Première partie « DE PAR LE ROI !... »

CHAPITRE I
LA CRYPTE SOUS L'ÉTANG

Pris dans l'épaisseur d'un mur de la chapelle, l'escalier s'enfonçait droit dans le sol. Ses marches usées à cause de multiples allées et venues s'incurvaient légèrement sous le pied mais, éclairé par une torche fixée au mur au moyen de crampons de fer et dépourvu d'humidité, il n'offrait pas la moindre difficulté. Normal puisqu'il aboutissait au grand cellier où s'entassaient barriques, saloirs, sacs de sel, jarres d'huile et autres provisions ! Frère Raoul ne fit que le traverser jusqu'à une énorme futaille qui trônait contre le mur du fond. Arrivé là, il tendit à Olivier la torche qu'il avait allumée à celle de l'escalier et se pencha pour appuyer sur quelque chose que ses compagnons ne distinguèrent pas. Le gigantesque tonneau s'écarta du mur avec une aisance stupéfiante, découvrant une ouverture dans laquelle le frère s'engagea résolument :

- Venez, dit-il, et armez-vous de patience ! Nous avons un peu de chemin à parcourir...

Sans répondre mais avec un hochement de tête approbateur, Olivier et Hervé le suivirent. Ils descendirent d'abord quelques marches débouchant sur un souterrain solidement voûté de pierre qui s'enfonçait dans des ténèbres dont la flamme ne permettait pas d'apercevoir le bout. Par précaution, frère Raoul avait muni les deux chevaliers de flambeaux semblables au sien, sans y porter le feu. On chemina ainsi pendant un temps qui parut interminable aux visiteurs mais qui n'excéda pas cinq minutes. Chose étrange pour le sous-sol d'une maison cernée par une forêt coupée d'étangs et de marais, les murs du long boyau ne montraient pas traces d'humidité. Pas plus que le caveau dans lequel il déboucha après avoir dessiné un coude.

Celui-là était vide. Il n'y avait rien sinon un cercle de moellons posés sur le sol dont, en approchant, les deux Templiers virent que c'était un puits, mais un puits pas comme les autres. Son fond de maçonnerie net de toute marque d'eau se situait à une quinzaine de pieds de profondeur. Autre singularité : deux crampons de fer étaient scellés à l'intérieur de la margelle à peu de distance du bord.

- C'est là qu'il faut descendre, dit frère Raoul.

Sans attendre les questions des deux autres, il alla chercher dans un coin obscur du caveau une échelle de corde et une lanterne munie d'une grosse chandelle qu'il alluma et accrocha à son cou. En un instant les anneaux terminant l'échelle furent attachés aux crampons et frère Raoul commença à descendre sous les yeux vaguement inquiets de ses compagnons. L'échelle étant plus longue que le puits, les barreaux formaient un petit tas au fond.

- Que va-t-il faire là-dedans ? chuchota Hervé d'Aulnay, ce à quoi Olivier répondit d'un léger haussement d'épaules tandis que son ami reprenait, tout écarquillé de surprise : « Oh ! Mon Dieu ! »

En effet, quand frère Raoul eut atteint le fond en s'agrippant plus fermement que jamais à son échelle, la maçonnerie bascula sous ses pieds et il disparut dans l'obscurité, non sans avoir bloqué d'un geste le disque de pierre épais comme une roue de moulin. Il n'alla pas très loin et on put le voir, debout sur ce qui devait être un escalier.

- A votre tour, cria-t-il. Je vous tiens l'échelle...

- L'honneur te revient ! sourit Hervé en s'écartant pour faire place à Olivier qui dégringola en quelques secondes et rejoignit frère Raoul sur ce qui était bien un escalier s'enfonçant jusqu'à une distance que la lumière assez pauvre de la lanterne ne permettait pas d'apprécier.

Le maître de la maison templière attendit qu'Hervé les eût rejoints, puis, après leur avoir recommandé de ne pas bouger d'où ils étaient, poursuivit sa descente. Ils purent le voir, quand il fut au bas des marches, allumer trois torches accrochées au mur qui leur faisait face, après quoi il leur dit :

- Descendez à présent et voyez !

Quand ils l'eurent rejoint, l'émerveillement se peignit sur leurs visages. Ils ouvraient la bouche pour un « oh ! » qui était plus une respiration qu'une parole nettement articulée. C'est qu'en accomplissant la mission dont on les avait chargés, ils savaient seulement qu'ils devaient emporter un objet sacré, mais ils ignoraient de quelle nature. Et ce qu'ils voyaient était proprement fabuleux : posé sur une table de pierre sculptée il y avait une sorte de châsse, ou plutôt un sarcophage car les parois n'en étaient pas translucides, mais taillé dans du bois qu'on leur dit être du cèdre et entièrement recouvert d'or, veillé à chaque extrémité par des séraphins à triple paire d'ailes déployées mais aux griffes de lion travaillées de façon sublime. Les flammes des torches allumaient des éclairs dans les pierres précieuses serties tout autour du coffre ainsi qu'aux ailes de ces anges de la première hiérarchie. Et Olivier sut ce qu'il avait devant les yeux parce que cette œuvre venue du fond des temps appartenait un peu à sa tradition familiale !

- L'Arche d'Alliance ! souffla-t-il. Ainsi c'est ici qu'elle repose !

- C'est ici, en effet, que frère Adam Pellicorne l'a déposée jadis, dans cette crypte taillée pour elle dans la craie du sous-sol d'un étang.

C'était bien une crypte, avec de puissants piliers érigés dans la plus pure tradition des bâtisseurs romans. Les murs étaient couverts de peintures aux couleurs violentes représentant des scènes de la Bible mêlées aux fleurs et aux animaux fantastiques chers aux enlumineurs du siècle précédent. Autour de l'Arche, des candélabres de fer forgé soutenaient de grosses chandelles de cire jaune que le frère alluma et le réceptacle de la Parole s'illumina et parut flotter au-dessus de son support comme s'il allait soudain se laisser emporter par cette gloire d'or jusqu'aux immensités divines du Ciel par la voûte ouverte pour lui. Eblouis, les chevaliers étaient tombés à genoux et priaient, Hervé à voix puissante, Olivier dans le silence qui était sa seconde nature. Certains s'y trompaient. On le disait arrogant quand il n'était que grave, calculateur quand il n'était que réfléchi, méprisant à cause de cette façon qu'il avait de porter haut sa tête blonde aux traits si bellement sculptés et son clair regard méditatif où passait parfois et selon les circonstances un éclair sauvage ; mais, s'ils le critiquaient à voix basse, nul ne se fût permis d'étaler devant lui ce qui n'était que ragots parce qu'on le savait redoutable au combat, puissant de corps en dépit de sa minceur et infatigable quand il maniait l’épée, la lance ou la hache d'armes. Exact avec cela à ses devoirs religieux mais sans ostentation, assidu à l'étude, attiré, depuis le long séjour à Chypre et la fréquentation d'un frère inspiré, par l'art de soulager les souffrances humaines, rejoignant ainsi par-delà le temps son aïeul Thibaut, le Templier exclus, l'ermite de la Tour oubliée à qui la forêt avait révélé tous ses secrets. Quant aux femmes, il s'en méfiait, n'en aimait aucune hormis sa mère - mais celle-là chèrement ! -, opposant à leurs invites le dédain glacé de son regard vert-de-gris...

Aussi différent de lui que possible était Hervé d'Aulnay. De la même taille mais deux fois plus épais avec des épaules puissantes et des cuisses comme des troncs d'arbres, sans un poil de graisse, le cadet des Aulnay de Grandmoulin offrait à l'admiration générale un large visage aux traits fins sous une abondance pileuse d'un joli châtain clair. L'œil était noisette, traversé d'étincelles vives et joyeuses s'accordant avec l'expression habituelle de la figure qui était d'une grande aménité, à laquelle toutefois il valait mieux ne pas trop se fier car il arrivait à l'aimable Hervé de piquer des colères homériques dont le résultat pouvait être dévastateur. Plutôt doux et de bonne compagnie en temps normal, il entrait à l'instant du combat dans une sorte de fureur sacrée comme en connaissaient les anciens Normands, rois de la mer venus du Nord glacé, qui le transformait en une espèce de machine de guerre douée cependant d'intelligence mais capable de tout écraser sur son passage. Si dissemblables qu'ils fussent, ces deux hommes s'étaient liés d'amitié à Marseille sur le Faucon, la nef du Temple qui les conduisait vers Saint-Jean-D’acre.

Parce que leur idéal était le même et parce que ensemble ils voulaient tracer leur vie à la pointe d'une épée vouée entièrement au service de Dieu, vivre et mourir pour Lui, que ce soit dans les traces d'une bataille ou dans l'ombre d'une forêt sur quelque route de pèlerinage jalonnée de tombes, ils s'étaient reconnus en comprenant qu'ils parleraient toujours la même langue, même si l'un venait du Nord et l'autre du Midi. La fraternité du Temple les rapprocha encore. A cette époque les chevaliers ne mangeaient plus à deux dans la même écuelle, pas plus qu'ils ne partageaient le même cheval comme au temps de la sainte pauvreté qu'aimait à rappeler le sceau de l'Ordre, mais il était toujours prescrit que les frères devaient aller par deux. Et frères, ils le furent davantage et mieux que si des liens de famille eussent été tissés entre eux, et de leurs différences firent une complémentarité. Pour Olivier, enfant unique, donc solitaire, ce fut une extraordinaire expérience, une sorte de révélation qu'à sa manière secrète il garda dans son cœur.

Au sein des maisons templières, que ce soit la Voûte d'Acre, puis celle de Limassol en Chypre après l'ultime combat, et à présent le Temple de Paris où frère Clément de Salernes, devenu Visiteur de France tout en gardant la maîtrise de la Provence, obtint qu'ils fussent affectés, leur redoutable paire était devenue fameuse. Elle était celle à qui l'on confiait les missions délicates, les escortes difficiles parce que, à moins d'un imparable coup du sort, on était certain qu'ils les mèneraient à bien.

C'est pourquoi en ce jour de printemps aigrelet de l'an 1307 ils se trouvaient dans cette maison forestière perdue au cœur de la forêt d'Orient, afin d'y prendre un objet sacré dont jusqu'à cet instant ils avaient ignoré la nature : il fallait le transporter dans le plus grand secret en Provence, en un lieu qui leur serait révélé en temps voulu. Mais, pour y arriver, le chemin ne s'était pas montré facile : sans la carte, minutieusement dessinée par frère Clément, sans doute ne seraient-ils même pas parvenus à destination. Comment, en effet, s'y retrouver dans ce massif forestier enchanté, troué de dizaines d'étangs aux abords marécageux, dans cet infini d'arbres et de buissons où seules les trois voies traversières - le chemin des Visites de Troyes, celui de la Belle Epine et celui de la Fontaine aux Oiseaux - étaient sûres et connues ? Mais malheur à qui s'engageait au hasard dans l'un des multiples sentiers n'aboutissant à rien, sinon à des cul-de-sac ou des fondrières, surtout au temps des grandes pluies de printemps et d'automne : il n'était pas certain d'en revenir. Pourtant cette forêt mystérieuse foisonnant au nord de la route de Troyes à Bar avait reçu des moines de saint Bernard dont l'abbaye de Clairvaux était voisine un tracé, un aménagement subtil destiné à éloigner les curieux et à préserver les maisons templières qu'elle recelait parce qu'elle était le berceau même de l'Ordre. Hughes de Payns, le créateur et le premier Maître parti un jour pour la Palestine avec huit autres chevaliers y avait - en lisière - sa maison familiale devenue baylie. Celle où les deux compagnons étaient parvenus se trouvait au plein du foisonnement : elle portait le nom de Maison forestière du Temple, mais sept moines seulement y vivaient de chasse et de pêche. Sept moines dûment tonsurés dont les coules noires cachaient des corps forgés au bûcheronnage et aussi aux armes. Sept gardiens silencieux que menait frère Raoul.

En arrivant jusqu'à lui après une épuisante parce que lente chevauchée de repère en repère, Olivier lui avait tendu une lettre cachetée de sept sceaux dont il ignorait le contenu. Frère Raoul avait mis genou en terre pour la recevoir et s'était éloigné pour la lire confiant les messagers à deux de ses frères pour leur donner nourriture et repos. Ceux-ci ne l'avaient pas revu sinon dans la petite chapelle pour l'office du soir et ce fut au matin revenu qu'il les conduisit à la crypte si bien cachée...

Longtemps ils prièrent, pétrifiés de respect autant que d'une vague crainte en face de cet objet sacré venu de la nuit des temps pour lequel on avait bâti des temples aujourd'hui évanouis et dont le peuple juif déplorait toujours la perte parce qu'il l'avait toujours considéré comme sa propriété. Comme si la parole de Dieu, la loi de Dieu, écrite de l'invisible main de Dieu ne s'adressait qu'à un seul peuple alors que l'univers tout entier en attendait secours et espérance.

Finalement, sur un dernier signe de croix, Hervé se releva et parla. Pour tous les deux comme il le faisait souvent, certain de n'être pas repris par Olivier :

- L'honneur est grand, dit-il, qui nous est fait de confier à nos soins ce reliquaire insigne, mais je me demande comment nous allons faire pour l'emporter de cette crypte si bien close ? Je ne comprends même pas comment on a pu l'y descendre : ce caveau est si bien fermé !

- Il a été construit pour l'Arche et obturé sur elle mais il est, croyez-moi, possible de l'en sortir sans démolir quoi que ce soit et vous me permettrez de garder là-dessus le secret. Sachez seulement que demain au soleil levant je vous mènerai à l'endroit où vous pourrez vous en charger. Vous recevrez alors de nouvelles instructions mais tout sera prêt et vous n'aurez plus qu'à partir…

Olivier s'était relevé à son tour et, le cou tendu, observait la voûte et, singulièrement près de l'un des coins du caveau où se remarquait un cercle en creux :

- Qu'est-ce ? demanda-t-il.

- L'ultime recours au cas où un péril extrême nous mettrait, mes frères et moi, hors de possibilité de défendre le trésor. Cette crypte, ainsi que vous pouvez vous en rendre compte, est creusée dans la craie qui est imperméable à l'eau mais, si je mettais en marche le mécanisme commandant ce qui n'est en fait qu'un bouchon, l'eau de l'étang s'y déverserait et l'inonderait.

- Cela veut dire que nous sommes sous l'étang ?

- Nous y sommes, en effet.

- Alors je ne vois pas pourquoi il faut tirer d'une si bonne cachette cet inestimable trésor pour l'envoyer au hasard des grands chemins et jusqu'en Provence, si j'ai bien compris ?

Il y avait longtemps qu'Olivier, le secret, n'avait prononcé un tel discours et Hervé l'écoutait, mi-surpris mi-amusé. Il est vrai que le sujet était capable de faire sortir un homme de lui-même. Les mains au fond de ses manches, frère Raoul, le cou ployé, garda un instant le silence.

- C'est, dit-il enfin, que les temps sont révolus. Augures et présages ont rejoint frère Clément et il sait que, si dense soit-elle, notre forêt - le berceau du Temple ! - serait fouillée méthodiquement, minutieusement et que sa découverte, au cas où nous n'aurions pas le temps d'actionner le mécanisme de noyade, pourrait nous causer grand préjudice. Nous pourrions être accusés d'affiliation au judaïsme. Ce qui nous serait mortel ! Frère Clément pense qu'il faut agir quand il en est temps encore.

Olivier hocha la tête, s'estimant sans doute satisfait, mais ce n'était pas le cas d'Hervé et il reprit la parole :

- Comment se fait-il que ce soit frère Clément, si élevé soit-il dans la hiérarchie templière, qui prenne de telles décisions, sachant que le Grand Maître, Jacques de Molay, a quitté Chypre voici près d'une année pour venir en France rencontrer notre sire Philippe et Sa Sainteté le Pape Clément ?

- Justement. Le Grand Maître réside à Limassol et se soucie peu du Temple de France, sinon pour en obtenir toute l'aide possible en vue d'une nouvelle croisade. Dans le royaume frère Clément a plus de poids que lui. Il est celui qui sait !

- Mais pourquoi la Provence, si lointaine ?

- Je n'ai pas reçu d'explications à ce sujet, répondit le « gardien » d'un ton sec. Uniquement des ordres, comme vous-mêmes, et j'exécute ces ordres. Demain vous saurez sinon votre destination exacte, du moins quels chemins prendre.

Le sujet ainsi clos, on remonta. L'heure en étant venue, il s'agissait à présent de regagner la chapelle où l'un des nombreux offices du jour allait commencer... Au-dessus de leurs têtes, une cloche à la voix frêle tintait et, comme frère Raoul laissait ses hôtes dans deux stalles avant d'aller revêtir les habits sacerdotaux, Hervé ne put s'empêcher de répéter à voix basse :

- Mais enfin, pourquoi la Provence et pas l'un de nos forts châteaux au péril de la mer ou sur les côtes ?

Olivier tourna vers lui un regard où passait une étincelle de gaieté :

- La Provence a des côtes, mon ami, et des forteresses au péril de la mer. L'ignores-tu ?

- Pas vraiment...

- En outre, elle appartient au Roi Charles II de Naples qui est aussi duc d'Anjou... et Roi titulaire de Jérusalem d'où l'Arche est venue. Même s'il est proche de la couronne de France, il convient de prendre des gants avec lui. A présent, prions !

Cependant et pour une fois, Olivier ne trouva pas dans la prière l'apaisement de ses doutes ni l'habituel élan vers Dieu. Si tourné fût-il vers la spiritualité, la révélation de ce qu'il allait devoir convoyer l'accablait. Comment faire traverser la France, la Bourgogne, les Etats du Pape et la Provence - mais jusqu'où ? - à ce coffre flanqué de ses deux anges sans soulever la curiosité et surtout le fanatisme des peuples traversés ? L'Arche d'Alliance procédait de la Bible, pas des Evangiles. Cela pouvait créer de dramatiques confusions et de dangereux mouvements de foule. Ils voudraient voir, approcher peut-être les Tables rapportées par Moïse de la cime du Sinaï. Il en mesurait l'ampleur à son aune personnelle et s'avouant qu'il brûlait lui-même de contempler, de toucher les écrits de Dieu ! Habitué à se dominer, il chercha un réconfort dans la pensée que les neuf Templiers de saint Bernard avaient réussi à rapporter discrètement l'insigne sarcophage et que plus tard Adam Pellicorne, seul autant dire, était revenu de Jérusalem avec les Tables sorties de l'Arche par la prudence d'un Grand Prêtre au temps des guerres romaines. C'était plutôt rassurant. Malgré ces pensées apaisantes il ne réussit pas, cette nuit-là, à trouver le sommeil. Et Aulnay pas davantage car, comme ils finissaient plus ou moins par s'assoupir, la cloche de matines puis celle de prime se chargèrent de les jeter à bas de leurs couchettes : en déplacement ou pas la Règle de l'Ordre s'applique inexorablement à ses fils.

Après la messe de l'aurore, frère Raoul les reçut en son particulier.

- C'est prêt, leur dit-il, et je vais vous conduire à l'endroit où vous attendent le chariot et son chargement.

La question fusa aussitôt de la bouche d'Hervé :

- Vous avez sorti l'Arche ? Comment avez-vous fait ?

Un sourire éclaira brièvement le visage fatigué du Prieur :

- Permettez-moi de garder au moins ce secret-là ! A présent, écoutez ce que je dois vous dire : le chariot qui vous attend, attelé de deux chevaux solides, est censé transporter jusqu'à Digne le cercueil d'un de nos frères, Martin de Fenestrel, mort voici peu dans notre commanderie de Bonlieu mais originaire de Provence, et dont Sa Sainteté le Pape dont il était jadis l'ami, a ordonné par faveur spéciale qu'il puisse reposer dans sa terre natale.

Il se tourna vers la modeste table de bois brut où il faisait les comptes de la maison pour y prendre un petit parchemin :

- Ceci est une sorte de décharge signée de frère Etienne, notre commandeur qui vous remet la dépouille et ses instruments d'alchimie - frère Martin qui était fort âgé travaillait depuis longtemps au Grand Œuvre. Si j'ai bien compris son message, cet acte a été demandé par Paris peu avant votre départ. Nous avons donc, lui et moi, fait notre part de cette importante affaire. C'est votre tour à présent. Vous voyagerez par courtes journées en ne vous arrêtant que dans nos maisons : il y en a suffisamment à travers les pays que vous traverserez - grâce à Dieu ! -pour que vous n'ayez aucun problème.

- Qui va conduire le chariot ? demanda Olivier.

- Frère Anicet, l'un des nôtres, sous une robe de moine augustin pour le respect. Il est de là-bas et pourra s'intégrer à l'une des commanderies ou revenir, bien que, ajouta-t-il avec un sourire un peu triste, cette maison n'ait plus guère de raison d'exister. Venez, maintenant !

Il les conduisit par une levée qui traversait l'étang, ensuite par un chemin forestier contournant une butte boisée jusqu'à la croisée de deux chemins où attendaient un solide chariot soigneusement bâché et un moine en robe noire qui semblait s'entretenir avec sa paire de percherons gris comme pour les inciter à la patience. Il sourit en les voyant arriver puis, après avoir tapoté les joues de ses bêtes, il grimpa sur le siège, prit les rênes en main et attendit. C'était un homme de peu d'apparence, plutôt petit, avec un visage en lame de couteau et des yeux bruns vifs et ronds, mais les bras et les jambes un instant découverts par son escalade montraient des muscles appréciables sous l'abondante pilosité qui les recouvrait.

A l'intérieur du véhicule, il y avait un énorme cercueil aussi haut qu'un sarcophage, sans autre ornement qu'une croix du même bois et deux caisses cubiques sur le couvercle desquelles, comme sur le cercueil, le sceau du Temple, large tache rouge, était apposé en plusieurs endroits :

- Notre frère Martin - que Dieu ait en Sa sainte garde ! - était de forte corpulence, expliqua frère Raoul avec un semblant de malice. D'où les dimensions de son dernier refuge. Quant aux caisses, elles renferment les séraphins que nous avons démontés et enveloppés de toile pour leur éviter les chocs, mais ces boîtes étant censées contenir un alambic et de grandes et fragiles cornues ainsi que d'autres instruments, personne ne s'en étonnera.

- Il n'est guère habituel, pourtant, qu'un Templier qui, de son chef, ne possède rien en propre en dehors de son couteau et de sa ceinture s'embarque pour son dernier voyage avec tout son attirail, observa Hervé.

- Sans doute, mais l'attirail comme vous dites appartient au Temple et s'il accompagne son utilisateur. Il ne doit pas être enseveli mais bien remis à la commanderie qui accueillera la dépouille. Il y a là-bas l'un de ses parents adonné aux mêmes recherches...

Décidément frère Raoul avait réponse à tout. Il avait même l'air de croire à son discours, pensa Olivier en souhaitant d'ailleurs qu'il ait raison. Ce devait être dur, pour le fidèle gardien de ce fantastique symbole de la puissance divine surgi de la nuit des temps, de se séparer de ce qui avait été le précieux trésor d'un peuple qui, pour lui, avait bâti des temples de marbre et d'or et de le voir quitter le modeste mais paisible sanctuaire des eaux et des arbres, son abri depuis si longtemps. La maison de frère Raoul ne serait plus jamais le cœur sacré du Temple. Aussi, percevant en lui une sorte de détresse, Olivier s'en émut. Au point de murmurer au moment de l'adieu :

- Je suis désolé. Pardon...

Le vieux Templier le regarda au fond des yeux.

- Merci... mais ne le soyez pas. Notre maison si bien cachée restera un refuge pour qui en connaît le chemin. Si le besoin venait à s'en faire sentir...

- Nous n'oublierons pas. Ni l'un ni l'autre.

Frère Anicet claqua de la langue pour faire partir l'attelage. Les chevaliers se rangèrent derrière lui. On s'enfonça sous l'épais berceau de branches entrecroisées comme un tissu mais dont les feuilles encore en bourgeon n'occultaient pas encore la lumière du jour. Le long voyage commençait.

Détrempés par l'hiver et les pluies récentes, les chemins étaient autant de bourbiers et même, sur les anciennes routes romaines traçant un réseau de communications à peu près supportable, la progression n'était pas toujours facile. Avec leurs seuls cavaliers, les chevaux se fussent envolés mais le poids du chariot ralentissait la marche et l'on ne couvrit guère plus de cinq lieues par jour. Ainsi employa-t-on plus de trois semaines pour atteindre les approches de Montélimar. De commanderies en fermes ou en granges appartenant à l'Ordre, les choses s'étaient passées au mieux. A chaque étape l'accueil templier avait été semblable : discret, courtois et généreux. Etendu sur tout le pays, du nord au sud et d'est en ouest comme une immense toile d'araignée, le Temple offrait à ses fils lancés à la fortune des grands chemins le réseau de ses possessions comme autant de haltes où le rituel, immuable, don nait le soir au voyageur l'impression de rentrer chez lui : hommes et bêtes y étaient reçus « bellement », ainsi que l'exigeait la tradition, avec même une possibilité d'escorte pour franchir un pas difficile ; mais la chance accompagnait l'Arche et ses chevaliers, et aucun malandrin ne vint l'obliger à se frayer passage par la force des armes.

Un soir d'avril, frileux en dépit du climat plus doux atteint après avoir franchi Lyon, on fut à Richerenques...

C'était une imposante commanderie dont, de Montélimar au nord à Orange au sud, dépendaient nombre de maisons. Son enceinte quadrangulaire renforcée de quatre tours rondes puissamment armées à chaque angle en faisait une véritable cité forte et très certainement l'un des plus redoutables bastions templiers du val de Rhône. Le « Baucent », la bannière noire et blanche de l'Ordre, flottait sur les quatre tours afin de donner aux alentours l'impression d'un regard multiple braqué sur chacun d'eux. L'habitude voulait que, durant le jour, les portes en fussent ouvertes, mais ce n'était pas le cas à Richerenques bien que la nuit fût encore loin. Posé au bord de la douve profonde, Olivier décrocha le cor pendu à sa ceinture, l'emboucha et lança trois appels nettement détachés. Au troisième seulement une tête casquée se montra entre deux créneaux :

- Qui va là ?

Olivier fronça le sourcil : la croix rouge à huit pointes qui étoilait sa cotte d'armes blanche faisait de cette question une injure :

- C'est visible, il me semble ? gronda-t-il.

- Certes, certes, mais cela ne me dit pas vos noms et le Frère Commandeur exige de savoir à qui nous avons affaire depuis que de faux templiers se sont introduits ici vilainement.

- Ils devaient être une armée pour rendre à ce point pusillanimes les tenants d'une telle place forte ? lança en écho Hervé qui ne manquait jamais une occasion de donner de la voix.

- Peut être, mais les ordres sont les ordres ! Vos noms !

- Finissons en ! reprit le premier. Va dire à ton maître que frère Olivier de Courtenay et frère Hervé d'Aulnay, accompagnés de frère Anicet, demandent l'hospitalité pour la nuit. Nous escortons un cercueil !

La tête disparut enfin et, un moment plus tard, le pont-levis fait d'énormes madriers descendit en grinçant, révélant une herse aux barreaux serrés qui, simultanément, se releva. Le chemin était libre, à l'exception de trois serments à cotte noire qui se tenaient à l'entrée de la cour. Ils s'avancèrent pour prendre les brides des chevaux - ce qui était aussi inhabituel ! Olivier, vif comme l'éclair, écarta le sien.

- Arrière ! ordonna-t-il seulement sur un ton tel qu'aucun des hommes n'osa passer outre et ce fut au trot qu'il traversa la cour jusqu'au logis traditionnel des chevaliers, suivi d'Hervé au même rythme et, plus paisiblement, du chariot.

L'intérieur de la vaste cour renforçait l'impression de puissance donnée par les défenses extérieures. Sur trois côtés s'alignaient les grandes écuries, la sellerie, la forge, l'armurerie et, dans la partie la plus basse, l'étable et les différentes activités des « frères de métiers » : boulangerie, tonnellerie, menuiserie, etc., le tout visiblement en pleine activité au service de ce qui avait l'air d'être une communauté nombreuse : il y avait quelques sergents et un groupe de Templiers qui s'exerçait à la quintaine près de l’armurerie dans le nuage de poussière soulevé par les sabots des montures.

Olivier et Hervé arrêtèrent les leurs devant l'escalier menant à la maison proprement dite sur lequel le Commandeur, reconnaissable à son bâton et à l'autorité qui émanait de lui, venait de faire son apparition.

Long et maigre jusqu'au dessèchement, son visage aux arcades sourcilières proéminentes surplombant, au fond d'orbites creuses, des yeux d'un gris de métal froid était sillonné de rides profondes ordonnées autour d’une bouche filiforme au pli dédaigneux. Une barbe clairsemée, d'un blanc jaunâtre, prolongeait cette figure mais l'homme devait être chauve car aucun cheveu ne dépassait du bonnet plat et blanc. Son vêtement, la robe blanche frappée de la croix rouge, était d'uniforme mais la poignée et le fourreau du glaive pendu à sa ceinture où brillaient l'or et le rubis semblaient d'une richesse vraiment inhabituelle chez un « pauvre chevalier du Christ ».

En dépit de l'âge - s'il n'était pas octogénaire, il ne devait pas en être loin - il se tenait droit comme un i dans une pose pleine d'arrogance qui prévenait contre lui, même s'il arborait un sourire révélant quelques absences fâcheuses dans sa denture. Un sourire qui n'atteignait pas les yeux glacés rivés au seul Olivier.

- La bienvenue au nom du Christ, mes frères, laissa-t-il tomber. On me dit que vous êtes un Courtenay. Il se trouve que j'en ai beaucoup connu au long de ma vie, aussi ne serez-vous pas surpris que je demande quel Courtenay ?

- De Terre Sainte où sont nés mes pères, répondit sèchement Olivier que cet accueil un rien inquisitorial n'enchantait pas. Il n'était pas d'usage qu'en recevant un visiteur on s'inquiète ainsi de sa parentèle, aussi ajouta-t-il : « Pouvons-nous savoir à notre tour de quel nom nous devons saluer le maître de cette maison ? »

Venant d'un simple chevalier, c'était assez insolent mais le Commandeur n'eut pas l'air de s'en offusquer :

- Je suis frère Antonin d'Arros, fit-il d'un ton négligent.

Le centre de son intérêt se déplaçait vers le chariot et son contenu. Tandis que les visiteurs mettaient pied à terre, il approcha suivi de son chapelain et de deux chevaliers qui venaient le rejoindre. Il ordonna que la bâche fut levée et contempla un moment le grand cercueil d'un air songeur tandis qu'Hervé d'Aulnay, sans attendre les questions qu'il sentait venir, se hâtait de lui présenter brièvement le prétendu occupant. Finalement frère Antonin remarqua :

- Ce frère Martin a dû être un personnage très exceptionnel pour lui accorder une faveur aussi... étrange ? t'habitude ne veut-elle pas qu'un Templier soit inhumé au lieu de sa mort ? A condition évidemment qu'il y ait eu consécration du sol.

Le ton faussement bonhomme, voilant mal une curiosité déplacée parce que au Temple il n'était pas convenable de poser tant de questions à l'hôte de passage, déplut à Olivier au point que, s'enfermant dans le silence, il laissa son compagnon poursuivre le dialogue.

- Exceptionnel est le mot, dit celui-ci avec une bonne humeur pleine de révérence. Il faut qu'il en soit ainsi pour que Sa Sainteté ait daigné nous faire tenir un bref autorisant son retour dans sa terre natale avec tout ce qui servait à ses importants travaux. C'était un très grand savant...

- Fort bien ! En ce cas, nous allons le faire porter dans la chapelle afin que nos frères puissent lui rendre hommage.

- Je crains malheureusement que ce ne soit pas possible. Il nous a été enjoint de ne déplacer le cercueil qui est très lourd qu'à destination. Aussi devons-nous en assurer la veille de nuit en nous relayant, frère Olivier, frère Anicet et moi.

- Mais pourquoi ?

- Nous l'ignorons, coupa Olivier, et ne voulons pas le savoir. Nous obéissons comme il se doit aux ordres qu'on nous donne, sans les discuter.

Le ton était bref, tranchant. Antonin d'Arros n'insista pas. Le chariot fut conduit sous un auvent proche de la chapelle et les chevaux à l'écurie, après quoi les voyageurs furent invités à partager le repas du soir. Il était tard. Ils se hâtèrent de faire quelques ablutions et d'ôter autant que possible la poussière de leurs vêtements : il était prescrit par les règles templières de ne prendre la nourriture que proprement vêtu. Puis, à l'appel de la cloche, un frère les conduisit au réfectoire où deux tables conventuelles, couvertes de nappes blanches, attendaient les convives. Chaque place était marquée par une écuelle, un hanap, une cuillère à laquelle s'ajouteraient le couteau que chacun portait sur lui et un gros morceau de pain. Comme dans tous les couvents il y avait une petite chaire où s'asseyait un frère. Ils allaient à tour de rôle lire à haute voix quelque texte des Saintes Ecritures pendant le repas au cours duquel le silence était d'obligation.

Les Templiers s'alignèrent donc dans leurs tuniques blanches et attendirent, debout, que le chapelain, placé à la droite du Commandeur qui tenait le haut bout, eût dit le Bénédicité suivi du Pater Noster. Ensuite chacun s'installa, les nouveaux venus proches du maître de céans - à l'exception de frère Anicet qui assumait la première garde du chariot -, on tira son couteau pour trancher le pain bien proprement comme on le ferait des viandes, la règle que l'on appelait les « Egards » prescrivant que chacun laisse pour les pauvres une partie de sa nourriture. Le lecteur ouvrit son livre qui était ce jour-là les Actes des Apôtres et les serviteurs apportèrent les grands plats d'étain contenant les viandes et les légumes, tandis que d'autres remplissaient les hanaps de vin, d'eau ou des deux à la fois.

Habitués de longue date à un rituel faisant une large part à la réflexion, les voyageurs trouvèrent tout naturellement leur place au sein de cette communauté méridionale, plutôt satisfaits d'échapper ainsi pour un temps aux questions de leur hôte. De même ne s'étonnèrent-ils pas d'une circonstance qu'ils rencontraient pour la première fois : accroupi à terre près du siège de frère Antonin, un homme recevait de lui des morceaux de pain ou autre nourriture qu'il lui jetait négligemment comme à un chien. Ils savaient que c'était là une pénitence pour une faute relativement légère comme s'être mis en courroux contre un frère ou s'être montré distrait pendant la récitation des heures ou autre manquement bénin aux devoirs quotidiens. Le coupable - un jeune frère d'une vingtaine d'années - faisait montre d'ailleurs d'une humilité tout à fait satisfaisante.

Le souper des chevaliers terminé, Hervé partit relever Anicet pour qu'il pût prendre sa part du second service destiné aux écuyers et aux sergents, tandis qu'Olivier et les autres se rendaient à la chapelle pour les dernières prières du jour consacrées à Notre Dame, après quoi on allait se coucher. Olivier prit avec une sorte de soulagement sa part de cet office. Depuis son arrivée à Richerenques il ne se sentait pas à l'aise et, vouant une dévotion particulière à Madame Marie, il lui était réconfortant de se réfugier dans un rituel qu'il aimait. Aussi pria-t-il avec plus de ferveur encore que de coutume pour essayer de se libérer de cette sensation de malaise, inhabituelle chez lui.

En joignant sa voix à celles de ces frères inconnus, il y réussit parce qu'il retrouvait l'indicible sensation de se fondre dans un chœur désincarné voué entièrement, comme celui des anges, à célébrer la gloire divine de la plus pure façon qui soit : en la chantant, le thème musical exaltant par sa beauté la ferveur des paroles. Ce fut donc détendu et apaisé qu'il sortit de la chapelle pour rejoindre ses compagnons afin de veiller et dormir avec eux dans la paille qu'ils avaient demandée et obtenue sans trop de difficultés. Mais, sur son chemin, il rencontra un sergent qui lui demanda, avec la plus grande courtoisie, de vouloir bien le suivre chez le Commandeur. Et le bienheureux état de grâce s'envola. Décidément il n'aimait pas cet homme et, encore sous l'influence de la cérémonie, il se le reprocha aussitôt. Après tout, ce n'était pas la faute de frère Antonin si son aspect physique avait tendance à prévenir contre lui et ce fut d'un pas résigné qu'il suivit son envoyé. Celui-ci le conduisit à l'étage d'une des tours dans une salle où sur des rayonnages s'entassaient des rouleaux de parchemins et des livres plus ou moins en ordre autour d'une table, chargée de même ainsi que deux lutrins. Le Commandeur était debout devant l'un sur lequel était déployé un antiphonaire précieusement enluminé où les notes de musique, noires ou rouges, dansaient sur des portées noires et or. Il semblait plongé dans une si profonde réflexion qu'une bonne minute passa avant qu'il se tourne vers Olivier. Encore celui-là émit-il une petite toux sèche pour signaler sa présence. Ce qui le fit tressaillir :

- Accordez-moi excuses, frère Olivier ! J'ai une décision... grave à prendre et je me demande si votre arrivée n'est pas une réponse du Ciel à mes interrogations. Vous m'avez bien dit vous rendre à Gréoux afin d'y rendre un défunt frère à sa terre natale ?

- En effet.

Antonin d'Arros retomba dans le silence. En même temps il se mit à marcher de long en large, les mains cachées dans ses manches, retombé dans des pensées qui creusaient davantage les rides de son front ; mais, cette fois, son visiteur attendit sans broncher qu'il veuille bien continuer son discours. Ce qu'il fit enfin en s'arrêtant devant lui :

- Vous n'avez pas été sans remarquer, j'imagine, le pénitent que je nourrissais tout à l'heure et vous savez ce que cela signifie ?

- Qu'il a commis une faute et qu'il en paye le prix.

- Oui, mais il m'est apparu durant ces heures dernières que cette faute - que je n'ai pas à vous révéler ! - mérite une sanction plus sévère et le chapitre réuni en hâte avant le repas a décidé d'exclure Huon de Mana : il doit quitter cette maison. Comme vous ne l'ignorez pas, il ne saurait pourtant être question de le rendre au monde. C'est au fond ce qu'il désire... Cela ne se peut. Aussi doit-il être remis à un couvent de règle plus sévère que la nôtre afin d'y expier dans le silence, la méditation et les durs travaux, de prendre conscience de sa faute et de se repentir. Vous me suivez ?

Olivier approuva de la tête. Frère Antonin reprit alors :

- Il existe dans la montagne non loin de Gréoux un sévère prieuré, Saint-Julien, que tiennent des frères de saint Benoît. J'ai pensé, puisque votre mission vous envoie dans cette direction, que vous pourriez me rendre le service d'emmener Huon de Mana jusqu'à Gréoux, avec une lettre de ma main, pour frère Bertrand de Malaucène qui commande là-bas. Lui se chargera de la fin du voyage. Acceptez-vous ?

Olivier prit un temps pour répondre. Il n'aimait pas l'idée de se charger d'un passager, surtout indiscipliné et peut-être malintentionné, qui, de plus, pourrait se montrer trop curieux. Sachant bien que le cercueil contenait quelque chose d'infiniment plus précieux qu'un corps humain et que la moindre indiscrétion pourrait avoir des conséquences dramatiques, il était fort tenté de refuser. D'un autre côté, quel argument pourrait-il avancer sans être blessant pour un homme qui ne lui plaisait pas mais n'en était pas moins un dignitaire de l'Ordre ?

Devinant sans doute ses hésitations, frère Antonin changea de ton et alla même jusqu'à sourire en disant :

- Je crains de vous avoir un peu « hérissé ». Quand je vous ai demandé à quelle branche de Courtenay vous appartenez, il ne faudrait pas que vous y voyiez une manifestation de vulgaire curiosité. Il se trouve que j'ai vécu de longues années à la Voûte d'Acre. C'était au temps de la première croisade du Roi Louis désormais dans la gloire céleste, et il m'a été donné de rencontrer à diverses occasions un de ses écuyers. Il se nommait Renaud de Courtenay, il était né à Antioche et je crois savoir qu'ils ne sont plus si nombreux dans ce cas. Sire Renaud serait-il de vos parents ?

Non sans surprise, Olivier découvrait que le Commandeur pouvait dégager un certain charme, inimaginable au premier contact. Sa voix aussi pouvait se faire chaleureuse et le chevalier baissa sa garde :

- C'est mon père. Ainsi vous l'avez connu ?

- Connu, c'est beaucoup dire ! Nous n'avons jamais été intimes. Surtout de par ma qualité. Mais j'ai pu apprécier son courage, sa droiture. Est-il toujours de ce monde ?

- Grâce à Dieu, oui !

- J'en suis heureux. Si j'en juge de moi-même, il doit être âgé à présent ?

- En effet, mais les ans passent sur lui - comme sur ma mère d'ailleurs ! - sans le détruire. Ses forces ont peut-être un peu décliné mais il peut encore abattre un arbre sans difficulté. Si ses cheveux ont blanchi, il reste mince et droit comme un jeune homme...

L'amour qu'il portait à son père rendait Olivier presque loquace et mettait une douceur sur son sévère et beau visage. Cependant frère Antonin reprenait en lissant précautionneusement les pages de l'antiphonaire ouvert :

- Vous avez des frères, des sœurs ?

- Je suis fils unique... au regret de mes parents !

- Et vous avez choisi le Temple plutôt que fonder une famille et continuer la vôtre ? N'est-ce pas douloureux pour eux ?

- Je pense qu'ils m'aiment assez pour me vouloir heureux. Et depuis l'enfance, je désire Dieu et combattre en Son nom, ajouta-t-il en se signant avec respect.

- C'est donc bien ainsi puisque vous n'auriez su choisir plus noble chemin ! Si d'aventure il vous est donné dé revoir votre père, veuillez me rappeler à son souvenir. Il reste à Courtenay ?

- Non. Il possède un domaine dans les environs que gère un intendant, mais il vit en Provence dont ma mère est originaire.

- Vraiment ? Est-ce loin d'ici ?

Jetée avec un rien de négligence, la question était de trop. Olivier se referma :


- Assez, oui... Pour en revenir à votre pénitent, vénérable frère, ajouta-t-il corrigeant par la déférence ce que sa réponse avait d'un peu abrupt, veuillez considérer que nous sommes contraints de voyager lentement et qu'un prisonnier - c'est bien de la sorte qu'il faut l'appeler, n'est-ce pas ? - serait pour nous un lourd souci parce qu'il faudrait le surveiller sans arrêt alors que deux de vos chevaliers...

- C'est que, justement, je ne peux détacher personne en ce moment. Je vais me rendre moi-même en Avignon, ce qui privera le château d'une partie de ses défenses. Or nous sommes souvent en butte à des attaques sournoises de bandes pillardes qui gîtent dans les montagnes proches. D'autre part, vous n'avez rien à redouter de ce malheureux. Le courage n'est pas sa vertu principale et il se tiendra tranquille.

Olivier comprit que le chemin du refus lui était définitivement fermé. Il s'inclina donc, prit congé et s'en alla prévenir ses compagnons de ce qu'il lui avait fallu accepter. Comme il s'y attendait, Hervé renâcla :

- Des pillards ? Contre un château de cette importance ? Vous y croyez, vous ?

- Il le faut, malheureusement. Simples chevaliers, nous devons obéissance à nos supérieurs hiérarchiques sauf si, au cours d'une mission, celle-ci peut avoir à en souffrir.

- Oh, je sais ! Autrement dit, nous devons encore remercier parce que l'on a bien voulu demander notre accord ? Nous aurions mieux fait de dormir à la belle étoile cette nuit !

- Je partage votre sentiment, mais quand le vin est tiré il faut le boire. Qu'en dites-vous, sergent ?

Anicet qui ne disait jamais rien se contenta de hausser les épaules, et émit tout de même :

- Où va-t-on le mettre ?

- C'est vrai, fit Hervé. Il y a là un problème : on ne peut pas l'installer au milieu des caisses. Comme nous ignorons de quelle faute on le punit et que c'est peut-être un voleur il pourrait être tenté d'essayer de voir ce qu'il y a dedans ?

- Je suppose qu'on lui donnera une monture ? S'il était déchu de la chevalerie, il devrait être dans une geôle et non prendre sa nourriture avec les autres...

Pourtant, quand au matin frère Antonin leur amena Huon de Mana, celui-ci avait les poignets pris dans des bracelets de fer reliés par une courte chaîne, mais ses jambes étaient libres et aucun cheval ne s'inscrivait dans le paysage. Ce que voyant, Anicet fit signe qu'on l'installe auprès de lui, sur le banc du cocher assez long pour deux.

- Je vous remets cet homme afin que vous le conduisiez là où il doit aller. Traitez-le comme bon vous semblera, dit frère Antonin avec mépris. C'est un pleutre indigne de la pieuse maison où va disparaître son déshonneur. S'il faisait mine de se rebeller, n'hésitez pas à le tuer !

- Pourquoi se rebellerait-il... puisque c'est un pleutre ? releva Olivier qui, voyant mieux le réprouvé, ne pouvait se défendre d'une vague pitié tant il ressemblait à un animal traqué. Plutôt petit et d'ossature si légère qu'on l'imaginait mal sous le poids du harnachement de bataille, il courbait ses épaules maigres couvertes d'une cotte noire semblable à des chausses usagées. Il tenait les yeux obstinément baissés, ce qui ne permettait pas d'en voir la couleur ni l'expression, mais Courtenay devinait, à la contraction du dos, qu'il serrait les dents pour ne pas trembler. Il devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Sa figure était marquée d'égratignures et sa tête rase ne permettait pas de discerner la teinte de ses cheveux. Le sergent le prit par le bras pour l'aider à monter à son côté cependant que le Commandeur proférait, un doigt osseux tendu vers lui :

- Va et ne pèche plus pour obtenir la rémission de tes fautes ! Songe à leurs conséquences et repends-toi afin que Dieu t'ait en miséricorde !

La voix, le geste étaient grandiloquents.

- Qui veut-il impressionner? chuchota Hervé tandis que les deux amis se remettaient en selle. Si c'est nous, il ne nous a pas bien regardés. Quant à ce malheureux, il n'a qu'une hâte, c'est de s'éloigner d'ici au plus vite. Et je le comprends !

- Tu crois qu'il sera plus heureux où il va ?

- Quelque chose me dit que cela ne pourra pas être pire. Tu as déjà vu une templerie où la règle de courtoisie n'est pas appliquée, où la discipline est relâchée au point que chacun a l'air de faire ce qu'il veut ? Où le Commandeur arbore une arme cousue d'or ? Je me demande ce qu'a pu faire ce pauvre gamin. Il n'a guère d'apparence !

- Point n'est besoin d'en avoir beaucoup pour faire le mal. Un rat peut donner la peste.

- Je serais surpris que celui-là en soit capable. C'est plutôt lui qui a l'air malade... ou affamé. S'il n'avait que ce que frère Antonin lui abandonnait à table alors que son écuelle débordait, pas étonnant qu'il n'ait que la peau sur les os.

Olivier admettait intérieurement que son ami n'avait pas tort. Pourtant, restait l'émotion ressentie pendant les offices. Ces Templiers aux mines quasi patibulaires chantaient comme des anges. En fait, il ne savait trop que dire et fut reconnaissant à Hervé de changer de sujet quand il demanda :

- Où faisons-nous halte, ce soir ?

- Nulle part. Il n'y a pas de commanderies avant Gréoux et pas davantage de granges ni de fermes. Aussi ai-je demandé quelques provisions pour la route. L'eau, elle, ne nous fera pas défaut et le temps est doux. A Carpentras, nous serons dans les Etats du Pape et nous n'aurons aucune peine à trouver de la nourriture : les pèlerins sont nombreux qui viennent prier au tombeau de la Vénérable Anne, mère de Notre Dame Marie. De même à Apt, où l’évêché nous sera secourable. Ensuite, après Manosque, nous passerons la Durance et nous serons près du but... officiel. C'est-à-dire la forteresse de Gréoux que nous devrons contourner sans y entrer, puisque c'est seulement en arrivant que je dois ouvrir le billet scellé de frère Clément.

- Il va falloir y aller à présent que nous devons y mener notre compagnon forcé ?

- C'est bien ce qui me contrarie ! Enfin, ajouta-t-il avec un soupir résigné, il faut espérer que l'on se montrera moins curieux qu'à Richerenques... Cela non plus n'était pas naturel !

Le chemin se poursuivit donc à travers les terres colorées de Provence qu'Olivier retrouvait avec un bonheur doublé du plaisir de les faire découvrir à son frère d'élection, heureux de constater qu'il semblait les trouver à sa convenance. A la halte du soir où l'on s'installa au bord de l'Aygues dans une petite crique habillée de saules et d'aulnes, reposants après la sécheresse de la garrigue, le sergent Anicet dont ses compagnons avaient découvert qu'il était un excellent pêcheur démontra une fois de plus son talent en ajoutant quelques truites, grillées sur des pierres plates, au jambon, fromage et pains dus à la générosité de frère Antonin. Ainsi que le supposait Aulnay, le jeune Huon de Mana était affamé et dévora sa part avec une avidité qui mit un peu de couleur à ses joues pâles. S'il montra de la reconnaissance pour un traitement auquel il ne s'attendait sans doute pas, ce fut impossible de lui tirer d'autres paroles que celles de la courtoisie. Il alla dormir près d'Olivier qui l'avait attaché à sa ceinture et dont il partagea le temps de sommeil - mais pas de veille car il dormit comme une bûche - sans avoir articulé plus de dix paroles en dehors des répons aux prières obligatoires pour tout Templier, qu'il soit au logis ou en campagne.

Pendant six jours on voyagea ainsi à travers des collines couvertes de végétation montrant parfois, en larges déchirures, la chair de la terre aux chaudes nuances allant de l'ocre au rouge, des garrigues déjà sèches, coupées de falaises au-dessus des rares cours d'eau, un paysage séduisant et rude jusqu'à la sauvagerie où paraissaient parfois les quelques maisons d'un village perché ou l'humble clocher d'un prieuré. Enfin, passé sans difficulté et grâce à un vieux pont romain les eaux tumultueuses de la Durance, on fit étape sur l'autre rive, à une petite lieue de ce qu'on appelait le « Krak templier » dont les formidables murailles se profilaient contre le ciel. Personne n'en fut surpris, Courtenay ayant annoncé depuis un moment qu'avant de monter au château on s'arrêterait pour se débarrasser de la poussière et de la saleté accumulées depuis de si longs jours afin d'escorter plus dignement le défunt, dont ils assuraient la surveillance. Les dispositions habituelles furent prises et Hervé s'occupa de la première garde.

Ce fut au lever du soleil que l'on s'aperçut de la disparition du prisonnier. La corde qui le reliait à son gardien était fort proprement coupée et il avait réussit - le Diable seul savait comment ! - à s'éloigner sans plus de bruit qu'un chat et sans le moindre tintement des chaînes de ses poignets. Hervé d'Aulnay, qui veillait près d'un feu allumé entre des pierres avec du bois flotté, n'entendit rien, ne vit rien parce que le fugitif avait su se glisser dans l'ombre où dormaient Olivier et le sergent avec tant de légèreté qu'aucun galet ne glissa sous ses pieds :

- Le petit serpent ! s'indigna Hervé. Pourquoi nous a-t-il fait ça ? Ne l'avons-nous pas bien traité ?

- Faut croire que le couvent lui faisait encore plus peur que nous ne le pensions, avança Anicet. Et nous ne devons plus en être loin...

Olivier se contenta d'approuver en hochant la tête. Il réfléchissait. La première surprise passée avec l’amère vexation éprouvée par Aulnay, la seule décision intelligente à prendre était de ne pas poursuivre Huon de Mana comme cependant la Règle en faisait le devoir quand un captif s'échappait. Il y avait d'abord leur mission à laquelle le commandeur de Richerenques s'était permis d'ajouter un corollaire déplaisant les obligeant à dévier - et même si peu que ce soit c'était encore trop ! - de l'itinéraire tracé par frère Clément.

- Laissons à Dieu le soin de le punir selon ses fautes ! conclut-il. Avec des fers aux bras, il ne devrait pas aller bien loin. Quant à nous, sa fuite nous remet dans le droit chemin puisqu'il nous a été prescrit de ne pas entrer dans Gréoux.

- Alors, où allons-nous maintenant ? demanda Hervé. Il est temps de nous l'apprendre.

Olivier dégrafa le haubert de mailles qu'il n'avait pas quitté depuis la forêt d'Orient sauf pour quelques rapides ablutions, et tira de sa poitrine un billet plié et scellé de rouge dont il brisa la cire entre ses doigts. Il ne contenait que peu de mots dont la lecture remonta ses sourcils au milieu du front. Puis il le tendit à Hervé qui lut avec stupeur : « La destination définitive est le château de tes parents. Ton père est prévenu. Otez vos cottes et remplacez-les par celles que je vous ai conseillé d'emporter et qui sont à vos armes. Dieu soit avec vous. »

- Valcroze ! murmura Olivier. Nous allons à Valcroze ! Mais pourquoi ? C'est une terrible responsabilité pour les miens.

- Souviens-toi de ce que nous a dit frère Clément en nous chargeant de cette mission : le Temple court un grave danger et doit mettre en lieu sûr ses biens les plus précieux. Il pensait sans doute que dans un château séculier ils seraient plus à l'abri que dans ceux de l'Ordre. Cependant, bien que je ne connaisse pas ta maison, je me demande s'il a raison : où l'Arche sainte peut-elle être mieux gardée que dans cette crypte défendue par les étangs de la forêt d'Orient ?

Olivier eut l'un des rares grands sourires qui lui restituaient son enfance en donnant un charme extraordinaire à son beau visage méditatif :

- On voit bien que tu ne connais pas Valcroze ! Outre que notre maison, n'appartenant pas au Temple, ne saurait être en butte à une quelconque inquisition, il y a dessous un étonnant réseau de souterrains dont certains ont été creusés par les eaux et d'autres par les anciens. Certains relient le château à deux chapelles des environs : Saint-Trophime et Saint-Thyrse. D'autres s'enfoncent dans la montagne si loin que par sécurité ils n'ont jamais été explorés. L'un d'eux cependant mène à un lac souterrain que j'ai vu une seule fois mais que connaît bien frère Clément. Lorsqu'il était simple commandeur de Trigance, mon père et lui y sont souvent descendus. Ma mère a même eu très peur ce jour où ils ont disparu pendant une cinquantaine d'heures...

A mesure qu'il parlait, Hervé se rassérénait et la bonne figure du sergent s'épanouissait.

- Et nous en sommes loin ? demanda le premier.

- Environ cinq jours parce que les chemins vont devenir difficiles et qu'il faut plus que jamais ménager les chevaux... Mais le temps est beau, ajouta-t-il avec un regard au ciel qui enveloppait toute la contrée dans son manteau d'un bleu intense, et avec l'aide de Dieu nous n'aurons pas de grandes difficultés.

- Allons ! Ne perdons plus de temps et mettons-nous en route... Et d'abord changeons nos cottes !

Ainsi que l'avait prédit Olivier, que le retour dans sa terre natale enchantait visiblement, le parcours à travers une région, magnifique mais plutôt rude, alternait plateaux calcaires désertiques et chemins fourrés de pins, montées et descentes qu'il fallait souvent suivre à pied pour mieux guider les chevaux mais d'où l'œil s'évadait parfois vers des lointains sublimes, des paysages d'une beauté de légendes.

Vers la fin du cinquième jour, on s'engagea dans le routin qui des bords du torrent couleur d'émeraude montait vers le château dont la vue arracha à Hervé d'Aulnay un sifflement admiratif et à Olivier quelque chose qui ressemblait à un gémissement : sur la maîtresse tour, la bannière baronniale portait un voile noir.

- Mon Dieu ! souffla-t-il en se signant précipitamment, il y a eu un malheur ! Mon père...

Il était normal qu'il pensât à lui car il était le plus âgé. Pourtant, en le voyant venir à eux, vêtu de noir et appuyant sur une canne sa haute silhouette voûtée par la douleur, Olivier comprit que la déchirure serait tout aussi cruelle, sinon plus. Lâchant la bride de son cheval, il courut vers le baron qu'il étreignit :

- Oui..., murmura celui-ci, elle n'est plus ! Ta chère mère nous a quittés hier... et je l'aimais plus que jamais...

Un sanglot lui coupa la parole et Olivier, des larmes plein les yeux, le sentit s'accrocher à lui, pesant ainsi le poids de son désespoir. Et ce fut au bras l'un de l'autre qu'ils remontèrent vers le logis.

CHAPITRE II LA DOULEUR

Elle reposait dans la grande salle d'honneur sur un lit de parade tendu de soie verte, sa couleur préférée, surmonté d'un dais frappé aux armes de Valcroze accolées à celles de Signes et de Courtenay frappées de la barre senestre. Tout autour le goût et la fortune du baron Adhémar, son premier époux, avaient tendu les murs de larges « tapis » de soie napolitains représentant des scènes de chasse. Dans l'immense cheminée éteinte comme au pied du catafalque, la piété des femmes du pays avait disposé de grands bouquets de genêts jaune soleil, d'hysopes bleues, de genévriers verts. Elle reposait dans la lumière dorée des cierges de cire blanche piqués dans de hauts candélabres de bronze placés à ses pieds. Blanche aussi était la robe de fin drap, toute simple, quasi monacale sur laquelle reposaient les épaisses nattes rousses, à peine tigrées de cheveux argentés et tressées de minces rubans d'or. Sur le voile de tête prolongeant la guimpe qui emprisonnait le visage, un cercle d'or et de perles piqué d'émeraudes, rapporté pour elle de Constantinople par son époux, accrochait la lumière et la renvoyait en éclats. Deux gardes armés de guisarmes aux fers étincelants veillaient à l'entrée, canalisant sans brutalité la longue file de ceux qui venaient rendre hommage, parfois de loin ; mais c'étaient les femmes du château, suivantes ou même servantes toutes vêtues de noir qui formaient autour de la morte un demi-cercle agenouillé et en larmes dont les voix désolées répondaient aux litanies de Notre-Dame récitées par le chapelain qui se tenait au pied. Près de lui, Honorine, effondrée dans ses futaines de deuil, semblait presque inconsciente.

On s'écarta avec un chuchotement où perçait un peu de joie, devant le maître qui revenait appuyé sur son fils dont le nom s'exhalait de toutes les bouches mais on ne fit pas signe de s'éloigner parce que cette douleur ils la partageaient. Elle était leur autant et davantage que s'ils étaient de même sang, les familles n'ayant pas toujours de ces élans du cœur, de ce besoin de prendre part pour mieux aimer.

Se dénouant de son père, Olivier s'approcha et un instant, à travers les larmes qui brouillaient ses yeux et qu'il chassa d'un revers de main agacé, il contempla sa mère, pensant qu'elle était bien belle pour entrer dans la mort. Le sommeil qui ne finirait plus lui rendait une sorte de jeunesse, grâce à l'ossature parfaite du visage sur lequel la peau semblait retendue et si le long nez, qui avait toujours fait son désespoir, était plus apparent que jamais, il revêtait une fierté, une dignité admirables. Les lèvres closes esquissaient l'ombre d'un sourire comme si, derrière des longues paupières un peu fripées, les beaux yeux verts comme l'eau tumultueuse du Verdon contemplaient quelque image plaisante.

Le fils de Sancie se laissa tomber à genoux et, le front appuyé à la soie verte, il permit à son chagrin de le submerger et sanglota sans honte ni retenue : elle était sa mère, il l'adorait et il l'avait rendue malheureuse en se tournant vers le Temple au lieu de prendre femme, de vivre auprès d'elle et de lui donner les petits-enfants qu'elle avait tant désirés...

Renaud, lui, était resté debout. Atterré devant l'intensité de la douleur de ce fils dont il avait souvent pris la réserve un peu distante pour une forme d'indifférence il comprenait qu'il lui fallait dominer la sienne pour venir en aide à celle de cet homme de trente-cinq ans en qui, toujours et malgré tout, il verrait son enfant.

Du fond de ses larmes Olivier demanda :

- Comment est-ce arrivé ?... Une maladie ?

Renaud avança la main et l'appuya sur l'épaule de son fils :

- Non, fit-il d'une voix douce. Une chute. Elle avait appris que la Siméone, la vieille de la Cadière que l'on disait sorcière, se mourait d'un mal si répugnant que personne ne voulait l'approcher. Armée d'un sac de remèdes et d'un flacon d'eau bénite, elle a profité de ce que j'étais allé à Rougon pour y traîner le père Anselme « dans l'espoir, disait-elle, de sauver son âme à défaut de son corps en apportant un peu d'apaisement à son mal ».

- C'est tout elle ! murmura Olivier.

- Oui. Elle y est allée avec Barbette qui refusait de la laisser monter seule, mais la Siméone gardait sans doute assez de forces pour la repousser avec des injures et même des coups. Elles se sont enfuies en courant. C'est alors que le pied de ta mère a glissé, et elle a dévalé la pente raide jusqu'au ruisseau où un rocher lui a brisé les reins. On l'a rapportée mourante…

La voix cassa sur le dernier mot. Sans se retourner Olivier demanda durement :

- Et la vieille ? Elle vit toujours ?

- Ceux du village sont montés là-haut à la nuit. Ils l'ont tuée et ont brûlé sa cabane...

Avec un hochement de tête, Olivier se releva, gardant les yeux fixés sur sa mère mais cette fois sans larmes. Le jour de son entrée au Temple, il avait dû jurer de ne plus jamais « baiser femmes, fille, mère ou sœur », mais tout son être se révoltait à la pensée de se séparer d'elle à jamais sans l'embrasser une dernière fois. Dieu qui lui avait permis de la revoir ne lui refuserait pas Son pardon ! Se penchant, il posa tendrement ses lèvres sur le front, la joue si froide et les mains si belles, retenant le crucifix posé sur sa poitrine. Puis, se retournant brusquement, il s'enfuit vers la chapelle pour s'y effondrer sur les dalles de tout son long et les bras en croix. Seule la prière pouvait l'aider à surmonter la tempête qui le dévastait...

Un long moment plus tard, Hervé le trouva à la même place. Il n'aurait jamais imaginé qu'un jour Courtenay pût lui inspirer de la pitié : c'était un sentiment qui lui allait mal et que, d'ailleurs, son intransigeante fierté n'accepterait pas. Il fallait que le coup eût été rude pour le jeter ainsi, pantelant, devant l'autel de Dieu. Mais cette douleur, il la lui envia, lui dont la mère était morte en lui donnant le jour. Elle se mesurait à l'aune d'un infini d'heures de bonheur et de vie heureuse. Pourtant il fallait l'empêcher de s'y complaire.

Il commença par une brève prière puis, se penchant sur le long corps étendu, il le saisit aux épaules d'une poigne de fer pour l'obliger à se relever :

- Assez pleuré ! fit-il rudement. Tu dois te reprendre : nous avons à faire !

Olivier eut à peine l'air de l'entendre :

- C'était ma mère, Aulnay ! Je l'aimais tant !

- Pourquoi le passé ? Tu ne l'aimes plus ?

- Oh si ! Plus que jamais...

- Et cet amour-là ne te quittera jamais ! Tu as de la chance !

- Peut-être, car il m'a gardé de la femme et continuera à m'en garder. Elle restera la seule que j'aurai aimée.

- Tu oublies Notre Dame, Marie, reine du Temple où tu as voué ta vie. Elle saura adoucir ta peine et tu devrais songer davantage à ton père !

- Tu as raison ! Il va rester seul... avec la charge que nous lui apportons... Dieu me pardonne ! J'avais oublié ce que nous sommes venus faire ici ! Où est le chariot ?

- Dans une espèce de grange où vous gardez la laine des moutons. Elle est aux trois quarts vide et ferme bien avec une clef que le baron Renaud m'a donnée. Naturellement, nous n'y toucherons pas avant la fin des funérailles. Il y a beaucoup trop de monde en ce moment...

La nuit était venue, une de ces belles nuits de printemps qui, sur la Provence, annoncent celles, intenses, de l'été. Les visiteurs du jour rentraient chez eux. Le château se referma sur la dernière garde. Olivier qui avait l'intention de veiller sa mère jusqu'au matin voulut obliger son père à prendre quelque nourriture et aussi un peu de repos.

- Je suis certain que vous n'avez pas dormi depuis l'accident, affirma-t-il. Vous êtes las et il ne faut pas continuer à vous affaiblir. Demain la journée sera dure !

Renaud accepta de partager le repas que l'on prit dans la vaste cuisine, comme pour les retours de chasse, devant l'âtre immense où un mouton rôtissait auprès d'une marmite pansue mijotant un ragoût d'oison fleurant bon les herbes de la montagne. C'était le domaine de Barbette, la femme de Maximin. Elle y régnait sur un univers de pots, de jattes, de terrines, de jambons pendus à la voûte par des crochets de fer à côté de chapelets d'oignons, d'aulx, de petits piments... Elle y faisait aussi régner la terreur dans sa petite escouade de filles de cuisine et d'apprentis, mais jamais un misérable ne passait à portée de sa charité sans recevoir d'elle de quoi apaiser sa faim pour plusieurs jours ; et quand sa « dame Sancie » qu'elle vénérait partait pour l'une de ses tournées charitables dont la dernière lui avait coûté la vie, Barbette savait toujours ce qu'il convenait d'emporter, faisant avec sa maîtresse assaut de générosité et de compassion. Sa mort l'avait bouleversée mais, bien qu'elle ne soit plus de première jeunesse elle non plus, elle secouait son chagrin en l'honneur des invités dont l'estomac et les forces dépendaient d'elle, et dans un château de cette importance il y en avait pas mal ! Aussi les cuisines fonctionnaient-elles comme d'habitude. Davantage encore, car il fallait préparer le repas traditionnellement offert à ceux, grands ou petits, qui allaient venir pour l'enterrement.

Elle fut heureuse, soulagée aussi, de voir Renaud venir prendre sa part du souper, même si c'était moins pour une cuisine qu'elle espérait irrésistible que pour la joie de s'attabler avec son fils. Une vraie bénédiction du Ciel que celui-là fût revenu juste à temps pour soutenir son père dans l'épreuve ! Barbette avait ressenti une pointe d'espérance quand elle avait remarqué sa cotte frappée de l'écu familial et non plus de la rouge croix du Temple qu'elle détestait cordialement depuis que « le petit » avait choisi d'y entrer. Etait-il pensable que l'unique enfant d'une si noble maison la condamne à l'extinction, ses père et mère au chagrin d'être à jamais séparés de lui, de ne jamais tenir leurs petits-enfants dans leurs bras, et la mesnie entière à se savoir vouée à grossir les immenses biens et possessions d'un Ordre qui, selon sa logique à elle, n'avait plus guère de raison d'exister puisqu'ils étaient tous rentrés ayant perdu ce pour quoi ils avaient été créés : défendre et assister les pèlerins sur les chemins de Terre Sainte et protéger le tombeau du Divin Seigneur ! Ces pensées rongeaient la solide Barbette et, un instant, elle avait cru que la bonne Vierge et les saints de sa connaissance à qui elle avait confié le problème venaient de l'exaucer. Hélas, cela n'avait pas duré ! Quand il était venu lui dire bonjour, elle avait voulu se jeter à son cou pour l'embrasser comme elle en avait eu l'habitude jusqu'à ce qu'il s'en aille, mais il l'avait repoussée doucement :

- Tu sais bien, Barbette, qu'un Templier n'a pas le droit de donner un baiser à une femme !

- Un Templier, oui, ça je le sais... mais vous ne l'êtes plus puisque vous n'avez plus votre grande coule blanche et rouge ?

- Oh si, je le suis toujours ! Mais pour des raisons graves que je n'ai pas le droit de t'expliquer, j'ai dû l'ôter afin d'arriver ici le plus discrètement possible...

- Ah !

La déception fut à la mesure de l'espérance et Barbette ne put en retenir l'amertume ressentie :

- Qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous, ces fiers seigneurs au manteau blanc pour que vous ayez abandonné pour eux famille, maison, terres et ce que vous avait donné la bonté de Dieu ?

- Rien, et c'est pour Dieu justement que je vous ai quittés. Pour le servir au soleil des batailles !

- Mais il n'y aura plus de batailles puisqu'il n'y a plus de Terre Sainte ! Alors, en dehors du commerce d'argent, vous allez servir à quoi ?

- A beaucoup de choses. Tu veux un exemple : ces belles églises, ces belles cathédrales que l'on construit un peu partout, c'est l'argent du Temple qui en paie les travaux, les maîtres d'œuvre et les compagnons qui apprennent chez eux l'art de bien faire.

- Vous allez devenir maçon... ou charpentier ? fit-elle, l'œil noir.

- Tu sais bien que non... Mais j'en connais certains et j'admire leur art.

- Vous en connaissez ? D'où ça ?

- Quand il était écuyer de Monseigneur d'Artois, mon père était ami avec Pierre de Montreuil alors qu'il bâtissait la Sainte Chapelle pour le Roi Louis, dans son palais. Il est mort à présent et j'ai rencontré ses fils et petits-fils.

Mais Barbette ne voulait pas rendre les armes :

- Grand bien vous fasse ! D'abord, pourquoi êtes-vous à Paris ? Comme s'il n'y avait pas assez de templeries par ici ! Au moins, on vous verrait de temps en temps !

- Sois tranquille, je reviendrai ! Avec frère Clément quand il rentrera... et s'il veut de moi ! Je ne me sens pas très à mon aise non plus là-haut. C'est comme si... leur soleil n'était pas le nôtre.


Si le baron Renaud accepta de partager le souper de son fils et de frère Hervé qu'il connaissait depuis longtemps parce qu'il était le neveu de son vieil ami Guillain d'Aulnay, il refusa tout net de se retirer dans sa chambre afin d'y prendre un peu de repos tandis qu'Olivier et son camarade veilleraient auprès du corps.

- Tu ne m'empêcheras pas de passer auprès de mon épouse bien-aimée sa dernière nuit sur la terre ! déclara-t-il. Demain je ne pourrais plus voir son visage, toucher sa main...

C'était sans discussion possible. Tout ce qu'Olivier obtint de son père fut qu'il accepte la cathèdre que l'on disposa à la tête du lit de parade, mais il en rejeta les coussins comme trop propices au sommeil. Et il resta là, bien droit contre le dossier, roide, les mains nouées sur un chapelet, sa tête, dont les cheveux blancs faisaient plus brun son teint de « Sarrasin », tournée vers le profil immobile que nimbait la lumière mouvante des cierges...

Au jour levant, le corps de Sancie fut placé dans la bière de chêne blanc confectionnée pour lui et porté à visage découvert dans la chapelle où bientôt se presserait la noblesse des environs, tandis que la salle d'honneur livrée aux serviteurs était préparée pour le repas funèbre. Y prendrait place une assemblée de fantômes uniformément vêtus de noir dont Olivier ne retiendrait aucun visage, même celui de la belle Agnès de Barjols, même si sa mère, jadis, avait pensé qu'il en était épris. Au fond de lui, Olivier savait qu'un instant elle l'avait ému, qu'il s'était cru amoureux, mais ce fut trop fugitif pour qu'il lui accorde l'ombre d'un regret. Laissant son époux Jean d'Esparron sacrifier aux usages, elle ne s'approcha pas de lui que cependant elle avait longuement regardé durant l'office, impressionnée par l'appareil guerrier sous le long manteau blanc que les larges épaules enlevaient si aisément... Et si regret il y eut, ce fut seulement de son fait à elle, que les maternités répétées alourdissaient déjà tandis que le Templier s'auréolait à ses yeux attristés des sublimes couleurs des terres lointaines et de la grande aventure… pendant que son mari, trop ami de grandes frairies et de mangeailles prenait du ventre.

A la fin du silencieux repas où ne parurent jongleurs ni ménestrels mais qui dura parce qu'ils furent nombreux ceux qui tinrent à rendre hommage à la disparue, Olivier put mesurer à quel point sa mère était respectée et aimée. Aux approches du soir et le temps s'étant couvert au point de devenir menaçant, ceux qui n'habitaient pas loin repartirent en hâte ; pour les plus éloignés, le baron fit préparer des logis. La beauté extrême de la région se payait en dangers équivalents quand frappaient les orages. Agnès et Jean d'Esparron furent de ceux-là.

A vrai dire ils auraient pu rentrer, le chemin n'étant guère difficile qui menait à leur fief ; mais, au moment où son époux donnait ses ordres pour le départ, Agnès fut prise d'un malaise qui la fit pâmer. Dans ces conditions il s'imposait de la transporter dans les chambres des dames, ce dont Honorine, un peu remise de l'écrasement où l'avait réduite le choc de la mort de Sancie grâce à certaine liqueur produite par les moines du Thoronet dont elle avait quelque peu abusé, s'acquitta sans perdre un pouce de sa dignité.

Leur présence au château pour cette nuit qu'il aurait voulue vouée au silence et au repos dont tous, ici, avaient grand besoin, déplut à Olivier. Il savait qu'Esparron n'était pas homme à se coucher avec les poules et que lui tenir compagnie serait pour son père, épuisé de douleur, un surcroît de fatigue. D'autant que les trois ou quatre seigneurs qui restaient aussi n'auraient en ce cas aucune raison de s'enfermer chez eux. Il prit Esparron à part :

- Puis-je vous demander, lui dit-il, la grâce de ne point contraindre mon père à vous faire compagnie ce soir ? Son âge et son chagrin l'ont anéanti. Il lui faut du repos !

Ce n'était pas un mauvais bougre que ce baron-là et, du moment qu'il avait ses aises, il n'en demandait pas plus.

- A Dieu ne plaise que je lui sois importun ! fit-il avec un sourire qui fendit en deux son large visage. Il se trouve que je peine à m'endormir si je me couche tôt, ce qui agace mon épouse. Avec votre permission je resterai auprès de ce beau feu pendant un moment... En outre, j'aime jouer aux échecs ! Me tiendrez-vous tête à ce jeu où l'on vous disait jadis d'une belle force ?

- Merci de vous en souvenir, mais un Templier ne joue pas ! Votre beau-frère Bérenger de Barrême reste aussi. Vous pourriez jouer ensemble.

- Pourquoi pas ? Cela ne m'empêchera pas de vous regretter : il n'est pas très bon...

Avec un geste indifférent, Olivier le laissa pour rejoindre Renaud qu'il trouva occupé à donner des ordres à Maximin.

- Venez ! lui dit-il. Je vais vous mener à votre chambre...

- Mais... mes hôtes ?

- Cette question est réglée. Dites à Maximin et à Barbette qu'ils veillent à ce que les flacons ne leur manquent pas et venez vous reposer. Vous en avez grand besoin !

En effet, le vieux visage encore si beau malgré la longue cicatrice qui lui coupait une joue portait les stigmates d'une lassitude infinie.

- Tu crois ?

- Oh, j'en suis sûr ! Je resterai avec vous un petit moment. Nous parlerons d'elle.

- Tu es un bon fils ! fit Renaud ému en prenant le bras qu’on lui offrait. Je veux bien... Cette chambre me semble affreusement vide maintenant ! Veux-tu y rester la nuit ?

- Non, père ! Frère Hervé et moi avons nos oraisons à dire. Nous avons décidé de nous retirer dans la grange à laine afin de nous isoler et de...

- Surveiller votre précieux chargement ? C'est trop naturel dans une demeure pleine de monde. Déjà certains se pose des questions sur ta présence plutôt inhabituelle, un Templier ne quittant son couvent que sur ordres supérieurs et tu es venu de Paris !

- Vous comprenez toujours tout à merveille !

Un moment plus tard, il rejoignait Hervé près du faux cercueil. Le sergent Anicet avait déposé des paillasses et des couvertures pour eux trois. Il s'agissait de prendre un sérieux repos réparateur car, la nuit suivante, ils auraient fort à faire et dormiraient peu : le château serait vide d’étrangers et l'Arche serait portée en secret là où elle serait le mieux cachée. Aulnay et le sergent se couchèrent, mais Olivier sentit qu'en dépit de la fatigue il lui serait impossible de dormir et, sans déranger les autres qui eux ronflaient déjà avec conviction, il sortit dans la cour et se dirigea vers la chapelle.

Il savait qu'on ne la fermait jamais et que la lampe de chœur y veillait jour et nuit. Son intention était d'y prier encore un peu près de sa mère. Une façon de se rapprocher d'elle comme il faisait quand il était petit et qu'il u ait du chagrin. C'était le cas ce soir où la douleur se faisait peut-être plus sourde mais où se joignait une indéfinissable sensation de mal-être, comme si la vie, dont il était loin d'être las cependant, se faisait pesante devant un horizon qui lui paraissait se fermer. Les paroles de Barbette lui revenaient à l'esprit. Elle avait dit : « Il n'y aura plus de batailles puisqu'il n'y a plus de Terre Sainte. Alors à quoi servirez-vous ? » Et, ce soir, il se posait aussi la question. Certes, le Grand Maître Jacques de Molay qui, sans doute, ne retournerait plus à Chypre, ne cessait de réclamer une nouvelle croisade, mais personne ne voulait en entendre parler. Surtout pas le Roi Philippe, habité tout entier par le souci de son royaume appauvri par les deux croisades aussi dispendieuses qu'inutiles de Saint Louis, dont la dernière s'était soldée par la peste devant Tunis, sa mort et celle de son fils Jean-Tristan. L'impassible souverain se souciait davantage des incessantes ruades des riches Flandres matées à Mons-en-Puelle, mais pour combien de temps ? De toute façon c'était là l'affaire du Roi et non du Temple ! L'Angleterre du rude Edouard 1er se tenait tranquille et le Temple qui gérait la fortune de ses rois y possédait d'ailleurs de grands biens. Alors que restait-il pour qui voulait mener le combat de Dieu ? Demander à rejoindre les commanderies d'Aragon ou de Castille dont les Rois tentaient vainement de repousser vers les terres d'Afrique, les guerriers musulmans des rois Almohades ? Ce n'était rien pour qui rêvait de reconquérir Jérusalem et de mettre ses pas dans ceux du Seigneur.

Il allait lentement dans la cour quand une ombre plus dense se détacha de celle des bâtiments et le rejoignit. Il vit à la grande mante noire dont elle s'enveloppait que c'était une femme et il voulut s'écarter mais elle courut à lui :

- Sire Olivier ! M'écoutez un instant, s'il vous plaît.

A sa voix plus qu'à son visage que la nuit lui cachait, il reconnut Agnès et se ferma :

- Que faites-vous ici à cette heure, noble dame ? Votre place n'est-elle pas auprès de votre époux ? dit-il et sa voix dure était tranchante comme lame d’épée.

- Je sais, mais il fallait que je vous parle, ne fût-ce qu'un court moment. Songez que je ne croyais pas vous revoir un jour !

- Fallait-il donc nous revoir ?

- Vous peut-être pas, mais moi, il y a des mois, des années, que j'espère que l'impensable se produise. Et il s’est produit puisque nous sommes là, en face l'un de l'autre et sans témoins !

- Que pourrions-nous avoir à nous dire qui, sans manquer à l'honneur, ait à ce point besoin d'un aparté ? Pour ma part, je ne crois pas qu'il me convienne de l'entendre… Et je vous donne le bonsoir !

- Non ! Attendez encore un peu ! Je veux seulement vous poser une question, rien qu'une…

Les yeux d'Olivier possédaient le privilège de déchiffrer assez bien l'obscurité. A présent, il distinguait le visage de la femme et surtout son regard, trop brillant pour que les larmes en soient absentes.

- Laquelle ?

Il l'entendit prendre une profonde respiration puis elle lâcha :

- Est-ce parce que je me suis mariée que vous êtes entré au Temple ?

C'était donc cela ? Les femmes, décidément, étaient d'étranges animaux avec leur manie de tout ramener à elles.

- Où avez-vous pris cette idée ? J'ai fait profession parce que je le désirais depuis longtemps !

- Allons, Olivier...

- Frère Olivier, s'il vous plaît !

- Non, il ne me plaît pas ! Et si vous avez oublié, moi pas ! Il y a eu le tournoi de Castellane où votre regard me tenait un bien autre discours. J'y pouvais lire alors que vous me trouviez belle et me désiriez. Et moi aussi je vous désirais ! Oh, plus que personne j'ai désiré devenir votre femme ! Mais mon père, sans me prévenir, m'avait déjà engagée à Jean d'Esparron... et je n'ai jamais su pourquoi. Il n'était pas l'aîné, il n'était ni beau ni aussi riche que ses rodomontades le laissaient supposer.

- Madame ; je vous en prie. Cela ne m'intéresse pas !

- Plus maintenant peut-être, mais osez dire, vous qui n'avez pas le droit de mentir, que vous ne m'aimiez pas ? Il ne faisait doute pour personne quand on a su, sitôt l'annonce de mes fiançailles, que vous choisissiez le couvent !

- Le couvent, non ! Le combat de Dieu en Terre Sainte, oui ! Ce n'est pas pareil ! Et vous n'êtes entrée pour rien dans une décision prise des années auparavant. Veuillez me pardonner ma franchise si elle vous paraît brutale !

Il entendit un petit rire déplaisant, grinçant.

- Franchise ? Je ne vous crois pas. Vous m'aimiez comme je vous aimais !

- Vous m'en voyez désolé, mais je ne vous aimais pas. Pas comme vous l'entendez du moins ! Vous étiez... et êtes toujours très belle, se hâta-t-il de corriger en mesurant ce que la phrase pouvait avoir d'offensant pour la vanité d'Agnès. Je ne nie pas que vous ayez troublé mon corps. Pas mon cœur !

- Vous en jureriez ?

- Un Templier ne jure jamais... et ne ment jamais, ainsi que vous le disiez il y a un instant. Pardonnez-moi !

Un silence se fit où Olivier eut l'impression qu'Agnès se repliait sur elle-même comme pour rassembler ses forces avant de frapper. Puis elle siffla :

- Jamais, vous entendez ! Jamais je ne vous pardonnerai ! Soyez maudit !

Elle tourna les talons pour s'enfuir en courant vers le logis seigneurial, le vent de l'orage qui revenait gonflant sa cape comme une voile sinistre. A cet instant, un violent coup de tonnerre éclata cependant que le ciel se zébrait d'un éclair fulgurant. Presque aussitôt le nuage creva au-dessus du château et une véritable trombe d'eau se déversa. Renaud courut se réfugier dans la chapelle comme il en avait eu l'intention avant de rencontrer Agnès et la paix lui revint sitôt qu'il se fut agenouillé près de la dalle couverte de fleurs encore fraîches sous laquelle reposait sa mère. Il y plongea son visage ainsi qu'il le faisait jadis dans les plis de sa robe et écouta se calmer les battements de son cœur...

Lorsque la pluie cessa, il retourna dormir...

Le château se vida le lendemain et Olivier ne revit pas l’épouse de Jean d'Esparron. Laissant à son père le devoir mondain des adieux, il accomplissait dans la chapelle avec Hervé les obligations religieuses rituelles d'une matinée templière, mais ce fut avec un vrai soulagement qu'en sortant il vit que, sous le soleil revenu, Valcroze retournait avec sérénité à ses occupations quotidiennes. Le temps était venu de donner un lieu de repos définitif - du moins on pouvait le supposer - à ce qui était peut-être le plus grand trésor de l'humanité : les Tables de la Loi gravées par le doigt brûlant de Dieu.

Chacun étant conscient de l'importance de ce qui allait suivre, le repas de la méridienne fut silencieux. Seulement après que l'on eut dit les grâces le baron Renaud et Maximin prirent des lanternes à huile et une provision de torches qu'ils répartirent entre Olivier et Hervé. Le premier n'en était pas à sa première descente dans les entrailles du château mais Hervé, lui, se sentait frémir d'impatience au seuil de cet inconnu nouveau qu'il allait découvrir : comme son ami et plus que lui peut-être, il avait le goût des énigmes, du sens caché des choses. Il était attiré par le mystère. Son esprit vif et sa culture lui avaient permis l'accession à certains secrets du Temple, comme sa cryptographie spéciale et l'étrange code de signes particuliers que les sages de l'Ordre avaient conçus afin que les âges à venir pussent les lire au premier coup d'œil. De quelle sorte, par exemple, étaient les caches de telle ou telle commanderie ; comment y accéder et ce qu'elles pouvaient receler. Une connaissance qui n'était pas donnée, bien entendu, à tous les autres. Ceux surtout dont les facultés intellectuelles étaient insuffisamment développées. Aussi piaffait-il littéralement :

- Frère Olivier m'a appris, sire baron, qu'il existe chez vous et sous nos pieds de nombreux et vastes souterrains ?

- C'est exact, mais ce n'est pas sous nos pieds qu'est le plus intéressant.

- Dans la chapelle peut-être ? Il n'est pas rare qu'elle couvre une crypte...

- Il y a un souterrain, en effet, qui rejoint celui qui émerge dans les cuisines et que beaucoup au village connaissent. Ceux qui en ont appris l'existence par leurs pères venus s'y réfugier quand le tocsin annonçait des bandes sarrasines. Leur avantage dans ce cas était les failles dans le rocher permettant l'aération, une nappe d'eau souterraine et la possibilité de rejoindre deux chapelles des environs. Mais ce que je vais vous montrer est le vrai secret du château. Même toi, mon fils, tu ne le connais pas encore. Veuillez me suivre !

Flanqué des trois hommes, il quitta la salle d'honneur et se dirigea vers la vis de pierre de l'escalier, mais au lieu de descendre en direction des caves comme chacun s'y attendait, il se mit à la remonter. Et quand on fut à l'étage, il prit l'étroit couloir sombre sur lequel ouvraient des salles d'habitation, le suivit jusqu'au bout : une porte basse qu'il ouvrit révéla une pièce ronde, assez désordonnée, qui ressemblait à la fois à la « librairie » d'un monastère et à un cabinet d'alchimiste, car au milieu de livres poussiéreux plus ou moins bien rangés sur des planches fixées au mur, il y avait, sur une table de pierre, un assortiment de cornues, de flacons, de pots et, sous le haut capuchon d'une cheminée sans feu, un petit réchaud qui se rouillait doucement.

- Nous sommes ici, dit le baron Renaud, dans ce qui était le cabinet d'alchimie du baron Adhémar de Valcroze, le premier et si remarquable époux de ta mère, Olivier. Ce que tu n'ignores pas et d'ailleurs tu connais cet endroit.

- Je n'ignore pas non plus qu'il s'adonnait à des sciences occultes, qu'il savait se servir des plantes et soigner bien des maux. Pas plus que sa réputation, ajouta-t-il avec un demi-sourire. On disait que, s'il était aussi riche, c’est qu'il savait changer les vils métaux en or. Cela m'amusait en m'émerveillant un peu quand j'étais enfant parce que je n'avais pas le droit d'entrer ici où le père Anselme, notre chapelain, s'essayait à retrouver les secrets du baron Adhémar.

- Il y a vite renoncé bien qu'il vienne parfois consulter ces livres pour lesquels je ne me suis jamais senti d'attirance.

- Veuillez me pardonner, sire Renaud, intervint Hervé qui commençait à farfouiller dans les volumes, mais je vois là des ouvrages d'une grande valeur…

- C'est bien possible. L'intérêt réel de cette salle ne réside ni dans ces vieux livres ni dans ce fatras scientifique. Je dois vous dire d'abord que l'on n'accède à cette tour que par l'étage. Le rez-de-chaussée abrite le fruitier et les réserves de nourriture. Il n'y a aucune communication. En revanche, il y a ceci…

Entrant dans la cheminée après avoir pris un balai qui se trouvait dans un renfoncement, il écarta sur un large passage les cendres qui encombraient le foyer, puis leva un bras, actionna quelque chose que l'on ne vit pas parce que le manteau le cachait et le fond de pierre s'écarta en grinçant horriblement, découvrant un boyau obscur.

- Allumez les torches ! ordonna-t-il et il fut obéi avec un silence et une rapidité qui en disaient long sur l'attente et l'émotion de ses compagnons. Sauf Maximin qui devait être au courant. Ce qui amena un léger reproche d'Olivier :

- Pourquoi ne m'avez-vous jamais montré cette cache, père ?

- Tu étais trop jeune. Ensuite tu t'es fait Templier et nous n'avions pas envie, ta mère et moi, de laisser au Temple le vrai secret de ce château : il était celui du baron Adhémar.

- On dirait que Maximin le connaît, lui ?

- Tu ne dois pas en prendre ombrage. Il l'a connu avant nous. Dans sa jeunesse, le vieux baron de Valcroze lui accordait confiance pleine et entière. Tu n'as rien contre lui ?

- Bien au contraire, et je lui demande excuse si ma question a pu l'offenser.

Le sourire de l'intendant lui montra qu'on ne lui en tenait pas rigueur. Les torches flambaient à présent. Renaud en prit une et pénétra dans le passage, un couloir taillé dans le roc de main d'homme qui, après quelques pas, s'élargissait en une sorte de galerie naturelle creusée sans doute par les eaux durant des millénaires. Et cette galerie était tout le contraire des souterrains habituels. Au lieu de s'enfoncer dans la terre, elle montait. Pas longtemps d'ailleurs. Au bout d'une quinzaine de toises, elle débouchait dans une grotte dont l'aspect arracha un cri de surprise aux deux Templiers : elle contenait un véritable trésor. Assez bizarrement composé : on y voyait des objets et des monnaies de diverses époques : romains, sarrasins et médiévaux, et c'étaient souvent des bijoux ou des pierres non montées.

- Voilà qui est incroyable ! articula Hervé d'Aulnay. D'où tout cela peut-il venir ?

Le baron Renaud expliqua :

- Nous sommes ici près du sommet qui domine le château. Les anciens Romains y avaient élevé jadis un temple à Jupiter, dieu de l'orage, du tonnerre et des éclairs dont cette région est prodigue. Les prêtres qui le desservaient avaient trouvé cette caverne pour y dissimuler leurs richesses. Vous voyez là des marches taillées dans le roc et qui ne mènent nulle part. Elles sont le reste de l'escalier rejoignant les entrailles du temple. C'est le baron Adhémar qui l'a comblé comme, dans ce qui subsistait des ruines, il a fait disparaître l'entrée en la recouvrant de terre et de buissons épineux. Le hasard lui avait permis dans son adolescence de découvrir cette cache et la galerie qui débouchait dans une petite faille à flanc de montagne. C’est lui qui a construit la tour de façon qu'elle dissimule l'entrée du boyau qu'il a lui-même creusé. C'était un homme de grand savoir, de grande curiosité et doué d'une force sinon prodigieuse, du moins dépassant largement la moyenne. Il a donc fait de cette salle son trésor augmenté de certains biens abandonnés par les pillards sarrasins... et dont je ne saurais vous dire comment il se les est procurés. Je dois à sa mémoire silence et retenue... même si ta mère, mon fils, m'a confié quelques détails...

Il se mit alors à toussoter comme si des poussières lui étaient entrées dans la gorge, ce qui coupa court aux questions. Quand il se calma, ses compagnons comprirent qu'il valait mieux changer de sujet et Olivier demanda :

- Frère Clément est-il au fait de cette histoire ?

- Bien entendu. Quand ta mère a quitté Valcroze pour rejoindre à Damiette la reine Marguerite, elle lui a révélé les secrets de la maison avant de lui confier la gestion de ses biens. C'est pourquoi, en toute connaissance de cause, il a fait choix de ce château pour y cacher ce que vous avez apporté...

- Sire, mon père, je comprends mal ! Nous devons placer l'Arche au milieu de richesses dont la provenance est pour certaines sinon suspectes, du moins...

Il chercha un mot qui ne vint pas et ce fut Hervé qui, avec un grand sourire, se chargea de la conclusion :

- Pourquoi ne pas s'en tenir à « suspectes », puisque vos parents ne sont rien d'autre que les héritiers de cet Adhémar qui me semble avoir été, en son temps, fort industrieux ? J'avoue que, moi aussi, je trouve le lieu peu respectueux !

- Aussi n'est-ce pas à cet endroit que l'Arche reposera. Au cas où le château serait investi, ou même, en dépit des précautions prises, le secret de la cheminée et de la galerie découvert, cette salle apparemment sans autre issue suffirait à combler les cupidités. Personne n'irait chercha au-delà…

- Parce qu'il y a un au-delà ?

- Il y en a un et frère Clément ne l'ignore pas. Venez voir !

Suivi de Maximin, il se dirigea vers le fond le plus reculé, le plus obscur de la caverne, en déplaçant des coffres et trois jarres cachetées de cire qui, en apparence, n'avaient pas grand-chose à faire là. Le baron Renaud en soupesa une et sourit :

- Je garde ici quelques vins et liqueurs précieux que je préfère ne pas laisser traîner dans les caves exposées à des convoitises toujours possibles. Nous en avons bu trois en l'honneur de ton adoubement, Olivier. Les autres étaient destinées à ton mariage, à des baptêmes, mais maintenant...

- On ne sait jamais ! dit l'intendant avec, dans la voix, toute la chaleur de l'affection qu'il portait à son maître. En outre, les tessons de celles que nous avons brisées sont bien utiles.

En effet, derrière les grandes poterie de terre ocre, il y avait un tapis de débris rejoignant la paroi rocheuse qui, à cet emplacement, formait une avancée. Se penchant, Maximin repoussa les morceaux d'environ un pied, montrant les étroits rouleaux de fer sur lesquels reposait le morceau de rocher et ceux qui, à côté, en doublaient la surface. Après quoi, lui et le baron poussèrent le pan de pierre qu'ils firent glisser au prix d'un gros effort, mais qui en valait la peine : au-delà il y avait une large ouverture dans laquelle, un peu essoufflé, il s'engagea en levant haut la torche qu'il venait de reprendre. Ceux qui le suivaient découvrirent avec une admiration pleine de respect une grotte vaste comme une cathédrale au fond de laquelle s'ouvrait l'œil vert d'un tout petit lac alimenté par le ruissellement venu d'invisibles hauteurs. Des concrétions calcaires composaient des formes étranges d'une grande beauté. Près du lac où l'on descendait par des degrés naturels très praticables, la roche s'aplatissait en une longue table que Renaud désigna d'un geste :

- Voilà, dit-il, le lieu choisi par frère Clément ! Le baron Adhémar l'a découvert jadis mais, dans les temps reculés il a dû servir de refuge... et peut-être de sanctuaire.

Il désignait de bizarres figures sculptées dans la roche et représentant des chèvres à longues cornes et quelques figurations humaines.

- C'est magnifique ! soupira Olivier cependant qu'Hervé, le premier éblouissement passé, s'intéressait au système de fermeture. A l'intérieur le rocher était muni d'une forte poignée en fer grossièrement forgée, fixée avec solidité, qui, lorsque la « porte » était ouverte, la retenait bloquée contre la muraille. Elle permettait de refermer.

- Absolument incroyable ! émit-il enfin. C'est le travail de qui ?

- Le baron Adhémar naturellement ! C'était, je vous l'ai dit, un homme complexe et d'une intelligence capable d'appréhender bien des choses obscures pour les êtres humains moins versés que lui dans les sciences plus ou moins occultes.

- Il n'y a pas d'autre issue à la salle ? demanda Hervé.

- Pas que je sache, à l'exception du déversoir de la pièce d'eau, répondit Renaud en montrant le trou dans le rocher où coulait le trop-plein. C'est impraticable, mais il alimente le puits du château.

- Eh bien, conclut Olivier, je crois que l'on ne peut rêver meilleur endroit et, de toute façon, si frère Clément l'a choisi c'est une raison plus que suffisante. Avec votre permission, mon père, nous viendrons cette nuit y déposer l'Arche.

Ce ne fut pas une mince affaire en dépit du fait qu'ils étaient quatre hommes forts, plus le baron qui les guidait et les éclairait. Le plus difficile fut de hisser le grand cercueil jusqu'à l'ancien cabinet d'alchimie à cause de la configuration de l'escalier, une belle vis de pierre cependant, mais qui obligea souvent les porteurs à tenir le coffre vertical. Le baron Renaud, sourcils froncés, surveillait la progression en y donnant la main. Enfin le pesant fardeau fut déposé devant la cheminée où l'on s arrêta pour reprendre haleine et éponger les sueurs. Maximin hasarda alors :

- Ce n'était pas possible dans la cour ni au bas du degré, mais ne serait-il pas plus facile d'ouvrir cette boîte et de porter le contenu seul jusqu'à la salle souterraine ? Ce bois est en lui-même très lourd.

- Tu as raison, approuva Renaud qui refermait avec soin la porte de la pièce.

Quelques instants plus tard, l'Arche débarrassée des tissus de laine destinés à lui éviter les chocs éclairait le poussiéreux cabinet de tous ses ors anciens. A sa vue, le baron ne put dissimuler son émotion à la pensée non seulement de ce qu'elle contenait, mais aussi au souvenir de celui qui était allé chercher son contenu jusque dans les entrailles de l'ancien temple de Salomon à Jérusalem et l'avait rapporté en terre de Champagne : frère Adam Pellicorne, le Commandeur de Joigny qui avait pris soin de lui à une heure de grand péril et mené à Paris où sa vie avait commencé... Il s'agenouilla devant elle pour une fervente prière d'accueil, puisque sa demeure en serait désormais la gardienne puis en baisa la base avant de glisser lui-même dans les anneaux prévus à cet effet aux flancs dû reliquaire l'un des longs bâtons de cèdre terminés par des têtes de lion en or qui permettaient de la porter à deux hommes, comme cela allait être le cas, ou à quatre lorsque les chérubins y étaient fixés.

Olivier et Hervé en chargèrent leurs solides épaules dès qu'on lui eut fait passer l'ouverture assez basse de la cheminée, mais ensuite le chemin ne présenta plus de difficultés, tout ayant été laissé ouvert au plus large et, quelques minutes plus tard, le fantastique trésor reposait sur le tapis précieux dont Renaud avait couvert l'antique autel païen.

Un peu plus tard encore, les chérubins débarrassés de leur emballage reprirent leur place dans les encoches de métal et Renaud alluma dans une cassolette de bronze les morceaux d'encens apportés par les Templiers tandis que tous, conscients de la solennité de cet instant, priaient à voix contenues pour que le Seigneur Dieu garde à jamais Son Ecriture à l'écart de l'avidité des hommes...

Afin que les ténèbres n'engloutissent pas trop vite la merveille, deux cierges de cire blanche furent allumés puis en silence, presque sur la pointe des pieds, les cinq hommes se retirèrent. Le rocher reprit sa place, les jarres et les tessons la leur et l'on se retrouva, un peu hagards et le souffle court devant la cheminée où les cendres à leur tour furent de nouveau répandues, supprimant toutes traces de passage.

Restait le faux cercueil et les caisses. Quelques coups de hache les réduisirent en morceaux que l'on fit brûler sur place jusqu'à ce qu'il n'en reste que de nouvelles cendres. On les mélangea soigneusement aux anciennes et, quand Renaud referma la porte, rien ne subsistait de l'étrange coffre amené de si loin, d'autant plus dangereux qu'il était plus sacré. Rien, sinon, pour ceux qui venaient d'accomplir cette tâche, un souvenir qui ne s'effacerait plus.

On avait peiné durement pour en arriver là et la nuit était avancée quand on descendit enfin aux cuisines où Barbette, qui avait veillé en priant sans savoir trop pourquoi, les attendait avec des bolées de vin chaud aux herbes pour les remettre.

On but en silence, debout près de l'âtre, chacun enfermé dans ses pensées. Ce fut Olivier qui parla le premier :

- Avec votre permission, mon père, nous repartirons demain afin de rendre compte.

- Toujours avec le chariot ? émit Anicet que la perspective n'enchantait visiblement pas.

- Jusqu'à la commanderie de Trigance seulement où nous le laisserons avec les chevaux ainsi que l'a prescrit frère Clément. En échange, on te donnera une monture... convenable pour un cavalier. Et nous regagnerons Paris.

- Par le même chemin ? grogna Hervé. L'idée de revoir Richerenques et son commandeur ne me tente guère.

- Nous devrions tous les deux demander pardon à Dieu de ce mauvais sentiment mais... moi non plus. Soyez tranquille ! A Carpentras nous changerons de route pour rejoindre Montélimar par Vaison et Valréas...

Avant d'aller prendre un peu de repos dans la grange aux laines, Olivier accompagna son père jusqu'à la chambre qui avait été celle des époux. L'ancien chevalier de Courtenay semblait bien las tout à coup et son dos, toujours si droit, se courbait sous un poids que le fils devinait sans peine. Et, de fait, il alla s'asseoir avec une lourdeur qu'on ne lui connaissait pas dans le fauteuil d'ébène à haut dossier garni de joyeux coussins verts où Sancie avait aimé s'installer pour filer ou broder avec ses femmes. Renaud demanda :

- Dois-tu vraiment repartir là-bas ? C'est si loin... et j'ai si peur de ne te revoir jamais !

- C'est là que je sers. Je dois y retourner... même si le cœur me manque à vous laisser ici... sans elle !

- Pourquoi frère Clément ne revient-il pas au pays et toi avec lui ? N'est-il plus Précepteur de Provence ?

- Il est aussi Visiteur, ce qui le mène un peu partout... et moi avec lui ! Ne perdez pas courage, père ! Il est possible que je revienne bientôt. Et vous vivrez encore de longues années.

- Sans ta mère bien-aimée, j'en doute ! Elle était ma force et ma joie d'exister. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'aimais ! Depuis le jour où je l'ai connue, je crois... même si j'ai perdu de longues années avant de m'en apercevoir.

- Vous étiez heureux ensemble. Vous en souvenir vous aidera à vivre... et aussi peut-être cette charge que vous venez d'accepter ! Vous êtes désormais le gardien du plus grand trésor du Temple. Grâce à vous et quoi qu'il arrive, il sera sauvé.

- De quoi ? Le sais-tu seulement ? Sais-tu pourquoi nous avons tremblé - elle plus que moi encore ! - depuis que tu as dit ton désir d'entrer au Temple ?

- Vous eussiez préféré me voir prendre femme et vous continuer dans nos descendants. C'est bien normal !

- Non. C'eût été de l’égoïsme et nous aurions accepté ton choix d'un cœur serein si nous n'étions certains qu'en devenant membre de l'Ordre, tu courais à ta perte ! Comme le Temple lui-même d'ailleurs !

Olivier fronça le sourcil, creusant un pli profond à la base du nez :

- Le Temple détruit ? C'est impossible, voyons ! Il s'étend sur l'ensemble de l'Occident, dispose de plus de chevaliers que le Roi lui-même, plus de richesses aussi et d'innombrables place fortifiées !...

- C'est peut-être ce qui causera sa perte. Ecoute à présent ce que ta mère et moi ne t'avons jamais raconté...

Et Renaud retraça pour son fils le dramatique épisode qu'ils avaient vécu, lui et Sancie, auprès des Cornes de Hattin, comment il avait été contraint de livrer la Vraie Croix à Roncelin de Fos, ce que celui-ci en avait fait, l'anathème lancé par l'ermite et ce qui s'en était suivi, mais en taisant ce que la jeune dame de Valcroze avait subi aux mains du malik d'Alep.

- Les temps sont venus, dit-il en conclusion. Le Temple n'étant plus en Terre Sainte n'a plus de raison d'exister et le Roi qui règne sur la France possède un regard immobile dont les paupières ne cillent pas et dont on dit qu'il ne les ferme jamais.

- Pourquoi ne m'avoir jamais raconté celte affreuse histoire ?

- Cela aurait-il changé quelque chose à ta décision ?

- Non. Je ne regrette rien et je suis prêt à me battre jusqu'au bout pour le manteau que je porte parce que j'aime le Temple et même le vénère d'une certaine façon...

Quittant soudain le ton méditatif pour plus de vigueur, il demanda :

- Avez-vous déjà raconté cette histoire à quelqu'un d'autre ?

- Frère Clément l'a entendue avant ton engagement. Je voulais... j'espérais qu'il te découragerait de suivre une voie si dangereuse ! Il s'y est refusé, bien entendu, comme il eût refusé pour lui-même. Peut-être ne m'a-t-il pas cru ?

- Je jurerais qu'il vous a cru si j'avais le droit de jurer. Et même, je me demande s'il ne faut pas chercher dans votre confidence la raison profonde de cette mission que rien, en apparence du moins, ne justifie sinon le désir d'enfouir l'Arche sainte le plus loin possible du domaine royal !

- Que t'a-t-il dit ?

- A peu près ce que je viens de vous répéter, et aussi qu'il ne fait aucun doute pour lui que Philippe le Bel ne nous aime pas. En admettant d'ailleurs qu'il y ait quelques raisons.

- Il t'en a donné ?

- Oui, bien que nous n'ignorions pas grand-chose de ce qui se passe en ce moment. Les relations entre frèreJacques de Molay notre Grand Maître et le Roi ne sont pas des meilleures bien que frère Jacques eût été parrain du prince Louis, l'héritier du royaume quand la chevalerie lui a été conférée. Outre la croisade que notre Maître ne cesse de réclamer, il a refusé au Roi comme au Pape la fusion avec les Hospitaliers que ceux-ci souhaitaient d'autant plus qu'ils se sont lancés à la conquête de l'île de Rhodes afin de s'y établir.

- Ce n'est pas une si mauvaise idée, hasarda le baron. J'ai ouï dire qu'à Chypre les deux ordres rivaux auraient tendance à devenir encombrants…

Olivier eut un geste balayant la remarque avec une certaine forme de dédain :

- C'est leur affaire ! Leur Grand Maître, Foulque de Villaret, se tourne résolument vers la mer et fait construire des galères. Peut-être parce qu'en Occident les biens de l’Hôpital sont beaucoup moins importants que les nôtres. En Méditerranée d'ailleurs nous tenons déjà l'île de Majorca.

Renaud qui observait son fils avec une attention plus aiguë fronça les sourcils :

- Sais-tu ce que le vulgaire reproche le plus au Temple ? C'est son orgueil. On dirait que tu en as une bonne part !

- Nous sommes tous ainsi quand il s'agit de l'Ordre, répondit Olivier qui cependant rougissait. Nous l'aimons trop pour n'en être pas fiers. Nous fondre avec les Hospitaliers ne plairait à aucun de nous.

- Ce n'est pas à moi de juger du bien-fondé de votre politique, mais si c'est là ce qui sépare votre Grand Maître du Roi, c'est assez peu de chose...

- Non. Ce n'est pas tout. La dernière fois que frère Jacques est venu en France il a appris que le Trésorier de Paris frère Jean du Tour avait consenti à Philippe IV un prêt d'argent important. Ce qu'il n'avait pas le droit de faire. Aussi le Roi a-t-il été contraint de rendre ce qu'on lui avait avancé.

- Je croyais que vous aviez en dépôt le trésor royal ?

- Certes, mais le Roi a souvent pour sa politique de grands besoins de finances et nous n'avons pas à en tenir compte. Il nous est au surplus redevable de lui avoir sauvé la vie l'an passé. Il joue assez souvent avec le taux des monnaies et, alors qu'il se promenait dans Paris comme il aime à le faire, une émeute s'est soulevée contre lui. Il aurait peut-être été tué si le Temple ne lui avait ouvert ses portes. Il est resté chez nous deux jours, tel un sanglier acculé par les chasseurs. J'y étais et je l'ai bien vu...

Renaud se leva brusquement et saisit son fils aux épaules :

- Deux jours ? Vous l'avez gardé deux jours ? Votre enclos était-il alors vide de tous ses hommes d'armes ?

- Non, mais...

- Vous êtes fous, ma parole ! Pendant deux jours voir, avez permis au Roi d'apprécier votre force inutile au lieu de le ramener sur-le-champ au palais de la Cité, solidement encadré par vos lances et vos épées ? Un souverain aussi redoutable que lui ? Votre orgueil a trouvé son compte, je pense, au spectacle de son humiliation ?

- N 'était-il pas bon qu'il mesure au plus exactement la puissance de l'Ordre ? Nous ne dépendons pas de lui. Seul, le Pape...

- Fous ! Vraiment fous ! gémit Renaud en se laissant retomber sur son siège, la tête enfouie dans ses mains. Frère Clément a toutes raisons de mettre à l'abri ce que le Temple possède de plus précieux, car vous êtes perdus ! Le vieux gardien de la Vraie Croix voyait juste. Jamais le Roi ne vous pardonnera !

Un peu interloqué d'abord, Olivier s'agenouilla devant son père afin d'écarter ses mains et de chercher son regard :

- Père, je vous supplie, n'attachez pas trop de prix à cette vieille prédiction ! Je ne nie pas que frère Clément agisse pour le mieux en prenant certaines précautions, mais Philippe ne peut rien contre nous. Songez que nous pouvons lever très vite une armée de soixante-dix mille hommes au moins, alors qu'il ne dispose pas du tiers...

- S'il le sait, c'est encore pire ! Je t'en conjure, mon fils, reste ici avec ton ami d'Aulnay ! Vous n'êtes pas à ce point indispensables que votre retour présente une telle urgence. Prenez un peu de temps afin de voir !

- Non, mon père, c'est impossible, vous n'ignorez pas. Nous devons repartir. Frère Clément doit être anxieux de savoir si nous avons mené à bien notre mission. En outre, nous lui sommes chers ! S'il pressentait un danger immédiat, je crois qu'il nous eût indiqué de rejoindre la Maison provinciale du Ruou pour y attendre d'autres ordres ou peut-être même sa venue. Quant à nous, il y va de l'honneur ! Que feriez-vous à ma place ?

Renaud leva sur son fils son regard noir qui semblait tout à coup plus sombre encore mais où montaient des larmes...

- Tu as raison, soupira-t-il. Pardonne-moi ce qui peut te sembler un appel à la désertion ! Ce dont nous sommes l'un et l'autre incapables... Mais je suis vieux et je n'ai plus que toi !

Il se remit debout avec effort et embrassa Olivier :

- Va dormir, à présent ! Je suis fier de t'avoir pour fils...

Dans le courant de la matinée du lendemain, les chevaliers et leur sergent se disposaient à partir tandis que, du perron, le baron Renaud, appuyé sur une canne, observait leurs préparatifs. Anicet avait repris sa place sur le chariot et les deux amis venaient de se remettre en selle quand, du haut de la tour d'entrée, le guetteur annonça qu'une troupe de cavaliers montait vers le château puis, quand il les vit mieux :

- Chevaliers du Temple ! cria-t-il.

Tous s'immobilisèrent. La herse était levée et le vantail ouvert. Un instant le cœur de Renaud battit au rythme d'une espérance : si c'était frère Clément ? Il s'apprêtait à descendre à sa rencontre quand, en rang parfait, deux à deux, les Templiers débouchèrent dans la cour. A leur tête allait leur chef, un commandeur que Renaud et Hervé virent arriver avec un étonnement qui n'était pas exempt d'inquiétude : c'était le Commandeur de Richerenques, Antonin d'Arros. Que venait-il faire à Valcroze ?

- Regarde juste derrière lui ! fit Hervé. N'est-ce pas ce petit serpent d'Huon de Mana ?

Olivier ne répondit pas. Il regardait son père qui, le visage soudain crispé, remontait les marches du perron où il s'immobilisa, blanc de colère parce que, pour lui, le vieux Templier qui s'avançait, le poing à la hanche et un mauvais sourire sur sa bouche fripée ne s'appelait pas Antonin d'Arros...

CHAPITRE III DEUX HAINES

Sans avoir l'air de prêter attention au châtelain quasi pétrifié sur son perron, le nouveau venu dirigeait son cheval vers le chariot et ses gardiens.

- Je me doutais bien de ce que vous tramiez quelque vilenie ! dit-il avec un mépris qui déclencha chez les deux hommes un mouvement parfaitement synchrone de porter la main à leur épée. Votre manège n'a pas fait de moi votre dupe : vous avez volé les biens du Temple au profit de votre famille ! Aussi je vous arrête !

Sous l'acier du heaume, une dangereuse lueur verte s'alluma dans les yeux d'Olivier qui acheva son geste de tirer l'épée :

- Nous n'avons rien volé et vous n'avez pas le droit de nous arrêter ! Nous accomplissons une mission à nous confiée par frère Clément de Salernes, Précepteur de Provence et Visiteur de France...

- ... et votre ami ! Ce qui explique tout !

- Cela n'explique rien et vous en avez menti par la gueule ! Qui êtes-vous d'ailleurs pour oser vous mettre à la traverse des desseins d'un haut dignitaire du Temple ?

- Ne jouez pas les imbéciles ! Vous savez très bien qui je suis, frère, Antonin d'Arros, Commandeur de Richerenques...

- C'est faux ! tonna la voix encore puissante du baron Renaud. Cet homme est le pire ennemi du Temple car - sachez-le tous ! - il a brûlé la Vraie Croix et pour ce crime a été maudit par son gardien. Il ne s'appelle pas Antonin d'Arros mais Roncelin de Fos !

Une double exclamation salua cette affirmation que l'accusé ne releva pas. Au sourire de loup qui fendit en deux son visage décoloré par la vieillesse, on eût même dit qu'il y prenait plaisir et, tournant son cheval face à celui qui l'attaquait, il marcha vers lui lentement :

- Tu as encore de bons yeux pour ton âge, Renaud de Courtenay !

- Tu es plus vieux que moi !

- C'est bien possible mais je ne m'en aperçois pas ! Oui, je suis Roncelin de Fos... Maître Roncelin pour une grande partie de l'Ordre où j'ai plus de puissance que tu ne l'imagines. Ceux qui sont avec moi le savent et me sont dévoués. Aussi, que tu le veuilles ou non, nous allons nous emparer de ton fils et de son compagnon...

Le long grincement de la herse qui se baissait lui coupa la parole. Il se retourna et ricana avec un haussement d'épaules :

- Nous n'aurons que la peine de la rouvrir ! Nous sommes une troupe puissante et bien armée et vous êtes combien ? Une poignée aux ordres d'un vieillard sénile...

- Regarde mieux ! gronda Renaud le bras tendu vers les hourds où chaque ouverture montrait un archer prêt à lâcher sa flèche en position de détente. Cette fois, Roncelin éclata de rire. Sur un signe et avec une incroyable rapidité, quatre de ses hommes foncèrent sur Olivier et Renaud et les renversèrent. En un clin d'œil ils se retrouvèrent maîtrisés avec une dague sur la gorge :

- Tirez ! hurla Olivier fou de rage.

- Ne tirez pas ! cria son père en écho.

Les flèches partirent cependant mais les mains tremblèrent peut-être à ceux qui les envoyaient car aucune n'atteignit son but.

- Bande de maladroits ! rugit Olivier.

Renaud étendit une main en s'approchant de lui :

- Paix, mon fils ! Nous ne sommes pas de taille contre ces gens. Que veux-tu, toi, à la fin ? ajouta-t-il en se tournant vers son ennemi.

- Je te l'ai dit : m'emparer de ces deux-là et les châtier comme ils le méritent. Mais d'abord voir ce que contient au juste ce chariot !

Avec la tranquille impudence de qui se sait le plus fort, il mit pied à terre, rejoignit le véhicule resté au milieu de la cour avec Pons Anicet figé sur son siège. Quelques-uns de ses « chevaliers » avaient déjà pris possession des points stratégiques, comme la forge ou l'armurerie, en y faisant rentrer de force ceux qui y travaillaient. D'autres sortaient l'énorme caisse remplaçant le faux cercueil. En un clin d'œil elle fut ouverte, révélant ce qu'elle contenait : des parpaings enveloppés de laine. D'un geste impérieux le Templier félon fit amener devant lui les deux captifs :

- Etrange, non ? fit-il d'une voix doucereuse. Qu'avez-vous donc fait de ce pauvre frère de Fenestrel que vous révériez tant que vous ne le quittiez de jour ni de nuit ? Je crains fort qu'il n'ait existé que dans la brillante imagination de Clément de Salernes et qu'en fait de cadavre, il devait y avoir là-dedans des objets beaucoup plus précieux. D'ailleurs, ce n'est plus le même coffre. Qu'en avez-vous fait ?

- Que fait-on d'un cercueil ? ironisa Hervé. On l'enterre et c'est ce que nous avons fait... à Gréoux comme nous l'avions dit.

La gifle, assenée au gantelet, entama sa joue et fit couler le sang :

- Vous mentez ! Vous n'êtes jamais allés à Gréoux ! Venez ici, frère Huon, et expliquez à ces deux voleurs ce qu'ils ont fait.

Le jeune homme s'avança en tremblant visiblement et ses yeux fichés en terre ne regardaient personne. Il n'évita cependant pas le crachat que lui envoya Olivier, révulsé de dégoût.

- Ainsi tu n'étais qu'un espion, misérable ? Et la comédie que tu nous as jouée était écrite par ton maître ?

- Je... je n'avais pas le choix... je...

- Ça suffit ! coupa Roncelin. Bien sûr, il m'a obéi ! Quand il vous a faussé compagnie, il a d'abord rejoint Manosque où il a trouvé ce que j'avais envoyé préparer pour lui : une mule solide et une coule de moine grâce auxquelles il a pu vous suivre de loin en laissant sur son passage les marques que j'avais ordonnées. Quand vous êtes arrivés ici il m'a rejoint là où nous nous trouvions car, pour tout vous dire, nous nous sommes mis en route deux jours après vous. C'était suffisant étant donné la lenteur obligatoire de votre allure... A présent, vous allez m'avouer ce que vous transportiez et où vous l'avez mis.

- Il s'agit d'un secret qui ne nous appartient pas, répondit Olivier. Il est celui du Temple et nous sommes protégés par l'ordre que m'a remis frère Clément et le bref papal qui y était joint. Nous ne devons de comptes qu'à lui et à Sa Sainteté Clément V.

- Un bref papal ? Que ne le disiez-vous ? Comme c'est intéressant ! Et peut-on savoir où il est ?

- Dans la poche qui est à l'intérieur de ma cotte d'armes. Dites à vos gens de me lâcher !

- C'est bien inutile. Fouille-le, Huon ! Allons ! Vite !

Visiblement terrifié par la crainte de se faire encore cracher dessus, l'interpellé s'exécuta et n'eut aucune peine à trouver les parchemins qu'il tendit au Commandeur. Cette fois, Olivier se contenta d'un sourire de mépris :

- Un Templier, ça ?

- On peut même se demander s'il y en a un seul vrai dans cette joyeuse bande, renchérit Hervé.

- Ils sont peut-être les seuls vrais du Temple parce qu'ils connaissent la Vérité ! fit Roncelin, sentencieux.

Ce qui lui attira la réponse indignée de Renaud :

- Celle qui renie le Christ, honnit le Crucifix et le foule aux pieds ? Et c'est ça que vous appelez la Vérité ? Ce dont vous avez fait votre diabolique évangile vous mènera à votre perte ! Le malheur est que l'Ordre entier sombrera avec vous...

- Vous m'horripilez avec cette vieille histoire, grinça l'autre et je ferais aussi bien de vous tuer pour n'en entendre plus parler !

- Ne te gêne pas, brigand ! Tue-moi, tu me rendras service. Je pourrai alors rejoindre ma douce épouse sans charger mon âme du mortel péché de suicide !

- La dame de Valcroze est morte ?... Oh, c'est vrai ajouta-t-il en se frappant le front. Frère Huon m'a dit qu'à l'arrivée de vos deux larrons les bannières étaient en berne sur les tours ! A cause de cela, je suppose ?

- Nous l'avons mise au tombeau hier...

- Qu'avez-vous besoin de lui répondre, mon père ! s'écria Olivier. Sommez-le plutôt de se retirer avec ces prétendus chevaliers qui sont en train de s'emparer du château !

En effet, les hommes du soi-disant frère Antonin, profitant de la surprise créée non par leur arrivée mais par leur soudaine attitude agressive, avaient neutralisé sans grande peine les serviteurs et les quelques soldats composant une défense que la paix dont jouissait la région depuis des années justifiait à peine. Certains ayant tenté de résister avaient été tués sans hésiter et leurs cadavres, jetés à bas des murailles, gisaient à présent au milieu de la cour. Dans les liens dont on les avait chargés, Olivier et Hervé ne pouvaient qu'assister impuissants et la rage au cœur. Roncelin de Fos se tourna vers eux :

- Et je ne le rendrai... peut-être que lorsque j'aurai ce que je veux ! Ainsi votre mère vient d'être ensevelie ? Dans la chapelle que voici, je suppose ? Et peut-être en avez-vous profité pour enfouir en même temps et sans doute au même endroit, ce mystérieux chargement que j'imagine fort précieux ?

- Vous imaginez mal, fulmina Olivier, en nous croyant assez vils pour utiliser notre douleur...

- Il faut voir...

- Laissez ma mère reposer, démon ! cria Olivier en le voyant se diriger vers la chapelle, sans qu'il accorde d'ailleurs la moindre attention à sa protestation.

- Calme-toi, je t'en conjure ! souffla Hervé, inquiet de voir son ami, toujours si calme, si froid même, dans un tel état de rage. Cet homme est un monstre et ta colère inutile ajoute à son plaisir...

- Dieu Tout-Puissant, entends-moi ! hurla le fils de Sancie. Empêche ce misérable de profaner nos tombes !

- Il a entendu ! fit en réponse une voix grave...

Au seuil de la chapelle, le père Anselme venait de se dresser, élevant à deux mains une grande hostie dont un rayon de soleil exalta la pure blancheur :

- Vade rétro, Satanas ! tonna-t-il. Arrière, fils d'iniquité ! Démon incarné ! Tu ne souilleras pas ce lieu saint de ta personne infâme !

Bien que de taille moyenne, il paraissait soudain immense, le bon père Anselme, et tous le virent avec une sorte de terreur sacrée comme s'il était soudain revêtu de la majesté divine. Un murmure passa sur ceux qui étaient dans la cour et Roncelin de Fos l'entendit. Il sut à sa densité que ses hommes eux-mêmes l'avaient émis et qu'en ce cas il valait peut-être mieux éviter d'aller trop loin. Et rester prudent.

Il recula, grimaçant un vague sourire :

- Qui parle de souiller, mon père ? Je ne voulais que visiter cette chapelle...

- Je ne pense pas qu'elle soit d'un grand intérêt pour toi ! Au nom du Seigneur que voici, sache qu'elle abrite seulement les dépouilles mortelles des maîtres de ces lieux ! A présent libère les gens que tu détiens au mépris de tout droit ! Ils sont ici chez eux...

- Souffrez que je m'attarde encore un peu. J'ai à leur parler.

Roncelin s'inclina profondément, puis rejoignit ses hommes auxquels, du geste, il ordonna de faire rentrer les trois captifs. Lui-même voulut prendre le baron par le bras mais celui-ci se dégagea avec dégoût...

- Que veux-tu encore ?

- Toujours la même chose : savoir où est le contenu du chariot. En outre... il se trouve que j'ai faim et mes chevaliers aussi. Nous allons voir ce que vaut ton hospitalité...

On ramena les prisonniers dans la grande salle où « frère Antonin » prit ses aises sous leur regard outré. Indigné et incrédule en face des visages fermés, menaçants qui ne pouvaient appartenir à des Templiers, à des frères autrement dit, et même si Olivier n'ignorait plus rien de celui que son père, non sans raison, considérait comme son mortel ennemi, il ne parvenait pas à comprendre par quelle magie satanique cet homme que l'âge aurait dû tourner vers Dieu et rendre raisonnable avait pu détourner la totalité de sa commanderie de ce qui faisait l'honneur du Temple : les pures règles de chevalerie, l'extrême courtoisie, la protection des faibles et le souci constant de plaire à Dieu, à Son Divin Fils et à Notre-Dame. Ces hommes avaient la mine de brigands, se comportaient comme tels et voir le grand manteau blanc frappé de la croix rouge s'étaler sur de telles épaules lui donnait envie de vomir...

Le château lui-même manifestait à sa manière sa réprobation. Ainsi il fut impossible de mettre la main sur Barbette ni aucun de ceux de la cuisine, servantes ou marmitons. Tous avaient disparu. Les feux étaient éteints. Il n'y avait que la vieille Honorine. Assise dans l'âtre dont les cendres maculaient le bas de sa robe noire, un chapelet entre ses doigts déformés par les rhumatismes, elle priait et pleurait en silence, les yeux dans le vague. On la tira de là et on la mit dehors.

- Elles ont eu peur et doivent se cacher quelque pari, chuchota Maximin dont l'œil glissant sous les paupières voyait les choses sans avoir l'air de regarder. Il n'est pas d'usage que des hommes de Dieu, des chevaliers se conduisent ainsi...

- Qui es-tu, toi ? interrogea Roncelin.

- Un intendant, dit Renaud.

- Eh bien, il doit savoir où tout pose... Jambons, pain et fromage nous suffiront. Qu'il les apporte ici et donne les clefs du cellier à frère Gontrand ! Il s'y entend à choisir le bon vin ! En même temps il verra s'il n'y a rien de particulier dans les caves !

Il fallut bien en passer par là. Les « Templiers » bâfrèrent à tour de rôle sous l'œil de leur chef installé dans le siège seigneurial au bout de la longue table hâtivement préparée. Assis à l'écart près de la cheminée sans feu, le baron évitait de regarder son fils et ses deux compagnons que l'on avait liés à des piliers. A un moment, Roncelin ordonna à « frère Huon » d'aller leur porter à manger et à boire mais Olivier le cloua sur place :

- Ne bougez ! Nous ne voulons rien ! On ne partage pas le pain et le sel avec des malandrins !

- Vous avez tort, sire Olivier ! Vous allez avoir besoin de forces, vous et vos compagnons...

- Dieu y pourvoira !

- A votre gré ! Holà, l'intendant ! Je sens un peu de frais et cette cheminée devrait être allumée ! Fais-nous donc une bonne flambée. Cela réchauffera tout le monde !

- Voilà qui ne présage rien de bon, fit Hervé entre ses dents. Ce grand besoin de chaleur ne me dit rien qui vaille !

- A moi non plus, mais avec l'aide de Dieu tout est possible...

Cependant la voix de Renaud s'élevait, cinglante, si chargée de haine qu'Olivier hésita à le reconnaître :

- Tu es devenu bien frileux, Roncelin de Fos ! Sans doute veux-tu t'habituer au feu de l'enfer qui t'attend mais qui n'attendra plus longtemps ! Tu n'es qu'un vieillard chenu et le jour est proche du Jugement qui te condamnera !

- N'en sois pas si sûr ! Le Seigneur traitera avec moi de puissance à puissance. Tu ne sais rien de celle que j'ai acquise au cours des ans...

- Non, et je ne tiens pas à savoir. Est-ce que cela t'aide à dormir la nuit, à ne plus entendre la voix terrible qui t'a maudit ?

Devenu blême, Roncelin repoussa son siège qui s'abattit sous lui et faillit se jeter sur Renaud, mais il s'arrêta net et haussa les épaules :

- Attachez-le lui aussi ! ordonna-t-il, et quelques secondes plus tard, le baron était lié solidement à sa cathèdre.

Il n'opposa aucune résistance. A quoi bon ? Les mesures de son ennemi étaient prises et les hommes du château aux mains de ces gens dont, à cause des relations toujours courtoises entretenues avec leurs maisons d'alentour, on ne s'était pas méfié. Il fixait le feu qui flambait dans la cheminée en se demandant lequel des captifs en aurait la primeur. Lui-même pour faire parler Olivier, ou Olivier pour obliger le père à dévoiler la cachette ? Et le vieil homme pria intensément pour qu'on le supplicie lui. Il était si près d'une fin - qu'il désirait d'ailleurs ! -, et Olivier, dans la pleine force de la trentaine, devait avoir l'âme suffisamment trempée pour accepter de le voir souffrir. Mais si c'était Olivier que l'on torturait, Renaud craignait fort de n'avoir pas la force d'assister sans broncher à son supplice. Il était son fils, celui de Sancie, la chair de leurs chairs unies et tout ce qui lui restait à aimer. Alors il pria avec ferveur pour que Dieu lui fasse la grâce de l'appeler à Lui en brisant son cœur avant que ne vienne l'épreuve...

Curieusement, Roncelin ne semblait pas pressé d'y recourir. A demi couché dans le fauteuil seigneurial, il l'avait tourné vers le feu et s'y chauffait, les yeux mi-clos comme un matou repu. Il était seul à présent, ses hommes ayant reçu mission de fouiller le château de fond en comble. L'on pouvait entendre l'écho de leurs fracas et Renaud sentit la douleur l'envahir à nouveau. Non qu'il fût attaché aux biens terrestres, mais Sancie aimait cette demeure. Elle lui avait donné tant de soins, d'amour même pour que les siens s'y sentent bien ! Qu'en resterai-t-il après le passage de ces vandales ? Des larmes glissèrent alors sur sa figure parce qu'il avait l'impression que Sancie mourait une seconde fois...

Cela dura longtemps. Jusqu'à ce que reviennent les fouilleurs visiblement bredouilles.

- Nous n'avons rien trouvé dit celui qui avait l'air d'être le bras droit de Roncelin, un certain frère Didier, mais tout espoir n'est pas perdu : nous avons découvert l'entrée de grands souterrains que l'on est en train d'explorer...

- Oh, je ne perds pas espoir ! Continuez les recherches, mais pas trop longtemps. Inutile de fatiguer nos frères plus qu'il ne faut quand nous avons ici des guides que je ne désespère pas de convaincre d'apporter leur aide à notre entreprise.

- Vous devriez venir voir vous-même, mon frère ! Votre expérience...

- Serait précieuse, je le sais, mais je sais aussi que l'humidité souterraine est néfaste à mes articulations et que je les dois préserver au mieux afin qu'elles puissent servir mon esprit le plus longtemps possible pour la plus grande gloire de notre cause !

- Alors que ne donnez-vous l'ordre de faire parler ceux-là ? On gagnerait du temps et de la peine aussi pour nos frères. Ces souterrains semblent fort complexes et s'étendent peut-être loin !

- Rien ne presse ! Nous avons le temps et quelque chose me souffle que ceux-là, comme vous dites, ne sont pas prêts à se montrer conciliants !

- Et quand le seront-ils ?

Olivier résista à la tentation de lancer un « Jamais ! » aussi provocant que vain, voire nuisible puisqu'il pouvait exciter la fureur de ces gens et les pousser à quelque rapide extrémité. Il se contint donc, attendant ce qu'allait dire ce « Maître Roncelin » dont il ne voyait pas d'où il pouvait tenir sa maîtrise et qui, pour lui, n'était rien de plus qu'un malfaiteur.

- Peut-être demain ! Il me semble qu'une bonne nuit de réflexion pourrait les inciter à plus de sagesse.

- On ne nous met pas à rôtir ? chuchota Hervé. Quelle grandeur d'âme !

- Je n'appellerai pas cela comme ça..., répondit Olivier inquiet pour son père dont il voyait bien que les cordes gênaient la respiration.

Ce qui suivit fut pénible et le confirma dans la conviction que ces gens n'étaient pas de vrais Templiers car, la nuit venant, ils recommencèrent à s'empiffrer. Cette fois sans offrir quoi que ce soit à leurs prisonniers mais, surtout, sans dire aucune des prières dont la Règle faisait obligation aux frères de l'Ordre de jalonner leur journée. On n'alla pas à la chapelle - dans laquelle d'ailleurs le père Anselme s'était barricadé afin d'empêcher toute tentative sacrilège -, on ne dit aucun des nombreux Pater noster d'obligations, pas le plus petit Ave Maria et pas même le moindre Benedicite avant de se jeter sur la nourriture. Olivier cette fois n'y put tenir :

- Honte à vous qui oubliez l'essentiel des Egards ! Pensez-vous qu'en oubliant Dieu, cela L'incitera à oublier aussi ?

- Nous rendons à Dieu ce que nous devons Lui rendre, fit Roncelin d'un ton rogue, et ce n'est pas à vous de nous morigéner. Songez plutôt à votre sort prochain. Etes-vous prêts à parler ?

- Nous n'avons rien à vous dire !

- Alors, faites comme moi. Patientez ! Quand vous serez disposés à révéler l'endroit où vous avez caché le coffre nous vous délierons....

- Pour quoi faire ? fit Hervé. Si nous vous donnons ce que vous voulez, vous nous tuerez ensuite pour que le Grand Maître n'apprenne jamais votre forfait. Vous le paieriez trop cher, n'est-ce pas ?

Roncelin ne répondit pas. Il acheva son repas, ordonna les tours de garde, fit rajouter des bûches dans la cheminée et, sans plus s'occuper de ses prisonniers, s'installa aussi commodément qu'il pût dans sa cathèdre dans l'intention visible de dormir un peu.

La voix d'Olivier s'éleva de nouveau :

- Prions, mes frères !

Et il entama l'office de complies, qui est la dernière des heures canoniales et se chante le soir, avant le repos. Soutenue par celles de ses compagnons, sa voix s'éleva ample, puissante et chaude, rompue, cela se sentait, aux graves sonorités de l'admirable plain-chant grégorien qui se suffit à lui-même, ne requérant l'assistance d'aucun instrument de musique. Renaud l'écoutait avec des larmes dans les yeux, mais Roncelin à l'évidence n'y trouva aucun plaisir :

- Taisez-vous si vous ne voulez pas que l'on vous bâillonne ! cria-t-il. Je veux reposer !

Olivier obéit mais ce fut pour entamer à voix basse, relayé par Hervé et le sergent, une longue série de prières, créant ainsi une sorte de léger bourdonnement qui endormit peu à peu leur ennemi. Ses ronflements prirent une ampleur qui permit à ses victimes de s'entretenir sans l'éveiller :

- Je n'arrive pas à desserrer mes liens, émit Hervé. Ils sont trop serrés et si je bouge je les serre davantage...

- C'est pareil pour moi, fit le sergent Anicet. J'enrage d'autant plus que j'ai un couteau dans ma tunique mais je ne peux pas l'atteindre.

- Ce que je voudrais savoir, dit à son tour Olivier, c'est ce qu'ils ont fait de Maximin ! On ne l'a pas revu ce soir et ils se sont servis eux-mêmes.

Seul le baron se tut, mais il était trop à l'écart des trois autres et il eût fallu parler plus haut. Très droit dans son siège où le maintenaient ses liens, il semblait absent, ce qui inquiéta Olivier : au cours de cette nuit interminable où ils souffrirent de faim, de soif, de lassitude et de la morsure des cordes, il avait pu voir retomber peu à peu la tête du vieil homme. Mais quand le coq poussa son cri dans la basse-cour annonçant un jour qui allait être plus que douloureux, il espéra vaguement que la mort était passée, lui évitant ainsi d'horribles souffrances physiques et morales. Hélas quand son bourreau qui avait peut-être eu la même pensée vint le secouer, Renaud releva la tête et ne la baissa plus... Rien ne lui serait donc épargné.

Autour d'eux le château s'éveilla mais pas comme d'habitude. Pas de bruits de forge, pas d'appels de servantes, et pas même de cris d'animaux - mais le cliquetis des armes, le grincement de la poulie du puits où l'on tirait l'eau. Des voix d'hommes aussi répondant des diverses parties des bâtiments à leur maître qui, du perron, les interrogeait d'une voix forte. Le soleil se levait. On ranima le feu de la Grande Salle. On apporta d'autres nourritures. Les hommes mangèrent, burent, puis Roncelin s'approcha de ses captifs qu'il regarda l'un après l'autre avec son mauvais sourire :

- Toujours décidés à garder le silence, mes bons frères ?

- Toujours ! grogna Hervé. Et que le Diable vous étripe !

- Il n'en est pas à sa première malédiction, remarqua Olivier en haussant les épaules. Cela n'a pas l'air de le gêner beaucoup.

- Un vieux fou et un jeune présomptueux, est-ce que ça compte ? Voyons plutôt par qui nous allons commencer... Honneur à l'âge, peut-être ? On dirait, mon cher baron, que vous avez là un fils affectueux ? Il serait intéressant d'observer jusqu'à quel point il supportera de vous voir souffrir !

Olivier frémit en voyant les préparatifs auxquels livraient les sbires de Roncelin. Des cuisines ils apportèrent le grilloir sur pied que l'on disposait dans l'âtre au-dessus des braises pour rôtir les petites pièces de viande. L'horreur que cela laissait prévoir submergea Olivier. Il se tordit dans les liens qui tétanisaient ses muscles, hurlant de toute sa voix :

- Vous n'allez pas faire ça ? Espèce de...

- Allons, allons ! Où est la courtoisie si chère au Temple et que tant vous prônez, mon frère ? Mais si ! A moins que vous ne parliez, je vais faire rôtir votre père sous vos yeux après l'avoir oint de votre meilleure huile d'olive...

- Ne l'écoute pas, mon fils ! Ferme tes oreilles et ferme les yeux ! Je suis vieux et mon cœur ne supportera pas très longtemps la souffrance... Même si le chemin est affreux, je suis heureux d'aller rejoindre ta mère !

- Ça suffit, le discours ! Allez ! Vous autres, emparez-vous du baron et déshabillez-le !

Or personne ne bougea. Peut-être à cause de la tâche ignoble que l'on ordonnait aux hommes présents - dont un seul, d'ailleurs, frère Didier, était chevalier, le reste appartenant à la catégorie de ceux qui servaient l'Ordre, un sergent et deux turcopoles impassibles et basanés. Une faible lueur d'espoir s'alluma chez Olivier. Ce fut à Didier qu'il s'adressa :

- Vous qui portez cette croix rouge que je porte aussi, allez-vous accepter de vous déshonorer devant Dieu qui vous voit et vous demandera compte un jour ?

Didier hésitait, détournait les yeux, mais ce ne fut qu'un instant :

- Sortez, mon frère, si vous ne vous sentez pas dispos. Et allez rejoindre les autres, gronda Roncelin. Ceux-ci me suffisent.

Le Templier sortit en courant. On délia Renaud et on lui ôta ses vêtements avant de l'attacher de nouveau tandis que l'un des Noirs attisait le feu et qu'un second s'approchait avec une fiole d'huile. L'estomac vide d'Olivier se tordit en une pénible nausée qu'il surmonta avant de hurler à lui arracher poumons et cordes vocales :

- A l'aide, Dieu Tout-Puissant ! A l'aide !

En écho lui répondirent le fracas des armes, le hennissement des chevaux, des cris aussi. Roncelin s'élança vers la porte et la reçut en pleine figure, ce qui le jeta à terre, cependant qu'un grand Templier armé de pied en cap, le heaume en tête et l'épée à la main, pénétrait dans la salle, immédiatement suivi de plusieurs chevaliers. Il ne lui fallut qu'un regard pour comprendre ce qui se passait. De la pointe de son arme, il désigna Roncelin que le choc avait étourdi et qui n'était pas encore relevé. Sa voix froide ordonna :

- Aux fers celui-là ! Les autres, tuez-les !

Ce fut exécuté en un clin d'œil. Cependant, Olivier, qui, de soulagement, manquait s'évanouir, exhalait :

- Frère Clément ! Dieu vous bénisse !

- Comment êtes-vous là ? émit Hervé.

- Chaque chose en son temps ! répondit brièvement celui-ci.

Il alla droit à Renaud, de sa dague trancha ses liens avant d'envelopper sa nudité de son grand manteau blanc et de le faire asseoir avec une infinie sollicitude. Pendant ce temps ses chevaliers délivraient les captifs. De fatigue et d'émotion, Anicet perdit connaissance, mais Hervé et Olivier bien qu'épuisés s'ébrouèrent en frictionnant leurs membres gourds et endoloris ; puis, tandis qu'Hervé se jetait sur les victuailles abandonnées au milieu de la table pour avaler de l'eau à la cruche et mordre dans un morceau de pain avec un visible bonheur, Olivier s'agenouilla auprès de son père et prit sa main. Elle était glacée. Tout son corps tremblait, réaction normale après la tension nerveuse que venait de subir le vieil homme. Son visage était blême et les ailes de son nez pincées, mais il n'était pas évanoui et accepta avec gratitude le verre de vin que frère Clément lui apportait. Il retrouva même une ombre de sourire pour lui dire :

- J'ai toujours cru aux miracles sans oser espérer en être un jour l'objet, mais vous êtes en vous-même un vrai prodige, mon ami ! Comment vous remercier ?

- En vous remettant, et le plus tôt possible.

- J'essaierai ! Comment êtes-vous là ? C'est à peine croyable ! Vous avez été prévenu ?

- Oui. J'arrivais à Trigance quand votre Barbette y est parvenue à la nuit close. Elle venait avertir le Commandeur frère Valérien de Rians de ce qui se passait ici... Nous l'avons ramenée avec nous. D'ailleurs la voilà !

Sortant de la cuisine comme si elle ne l'avait jamais quittée, Barbette, à la tête des jeunes servantes reparues elles aussi, faisait dans la salle une entrée tonitruante, prenant les saints du Paradis à témoin des dégâts causés par l'envahisseur et distribuant des ordres entre deux invocations. Tandis que les filles se faisaient un devoir de tout remettre en ordre, elle vint baiser la main de son maître :

- Sire Renaud ! Dans quel état ils vous ont mis, ces mauvais !

Ayant dit et sans attendre de réponse, elle repartit dans sa cuisine qui se mit à résonner de l'activité intense qu'elle y déployait, en clamant que dans une heure le repas serait prêt. Elle y avait entraîné le sergent Anicet, encore un peu flageolant sur ses jambes. Pendant ce temps frère Clément, retourné dans la cour, allait voir où étaient frère Valérien et ses Templiers. En dépit de ses protestations, Roncelin de Fos, dûment enchaîné ainsi que frère Didier et le jeune Huon de Mana, attendaient, dans le chariot débarrassé de ses caisses, d'être conduit aux prisons de Trigance... Ceux qui l'avaient soutenu dans son opération de brigandage s'étaient rendus presque sans combat, mais non sans avoir eu à subir quelques horions par les gens du château qu'ils avaient terrorisés et maltraités durant ces dramatiques vingt-quatre heures. Eux aussi rejoindraient Trigance avant d'être ramenés à la forteresse provinciale du Ruou-Lorgues où une longue pénitence les attendait.

Valérien de Rians et ses Templiers auxquels frère Clément avait joint un fort contingent pris en passant dans sa baillie du Ruou ne s'attardèrent pas au-delà du temps nécessaire pour prendre quelque nourriture et des rafraîchissements. Ils repartirent avec les prisonniers que le baron Renaud regarda s'éloigner avec plus de colère que de soulagement :

- Je ne retrouverai la paix de l'âme que lorsque ce Roncelin sera mort ! Pourquoi, frère Clément, ne me laissez-vous pas l'affronter en combat singulier jusqu'à ce que Dieu juge ?

- Vous savez bien qu'un Templier ne se bat pas en duel ! Et puis, mon ami, ajouta-t-il avec un demi-sourire, considérez votre âge à l'un comme à l'autre !

- La haine donne des forces !

- C'est aussi valable pour lui. En outre, je redouterais pour le loyal chevalier que vous êtes les tours de messire Satan dont je ne suis pas certain que cet homme ne soit le suppôt !

- J'ai parlé de Dieu, frère Clément, et vous m'opposez le Diable ? Croyez-vous que le Seigneur ne me donnerait pas l'énergie nécessaire pour vaincre ?

- Les voies du Seigneur sont impénétrables, mon ami... et je préfère éviter les risques inutiles. Soyez assuré qu'il sera jugé avec la dernière sévérité et châtié comme il le mérite. Rentrons à présent, nous avons à converser !

Valcroze sortait de son cauchemar et retrouvait avec bonheur les humbles travaux de la vie quotidienne. On enterra les morts, on rendit grâces et l'on se remit à l'ouvrage comme de tous temps on l'avait fait après un siège ou une quelconque alerte. Pour les gens de la terre les heures sont comptées et l'on se dépêche de réparer les dégâts... Dans le château, ils étaient importants, les gens du faux Antonin d'Arros s'y étant livrés à une fouille frénétique, sans d'ailleurs chercher à voler, mais renversant sans hésiter les meubles avec leur contenu, arrachant les tentures pour découvrir d'éventuels passages menant à ce qu'ils voulaient trouver.

- Ma mère en pleurerait ! remarqua Olivier.

- Non, corrigea son père. Elle serait furieuse, mais remercierait d'abord Dieu d'avoir sauvé ceux qu'elle aimait...

Le laboratoire du baron Adhémar n'avait pas échappé aux vandales. On avait brisé les cornues, arraché les rayonnages des murs pour voir ce qu'il y avait dessous. Seule la cheminée était restée inviolée, ainsi que l'attestaient les cendres intactes. Frère Clément les considéra un instant, bras croisés, une main tourmentant sa courte barbe que le temps argentait :

- Vous avez réussi ? demanda-t-il seulement.

- Oui, lui répondit Renaud. Tout est en ordre et les cendres que vous voyez ici sont celles du faux cercueil.

- Laissez-les vieillir tranquillement, alors. Quant à cet endroit, si je peux vous donner un conseil, rendez-lui un semblant d'ordre sans trop toucher à la poussière. A moins que ne souhaitiez vous adonner au... grand art ?

- Oh non ! L'alchimie n'est pas mon fait…

- Dans ce cas, plus il aura l'air abandonné et mieux ce sera...

- On peut condamner la porte, si vous le souhaitez ?

- Non. Condamnée ou murée, elle pourrait intriguer. Ouvrant sur une sorte de débarras, elle paraîtra anodine.

- Comme vous voudrez ! Et si vous me disiez maintenant comment vous êtes arrivé au pays à point nommé pour nous sauver...

Cela tenait en peu de mots. Quinze jours environ après le départ des deux chevaliers et du sergent, un vieil homme visiblement à bout de souffle était tombé aux pieds de frère Clément, de lassitude plus que de respect, encore que celui-là existât réellement ; mais l'homme avait parcouru une longue route pour venir lui porter sa plainte. Lui seul, selon l'homme, pouvait mettre fin aux rapines et exactions dont se rendaient trop souvent coupables les Templiers de Richerenques depuis que le frère Antonin d'Arros y commandait. Simple seigneur des environs, on lui avait arraché ses biens et pris en otage son petit-fils pour l'enrôler de force. Celui-ci avait pu s'échapper de la prison où on l'avait enfermé, bénéficiant du dévouement d'un serviteur qui avait trouvé de l'aide au sein de la Templerie auprès d'un frère qui réprouvait la façon dont on y vivait.

- Ce vieil homme s'appelait Paul de Mana et...

- De Mana ? coupa Hervé d'Aulnay. C'est le nom du petit serpent que nous devions conduire à Gréoux et qui, en vue de la forteresse, nous a faussé compagnie... mais pour mieux nous suivre et renseigner ensuite ce démon...

- Pardonnez-lui ! Sans doute ne pouvait-il agir autrement qu'en obéissant point par point à ce qu'on lui ordonnait. Il croyait son grand-père toujours captif de « frère Antonin »... Quoi qu'il en soit, cette histoire m'a jeté sur vos traces. Richerenques faisant partie des haltes prévues de votre voyage, il fallait m'assurer qu'on ne vous aurait pas retenus là-bas ou fait subir quelque dommage. Et au besoin vous tirer de ce piège. J'étais plein du regret de vous avoir envoyés, à trois seulement, convoyer les plus précieux trésors du Temple dont peu de nos frères ont connu l'existence...

- C'eût été la révéler à beaucoup plus de monde, remarqua Olivier. Le petit état où nous voyagions convenait parfaitement à ce que nous étions censés escorter : le corps d'un de nos frères, modeste homme de science, auquel l'amitié du Pape accordait le privilège de rentrer au pays pour son repos éternel. Sans cet arrêt malencontreux tout aurait marché à merveille. Vous avez pris beaucoup de monde avec vous, frère Clément, pour vous porter à notre aide ! Cela ne risque-t-il pas...

- Rien du tout ! En quittant Paris nous n'étions que quatre : deux chevaliers, deux écuyers. A Richerenques ou je n'ai plus trouvé que la moitié de la garnison, j'ai compris que mes craintes se justifiaient, en particulier quand le frère qui a sauvé Paul de Mana m'a appris dans quelles conditions s'était effectué votre passage, la mission dont on vous avait chargés au mépris de nos règles et surtout le départ sur vos talons de « frère Antonin ». J'ai redouté le pire et le pire a bien failli se produire. La puissante troupe que vous avez vue, je l'ai prise en partie à Gréoux d'où j'ai envoyé un messager au Ruou, avec ordre d'expédier du monde à Trigance et la quasi-totalité de ma vieille commanderie. Personne n'a pu avoir seulement le moindre doute sur la réalité de ce que vous transportiez. Et quand, peu après notre venue à Trigance, votre Barbette est accourue, nous avons pu juger de ce qu'était au juste le danger que vous couriez. Nous avons pris les dispositions nécessaires. Je dois d'ailleurs rendre hommage à son courage et à son intelligence.

- Elle a réussi à fuir avant que la herse soit baissée ? interrogea le baron.

- Oui, mais auparavant, comprenant que le château une fois refermé, il faudrait en faire le siège pour en venir à bout, elle avait pris soin avant de partir de cacher ses jeunes servantes avec des jarres d'huile dont, au cours de la nuit, elles ont répandu le contenu sur les rouages de la herse et les gonds de la porte que l'ennemi, trop sûr de lui, n'avait pas jugé utile de faire garder.

- Et Maximin, où était-il passé ? Barbette n'a pas pu s'entendre avec lui puisqu'il ne m'a pas quitté durant ce que l'on peut appeler l'attaque et la mise hors-service de mes gens.

- Une des filles est parvenue à l'appeler et à lui donner les recommandations de sa femme. Il les a donc rejointes dans leur cachette et c'est lui qui a levé la herse et ouvert la porte... Voilà ! C'est aussi simple que cela...

- Vous n'avez pas songé aux souterrains ? Vous les connaissez bien pourtant ?

- Oui, mais l'entrée, côté château, n'est pas très difficile à trouver et la lutte dans ces galeries obscures eût été hasardeuse. Il me fallait arriver en force...

- Nous ne vous en remercierons jamais assez, mon ami ! Quant à Barbette et à Maximin, je vais les coucher sur mon testament et en faire mes héritiers de Valcroze pour la raison qu'après ma mort le domaine ira naturellement au Temple, mon fils ayant dû faire abandon de son héritage en y entrant. J'espère que vous ne m'en voudrez pas de le soustraire à l'Ordre ?

- Bien au contraire ! En cas du... malheur que je redoute de plus en plus, je préfère que Valcroze ne soit pas compté dans nos biens. C'est, vous le savez, une des raisons pour lesquelles j'en ai fait choix afin de soustraire l'Arche à l'Ordre du Temple. Ainsi vous voilà institué gardien de ce trésor inouï, vous et ce couple de braves gens !

- J'en mesure l'honneur... et le poids croyez-le bien. Quant à eux...

- Peut-être serait-il préférable, coupa frère Clément, et puisque Maximin seul vous a accompagnés dans le nouveau sanctuaire, que Barbette ne partage pas toute l'étendue du secret. C'est une femme remarquable, je sais, ajouta-t-il en hâte devant les protestations qu'allaient lâcher le père et le fils, mais elle est assez « soupe au lait » plutôt bavarde et par inadvertance ou dans le feu d'une action quelconque, une bribe pourrait lui échapper. En outre, la curiosité n'est-elle pas le péché mignon des filles d'Eve ?

- Ou je la connais mal, intervint Olivier avec gravité, ou je peux gager ma foi que Barbette n'essaiera même pas d'en savoir davantage. Elle est femme de grand devoir et de grande sagesse. Soyez donc rassuré, frère Clément !

- C'est dans cet esprit que je vais regagner Paris. Frère Olivier, frère Hervé, demain à l'aube nous nous mettrons en chemin !

- Encore un mot, mon ami ! émit Renaud. Qu'allez vous faire au juste de Roncelin ? Allez-vous le ramener avec vous ?

- A Paris ? Avec tous les incidents qui peuvent se produire en cours de route ? Sûrement pas ! Nous allons l'escorter jusqu'à ma baylie du Ruou-Lorgues où le chapitre se réunira afin de rendre sentence. En même temps, il fera choix d'un nouveau Commandeur pour Richerenques...

- J'aurais pourtant bien voulu l'amener au jugement de Dieu, les armes à la main ! maugréa le baron Renaud. Dieu, j'en suis certain, m'aurait donné le pouvoir de le vaincre...

- Je n'en doute pas, mais pourquoi déshonorer votre épée ? Ce misérable sera plus sûrement vaincu par le cachot souterrain où on l'enterrera vivant jusqu'à ce que mort s'ensuive... Au fait, vous êtes vraiment certain qu'il s'agit bien de ce Roncelin dont vous m'avez conté les crimes ?

- Ma haine l'a reconnu avant même que je ne voie son visage !

- En outre, appuya Hervé, il n'a point nié quand le baron Renaud l'a reconnu. Et ses hommes devaient le savoir aussi car aucun n'a paru surpris... Mais au fond, pourquoi ne pas le livrer à la justice de l'évêque ou même du Pape ? Le Temple, en effet, ne prononce pas de sentence de mort !

- Il est Templier, mon frère et doit être jugé par ses frères. Leur sentence lui fera d'abord perdre l'habit après quoi on scellera son sort... Et je n'y peux rien, ajouta frère Clément avec un geste d'excuses à l'adresse de Renaud. Ce sont nos règles et le Grand Maître lui-même leur obéit...

- Une bonne exécution capitale ferait mieux notre affaire ! grogna Olivier. Les morts ne reviennent pas...

- Un homme condamné au « mur » jusqu'à la fin de ses jours n'en revient pas non plus...

- Ne puis-je aller exposer les outrages dont furent victimes la Vraie Croix, ma défunte épouse et moi-même ? pria Renaud. Je pense que je saurai trouver les mots...

- C'est impossible, mon ami. Les chapitres sont secrets mais votre fils y assistera. Il pourra porter votre parole.

- Je le ferai ! affirma Olivier. Il ne faut pas que ce démon en réchappe...

- Je vous aiderai de mon mieux, assura frère Clément, mais nos lois sont nos lois ! Pensez seulement que l’in-pace fait souffrir un homme plus cruellement... et dure beaucoup plus qu'un coup de hache.


Ainsi que l'avait prédit frère Clément, Roncelin de Fos, alias Antonin d'Arros, fut dépouillé du manteau blanc et lié par des chaînes solides au fond d'un caveau ténébreux où on le descendit par une trappe pratiquée dans la voûte. Il devait y rester jusqu'à ce que mort s'ensuive...

- A son âge, dit frère Clément pour apaiser Olivier, cela ne demandera certainement pas très longtemps !

CHAPITRE IV REQUIEM POUR UNE PRINCESSE

Ce jour-là qui était le jeudi 12 octobre de cette même année 1307, l'apparat des grandes funérailles se déployait pour la Très Haute et Très Puissante Dame Catherine de Courtenay, comtesse de Valois, d'Alençon, de Chartres et du Perche, impératrice titulaire de Constantinople et belle-sœur du Roi, morte au château de Saint-Ouen dans sa trente-troisième année, des suites d'une brève maladie. Le temps était gris avec cette sorte de ciel uniforme et bas, sans pluie cependant, qui donnait l'impression d'un couvercle posé sur Paris dont les lointains s'estompaient dans la brume. Le sceau du deuil marquait la ville capitale de ses lugubres tentures coulant des fenêtres sur le passage du cortège. Des cierges brûlaient devant les saintes effigies des « montjoies » quand on eut rejoint le grand chemin reliant Saint-Denis au cœur de la capitale. Petites flammes à peine lumineuses dans l'air humide, elles étaient encore plus tristes que les torches portées par une multitude de valets. Pourtant elle ne laissait pas beaucoup de regrets, cette jeune femme mariée depuis six ans à l'aîné des frères du Roi, le pompeux, l'arrogant Charles de Valois qui ne retenait d'elle que ce titre à la fois prestigieux et dérisoire d'empereur de Romanie où il ne mettrait sans doute jamais les pieds, et les quatre enfants qu'en six ans de mariage elle lui avait donnés. Ces quelques années, elle les avait vécues presque toutes dans cette demeure de Saint-Ouen pourvue d'un beau jardin descendant jusqu'à la Seine, où les jours d'été et toujours plus ou moins enceinte, elle pouvait oublier les puanteurs de la grand-ville et rêver, devant un ciel bleu reflété par le fleuve, à ce royaume de Naples, baigné par la Méditerranée où elle avait vu le jour.

Elle était cependant proche de la couronne de France par sa mère, Béatrix d'Anjou-Sicile, fille du Roi Charles, dernier frère de Saint Louis, et de Béatrix de Provence, dernière sœur de la reine Marguerite, sa belle épouse. Son père, c'était Philippe de Courtenay, le dernier du nom né dans la pourpre – Porphyrogénète ! - ce qui faisait d'elle la petite-fille de Baudouin II, l'éternellement impécunieux empereur qui avait dû fuir son palais en semant sur son chemin les insignes du pouvoir impérial...

Lorsqu'elle était venue épouser Charles de Valois, Catherine avait eu droit à un mariage quasi royal et, à présent, elle s'en allait entourée d'un cérémonial qui ne l'était pas moins mais entre les deux, elle n'avait existé qu'à titre de génitrice sinon à titre d'ornement prestigieux car le Ciel l'avait faite belle... et son époux fort ardent au déduit. En huit ans d'un premier mariage, il avait eu cinq enfants, tous vivants et les deux premières filles mariées. Avec les quatre qu'il lui devait, ou plutôt les trois - le petit Jean n'ayant pas vécu ! - il se trouvait à la tête d'une famille de huit enfants et entendait bien ne pas s'arrêter là. Tout en suivant le corps de la défunte, sous le noir qui le revêtait du chaperon aux souliers, il songeait déjà à celle qui remplacerait dans son lit la pauvre Catherine. Et pourquoi pas la charmante Mahaut de Châtillon encore un peu jeune sans doute mais qui à la beauté joignait une dot intéressante ? Ami du faste, c'était en effet un homme pour qui l'argent comptait beaucoup.

Quand le cortège où figuraient plusieurs grands du royaume atteignit le palais de la Cité, il s'ouvrit pour le Roi et ses enfants puis, par le Petit-Pont il gagna la rive gauche de la Seine afin de s'engager dans la Grand-Rue Saint-Jacques-des-Prêcheurs escaladant la montagne Sainte-Geneviève au sommet de laquelle était l'important couvent des Jacobins dont la chapelle allait recevoir le corps de la princesse. Ancien hospice destiné aux pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle - le départ du pèlerinage se situant devant Notre-Dame -, c'était à l'exception du Temple, le plus vaste et le plus riche couvent de Paris grâce aux bienfaits dont n'avait cessé de le couvrir Saint Louis fort attaché à l'ordre des frères prêcheurs de saint Dominique qui, à cause de cette maison portaient désormais dans tout le royaume le nom de Jacobins. Les cœurs des fils du saint Roi y étaient déposés et le dernier encore vivant, Robert de Clermont, y aurait sa sépulture comme Charles de Valois lui-même et son frère Louis d'Evreux. La place de Catherine y était donc toute indiquée.

La Grand-Rue Saint-Jacques étant l'une des deux plus importantes de Paris, celle qui barrait la ville du nord au sud, les badauds s'y pressaient derrière le double cordon de francs-archers armés de guisarmes placés là autant pour l'hommage que pour endiguer une quelconque agitation venant des nombreux escholiers dont c'était le quartier. La mort était chose grave et trop respectable et trop respectée aussi, pour susciter le trouble. La foule était silencieuse, recueillie. Elle se contentait de regarder.

Plus que toute autre peut-être une jeune fille qui se tenait debout sur les marches de l'église Saint-Benoît-le-Betourné, entre deux hommes bien mis, comme elle-même, d'apparence respectable, l'un jeune - vingt, vingt-deux ans ! - l'autre beaucoup plus âgé et qui devait être le père des deux autres, sans doute frère et sœur si l'on en jugeait une ressemblance certaine bien que le jeune homme n'eût rien de féminin et que la jeune fille promit une vraie beauté. Elle était toute jeune - pas tout à fait quinze ans ! - mais ses cheveux d'un blond de lin, doux comme de la soie que cachait une partie de son capuchon de laine bleue, les traits délicats de son visage frais comme une fleur de pommier et surtout ses yeux extraordinaires, d'un gris pâle à peine bleuté qui avaient toujours l'air de refléter le ciel changeant de Paris, attiraient déjà l'attention des garçons au point que son frère Rémi en avait corrigé quelques-uns. Aussi ne sortait-elle jamais du clos paternel sans être escortée de sa mère, de la servante, ou, comme ce jour-là, de l'élément masculin de la famille. Mais la circonstance était exceptionnelle, Maître Mathieu de Montreuil, bâtisseur de son état, avait cédé aux prières de l'adolescente désireuse de voir le Roi et les dames et la Cour à l'occasion de ces funérailles princières. Un spectacle un peu triste peut-être mais magnifique et que dans son village elle n'avait aucune chance de contempler. Aussi Maître Mathieu avait-il choisi, en connaissance de cause, les marches de Saint-Benoît où il avait alors un chantier de reconstruction du chœur pour y mener sa petite Aude flanquée du grand Rémi. De là on voyait nettement le cortège commencer à gravir la pente et on pouvait le suivre des yeux jusqu'au porche d'entrée des Jacobins.

Le passage de Charles de Valois marchant devant le somptueux brancard de velours noir brodé d'argent fit froncer le petit nez d'Aude après que son père le lui eut nommé :

- Il n'a pas l'air d'avoir beaucoup de chagrin, souffla-t-elle. Son visage est aussi sec et aussi figé que celui des images de pierre qui naissent du ciseau de mon frère !

- Un prince ne pleure pas en public, chuchota Rémi. C'est contraire à la dignité... et puis cela dérange les lignes de la figure.

- S'en soucie-t-on lorsque l'on éprouve de la peine ? Les larmes coulent d'elles-mêmes et peu importe que le visage soit marqué des rides de l'affliction. Or ce prince n'en a pas un brin ! Elle était belle, pourtant... et jeune, ajouta-t-elle en considérant avec compassion le beau visage immobile de la morte que selon la coutume du temps on portait en terre à découvert. La mort avait effacé les traces des ultimes souffrances et, dans la splendeur des atours vraiment impériaux dont on l'avait vêtue, elle apparaissait aussi sereine, aussi belle qu'au jour de son mariage. La bouche que maintenait close la mentonnière de mousseline sous la couronne orfévrée offrait même une ébauche de sourire. Aude plia un instant le genou en se signant puis reprit :

- On a l'impression qu'elle est contente de quitter ce monde !

- Elle a peut-être assez souffert pour mériter le Paradis, murmura son père. Si c'en est le chemin rayonnant que découvrent les yeux de son âme, il y a de quoi être heureuse... Et regarde, ce sont des princes qui tiennent les cordons du poêle.

- Pas tous ! N'est-ce pas un Templier que je vois là, ce personnage à mine grave qui a une si belle barbe ?

- C'est même le Grand Maître de l'Ordre, monseigneur Jacques de Molay qui, depuis l'île de Chypre, est arrivé en France voici peu de mois. Et s'il « porte » la défunte c'est parce qu'il a rang de prince... Il a d'ailleurs été le parrain d'armes de l'héritier du trône, le prince Louis lors de son adoubement...

- Est-il le seul Templier à assister à ces funérailles ?

- Non, les dignitaires et l'escorte sont plus loin dans le cortège. Tiens, voici notre sire le Roi que tu désirais tant voir !

- Dieu qu'il est beau, qu'il est imposant... qu'il est froid !

A trente-neuf ans, Philippe IV, petit-fils de Saint Louis et de Marguerite de Provence, était sans doute encore le plus bel homme de son royaume. De haute stature comme tous les Capétiens mais sans la maigreur qui jadis faisait ressembler son aïeul à un roseau pensant, il n'en avait pas moins la carrure à porter l'armure avec autant d'aisance que le noir manteau enveloppant ses larges épaules. Le visage altier aux traits purs mais au teint pâle aurait pu faire songer à une statue sans les cheveux mi-longs, d'un blond chaud tirant sur le roux que l'âge n'arpentait pas encore. Les yeux étaient, eux, inoubliables : larges prunelles d'un bleu de glacier où les paupières immobiles ne cillaient jamais au point que le bruit courait que le Roi de France dormait les yeux grands ouverts. Cependant, la bouche bien dessinée montrait un pli léger révélant que l'incarnation de la majesté royale pouvait pratiquer l'ironie.

- Il a aimé pourtant, et passionnément, feue son épouse, la reine Jeanne de Navarre morte depuis deux ans comme tu le sais. On dit qu'il ne s'en console pas car il a toujours considéré avec mépris l'idée d'un quelconque remariage...

- Pourquoi s'y résoudrait-il ? fit Rémi. Il a trois fils dont deux ont pris femme et une fille qui serait promise au nouveau Roi d'Angleterre. Tenez, ma sœur, les voilà !

Derrière le Roi, en effet, venaient ses trois fils : Louis, dix-neuf ans, Roi de Navarre depuis la mort de sa mère et déjà surnommé le Hutin en raison de sa manie à chercher noise à n'importe qui, n'importe quand ou sous n'importe quel prétexte. Pas très intelligent de surcroît, et donc l'opposé absolu d'un père auquel d'ailleurs il ne ressemblait guère, tirant plutôt du côté de sa mère mais moins que son frère cadet, Philippe, comte de Poitiers, grande perche de quinze ans, tout en jambes et brun comme une châtaigne avec un étroit visage précocement méditatif aux yeux brillants d'intelligence. N'étant pas Roi comme son aîné, il marchait un peu en arrière de lui avec le plus jeune des trois, Charles, comte de la Marche, douze ans tout juste mais beau comme un ange, effigie encore enfantine d'un père dont il avait les cheveux clairs, les yeux bleus et les traits parfaits, mais si le masque immobile du Roi cachait un esprit profond, le ravissant visage du fils semblait ne couvrir que du vide. Naturellement il n'était pas encore marié au contraire de ses aînés...

Le Hutin deux ans auparavant avait épousé sa cousine Marguerite de Bourgogne, fille du duc Robert II et d'Agnès de France, la plus jeune fille de Saint Louis et le long Philippe venait de se marier avec Jeanne, l'une des deux filles du comte Othon IV de Bourgogne et de la comtesse Mahaut d'Artois. Et elles étaient là elles aussi, suivant avec leurs dames le groupe des « hommes ». Attirantes toutes deux, la brune Marguerite de quinze ans et la blonde Jeanne de treize, un peu empêtrées de leurs draperies funèbres dont elles n'avaient guère l'habitude étant coquettes et fort amies des atours flatteurs, des joyaux et des riches étoffes qui les paraient si joliment. Une véritable complicité les unissait ayant été élevées ensemble et elles s'efforçaient, en marchant gravement, de ne pas se regarder afin d'éviter de secouer, par un éclat de rire, cette pompe qui les ennuyait à mourir et de se faire rappeler à l'ordre par leur compagne, Isabelle, l'unique fille du Roi qui, en dépit de ses quinze ans, montrait déjà le sérieux et la majesté convenant à la reine d'Angleterre qu'elle serait dans quelques mois. C'est que, de toute la famille, c'était elle qui ressemblait le plus à Philippe. C'est dire qu'elle était d'une grande beauté mais aussi d'un discernement certain joint à un sens de la royauté peu fréquent chez si jeune fille. Il suffisait d'ailleurs à Isabelle de savoir que son père, passionnément admiré, était fier d'elle, pour se sentir heureuse. A ses jeunes belles-filles, le sévère Philippe montrait souvent de l'indulgence et il arrivait que leur gaieté le fit sourire mais Isabelle n'en était pas jalouse. Elle se voulait promise à un grand destin et envisageait sans déplaisir de quitter prochainement Paris pour Londres et mettre sa petite main dans celle du jeune prince de Galles Edouard, que l'on disait aimable et beau.

Ayant le même âge que les princesses, Aude les avait examinées avec curiosité. Elle les trouvait charmantes mais ne les enviait pas. Surtout Marguerite pourvue d'un époux dont elle n'aurait pas aimé partager la vie, même sur le trône. Louis avait quelque chose de sournois et aussi, au coin de la bouche, un pli cruel fort désagréable. Il était à souhaiter que les futurs rois de France issus de ce couple ressemblassent à leur mère plutôt qu'à leur père. Avec son front têtu, son teint de fleur, ses immenses yeux noirs et sa manière de tenir si droite sa jolie tête, Marguerite saurait porter la couronne. Ce qui n'était pas certain de la part du Hutin.

- Quel âge a notre sire le Roi ? demanda Aude à son père.

Celui-ci se livra à un rapide calcul :

- Il approche de la quarantaine. Trente-neuf ans, je pense... Pourquoi me le demandes-tu ?

- Pour savoir s'il peut vivre encore longtemps.

Mathieu se permit un rire discret et silencieux :

- Tu as envie que son règne dure ? Je crois que c'est un grand Roi car il a aboli le servage et donné belles chances à des hommes n'appartenant pas à la noblesse, mais il n'en gouverne pas moins avec une poigne de fer...

- Sans doute mais son fils héritier ne me plaît pas beaucoup... Ah, j'aperçois les chevaliers du Temple qui s'engagent dans la rue !

En ordre impeccable sous leurs armes étincelantes et leurs grands manteaux blancs, les dignitaires du Temple et l'escorte du Grand Maître s'apprêtaient à fermer le cortège, amenant avec eux le cheval de Jacques de Molay. Aude les regarda venir sans mot dire et ce fut seulement quand ils arrivèrent à sa hauteur qu'elle, demanda :

- Qui sont ces dignitaires ? Connaissez-vous leurs noms ?...

La jeune fille semblait nerveuse tout à coup ainsi que l'indiquait sa voix toujours si douce qui saccadait un peu mais, cette fois, ce fut Rémi qui répondit à sa sœur :

- Vous voilà bien curieuse ! En quoi cela vous intéresse-t-il ? Nous ne les connaissons pas tous...

- Vous en connaissez quelques-uns puisque vous œuvrez souvent pour eux...

Avant de répondre, il s'aperçut qu'Aude ne le regardait pas et qu'au fond ce qu'il dirait ne la toucherait peut-être pas. Son attention était retenue par les quelques chevaliers suivant leurs trois chefs et le jeune homme essaya de suivre la direction de son regard. Quand il crut avoir trouvé, il fronça le sourcil mais poursuivit la phrase interrompue :

- ... C'est notre père à qui il incombe de mener les relations avec le frère Trésorier, par exemple. Qui n'est pas ici ce jour. En revanche j'aperçois un chevalier que nous connaissons bien, lui et moi, et que vous avez, je suppose, eu la possibilité d'entrevoir quand il nous rend visite... Ou je me trompe fort ou c'est frère Olivier de Courtenay qui se tient derrière le Maréchal...

Voyant tressaillir les épaules de sa sœur, qui à cet instant lui tournait le dos, il sut qu'il avait frappé juste et qu'il y avait là un danger. Aude d'ailleurs ne répondit pas mais à l'évidence son regard suivait la progression des templiers dont cependant - et il en aurait juré ! - elle n'en regardait qu'un seul. Mathieu, lui, n'avait rien remarqué. Au moment où son fils avait pris la parole à sa place, il s'était désintéressé de l'affaire et causait avec son voisin, le marguillier de l'église.

C'était aussi bien et Rémi s'en trouva encouragé à tenter d'en savoir plus. Il posa une main ferme sur l'épaule d'Aude :

- Vous ne répondez pas, ma sœur ?

- Pardon ? Que disiez-vous ?

- Je ne sais ce que j'ai mais mes yeux sont las ce matin. N'est-ce pas frère Olivier de Courtenay que je vois là-bas ?

Cette fois la petite se retourna et il put voir son visage empourpré, ses yeux étincelants et Rémi comprit que son impression était bonne. A force d'observer les physionomies, les attitudes et les comportements de ses proches et de ceux qu'il lui était donné de rencontrer, le jeune « imagier » était devenu assez bon juge de ses contemporains. Et si des femmes il n'avait pas grande expérience, il sut - peut-être à la pointe de jalousie inconsciente qui lui pinça le cœur - que sa jolie petite sœur était amoureuse du Templier. Elle murmurait d'ailleurs, avec une gêne touchante :

- J'ai l'impression que vous avez raison, mon frère. Ce doit être lui ! Et son ami frère Hervé d'Aulnay est auprès de lui...

La mention du second déconcerta un peu Rémi. Se pouvait-il qu'il se trompât de personnage ? Ou même qu'il eût rêvé cette rougeur, ce scintillement des beaux yeux clairs ? Après tout il était normal que la pudeur d'une jouvencelle de quinze ans lui mit le feu aux joues quand on lui parlait d'un homme !... Il pensa soudain qu'il avait un moyen simple de s'éclairer sur ce sujet : pour le jubé de Notre-Dame, il lui avait été commandé une statue de saint Jean le Baptiste. Il décida alors de lui donner les traits de frère Olivier et l'on verrait bien comment Aude réagirait en face de ce portrait de pierre. Au surplus, Rémi reconnaissait honnêtement qu'il aurait peine à trouver plus beau modèle pour le Précurseur que ce fier visage dont la gravité recouvrait, il en aurait juré, le feu ardent d'une âme passionnée. Certes l'imagier ne craignait pas, si Aude aimait frère Olivier, que cet amour lui soit rendu ou la mène à sa perte : le chevalier moine appartenait à la partie la plus pure, la plus intransigeante d'un Ordre sur lequel des bruits bizarres couraient de plus en plus souvent. C'était, offerte au Ciel, une lame de l'acier le mieux trempé... sur laquelle le cœur, neuf, d'une jouvencelle ne pouvait que se blesser cruellement. Et de cela Rémi ne voulait à aucun prix...

Sous les cloches des églises, les sonneurs laissèrent s'éteindre la note lugubre du glas : le corps de la princesse venait de franchir le seuil du couvent des Jacobins et s'avançait vers le portail de la chapelle, ouvert sur un parterre de cierges flambants. L'abbé, entouré de ses moines, vint l'accueillir...

- Il n'y a plus rien à voir, fit Maître Mathieu en se frottant les mains pour les réchauffer car un vent frisquet se levait. Rentrons ! J'ai mon compte de chants funèbres et de larmoiements pour aujourd'hui et je serais content de regagner la maison. Tu es contente, petite ?

- Oh oui, mon père ! C'était bien beau et je vous remercie.

On alla reprendre le chariot attelé d'un solide cheval que l'on avait laissé sous l'appentis du chantier où, par-respect pour la princesse morte, personne ne travaillait. Rémi fit monter sa sœur auprès de son père, prit les rênes et l’on redescendit en direction de la Seine pour traverser l'île de la Cité, puis l'autre bras du fleuve et rejoindre le chemin de Vincennes et enfin le village de Montreuil où la famille habitait près de l'église Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

Bâtie par l'aïeul, le grand architecte Pierre de Montreuil qui avait construit la Sainte-Chapelle et tant d'admirables choses encore, ce qui lui valut de reposer à jamais dans l'église Saint-Germain-des-Prés avec son épouse, c'était la plus belle demeure du village après les bâtiments du monastère et celle du seigneur. Construite en belle pierre alors que les autres avaient utilisé le torchis - le sous-sol de Montreuil étant de marne qui avec de la paille hachée formait un matériau à la fois bon marché et facile à travailler -, elle s'ouvrait à l'entrée d'un clos contenant un potager où poussaient aussi quelques fleurs, des dépendances, un petit verger et même un peu de vigne. Le village étant situé sur une colline, la vue que l'on y avait découvrait la forêt et le château royal de Vincennes, un méandre de la Seine et la ville de Paris tout entière.

Dans cette maison les femmes régnaient. La maîtresse en était Juliane, l'épouse de Mathieu, encore avenante malgré la quarantaine. Le cheveu et l'œil bruns, des formes amples mais fermes, des yeux vifs et gais, une bouche charnue où le rire venait volontiers, elle aimait sa maison qu'elle tenait d'une poigne vigoureuse, son jardin où elle s'entendait à faire pousser choux, blettes, épinards, « poix » et autres bonnes herbes aussi bien qu'un moine herboriste, le linge impeccable et, naturellement, sa famille. Même sa belle-mère, la vieille Mathilde encore verte et capable mais qui, à la mort de son époux, lui avait abandonné sans bouger un cil le gouvernement du domaine. Celle-ci continuait à l'y seconder de son mieux, cependant l'âge venant, elle se résignait à séjourner plus longtemps au coin de l'âtre sans pour autant rester inoccupée : elle filait la laine la plus fine qui soit et cousait comme une fée à condition que des yeux plus jeunes que les siens veuillent bien se charger de lui enfiler les aiguilles. En dépit d'un dos qui se voûtait un peu, elle s'efforçait de rester fièrement droite sur le banc à dossier que lui avait fabriqué Rémi, son petit-fils qu'elle adorait autant que sa petite-fille Aude mais sans le leur montrer trop, estimant qu'attendrissements et autres sensibleries ne valaient rien pour le développement harmonieux d'un beau caractère. C'était d'elle qu'Aude tenait ses grands yeux de clair azur et il arrivait que sous les paupières fripées presque constamment baissées sur un ouvrage, un éclair bleu filtre pour appuyer une remarque où la charité chrétienne ne trouvait pas toujours son compte. Elle avait la dent dure même s'il lui en manquait un certain nombre...

La troisième femme de la maisonnée c'était Aude et la quatrième Margot, la servante, une fille du village qui avait eu des « malheurs » grâce aux bons offices du meunier dont sa mère était à la fois la servante et la maîtresse ce qui revenait à dire que la pauvre Margot avait peut-être bien été violée par son propre père. Mathilde l'avait tirée de ce mauvais pas à peu près au moment où son Mathieu épousait Juliane, l'une des deux filles d'Isambart, l'intendant du manoir royal de Vincennes. Margot s'était attachée en même temps à la nouvelle mariée autant qu'à sa bienfaitrice et ensuite aux enfants, elle-même ayant vu non sans soulagement, sa maternité contre nature anéantie par une fausse couche. Depuis le meunier avait quitté ce monde le crâne fendu d'un coup de hache par la mère de Margot, à la suite de cela, nul ne sut plus jamais ce qu'elle avait pu devenir. La disparition d'une femme qui n'avait pas su la défendre des entreprises du meunier mais en outre, voyait en elle une rivale, n'affecta guère Margot, retranchée désormais derrière les murs sécurisants de la maison de Maître Mathieu. Au physique, elle était rousse comme une carotte, vigoureuse et entêtée comme une mule et gaie comme un pinson, ayant en effet trouvé auprès de sa famille d'accueil un équilibre et une sérénité comme elle n'en aurait jamais imaginé au temps de sa prime jeunesse.

Lorsque le maître bâtisseur et ses enfants rentrèrent au logis, ils y trouvèrent une cinquième femme qui, assise à côté de Mathilde sur le banc de la salle et en face de Juliane installée sur l'escabeau qu'elle avait tiré près des deux autres, causait avec animation. C'était Bertrade, la sœur de Juliane. Elle était veuve d'un mercier de la rue Ouiquenpoist qui fournissait autrefois la reine Jeanne, épouse de Philippe le Bel, possédait un comptoir dans la Grande Galerie du Palais et entretenait donc avec la Cour de bonnes relations. A la mort de son mari, Bertrade, n'ayant point d'enfants, avait dû laisser son commerce à un neveu avec lequel elle s'entendait assez bien. Mais comme elle était femme d'un goût reconnu et fort habile de ses doigts, on lui avait proposé d'entrer au service de la reine Jeanne, afin de seconder les dames de parage qui ne possédaient pas son talent pour assortir les couleurs des tissus, décider des ornements et surtout, imaginer - et réaliser parfois ! - des motifs de broderies ou d'applications de perles et pierres de couleur. Aussi ne quittait-elle que rarement l'hôtel de Nesle, naguère encore possession de la reine Jeanne que le Roi, peu après la disparition de son épouse, avait donné à son fils aîné à l'occasion de son mariage. Elle y était devenue encore plus indispensable qu'au temps de Jeanne, Marguerite de Bourgogne adorant tout ce qui touchait à la parure, et pouvait rehausser une beauté dont elle était fière.

Pour que Bertrade Imbert eût fait le chemin un peu long entre l'hôtel de Nesle et Montreuil, il fallait que ce soit pour quelque chose d'important si l'on en jugeait la force de persuasion dont elle usait envers les deux femmes qui l'écoutaient :

- ... avec Madame Marguerite j'avais déjà fort à faire mais Madame de Poitiers a découvert mes talents ainsi que sa petite sœur, la mignonne Blanche de Bourgogne, qui va épouser au printemps prochain notre jeune prince Charles. Elle est encore plus folle d'ajustements nouveaux, de riches étoffes, de joyaux et de broderies ! J'ai besoin d'aide !

- N'en pouvez-vous trouver, ma sœur, ailleurs que dans votre parentèle ? Paris ne manque pas d'ouvrières adroites et...

- Trop peut-être ! Comprenez-moi, Juliane ! Je suis très proche de Madame de Courcelles, la première dame de parage et avec elle j'ai accès aux joyaux. Il faut que je puisse avoir confiance comme en moi-même à celle qui me secondera, qui m'assistera. Et pour ce rôle délicat je ne vois que ma nièce Aude ! Toute jeunette qu'elle soit, elle est quasiment aussi capable que moi !...

Absorbées qu'elles étaient par leur discussion, les trois femmes - bien que Mathilde n'eût pas encore ouvert la bouche ! - n'avaient pas pris garde à l'arrivée de Mathieu et de ses enfants. Mais le maître n'avait pas besoin de longues explications pour saisir le sens de la conversation prise au vol et il entra de plain-pied dans le vif du sujet :

- Tout doux, ma sœur, tout doux ! émit-il de sa voix de basse-taille. Seriez-vous venue céans pour nous enlever Aude ?

Bertrade se tourna vers lui et se leva. Debout elle était presque aussi grande que lui, même si la carrure n'y était pas. Cela lui conférait un aspect imposant auquel ajoutait la sévère guimpe en fine toile des Flandres d'une blancheur immaculée qui enveloppait sa tête, son cou et cernait sa figure. Avec son visage un peu hautain - une version de celui de sa sœur en plus énergique et en plus âgé ! -, elle ressemblait assez à la prieure de quelque couvent à condition que ladite prieure eût les moyens de porter une cotte de beau drap de Gand gris et un surcot orné de menu-vair, une ceinture brodée de fils d'argent avec une aumônière assortie fermée par un bouton d'améthyste. Lui même semblable, en plus petit, au fermail qui agrafait au col l'ample manteau noir jeté sur un siège.

- C’est exactement ce que je viens faire, déclara-t-elle d'un ton paisible en plantant son regard brun bien droit dans celui de son beau-frère. Et je ne vois pas en quoi vous pourriez vous en plaindre : il n'est pas donné à tout le monde de servir une reine qui sera encore plus grande reine plus tard quand Dieu aura rappelé à lui notre sire Philippe... le plus tard possible bien sûr !

- Ce qui pourrait bien ne pas se produire avant longtemps ! Le Roi est en pleine force et je n'en dirais pas autant de son héritier dont la poitrine me paraît creuse.

- Je ne suis pas venue supputer avec vous de la longueur du règne mais de l'avenir de ma filleule...

- C'est de cela que je parle aussi ! Il n'entre pas dans mes projets de faire de ma fille une servante !

Le visage de Bertrade passa du blanc au rouge vif avec une étonnante célérité :

- Aurais-je par hasard l'air d'une servante ? En accédant à la Cour, je n'ai pas perdu ma qualité de bourgeoise et si je ne suis pas de noble extraction, je n'en suis pas moins traitée avec autant de considération que n'importe quelle autre dame à l'entour des princesses ! Et j'ai mon logis à l'hôtel de Nesle !

- Vous je ne dis pas, mais il n'en serait pas de même pour Aude...

Brusquement Mathieu se retourna, vit derrière lui sa fille et son fils qui écoutaient de toutes leurs oreilles et, chez l'adolescente, une petite lueur dans les yeux qui le fit renifler :

- Que faites-vous là, vous deux, plantés comme des cierges à écouter ce que l'on dit ? Allez plutôt à la cuisine voir si j'y suis !

Ainsi apostrophés, les jeunes gens filèrent sans demander leur reste. A certain frémissement du nez de leur père, ils devinaient qu'il couvait une grosse colère et que c’eut été désobliger leur tante que d'y assister.

Bertrade les suivit d'un œil amusé, puis croisa les bras et attendit la suite de l'assaut. Qui ne tarda guère :

- Qu'avez-vous à me regarder avec cet air de bravade, ma sœur ? gronda Mathieu. Et d'abord seyez-vous !

- Plus tard avec votre permission ! Ce serait me mettre en position d'infériorité que vous laisser me déverser votre bile sur la tête. Mais revenons-en où nous en étions ! Où prenez-vous qu'Aude serait plus mal traitée que moi ? Elle partagera ma chambre et je ne la perdrai de vue ni de jour ni de nuit ! Cela ne vous convient pas ?

- A être franc, non. J'ai d'autres projets pour elle. Mon compère, Bernard de Sarcelles, le maître de hache avec qui j'œuvre depuis longtemps a un beau fils, Alain, qui promet d'être aussi au fait du bel ouvrage que son père. Il est comme moi, riche et considéré. En outre l'autre jour... il m'a glissé un mot laissant entendre qu'il verrait d'un bon œil ma fille entrer dans sa maison...

Cette fois, Bertrade n'eut pas le temps de répondre : ce fut la vieille Mathilde qui prit la parole, coupant court d'ailleurs à la protestation qu'allait émettre sa bru :

- Qu'est-ce cette histoire, mon fils ? Et d'où vient que votre épouse et moi, votre mère, n'en ayons rien su jusqu'à ce soir ?

- Je n'ai pas eu le temps !... Je l'aurais fait, vous n'en doutez pas mais à loisir. C'est l'urgence qui m'amène à en faire état.

- Je me demande surtout si vous ne venez pas d'inventer de toutes pièces ce beau projet ?

- Mais non ! Qu'allez-vous chercher ? Bernard m'a réellement parlé... il y a quelques jours ! Ça m'était, je l'avoue, un peu sorti de l'esprit et...

- Que lui avez vous répondu ?

Mathieu ôta son chaperon qu'il posa sur la table et se mit à fourrager dans le chaume grisonnant qui lui couvrait la tête. Visiblement l'attaque de sa mère le prenait au dépourvu.

- Oh... je suis resté... évasif ! Même si le projet me semble convenable étant donné la qualité de Bernard et de son fils - et aussi le fait qu'il est veuf et que, mariée à Alain, Aude serait pleinement maîtresse en sa maison -, mon sentiment est que ma fille est peut-être un peu jeunette pour des épousailles...

- Tiens donc ! Et avec qui les épousailles ? Ton compère a-t-il bien parlé pour son fils... ou pour lui-même ?

- A quoi pensez-vous, ma mère ? Il a mon âge...

- La belle affaire ! A la dernière Saint-Couronnés quand tu as rassemblé ici les maîtres d'œuvre, j'ai bien vu comment il la regardait. Par en dessous et en tapinois mais je gagerais les dents qu'il me reste contre le trésor de Saint-Denis que si tu la maries à son benêt de fils, il saura bien la mettre dans son lit. A moins qu'il ne l'épouse. C'est qu'il est encore vert, le gaillard !

- Mathieu aussi, ma mère, Mathieu aussi, réussit à émettre Juliane avec un bel air de fierté.

- Je n'en doute pas mais je dis, moi, que marier la petite dans cette maison-là ne serait pas faire son bonheur ! Au cas où vous ne vous en seriez pas avisés, elle est en train de devenir la plus jolie fille de la région ! Si ce n'est de plus loin encore !

- Voilà pourquoi je dis qu'un hôtel royal avec toutes sortes de godelureaux qui viendraient lui tourner autour comme mouches autour d'un pot de miel ne lui vaudrait rien, rugit Mathieu en donnant du poing sur la table.

- Dans la chambre des dames, fussent-elles reines, on rencontre fort, peu de godelureaux, mon frère et je constate avec tristesse que vous continuez à considérer que je suis si peu que rien ! Je vous l'ai dit : elle ne me quittera pas. D'autre part, ce ne serait peut-être pas mauvais pour elle de rencontrer un important fournisseur de la Cour, pelletier, drapier ou orfèvre possédant grands biens et belles maisons en la Cité. Elle y serait mieux à sa place que dans la demeure de ton ami Bernard à vivre en campagne au milieu des copeaux !

- Un riche marchand ? ricana le père. Vous me la bâiller belle ! Et si elle tombait amoureuse de quelque plaisant seigneur qui, même désargenté, n'épouserait jamais la fille d'un bâtisseur ?

La voix de Rémi, revenu discrètement depuis un moment, se fit alors entendre :

- Sur ce point, je puis vous porter l'assurance qu'il n'y a rien à craindre.

On se tourna vers lui ce qui le fit rougir, mais il n'en resta pas moins ferme sur ses positions.

- Dis-nous un peu d'où tu nous le sors, gamin ? demanda sa grand-mère avec une douceur traduisant bien l'amour qu'elle lui portait mais, en face de toutes ces paires d'yeux interrogateurs, il se contenta de sourire :

- De ce que j'ai observé, mère-grand. Je n'en aurais pas fait état s'il n'était question ici de l'avenir de ma petite sœur, mais j'ai acquis la certitude que son cœur est déjà pris et que même si le Roi lui-même la priait d'amour, elle lui résisterait.

- Belle comparaison ! mâchonna Mathilde. Notre sire ne regarde jamais aucune femme !

- Celui qu'elle aime non plus.

- Comment l'entends-tu ? demanda Mathieu.

- Oh c'est très simple : celui qu'elle aime est Templier. C'est...

- Messire Olivier de Courtenay ! souffla sa mère. J'aurais dû m'en douter : la dernière fois qu'il est venu céans, l'été dernier, j'ai surpris Aude en train de l'épier derrière le volet mi-clos de la chambre mais j'ai préféré m'éloigner sans bruit et n'en rien dire. Nul n'est maître de son cœur et c'est déjà assez triste d'aimer sans le moindre espoir...

- Voilà pourquoi je vous supplie, mon père, de ne point marier Aude à qui que ce soit : elle serait malheureuse alors qu'en la confiant à notre tante Bertrade elle ne courra aucun danger car c'est puissante défense qu'un amour impossible donc pur de toute sanie. Dans les entours de Madame de Navarre, elle en sera éloignée autant que si la mer les séparait. Le Temple n'est pas si loin d'ici tandis que l'hôtel de Nesle est à l'autre bout de Paris. Et l'on sait que jamais aucun Templier n'en franchira le seuil.

Mathieu avait écouté son fils sans l'interrompre, pesant à leur juste valeur chacun des arguments du jeune homme. Cependant les yeux de Juliane s'emplirent de larmes :

- Cela signifie que je ne verrai plus ma fille...

- Tu me vois, moi, aussi souvent que tu le souhaites, riposta Bertrade. Et Aude pourra revenir quand on n'aura pas besoin d'elle. Enfin si vous acceptez, elle sera attachée à la maison de la future Reine de France. Ce qui n'est pas rien. Et puis je lui apprendrai tout ce que je sais et en ferai mon héritière. Elle aura le clos de Passiacum que m'a laissé mon défunt Imbert avec la petite maison de la rue proche de la mercerie de mon neveu... et quelques économies. Qu'en dites-vous ?

- Il faut voir, fit Mathieu dont la défense faiblissait de seconde en seconde devant les arguments solides avancés par sa belle-sœur. Il est vrai, ma femme, que si Aude épousait Alain, nous ne la verrions guère plus souvent...

- Et si nous lui demandions son avis ? proposa la grand-mère. Il a toujours été d'usage chez nous que les femmes eussent accès aux débats.

- Les femmes oui, rectifia son fils. Pas les filles qui n'ont d'autre choix qu'obéir !

- Pose-lui quand même la question... sans oublier toutefois la joyeuse perspective contraire d'aller vivre ç Sarcelles au milieu des copeaux...

- Si elle aimait Alain, émit Juliane, ce détail n'entrerait pas en ligne de compte. A défaut des copeaux, nous avons la poussière des pierres taillées.

La jeune fille fut donc appelée et Bertrade eût la grâce de laisser Mathieu lui proposer ce dont l'on venait de débattre mais quand il évoqua l'union projetée avec le fils du maître de hache, elle eut un mouvement de recul nerveux tellement vif qu'il leur fut évident que son choix ne serait pas celui-là. Seulement elle se borna à demander :

- Ne puis-je rester fille dans la maison de mon père ? Je ne souhaite rien de plus !

- Si tu ne veux épouser personne, soupira son père, alors il est mieux pour nous que tu suives ta tante. Ce sera plus facile de repousser les demandes si l'on te sait à la Cour…

Aude regarda tour à tour ces visages qu'elle aimait et ce qu'elle y lut la conforta dans la confiance d'être infiniment chère à chacun d'eux. Ils ne voulaient que son bien, son bonheur et si suivre le destin que proposait sa tante était le seul moyen d'éviter un mariage quel qu’il soit, dont elle savait qu'il lui répugnerait puisque jamais elle ne pourrait être à son bien-aimé. C'était dans ce chemin-là qu'il fallait s'engager bravement.

- Je ferai selon votre volonté, mon père et ma mère, dit-elle avec douceur avant de se jeter à leur cou pour les embrasser.

- Fort bien ! conclut Mathieu. Vous pourrez l'emmener demain, ma sœur. Dieu fasse que nous ayons choisi pour elle la meilleure voie !...


A peu près au moment où s'infléchissait ainsi le destin de la petite Aude, quatre personnages étaient réunis dans la grande salle capitulaire du Temple de Paris : le Grand Maître, Jacques de Molay, son neveu, frère Jean de Longwy, le Maître en France Gérard de Villiers, et frère Clément de Salernes. Quatre formes blanches, éclairées par trois gros cierges de cire rouge dans les ténèbres où se perdaient les voûtes en plein cintre que soutenait au centre un puissant pilier. Frère Jacques avait pris place sur son siège magistral. C'était un homme d'une soixantaine d'années, un Comtois vigoureusement charpenté au cuir tanné par les soleils d'Acre puis de Chypre où s'étaient déroulés les deux tiers de sa vie, un visage massif marqué par le pli obstiné de la bouche et un grand air de hauteur. D'une vaillance indiscutable, d'une intelligence moyenne mais d'un sens politique à peu près nul, frère Jacques, en dépit des revers subis et de la Terre Sainte à jamais perdue - ce qu'il se refusait à croire ! -, hissé au sommet de cet État dans l'État que représentait l'Ordre n'était pas loin de se voir, dans le Temple relevant seulement du Pape, la seule entité capable d'imposer sa volonté aux souverains d'Occident. Il ne voulait pas ajouter foi aux bruits inquiétants en train de naître un peu partout. N'avait-il pas, lui-même, demandé au Pape Clément V d'enquêter sur la vie intérieure de l'Ordre, mais n'y voyant qu'une simple formalité dont l'issue ne faisait aucun doute à ses yeux, il avait formulé sa requête en des termes où transparaissaient ses certitudes. Aussi était-ce avec une certaine lassitude que, son visage à la barbe soignée appuyé sur la paume de sa main, il écoutait frère Clément qui achevait devant lui ce qui ressemblait à un plaidoyer :

- ... et j'affirme qu'il ne faut pas balancer davantage ! Il est temps, plus que temps même d'ordonner le départ ! Pour ce que j'en ai pu apprendre, il sera bientôt trop tard !

- Ne dramatisez-vous pas la situation, mon frère ? Ce tantôt j'ai vu le Roi Philippe et il m'a fait fort bon visage, Il sait très bien que s'en prendre à nous le mettrait dans une situation si difficile auprès des autres souverains et même du peuple...

- Le peuple ne nous aime guère. Quant aux autres souverains, outre qu'ils sont loin, n'oubliez pas que le Roi est le plus puissant d'entre eux..., dit frère Gérard qui, sur le Grand Maître, avait l'avantage de bien connaître Paris.

- Sans doute mais je demeure persuadé que ma vision est la bonne ! Jamais il n'osera ! Nous gérons son trésor el il a besoin de nous...

Sans laisser à son oncle le loisir de poursuivre, Jean de Longwy s'interposa :

- Quoi qu'il en soit, nous sommes prêts. Les chariots sont chargés. Emmenons nos archives à l'abri et notre trésor ! S'il s'avérait que frère Clément s'est trompé... eh bien, il n'y aura plus qu'à les rapporter. Et avec l'aide de Dieu tout se passera bien. Reste seulement à nous apprendre où nous devons aller. Vous avez parlé de l'Angleterre, il me semble, frère Clément ?

- En effet. Vous vous dirigerez vers Dieppe d'où partent nos courriers avec le Temple de Londres. La route, jalonnée depuis longtemps, sera sans surprises. Un navire vous attend à l'anse Guillaume de la Hougue. Avez-vous fait choix de ceux qui vous accompagneront ? Sous vos ordres évidemment puisque vous avez rang de Commandeur.

- Oui. Un choix qui devrait emporter votre adhésion, frère Clément. Nous avons trois chariots, il faut six chevaliers et trois sergents pour les mener. Une plus importante escorte attirerait l'attention. Avec votre permission frère Gérard, ajouta-t-il avec une esquisse de salut à l'adresse de Gérard de Villiers, j'ai pris pour le premier chariot frère Olivier de Courtenay, frère Hervé d'Aulnay et le sergent Anicet qui sont déjà rompus à ce genre de mission. Pour le second frère Guillaume de Gy, mon cousin qui est prévôt des harnais et des bêtes et frère Martin de Lamusse avec le sergent Richard le Normand, et enfin pour le troisième Gaucher de Liancourt, infirmier, et Adam Cronvalle, notre confrère anglais venu en députation et qui prend ainsi le chemin du retour au pays avec le sergent Robert de Pontoise. Ai-je votre approbation, mes frères ?

- Pleine et entière, dit frère Gérard aussitôt approuvé par frère Clément.

Restait le Grand Maître, Jacques de Molay semblait plongé dans de profondes réflexions, si profondes même qu'il se pouvait bien qu'il n'eût rien entendu. Devant quoi le Maître en France fronça le sourcil et retint un geste d'impatience.

- Vénéré frère, dit-il d'une voix dont il n'assourdit pas le timbre métallique, nous attendons de vous la décision suprême... et j'ose rappeler que le temps presse.

Jacques de Molay se leva, laissa peser son regard sur les trois autres et finalement haussa les épaules :

- Vous avez tout si bien arrangé que j'aurais mauvaise grâce à me mettre à la traverse. Vous avez mon approbation. Emmenez vos chariots, frère Jean ! Mes prières vous accompagneront... mais je crois sincèrement que ce sera peine perdue et que vous devrez repartir chercher ce que vous aurez si soigneusement mis à l'abri...

Il les accompagna néanmoins dans la cour où les chariots, attelés chacun de deux chevaux normands, attendaient, chargés en apparence de paille et couverts de fortes toiles pour en protéger le contenu, autant des intempéries que du regard des curieux difficile à éviter sur une telle distance. Le frère trésorier était auprès d'eux, s'assurant justement de la solidité de l'emballage. C'était ce Jean du Tour avec qui Molay avait eu maille à partir au sujet du prêt consenti au Roi l'année précédente. Il avait même été chassé du Temple mais le Roi - dont par force il était aussi le trésorier ! - était intervenu, sans grand succès d'abord, et il avait fallu un ordre du Pape pour que l'obstiné Comtois revienne sur sa décision. C'est assez dire que les deux hommes ne s'aimaient guère sans témoigner cependant de leurs sentiments intimes. Le Grand Maître ne s'adressait au Trésorier que s'il ne pouvait faire autrement et celui-ci, ayant à cœur l'exactitude de ses comptes et de sa gestion, se consacrait à sa tâche ne montrant à son supérieur suprême que la courtoisie exigée par la Règle. Rien de plus et rien de moins.

En voyant sortir les quatre dignitaires, il vint vers eux et les salua comme il convenait :

- Les chariots et l'escorte sont prêts, comme vous pouvez le constater, mes frères. Les deux premiers contiennent les objets précieux et la plus forte partie d'or et d'argent que nous avions ici.

- Vous avez pris soin de conserver par-devers vous le trésor du Roi Philippe ? demanda Molay mi-figue mi-raisin.

- Je n'ai enlevé que ce qui appartient à l'Ordre, Vénéré Grand Maître. Les finances royales sont toujours dans leur coffre, ainsi d'ailleurs que la somme en or et en argent nécessaire à la vie quotidienne de cette maison. En cas de contrôle il eût été dangereux de tout enlever. De même j'ai gardé les livres de comptes réguliers et je crois qu'en examinant notre trésorerie on ne devrait rien trouver à redire...

- C'est sagesse ! admit Molay, mais qu'y a-t-il dans le troisième véhicule ?

- Les pièces les plus importantes du chartrier, des livres... infiniment précieux, des titres de propriété... nos archives enfin !...

- Que diriez-vous si l'on s'étonnait de leur absence ?

Il y avait de l'ironie dans la question mais frère Jean l'avait prévue. Il s'inclina, les mains au fond des manches :

- Qu'elles sont en route pour notre maison chevetaine de Limassol, le Grand Maître ayant souhaité, avant d'y retourner, d'avoir sous la main ce qui atteste la puissance de l'Ordre. De même qu'il l'a été demandé dans les autres royaumes, en vue des préparatifs d'une nouvelle croisade.

- C'est mensonge et vous le savez ?

- Pas absolument, répondit frère Jean en s'inclinant de nouveau. J'en ai écrit dans ce sens aux templeries étrangères... mais en écriture cryptée. Sous ce mensonge, il y a la réalité de nos craintes.

- En ce cas, je n'ai plus rien à dire. Frère Gérard, ils partiront quand il vous plaira...

Ayant dit, il rentra dans le couvent pendant que le Maître en France, le Précepteur de Provence et Jean de Longwy rejoignaient le petit groupe de chevaliers qui attendaient, près de leurs chevaux.

- L'heure est venue, dit gravement Villiers. Partez, mes frères, et que Dieu, Notre-Dame et tous les saints vous aient en leur bienveillante garde ! Vous emportez l'une des plus grandes fortunes du Temple ainsi que la plus importante part de ses racines ! Ayez-en bien soin ! Mais si d'aventure des obstacles se dressaient sur votre route - ce qu'à Dieu ne plaise ! -, n'hésitez pas à cacher, le mieux possible, ce qui risquerait de tomber en mauvaises mains. En disposant comme il se doit nos signes de reconnaissance en vue d'une récupération ultérieure. Ici nous prierons sans relâche pour le succès de ce voyage !...

Un instant plus tard, ils étaient à cheval ou sur les sièges des chariots. Aucun ne portait le manteau blanc frappé de la croix mais d'amples manteaux noirs à capuche. Une fois ouverte la porte fortifiée et protégée comme l'enceinte de Paris par deux tours d'environ quinze mètres de haut, une herse, un pont-levis et des douves, ils se fondirent dans l'obscurité. Le convoi s'éloigna sans bruit de la ville, les roues des chariots ayant été convenablement graissées. On se dirigea vers le nord...

Il n'y avait pas de lune pourtant Jean de l.ongwy qui allait en tête guidait sa troupe avec une sûreté absolue Olivier et Hervé marchaient côte à côte, les quatre autres chevaliers assurant l'arrière-garde du convoi.

Il ne faisait pas froid, cependant Olivier sentit un frisson lui courir le long de l'échine. On montait alors le chemin de la Courtille et mû par une pulsion intérieure, il se retourna sur sa selle. Etait-ce le reflet des feux allumés sur les remparts, mais il eut l'impression qu'un brouillard rouge montait de la ville endormie et à la vue de ce brouillard un second frisson lui fit rétrécir les épaules. Envahi d'une soudaine inquiétude, il essaya de s'en libérer en priant, mais pour la première fois de sa vie, sa prière ne s'envolait pas et semblait butter contre un invisible obstacle. La nuit lui parut plus obscure encore...

CHAPITRE V LE JOUR DE LA COLÈRE

Quand l'aube de ce vendredi 13 octobre, gris et brumeux, se leva, les chariots et leur escorte avaient parcouru environ neuf lieues. On venait de traverser un bois dense et épais et l'on pouvait apercevoir les toits d'un village avec les deux tours et le clocher d'une templerie.

- Voilà Ivry, dit Jean de Longwy qui d'un geste arrêtait le convoi. C’est la première halte importante sur la route qui relie le Temple de Paris à Dieppe. Nous allons y prendre quelque repos, suivre les offices du jour et repartir à la nuit tombante...

Le neveu du Grand Maître connaissait cet itinéraire qu'il avait déjà parcouru plusieurs fois. Il présentait l'avantage d'éviter Pontoise, ville royale s'il en fut près de laquelle Philippe le Bel se retirait souvent afin de réfléchir en paix à l'abbaye de Malbuisson, jadis construite par son arrière-grand-mère Blanche de Castille. La rivière avait été franchie sans encombre et sans péage bien entendu au vieux pont sur lequel veillait de son château bâti sur l'île au milieu de la rivière, le seigneur du lieu, Nicolas de Villiers, qui était le propre frère de Gérard, le Maître en France. C'est assez dire qu'à L’lsle-Adam les Templiers jouissaient d'une sympathie particulière... Après Ivry, le chemin vers Dieppe était tout tracé par Chaumont, Gisors, Gournay et Forges. A l'exception de Gisors, on trouverait partout l'aide dont on pouvait toujours avoir besoin.

- Si je vous ai bien compris, frère Jean, émit Hervé, nous sommes en bonne voie de réussite : avec le passage de l'Oise, le plus difficile est fait ! Nous devrions être présent en pays familier donc ami ?

- On peut le voir ainsi, mon frère. Les gens de la région appellent ce chemin la route du Temple. Cela signifie...

Il s'interrompit soudain, arrêta de nouveau le convoi qui se remettait en marche, se haussa sur ses étriers et tendit un bras :

- Regardez ! Ne penserait-on pas qu'il y a le feu ?

De l'enceinte du château montait une colonne de fumée noire puis ce furent des cris, des chocs, des gémissements, des bruits divers. Il était évident qu'il se passait quelque chose à la commanderie d'Ivry. Quelque chose de grave. Dans le jour qui tardait à se lever, les yeux aigus d'Olivier discernèrent une troupe armée, des piques, des chapeaux de fer près de l'entrée :

- Frère Jean ! Il y a là des gens d'armes qui ont l'air d'attaquer la maison ! Il faut les secourir...

- Non ! Nous sommes trop peu nombreux... et nous nous devons à notre mission ! Mon Dieu !... Serait-il déjà trop tard ?

Il se tourna sur sa selle, donna l'ordre de reculer pour retrouver l'abri de la forêt dont on sortait...

- Mais enfin, protesta d'Aulnay, il faut voir ce qu'il se passe !

Le regard sévère que lui jeta Jean de Longwy le fit rougir.

- Si nous étions un simple détachement libre de ses mouvements la question ne se poserait pas puisque la Règle nous fait un devoir de ne jamais attaquer à moins d'un contre trois. Il faut en priorité protéger les chariots.

Il lui obéi sans plus discuter. Les chevaliers mirent pied à terre pour aider. On fit quitter le chemin au convoi que l'on mit à l'abri du mieux que l'on put derrière de gros ronciers. Pendant ce temps le chef restait à la lisière, observant les événements. Il y avait moins de fumée et il semblait que l'incendie eût été circonscrit, mais le silence soudain n'était guère plus rassurant. Derrière l'arbre où il s'abritait, frère Jean, ravagé d'inquiétude, essayait de comprendre en essayant d'extraire de sa mémoire les paroles de frère Clément quand il lui avait confié sa mission. Il s'en était étonné au point d'oser interroger le haut dignitaire de l'Ordre ce dont le Précepteur de Provence ne s'était nullement offensé. Jean de Longwy était un Bourguignon à la tête dure, au caractère entier, brave comme son épée et n'ayant peur de rien en ce bas monde si ce n'est de la colère de Dieu. Intelligent au demeurant mais obstiné, il eût franchi les portes de l'enfer pour accomplir les tâches qu'on lui confiait. Et il avait d'incontestables qualités de chef. C'est pour toutes ces raisons que frère Clément l'avait choisi pour commander l'escorte du trésor. A la question du chevalier, il avait répondu :

- Je crains qu'un malheur ne s'approche du Temple. Certains indices, certains bruits, légers mais réels, le laissent supposer. Il est bon de prendre des précautions.

Ce n'était pas l'avis - on l'avait vu ! - du Grand Maître et de cela aussi il eût pu s'étonner, mais il connaissait bien son oncle et sa façon de foncer sur l'obstacle sans se soucier des conséquences grâce à une sorte d'ingénuité, on pourrait presque dire de fraîcheur d'âme, qui l'empêchait de considérer les réactions des autres. Pour lui le Temple était ce qu'il y avait de plus grand, de plus pur et de plus puissant sur terre un point c'est tout. Aussi Longwy ne s'étonnait-il pas beaucoup de voir Clément de Salernes le suppléer en quelque sorte, en suggérant d'abord puis en argumentant avec une force qui avait fini par l'emporter.

Aussi, en observant de son mieux ce qui se passait à Ivry, redoutait-il que ce ne fut le début du malheur annoncé.

Soudain il vit quelque chose d'autre. Là-bas, il y avait un homme qui fuyait. A demi accroupi, il venait de sortir de derrière un buisson pour aller jusqu'à un autre non sans s'être retourné pour s'assurer qu'on ne le suivait pas, cherchant très certainement à gagner les bois. Pour autant que l'on en pouvait juger à son vêtement, c'était un sergent du Temple. Quand il se rapprocha encore, d'une allure plus lente comme s'il était en train de perdre ses forces, Longwy comprit qu'il était blessé. N'y tenant plus, il sortit de son abri, se précipita à sa rencontre et l'entraîna vers les arbres en le couvrant de son manteau noir. Surpris, l'homme n'opposa qu'une faible défense. Elle céda quand il entendit :

- Je suis du Temple moi aussi ! Venez !

Le fuyard avait eu un gémissement de douleur quand il s'était jeté sur lui, et Longwy le portait plus qu'il ne le soutenait quand il rejoignit Olivier et Hervé qui venaient lui prêter main-forte.

- Allons aux chariots ! dit-il. Il perd du sang !

Le sergent était évanoui et quand on l'étendit sur le tapis d'herbes et de feuilles, on vit que le sang, en effet, coulait d'une blessure qu'il avait au côté... Hervé se pencha sur lui, déboucla la ceinture, ôta la cotte déchirée qui collait à la peau. A chaque respiration, de plus en plus pénible, le flux vital coulait plus fort...

- Je ne peux rien faire pour lui. La blessure est profonde et il va mourir. C'est miracle qu'il ait pu arriver jusqu'à nous...

- Vous avez raison, cela semble grave, dit Gaucher de Liancourt, le frère infirmier, en s'agenouillant à son tour auprès du blessé. Mais peut-être pourrons-nous apprendre ce qu'il se passe ?

Il cherchait dans le sac de médecine qui ne le quittait jamais un cordial à base de plantes mais le blessé revenait de sa syncope et l'avait entendu :

- ... Les gens du Roi... Au petit jour... nous venions de nous lever... pour chanter prime... quand des coups ont été frappés au portail... Quelqu'un... a crié : « De par le Roi... » et nous avons ouvert sans méfiance,.. Il y avait là le bailli de Chaumont et... des hommes d'armes... Ils venaient... ils venaient nous arrêter !

- Vous arrêter ? s'exclama Jean de Longwy. Qu'aviez-vous donc fait ?

- Rien... mais on nous accuse d'être des hérétiques, des simoniaques et des sodomites... des menteurs, des adorateurs... du Diable ! Et, vous aussi vous serez pris... si vous ne vous sauvez pas...

Il eut une crispation de douleur, pâlit plus encore et ils crurent qu'il passait. Frère Gaucher lui souleva alors la tête et les épaules pour le soutenir et lui faire boire quelques gouttes de sa liqueur. Il s'étrangla, toussa mais reprit un peu de couleur. Son regard était plein d'angoisse :

- C'est... fini pour moi... Vous, fuyez... où vous pourrez ! Cachez-vous ! fut-ce au fond d'une ladrerie... parce qu'à cette heure... partout... dans tout le royaume... on arrête nos frères... et l'on fouille... leurs maisons... Fuyez ! Dieu !... Pourquoi ?

Ce fut sa dernière parole. Un hoquet violent amena un flot de sang à sa bouche puis frère Gaucher le sentit peser davantage sur son bras tandis que les yeux grands ouverts se fixaient. Tendant la fiole à Olivier, il lui ferma doucement les paupières.

- Il est mort, dit-il. Dieu ait son âme. Il faut prier !

Ils s'agenouillèrent pour une oraison que frère Jean ne laissa pas s'éterniser. Il se releva. Les autres restaient à genoux, visiblement foudroyés par ce qu'ils venaient d'entendre. L'homme d'action n'était jamais bien loin en lui et, devant une situation à ce point catastrophique, il fallait réagir. Et vite !

- Allons, mes frères ! Debout ! Nous ne pouvons pas nous attarder !

L'Anglais Adam Cronvalle haussa des épaules désabusées :

- Et où voulez-vous que nous allions, mon frère ? Vous avez entendu ? Partout, dans toute la France, on nous arrête !

- J'espère qu'il n'en va pas de même chez vous, frère Adam ?

- En dehors du Temple de Londres, nous sommes assez peu nombreux et ne gênons guère le Roi Edouard. Mais je crains à présent de ne jamais revoir l'Angleterre. Que proposez-vous dans l'immédiat, mon frère ?

- D'abord de reculer au plus profond de la forêt...

- Il faut en premier lieu enterrer ce malheureux, dit l'un d'eux.

- Certainement pas ! coupa frère Jean. Quelqu'un peut avoir remarqué sa fuite. Si on le cherche il faut qu'on le trouve ! Et maintenant essayons de nous dissimuler le mieux que nous pourrons...

Faire manœuvrer les lourds chariots au milieu des bois n'était pas facile mais frère Guillaume de Gy étant prévôt des harnais et des bêtes, était un véritable magicien lorsqu'il s'agissait de chevaux. Il réussit à remettre en marche les attelages que les sergents guidaient aux brides et à les emmener assez loin pour qu'une troupe passant sur le chemin ne soupçonna même pas leur présence. Le temps était gris, mais il n'avait pas plu depuis un moment et la terre n'était pas détrempée. En outre, tandis que l'on faisait avancer les véhicules, les chevaliers avaient fait de leur mieux pour effacer autant que possible les traces des roues aux abords du cadavre que l'on avait abandonné là. Après trois bons quarts d'heure d'efforts, on s'arrêta enfin entre un hérissement de rochers couverts de mousse et une pente douce descendant vers une rivière que l'on ne voyait pas mais dont on pouvait entendre le friselis de l'eau.

On s'occupa des chevaux. Toujours et partout c'était la première tâche et le premier souci des Templiers. Et cela même dans des circonstances aussi dramatiques. Sans les dételer, on leur donna l'avoine que l'on emportait en déplacement, et frère Guillaume prit deux hommes pour chercher de l'eau. En atteignant la ligne de saules bordant le cours d'eau qui à cet endroit s'incurvait, les trois hommes aperçurent près de l'autre rive et à demi masquée par un rideau d'arbres, une assez vaste clairière au milieu de laquelle se dressaient des bâtiments enfermés par une haute palissade faite de troncs épointés. Il y avait un clocheton signalant une chapelle et, autour des constructions basses, un tronçon de tour à moitié écroulée. Cela ressemblait à une ferme à cette différence près qu'il n'y en a guère au milieu des bois. Pourtant c'était habité ainsi que l'attestait la fumée qui montait paresseusement au-dessus d'un toit. Mais de cet ensemble s'exhalait une grande tristesse et quand la grosse porte, bien armée de fer, s'ouvrit pour laisser passage à deux personnages portant des cruches, les Templiers comprirent pourquoi l'endroit leur semblait sinistre : l'un des hommes portait le froc noir de saint Ladreet le second, dont la figure n'était pas cachée par le capuchon de sa tunique grise, ne se sachant pas observé, montrait un faciès turgescent, déformé par la lèpre...

- Une maladrerie ! murmura frère Guillaume. Ne troublons pas leur paix...

Ils puisèrent l'eau dont ils avaient besoin et retournèrent aux chariots sans avoir éveillé l'attention du moine et du malade, mais rapportèrent ce qu'ils venaient de voir.

Quand on eut fini de soigner les chevaux, on mangea du pain et du fromage que l’on avait coutume d'emporter par précaution et l'on tint conseil. Un conseil où personne ne se hâta de prendre la parole, chacun essayant d'assimiler l'incroyable catastrophe qui s'abattait sur l'Ordre. Arrêtés ! Tous arrêtés à travers tout le pays et sans doute menés aux prisons ! Eux hier si puissants, maîtres de tant de forts châteaux, de terres, de richesses ? Comment était-ce possible ? Et sous des accusations infâmes ! Qu'avait dit le frère mort ? Simoniaques ? Sodomites ? Adorateurs du Diable ?... Cela n'avait aucun sens ! C'était le monde à l'envers ! Quelqu'un enfin brisa le silence :

- Qu'allons-nous faire ?

- Prions d'abord ! dit Olivier. Nous sommes dans la main de Dieu. Il éclairera peut-être nos ténèbres...

D'un signe de tête, frère Jean approuva et pendant de longues minutes, à voix contenues ils invoquèrent le Père, la Vierge Marie leur tendre patronne pour terminer par un Veni Creator non pas chanté mais murmuré.

Jean de Longwy se releva et, avec un grand calme, se dépouilla de sa longue cotte blanche, en baisa la croix de pourpre et la plia soigneusement.

- Imitez-moi, mes frères ! Il nous faut nous défaire de ces signes de distinction dont nous étions si fiers ! Fasse le Ciel que justice nous soit rendue et que nous puissions un jour les remettre...

Ils l'imitèrent avec des larmes dans les yeux. De même, quand il fallut dépouiller les hauberts de maille d'acier que complétait le camail enveloppant entièrement le cou et la tête et ne laissant voir que le visage. Une protection suffisante pour escorter des biens en temps de paix. C'est dire qu'ils ne portaient ni heaume ni chapeau de fer, mais tous, en s'aidant mutuellement à sortir de l'étroite tunique, eurent l'impression qu'on leur arrachait la peau.

En dessous, ils avaient sur leurs chemises et leurs braies de lin chausses et justaucorps de laine noire. Evidemment, ainsi vêtus ils étaient encore tous semblables En revanche, la prévoyance de frère Clément avait ordonné depuis plusieurs semaines, à ceux qu'il avait choisis depuis longtemps, de laisser pousser leurs cheveux que la Règle voulait ras et de raccourcir notablement barbes et moustaches. Frère Jean les considéra un instant puis soupira :

- Nous n'allons pas pouvoir continuer la route de conserve. Il va falloir nous séparer : un chariot de paille accompagné de trois paysans - en nous salissant convenablement nous devrions y ressembler -, cela peut passer inaperçu, mais trois suivis d'une troupe aussi uniformisée que nous le sommes encore, cela ne passera jamais.

- Nous séparer, comment l'entendez-vous ? demanda Olivier. Devons-nous gagner Dieppe par des chemins différents ou bien partir en laissant entre nous une distance dans le temps ? Un tous les deux jours par exemple... La difficulté est que vous seul connaissez cette route et cette région et si chaque chariot prend un chemin, nous risquons de nous perdre...

- Vous auriez parfaitement raison s'il était encore question de gagner Dieppe, mais si vraiment le Roi Philippe a fait saisir tous les Templiers de France, soyez sûrs que notre établissement de là-bas n'aura pas échappé... ni les navires de l'Ordre s'ils n'ont pas eu le temps de prendre la mer. Nous ne trouverons plus rien... sinon les sergents des prévôts locaux...

_ Alors où aller ? Nous ne pouvons quand même pas rester ici ! dit Hervé d'Aulnay.

- Pas à cet endroit ! Ce dont nous devons nous soucier, bien avant notre propre sécurité, c'est de mettre le grand trésor à l'abri des griffes du Roi ! Il faut donc le cacher en trois endroits différents. Or, nous ne pouvons plus le confier à l'une de nos templeries : ce serait nous jeter dans autant de pièges. Il nous faut par conséquent trouver des abris dans des lieux où personne n'aura l'idée d'aller les chercher.

- Dans des demeures de noblesse par exemple ? avança Olivier qui songeait à l'Arche enfouie dans la grotte secrète de Valcroze.

- A condition que les maîtres soient nôtres en toute sûreté, autrement comment être certains que nos hôtes, même s'ils nous accueillaient bellement, ne se hâteraient pas, après notre départ, de piller les richesses que nous leur aurions confiées ? Je ne suis même pas certain que Nicolas de Villiers qui nous a aidés cette nuit à passer l'Oise sans encombre, saurait résister à la tentation. Son péage lui rapporte de jolies sommes mais il aime l'or...

- Alors des monastères bénédictins ? Le Temple est fils de saint Bernard qui a fait de leurs couvents des havres d'ordre, de prière et de beauté, dit Gaucher de Larchant. Comment refuseraient-ils l'asile ?

- C'est une possibilité. Mais là encore, si l'asile était donné sans hésiter à nos personnes, je crains que de telles richesses ne soient pas vraiment à l'abri...

- Alors ?

- Alors...

Les yeux sombres du Bourguignon se posèrent tour à tour sur chacun des visages anxieux qui l'entouraient, qui attendaient de lui le salut avec une tension qu'il ressentait dans tout son corps.

- Avez-vous entendu ce que nous a conseillé ce malheureux frère venu mourir dans nos bras ? « Cachez-vous, fut-ce au fond d'une ladrerie. » Et si j'ai bien compris les propos de frère Guillaume, il y en a une de l'autre côté de la rivière…

La proposition était si énorme que sur le coup personne ne réagit. Un vent de dégoût passa sur ces hommes cependant habitués aux amoncellements de cadavres hideux sur les champs de bataille et aux abominations de la guerre, mais la lèpre qui dévore l'homme vivant les faisait trembler :

Le premier, l'Anglais Adam Cronvalle, protesta :

- Vous voulez nous enterrer dans cette ignominie ? J'aime encore mieux le bûcher. C'est plus rapide...

- Pas nous, mais le contenu d'un des chariots par exemple. Les frères de saint Ladre nous ont des obligations depuis toujours et nous pouvons sans risque leur demander secours. Vous avez dit qu'au centre de la maladrerie il y a une tour à demi ruinée. Il devrait être possible d'y mettre à l'abri une partie du trésor. Je m'y rends d'ailleurs de ce pas...

Cronvalle eut un geste vers lui pour le retenir :

- Songez à ce que vous allez côtoyer, mon frère !

Longwy se contenta de repousser sa main avec douceur, mais ce fut Olivier qui se chargea de la réponse :

- Mon aïeul Thibaut de Courtenay était l’écuyer et l'ami fidèle de Baudouin IV de Jérusalem, le sublime Roi lépreux. Il a été élevé avec lui et jamais ne l'a quitté sauf quand il fut prisonnier de Saladin, mais ensuite jusqu'à sa mort il a partagé sa tente ou sa chambre. Et jamais le mal ne l'a touché... Est-on si craintif à Londres ?

Le froid dédain de l'intonation alluma une lueur dans l'œil de l'Anglais qui rougit. Hervé d'Aulnay aussitôt s'interposa :

- Paix, mes frères ! Nous sommes peut-être les seuls Templiers encore libres. Qu'adviendra-t-il de nous si nous nous querellons ? Frère Jean ne songe qu'à sauver ce qui nous a été confié !

Il y avait une instante prière dans son regard fixé sur son ami. Celui-ci eut un sourire crispé :

- M'accordez excuses, frère Adam ! Cette remarque m'a échappé.

- Ce n'est rien...

Pendant ce temps Jean de Longwy s'était éloigné avec Guillaume de Gy qui avait tenu à l'accompagner. On les attendit un bon moment en s'efforçant de suivie les heures canoniales telles que la Règle les imposait, mais ce n'était pas facile. Même si chacun d'eux avait une longue habitude de ces exercices de piété, c'était justement cette habitude qui leur donnait, en ces terribles circonstances quelque chose de creux, sans vraie résonance. Le monde autour de leur forêt leur semblait tout entier hostile. Même Olivier qui vouait au Christ et à Notre-Dame un amour filial aussi chaleureux que s'ils eussent fait partie de sa famille, ne percevait pas l'habituel écho des paroles rituelles. C'était comme si les portes du Ciel s'étaient refermées. Le hantait surtout la vieille malédiction rapportée par son père. Se pouvait-il que le jour de colère annoncé par le vieillard de Hattin fut arrivé ? Que Dieu eût retiré sa main de sur le Temple voué désormais à sa perte ?

Quand enfin Jean de Longwy revint, le jour baissait. Il était accompagné d'un moine en coule noire :

- Voici père Sébastien qui est le prieur de la pieuse maison de saint Ladre... Il a bien voulu accepter de nous assister et il m'accompagne afin de nous aider à traverser la rivière grâce à un gué qu'il connaît. Mettons-nous en marche !

- Tous ? questionna Cronvalle. Je croyais qu'une partie seulement d'entre nous devait y aller.

- Pour ce soir, nous y allons tous ! Au moins hommes et chevaux seront-ils à l'abri si le temps se gâte. Ce qu'il a bien l'air de faire...

- Nous avons assez de place pour vos trois chariots, dit le prieur d'une voix douce. En ce moment la maladrerie est presque vide.

- Vos lépreux sont morts ? émit l'Anglais avec la méfiance dont il ne pouvait se départir.

- Non mais, entraînés par un saint homme qui nous est arrivé il y a peu, ils se sont mis en route pour la ville de Tours sur la Loire pour aller prier au tombeau du grand saint Martin dont ce sera la fête dans un mois. On leur a dit que les lépreux y trouvaient souvent la guérison... et je n'ai pu les retenir ! Dieu ait pitié de ces pauvres gens ! ajouta-t-il en s'inclinant avec un signe de croix...

- En outre, reprit Longwy, nous pourrons dissimuler sous la vieille tour le contenu de l'un des chariots...

- Et les autres ? reprit l'Anglais.

- Je vous donnerai un guide qui vous mènera à une certaine cache, répondit le père Sébastien. Venez à présent ! La nuit approche et quand il fait trop sombre, le gué est plus difficile à trouver...

On se remit en marche et après avoir cheminé quelques minutes sous le couvert, on descendit vers la berge que l'on suivit sur une courte distance jusqu'à un point marqué d'une grosse pierre où le père Sébastien, qui allait en tête, s'arrêta :

- Voici le passage, désigna-t-il. On ne le voit pas mais le lit de la rivière remonte à cet endroit. Les anciens Romains y avaient construit une levée pour traverser commodément. Elle s'est écroulée mais le chemin sous l'eau est assez large pour vos chariots... à condition qu'ils me suivent pas à pas et ne dévient pas...

- Commandez ! dit simplement Jean de Longwy. Nous obéirons...

Même si elle fut délicate et prit du temps, la traversée du gué s'opéra sans incidents et peu après, le convoi au complet parvenait à l'aire en terre battue qui servait de cour à la léproserie. L'obscurité y régnait, à peine atténuée par une seule torche accrochée à l'entrée de la chapelle. Comme l'avait pensé Longwy, c'était un ancien manoir et si l'unique tour était réduite de moitié, si le logis n'existait plus, il y avait encore quelques bâtiments de service en bon état. Ainsi les chariots trouvèrent l'abri d'un large auvent et les chevaux celui d'une vieille écurie. Les malades eux-mêmes étaient logés dans une bergerie réaménagée et les trois moines qui s'en occupaient dans un petit bâtiment attenant. Mais l'entrée des voyageurs se fit sans attirer personne d'autre que deux religieux venus à leur rencontre, qui les saluèrent avec la courtoisie de mise dans toutes les maisons-Dieu.

Les Templiers s'étant autant dire reposés la majeure partie de la journée, même si l'angoisse ne permet guère la détente, on s'occupa tout de suite de vider le premier chariot et d'en porter le contenu dans la tour où ne subsistaient, ainsi que Jean de Longwy avait pu s'en rendre compte, que la salle du rez-de-chaussée - encore le plafond montrait-il une déchirure ! - et l'entrée d'un escalier s'enfonçant dans le sol.

- Ainsi que je l'ai montré à frère Jean, dit le père Sébastien, il y a là, au-delà d'une cave dont nous usons pour conserver nos quelques provisions, un souterrain à deux embranchements dont l'un menait jadis à la maison du Temple d'Ivry et l'autre débouche dans la campagne. Celui du Temple est coupé d'escaliers permettant de passer sous la rivière, mais il a été complètement bouché quand cette vieille ferme est devenue une maladrerie. L'autre rejoint, au-delà de la forêt, la crypte d'une chapelle, détruite il y a longtemps, et qui ne forme plus qu'un gros éboulis de morceaux de roche recouvert à présent par un grand roncier dont la sortie est impraticable...

- C'est là que nous allons déposer notre chargement. Ensuite, nous refermerons l'accès de ce côté-ci...

- En ce cas, dit Guillaume de Gy, pourquoi ne pas y mettre aussi le contenu des deux autres chariots ?

- Parce que cette crypte est exiguë et renferme déjà un tombeau, répondit le chef. En outre, si nous allons pouvoir laisser au père Sébastien le chariot dont il pourra se servir ou encore le réduire en bûches, et les deux chevaux qui le traînent - ils auraient pu s'être échappés de l'écurie d'Ivry puisque, si nous avons bien vu, il y a eu incendie et il ne sera pas difficile de les vendre au bénéfice de cette maison à quelque fermier d'alentour -, il est impossible de lui laisser trois véhicules et six chevaux dont il ne saurait que faire. De plus, mieux vaut partager le trésor. Il serait bien surprenant qu'au cas où la chance permettrait à quelqu'un d'en faire la découverte avant qu'il ait été possible à ceux qui, je l'espère, continueront le Temple, une même chance privilégie deux autres personnes en même temps.

Pendant une partie de la nuit, on travailla à transporter paniers, caisses et tonnelets au bout du souterrain que l'on fit ensuite écrouler environ à mi-chemin, après quoi les chevaliers prirent quelque nourriture offerte par le père Sébastien et aussi du repos sur la paille que l'on jeta pour eux dans la salle basse de la tour. Seul Jean de Longwy ne dormit pas. Il alla s'enfermer avec le prieur dans une sorte de réduit du logis des moines où celui-ci tenait les comptes de la petite communauté. Là ils parlèrent longtemps les coudes sur la table, une lampe à huile posée entre eux...

Quand le père Sébastien la souffla, le jour pointait, aussi gris que la veille, aussi triste avec ses nuages bas qui cependant ne donnaient pas de pluie, mais pour frère Jean qui s'accordait enfin de se laisser accabler un instant par le drame que tous vivaient, il était préférable qu'il en soit ainsi : un joyeux soleil lui eût paru insulter à l'ampleur du cataclysme. Il resta là un bon moment, assis sur la pierre au seuil de la tour tandis que de loin en loin les coqs se répondaient et que les trois moines se rendaient à la chapelle avant de vaquer aux travaux de la vie quotidienne ainsi qu'aux besoins de leurs pensionnaires habituels. Il n'en restait plus que deux en train d'achever leur calvaire, plus un vieil homme encore capable de se déplacer et un enfant qui était son petit-fils.

Le Bourguignon ne songeait même pas à prier, seulement au devenir de sa petite troupe en admettant que l'on réussisse la dangereuse aventure. Lui, personnellement, pensait à regagner les terres familiales aux portes de Dijon, son cousin Guillaume de Gy pourrait en faire autant, mais les autres dont le Temple de Paris était devenu le foyer normal ?

Après une pause, il se releva en secouant ses épaules comme pour les libérer d'un trop pesant fardeau et alla réveiller les convoyeurs du chariot vide : Olivier de Courtenay, Hervé d'Aulnay et le sergent Anicet.

- L'heure est venue de nous séparer, frères ! leur dit-il. Vous pouvez partir pour où vous voudrez avec les deux chevaux qui vous ont amenés. L'un de vous prendra le sergent en croupe. Nous sommes trop nombreux dans cet endroit, cependant désert, pour ne pas éveiller la curiosité si d'aventure quelqu'un s'apercevait de notre présence.

Bien qu'habitué à obéir sans discuter, Hervé demanda :

- Que va-t-il advenir des chariots restants et de nos compagnons ?

- J'en ai parlé longuement avec le père Sébastien. Il connaît à fond cette région où il est né et, à la nuit, il nous guidera, moi et le second chariot, jusqu'à Neaufles où, auprès de Gisors, est un fort château appartenant à sa famille. Ce château est relié, justement, à celui de Gisors par un souterrain...

- Gisors est forteresse royale, si je ne me trompe, et c'est de là que sont venus ceux qui ont pris nos frères d'Ivry, intervint Olivier. N'est-ce pas vous jeter dans la gueule du loup ?

- Le risque existe sans doute mais, hors les ladreries, quelle meilleure cachette trouver pour cette part de trésor qu'un domaine appartenant à celui qui vient de se déclarer notre ennemi ? Père Sébastien sait comment nous introduire. En outre un boyau du souterrain joint l'église Sainte-Catherine qui est hors les murs. Nous reviendrons ici ensuite et je ferai partir l'escorte de ce chariot. Après quoi, avec le troisième et si Dieu le veut, je conduirai ce dernier avec les frères Gaucher et Adam jusqu'à la maladrerie du Val-aux-Lépreux à Saint-Laviers, aux environs d'Abbeville. D'après père Sébastien, c'est le Temple qui l'a fondée et remise aux religieux de saint Lazare afin d'y soigner ceux de nos frères ayant contracté le fléau en Terre Sainte...

- Abbeville ? émit Hervé. Mais c'est très loin ?

- Pas plus que Dieppe, et le chemin nous sera montré par le frère Adrien, qui en est venu jadis. Nous passerons pour des lépreux en route vers le dernier refuge. Il est situé non loin de la mer, ce qui permettra, je l'espère, à frère Adam de regagner l'Angleterre où il se peut que frère Gaucher le suive...

- Pourquoi pas vous-même mon frère ? Et pourquoi ne pas embarquer aussi le chargement ?

- Ce serait trop risqué. Nous n'avons rien deviné de ce que machinait le Roi et nous ignorons s'il ne s'est pas accordé avec Edouard d'Angleterre. Je préfère un refuge plus sûr. Quant à moi, je vais essayer de rentrer en Bourgogne où j'escompte que la duchesse Agnès n'aura pas souscrit aux volontés de son neveu. Là je ferai en sorte de faire payer à Philippe de France le mal qu'il nous a causé. Au pire, il me sera possible de trouver asile en l'abbaye de Cîteaux... en attendant !

Tandis qu'il parlait, son visage sévère s'était fait plus sombre encore. Pourtant le sergent Anicet osa demander :

- Ne pourrais-je vous accompagner, sire ? Je suis de cette région moi aussi et j'aimerais y retourner...

- Je vous croyais écuyer de frère Olivier ?

- Non, corrigea celui-ci. Le sergent Anicet a partagé avec frère Hervé et moi-même une difficile mission, rien de plus. Finalement la catastrophe qui s'est abattue sur nous le libère…

- Mais, vous, qu'allez-vous faire ?

- Rentrer à Paris afin d'en savoir davantage sur l'étendue du désastre, comment a réagi le Grand Maître... et surtout ce qu'il est advenu de frère Clément de Salernes qui est mon second père.

- Et moi je vais avec lui, fit tranquillement Hervé. Il nous restera peut-être la ressource de trouver refuge chez mon frère aîné, à Moussy-le-Noble qui n'est pas - et de beaucoup ! - aussi éloigné que la Provence de frère Olivier. Nous allons avoir grand besoin, tous autant que nous sommes, de réfléchir...

- Réfléchir à quoi si le Roi a juré notre perte ? fit amèrement Courtenay pensant que la malédiction s'accomplissait et que l'on n'y pouvait rien. Pour nous, il ne nous reste guère que deux chemins : l'exil hors du royaume si le Temple subsiste encore au-delà des frontières, ou le retrait dans un monastère comme vous venez de l'évoquer, frère Jean ! Quant à la rébellion, la Règle nous l'interdit... Je vous prie de ne pas l'oublier !

- Quoi qu'il en soit, si vous changez d'avis et si je parviens jusque-là, sachez qu'au château de Longwy, vous serez accueillis... en frères ! A présent préparez-vous ! Prenez un peu de nourriture ! Ensuite le frère Adrien vous guidera pour sortir de la forêt et rejoindre le chemin de L'Isle-Adam sans revenir sur nos pas...

Tandis qu'ils se rendaient à l'écurie prendre leurs chevaux, Olivier vit sortir de la salle des malades un vieil homme au visage rongé par la lèpre et qui vint s'asseoir devant la porte sur un banc de pierre. Sa main était posée sur l'épaule d'un petit garçon blond et c'était le plus bel enfant que l'on pût voir. Il pouvait avoir six ou sept ans et son visage rose, dont les yeux ressemblaient à des fleurs de lin, était l'image même de la santé. Il bavardait gaiement avec le vieil homme qui, pour lui, trouvait encore ce qui ressemblait à un sourire. Olivier se tourna vers le père Sébastien :

- Cet enfant, père, que fait-il en ce lieu, dans cette maison de mort alors qu'aucune trace du mal n'est sur lui ?

- N'est encore sur lui, devriez-vous dire. Son père et sa mère ont été emportés par le mal ici même et le vieux Fabien, son grand-père, est bien atteint comme vous le voyez...

- Mais lui est sain ? Il ne peut rester...

- Il restera pourtant, soupira le religieux. Il n'a que six ans, mais soyez assuré qu'il est touché. Simplement, chez les jeunes enfants, la lèpre n'apparaît que vers neuf ou dix ans, aux approches de la puberté...

Olivier se souvint alors de l'histoire du jeune Roi lépreux que lui avait racontée jadis son père. Lui aussi était beau, rayonnant et plein de vie quand son précepteur, Guillaume de Tyr, s'était aperçu qu'en se blessant il ne ressentait aucune douleur. Il avait neuf ans ! Mais cet enfant n'était pas roi. Il n'avait pour famille que ce vieillard en route vers la tombe...

- Que deviendra-t-il quand son grand-père mourra ? demanda-t-il.

- Il demeurera avec nous... et nous le soignerons de notre mieux parce que nous l'aimons, ce petit ! J'avoue que parfois, en face d'une telle injustice je m'interroge...

Il s'interrompit et rentra dans l'abri aux chevaux.

Un moment plus tard, ceux qui partaient firent leurs adieux à leurs compagnons. Ce fut simple, à peu près silencieux mais plein d'émotion à cet instant où leurs vies à tous, si bien tracées jusqu'à présent en une belle ligne droite, se brisaient contre un mur dont aucun d'eux ne pouvait estimer la dureté ou les dimensions. Il faudrait dorénavant tenter de continuer le chemin à la rencontre d'un idéal dont ils n'étaient certains qu'au moins Dieu leur restât. Ils s'embrassèrent, puis Hervé et Olivier prirent en mains les rênes de leurs montures et suivirent le frère Adrien hors de l'enceinte de rondins et le long de la rivière qu'ils remontèrent vers la source.

Après avoir parcouru environ une demi-lieue, alors que le cours d'eau avait disparu, on fut à une croisée de sentiers. Le lazariste tendit alors un bras dans la direction du sud en disant seulement :

- Allez tout droit. A un quart de lieue vous retrouverez le chemin que vous avez suivi en arrivant. Dieu soit avec vous !

Et sans même attendre leurs remerciements, il remit ses mains dans ses manches et disparut sous le couvert des arbres...


Trois jours plus tard, deux moines cordeliers - tunique et coule à capuce de bure grise, ceinture de corde à trois nœuds, suivaient la grande route de Saint-Denis qui, à travers champs, aboutissait à la porte du même nom pour se continuer par la plus importante des artères parisiennes, celle qui jusqu'à la Seine traversait les quartiers rive droite de part en part. Pour reposer leurs pieds chaussés de grossières sandales à lanières, ils s'étaient assis sur un talus à l'entrée d'un sentier grimpant au sommet d'une butte où était une étrange construction : sur un grand soubassement de pierres brutes, quatre piliers de chaque côté et quatre au centre reliés par des poutres, formant sur deux étages quarante-huit baies découpées sur le ciel. Chacune de ces poutres soutenait une chaîne de fer et presque toutes portaient le corps d'un pendu, les uns encore reconnaissables, les autres réduits par les corbeaux à l'état de guenilles humaines. C'était le gibet de Montfaucon que venait de faire reconstruire l'intendant des bâtiments, Enguerrand de Marigny. Deux gardes armés de guisarmes se tenaient en bas des marches qui escaladaient le soubassement et, près d'eux il y avait un petit groupe d'hommes, de femmes, et d'enfants, certains en larmes. Sans doute une exécution venait-elle d'avoir lieu. D'autres personnes regardaient de plus loin, près des deux moines. Ceux-ci entendirent alors :

- Vous croyez qu'il y a des Templiers là-dedans, voisin ? disait l'un d'eux, bonhomme falot coiffé d'un bonnet vert qui n'avait pas l'air très intelligent.

- C'est trop tôt, voyons ! Il faut d'abord faire leur procès ! répondit l'autre qui était deux fois plus gros et se donnait des airs importants. Et ce serait bien étonnant qu'on en voie jamais ici. Pour ce dont on les accuse : hérésie, sodomie, sacrilège, ils n'auront pas droit à une honnête corde : ce sera le bûcher !

- Vous croyez vraiment qu'ils ont fait tout ça ? reprit le premier.

- C'est ce que dit la lettre de notre sire Philippe que l'on a publiée hier et le Roi doit savoir ce qu'il écrit...

- Ah ça, c'est bien vrai ! Mais si vous voulez le fond de ma pensée, voisin, ça ne m'étonne pas vraiment ! Sont plus bons à rien ces gens-là depuis qu'ils sont plus en Terre Sainte, et je me suis laissé dire qu'il s'en passe de belles dans leurs riches maisons...

La suite du discours fut perdue pour ceux qui écoutaient, les deux compères s'étant remis en marche pour rentrer dans la ville... Ils étaient passés, sans même les remarquer, devant les deux moines. Hervé d'Aulnay soupira :

- Si le reste du peuple pense comme ces deux-là, l'Ordre n'aura pas beaucoup de défenseurs !

- Qu'espérais-tu d'autre ? Ce n'est jamais bon de susciter l'envie et pour cet homme nous ne sommes plus que des inutiles installés sur de grandes richesses...

- Inutiles ? Nos maisons font de belles aumônes et le Grand Maître ne cesse de réclamer une nouvelle croisade ! Et... à propos d'aumônes, ne sommes-nous pas censés être des frères mendiants ?

- Si tu ne demandes rien, tu n'auras rien, mon fils ! dit Olivier qui ne put s'empêcher de rire, et ces deux là, comme tu dis, ne nous ont même pas vus...

- Ou n'ont pas voulu nous voir. Quoi qu'il en soit, j'ai bien peur de ne jamais y arriver. J'aurais préféré un autre habit...

- C'était tout ce dont disposait sire Jean de Villiers. Encore devons-nous lui en être reconnaissants : même rasés, il trouvait que nous avions toujours l'air de Templiers.

Le seigneur de L’Isle-Adam, en effet, s'il les avait accueillis sans discuter, ne leur avait pas caché que depuis le 13 octobre, il avait déjà reçu la visite d'un messager royal porteur d'un écrit où il était stipulé que quiconque donnerait asile à un Templier serait passible de graves sanctions pouvant aller jusqu'à la confiscation des biens et même la prison. Or il était le frère de Gérard de Villiers, le Maître en France, et il était assez naturel de se trouver en tête des listes de suspects, mais c'était un homme de caractère bien trempé, entièrement capable de défendre sa forteresse insulaire contre n'importe qui, fut-il le Roi, s'il essayait de l'en chasser :

- Quant à mon noble frère, ajouta-t-il, je ne le laisserai certes pas se faire massacrer devant mes murs sans tenter de lui porter secours.

- Nous ne sommes pas vos frères ? émit Olivier.

- Vous êtes les siens puisqu'il vous nomme ainsi. C'est pourquoi mon aide vous est acquise. Pour moi le Temple est pur de ces ignominies que l'on entend proférer depuis deux jours.

- Ce que nous avons entendu dire est-il vrai ? s'inquiéta Olivier. Toutes les templeries de France ont été attaquées en même temps, à la même heure ? C'est à peine croyable.

- Et pourtant c'est vrai : le roi Philippe a réussi là une entreprise extraordinaire mais qui donne la juste mesure de son pouvoir sur l'étendue du royaume... Si vous voulez rentrer à Paris, il faut vous changer.

Olivier et Hervé avaient donc troqué chez lui leurs vêtements contre deux frocs gris et leurs chevaux contre deux paires de sandales, chaussures dont à l'évidence ils n'avaient pas l'habitude et qui avaient rappelé à Olivier ce que son père lui avait raconté jadis de son parcours entre la Tour oubliée et la commanderie de Joigny quand il fuyait les gens du bailli de Châteaurenard. Quitter des bottes solides et protégeant bien le pied contre ces semelles à lanières de cuir était une vraie pénitence, surtout quand le temps déjà humide se met au froid. Encore Hervé l'avait-il accepté par simple amitié pour Olivier. Il ne voyait aucune raison valable de se risquer dans Paris quand il était si facile de gagner en quelques heures son château paternel de Moussy, lui aussi au nord de la capitale... et sans se séparer des chevaux, mais Olivier voulait savoir ce qu'il était advenu de frère Clément et, de ce fait, on était obligés de retourner jusqu'à l'enclos du Temple pour écouter les bruits de la rue... Aulnay avait eu beau avancer que Moussy n'était guère qu'à six lieues de la Cité, que l'on pourrait au moins y réfléchir dans le calme alors qu'ils ne possédaient plus le moindre asile, Olivier s'était obstiné admettant volontiers que son ami n'avait aucune raison de l'accompagner mais que lui tenait à y aller.

- Peut-être Dieu veut-il que nos chemins se séparent ici, lui avait-il dit avec une grande douceur. Rentre chez toi ! Je promets de t'y rejoindre dès que j'aurai appris ce qui m'importe tant !

- M'y rejoindre ? Tu ne trouveras jamais le chemin seul ! avait bougonné Hervé. Ce n'est pas une métropole que notre vieux Moussy. Toutes les routes n'y mènent pas. Nous tenterons l'aventure ensemble et plus un mot là-dessus !

C'est ainsi qu'emballés plutôt que vêtus de robes grises un peu trop courtes pour leurs grandes jambes, les deux amis se retrouvèrent mêlés au flux continuel de charrettes portant des légumes, de femmes assises de côté sur un âne, de soldats, de paysans ou de voyageurs venant des Flandres ou d'ailleurs que Paris drainait sur la noble roule des joyeuses entrées et des funérailles royales : des gens de villages essaimés dans le grand demi-cercle allant de Pontoise à L'Isle-Adam, Chantilly, Senlis, Nanteuil le Haudouin et Meaux.

S'étant remis en marche, ils franchirent sans encombre la porte Saint-Denis que surveillaient des soldats plus attentifs à ceux qui sortaient qu'à ceux qui entraient... L'atmosphère d'ailleurs avait changé. Animée, plutôt gaie en temps normal, elle reflétait le grand drame qui se jouait dans le royaume. Pas de chansons ou de joyeuses interpellations mais des conciliabules à deux ou trois personnages parlant bas sous l'auvent d'une échoppe ; les gens allaient à leurs affaires à pas rapides, le chaperon ou le bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils, l'œil aux aguets. Même les cris des petits métiers de la rue s'assourdissaient. Les claironnements vocaux annonçant le fromage de Brie, le cresson de fontaine, les pois chauds, les gâteaux ou le poisson des étangs de Bondy et mille autres choses semblaient s'étrangler dans la gorge des marchands ambulants. Des femmes aussi passaient, enveloppées de leurs capes, se rendant à l'église ou chez un fournisseur, mais sans regarder autour d'elles. L'une en passant glissa un peu de monnaie dans la main d'Hervé en lui demandant de prier pour elle. C'était comme si un couvercle immense s'était abattu sur Paris...

Autour de l'enclos du Temple dont les issues étaient gardées par des cordons de soldats, c'était pire encore. Là aussi des groupes se formaient, des gens regardaient sans trop savoir ce qu'ils attendaient. L'attroupement habituel des miséreux qui venaient chaque jour recevoir la nourriture et l'aumône du Temple était présent mais au lieu de se presser vers les tours d'entrée où était le corps de garde, ils restaient assis à quelque distance regardant eux aussi ces hommes d'armes aux visages fermés sous les chapeaux de fer comme s'ils étaient autant d'anges exterminateurs munis d'épées flamboyantes gardant le Paradis perdu.

Les deux faux moines éprouvaient un sentiment proche. A cette différence près qu'il ne s'agissait pas pour eux d'un éden interdit mais bien de leur maison dont ils connaissaient chaque aspect, chaque recoin. C'était une ville à côté de la ville que l'enclos du Temple avec ses nombreux bâtiments, sa magnifique chapelle au cœur rond surmonté d'une coupole rappelant l'Orient, son hôpital, ses logis, sa tour de César édifiée au siècle précédent : trois étages sur plan carré avec une seule pièce par étage et aussi ce splendide ouvrage achevé depuis peu par frère Hubert : la Grosse Tour qu'on appelait aussi le Donjon, une vraie forteresse à elle seule, carrée elle aussi mais flanquée de tourelles rondes dressant à cinquante mètres de hauteur leurs poivrières d'ardoises bleues. On l'avait construite pour abriter le Trésor…

Il y avait aussi la belle salle capitulaire, les grandes écuries, la ferme, l'abreuvoir, le cimetière, la prison et le pilori de l'Ordre. Sans compter le moulin, la boulangerie et ce qu'on nommait la censive, l'espace régi par les lois féodales où vivaient les corps de métier, maçons, tailleurs de pierre et charpentiers qu'employait le Temple. Comme le reste de l'enclos, la censive se trouvait en dehors du pouvoir royal, bénéficiant en outre comme tous les corps de métier nobles des constructeurs, des franchises accordées jadis par Saint Louis.

Les hautes murailles cachaient l'ensemble mais la mémoire des deux Templiers leur en faisait un portrait fidèle... Ils s'approchèrent de l'un des mendiants, un homme d'une quarantaine d'années qui se tenait debout, bras croisés, adossé à une haie et convenablement étayé par ses branches souples. Il ne ressemblait pas vraiment à ses confrères. Si ses vêtements avaient souffert au point de montrer nombre de trous et d'effilochures, il avait dû connaître des jours meilleurs, le tissu élimé étant un ancien drap de qualité taillé jadis par des ciseaux habiles. Ses cheveux gris étaient longs, emmêlés, sa barbe floconneuse, mais ses yeux bruns restaient vifs même s'il était difficile d'en déchiffrer l'expression

- La paix du Seigneur soit avec vous, mon frère, entama Hervé après un léger toussotement. Puis-je vous demander ce que vous faites ?

L'homme lui lança un coup d'œil rapide, puis haussa les épaules :

- Ainsi que vous pouvez le voir, je fais comme les autres. J'attends !

Bien que sa voix fût un peu éraillée, peut-être par un abus de boisson, il s'exprimait avec noblesse et Hervé pensa qu'il ne sortait certainement pas de la fange des ruisseaux.

- Mais qu'attendez-vous ? Pardonnez, s'il vous plaît, ma curiosité, mais mon frère et moi avons parcouru une longue route et venant de loin, nous ne sommes pas au fait de ce qui se passe dans Paris.

- Venez-vous de si loin que le grand bruit du royaume ne vous ait pas atteints ?

- Si fait ! On nous a dit que le Roi s'était emparé de toutes les templeries du pays. Cela semble tellement incroyable ! Et plus encore à présent où nous voyons qu'ici - dont on nous a appris que c'était le Temple de Paris - on attend l'aumône... C'était donc un faux bruit ?...

- C'est un vrai bruit... Et personne n'espère plus rien de ceux qui sont là.

- Les Templiers n'y sont plus ?

- Si. Le Grand Maître et ses dignitaires sont paraît-il enfermés dans le Donjon et quelques-uns de leurs frères dans la prison, mais beaucoup de chevaliers ont été emmenés à Saint-Martin-des-Champs et dans d'autres geôles pour y être questionnés. Ils étaient environ cent cinquante, plus les sergents et les serviteurs. Il n'en reste plus qu'une poignée, ajouta le miséreux d'un ton où perçait la colère. Et c'est le Roi en personne qui s'en occupe !

- Le Roi ? Nous avions ouï dire qu'il était en son château de Pontoise.

- D'où venez-vous donc ?

- De... Normandie. Le couvent qui avait accueilli notre errance a brûlé...

- Vraiment ? Où était-ce, dites-moi ?

Olivier envoya un coup de pied discret dans les jambes de son compagnon pour l'inciter à la prudence. Le mendiant posait vraiment beaucoup de questions.

- Aux environs de Dieppe !

Hervé aurait juré qu'à cet instant une flamme s'était allumée dans l'œil de l'homme, mais elle s'éteignit aussitôt. Aussi, pour éviter de donner plus de précisions, il enchaîna :

- Vous êtes certain que le Roi est céans ?

- Sûr qu'il y est ! Il est arrivé sur les talons des gens chargés de l'arrestation. Vous ignorez bien entendu comment l'opération a été exécutée ?

- Bien entendu.

- Alors, sachez qu'à l'aube du dernier vendredi, treizième jour de ce mois, le nouveau Chancelier Guillaume de Nogaret, accompagné du capitaine des gardes Raynald de Roye, est entré au Temple après s'être fait ouvrir la porte par cautèle et mensonge en disant qu'il venait « de par le Roi » entretenir le Grand Maître d'une affaire ne souffrant aucun retard. Il est entré, en effet, mais avec une forte troupe bien armée qui s'est emparée de tout l'enclos sans coup férir. Pris autant dire au saut du lit, les Templiers ne se sont pas défendus.

- Un Templier n'a le droit de se battre que contre les ennemis de la Foi ou les ennemis de l'Ordre. Pas contre les siens, observa Olivier.

L'homme tressaillit. Son regard fixé jusque-là sur la porte si bien gardée de l'enclos se tourna vers lui :

- D'où le savez-vous ?

- Le Temple existe depuis assez longtemps pour que nul ne l'ignore. Surtout dans les communautés…

- Peut-être... Pour en finir avec ce que vous désirez savoir, je dirai que derrière le garde des Sceaux - au fait il ne l'est que depuis deux semaines à peine comme par hasard ! - est entré Guillaume Humbert que l'on appelle Guillaume de Paris. C'est le confesseur du Roi, mais ce dominicain implacable était déjà Grand Inquisiteur de France. Quant à Nogaret, depuis l'attentat contre le Pape Boniface VIII à Agnani, il est connu comme un homme aussi cruel que brutal. C'est assez dire que les Templiers vont souffrir !

- Ce serait inique ! Ils ne relèvent que du Pape Clément V. Si on a des griefs contre eux je pense que l'on se contentera de les incarcérer pour les remettre ensuite à Sa Sainteté ?

L'inconnu écoutait avec un intérêt croissant qui se traduisit même par un sourire :

- Quelle flamme à les défendre pour un moine mendiant ! A moins que vous n'ayez des parents... des amis dans l'Ordre. A moins que...

Comprenant trop tard que lui, le silencieux, s'était laissé emporter par son indignation, Olivier s'empourpra.

- A moins que quoi ? demanda-t-il avec une hauteur qui était elle aussi une imprudence.

L'homme se pencha vers lui pour murmurer :

- Que vous n'en soyez un... comme moi !

- Vous ?

Le pied d'Hervé écrasait le sien pour l'inviter à plus de retenue. On pouvait toujours avoir affaire à un provocateur ; mais Olivier était trop passionné pour s'arrêter. Son regard fouilla celui de l'homme, qui ne se détourna pas mais reprit avec une sombre ardeur :

- Moi, Pierre de Montou ! J'ai été honni et chassé de l'Ordre il y a cinq ans et j'ai échappé de peu à la mort pour avoir osé attaquer le monstre qui a dévié une partie du Temple avec une doctrine satanique, des rites infâmes qui lui valent aujourd'hui des accusations ignobles qui vont le perdre, en raison de quoi le Roi croit - grâce à de sournoises dénonciations ! - que le Temple dans son intégralité est pourri.

Olivier échangea un regard avec Hervé qui avait cessé d'écraser ses orteils endoloris et se laissait prendre au dialogue. Le doute n'était pas possible parce que la rancœur, la douleur que reflétait cette voix sourde n'étaient pas feintes. La même idée venait de les traverser tous deux au même moment, mais ce fut Olivier qui chuchota :

- Ce... ce monstre ne s'appelait-il pas Roncelin de Fos ?

Montou tourna vers lui des yeux terribles tant il flambait de rage.

- Vous le connaissez ?

- Mon père l'a connu, et moi aussi et mon frère que voici également... Pas pour notre bien, mais je suis heureux de pouvoir vous apporter un apaisement...

- Un apaisement ? Seule sa mort pourrait m'apaiser.

- Peut-être s'est-elle déjà emparée de lui à cette heure car au dernier printemps, la main du Précepteur de Provence, Clément de Salernes, s'est abattue sur lui. Il a été jugé et condamné au « mur » dans les oubliettes du château du Ruou. A son âge il n'a pas dû résister longtemps...

- Dieu a jugé. Enfin !

Une intense expression de bonheur inonda le visage de ce chevalier dont la misère avait fait un mendiant. Il avait rejeté la tête en arrière, fermé les paupières et des larmes, de soulagement sans doute, coulèrent parmi les poils et la crasse de son visage. Quand il les rouvrit, il eut pour ceux qui venaient de le libérer un sourire épanoui :

- Je ne sais pas qui vous êtes, mais grand merci ! Vous m'avez délivré et je mourrai d'autant plus heureux à présent !

- Pourquoi devez-vous mourir ? N'avez-vous plus de famille, plus de domaine pour être réduit à cet état ?

- Non. Les miens m'ont rejeté comme avait fait le Temple. Je ne leur en veux pas plus que je n'en veux à l'Ordre. Il a cru bien juger et je demeure Templier dans l'âme. Je veux même lui rendre un dernier service... Séparons-nous à présent, frères ! Faites-moi la faveur de vous éloigner de moi ! Croyez-moi, quittez ce lieu ! Même sous ces robes vous êtes en danger...

- Pas plus que vous sous vos guenilles ! fit tranquillement Hervé. A propos, nous vous avons demandé ce que vous attendiez, ainsi que ces malheureux... Personne ne viendra plus faire l'aumône...

- Mais si ! Depuis le lendemain de l'arrestation, le roi Philippe est dans l'enclos et il doit en sortir au cours de la journée pour rentrer au palais de la Cité. Et il sera généreux - il l'est toujours quand il se promène seul dans les rues - afin que le peuple soit encore mieux disposé envers lui... Aussi vais-je en profiter !

- Pourquoi pas nous ? fit Aulnay. Les errants que nous sommes ont grand besoin d'assistance…

- Sans doute. Pourtant suivez le conseil que je vous donne… la prière que je vous adresse : allez-vous-en !

- Il ne peut en être question, riposta Olivier. Je cherche ici des nouvelles de frère Clément de Salernes que je vénère et ne partirai pas sans en avoir obtenu…

- Vous êtes fou si vous croyez que l'on vous en donnera ! S'il était ici la nuit qui s'est achevée par le coup de force de Nogaret, il y est encore ! N'attendez plus ! Vous reviendrez quand le Roi sera parti.

- Mais enfin, grommela Hervé entre ses dents, pourquoi ne voulez-vous pas que nous restions avec vous ? Nous sommes bien ce que vous supposez et c'est notre droit autant que le vôtre !

Le mendiant se mit à rire, mais son rire sec, sans gaieté n'éclaira pas ses yeux tandis qu'avec une étrange douceur il disait :

- Quel droit ? Celui de mourir dans les tourments avec moi ? Je vais tuer Philippe au moment même où il me fera l'aumône. C'est pour moi la seule façon de sauver le Temple ! L'héritier est un foie blanc qui n'osera pas poursuivre. S'il y songeait d'ailleurs, son oncle Charles de Valois, qui nous est acquis, l'en empêcherait…

Les deux amis en avaient trop vu depuis ces derniers temps pour s'étonner seulement de cette détermination régicide. A la limite, ils pouvaient la comprendre, mais il fallait essayer de détourner cet homme de son projet :

- Vous n'y réussirez pas, dit Olivier. Vous allez vous faire massacrer pour rien… et peut-être aussi tous ces malheureux.

- Je passerai le dernier.

Il avait quitté son buisson depuis un moment et allait se mettre à la suite des autres quand le châtelet du Temple s'anima : le pont-levis descendit avec une lente majesté, la herse se releva et le cortège de Philippe le Bel apparut. Fort simple ! Vêtu de gris clair fourré de menu-vair avec chaperon assorti, comme souvent le Roi allait à pied et s'entretenait avec son secrétaire Raoul de Presle, suivi d'une légère escorte d'archers aux ordres de leur capitaine Alain de Pareilles. La foule - elle s'était grossi après l'arrivée des faux moines - l'acclama. Il la salua d'un geste de sa main gantée sans cesser d'écouter ce que lui disait Presle. Pourtant il l'interrompit pour distribuer les pièces de monnaie tirées d'un sac tenu par un serviteur. L'air s'emplit dés bénédictions de ceux qu'il assistait ainsi et, chose extraordinaire, son beau visage impassible aux yeux si froids eut pour eux l'esquisse d'un sourire.

Ne sachant que faire, ravagés d'inquiétude dans l'attente de ce qui allait se produire, Olivier et Hervé regardaient diminuer la file de mendiants, interposée entre Montou et sa cible. Encore un... et encore un ! Soudain, alors qu'il n'y avait plus que trois hommes à faire passer, Olivier eut une idée. A pleins poumons il cria :

- Roncelin de Fos ! Il est là !

Pierre de Montou sursauta, se retourna, vit Courtenay dressé un bras étendu dans une direction opposée à Philippe et qui aussitôt fonçait de ce côté. Il n'hésita que peu et, tournant les talons, se jeta dans la foule pour rejoindre les deux hommes.

Or, ce qui venait de se passer était insensé, incroyable, à la limite même de la raison car, alors même qu'il l'évoquait en clamant son nom, à cet instant, Olivier avait vraiment vu le Templier maudit. Il n'avait même pas cherché à se dire que ce ne pouvait pas être possible, que Fos n'avait pu échapper au cul-de-basse-fosse où on l'avait scellé, une fureur aveugle s'était emparée de lui et il s'était lancé à l'attaque de celui en qui s'incarnait tout ce qu'il haïssait.

La foule était dense et lui opposait la résistance de sa masse. Il y mit beaucoup plus de force qu'on n'en pouvait attendre d'un moine mendiant et cela n'alla pas sans protestations, mais il était attiré comme par un aimant vers cet angle de maison où, hissé sans doute sur une borne ou un montoir à chevaux, il avait vu surgir avec une extraordinaire netteté le visage exécré ; mais, quand il y parvint, il n'y avait plus qu'une demi-douzaine de faces courroucées ne ressemblant en rien à celui qu'il cherchait...

- Je l'ai bien vu, bon sang ! Il y avait là un grand vieillard vêtu de noir...

- Moi aussi je l'ai vu, appuya Hervé.

- Il y était, mais il n'y est plus, fit l'un des mécontents. En voilà des façons de bousculer le pauvre monde. Si c'est comme ça que vous demandez la charité...

- Je demande seulement où il est passé ?

- Ici ou là, fit l'autre goguenard. Est-ce que je sais ? En tout cas vous feriez bien de décamper ! Notre sire Philippe doit vouloir obtenir de vous quelques explications...

En effet, sur le sillage de Montou qui accourait, Pareilles lâchait un détachement d'archers chargés de remettre de l'ordre. Toujours friande de belles bagarres, d'arrestations musclées ou autre rupture du train-train quotidien - ou peu désireuse de se voir molestée ! - la foule s'ouvrait sagement devant eux. Saisissant en un éclair qu'ils allaient être pris et sans doute très vite reconnus pour ce qu'ils étaient, Hervé entraîna son ami :

- Filons !

Olivier suivit sans discuter et sans plus s'occuper de Montou. Ils foncèrent en aveugles, ne sachant pas trop où aller. A eux deux ils représentaient presque la force d'un « bélier » et l'on s'écartait devant leur charge. La foule se faisait moins dense mais derrière eux les archers tenaient toujours bon même si la distance entre eux ne s'était pas réduite. Ils venaient de ralentir pour tourner dans une ruelle étroite à l'angle de laquelle était l'échoppe d'un boulanger dont la bonne odeur de pain chaud manqua les faire défaillir en leur rappelant qu'ils avaient faim, quand un homme surgit soudain devant eux, les attrapant chacun par une manche, et les précipita dans une entrée de cave au risque de leur rompre les os, s'y jeta derrière eux et referma la trappe. Le mouvement, très rapide et protégé par l'angle de la ruelle, tellement étroite que le jour n'y pénétrait guère, les escamota littéralement sans attirer l'attention de personne. Peu après, le pas ferré des hommes d'armes continuant sur leur lancée leur apprit que, pour un instant tout au moins, ce danger pressant était passé.

Dans la cave dont ils avaient dégringolé pêle-mêle les échelons heureusement courts, on n'y voyait goutte, mais la voix de l'étranger qu'ils n'avaient pas eu le temps d'apercevoir s'éleva :

- Je vous demande excuses de vous avoir malmenés, sire Olivier, mais il n'y avait que peu de temps pour les usages !

- On dirait... fit le Templier à qui cette voix n'était pas étrangère. Vous êtes Mathieu de Montreuil ?

- Tout juste ! Et bien heureux d'avoir été là et de vous avoir reconnu à temps ! On se faisait du souci pour vous à la maison, ne sachant pas si vous aviez été pris l'autre nuit. Vous n'avez rien de cassé, j'espère ?

- Non. Et d'abord merci, mais expliquez-moi le pourquoi de votre présence.

- Depuis l'arrestation je suis venu chaque jour après avoir acquis l'assurance que vous n'étiez pas à Saint-Martin-des-Champs où je connais tout le monde, y ayant travaillé. Et puis je vous ai reconnu quand vous parliez avec le mendiant et je pensais attendre que le Roi soit parti pour vous rejoindre et vous offrir mon aide... J'avoue n'avoir pas bien compris ce qui s'est passé. Vous avez crié et tout s'est déclenché... et je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose...

- Mais comment êtes-vous arrivé ici avant nous ?

- Je connais la ville mieux que vous et aussi ses traverses. Selon la ligne de votre course vous deviez passer devant cette maison qui appartenait à une vieille cousine dont j'ai hérité. Alors j'ai couru, ouvert la trappe... et vous savez le reste... A présent il va falloir être patients ! On ne pourra guère sortir qu'à la nuit tombante, mais avant la fermeture des portes !

- Je ne sais que vous dire, Maître Mathieu, sinon merci ! fit Olivier ému. C'est un grand risque encouru pour nous venir en aide... Et vous avez une famille !

- Vous en eussiez fait autant à ma place. L'amitié nouée jadis entre votre père et le mien n'est-elle pas toujours vivante ?

- Oh si, c'est la raison pour laquelle je me refuse à en abuser pour ne pas vous mettre en péril. Si vous pouvez ce soir nous faire quitter Paris, nous prendrons le large et ce sera au mieux.

- Et vous irez où ? Il est long, le chemin jusqu'aux domaines provençaux de messire Renaud !

- Certes, intervint Hervé, aussi n'irons-nous pas aussi loin. Simplement jusqu'à Moussy où mon frère nous accueillera je pense. Il est bien en cour. Son fils aîné Gautier est déjà page de Monseigneur de Poitiers et il était question que le cadet, Philippe, entre chez Monseigneur de Valois...

- Pour l'heure vous viendrez d'abord à Montreuil. Vous devez avoir grand besoin - car vous semblez las ! - d'un peu de repos et d'une bonne nourriture...

- J'avoue volontiers que nous avons faim et que nous sommes fatigués, murmura Olivier avec un peu de honte. C'est chose lamentable pour des Templiers que d'être réduits à mendier...

- Aussi ne saurait-il être question de vous laisser continuer. Songez cependant, sire Olivier, que ce n'est que blessure d'amour-propre assurément préférable à ce qu'endurent vos frères... Depuis qu'ils sont prisonniers, messire de Nogaret et le Grand Inquisiteur les interrogent avec tout ce que ce mot comporte.

- Vous voulez dire qu'on les torture ? émit Hervé qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête...

- De quel droit ? s'insurgea Olivier. Seul le Pape peut nous juger et c'est à lui que nos frères devraient être remis...

- Les faits reprochés sont trop graves pour que le Roi et ses légistes se contentent d'une expulsion. Vous ne vous en doutiez pas ?

- Je sais que l'on parle du bûcher pour nous, mais seule Sa Sainteté a le droit de nous y jeter. Or, nous n'avons jamais commis ce que l'on nous reproche ! Alors pourquoi la torture ?

- Parce que le Roi est convaincu de la culpabilité et qu'il exige des aveux rapides justement pour les présenter au Pape !

Olivier ne répondit pas. Il savait que Mathieu avait raison, que ses protestations étaient vaines et que lui-même n'y croyait pas. Ce qu'il n'osait pas encore se demander c'est quel avenir pourrait s'ouvrir devant lui, s'il échappait à la persécution, car ce n'était pas autre chose ! Et jusqu'à ce que Mathieu ouvre à nouveau la trappe pour les faire sortir, il resta enfermé dans ses réflexions sans plus prononcer le moindre mot. La pensée de frère Clément l'obsédait et l'idée qu'il soit livré aux tourmenteurs lui arrachait le cœur. Il ne voyait pas comment il pourrait le secourir et se sentait affreusement misérable et impuissant...

La nuit close trouva les trois hommes cheminant vers le havre paisible de Montreuil et la chaleur du foyer du maître bâtisseur. Une halte réconfortante sur une route hérissée de périls.

Olivier n'imaginait pas un seul instant qu'il allait y rester bien au-delà de la nuit...

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