Bien à plat sur la main qui s’élevait comme une offrande vers la flamme des longues chandelles, le joyau s'habilla de lumière écarlate et rayonna comme si un minuscule volcan s'était allumé au creux de la paume de la Reine de Navarre. Pour faire naître d'autres scintillements dont certains se reflétaient sur son visage, elle fit tourner sa main autour de son mince poignet et, finalement soupira :
- C'est merveille, Maître Pierre, mais j'ai beaucoup dépensé ce mois pour mes atours. Un nouvel achat ne serait pas raisonnable…
Pierre de Mantes était l'orfèvre du roi Philippe. Il se contenta de sourire en s'inclinant :
- Beauté et raison s'accordent mal, Madame, et rien n'est trop magnifique pour parer la future Reine de France. Surtout pour une circonstance importante.
Le petit discours faisait partie du jeu. Il faudrait peut-être en ajouter encore un peu, mais l'orateur était certain de parvenir à ses fins. Marguerite adorait les rubis, comme tout ce qui était rouge, sa couleur favorite, et il savait qu'elle ne résisterait pas longtemps à ceux-là. Toujours sans quitter des yeux le joyau, elle demanda :
- Vous pensez à la venue annoncée de ma belle-sœur d'Angleterre ?
- En effet, et lorsque nous avons reçu de Venise ces admirables pierres venues de plus loin encore, ce fermail s'est composé comme de lui-même avec son entrelacs d'or et d'émaux. Les perles qui les font ressortir sont d'une grande pureté et d'un grain rarissime. Tout juste ce qu'il fallait pour mieux exalter la splendeur de ce que les Orientaux appellent « les gouttes de sang au cœur de la Terre Mère » !
Marguerite quitta son fauteuil incrusté d'argent, de cristal et de topazes, et alla vers la vaste cheminée où crépitait un bon feu - on était en mars et la saison sentait encore l'hiver -, traînant après elle sa longue robe de velours pourpre réchauffée par un surcot bordé d'hermine. Les yeux de l'orfèvre s'arrondirent : au lent balancement des pas, la robe s'ouvrait jusqu'à la hanche, dévoilant, le temps d'un éclair, des jambes ravissantes. Le spectacle était troublant mais Pierre de Mantes assez âgé pour ne pas se laisser détourner de ses propos. Il se demanda seulement ce que le roi Philippe pouvait penser d'un vêtement de ce genre, lui qui n'avait jamais quitté le regret de son épouse défunte et n'aimait pas que l'on eût, à sa cour, une tenue légère.
Marguerite cependant tenait toujours le fermail. C'était aux flammes de la cheminée qu'elle mirait à présent les trois gros rubis. Son joli visage reflétait sa fascination, le désir qu'elle avait de ce bijou. Pierre de Mantes toussota :
- Il vous va si bien, Madame... et pour le paiement nous pourrions... trouver un arrangement ?
Du bout du doigt, Marguerite caressa les pierres comme elle l'eût fait d'un chaton.
- Qu'en ferez-vous si je ne l'achète pas ? demanda-t-elle sans le regarder.
- Je l’irai offrir à notre sire Philippe. Il aura peut-être le désir de faire présent à la reine Isabelle quand elle sera en nos murs...
Un éclair de colère traversa les profonds yeux noirs de la reine de Navarre :
- Isabelle ? Pourquoi Isabelle ?
- C'est un bijou de reine, Madame, qui ne saurait aller à moindre dame, mais j'avoue que cela m'affligerait. Madame Isabelle est blonde. Le rubis est parure de brune et nulle ne l'est plus magnifiquement que vous, Madame, ajouta-t-il en osant un regard appréciateur qui après un rapide passage sur un corps que l'on n'avait aucune peine à deviner superbe s'attachait aux lèvres pulpeuses, aux vastes prunelles d'un noir de velours ourlées de longs cils posées comme un masque sur la peau d'ivoire nacré. Plutôt petite, mais proportionnée à miracle, Marguerite avait l'éclat, la perfection d'une rose à l'instant où elle va s'épanouir. Mère depuis trois ans d'une petite fille, elle n'en gardait pas moins la finesse d'une jeune fille. D'humeur volontiers hautaine, elle ne s'offensa cependant pas du regard du marchand. Il était un homme, un homme de goût, et elle aimait séduire, elle aimait voir naître le trouble dans les yeux masculins.
Se tournant soudain vers la dame qui, près de la fenêtre, lisait un livre d'heures, elle dit :
- Madame de Courcelles, soyez assez bonne pour aller chercher Aude. Dites-lui qu'elle apporte le manteau de camocas qu'elle me prépare...
La dame, une jeune femme au visage fin et intelligent enserré d'une guimpe de soie blanche assortie à son chaperon brodé de violet, se leva et sortit pour revenir presque aussitôt avec une jeune fille dont les longs cheveux d'un blond argenté tombaient librement sur son dos de sous sa petite toque plate de soie azurée retenue par une mentonnière de mousseline. Elle tenait, rejeté sur ses bras étendus, un flot de brocart blanc tissé d'or et doublé de taffetas cramoisi qu'elle vint draper sur les épaules que lui présentait Marguerite. Ainsi revêtue des plis neigeux qu'animait l'éclatante doublure, la jeune reine alla vers un assez grand miroir serti de bronze pendu à un mur et plaça le fermail à la base du col où aucun agrafage n'était encore posé. Près de son visage au teint animé, l'effet était magique et Aude joignit les mains avec un sourire ébloui !
- Oh, Madame ! C'est tout juste le fermail qui convient !
- Aussi je crois que je vais le garder...
Puis, se tournant vers Pierre de Mantes en maintenant d'une main les plis somptueux, elle s'écria :
- Eh bien, maître Pierre, vous m'avez séduite une fois de plus. Je pense d'ailleurs que vous vous y attendiez !
- Je l'espérais, Madame, fit-il en s'inclinant très bas. Je l'espérais...
- Voilà qui est dit ! A présent, voyez Madame de Comminges qui veille à ma cassette et prenez avec elle les arrangements dont vous parliez…
Il sortit en saluant tandis que Marguerite, soudain d'excellente humeur, retournait s'admirer, aidée par Aude heureuse de voir son œuvre aussi merveilleusement complétée.
- Cela ira admirablement avec cette belle ceinture que… Monseigneur Louis vous a donnée pour votre fête, dit-elle. Les rubis y sont sans doute beaucoup plus petits, mais la teinte en est semblable !
- Tu as certainement raison !
Au fil des années, Marguerite s'était attachée à la fille de Mathieu de Montreuil. La beauté devenue rayonnante de la jeune fille ne la gênait en rien, bien au contraire : elle aimait l'avoir auprès d'elle pour le contraste qu'elle offrait avec sa splendeur brune. Elle était trop sûre d'elle-même pour redouter quiconque, en outre Aude, timide et réservée, était sage et repoussait doucement mais fermement ceux qui se risquaient à lui conter fleurette et ce n'était pas pour déplaire à la jeune reine. Un jour, qui était à la Noël dernière, elle lui avait posé la question :
- Il y a peu de jouvencelles aussi belles que toi, lui dit-elle, et les prières en mariage ou… autrement, ne te manquent pas ! Certains sont de jeunes seigneurs et j'en sais de séduisants. Comment se fait-il qu'aucun n'ait réussi à te toucher ? Quel âge as-tu ?
- Je vais avoir vingt ans, Madame.
- Et ton cœur n'a pas encore parlé ? C'est à n'y pas croire !
Aude avait alors posé sur Marguerite son regard transparent subitement devenu rêveur :
- Il y a longtemps déjà qu'il a parlé, Madame, et depuis ne s'est jamais déjugé !
- Vraiment ? Ah, tu me rassures ! Et qui est cet heureux jeune homme ? Car je suppose qu'il n'est guère vieux.
- Vieux, non, il ne le sera jamais. Comme je ne serai jamais sienne, ajouta-t-elle poussée par un besoin spontané de se confier.
Elle avait appris à connaître Marguerite, elle la savait fière mais bonne et généreuse. Loin de se moquer, comme l'eût fait peut-être sa tante Bertrade pour qui réussir sa vie consistait à faire un beau mariage.
- Mais pourquoi ? Ne me dis pas qu'il en aime une autre, car c'est du domaine de l'impossible ! Sauf si c'est moi, continua-t-elle en riant.
- Non. Il n'en aime pas d'autre… si ce n'est Notre-Dame !
Les yeux noirs trouvèrent le moyen de s'agrandir encore :
- Un prêtre ? ou un moine ? Je conviens qu'il en est d'aimables mais ce serait si grande malchance...
- C'est pire encore, Madame, fit Aude au bord des larmes. C'est... un Templier, avoua-t-elle dans un souffle.
Une sincère expression de pitié adoucit le visage de la jeune femme. Elle entoura d'un bras les épaules de sa suivante :
- Pauvre, pauvre petite ! Et naturellement tu ne sais pas s'il est encore vivant ?
- Il est en vie, mais j'ignore où il est... N'importe comment il ne m'a même jamais regardée et je n'ai rien à attendre de lui...
- Malgré tout, tu l'aimes ?
- Oh oui, Madame !
- Quel gâchis ! Tu es jeune, ravissante, sage, tu brodes comme une fée et tu pourrais régner à la fois sur une maison et le cœur d'un beau garçon que tu aimerais. Et tu as choisi l'impossible...
- On ne choisit pas, Madame !
- A qui le dis-tu ! Ecoute, s'il arrivait que ton Templier - en fuite j'imagine ! - ait besoin de secours, tu me le diras. Je te donnerai... l'argent pour payer un geôlier par exemple, ou un sauf-conduit... Je voudrais tant, s'écria-t-elle dans un de ces élans du cœur qu'elle ne contrôlait pas et qui étaient rares mais lui valaient bien des dévouements, je voudrais tellement réussir à te rendre heureuse ! Au moins toi !
Bouleversée, Aude s'était laissée tomber à terre pour baiser les pieds de celle qui se déclarait si ouvertement sa protectrice, mais Marguerite la relevait et l'embrassait :
- Ces mauvais jours où l'on n'en finit pas de traquer le Temple, de juger le Temple, de torturer et de brûler le Temple passeront bien un jour, dit-elle. Et moi le temps viendra où je serai reine de France, nous verrons alors ce qu'il est possible de faire pour l'aider...
Depuis cette heure, Aude vouait à Marguerite une sorte de vénération...
Marguerite s'admirait encore lorsque l'huissier de la chambre en ouvrit grande la porte pour laisser passer le groupe le plus joyeux, le plus brillant... et le plus bruyant qui soit : les cousines et belles-sœurs de Marguerite, Jeanne de Poitiers et Blanche de la Marche, escortées d'un beau gentilhomme d'une trentaine d'années qu'elles semblaient amener de force en le tenant chacune par une main. Il s'en défendait en riant, assez mollement :
- Marguerite, s'écria Blanche, voici messire d'Aulnay que nous t'amenons. Nous l'avons rencontré en bas, chargé d'un message du mari de Jeanne pour le tien... Oh, mais que c'est donc joli ! ajouta-t-elle en lâchant sa proie pour se précipiter vers sa cousine en bousculant quelque peu Aude...
- Attention, protesta Marguerite, tu vas me déchirer ! Vous allez devoir laisser votre message, messire Gautier Mon époux n'est pas là : il chasse à Vincennes aujourd'hui, avec le Roi. Est-ce que tous les hommes de la famille n'y sont pas ?
- Non, ni Monseigneur de Poitiers... ni Monseigneur de Valois, répondit l'interpellé d'une voix chaude qui amena un sourire dans les yeux de Marguerite.
- D'où vient en ce cas que votre frère ne vous accompagne pas, puisque en dehors de vos services vous ne vous quittez guère. Blanche, tiens-toi en repos et rends-moi ce fermail ! Je viens de l'acheter et sache bien que tu ne l'auras jamais !
Elle reprit le bijou des mains de la jeune folle, fit glisser le manteau de ses épaules et donna l'ensemble à Aude qui, à l'entrée des princesses, avait plié le genou.
- Allez achever cet ouvrage, petite, dit-elle sur un ton plus doux, puis le donnerez à Madame de Courcelles pour qu'elle le range...
Sous les protestations de Blanche qui l'empêchèrent d'entendre la réponse du gentilhomme, Aude sortit de la pièce par une porte discrète donnant sur la garde-robe de Marguerite. Elle y trouva sa tante Bertrade qui, appuyée sur une canne - elle s'était fait une entorse huit jours plus tôt ! -, avait clopiné jusque-là depuis le logis qu'elles deux occupaient à l'étage supérieur et, assise près de la fenêtre, s'occupait à broder de rose une robe de velours blanc destinée à la fille de Marguerite, la petite Jeanne, âgée de trois ans.
- Ma tante ! reprocha Aude. Que faites-vous céans malgré le mire qui vous a enjoint de ne pas quitter la chambre de deux semaines ? Descendre un escalier aussi raide est une véritable imprudence !
- Laisse ! Je m'ennuie trop là-haut ! Et, en fait d'imprudence, j'en connais qui en commettent de pires que les miennes !
- De quoi parlez-vous ?
Bertrade secoua la tête avec impatience, renifla, puis :
- N'est-ce pas l'un des frères d'Aulnay que je viens de voir arriver en même temps que les princesses ?
- Si fait ! Messire Gautier ! Elles l'ont rencontré en bas alors qu'il apportait un message à notre sire Louis !
- Fariboles ! Ils sont arrivés ensemble, le cheval de messire Gautier derrière la litière des princesses ! Encore heureux que ce ne soit pas avec son frère ! Tout cela finira mal, je le prédis !
- Tout cela ? Mais quoi ?
Bertrade semblait de très mauvaise humeur ; brusquement, elle abandonna son aiguille et regarda sa nièce d'un air malheureux :
- Une fois de plus j'ai parlé trop vite et je m'en veux ! Prends que je n'ai rien dit et parlons d'autre chose !
Avec beaucoup de douceur, Aude ôta l'ouvrage des mains de sa tante et s'agenouilla près d'elle :
- Chère tante, dit-elle, vous êtes malheureuse et je ne comprends pas pourquoi. On a l'impression que vous redoutez quelque chose ! Ne me confierez-vous pas ? J'ai vingt ans, vous savez...
Du bout d'un doigt, Bertrade caressa la joue fraîche :
- Tant que ça ? J'ai toujours l'impression que tu n'en as pas plus qu'à ton entrée ici. Que je regrette déjà depuis un moment ! Je n'aurais pas dû t'enlever de chez ton père...
- Mais pourquoi, enfin ? Pourquoi ? N'y suis-je pas bien auprès de vous... et aussi de Madame Marguerite qui est si bonne pour moi ? Je me suis attachée à elle et la quitter me serait douloureux ! D'ailleurs, vous ne pensez pas sérieusement ce que vous dites.
- Oh si, je le pense ! Il se passe dans cette maison des choses bien étranges et tout d'abord j'ai refusé de le croire, mais mes craintes sont en train de devenir certitudes ! Tu n'as jamais rien remarqué ? Vraiment ? De Madame Marguerite et de la vieille tour, poursuivit-elle, qu'elle a fait aménager en petit appartement, voici... quatre ans, afin de s'y retirer pour méditer, s'écarter du bruit de l'hôtel et regarder le coucher du soleil sur la Seine, que sais-je encore ?
- Sans doute, mais n'était-ce pas son droit ? Un caprice comme un autre, je pense, ajouta la jeune fille en souriant. De plus elle n'y va pas souvent !
- De jour, non. Elle n'y va même jamais. La nuit, c'est autre chose : je te garantis qu'elle y va...
- Pourquoi pas ? On prie et l'on médite mieux la nuit quand les bruits de la ville et de la maison se sont éteints !
Bertrade leva les yeux au plafond. La pureté de cette enfant lui faisait trouver naturelles les moindres bizarreries de l'existence ! Elle se demanda si elle devait poursuivre, mais elle sentit que la curiosité d'Aude était éveillée et, n'importe comment, il n'était plus possible de retourner en arrière :
- Tu as sans doute raison, soupira-t-elle, mais ce sont les nuits où Monseigneur Louis est retenu au palais ou accompagne son père dans quelque déplacement. En outre, ces nuits-là, sa cousine Blanche vient les passer avec elle. Toujours Blanche et jamais Jeanne, alors que Monseigneur de Poitiers s'absente lui aussi.
- Madame Blanche est plus jeune, plus gaie...
- Ça, tu peux le dire ! Et c'est tellement plus facile de méditer ou de prier en compagnie d'une jeune folle qui rit et babille à longueur de temps !
Aude écarta les mains dans un geste d'ignorance. Elle était à bout d'arguments et se contentait d'attendre la suite. Qui ne se fit pas désirer :
- Tu es déjà entrée dans la tour ?
- Pour quoi faire ? Elle est isolée, à l'écart des logis et Madame Marguerite n'a aucune raison de m'y appeler.
- Certes, mais n'as-tu jamais trouvé étrange qu'aucun serviteur de l'hôtel n'y pénètre jamais, à la seule exception de Marthe, la chambrière de Madame Marguerite qui est auprès d'elle depuis l'enfance, et Séverin qui, lui aussi, est arrivé avec elle ?
- Mon Dieu, non ! Cela me paraît naturel au contraire, puisqu'il s'agit d'un retrait tout personnel ! Il est normal qu'elle le confie à ceux qui ont son entière confiance...
Cette fois Bertrade s'avoua vaincue et s'en trouva un peu soulagée. Quelle raison, au fond, de troubler la paix de ce cœur pur dont Marguerite possédait à présent une partie ? Quelle raison de lui raconter qu'une des fameuses nuits où Marguerite et sa cousine étaient dans la tour, Bertrade avait elle-même quitté sa chambre, en prenant d'infinies précautions et en ayant soin de ne pas réveiller Aude, pour s'approcher, par le couloir rigoureusement désert que la jeune reine avait fait aménager afin d'éviter de passer par les jardins quand le temps était mauvais, de ce « retrait » qui l'intriguait tant. Au bout du boyau faiblement éclairé, se trouvait un petit palier devant lequel Séverin - Bourguignon d'une trentaine d'années taillé comme un ours et a peu près aussi gracieux ! - sommeillait sur un escabeau dans la lumière jaune d'une torche fixée au mur. Elle resta là un moment à le regarder, n'osant s'avancer davantage mais tendant l'oreille dans l'espoir d'essayer de saisir le moindre bruit. Les murs étaient épais et elle se préparait à se retirer quand, soudain, la porte devant laquelle Séverin était assis s'ouvrit et Marguerite passa le haut de son corps pour demander quelque chose. Or elle n'était vêtue que d'une sorte de dalmatique dont elle retenait les plis contre ses seins, mais qui laissait à nu ses épaules sur lesquelles se tordaient les mèches noires de ses cheveux dénoués. En même temps, un rire féminin - celui de Blanche - se fit entendre à l'intérieur, répondant à une voix d'homme. Que Bertrade reconnut sans peine : c'était le timbre grave, un peu voilé de Gautier d'Aulnay que, depuis quelque temps, on voyait un peu trop souvent avec son frère Philippe dans le sillage des princesses. Sans attendre son reste, Bertrade s'enfuit en courant et regagna son logis hors d'haleine. Le cœur lui cognait si fort dans la poitrine qu'elle s'assit un instant sur la dernière marche de l'escalier pour se donner le temps de se calmer. Elle avait l'impression que son souffle ronflait comme un feu de forge, capable de réveiller toute la maison. Elle finit cependant par retrouver son rythme normal et par regagner son lit, mais cette nuit-là il lui avait été impossible de trouver le sommeil. Les nuits suivantes non plus, car elle ne cessait de s'imaginer ce qui se passerait si le pot aux roses était découvert. Le comte de la Marche n'était qu'un benêt qui adorait sottement sa jolie petite Blanche. Celui-là se contenterait sans doute de pleurer, mais le Hutin, violent, cruel à la façon des faibles et qui déjà n'aimait pas trop sa femme dont il jalousait l'éclat et la désinvolture, était capable du pire. Il n'oserait peut-être pas la tuer parce qu'il redoutait son père - et encore pouvait-il se laisser emporter par l'une de ses fureurs aveugles ! -, mais il s'en prendrait sûrement à son entourage qu'il était susceptible de considérer comme étant de connivence. Quant au roi Philippe lui-même, si attaché à l'honneur des dames, rien ni personne ne pouvait prévoir comment il réagirait. De toute façon, si ce commerce amoureux qui, à bien y réfléchir, durait certainement depuis plus de deux ans, ne se terminait pas au plus vite, le nuage noir que Bertrade voyait pointer sur la tour de Nesle crèverait dans un proche avenir : avec le temps, les amants, rassurés par un silence complice, en prenaient de plus en plus à leur aise et commettaient des imprudences.
Ces pensées rongeaient Bertrade. Minée par l'insomnie, elle avait des somnolences dans la journée et ses pas devenaient hésitants. D'où la dégringolade dans l'escalier où elle avait bien failli se rompre les os. D'où aussi cet accès d'angoisse qui l'avait poussée à tenter d'ouvrir les yeux de sa nièce.
L'entreprise ayant échoué, elle s'y résigna mais seulement jusqu'à un certain point. Sans doute était-il mieux qu'Aude garde ses illusions. Il n'en fallait pas moins contourner l'obstacle. Le mieux serait d'éloigner la jeune fille de l'hôtel de Nesle pendant un moment jusqu'à ce que soit passé... quoi au fait ? La pauvre n'aurait pu l'expliquer mais la peur qui l'habitait à présent affinait son flair et lui soufflait que ce qu'elle redoutait n'était plus très éloigné.
A cela une solution : ramener Aude à la maison sous un prétexte ou un autre. Donc la première chose à faire était de s'en aller à Montreuil prendre langue avec sa sœur Juliane, lui faire part de ses angoisses - Juliane était la discrétion même ! - et voir avec elle comment il serait possible d'y mettre un terme. Tout provisoire d'ailleurs, le temps pour Bertrade de retrouver ses esprits parce que si rien ne se passait de ce qu'elle redoutait, il lui serait impossible de ne pas ramener auprès de Marguerite son ornatrice préférée que beaucoup lui enviaient, à commencer par ses belles-sœurs, et dont elle avait fait une demoiselle de parage bien qu'Aude ne fût pas noble ; sans rencontre d'opposition, c'était dans l'air d'une époque où le roi Philippe faisait siéger à son conseil des juristes sortis de la bourgeoisie.
En attendant, il fallait trouver un prétexte pour se rendre à Montreuil, ce qui n'était pas si aisé quand on appartenait à une maison royale où le travail ne manquait jamais. A plus forte raison avec cette jambe qu'elle traînait misérablement après elle et qui lambinait pour guérir. Ce délai forcé permit à Bertrade de récupérer un peu de calme et même de se rassurer. On allait entrer en Carême et ce serait toujours quarante jours de gagnés, les princesses ayant trop souci de leurs devoirs religieux pour batifoler avec leurs amants - c'était malheureusement le terme qui convenait ! - durant cette période sacrée.
Un incident vint remettre les choses en question précisément trois jours avant le mardi gras. Ce matin-là, tandis que la litière de Blanche ramenait la jeune femme chez elle après qu'elle eut passé la nuit auprès de sa sœur et que Marguerite dormait encore, Madame de Courcelles vint trouver Bertrade, visiblement contrariée :
- Vous souvenez-vous, lui dit-elle, de cette aumônière ornée d'escarboucles et de perles que Madame Marguerite a reçue en présent à la Noël dernière ?
- Avec deux autres semblables pour les princesses et que la reine Isabelle a envoyées de Londres. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Parce que je ne la retrouve pas ! Madame Marguerite qui est encore au lit m'a demandé de lui préparer sa nouvelle robe pourpre brodée d'orfroi et l'idée m'est venue de sortir cet objet dont les teintes conviennent parfaitement à cette toilette.
- Sans doute, mais n'oubliez-vous pas que la reine de Navarre ne la porte jamais parce qu'elle ne l'aime pas et la trouve trop large ?
- Elle change si facilement d'avis quand il s'agit de parure ! J'ai pensé qu'en lui présentant l'ensemble elle serait séduite. De toute façon il faut que je lui en propose une autre parce que, encore une fois, je ne peux mettre la main dessus.
- C'est étonnant ! Je l'ai vue pas plus tard que ce lundi-ci quand j'ai pris celle en velours noir afin d'en réparer la broderie un peu déchirée ! Elle était avec les autres dans le coffre d’ébène et d'ivoire...
- Je le pensais aussi, mais venez juger vous-même.
- A Dieu ne plaise, Madame, que j'ose me permettre de douter de la parole d'une noble dame !
- Laissez ma noblesse de côté ! Pour l'instant, nous sommes seulement deux femmes au service de la Reine à qui il manque une de ses parures. Suivez-moi !
Bertrade lui emboîta le pas sans plus insister jusqu’à la petite salle où les atours de la future reine de France s'entassaient dans une collection d'armoires et de coffres à la hauteur de sa coquetterie. Les bijoux, eux, reposaient dans un énorme coffre bardé de fer et muni de serrures à l'épreuve des vols, dans la chambre même de Marguerite. La mallette d'ébène et d'ivoire grande ouverte montrait une collection d'aumônières de formes, de couleurs et de tailles variées, toutes richement ornées, mais celle que l'on cherchait n'y était pas.
Aude, qui rapportait des chemises que l'on venait de repasser, affirma qu'elle avait vu elle aussi l'aumônière parmi les autres au jour signalé par sa tante. Mais à sa manière simple et claire elle ne se posa pas de questions :
- Le mieux ne serait-il pas de demander à Madame Marguerite elle-même ? Il se peut, que s'en souvenant, elle ait eu fantaisie de la prendre et elle l'aura posée quelque part ?
- Vous avez raison, petite ! Allons porter ensemble cette robe que Madame a demandée. Elle nous dira si elle l'a prise.
En dépit de l'heure déjà avancée, Marguerite n'avait pas encore quitté son lit, mais le feu qui flambait dans la grande cheminée répandait une si douce chaleur que la jeune femme s'était extraite de son cocon de draps soyeux et de fourrures et reposait nue sur ses couvertures, tandis que ses servantes lui préparaient un bain dans un cuveau habillé d'un drap apporté à cet effet. Elle prenait toujours plaisir à montrer le corps splendide que lui avait donné la Nature et ses femmes, habituées, n'y prêtaient plus guère d'attention.
Elle semblait d'assez mauvaise humeur et rabroua sans ménagement sa dame d'honneur quand celle-ci parla de l'aumônière :
- Quelle idée de vouloir me la faire porter quand vous savez parfaitement qu'elle ne me plaît pas !
- C'est pourtant belle chose, Madame et j'espérais que la Reine aurait changé d'avis...
- Pourquoi l'aurais-je fait ? Il suffit que le présent vienne de Londres pour qu'il m'indispose ! Qu'importe, il est inutile de chercher plus longtemps ! Je m'en suis défaite !
- Défaite ! Mais si Madame Isabelle vient nous voir prochainement...
Marguerite s'assit sur son lit et darda un œil noir sur sa suivante tandis que sa voix furieuse martelait :
- Eh quoi ? Il n'est pas rare qu'aux jours de fête on échange des présents comme il se doit entre parents. Ma belle-sœur ne demandera pas une aumônière qui est... petite chose ! Il suffira que je ne mette rien qui aille avec celle-là... à commencer par cette robe ! Et maintenant je veux mon bain !
Les trois femmes sortirent en silence tandis que les baigneuses s'emparaient de leur maîtresse. La chambre s'était remplie d'une légère buée parfumée à ce jasmin d'Orient que Marguerite aimait tant. Elles allèrent vaquer chacune à ses occupations sans échanger une parole. Aude parce que c'était pour elle chose sans importance, Madame de Courcelles parce que habituée de longue date aux caprices de la jeune reine, et Bertrade... parce qu'elle retrouvait intactes ses craintes qui n'étaient pas loin de se changer en terreur. Une seule pensée la hantait : au profit de qui Marguerite s'était-elle défaite de l'escarcelle aux grenats ? Elle était, en effet, un peu grande pour une femme et de là à penser qu'elle appartenait désormais à un homme, la distance était minime, aussi la franchit-elle sans hésiter. Quel était celui des frères d'Aulnay qui allait pouvoir se parer d'un présent royal que Marguerite, fort heureusement, n'avait pas encore porté...
Ces cogitations ne lui valant rien, Bertrade décida qu'il était temps de voir sa sœur et, afin de pouvoir partir sans difficultés, se livra à une petite comédie au sujet de sa jambe - qui allait beaucoup mieux ! - dont, avec soupirs et gémissements elle se dit excédée et fort désireuse de se rendre à Montreuil où, pas bien loin de chez sa sœur, officiait un rebouteux dont on disait merveilles et qui la remettrait sur ses deux pieds en un rien de temps. Ledit rebouteux n'existant que dans son imagination, elle avait pris soin, auparavant, d'avertir Aude de son stratagème :
- Il faut absolument que je voie ta mère ! J'ai des choses importantes à lui dire... Alors ne t'étonne pas !
Elle prépara donc un petit baluchon - elle ne rentrerai que le lendemain ! -, boitilla jusqu'aux écuries où le chef palefrenier lui prépara bien volontiers Eglantine, qui était sa mule préférée.
- Vous avez de la chance de quitter l'hôtel jusqu'à demain, lui dit-il avec un soupir. Comme vous pouvez le voir l'écurie est pleine. Monseigneur Louis vient de rentrer afin de s'aliter et de prendre médecine, ce qui le met chaque fois de fort mauvaise humeur. Horions et jurons vont pleuvoir !
- Madame Marguerite n'est pas mieux lunée ! Elle a mal dormi. Ils trouveront bien le moyen de se disputer. Ce sera toujours autant d'épargné aux serviteurs de l'un comme de l'autre ! Quant à Monseigneur Louis, s'il était plus souvent au logis au lieu de passer ses jours et la moitié de ses nuits au Palais, les choses iraient peut-être mieux entre lui et sa femme !
- Au Palais ou ailleurs, fit le gros Denis en clignant de l'œil. Il aurait pris du goût pour les ribaudes chez qui l’emmène Monseigneur d'Artois. Si c'est pas malheureux quand on a une si belle femme !
- Il ne l'aime pas. Ça dit tout. Mais comme elle ne l'aime pas non plus, leurs enfants ne leur coûteront guère à nourrir ! On peut même se demander comment ils ont pu faire ensemble la petite Jeanne !
Denis baissa la voix jusqu'à chuchotement :
- Chut ! Pas si haut !... Vous n'êtes pas la seule à vous poser la question : ils sont bruns l'un et l'autre alors que l'enfant est toute blonde.
- Oh, cela peut arriver ! le Roi est blond et le prince Charles aussi alors que le prince Philippe est brun... Assez bavardé à présent ! Il faut que je me mette en route. Grand merci, Maître Denis !
Pour seule réponse, il appliqua une claque sur la croupe de la mule qui partit d'un pas relevé. Tout en se dirigeant vers le Petit-Pont qui allait lui faire traverser la Cité avant de gagner la rive droite de la Seine par le Grand-Pont, Bertrade repassait dans sa mémoire ce qu'elle venait d'entendre qui, en fait, apportait de l'eau à son moulin. Ce n'était un secret pour personne - sauf peut-être pour le Roi ! - que le ménage Navarre marchait mal, en admettant qu'il eût jamais marché, et si les gens de l'hôtel s'interrogeaient sur la légitimité de la petite Jeanne, que serait-ce si l'on apprenait que Marguerite avait un amant ?
Denis était un brave homme qu'elle connaissait depuis longtemps et, s'il causait volontiers avec elle, il n'était pas celui qui clabaude dans tous les coins, mais c'était déjà suffisamment inquiétant qu'il se posât quelques-unes des questions qui lui empoisonnaient la vie à elle.
Et tandis qu'elle traçait son chemin à travers la ville boueuse et encombrée, Bertrade se mit à essayer de deviner depuis combien de temps l'un des frères d'Aulnay suppléait aux carences de Louis car, par malheur, tous les deux étaient blonds...
Elle était si absorbée dans ses pensées qu'elle ne prit même pas garde à l'agitation qui régnait dans la Cité, remarquant à peine en passant aux abords de Notre-Dame que des charpentiers étaient en train de construire une tribune devant le portail principal. Il n'était pas rare que l'on préparât une cérémonie dont la cathédrale était le centre.
En revanche, elle eut un instant envie d'aller voir si son beau-frère et son neveu y étaient au travail, Mathieu aux grands arcs-boutants dont on étayait l'édifice et Rémi au grand jubé. Mais elle se dit que ce serait du temps perdu. Avec un peu de chance elle trouverait la maison sans hommes et ce serait tout juste ce dont elle avait besoin.
Lorsqu'elle arriva chez sa sœur, elle vit que non seulement le maître n'était pas là, mais la maîtresse non plus et pas davantage la servante. Seule la vieille Mathilde était fidèle à son poste au coin de l'âtre où brûlaient d'odorantes branches de pin, mais ses mains restaient inactives sur la quenouille abandonnée en travers de ses genoux. Elle était affalée sur son siège, la tête appuyée contre le dossier, et des larmes se frayaient un chemin à travers les rides de sa figure. Aucun bruit dans la maison, sinon le ronron du chat qui dormait sur un carreau près du feu. Immédiatement inquiète, Bertrade se précipita :
- Bonne Mère, que se passe-t-il ? Où sont Juliane et Margot ?
Mathilde ouvrit les yeux, reconnut l'arrivante, fronça les sourcils, se redressa et bougonna en reprenant son fuseau :
- Au lavoir ! lit-elle d'un ton rogue.
- Et c’est cela qui vous fait pleurer ? Je ne pleure pas, bécasse ! Les yeux larmoient tout seul à mon âge... Et vous, d'abord, qu'est-ce qui vous amène ?
- Il faut que je parle à Juliane.. et à vous aussi car je vous sais sage et de bon conseil.
- Elle ne rentrera pas avant la tombée de la nuit. Vous pouvez toujours commencer par moi. Et j'espère que vos soucis n'ont rien à voir avec ma petite-fille ?
- Si, justement ! Rassurez-vous, elle va très bien, elle se plaît de plus en plus auprès de Madame Marguerite qui a su se l'attacher et lui veut du bien... mais je crains que ça ne dure pas...
- Vous voulez dire qu'elle pourrait déplaire ? Je me demande bien pourquoi ?
- Oh, ce n'est pas son comportement qui est en cause... Ce... ce serait plutôt celui de... mais sommes-nous bien seules ici ? ajouta Bertrade avec un coup d'œil à la fois circulaire et soupçonneux.
- A part le chat, je peux vous assurer qu'il n'y a personne.
Instinctivement, pourtant, elle baissa le ton tandis que ses yeux fatigués scrutaient le visage soucieux de sa visiteuse.
- C'est si grave ? questionna-t-elle.
- Plus que vous ne sauriez l'imaginer. Madame Marguerite et Madame Blanche, sa cousine, honnissent leur mariage avec des gentilshommes de la Cour…
- Qu'est-ce que vous dites ? articula Mathilde sur le point de s'étrangler…
- La vérité hélas ! Il ne s'agit pas d'un quelconque commérage mais de ce que j'ai vu… de mes yeux !
Et, à voix basse, comme si elle était à confesse et avec le même sentiment de soulagement que si elle avouait avoir commis elle-même le péché parce que ce poids qu'elle traînait menaçait de l'étouffer, Bertrade confia son secret à la vieille femme.
- Si, par malheur, cela venait à se savoir, fit-elle en conclusion, la colère du mari, et peut-être plus encore celle du Roi notre sire, s'abattrait sur toute la maisonnée de Nesle. Le prince Louis est cruel, vindicatif, il s'attacherait sûrement à faire payer sa honte à ceux qui pourraient en avoir été témoins. A mon âge je ne crains rien pour moi, mais qu'Aude puisse avoir à pâtir...
- Il n'y a pas d'âge pour expier les fautes d'autrui. Je ne suis au fait de la vie de cour que par ce que vous nous en racontez lors de vos – rares ! - visites, vous et la petite, mais ce que vous m'apprenez m'épouvante ! Comment une jeune femme déjà reine et qui le sera plus encore peut-elle commettre de si lourdes imprudences ? Elle est idiote ?
- Point du tout, et elle ne manque pas d'esprit. Mais de nature ardente, passionnée même, elle entend sans doute vivre à sa guise, se trouvant trop haut placée pour être soumise au sort commun des femmes chrétiennes.
- La prière est une aide puissante contre les tentations du démon. Ne prie-t-elle pas ?
- Ce n'est pas son occupation favorite. Elle préfère les plaisirs, tous les plaisirs, ce qui doit lui sembler juste compensation à un mariage qui ne la satisfait pas. Les deux époux se détestent... Quoi qu'il en soit, la menace qui pèse sur nos têtes ne doit pas s'abattre sur celle de ma nièce. En la prenant avec moi, je pensais sincèrement la mettre sur le chemin d'une vie aisée comme j'en ai eu une, agréable auprès d'un époux capable de l'aimer et de la choyer. Et, certes, il s'en est présenté. C'est normal : elle est si belle !...
- ... Mais elle les a tous refusés parce qu'elle aime toujours sire Olivier, ce beau Templier qui ne l'a jamais vraiment regardée. Je n'en suis pas surprise et j'aurais pu vous le prédire, la connaissant bien. Cœur donné jamais repris, ce pourrait être sa devise...
- Assurément, mais ce danger-là n'existe plus. Le Temple s'est écroulé sous les coups du Roi, ceux de ses chevaliers qui n'ont pas été pris se sont enfuis hors du royaume ou réfugiés dans les couvents qui ont bien voulu d'eux et jamais Aude ne reverra Olivier de Courtenay ! Aussi rien ne s'oppose plus à ce qu'elle revienne dans la maison de son père. Reste seulement à trouver un prétexte assez fort pour l'arracher à l'hôtel de Nesle... ne fût-ce que le temps de voir s'éloigner ces gros nuages qui me font si peur. Au fond... j'ai peut-être trop d'imagination, mais... c'est, je crois, pour la paix de mon âme surtout que je souhaite vous la ramener. Cela devrait vous faire plaisir ? continua-t-elle avec un sourire engageant à l'adresse de Mathilde. Un sourire qui ne suscita aucun reflet sur le visage, encore plus sombre, s'il était possible, de la vieille dame.
- Oh certes ! soupira-t-elle après un temps de silence. Rien ne me serait plus doux, ni à votre sœur bien entendu, mais... ramener Aude dans cette demeure serait, je pense, une grave imprudence. D'abord à cause de ce qui s'y prépare. Ensuite... parce que sire Olivier a trouvé refuge ici... et y est toujours !
Il y était, en effet.
- Personne ne viendra chercher un fier chevalier du Temple parmi mes tailleurs de pierre, lui avait dit Mathieu quand il les avait conduits, Hervé et lui, à sa maison de Montreuil.
Dans l'esprit des deux Templiers, ce ne devait être qu'une halte d'un soir avant de reprendre la route qui, dans l'esprit d'Aulnay, devait les mener chez son frère. Pourtant, depuis ce qui s'était passé devant L'Enclos, Olivier répugnait à s'éloigner de Paris. En dépit des objurgations de son ami prétendant que ce qu'il avait vu n’était que simple illusion due au fait qu'il pensait fortement à son ennemi à l'instant où il avait crié son nom, il était certain de ne pas se tromper : il avait réellement vu Roncelin de Fos, si insensé qu'il puisse y paraître. Exactement semblable à ce qu'il était - à l'habit près ! - quand il lançait sur Valcroze son opération de brigandage. A croire que son séjour dans l'oubliette du Ruou n'avait été qu'un calme retrait dans la paix d'une cellule confortable ! Croire aussi que cet homme était le Diable en personne puisqu'il semblait jouir d'une extraordinaire longévité ! Alors s'il était à Paris, il fallait qu'Olivier y soit aussi et il entendait y rentrer le lendemain :
- En fin de compte, dit-il, qu'y a-t-il de plus anonyme, de plus incolore qu'un moine mendiant sous sa bure grise ?
On était alors à table dans la maison de Mathieu et Margot servait la soupe. C'était la vieille Mathilde qui lui avait répondu :
- Vous croyez vraiment que vous avez l'air d'un de ces rats gris qui, bien souvent, ne sont pas plus moines que je ne suis moniale ? Ce sont des paresseux vivant de la charité mieux que vous ne pensez et leur crasse recouvre parfois des panses bien nourries. Et vous, messire, vous ressemblez par trop à ce que vous êtes : un chevalier entraîné au combat, un gentilhomme à l'échine trop raide pour l'exercice de la mendicité. Cela se voit, croyez-moi... et c'est valable pour votre ami aussi !
- Le fait est que nous n'avons guère la manière et ce froc n'était pour nous qu'un pis-aller, remarqua Hervé. Le moyen d'arriver sans trop d'encombre jusque chez mon frère. Ce qui est, dans l'instant, la meilleure solution. Moussy n'est pas bien loin de Paris, d'ailleurs...
- Etes-vous certain, messire, que la demeure de votre frère vous sera hospitalière ? intervint Mathieu. C'est chose grave de nos jours qu'accueillir un Templier en fuite ! J'ai ouï-dire que même les couvents s'y refusent parce qu'ils ne sont pas à l'abri des perquisitions des gens de Nogaret. N'oubliez pas qu'en cette terrifiante affaire, le Roi possède l'accord du Pape...
- Mon frère est un homme généreux... du moins je le crois !
- Il faudrait qu'il le soit vraiment pour recevoir non un, mais deux Templiers ! Si vous me permettez un conseil, allez d'abord seul voir ce qu'il en est.
- En admettant que vous ayez raison, si Moussy ne nous accepte pas, nous avons toujours la possibilité de rejoindre en Bourgogne frère Jean de Longwy...
- Non, coupa Olivier. Nous ignorons s'il a pu réussir à rentrer. S'il n'y était pas, il ne nous resterait que la fuite à l’étranger. Ce dont je ne veux pas tant que je ne saurai pas quel sort doit être celui de frère Clément. Surtout en lâchant que Roncelin qui doit le haïr très fort est dans Paris. Mais ce serait égoïste de ma part de t'entraîner avec moi...
- Tu veux que nous nous séparions ?
- Ce serait la sagesse, dit doucement Mathieu. Si messire Olivier veut se fier à moi, je saurai le cacher tout en lui donnant la possibilité d'entrer dans Paris, mais ce qui est valable pour votre frère, messire Hervé, l'est aussi pour moi : un Templier c'est facile, deux serait dangereux. Dites-vous cependant que vous saurez où est votre ami et vous pourrez le venir voir quand vous voudrez. En prenant quelques précautions, bien entendu.
- Pourquoi faites-vous cela, Maître Mathieu ? demanda Olivier. Vous avez une famille, des biens, de grands travaux à accomplir.
- Parce que nous sommes amis, vrais amis comme votre père l'a été du mien. En outre, à l'exemple des bâtisseurs, je suis un peu l'enfant du Temple. Lui et les moines de Bernard de Cîteaux nous ont tout appris de ce qui nous a permis de bâtir nos cathédrales, et bien souvent ce sont eux qui ont payé. Ils ont rapporté de Terre Sainte les secrets d'Hiram, l'illustre architecte qui a conçu le Temple de Salomon, et bien d'autres encore. Alors « frère » Olivier, vous êtes ici chez vous pour le temps qu'il vous plaira d'y rester. De même, j'aiderai le Temple autant qu'il me sera donné de le faire...
- Lui devez-vous vraiment autant ?
- Et davantage. Ce sont les chevaliers qui assuraient notre protection à nous constructeurs extérieurs ou intérieurs de leur Enclos. Ce sont eux encore qui ont obtenu, du saint roi Louis, les franchises royales qui nous protègent des tracasseries des collecteurs d'impôts. Nous devons respect au Roi, mais grâce au Temple nous sommes des hommes libres...
Il n'y avait rien à ajouter. On finit par se ranger à sa volonté et c'est ainsi qu'au matin suivant, Rémi conduisit à travers bois Hervé, toujours emballé dans sa coule grise, mais nanti de quelques provisions, jusqu'à l'ancienne voie romaine qui filait vers Soissons. La distance entre Montreuil et Moussy n'était que d'environ sept lieues. Il y serait le soir même.
Cependant Mathieu emmenait Olivier au fond de son verger jusqu'à un petit bâtiment semblable aux loges que les maîtres d'œuvre aménageaient sur leurs chantiers pour leurs différents corps de métier. A cela près qu'au lieu d'être en bois, il était fait de bonnes pierres. Adossé au mur au-delà duquel dévalaient les bois joignant la forêt de Vincennes à celle de Bondy, c'était une construction basse, sans étage, alignant un auvent sous lequel on entreposait du bois et des pierres, un atelier qui était celui de Rémi et une pièce étroite faite comme une cellule de moine et meublée en conséquence : il arrivait que l'imagier s'y reposât quand la fièvre créatrice le tenait et qu'il ne prenait pas le temps de rentrer à la grande maison.
- Voilà ce que je vous offre, dit Mathieu. Vous pourrez y vivre en paix, je pense, et aussi à l'écart que vous le souhaiterez. On vous portera vos repas et vous avez à deux pas un ruisseau qui vous donnera l'eau dont vous aurez besoin. En cas de mauvaise surprise - il peut toujours s'en présenter ! -, le mur est aisé à franchir pour un homme agile comme vous êtes... et les bois sont derrière.
- Etes-vous en train de me dire que vous allez priver Rémi d'un lieu qu'il aime et où, sans doute, il travaille mieux qu'ailleurs ?
Tout en parlant, Olivier s'était approché d'une sorte de table constituée d'un bloc de pierre sur lequel un autre, de grès fin, était posé. Le ciseau de l'artiste - car Rémi en était un véritable ! - avait commencé de dégager à traits sûrs une silhouette, celle d'un homme barbu vêtu d'une draperie et tenant un livre. Ce n'était encore qu'une ébauche mais elle laissait deviner ce que serait, dans sa force, l'œuvre achevée. Le Templier passa un doigt admiratif sur la cassure d'un pli du tissu cependant que Mathieu, devinant son admiration, précisait, fier de son fils :
- Une statue de saint Jean l'Evangéliste pour la chapelle de Vincennes... une belle chose, n'est-ce pas, quand elle sera terminée ?
- Très belle ! C'est pourquoi je refuse d'habiter ici. Pour rien au monde je ne veux chasser Rémi de chez lui !
- Il est partout chez lui et les dépendances ne manquent pas autour de la maison alors que vous, vous devez rester reclus un moment. Je vous supplie d'accepter comme il le fera lui-même quand il rentrera. En outre il serait peiné si vous refusiez…
Olivier resta silencieux, la main toujours posée sur la pierre. Finalement il regarda Mathieu, lut dans ses yeux une prière sincère :
- En ce cas, j'accepte... mais seulement la chambrette qui me rappellera ma cellule du Temple. J'y vivrai en reprenant la longue litanie des prières quotidiennes dont nous avons presque perdu l'habitude et je ne gênerai pas Rémi : je ferai en sorte qu'il puisse oublier ma présence.
- Vous agirez à votre guise... mais, quel qu'en soit votre désir, je vous demande, en grâce, de ne pas bouger d'ici, de ne pas chercher à entrer dans Paris avant quelque temps, insista Mathieu. Tel que je connais le Roi, les entrées et sorties de la ville vont être surveillées après l'esclandre d'hier. Souvenez-vous qu'on a crié aux Templiers... et que vous en avez encore trop l'air...
- Soyez tranquille ! Je vous dois bien cela...
C'est ainsi qu'Olivier entra dans le Clos de Montreuil.
Au début, et ainsi qu'il l'avait promis, il ne bougea de la cellule près de l'atelier que pour aller au ruisseau se laver et méditer sur un avenir qui lui apparaissait bien sombre. Il pouvait rester à cet endroit pendant des heures, dans le vent aigre de l'automne et sous un soleil parcimonieux qui dorait les feuilles des arbres avant qu'elles ne tombent. Si généreuse que soit l'hospitalité de Mathieu et des siens, il ne pouvait envisager d'arrêter là sa vie et mener une existence d'ermite bien nourri sans rien faire d'autre que prier et réfléchir. Autant entrer sous un faux nom dans le premier monastère venu. Or, cette vie conventuelle à l'état pur, sans le panache et l'excitation des armes glorieusement portées au nom du Christ Roi, il n'en avait jamais voulu. Ce qu'il voulait, c'était le Temple, et le Temple n'existait plus, même si demeuraient debout ses quelque deux mille commanderies vidées dorénavant de leur substance qui était la sienne et dont il avait la sensation qu'elle s'écoulait de lui comme son sang d'une blessure. Alors, une étrange tentation lui vint : quitter son asile, franchir les portes de Paris et s'en aller frapper à celle de L'Enclos pour réclamer sa part des malheurs de l'Ordre. Ce serait sans doute se livrer aux bourreaux puisque dans les caves des prisons on interrogeait, on torturait les chevaliers pour leur faire avouer des turpitudes incroyables, mais au moins rejoindrait-il frère Clément et partagerait-il son sort. La couronne du martyre remplacerait le heaume et comme ne s'y refléterait plus jamais le soleil des batailles...
Celait Rémi qui lui apportait sa nourriture. En silence la plupart du temps, parce qu'il craignait de troubler les sombres pensées de leur hôte mais surtout parce que celui-ci l'impressionnait. Et bien davantage encore dans son dénuement présent qu'à l'époque où sur un chantier ou dans sa maison il venait voir Mathieu, sous le grand manteau blanc à la croix rouge. Peut-être en raison de ce que l'homme s'y révélait mieux que sous l'aspect uniforme imposé par la Règle. Rasé désormais et les cheveux allongeant peu à peu, Olivier était aux yeux de l'artiste plus beau que le roi Philippe le Bel, et Rémi retrouvait son envie de fixer dans la pierre ou dans le bois ce visage maigre et fier à l'ossature parfaite. De son côté Olivier éprouvait un respect nouveau pour l'artiste dont il avait promis de ne jamais gêner le travail, et de cette espèce de révérence mutuelle aurait pu naître une distance toujours plus grande si en arrivant un matin à son atelier plus tôt que d'habitude alors qu'il s'était absenté deux jours, Rémi avait surpris l'ancien Templier debout devant la statue, les yeux emplis d'émerveillement et ses longues mains caressant le grain de la pierre.
Rémi s'était figé pour ne pas le troubler mais Olivier sentit sa présence, rougit un peu et se détourna pour se retirer en murmurant :
- Pardonnez-moi d'être entré chez vous mais j'admire tant votre œuvre que l'envie de la revoir a été la plus forte..
- Je vous en prie, restez ! Non seulement votre présence ne me dérange pas mais j'en serais heureux. Je n'osais pas vous la demander par crainte de troubler vos oraisons…
- Mes oraisons ?... Je prie beaucoup moins que vous ne le croyez parce que j'ai l'impression que Dieu est chaque jour plus loin de moi. C'est peut-être à cause de cela que cette image m'attire, pour la raison qu'elle est elle-même une prière et plus belle, plus forte que je ne saurais en dire.
- Avec votre permission vous êtes trop seul, messire ! Alors que vous étiez accoutumé à un compagnon...
- C'est vrai. Frère Hervé me manque. Nous avons tout partagé durant des années et j'ignore s'il est encore en vie, s'il a été accueilli par son frère...
Tout en parlant, Olivier s'était déplacé, approché d'une tablette sur laquelle était un petit monceau de glaise. Il y posa un doigt précautionneux, puis le fit glisser sans appuyer en une sorte de caresse...
- Belle matière ! apprécia-t-il. Si douce ! Je vous ai regardé un jour où vos mains faisaient surgir une forme humaine. J'avais l'impression à cet instant que vous étiez semblable à Dieu tirant Adam d'un peu de terre. Et je vous enviais, moi qui ne sais rien d'autre que prier et combattre...
Rémi le rejoignit, pris d'une idée soudaine :
- Pourquoi n'essayez-vous pas ? Vos mains sont belles, fortes mais sensibles. C'est par la glaise que commence l'apprentissage de l'imagier. La pierre, dure, souvent cassante sous le coup de ciseau malheureux, vient ensuite.
- Que j'essaie ? Moi ?
Il lâcha la terre humide comme si subitement elle lui faisait peur, mais Rémi s'empara de ses doigts pour les y poser à nouveau.
- Faites-moi plaisir ! Maniez cette glaise ! Vous verrez : c'est une joie que vous apprécierez, j'en suis persuadé.
Presque craintif d'abord, Courtenay obéit, enfonça ses doigts, s'empara de la souple matière, cherchant à préciser la vague forme d'animal couché qu'elle évoquait naturellement. Il était malhabile, certes, mais se sentit envahi d'un contentement enfantin... puis brusquement abandonna, découragé... Pourtant, ce qu'il avait fait ressemblait un peu à la croupe d'un lion suivie de l'échine, mais ensuite c'était trop difficile !
- C’est inutile... je n'y arriverai jamais...
- Laissez-moi vous instruire et vous verrez ! Cela sera pour vous une aide pour moins penser à votre ami. A ce sujet, sachez que ma mère a un cousin près de Dammartin dont Moussy n'est pas très éloigné. Je pourrais m'y rendre un jour... et peut-être apprendre des nouvelles quand les choses iront mieux. Ou plutôt moins mal ! ajouta-t-il avec un soupir.
Elles ne s'arrangeaient pas, en effet, ainsi que Mathieu vint l'apprendre le soir même à son hôte. Il y avait forte émotion dans Paris parce que le Grand Maître qui aurait avoué les étranges rites de réception des chevaliers reprochés par l'accusation et comme destinés à les éprouver, tout en repoussant avec énergie la sodomie, venait de renouveler ces aveux devant les docteurs de l'Université transportés au Temple pour l'occasion. Le plus étrange en apparence était qu'il n'avait pas subi la torture mais s'agissant des rites intérieurs de l'Ordre, seul le Pape pouvait juger et condamner. Donc Molay avait été ramené dans sa prison en attendant que des dispositions eussent été prises pour le conduire, avec les autres dignitaires incarcérés à Paris jusqu'en Avignon...
- Dans un sens, dit Mathieu, cela conforte les aveux arrachés à tant de malheureux frères tout en les déviant, ce qui pose une quantité de problèmes. N'importe comment, le procès qui s'annonce sera long, difficile et quand le Pape aura jugé on ne sait trop ce qu'il en résultera et quel sera le sort des dignitaires, de « Maître Jacques » lui-même. La prison ou l'exil, je pense. Les souverains étrangers ne sont pas d'accord et même si le roi Philippe est le plus grand de tous, il doit faire extrêmement attention... Il n'empêche que le danger, pour les Templiers échappés, est plus grand que jamais à cause de la colère du peuple...
- C'est pourquoi je ne resterai pas chez vous plus longtemps. Dieu m'est témoin que je vous ai profonde et grande reconnaissance, mais je dois m'en aller.
- Pour aller où ?
- Pourquoi pas au Temple afin de m'y constituer prisonnier ? fit Olivier d'un ton las. Après tout, il n'y a aucune raison que j'échappe au sort commun et, au moins, je saurai ce qu'il advient de frère Clément.
- Frère Clément est captif avec les autres dignitaires. Il n'a pas été maltraité et devrait être mené au Pape lui aussi...
- Comment le savez-vous ?
- Dans la censive du Temple sont encore logés les maçons dont j'emploie certains. Ils sont, comme moi, fort attentifs au sort des chevaliers. Ils écoutent, surveillent. Cela veut dire qu'en cas de danger extrême, d'une occasion, ils sont prêts à aider. C'est pourquoi vous livrer ne servirait à rien sinon à augmenter le nombre des sans-grade que l'on livre au bourreau pour leur arracher... n'importe quoi susceptible d'apporter de l'eau au moulin de Nogaret et de l'Inquisition. Restez avec nous ! Un jour, je pense vous combattrez à nouveau pour l'Ordre... Et à moins que vous ne souhaitiez rentrer en Provence auprès de votre père, ce qui ne serait pas facile et le mettrait peut-être en danger car c'est chez lui que l'on vous cherchera en premier. Mieux vaut rester ici.
- Oh, j'y ai songé, mais mon père n'est pas en péril immédiat comme l'est frère Clément. Du moins je l'espère.
- Alors écoutez-moi et demeurez chez nous !
- Soit... mais pas sans rien faire ! Pas sans gagner si peu que ce soit le pain que vous me donnez. Apprenez-moi à tailler la pierre afin que je devienne l'un de vos ouvriers ! Je suis fort... et en bonne santé grâce à vous. Rester cloîtré dans l'inaction m'est insupportable. La... la prière ne me suffit plus, ajouta-t-il gêné en détournant la tête.
Le sombre visage de Maître Mathieu s'adoucit d'un sourire, il tendit les mains pour prendre celles qui s'offraient ainsi, mais Rémi fut plus rapide et ce fut lui qui s'en empara.
- Regardez ces doigts, mon père ! Longs, minces et déliés à la fois... Je les ai vus ce tantôt manier un bloc de glaise avec un soin, une délicatesse. Ce serait dommage de les durcir avec les maillets et les coins à fendre la pierre. Laissez-moi lui apprendre mon métier à moi...
- Rémi ! coupa Olivier, c'est impossible. Vous êtes un grand artiste et le talent ne s'apprend pas…
- Jusqu'à un certain point si, dit Mathieu. On peut être un honnête imagier, un bon exécutant, sans posséder le Génie créateur. Tout le monde n'est pas Gislebert d'Autun ! Même mon fils n'en est pas encore là, et si vous souhaitez essayer...
- Oui... je crois que j'aimerais, répondit Olivier en s'empourprant soudain et sur le ton d'un enfant à qui l'on propose un présent...
- Alors c'est dit ! conclut Mathieu. Vous demeurez parmi nous et j'en suis bien heureux...
C'est ainsi qu'Olivier apprit de Rémi à reconnaître les pierres, à les choisir, à les tailler et, bien sûr, à modeler la glaise pour débuter. Une véritable amitié se noua entre lui et le jeune homme heureux de s'apercevoir qu'il avait eu raison et que son élève montrait des dispositions. Cependant Olivier continuait de vivre dans sa logette près de l'atelier, sans jamais partager la vie de la maison, respectant de la sorte la loi du Temple prescrivant de se tenir à l'écart des lieux où vivent les femmes. Depuis qu'il ne portait plus le haubert de mailles, la cotte et le grand manteau blanc, il avait l'impression d'être dépouillé d'un égide aussi puissant que les murs d'une forteresse et exposé sans défense au plus dangereux de ce qu'il appelait ses démons intérieurs : celui qui pousse l'homme vers le corps de la femme. Jusque-là, il l'avait combattu avec efficacité grâce à l'existence mouvementée qu'il menait, mais à présent il lui arrivait d'avoir d'étranges songes dont il sortait trempé de sueur et honteux. Il se jetait alors à terre et priait avec une sorte d'acharnement, puis sautait le mur et courait à travers bois jusqu'à ce que son sang se calme. Il portait beaucoup d'attention aussi à sa forme physique, s'astreignait à reprendre les exercices imposés jadis et, à sa demande d'ailleurs, enseignait de son côté à Rémi le métier des armes, les techniques de combat. A pied, par la force des choses, et c'était le cheval qui lui manquait le plus.
En un sens Mathieu et Rémi étaient satisfaits de lui voir refuser le séjour de la maison. Ni l'un ni l'autre n'avaient oublié la raison profonde pour laquelle Aude avait été éloignée. Moins perspicaces que Juliane ou Mathilde, ils pensaient que le temps ferait son effet sur la jeune fille et qu'un jour ou l'autre elle oublierait complètement en épousant le beau parti que Bertrade faisait toujours miroiter. Quand, avec ou sans Bertrade, elle venait chez ses parents, Olivier restait enfermé dans sa chambre et jamais la jeune fille n'imagina seulement que celui dont le souvenir habitait son âme se trouvait si près d'elle...
Pourtant, lorsque l'effervescence des premiers mois suivant l'arrestation massive des Templiers se fut un peu calmée, que l'aspect du reclus se fut suffisamment modifié, qu'il se fut un peu familiarisé avec son second « métier », il se rendit maintes fois dans Paris, au chantier de Notre-Dame ou même au Temple où les compagnons continuaient à œuvrer au chevet de l'église. Le nouveau trésorier imposé par le pouvoir royal avait ordre de continuer de payer les travaux. Ce ne fut pas sans émotion qu'il revit ces lieux si familiers naguère et surtout le gros donjon toujours sévèrement gardé dont il savait que le Grand Maître et Clément de Salernes n'en avaient pas bougé, mais il puisa une sorte de réconfort en découvrant l'entente parfaite, l'espèce de complicité qui régnait entre Mathieu de Montreuil et les travailleurs qu'il côtoyait là. Ils usaient d’un langage innocent en apparence mais en réalité hermétique dont Rémi lui livra quelques clés, ce dont il tira la conclusion qu'il existait vraiment un lien profond, solide entre les bâtisseurs et ce Temple que l'on détruisait sous leurs yeux, et qu'en fait tous étaient aux aguets et prêts à se dévouer sans hésiter si le pire devait arriver à ceux qui étaient pour eux l'essence même du Temple, sa tête pensante : « Maître Jacques » et ses proches...
Nulle part, en revanche, il ne trouva trace de Roncelin de Fos. Ce n'était pas faute pourtant d'avoir cherché. A l'aide d'une miniature réalisée par Rémi sur les indications d'Olivier quand celui-ci ne bougeait pas de Montreuil, Mathieu avait posé de multiples questions, mais il ne se trouva pas une seule personne pour avoir seulement aperçu le Templier maudit et, à mesure que passait le temps, Olivier en vint à s'interroger, à se demander s'il l'avait réellement vu ou s'il avait été victime d'une ressemblance, voire d'une hallucination...
En dépit des tortures et des bûchers allumés çà et là, le procès des Templiers traînait en longueur. Au début de l'année 1308, le Pape suspendit l'action des Inquisiteurs après que le Grand Maître eut rétracté ses aveux devant deux cardinaux. Le Roi réunit les états généraux à Tours et se rendit à Poitiers pour y rencontrer Clément V. A ce moment Jacques de Molay et ses frères furent tirés de leur prison et prirent la route de Poitiers... mais n'y arrivèrent pas. Comme par hasard, le Grand Maître tomba malade à Chinon et fut enfermé avec les autres au château dans la Tour du Coudray, énorme donjon édifié jadis par Philippe Auguste. Le Pape envoya vers eux pour les interroger mais des pressions psychologiques s'exerçaient alors sur les prisonniers et Molay avoua de nouveau... Le Pape ne put qu'ordonner des enquêtes épiscopales et des conciles provinciaux pour juger les Templiers à travers tout le pays en attendant qu'un concile général se réunît pour statuer sur l'Ordre. Ces commissions pontificales œuvrèrent pendant deux ans mais il arriva qu'un groupe de prisonniers décidassent de défendre leur ordre en revenant sur leurs aveux L'archevêque de Sens, Jean de Marigny, frère d'Enguerrand devenu coadjuteur du royaume, prit sur lui de les envoyer au bûcher en se passant de la Commission pontificale. Cinquante-quatre prisonniers périrent en même temps...
Le Pape cependant ne se rendait pas. Durant deux ans encore il s'efforça d'éviter le pire. Le Concile se réunit à Vienne mais le Roi convoqua les états généraux en même temps et n'hésita pas à faire pression sur Clément V. Le 22 mars 1312, l'Ordre du Temple était aboli et ses biens transmis aux Hospitaliers... Les prisonniers de Chinon, eux, étaient revenus à Paris depuis un moment.
Sur les chantiers des bâtisseurs ces nouvelles glaçaient le sang des hommes mais nourrissaient une colère encore sourde que les jours, les semaines, les mois, les années entretinrent. Dans la maison de Montreuil l'humeur du maître d'œuvre s'assombrissait et bien entendu, celles de Rémi et d'Olivier. D'autant plus, pour celui-ci, qu'il n'avait jamais revu Hervé et qu'il lui avait été impossible d'en obtenir la moindre nouvelle. Dans la région du Soissonais où le Temple avait été fortement implanté et possédait de nombreux biens, l'arrestation massive avait terrifié la population et les gens avaient appris à se taire...
Chez Mathieu, des hommes venaient le soir la mine résolue et les mains calleuses. On tenait des conciliabules, une fois les femmes retirées dans leur chambre sans d’ailleurs qu'aucune se permît la moindre question, la plus petite curiosité. S'ils ne duraient pas jusqu'à l'ouverture des portes de Paris, les discrets visiteurs achevaient la nuit selon le temps dans la salle ou dans une grange. Olivier y assistait souvent.
Une de ces réunions s'était tenue justement la veille de ce jour où Bertrade était arrivée à Montreuil...
- Voilà pourquoi, conclut la vieille Mathilde, il ne peut être question de ramener Aude ici...
- Parce que le Templier y habite ? Mais elle ne s'en est jamais aperçue jusqu'à présent et elle est tout de même venue à plusieurs reprises !
- Si je vous ai bien comprise, fit la vieille dame d'un ton las, il s'agirait d'un séjour prolongé. En outre il n'y a pas que cela. Mais je n'ai pas dû être assez claire. Il se passe dans cette maison des choses dont j'ignore où elles aboutiront mais je pense sincèrement que, dans les semaines à venir, Aude sera plus en sûreté auprès de vous et de la reine Marguerite...
Un bruit de voix masculines se fit entendre au-dehors et la porte s'ouvrit sous la main de Mathieu. Voyant que sa mère n'était pas seule, il fronça le sourcil, se retourna, murmura quelques mots à ceux qui raccompagnaient, Rémi et Olivier, et ce dernier s'éloigna vers l'atelier. Ensuite il entra dans la salle avec son fils.
- Je vous donne le bonsoir, ma sœur ! Quel vent vous amène céans ?
A la sévérité du ton, Bertrade n'eut aucune peine à deviner que ce vent-là n'était pas le bienvenu...
Celui de mars qui entrait avec lui était aigre à souhait.
Surprise par un accueil aussi abrupt, Bertrade ne trouva rien à dire sur l'instant et ce fut Mathilde qui se chargea de la réponse :
- Bertrade souhaite que notre petite Aude revienne pour quelque temps. Elle craint que dans les jours à venir elle n'y soit plus en aussi grande sécurité qu'auparavant...
- Pourquoi ? Que s'est-il passé ? Aurait-elle commis quelque faute grave ?
- En aucune façon, et si faute il y a - et il y a ! -, ce n'est ni la sienne ni la mienne...
Elle hésita un instant, consultant le visage fermé de son beau-frère, son regard si dur mais si droit, puis se décida :
- La reine Marguerite a un amant et commet de lourdes imprudences. Le jour où le Hutin l'apprendra - et le Roi avec lui ! -, sa colère frappera aveuglément tous les gens de son hôtel car, malheureusement, cela se passe chez lui...
Mathieu ne fit pas écho au « Oh ! » scandalisé de Rémi mais le pli de dégoût de sa bouche était explicite. Il ajouta d'ailleurs :
- Il ne me plaisait pas que ma fille aille se frotter aux belles dames de la Cour et vous le savez. Je n'imaginais pas cependant qu'elle pût être mêlée à une telle forfaiture ! Cette princesse doit être folle de faire courir si gros risque aux siens... mais, pour le moment, il est hors de question qu'Aude regagne le domicile. Même pour quelques jours !
- Je le lui ai dit, coupa la vieille dame. Il fallait bien que je donne une raison... Alors j'ai parlé de notre hôte...
- Vous avez bien fait. L'une des qualités de dame Bertrade est qu'elle sait tenir sa langue...
- Je viens en effet d'en faire une belle démonstration ! fit celle-ci avec amertume.
- Vous aussi deviez donner une raison. Votre visite prouve seulement combien Aude vous est chère et quel souci vous prenez de la famille. Cependant, ma sœur, ce n'est pas à cause d'Olivier que je refuse de recevoir Aude : il reste fidèle à la règle du Temple qui lui interdit le commerce des femmes et n'entre jamais ici quand les femmes s'y tiennent. La meilleure preuve est qu'elle ne s'est à aucun moment aperçue de sa présence quand elle venait passer quelques jours avec nous... A ce propos, pensez-vous qu'elle l'aime toujours ?
Ce fut Rémi qui répondit :
- J'en jurerais ! Toutes les fois où je la suis allé voir à l'hôtel de Nesle, elle s'arrangeait pour me poser au moins une question à son sujet. Elle le croit caché quelque part dans le royaume. Peut-être même retourné en Provence... Mais l'oublier, non !
- Oh, j'en suis bien d'accord ! soupira Bertrade. Aucun garçon, si aimable soit-il, ne trouve grâce à ses yeux. J'ai la crainte qu'elle ne soit femme d'un seul amour !
- Comme sa mère ! affirma Mathieu non sans satisfaction. Il est seulement dommage que si bel amour s'attache non à qui n'en est pas digne, au contraire, mais à qui ne peut le rendre. Mais assez glosé là-dessus ! Les folies d'une princesse ne sont pas à l'ordre du jour. C'est l'événement majeur de demain qui l'est... et je ne suis pas si mécontent de votre venue finalement !
- Comment l'entendez-vous ?
- Je vous le dirai plus tard ! Où sont ma femme et la servante ?
- Au lavoir comme d’habitude le jeudi, grogna Mathilde. Je trouve même qu’elles s’attardent…
- Pour l'instant, je préfère. Dites-moi, ma sœur, n'avez-vous rien remarqué en passant près de Notre-Dame ?
- Si fait ! On construit une tribune devant le portail... L’étrange, c'est que le chantier des contreforts était désert...
- C'est demain qu'y seront menés solennellement Maître Jacques et les dignitaires encore détenus au Temple pour entendre leur jugement.
- Mon Dieu ! Je pensais qu'on les avait oubliés. Pourquoi tant de solennité ? Ils ont, paraît-il, avoué tout ce qu'on a voulu et la Commission pontificale ne va les sortir de prison que pour les faire entrer dans une autre !
- Sans doute mais reste à savoir laquelle... et c'est, voyez-vous, un détail qui nous intéresse.
Les liens unissant depuis si longtemps les bâtisseurs de sanctuaires au Temple étaient trop connus pour que Bertrade les ignorât. Elle savait également que son beau-frère y était solidement attaché, mais la détermination qui sonnait dans sa voix lui fit peur tout à coup. Elle regarda son neveu et vit la même résolution sur son visage assombri.
- A quoi songez-vous donc à cette heure ? demanda-t-elle en baissant le ton jusqu'au niveau de l'inquiétude.
- Sauf votre respect, ma sœur, cela ne vous regarde pas ! Sachez simplement qu'un certain danger pourrait menacer cette maison dans un proche avenir. Et à ce sujet, votre visite m'a remis en mémoire votre clos de Passiacum et je me demande s'il ne serait pas bon d'inviter votre sœur et ma mère à séjourner chez vous ?... Aude pourrait les y rejoindre et ainsi le problème que vous posiez en arrivant se trouverait résolu. Qu'en pensez-vous ?
Il semblait si heureux tout à coup, que Bertrade se sentit une soudaine - et parfaitement incongrue ! - envie de rire :
- Qu'elles risquent de ne pas s'y plaire beaucoup ! Passe encore une fin de printemps avec les arbres en fleurs, mais à cette époque la Seine est grosse et elles pourraient bien avoir les pieds dans l'eau ! Cela dit, ajouta-t-elle en voyant se froncer à nouveau le sourcil de son beau-frère, ma maison est à leur disposition. D'autant que j'y vais de moins en moins, bien que Blandine et Aubin à qui mon époux a donné asile depuis longtemps veillent à la tenir en état. Si Rémi veut m'accompagner demain je lui donnerai les clefs...
D'un mouvement spontané, Mathieu s'empara des mains de sa belle-sœur et les serra fermement :
- Grand merci, ma sœur ! Vous m'ôtez une épine du pied...
- A votre place, intervint Mathilde, j'attendrais le retour de ma bru pour savoir ce qu'elle en pense. Telle que je la connais, je serais fort surprise qu'elle accepte de sortir de chez elle.
A ce moment, Juliane et Margot revenaient avec la charrette pleine de linge mouillé que l'on allait mettre à sécher, non sur le pré comme aux beaux jours, mais sur des cordes tendues et pour ce faire sous un auvent. C'était, en effet, la dernière grande lessive de l'année. On ne laverait au baquet que le petit linge de corps...
L'épouse de Mathieu embrassa sa sœur avec une joie visible. D'abord parce qu'elle l'aimait, ensuite parce qu'elle lui apportait des nouvelles d'une fille dont elle ne cessait de regretter l'éloignement. Pourtant quand son époux avait installé chez eux Olivier, donc la cause première de cette mise à l'écart, pas une fois, dans sa générosité, elle n'avait eu seulement l'idée de lui en tenir rigueur, sachant pertinemment que le Templier n'avait jamais rien fait pour s'attirer ou encourager un amour dont il ignorait tout. Elle le voyait d'ailleurs si peu qu'elle en venait presque à l'oublier car on ne pouvait pas être plus discret. Pourtant lorsqu'il lui arrivait de l'apercevoir, elle ne pouvait s'empêcher de comprendre le sentiment tenace que lui vouait sa fille et se surprenait à regretter qu'un homme aussi attirant - et d'autant plus qu'il était plus lointain ! - fut définitivement perdu pour les femmes... D'aucunes, à sa place, se fussent peut-être livrées à quelque tentative de séduction - ce qui n'eût pas été entaché de ridicule : Juliane, en dépit de l'âge, était encore belle -, mais elle avait l'âme trop haute pour de telles roueries. En outre, son époux, dont elle devinait qu'il préparait quelque chose, occupait bien suffisamment sa pensée.
Cependant, Mathilde - sans plonger pour autant dans les replis secrets de son esprit ! - connaissait bien sa belle-fille. Quand Mathieu lui annonça son désir de la voir partir habiter de l'autre côté de Paris avec sa belle-mère, et cela dès le lendemain, il essuya un refus formel :
- Quitter notre maison et en arracher notre mère ? N'y comptez pas ! Il faut même que vous ayez perdu la raison pour me le proposer !
- Avec l'aide de Dieu vous ne partiriez pas définitivement ! Simplement quelque temps afin que, vous sachant à l'abri, je puisse garder l'esprit libre. Et Aude vous irait rejoindre...
- Aude n'est pas en danger immédiat alors que, j'en jurerais, vous allez vous y mettre sous peu. Moi je suis votre épouse, la gardienne naturelle de notre maison et jamais je n'accepterai de la quitter de bon gré. En revanche, ajouta-t-elle en se tournant vers Mathilde, il serait peut-être sage, en effet, d'abriter notre mère. Elle n'est plus guère ingambe et...
- Il suffit, ma fille ! protesta la vieille dame indignée. Si, en cas de menace, il fallait fuir d'ici, il est bien certain que mes jambes ne me permettraient pas une course éperdue, mais ce ne serait pas une telle catastrophe. Je suis assez âgée pour faire une morte et les ruines de ce logis où j'ai vécu mes plus beaux jours me seront un tombeau très convenable.
Il n'y avait rien à ajouter. Bertrade poussa un soupir puis déclara :
- J'eusse été fort étonnée d'entendre autre chose ! Que Rémi vienne tout de même chercher les clefs ! Je ne sais trop ce que vous mijotez mais vous aurez la possibilité d'une position de repli...
Dès l'ouverture des portes, le lendemain, Bertrade flanquée de Mathieu et de Rémi et aussi d'Olivier entra dans Paris. C'était la première fois que Bertrade rencontrait l'hôte invisible de son beau-frère, mais il ne lui fut pas présenté quand il apparut dans la cour menant en bride les deux gros chevaux qui allaient porter l'un Mathieu et l'autre lui-même et Rémi en croupe. Il esquissa un salut dans sa direction comme l'aurait fait n'importe quel assistant du bâtisseur. A sa vue, elle n'en éprouva pas moins un frisson bizarre fait de la sympathie immédiate qu'il lui inspira et d'une certaine inquiétude. Malgré ses simples vêtements - cotte mi-longue en laine brune laissant voir les chausses assorties, complétée par le chaperon à pointe très allongée rabattu sur de puissantes épaules qu'il tenait un peu voûtées - cet homme dégageait une indiscutable noblesse. L'étroit visage sculpté à grands traits comme celui d'un saint de cathédrale était impassible et froid, mais que les yeux gris vert enfoncés dans l'entablement droit des sourcils avaient donc de charme ! Comme l'avait fait sa sœur, elle ne s'étonna plus de l'amour tenace de sa nièce en dépit de leurs vingt années d'écart et ce fut en étouffant un soupir qu'elle monta sur sa mule.
Il était tôt le matin mais le Roi avait fait annoncer par toute la ville que, devant Notre-Dame, les dignitaires du Temple allaient enfin recevoir leur jugement. Aussi les rues étaient pleines d'un monde qui se partageait en deux : ceux qui allaient vers L'Enclos pour assister à la sortie des prisonniers avec l'intention de les accompagner et ceux qui se dirigeaient directement vers le parvis de la Cathédrale.
Mathieu et les siens furent de ceux-là. L'atmosphère de Paris était inhabituelle. Echoppes et boutiques étaient fermées. Tout le monde était dans la rue comme pour une fête. Ce que l'on se préparait à voir était un spectacle comme un autre et le peuple adorait les spectacles. Tous, depuis les joyeuses « entrées » royales jusqu'aux exécutions capitales en passant par les « mystères » joués sur les places et les tours des baladins et autres bateleurs qui se produisaient au coin des rues. Rien de la sorte ce matin-là : ce que l'on allait voir, avec une curiosité cruelle, c'était ce que près de sept années de prison avaient fait de ces superbes seigneurs qu'étaient le Grand Maître et les plus notoires de ses frères. Sans les plaindre toutefois : ils avaient avoué de si affreuses pratiques, des actions si haïssables qu'on les apparentait plutôt à des sorciers assez vils pour fouler aux pieds la Croix, cracher dessus et adorer une tête d'idole qui ne pouvait être que celle de Satan. Celui-là seulement, le Maudit, avait pu les faire tellement riches ! A ce sujet les avis étaient partagés : certains prétendaient que dans leurs maisons fortes on avait trouvé des monceaux d'or, d'autres que, prévenus par le Diable, ils avaient enfoui leurs richesses dans les entrailles de la terre.
Tout en conduisant prudemment son cheval à la suite de Mathieu que l'on connaissait bien et que beaucoup saluaient, Olivier écoutait, regardait, notait les malveillances, les propos stupides qui ne lui inspiraient que mépris. Une sorte de soulagement plein d'attente l'habitait : enfin il allait revoir frère Clément en espérant que les cachots n'eussent pas trop amoindri son énergie. Il allait surtout savoir où il serait conduit après la sentence afin de pouvoir réaliser ce dont il rêvait depuis si longtemps : l'arracher à ses gardiens. Chose impossible tant qu'il serait retenu dans le donjon mais plus accessible peut-être dans une quelconque forteresse de province... Si rude que fût la tâche, elle ne lui faisait pas peur, bien au contraire ! Enfin, il allait pouvoir accrocher sa vie à la plus noble des causes ! Même les joies – certaines ! - éprouvées lorsqu'il avait découvert que ses mains pouvaient créer des « images » n'étaient rien auprès de cette espérance.
Quand on fut à la place de Grève, on vit que le nouveau pont Notre-Dame - un bel ouvrage de charpente ! - qui avait remplacé un an plus tôt la vieille « Planche Mibray » était noir d'une foule en marche lente vers les impressionnantes tours blanches de la cathédrale.
- On ne nous laissera jamais passer, dit Mathieu. Il faut y aller à pied comme tout le monde... et jouer des coudes. Nous laisserons les chevaux sous l'auvent du Parloir des Bourgeois...
- Moi aussi ? protesta Bertrade. Je n'ai pas envie d'être piétinée...
- En ce cas, ou bien vous restez avec les bêtes, ou bien Rémi vous mène jusqu'au Grand-Pont mais il vous faudra revenir à travers la Cité jusqu'au Petit-Pont... qui doit être aussi encombré...
- Je reste là ! grogna-t-elle. Il suffit d'attendre que la cérémonie soit terminée !
Les trois hommes partirent donc à pied et s'enfoncèrent dans la foule avec une patience et une obstination qui portèrent leurs fruits. Par la rue de la Lanterne, la rue de la Juiverie et la rue Neuve-Notre-Dame ils traversèrent l'étroit lacis des artères de la Cité jusqu'à ce qu'ils voient la cathédrale se dresser devant eux, sans pouvoir accéder au parvis déjà encombré mais où un large espace vide était délimité par les gardes de la Prévôté. Là ils n'attendirent pas longtemps : une rameur s'élevait plus forte à mesure qu'elle se rapprochait, les prisonniers arrivaient et bientôt le chariot qui les portait débouchait sur la place entouré d'une file dense d'archers... Et le cœur d'Olivier se serra. Ils étaient quatre, quatre vieillards décharnés vêtus de guenilles, enchaînés, qui se cramponnaient de leur mieux aux planches du véhicule. Reconnaissables encore pourtant. Il y avait le Grand Maître, le Précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, celui d'Aquitaine, Geoffroy de Gonneville et Hugues de Pairaud, Visiteur de France…
Mais le cinquième, Clément de Salernes, Précepteur de Provence, n'y était pas. A moins que, rendu incapable de le tenir debout à la suite des tortures, il fût étendu dans la paille au fond du chariot...
Saisi par une soudaine terreur, Olivier voulut s'élancer vers les prisonniers et s'en assurer, mais la poigne de Mathieu le retint : le maître d'œuvre avait saisi instantanément ce qu'il se passait dans l'esprit de son ami :
- Ne bougez pas ! J'y vais ! Moi, le Prévôt me connaît...
Sans trop de douceur cette fois, il fendit la foule impressionnée à la fois par sa carrure et la qualité de ses vêtements. Grimpé sur un montoir à chevaux de l'Hôtel-Dieu, Olivier vit son chaperon de velours noir voguer jusqu'à la monture du Prévôt de Paris, Jean Ployebaut, qui surveillait d'un œil ennuyé l'approche du tombereau jusqu'au bas des marches, mais eut pour lui une grimace amicale et se pencha sur l'encolure pour lui parler. Un instant plus tard, Mathieu revenait, très sombre. Olivier sentit sa bouche se sécher :
- Il est là, dans la paille ? demanda-t-il.
- Non. Ce matin, on l'a trouvé mort dans sa cellule. Hier Nogaret l'a fait remettre à la torture après qu'un avis anonyme - à moins qu'on ait voulu taire le nom - l'eut dénoncé comme étant l'auteur de la disparition des principaux trésors du Temple. Il vivait encore au moment où on l'a rapporté dans son cachot, mais quand on est venu le chercher pour l'emmener... Dieu a eu pitié je pense, car, selon Ployebaut, il était le seul à n'avoir jamais rien avoué. Et de ce fait il était destiné au bûcher alors que c'est la prison à vie qui attend les autres...
Olivier ferma les yeux, envahi par une douleur dont il n'imaginait qu'elle pût être aussi rude. C'était la même que celle ressentie à Valcroze quand l'immonde Roncelin s'apprêtait à coucher son père sur un gril ardent. Il devait à frère Clément sa vocation, ses plus beaux rêves. D'une voix blanche il demanda :
- On ne sait vraiment pas qui l'a dénoncé ?
- Non...
- Moi, je sais... Ce ne peut être que lui...
- Penseriez-vous à ce Roncelin que j'ai cherché pour vous après l'arrestation ? Il y aura bientôt sept ans et il doit être mort !
- Je jurerais qu'il est vivant... Sa soif de l'or et Satan son maître le tiennent en vie pour semer le malheur et la souffrance !
- Calmez-vous, je vous en prie ! N'attirez pas l'attention...
En fait il n'y avait pas grand-chose à craindre de ce côté, la foule n'ayant d'yeux et d'oreilles que pour ce qui allait commencer. Sur la tribune devant les portails venaient d'apparaître les robes violettes, noires et blanches des inquisiteurs Guillaume de Paris et Bernard Gui, ou rouge lie-de-vin d'un des trois cardinaux de la Commission pontificale. Celle de Jean de Marigny, l'archevêque de Sens, était particulièrement riche : il tenait à se faire remarquer. En face d'eux, les Templiers que l'on avait laissés dans leur chariot afin que la foule puisse mieux les voir.
Elle était silencieuse, la foule. Si quelques malédictions, quelques cris « à mort » s'étaient élevés ici ou là - sans doute des hommes de Nogaret chargés d'entraîner les autres, ils s'éteignirent vite. D'ailleurs le dernier acte de ce grand drame allait se jouer. Du moins tous pensaient que c’était le dernier...
Les prélats s'étant assis, le cardinal de Sainte-Sabine, Arnaud Nouvel, s'avança jusqu'au bord des marches, tenant à la main un épais rouleau de parchemin qu'il déroula. Puis d'une voix nette, face à ces quatre hommes brisés, hébétés, il commença à lire la longue suite des aveux, non seulement de ceux qui étaient présents mais de beaucoup d'autres, morts brûlés ou relâchés plus ou moins estropiés par les tourments :
- ... Entendu le frère Guy Dauphin... le frère Géraud du Passage... le frère...
La liste était longue de ces confessions arrachées au fond d'affreuses caves par le fer ou par le feu. D'autres aussi, données spontanément par peur ou parfois par une étrange contrition. Les prisonniers l'écoutaient sans rien dire, comme s'ils n'entendaient pas, comme si cette litanie effrayante passait au-dessus de leurs têtes. Vint enfin la sentence :
- « ... Les condamnons au mur et au silence pour le reste de leurs jours afin qu'ils obtiennent la rémission de leurs fautes par les larmes du repentir. »
Puis, tandis que le cardinal allait se rasseoir, il se fit un grand silence :
- Quoi, c'est tout ? chuchota Mathieu. Ne nous diront-ils pas en quels châteaux, en quelle abbaye on va les emmener ?
Mais soudain une voix s’éleva, tellement forte, tellement puissante qu'il était difficile de croire qu'elle sortait de la poitrine creuse du Grand Maître. Galvanisé par un sursaut venu des profondeurs mystérieuses qui la suscitaient au plus fort des batailles, Jacques de Molay clamait :
- Je suis coupable, oui... mais pas de ce qu'on m'accuse ! Coupable d'avoir avoué pour sauver ma vie tout ce qu'on a exigé de moi. Coupable d'avoir trahi le Temple dont j'étais le Grand Maître, coupable d'avoir cédé à la peur, aux menaces et aux cajoleries du Pape et du Roi, mais le Temple est pur, le Temple est saint et tout ce qu'on lui reproche est faux et faux aussi les aveux !
Une autre voix répéta ses paroles, celle de Geoffroi de Charnay, presque dans les mêmes termes... mais les deux autres dignitaires s'efforcèrent de les faire taire. Ceux-là avaient envie de vivre, fût-ce dans la pire prison.
- Mon Dieu ! gémit Mathieu, qu'ont-ils fait ? Ils vont être déclarés relaps et comme tels, chassés de l'Eglise et livrés à la justice du Roi !
En effet le tribunal, au milieu du vacarme suscité par la protestation du Grand Maître, remettait en hâte les prisonniers au Prévôt et rentrait promptement dans Notre-Dame pour délibérer. La foule s'écoula derrière eux à l'exception de quelques hommes parmi lesquels Olivier reconnut plusieurs de ceux qui venaient la nuit à Montreuil ou qui appartenaient au chantier de la cathédrale. A l'évidence ils venaient aux ordres.
- Que faisons-nous ? demanda l'un d'eux. Rentrons-nous à Montreuil pour réfléchir ?
- Sûrement pas. C'est à Philippe de décider à présent et il va décider vite. Nous ne devons pas quitter Paris. Passez le mot : on se retrouve à la maison de la rue du Plâtre pour ceux qui n'ont pas d'arme et les autres aux cabanes du port Saint-Landry... le Prévôt a filé droit au Palais. Je vais l'y attendre pour essayer de savoir. Toi, Rémi tu vas chercher ta tante, tu la ramènes à l'hôtel de Nesle... sans oublier de prendre la clef et tu nous rejoins.
- Et moi ? réclama Olivier.
- Me suivez, s'il vous plaît !
Le chemin n'était pas long qui menait du parvis aux portes du Palais ouvrant non plus sur la Seine comme au temps de Saint Louis mais, par une plus vaste entrée sur la grande cour du Mai, juste en face de la rue de la Draperie et à la jonction des rues de la Barillerie et de la Cour-le Roi. Ployebaut en effet s'était précipité aux pieds du Roi. L'attente de Mathieu et d'Olivier dura un moment, mais quand le Prévôt reparut il était dans une telle agitation que le bâtisseur dut l'arrêter presque de force pour pouvoir lui parler avant qu'il ne remonte à cheval.
- Alors ? demanda-t-il. Qu'a-t-on décidé ?
S'il avait été dans son état normal, Ployebaut eût envoyé promener l'insolent qui osait l'interroger - et sur quel ton ! -, lui le Prévôt de Paris, mais Mathieu n'était pas n'importe qui et l'on se connaissait de longue date... Ployebaut à cet instant n'était pas lui-même : son œil était hagard.
- Le feu ! jeta-t-il. Dès ce soir, les deux Templiers seront huilés et je dois faire élever le bûcher dans l'île aux Juifs afin que notre sire Philippe puisse assister à l'exécution depuis le Palais... Je me demande comment le peuple va prendre ça... s'il n'y aura pas d'agitation. On est venu dire au Roi que la rétractation du Grand Maître a fait grosse impression... Laissez-moi passer maintenant ! J'ai beaucoup à faire !
Aidé de Mathieu, il escalada son cheval et n'entendit pas le « Moi aussi » que murmura le maître d'œuvre, mais Olivier, lui, entendit :
- Qu'avez-vous en tête, Maître Mathieu ? Vous avez compris ? « Il » va les tuer ce soir même et je ne vois pas qui pourrait l'en empêcher...
- Nous peut-être, les hommes de la pierre et du bois, qui sommes bien plus nombreux que vous ne l'imaginez... et si Dieu comme je l'espère daigne nous assister ! Venez ! Il n'y a pas une minute à perdre.
Olivier suivit sans plus rien dire mais avec dans le cœur quelque chose qui ressemblait à de la joie : sous ses yeux le paisible Mathieu, l'homme entre les mains duquel toute pierre devenait prière en s'élançant vers le ciel afin de prendre sa place parmi ses sœurs, était en train de se muer en chef de guerre. Il n'y avait pas à se tromper sur sa voix devenue brève, son œil plein d'éclairs : il s'apprêtait bel et bien à s'attaquer aux troupes royales, à entrer en rébellion ouverte contre le redoutable Philippe pour lui arracher celui qu'il appelait « Maître Jacques » avec tant de vénération, à tout sacrifier peut-être... et c'était rudement excitant après une si longue période d'inaction !
Après avoir repris l'unique cheval laissé par Rémi et sur le large dos duquel ils grimpèrent tous deux, on rentra à Montreuil mais pas pour y rester. En quelques phrases rapides, Mathieu donna ce qui n'était rien d'autre que des ordres : dès le retour de Rémi, les femmes devraient prendre place dans le chariot avec ce qu'elles avaient de plus précieux mais sans bagages excessifs qui attireraient l'attention. Le garçon les conduirait à Saint-Maurice où le véhicule serait laissé aux moines comme on en avait l'habitude quand, aux beaux jours, on allait faire une promenade en barque. Celle que l'on empruntait le plus souvent leur ferait descendre la Seine jusqu'à Passiacum où Rémi les installerait dans la maison de Bertrade...
Comprenant que l'heure était grave et que toute discussion serait du temps perdu, aucune n'éleva d'objection, mon toutefois Juliane qui osa :
- Notre chère maison va donc être abandonnée ?
- Pourquoi abandonnée ? Vous allez visiter près de… Meaux une parente dans les ennuis. Et j'espère bien vous ramener ici quand je serai sûr qu'il n'y a plus rien à craindre. Et vous, ma mère, pas question de rester en arrière quoi que vous en pensiez ! Je veux vous voir chez Bertrade.
Il les embrassa, puis, toujours flanqué d'Olivier réduit à l'état de témoin muet, il repartit. A pied cette fois, on se rendit dans cette maison de la rue au Plâtre où il avait escamoté les deux Templiers après le tumulte du Temple.
Beaucoup de monde circulait encore dans les rues. On l'arrêtait, on causait, on commentait l'événement inouï qui venait de se produire et très certainement, à part les malades, aucun n'irait au lit avant la terrible fin de la tragédie. Ce soir il y aurait une foule énorme sur les bords de la Seine. En attendant, les quelques hommes qui vinrent frapper à la porte n'attirèrent l'attention de personne. Olivier en connaissait quelques-uns : il y avait là Cauvin le Montois, François le Dauphiné, Lucien d'Arras, Joseph d'Argenteuil, Ronan le Breton, tous appartenant à ces compagnons « estrangers » qui mettaient leur savoir au service de tel ou tel chantier d'église ou de cathédrale. Tous travaillant depuis longtemps avec Mathieu et presque tous ayant reçu du Temple leur formation et leur enseignement.
Mathieu leur distribua des armes faciles à dissimuler sous les cottes courtes, comme les dagues ou les frondes, ou sous les cottes plus longues, comme les épées. Olivier, lui, avait repris dans sa cellule celle dont il se servait pour instruire Rémi... Il accepta cependant une dague supplémentaire. Ensuite de quoi on quitta la maison dont tous, en cas de besoin, savaient où trouver la clef et l'on se dispersa dans l'animation des rues pour se rejoindre au port Saint-Landry, au flanc nord de l'île de la Cité.
Portant le nom d'une église romane qui l'avoisinait, le port existait depuis toujours. Il avait été longtemps le seul depuis l'époque où Paris s'appelait Lutèce et où la ville se résumait à la seule Cité. Vite encombré par le trafic et l'agglomération prenant de l'ampleur, il avait été relayé par celui de la Grève créé par le Roi Louis VII, père de Philippe Auguste. Il continuait à servir cependant aux besoins de la Cité et, singulièrement, au déchargement des matériaux apportés par la Seine pendant la construction de Notre-Dame - pas encore achevée à ce jour - qui avait commencé un siècle et demi plus tôt quand le même Louis VII avait posé la première pierre du chef-d'œuvre voulu par l'archevêque Maurice de Sully. Il servait aussi au ravitaillement des chanoines de la cathédrale et d'une partie de la Cité.
En arrivant à la Grève, la petite troupe vit qu'il y avait déjà du monde, mais que la berge était sévèrement gardée par des soldats : on devait à la fin du jour y embarquer les condamnés afin de les conduire au lieu du supplice : l'un des deux îlots à la pointe des jardins du Roi. Sans y prêter autrement attention, on s'engagea sur le pont que l'on commençait à traverser quand Cauvin le Montois, qui était le chef de chantier de Mathieu, jetant un coup d'œil au port dont une partie était cachée par le prieuré de Saint-Denis-de-la-Châtre et par le « Haut Moulin » planté dans le fleuve, s'aperçut qu'il s'y passait quelque chose : des hommes étaient en train d'endosser des sarraus de toile blanche comme en portaient les maçons pour protéger leurs vêtements des éclaboussures du plâtre ou du mortier.
- Qui sont ceux-là ? demanda-t-il au maître. Je ne les connais pas et, en outre, les ordres sont de se faire remarquer le moins possible ! Allons voir !
Ils partirent en courant et le pont franchi, dégringolèrent au port par la pente le long de laquelle on hissait les marchandises lourdes. Là ils se trouvèrent en face d'une douzaine d'hommes abondamment chevelus et barbus qui s'étaient approchés d'une barge vide dans l'intention évidente d'y prendre place.
- Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous céans ? aboya Mathieu. Cette bargeest à moi...
L'un des plus grands qui semblait le chef vint à lui, les autres se rangeant derrière :
- Faites excuses, bourgeois, mais nous en avons besoin et nous sommes pressés. Vous feriez aussi bien de ne pas nous gêner !
Le ton comme l'attitude étaient hostiles tout en se voulant patients, mais ni Mathieu ni les siens n'étaient disposes à se laisser impressionner.
- Nous pareillement ! Et d'abord nommez-vous si vous n'êtes pas des malandrins. J'ai nom Mathieu de Montreuil, maître bâtisseur à Notre-Dame.
- Moi, je suis Jean d'Aumont et je vous salue, vous sachant homme de bien, et c'est pourquoi je vous conjure de ne pas vous opposer à...
- Il ne s'opposera pas, dit l'un des faux maçons qui s'était approché. Et même il se pourrait qu'il nous aide ? Nous venons pour...
L'élan d'Olivier qui se précipita sur lui et l'empoigna par les épaules lui coupa la parole. Quelques mots lui avaient suffi pour reconnaître cette voix.
- Mon frère Hervé ! s'écria-t-il. Par quel miracle est-ce que je te revois enfin ? Où étais-tu passé ?
Tandis que Mathieu retenait ses hommes prêts à se jeter sur les intrus, les deux amis s'embrassèrent, oubliant pour un instant la circonstance qui les remettait en présence, mais elle les rattrapa vite et l'on s'expliqua en remettant à plus tard un récit qui n'intéressait qu'eux.
Les faux maçons poursuivaient le même but que Mathieu et les siens : arracher les condamnés à leurs gardiens et, à la faveur de l'obscurité qui venait, leur faire descendre la Seine dont le courant était fort ce soir jusqu'aux pentes boisées de Saint-Cloud. Il y avait là un petit prieuré où s'était retiré Jean d'Aumont, entièrement acquis au Temple et qui offrirait au moins un refuge de quelques jours permettant de se retourner. Comme Mathieu, Aumont avait été pris de court par le soudain besoin de vérité du Grand Maître et les dramatiques conséquences qui en découlaient. Venu avec ses compagnons entendre le jugement et apprendre les lieux d'incarcération, il se trouvait confronté à une situation qu'il fallait dénouer dans l'urgence en prenant des risques énormes car, pas plus que le maître d'œuvre, il ne s'illusionnait sur la difficulté qu'il y aurait à arracher les deux victimes à leurs bourreaux en plein milieu du fleuve.
- Nous sommes peu nombreux et mal armés en face des archers et autres hommes d'armes royaux, mais l'idée nous est venue, si nous ne pouvons délivrer le Grand Maître et le Précepteur de Normandie, de les libérer d'une autre façon en les tuant de nos mains, leur offrant ainsi une mort moins cruelle et plus rapide que celle qui les attend. Laisser seulement des cadavres aux mains de Philippe serait déjà une victoire ! Pour laquelle nous sommes tous prêts à mourir...
- Nous aussi. D'où venez-vous ? demanda Mathieu avec un dernier reste de méfiance.
Ils venaient de la région de Soissons où les templeries étaient si nombreuses que dans les mailles du coup de filet du vendredi 13 plusieurs avaient réussi à se glisser, singulièrement ceux appartenant à une grange ou un enclos forestier. Aumont lui-même appartenait à la maison mère de la région, la puissante baillie du Mont-de-Soissons, mais il avait été envoyé la veille à la Commanderie de Rozières et, grâce à la densité des arbres d’alentour, il avait eu le moyen de s'échapper et trouver refuge à la grande abbaye de Longpont où les Cisterciens lui avaient ouvert l'asile. Il aurait pu y rester mais un sentiment d'immense injustice l'habitait et, même s'il n'était plus tout jeune, il voulait se préparer et en préparer d'autres au combat contre le Roi. C'était le temps où le neveu du Grand Maître, Jean de Longwy, formait avec les Bourguignons une ligue protégée plus ou moins par le duc et qui donnerait quelque fil à retordre au pouvoir avant de disparaître dans la clandestinité. Quittant Longpont il s'établit - avec l'aide des moines - dans l'immense forêt de Villers-Cotterêts où vinrent le rejoindre d'autres échappés transformés bientôt en une communauté de bûcherons attendant, espérant que le Pape finirait par leur rendre justice et leur permettrait de reparaître, moins riches et moins puissants peut-être, mais dans l'honneur et pour la gloire de Dieu... Hervé d'Aulnay avait été de ceux-là.
Ainsi qu'il l'expliqua plus tard à Olivier, son retour à Moussy n'avait pas été marqué au coin de l'enthousiasme. Son frère Gautier négociait un mariage entre son fils aîné, Gautier le Jeune, et Agnès de Montmorency. En outre ses deux garçons appartenaient à la Cour. Aussi l'arrivée d'un Templier fugitif - fût-il son frère - lui posait quelques problèmes. On cacha soigneusement Hervé dans une partie retirée du château, pas dans une oubliette mais ce n'était peut-être pas l'envie qui manquait, et si on lui fournit de quoi vivre ce ne fut pas dans le luxe, pas davantage dans le confort. Tant et si bien que le malheureux décida de s'éloigner. La colère l'habitait et en lui-même il rendait hommage à la clairvoyance de Mathieu de Montreuil : Olivier eût été rejeté dans les ténèbres extérieures sans plus de façons. Mais où aller ? D'autant que son bon frère ne tenait pas non plus à le laisser partir au hasard avec le risque d'être reconnu pour ce qu'il était et repris, ce qui eût signifié un désastre pour sa maison.
Las de ces atermoiements, Hervé finit par s'enfuir, habillé comme un paysan et nanti de quelques vivres fournis par sa sœur de lait qui avait épousé Hamelin, un paysan du village, un brave homme s'il en fut, la générosité en personne. Hervé avait dans l'idée d'essayer de gagner les Flandres toujours plus ou moins en « délicatesse » avec le Roi de France, mais Hamelin lui apprit que l'on parlait de Templiers torturés et brûlés là-bas et qu'il trouverait peut-être un abri dans la forêt de Villers-Cotterêts où il y avait des bûcherons... bienveillants. C'est ainsi que le chevalier d'Aulnay rejoignit le chevalier d'Aumont. Souvent il songeait à Olivier mais il eût été sans doute imprudent, puisqu'il avait un abri sûr, de retourner vers Paris à cet endroit.
Les retrouvailles des deux amis furent le lien entre ces deux troupes prêtes tout d'abord à en venir aux mains. Puisque l'on poursuivait le même but on fraternisa, mais sans perdre un temps devenu précieux. L'heure approchait où l'on allait embarquer les condamnés et le conseil de guerre fut bref. Au lieu de la barge lourde et difficile à manier, on choisit trois barques assez grandes mais plus légères et l'on se répartit les forces : l'une portait Mathieu et Cauvin avec la moitié de leurs hommes, la seconde Jean d'Aumont et les siens, la troisième le surplus des deux troupes commandé par Olivier et Hervé. Celle-ci partit la première, traversa la Seine et alla attendre près du Port au Foin où un cordon de soldats s'efforçait de contenir la foule qui était en train d'envahir la grève et le chemin de halage. A cause du courant, il fallut jeter la grosse pierre d'amarrage. La seconde se fixa à l'un des piliers du Grand-Pont pour suivre au plus proche le bateau des victimes.
Enfin, Mathieu vint s'accrocher au Moulin de la Monnaie, aussi près que possible de l'îlot sur lequel les valets du bourreau s'activaient à parfaire le haut et large bûcher d’où surgissaient deux poteaux. Ces mouvements n'attirèrent pas l'attention car de nombreuses embarcations se dirigeaient vers la pointe du Jardin du Roi où se trouvait une tour pourvue d'un balcon/ c'est de là que Philippe le Bel, les hommes de sa famille et ses conseillers assisteraient au spectacle.
La nuit tombait rapidement. Il faisait froid sur le fleuve, et dans les barques chacun se recueillait recommandant son âme à Dieu sans s'illusionner un instant sur les difficultés du coup de main prévu. Le soleil s'était couché dans un éclat sanglant et l'îlot voisin débordait comme les berges de curieux qui avaient même dressé des échelles contre l'hôtel de Nesle se perdant peu à peu dans l'obscurité. Etroitement gardé, seul le bûcher était éclairé par des centaines de torches. L'atmosphère était lourde. On ne parlait pas, on chuchotait à l'écoute de la rumeur qui allait s'approchant. A la Grève les condamnés accompagnés du Prévôt prenaient place sur une barge hérissée de piques et de guisardes. Une douzaine de flambeaux éclairaient tragiquement les deux hautes silhouettes que l'on avait revêtues du manteau blanc à croix rouge afin de donner encore plus de solennité à leur trépas. Ils se tenaient debout, très droits, trouvant en eux-mêmes la force de faire taire les douleurs qui les avaient courbés et leurs visages, ravagés par l'âge et la longue incarcération, étaient sereins. En dépit des agitateurs semés un peu partout pour exciter la foule, elle se taisait à présent. Ceux qui menaient la barge la lancèrent dans le courant.
Quand elle dépassa Jean d'Aumont, celui-ci engagea son bateau dans le sillage, faisant force rames pour se maintenir au près au moment où Olivier arrivait sur le flanc droit tandis que Mathieu et les siens se jetaient sur la gauche. D'un seul coup la barge fut assaillie de trois côtés. A coups de hache, de marteau et de dague, les derniers défenseurs frappaient. Ce fut autour des deux vieillards blancs une bagarre forcenée, un violent tumulte, mais déjà des tours du Palais les archers se mettaient à tirer pendant que, d'abord surpris autour du Prévôt affolé, les gardes se défendaient vigoureusement. Un instant Mathieu crut qu'il était en train de gagner et prit Molay dans ses bras :
- Venez, Maître Jacques ! Vos bâtisseurs ont besoin de vous !
Mais celui-ci le repoussa :
- Non ! Fuis, malheureux, avant qu'il ne soit trop tard ! J'ai choisi mon sort pour expier et pour que soit grande la dernière image du Temple !
D'une bourrade il le jeta au fleuve où flottaient déjà des cadavres au moment où l'épée du Prévôt l'atteignait à l'épaule. Il poussa un cri et disparut sous l'eau. Ce que voyant, Olivier plongea à sa suite, réussit à l'attraper et le ramena sur la barque où il remonta, aidé par Cauvin.
- L'affaire tourne au désastre ! haleta celui-ci. Il faut fuir...
- Abandonner les autres ? Jamais !
Les autres, leur nombre se réduisait de façon tragique. Le chevalier d'Aumont avait été tué l'un des premiers, et sur la barge près d'accoster à présent, les gens du Prévôt se débarrassaient du reste des assaillants au milieu d'un vacarme indescriptible relayé par les hurlements de la foule qui, sur la rive droite et galvanisée par l'héroïque tentative, bousculait le cordon de soldats, les expédiait à l'eau et s'emparait de leurs piques pour les y maintenir. Debout sur sa barque, Olivier se battait encore mais, armé d'une rame, Cauvin le Montois repoussait l'esquif à l'écart du bateau voisin. Le geste fut si violent qu'Olivier tomba à la renverse sur le corps de Mathieu tandis que Cauvin se mettait à ramer avec l'énergie du désespoir pour échapper aux flèches qui tombaient de toutes parts... Vivement redressé, Olivier alors appela :
- Hervé ! Est-ce que tu es là ? Est-ce que tu m'entends ?
- Oui ! Derrière toi !
Se retournant, il aperçut entre lui et la rive droite une petite embarcation montée par deux tout jeunes gens, , dont l'un penché sur le bord tentait vainement de remonter Hervé trop lourd pour lui.
- Lâchez-le ! cria-t-il. Je le ramasse !
Déjà Cauvin rapprochait la barque. Un instant plus tard, Hervé y était hissé, trempé comme une soupe, mais apparemment intact, et Olivier empoignait d'autres rames pour lancer le bateau au plus fort du courant et en accroître la puissance. Ils passèrent comme une flèche devant la forteresse du Louvre d'où, depuis les chemins de ronde, les archers tiraient sur eux sans se soucier d'atteindre des embarcations où étaient des curieux.
L'endroit dangereux fut dépassé en même temps que l'enceinte de Paris. Olivier protégé maintenant par l'obscurité releva ses rames pour un dernier regard au drame en train de se jouer. Sur le fond noir des tours du Palais dont, sur un balcon, on devinait la haute silhouette bleue du Roi, l'îlot au ras de l'eau qui en reflétait les lumières ressemblait à l'une de ces scènes brillantes sur lesquelles se jouaient les mystères, mais celui-là était un mystère d'horreur. Les Templiers dépouillés de leurs manteaux blancs et seulement vêtus de haillons avaient été hissés sur l'énorme bûcher qui les mettait presque à la hauteur de celui qui les regardait. On les avait liés aux poteaux - on sut plus tard que le Grand Maître avait demandé qu'on lui permette de joindre ses mains et de regarder vers Notre-Dame - et les bourreaux tournaient avec leurs torches autour de la pile de rondins, allumant la paille que l'on y avait mêlée. Activée par le vent aigre qui soufflait de l'est, une épaisse fumée monta où fusèrent les premières flammes. On les vit courir à l'assaut de ces fragiles silhouettes humaines et l'on entendit crier le Grand Maître. Mais ce n'était pas de douleur. Comme devant la cathédrale, ce matin, sa voix retrouvait au suprême instant cette force surhumaine qui semblait venue d'un autre-monde et après une ultime protestation d'innocence, c'était une malédiction qu'elle proférait. Elle assignait le Pape Clément, le Roi Philippe et son exécuteur des basses œuvres à comparaître, avant un an, au tribunal de Dieu !
On vit alors les bourreaux activer le feu, mais Jacques de Molay n'avait plus rien à dire. Etouffée par les noires volutes de fumée, sa voix s'éteignit. Quand le vent les chassa, les flammes enveloppaient les deux martyrs...
Fasciné comme ses compagnons par cette suprême et effroyable image, Olivier ne s'était pas rendu compte que Mathieu, revenu de son évanouissement, s'était redressé et regardait lui aussi.
- C'est la fin du Temple, fit-il d'une voix rauque, lourde de colère et de douleur, mais aussi la fin pour le temps des cathédrales... Jamais plus je ne travaillerai pour elles puisque Dieu a abandonné le Temple !
Olivier ne lui disputa pas le dernier mot. Il aurait pu dire que certains « frères » avaient abandonné Dieu depuis longtemps pour d'étranges croyances et d'encore plus étranges appétits. Il aurait pu évoquer cette autre malédiction proférée de cet autre bûcher allumé aux pentes des Cornes de Hattin et où s'était consumée la Vraie Croix, mais par son héroïsme, Jacques de Molay avait rendu au Temple sa pureté initiale et couvrait de son manteau blanc les obscurités, les ombres, les insuffisances et les crimes. Il ne fallait pas toucher à ce délicat pallium, aussi ténu et pur que neige au printemps…
Vaincu par la souffrance de sa blessure accrue par l'effort pour se relever, Mathieu se laissait de nouveau aller au fond de la barque. Fascinés eux aussi par le bûcher dont le vent apportait l'odeur affreuse, Cauvin et Hervé n'y avaient pas prêté autrement attention. Olivier, en reprenant les rames, le rappela à ce dernier en lui demandant de s’en occuper :
- Autant que je puisse voir, répondit-il, il a une profonde blessure à l'épaule gauche et saigne beaucoup... et on a rien pour arrêter le sang...
Olivier cessa son effort, ôta sa cotte, sa chemise, et tendit celle-ci à son ami.
- Tiens, arrange-toi de ça !
Hervé fit un tampon qu'il appuya fortement sur la plaie.
- Sais-tu seulement où nous allons ?
- Seulement qu'il faut guetter une lanterne allumée sur la rive droite du fleuve. Un hameau qui s'appelle Passiacum, mais je ne sais vraiment pas où il se trouve...
- A une lieue d'ici environ, grogna Mathieu. Ramez, garçons, ramez ! Plus tôt nous y serons, mieux cela vaudra mais priez aussi pour que Rémi soit arrivé avec les femmes, sinon dans ces ténèbres nous risquons de nous perdre...
- Nous c'est à Saint... Cloud, je crois, que frère Jean d'Aumont voulait cacher le Grand Maître...
- C'est encore plus loin et c'est dans les bois... On sera plus vite à Passiacum... J'y pense : au-dessus du village il y a un manoir avec une grosse tour qui devrait se découper sur le ciel...
Et tout à coup Mathieu se mit à rire :
- Il appartient... à notre bon sire Philippe qui aime à venir y méditer quand il ne veut pas trop s'éloigner de Paris... Et on va se réfugier là-dessous ! C'est drôle, non ?... Avouez que c'est drôle !
- La fièvre vous gagne, Maître Mathieu, émit entre ses dents Cauvin qui depuis le départ s'était contenté de faire avancer l'embarcation sans souffler mot. Vous parlez trop et trop fort. Les voix portent sur l'eau... et nous sommes en fuite.
- Je m'en charge ! souffla Hervé qui s'accroupit auprès du blessé à la fois pour le soutenir, maintenir la pression du tampon et, le cas échéant, lui fermer la bouche. Le contremaître avait raison : la fièvre venait et avec elle une certaine agitation qui pouvait être dangereuse et Aulnay eut besoin de toutes ses forces pour obtenir un peu de calme d'un homme plus âgé que lui sans doute, mais encore solidement charpenté. Il songea même un moment à l'assommer pour le faire tenir tranquille.
Les minutes qui suivirent furent d'une longueur extrême. Vigoureusement actionnée par deux paires de bras, la barque glissait rapidement vers l'aval mais il faisait si sombre que cette fuite en aveugle avait quelque chose d'angoissant, parce que l'on n'avait aucun point de repère. A une telle allure ils pouvaient aussi bien dépasser le hameau sans même s'en rendre compte. Ils pouvaient voir cependant qu'une colline amorçant un coteau se profilait sur la rive droite alors que la rive gauche restait plate. Et soudain, la silhouette d'une tour encore plus noire que la nuit se détacha et presque aussitôt Olivier souffla :
- Regardez ! Sur la berge... Une lanterne !
Le soulagement dégonfla les poitrines oppressées. Rémi avait accompli sa mission. Le refuge était à leur portée et l'on manœuvra pour l'atteindre. Mais il devait y avoir là quelqu'un que le clapotement des pales dans l'eau avait alerté car la lanterne se mit à s'agiter. En approchant on finit par distinguer un petit tertre sur lequel un homme se tenait debout. Pourtant et alors que la barque était encore à quelques brasses et qu'il était encore facile de relancer, Olivier demanda :
- Rémi ?
- Oui, c'est bien moi... je vous guide.
Il n'y avait plus à douter davantage et le bateau vint doucement à la berge où il s'ensabla à peu près aux pieds du jeune homme qui élevait la lanterne pour mieux voir.
- Les Templiers ? Où sont-ils ? chuchota-t-il déçu.
- Morts, et ton père est blessé !
- C’est grave ?
- L'épée du Prévôt l'a frappé au défaut de l'épaule. L'os doit être brisé. Il souffre et la fièvre vient... Mais si tu permets, on parlera plus tard, grogna Olivier.
Avec précaution on enleva Mathieu de la barque et on le déposa sur le sable. Il avait dû perdre connaissance car il ne broncha pas.
- On l'emporte, reprit Olivier. La maison est loin ?
- Non. Pas loin. Juste au-dessus du grand chemin de Normandie qui suit la Seine depuis le Louvre.
Pendant ce temps Cauvin avait attaché la barque, poussée dans les roseaux sous une retombée d'aulnes.
- Je me demande si elle est assez cachée comme ça ? réfléchit-il.
- Il y en a d'autres à quelques toises d'ici, répondit Rémi. On s'en occupera au lever du jour. Le mieux sera peut-être de la couler. Allons-y à présent !
Hervé et Olivier se chargèrent de Mathieu. Rémi passa devant avec sa lanterne et Cauvin ferma la marche. On remonta le talus, puis, la route franchie, on suivit un sentier boueux qui mena la petite troupe à une haie d'épineux percée d'une barrière de rondins que l'on poussa pour découvrir la maison de Bertrade au milieu d'un verger. Deux étages sous un grand toit, une porte basse sur un degré de trois marches, elle n'était pas immense mais derrière il y avait deux ou trois bâtiments de dépendances. Les volets étaient mis et aucune lumière ne filtrait, cependant au bruit des pas, la porte s'ouvrit libérant le reflet d'une chandelle découpant la silhouette noire d'une femme. C'était Juliane.
- Les voici enfin, ma mère, dit Rémi, mais le coup a manqué et le père est blessé... A l'épaule, ajouta-t-il devant l'angoisse qui embrumait les yeux bruns de l'épouse. La douleur lui a fait perdre connaissance. Il faut espérer que ce ne sera pas trop grave...
Derrière elle apparurent Mathilde appuyée sur la béquille dont elle étayait sa marche devenue difficile et la cornette de Margot, l'œil effaré, les mains jointes et déjà prête à pleurer. Mathilde la rabroua et l'envoya chercher de quoi nettoyer et panser la blessure.
- Etendez-le sur le banc, dit Juliane après s'être penchée un instant sur le visage cireux de son mari en désignant le long siège disposé près de la cheminée où brûlait un bon feu.
- Plutôt sur la table si vous avez la gentillesse d’ôter ce que vous avez eu la bonté de préparer. Aucun de nous n'a faim après ce que nous venons de vivre...
En effet, les femmes avaient disposé du pain, du fromage, du jambon et des pichets de vin. Même si elle n'y venait que très rarement depuis qu'elle servait la reine Marguerite, Bertrade en bonne maîtresse de maison veillait à ce que sa « campagne » fut toujours prête à abriter quelqu'un. Le logis était lui-même entretenu - et surveillé par un vieux couple à qui feu-Imbert avait permis d'acquérir le lopin de terre qu'ils cultivaient quand le Roi avait aboli le servage. Ils habitaient une chaumière au-delà du verger avec des poules, des lapins et un cochon, et s'occupaient en outre des ruches que le brave mercier avait installées. Et comme ils avaient droit à la moitié des récoltes de fruits et de miel, ils bénissaient chaque jour le Ciel d'avoir suscité Imbert dont ils avaient pleuré la mort comme s'il était leur frère. Ils connaissaient bien la famille de Bertrade et l'arrivée de Rémi et des trois femmes ne les avait pas surpris, mais ils s'étaient retirés avec discrétion quand ils avaient compris qu'il se passait quelque chose d'un peu inhabituel. Ils se nommaient Aubin et Blandine, et ils étaient unis, depuis longtemps sans doute, mais si étroitement qu'ils avaient fini par se ressembler.
Un moment plus tard, Mathieu, déshabillé et pansé après qu'Olivier eut lavé sa blessure avec du vin et de l'huile, était porté à l'étage où il y avait deux chambres et mis au lit veillé par son fils et sa femme. Seuls lui et Rémi logeraient dans la maison. Olivier et Hervé allèrent camper sur une paillasse dans le fruitier au fond du verger où il faisait froid, mais qui sentait bon les pommes et les poires de la dernière récolte que l'on y conservait. Ainsi respectaient-ils encore la loi du Temple qui leur interdisait de dormir sous le même toit que des femmes. Cauvin d’ailleurs les suivit et avant de s'endormir pria avec eux pour l’âme des martyrs et aussi de leurs compagnons dont les vies venaient d'être sacrifiées en vain...
- Demain, dit Olivier avant de fermer les yeux, je retournerai à Paris. Il faut savoir ce qui s'y passe...
- Eh bien, nous irons ensemble, répondit Hervé en bourrant sa paillasse de coups de poing pour la rendre plus accueillante. Au moins aurons-nous gagné à ce drame de reformer notre attelage…
En rentrant dans Paris le lendemain par le chemin du bord de l'eau, Olivier et Hervé virent qu'il y avait encore grand concours de peuple sous les remparts du Louvre et sur le Port au Foin pour regarder les valets du bourreau achever de déblayer les restes de l'énorme bûcher qui avait brûlé la nuit entière. Par grandes pelletées on jetait les cendres à la Seine et les gens restaient là, immobiles, muets.
Remarquant les soldats qui surveillaient l'opération, Hervé pensa tout haut :
- Pourquoi des hommes d'armes ? Il n'y a plus rien à garder ici.
- Excepté les cendres ! répondit une femme en coiffe bise qui lui tournait le dos. A l'aube, quand les braises se sont éteintes, des gens sont venus avec larmes et grand respect recueillir quelques poignées des restes du Grand Maître et de son compagnon pour en faire des reliques.
Se retournant enfin, elle considéra le grand diable barbu qui avait parlé :
- Vous n'êtes point d'ici pour demander ça ? Vous ne savez donc point que cette nuit on a brûlé dans l'îlot...
- Si fait, si fait ! On l'a entendu dire sur la route. Mon cousin et moi on vient de là-bas, ajouta-t-il avec un geste vague en direction de l'ouest, pour chercher du travail. On s’est arrêtés aux tuileries un peu plus loin mais le chantier est fermé…
- C’est quoi votre travail ?
- Le bois, mais aussi la pierre. On sait faire pas mal de choses. Malheureusement la chapelle où l'on œuvrait a brûlé…
Un portefaix chuchota du coin de la bouche :
- Vous feriez mieux de retourner d'où vous venez si vous ne voulez pas vous retrouver sur la paille d'un cachot... Hier les maçons de Notre-Dame et du Temple ont essayé d'enlever les condamnés. Plusieurs ont été tués, et ce matin messire de Nogaret fait la chasse à tous ceux qui restent... Alors filez !
Comme s'ils suivaient son conseil, les deux hommes s’esquivèrent mais, au lieu de repartir d'où ils étaient venus, ils poursuivirent leur chemin vers la Grève. Ce qu'ils apprenaient était plus qu'inquiétant même si, au fond, ils s'attendaient assez à cette réaction brutale des gens du Roi. De ce fait, maintenant, ils voulaient prendre l’exacte mesure du péril et voir par eux-mêmes ce qui se passait. Et ils virent...
Quand ils parvinrent au Châtelet, des sergents amenaient plusieurs prisonniers parmi lesquels il y avait un tailleur de pierre du nom de Gobert qu'Olivier avait vu à plusieurs reprises sur le chantier de Notre-Dame et aux réunions nocturnes chez Mathieu. Les mains liées dans le dos avec au cou une corde à l'aide de laquelle on le tirait, il faisait des efforts furieux pour se libérer, hurlant à pleins poumons :
- Voyez la justice du roi Philippe, bonnes gens ! Après avoir exterminé les Templiers, il veut maintenant abattre ceux qui bâtissent vos églises !
Une cruelle traction de la corde - dont au moins le nœud n'était pas coulant - le jeta au sol où la terre se teignit du sang de son nez. Deux autres compagnons suivaient, accommodés de la même façon, mais eux se taisaient. Ils allaient la tête basse, visiblement accablés par ce qui leur arrivait. Les sergents se hâtèrent d'ailleurs de rentrer leurs captifs sous la voûte obscure de la prison : des murmures allant ici et là jusqu'au grondement parmi ceux qui regardaient. Quelqu'un cria :
- C'est bien naturel tout de même de défendre ceux qui vous paient et vous font vivre ? Les chantiers sont vides ce matin et les bâtisseurs qu'on n'a pas pris se sont enfuis...
- Ce n'est plus le Temple qui paie depuis longtemps, répondit une voix tout aussi anonyme. A Notre-Dame, c'est l'évêque et les chanoines !
- Mais le savoir est venu du Temple...
Le dialogue amorcé s'arrêta. Craignant une émeute, le Prévôt venait de donner ordre aux archers de disperser la foule. Une dizaine d'entre eux sortit du Châtelet, la main sur la corde de l'arc, prêts à tirer. Chacun retourna à ses affaires. Ne resta sur place qu'un mendiant aveugle qui se tenait habituellement sur la marche d'un calvaire planté à l'entrée de l'Apport-Paris en proposant d'une voix nasillarde ses prières pour les prisonniers. Sa vue ne devait pas être complètement éteinte - en admettant qu'elle le soit même un peu -, car il tendit sa sébile devant Olivier quand les deux amis passèrent près de lui en réclamant la charité au nom des saints du Paradis.
- Je n'ai pas un liard vaillant, mon pauvre homme ! soupira Hervé.
Olivier, dont les travaux d'imagier lui avaient valu quelques ressources - encore que Mathieu ait eu la plus grande peine à les lui faire accepter en évoquant de plus mauvais jours à venir parce que le Temple interdisait toute possession à ses chevaliers ! -, tira une piécette de son escarcelle et la mit dans la main du mendiant qui retint la sienne et la palpa avec un demi-sourire :
- Tu es un homme de la pierre, toi, et ton compagnon peut-être aussi. Vous ne devriez pas vous attarder. Il y a une heure le Roi a fait crier dans les carrefours que l'on recherchait, mort ou vif, le maître d'œuvre Mathieu de Montreuil qui a été reconnu pendant la tentative pour libérer les Templiers...
- En quoi cela nous regarde-t-il ? fit Hervé. Nous sommes deux...
- Ne te fatigue pas ! Tu sais pertinemment que j'ai raison. Je vais souvent mendier aux abords de Notre-Dame. Les travailleurs me connaissent et je les connais aussi ! surtout Mathieu ! C'est un grand cœur et un vaillant compagnon... Si vous le rencontrez... dites-lui de s'en aller le plus loin possible...
Et sans vouloir en dire davantage, l'étrange aveugle retourna au pied de la croix en psalmodiant sa complainte...
- Que faisons-nous ? demanda Hervé. Il faut aller rendre compte. Inutile de rester plus longtemps.
Et ils repartirent comme ils étaient venus...
De l'autre côté de la Seine quelqu'un d'autre était aussi en grand souci de Mathieu et des siens. Bien que Bertrade se fût refusée à regarder le supplice qui lui faisait horreur du haut des couronnements de l'hôtel de Nesle et se fût renfermée en son logis avec Aude bouleversée à la pensée que l'on allait brûler les Templiers, elle n'ignorait rien de ce qui s'était passé sur la Seine. Son ami le gros Denis, qui n'en avait pas perdu une miette, l'avait renseignée dès le petit matin.
Mais l'inquiétude se changea en terreur lorsqu'un crieur public étant venu jusqu'aux abords de l'hôtel, elle sut que son beau-frère était recherché mort ou vif. Terreur qu'elle éprouva non pour elle-même, car elle n'était finalement que la sœur de sa femme, mais pour Aude. Il n'était pas dans les habitudes du Roi de s'en prendre aux femmes et aux enfants d'un accusé - à l'exception des fils quand ils étaient en âge d'être complices ! -, mais la position de la petite auprès de la future reine de France allait se trouver gravement compromise. Elle pouvait être jetée à la rue sans plus savoir où aller - à cela près que Bertrade partirait avec elle - ou peut-être pire encore si l'abominable Nogaret s'avisait de se servir de l'enfant pour faire sortir son père de son trou, si trou il y avait car Ployebaut dans son rapport n'avait pas manqué de mentionner la blessure qu'il avait infligée au maître d'œuvre. Et comme cette hypothèse-là pouvait bien être la bonne, Bertrade pensa que le mieux était de prendre les devants en allant, sur l'heure, demander à la reine de Navarre leur congé à toutes deux.
Elle trouva Marguerite encore au lit mais de charmante humeur et Bertrade savait bien pourquoi : les princes ayant été retenus au palais de la Cité pour assister à l'exécution et au Conseil qui avait suivi, Blanche était venue passer la nuit chez sa cousine et s'était retirée avec elle dans la Tour une partie de la nuit.
A moitié étendue sous ses courtines de brocart dans le fouillis soyeux de ses draps et de ses couvertures, Marguerite, ses magnifiques cheveux sombres répandus sur ses épaules nues, buvait du lait et grignotait une pâtisserie d'un air songeur ; mais sa songerie devait être singulièrement agréable si l'on en jugeait le demi-sourire de ses lèvres gonflées et le cerne bistre de ses yeux noirs. Elle accorda sans difficulté le moment d'entretien privé que demandait Bertrade. Madame de Courcelles se retira d'ailleurs d'elle-même sans attendre qu'on l'en prie. La mine bouleversée de la suivante ne lui avait pas échappé.
- Eh bien, ma bonne Imbert, que vous arrive-t-il ? fit Marguerite qui, elle, prise dans son rêve intérieur, ne s'était aperçue de rien.
- Madame, je viens demander à la Reine de me donner mon congé et celui de ma nièce. Et cela dès aujourd'hui.
Le mot fit tressaillir la jeune femme qui, cette fois, regarda sa suivante avec stupeur.
- Votre congé ? Et à toutes les deux ? Et cela alors que ma belle-sœur d'Angleterre annonce sa visite ? Vous n'y pensez pas !
- Oh si, Madame. Je ne pense même qu'à ça parce que, pour Aude surtout, l'heure est grave !
Et Bertrade s'agenouilla sur les marches qui surélevait le lit. Marguerite vit de plus près son visage crispé, yeux où perlaient des larmes. Une attitude absolument incroyable chez cette femme de tête.
- Mais enfin qu'y a-t-il ? Sa mère est morte et son père veut qu'elle rentre au logis ?
- A cette heure elle ne sait pas - et moi non plus ! - si son père est encore vivant.
Quittant sa pose languissante, Marguerite se redressa sur ses oreillers et fit signe à Bertrade de s'asseoir sur le bord du lit.
- Racontez ! ordonna-t-elle.
A voix étouffée en dépit de la proximité de sa maîtresse et de la protection des grands rideaux pourpres, Bertrade rapporta le récit de Denis en y ajoutant le contenu de la proclamation.
- Si Mathieu n'est pas mort, il reste un hors-la-loi. Il faut que je sache ce qu'est devenue ma sœur et que je mette Aude à l'abri de la colère du Roi... et de Monseigneur Louis, conclut-elle.
- Il n'en est pas question ! s'écria la jeune reine avec autorité. Nulle part vous ne serez plus en sécurité qu'auprès de moi. Mon époux ne s'intéresse en rien à mes femmes. En outre, vous le connaissez suffisamment pour savoir qu'il n’a pas la tête politique. Hier, il se montrait enchanté que l'affaire des Templiers prit une fin définitive avec la mort du Grand Maître parce qu'il espère que messire de Marigny et Nogaret vont enfin se tenir tranquilles. Tout ce bruit a gêné trop longtemps ses plaisirs. Qu'une poignée de maçons ait tenté d'enlever les condamnés sur le fleuve, il a dû trouver le fait plutôt amusant. Cela corsait le spectacle. Quant au Roi...
- On ne peut dire qu'il n'ait pas la tête politique, lui, soupira Bertrade.
- Non. Il l'aurait même un peu trop à mon goût, mais c'est un trop grand souverain pour incriminer des femmes... et une jeune fille ! En outre, je crois qu'il m'aime bien car il lui arrive de me sourire. Aussi, gardez l'assurance que, si le moindre danger vous menaçait, Aude et vous, je saurais prendre votre défense auprès de lui. Vous êtes ici chez la reine de Navarre, donc pas tout à fait en France. Les sbires de Nogaret n'y sont pas admis...
- Sauf si le roi de Navarre...
- Le roi de Navarre déteste Nogaret. Jamais il ne lui permet de franchir le seuil de sa porte ! Ainsi tenez-vous en paix, ma bonne Imbert. La reine Isabelle sera bientôt là et nous allons partir sous peu pour Maubuisson où nous l'attendrons. Je vous emmène vous et Aude !
Puis elle ajouta d'un ton plus doux en se penchant pour prendre dans les siennes les mains de sa suivante :
- J'aime beaucoup Aude et son avenir me tient à cœur... comme le vôtre.
- Oh, le mien... à mon âge !
- La vie est bonne à vivre à n'importe quel âge, Bertrade, et le vôtre n'a rien d'accablant. Aude sait-elle les événements de la nuit ?
- Non. Je l'ai laissée dans notre chambre à refaire au fil d'or la broderie qui s'est arrachée sur la cotte de velours nacarat...
Marguerite eut un grand sourire :
- Et vous voulez me priver d'une telle artiste ? Envoyez-la-moi : je vais lui parler ! A ce propos, avez-vous des nouvelles de votre sœur ?
- Non, répondit Bertrade dont le visage s'assombrit de nouveau. J'espère qu'avant de se lancer dans cette aventure insensée, son époux aura pris soin de lui faire quitter Montreuil…
- Il est vrai que Nogaret a dû y jeter ses molosses, fit Marguerite avec mépris. Je vais envoyer… ou… non… à la réflexion, je vais demander à Madame de Poitiers d'envoyer quelqu'un de sûr afin de voir ce qu'il en est… C'est un service qu'elle me rendra volontiers.
Bien que tentée de faire la grimace en pensant que le « quelqu'un de sûr » pourrait bien être un d'Aulnay, Bertrade ne put que remercier, d'un cœur sincère d'ailleurs, celle qui se déclarait si hautement sa protectrice et celle de sa nièce, puis elle se mit à la recherche de la jeune fille afin de l'envoyer à Marguerite.
Quand Aude vint la rejoindre dans leur chambre, elle avait les yeux rouges et les larmes coulaient encore. Bertrade lui ouvrit les bras et les deux femmes restèrent serrées l'une contre l'autre un long moment. Jusqu'à ce que se calment les sanglots de la jeune fille et qu'elle fût en état d'entendre ce que sa tante avait à lui dire :
- Ne te tourmente pas trop ! Ton père a dû, dès hier au soir, conduire Juliane, Mathilde et Margot à mon Clos des Abeilles…
- Mais mon père ? Madame Marguerite dit qu'il a été blessé. Il est peut-être mort, noyé d'avoir perdu trop de sang ? Et Rémi qui n'était pas avec lui ! Comment a-t-il pu le laisser seul…
- Quand ton père commande, on obéit et c'est ce qu'il a fait. Tu ne vas pas lui reprocher d'avoir mis en sécurité les femmes de la maison ? De plus... ton père n'était pas seul. Il y avait auprès de lui quelqu'un dont ni toi ni moi n'avons jamais rien su de sa présence à Montreuil, quelqu'un qui se serait fait tuer avant de l'abandonner. Et celui-là sait se battre…
- Quelqu'un qui…
Les larmes d'Aude venaient de se tarir d'un seul coup tandis qu'elle levait sur sa tante un regard effaré, chargé d'interrogation mais où s'allumait une fragile lueur d'espoir. Bertrade, bien qu'elle n'en eût aucune envie, émit un petit rire sec :
- Tu ne trompes pas ! C'est bien lui ! L'homme que tu aimes depuis si longtemps a vécu ces dernières années dans l'atelier de ton frère. Il y est même devenu imagier ! Et assez adroit si l'on en croit les tiens ! Il était avec Mathieu et Rémi hier à Notre-Dame et… plus tard j'imagine ! Alors ou ils sont morts tous les deux ou ils sont cachés quelque part, mais ensemble. Et pourquoi ne serait-ce pas chez moi ?
- Mon Dieu ! Ce serait trop beau, trop merveilleux ! Oh, ma douce tante, il faut que vous ayez raison ! Il faut y aller voir tout de suite…
- Tu n'es pas un peu folle ? Courir là-bas et y mener tout droit les gens de Nogaret ? En dehors de ta famille personne ne sait que je possède le Clos…
- Et votre neveu, le mercier ?
- Gontran ? Il a un commerce prospère qui arrondit sa bourse et son ventre. Pour rien au monde il n'irait fourrer son nez dans une affaire aussi dangereuse que ce qui touche au Temple ! Il n'est pas fou. En outre, il a de l'amitié pour moi ! Quant à savoir s'il y a ou non du monde à Passiacum, il faut prendre patience et ne rien faire surtout qui puisse amener le moindre risque. Maintenant va rafraîchir ton visage et remets-toi à l'ouvrage !
Aude obéit mais une fois revenue à son tabouret, ses mains restèrent longtemps inactives, oubliant l'aiguille enfilée d'or qu'elle tenait sans plus songer à la piquer dans l'épais velours d'un beau rouge clair qui fardait si joliment le teint d'ivoire de Marguerite. La joie et l'inquiétude se partageaient son cœur mais la joie - dont elle avait un peu honte - prédominait. Savoir Olivier vivant, savoir que la veille il avait vécu, respiré dans la maison de son enfance l’emplissait d'un immense bonheur. Et c'est à cause de ce bonheur que l'inquiétude se minimisait un peu. Avec un tel homme auprès de lui, Mathieu ne pouvait qu'être sauf. Elle avait beau ne pas ignorer - et depuis longtemps ! -qu'aucun lien ne pouvait se tisser entre Olivier et elle, une petite flamme d'espoir s'allumait malgré tout et elle voyait la main de Dieu dans cette longue cohabitation avec les siens. En outre, le Temple n'existait plus. Condamné par l'Eglise et par le Roi, il n'était plus qu'un grand souvenir et Aude souhaita passionnément que les vœux prononcés par ceux qui s'efforçaient de survivre eussent disparu avec lui. Ce serait si bon que le chevalier devint vraiment un homme comme les autres, un homme qui peut-être se déciderait un jour à la regarder autrement que comme la petite fille qu'elle n'était plus !
En elle une étrange transformation s'opéra à cet instant parce que, pour la première fois, le rêve lui semblait possible à atteindre. Non, elle n'était plus une enfant, mais une femme décidée à tout entreprendre pour gagner l'amour d'Olivier. Elle allait – enfin ! - exister pour lui. Elle se savait belle et voulait l'être plus encore jusqu'à lui faire oublier ce qui ne serait pas eux-mêmes. Dieu qui avait choisi son père pour le sauver ne condamnerait pas cet amour… Et Madame Marguerite le protégerait. De cela Aude était sûre.
Dans les jours qui suivirent, elle avait tellement l'air de vivre un rêve éveillé que Bertrade n'eut pas le courage de lui dire ce que Marguerite avait appris grâce à l' « envoyé » de Madame de Poitiers : la maison de Montreuil n'était plus qu'un tas de décombres et de cendres sur lequel les sicaires de Nogaret avaient planté l'édit royal qui faisait de Mathieu et de son fils autant de gibiers à traquer.
Bertrade sut aussi - et cela l'épouvanta ! - qu'une main mystérieuse avait cloué d'une flèche sur le portail central de Notre-Dame un avertissement aux chanoines de la cathédrale et à l'évêque de Paris, Guillaume de Bausset aux termes duquel la cathédrale en personne revendiquait pour ses bâtisseurs le droit aux anciennes franchises de Saint Louis et à une justice équitable. « ... Nul n'œuvrera plus à ma gloire qui est celle de Dieu tant que seront traqués, pourchassés, massacrés les enfants de ceux qui m'ont érigée avec grand amour et grande dévotion et je ferai en sorte qu'à travers tout le royaume s'arrêtent les travaux de mes autres sanctuaires puisqu'il ne sera plus possible d'y œuvrer dans la paix, l'honneur et l'amour de Notre-Seigneur. Le sang ne saurait cimenter les pierres... Et celui de Jacques de Molay a crié jusqu'au Ciel. »
C'était un appel, sinon à la révolte du moins à l'exode. Bien entendu, l'évêque de Paris qui le fit arracher le proclama sacrilège et ordonna que les abords de Notre-Dame fussent gardés, mais le lendemain même un nouveau parchemin était fiché à la même place par une autre flèche et il en fut de même les jours suivants.
L'effet sur le peuple qui avait encore dans les oreilles la voix du Grand Maître parmi les flammes du bûcher fut considérable. Le Roi fit crier dans les carrefours un appel au calme garantissant à ceux qui reprendraient le travail la fin de la persécution et la sécurité sous le pieux bâton de commandement d'un architecte monastique venu d'une grande abbaye bâtisseuse, mais tout cela resta lettre morte… et le chantier désert. Nogaret se fit donner par les chanoines la liste des ouvriers mais, de même que, dans la censive du Temple, les logis des travailleurs restaient vides, on ne retrouva aucun de ceux qui œuvraient avec Mathieu de Montreuil.
Une terrible nouvelle vint ajouter à l'inquiétude du peuple : le Pape Clément V venait de mourir au château de Roquemaure où il avait dû faire halte sur le chemin qui d'Avignon devait le ramener à son château natal de Villandraut dans le Bordelais. La nouvelle éclata comme une bombe sur Paris, sur le Palais aussi sans que nul osât l'admettre. Personne ne sut comment le Roi la reçut, son silence étant aussi impénétrable aux mauvaises nouvelles qu'aux bonnes, mais il fit de plus fréquentes visites à la Sainte Chapelle où il s'attardait davantage…
Ce furent des jours encore plus difficiles pour Bertrade et aussi pour Aude car aucune information ne leur était parvenue. Elles ignoraient s'il y avait quelqu'un au Clos des Abeilles et Bertrade, quelque envie qu'elle en eût, n'osait pas aller y voir. Jusqu'à présent, personne n'était venu se saisir d'elles ou avoir semblé, dans l'hôtel de Nesle, se souvenir de leur lien de parenté avec le maître d’œuvre. Mais il fallait prier pour que cette situation dure le plus longtemps possible.
Vint d'ailleurs le temps de se mettre en route pour Maubuisson où Philippe le Bel allait attendre l'arrivée de sa fille Isabelle. Comme elle l'avait promis, Marguerite emmena les deux femmes avec elle.
Proche de Pontoise, l'abbaye Notre-Dame-la-Royale avait été fondée au siècle précédent par Blanche de Castille, mère de Saint Louis, qui avait souhaité y être enterrée comme simple religieuse et dont le tombeau à la chapelle occupait le centre du chœur. Des religieuses cisterciennes appartenant pour la plupart à de grandes familles y prenaient le voile et l'abbesse en était alors Isabelle de Montmorency. Saint Louis avait fait construire à l'écart des bâtiments conventuels un petit château où il aimait se retirer afin de se sentir plus proche de celle qui, après avoir maintenu fermement le royaume durant sa minorité, était restée pour lui une précieuse conseillère, toujours écoutée sauf quand il était parti pour une croisade qu'elle redoutait et qui s'avéra désastreuse.
Devenu Roi, Philippe le Bel adopta Maubuisson. Il en aimait le calme des jardins étendus entre la résidence royale et l'église abbatiale où il se rendait fréquemment seul pour écouter, caché dans les ombres de la nef, les voix aériennes des moniales chantant les litanies de la Vierge Marie. Il y venait, comme il le disait lui-même, prendre conseil de son silence. C'est là qu'il arrêta - non sans profondes réflexions ! - la décision la plus lourde de son règne : celle de faire saisir les Templiers. Pour ce Roi « habité par l'idée de la France », le Temple, puissamment riche et puissamment armé dont l'autonomie lui faisait souvent préférer son propre intérêt à la cause générale, représentait le plus grave des dangers. Et un état qui pouvait être à redouter, Philippe n'ignorant pas leur rôle dans la désagrégation du royaume franc de Jérusalem qu'ils devaient cependant protéger. L'Orient perdu, il leur restait la France et Philippe ne voulait pas la leur laisser.
Or il ne disposait d'aucune arme politique contre eux mais de sérieux soupçons pesaient sur leurs mœurs intimes ainsi que sur l'orthodoxie de leur foi chrétienne. C'était leur seul point vulnérable. Philippe l'aperçut et, d'accord avec ses convictions, il frappa…
Il aimait aussi le printemps à Maubuisson, la proximité de la forêt et y séjournait quand il le pouvait. Cette fois il venait attendre sa fille Isabelle dont le voyage était annoncé depuis un moment déjà pour présenter à son père son fils Edouard, âgé de dix-huit mois et, jusqu'à présent, l'unique petit-fils de Philippe. Ayant appris qu'elle venait seule, sans son époux, le Roi choisit de la recevoir de façon moins officielle qu'à Paris où d'ailleurs, les fêtes royales si tôt après la tragique conclusion du procès des Templiers eussent été de mauvais goût. Et puis le printemps éclatait et les bords de l'Oise seraient plus agréables pour une réunion familiale. Isabelle arrivait avec une escorte raisonnable dont la ville voisine de Pontoise se chargerait ainsi que des membres de l'entourage royal que le petit château de l'abbaye ne pourrait contenir. Seul le Roi et ses enfants y logeraient.
Marguerite n'aimait pas Maubuisson, même si elle s'y trouvait en compagnie de ses belles-sœurs. L'atmosphère se ressentait de la proximité des religieuses et aussi de celle du Roi. Certes les frères d'Aulnay y étaient aussi puisque l'un appartenait à Philippe de Poitiers et l'autre à Charles de Valois, mais toute rencontre relevait de l'impossible. En outre, les beaux atours prévus pour l'éclat d'une visite royale n'y serviraient pas à grand-chose. La jeune reine de Navarre ne résista cependant pas au plaisir d'emporter son beau manteau de camocas blanc sur lequel les rubis de Pierre de Mantes faisaient si bel effet. La reine d'Angleterre dont les bruits venus d'outre-manche disaient que son époux pillait allègrement sa cassette de joyaux au bénéfice de ses favoris n'en pourrait certainement pas montrer autant… et ce serait une assez douce satisfaction en face de l'humeur hautaine d'Isabelle qui ne permettait à personne d'oublier si peu que ce soit qu'elle portait la couronne d'Angleterre, un vrai et grand royaume auprès duquel la Navarre faisait piètre figure.
L'arrivée de la souveraine au-devant de laquelle s'étaient portés jusqu'à Clermont ses oncles Charles de Valois, Louis d'Evreux et son frère Philippe ne manqua cependant pas d'éclat. Montée sur une haquenée blanche à la croupe de laquelle s'étalait un manteau de velours du même bleu que ses yeux, Isabelle, la tête ceinte d'un cercle ouvragé orné de saphirs, avait noble allure quand elle franchit le portail ogival de l'abbaye devant lequel veillait un haut porte-croix en pierre. Ses oncles et son frère à ses côtés et derrière elle son fils et ses dames, elle s'avança jusqu'au perron où son père l'attendait flanqué de Louis, de Charles et de ses belles-filles. En dépit de sa pâleur et d'une légère brume de mélancolie étendue sur son pur visage hautain, elle était vraiment très belle, d'une beauté dont la ressemblance avec celle de Philippe était plus frappante que jamais. Peut-être parce que ses grands yeux azurés cillaient peu et aussi parce que sa bouche aux lèvres tendres, mais au pli fier, semblait avoir désappris le sourire.
Délaissant le protocole, le Roi descendit lui-même pour l'aider à mettre pied à terre dans un de ces gestes d'affection dont il était si peu prodigue, mais avec dans le regard une flamme d'orgueil en face de la parfaite image de la majesté royale qu'était sa fille. Elle plia ensuite le genou devant lui, puis ils s'embrassèrent mais sans effusions superflues. Après quoi, la voyageuse salua Isabelle de Montmorency, l'abbesse de Maubuisson, qui, crosse en main, venait l'accueillir à la tête de tout le couvent. Ensuite, elle fit avancer la nourrice portant dans ses bras un magnifique bébé blond, visiblement en pleine santé et qui gazouillait en tendant ses petites mains vers la couronne de son grand-père. Cette fois Philippe s'épanouit en l'enlevant dans ses mains :
- Celle-là n'est pas pour vous, sire Edouard ! dit-il en écartant sa tête. Il faudra vous contenter de celle de votre père... Du moins il faut l'espérer, ajouta-t-il en se tournant vers ses fils que la remarque n'eut pas l'air d'enchanter.
Puis Isabelle embrassa ses belles-sœurs mais avec une note de froideur que Marguerite attribua à la somptuosité de sa propre parure et qui la satisfit. Enfin l'on rentra au logis royal pour que la reine d'Angleterre puisse gagner son appartement et y prendre quelque repos avant le grand souper du soir.
Comme les autres femmes des princesses, Aude et Bertrade avaient assisté d'un peu loin à l'arrivée d'Isabelle. La jeune fille était toute joyeuse d'avoir admiré sa maîtresse si magnifiquement parée par l'œuvre de ses mains. Elle en ressentait une joie enfantine qui s'éteignit vite en constatant que sa tante n'avait pas l'air de la partager. Bertrade affichait même une mine si sombre qu'elle s'en inquiéta.
- Vous voilà bien soucieuse... et même effrayée ? On dirait... que vous avez vu le Diable !
Bertrade lui jeta un regard noir :
- Tu as de ces mots ! Mais tu n'as pas complètement tort. Si ce n'est pas lui, ce pourrait être une de ses œuvres !
- Ce n'est pas Madame Isabelle qui vous inspire des pensées aussi sombres ? Elle est fort haute sans doute et ne semble pas très heureuse, mais elle est en vérité magnifique ! Moins que Madame Marguerite bien sûr, mais si belle, si vraiment royale !
Une fois de plus, Bertrade renonça à ternir le plaisir purement artistique de sa nièce en lui démontrant que la mine si « haute » d'Isabelle et la froideur dont elle avait usé en saluant les princesses pourrait bien venir des aumônières arborées par les frères d'Aulnay qui, avec leurs princes respectifs, étaient allés la recevoir et paradaient encore dans les jardins de Maubuisson. Cette fois le doute - en admettant que la pauvre femme en conservât encore une once ! - n'était plus possible : les frères d'Aulnay étaient les amants de Marguerite et de Blanche et des amants assez aimés pour qu'on ose les parer des présents d'une belle-sœur dont tout aurait dû inciter à se méfier :
- Encore heureux qu'ils ne soient pas trois, ces beaux gentilshommes, pensa-t-elle. Au moins il y a une chance que Madame Jeanne soit encore prude femme ! A moins qu'elle ne soit plus maligne et moins irréfléchie…
Mais, au fond, elle en doutait un peu. Jeanne, timide, discrète, semblait sincèrement aimer son époux. Il est vrai que Philippe de Poitiers était beaucoup plus brillant et attachant que ce benêt de Charles et surtout que cette teigne de Louis ! Il restait l'espoir qu'Isabelle, toute à la fierté de montrer son magnifique enfant et sans doute habitée par des soucis plus graves que la conduite de ses belles-sœurs - on la disait malheureuse en ménage son époux préférant ouvertement les beaux jeunes gens aux jolies femmes ! -, n'eût rien remarqué.
Cette douce illusion ne dura pas longtemps. Le soir même le drame tant redouté par Bertrade éclatait.
Afin que la reine d'Angleterre puisse se coucher de bonne heure, le souper avait été court, pourtant quand il fut achevé et quand le Roi se disposa à regagner la petite salle où il aimait se retirer pour réfléchir, celle-ci lui demanda de la laisser l'accompagner. Ce qu'il accepta. Les trois princesses, après leur avoir souhaité la bonne nuit, rentrèrent dans les chambres qu'elles partageaient les jours où elles venaient à Maubuisson tandis que leurs époux restaient entre eux.
Débarrassées de leurs atours et revêtues par leurs femmes de soyeuses robes d'intérieur, elles bavardaient dans la chambre de Marguerite, étendues sur des coussins empilés près de la cheminée où brûlait une joyeuse flambée, commentant avec malice l'attitude d'Isabelle, sa mine lugubre alors que son voyage n'avait rien de désagréable. Autour d'elles, Aude et Marthe, la chambrière préférée, pliaient et rangeaient les vêtements qu'elles venaient de retirer quand le chambellan du Roi vint leur dire que celui-ci les demandait.
- Mais nous sommes dévêtues, protesta Marguerite. Cela ne peut-il attendre ?
Hugues de Bouville, le chambellan et l'un des plus fidèles serviteurs de Philippe, était un homme d'âge, d'expérience mais aussi de finesse. Devant l'expression choquée de la jeune reine, il se contenta de dire gentiment :
- Vous savez bien, Madame, que le Roi n'aime pas attendre. D'ailleurs il est en son privé avec Madame Isabelle : des manteaux suffiront…
Aude voulut rendre à Marguerite le camocas blanc qu'elle venait de quitter mais celle-ci le repoussa :
- Me donnez ma dalmatique, petite ! Il fait froid dans les couloirs.
Une fois revêtues, les trois jeunes femmes suivirent Hugues de Bouville, leur gaieté soudain soufflée. C'était tellement inhabituel, cette convocation ! Plantée au milieu de la pièce, Aude les regarda sortir, puis se tourna vers Bertrade qui, l'œil fixe, se tenait près de la cheminée, triturant l'écharpe de mousseline qu'elle tenait en main. Elle était si pâle tout à coup ! Aude en frissonna :
- Vous vous sentez bien ?
Les paroles n'eurent pas l'air d'atteindre l'oreille de sa tante, elle était hypnotisée par cette porte franchie par les princesses comme si un doigt de feu venait de tracer dessus « Vous qui entrez laissez toute espérance », comme sur celle de L’Enfer de Dante Alighieri, le poète florentin dont Charles de Valois avait fait un exilé.
Aude alla vers elle pour répéter sa question et, cette fois, Bertrade tourna les yeux vers elle. Ils reflétaient une telle angoisse que la jeune fille s'épouvanta et ajouta :
- Par pitié, dites-moi ce qu'il y a ! Vous me faites peur…
Bertrade laissa tomber l’écharpe et prit sa nièce par le bras :
- Viens ! Allons prier ! C'est la seule chose intelligente à faire…
Elles allèrent s'agenouiller devant une belle statue de la Vierge qui composait, avec deux cierges sans cesse allumés, une sorte d'oratoire dans la chambre de Marguerite. Ce faisant Aude chuchota :
- Nos princesses… seraient-elles en danger ?
- J'en ai bien peur ! C'est pourquoi il faut prier pour que j'aie tort.
Aude n'insista pas et s'exécuta. Elle aimait trop Marguerite pour n'être pas bouleversée à l'idée qu'il pût lui arriver malheur… mais le malheur était déjà là ! Les deux femmes étaient encore à genoux quand la porte se rouvrit mais cette fois sous la main d'Alain de Pareilles, le capitaine des gardes du Roi. Derrière lui entrèrent d'abord Marguerite, blême mais la tête haute, puis les deux sœurs Jeanne et Blanche en larmes et se soutenant mutuellement, suivies par Madame de Courcelles visiblement affolée. Sa voix indignée protestait :
- Mais enfin, messire de Pareilles, c'est impossible ! Le Roi ne peut pas avoir ordonné que…
- Si. Et ses ordres sont formels, Madame. Les princesses seront gardées céans par mes hommes. Défense leur est faite de sortir ou de parler avec quiconque, même leurs parents ou leurs époux. Quant à leurs servantes, suivantes… et vous-même, Madame, elles vont être conduites chez les dames cisterciennes où Madame de Montmorency veillera à leur logement…
- Non !... Oh non !
C'était Aude qui éclatait en sanglots et se jetait aux pieds de Marguerite dont elle embrassa les genoux. Cette étreinte traduisait une telle douleur qu'elle parut ranimer la reine de Navarre. Elle se pencha, prit dans ses mains la tête de la jeune fille et posa un baiser sur son front :
- Courage, petite ! murmura-t-elle. Il faut garder l'espoir.
- Madame !... oh, Madame !
Cependant, Mme de Courcelles n'en avait pas fini avec le capitaine des gardes :
- Allons-nous donc être prisonnières ?
- En aucune façon ! J'ai dit logement. Pas fermeture. Chacune de vous est libre de ses mouvements dans l'enceinte de l'abbaye jusqu'au retour à Paris. Veuillez à présent quitter ces lieux en emportant vos hardes et vous rendre auprès des moniales où vous êtes attendues… N'y voyez pas offense, ajouta-t-il devant la mine de cette dame de haut lignage, de cette veuve d'un grand baron qui se voyait traitée aussi cavalièrement qu'une simple chambrière, ce n'est que pour peu de temps et l'abbesse vous recevra comme il convient…
Alors qu'il rassemblait celles qui devaient partir, Marguerite retint Aude :
- Un moment ! Va prendre mon beau manteau de camocas à l'agrafe de rubis et garde-le pour moi ! Ce serait trop malheureux qu'une autre, venue ici seulement pour nuire, veuille s'en parer !
- Madame... Je ne sais si je peux, fit la jeune fille avec un coup d'œil en direction du capitaine des gardes.
- Pourquoi ne pourrais-tu pas ? Je suis toujours reine de Navarre que je sache ! Je te confie ce manteau. Tu me le rendras… quand je reviendrai, sinon…
Le simple mot contenait tant de menaces que Marguerite buta dessus, serra l'une contre l'autre ses petites mains encore chargées de bagues, prit une profonde aspiration et continua :
- Sinon tu le garderas en souvenir de moi ! Ce sera ta dot, mais j'espère être un jour à même de te le racheter beaucoup plus cher… Va ! Obéis-moi ! J'y tiens !
Aude alla prendre le splendide vêtement, le plia avec grand soin et rejoignit ses compagnes.
A présent, les trois prisonnières - elles n'étaient plus que cela ! - se tenaient seules au milieu de la vaste chambre que les suivantes quittaient l'une après l'autre, la tête basse et le cœur lourd, terrassées par ce coup du sort inouï dont elles ne comprenaient rien, à commencer par ce qui le suscitait. Madame de Courcelles, puis Bertrade, puis Aude vinrent baiser tour à tour la main de Marguerite. Marthe, sa fidèle servante, pleurait tellement qu'il fallut la soutenir pour descendre la vis de pierre qui menait au jardin, au couvent. Comme si l'on eût quoi que ce soit à redouter de ces femmes désolées, quatre archers les escortèrent jusqu'aux bâtiments conventuels. Les femmes de Blanche et de Jeanne se joignirent à elles. La nuit était belle et douce, et sur son bleu profond qui annonçait déjà l'été la ligne des toits se détachait autour des deux clochetons de la chapelle. Chemin faisant, Bertrade se rapprocha de Mme de Courcelles…
- Sauriez-vous ce qui s'est passé ? souffla-t-elle.
- Vous souvenez-vous de l'aumônière que vous cherchiez il n'y a pas si longtemps ?
- Celle qui nous est venue de Londres à la Noël dernière ? Et que Madame Marguerite n'aimait pas ?
- Celle-là tout juste. Or, la reine Isabelle l'a reconnue… à la ceinture d'un gentilhomme de Monseigneur de Valois…
- Elle a pu être perdue… volée et revendue ? fit Bertrade immédiatement sur la défensive…
- Sans doute, mais celle de la comtesse de la Marche se trouvait à la ceinture de son frère qui est à Monseigneur de Poitiers. La reine Isabelle l'a signalé au Roi, et cela confortait des bruits entendus en Angleterre qu'elle venait tout exprès lui rapporter. Ce voyage, en fait, n'avait pas d'autre but : prévenir son père des agissements coupables de ses belles-sœurs.
- Et alors ?
- Les frères d'Aulnay sont arrêtés et remis à messire de Nogaret qui les emmène à Pontoise pour les « interroger ». Pauvres garçons ! Ils sont jeunes et, si Nogaret leur applique les mêmes méthodes qu'aux Templiers, ils avoueront n'importe quoi !
- C'est certain, mais aussi quelles incroyables imprudences n'ont-ils pas commises ! Et les princesses ?
- Vous en savez autant que moi. Elles seront jugées selon les aveux de leurs amants.
- Mais Madame de Poitiers ? Aucun bruit ne court sur elle, sinon d'être toujours en compagnie des deux autres ?
- Aussi l'a-t-elle clamé bien haut devant le Roi et Madame Isabelle : « Je dis que je suis prude femme ! » Pourtant, elle paiera avec elles bien que le Roi ait dit qu'il lui sera fait droit selon ses fautes.
- Mais… comment pouvez-vous avoir connaissance de ces faits ? Vous étiez chez le Roi ?
La nuit cacha pudiquement la rougeur qui montait au visage de la dame de Marguerite.
- Non… Mais ayant vu les princesses entrer chez notre Sire en appareil inhabituel je… je suis descendue au jardin et…
- ... et la fenêtre étant ouverte pour laisser entrer le parfum des lilas, elle a laissé sortir les bruits de l'intérieur ?
- C'est cela tout juste ! exhala la dame d'honneur.
- Et les princes en ont été avisés ?
- Ils doivent l'être en ce moment. Mais quelle horrible histoire ! Et que vont devenir ces malheureuses ? Je n'ai jamais entendu voix plus cassante, plus dure que celle de notre sire Philippe ! J'ai crainte, dame Imbert…
- Moi aussi, mais la comtesse Mahaut d'Artois, mère de Jeanne et de Blanche, forte femme s'il en est, et le duc Hugues de Bourgogne, frère de Marguerite, vont s'efforcer de plaider leur cause et ni l'un ni l'autre ne sont de petites gens…
- Certes… mais le duc est à Dijon, la comtesse Mahaut à Paris et je me demande s'ils auront seulement le temps d'arriver avant que le Roi ne frappe. J'ai grand peur que ce ne soit vite et durement !
Ce le fut. Le lendemain même, ayant réuni un conseil étroit avec ses deux frères, Valois et Evreux, ses trois fils et Enguerrand de Marigny, Philippe le Bel rendait son jugement d'après les aveux rapportés par Nogaret qui avait torturé les frères d'Aulnay le reste de la nuit : Marguerite et Blanche seraient enfermées à vie dans la forteresse de Château-Gaillard aux Andelys, Jeanne, pour laquelle on n'avait trouvé trace d'aucun manquement au devoir conjugal mais à qui on imputait une complaisance coupable, devait être conduite au donjon de Dourdan pour y demeurer le temps qu'il plairait au Roi. Quant aux frères d'Aulnay, ce qui les attendait c'était la mort. Et mort singulièrement affreuse. Il s'agissait d ôter à jamais l'envie d'approcher de trop près des personnes royales à qui se sentirait attiré par elles.
Au matin du lendemain, les femmes des princesses, que l'abbesse avait traitées avec une bonté d'autant plus méritoire que l'un des frères d'Aulnay était son neveu par alliance, furent entassées dans une grande litière et quittèrent Maubuisson sans avoir revu quiconque. L'abbesse leur avait simplement fait connaître les termes du jugement et aussi qu'elles allaient être ramenées à Paris pour regagner les hôtels de leurs maîtres respectifs. Ce qui n'avait rien de rassurant pour les femmes qui retournaient à l'hôtel de Nesle : les murs de Notre-Dame-la-Royale n'avaient pas été assez épais pour leur éviter l'écho des fureurs du roi de Navarre qu'il avait fallu enfermer dans son logis pour le faire taire. L'idée d'être livrées dans un avenir plus ou moins proche à ce furieux glaçait le sang de celles qui appartenaient à sa maison, les autres ayant moins à redouter de leurs maîtres. Et Bertrade commença à chercher un moyen de s'enfuir avant qu'on ne les ramène à Paris, Aude et elle, quand elle s'aperçut que l'on entrait dans Pontoise au lieu d'aller vers l'est... Elle comprit mieux et sentit l'épouvante la gagner quand leur véhicule s'immobilisa sur la place du Martroi déjà noire d'une foule retenue par des hommes d'armes autour d'un échafaud bas sur lequel, auprès d'un double gibet, il y avait deux roues, un billot et des bourreaux en train de préparer leurs instruments.
Affolée, Marthe se mit à crier :
- C'est pour nous ? On va nous tuer ? Oh, mon Dieu, mon Dieu !
En même temps elle essayait de sauter à terre et ses cris atteignirent une telle intensité que Bertrade la gifla :
- Assez ! Calme-toi ! Ce n'est pas pour nous... On nous amenées ici afin que nous assistions au supplice de ceux que nous avons servis sans le vouloir, sans le savoir… Rien de plus, sinon nous serions dans un tombereau et non dans une litière ! Priez en attendant, car nous allons voir une chose affreuse…
Les femmes se calmèrent un peu mais on pouvait entendre des dents claquer. Quant à Aude, cramponnée à l'épaule de sa tante, elle regardait les apprêts du supplice avec des yeux dilatés d'horreur. Elle était de celles que le spectacle de la mort terrifiait. Sa vie à Montreuil, et même dans l'hôtel de Nesle, l'avait tenue à l'écart de ces abominables spectacles dont les peuples cependant se montraient friands, peut-être parce qu'il n'y en avait pas beaucoup d'autres et que ces âges étaient de fer…
- Devons-nous vraiment voir... cela ? balbutia-t-elle.
- Ne verra que qui regardera ! Cache tes yeux et essaye de te boucher les oreilles car…
- Oh, mon Dieu... voyez ! Voyez ce qui arrive… Est-ce que… est-ce que ce sont vraiment nos princesses ?
Trois chariots bâchés de noir dont on avait intentionnellement roulé la toile d'un côté, pénétraient sur la place et venaient s'arrêter non loin de l'échafaud. Cramponnée aux ridelles de chacun d'eux on apercevait une petite silhouette vêtue de bure noire à la tête rasée et Aude eut un hoquet d'effroi en reconnaissant Marguerite dans le premier, Jeanne et Blanche dans les suivants. Cependant dans ce sinistre véhicule, elle trouvait le moyen d'être encore reine par la fierté de sa contenance. Blanche, écroulée contre la paroi de son chariot, sanglotant éperdument, tandis que Jeanne semblait avoir perdu connaissance. Le peuple, en les voyant réduites à cet état, se tut pris d'une sorte de terreur sacrée devant la rigueur de la justice du Roi. Au même moment le tombereau où les condamnés étaient à demi écroulés sur la paille apparaissait et l'attention se reporta sur eux.
La torture les avait mis en bien triste état. Il fallut les soutenir pour les faire monter sur l’échafaud où ils furent étendus chacun sur une roue. Après quoi, le cérémonial barbare qui allait conduire à la mort ces coupables de lèse-majesté se déroula. On leur rompit les os des bras, des jambes et de la poitrine, puis on les châtra. Ensuite on les écorcha, on les traîna sur un chaume fraîchement coupé avant de leur faire la grâce de les décapiter et pour finir, de les accrocher au gibet par les aisselles, loques sanglantes qui n'avaient plus rien d'humain.
Dans la litière les femmes terrifiées s'accrochaient les unes aux autres. Deux s'évanouirent. Bertrade elle-même tenait ses yeux clos et priait pour ces deux malheureux que leur mauvais sort avait conduits au lit de princesses trop belles pour leur résister. Réfugiée dans le giron de Bertrade, Aude n'avait rien voulu voir, mais elle n'avait pas pu ne pas entendre les hurlements, les plaintes qui finirent cependant par diminuer avant de s'éteindre, en dépit de ses mains crispées sur ses oreilles.
Quand elle n'entendit plus rien, Bertrade ouvrit les yeux.
- C'est fini, murmura-t-elle. Ils sont bien morts et les chariots vont partir…
Aude alors chercha Marguerite. Toujours debout, accrochée aux montants de bois où elle avait enfoncé ses ongles, Marguerite, livide jusqu'aux lèvres, ses yeux noirs tellement agrandis qu'ils avaient l'air d'un masque posé sur son visage, avait suivi jusqu'au bout le martyre de son amant. Blanche avait perdu connaissance. Quant à Jeanne, à demi folle de terreur, elle s'était mise à crier tandis que le sergent qui menait son char faisait tourner le cheval :
- Dites à mon seigneur Philippe que je suis innocente, que je ne l'ai pas honni et que je n'ai pas trahi le mariage ! Dites-lui, par pitié ! Dites-lui !
La foule commençait à s'écouler, repoussée par les soldats, et se taisait. Elle avait beaucoup manifesté durant le double supplice qui était pour elle un morceau de choix que l'on se raconterait longtemps à la veillée, mais le sort tragique de ces trois jeunes femmes, hier encore si respectées, si belles et si brillantes, finissait par l'apitoyer parce que dans un moment, elles seraient murées au fond de cachots humides où il faisait toujours froid. Elles n'auraient même plus le ciel bleu et le vent léger chargé des senteurs du printemps, comme était libre d'en jouir la plus misérable de celles qui se trouvaient là. Les appels désespérés de Jeanne surtout trouvaient un écho dans d'autres cœurs féminins. Si réellement celle-là n'avait à se reprocher que d'avoir prêté la main aux amours de sa sœur et de sa cousine avec laquelle elle avait été élevée, c'était vraiment cruel de lui faire payer le même prix qu'aux autres…
A la sortie de Pontoise, les chariots entourés de cavaliers se séparèrent, deux allant vers le nord-ouest. Celui de Jeanne, seul, piqua au sud et c'était en cela que résidait la différence arrachée à son père par la ténacité du comte de Poitiers : Château-Gaillard, hormis le logis du gouverneur, ne comprenait que des prisons ; le donjon de Dourdan était sévère mais on pouvait y vivre comme dans celui de n'importe quel château de l'époque : Jeanne y serait étroitement gardée, enfermée, mais elle aurait une couche convenable et du feu. A ce niveau de misère, cela faisait une différence énorme… Cela signifiait la possibilité de vivre.
La voiture des femmes de leur service s'éloigna à son tour pour exécuter la deuxième partie du programme : le retour à Paris où l'on fut au soir tombant. L'hôtel de la Marche et l'hôtel de Poitiers reçurent leur contingent de voyageuses épuisées autant par l'épreuve du matin que par le chemin. Enfin, les portes de celui de Nesle se refermèrent sur celles qui restaient et allaient y attendre le retour du Hutin. Si Bertrade avait espéré pouvoir fuir avec Aude, elle s'aperçut vite que c'était impossible. Des ordres étaient arrivés : la demeure de Marguerite serait gardée de près…
Paris apprit l'affaire des princesses avec une stupeur proche de l'épouvante. C'est que les mauvaises nouvelles semblaient s'enchaîner avec une rigueur implacable. Après la mort du Pape Clément, un mois après l'assignation du Grand Maître qui avait fait l'effet d'une bombe, après les placards frondeurs de Notre-Dame qu'un archer diabolique et insaisissable plantait avec une espèce de régularité, les naufrages conjugaux des trois fils du Roi, si en d'autres temps ils eussent prêté à se gausser, prenaient en ces jours sombres une tournure de malédiction dont s'inquiétait le peuple.
Avec son habituelle froideur de vue et afin de couper court à toutes interprétations fantaisistes, Philippe le Bel fit crier à travers la ville l'édit de condamnation de Marguerite, de ses cousines et de leurs amants afin que chacun pût se persuader que la hauteur du rang ne préservait pas du châtiment en matière d'honneur. Bien au contraire : la chute se devait d'être plus rude et la punition exemplaire. Avec son assentiment, l'évêque ordonna que, dans les paroisses, les prêtres inclinent leurs sermons vers la sainteté du mariage et le danger encouru par les âmes de ceux qui osaient y contrevenir.
Le cheval du héraut qui, son parchemin roulé, poursuivait sa route vers d'autres carrefours, laissait derrière lui une zone de silence suffoqué, mais qui ne durait pas, se brisant bientôt en exclamations et nombreux commentaires. On rappelait que l'épouse du Hutin n'avait qu'une fille encore bien petite, que Jeanne, la moins coupable, en avait trois et Blanche pas du tout. Cela signifiait que, si le Roi venait à mourir, faute de mâle pour coiffer la couronne, le royaume tomberait en quenouille à moins que le Ciel ne s'avise d'y mettre bon ordre. Mais on ne pouvait avancer que, pour l'instant, la France soit vraiment en odeur de sainteté.
Ce matin-là, Olivier était venu seul dans Paris. Maître Mathieu tenait à recevoir chaque jour des nouvelles fraîches et, à tour de rôle, l'un des compagnons s'y rendait pour prendre le vent, écouter les bruits. Un seulement, afin qu'il eût toujours autour de lui et des trois femmes une protection suffisante en cas de mauvaise surprise. Il se remettait mal, en effet, d'une blessure qui l'avait tenu longtemps sous l'emprise de la fièvre, et se mettait à suinter à chaque mouvement inconsidéré. Sa clavicule, brisée net par l'épée du Prévôt, le faisait souffrir en dépit de l'ingénieux appareil placé par Hervé qui avait vu jadis, à Chypre, un médecin juif l'employer : un morceau de drap roulé passé sur le cou, sous les aisselles et noué dans le dos dans le but d'immobiliser les épaules, mais Mathieu s'agitait et la guérison avançait d'autant moins vite que le moral était plus sombre. Le maître d'œuvre enrageait d'être reclus sans pouvoir mettre le nez dehors, alors qu'il aurait voulu porter le feu de la révolte sur tous les chantiers de cathédrales : à Beauvais dont le chœur s'était écroulé trente ans plus tôt et dont la reconstruction était loin d'être achevée, à Orléans, à Bourges et dans d'autres endroits encore. Poussé par une haine qui à présent lui empoisonnait le sang, il voulait que des chefs-d'œuvre inachevés proclament à travers le royaume l'iniquité du Roi et la vengeance du Grand Maître. Ne pouvant prendre la route, il avait chargé Cauvin de la liaison avec les carrières de Gentilly où, avant le coup de force, ceux de ses compagnons qui échapperaient devaient aller se regrouper et attendre ses ordres, mais les jours passaient et le tailleur de pierre, chaque fois qu'il revenait, n'osait pas avouer que petit à petit, les hommes s'en allaient, l'un après l'autre, pour essayer de se refaire une existence supportable. Maître Jacques était mort, hélas, mais il fallait bien que vivent ceux qui restaient…
Appuyé contre le mur de l'Hôtel-Dieu, Olivier, les bras croisés sur la poitrine, se désintéressait de l'homme au parchemin qui quittait le parvis, et regardait Notre-Dame, éclatante dans le soleil de mai, brillante comme un immense livre d'heures des couleurs et des ors dont étaient peintes ses statues, ses sculptures. Trois jours plus tôt, encore, elle avait affiché sur le rouge de sa haute porte centrale sa colère et son appel à Dieu pour que soient reportés les édits iniques frappant sans exception tous ceux qui naguère encore œuvraient à sa solidité, à sa beauté. C'était à l'archer inconnu qu'Olivier pensait. En dépit des surveillances, on n'avait toujours pas réussi à le capturer et il admirait son audace ainsi que sa quasi diabolique habileté. Même si cela ne faisait qu'exciter la colère de l'évêque, des chanoines et du Prévôt, avoir donné une voix à la cathédrale et une voix rebelle lui semblait un trait de génie… Avec le drame intime frappant tous les fils du Roi, elle allait avoir une magnifique raison d'invoquer la justice immanente !... En attendant, il fallait rentrer au Clos pour mettre les autres au fait…
A ce moment une voix acerbe se fit entendre derrière son épaule :
- Vous voilà satisfait, j'espère ? Si vous ne vous étiez mis à la traverse de mon projet devant le Temple, le Hutin régnerait avec sa belle garce, l'avenir du royaume ne serait pas en péril et le Grand Maître serait encore vivant…
Avant même d'avoir vu celui qui venait de parler, Olivier avait reconnu, à sa voix éraillée difficilement oubliable, le mendiant qu'il avait empêché de tuer le Roi et qui avait dit s'appeler Pierre de Montou. En se retournant, il put constater qu'il n'avait guère changé : il était toujours aussi filiforme, aussi maigre avec sa barbe et ses cheveux gris emmêlés au milieu desquels toutefois le long nez en bec d'aigle lui parut moins rougeoyant. Mais ses yeux étincelaient de colère quand il ajouta :
- ... En outre, vous m'avez menti !
Le mot irrita Olivier.
- En d'autres temps je vous aurais souffleté car, même si j'ai cru bon d'employer ce vil moyen pour vous empêcher de vous faire massacrer, vous n'auriez pas été le seul et pour rien ! Il se trouve que j'ai vraiment vu Roncelin de Fos. Et mon compagnon l'a vu comme moi au moment où je criais son nom. Nous nous sommes d'ailleurs élancés pour le joindre…
- Et vous l'avez joint ? ricana son interlocuteur.
- Non. Vous devriez savoir que les archers nous ont donné la chasse, ce qui vous a permis d'aller où vous vouliez. Nous ne leur avons échappé que grâce… à un ami. Quant à lui, il avait disparu comme le cauchemar qu'il est.
- Il est revenu, ce cauchemar, dans les années qui ont suivi ?
- Il ne m'a jamais quitté dans la réclusion à laquelle j'ai été obligé de me résigner afin de vivre encore. Ce n'est pas faute pourtant de l'avoir fait chercher par ceux qui me donnaient asile. Mais je suis bien bon de vous donner des explications qui ressemblent par trop à des excuses. Vous avez certainement dû vous mettre à sa recherche, vous aussi ?
- Non. J’étais persuadé que vous n'aviez crié son nom que pour faire manquer mon projet…
- Parlons-en de ce projet ! Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain. N'avez-vous pas trouvé d'autres occasions de quêter l'aumône de Philippe ? Vous avez eu le temps, il me semble, en sept ans ?
- Que vous le croyiez ou non, l'opportunité m'a manquée, grogna Montou. Ce n'est pas faute pourtant de l'avoir suivi ; par exemple lorsqu'il s'est rendu à Poitiers pour rencontrer le Pape, mais il y avait alors trop d'ennemis dressés contre lui et Marigny avait constitué sans le lui dire un véritable cercle de fer autour de sa personne. De plus... il fallait bien que je vive et, pour vivre, j'ai volé de quoi manger au marché de Beaugency... et me suis retrouvé au donjon du château en grand danger d'être pendu.
- Que ne l'a-t-on fait ? émit Olivier sarcastique.
- Une chance comme il n'en arrive pas souvent dans une existence. Le châtelainm'était un peu parent. Il m'a reconnu et m'a fait la grâce de m'éviter la corde pour que la honte ne retombe pas sur toute la famille. Il a préféré me garder prisonnier pendant des mois et des mois. Pas trop mal traité au demeurant. Et puis il a dû quitter Beaugency pour Loches, un autre château, et là il a choisi de me relâcher avec pour seule richesse ma liberté retrouvée... J'ai cependant réussi à regagner Paris où j'ai vécu... comme j'ai pu... Jusqu'à cette nuit terrible, continua-t-il en baissant le ton sur une note de réelle douleur, où l'on a osé brûler le Grand Maître et le Précepteur de Normandie !
- Certains ont tenté de les sauver ? Que n'y étiez-vous ?
- Mais j'y étais... Avec quelques compagnons, nous étions sur le fleuve, dans une barque, venus prêter main-forte quand nous avons vu le Grand Maître refuser de suivre Mathieu de Montreuil. Nous nous sommes alors éloignés...
- Vous aviez reconnu Maître Mathieu ?
- Oh oui ! Il fut un temps où je l'ai rencontré souvent. En outre, je suis très physionomiste. C'est ainsi que, vous pareillement, je vous ai vu. Vous vous êtes bien battu et vous avez, je pense, réussi à sauver Mathieu. Aussi... tout compte fait, je vous pardonne !
- Quelle indulgence, ironisa Olivier qui ne savait s'il avait envie de taper sur cet homme ou de lui tendre la main. Mais vous me pardonnez quoi ? De vous avoir empêché de tuer le Roi ?
- Cela tout juste ! Quoique… j'en suis venu à me demander si mettre le Hutin sur le trône serait une si bonne idée… Bien qu'il soit à la dévotion de ce paon pompeux qu'est Charles de Valois, c'est un mou et les mous sont dangereux. En particulier les mous cruels comme lui. Il suffit de voir ce qu'il se passe à la Tour de Nesle depuis hier…
La question vint d'elle-même :
- Quoi donc ?
- Des cadavres, mon cher, des cadavres que l'on jette la nuit à la Seine après les avoir sortis par la petite porte sur la grève : deux hommes hier et ce matin deux, plus une femme. Et pas beaux à voir !
- Vous croyez qu'il est l'auteur des meurtres ?
- Et qui d'autre ? Il les tue, oui, après les avoir torturés sans doute pour essayer d'apprendre depuis combien de temps il est cocu ! Dame, si Philippe d'Aulnay besognait sa femme depuis plus de deux ans, la reine de France à venir - autrement dit la jeune Jeanne ! - pourrait bien ne pas être de lui.
Envahi par la stupeur, Olivier sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Même si, à l'exception de l'enfance de la petite, il n'avait jamais vu Aude dans la maison de son père, il savait par Rémi qu'elle était au service de la reine de Navarre sous la houlette de sa tante Bertrade Imbert. Et un service proche puisqu'elle veillait aux robes. Or, Montou venait de dire que cinq corps avaient été jetés à l'eau et que l'un d'eux était celui d'une femme.
- Mon Dieu, exhala-t-il, il faut que cet homme soit devenu fou ! Pourquoi s'en prendre à son hôtel ?
- Quelle question ! Pour la bonne raison qu'il les croit complices de la belle Marguerite, pardi ! Mais que vous arrive-t-il ? Vous avez quelqu'un là-bas ?
- Pas moi, mais Maître Mathieu ! Sa fille… Aude, qui était au parage de Madame Marguerite… Pardonnez-moi, mais il faut que je vous quitte !
Esquissant un salut, il s'apprêtait à s'éloigner, mais l'interminable bras de Montou se détendit et agrippa le sien :
- Et où prétendez-vous aller comme ça ?
- Veuillez m'excuser, je ne pense pas que cela vous regarde.
- Détrompez-vous ! Rien de ce qui se passe chez le Hutin ne m'est indifférent. Il se trouve que nous aussi nous avons quelqu'un en sa demeure.
- Nous ?
- Venez ! Je vous expliquerai. N'importe comment, ce que nous avons appris explique les cadavres de la Tour et il nous faut tenir conseil. Venez, vous dis-je ! Il n'y a plus de temps à perdre si la fille de ce vaillant Mathieu est dans le piège du Hutin.
Le ton impérieux et grave emportait la conviction et Courtenay emboîta le pas à l'ancien Templier sans plus demander d'explications. Il s'enfonça avec lui dans le dédale des ruelles obscures - cinq en tout ! - et malodorantes qui avaient abrité les Juifs jusqu'à leur dernière expulsion par ordre de Philippe le Bel en 1330. Cela donnait un amoncellement de toits plus ou moins biscornus, de maisons lépreuses si fort penchées au-dessus des boyaux que l'on appelait rues que, par-dessus le ruisseau central toujours encombré d'immondices, il était parfois possible de se donner la main d'une fenêtre à l'autre. Il y avait peu de commerces, sinon deux friperies et trois cabarets qui servaient de rendez-vous aux truands de tout poil que la mauvaise réputation de l'ancienne Juiverie - on disait que les Juifs faisaient rôtir des petits enfants chrétiens pour les manger et n'avaient pas de plus cher passe-temps que de profaner des hosties de la plus dégoûtante façon - n'avait pas rebutés, bien au contraire. En dépit de la présence de trois églises autour de ce pâté empoisonné, il était peu agréable de s'y aventurer le jour et franchement dangereux la nuit. Même les archers du guet évitaient d'y faire des rondes.
A la suite de Montou, Olivier pénétra dans une sorte de cloaque puant. Il descendit les trois marches d'un cabaret à l'enseigne illisible où brûlaient des chandelles de suif à l'odeur forte mais indispensables même en plein jour à cause de la saleté des fenêtres étroites et basses de la façade. Il y avait là des tables et des escabeaux sur lesquels une demi-douzaine d'hommes de mauvaise mine discutaient à voix basse avec l'hôte, un énorme bonhomme dont le ventre tendait une blouse tellement maculée de taches que cela finissait par ressembler à un ornement d'un genre un peu étrange. Le visage rougeaud, le cheveu raide et d'une couleur indécise se hérissant sur le bord d'un bonnet lie-de-vin, le nez bourgeonnant et l'œil en vrille, le cabaretier s'appelait normalement Léon, mais répondait plus généralement au sobriquet de Gros-Moulu en raison des plaintes constantes que lui arrachait une colonne vertébrale mise à mal par le poids de sa bedaine et le maniement des barriques. « Suis tout moulu ! » avait-il coutume de gémir en se tenant les reins à deux mains…
A l'entrée de Montou, il alla vers lui tandis que se relevaient toutes les têtes, et le salua avec une étonnante politesse :
- Vous êtes attendu, messire. Après avoir entendu le crieur, ils sont venus ici.
- C'est bien ce que je pensais. Et j'amène un ami. C'est un compagnon de Mathieu de Montreuil, mais vous ne saurez pas son nom et il ne saura pas les vôtres. Cependant, ce soir vous combattrez ensemble…
- Où ? fit l'un des hommes qui devait être un ancien soldat.
Il en gardait des traces dans son maintien et, sous sa tunique effrangée se montrait l'acier d'une cotte de mailles.
- A l'hôtel de Nesle. Ce que l'on vient de nous apprendre explique les cadavres : enfermé là-dedans, le Mutin torture et tue ses gens pour en savoir plus sur les infidélités de son épouse. Or non seulement nous y avons Martin la Caille, mais le compagnon m'a dit que la fille de Mathieu de Montreuil s'y trouve aussi au parage de ladite épouse, donc bien proche et en plus grand danger que Martin qui est aux cuisines.
- Elle a quel âge ? demanda l'ancien soldat.
Olivier réfléchit un instant avant de répondre :
- Une vingtaine d'années je pense… Elle était encore petite lorsque je l'ai vue pour la dernière fois. C'était avant le grand coup de filet du Roi.
Un buveur leva un sourcil charbonneux au-dessus d'un œil - l'autre était caché par un bandeau - froid comme glace :
- Vous étiez compagnon de son père et vous ne l'avez pas vue depuis tout ce temps ?
La note de méfiance était perceptible. Montou se préparait à répondre, mais Olivier le retint du geste :
- C'est à ce moment qu'elle est entrée au service de Madame Marguerite, grâce à une tante. En outre, il se trouve que lorsqu'elle venait chez son père je ne m'y trouvais pas. Cela vous suffit-il ?
- Il faut que cela suffise, intervint Pierre de Montou. Nous avons tous quelque chose à cacher et notre association tient sur la volonté commune de ne pas chercher à percer les secrets des autres…
- J'en suis d'accord… Il faudrait quand même savoir à quoi elle ressemble cette fille ! Rien que pour être certains que ce n'est pas elle qui flottait sur l'eau ce matin… J'étais à l'aumône à l'abbaye Saint-Germain et je l'ai bien vue quand un frère lai l'a tirée de l'eau... C'était une fille jeune, brune, pas laide. Quant à la couleur des yeux qu'elle avait grands ouverts, ils étaient plutôt foncés...
La mémoire d'Olivier lui restitua soudain l'image d'une petite fille aux cheveux d'un blond tellement clair qu'il s'en était même étonné. De même que la couleur d'eau limpide des prunelles qu'elle avait, en dépit de sa timidité, levées un instant sur lui en rougissant très fort. Non, la victime de ce matin ne pouvait pas être Aude et il l'affirma aussitôt.
- Bien, conclut Montou. En ce cas il faut entrer cette nuit à l'hôtel de Nesle.
- Tu es fou ? protesta le borgne. C'est bourré d'hommes d'armes ! Le Hutin se fait garder dans sa tanière mieux que Philippe dans son palais. On va se faire étriper !
- Pas si on sait s'y prendre. L'entrée, c'est moi qui m'en occupe. Contentez-vous de chercher les autres. On se retrouvera au bourdeau de Garin à la nuit close… Au cas où certains se sentiraient en manque de cœur à l'ouvrage, ajouta-t-il, songez à trois choses : que nous devons bien ça à Mathieu de Montreuil qui a tout sacrifié pour le Grand Maître, et aussi qu'à moins de nous tenir cachés sans bouger pied ou patte nous sommes tous inscrits sur les tablettes du bourreau quoi que nous fassions, enfin, que l'hôtel de Nesle renferme de quoi contenter nos bourses à condition de ne pas s'attaquer à de trop gros objets !...
Puis, se tournant vers Gros-Moulu :
- Donne-nous du pain, du jambon et un pot d'hypocras. Je monte chez moi avec mon ami !
Tandis que les autres se réinstallaient à leurs tables pour achever leurs pots, Montou, nanti d'un plateau garni de ce qu'il avait demandé et d'une chandelle qu'il remit à Olivier, gagna un coin obscur d'où partait un escalier raide au moyen duquel on atteignit, en haut de la maison, un galetas qui tenait toute la place entre les deux pentes aiguës du toit. Il y avait là une paillasse de grosse toile jetée à même le sol avec au-dessus deux couvertures bien pliées, quelques bardes soigneusement rangées dans un coffre resté ouvert. A la surprise de Courtenay, cette petite pièce était propre et parfaitement en ordre. Son étonnement était si évident que son hôte se mit à rire :
- Eh oui, les bonnes habitudes ne s'oublient pas. Quand on a été Templier, il en reste toujours quelque chose ! Mais asseyez-vous, et commençons par manger et boire !
Ce qu'ils accomplirent en silence - toujours les habitudes de l'Ordre ! - sans omettre le Bénédicité et les grâces. L'avantage en était de pouvoir penser sans cesser de se restaurer, mais à peine eut-on terminé qu'Olivier demanda :
- Vous comptez vraiment vous introduire chez le Hutin cette nuit ? Certes, je n'ai jamais porté grande attention à l'hôtel de Nesle. Il me semble pourtant que protégé par la muraille de Paris il est à peu près imprenable…
- Aussi n'allons-nous pas le prendre de vive force, mais bien nous y introduire. Chaque soir on sort des cuisines les détritus et ordures diverses que l'on jette au fleuve. C'est ce que nous allons guetter et ce qui va nous permettre d'entrer…
- Sans coup férir ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dit et j'espère que cela ne vous fait pas peur ! Il faudra se débarrasser des gardes pendant que nos compagnons immobiliseront les marmitons…
- Sans doute, reprit Olivier qui se faisait alors l'avocat du diable afin de mieux se pénétrer du plan qu'imaginait Montou, mais comment.
- Pour eux, il y a cela…
Il se dressa au centre de la pièce, sa tête atteignant presque l'angle du pignon, et ses mains s'activèrent cherchant quelque chose qu'il avait dissimulé entre la charpente et la couverture du toit. Ce qu'Olivier vit apparaître était un grand arc de frêne que Montou lui tendit avant de récupérer de l'autre côté un paquet de longues flèches.
- Ça alors ! souffla Olivier sidéré en caressant le bois lisse et en éprouvant du pouce la fermeté de la corde. Où avez-vous trouvé pareille arme ?
- On ne « trouve » pas ce genre d'objet. On l'achète si on en a les moyens, sinon on le vole !
- Voler ? émit Olivier sans retenir une grimace. Votre séjour à Beaugency ne vous a pas guéri de ce... travers ?
Montou se pencha, prit son invité aux épaules en se courbant pour bien le regarder au fond des yeux :
- Ce que vous appelez ce travers me permet de vivre… comme ceux qui sont en bas. Ce sont tous des truands et, s'ils le sont devenus, ce n'est pas par vocation mais parce que tous, vous m'entendez, tous ont eu à souffrir des gens du Roi et que, à un moment ou à un autre de leur vie, ils ont été secourus par le Temple. Un ou deux sont même d'anciens sergents, certains viennent des compagnies de bâtisseurs comme vous. D'autres sont d'authentiques voleurs dans l'âme, mais quand je suis revenu à Paris, sans un liard en poche, mourant presque de faim, ils m'ont aidé, assisté, remis sur pied… et appris quelques-uns de leurs tours. A présent, je suis leur chef et il n'y a aucune raison que je les prive de s'emplir les poches quand ils en ont l'occasion. Compris ?
- Oh, c'est très clair et je vous prie de me pardonner si je vous ai offensé…
Il maniait toujours l'arc en homme qui sait en apprécier la force cependant qu'une idée germait dans sa tête.
- ... Un arc de cette puissance doit pouvoir tirer loin ! Je gagerais que... du toit de cette maison par exemple, on devrait pouvoir atteindre... le portail de Notre-Dame ? Sans trop de peine !
L'épaisse barbe de Montou se fendit en un large sourire :
- Sans trop de peine pour vous peut-être, mais pas pour n’importe quel archer. Voulez-vous essayer ?
- Non, merci. Je ne pense pas en être capable. Il faut être vraiment aguerri et adroit et j'ai seulement voulu être sûr que c’était bien vous. Ce que vous faites est folie car vous risquez chaque fois votre vie, mais j'avoue que j'admire !
- N'est-ce pas ? fit Montou narquois. Faire trembler l'évêque et les chanoines dans leur graisse, donner à Notre-Dame cette voix vengeresse est un plaisir sublime. Inquiéter même ce Roi sans pitié, quelle ivresse ! Cela vaut bien la vie, soyez-en persuadé ! Et la mienne, finalement, n'est pas grand-chose !
- Elle vaut ce que vaut la cause que vous défendez… Très cher, en l'occurrence… Mais si nous parlions de l'hôtel de Nesle ? L'affaire sera chaude, j'ai l'impression, et je n'ai hélas que ce couteau pour vous prêter main-forte même si je sais m'en servir ! Mon arme préférée, à moi, c'est l'épée, ajouta-t-il avec un soupir.
- Il n'y a qu'à parler !
D'un autre recoin de sa charpente, Pierre de Montou sortit une longue épée d'acier bleu dont le pommeau et la garde étaient filigranés d'or, la prit par la pointe et la lui tendit en esquissant le geste de mettre genou en terre.
- Prenez sans crainte de me faire défaut, dit-il tranquillement. J'en ai une autre… Ah, j'oubliais : je l'ai volée une nuit clémente à un dameret qui ne savait même pas comment la sortir du fourreau ! Cela vous contrarie ?
Cette fois Olivier se mit à rire. Un bon rire fait de joie et de gaieté : ce diable d'homme était irrésistible ! En outre, cette épée était la plus magnifique qu'il eût touchée depuis longtemps ! Une arme splendide - plus par la qualité du métal que par l'ornementation qui était assez modeste ! -bien meilleure que celle remise par Mathieu au moment de se lancer à la rescousse de Molay et de Charnay et qu'il laissait, évidemment, à Passiacum lorsqu'il venait à Paris.
- Qu'elle vienne d'où elle veut, peu m'importe ! s'écria-t-il. Vous me comblez de joie… mon frère !
- Je ne me souviens plus de la dernière fois où l'on m'a appelé ainsi… mais c'est bon à entendre ! fit Montou soudain grave.
Sans un mot, les deux hommes se regardèrent droit dans les yeux, puis s'accolèrent comme ils l'eussent fait dans l'enceinte du Temple, le poing fermé de l'un venant frapper l'omoplate de l'autre. En cet instant ils se reconnaissaient tous deux membres de cette fraternité templière dans laquelle ils avaient espéré vivre et mourir. Et qui n'existait plus…
- Comment allons-nous opérer ? demanda Courtenay, la minute d'émotion passée.
Le plan était relativement simple : la seule entrée praticable était par le pied de la Tour au ras de l'eau, beaucoup plus bas donc que la porte principale ouvrant sur le pont levis qui enjambait le fossé constitué par un bras mort de la Seine. On attendrait la sortie des ordures après que Montou aurait abattu les deux soldats commis à la garde de cette issue, puis on s'élancerait dans la place en tuant ceux qui tenteraient de s'opposer.
- On fera fuir le plus possible de serviteurs en danger. Je m'occuperai de la Caille, bien entendu, tandis que vous chercherez la fille de Mathieu… Il faut essayer de la ramener à son père.
- Alors j'aurai besoin d'une barque. Mathieu est réfugié à Passiacum avec son fils, sa femme et sa mère, dit-il calmement.
- Je pensais bien que, s'il était encore vivant, ce devait être quelque part sur le fleuve. Nous aurons une barque… Peut-être même plusieurs pour les autres captifs, à moins qu'ils ne préfèrent s'égailler dans la campagne.
- Ils sont nombreux ?
- Une vingtaine certainement, sans compter ceux qui sont déjà morts. Le service de Madame Marguerite et quelques uns appartenant au Hutin. C'est vrai que cela fait beaucoup, ajouta Montou brusquement songeur. Je ne sais trop combien nous trouverons d'esquifs au bord de l'eau à la grève de Saint-Germain…
- En cas de grosse difficulté, ne pourrait-on demander pour eux l'asile de Saint-Germain-des-Prés ? Pierre de Montreuil, le père de Maître Mathieu, repose dans l'église auprès de sa femme…
- C'est une idée, en effet, mais à n'utiliser que si les choses tournaient vraiment mal…
Le reste de la journée se passa à mettre au point les détails de l'expédition autant que l'on pouvait se les imaginer. On prit aussi un peu de repos et, quand vint le crépuscule, on s'équipa. Montou, nanti de deux poignards, mit son arc et ses flèches sur son dos et posa sur le tout un manteau couleur de fumée, ne manquant ni de trous ni d'effilochures mais qui le recouvrait de la tête aux pieds. Il en dénicha un du même genre pour Olivier afin de dissimuler l'épée accrochée à sa ceinture et, enfin, après avoir soufflé la chandelle, ouvert un instant le volet pour « humer » le soir comme il disait, on descendit dans la salle où il n'y avait plus que Gros-Moulu en train de laver ses gobelets dans une bassine d'eau.
- Vous rentrerez cette nuit ? demanda-t-il seulement.
- Je ne pourrais dire si je reviendrai un jour. Si j'en suis empêché… et à moins que je ne sois mort, j'espère que je trouverai moyen de te faire prévenir afin que tu puisses louer à nouveau ma chambre…
- Vous tourmentez pas pour ça ! Personne n'y viendra avant qu'il soit longtemps. Vous êtes toujours ici chez vous…
Sans rien dire, pour cacher peut-être une émotion, Montou posa sa main sur l'épaule du gros homme qu'il serra. Une minute plus tard, lui et son compagnon filaient dans la ruelle obscure en direction du Port Saint-Landry. On avait décidé qu'il serait plus prudent d'y prendre une barque afin de gagner la Tour de Nesle par- la Seine. A condition, bien sûr, d'en trouver une car si les chalands portant les belles pierres blanches que l'on tirait pour la cathédrale des coteaux de la Bièvre près de Saint-Victor - devenus inutiles puisque personne ne travaillait plus - y étaient toujours, ils étaient beaucoup trop lourds à manœuvrer pour deux hommes seuls. Les petits bateaux en revanche y manquaient, d'ordre du Prévôt, depuis la tentative d'enlèvement du Grand Maître et de son compagnon. Cela Montou le savait mais espérait que près du prieuré Saint-Denis-de-la-Châtre il y aurait au moins celui des moines.
Il y était. Sans faire le moindre bruit - l'un, Olivier, se mettant aux rames et le second, Montou, se chargeant de détacher l'embarcation en évitant de faire tinter la chaîne d'amarrage -, les deux hommes parvinrent à se lancer dans le courant, heureusement plus paisible que durant la nuit tragique.
Le fleuve était sombre ce soir. Vers la fin du jour, de gros nuages venus de la mer avaient recouvert la ville, menaçant de déverser une pluie qui cependant se refusait à tomber. Le vent étant soudain tombé, ils restaient là enfermant Paris sous un lourd couvercle, mais du moins la nuit serait-elle plus noire et plus propice à des évasions.
Le bateau glissa sans peine à l'abri des berges de la Cité, longeant le prieuré, le Palais, après avoir franchi le passage entre les moulins du Grand-Pont, le Jardin du Roi puis l'île aux Juifs, rasée et nue, terre où ne viendraient plus paître les moutons, retranchée de toute vie par la peur et la superstition… Quand ils dépassèrent la pointe, la haute silhouette noire de la Tour avec sa couronne de créneaux et sa poulie à monter les matériaux fut devant eux. Pour l'atteindre ils obliquèrent jusqu'à la dépasser ainsi que le bras mort qui la rejoignait à angle droit pour atterrir sur ce qui était alors le petit Pré-aux-Clercs, où les étudiants des collèges et les hommes du fleuve venaient volontiers régler leurs différends et s'amuser hors d'atteinte du guet, dans deux ou trois cabarets et autres bourdeaux plus ou moins sordides qui avaient essaimé là dans ce long champ séparé de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés par un chemin creux.
Le bouge de Garin le Normand était l'un des mieux achalandés mais aussi le plus proche de l'hôtel de Nesle. On y buvait du vin de Suresnes tellement vert qu'il vous donnait la chair de poule - il y faisait infuser des herbes capables de ressusciter un eunuque -, et aussi une bière pas plus mauvaise qu'ailleurs. Une demi-douzaine de ribaudes rondouillardes y concouraient au renom de la maison et il arrivait que de hauts seigneurs vinssent s'y encanailler, se fiant à la réputation de discrétion de Garin que l'on aurait aussi bien pu appeler le Muet s'il n'était né à Honneur. Il voyait tout, mais ne disait jamais rien. Sa taverne faisait, presque au ras de l'eau, une espèce de boursouflure qui, la nuit, ressemblait à un gros matou couché à cause des deux lueurs jaunes qu'allumaient dans l'ombre ses fenêtres.
Suivi de Courtenay, Montou y entra en habitué et vit que ses hommes étaient déjà là, mêlés à une poignée d'escholiers qui s'y tenaient étrangement calmes. Aucune fille parmi eux, et cela aussi était surprenant. Du regard, Montou interrogea Garin. Celui-ci lui répondit d'un geste de la tête en direction de l'extérieur. A cet instant précis, un cri traduisant une souffrance insupportable leur parvint. Comme si un ressort s'était détendu sous lui, l'un des étudiants se dressa, serrant les poings qu'il appuyait sur la table. Il était devenu si pâle que la différence était minime entre sa peau et le chaume blond débordant de son bonnet.
- Ce fils de pute n'a même pas la décence de faire ça au fond d'une cave ! Il faut que tout le monde sache qu'il est en train de massacrer ses gens !
- Il doit penser, dit Montou, qu'en inspirant la peur il fera oublier qu'il est cocu.
- Personne ne l'oubliera et on saura bien le lui rappeler ! En attendant, il faut entendre ça ! Même les filles sont allées se terrer parce que cette fois encore c'est une femme qui hurle…
Le doute à ce sujet n'était pas possible. Un deuxième cri perça les murs de l'hôtel.
- Qui vous oblige à rester ? Allez-vous-en ! fit Montou avec dédain…
- Moi, s'écria Olivier, mettant la main à son épée, je n'écouterai pas plus longtemps…
Il allait se ruer au-dehors mais Montou le retint d'une poigne de fer.
- Ce n'est pas encore l'heure, dit-il, l'œil attaché à la grosse chandelle marquée de traits réguliers brûlant sur le manteau de la cheminée. On ne sortira les ordures que dans…
- ... un petit quart d'heure, acheva Garin. Et là-haut ça ne fait que commencer. Ça a déjà duré toute la nuit passée…
Apparemment insensible, il s'était mis à tisonner son feu, mais Olivier était incapable de se tenir tranquille sans rien tenter pour sauver la malheureuse que le Hutin suppliciait. Il se sentait devenir fou à l'idée qu'il s'agissait peut-être d'Aude, la petite fille blonde aux grands yeux limpides…
- J'y vais et n'essayez pas de m'en empêcher. Je suis très capable d'abattre les deux gardes de la berge…
- Après avoir passé la douve à la nage ? Et comment ouvrirez-vous la porte ? gronda Montou. Elle est solide, croyez-moi… En outre, il y a peut-être des soldats sur le créneau. Ils peuvent tirer.
- Il fait noir comme dans un four, ricana Olivier. Ils n'y verront rien. Et je refuse de rester à écouter cette horreur parce que celle qui souffre est peut-être bien la fille de Mathieu et moi, si je ne fais pas tout pour la sauver, je n'oserai plus le regarder en face.
- Je vais avec vous ! s'écria l'étudiant. Je n'ai qu'un couteau mais je sais m'en servir… J'ai nom Gildas d'Ouilly !
Ses camarades se levèrent d'un même mouvement :
- On y va aussi ! Sus au Hutin !
- Assez ! tonna Montou. Commencez par vous taire, et pourquoi pas, allez chercher une trompe et prévenez les gens de Louis que vous arrivez !
La ruée vers la sortie s'effectua dans le silence et s'arrêta net. Il faisait en effet très obscur dehors. Après la zone même peu éclairée du cabaret, les yeux se retrouvèrent aveuglés un petit moment. Debout sur la pointe de terre qui faisait face à la Tour, le chevalier et l'étudiant les levèrent vers l'étroite fenêtre éclairée. C'est de cet endroit que venaient les plaintes…
- Ce mauvais bougre doit régler ses comptes dans la chambre même où Marguerite et sa cousine recevaient leurs amants, cracha Gildas avec dégoût.
Olivier ne répondit pas et, après avoir remis son épée au fourreau et tiré son couteau qu'il plaça entre ses dents, il se laissa glisser dans l'eau noire sans le moindre clapotis. Gildas allait l'imiter mais ils s'immobilisèrent : la porte de la Tour venait de s'ouvrir, livrant passage à une lueur qui révéla deux hommes chargés d'un corps enveloppé dans un sac. Ceux-ci s'approchèrent du bord et, sans se donner la peine de le balancer, laissèrent tomber leur fardeau dans le fleuve sous l'œil intéressé des soldats avec qui ils échangèrent quelques mots à voix basse. Pendant ce temps, Olivier avait nagé jusqu'à l'angle formé par la Tour et la muraille de Paris, et s était hissé sur le bord à la force des poignets, aussitôt imité par Gildas.
Un râle bref couvrit le bruit, léger d'ailleurs, de leur sortie de l'eau, suivi immédiatement par un autre. Un doublé de flèches d'une sûreté et d'une rapidité incroyables venaient de s'enfoncer dans la gorge des hommes d'armes qui s'écroulèrent aux pieds des serviteurs médusés. Une troisième flèche atteignit l'un d'eux cependant qu'Olivier bondissait sur le dos du survivant et lui serrait la gorge de son avant-bras :
- Un cri et tu es mort ! souffla-t-il dans l'oreille de l'homme affolé qui s'efforçait de retrouver sa respiration et réussit tout juste à hocher la tête pour montrer qu'il avait compris.
Sans relâcher, Olivier demanda :
- Le Hutin ? Il est à l'étage au-dessus ?
Nouveau hochement affirmatif.
- Combien sont-ils avec lui ?
La tension se faisant moins vive, l'homme put murmurer :
- Quatre…
- Sur le couronnement, il y a des gardes ?
- Non… Madame Marguerite n'en voulait pas… et lui non plus !
Ce fut Gildas qui posa la question suivante :
- Qu'y avait-il dans le sac ? Un homme ? Une femme ?
- Une femme… qui était à la robe de Madame…
- On l'a repêchée, fit, toujours à voix contenue, Montou qui arrivait son arc sur le dos et une épée à la main. Ce n'est pas une jeune fille, mais une femme d'âge mûr…
Olivier sentit son cœur s'alléger. Grâce à Dieu, il ne s'agissait pas d'Aude ! Cependant son captif, faisant preuve de bonne volonté et constatant qu'on ne le tuait pas, ajouta :
- Mais… en haut il y a une jeune fille. C'est son tour à présent et… et elle est tellement belle !
De la plus imprévisible façon, il se mit à pleurer. Du coup, Olivier le relâcha complètement mais ce fut pour l'empoigner par le bras.
- Conduis-nous et, si tu veux qu'on t'épargne, ne bronche pas !
D'un coup d'œil, le serviteur évalua la troupe des assaillants dont certains jetaient à l'eau les corps des victimes de Montou. Son visage curieusement s'éclaira :
- Venez ! chuchota-t-il. Il faut faire vite ! Il n'y a personne dans l'escalier sauf au palier.
En effet la longue et étroite vis de pierre était vide. La troupe trempée s'y élança en évitant le bruit. Cependant on força l'allure quand, environ à mi-chemin, on entendit une voix pleine de sanglots qui priait :
- Non ! Par pitié, pas ça !... Je ne veux pas ! Oh, mon Dieu !
Une bouffée de colère enflamma Olivier qui, bousculant son prisonnier, escalada quatre à quatre les dernières marches, vit devant lui deux gardes très absorbés par le spectacle qu'ils observaient par l'entrebâillement d'une porte. Non seulement ils n'avaient rien entendu, mais ils avaient déposé leurs vouges contre le mur afin de n'en être pas encombrés. Ils se bousculaient même un peu tant ils étaient passionnés. Olivier et Gildas tombèrent sur eux comme la foudre. La seconde suivante les hommes gisaient à terre, un couteau enfoncé entre les épaules et vite retiré. Déjà les deux hommes faisaient irruption dans la grande chambre qui avait été celle des amours tragiques des princesses. Elle gardait en partie le décor chaleureux qu'avait voulu Marguerite : des tapis, des divans à la manière d'Orient couverts de fourrures et de coussins d'écarlate tissés d'or, une crédence supportant des aiguières et des vases, un grand pot de bronze doré à brûler du parfum, une cheminée conique dont la pointe rejoignait la croisée d'ogives de la voûte, mais à cette voûte était attachée une poulie supportant une longue corde qui ne faisait sûrement pas partie du mobilier originel - pas plus que l'arsenal de tenailles, de tiges et de crocs, qui, dans la cheminée, attendaient que l'on en fasse usage.
Etaient présents cinq hommes : le Hutin en chausses et chemise ouverte sur sa maigre poitrine, mollement étendu au milieu des soieries d'un lit bas, une coupe de vin à la main et auprès de lui un drageoir empli de sucreries, les quatre autres n'étant rien de plus que des bourreaux. Il y avait aussi une femme et c'était elle qui suppliait en pleurant. Olivier, pris d'un éblouissement, ne vit plus qu'elle.
On venait sans doute de lui arracher ses vêtements et elle se tenait debout, nue comme Eve avant le péché, sous la poulie de la corde avec laquelle deux hommes étaient occupés à lier ses poignets ramenés dans son dos, que couvrait sa longue chevelure de soie pâle. Tétanisée par la peur, elle se tenait très droite sans rien pouvoir cacher de son corps charmant et pourtant une grâce incroyable émanait de cette chair délicatement rosée. Perfection des formes, suave jeunesse des tendres courbes des seins et des hanches, souple longueur des jambes, rien ne manquait à cette beauté révélée dont le Templier, en un éclair aveuglant, comprit qu'il ne pourrait jamais l'oublier…
Au moment de leur irruption, le Hutin était en train de dire :
- Dépêche-toi de choisir, la fille ! Ou tu viens à moi de bon gré, ou tu vas savoir ce que c'est que souffrir…
Ce dont la pauvrette était menacée était d'une diabolique simplicité : il suffisait de tirer sur l'autre bout de la corde passée dans la poulie pour faire monter les bras d'abord, puis le corps en disloquant les épaules dont les muscles, les tendons et lés nerfs feraient déchirés…
L'entrée brutale d'Olivier, l'épée à la main, fit tourner la tête d'Aude dont les yeux rougis de larmes s'emplirent d'une lumière de joie douloureuse parce que incrédule, comme si l'archange saint Michel en personne venait de lui apparaître, mais un archange prisonnier d'un sortilège qui le pétrifiait. Lui qui, depuis toujours, fuyait la femme dont il dédaignait la puissance, dont il n'avait jamais voulu contempler la beauté, qui ne voyait en elle qu'un piège à la pureté du don volontaire au Seigneur… et qui malgré tout avait dû souvent dompter sa chair normalement exigeante dans l'ascèse et la prière, se trouvait confronté à la divine révélation d'un corps de jeune fille et d'un adorable visage en pleurs.
Ce ne fut qu'un instant très bref, et qui eût sans doute suffi à les perdre tous deux si Olivier avait été seul. Mais Gildas, Pierre de Montou et une demi-douzaine de leurs compagnons faisaient irruption à sa suite et les derniers mots du Hutin étranglèrent dans sa gorge sur laquelle Gildas se jeta. Il s'apprêtait même à la lui trancher quand un cri de Montou l'arrêta :
- Non ! Ne le tue pas !
Le cri réveilla Olivier de sa transe. Son épée frappa une première fois puis une deuxième. Les bourreaux tombèrent… et Aude s'écroula après eux, évanouie… entraînant la corde qui la liait. Olivier se laissa choir à genoux auprès d'elle sans oser la toucher. Ce dont Montou s'aperçut. Avec irritation il lança :
- Qu'attends-tu, morbleu ! Détache-la ! Porte-la sur l'autre lit et enveloppe-la avec ce que tu trouveras…
Comme un automate, Olivier s'exécuta, dénoua la corde, souleva le corps inerte. Quand ses mains touchèrent la peau si douce de la jeune fille, un frisson lui courut le long de l'échine, si délicieux mais si violent, qu'un instant il pensa en mourir. Il la serra alors contre lui, envahi par une folle envie de s'enfuir en l'emportant loin de ces gens qui avaient pu la contempler dans toute sa beauté, de cette chambre créée pour l'amour et devenue un lieu de souffrance, de ce prince enfin qui, parce qu'elle ne voulait pas l'accepter en esclave soumise, s'apprêtait à la massacrer sous ses yeux en se repaissant de sa souffrance…
Celui là, il allait le tuer.
Déposant Aude parmi les coussins, il la couvrit d'un tissu soyeux, en interdisant à ses mains de s'attarder plus longtemps. Pourtant il ne résista pas à l'envie de caresser ses cheveux clairs et doux comme le lin et oublia totalement où il était et ce qui se passait autour d'eux…
Cette fois ce fut la voix aigre, tremblante de fureur du Hutin, qui le tira de sa transe :
- Lai… laissez-moi ! bégayait-il. Ne me… touchez pas ! C'est… c'est de la… lèse-majesté… Vous serez tous tirés par quatre chevaux !
- C'est toi qui mériterais d'être tiré à quatre chevaux, mauvais prince ! gronda Montou, mais rassure-toi, tu vivras ! Te tuer serait trop facile. Il vaut beaucoup mieux que tu vives sous les ricanements du peuple, encore plus couvert de ridicule que tu ne l'es déjà ! On va faire en sorte… qu'il s'amuse un peu plus à tes dépens, le peuple. Allez, vous autres ! Troussez-le-moi comme il faut et ficelez-le comme un poulet ! Mais d'abord bâillonnez-le, qu'on ne l'entende plus !
- Pourquoi lui laisser la vie ? gronda Olivier. C'est un monstre qui ne saura jamais faire que le mal ! Et un jour il héritera le royaume.
- Justement ! Pas question de faire courir à nos camarades et à nous-mêmes le risque de l'écartèlement. Quand il sera roi, s'il y arrive, on s'en occupera !
- Il vaudrait peut-être mieux ne pas s'attarder, émit Gildas qui s'était approché d'Aude et s'efforçait de lui faire boire un peu de vin pour la ranimer. Et puis, elle, il faut l'emmener, hors d'ici… Dieu, qu'elle est belle !
- Je sais où sont les siens et je vais la leur rendre, fit sèchement Olivier avec au cœur un pincement étrange en regardant le jeune homme s'occuper d'elle - ce que, paralysé par son rêve éveillé, il n'avait pas songé à faire. Descendons-la dans la barque.
- Charge-t-en ! ordonna Montou qui achevait de ligoter le Hutin et le fit déposer, bras et jambes ramenés en arrière dans une position aussi inconfortable que grotesque avec, en outre, une broche à rôtir passée entre les membres comme si on allait le mettre à cuire. Moi et mes compagnons partons à la recherche de la Caille et des autres malheureux que ce démon voulait tuer…
- Vous n'aurez pas loin à aller, émit le serviteur qui les avait guidés et s'était visiblement réjoui du spectacle. Je vous conduis et ensuite je file me mettre à l'abri. Les gens de l'hôtel ont l'ordre de ne pas s'approcher de la Tour, quelque bruit qu'ils entendent, mais les sentinelles du Louvre, là-bas de l'autre côté, pourraient bien s'apercevoir qu'il se passe ici des choses pas naturelles…
Avant de quitter les lieux, les truands de Montou firent main basse sur tout ce qu'il était possible d'emporter sans se charger trop lourdement. Les étudiants, eux, se rapprochèrent de Gildas pour l'aider à envelopper Aude dans la couverture et la descendre sur la berge. Olivier, l'œil sombre, les laissa faire, se contentant de ramasser les vêtements de la jeune fille avant de s'engager le premier dans l'escalier… Il se sentait glacé jusqu'à l'âme et ce n'était pas a cause de ses habits mouillés. Dans sa poitrine son cœur était lourd et il lui faisait mal…
La rive était déserte à l'exception de la barque de Montou et de ce qu'elle contenait : l'un des escholiers y était penché sur le sac retiré du fleuve et que l'on avait fendu d'un coup de couteau sur toute sa longueur. En voyant arriver Olivier, il vint à lui :
- C'est bien une femme, dit-il, mais pas jeune et qui a du souffrir. Cependant elle respire encore après avoir vomi beaucoup d'eau. Et je n'ai rien pour la ranimer…
Olivier jeta alors son chargement dans le bateau et remonta la Tour à toute allure, bousculant même sans lui jeter un regard Gildas qui portait Aude avec l'air d'un bienheureux tenant le Saint Sacrement. Il s'empara du flacon dont l'étudiant avait usé précédemment et repartit à la même allure, en prenant garde toutefois de ne pas le faire tomber.
- Tenez ! dit-il à celui qui s'occupait de la femme. Essayez de lui en faire boire. Je vais vous aider.
S'agenouillant auprès d'elle, il souleva doucement les épaules nues de la victime. On n'avait même pas pris la peine de lui remettre au moins une chemise avant de l'enfermer dans le sac et, quand la faible lumière venue de la porte l'éclaira, Olivier put voir les brûlures qui parsemaient son corps déjà atteint par la flétrissure de l'âge. Il vit aussi un visage livide, aux narines pincées, encore crispé par la douleur, aux paupières bleuies épousant le globe caché de l'œil, et il se sentit empoigné par l'émotion parce que cette malheureuse, c'était Bertrade…
Il réussit à forcer les dents serrées pour faire couler quelques gouttes de malvoisie dans sa bouche qui d'abord les laissa fuir aux commissures ; au troisième essai, elle les avala. Au bout d'un moment elle ouvrit les yeux qui se fixèrent sur le visage penché au-dessus du sien :
- C'est... vous ?
- Oui. Comment vous sentez-vous ?
- Mal…
Elle se mit soudain à haleter, puis son corps s'arqua sous le coup d'une violente douleur.
- Oh… mon cœur !... Aude ! il faut la secourir… Laissez-moi… Allez ! Allez vite ! Elle vous aime !
Ce fut son dernier mot. A l'instant même où Gildas apportait la jeune fille à demi inconsciente, Bertrade rendit l'âme dans les bras d'Olivier.
Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait d'entendre. Après une courte hésitation, Gildas vint déposer Aude à l'autre bout de la barque, ayant constaté qu'il y avait quelqu'un d'étendu à l'avant. Par prudence, on avait soufflé la torche de l'escalier et l'on n'y voyait plus grand-chose. Ce qui était préférable car, à présent, les assaillants sortaient l'un après l'autre et se glissaient le long du pied de la Tour en direction du Petit-Pont. Ombres silencieuses plus ou moins rendues difformes par ce qu'ils emportaient : les étudiants rentraient à leur collège, les truands à leurs tanières et ceux que Montou venait de libérer là où il leur semblerait bon. Le faux mendiant sortit le dernier, refermant soigneusement la porte derrière lui. Il tenait son arc à la main et s'approcha de la barque où Gildas était en train de demander pourquoi diable on avait jugé bon de repêcher un cadavre.
- C'est moi qui l'ai voulu, répondit-il. Je voulais savoir qui l'on venait d'expédier et j'ai bien fait, car elle était encore vivante.
- Elle ne l'est plus, dit le garçon qui s'était occupé de Bertrade. Elle vient de mourir. Vaudrait peut-être mieux la rejeter à l'eau ?
- Certainement pas ! gronda Olivier. C'est la belle-sœur de Maître Mathieu, la tante de…
Son regard se dirigea vers la jeune fille adossée contre le bordage. Elle devait avoir repris connaissance : sa tête se redressait et elle regardait autour d'elle, les yeux ouverts, mais sans avoir l'air de comprendre.
- Je vais les ramener toutes deux à leur famille ! fit-il d'un ton sans réplique.
Déjà Gildas proposait :
- Laissez-moi aller avec vous ! Cette barque est trop lourde pour un homme seul.
- Merci. C'est non. Mathieu est recherché…
- Et vous craignez que je ne le dénonce ? Vous m'offensez, messire ! J'étudie pour être médecin et clerc… mais je suis gentilhomme. Permettez-moi de vous aider !
Tandis qu'il parlait, son regard ne cessait de revenir vers Aude. Les yeux de la jeune fille étaient fixes, les larmes en coulaient et elle ne disait toujours rien. Aucune parole ne sortait de ses lèvres tremblantes, sinon une petite plainte bizarre et douce. Olivier comprit alors qu'il pouvait accorder confiance à ce garçon parce qu'il était tout simplement tombé amoureux de la belle enfant. Ce qu'il ne comprit pas, en revanche, c'est pourquoi cette idée lui était désagréable. Il ne put résister à l'envie de ricaner :
- Vous êtes bien certain de vouloir être clerc ?
- Je suis un cadet et ne saurais avoir de volonté… Seulement j'ai pris goût aux études et je désire savoir soigner.
Trouvant sans doute que l'on perdait beaucoup de temps, Montou s'en mêla :
- Acceptez ! conseilla-t-il à Olivier. Je connais suffisamment les hommes pour vous répondre de celui-là, ajouta-t-il avec un sourire que l'obscurité dissimulait. Je suis même persuadé que Mathieu vient de se gagner un fidèle…
- Quelle raison de ne pas venir vous-même ?
- La nuit n'est pas achevée pour moi et j'ai encore à faire, continua-t-il en caressant la longue courbe de frêne poli de son arc.
- Un autre message ?
- Je n'en ai pas terminé avec le Hutin ! Il faut que le peuple de Paris sache ce qui lui est arrivé ! Demain, on rira dans les carrefours ! C'est dans ce but que je l'ai épargné. A vous revoir, compagnon ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver…
Il remit son arc sur son dos et son manteau par-dessus, prit par le bras le garçon qui avait porté secours à la pauvre Bertrade et s'éloigna comme les autres le long de la berge.
- Bien ! soupira Olivier. Si nous voulons arriver avant le jour, il faut nous mettre en route.
Gildas s'évertuait à installer Aude le mieux possible en étalant sur elle sa robe afin qu'elle ait plus chaud. La nuit était déjà fraîche et semblait devoir se refroidir. Olivier ferma les bords du sac sur le cadavre, puis s'attela aux rames sans même attendre que Gildas en eût fait autant. Sans effort apparent, il lança l'esquif sur le fleuve pour retrouver le courant. Il était lourd, mais le fils de Sancie encore inconscient de l'étrange changement qui s'opérait en lui avait besoin de s'activer, de faire jouer tous les muscles du corps puissant que lui avait donné la nature pour se prouver qu'il était toujours le même homme, que rien n'était changé. Tout en tirant comme un forcené, il cherchait les paroles des prières familières. Or, elles échappaient. Ce faisant, il n'arrivait pas à détacher ses yeux de la forme immobile sous l'amas de tissu qu'il devinait plus qu'il ne la voyait. Le rythme qu'il s'imposait était infernal. Il ne voulut pas d'ailleurs que Gildas en prît sa part. Il voulait être le seul à ramener Aude à son père, et l'autre n'insista pas.
Ce rythme de galérien lui fit du bien. Peut-être aussi les larmes qui coulaient sur ses joues sans qu'il s'en rendît compte…
Accroupi sur la pierre de l’âtre, les coudes aux genoux et la tête dans les mains, Hervé pleurait. Autour de lui c'était le silence, aucun des trois hommes qui le regardaient n'osant intervenir, même Olivier, bouleversé par la douleur de ce mieux que frère auquel, jamais, il n'avait vu verser une larme. Et puis quelle consolation qui ne soit dérisoire offrir à un homme, déjà meurtri et proscrit, dépouillé de tout sauf de son honneur, venant d'apprendre que par la folie de ses neveux cet honneur même et jusqu'à son nom lui étaient enlevés ? Car la loi féodale était impitoyable : quiconque porte atteinte à la majesté royale doit être puni de mort ignominieuse, ses biens saisis, ses châteaux détruits ainsi que ceux de sa famille, ses armes brisées par la main du bourreau, son nom honni et à jamais rayé des tables de la chevalerie comme des registres de la noblesse.
Incapable de contempler plus longtemps le chagrin et l'humiliation d'un homme dont mieux que personne il connaissait la droiture, la vaillance et la générosité de cœur, Olivier vint s'asseoir auprès de lui, épaule contre épaule, mais sans chercher à le toucher davantage :
- Voilà des années, dit-il, qu'en écrasant le Temple, le roi Philippe nous oblige à vivre cachés, sous des noms d'emprunt. Il a fait de toi un bûcheron, de moi un tailleur de pierre qui serait mort depuis nombre d'années sans la charité de Maître Mathieu… L'affreuse nouvelle que j'ai eu le malheur de rapporter ne changera pas grand-chose…
Hervé laissa retomber ses mains, tournant vers son ami un masque d'affliction :
- Crois-tu que je pleure sur moi ? Comme tu viens de le dire, nous ne sommes plus rien ni l'un ni l'autre ! C'est pour eux que je souffre, ces pauvres garçons à qui on a infligé une éternité de tourments ! Non que je leur cherche excuse : ils devaient savoir ce que l'on risque à aimer si haut, à oser à ce point. Mais Gautier était mon filleul et, si je rends grâce à Dieu pour la mort de mon père qui n'aura pas connu l'écroulement de sa maison, il y a mon frère…
- Qui t'a refusé l'accueil quand tu en avais besoin…
- C'est de peu d'importance et ce n'est pas lui qui me tourmente, mais Agnès, l'épouse de Gautier, et surtout… surtout ses petits ! Que va-t-il advenir d'eux ? Ils n'ont que trois et quatre ans, et le plus misérable parmi les hommes peut les mépriser, les chasser comme gibier… C'est cette idée-là que je ne supporte pas !
- Ta nièce est une Montmorency, m'as-tu dit ? Ce sont les premiers barons du royaume. L'épée de connétable leur revient presque de père en fils…
- Ils n'en seront que plus âpres à effacer les traces du scandale. Au mieux Agnès sera enfermée dans un couvent et ses enfants dans un autre, sinon pire. On ne cultive guère la tendresse dans cette noble maison. Seuls comptent la grandeur du nom, l'éclat des alliances et l'on se hâtera de faire oublier celle que l'on avait conclue avec nous autres, qui sommes ensevelis sous le sang de Philippe et de Gautier. Les tenailles du bourreau nous ont arraché jusqu'au droit d'exister…
- C'est abominable, je sais… Mais que peux-tu faire ? Que pouvons-nous faire ? rectifia Olivier. Mes causes ont de les tiennes et les tiennes seront toujours miennes !
A cet instant, la voix de Mathieu qui se tenait assis sur un banc au fond de la salle, à l'écart des deux amis, son fils auprès de lui, se fit entendre :
- Je vais vous dire ce que nous pouvons faire : les venger !
- Sans doute, fit Olivier en se relevant, mais c'est notre affaire, pas la vôtre ! Vous et votre famille souffrez déjà en grande suffisance sans que vous aggraviez votre fardeau !
- Votre affaire, dites-vous ? Alors que vous venez de nous ramener notre fille à moitié folle et le cadavre torturé de notre chère Bertrade ?
C'étaient les premiers mots relativement calmes qu'il articulait depuis qu'au chant du coq et alors qu'incapable de trouver le sommeil à cause de l'absence d'Olivier, il veillait au coin de l'âtre avec Rémi et Hervé et l'avait vu surgir de la nuit, portant dans ses bras sa fille défigurée par les larmes, privée de conscience et emballée dans une couverture de velours pourpre. Après la lui avoir remise avec une brève explication, le chevalier lui avait annoncé que le corps sans vie de sa belle-sœur gisait dans la barque sous la surveillance d'un étudiant. D'abord suffoqué, Mathieu avait explosé en une colère tellement violente qu'un instant on avait craint pour sa raison et que Rémi et Olivier s'étaient mis à deux pour le faire taire, ses rugissements étant capables d'alerter tout le hameau et jusqu'aux gardes veillant, là-haut, sur le petit castel du Roi…
Ensuite à la douleur succédèrent les larmes. Non qu'il eût jamais porté à la sœur de sa femme un sentiment beaucoup plus chaud que l'estime, mais voir ce qu'en avaient fait les bourreaux du Hutin le révulsait, et tandis que l'on remontait le corps enveloppé d'un drap, il écumait en grinçant des dents et en proférant des injures au point que Juliane, faisant taire son propre chagrin, alla chercher à la cuisine une cuvette d'eau qu'elle lui jeta à la figure avec un sec :
- N'avons-nous pas assez de malheur pour que vous y ajoutiez en ameutant le voisinage, mon époux ? Bertrade était ma sœur et c'est vous qui hurlez comme un loup malade ? Remerciez plutôt Dieu… et messire Olivier qu'ils nous aient ramené notre fille vivante…
Eberlué par un geste dont il n'aurait jamais cru capable la sage et tranquille Juliane, Mathieu se le tint pour dit, s'essuya en ronchonnant et, après que les femmes eurent déposé Bertrade sur la table de la cuisine afin de lui faire sa toilette funèbre, après qu'Aude eut été mise au lit avec un bol de lait chaud sous la surveillance de sa grand-mère, il rejoignit les hommes dans la salle pour entendre d'Olivier le récit complet de ce qui s'était passé.
Auparavant il s'acquitta envers Gildas d'Ouilly des devoirs de la reconnaissance et de l'hospitalité. L'arrivée imprévue de cet étranger ne lui plaisait guère parce qu'il avait toujours considéré les « escholiers » en général comme une bande de trublions sans cervelle, plus portés à la débauche qu'aux œuvres pies. La participation spontanée de celui-là à la délivrance d'Aude méritait cependant un merci. Pas davantage, l'humeur de Mathieu n'ayant pas encore retrouvé sa sérénité habituelle. Il lui servit ainsi qu'à Olivier de quoi se restaurer, puis il lui proposa d'aller prendre quelque repos dans la resserre où logeaient les deux Templiers et Rémi. Ce que Gildas refusa, sentant bien que le maître d'œuvre souhaitait s'entretenir avec les siens loin des oreilles d'un garçon qu'il ne connaissait pas. C’était déjà suffisant que celui-ci sût où il se cachait…
- Le jour se lève, dit Gildas et le chemin n'est pas si long. Je vais rentrer au collège mais… aurai-je la permission de revenir un jour prochain prendre des nouvelles ?
- Croyez-vous vraiment que nous soyons en position de recevoir des visites ? gronda Mathieu exaspéré. Nous vous sommes reconnaissants, mais il serait préférable pour tout le monde que vous oubliiez jusqu'à l'existence de cette maison et de ceux qui s'y sont réfugiés.
- Vous ne craignez tout de même pas que je vous dénonce ? s'écria le jeune homme indigné. Ne me suis-je pas mis hors la loi en entraînant mes camarades à l'assaut de la Tour ?
- Et je vous en ai remercié, il me semble ! Vous avez droit à ma gratitude, là ! Et je prierai pour vous, mais ne m'en demandez pas plus et abandonnez-nous à notre sort ! D'ailleurs demain nous ne serons peut-être plus ici !
Le ton était raide, presque offensant et, voyant le jeune homme rougir sous la poussée d'un début de colère, Olivier voulut prendre sa défense. Il n'avait pas aimé l'insistance que celui-ci avait mise à vouloir le suivre - ou plutôt à suivre Aude ! -, mais ce qu'il avait fait méritait néanmoins un traitement plus doux. Mal lui en prit. Mathieu était tellement empli de fureur rentrée qu'il se retourna contre lui.
- Je sais ce que je dis ! Quel besoin aviez-vous de nous ramener ce garçon ?
- Que ne me reprochez-vous aussi d'avoir accepté son aide ? riposta-t-il. En vérité, Maître Mathieu, j'ai peine à vous reconnaître…
- Mon père, songez à ce que vous dites et à qui vous le dites. Pardonnez-lui, Olivier ! Ce qu'ont subi ma chère tante et ma sœur l'a bouleversé et…
- Je suis assez grand pour m'excuser moi-même et Olivier sait que je l'aime presque autant que toi…
Ayant dit, il s'en alla en claquant la porte, laissant Rémi faire un bout de conduite à Gildas et déverser une huile lénifiante sur son amour-propre égratigné. Quand le jeune homme revint, il trouva son père dans la salle, assis sur le banc du fond, écoutant, muet mais de plus en plus sombre, Olivier en train de restituer presque mot pour mot le texte de la proclamation royale touchant le sort des princesses coupables et de leurs amants. A la suite de quoi, les nerfs d'Hervé d'Aulnay l'avaient lâché…
- Les venger ? reprit-il. Cela ne me semble pas le plus important en ce moment. Outre que la loi du Temple interdit la vengeance privée, je préférerais de beaucoup aller au secours des pauvres enfants du malheureux Gautier.
- Crois-tu vraiment pouvoir quelque chose ? fit Olivier avec une compassion infinie.
- En vérité, je n'en sais rien mais ce que je sais, c'est que je n'aurai ni trêve ni repos tant que je n'aurai pas reçu un semblant de certitude. Et pour cela il faut que je me rende à Moussy. Peut-être que l'on n'a pas encore eu le temps de détruire le château. Même si cela est, il restera bien quelqu'un pour me renseigner…
- Pourquoi pas, après tout ? Nous verrons…
- Nous ? Tu veux venir avec moi ?
- J'espère que ça ne t'étonne pas ?
Mais Mathieu n'en avait pas fini. Il quitta son banc et vint les rejoindre sur la pierre de l'âtre :
- N'avez-vous pas le sentiment, fit-il avec une douceur étrange contrastant avec la violence de sa pensée, que le secours aurait une chance d'être plus efficace si le roi Philippe n'était plus de ce monde ? Il faut d'abord l'abattre afin de réaliser la prédiction de Maître Jacques. Le Pape est mort, je ne sais ce qu'il advient de Nogaret, mais il se trouvera bien quelqu'un pour le faire passer outre. Que le Roi meure et le peuple, frappé de stupeur et d'épouvante, se hâtera de libérer ses victimes, de panser les blessures…
- Le Roi mort, c'est le Hutin qui régnera et vous avez vu de quoi il est capable ? riposta Olivier. Croyez-vous que nous gagnerons au change ?
- Vous feriez mieux d'éviter d'en parler, gronda Mathieu entre ses dents. Pourquoi l'avoir laissé vivre quand vous le teniez dans sa tour maudite ?
- Parce que nous ne sommes pas des assassins et c'est valable pour la personne même du Roi qui a reçu l'onction du sacre. En outre, Pierre de Montou qui a été l'âme de l'expédition estime qu'en humiliant le Hutin comme il l'a fait, en le livrant à l'hilarité publique, il fera souffrir davantage le Roi qu'en trucidant son fils aîné. A la limite, je ne suis pas certain qu'abattre le Hutin n'eût pas rendu service à son père car Philippe de Poitiers a ce qu'il faut pour faire un grand roi. Au moins un régent durant la minorité de la petite Jeanne… qui au train où vont les choses, pourrait être déclarée bâtarde par le Hutin !
- Peut-être ! Il n'empêche qu'un changement de règne arrangerait bien mes affaires et qu'il faut faire en sorte que ça se produise le plus tôt…
- C'est à cette belle œuvre que vous entendez vous consacrer j'imagine ? s'écria Juliane qui se tenait au seuil de la cuisine depuis un instant. Perdez-vous l'esprit, Mathieu de Montreuil, ou pensez-vous que nous n'avons pas suffisamment souffert ?
- Paix, ma femme ! Il faut que s'accomplisse la malédiction de Maître Jacques et rien n'est assez cher payé pour une si grande cause !
- Pas assez cher payé ? Vous êtes recherché, ainsi que notre fils ; nous n'avons plus de maison et si ma pauvre sœur ne nous avait pas permis de nous installer ici nous serions à la rue, cachés au fond de quelque trou à moins que, déjà repris, vous ne vous balanciez à l'une des chaînes de Montfaucon. Cependant, il nous reste que notre famille n'est pas décimée, et même si bientôt nous n'aurons plus de quoi vivre, nous sommes ensemble. De cela il convient de remercier Dieu au lieu d'exciter sa colère en chargeant votre âme d'un péché mortel. C'est à lui qu'appartient la vengeance et Il saura bien frapper quand Il le jugera bon ! Comme vous venez de le dire, le Pape est mort ! Un peu de patience. N'allez pas vous prendre pour l'envoyé du Ciel quand vous revenez tout juste à la santé !
- Ma femme, vous n'avez jamais osé me parler de la sorte !
- Peut-être parce que jusqu'à présent vous ne m'en avez pas fourni l'occasion ? Vous étiez homme sage et grand à votre manière, l'esprit habité par ces belles œuvres que vous conceviez pour la plus grande gloire de Dieu et j'admirais ! Quant à ceux-ci, ajouta-t-elle en désignant les deux chevaliers, ils ont bien le droit de songer à aider ce qu'il reste de leur famille ! Laissez-les aller !
Mathieu ne répondit pas mais, au regard inquiet qu'il posa sur eux, Olivier devina que cette inquiétude lui venait à s'imaginer seul avec Rémi pour protéger les femmes en cas de nouveau malheur, sachant qu'il ne pourrait utiliser que son bras droit. Ses hurlements à la mort de Philippe le Bel n'étaient peut-être qu'un moyen de se faire à lui-même confiance en sa puissance physique d'autrefois… Le pauvre homme souffrait sans doute même plus qu'il ne le croyait. Alors Olivier lui sourit :
- Dame Juliane a raison, Maître Mathieu. Il ne faut pas précipiter les choses. Le Grand Maître a assigné le Roi au tribunal divin avant un an : accordez-lui le temps d'agir… et continuez à reprendre des forces dont nous aurons tous besoin. De notre côté, avec votre permission nous partirons pour Moussy après les funérailles de dame Bertrade, mais nous reviendrons dès que nous aurons acquis une certitude sur le sort d'Agnès d'Aulnay et de ses enfants…
Le nuage disparut du regard fatigué et un coin de sa bouche s'étira en une grimace moqueuse :
- Je me demande, mon ami, si vous ne me connaissez pas un peu trop à présent ! Faites selon votre désir ! Les enfants ont souvent à pâtir des crimes de leurs pères…
Lavé, habillé et soigneusement recoiffé, le corps de Bertrade fut pieusement apporté sur la table de la salle que l'on avait recouverte d'un drap blanc. Un coussin fut placé sous sa tête et des chandelles allumées aux quatre coins de ce catafalque improvisé. On joignit les mains de la morte sur sa poitrine, un chapelet de buis noué entre ses doigts. L'art dévot des femmes avait fait merveille, car le visage aux yeux clos, étroitement enserré dans une guimpe de toile fine, ne montrait plus grand-chose des traces laissées par les souffrances endurées.
Avant de se retirer afin de prendre un peu de repos, Olivier contempla longuement ce visage à jamais immobile qu'il aurait tant voulu pouvoir interroger à cause de cette phrase étonnante, la dernière qui tournait dans son esprit comme un écureuil en cage : « Elle vous aime… »
Aucun doute n'était permis s'agissant de celle dont il était question : c'était Aude, mais ce qu'il ne parvenait pas à comprendre, c'était comment une telle chose pouvait être possible. Il n'avait pas vu depuis des années cette jeune fille qui restait dans son esprit une petite fille. Et elle l'aimerait, lui, un homme au bord de l'âge mûr, dépouillé voici sept ans de son prestige de chevalier du Temple ? Quand il évoquait l'image bouleversante de sa beauté entièrement révélée - image ô combien inoubliable, ô combien torturante ! -, c'était à n'y pas croire. C'était même à devenir fou ! Désormais les rêves brûlants qui faisaient souvent de ses nuits un enfer auraient un visage même si pour le moment la trop belle enfant reposait dans une chambre au-dessus de sa tête aux prises avec les démons de la Tour de Nesle et peut-être aux portes de la folie… C'était une raison de plus de s'éloigner. L'aide dont Aulnay avait besoin lui serait peut-être secourable à lui-même…
Les funérailles de Bertrade posaient un problème : le hameau de Passiacum dépendait de l'église d'Auteuil, assez éloignée. En outre, faire venir un prêtre inconnu dans une maison isolée pour rendre les derniers devoirs à la propriétaire que l'on n'y voyait pratiquement jamais, pouvait être dangereux. Les jours sont longs à la campagne et les distractions rares, aussi les langues marchent-elles au moins aussi vite qu'en ville. Sans compter la présence, toujours préoccupante, du castel royal, même si Philippe le Bel ne s'y était pas montré une seule fois. A cause de cela les réfugiés avaient dû renoncer à aller entendre messe les jours saints, et à recevoir les sacrements, se contentant de se réunir à l'heure indiquée afin de prier tous ensemble en attendant des jours meilleurs, mais Juliane se refusait à enterrer sa sœur dans une terre non consacrée comme celle du verger. Mathieu eut beau lui représenter que, si les hommes de Montou n'avaient pas réussi à repêcher le sac où elle était enfermée, son corps serait alors en route vers l'estuaire de la Seine, elle se cramponna à cette idée avec une obstination qui ne lui ressemblait pas :
- Ma pauvre sœur est morte sans confession, sans onction sainte, sans la moindre bénédiction et vous voudriez que je consente qu'on la jette dans un trou au fond de son jardin ? Quel genre de chrétien êtes-vous donc, mon époux ?
- De ceux qui croient le Seigneur Dieu incapable de refuser sa miséricorde à l'âme d'une brave femme qui n'a jamais fait de tort à personne et qui a eu, en outre, le malheur d'être massacrée par un moins-que-rien.
- Certes mais j'ai grand-peur que vous ne suiviez le même chemin, Maître Mathieu, vous qui ne rêvez que vengeance au point de ne même plus reculer devant le régicide. Oseriez-vous à l'heure présente confesser à un prêtre ce que vous avez dans l'âme ? Vous ne craignez même plus la damnation !
- Non, parce que je crois à la justice divine qui est plus sûre et plus généreuse que celle des hommes ! Que n'allez-vous de ce pas au château demander au chapelain de donner place dans sa chapelle ? Ensuite, il aura peut-être la bonté de dire une messe pour votre époux et votre fils que l'on aura pendus sur le rempart avant de jeter dans les douves ce que les corbeaux auront laissé de leurs cadavres…
Cette affreuse image eut raison de Juliane qui s’écroula sur un tabouret secouée de sanglots, sans que son chagrin ouvrît une faille dans la colère de son époux. Ce que voyant, Mathilde, descendue prendre sa part de veille pendant que sa petite-fille dormait, jugea utile d'entrer en lice :
- Disputer ne sert à rien, déclara-t-elle. Que ne demandez-vous à Blandine et à Aubin de vous conduire là où ils se rendent une fois la semaine et à tour de rôle avec quelques provisions ?
Juliane renifla, se moucha et essuya ses larmes :
- Je n'avais pas remarqué… Comment le savez-vous ?
- Simplement parce que je n'ai rien d'autre à faire qu'ouvrir les yeux et observer. Ce vieux couple qui ne fait pas plus de bruit que des souris et nous est d'un si grand secours, tout en se montrant le moins possible, possède une vie à lui… et aussi des amis. Un, du moins !
- Ah oui ? fit Mathieu. Et qui donc ?
- Un ermite qui s'est retiré dans une grotte de la forêt voisine. Aubin l'a découvert un jour où il courait après son cochon qui s'était échappé et s'en allait glaner. Il ne sait ni son nom ni d'où il vient, mais c'est un prêtre qui peut dire sa messe chaque jour grâce au pain et au vin que l'un ou l'autre lui apporte…
- C'est pourtant à Auteuil qu'ils se rendent le dimanche ainsi qu'ils l'ont toujours fait ! Je les envie tellement ! soupira Juliane.
- Bien entendu, sinon il y aurait foule dans la forêt. Or l'ermite tient à sa solitude… Peut-être même à son secret mais on peut espérer qu'il accepterait la compagnie d'une pauvre femme victime de la sotte cruauté d'un prince ? ajouta doucement Mathilde.
C'était une solution, en effet. Aubin accepta d'autant plus volontiers d'aller prier l'ermite de leur porter secours qu'il était aussi désireux que les autres d'enterrer décemment sa bienfaitrice. Il s'y rendit sur l'heure et, la nuit venue, prit la tête du petit cortège menant Bertrade à sa dernière demeure. Olivier et Hervé portaient le brancard ; le restant suivait. Ne demeurèrent à la maison que Mathilde établie au chevet d'Aude toujours inconsciente, bien que sa fièvre eût un peu baissé, et Margot, prête à porter assistance à la vieille dame si le besoin s'en faisait sentir.
Le chemin n'était pas long. Un peu difficile à trouver mais Aubin et sa femme l'avaient tant de fois parcouru qu'ils l'auraient repéré les yeux fermés. L'ermite les attendait auprès de la fosse qu'il avait creusée avec Aubin dans la journée, à deux pas de la grotte. C'était un homme maigre, sec comme un sarment dont les cheveux gris emmêlés et la barbe abondamment fournie coulaient sur une sorte de sac de bure sans couleur, effiloché, maintes fois rapiécé par Blandine et qui avait dû être jadis un froc monastique. Il était sale à faire peur et ressemblait à un épouvantail, mais il rayonnait d'une foi ardente et jamais, peut-être, l'office des morts ne fut dit avec plus de chaleur et de compassion. Ce coin de forêt ayant été béni par ses soins, Bertrade reposerait dans une glèbe aussi chrétienne que celle d'un cimetière.
Quand on l'y déposa, tous pleuraient, même Olivier et Hervé qui ne connaissaient pas la défunte, tant l'étrange solitaire de la grotte avait su trouver des mots émouvants pour accueillir la dépouille mortelle de cette bourgeoise cossue dont la vie s'était écoulée entre des demeures confortables et une cour quasi royale, et qui aurait dû reposer auprès de son époux dans le cimetière de l'église Saint-Laurent dont dépendait la riche corporation des merciers, mais que l'aveugle rancune d'un prince honni par son épouse avait condamnée à se dissoudre dans les eaux d'un fleuve et qui, finalement, ne trouvait plus pour l'accueillir qu'un trou boueux perdu au fond d'un bois…
Certes Olivier avait, dans la journée, taillé dans du hêtre une croix qu'il planta sur la tombe afin de laisser une trace et que, dans l'avenir, on sut qu'il y avait là quelqu'un, mais sans y graver de nom et un jour viendrait sans doute, lorsque l'ermite disparaîtrait à son tour, où il n'y aurait plus rien…
Le lendemain à l'aube les deux anciens Templiers partirent par le chemin des bords de la Seine. A travers Paris qui allait leur permettre de rejoindre l'antique route romaine qui menait à Soissons.
Ils y furent le jour suivant dans la soirée…
Le château brûlait encore…
Il avait été l'une de ces forteresses de plaine aux douves alimentées par l'eau claire d'une rivière, proche d'un village, d'une église, mais il flambait aussi bien que s'il était construit de bois et de torchis comme n'importe quelle chaumière et non de gros parpaings arrachés aux carrières depuis plus d'un siècle et à présent, si les murailles extérieures restaient encore debout quoi qu'en voie d'écroulement, il ne devait pas rester grand-chose à l'intérieur. Les gens de Nogaret n'avaient certainement pas ménagé la poudre car sous les nuages de fumée noire vomie par cet enfer, des flammes sortaient par le toit du donjon. Les ronflements forcenés du feu devaient s'entendre de loin. Peut-être jusqu'au fond de la forêt dont l'épaisse fourrure vert sombre cernait les terres cultivées du domaine. De l'autre côté de l'eau, des villageois pareils à autant de statues de pierre grise regardaient…
Ils avaient dû fuir vers les bois quand les soldats étaient entrés dans le château mais, maintenant, leur œuvre de mort achevée, ceux-ci étaient repartis et les gens du village, opérant un mouvement contraire, étaient revenus, heureux sans doute de trouver intactes leurs chaumières. A présent ils restaient là, fascinés par cette apocalypse où s'écroulait la race de leurs seigneurs… Incapables de mesurer sans doute l'ampleur du désastre. Ils savaient seulement que rien ne devait rester d'une demeure ou étaient nés des criminels assez audacieux pour avoir attenté à l'honneur du Roi. Cela parce qu'en arrivant le chef des incendiaires le leur avait crié avant qu'ils ne s'enfuient et en regardant se consumer le château principal des Aulnay probablement voués à la damnation, ils devaient se demander s'ils n'allaient pas, eux leurs paysans, être également réprouvés.
Même s'il s'était préparé au cours du chemin à une situation dramatique annonçant la ruine de sa maison, Hervé ne s'attendait pas que l'on eût agi si vite. Le terrible spectacle le foudroya. Les jambes fauchées par l'horreur s'ajoutant à la fatigue de la longue marche, il se laissa choir sur le piédestal d'une vieille croix de chemin sans même songer à marmotter la moindre oraison. Ce qu'il voyait était pire que ce qu'il avait imaginé : en dehors du groupe frileux de paysans, personne n'était en vue pour lui apprendre si ce brasier était aussi le tombeau d'êtres vivants.
Debout à ses côtés, les bras croisés, Olivier sombre et muet contemplait lui aussi le désastre, incapable de trouver un mot qui ne soit dérisoire pour apaiser une douleur qu'il ressentait presque dans sa chair, tant étaient étroits les liens tissés entre lui et ce frère que le Temple lui avait donné. C'est pourquoi il ne fut pas surpris d'entendre Hervé émettre la question qu'il se posait :
- Mais enfin où sont-ils ? Où sont mon frère, ma belle-sœur et leurs gens ? Où sont Agnès et les petits ? On ne les a tout de même pas enfermés là-dedans avant d'allumer l'incendie… Ce serait monstrueux !
- Les temps sont monstrueux… Cependant je croirais plutôt que les tiens ont été arrêtés et conduits dans quelque prison…
- Ce ne serait guère mieux mais je ne le pense pas parce que je connais mon frère, son cœur dur, son humeur hautaine, son caractère emporté, et aussi sa vaillance ! Il a dix ans de plus que moi mais au combat à la lance ou à l'épée, il m'en remontrerait encore ! Il ne se sera pas rendu sans combattre…
- Contre le Roi ? Car enfin c'est à cela que l'on en vient !
- Sans hésiter ! Comme je l'ai fait et le referai. Songe qu'il n'avait plus rien à perdre puisqu'il n'a plus de nom ni même d'honneur…
- Il faut savoir ! Reste ici, je vais interroger les gens là-bas…
- C'est à moi d'y aller, fit Aulnay en se relevant.
- Et pourtant, Hervé mon frère, tu vas te tenir tranquille. Toi, ils te connaissent depuis l'enfance. Moi, ils ne m'ont jamais vu. Je ne suis qu'un passant, un imagier qui va à la recherche d'un travail… Ils me parleront…
- Je n'en suis pas persuadé… Ils sont trop terrifiés et l'approche de n'importe quel étranger, fût-ce un moine, les fera s'enfuir à nouveau…
Aucun d'eux n'avait entendu approcher la femme qui se dressa soudain devant eux. « Jeune dame » ou « demoiselle » eût mieux convenu. Elle n'avait rien d'une paysanne. Assez grande, enveloppée d'un long manteau noir dont la capuche rabattue dévoilait un visage reflétant aussi bien la féminité que l'intelligence et la force de caractère, elle avait un teint d'ivoire chaud, des cheveux bruns, des traits mobiles et de grands yeux sombres dont il était impossible de distinguer la couleur exacte dans le crépuscule. Elle se tenait très droite sans raideur, en une pose soulignant à la fois sa fierté naturelle et sa grâce. Ses mains gantées tenaient une houssine. Ce que voyant, les deux hommes s'inclinèrent.
- Noble dame, commença Olivier, mais elle l'interrompit d'un geste pour s'adresser à son compagnon.
- Vous êtes Hervé d'Aulnay, n'est-ce pas ?
- Vous croyez ?
- Oh, le doute n'est pas possible. Vous autres, les Aulnay, vous ressemblez tous. Pourtant vous approchez moins votre malheureux frère que ce pauvre fou de Gautier, mais si vous êtes le seul homme de la famille encore vivant, vous ne pouvez être qu'Hervé.
- Le seul encore vivant ? Voulez-vous dire que mon frère est mort ?
D'un mouvement de tête, l'inconnue désigna l'incendie cependant que sa voix se chargeait de colère :
- Il est là et à cette heure il ne doit rien rester de lui... Ni de sa fidèle épouse qui ne l'a point voulu quitter.
- On les a tués ?
- Messire d'Aulnay a refusé l'édit qui le condamnait à n'être plus qu'un errant sans feu ni lieu. Il s'est défendu avec un beau courage, une belle fierté. Il a été abattu et abattue aussi dame Isaure qui s'est jetée sur son corps avec un cri de douleur tandis que s'enfuyaient demoiselles et servantes. Elle n'a même pas eu le temps de l'embrasser. Le fer d'une vouge l'a clouée au cadavre de son compagnon…
- Mon Dieu ! Mais comment pouvez-vous le savoir ? Etiez-vous des demoiselles de ma belle-sœur ?
Un pli de dédain arqua les lèvres fines :
- Je suis la dame de Villeneuve et j'ai nom Marianne. Mon défunt époux a été tué l'an passé au tournoi de Pentecôte à Dammartin ; sachez encore que, depuis notre prime jeunesse, Agnès de Montmorency et moi étions liées d'amitié. Une amitié qui s'est resserrée quand elle a épousé votre neveu Gautier. Vous devez vous rappeler que Villeneuve n'est pas loin…
Hervé s'inclina :
- En effet… Je garde un souvenir de messire Damien qui était l'ami de mon frère… et son contemporain… Mais peut-être votre sire était-il son fils…
- Oui. C'est bien lui. Il avait cinquante ans quand nous avons été mariés… Quant à savoir ce qui s'est passé ici, il se trouve que j'étais là mais pas au château. Il faisait si beau que nous étions au verger, Agnès, les enfants et moi.
- C'est pour eux que je suis revenu. Ils ne sont pas…
- Ne vous inquiétez pas, ils sont vivants… Quand nous avons vu arriver le grand arroi de messire de Nogaret, Agnès m'a priée de rester avec les petits et elle est rentrée au château savoir des nouvelles. Seulement elle n'est pas revenue. Je vous avoue que, pendant un moment, je n'ai su que faire : le tumulte avait commencé à l'intérieur quand j'ai vu accourir la nourrice de Philippe et d'Aline, en larmes et épouvantée. Agnès l'envoyait pour que je me hâte de les mettre à l'abri. La pauvre femme était affolée, ce qui la faisait bégayer, mais j'ai fini par comprendre qu'avec les gens du Roi il y avait un frère d'Agnès venu la chercher… mais sans les enfants !
Ces derniers mots eurent raison du silence d'Olivier qui s'était écarté par discrétion.
- Pourquoi sans les enfants ?
Le coup d'œil qu'elle lui lança était dénué de douceur. Selon elle, il n'avait pas à se mêler de la conversation. Mais elle condescendit à répondre :
- Ce sont des Aulnay… donc plus rien. Les enfants d'un condamné n'ont pas leur place chez les Montmorency. J'ajoute qu'Agnès a été emmenée de force. Elle a pu cependant m'envoyer Marie pour que j'emmène les petits avant qu'il ne soit trop tard. Ce que j'ai fait… Messire, me direz-vous qui vous êtes ?
- Olivier de Courtenay…
- Courtenay ? Grand nom !
- Mais petit personnage ! J'étais Templier moi aussi.
- Veuillez m'accorder excuses, fit-elle d'un ton moins acerbe. Les événements d'hier m'ont rendue méfiante… et quelque peu agressive.
- Qui ne le serait dans de telles circonstances ? Ainsi les neveux sont chez vous ? Vous avez trouvé moyen de les emmener ?
- Avec leur nourrice, et cela n'a pas été sans peine. Il m'était impossible de reprendre ma haquenée qui était aux écuries et nous sommes reparties à pied, Marie portant Philippe et moi Aline. Heureusement, nous avons pu gagner rapidement le couvert des bois… et la Tour-Gaucher n'est pas loin.
- Je serais désireux de les voir, dit Hervé. Est-ce trop vous demander que…
- Vous inviter chez moi ? Cela me paraît naturel… Vous n'avez plus guère d'abri par ici. Venez ! je suppose que vous avez déjà beaucoup marché jusqu'ici.
- C'est une habitude à prendre, fit Olivier avec l'ombre d'un sourire.
Les minces épaules de la dame de Villeneuve se soulevèrent sous son ample manteau noir et elle brandit sa houssine sous le nez des deux hommes :
- Eh bien, il va falloir que je m'y mette ! A l'exception d'une mule, voilà tout ce qu'il me reste de ma cavalerie et, si je suis venue ce soir jusqu'en ce lieu, c'est dans l'espoir… vague il est vrai, de retrouver ma monture. Les gens de Nogaret ont dû l'emmener avec leur butin avant d'anéantir Moussy. Me suivez, messires !
Elle les guida sur le chemin qui l'avait amenée et s'enfonça bientôt sous les arbres de l'épaisse forêt. Ils marchèrent ainsi environ une lieue. Marianne allait devant, la tête haute et le pas ferme, frappant de temps en temps une branche ou l'herbe drue d'un talus de sa houssine inutile. N'osant marcher à ses côtés - ce qu'apparemment elle ne souhaitait pas -, les deux hommes avançaient en silence mais l'un comme l'autre pensaient à peu près la même chose : cette jeune dame devait être plus riche de noblesse que d'écus puisque la perte d'une seule jument suffisait à la bouleverser. Hervé surtout en était surpris car il se souvenait qu'au temps de son enfance, le baron de Villeneuve n'était pas un petit sire et son château, s'il n'était pas aussi important que Moussy, n'en tenait pas moins dignement sa place dans les nobles demeures de la région, commandant d'ailleurs un patrimoine de terres cultivables et de bois qui n'avait rien de négligeable. En outre, il voyait mal une proche des Montmorency mariée à un hobereau plus ou moins bouseux…
En approchant, il constata que les choses avaient beaucoup changé… La Tour-Gaucher - le château - n'avait jamais été imposante. Un vigoureux manoir plutôt qu'un château, mais il avait jadis un air de bonne santé et de prospérité qui à présent lui manquait fâcheusement. Comme à Moussy la rivière alimentait ses douves, mais n'étant jamais curées, celles-ci verdissaient. Les murailles aussi où la mousse n'arrivait pas à couvrir des lézardes. Les créneaux s'effritaient et les toitures s'affaissaient en plusieurs endroits sans oublier que les chaînes du pont-levis que l'on ne devait pas remonter souvent rougissaient de rouille. Il n'y avait que deux gardes dans l'ancien corps qui autrefois en montrait une dizaine. Encore n'étaient-ils plus de première jeunesse.
Arrivée au milieu de la cour où l'herbe poussait en liberté, Marianne se retourna pour faire face à ses compagnons :
- Voici mon palais ! dit-elle avec une ironie cachant mal son amertume. Heureuse de vous y souhaiter la bienvenue !
- C'est incroyable ! exhala Hervé. Ceci est le fantôme de la Tour-Gaucher ! Comment en êtes-vous arrivée là ?
- Les tournois, chevalier, les pas d'armes et autres fêtes auxquelles il fallait à tout prix participer en bel arroi de corps et d'armes et où l'on ne gagnait que rarement ! Le dernier a été fatal mais j'avoue, ajouta-t-elle avec une soudaine violence, que j'en ai soupiré de soulagement. Les terres et autres biens y sont passés. La rencontre suivante nous eût sans doute chassés d'ici. Venez ! Il y a tout de même à la cuisine de quoi vous restaurer…
Avec sa vaste cheminée, assez grande pour rôtir un bœuf et seulement occupée par une grosse marmite dont le contenu bouillonnant soulevait parfois le couvercle, sa longue table, ses bancs et ses ustensiles entretenus à miracle, la cuisine semblait le seul endroit vivant et accueillant du manoir dont les salles pour la plupart démeublées ne montraient plus que les traces de la richesse d'autrefois. Cependant elle rappela à Olivier celle de Valcroze à cause justement de la chaleur qu'elle dégageait, mais aussi de la femme qui en était le centre. Plus âgée que sa Barbette, elle en avait les formes rebondies, le cheveu gris et l'œil frondeur. Elle s'appelait Jacotte et, avec un gamin de quinze ans qui était son fils et répondait au nom de Tiennot, elle composait tout le domestique du manoir. En temps normal du moins, car pour l'heure présente une jeune paysanne aux belles joues rouges était debout près de la table, faisant manger leur bouillie à deux petits enfants blonds dont elle tenait la fille sur ses genoux. C'était bien sûr Marie, leur nourrice.
En pénétrant dans cet univers intime, Hervé, lui, ne vit que les petits. Il ne les connaissait pas puisque au moment de leurs naissances il s'était joint à la communauté bûcheronne du chevalier d'Aumont et complètement retranché de la famille, mais un seul regard lui suffit pour les reconnaître siens car plus charmants ne se pouvait voir. Blonds avec les mêmes yeux bleus, ils avaient des frimousses rondes piquées de fossettes et se ressemblaient de façon frappante, autant que s'ils eussent été jumeaux, bien que Philippe eût un an de plus que sa sœur. Il affirmait d'ailleurs sa supériorité en frappant la table de sa cuillère pour réclamer un supplément de nourriture, tandis que Marie semblait avoir plus de difficultés avec la mignonne enfant nichée dans son giron. Celle-ci semblait plus fragile que son frère qui, lui, éclatait visiblement de santé.
Arrêtant un instant son tapage, le jeune Philippe considéra d'un œil sévère cet inconnu abondamment chevelu et barbu qui s'était installé face à lui, de l'autre côté de la table, pour le voir de plus près avec un air d'émerveillement qui eut le don de déplaire au petit garçon. Il tendit vers le monstre une cuillère menaçante :
- Non ! déclara-t-il avec fermeté. Vilain !
Oubliant les autres, Hervé planta ses coudes sur la table avec un large sourire :
- Vilain ? Mais non, je ne suis pas un vilain, mais bien votre oncle, messire Philippe. Est-ce que je ne vous plais pas ?
- Oncle ? fit le petit en fronçant ses sourcils. Non ! Vilain, je dis !
Olivier et Marianne contemplaient le tableau avec un sourire, mais celui d'Olivier s'effaça vite. Cette jeune femme était, sinon dans la misère, du moins dans une gêne évidente, même si cela ne semblait pas entamer son caractère. Deux enfants représentaient une charge qu'elle aurait sans doute peine à assumer :
- Qu'allez-vous en faire ? demanda-t-il, les yeux sur le duo cocasse qui se poursuivait entre Hervé et un neveu rétif à lui reconnaître ses droits familiaux.
Marianne alla prendre dans ses bras Aline dont Marie venait de renoncer à continuer l'alimentation. La petite tête couronnée de boucles blondes se nicha contre son cou avec un soupir heureux. La jeune femme leva sur lui un regard surpris :
- Quelle question ? Les garder, bien sûr ! Je me vois mal les abandonnant sur les chemins ou même les conduisant au portail de quelque couvent où, dépouillés de tout bien jusqu'à leur nom et marqués du sceau d'infamie, ils seraient voués à une vie humiliée, misérable et sans doute brève… Cela jamais ! Je les aime, figurez-vous !
- Pardonnez-moi ma brutalité, mais pourrez-vous prendre en charge…
- Leur existence ? Il y a ici de quoi les bien nourrir avec les produits de la basse-cour et du potager. J'ai aussi un verger et même quelques moutons dont la laine les habillera. Pour le reste, ce sera à la grâce de Dieu, mais si leur mère ne peut les reprendre, alors ils resteront avec moi… A présent voulez-vous passer à vous laver les mains ? Le souper sera bientôt servi.
- Les mains seulement ? Avec votre permission, nous pourrions nous laver au puits de la cour. Nous devons être sales à faire peur si j'en crois l'accueil du jeune Philippe !
- A votre gré ! On va vous préparer une chambre…
- Non merci, Madame. Pas de chambre ! Nous dormirons dans une grange. Nous sommes toujours Templiers, vous savez ?
- Et vous ne pouvez dormir sous le même toit que des femmes, c'est vrai… Il en sera comme vous le désirez.
Peut-être pour montrer à Courtenay qu'elle n'était pas si démunie qu'il le croyait, Marianne fit servir le repas dans la salle d'honneur d'où tentures et tapis avaient disparu, ne laissant qu'une collection d'écus attestant la noblesse de la famille et sur le manteau de la cheminée une grande épée à deux mains. Il n'y avait aucun confort mais plus de grandeur peut-être. Une nappe blanche couvrait la table sur laquelle était une jonchée d'herbes fraîches. La jeune femme avait ajouté à sa toilette noire un petit touret de velours brodé d'argent où s'accrochait la blancheur d'une écharpe de mousseline.
Elle leur fit les honneurs de sa table avec autant de grâce et de dignité que si c'eût été celle de Montmorency ou de quelque autre très noble maison. Leur fut servi un ragoût de lapin aux herbes, une terrine de sanglier – c’était Marianne elle-même qui chassait ! - et des cerises du jardin. Le vin provenait d'un fût de Bourgogne qui avait fait partie de ses cadeaux de mariage et qu'elle gardait précieusement depuis.
Chose étrange, ce fut surtout avec Olivier qu'elle conversa. Hervé, songeur, mangeait et buvait en silence, mais ses yeux se posaient très souvent sur son hôtesse avec une expression qu'Olivier ne pouvait déchiffrer. Courtenay n'étant guère bavard de nature, ce fut Marianne qui parla, l'interrogeant sur sa famille et en particulier sur ce qu'avait pu être sa vie, comme celle d'Hervé, depuis l'écroulement du Temple… De son côté, elle se raconta sans appuyer, simplement pour que ses invités sachent un peu mieux qui elle était.
Fille de la noble maison de Dougny, elle s'était retrouvée orpheline après la mort successive de ses parents, le père en Flandres, la mère de douleur et en lui donnant le jour. Comme elle cousinait avec les Montmorency, elle avait été élevée chez eux avec Agnès qui était pour elle comme une sœur. Quand celle-ci avait épousé Gautier d'Aulnay, elle n'eut de cesse que Marianne fût mariée non loin d'elle. Et c'était plus par tendresse pour elle que par inclination que sa cousine avait accepté d'épouser le baron de Villeneuve qui n'était pas sans charme, mais que la dot de la jeune fille intéressait au moins autant que sa personne… Malheureusement il n'avait pas fallu longtemps pour que la dot en question disparût avec ce que Damien conservait encore d'un assez beau patrimoine.
Sur cette fin sans gloire d'une union qu'elle n'avait pas souhaitée, Marianne ne s'appesantit pas. Ces quelques bribes de sa courte existence, elle les avait évoquées même avec une sorte d'humour que les deux hommes apprécièrent, n'aimant ni l'un ni l'autre les femmes gémissantes. Quand, après avoir terminé, elle prit la coupe pour y tremper ses lèvres, Hervé sortit de son silence et remarqua :
- Vous êtes jeune, dame Marianne, et… jolie, si vous le permettez. Vous vous remarierez…
Elle éclata de rire et son rire était une cascade de notes fraîches :
- Me remarier, moi ? Jamais ! Je n'ai peut-être plus de fortune, mais je possède la liberté. Un bien rare chez une femme et que j'ai appris à apprécier. En outre, si Dieu veut que je sois désormais en responsabilité d'enfants, je ferai de mon mieux pour qu'ils n'aient pas à souffrir du drame qui les frappe aujourd'hui. Enfin… en admettant qu'il se trouve un chevalier assez fou pour prétendre à la main d'une veuve quasiment dépouillée et qu'il ait l'heur de me plaire, je craindrais trop que les petits aient à pâtir de ses dédains ou même de ses mauvais traitements. Si les Montmorency les rejettent définitivement comme tout le porte à croire, je ferai en sorte de les adopter et ils hériteront, au moins, de cette vieille maison…
- ... qui me paraît bien mal défendue, reprit Hervé. Au cas où l'on vous attaquerait, que feriez-vous ?
- Pourquoi m'attaquerait-on ? Il n'y a plus grand-chose ici pour tenter des rôdeurs de grands chemins et contre eux je peux encore me défendre…
- Avec deux gardes que les rhumatismes n'ont pas l'air d'épargner, un jeune garçon et deux femmes…
- ... et moi. Je tire à l'arc et je manie l’épée.
- Et s'il ne s'agissait pas de rôdeurs ? S'il s'agissait de vous reprendre Philippe et Aline ?
- Montmorency les a rejetés et leurs grands-parents sont morts. Qui pourrait vouloir d'eux ?
- Ceux justement qui veulent extirper jusque dans leurs moindres racines ce qui porte ou a porté le nom d'Aulnay. Le Roi, je le crois sincèrement, n'irait jamais jusqu'à cette extrémité : il est trop haut pour faire la guerre aux petits enfants, mais Nogaret, lui, est capable de tout pour s’affirmer indispensable.
Elle leva sur lui un regard soudain angoissé. A l’évidence, son âme claire ne pouvait imaginer pareille horreur.
- Je pense qu'alors il faudra vraiment nous en remettre à la grâce de Dieu, murmura-t-elle.
- Il se peut que Dieu vous exauce avant même que vous ne l'ayez prié, dit doucement Olivier. Sur le bûcher notre Grand Maître a assigné le Roi, le Pape et Nogaret à comparaître au divin tribunal avant un an… et le Pape s'y est déjà présenté…
- Il se peut qu'il s'agisse d'une coïncidence, reprit Hervé. J'y croirai lorsque Nogaret l'aura rejoint.
- Le Roi t'importe moins ?
- Oui, parce que le garde des Sceaux est le plus dangereux. Philippe règne. Sans pitié, sans faiblesse mais, je le crois du moins, dans l'intérêt de l'Etat. L'autre fait du zèle, règle parfois des comptes personnels et, surtout, abuse des pouvoirs qu'il détient. Et je te rappelle que, le Roi mort, nous aurons le Hutin ! En attendant…
Sans achever sa phrase, Hervé se leva de table, salua son hôtesse et lui demanda la permission d'aller faire un tour.
- Je voudrais voir, ajouta-t-il, sur quelles défenses vous pouvez compter…
- Il fait nuit, rappela Olivier.
- Mais cette nuit est claire. Rassure-toi, je vais prendre une torche.
- Je t'accompagne.
- Non, s'il te plaît ! N'en fais rien ! Et… pardonne-moi si, ce soir, je désire être seul un moment.
- Il n'y a rien à pardonner…
Olivier échangea encore quelques mots avec Marianne où la courtoisie tenait plus de place que l'intérêt, puis il prit congé et gagna la grange mise à leur disposition. Lui aussi avait besoin de réfléchir.
En traversant la cour, il aperçut la silhouette de son ami près de la porterie en train de s'entretenir avec l'un des vieux soldats. Le ciel en effet était clair, plein d'étoiles et de ce bleu si doux qui était déjà d'été. L'air était tiède et, au lieu d'aller s'enfouir dans la paille, Olivier rejoignit un des raides petits degrés montant au chemin de ronde, où il alla s'asseoir sur un créneau ébréché comme beaucoup de ses semblables.
Il resta là longtemps, adossé à la pierre moussue, regardant le vaste et plat paysage où la forêt s'inscrivait en masses noires cernant ici et là des champs, des étangs. Au nord, le rougeoiement du château incendié ouvrait encore un bel œil rouge et sinistre qui allait se fermer peu à peu. Au matin, il n'y aurait plus que des ruines fumantes, des pans de mur noircis, un semblant de carcasse vide attestant à la face du monde qu'ici était passée la justice du Roi, comme elle avait dû passer aussi dans les autres domaines des Aulnay. Le lierre, les mauvaises herbes viendraient, cachant les brûlures des décombres dont personne n'oserait plus approcher, hormis les sorciers et les fugitifs, par crainte d'une légende maléfique qui avec le temps s'amplifierait.
Olivier comprenait sans peine ce qui se passait dans la tête d'Hervé. Il lui suffisait de s'imaginer arrivant en face de Valcroze ravagé par le feu et la haine des hommes. Hervé avait aimé cette noble maison qui l'avait vu naître, même si la mauvaise volonté de son frère lui avait fait préférer l'abri précaire des bois et leur vie sauvage. Les flammes étaient passées sur cette amertume. Ne restaient que la douleur… et le besoin viscéral de protéger le peu, si fragile et si attachant, qui restait d'une longue lignée de preux et de nobles dames. Quelque chose venait de changer et il le sentait profondément.
Aussi Courtenay ne fut guère surpris quand, redescendant au cri d'un coq enroué qui éclata presque sous ses pieds, il trouva Hervé assis sur la dernière marche.
- Ou étais-tu passé ? demanda celui-ci.
- Là-haut. La nuit était belle et je n'avais pas envie de dormir. Et toi ?
- Moi non plus… Je crois, à présent, que nous devons parler tous les deux. Depuis hier… il s'est passé en moi…
- Arrête, mon frère ! Je sais ce que tu vas me dire : tu veux rester ici afin de veiller sur les enfants du malheureux Gautier…
- Comment as-tu deviné ?
Olivier haussa les épaules :
- Nous avons toujours été si proches l'un de l'autre ! Au fil des ans nous avons appris à réagir pareillement. C'est à cela que je pensais en regardant Moussy rougeoyer encore au-delà des bois, et il me semblait que je ressentais ta blessure… ton chagrin. J'imaginais ce que serait le mien si Valcroze subissait le même sort. A cette différence près que je n'aurais aucun petit enfant à servir. As-tu déjà parlé à dame Marianne ?
- Pas encore, mais je vais le faire tout à l'heure quand elle descendra et j'espère qu'elle acceptera de me garder. Il y a tant à faire ici aussi bien sur la terre que dans les bâtiments. Ce baron Damien devait être fou pour avoir réduit son épouse à une quasi-misère à cause d'une vaine gloriole. Qui ne lui a jamais souri d'ailleurs. Malgré son courage, elle ne peut faire face avec pour seuls soutiens un gamin et deux vétérans qui ne sauraient où aller si elle les rejetait. Moi je peux assumer une lourde charge et bâtir, labourer et surtout me battre en cas de besoin. Tu vois… il m'est impossible de tourner le dos et m'en aller… vers quoi au juste puisque le Temple est mort et que je ne suis plus rien ? Ici, sur la terre des miens, je deviendrai un paysan… et j'aurai l'âme en paix.
- Le beau prêche ! sourit Olivier. Mais bien superflu. J'avais compris. Cependant… que feras-tu si elle n'accepte pas ?
- Je resterai ! Dans les bois où j'ai vécu sept ans je me sens chez moi et au moins je serai près d'eux… de ces deux petits qui m'ont pris le cœur, prêt à accourir à la moindre alerte.
- D'eux seulement… ou aussi d'elle ? Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, elle est jeune, belle, fière. Une femme séduisante…
- Tais-toi ! A cela je m'interdis de penser, et que ce soit toi, ordinairement le plus pur, le plus austère de nous deux…
- J'essaie seulement de regarder la vie en face. Elle te rend une raison d'exister et tu dois la prendre. Comme tu le disais il y a un instant, le Temple est mort. Tes vœux aussi à moins que tu ne préfères les renouveler dans quelque couvent où l'on n'aura que faire de toi. Mais pardonne-moi d'avoir effleuré le sujet ! Je te crois capable de résister à toutes les tentations. Disons que… j'ai voulu l'éprouver en te mettant en face d'une réalité bien vivante.
- Resterais-tu avec moi si elle accepte ?
- Non. J'ai promis de revenir à Passiacum où l'on a besoin de moi comme on a besoin de toi ici. Je dois trop à Mathieu pour l'abandonner…
- Sans doute, mais vas-tu donc passer le reste de ton existence au Clos des Abeilles ?
- Pas plus que Mathieu, tu le sais bien. Ce qui m'inquiète, c'est la haine qu'il voue au Roi et qui l'aveugle. Je crains qu'il ne veuille se charger lui-même de réaliser la prédiction du Grand Maître en maniant le glaive de sa propre justice. De toutes mes forces j'essaierai de l'en empêcher.
- Et si la prédiction se réalisait sans lui ?
- Je pense qu'il s'en irait poursuivre son combat pour s’assurer que nulle part en France on ne travaillera plus aux cathédrales…
- Dangereux, ça aussi ! Que fera-t-il de sa famille ?
- Ou bien il l'emmènera, ou bien, ce qui serait plus sage, il la laissera à Passiacum. N'importe comment, moi je ne le suivrai pas parce que ce combat-là n'est pas le mien. Dieu et Notre-Dame doivent être partout servis et adorés. C'est péché que s'en prendre à leurs sanctuaires. Ils appartiennent à tous les chrétiens…
- Et alors ? Où dirigeras-tu tes pas ? Vers ce qui reste d'une commanderie étrangère en Espagne ou en Portugal ?
Le regard d'Olivier s'évada vers le ciel de plus en plus clair où s'annonçait l'aurore. A nouveau il haussa les épaules :
- En vérité, je ne sais pas, mais avant de m'engager dans quelque chemin que ce soit, je voudrais retourner aux rives du Verdon, revoir sinon mon père dont je ne sais plus rien et qui sans doute a rejoint ma mère, au moins ma terre natale et ma maison ! S'il en demeure quelque chose…
- Si le baron Renaud a survécu au Temple, il aura échappé aux gens du Roi. Dans le cas contraire… pourquoi ne reviendrais-tu pas ici ? Au moins nous finirions ensemble…
Olivier posa sur l'épaule de son ami une main chaleureuse, bien qu'elle signât un refus. Tous deux étaient conscients que leurs vies si longtemps parallèles allaient se séparer sans beaucoup d'espoir de se revoir, sinon dans l'autre monde. C'était pour Olivier un déchirement plus cruel qu'il ne voulait l'avouer mais contre lequel il ne pouvait rien. Entre eux, il y avait désormais les deux têtes blondes de ce petit garçon et de cette petite fille, et leurs petites mains refermées autour du cou d'Hervé… A cause d'eux, son ami souffrirait moins de leur séparation. Olivier, tout à coup, se sentit très seul, mais il avait l'âme trop élevée pour en éprouver de l'amertume. Il était bon qu'Hervé trouve enfin un sens à sa vie…
Comme pour sceller cette certitude, à cet instant la première flèche du soleil levant vint frapper le seuil du logis où la mince silhouette noire de Marianne s'inscrivait. La main sur les yeux, elle inspecta le périmètre de la cour, cherchant quelque chose… ou quelqu'un, Olivier alors prit son ami par le bras :
- Va ! C'est le moment. Va lui parler !...
Il n'eut pas à insister. Avec un peu de mélancolie, Olivier vit Marianne venir à la rencontre d'Hervé, puis leur réunion au milieu des poules caquetantes que le jeune valet venait de lâcher. Le dialogue fut bref et le résultat en fut ce qu'Olivier attendait : le visage de Marianne s'illumina d'un coup d'un beau sourire où il y avait autre chose que la satisfaction d'acquérir une paire de bras vigoureux, un défenseur digne de ce nom. Il sentit - mais il le sentait depuis la veille sans en être vraiment conscient - qu'entre ces deux-là quelque chose de fort allait se tisser. A leur insu d'abord : Hervé continuerait à dormir dans la grange jusqu'à ce qu'un jour ou un soir, ou une nuit, Marianne et lui mesurent la force de ce qui les unissait. Hervé n'avait plus de nom ? Elle lui en donnerait un que les enfants pourraient porter sans honte.
Une heure plus tard, Olivier repartait vers Paris, seul.
A l'instant de l'ultime séparation, en étreignant son ami, il lui avait murmuré :
- N'oublie pas ! Le Temple était un rêve, mais le rêve s’est évanoui. Tu es désormais un homme comme les autres. Vis en homme libre… et que Dieu vous protège tous !