Juliette Benzoni Olivier ou les Trésors Templiers

A ma fille Anne ma si précieuse collaboratrice...

Prologue LA DAME DE VALCROZE

Sancie regardait l'étoile.

Les cinq branches argentées, blasonnant l'azur du ciel, brillaient dans le soleil, pendues à la longue chaîne que des hommes intrépides avaient tendue entre les deux pics jumeaux dressés comme deux doigts au-dessus du village de Moustiers. Ce fantastique ex-voto posé ainsi qu'un collier à la gorge de la montagne en hommage à Notre Dame, c'était le chevalier Guillaume de Blacas qui l'avait rêvé dans sa prison de la Mansourah. Du fond de sa misère il avait juré à la Vierge Marie de composer, avec ses chaînes de captif et l'étoile de son écu, un hommage éclatant et intemporel qui traverserait les siècles en proclamant la gloire de la mère du Christ Roi. Et Sancie aimait l'étoile qu'elle avait vu hisser comme elle aimait la chapelle Notre-Dame-d'entre-les-Monts où, à plusieurs reprises, elle était venue déposer son fardeau, demander de l'aide parce que tradition et foi populaire attribuaient de grands pouvoirs au petit sanctuaire si magnifiquement paré. On disait même que les enfants mort-nés pouvaient y recouvrer la vie...

Jamais Sancie n'avait rien demandé de tel. Ses prières étaient plus modestes et, peut-être à cause de cela, il était arrivé, souvent, qu'elles fussent exaucées. Aussi apportait-elle, à chacune de ses visites, une espérance intacte même si, cette fois, elle admettait qu'il faudrait à Madame Marie beaucoup de bonne volonté.

Le soleil frappant l'étoile y allumait des éclairs vite insoutenables pour des yeux un peu las. Sancie se signa et entra dans la chapelle. L'épaisseur des murs sous la basse voûte romane y entretenait fraîcheur et pénombre, où se fondit vite la tache rouge générée par la contemplation de cet astre étonnant que la nuit éteignait.

Elle déposa devant l'autel dominé par une antique, primitive mais touchante statue de la Vierge Mère, la brassée de genêts qu'elle apportait. Leur jaune éclatant illumina d'un seul coup le petit sanctuaire où brûlait seulement un gros cierge allumé chaque matin par les moines bénédictins, essaimés depuis le Ve siècle du monastère Saint-Honorat-en-Lérins, dont le prieuré avait fait naître le village. Elle était seule, ce matin-là, ce qui était rare, la chapelle étant un haut lieu de pèlerinage, mais il y avait eu tempête la nuit précédente dans la montagne et le mauvais temps avait dû vider les chemins. Mais il en fallait plus pour arrêter la dame de Valcroze. Aussi frère Ausbert, le vieux moine commis ce matin-là à l'accueil des pèlerins qui les connaissait bien, elle et sa générosité, lui réserva-t-il un accueil chaleureux et, sachant qu'elle lui serait reconnaissante d'un moment de solitude, il se retira avec un clignement d'yeux et un sourire à bouche close afin de masquer les manques fâcheux laissés par l'âge dans sa denture. Mais non sans avoir été chercher, auparavant, le cierge qu'elle demandait d'habitude.

Demeurée maîtresse des lieux, Sancie arrangea ses fleurs dans les jarres placées là à cet effet, alluma sa longue chandelle en la disposant de façon qu'elle éclaire le visage de Marie, se mit à genoux puis, joignant les mains, commença à prier... D'abord les oraisons rituelles, les Ave Maria alternant avec les litanies, mais ce qu'elle avait à demander était difficile. Plus peut-être que le retour à la vie d'un bébé mort-né. Quels mots employer, quelle quantité de larmes verser pour que Notre-Dame se laisse toucher et consente à chasser de l'esprit d'Olivier ce terrifiant désir de se faire templier ? Comment faire admettre à la mère de Jésus que l'humble Sancie lui refuse le don d'une vie décidée à se consacrer à son fils ? Et cela dans les conditions les plus gratifiantes qui soient puisqu'il ne s'agissait pas de s'enterrer sous la bure et le silence de quelque monastère mais, sous les armes du chevalier, de combattre au grand jour et pour la gloire de Dieu là où Son service l'exigeait.

Toujours accrochés à la Terre Sainte, en cette année 1288 où la mort onze ans plus tôt du terrible sultan Baybars leur permettait de respirer dans les quelques places qu'ils gardaient encore comme les Hospitaliers et les Teutoniques, les chevaliers du Temple n'en étendaient pas moins leur réseau de bailliages et de commanderies sur toute l'Europe occidentale. Ils étaient riches de tous les biens et dons reçus depuis un siècle et demi, qui en faisaient les premiers banquiers d'Occident et puissants en proportion puisqu'ils prêtaient aux rois. Orgueilleux et fiers d'une vaillance jamais mise en doute par quiconque, à de rares exceptions près, ils offraient une image capable - ô combien ! - de faire rêver un jouvenceau. Cela, Sancie voulait bien l'admettre, mais elle gardait au fond du cœur l'effrayant souvenir d'un brasier allumé au creux d'un ancien cratère proche du lac de Tibériade, de l'homme qui s'y était jeté et de la malédiction qu'il avait proférée. Le Temple était maudit, le Temple périrait et c'était un Roi dont les yeux ne se fermaient jamais qui le détruirait.

Or, depuis trois ans, le petit-fils du Roi Louis IX occupait le trône de France. Philippe IV avait à présent vingt ans et depuis son adolescence on le surnommait le Bel. Plus beau seigneur ne se pouvait voir... ni de plus froid, de plus secret. On disait que le poids de son regard, bleu et glacé, était difficile à supporter parce que impossible à déchiffrer, qu'il ne cillait jamais, au point que son entourage, impressionné, se demandait s'il lui arrivait de fermer les yeux pour dormir. En outre, le vieillard avait prophétisé qu'un demi-siècle plus tard, le Temple courrait à sa perte et, à ce jour, trente-sept ans étaient passés. Il restait peu de temps. Et Sancie de Courtenay, dame de Valcroze, venait supplier Notre-Dame de détourner son fils d'un projet si funeste qui la glaçait d'effroi. D'autant qu'elle doutait, au fond d'elle-même, de la réalité d'une vocation apparue au grand jour de façon un peu soudaine lorsque l'on avait appris les fiançailles de la mignonne Agnès de Barjols avec un Esparron. Pourtant, questionné doucement par sa mère, Olivier s'était défendu d'avoir jamais songé à épouser la jeune fille et Olivier n'avait jamais menti : il était beaucoup trop fier pour cela et Sancie n'avait pas insisté, pensant qu'il était possible que son fils n'eût même pas conscience d'un sentiment secret…

Olivier !... Sancie l'aimait d'autant plus qu'elle n'aurait jamais cru qu'il pût un jour venir au monde. Il était pour elle et pour Renaud, son époux, une sorte de miracle...


En quittant Saint-Jean-D’acre après leur mariage nocturne, autant dire bâclé par le Roi Louis IX pressé de se débarrasser d'un homme dont il craignait que sa belle épouse, Marguerite de Provence, n'eût pour lui un trop tendre penchant, Sancie de Signes, dame de Valcroze, savait que leur embarquement hâtif sur une nef marseillaise n'avait pas le bonheur pour destination, même si la première escale devait être Cythère dans l'île de Chypre. Dès ses douze ans, elle aimait Renaud de toute son âme et cet amour avait résisté à un mariage - blanc il est vrai ! - avec le vieux mais adorable Adhémar de Valcroze qui avait su la rendre heureuse sans jamais en faire une femme.

Mais Renaud aimait la reine Marguerite depuis le moment où il avait plié, pour la première fois, le genou devant elle. Sancie le savait et, bien que persuadée de n'être jamais payée de retour, elle avait accepté de l'épouser parce que Marguerite, sa marraine qu'elle aimait chèrement, l'en suppliait. C'était le seul moyen de sauver du bourreau le trop séduisant Courtenay surpris par le Roi dans la chambre de sa femme. Dans des circonstances dramatiques sans doute mais assez équivoques pour avoir éveillé la jalousie d'un homme dont chacun, cependant, était persuadé que l'Eglise le mettrait un jour au nombre de ses saints. C'était peut-être pour cette raison et parce qu'il se découvrait capable d'un sentiment aussi bestialement humain et en ressentait de l'humiliation que la colère de Louis l'avait rendu, pendant un moment, sourd à toute explication. Et le mariage avait eu lieu sans que Sancy en éprouve autre chose qu'une souffrance accrue. Ces épousailles-là, comme les premières, demeuraient blanches, mais par sa volonté à elle. Même s'il arrivait qu'un jour Renaud vînt l'en prier, elle ne céderait ni à lui ni à elle-même, en dépit de sa passion : elle considérait son corps indigne d'être offert à l'homme aimé depuis qu'il avait été souillé par le prince infidèle qui s'en était emparé par ruse... en y laissant sa trace...

Passée Chypre où l'on ne s'attarda pas, le voyage fut abominable. Toutes les tempêtes de la Méditerranée semblaient s'être donné rendez-vous sur le chemin du navire dont l'humaine cargaison, souffrant à la fois du manque d'espace et de l'instabilité de l'environnement, endura l'enfer d'incoercibles nausées et d'une affreuse impression de vertige, priant éperdument entre deux vomissements qui empuantissaient l'atmosphère. Et quand le mal faisait trêve ou que venait une certaine accoutumance, on s'épuisait, à se cramponner à tout ce qui semblait solide et fiable pour ne pas s'envoler par-dessus bord ou s'assommer aux membrures, si l'on voulait chercher au-dehors un peu d'air respirable.

A l'exception de l'équipage et - Dieu sait pourquoi - de Renaud, de son vieil écuyer Gilles Pernon, de Basile, son jeune compagnon grec et de l'inusable Honorine, la suivante de Sancie, tout le monde à bord fut malade, et Sancie elle-même encore plus. En particulier certaine nuit où, après être tombée dans l'escalier du château-arrière, elle endura le martyre durant des heures, les dents plantées dans une serviette tordue pour étouffer ses cris tandis qu'elle perdait le fruit détesté conçu au bord du lac de Huleh. Honorine l'assista aussi calmement que si elles avaient été dans une chambre et non dans le coin d'un bateau en folie. Elle réussit à tenir sa maîtresse à l'abri des - bien rares ! - regards indiscrets qui eussent pu se manifester et, quand le jour se leva sur le détroit de Messine enfin apaisé, les traces de l'événement disparurent dans les flots alors que Sancie épuisée sombrait dans le sommeil. Pour la commodité et la décence, les femmes vivaient à bord séparées des hommes et Renaud ignora tout.

Quand on fut à Marseille, l'étrange couple qui n'avait guère échangé que des propos sans importance, et en particulier pour la galerie, se sépara. Afin de préserver la dignité de la jeune femme et de donner quelque crédibilité à l'urgence d'un départ brusqué, le Roi avait remis au chevalier de Courtenay - auquel il avait donné le manoir et les terres des Courtils, ses parents adoptifs - une lettre à destination de sa noble mère, la Régente dont la santé l'inquiétait. Une lettre dont la réponse devait être confiée à un autre messager, Renaud étant ensuite libre de faire ce que bon lui semblerait. Quant à Sancie, elle n'avait aucune envie de revoir Paris, le palais de la Cité et principalement Blanche de Castille qu'elle appelait jadis « la vieille » avec une désinvolture confondante. En outre, le voyage l'avait fatiguée et un repos s'imposait.

Elle avait décidé de le prendre chez les Bernardines de Saint-Victor dont la prieure lui était cousine, et ce fut au seuil de l'abbaye que les deux époux se séparèrent. Sancie avec un détachement qu'elle était loin d'éprouver, mais Renaud ne cacha pas son inquiétude :

- Vous êtes épuisée. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu'à votre fief. Si j'ai bien compris, vous avez une longue route à parcourir avant d'y arriver.

- Je ne vais pas partir demain, rassurez-vous ! Je ferai le chemin à petites journées en m'arrêtant, par exemple, à Signes chez les miens...

- Les routes sont-elles si sûres en Provence que vous puissiez vous y engager en la seule compagnie d'Honorine ? Laissez-moi vous donner Pernon... et Basile. Il n'a que douze ans mais il est vif !

- Ni l'un ni l'autre ne souhaite vous quitter. Sans vous ils se sentiraient perdus dans cette région qui leur est inconnue.

- Vous ne voulez rien de moi, n'est-ce pas ?

- Ce n'est pas cela et je pense chacune des paroles que j'ai dites. Ce qui ne signifie pas que Valcroze leur soit fermé. Pas plus qu'à vous-même, ajouta-t-elle avec une légère hésitation. Vous, vous êtes pressé et moi je ne le suis en aucune façon. Aussi rentrerai-je paisiblement, j'en suis certaine, sous la protection de l'escorte que me fournira sans peine ma cousine Catherine. Votre mission accomplie, rien ne vous empêchera de me rejoindre. Notre mariage a fait de vous le châtelain de Valcroze...

- Etes-vous sûre de le souhaiter ? Avec le temps peut-être mais dans les prochains jours à venir ce serait étonnant. Cependant, et puisqu'en acceptant de m'épouser vous m'avez sauvé la vie, c'est à vous d'en faire ce qu'il vous plaira...

Les profonds yeux noirs que Sancie aimait tant - des yeux de Sarrasin dans une peau de Sarrasin contrastant si heureusement avec la blondeur des cheveux ! - attendaient une réponse mais la voix, elle, était sans émotion et elle crut comprendre que Renaud ne faisait qu'énoncer ce qu'il considérait comme une obligation de reconnaissance ; aussi se raidit-elle contre l'envie de lui dire qu'en revenant vers elle, il lui donnerait sa plus grande joie car c'eût été avouer le besoin désespéré qu'elle avait de sa présence. Elle détourna la tête :

- Je ne l'entends pas ainsi. En vous exécutant pour une faute dont vous étiez innocent, le Roi Louis se fût rendu coupable d'une lourde injustice. Je n'ai fait que l'éviter et votre vie vous appartient à vous seul... comme par le passé. Vous êtes aussi libre que vous pouvez le souhaiter !

Dans la suite des jours, Sancie, bien souvent, allait regretter la sécheresse voulue de ses paroles. En fait, elle les regretta aussitôt prononcées parce que à les entendre Renaud avait pâli et que, derrière lui, le vieux Guillaume Pernon, l'ancien maître d'armes de Coucy devenu son écuyer, hochait la tête d'un air malheureux, mais elle ne pouvait les reprendre. La pensée que Renaud ait été surpris dans la chambre de Marguerite, sa marraine qu'elle chérissait elle aussi, lui empoisonnait l'âme. De plus, elle souffrait trop de la souillure que lui avait imposée le sultan, même si Renaud en ignorait les suites. Dans ces conditions, mieux valait qu'il s'éloignât d'elle. Pour un temps au moins ! Elle en avait besoin afin que tout cela s'estompe et lui rende la paix. Seul le cadre sublime de Valcroze, à mi-chemin du ciel et de la terre, saurait peut-être au moins lui apporter la sérénité. Mais ce fut tout de même avec un pénible serrement de cœur qu'elle vit s'éloigner, au galop du cheval, la haute et fière silhouette de celui dont elle portait désormais le nom.

Elle resta peu de temps à Marseille. La turbulente cité du Lacydon venait de subir le siège imposé par Charles d'Anjou, frère du Roi de France et nouveau comte de Provence à qui elle se refusait. Vaincue, elle léchait ses plaies avec une rancœur qui nuisait à son image avenante. Même chez les Bernardines on se lamentait beaucoup et, si l'on était bien obligé de prier pour le nouveau suzerain, c'était du bout des lèvres. Sancie avait besoin d'une atmosphère plus paisible, aussi ne s'attarda-t-elle pas au-delà d'une semaine et partit escortée de deux serviteurs du couvent armés jusqu'aux dents et en compagnie de sa fidèle Honorine qui n'allait pas cesser de grommeler contre les incommodités du chemin.

Pour le vol rapide d'un oiseau, la distance entre Marseille et les profondes gorges du Verdon à l'entrée desquelles se nichait Valcroze n'excédait guère vingt-cinq lieues, mais elle en offrait plus du double à qui voyageait au ras d'un sol magnifique sans doute et jalonné de souvenirs pour la nouvelle mariée, mais sinueux et volontiers accidenté. Encore Sancie l'allongea-t-elle en refusant de passer non loin de la Sainte-Baume, la grotte de Marie-Madeleine - la pécheresse qui aimait le Christ y était venue vivre et mourir dans le dénuement absolu -, sans y faire un pèlerinage. Depuis toujours l'ancienne Sancie de Signes vouait à la Madeleine une dévotion particulière bien qu'elle ne fût pas sa sainte patronne. Mais toutes les femmes de son village d'enfance la partageaient parce qu'elles espéraient de la courtisane si hautement repentie le mariage pour les filles et la fécondité pour celles qui étaient déjà en puissance d'époux. Cette fois, en grimpant le dur chemin à travers la foisonnante forêt de hêtres, d'érables, de tilleuls, de chênes blancs, de pins, de trembles, de sycomores, d'ifs et de cornouillers, puis en escaladant le sentier à chèvres qui esquissait vaguement un escalier jusqu'à mi-hauteur de la paroi verticale de la crête où s'ouvrait la grotte humide, où de l'eau dégouttait toute l'année, Sancie apportait une intention bien différente des précédentes : son corps n'avait-il pas été souillé comme celui de la fille de Magdala venue chercher en ce lieu la couronne de la sainteté ? Aussi venait-elle demander à la Magdaléenne de l'aider à supporter sa honte et la brûlante douleur de son amour pour Renaud.

Elle pria longtemps, fit aumône au minuscule moutier implanté depuis peu au bas de l'épuisante montée et reprit sa route vers sa demeure dont elle était certaine qu'elle la retrouverait en l'état où elle l'avait laissée. Ne l'avait-elle pas confiée à son cousin frère Clément de Salernes, dont la commanderie de Saint-Mayme-de-Trigance était peu éloignée de son domaine ? Car c'était bien à un dignitaire du Temple qu'elle s'en était remise et, même après l'effroyable scène vécue aux Cornes de Hattin, elle n'avait jamais eu l'idée de le regretter parce qu'elle aimait beaucoup frère Clément et qu'elle n'était pas assez sotte pour imaginer un seul instant tous les Chevaliers du Temple bâtis sur le même patron que Roncelin.

Erigé à peu de distance de la cité de Castellane sur une butte d'où l'on découvrait le fantastique paysage d'un couloir tourmenté bordé de falaises couvertes de forêts, au fond duquel se précipitait un inaccessible torrent d'émeraude, le château de Valcroze, en dépit de ses pierres blondes et ocre, offrait l'aspect rébarbatif commun à toutes les forteresses construites dans le courant du XIe siècle. Des tours rondes aux créneaux protégés de hourds en bois, de hautes murailles qui les relient et qu'elles défendent. Pas de donjon mais en haut d'une vaste cour en pente légère - on a aplani pour l'établir, le château épousant la courbe du coteau ! -, un grand logis dont la rudesse s'est accordé la grâce de quelques fenêtres à colonnettes. Pour dégager Valcroze, on a fait reculer la dense forêt habillant les pentes déjà accentuées qui vont bientôt se faire falaises abruptes et tourmentées au-dessus des profondeurs inquiétantes, mystérieuses où s'engouffraient les eaux du Verdon. Le chemin qui y mène requiert des chevaux et des hommes, de bons jarrets mais les petites plantes odorantes telles que le thym, la marjolaine, les lys, les pivoines sauvages grimpent jusqu'au pied du château. Au-delà, les croupes rocheuses s'habillent de plus, de chênes-verts, de bouleaux et d'ormes abritant un gibier nombreux apprécié des habitants d'une région par ailleurs riche en troupeaux de moutons et de chèvres que l'on mène paître sur les plats des hauteurs, à l'écart des vertigineuses failles des gorges. Le petit village se terre dans un coude du torrent. Les lavandières du château y vont battre leur linge car le chemin n'est pas long qui y mène et, à la moindre alerte, les paysans n'auront pas loin à aller pour se mettre à l'abri avec leurs biens, sachant qu'ils trouveront un bon refuge.

Ce pays de Provence dont la beauté grandiose avait de quoi couper le souffle était moins rude à vivre qu'il n'y paraissait et les châtelains de Valcroze pouvaient lutter de faste avec les plus hauts seigneurs, ainsi que le proclamaient les tapis et tentures de la grande salle, les dressoirs chargés de merveilles en argent, en cristal ou en or, les coffres bien ouvrés, les belles armes et tout ce qui attestait la richesse des barons du lieu !

Coincé entre les immenses terres des Templiers dépendant de la grande commanderie de Riou-Lorgues et de Draguignan dont les bastides tenaient le sud des gorges et celles du puissant voisin de Castellane, le domaine de Valcroze n'était pas très grand mais, outre que son maître possédait à Bédarrides, au nord d'Avignon, une belle châtellenie, il passait pour l'un des plus riches seigneurs de Provence parce que, au surplus des troupeaux, des bois, des fermes et des garrigues, on chuchotait que le père du baron Adhémar aurait rapporté de croisade un trésor que son héritier tenait bien caché et dont il usait quand le besoin s'en faisait sentir mais avec modération. Si au château on menait une vie large et généreuse, on n'y jetait pas l'or par les fenêtres.

Sancie avait connu là un bonheur inattendu, paisible, doux et joyeux auprès d'un homme âgé qui avait su l'aimer à la façon d'un père - et bien mieux que le sien propre, autoritaire et souvent insensible. Elle avait appris à aimer cette nature immense habitée par les voix des eaux bondissantes du torrent dont Adhémar prétendait qu'il avait la couleur exacte de ses yeux. Aussi y revenait-elle avec joie et une sorte de soulagement, la maison lui semblant le meilleur asile pour un cœur douloureux. Elle savait, en effet, que l'on y avait regretté son départ et que l’ombre bienveillante de son vieil époux défunt l'y attendait.

- Nous voici enfin chez nous ! avait soupiré Honorine quand, à l'appel familier du cor sonné par l'un des valets, la grande porte en cœur de chêne armé de lourdes pentures de fer s'ouvrit devant leurs montures et que s'envola en grinçant la herse aux pointes redoutables. Mais le petit cortège avait été aperçu de loin et le château, déjà, bourdonnait comme ruche en folie. Une demeure féodale, c'est un monde clos et celui-là s'éveillait dans un vacarme où se mêlaient les cris des palefreniers, les rires des servantes, les ordres contradictoires et affolés des cuisines, les piailleries de la basse-cour et, sur le rempart, les notes allègres d'une trompette sonnant la bienvenue : la dame de Valcroze rentrait chez elle. Aussi ne lui laissa-t-on même pas le temps de descendre de cheval. Elle fut entourée, ovationnée, acclamée et s'en trouva le cœur réchauffé. C'était d'amour qu'elle avait besoin et celui-là en valait bien un autre. Et puis le ciel était si bleu où filaient les hirondelles !

Elle sourit à Maximin, l'intendant, à Barbette qui commandait le petit bataillon des servantes et veillait aux repas. Certaines qu'elle avait connues fillettes avaient grandi et lui offraient à présent des bouquets de lavande et de romarin cueillis en hâte sur la garrigue voisine quand les guetteurs avaient signalé l'approche des voyageurs. Et puis vint aussi frère Clément qui effectuait ce jour-là l'une de ses inspections hebdomadaires. Et Sancie fut heureuse de le revoir parce qu'elle l'aimait bien et retrouvé cette affection intacte en dépit de la tunique templière à croix rouge qu'elle ne voyait plus sans un certain malaise, mais comment douter que cet homme d'environ trente-cinq ans, taillé pour le haubert d'acier, n'eût gardé en lui la pureté et la foi ardente des premiers âges de l'Ordre ? Sa tête brune et puissante, où les rides du souci apparaissaient précocement, rayonnait par les yeux d'un gris si doux, d'une lumière, d'une réelle joie de vivre !

- Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour tous ceux d'ici, frère Clément ? Je ne vois rien de plus changé que si j'étais partie d'hier !

- C'est bien naturel puisque je vous l'avais promis ! Mais entrez, dame Sancie, entrez dans votre demeure ! Elle vous a attendue avec patience et sérénité, sûre que vous lui reviendriez un jour. Pas si tôt peut-être ? Le Roi Louis rentre-t-il en son royaume ?

- Non, mais moi je vous reviens mariée. De par sa volonté et la mienne j'ai épousé sire Renaud de Courtenay, l'un de ses plus vaillants chevaliers qui est désormais mon seigneur.

- A merveille ! s'écria frère Clément avec un grand sourire. C'est là une excellente nouvelle dont il convient de rendre grâce à Dieu... Mais d'où vient qu'il ne soit pas avec vous ?

- Le Roi l'a chargé d'un message pour sa mère et moi je n'avais aucune envie de revoir Madame Blanche.

Frère Clément se mit à rire :

- Vous l'aimez toujours autant à ce que je vois ? Eh bien, nous attendrons donc le retour de votre époux pour faire sa connaissance.

- Il se peut qu'il tarde... et que j'aie encore besoin de votre aide, de... vos conseils pour mes domaines...

Elle s'était sentie désemparée tout à coup et le Templier comprit vite que tout n'allait pas au mieux pour la dame de Valcroze et que, peut-être, ce nouveau mariage ne lui apportait pas le bonheur ; mais il connaissait sa jeune parente depuis l'enfance et savait qu'il était quasi impossible de la faire parler quand elle n'en avait pas envie. Ce jour-là il se contenta de conclure avec bonne humeur :

- Nous l'attendrons ensemble. Vous savez parfaitement, ma chère Sancie, que jamais je ne vous laisserai dans l'embarras.

C'était bon de pouvoir compter sur lui et un instant Sancie fut tentée de tout lui révéler, mais elle craignait qu'il ne se fît de son époux une image qui s'éloignerait peut-être de la vérité et elle préféra se taire.

Elle vint pourtant un jour, cette vérité, quand il fut évident que Valcroze ne verrait pas de sitôt son nouveau seigneur. En effet, après avoir délivré le message royal à Blanche de Castille qui, malade, le reçut au fond de son lit, l'accabla de questions qui, toutes, tournaient autour du désir angoissé de voir son fils lui revenir et enfin le congédia sans lui avoir seulement demandé comment il allait, Renaud partit pour Courtenay d'où Marie, l'impératrice de Constantinople, ne bougeait plus, afin d'y retrouver Guillain d'Aulnay, le seul ami qu'il eût au monde, et d'y prier, dans la chapelle du château, devant la dalle sous laquelle reposait Thibaut son grand-père. Il avait appris alors - ce à quoi il s'attendait plus ou moins ! - que dans son palais à demi-désert, l'empereur Baudouin continuait à se débattre au milieu de difficultés innombrables découlant d'un manque d'argent devenu chronique et de la raréfaction de ses troupes. Se souvenant qu'à l'instar des autres croisés il avait juré qu'après la croisade il se porterait au secours de Baudouin, Renaud de Courtenay avait décidé tout simplement d'aller mettre son épée au service d'un prince auquel il devait beaucoup et que, d'ailleurs, il aimait bien. Il repartit donc pour Marseille d'où il voulait s'embarquer. C'est de là qu'il fit parvenir à sa femme une lettre lui annonçant son intention. Gilles Pernon la lui porta à Valcroze. Non sans renâcler, mais depuis le retour de Terre Sainte la santé du vieil écuyer laissait à désirer. Il souffrait de rhumatismes déformants, qui lui rendaient pénibles les longues chevauchées, ainsi que de crises d'asthme. Le soleil et le climat sec de Provence lui seraient bénéfiques et Renaud avait fini par lui faire entendre raison. Ainsi c'est seul qu'il s'embarqua pour Constantinople...

En recevant cette lettre, Sancie pleura, persuadée de ne revoir jamais un époux qui, à l'évidence, ne voulait pas d'elle et ce fut ce soir-là qu'elle apprit à frère Clément comment s'était conclu son mariage. Elle était à bout de nerfs et, devant le désespoir qu'elle ne put lui cacher, celui-ci dut faire un effort pour ne pas désobéir à la loi de l'Ordre interdisant tout contact avec une femme, car il aurait souhaité offrir à ses larmes le refuge de son épaule.

Il ne put cependant s'empêcher de prendre sa main :

- Je ne sais que vous dire, mon enfant, voyant bien que vous souffrez, et votre douleur me navre. Mais je pense, ajouta-t-il avec une soudaine certitude dont il ne sut jamais d'où elle venait, qu'un jour vos peines prendront fin... et que votre époux reviendra vers vous !

- Vous êtes bon de dire cela. D'autant que vous semblez y croire, frère Clément. Il viendra, dites-vous ? Mais quand ?

- C'est le secret de Dieu !

Elle allait attendre dix ans.

Dix ans de solitude vécue à l'écart des bruits du monde dont il arrivait qu'elle reçût des nouvelles par des chevaliers du Temple ou bien par les troubadours qui passaient volontiers dans une demeure accueillante aux petites gens où une jeune châtelaine un peu grave mais cependant gracieuse savait écouter, sourire et dispenser une généreuse hospitalité. Des légendes commençaient à courir sur elle, dont l'époux parti au loin ne revenait jamais et que pourtant elle ne cessait d'attendre, décourageant ainsi les seigneurs d'alentour assez téméraires pour briguer sa main ou tout au moins lui prodiguer leurs consolations. Elle sut de la sorte la mort de Blanche de Castille ; puis le retour, deux ans après, de ce fils qui lui manquait tellement. Par l’un de ses frères venu un beau jour voir ce qu'elle devenait, Sancie apprit - le frère revenait lui-même de Paris -qu'en regagnant son royaume, Louis, encore tout imprégné des pieuses émotions ressenties en Terre Sainte, désespéré au surplus du décès de sa mère, avait songé sérieusement à se faire moine. Ce à quoi son épouse Marguerite avait répondu en piquant une colère inoubliable et en déclarant qu'en ce cas, elle repartirait pour la Provence en laissant le royaume se débrouiller comme il l'entendrait. Et l'on n'avait plus parlé de couvent : Louis continuait, de ce fait, un règne qui allait faire l'admiration de son peuple comme des autres rois d'Occident.

De frère Clément qu'elle ne voyait plus guère parce que de plus hautes fonctions l'appelaient loin de Trigance, la châtelaine avait appris l'art de gérer ses domaines avec l'aide du fidèle Maximin. Celle aussi de Gilles Pernon à qui le beau soleil et l'usage quotidien du thym, du romarin et de l'ail rendait une nouvelle jeunesse et qui la suivait partout. Et il y avait beaucoup à faire : pendant plusieurs années, Charles d'Anjou dut batailler pour arracher ville à ville, son comté de Provence à sa belle-mère, la comtesse douairière Béatrix de Savoie. La guerre avait fait refluer quantité de réfugiés vers les hautes terres de la vallée du Verdon. Or certains s'y étaient trouvés bien et à présent que la réconciliation était intervenue, ils choisissaient de s'y implanter, apportant un surcroît de population qui, loin de peser, allait aider au développement de la région. Une famille de potiers qui avait su conserver les traditions des Grecs, chassée successivement de Marseille puis de Brignoles, vint s'installer à Moustiers où ne manquaient ni l'argile, ni l'eau, ni le bois de chauffage, et y resta, donnant un premier renom à une bourgade déjà fréquentée par de nombreux pèlerins.

Et puis il y eut cette nuit de Noël dont le souvenir, lorsque Sancie l'évoquait, faisait courir un frisson sous sa peau...

Il faisait froid, ce soir-là. Le vent venu des Alpes soufflait sur le pays, portant jusqu'au plus profond des vallées le tintement des cloches appelant à la messe de minuit les paysans de chaque village. Le ciel, scintillant d'étoiles, ressemblait à un manteau royal étendu sur tous ces braves gens qui, armés de torches ou de lanternes, s'en allaient célébrer la Nativité dans les églises et les chapelles.

Celle de Valcroze tintait comme les autres pour guider vers elle ceux du petit village - une vingtaine de feux ! - jusqu'au château où ils étaient attendus. A l'entrée de la cour, les mines s'épanouissaient à humer les appétissantes odeurs émanées de la cuisine parce que tous savaient qu'après la messe ils auraient place dans la grande salle où leur dame partagerait avec eux les bonnes choses que l'on était en train de préparer.

Sancie les recevait à l'entrée du petit sanctuaire illuminé. Vêtue d'une belle robe de fin drap vert de la nuance de ses yeux, brodé d'or, avec un pelisson ourlé d'hermine, un voile de même couleur enveloppant son visage et son cou sous un petit chapel brodé, elle était belle comme une image en dépit de ce nez un peu trop long qui avait toujours fait son désespoir. Elle accueillait chacun avec la grâce souriante qui lui attirait les cœurs de ces braves gens en compagnie desquels, depuis son retour, elle tenait à passer la Noël de préférence à des invités plus huppés. Ils lui en étaient reconnaissants et à présent, la Nativité à Valcroze était attendue tout au long de l'année. C'était la lumière vers laquelle on marchait comme les Rois Mages avaient suivi l'étoile de Bethléem. Auprès d'elle mais un peu en retrait, se tenaient Honorine habillée d'écarlate foncé et Gilles Pernon dans sa meilleure cotte bordée de menu vair. Il y avait aussi la grosse Barbette, l'épouse de Maximin, et sa famille avec leurs plus beaux habits, fiers visiblement de leur proximité de la châtelaine. Soudain, Pernon toucha le bras de Sancie :

- Dame ! fit-il d'une voix étranglée de joie, regardez qui nous vient là !

Tenant son cheval par la bride à cause de la rude montée finale, un cavalier franchissait le seuil du château. Il était très grand, se tenait un peu voûté, las sans doute d'avoir parcouru une longue route. Sous l'ample manteau luisaient les mailles du haubert, cependant que le camail rabattu sur les épaules découvrait sous une calotte de cheveux blonds, un rude et beau visage au teint basané, aux profonds yeux noirs que déparait, sans lui ôter son charme, une longue balafre dont le sillon joignait le coin de la bouche à la tempe.

Sancie sentit son cœur s'arrêter. Elle dévora des yeux le chevalier qui s'avançait vers elle avec dans son regard une flamme qu'elle n'avait jamais vue. Alors, elle courut à lui, le maintint debout quand il voulut plier le genou devant elle pour mieux le regarder.

- Renaud ! Est-ce bien vous que je revois ?

- Ou ce qu'il en reste ! J'osais à peine espérer que vous me reconnaîtriez... ma douce dame !

- A cause de cette blessure ? C'est peu de chose puisque vous n'avez vraiment pas changé !

- Oh si, j'ai changé ! Quant à vous, vous êtes belle à miracle. Telle que je vous rêvais depuis si longtemps !

- Vous rêviez de moi ? En ce cas vous avez beaucoup changé en effet... mais venez ! La messe va commencer et l'on n'attend plus que nous ! Quand elle sera achevée, je présenterai à nos gens le seigneur dont ils espéraient, comme moi, la venue.

- Cela veut dire que vous m'acceptez... que vous voulez bien de moi après une aussi longue absence ?

- A Marseille je vous avais dit que vous pourriez venir quand il vous plairait. Vous êtes là ! Tout est bien. Venez ! ajouta-t-elle en le prenant par la main.

Ensemble, ils pénétrèrent dans la chapelle où une vague d'acclamations les accueillit. Pernon, pleurant de joie, n'avait pas attendu qu'il parût pour annoncer l'arrivée du châtelain. Cela mit un peu de désordre qu'interrompit le tintement de la clochette agitée par l'enfant de chœur qui précédait l'entrée du prêtre, en l'occurrence le chapelain du château sous ses ornements de fête.

Dans l'église, modeste avec sa voûte basse et ses gros piliers trapus, mais embaumant le pin et toutes les plantes de la garrigue mêlées aux fumées de l'encens, ce fut une bien belle messe. Beaucoup d'autres la suivirent au fil des jours, mais celle-là se grava pour jamais dans le cœur de Sancie. Parce que l'incroyable s'accomplissait, parce que au regard dont il la couvait, à la chaude pression de sa main qui, de l'office, ne quitta la sienne, elle comprenait que Renaud l'aimait à présent. Autant peut-être qu'il avait aimé la reine et sans doute mieux parce que, passé trente-cinq ans, il était maintenant un homme mûr, sûr de ses choix et de ses sentiments.

Et quand, le repas nocturne terminé, ils se retrouvèrent seuls, face à face, dans la grande chambre seigneuriale où on les avait conduits en cérémonie comme si c'était le soir de leurs noces. Sancie, oubliant ses angoisses, les scrupules laissés par la vieille souillure laissa Renaud dénouer le ruban de sa chemise et s'abandonna à une passion dont elle savait maintenant qu'elle n'était plus seule à l'éprouver et qui les combla au-delà de leurs espérances...

Le lendemain seulement ils parlèrent.

Renaud plus que Sancie, naturellement. Il avait tant à raconter ! Sa vie à Constantinople d'abord, dans une ville devenue pleine d'embûches auprès d'un empereur réduit à la ration congrue mais qui, néanmoins, tint tête de son mieux à Michel Paléologue, le prétendant grec au trône de l'ancienne Byzance. Des engagements meurtriers, des expéditions de plus en plus aventurées, des défections jusqu'à cette nuit où un habitant de la ville fit entrer l'ennemi par un souterrain sans que l'empereur, qui dormait tranquillement dans son palais du Boucoléon, s'en doutât le moins du monde. Les Grecs venaient de reprendre leur cité impériale et ne la lâcheraient plus. Il fallut fuir. Baudouin II protégé par les épées de quelques fidèles réussit à prendre place dans une galère après avoir jeté le long du chemin son diadème, ses cothurnes de pourpre, toutes les marques de la dignité impériale. L'empire latin fondé à la suite d'une croisade détournée de son but religieux s'écroulait après cinquante-sept ans d'existence.

- Nous avons gagné Négrepont, puis la Sicile, puis Naples, puis une longue route jusqu'à Courtenay où, malade, et dépouillé de ses illusions il a enfin rejoint l'impératrice Marie son épouse... comme je vous rejoins moi aussi et sans plus de gloire !

- Mais en bonne santé, ce dont je ne remercierai jamais assez le Seigneur Dieu ! Ainsi, de ceux qui, à Chypre, avaient juré d'aller aider ce malheureux souverain, vous êtes autant dire le seul à avoir tenu parole ?

- A peu près, oui, mais songez que parmi les autres beaucoup sont morts et d'autres, à peine délivrés des prisons égyptiennes après une dure captivité, n'ont plus désiré que rentrer chez eux. Le Roi aussi est rentré et en dépit de l'appauvrissement du trésor causé par la croisade manquée, il a repris un règne sage qui lui vaut l'amour de ses sujets et l'admiration de ses voisins. En Terre Sainte, d'ailleurs, il a reconstruit les défenses de plusieurs villes, des forteresses et laissé le pays dans une sorte de tranquillité...

- Mais sans roi désigné, sans armée constituée, sans réel pouvoir alors que les Mongols d'une part et le cruel Baïbars d'autre part convoitent ce qui reste du royaume franc ! Notre sire a peut-être mis son âme en paix en accomplissant le pèlerinage dont il rêvait mais je crois, moi, qu'il aurait beaucoup mieux fait de rester chez lui...

Renaud s'était mis à rire :

- On dirait que vos sentiments envers la famille royale n'ont pas changé ? Vous êtes toujours aussi sévère !

- Pas pour tous. Je plains Madame Marguerite... que je n'ai à aucun moment cessé d'aimer. Et vous ?

En assenant cette question brutale autant qu'imprévue, Sancie avait senti son cœur s'arrêter un instant. Le visage de son époux, cependant, ne perdit rien de la joie qu'il reflétait. Et s'il ne répondit pas tout de suite, il attira Sancie dans ses bras, posa ses lèvres dans ses cheveux. Finalement il soupira :

- Ce feu-là est éteint depuis longtemps. Il est né de l'incroyable ressemblance entre elle et mon aïeule Isabelle de Jérusalem dont j'étais, je crois, tombé un peu amoureux en découvrant son portrait parce que je n'avais jamais rencontré plus ravissant visage. L'imagination a fait le reste mais, après notre mariage, durant ce voyage où vous vous teniez si loin de moi, puis notre séparation... enfin pendant toutes ces années dans ces terres plus que jamais byzantines où je ne comprenais rien, où je me sentais vraiment étranger en dépit de l'amitié de l'empereur, j'ai vu les choses autrement et peu à peu s'est implanté en moi le regret de vous avoir perdue sans vous avoir jamais gagnée. Vous ne vouliez que Dieu et, par amour pour la Reine, vous avez accepté de m'épouser...

- Où avez-vous pris que ce soit par amour pour la Reine ? Le Roi, qu'il s'en rendît compte ou pas, était malade de jalousie. Il voulait votre tête... et moi je serais morte de douleur s'il vous avait tué. Je n'ai plus aucune raison de vous le cacher, mon doux seigneur. C'est parce que je vous aimais que je suis devenue votre femme. C'est la seule raison ! Mais, avec grande honte de moi qui portais la souillure infligée par le Sultan... et ses conséquences.

- Auriez-vous eu... un enfant de lui ?

- Dieu a eu pitié : je l'ai perdu quand nous avons essuyé cette tempête. Seule Honorine l'a su. Moi, j'aurais préféré me trancher la gorge plutôt que vous le dire...

- N'y pensez plus, mon cœur, nous aurons d'autres enfants. Bien à nous !

- N'est-il pas trop tard ? J'ai trente ans !

- Et moi trente-six ! Nous sommes loin d'être des vieillards !

- A propos d'enfants, qu'avez-vous fait du jeune Basile ? Dans ma joie de vous retrouver, je ne me suis pas inquiétée de lui mais j'espère qu'il ne lui est... rien arrivé de fâcheux ?

- Oh non ! Il est seulement marié. A Byzance il a rencontré la jolie fille d'un marchand de tissus grec du quartier du Boucoléon. Ce fut le grand amour et les parents de cette Melissa, amadoués par la dot que notre empereur a tenu à lui constituer, l'ont accueilli à bras ouverts. Il est retourné au métier qui était celui de ses pères. Il est heureux... et il a déjà deux fils. J'avoue que je l'ai envié. Aussi, ma douce, j'aimerais beaucoup que vous fissiez de moi un père...

- Vous voulez aussi des fils, bien sûr !

- Je n'ai rien contre les filles si elles vous ressemblent !

Malheureusement l'attente fut longue. A quatre reprises Sancie se trouva enceinte mais l'enfant venait mort-né ou ne vivait que quelques heures, au désespoir de ses parents. Sancie avait accompli à plusieurs reprises le pèlerinage à la Sainte-Baume, ce qui représentait un voyage long et souvent difficile, mais elle finit par y renoncer. A l'instante demande de son époux à qui elle ne permettait jamais de l'accompagner. Ce fut lui qui, un jour, la conduisit à Moustiers après avoir déclaré qu'il valait mieux s'adresser au Bon Dieu qu'à ses saints et qu'en l'occurrence Notre Dame lui paraissait plus apte à traiter les affaires d'enfants que la Madeleine l'avait jamais été. Et leur souhait fut exaucé : dans la nuit de Noël 1270, alors que les cloches se parlaient d'un clocher à l'autre à travers la Provence dans un ciel aussi bleu, aussi étoilé que lors du retour de son père, Olivier poussa son premier cri. Qui ne fut pas, et de loin, le dernier car il semblait doué des poumons les plus vigoureux de la comté.

Après lui, le couple dont l'amour ne se démentait pas n'eut pas d'autres enfants, mais celui-là semblait de taille à tenir toute la place à lui seul. De son père il eut les cheveux blonds, de sa mère les longues et vertes prunelles dont la couleur s'estompait d'un gris léger qui, avec le temps, les fit méditatives. Des deux, un caractère trempé, droit et vaillant comme l'épée dont, en dépit de son grand âge, le vieux Pernon trouva la force de lui apprendre à se servir. Au château on l'adorait. Cependant son père comme sa mère surent l'élever sans faiblesse ni mièvrerie. Un autre aussi intervint, involontairement peut-être, dans la formation de ce jeune garçon : frère Clément revenu au pays après une absence de plusieurs années.

C'était à présent un haut dignitaire de l'Ordre. A la suite d'un assez long séjour dans les templeries du Nord où il s’attacha à Guillaume de Beaujeu devenu le Grand Maître, il partit avec lui pour Saint-Jean-D’acre.

Parent du Roi de France, grand seigneur s'il en fut et d'une belle rigueur morale jointe à une bravoure exceptionnelle, frère Guillaume réussit, là-bas, à rendre au Temple sa grandeur et son auréole trop souvent menacées.

Ce fut lui, qui, sans tenir compte des regrets à se séparer d'un bras droit qu'il affectionnait particulièrement, le renvoya en Provence où, entre les exigences du comte, Charles d'Anjou investi désormais du royaume de Naples-Sicile, et la turbulence des cités dont plusieurs réclamaient des franchises à l'exemple de Marseille, la situation des maisons du Temple n'était pas toujours facile.

Frère Clément rentra donc mais, délaissant Marseille, choisit de s'installer à la tête de l'importante commanderie du Ruou, ce qui, en le ramenant dans son pays natal, permettait à son magistère d'atteindre sa dimension aussi bien dans le paysage que dans l'esprit des hommes en le détachant des agitations urbaines. Naturellement, les relations reprirent avec ceux de Valcroze. Une amitié se noua entre Renaud et lui. Le petit Olivier en fut le témoin admiratif. Peu à peu la puissante personnalité du Templier, sa foi exemplaire et la pureté de son engagement monastique et guerrier s'imposèrent à l'enfant au point qu'il finit par voir en lui une sorte d'archange descendu sur la terre pour la rédemption des pauvres humains.

Sancie, en mère attentive, s'aperçut la première de cet engouement mais s'en tracassa peu, pensant qu'avec la puberté, les aspirations de son fils se tourneraient davantage vers les filles que vers la vie austère d'une templerie. Elle savait ce qu'avaient été les appétits charnels de son époux, ce qu'ils étaient toujours pour son plus grand bonheur et elle pensait, non sans raison, que les chiens ne font pas des chats. Mais Olivier, s'il aimait les chevaux, les armes, la chasse et les chansons des troubadours célébrant les grands exploits et même l'amour des dames, ne semblait s'intéresser à aucune, leur préférant les longues causeries avec le chapelain Anselme, un prêtre doux et lettré qui lui avait appris à lire et à peu près tout ce qu'il savait. Les parents finirent par s'en inquiéter :

- Il ne va pas finir par nous réclamer un jour la permission de se faire tonsurer ? explosa un jour Renaud qui prit à part le père Anselme pour le prier de diriger les pensées de son fils unique vers des régions moins éthérées que le royaume de Dieu.

Le prêtre répondit qu'il ne faisait rien pour cela mais que l'adolescent était de ces âmes supérieures qui ne sauraient se satisfaire d'un quotidien trop à ras du sol :

- Cependant, ajouta-t-il, vous n'avez je crois à redouter ni la prêtrise ni le froc bénédictin, franciscain ou autre. Olivier aime trop les armes, les grands exploits, les beaux récits guerriers. Il attend l'adoubement comme une profession de foi, un véritable engagement au service des faibles, des meurtris, des victimes comme étant le meilleur moyen de servir Dieu.

- Vous êtes son confesseur : aucun visage féminin ne logerait-il au fond de son cœur ? Je ne vous demande pas de trahir le secret de la confession. Pas de nom...

- Qu'il n'aurait d'ailleurs pas confié mais, sire Renaud, vous le savez aussi bien que moi : aimer n'a jamais été un péché dont il faille s'accuser tant que l'amour n'offense aucun commandement divin !

- Vous avez raison. Pardonnez-moi ! Peut-être est-il encore un peu jeune...

Renaud se voulut rassurant en rapportant cet entretien à Sancie mais, dans sa sensibilité de femme et de mère, elle se montra plus clairvoyante :

- Et cela vous a contenté ? Trop jeune, dites-vous ? On peut n'être qu'un enfant et aimer de tout son être. N'avez-vous donc pas compris quel destin le père Anselme vous a décrit ? Celui d'un Templier ! Oubliez-vous que frère Clément, notre parent, est, avec vous... plus que vous peut-être, son héros, son modèle ?

- Non je ne l'oublie pas, fit Renaud soudain très sombre et qui, finalement, tempêta : Mais, par tous les saints du Paradis, il n'y a pas que le Temple ! Les Hospitaliers, eux aussi, sont chevaliers et savent combattre aussi bien que leurs... rivaux puisqu'ils l'ont toujours été !

- N'essayez donc pas de nous leurrer ! Ce n'est pas pareil et vous savez bien que j'ai raison...

Certes il le savait et aussi qu'il cherchait à les rassurer tous les deux sans y croire vraiment. Puisqu'ils n'auraient jamais qu'un seul enfant, ils se sentaient prêts à n'importe quel sacrifice pour le détourner d'une voie menant à une destruction sans gloire dont ils ne doutaient pas qu'elle fût inéluctable. Renaud pensait avec rage que, si Dieu lui avait permis de retrouver Roncelin et de lui faire payer ses crimes, l'âme d'Aymar de Rayaq, le vieux templier rescapé des Cornes de Hattin qui avait choisi de périr par le feu pour tenter de sauver la Vraie Croix, se fût apaisée jusqu'à retirer sa malédiction. Mais le démon avait si bien disparu que Courtenay finit par penser - et il avait fait part de son idée à Sancie ! - qu'il ne s'agissait peut-être pas d'un homme véritable, mais de l'un de ces suppôts de Satan voués à la perdition des âmes pures : en l'occurrence celle de ce Temple, béni par Bernard de Cîteaux qui, jadis, était si grand quand il était si pauvre et n'avait pas encore accumulé des richesses...

Un moment, les parents d'Olivier reprirent courage. Au tournoi de Pentecôte chez Boniface de Castellane où se pressait la noblesse de la région, une jeune fille parut attirer l'attention d'Olivier. Elle se nommait Agnès de Barjols, elle avait quatorze ans et elle évoquait à elle seule toutes les fleurs du printemps sous la masse dorée d'une chevelure à rendre jaloux le soleil. Olivier en avait quinze mais, grand pour son âge, il justifiait pleinement la fierté de sa mère. Naturellement, ils furent nombreux à se presser autour de ce jeune astre rayonnant qu'était Agnès : jouvenceaux, chevaliers et même barons, mais la belle enfant semblait avoir distingué Olivier et, à l'évidence, regrettait fort qu'il ne puisse porter ses couleurs dans les joutes puisqu'il n'était pas encore adoubé. On put les voir ensemble autant que le permettait la bienséance. Ce qui n'était pas beaucoup mais, sans avoir reçu aucune confidence, Sancie aurait juré à la lumière nouvelle dans les yeux du garçon que son cœur avait enfin parlé. Olivier, d'ailleurs, se montra soudain désireux de hâter son arrivée en chevalerie.

- Il est impatient de briller dans les tournois, confia Renaud ravi à sa femme. Et, comme il en est tout à fait capable, cela pourrait se faire à la prochaine Pentecôte. Nous donnerons alors une grande fête…

Cette perspective leur accorda quelques mois de joyeuses espérances. En se mariant, Olivier recevrait le riche fief de Bédarrides qui ne ferait pas de lui un mince seigneur et au moins serait géré sur place, et non plus à distance et par un « châtelain » si dévoué soit-il. Et puis la nouvelle arriva : Agnès de Barjols épousait le seigneur d'Esparron.

Si Olivier fut atteint, il n'en montra rien. Silencieux par nature, il découvrait peu ses sentiments. Il poursuivit sa préparation comme si de rien n'était et fit montre d'une virtuosité exceptionnelle aux joutes qui suivirent son adoubement au cours d'une fête mémorable qui rassembla toute la comté. Son succès auprès des dames et des demoiselles fut en proportion. Elles étaient nombreuses à le regarder doucement et à espérer cueillir, au bout de sa lance, la couronne de reine du tournoi. Ce fut aux pieds de sa mère, à la fois confuse et enchantée, qu'il la déposa. Ce qui ne l'empêcha pas de danser ce soir-là avec toutes les dames présentes comme s'il n'avait pas passé en prières la nuit précédente.

Six mois plus tard, il demandait à son père la permission d'entrer au Temple. Pour Renaud et Sancie ce fut comme si le ciel leur tombait sur la tête.

A tour de rôle ils essayèrent de raisonner Olivier. Celui-ci leur opposa une calme mais inébranlable fermeté. A son père il dit :

- Je veux servir Dieu, de l'âme et de l'épée !

- Cela n'exige pas d'entrer en religion. C'est très possible dans le siècle, en ayant femme et enfants !

- Et au service de qui pourrais-je combattre ? Les comtes de Provence devenus Rois de Naples ne se souviennent, qu'à peine de nous et ce sont pourtant nos suzerains. Le Roi de France est en lutte quasi ouverte avec le Pape et nos cousins, les empereurs Courtenay n'existent plus que sous la forme d'une jeune fille qui vit elle aussi en Italie puisque son père a épousé la fille de feu Charles d'Anjou, Roi de Naples. Le vieux fief de Courtenay appartient à présent à une branche collatérale que vous ne connaissez même pas. Seul, le Temple combat encore en Terre Sainte. C'est pour cette raison que je veux le rejoindre. Là, je serai certain que mon épée est bien au service de Dieu !

A sa mère qui, au bord de larmes courageusement retenues, lui représentait que, s'il s'obstinait, la famille constituée si difficilement s'éteindrait, qu'elle-même n'aurait jamais la joie d'embrasser ses petits-enfants et que leurs biens iraient se perdre dans l'immensité de ceux du Temple, il répondit :

- Mieux que quiconque le Temple sait protéger et faire fructifier ce qu'on lui confie. Vous devriez en avoir connaissance, mère, vous dont frère Clément a géré si bien les domaines pendant votre pèlerinage. Vous avez eu aussi la joie de fouler le sol de Terre Sainte. Me la refuserez-vous, cette joie ?

Il n'y avait rien à répondre. Sinon prier. Alors Sancie, accompagnée de Maximin, s'en alla implorer Notre Dame en son sanctuaire de Moustiers...


Un peu engourdie par la longue prostration où, après les oraisons, elle avait permis à ses souvenirs de revenir à la surface, elle se releva, sourit au moine qui, inquiet de son long tête-à-tête avec le Seigneur et sa Mère, était entré sur la pointe de ses sandales. Une dernière génuflexion. En passant près de lui, elle lui remit une généreuse aumône. Elle se sentait un peu réconfortée et, en franchissant le seuil trop neuf encore pour que les pas des pèlerins en eussent creusé la pierre, elle exhala un profond soupir. L'affaire était à présent entre les mains de Madame Marie et de son Divin Fils...

Au bas de la pente raide où s'élevait la chapelle, le solide Maximin l'attendait, assis sur un muret de pierre auprès des chevaux, mais il n'était plus seul : à côté de lui, un homme de haute taille dont le long manteau noir tombait jusqu'à ses éperons d'or attendait en causant tranquillement et le cœur de Sancie manqua un battement comme chaque fois qu'elle revoyait son époux après une séparation même brève. La soixantaine atteinte ne touchait ni la vitalité ni la silhouette de Renaud : elle se contentait de blanchir en partie ses cheveux blonds et d'ajouter à son visage des rides qui accentuaient la balafre et n'enlevaient rien à son charme. Sancie pensa que même le grand âge n'arriverait pas à courber cette lame d'acier : il aurait de plus en plus l'air d'un vieux lion, voilà tout ! L'apercevant, il monta vers elle, la rejoignit à mi-pente et prit dans ses grandes mains celles, délicates et fines, de sa femme :

- Avez-vous bien prié, ma douce ?

- De tout mon cœur, vous le savez, mais vous-même comment vous trouvez-vous ici ?

- Après votre départ, je me suis résolu à me rendre à la templerie de frère Clément pour m'entretenir avec lui. Cela fait, j'ai pensé vous rejoindre et j'ai pris la traverse vers Moustiers.

- Qu'avez-vous dit à frère Clément ?

- Tout ! Enfin tout ce qu'il était bon qu'il sût sans empiéter sur ce qui ne regarde que nous deux. Ce n'était pas la première fois que nous parlions de ce Roncelin dont il me semble que personne ne sache ce qu'il a pu devenir, mais cette fois je lui ai raconté l'affaire de Hattin... la malédiction en forme de prophétie. Il fallait que j'explique notre répugnance à voir Olivier entrer dans l'Ordre, ajouta-t-il sur un ton d'excuse que Sancie réfuta aussitôt :

- Vous ne pouviez faire autrement. Qu'a-t-il répondu ?

- Il a hoché la tête. Pendant un long moment, plongé en méditation, il a gardé le silence et moi je n'osais l'interrompre, inquiet que j'étais de le voir si sombre tout à coup. Enfin il parla : « Ainsi, selon votre prédiction, c'est le Roi Philippe qui devrait nous détruire ? Le portrait est criant de vérité et je sais qu'il ne nous aime guère. D'autre part, je sais aussi que d'étranges déviations existent parmi ceux qui ayant vécu trop longtemps en Orient ont eu trop de relations avec les Infidèles mais je peux vous assurer que l'Ordre est pur dans sa grande majorité et que, si nous avons nos secrets, ceux-ci ne sauraient offenser Dieu ni Ses Commandements sacrés. J'ai confiance, moi, en Sa justice, en Sa Miséricorde pour effacer cet anathème par trop injuste ! Parmi nous, Olivier est capable d'atteindre des sommets... » Il a ajouté qu'il l'aimait comme un fils et veillerait sur lui. Que vouliez-vous que je réponde ?

- Rien, mon ami ! Depuis mon enfance je connais Clément de Salernes, sa foi et son intransigeance. Il est l'incarnation même du Temple et même si, dans son for intérieur, il accorde quelque foi à ce que vous lui avez révélé, il ne l'admettra jamais. Mais que vienne un jour le temps du malheur annoncé, et peut-être saura-t-il faire ce qu'il faut pour limiter le désastre et en préserver au moins quelques-uns de ses frères ! Aussi avez-vous bien fait de lui en parler mais, moi, j'espère de toute mon âme que la Mère de Dieu m'aura entendue et nous épargnera…

Renaud prit la main de sa femme pour y poser tendrement ses lèvres.

- Je pense, dit-il, qu'il faut nous en remettre à la volonté de Dieu. Nos destins sont écrits je ne sais où, mais en priant et en se tournant vers ceux qui ont besoin d'aide, il doit être possible de les infléchir. Et vous êtes la femme la plus généreuse qui soit au monde...

Oh, le réconfort de ce baiser, de cette voix, de cette présence forte et tendre ! Sancie sentit s'alléger le poids qui l'opprimait. C'était déjà une grâce extrême que cet amour sans faille qui les unissait maintenant. Le meilleur abri, la meilleure protection contre les ornières de la vie creusées dans leur chemin commun. Et Sancie savait qu'il y en aurait encore. Qu'il y en aurait toujours. Une route bien lisse, cela n'existait pas.

La première faille se présenta quand, ensemble, ils regagnèrent leur château de Valcroze : un genou en terre et une grande lumière d'espérance au fond de son regard, Olivier vint demander humblement à ses parents de lui permettre de faire profession. Les larmes aux yeux mais sans que soit émise la moindre objection, ce lui fut accordé.

Le lendemain Olivier quittait Valcroze sans se retourner pour rejoindre son destin. Six mois plus tard, à Marseille, il s'embarquait sur une galère du Temple à destination de Saint-Jean-D’acre...

Il allait y rester trois ans jusqu'au dernier combat, d'autant plus fabuleux qu'il fut désespéré. Après des prodiges de vaillance et la mort du Grand Maître Guillaume de Beaujeu, le Temple dut quitter pour jamais la Terre Sainte y laissant le souvenir fulgurant d'une longue et haute aventure humaine.

On se replia à Chypre. C'est là qu'en 1292 fut élu à la Grande Maîtrise un chevalier franc-comtois qui se nommait Jacques de Molay.

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