vénitienne, signorina Maria-Stella, la voix d’or de la péninsule ». Aussi, dans Paris, parlait-on autant de la mystérieuse cantatrice que de la nouvelle impératrice qui s’acheminait lentement vers la France. Les potins de salon avaient fait le reste. On chuchotait que l’Empereur était follement amoureux de la belle Maria, qu’elle vivait cachée dans un petit appartement des Tuileries, qu’il dépensait pour elle des fortunes en la couvrant de joyaux. On en oubliait presque les fastueux préparatifs du mariage : les travaux que l’on faisait dans le salon Carré des Tuileries pour la cérémonie, les couturières et les brodeuses sur les dents, les troupes occupées à répéter leurs évolutions et même les avatars du faux arc de triomphe de l’Etoile que l’on bâtissait de toile et de charpente en attendant que le vrai eût le temps de s’élever, ce qui n’allait pas tout seul, les charpentiers se mettant en grève toutes les cinq minutes pour obtenir la haute paye.

Tout ce vacarme amusait Marianne en même temps qu’il la terrifiait. Elle se rendait bien compte qu’au soir du gala tous les yeux de Paris seraient fixés sur elle, qu’on détaillerait impitoyablement sa silhouette, sa toilette, et que la moindre défaillance de sa voix serait mortelle. Aussi avait-elle travaillé jusqu’aux extrêmes limites de ses forces, au point même d’inquiéter ses amis.

— Si vous vous épuisez, lui avait dit Dorothée de Périgord qui, chaque jour maintenant, venait rue de Lille encourager son amie, vous serez si lasse lundi soir que vous ne supporterez pas la fatigue et l’émotion de la soirée.

— Qui veut voyager loin ménage sa monture ! lui répétait sentencieusement la cousine Adélaïde qui veillait sur elle avec des soins maternels, tandis que, chaque matin, Napoléon lui envoyait Corvisart, son médecin particulier, pour vérifier l’état de sa santé. L’Empereur ordonnait que Mlle Maria-Stella prît soin d’elle-même.

Mais Marianne, éperdue de terreur, ne voulait rien entendre. Il fallut que Gossec en personne lui annonçât qu’il ne la ferait plus répéter qu’une heure par jour et qu’Arcadius de Jolival prît sur lui de fermer le piano à clef pendant le reste du temps pour qu’elle consentît enfin à prendre un peu de repos. Encore fallut-il enfermer la harpe au grenier et la guitare dans une armoire pour qu’elle parvînt enfin à résister à la tentation.

— J’en mourrai, s’écriait-elle, ou je réussirai.

— Vous n’en aurez même pas le temps si vous continuez ! lui répondait Fortunée Hamelin qui lui faisait absorber journellement de mystérieuses liqueurs antillaises destinées à la soutenir et menait un combat quotidien contre Adélaïde qui préconisait le lait de poule. Vous serez morte avant !

L’hôtel d’Asselnat, si paisible quelques semaines auparavant, était devenu une sorte de forum où chacun donnait son avis et où entraient à longueur de journée les lingères, bottiers, fourreurs, modistes et marchandes de colifichets. La voix perchée du couturier Leroy menait le branle et régentait tout le monde. Le grand homme avait passé trois nuits sans dormir pour élaborer la toilette que Marianne porterait sur scène et promené, entre-temps, dans ses salons, une mine tellement absorbée, tellement lointaine, que trois princesses, cinq duchesses et une demi-douzaine de maréchales avaient pensé en mourir de fureur. A quinze jours du mariage impérial, Leroy s’occupait uniquement d’une belle chanteuse !

— Cette soirée sera mon triomphe ou elle ne sera pas, répétait-il en brassant des kilomètres de tulle, de satins, de brocarts et de fils d’or, pour le plus grand ébahissement des gratte-papier des gazettes qui en concluaient, dans leurs articles, que, ce soir-là, Maria-Stella porterait une toilette devant laquelle pâliraient les atours les plus fabuleux des sultanes de Golconde.

On disait qu’elle croulerait sous des fleuves de diamants, qu’elle porterait même les joyaux de la Couronne, que l’Empereur avait fait monter le « Régent », son plus gros diamant, sur le collier qu’elle arborerait, qu’il lui avait accordé la permission de porter diadème, comme une princesse, et mille autres folies que les Parisiens débitaient avec tant d’assurance que l’envoyé autrichien, inquiet, s’était rendu secrètement chez Fouché pour savoir ce qu’il y avait de vrai au juste dans tout cela.

En même temps, les artistes de l’Opéra pleuraient de dépit à la porte de Picard, leur directeur, enfermé à triple tour dans son bureau, tandis que la troupe du théâtre Feydeau exultait comme d’une victoire personnelle. Il n’était jusqu’au plus petit choriste qui ne se sentît immensément flatté et considérablement grandi de participer à un événement de cette dimension.

Les derniers jours, Marianne, escortée de Gossec et d’Arcadius, qui prenait très au sérieux son rôle d’imprésario, était venue répéter plusieurs fois sur la scène et y avait rencontré Jean Elleviou, le ténor à la mode, qui devait lui donner la réplique pour la première partie de la soirée. Le temps manquant à la jeune femme pour apprendre un opéra en entier et s’initier au jeu scénique, on avait décidé qu’elle donnerait, en première partie, une scène de La Vestale de Spontini, qui était l’une des œuvres favorites de Napoléon, très féru de souvenirs romains. On devait donc chanter, en lever de rideau, le duo de Julia et de Licinius, après quoi Marianne seule chanterait l’air de Zétulbé du Calife de Bagdad ; puis ce serait un large extrait du Pimmalione de Cherubini. La seconde partie était réservée à Marianne seule qui chanterait plusieurs airs de Mozart, l’Autriche étant, décidément, de plus en plus à la mode.

Tout avait fort bien marché pour la jeune femme. Elle avait rencontré beaucoup d’amabilité auprès de ses nouveaux camarades et beaucoup de galanterie auprès d’Elleviou que ses nombreux succès féminins ne laissaient pas insensible au charme de la nouvelle venue. Il fit de son mieux pour qu’elle se sentît à l’aise sur le grand plateau dont les dimensions l’avaient épouvantée lorsqu’elle y avait pénétré pour la première fois.

— Quand les feux de la rampe seront allumés, lui dit-il en montrant l’imposante rangée de quinquets protégés par leur écran réflecteur, vous ne verrez plus guère la salle. Et puis, vous ne serez pas seule en scène pour votre entrée, puisque nous devons chanter ensemble.

Pour mieux la familiariser avec le théâtre, il le lui fit visiter de fond en comble, lui montra les décors, les loges, la salle décorée dans le goût du XVIIIe siècle avec ses velours roses, ses bronzes dorés, les girandoles portant les bouquets de chandelles accrochées aux balcons et l’énorme lustre aux cristaux scintillants. Une grande loge, celle de l’Empereur, tenait tout le milieu du premier étage et Marianne se jura qu’elle ne regarderait qu’elle durant toute la représentation.

Elle s’était promis d’être calme pour cette soirée décisive dont dépendait toute sa vie. Durant une grande partie de la journée, elle était restée étendue dans sa chambre, plongée dans une demi-obscurité, surveillée par Adélaïde qui avait déjà pris en main la direction de la maison et qui avait tenu à préparer elle-même la nourriture légère que Marianne devait prendre durant cette importante journée. Personne, hormis Fortunée Hamelin, presque aussi angoissée que Marianne, n’avait eu le droit d’approcher la jeune femme. Et, des Tuileries, trois ou quatre billets tendres et encourageants étaient arrivés.

Malgré tout cela, malgré la sollicitude de ses amis, Marianne avait les mains glacées et la gorge sèche en arrivant au théâtre ce soir-là. Elle tremblait comme une feuille dans la grande pelisse de satin blanc, doublée de zibeline, que lui avait offerte Napoléon, malgré les chaufferettes dont Agathe, sa femme de chambre, avait empli sa voiture. Jamais elle ne s’était sentie aussi nerveuse.

— Je ne pourrai jamais, répétait-elle sans cesse à Arcadius, presque aussi pâle qu’elle dans son frac noir, je ne pourrai jamais... J’ai trop peur !

— C’est le trac, répondait-il avec une tranquillité qu’il était bien loin d’éprouver. Tous les grands artistes l’ont. Surtout pour leur première entrée en scène. Cela passera !

A la porte de sa loge, Elleviou attendant Marianne, un énorme bouquet de roses rouges à la main. Il le lui tendit avec un beau salut et un sourire enjôleur.

— Vous êtes la plus belle ! lui déclara-t-il de sa voix sonore. Ce soir, vous serez la plus grande... et nous serons peut-être amis pour toujours, si vous le voulez ?

— Je suis déjà votre amie, dit-elle en lui tendant la main. Merci de votre accueil qui me réconforte. J’en avais bien besoin !

Ce beau garçon blond, dont la quarantaine n’alourdissait aucunement la silhouette, avait bien une manière un peu trop insistante de la dévisager et d’apprécier son décolleté, mais il était sympathique et il offrait gentiment de l’aider à passer un cap difficile. C’était un appui à ne pas dédaigner. D’ailleurs, il fallait que Marianne prît maintenant l’habitude de ce milieu un peu spécial, très différent de ceux qu’elle avait connus jusque-là, mais dans lequel elle voulait non seulement se faire une place, mais régner.

La loge qu’on lui avait donnée était transformée en jardin tant les fleurs s’y accumulaient. C’était à croire qu’il n’y avait plus une rose, ni un œillet ni une tulipe dans tout Paris, tant ses amis avaient rivalisé pour l’en couvrir. Il y avait d’énormes gerbes envoyées par Talleyrand, par Fortunée et son ami, le banquier Ouvrard, par Fouché aussi, saisi d’une subite et folle prodigalité, par le grand maréchal du Palais et par des inconnus. Un petit bouquet portait le nom du timide M. Fercoc et la grosse touffe de violettes envoyée par Napoléon contenait un autre bouquet, en diamants celui-là, accompagné de deux mots qui en décuplaient la valeur : « Je t’aime, signé N. »

— Vous voyez bien, lui murmura Arcadius. Comment n’auriez-vous pas de courage avec tant d’affection autour de vous ? Songez qu’ « il » sera là. Venez voir !

Tandis qu’Agathe, la femme de chambre, prenait possession de la loge et se frayait un chemin dans les fleurs, Arcadius saisit Marianne par la main, l’entraîna derrière le rideau de scène. Des choristes, des machinistes se croisaient en tous sens, dans l’agitation des derniers préparatifs.

Dans la fosse d’orchestre, les musiciens accordaient leurs instruments, tandis que l’on allumait les quinquets de la rampe. Au-delà de l’immense mur de velours, on entendait bourdonner la salle.

— Regardez ! souffla Arcadius en écartant légèrement les plis.

Sous les innombrables lumières du grand lustre, le théâtre étincelait littéralement. Tous les ambassadeurs étrangers étaient là, tous les dignitaires d’Empire dans les costumes un peu fantastiques ordonnés par Napoléon. Marianne, le cœur battant, aperçut Mme de Talleyrand dans une loge avec quelques amis, Talleyrand dans une autre avec quelques belles dames et l’étroit visage de Dorothée dans une troisième. Le prince Eugène était là, et la reine Hortense, sa sœur. A mi-voix, Arcadius nommait les personnalités présentes : le vieux prince Kourakine, l’archichancelier Cambacérès, la très belle Mme Récamier, vêtue de gaze argentée avec de longs gants roses, Fortunée Hamelin, bien entendu, éclatante et empanachée comme un oiseau de paradis, auprès de la figure de fouine d’Ouvrard. Dans une loge de face trônait Adélaïde d’Asselnat, superbe dans la robe de velours prune et le turban de satin blanc que lui avait offerts Marianne. La vieille demoiselle posait sur tous et sur toutes un regard impérieux et dominateur, au-dessus d’un insolent face-à-main. Elle vivait là son jour de gloire en même temps que son entrée dans la vie parisienne. Un laquais impassible gardait la porte de la loge où elle régnait dans un superbe isolement, tandis qu’autour d’elle les autres loges débordaient.

— Il y a tout l’Empire... ou presque, souffla Arcadius. Et à l’heure encore ! On voit bien que l’Empereur doit venir. Tout à l’heure, tous ces gens seront amoureux de vous !

Mais les yeux de la jeune femme s’arrêtaient maintenant sur la grande loge, encore vide, où Napoléon allait prendre place avec sa sœur Pauline et quelques dignitaires.

— Demain, murmura Marianne comme pour elle-même, avec une poignante tristesse, il part pour Compiègne ! Il va attendre la future impératrice. Que m’importent d’autres amoureux ! Lui seul compte et il me quitte !

— Mais cette nuit il sera à vous ! jeta brutalement Jolival comprenant que si Marianne laissait la mélancolie l’emporter elle était perdue. Allez vite vous préparer maintenant. L’orchestre prélude... Vite !

Il avait raison. Marianne n’avait plus ni le temps ni le droit de penser à elle seule. A cette minute ultime, elle s’intégrait au théâtre. Elle devenait vraiment une artiste et, comme telle, devait tout faire pour que ceux qui lui avaient fait confiance ne fussent pas déçus ! Marianne d’Asselnat disparaissait. Maria-Stella prenait sa place. Et, cette place, Marianne voulait qu’elle fût éclatante.

Répondant aux saluts amicaux qui lui arrivaient de toutes parts, elle regagna sa loge au seuil de laquelle Agathe l’attendait. Avec une petite révérence, sa soubrette lui tendit un gros bouquet de camélias d’un blanc pur, entouré de dentelle et noué d’un flot de rubans verts.

— Un commissionnaire vient de l’apporter, dit-elle.

Avec une émotion dont elle ne fut pas maîtresse, Marianne lut la petite carte qui l’accompagnait. Elle portait seulement deux mots, un nom « Jason Beaufort ». Rien d’autre.

Ainsi donc, lui aussi avait pensé à elle ? Mais comment ? Mais où ? Etait-il donc revenu à Paris ? Elle avait envie, tout à coup, de retourner sur la scène et de soulever de nouveau le rideau pour chercher si, dans la salle, elle apercevrait le visage brun et la grande silhouette nonchalante de l’Américain... Mais ce n’était pas possible. Là-bas, les violons attaquaient le prélude. Les choristes devaient déjà se masser sur la scène. Dans un instant, le rideau se lèverait. Marianne avait juste le temps de changer de robe. Pourtant, en déposant le bouquet blanc sur sa table de toilette, elle ne pouvait se défendre d’être émue, au point d’en oublier un peu sa peur. Avec son simple nom posé sur quelques fleurs, Jason avait fait entrer dans l’étroite loge encombrée de bouquets sa personnalité violente, le grand vent de mer, son goût âpre de l’aventure et du combat quotidien. Et Marianne découvrait qu’aucun témoignage d’affection n’était plus revigorant pour elle que ces quelques syllabes.

Tandis qu’Agathe retouchait sa coiffure et mêlait quelques étoiles de diamant aux épaisses tresses posées en couronne, Marianne se souvint de la question saugrenue que lui avait posée Adélaïde :

— Vous êtes bien sûre de ne pas l’aimer ?

C’était stupide ! Naturellement, elle en était sûre ! Comment aurait-elle pu hésiter un seul instant entre l’Américain et Napoléon ? Elle reconnaissait honnêtement le charme du marin, mais l’Empereur, c’était tellement autre chose ! Et puis il l’aimait, de tout son cœur et de toute sa puissance, tandis que rien ne venait confirmer ce que pensait Adélaïde. Elle avait décrété, sans jamais l’avoir vu, que Jason l’aimait. Marianne, elle, pensait autrement. Envers elle, l’Américain éprouvait des remords et comme, malgré ce qu’elle avait pu en penser jadis, il était un homme d’honneur, il souhaitait sincèrement effacer le tort qu’il lui avait causé, voilà tout ! Néanmoins, Marianne s’avouait qu’elle éprouverait beaucoup de joie à le revoir. Ce serait si merveilleux s’il était là, ce soir, lui aussi, pour partager son triomphe !

Elle était prête et le miroir lui renvoyait une bien belle image. La fameuse robe de Leroy était, en fait, un chef-d’œuvre de simplicité : un épais satin nacré à longue traîne doublée de drap d’or moulait son corps comme un drap mouillé s’évasant seulement vers le bas, avec une audace que seule pouvait se permettre une femme ayant sa gorge et ses jambes. Avec son vertigineux décolleté qui mettait pleinement en valeur la parure d’émeraude et de diamants que lui avait donnée Napoléon, la robe dévêtait Marianne plus qu’elle ne l’habillait, mais ce qui, sur une autre, eût été indécent, devenait seulement sur elle le comble de l’élégance et de la beauté. Leroy lui avait prédit que, dès demain, une foule de femmes assiégeraient ses salons pour obtenir une robe semblable.

— Mais je refuserai, avait-il assuré. Je tiens à ma réputation et il n’y en a pas une sur mille qui pourrait porter aussi royalement une pareille robe.

Lentement, et sans cesser de se regarder, Marianne enfila de longs gants de dentelle verte. Son image la fascinait ce soir. Elle croyait voir dans sa beauté une promesse de triomphe. Dans ses cheveux noirs, les étoiles de diamant jetaient mille feux.

Un instant, elle hésita entre les deux bouquets déposés devant elle : les violettes, les camélias ? Elle fut tentée de choisir les derniers qui auraient mieux accompagné sa robe, mais pouvait-elle abandonner les fleurs de l’homme qu’elle aimait pour un souci d’harmonie ? Vivement, avec un dernier regard aux délicates fleurs blanches, elle prit les violettes et se dirigea vers la porte, tandis que, dans le couloir, le régisseur criait :

— En scène, mademoiselle Maria-Stella !

Le duo de La Vestale venait de s’achever sous une tempête d’applaudissements dont Napoléon avait donné le signal avec un enthousiasme inhabituel. Sa main tremblante fermement serrée dans celle d’Elleviou rouge d’orgueil, Marianne saluait avec un sentiment de triomphe si violent qu’il lui tournait presque la tête. Mais, plus qu’à la salle debout, qui les acclamait, elle adressait sa révérence à l’homme en uniforme de colonel de chasseur qui là-haut, dans sa grande loge fleurie, lui souriait si tendrement auprès d’une très jolie femme brune au profil de médaille : la princesse Pauline, sa plus jeune sœur, la préférée, vers laquelle il se penchait de temps en temps comme pour lui demander son avis.

— C’est gagné ! souffla Elleviou. Maintenant, tout ira bien. Vous les tenez ! Courage ! C’est à vous seule...

Elle l’entendit à peine. La musique triomphale des applaudissements emplissait ses oreilles de son merveilleux bruit d’orage. Existait-il au monde plus grisant vacarme ? Les yeux fixés sur l’homme qui, là-haut, la regardait, elle ne voyait plus que lui et lui dédiait de tout son cœur cet éclatant succès qu’il avait prédit, voulu. Il dominait l’énorme trou sombre qui, tout à l’heure, à son entrée en scène, avait failli la faire défaillir. Mais le vertige était passé. Elle se sentait bien. Elle n’avait plus peur. Elleviou avait raison : plus rien ne pouvait l’atteindre.

Le silence revint plus vivant peut-être encore que les bravos de tout à l’heure parce qu’il était plein d’attente. C’était comme si la salle tout entière retenait son souffle... Serrant entre ses mains le bouquet de violettes, Marianne commença à chanter l’air du Calife de Bagdad. Jamais sa voix, rompue maintenant aux pires difficultés de la musique, ne lui avait si bien obéi. Elle s’envolait sur la salle, souple, chaude, roulant dans ses notes pures toutes les perles et tous les joyaux de l’Orient, le parfum brûlant des déserts et la joie exubérante des enfants qui jouent dans l’éclaboussure des fontaines. Et Marianne, tendue comme une corde d’arc vers la grande loge, ne chantait que pour un seul, oubliant tous les autres que, cependant, elle entraînait à sa suite sur la route enchantée de la musique.

De nouveau, ce fut le triomphe, bruyant, violent, indescriptible. Le théâtre parut éclater en vivats frénétiques tandis que, sur la scène, des fleurs commençaient à pleuvoir en tempête odorante. Derrière l’orchestre, Marianne, radieuse, pouvait voir les spectateurs debout qui applaudissaient à tout rompre.

— Encore ! criait-on de toutes parts. Bis ! bis !...

Elle fit quelques pas pour venir sur le devant de la scène. Quittant la loge impériale qu’il n’avait pas cessé de regarder, son regard vert vint se poser calmement sur celui du chef d’orchestre et lui fit signe qu’elle allait recommencer le grand air. Elle baissa les yeux tandis que la salle, peu à peu, s’apaisait et que les musiciens reprenaient. La musique, de nouveau, déroula son ruban chatoyant.

Mais, soudain, dans une loge d’avant-scène, il y eut un mouvement qui attira l’attention de Marianne. Un homme entrait et sa silhouette accrocha aussitôt le regard de la jeune femme. Elle crut, un instant, que c’était Jason Beaufort qu’elle avait, en vain, cherché parmi tous ces visages tendus. Ce n’était pas lui, mais bien un autre dont la vue figea dans ses veines tout le sang de Marianne. Très grand, les épaules larges dans un habit de velours bleu sombre, il érigeait, sur une haute cravate de mousseline immaculée un visage dédaigneux aux épais cheveux blonds coiffés à la dernière mode. Cet homme était beau malgré la mince balafre qui lui fendait la joue de la lèvre à l’oreille, et Marianne le regarda avec l’incrédulité puis l’épouvante que l’on réserve aux fantômes.

Elle voulut crier, pour tenter de dominer la terreur qui s’emparait d’elle, mais aucun son ne sortit de sa gorge. C’était comme si elle faisait un mauvais rêve ou si elle était en train de devenir folle. Ce n’était pas possible ? Cette chose affreuse ne pouvait pas arriver ? D’un seul coup elle voyait crouler à ses pieds l’univers merveilleux et fragile qu’elle s’était construit au prix de tant de souffrances. Ses lèvres s’ouvrirent pour chercher l’air, mais l’impression de cauchemar devint affolante, tandis que la salle, la loge impériale et ses roses pourpres, les grands rideaux brodés d’or, les quinquets de la rampe et le visage angoissé du chef d’orchestre se mélangeaient en un kaléidoscope infernal. De toutes ses forces, mais dans un geste dérisoire, Marianne repoussa le spectre qui venait de sortir de la nuit. Mais c’était impossible ! Il ne voulait pas disparaître ! Il la regardait ! Il souriait !...

Alors, avec un gémissement désespéré, Marianne s’abattit sur la scène émaillée de fleurs tandis que, dominant le tumulte qui s’élevait autour de lui, Francis Cranmere, le mari indigne, l’homme qu’elle avait cru tuer, se penchait vers la scène où gisait une mince forme blanche sur laquelle les lumières faisaient fulgurer des étoiles. Il n’avait pas cessé de sourire.


En ouvrant les yeux, quelques minutes plus tard, Marianne, vit, sur un fond de fleurs, une guirlande de visages inquiets, penchés sur elle, et comprit qu’elle était dans sa loge. Il y avait Arcadius et Mlle Adélaïde, Agathe qui lui bassinait les tempes avec quelque chose de frais et Corvisart qui lui tenait la main. Il y avait aussi Elleviou et Fortunée Hamelin puis, dominant le tout, la silhouette surdorée du grand maréchal Duroc, venu sans doute au nom de l’Empereur.

Voyant qu’elle ouvrait les yeux, Fortunée s’empara de la main libre de son amie.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle employant dans son affolement et pour la première fois le tutoiement de l’intimité.

— Francis ! murmura Marianne... Il était là... Je l’ai vu !

— Tu veux dire... ton mari ? Mais c’est impossible ! Il est mort !

Marianne secoua faiblement la tête.

— Je l’ai vu... grand, blond, un costume bleu... dans la loge du prince de Cambacérès.

Son regard, suppliant, s’était arrêté sur Duroc. Le grand maréchal comprit, disparut aussitôt. Marianne, qui s’était redressée, se laissa aller de nouveau sur les coussins, doucement repoussée par Corvisart.

— Il faut vous calmer, mademoiselle. Sa Majesté est dans les plus grandes inquiétudes à votre sujet. Il faut que je puisse la rassurer promptement.

— L’Empereur est bien bon, fit la jeune femme, et j’ai honte de cette faiblesse.

— II n’y a pas de honte à avoir. Comment vous sentez-vous ? Pensez-vous pouvoir reprendre le concert ou vaut-il mieux présenter des excuses au public ?

Le cordial que lui avait fait avaler le médecin impérial agissait peu à peu sur Marianne qui sentait revenir dans son corps la chaleur et un peu de force. Elle n’éprouvait plus qu’une courbature générale et une légère douleur à la tête.

— Je pourrai peut-être reprendre, commença-t-elle avec quelque hésitation.

Elle pensait, en effet, être assez forte pour retourner en scène, mais, en même temps, elle avait peur de retrouver la salle, de revoir le visage qui l’avait tant épouvantée. En l’apercevant, elle avait compris, le temps d’un éclair, pourquoi Jason Beaufort avait tout fait pour l’entraîner avec lui et quel était enfin ce mystérieux danger qu’il n’avait jamais voulu préciser. Il devait savoir que lord Cranmere était vivant... Mais il voulait éviter de le lui dire ! Dans un instant, peut-être, quand Duroc l’aurait trouvé, Francis allait franchir le seuil de cette porte, s’approcher d’elle... Il venait déjà... On entendait des pas dans le couloir. Les pas de deux hommes.

— Ne me quittez pas... à aucun prix !

On frappa. La porte s’ouvrit. Duroc parut, mais celui qui l’accompagnait, ce n’était pas Francis. C’était Fouché. Le ministre de la Police était sombre et soucieux. D’un geste, il écarta ceux qui se pressaient autour de Marianne, hormis Fortunée qui demeura fermement accrochée à la main de son amie.

— Je crains, mademoiselle, dit-il en détachant bien ses mots, que vous n’ayez été victime d’une hallucination. A la demande du grand maréchal, je me suis rendu personnellement dans la loge du prince-archichancelier. Il n’y a personne correspondant au signalement que vous avez donné.

— Mais enfin, je l’ai vu ! Je vous jure que je ne suis pas folle ! Il était vêtu de velours bleu... Il me suffit de fermer les yeux pour le voir encore. Il n’est pas possible que les occupants de la loge ne l’aient point vu.

Fouché leva un sourcil et eut un geste d’impuissance.

— La duchesse de Bassano, qui se trouve dans la loge du prince de Cambacérès, prétend que le seul habit bleu qu’elle y ait cru voir peu après l’entracte est celui du vicomte d’Aubecourt, un jeune Flamand arrivé depuis peu à Paris.

— Il faut chercher ce vicomte. Francis Cranmere n’aurait pas le front, lui, Anglais, de venir à Paris sous son propre nom. Je veux voir cet homme.

— Malheureusement, il est introuvable. Mes hommes fouillent le théâtre à sa recherche et, jusqu’ici...

Trois coups rapides frappés à la porte interrompirent le ministre. Il alla ouvrir lui-même et l’on vit apparaître un homme en tenue de soirée qui salua brièvement.

— Monsieur le Ministre, dit-il, personne dans le théâtre n’a su nous dire où se trouve le vicomte d’Aubecourt. Il semble qu’il se soit volatilisé pendant le tumulte causé par le malaise de Mademoiselle.

Le silence qui suivit était si profond que l’on n’entendait même plus une seule respiration. Marianne avait pâli de nouveau.

— Introuvable !... Volatilisé ! dit-elle enfin... Mais ce n’est pas possible ! Ce n’est pas un fantôme...

— Je ne peux rien vous dire de plus, coupa Fouché sèchement. Hormis la duchesse qui croit l’avoir aperçu, personne, vous m’entendez, personne n’a vu ce personnage ! Voulez-vous me dire maintenant ce que je dois rapporter à l’Empereur ? Sa Majesté attend !

— L’Empereur a assez attendu. Veuillez lui dire que je suis à ses ordres.

Péniblement, mais avec décision, Marianne se leva et, abandonnant l’écharpe de laine dont on l’avait enveloppée, alla s’asseoir à sa coiffeuse pour qu’Agathe pût arranger un peu sa coiffure. Elle s’efforçait de ne plus penser au spectre qui avait surgi du passé et qui venait d’apparaître si brusquement sur le fond de velours rouge d’une avant-scène de théâtre. Napoléon attendait. Rien ni personne ne l’empêcherait jamais d’aller à lui lorsqu’il attendrait. Son amour était son seul véritable bien au monde !

L’un après l’autre, ses amis quittèrent la loge ; Duroc et Fouché les premiers, puis les chanteurs, puis Arcadius, non sans une hésitation marquée. Seules, Adélaïde d’Asselnat et Fortunée Hamelin demeurèrent jusqu’à ce que Marianne fût prête.

Quelques minutes plus tard, une tempête d’applaudissements secouait le vieux théâtre jusque dans ses fondations : Marianne rentrait en scène...

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