Troisième partie LES VEILLEURS

CHAPITRE XI UN VAUTOUR

Agenouillée devant le petit tertre encore bombé où elle venait de déposer un bouquet d'églantines, Aude priait, les yeux brouillés de larmes qui tombaient l'une après l'autre sur la terre où l'herbe repoussait.

Depuis qu'elle avait retrouvé complète lucidité et qu'on lui avait appris la fin de l'histoire, elle n'avait eu de cesse qu'on la menât au tombeau de Bertrade. La visite de ce matin ne représentait pas une mince victoire : jusque-là les siens s'étaient ligués contre elle par crainte d'une rechute d'un mal dont ils avaient craint trop longtemps qu’elle n'en revînt jamais.

Durant des jours, elle n'avait vu ni l'aube, ni le crépuscule, ni l'obscurité succédant à la lumière, oscillant entre la vie et la mort, brûlée par une fièvre cérébrale dont nul ne pouvait dire sur quoi elle déboucherait. Elle ne souffrait de rien sinon d'effrayants cauchemars contre lesquels luttait son esprit momentanément absent de son corps. Du fond de l'abîme où elle se débattait, elle ne cessait de revoir le martyre de sa tante, elle entendait ses cris sous la morsure du fer rouge, celle des griffes de fer qui déchirent, celle des brodequins qui broient les os afin de lui faire avouer… quoi au juste ? Qu'elle avait ouvert des portes, guidé des pas prudents, assisté à des ébats alors qu'elle n'avait jamais rien fait de semblable et que l'huissier de Marguerite et Marthe sa chambrière avaient déjà tout avoué et en avaient payé le prix ? Mais le prince aux yeux de fou, à la bouche écumante n'était jamais satisfait, n'en savait jamais assez, persuadé qu'il était que sa maison entière était complice de l'adultère, avait tout vu, compté les baisers, les extases, entendu les paroles de l'amour…

Bertrade savait bien qu'il serait inutile et dangereux de nier - les frères d'Aulnay n'avaient-ils pas tout dit aux bourreaux de Nogaret ? Aussi avait-elle avoué ses soupçons, et de même qu'une nuit elle s'était rendue par les couloirs jusqu'à la Tour de Nesle. Que pouvait-elle dire d'autre que ce qu'elle avait vu ? Mais le Hutin ne s'était pas contenté de si peu. La fidèle suivante qui savait si bien parer le corps maudit de sa femme ne pouvait être que l'intime confidente de ses amours. Et le supplice avait continué sous le regard terrorisé d'Aude jusqu'à ce que la victime perde conscience et qu'on la fourre dans un sac pour l'envoyer achever son agonie dans la Seine. Le Hutin, soudain, était pressé de passer à une autre dont il se promettait un régal : la petite Aude si ravissante et que, hormis la crainte que Marguerite allât s'en plaindre au Roi pour qui le viol était un crime sans pardon, il eût depuis longtemps traînée dans son lit. Seulement Marguerite n'était plus là avec son arrogance et sa certitude d'être entendue d'un beau-père fier de sa beauté, et de son caractère où il voyait l'ébauche d'une vraie reine. La jeune fille était devant lui, désarmée, dépouillée jusqu'au dernier linge…

Il aurait pu la faire jeter sur sa couche et assouvir son désir, mais la grande ombre de son père continuait à l'écraser et son esprit confus ressentait encore la peur que Philippe n'en sût quelque chose. Alors il avait donné le choix à Aude : subir le sort de Bertrade ou venir à lui de son plein gré. En dépit de sa peur et de son chagrin, elle l'avait repoussé avec horreur. Il l'avait donc fait attacher à la poulie, pensant qu'une ou deux tirades la rendraient plus compréhensive sans trop abîmer ce corps de rêve. Et la petite, en dépit de sa terreur, avait trouvé assez de force pour dire encore non, même quand la corde mordait ses poignets brutalement ramenés en arrière. Au fond de l'enfer où elle se sentait tomber, elle avait évoqué le visage de celui qu'elle aimait depuis si longtemps et pour lequel, toujours, elle avait refusé, refusé, refusé encore.

Et soudain l'incroyable s'était produit : des hommes armés aux visages noirs avaient fait irruption dans la salle et, à leur tête il y en avait un sans souillure, et que son cœur avait reconnu avant ses yeux éperdus. Ensuite, elle était tombée et, à la suite des événements, elle n'avait rien vu, rien su, rien retenu, se traînant interminablement au long d'un tunnel brûlant, hanté de figures grimaçantes et qui semblait ne jamais vouloir finir…

Jusqu'au jour où le tunnel éclata, où les brumes se déchirèrent, où les objets, les formes retrouvèrent un contour net, où enfin elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans un lit blanc sous des courtines vertes dont elle ne se souvenait pas. Elle essaya de se redresser, n'y parvint pas à cause de sa faiblesse, mais en se laissant retomber sur l'oreiller elle émit un soupir qui attira aussitôt au-dessus d'elle le visage de sa grand-mère. Un visage changé, aux rides plus profondes, aux yeux rougis de larmes, mais qui se mit à sourire :

- Ma petite ! On dirait que tu me vois ?

- Bien sûr, je vous vois, bonne maman… Où sommes-nous ?

- A Passiacum, chez cette pauvre Bertrade ! Oh, mon Dieu, il faut que j'aille prévenir les autres !

Elle s'écarta du lit, se dirigea vers l'escalier et appela. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous autour d'elle : sa mère, son père et son frère, et aussi Margot la servante, tous pleurant de joie en remerciant le Seigneur et Madame Marie…

Ce fut un moment de bonheur intense que se retrouver tous sous le même toit, même si ce n'était plus celui de Montreuil dont il avait bien fallu dire qu'il n'existait plus, même si c'était celui de Bertrade dont mieux que quiconque Aude connaissait le sort tragique. Craignant qu'une simple évocation présente un risque de rechute, on se garda de lui en parler, mais elle le fit d'elle-même parce qu'elle avait besoin au contraire d'extirper par la parole les affreuses images qu'ils écoutèrent atterrés, jusqu'à ce que la jeune fille déplore qu'on l'eût jetée au fleuve comme mauvaise charogne.

- ... elle qui devrait reposer à cette heure auprès de son époux en bonne terre chrétienne !

- Elle est en terre chrétienne, assura Mathieu. Ceux qui t'ont sauvée ont repêché le sac et ramené Bertrade ici, où nous lui avons donné sépulture convenable.

- Oh ! Dieu soit béni pour sa compassion ! Mais… ceux qui m'ont secourue, qui sont-ils ?

- Une bande d'étudiants et de truands emmenés par un certain Pierre de Montou, et surtout notre ami Olivier, répondit Rémi. C'est lui qui t'a rendue à nous en même temps que le corps de notre chère tante.

De pâle qu'elle était, Aude s'empourpra. D'une joie qui se teinta de honte à la pensée qu'il l'avait vue nue, exposée aux regards de ces méchants hommes comme une fille publique. A présent elle ne lui inspirerait plus qu'une pitié où se mêlerait le dédain de son avilissement. Oh, certes elle était heureuse qu'il fût venu l'arracher au Hutin et à ses bourreaux, mais peut-être en eût-il fait autant pour n'importe quelle femme, comme l'exigeaient les lois de la chevalerie et, au mieux, c'était la fille de Mathieu qu'il avait secourue, pas une jouvencelle nommée Aude dont il ne s'était jamais soucié. Elle demanda cependant où il était et s'il serait possible de le remercier…

- Nous espérons qu'il reviendra ainsi qu'il l'a promis, dit la vieille Mathilde. Il a voulu, ce qui est bien naturel, accompagner messire d'Aulnay fort en souci de ses neveux, l'épouse et les enfants du malheureux Gautier que Madame Marguerite osait aimer…

Marguerite ! Son nom atteignit Aude comme une flèche parce que, au moment où elle l'entendit, elle s'aperçut qu'obnubilée par son propre drame elle l'avait oubliée. C'était à peine croyable ! Comment était-ce possible alors qu'était à la fois si terrible et si fière la dernière image qu'elle en gardait : le moment où le chariot noir l'emmenait loin de l'immonde carnage de Pontoise. Les deux autres princesses s'étaient écroulées devant un tel spectacle, mais elle n'avait pas courbé un instant sa jolie tête rasée, son visage livide où ne coulait aucune larme. Son regard impérieux avait imposé un silence effrayé à une foule toujours prête à honnir ce qu'elle avait jalousé…

- Elle m'avait donné son beau manteau blanc avec l'agrafe de rubis ! pensa Aude tout haut, en me disant de le garder pour le lui rendre quand elle reviendrait, mais à présent je ne l'ai plus. Il est resté dans notre logis à l'hôtel de Nesle… et je ne pourrai plus le lui remettre…

- Crois-tu vraiment qu'elle pourrait revenir ? murmura sa grand-mère en prenant sa main dans la sienne. Le Roi ne lui pardonnera jamais et son époux la hait bien…

- Et c'est une rude prison que Château-Gaillard, gronda Mathieu, l'œil sombre : une forteresse bâtie jadis par Richard d'Angleterre pour protéger sa Normandie ! Qu'il n'a pas gardée longtemps, car notre grand roi Philippe l'Auguste la lui a soufflée et ne l'a jamais aménagée. Ce ne sont que pierres énormes, lourdes charpentes et chaînes de fer. Les chambres du donjon ne sont que des geôles humides, peut-être supportables par les chaleurs de l'été, mais mortelles en hiver. Surtout celles du haut où les vents glacés entreront comme chez eux… Des jeunes femmes délicates, habituées à la douceur de logis chauffés et pourvus de bons lits de plume, de chaudes couvertures et de coussins n'y vivront pas longtemps ! Surtout sans feu !

- Vous le connaissez, mon père ?

- Je me suis rendu au Petit-Andely il y a trois ans pour examiner le clocher de l'église. A l'auberge sont venus boire des archers du château. Ils l'ont décrit…

- Mon Dieu ! gémit Aude en joignant les mains. Cela veut dire que Madame Marguerite et Madame Blanche sont vouées à mourir de misère et de froid ?

- C'est à peu près ça ! Elles ont gravement fauté, j'en conviens, mais une épée bien effilée sur un échafaud eût été moins cruelle que cette mort lente.

- Et nul ne peut leur venir en aide, bien sûr ?

- Rien que Dieu ! Il faudrait qu'il exauce avant l'hiver la malédiction de Maître Jacques et que le Roi trépasse.

- Oui, mais son malfaisant de fils lui succéderait.

- Sans doute. Néanmoins Madame Marguerite, qu'il le veuille ou non, serait reine de France. L'Eglise n'accepte pas de démarier pour adultère, même un roi. Il faudrait forcément compter avec elle.

- Là où elle est ? Oh, mon père, comment pouvez-vous le croire ? Il la fera tuer discrètement. Et moi, je voudrais tant qu'elle vive !

- Il semble que tu l'aimes vraiment ?

- Oui. La servir, la parer étaient de réels bonheurs. Elle disait merci avec une telle gentillesse. Oui, j'ai de l'affection pour elle et j'ai grande douleur du sort qu'on lui a fait…

Mathieu s'était levé pour poser un baiser sur le front de sa fille :

- Allons, ne désespère pas ! C'est le devoir des hommes de bien d'avancer sur les voies du Seigneur…

- Que voulez-vous dire ?

- Rien que tu puisses comprendre. Songe à guérir !

Elle s'y était employée de son mieux et, remise sur pied, elle avait tenu à ce que sa première sortie la mène au tombeau de Bertrade. Sa mère voulut l'accompagner et Blandine les y conduisit.

Depuis la veille Mathieu et son fils étaient partis pour Gentilly. Le maître d'œuvre avait dans l'idée qu'il était temps pour lui de reprendre ses hommes en main.

Leurs prières achevées, les trois femmes plièrent le genou devant l'ermite qui les bénit du seuil de sa grotte et reprirent le chemin du Clos. Elles allaient en silence, goûtant le simple plaisir de cheminer à travers des bois pleins de chants d'oiseaux par un beau jour ensoleillé. Aude se sentait apaisée d'avoir pu toucher la terre où reposait sa tante et de la savoir sous la protection de ce vieil homme hirsute et malodorant, mais dont le regard recelait tant de lumière et de compassion… Un baume pour les blessures de l'âme !

En rentrant au Clos, cependant, sa sérénité toute neuve se fissura. Sa grand-mère que l'on avait laissée au verger sous l'ombre d'un pommier regardait d'un œil froid s'agiter un gros homme à chaperon de velours brun, richement vêtu d'un petit drap fin de même couleur brodé de soie plus foncée, qui allait et venait devant elle, les mains au dos, en proférant des paroles que les arrivantes ne saisirent pas clairement. En marchant, il pliait de temps en temps sur ses genoux pour les dérouiller sans doute, ce qui lui donnait une allure si ridicule que la jeune fille se mit à rire. Du coup, il cessa sa gymnastique pour considérer les trois nouvelles venues.

- Eh bien ! Voilà le reste de la famille ! J'aurais dû me douter que cette vieille femme n'habitait pas seule ici !

- Je ne l'ai jamais prétendu, riposta Mathilde. Et j'aimerais savoir où sont passées vos bonnes manières ! Vieille femme ! Est-ce une façon de parler à une dame ?

- Dame ? Sans doute l’étiez-vous dans la maison de votre fils à Montreuil, mais vous ne représentez plus grand-chose maintenant qu'il est en fuite et que vous avez osé vous réfugier dans cette maison qui est mon bien, puisque ma chère tante n'est plus de ce monde. Et vous avez l'audace de me demander ce que je viens faire ici ? Prendre possession, simplement, aboya-t-il.

- Comme ça vous change un homme tout de même, une perspective d'héritage ! On vous a connu plus poli et plus aimable, Maître Imbert !

Le personnage était en effet Gontran Imbert, le mercier, neveu par alliance de Bertrade. Et la remarque acerbe de Mathilde était amplement justifiée : jusqu'à présent la famille de Mathieu avait connu - assez peu d'ailleurs ! - le gros mercier de la rue Quiquenpoist sous des dehors amènes, souriants et plutôt agréables. Bertrade n'avait eu qu'à s'en louer après le décès de son époux quand les biens avaient été partagés entre eux : lui recevant le fructueux commerce assorti de la place dans la Galerie Mercière du Palais qui faisait de lui l'un des plus riches de Paris, elle un douaire auquel s'ajoutaient un logement - qu'elle lui avait abandonné deux ans auparavant pour qu'il put agrandir sa demeure ! - et le Clos des Abeilles. Et voilà qu'aujourd'hui il leur tombait dessus en jetant feux et flammes ! Peut-être sous le coup de la surprise, ne s'attendant sans doute pas à trouver la maison occupée…

- Je suis comme je suis ! Ça ne regarde que moi !

- Nous aussi, je pense ! fit sèchement Juliane et s'approchant jusqu'à le regarder en face. Et d'abord qui vous a dit que ma sœur est morte ?

- Les gens de l'hôtel de Nesle d'où je viens ! Je m'y étais rendu, inquiet des bruits courant sur ce qui s'y passait depuis l'affaire des princesses, et je voulais en parler avec elle, savoir quelle position était la sienne. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que j'allais la voir et je pensais être favorablement connu, mais l'intendant - un homme que je n'avais jamais vu ! - m'a presque jeté dehors en me disant que Bertrade avait gravement offensé Monseigneur Louis de Navarre et que celui-ci, dans un mouvement de colère, l'avait frappée… un peu trop fort peut-être, et qu'elle avait trépassé. Quand je lui ai réclamé le corps, il a ricané en disant que les gens du prince s'étaient chargés des funérailles. Là-dessus, il a fait chercher un paquet de vieilles nippes lui appartenant - celles qui étaient neuves, on a dû se les partager ! - et il me l'a fourré dans les bras en me disant de m'en contenter, de me tenir coi si je ne voulais pas d'ennuis et d'aller me faire pendre ailleurs ! Moi, Gontran Imbert, maître mercier qui ai pignon sur rue, si grande réputation et si belle pratique !

- Ce n'est un secret pour personne ! Que n’êtes-vous allé porter votre plainte au plaid du Roi ? Vous êtes un grand bourgeois et il aime fort les gens de votre sorte.

- Moi ? Que j'aille… et dans un temps si incertain ? Il faudrait que je fusse insensé. Je… j'ai déjà peine à soutenir le regard du Roi quand il passe dans la Galerie Mercière alors…

- Vous avez préféré venir ici ! Je me demande bien pourquoi !

- Je vous l'ai dit : entrer en jouissance de ce qui me revient… et y enterrer ce paquet de hardes que vous voyez sur ma mule. J'aurais pu le jeter n'importe où mais il m'est apparu que ce ne serait pas…

- Mettre la main sur ce qui ne vous a jamais été destiné, vous trouvez que c'est mieux ? Les biens propres de ma sœur reviennent à ma fille que voici. Cette maison, du moins, dont elle a toujours dit qu'elle lui appartiendrait…

- Encore faudrait-il qu'elle l'ait écrit devant notaire ! Or je crois pas que ce soit fait. C'est regrettable mais, comme ce Clos était à mon oncle, il est normal qu'il soit à moi !

- Avez-vous consulté le notaire ?

A la petite veine qui battait à la tempe de Juliane, il était visible qu'elle luttait contre une colère envahissante et qu'il lui en coûtait de garder son calme en face de cette figure bouffie et pateline de matou content de soi. Elle eut encore plus grande envie de la griffer quand elle se para d'un sourire finaud :

- Est-ce bien nécessaire ? Votre époux et votre fils se sont mis hors la loi, dame Juliane et, de ce fait, vous et vos possessions le sont aussi. Vous n'avez donc plus rien et je vous prie de vous souvenir qu'il me suffirait de monter là-haut, jusqu'au château, pour que l'on vienne vous en déloger.

Mathilde eut un cri d'indignation et Juliane, la gorge sèche, ne trouva sur l'instant rien à répliquer. Ce fut Aude, alors, qui s'en mêla : elle se jeta entre sa mère et le mercier, blonde Némésis dont les yeux flambaient de colère :

- Il faut que vous soyez un fier misérable pour oser menacer des femmes dont la famille était la vôtre et sur qui le malheur s'est abattu, afin de profiter vilainement de leur triste situation !

- Ma famille ? Parce que votre tante avait épousé mon oncle ? C'est beaucoup dire, il me semble ! En tout cas, comme il apparaît que cette pauvre Bertrade… ainsi que vous-même, servait une putain heureusement en train de pourrir dans un cachot…

La gifle, assenée à la volée par la jeune fille avec une vigueur inattendue, lui rejeta la tête en arrière et laissa sur sa joue épaisse la trace des ongles. Il faillit tomber, resta debout par un miracle d'équilibre. Debout, mais furieux :

- Ça, la belle, tu me le paieras… Et je vais te dire comment ! Je veux bien vous garder céans, toi et tes vieilles, mais vous serez mes domestiques… et Toi tu serviras à mes plaisirs car je te mettrai dans mon lit ! grinça-t-il, les yeux fous et les dents serrées avant de courir aussi vite que le permettaient sa masse et ses jambes courtes vers sa mule, d'où il enleva le ballot qu'il envoya rouler du pied.

Puis se hissant sur sa bête, il hurla :

- Tu n'as pas fini de regretter ton soufflet, petite garce ! Demain je reviendrai… et pas seul ! Je laisserai ici ce qu'il faut pour vous apprendre à toutes qui est le maître ! Sinon…

Une sonnerie de trompe l'interrompit, et au lieu de talonner sa mule, il la retint, tendant l'oreille tandis qu'un large sourire s'étalait sur sa face :

- On dirait que je n'aurai pas loin à aller ! Ça, c'est notre sire Philippe qui vient prendre un peu de repos dans son manoir de Passiacum…

- Je croyais que vous en aviez peur ? jeta Mathilde méprisante.

Il éclata de rire en remettant l'animal en marche.

- C'était avant ! Mais, si vous refusez mes conditions, je crois que je n'aurai guère de peine à aller vous dénoncer. D'autant plus que j'aurai soin de ne pas y aller seul ! A demain…

Avec un geste dérisoire, il s'avança vers le portail du Clos qu'en revenant des bois, les trois femmes n'avaient pas songé à refermer, mais il ne put le franchir : il y avait là un homme, sale, poussiéreux, mais dont la stature lui arracha un hoquet. Jambes écartées bras croisés, l'inconnu l'attendait et il n'eut même pas le temps de lui crier de faire place : en trois enjambées, Olivier fut sur lui, l'arracha de sa selle, le jeta à terre où son beau chaperon l'abandonna.

- Pourquoi attendre ? gronda-t-il. Allons-y tout de suite !

Se penchant, il empoigna le col de la belle robe brodée pour remettre le mercier à la verticale et le faire marcher devant lui. De son autre main, il avait dégainé son couteau dont la pointe alla piquer les reins de Gontran.

- Messire ! cria Juliane affolée. Qu'allez-vous faire ? Vous nous perdez !

- Je ne le pense pas ! Il est temps que je sache ce que vaut la justice de Philippe ! Si quelqu'un se perd, je vous jure que ce sera ce gros porc ! Moi aussi peut-être, mais vous ne pouvez continuer à vivre, vous qui n'êtes que des femmes seules, ajouta-t-il en appuyant sur le « seules », avec cette menace sur vos têtes. Si je ne reviens pas prenez quelques précautions…

- C'est une bonne idée ! éructa Imbert. Parce que moi aussi je vais parler et le Roi m'entendra mieux qu'un va-nu-pieds. Je suis bourgeois de Paris…

- Et moi je suis chevalier ! J'ai nom Olivier de Courtenay ! Le Roi aussi est chevalier ! Marche à présent !

- Attendez, Messire, fit Margot, la servante que l'on n'entendait jamais parce qu'apparemment elle n'avait rien à dire. En fait de précautions, prenez donc celle-ci ! Je vais vous aider.

Elle apportait une corde avec laquelle les poignets du mercier se retrouvèrent solidement ligotés et, comme celui-ci braillait des injures, elle lui fourra dans la bouche le torchon passé à la ceinture de son devantier. Puis elle offrit le bout de la corde à Olivier avec une petite révérence :

- Ce sera plus commode comme ça !

- Merci, Margot ! sourit Olivier. Veillez bien sur nos dames… et dites adieu à… ceux qui me sont chers !

- Non ! Pas adieu ! Ou alors permettez-moi de venir avec vous, puisque c'est moi que ce vilain homme voulait salir ! Je saurai parler au Roi je l'espère, s'écria Aude qui avait suivi Margot.

- Moi, je n'en suis pas assuré. Le Roi se méfie des femmes à présent, surtout si elles sont très belles… comme vous l'êtes ! Laissez-moi faire. Ce que je veux, c'est que vous puissiez habiter en paix ici, avec vos mères et cette bonne Margot sous la garde du brave Aubin et de Blandine… comme vous l'avez fait jusqu'à présent depuis votre malheur. Qu'au moins vous reste le droit de vivre en toute quiétude !

Il parlait en appuyant légèrement sur les mots, les yeux fixés à ceux, éperdus, de la jeune fille, afin qu'elle comprit bien son intention : personne dans le village, jusqu'à présent, n'avait su la présence des hommes et c'était une chance que Mathieu et son fils fussent invisibles ce jour là. Il fallait en profiter.

- Vivre en toute quiétude ? Alors que vous allez peut-être à votre perte ? Oh, sire Olivier, ne vous retrouverai-je jamais que pour vous voir vous éloigner de moi ?

Il eut un haut-le-corps comme si elle l'avait frappé :

- Est-ce si important pour vous ? murmura-t-il d'une voix qui s'enrouait.

- Plus que je ne saurais dire.

Comprenant qu'elle était au bord de l'aveu, elle rougit, soudain honteuse d'un comportement si contraire à la retenue et même à la pudeur que cela pouvait amener à la mépriser, elle une fille du peuple qui osait lever les yeux sur lui, un chevalier… un Templier ! Alors, elle s'enfuit vers la maison en courant, les épaules secouées de sanglots. Se fût-elle retournée, le regard dont Olivier l'accompagnait eût peut-être adouci son chagrin. Il contenait un regret poignant mais aussi une lumière dont il n'avait pas conscience, mais qui était bel et bien de la joie.

- Elle vous aime…, avait dit Bertrade en son dernier souffle et Olivier, bouleversé, commençait à penser qu'elle ne délirait pas, que ce pouvait être vrai… Mais, pour l'instant, il avait mieux à faire que rêver l'impossible : par exemple, faire payer à Gontran Imbert sa vilenie. A la pensée de ce que ce pourceau lubrique voulait faire subir à |'exquise créature, son sang entra de nouveau en ébullition et il eut envie de le tuer, tout de suite ! Ce serait si simple !... Seulement, exécuter froidement un homme réduit à l'impuissance, si odieux soit-il, jamais Olivier ne le pourrait… Il enroula autour de sa paume la corde qu'il tenait toujours, la passa sur son épaule et tira :

- Allez, viens ! Il est temps de mettre de l'ordre dans ta vie comme dans la mienne…


La bannière aux fleurs de lys bougeait à peine au sommet de l'unique tour, sans fosses d'enceinte. Accotée de deux murs crénelés enfermant la chapelle et se rejoignant à une petite barbacane, elle composait le château de Passiacum. C'était d'habitude l'endroit le plus tranquille qui soit. Le châtelain, le vieux chevalier de Fourqueux, y faisait régner une certaine discipline parmi les six ou sept archers composant la garnison dans l'expectative des – rares ! - visites royales et il y serait sans doute mort d'ennui sans les parties d'échecs avec le chapelain, les repas toujours copieux qu'il partageait avec lui et l'incessant rappel de ses souvenirs guerriers. Il en assaisonnait lesdits repas, mais ceci compensait cela et le chapelain était gourmand. On vivait là en vase clos, sans autre manifestation extérieure que le tintement de la cloche de la chapelle marquant les heures canoniales.

Ce jour-là le manoir était réveillé. A l'approche de l'entrée, Olivier et son prisonnier virent deux archers près de la herse relevée et aperçurent dans la cour des sergents royaux qui, armés d'un bâton à fleur de lys, surveillaient le déchargement des quelques bagages. Naturellement deux guisarmes se croisèrent devant eux, tandis que l'un des gardes demandait en riant :

- Où penses-tu aller comme ça, bonhomme ? Si c'est un voleur de poules que tu amènes à messire de Fourqueux, sache qu'il n'a pas de temps pour toi. Comme tu peux le voir, ajouta-t-il en désignant le tohu-bohu de l'intérieur, notre sire Philippe nous est arrivé.

- C'est justement le Roi que je veux voir !

- Tu es fou ! Quand il vient en ce lieu, c'est habituellement avec une escorte restreinte et il est interdit de le déranger. Et celui-là que tu mènes en laisse, qui est-il ?

- Mon prisonnier, comme vous voyez, et c'est précisément lui que j'entends présenter au Roi. Il le trouvera intéressant. Et je n'ai pas l'intention d'en discuter avec vous…

- Dans ce cas passe ton chemin !

- Non. C'est toujours messire Alain de Pareilles qui commande à la garde ?

- Oui. Mais…

- Allez le prier de bien vouloir venir jusqu'ici !

L'homme hésita. Cependant une force émanait de cet inconnu modestement vêtu et qui semblait venir de loin. Cela tenait à sa façon de porter droite une belle tête ascétique et fière, à sa voix grave aux inflexions trahissant qu'il ne s'agissait ni d'un paysan ni d'un homme du peuple.

- Qui êtes-vous ? demanda le garde assez impressionné pour abandonner le tutoiement égalitaire.

- Je le dirai à messire de Pareilles !

Cette fois, le soldat tramant son arme s'en alla vers la cour d'où il revint peu après, escortant un officier de haute taille dont le visage sévère ne devait jamais refléter la moindre émotion. Sous le bord du chapeau de fer, les sourcils épais et gris abritaient un regard presque aussi immobile que celui de son maître.

- Que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix brève.

- Obtenir justice pour des innocentes maltraitées. Une vraie justice ! Celle d'un Roi qui a prêté serment de chevalerie ! Pas celle du sire de Nogaret ! L'homme que j'amène est un criminel…

- Vraiment ? Quel est votre nom ?

- Olivier de Courtenay. Et celui-là c'est Gontran Imbert, mercier à Paris.

- Curieux équipage pour un mercier ! Il est vrai qu'il a une bien belle robe…

- ... et que je suis mal vêtu. Je n'en suis pas moins ce que j'affirme… et l'empereur Baudouin de Constantinople a été mon parrain.

Le ton était calme avec juste assez d'orgueil pour affirmer la race. Et Alain de Pareilles s'y connaissait en hommes. Celui-là tenait des propos trop énormes mais avec trop d'allure pour n'être pas vrais.

- Me suivez ! Je vais voir ce que je peux faire… mais pourquoi avez-vous bâillonné ce… ?

- Pour qu'il ne m'écorche pas les oreilles ! Vous n'imaginez pas le flot de paroles que retient ce chiffon…

Les lèvres minces du capitaine esquissèrent un vague sourire mais il ne fit aucun commentaire. Après lui, Olivier et Imbert traversèrent la cour jusqu'aux marches donnant accès à la tour. Avant d'y pénétrer cependant, Pareilles s'arrêta.

- Ne gardez pas trop d'espoir ! Notre sire Philippe est d'humeur fort morose ce jour d'hui. Vous risquez de payer cher votre audace.

- Je n'ai à perdre que ma vie. C'est de peu d'importance à condition que cet individu y laisse aussi la sienne !

Tandis qu'ils attendaient à l'écart de la porte, des serviteurs montaient avec des coffres ou redescendaient les mains vides. Olivier employa cette attente à prier. Il savait qu'il allait jouer là un coup hardi dont il avait peu de chances de sortir vivant, mais ce n'était pas pour lui-même qu'il allait affronter le redoutable Philippe, c'était pour que vivent tranquilles, dans une maison qui leur revenait de droit, des femmes courageuses qu'il respectait et, surtout, cette jeune fille si belle à qui Imbert faisait courir un péril pire que la mort. A la pensée de ce corps ravissant livré à… Il eut un sursaut, s'efforça de reprendre une prière qui venait de dévier d'une manière si singulière, se sentit envahi de honte et se hâta à l'aide d'un Ave Maria d'appeler à son secours la Mère de toutes les vierges.

Le remède n'eut pas le temps d'agir. Pareilles revenait :

- Venez ! dit-il. Donnez-moi d'abord votre couteau… et votre prisonnier. Je m'en charge ! Quant à toi, ajouta-t-il à l'intention du mercier, je vais ôter ton bâillon, mais je te conseille de te tenir coi. Sinon je t'assomme ! Compris ?

Roulant des yeux effarés, Imbert hocha péniblement la tête et ne sonna pas mot, à peu près étranglé par la peur, en maudissant la fichue idée qu'il avait eue de se précipiter à Passiacum pour s'emparer sans plus tarder du bien de la défunte Bertrade ! Il aurait pu attendre et faire entériner par notaire, comme il convenait, ses nouveaux droits ; mais il y avait eu cette fille qui lui avait mis l'envie au ventre et, à présent, il allait devoir s'expliquer devant un souverain qui possédai! le don de mettre n'importe qui mal à l’aise. A la seule exception, peut-être, de ses frères.

De son côté et en dépit de sa détermination, Olivier n'en ressentit pas moins une vague angoisse quand il pénétra dans la salle ronde où le Roi se tenait debout dans la profonde embrasure d'une fenêtre, regardant au-dehors d'un air absent. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait mais jamais encore il n'avait ressenti cette étrange impression de se trouver en face d'un être d'exception, de l'incarnation même du pouvoir royal. Les statues aux portes des cathédrales qu'il savait à présent modeler - bien qu'il n’égalât pas l'art de Rémi ! - lui semblaient plus vivantes que cette haute forme grise dressée au bout de ce qui lui parut un interminable chemin où le guidait le capitaine des gardes. Et jamais encore, en effet, on ne lui avait vu ce visage sans couleur, cette mine sinistre.

Parvenu sans trop savoir comment au bout de ce désert à peine réchauffé par la chaleur d'une tapisserie, il plia le genou tandis que Pareilles les annonçait, lui et son vil compagnon. Philippe le Bel, sans même tourner la tête vers eux, laissa tomber :

- Courtenay ? De quelle branche ?

- De Terre Sainte, sire ! Celle qui, au temps des premiers Rois francs de Jérusalem, régnait sur Edesse et Turbessel !...

Le vent des mers d'azur et des déserts brûlants entra peut-être sous la voûte de pierre à l'énoncé de ces noms prestigieux. L'immobile image de la majesté royale s'anima et les yeux de glace bleue se posèrent sur Olivier :

- J'ignorais qu'il en existât encore. Expliquez !

- Mon aïeul, Thibaut, élevé avec le roi Baudouin IV…

- Le Lépreux ?

- Oui, sire. Il a vécu avec lui au palais de la Tour de David, il fut aussi jusqu'à la mort sublime du Roi son écuyer et son fidèle ami. Mon père, Renaud, a servi le saint roi Louis en tant qu’écuyer de Monseigneur d'Artois, durant sa première croisade. Ma mère avait nom Sancie de Signes. Elle est retournée à Dieu il y a sept ans et je ne sais si mon père vit toujours sur ses terres de Provence.

- Vous avez des frères ?

Les mots tombaient de la bouche altière, aussi froids qu'en un tribunal ; mais Olivier, en parlant de ceux qu'il aimait, sentait se dissiper son malaise :

- Je suis enfant tardif. Après ma naissance, ma mère n'a plus procréé.

- Vous êtes marié, je suppose, car vous n'êtes plus un jouvenceau et si vous êtes le dernier d'une si noble lignée…

La pointe d'ironie teintée de dédain n'échappa pas à Olivier. Il sentit qu'au vu de son accoutrement n'évoquant en rien la grande noblesse, on ne le croyait pas tout à fait.

- Non, sire, et ce fut le grand regret de ma mère.

- Pourquoi ?

Le moment critique était venu. Olivier ne recula pas. Il s'était préparé à mentir afin de préserver la famille de Mathieu, mais en aucun cas pour lui-même. Sa franchise lui permettrait peut-être, avant de mourir, d'arracher la sauvegarde de Juliane, d'Aude, de Mathilde et de Margot. L'échine plus raide que jamais, il garda les yeux ouverts, ne cilla pas en répondant :

- J'avais choisi le Temple, sire, pour la gloire des armes au service du Dieu Tout-Puissant…

- Le T… ! Et vous osez me le dire en face ?

Dans son coin, Gontran Imbert émit un petit hoquet. Ce qu'il venait d'entendre devait lui déverser un plein tombereau d'espoir, mais Olivier ne s'en affecta pas :

- Pourquoi non, puisque c'est la vérité ? L'honneur commande de la dire au Roi et je n'en redoute pas les conséquences !

- Vraiment ?

- Vraiment. Ma vie n'a aucune importance.

- Nous allons en juger. Messire Alain… mettez cet homme aux fers… en attendant mieux !

Pareilles ne bougea pas. Il s'apprêtait peut-être à dire quelque chose quand Olivier le devança. A nouveau il plia le genou.

- Que, par grâce, le Roi m'accorde encore une minute et veuille se souvenir que je venais lui demander justice ! Ensuite il fera de moi ce qu'il lui plaira.

- Vous ne manquez pas d'audace !

- Je suis chevalier, sire… et c'est le plus éminent de nous tous que je prie au nom de la règle inflexible que nous recevons au jour de l'adoubement : protéger toute faiblesse…

- Soit ! Parlez… mais faites vite !

- Dans un clos de ce hameau vivent quatre femmes qui oui tout perdu. Elles ont trouvé refuge dans la maison de Dame Bertrade Imbert, la sœur de l'une d'elles, qui était à la robe de la reine de Navarre…

- Il est des noms qui ne nous plaisent pas à entendre !

- Que le Roi me pardonne, mais je ne peux éviter celui-là. Comme les autres serviteurs de cette princesse, Dame Bertrade, après avoir été tourmentée par le prince Louis dans son hôtel de Nesle, a été mise dans un sac et jetée au fleuve. Sa nièce, une pure jeune fille trop belle pour son malheur, a manqué subir le même sort. Elle, c'était parce qu'elle se refusait d'entrer au lit du prince…

- Comment le savez-vous ?

- J'y étais, sire. Avec quelques compagnons nous avons délivré les captifs de Monseigneur Louis.

- Ah, c'était vous ? Décidément votre audace ne connaît pas de bornes, mais poursuivez ! Votre cas s'aggrave d'instant en instant !

Pour ce qu'il avait à dire, Olivier préféra se relever.

- Encore une fois, c'est sans importance. Le Roi fera de moi ce qu'il lui plaira, mais qu'il veuille accepter d'étendre sa main souveraine sur ces malheureuses qui dans leur asile ont été, ce tantôt, menacées du pire par cet homme, continua-t-il en désignant Imbert. Le neveu du défunt mercier a eu connaissance de la mort de Dame Bertrade et venait prendre possession d'un bien qu'elle destinait à sa nièce et filleule. Devant leur refus il a promis de revenir en force pour les soumettre, faire d'elles ses domestiques et d'assouvir ses instincts sur la jeune fille ! Voilà pourquoi je réclame justice ! Le Roi, dans sa sagesse, a aboli le servage et comme nous ne sommes pas à Rome, nul bourgeois n'a le droit de réduire ses semblables à un esclavage honteux !

Le regard devenu curieusement étincelant de Philippe se tourna vers le mercier tandis que du geste il ordonnait qu'on le lui amène. Un instant Olivier put croire qu'il avait gagné la partie tant Imbert semblait terrifié ; mais dans cette même terreur celui-ci trouva l'énergie de réagir et sa voix aigre s'éleva :

- Demandez-lui donc, sire, qui sont ces femmes ? Rien d'autre que la mère, la femme, la fille et la servante de Mathieu de Montreuil, le maître d'œuvre de Notre-Dame recherché par votre justice…

- Est-ce vrai ?

- Oui, sire, et moi je voulais vous les amener pour que les fassiez tourmenter afin qu'elles avouent où se cache ce misérable et…

Le coup de poing que lui assena Alain de Pareilles lui coupa la parole et l'envoya à terre :

- Jamais rien vu de plus vil, sire ! s'excusa le capitaine. Ça a été plus fort que moi !

Pendant une seconde Olivier eut l'impression qu'une ombre de sourire passait sur le visage de marbre :

- C'est parce que vous êtes un brave homme, messire Alain ! Allez mettre ça sous clef ! Et revenez !

Tout aussi rudement relevé, le mercier fut emporté plus que conduit, glapissant comme un chat en colère. Après son départ, le Roi parut oublier Olivier. Il regardait à nouveau au-dehors où une cloche sonnait l'angélus. Il se signa, priant sans doute dans un silence qui s'éternisa, olivier se mit en génuflexion derechef pour l'accompagner, mais se redressa quand Philippe revint à lui :

- Ce qu'a dit ce misérable est exact ?

- Oui sire. Mathieu de Montreuil est mort ainsi que son fils. C'est pourquoi je veux protéger sa famille : des femmes douces et bonnes qui n'ont jamais fait de mal à quiconque.

- Comment l'avez-vous connu ?

- Au temps de Saint Louis, mon père a connu Pierre de Montreuil quand il bâtissait la Sainte-Chapelle et les liens ne se sont pas rompus. En outre, c'est Maître Mathieu qui m’a permis de survivre après la grande arrestation…

- A laquelle il semble que vous ayez échappé ! Comment ?

- J'avais mission de me rendre au Temple de Londres avec mon habituel compagnon et nous étions en pleine campagne quand cela s'est produit. Revenu à Paris, j'ai retrouvé Mathieu : il m'a caché.

- C'est là que vous avez connu ces femmes ?

- A peine. Je vivais à l'écart : la règle de l'Ordre nous interdit de dormir sous le même toit qu'une femme. Pourtant j'y suis resté sept ans… et Mathieu a fait de moi un imagier.

- Un imagier ? Vous, un chevalier ?

- Oh, sans grand talent, mais c'est belle chose que faire sortir de la pierre le visage d'un saint… C'est encore servir Dieu. Autrement !

- Pour quelle raison n'être pas retourné en Provence ?

- J'étais au Temple de Paris. En outre, mon père, déjà âgé, n'y est sans doute plus. S'il était mort avant l'arrestation, ses biens revenaient au Temple et à présent…

En évoquant Renaud, Olivier oublia un instant sa situation critique. La question suivante, aussi glaciale, aussi sèche que les précédentes, l'y ramena.

- Donc vous étiez chez Mathieu ! Avez-vous pris part à sa rébellion ?

On en était au moment redoutable. Olivier s'y était préparé, pourtant il prit un temps avant de répondre, sachant que ce qu'il allait dire pèserait aussi lourd que l’épée du bourreau, mais il avait juré la vérité dont il ne s'était écarté qu'en affirmant Mathieu et Rémi disparus définitivement.

- Eh bien, s'impatienta Philippe. Avez-vous peur de répondre ou cherchez-vous une vérité différente ?

Le mot frappa Olivier comme la lanière d'un fouet. Il se remit droit, de toute sa taille :

- J'étais de ceux qui ont tenté d'enlever le Grand Maître et le Précepteur de Normandie. Ils ont refusé, choisissant ainsi leur mort abominable…

- Comme vous venez de choisir la vôtre !

Quelque chose se noua dans la gorge d'Olivier et un bref instant il ferma les yeux, les rouvrit presque aussitôt en sentant la main du capitaine se poser sur son épaule. Il se tourna vers lui pour le suivre après s'être incliné devant celui qui le condamnait quand il entendit encore :

- Vous allez comparaître devant vos juges… mais les femmes que vous avez voulu défendre ne seront pas inquiétées et garderont leur maison !

Une dernière fois, alors, il plia le genou :

- Grâces soient rendues au Roi ! Je peux à présent affronter messire de Nogaret et mourir heureux !

- Messire de Nogaret est mort la nuit dernière !


La nouvelle étourdit Olivier plus que ne l'avait fait la sentence royale. L'humeur sombre du Roi, ce besoin qu'il avait eu de se retirer dans ce petit castel de village moins éloigné que Maubuisson s'expliquaient d'eux-mêmes. Après le Pape, le garde des Sceaux ! L'année était encore loin de sa fin et deux étaient morts de ceux que le Grand Maître avait assignés au tribunal de Dieu ! N'en restait qu'un, le plus grand mais peut-être le plus vulnérable dans l’isolement hautain qu'il s'était choisi depuis le décès de son épouse. Sans doute le Roi pensait-il qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps avant de s'en aller répondre de son règne…

Tandis qu'il le conduisait vers sa geôle, Alain de Pareilles remarqua :

- Nogaret n'est pas une grande perte pour le royaume. Sa cruauté a fait tant de mal ! Si la prédiction s'accomplit jusqu'au bout, c'est notre sire qui va mourir… et là le dommage serait immense ! Vous étiez Templier, vous ne pouvez me comprendre.

- Ce qu'ont subi mes frères depuis sept ans est difficile à admettre, en effet. Et si Nogaret était cruel, le Roi ne l'est pas moins.

- Ses méthodes sont rudes, mais il raisonne en roi et surtout, depuis la mort de la Reine, il s'interdit tout ce qui peut agrémenter la vie d'un homme parce qu'il assume seul le poids du pays. Il est la France, voyez-vous, et il a refusé que le Temple, devenu trop puissant, y dicte sa loi… S'il trépasse avant la fin de l'année, il aura tout de même eu raison ! Entre les mains du Temple, le Hutin n'aurait pesé…

- Resterait cependant messire de Marigny qui est coadjuteur et recteur du royaume. Il n'a pas été maudit, que je sache ?

- Non, mais à l'exception de Monseigneur de Poitiers et de Monseigneur d'Evreux, tous les grands l'exècrent parce qu’il est de petit lieu et que notre sire l'a fait puissant. Je ne veux pas jouer les mauvais prophètes, mais le Hutin devenu roi sera sa perte… Vous voici chez vous, ajouta-t-il en faisant ouvrir par un soldat la porte basse d'un réduit mal éclairé par une meurtrière où il y avait un banc de pierre, un trou au niveau du sol pour l'aisance et pas la moindre chaîne. L'ensemble était très poussiéreux, mais sec et sans la moindre trace d'immondices ou de détritus comme habituellement dans les prisons. C'était à l'étage de la barbacane.

Devant la mine étonnée de Courtenay, le capitaine haussa les épaules avec un mince sourire :

- Eh oui ! On prend ce que l'on a ! Les prisonniers sont rares dans ce château et rien n'est prévu pour eux…

- Mais… et le mercier ?

- Lui ? Je l'ai mis dans une ancienne soue à cochons : il y sera plus au frais ! On va vous apporter du pain, de l'eau et une couverture…

- Merci à vous. Quand serai-je jugé ?

- Je l'ignore. Très vite, sûrement ! Notre sire n'a pas prévu un long séjour ici… Rassemblez votre courage !

- Avec l'aide de Dieu, j'espère me comporter dignement dans les tourments. J'imagine que messire de Nogaret a laissé de brillants élèves ?...

Une nouvelle fois, Pareilles haussa les épaules avec une moue dont Olivier ne sut ce qu'elle voulait signifier et, sans rien ajouter, quitta la place.

Resté seul, Olivier alla s'étendre sur le banc de pierre. La fatigue d'une journée de marche complétée par les derniers événements se faisait sentir et comme, se fiant à la parole royale, il n'avait plus à se tourmenter pour les dames du Clos des Abeilles, il ferma les yeux et s'endormit, ne se réveillant même pas quand Alain de Pareilles lui apporta en personne ce qu'il avait annoncé, plus une chandelle à la lumière de laquelle il examina un instant l'homme endormi avant d'aller rendre compte au Roi.

- Que dit-il ? Que fait-il ? interrogea celui-ci.

- Rien, sire. Il dort.

- C'est d'un sage… ou d'une âme pure. Et l'autre ?

- Il pleure, il gémit, il proteste de son innocence et de ses bonnes intentions. Je crois qu'il a surtout peur !

- Il n'a peut-être pas tort. Demain le ferez conduire au Châtelet où il attendra.

- Et… le… ?

Le regard qui se posa sur lui l'emplit de confusion ! Il avait osé poser une question au Roi mais c'était fait et il n'allait pas bafouiller des excuses qui aggraveraient son cas. Après un bref silence qu'il subit les yeux à terre, il entendit :

- Il vous convient, dirait-on ?

Alors il releva la tête pour regarder son maître.

- Oui, sire. Il pouvait continuer à vivre caché et il s'est livré pour protéger d'une vilaine bête des femmes sans défense.

- Sans défense quand il est là ?

- Certes, il pouvait tuer le mercier, jeter son corps à la Seine… Il a préféré s'en remettre à la justice du Roi !

- Ce n'en est pas moins un rebelle. D'une rare audace, en outre.

Voyant se refermer le visage de Philippe, Pareilles émit un soupir attristé mais n'ajouta rien, craignant par un plaidoyer malhabile et malvenu d'aggraver la situation de son protégé. Pensant l'entretien terminé, il salua pour se retirer mais le Roi le retint d'un geste :

- M'envoyez messire de Fourqueux et le chapelain ! Qu'ils apportent de quoi écrire ! Ensuite vous pourrez vaquer. Je n'aurai plus besoin de vous ce soir…

Le capitaine partit chercher ceux que l'on requérait, puis effectua une ronde méticuleuse dans le château et, pour finir, réclama son souper et se coucha.

Le lendemain, il recevait l'ordre de porter aux habitantes du Clos des Abeilles un parchemin signé du Roi et frappé du sceau de cire verte qui lui était particulier. Le Châtelain et le chapelain de Passiacum avaient signé en tant que témoins. C'était la confirmation des droits d'héritière d'Aude sur la propriété de sa défunte tante avec défense à quiconque de se mettre à la traverse et d'intenter quelque procès que ce soit.

Personne n'avait dormi cette nuit-là dans la maison au milieu du verger. Mathieu et son fils n'étaient pas encore rentrés, il n'y eut donc pas besoin de les cacher. Les trois femmes d'abord terrifiées par l'arrivée de l'officier se rassurèrent peu à peu en constatant qu'il ne leur voulait aucun mal, bien au contraire puisqu'il leur apportait l'assurance que nul n'oserait plus tenter de les chasser ou de les réduire à un dégradant esclavage. Mais une autre inquiétude les habitait que la vieille Mathilde exprima :

- Pouvez-vous, sire capitaine, nous apprendre ce qui s'est passé hier au château ? Qu'advient-il de…

- Le chevalier de Courtenay a été emprisonné sur l'heure. Ne me demandez pas ce qu'ont été les circonstances de son arrestation, je n'ai pas le droit de les révéler.

Aude joignit les mains devant son visage et les larmes lui vinrent aux yeux :

- En prison ? Qu'a-t-il fait d'autre que nous défendre ?

- Cet acte vous prouve qu'il a réussi. Il n'en demeure pas moins un rebelle et vous devez remercier Dieu que l'affaire se termine si bien pour vous… Du vivant de votre père et de votre frère, c'eût été plus difficile… Priez pour lui, c'est la seule chose que je puisse vous conseiller !

- Et l'autre ? s'enquit la vieille dame.

- Lui aussi est incarcéré. Il sera conduit demain au Châtelet pour y attendre d'être jugé.

- Emmènera-t-on aussi messire Olivier ? fit Juliane.

- Je n'en sais rien… et je vous recommande de ne bouger d'ici. Ce ne serait pas rendre service à messire de Courtenay que monter au château implorer la clémence du Roi, continua-t-il en voyant s'allumer dans les yeux bleus de la jeune fille une petite flamme qu'il traduisit sans peine. Vous étiez, vous aussi, à la robe de Madame Marguerite, donc un très mauvais souvenir.

- Mais moi je n'y étais pas, intervint Juliane.

- Pensez-vous que l'épouse de Mathieu de Montreuil serait mieux venue ? Croyez-moi, mesdames ! Et tenez-vous tranquilles ! Il se peut d'ailleurs que le Roi reparte ce soir…

CHAPITRE XII LES CONSÉQUENCES D'UN COUP D'AUDACE

Si un geôlier improvisé n'était venu ponctuellement lui apporter de l'eau et sa nourriture - à peu près convenable parce que c'était celle de la minuscule garnison -, Olivier aurait pu se croire oublié. Sa prison se trouvant dans la barbacane, il ne perdait rien des allées et venues du château. D'autant que Legris, son gardien, ne voyait pas d'inconvénient à causer un brin quand chaque jour il entrait chez lui. Il sut ainsi qu'Imbert avait été emmené au Châtelet et que, le soir même, Philippe le Bel était reparti pour Paris.

Il essaya bien d'en apprendre un peu plus sur le sort qu'on lui réservait, mais Alain de Pareilles accompagnait le Roi et n'était pas revenu le voir. Peut-être d'ailleurs n'en savait-il pas davantage, les desseins de son maître lui restait souvent impénétrables. A plus forte raison l'honnête Legris. Quant au chevalier de Fourqueux, il ne se donna pas la peine d'aller jusqu'à lui et, quand il demanda le chapelain, on lui répondit qu'aucun ordre n'ayant été donné, Il n'y avait aucune raison de le déranger. Pas encore du moins :

- Vous le verrez bien assez tôt si vous devez être exécuté, lui dit Legris en manière de consolation. Soyez tranquille, on ne vous laissera pas mourir sans confession.

Il fallut s'en contenter et s'installer dans une attente qui, bientôt, lui parut insupportable parce que interminable. Il s'était préparé au pire, à un sort sans doute cruel mais rapide, en priant et en s'efforçant non seulement au renoncement serein du peu qu'il laisserait derrière lui, mais conforté par l'espoir de rejoindre au-delà de la mort ses chers parents et son maître Clément de Salernes ; et voilà qu'on le laissait là, abandonné dans une cellule pendant qu'il aurait été si facile d'en finir avec lui !

La pensée lui vint alors que cette attente était destinée à user lentement son courage, rien n'étant pire que l'incertitude pour un homme de sa trempe ; mais dans ce cas, on aurait dû le jeter dans quelque cul-de-basse-fosse, obscur et puant, capable de ronger les caractères les plus vigoureux, au lieu de cette petite geôle bien sèche, propre à tout prendre, et même pourvue d'une étroite ouverture par laquelle, en se haussant sur la pointe des pieds, il pouvait apercevoir le ciel et au loin, le moutonnement des toits de la capitale sous le soleil ou sous la pluie. Etait-ce afin que, lui montrant la beauté de la terre, la lumière de l'été puis celle de l'automne, il en conçût plus de regrets quand viendrait l'heure dernière ? Car sur son sort à venir il ne conservait guère de doute : par une chance incroyable il avait échappé aux bourreaux de Nogaret et, au lieu de s'enfuir, il était entré en rébellion ouverte contre le pouvoir royal. Philippe le Bel n'était pas homme à l'absoudre. Sa seule consolation était de savoir qu'à un jet de pierres de sa prison Aude, sa mère, son aïeule et la bonne Margot vivraient désormais à l'abri des poursuites officielles et de celles sournoises et plus meurtrières du neveu de Bertrade. Celui-là, il espérait bien qu'on l'avait pendu haut et court pour avoir osé convoiter la ravissante enfant dont il avait de plus en plus de difficultés à chasser l'image, mais sans plus en éprouver de frayeur. Là où on l'enverrait prochainement, son âme détachée des sanies du corps pourrait la contempler tout à son aise, veiller sur elle peut-être et, quand l'heure d'Aude viendrait à son tour, aller la prendre par la main pour la conduire devant le trône de Dieu comme sa dame épousée pour l'éternité…

Un souci, cependant, lui restait : que faisaient, que pensaient à cette heure Mathieu et Rémi, dont il ne doutait pas qu'ils eussent disparu ? Il était impensable en effet de les imaginer assistant benoîtement de leur cachette à l'attaque vicieuse du gros mercier. Tel qu'Olivier connaissait l'architecte bâtisseur et ses fougueuses colères, il se fut jeté à sa gorge et l'eût laissé mort sur le carreau. Alors, où étaient-ils ?


En fait, ils n'étaient pas bien loin puisqu'ils rentrèrent au lendemain de la visite de Pareilles. Mathieu était plus sombre qu'au moment de son départ. Non qu'il eût peiné au cours de cette petite expédition - son épaule mal soudée le faisait souffrir, mais permettait l'usage modéré de son bras gauche et ses jambes, après ce long repos, lui semblaient plus vigoureuses qu'auparavant. Cependant en arrivant aux carrières de Gentilly, il n'avait plus trouvé dans la dépendance des Chartreux où ils s'abritaient à présent que Cauvin et un seul de ses anciens compagnons, Donatien. Les autres, estrangers ou non, avaient choisi l'exil en se dirigeant vers l'empire allemand. Cauvin, auquel il reprocha de le laisser sans nouvelles, avoua qu'il aurait suivi le même chemin avec Donatien si les chanoines de l'église collégiale Notre-Dame-de-Corbeil n'étaient venus aux Chartreux leur demander une aide pour le clocher de leur sanctuaire en train de s'effondrer. Ils offraient une bonne paye et les deux hommes, à peu près démunis, avaient accepté au moins d'y aller voir.

- Donatien et moi pouvons consolider ce qui menace d'écroulement, mais pour rendre au clocher sa beauté il faudrait un maître. Je comptais me rendre demain à Passiacum pour vous proposer cet ouvrage. Les bons chanoines vous garantissent l'asile dans leur enceinte où vous aurez une maison…

Mathieu commença par refuser avec indignation : Cauvin devait être fou de lui proposer de reprendre la règle et le compas sur la terre de France alors qu'il avait juré de n'y plus travailler à une cathédrale. Ce à quoi le contremaître avait riposté que, justement, il ne s'agissait pas d'une cathédrale et qu'en tout état de cause, il devrait peut-être regarder le fond de sa bourse et considérer qu'il lui restait une famille à nourrir.

- Je la nourrirai aussi bien au bord du Rhin où elle me suivra.

- Encore faut-il y arriver. Votre mère ne pourra faire la route. En outre, les chanoines vénèrent les reliques de saint Yon qui est l'un de nos saints couronnés ! Moi, je veux travailler pour lui et les bons pères m'ont promis de l'aide… Réfléchissez, Maître Mathieu ! Les cathédrales resteront inachevées, mais vous ne pouvez condamner tous les enfants de la pierre à ne plus travailler !

Mathieu était donc revenu à Passiacum encore furieux. Cela ne s'arrangea pas quand il apprit ce qui s'était passé durant son absence. A l'indignation de ses femmes et surtout d'Aude, ce fut contre Olivier qu'il dirigea sa colère :

- Comment a-t-il osé traîner ce misérable devant ce roi félon au risque de vous faire toutes arrêter ? Ne pouvait-il le tuer dans l'instant et expédier sa carcasse au fleuve ?

- Pour que la femme qui vit avec lui et qu'il appelle sa gouverneuse envoie les gens du Prévôt savoir de ses nouvelles jusqu'ici ? C'est pour le coup que nous eussions toutes été mises en prison. Essayez de réfléchir avec une tête claire, mon fils, et non avec votre haine ! Messire Olivier a fait la seule chose intelligente vu les circonstances : il s'est livré pour nous sauvegarder et il a réussi…

- Regardez, mon père ! poursuivit Aude. Voici l'acte royal apporté par messire de Pareilles qui me donne cette maison où nous avons désormais le droit de vivre au grand jour…

- Vous peut-être, mais pas moi ! Aussi n'y resterai-je pas !

- Vous ne voulez pas vivre sous le toit de votre fille ? Oh, mon père, comment pouvez-vous être aussi dur ? Comme si vous ne saviez pas qu'avant d'être à moi la maison est vôtre puisque c'est ma chère tante Bertrade qui me l'a donnée…

- Ce n'est pas vrai et tu le sais puisqu'elle n'avait pas pris le temps de mettre en ordre ses affaires. Par conséquent, c'est Philippe qui te l'a donnée et moi je ne veux rien de lui !

- Jamais il n'aurait fait ça si quelqu'un ne le lui avait demandé… en se rendant ! Quelqu'un qu'il a jeté en prison et qui va peut-être le payer de sa vie ! s'écria la jeune fille hors d'elle.

- Qu'il aille au diable ! Il n'avait pas le droit d'agir ainsi !

- Et vous ? Aviez-vous le droit de tout abandonner de nos biens, notre belle demeure de Montreuil et ce que nous avions, hormis nos vies, pour ce Temple qui ne vous en demandait pas tant, riposta-t-elle tandis que les larmes jaillissaient de ses yeux - Messire Olivier… nous a aimées plus que vous puisqu'il s'est sacrifié… Et je vous croyais juste !

Secouée de sanglots, Aude s'enfuit en courant vers le jardin. Pétrifié par ce qu'il venait d'entendre, Mathieu ne réagit pas sur le coup. Cependant la sortie de sa fille, à tous les sens du terme, ne l'apaisa pas, bien au contraire. Une bordée d'imprécations s'échappa de sa bouche tordue par la fureur, et qui s'acheva par :

- Ma parole, elle en est toujours aussi coiffée ! Folle amoureuse de ce damné Templier qui a vingt ans de plus qu'elle !

Mais cette fois, ce fut sa femme qu'il trouva devant lui :

- Vous oubliez un peu vite que, s'il n'a pu arracher ma pauvre Bertrade à ses bourreaux, il l'a sauvée, elle, votre fille, de pire que la mort ! Et vous vous permettez de le déclarer damné ? Quel homme êtes-vous donc devenu, Mathieu de Montreuil, pour vous laisser de la sorte vous empoisonner l'âme ?

- Cela suffit, femme !...

- Non, cela ne suffit pas. Aude a raison quand elle affirme que vous nous avez tous sacrifiés à votre mystique d'un Temple qui, s'il n'était pas si noir que ses juges l'ont voulu montrer, n'était peut-être pas non plus entièrement blanc ! Sans parler des malheureux que vous avez entraînés dans votre impossible croisade ! Ceux qui sont morts en laissant les leurs dans la misère, ceux qui ont été torturés, ceux qui ont abandonné le travail qui les faisait vivre ! Passe pour les « estrangers » qui ne se fixaient jamais longtemps et peuvent œuvrer hors de nos frontières, mais les autres condamnés à l'exil, s'ils veulent vivre encore trimbalant des femmes, des enfants déracinés…

- Paix ! hurla Mathieu. Vous autres n'entendez rien aux grandes affaires des hommes…

- Ce n'est pas ce que pensait le saint roi Louis de sa mère, glissa Mathilde, puisqu'il lui confiait le royaume pendant qu'il courait combattre l'Infidèle, sûr qu'il serait en bonnes mains, l'ayant déjà bellement maintenu quand il était enfant !

- C'était une exception et je ne nie pas qu'il y en ait. Quant à moi, je le répète, je refuse les présents de ce Roi que je voudrais voir mort !

- Et où donc voulez-vous que nous vivions ? Sur les parvis des églises, à mendier notre pain ? Dans les bois avec les bêtes ? Regardez votre mère qui se meut avec peine ! Allez-vous lui enlever le droit de finir ses jours près d'un bon feu et dans un lit de bonne plume ? Encore une fois, nous sommes ici chez ma sœur et l'édit du Roi ne fait que rendre à Aude ce qui lui a toujours été destiné !

- A votre guise ! Cela me décide à accepter la proposition des chanoines de Corbeil pour reconstruire le clocher de leur collégiale.

- Vous voulez travailler ? Vous ? Et dans ce pays, alors que vous êtes hors la loi ?

- Les chanoines sauront nous protéger. Cela vous laissera le temps de réfléchir… et à moi celui d'agir pour le bien de tous !

- Qu'allez-vous inventer encore, mon fils ? demanda Mathilde.

- C'est mon affaire ! Donnez-moi ce parchemin !

- Pourquoi ?

- Pour le rendre à qui de droit et, si possible, le lui enfoncer dans la gorge ! Corbeil est à mi-chemin entre Paris et Fontainebleau… où chaque automne Philippe va chasser en forêt. C'est là qu'il est né et il aime y retourner. On dit qu'il lui arrive de s'écarter avec ses chiens… et moi j'y serai afin d'être bien certain que la prédiction de Maître Jacques sera accomplie !

Avec un cri, Juliane se précipita sur son époux .

- Mathieu, par pitié ! Reprenez-vous ! Vous perdez l'esprit…

Elle s'accrochait à lui mais Mathieu, les yeux fulgurants, ne la sentait pas, ne la voyait même pas :

- Il faut que quelqu'un le fasse ! C'est la volonté de Dieu !

- Doutez-vous à ce point de Sa Puissance ? Pour accomplir sa volonté il n'a pas besoin de vous ! C'est nous qui en avons besoin… Avez-vous donc cessé de nous aimer ?

Au regard qu'il lui accorda, elle comprit qu'il était fermé a tout raisonnement et qu'habité par une haine aveugle, sourde et quasi maniaque, il n'était plus le même homme. Quelque chose s'était cassé, peut-être durant les longs jours d'inaction, dont elle n'avait pas eu conscience, quelque chose que venaient de réveiller la signature et le sceau de cire verte. Il dit cependant :

- Vous êtes les miens et je vous aime toujours autant, mais j'ai fait serment de servir Maître Jacques par-delà la mort. Donnez-moi ce parchemin !

Il y avait déjà un peu de temps que Mathilde, d'un geste rapide, s'en était emparée et s'y cramponnait à deux mains. C'est donc elle qui répondit !

- Non, mon fils. Le garde mien car c'est tout ce qui nous reste dès l'instant où vous décidez de nous oublier. Oserez-vous le prendre de force à votre mère ?

Il se tourna vers elle, fit un pas dans sa direction, mais Rémi qui s'était contraint au silence durant le douloureux affrontement se dressa devant lui :

- Non, mon père ! Vous avez le droit de faire de votre vie ce que vous voulez, encore que Dieu y ait part et vous impose les limites de Sa Loi, mais il vous dénie le droit de disposer de celle des vôtres ! Nos dames ont mérité de garder cet asile qui leur vient de notre chère tante…

Mathieu fit un geste pour écarter son fils, mais sa main retomba.

- Après tout… qu'elles le gardent ! Lorsque j'en aurai fini elles pourront nous rejoindre. Viens, nous partons !

- Pas moi, mon père ! Qui les protégera si je vous suis ? Aubin est bien vieux…

- Elles ont Philippe ! Que pourraient-elles craindre avec un tel protecteur ? Les chanoines de Corbeil attendent un maître d'œuvre et un imagier.

Rémi montra du doigt les poutres du plafond :

- Il y en a un bon qui, là-haut, est peut-être promis à la mort. Si par malheur cela devait arriver…

- Je le répète : il a choisi son destin !

- Mais Aude en éprouverait une telle souffrance : il faut que je reste.

- Ta mère saura mieux que toi panser une blessure de cœur.

Juliane intervint encore :

- Cette fois ton père a raison. Et moi je préfère te savoir avec lui. Nous n'avons rien à craindre ici tandis qu'il va se mettre en danger…

Elle attira le jeune homme contre elle en glissant ses bras autour de son cou pour mieux approcher son oreille :

- Tu pourrais te mettre à la traverse de son projet insensé… Je vais prier pour que tu réussisses, souffla-t-elle.

- Je ferai de mon mieux, répondit-il en lui rendant son baiser. Puis tout haut, il ajouta : Il en sera comme vous le désirez, père, mais par grâce, accordez-vous, et à moi aussi, un moment de repos. Nous partirons à l'aube. Je vous en prie… Je… je suis las et vous devez l'être plus que moi !

L'œil sombre de Mathieu ne s'éclaira pas :

- Peut-être, admit-il. Mais qu'on ne m'importune point !

Et il alla s'asseoir près de la fenêtre sur laquelle fleurissaient un pot de giroflées, sans plus adresser la parole à personne. Avec un geste d'impuissance vers les deux femmes, Rémi le regarda s'installer puis sortit dans le jardin à la recherche de sa sœur. Il la trouva assise près du puits, les coudes aux genoux, le menton relevé sur ses mains croisées, regardant vers ce qu'il pensait être le ciel. En s'approchant, il vit - chose dont il ne s'était pas aperçu - qu'à cet endroit une trouée dans les arbres permettait d’entrevoir la haute tour du château. Il alla s'asseoir à côté d'Aude et, l'entendant renifler, comprit qu'elle pleurait. Il entoura alors de son bras les épaules de la jeune fille :

- Il ne faut pas en vouloir à notre père, murmura-t-il. Depuis la mort du Grand Maître, cette blessure qui l'a amoindri et la fin tragique de notre tante, il n'est plus le même. Je m'en suis rendu compte quand nous étions à Gentilly ces jours derniers…

- Ce n'est pas sur lui que je pleure, mais sur celui qui est captif. Ce qu'il a obtenu du Roi tient du miracle et j'ai tellement peur pour lui ! Pensez-vous qu'il serait possible de l'ôter de là ?

Rémi sursauta :

- Une évasion ? C'est à cela que vous songiez ? Je comprends pourquoi vous pleurez ? C'est absolument impossible !

- Et pourquoi non ? Le Roi est reparti : il n'y a plus ici que le vieux châtelain et quelques hommes…

- ... plus de grosses murailles, des portes solides, sans compter que nous ne savons pas où se trouve sa prison. Ne rêvez pas, ma sœur, et sachez que je suis aussi malheureux que vous ! Je l'aime bien…

- Moi, je l'aime ! C'est toute la différence. Il est une partie de moi et, s'il meurt… de cœur ne me restera plus. Alors aidez-moi !

Il la regarda avec un étonnement mêlé de tristesse. Les larmes ne coulaient plus. La voix était soudain ferme et Aude paraissait transformée : elle n'était plus une jeune fille rêvant un impossible amour, mais une femme aussi déterminée que l'étaient sa mère, sa grand-mère, et prête à tout risquer pour l'homme qu'elle aimait.

- Je le voudrais bien mais je ne vois pas comment.

- Un geôlier, ça s'achète !

- Vous délirez ? Nous n'aurons bientôt plus ni sou ni maille. Avec quoi le pourrions-nous ?

- Avec ceci !

Aude fouilla dans la petite aumônière pendue à sa ceinture et en tira un objet rond et dur qu'elle lui mit dans la main. A la lumière de la lune, Rémi vit que c'était un fermail précieux orné de belles pierres dont la couleur ne se révélait pas. Sans lui laisser le temps de poser une question qui coulait de source, Aude y répondit :

- Ce joyau ornait le plus beau manteau de Madame Marguerite. Elle me l'a remis au moment où elle est partie, en disant que ce serait ma dot s'il lui était impossible de le réclamer…

- Ce qui me surprendrait beaucoup : si même on la tirait de Château-Gaillard, ce ne pourrait être que pour un couvent sévère… mais par quel moyen avez-vous réussi à conserver ce bijou ?

Afin de ne pas réveiller un abominable souvenir, il n'ajouta pas qu'elle était nue comme Eve au premier jour eu quittant la Tour de Nesle mais déjà Aude expliquait :

- C'est Gontran Imbert qui l'a rapporté sans le savoir dans le paquet de vieilles hardes qu'on lui avait remis là-bas et dont il n'avait pas osé se débarrasser avant d'arriver ici. Quand j'ai défait le ballot, le fermail m'est tombé dans la main : il était au fond d'un soulier usagé. Cette agrafe vaut très cher, savez-vous ? Madame Marguerite l'avait achetée à Maître Pierre de Mantes peu de temps avant de partir pour Maubuisson et…

Au lieu de prendre le joyau qu'elle lui tendait, Rémi referma sur lui les doigts de sa sœur.

- Si beau qu'il soit, si cher qu'il vaille, aucun geôlier ne l'accepterait, sachant bien qu'il y laisserait sa tête… et vous avec : il serait trop facile de vous accuser de l'avoir volé !

- Mais on peut le changer en pièces d'or. Maître Pierre de Mantes le reprendrait peut-être…

- Pour le revendre à qui ? Il n'y a plus de princesses au palais de la Cité et l'orfèvre n'aura pas la moindre envie de risquer la colère du Roi… ou même celle du Hutin. Je suis conscient de vous faire peine, ma sœur, mais tout ce que vous en pouvez faire c'est le tenir soigneusement caché… et prier, prier, prier encore afin que Dieu et Notre-Dame aient pitié de messire Olivier.

- Il doit y avoir une solution ! Voulez-vous donc l'abandonner… et moi avec ? S'il meurt…

- Pourquoi voulez-vous qu'il meure ? On s'est contenté de l'enfermer et de le laisser là alors qu'il était si facile de l'exécuter sur l'heure ou de le ramener au Châtelet comme Imbert afin de le livrer aux juges. Peut-être l'oubliera-t-on simplement ici ? N'importe, le temps me manque pour tenter quoi que ce soit : à l'aube je repars avec notre père.

- Que ne le laissez-vous poursuivre seul sa folie ? s'écria-t-elle avec une irritation qu'il ne lui avait jamais vue et qui le désola.

- Notre mère le veut pour que j'essaie justement de le défendre de lui-même. C'est mon père, Aude, et il m'est infiniment cher même si je n'arrive plus à le comprendre. Ne vous l'est-il plus, et cet amour que vous portez en vous comme une déchirure vous détourne-t-il de vos parents ?

- Vous savez bien que non.

Et elle se jeta à son cou. Pleurant de plus belle et ne sachant plus très bien si ses larmes lui venaient de l'angoisse sur le sort d'Olivier ou de la souffrance de voir sa famille ainsi éclatée par l'intransigeante fidélité de son père à ce qui n'existait plus…


Vers le milieu du mois d'octobre, Olivier apprit qu'il allait mourir.

Ce fut le chapelain qui vint le lui annoncer une heure environ après que l'arrivée soudaine du Roi dans le château eut déchaîné une sorte de branle-bas de combat. De toute évidence la commission ne lui plaisait pas. D'autant plus qu'elle lui inspirait le remords de n'être encore jamais venu voir le prisonnier. Non par choix délibéré ou parce qu'il le pensait présent pour longtemps et ne voyait pas l'urgence d'une visite, mais parce qu'il souffrait d'articulations rhumatisantes qui lui rendaient pénibles les raides escaliers du château. C'était déjà bien suffisant de monter deux fois le jour au premier étage du donjon pour les repas et les parties d'échecs du châtelain ! Le reste du temps, il ne quittait guère la maisonnette accolée à la chapelle. Aussi, le père Sidoine - c'était son nom - n'en était-il que plus malheureux de faire coïncider sa première entrevue avec une telle nouvelle. Il essaya de l'envelopper un peu en ajoutant qu'il resterait auprès du condamné jusqu’au moment fatal, mais il n'en fut pas plus à l'aise pour autant face à ce prisonnier aussi froid et silencieux que pouvait l'être le Roi Philippe. Il l'avait écouté sans broncher et, à présent, le regardait transpirer et chercher ce qu’il pourrait ajouter jusqu'à ce qu'enfin il émît d'une belle voix, à la fois grave et douce :

- N'est-il plus d'usage d'être jugé avant d'être condamné ? Je n'ai été traduit devant aucun tribunal, que je sache ?

- En… en effet, mais notre sire le Roi vous a entendu. N’est-ce pas le juge suprême ?

- Le juge suprême ? Je pensais que, pour un prêtre, aucun souverain terrestre n'avait droit à ce titre, fit Olivier avec dédain.

- Certes, certes ! Je voulais dire qu'en ce bas monde un roi possède toujours sur ses sujets droit de vie ou de mort. En l'occurrence, notre sire a pris longtemps conseil de lui-même et décidé en son âme et conscience. C'est pourquoi demain matin vous serez exécuté dans la cour du château… par le feu !

Le mot réussit à entamer la cuirasse qu'Olivier s'était forgée durant sa solitude. Sa gorge se sécha :

- Le feu ? Comme un sorcier, alors que je suis chevalier ?

- Vous étiez Templier, messire, et beaucoup sont morts sur le bûcher qui ne s'étaient jamais rebellés contre l'autorité royale. Le Grand Maître lui-même…

- N'essayez pas d'expliquer davantage, mon père ! Quand je me suis rendu ici, je m'étais préparé à la mort. Il est certain que ce visage-là n'est pas celui que je préfère… surtout si je dois subir la torture préalable.

- Le Grand Maître et le Précepteur de Normandie n'ont pas eu à l'endurer, se hâta de dire le religieux qui reprenait courage. Je dois vous apprendre aussi qu'il vous est possible de changer la sentence et de périr par l'épée du bourreau.

- En échange de quoi ? Cette clause de mansuétude n'est certainement pas gratuite !

- Bien entendu. Le bûcher vous sera épargné si vous donnez les noms de ceux qui participaient à votre tentative d'arracher le Grand Maître à son sort.

- Je me disais aussi…

Le mépris arqua les lèvres de Courtenay. Apparemment, la disparition du Pape, celle de Nogaret n'avaient rien appris à Philippe le Bel. Jusqu'à son heure dernière sans doute, même s'il la croyait proche, il continuerait à traquer les pauvres vestiges du Temple jusqu'au fond de la terre afin d'en arracher les plus infimes racines.

- Je n'ai aucun nom à donner, dit-il enfin. Mes compagnons de ce terrible soir, je ne les connais pas…

- C'est un mensonge, mon fils, et vous le savez. Oubliez-vous Mathieu de Montreuil et son fils ?

- Evidemment non, mais ce sont les seuls - Dieu ait leur âme ! Les autres m'étaient étrangers.

- A qui le feriez-vous croire ? Il y en avait quantité qui travaillaient avec Mathieu sur le chantier des contreforts de Notre-Dame et vous y avez travaillé aussi. Vous ne pouvez pas les ignorer… Et songez, mon fils, que le mensonge détruit l'homme !

- Moins que le déshonneur… et moins surtout que les flammes qui demain me réduiront en cendres. L'épée me serait douce… Mais je n'ai rien à livrer pour l'obtenir.

- Réfléchissez, mon fils ! Jusqu'à l'ultime instant il vous sera possible…

- Par grâce, mon père, brisons là-dessus !

- Comme vous voudrez. Nous allons donc commencer les prières que nous poursuivrons tout au long de la nuit.

- Non. Pardonnez-moi, mais ce que j'attends de vous c'est que vous m'entendiez en confession et que demain vous m'apportiez le viatique pour le pénible voyage qui libérera mon âme. Pour cette nuit je prierai seul… et je dormirai !

- Dormir ? s'écria Sidoine presque indigné. Vous pensez vraiment y parvenir ?

- Il en sera ce que Dieu voudra. Je préfère être seul en face de Lui…

Avec un soupir résigné, le chapelain s'assit sur la couche de pierre, indiquant du geste à Olivier de s'agenouiller devant lui et, durant quelques minutes, la voix étouffée du pénitent se fit entendre. Il s'accusa, bien sûr, d'avoir menti et le confesseur l'interrompit :

- Dans un instant vous en serez absous, mais qu'en sera-t-il demain lorsqu'on vous posera à nouveau la même question ?

- Le silence n'avoue ni ne ment.

La confession achevée, Olivier reçut l'absolution que Sidoine lui donna en pleurant. C'était la première fois qu'il assistait un condamné à mort et le sort qui attendait celui-là le bouleversait. C'était un brave homme, simple comme une chèvre, et il avait remercié le Ciel que son office, dans ce petit château royal qui n'en avait vraiment pas l'apparence, l'eût tenu à l'écart durant les années écoulées du grand drame où s'était englouti le Temple. Et voilà qu'on allait encore en brûler un, le dernier de tous peut-être, et qu'il fallait que cela lui tombât dessus ! La pensée de devoir, le jour suivant, l'escorter au supplice et l'y soutenir jusqu'au bout lui mettait le cœur au bord des lèvres.

Après une dernière et tremblante bénédiction, il s'apprêtait à sortir quand le prisonnier demanda :

- Encore un mot, mon père ! Mon exécution sera-t-elle publique ?

- Non. Je vous l'ai dit, ce sera dans la cour, en bas, et les portes seront fermées jusqu'au moment où vos cendres seront jetées à la Seine… Le Roi veut le secret.

- Merci !

Olivier se sentit un peu soulagé. La pensée qu'étaient accourues avec les gens du hameau - et ceux de plus loin encore peut-être ! - à ce spectacle imprévu, les dames du Clos des Abeilles, et qu'elles pourraient assister à son affreuse agonie, le bouleversait. Se défaire lentement sans pouvoir peut-être retenir des cris de souffrance sous les yeux incrédules d'Aude lui était insupportable car ce serait cette dernière image qu'elle garderait de lui. Sans compter ce qu'elle pourrait tenter pour le sauver. Bertrade n'avait-elle pas dit qu'elle l'aimait ? Il l'imaginait allant se jeter aux pieds du Roi, implorer sa grâce et ne réussissant qu'à se mettre elle-même en danger. Or à cet instant où il savait n'avoir plus rien à attendre des hommes, il s'accordait le droit de s'avouer une vérité : il aimait la jeune fille avec une passion qui ne cessait de grandir au point de l'effrayer. La belle image de leurs âmes volant ensemble vers l'éternité lui apparaissait à présent comme un leurre. Ce corps merveilleux dont le souvenir l'habitait, il le désirait avec une violence qui l'épouvantait parfois. Il s'en était confessé au prêtre et avait été tenu quitte, mais cet aveu même, le simple fait d'en prononcer les paroles n'avait fait qu'accroître la brûlure.

En dépit de son courage il dormit peu cette nuit-là. Nul homme, si vaillant soit-il, ne peut envisager sans trembler la mort par crémation. Il pria intensément. Surtout pour que lui soit donné de calquer son attitude sur celle du Grand Maître. Lui ne maudirait personne. Ce serait la seule différence. Pas même ce roi qui lui refusait de périr sous le noble fil de l’épée à moins qu'il ne livre ceux de ses compagnons supposés encore vivants et surtout Hervé, son frère. Il espérait seulement que les souvenirs d'autrefois, le fier compagnonnage du Temple, le soleil d'Orient et surtout sa jeunesse à Valcroze entre ceux qu'il avait tant aimés le soutiendraient jusqu'au bout. Les flammes en faisant de lui un martyre allaient lui ouvrir les portes de la lumière ou il retrouverait sa mère, frère Clément et sans doute aussi son père dont il ne savait plus rien depuis si longtemps…

Le matin qui se leva était gris et brumeux. L'automne était arrivé et le temps, en vérité, avait passé vite. De toute façon, il ne lui en restait plus guère. Quand le père Sidoine vint, portant l'hostie et précédé d'un jeune clerc dont la sonnette agenouillait tout le monde sur son passage, Olivier le reçut à genoux lui aussi et communia avec une grande ferveur. Il y avait nombre de mois qu'il n'avait approché le Corps du Christ ! Au Temple, on ne le recevait que trois fois l'an, mais leur dernière rencontre était plus lointaine et le condamné y puisa un beau réconfort. Puis survinrent les soldats qui allaient l'escorter. Alors il ôta ses vêtements, ne gardant que sa chemise et ses braies. Puis, pieds nus et les mains liées devant lui, il les suivit dans l'étroit escalier.

Bien qu'il s'y fût préparé, ce qu'il vit dans la cour lui serra la gorge : à gauche il y avait un billot et une lourde épée appuyée dessus, et à droite le bûcher. Mais ce n'était pas l'amoncellement de bois et de paille de l'îlot des Juifs, celui-là n'était qu'un maigre tas de bûches et de paille autour d'un poteau muni d'une planchette pour les pieds. Cela voulait dire qu'on allait le brûler à petit feu et que son supplice durerait une éternité de souffrance.

En face de lui, Olivier devenu blême vit le Roi, assis devant l'escalier de la tour avec, auprès de lui, Alain de Pareilles et le vieux Fourqueux. C'est vers eux d'abord qu'on le mena. S'il plia le genou, il se releva aussitôt et planta, avec audace, son regard dans celui tellement immobile de Philippe. Comment avait-il pu espérer que les morts du Pape et de Nogaret inclineraient cette statue du pouvoir à l'indulgence ? Il découvrait à cet instant qu'il n'en était rien et que la cruauté de cet homme restait intacte. Il en éprouva un vague dégoût.

- N'avez-vous rien à dire ? demanda le Roi.

- Non, si ce n'est qu'en priant Dieu de me recevoir en Sa Sainte Grâce, je lui demande d'en faire autant pour le Roi de France, bien que cela me semble plus difficile !

Le beau visage ne frémit même pas. Au contraire, l'ombre d'un sourire flotta un instant sur les lèvres minces :

- Vous voyez là-bas l’épée du bourreau. Un nom seulement et c'est elle qui vous délivrera !

- Et mon âme lourde de honte ne pourra ouvrir ses ailes pour monter au Ciel ? Non, sire !

- Alors qu'il en soit fait à votre volonté. Messire Alain, l'accompagnez !

Le capitaine eut un mouvement de recul. Olivier crut qu'il allait refuser, ce qui le mettrait dans un mauvais cas. Cette exécution décidément ne ressemblait à aucune autre. Il dit :

- La présence d'un chevalier m'aidera.

Leurs regards se rencontrèrent et le condamné vit une larme dans les yeux de Pareilles. Le père Sidoine, lui, pleurait sans retenue en bredouillant les prières des agonisants tandis que le châtelain mâchait férocement sa moustache.

Au bûcher, l'exécuteur fit monter Olivier sur la planchette et le lia au poteau. Une pluie fine se mit à ce moment à tomber et le condamné pensa avec désespoir que le bois brûlerait encore plus mal. Il leva sa tête vers le ciel pour en sentir la fraîcheur sur son visage tétanisé par l'effort qu'il s'imposait pour maîtriser sa peur. En lui-même il priait éperdument le Seigneur et Notre-Dame de le secourir, de l'aider à bien mourir. Quand il vit le bourreau approcher sa torche, il ferma les yeux… et les rouvrit presque instantanément en entendant la voix coupante du Roi :

- Arrête, bourreau !

Surpris, l'homme se détourna mais la paille s’enflammait déjà. Pareilles alors se jeta sur lui, l'écarta et se mit à piétiner furieusement les flammes. Puis il se tourna vers son maître :

- Que veut le Roi ?

- Déliez cet homme, messire Alain, et me l'amenez !

Ce fut fait avec diligence et un enthousiasme qui en disait long sur les sentiments intimes du capitaine, mais il lui fallut soutenir Olivier qui, les jambes fauchées, manqua tomber, se ranima en sentant, avec bonheur, le sol froid sous ses pieds nus. Cependant, quand Pareilles le lâcha devant le Roi, il se reçut sur les genoux sans que sa volonté y fût pour quelque chose mais sa tête ne se courba pas.

- N'avez-vous toujours rien à dire ? demanda Philippe.

La gorge d'Olivier se sécha tandis que revenait une horrible crainte : cela n'était-il qu'une nouvelle forme de torture et se disposait-on à le ramener au bûcher ?

- Que pourrais-je dire ? fit-il d'une voix à peine audible.

- Au moins merci ! Le feu vous est épargné.

- Oh !... Grand merci, sire, de me faire la grâce de périr par l’épée…

- L'épée aussi vous est épargnée, ce qui n'eût pas été le cas si vous aviez livré vos compagnons… dont je n'ai plus que faire. Bientôt vous serez libre…

- Libre ? répéta Olivier incapable d'en croire ses oreilles.

- Vous avez subi avec vaillance une rude épreuve sans accepter de trahir l'amitié ou la parole donnée. Les gens comme vous se font rares. C'est mon plaisir d'en conserver ne serait-ce qu'un ! Allez à présent !

- Sire… commença Olivier.

Mais le Roi se levait pour rentrer dans le donjon et en même temps disait :

- Il suffit ! Allez votre chemin selon ce que vous dira messire de Pareilles.

Et il disparut suivi du capitaine, tandis que Fourqueux se précipitait pour aider à se relever un Courtenay tellement étourdi par ce qui lui arrivait qu'il semblait foudroyé.

- Allons, mon garçon, venez ! Vous ne pouvez rester ainsi !

- Il y restera bien le temps d'une action de grâce ! protesta le père Sidoine en se précipitant pour embrasser Olivier tant il était content. Dieu vient d'accomplir un véritable miracle ! Pour la première fois de sa vie peut-être, notre sire s'est montré clément ! Louons ensemble le Seigneur !

Il obligea le vieux chevalier à mettre genou en terre, et il entama d'une voix de fausset un vigoureux Te Deum auquel tous ceux qui étaient présents se joignirent selon qu'ils savaient plus ou moins bien cette longue prière de remerciement. Olivier seul réussit à le suivre jusqu'au bout avant d'être ramené dans sa prison pour y attendre la suite des événements.


Il y retrouva ses vêtements qu'il se hâta d'endosser, tout sales et froissés qu'ils fussent, avec la chaude impression de réintégrer sa peau après en avoir été extrait un moment. Il aurait aimé se laver mais ce n'était apparemment pas au programme immédiat. En revanche il dévora le pain et le plat de mouton aux herbes que Legris lui apporta, accompagné d'un pichet de vin de Suresnes qu'il vida presque sans respirer, lui toujours si sobre. Mais cela aussi était la vie et jamais il n'avait rien avalé de si bon !

Quand Alain de Pareilles le rejoignit, une heure plus tard environ, il le trouva endormi. Il le contempla, puis haussa les épaules et le secoua :

- Debout, messire ! Il est temps de partir !

Instantanément le dormeur fut debout, mû par celle espèce de mécanisme acquis durant les années passées sous la règle du Temple qui jette un homme à bas de sa couche à la moindre injonction.

- Où m'emmenez-vous ? demanda-t-il.

- Moi ? Nulle part sinon à la porte de ce château. Le Roi vous l'a dit : vous êtes libre.

- J'ai cru comprendre que c'était sous certaines conditions ?

- Et c'est ce que je viens vous apprendre. D'abord vous devez vous engager sur l'honneur à ne plus jamais porter les armes contre le souverain ni contre son royaume…

- L'idée ne m'en viendrait même pas ! Cela me paraît la moindre des choses. Cependant, entre vos mains, sire capitaine ; j'en fais serment, ajouta-t-il sur un ton plus solennel.

- En outre, il vous est recommandé de quitter la France mais pas pour vous rendre en Angleterre, en Flandres, en Allemagne ou ailleurs. C'est en Provence que vous devez rentrer : chez vous.

- Ai-je encore un chez moi ?

- Ce n'est pas notre problème. Il vous y sera loisible de vous mettre au service du comte qui est également le roi de Naples… tout en vous souvenant qu'en cas de litige entre lui et le roi de France, bien qu'ils soient proches parents, vous serez dans l'obligation de ne jamais accepter de combattre ce dernier. Enfin, s'il survenait que vous rencontriez quelque subsistance du Temple…

- N'avons-nous pas été arrêtés en Provence aussi bien qu'en France ? fit Olivier avec amertume.

- Certes, mais on ne sait jamais. Quoi qu'il en soit, cela aussi vous est interdit car équivaudrait à reprendre les armes contre le Roi. Cela dit, poursuivit Pareilles en tirant de sa ceinture un rouleau de parchemin scellé de vert et une maigre bourse, voici un sauf-conduit dont vous pourrez user durant votre voyage... et un peu d'argent afin de vivre puisque vous n'avez plus rien.

- Je ne veux pas d'argent ! C'est chose vile qui est pour beaucoup dans la perte de mes frères et dont je n'ai pas besoin pour gagner mon pain de chaque jour.

- On ne refuse pas ce que donne le Roi. Prenez ! Quitte à en faire don à plus pauvre que vous. A présent il est temps de partir. Ah, j'oubliais ! Passer par Paris vous est défendu ! On s'y perd trop facilement !

- Tandis qu'à travers d'épaisses forêts on n'a rien de semblable à craindre ? ironisa Olivier. Rassurez-vous, j'obéirai. Rien d'autre ?

- Mon Dieu, non et si vous êtes prêt…

Ensemble ils descendirent sous la voûte de la barbacane. Dans la cour tout avait déjà disparu du sinistre appareil de mort. Olivier embrassa le père Sidoine encore ému, remercia Legris qui s'était montré un geôlier plus qu'humain puis sortit sur le pont, respirant avec joie l'air vif. Un coup de vent venu de la mer avait nettoyé le ciel de sa grisaille humide et un soleil timide faisait briller l'eau du fleuve en contrebas. Le capitaine tendit la main à son ancien captif :

- Bon retour au pays ! dit-il. Je prierai Dieu qu'il vous ait en Sa Sainte garde !

- Merci… mais pourquoi le feriez-vous ? Je reste un rebelle à qui l'on a bien voulu pardonner.

- C'est justement pour cette raison, pour ce geste d'indulgence dont vous venez d'être l'objet. Vous n'imaginez pas à quel point j'en suis heureux !

- Vous pensez qu'à travers moi le Roi a cessé d'en vouloir au Temple ?

- Il n'a jamais rien éprouvé de semblable. Il n'a pas de ressentiments personnels : rien que des ressentiments d'Etat !

- Même dans l'affaire des princesses…

- Surtout dans celle-là ! Je crois qu'il les aimait bien…

Sur un dernier geste d'adieu, Alain de Pareilles rentra au château, laissant le rescapé dévaler la pente qui menait vers le chemin du fleuve. Il allait le longer jusqu'à ce qu'il trouve un bac ou un passeur pour le traverser puisqu'il n'avait pas droit aux ponts de Paris. Mais auparavant il choisit d'aller dire adieu aux dames du Clos des Abeilles et les rassurer sur son sort. Une en particulier ! C'était cruel de se dire qu'il ne la reverrait de sa vie, mais au moins il pourrait emporter d'elle une dernière image à garder au plus secret de son cœur…

Ce fut elle qu'il vit la première. Elle était assise près de la maison sur le banc de pierre où la vieille Mathilde aimait se chauffer au soleil, mais elle n'était pas seule : un homme se tenait auprès d'elle et tous deux parlaient avec animation. Or il ne s'agissait pas de Rémi, encore moins de Mathieu ou d'Aubin, et Olivier ne se souvenait pas d'avoir vu ce dos mince et droit surmonté de cheveux couleur de paille sous un bonnet noir. Un goût amer lui vint alors à la bouche parce qu'il lui sembla que le visage d'Aude était plein de douceur en le regardant. Ainsi, alors qu'il la croyait ravagée d'angoisse à son sujet et au moment où ses cendres, à lui, auraient dû être jetées à la Seine, celle qu'il aimait - le temps n'était plus où il pouvait s'illusionner sur ses sentiments ! - devisait sur le mode affable avec cet inconnu ! Et lui accordait tant d'attention qu'elle ne le voyait même pas, lui, malgré le fait qu'elle était tournée de son côté ? Oh Seigneur !... Etait-il possible d'avoir aussi mal tout à coup ?

Il s'apprêtait à s'enfuir quand un cri le cloua sur place :

- Sire Olivier ? Oh, enfin vous voilà !

Mais c'était Margot, remontant du verger avec un corbillon de poires, qui l'avait poussé et qui, lâchant son panier, s'engouffrait dans la maison en appelant Juliane.

Aude s'était dressée. L'homme se retournait et l'arrivant ne vit pas la joie illuminer le délicat visage. Il venait de reconnaître l'importun : c'était Gildas d'Ouilly, l'escholier de la Tour de Nesle, et une soudaine colère l'enflamma tandis qu'il marchait droit sur le jeune homme.

- Que faites-vous ici ? Maître Mathieu ne vous avait-il pas laissé entendre clairement qu'il ne souhaitait pas vous revoir ?

Apostrophé de telle manière, le garçon rougit violemment et riposta :

- Vous n'êtes pas Maître Mathieu, me semble-t-il ? Lui seul pourrait me faire reproche de ma présence et si vous voulez tout savoir, c'est lui que je voulais atteindre en venant au Clos… il y a une semaine…

- Ce n'est donc pas la première fois ! Et qu'aviez-vous donc à dire ?

- Encore que cela ne vous regarde pas, je veux bien vous confier que je venais d'assister au châtiment d'un certain Gontran Imbert, mercier de son état, condamné aux verges et à l'exposition au pilori pour avoir voulu s'emparer d'un bien situé à Passiacum appartenant à feue dame Bertrade Imbert dont l'héritage ne lui revenait pas et, en outre, avoir tenté de contraindre vilainement la jeune héritière de ce bien. J'ai craint qu'il ne soit arrivé malheur à Maître Mathieu puisqu'il ne s'était pas opposé a ce misérable et…

- ... et il est venu voir s'il pouvait nous être d'aucun secours, s'interposa Aude, désireuse d'en finir au plus vite avec un affrontement qui gâchait son bonheur du retour d'Olivier. Son intention était bonne et il ne faut pas le quereller !

- Quereller, moi ? fit Courtenay avec dédain. Vous avez dû lui donner toute assurance sur votre sort ! Alors pour quoi est-il revenu ?

- A ma demande ! Nous étions tellement en souci de vous que ma chère grand-mère est tombée malade… et Maître Gildas étudie la médecine.

Elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. Juliane arrivait en courant avec sur sa figure cette joie que le revenant espérait tant voir dans les yeux d'Aude. Sans un mot, elle se jeta à son cou et l'embrassa à plusieurs reprises à gros baisers sonores :

- Vous voilà enfin ! Mon Dieu ! Nous avions si peur et il était impossible d'apprendre la moindre nouvelle !... Ah que le Seigneur soit béni ! Vous êtes vivant ! Mais venez vite, notre bonne mère vous réclame avec impatience !... Elle décline, à l'évidence…

Sans plus s'occuper des autres, elle saisit Olivier par la main pour l'entraîner à sa suite. Il se laissa emmener, soulagé de rompre un entretien houleux qu'il commençait à se reprocher parce qu'il s'estimait ridicule de l'avoir engagé. Si peu de temps après avoir échappé à une mort abominable et fait tant d'efforts pour se tourner vers les splendeurs de l'éternité, il retombait sur la terre à un niveau indigne de lui. Assurément, il n'avait pas le droit d'aimer cette fille et moins encore de s'immiscer dans la vie qu'elle se choisissait. Il fallait oublier une bonne fois pour toutes les paroles de Bertrade. D'ailleurs, elle pouvait s’être trompée…

Mathilde reposait dans l'une des deux chambres de l'étage et il suffit d'un regard à Olivier pour comprendre que la fin approchait. La respiration était difficile, stertoreuse et, sur le visage décoloré aux yeux creux, les ailes du nez se pinçaient déjà, mais elle réussit à esquisser un sourire pour le visiteur. Elle souleva même vers lui une main qu'il prit dans les siennes.

- Vous êtes là, souffla-t-elle. Dieu… en soit loué !

- Ne parlez pas ! Cela vous épuise.

- Il faut… que je parle. A vous… seul !

Elle n'eut pas besoin de se répéter. Dociles, les trois femmes passèrent dans la pièce voisine cependant qu'Olivier s'agenouillait près du lit pour être plus proche de la malade :

- Vous avez quelque chose à me confier ?

- Mon fils ! Il devient fou… Il se croit… l'instrument du Grand Maître… et veut tuer le Roi. Il faut… l'empêcher !

- Comment faire ? Je ne sais même pas où il est !

- A Corbeil… chez les chanoines de Notre-Dame…

- Il travaille après avoir juré…

- Ce n'est pas… une cathédrale… et surtout… il attend que… le Roi… comme chaque automne… aille chasser… à Fontainebleau. Il croit…

Une crise d'étouffement lui coupa la parole et la rejeta sur le côté. Olivier la prit dans ses bras pour la soulever et l'aider à respirer. Ce faisant, il vit qu'elle avait subi plusieurs saignées et qu'il n'y avait sans doute plus beaucoup de recours. Doucement, il la reposa sur les oreillers, prit au chevet une petite écuelle à demi pleine d'un liquide foncé qu'il huma et dont il but quelques gouttes. C'était une tisane où entraient certainement du lierre et de l'aunée - preuve que le jeune Gildas n'était pas si maladroit ! Il souleva de nouveau Mathilde pour lui en faire boire mais elle n'en avala qu'à peine une gorgée et détourna la tête en crachant le reste.

- Non, inutile ! souffla-t-elle. Je vais mourir et c'est bien ainsi. Vous… par pitié, allez rejoindre… mon fils ! Il faut… le sauver… de lui-même.

Elle ferma les yeux avec un gémissement qui fit accourir Juliane. A l'aide d'un linge, celle-ci essuya le liquide qui avait coulé sur le menton et le cou, puis arrangea le drap, les oreillers.

- Je vais rester près d'elle à présent, mais vous, messire, il faut vous cacher. Aubin a été chercher le curé d'Argenteuil : il ne va pas tarder à arriver.

- Me cacher ? Non. Je m'en vais. J'étais seulement venu vous dire adieu.

- Adieu ? Mais pourquoi ?

- Je suis banni du royaume. Le Roi a ma parole…

- Oh, mon Dieu ! Où devez-vous aller ?

- En Provence. Je rentre chez moi, à Valcroze… si tant est que j'aie encore un chez moi !

- Et si vous n'en aviez plus ?

- Il me restera le pays… mes belles gorges du Verdon et tous les braves gens qui me connaissent… Je saurai y vivre : une hutte de berger suffira…

A l'évocation de ses terres d'enfance, le dur visage se chargea d'une lumière de tendresse, mais l'agonisante avait entendu :

- Alors… vous n'aiderez pas Mathieu ?

Elle se mit à pleurer et bien sûr à tousser, et le bruit de sa respiration était effrayant. Juliane s'empressa pour l'aider en murmurant :

- Elle ne cessait de dire que vous seul pouviez détourner Mathieu de son dessein. J'avais beau lui répéter que vous étiez prisonnier… que peut-être on ne vous reverrait pas, mais elle s'entêtait à assurer que vous reviendriez. Et vous êtes là.

Il y avait un reproche dans sa voix, dans ses yeux qui suppliaient. Il se sentit soudain las. En venant avant la séparation définitive, il espérait un moment de sérénité, d'affection née de l'inquiétude où l'on avait été de lui, quelque chose à emporter avec lui comme un viatique et qui lui tiendrait chaud le reste de sa vie. Mais il avait trouvé Aude bavardant avec Gildas désormais en pied dans la maison. Si Juliane s'était jetée à son cou avec cette fougue, c'était parce que la prédiction de Mathilde se réalisait et que l'on comptait sur lui pour ramener Mathieu à la raison. C'était triste mais il fallait accepter les faits comme ils viennent : dans cette demeure il n'avait été qu'un passant secouru qui avait encore une dette à payer.

- Où se trouve Corbeil ? demanda-t-il.

- A sept ou huit lieues au nord de Fontainebleau et Fontainebleau est…

- Je sais où c'est. Il m'est advenu… en d'autres temps, de me rendre à la grande commanderie de Dormelles et même d'y séjourner. Ce n'est pas très loin et je connais le manoir royal.

- Vous voulez y aller ?

- Pourquoi pas ? C'est la route du sud que je dois emprunter et l'on ne m'a pas imparti une durée précise pour la parcourir. Avec votre permission, je vais prendre dans le fruitier les quelques hardes que j'y ai laissées et je pars…

- Quoi ? Déjà ? La journée est avancée. Restez au moins cette nuit.

- Non. Je n'aime pas les adieux qui s'éternisent. D'ailleurs…

Le son d'une clochette venait de se faire entendre au-dehors : le curé d'Argenteuil arrivait avec les Saintes Espèces, flanqué sans doute d'un enfant de chœur. Olivier descendit juste à point nommé pour voir le prêtre pénétrer dans la maison, tenant en main le ciboire protégé sous son étole violette. Olivier mit genou en terre sur son passage et se releva quand l'escalier grinça sous son pas. Aude était devant lui, mais Gildas était derrière elle. Il s'inclina en un froid salut :

- Adieu, demoiselle ! Je vais faire en sorte de ramener votre père à la raison et de vous le renvoyer.

- Il ne reviendra pas parce qu'il ne veut pas habiter dans ce qui m'appartient.

- Nous verrons ! Ma tâche accomplie, je poursuivrai mon chemin…

- Mais il ne vous écoutera pas ! Il est furieux de ce que vous avez tenté pour nous.

- Soyez sûre que je ferai en sorte qu'il m'écoute. Rémi est avec lui, je suppose ?

- Oui, mais…

- A nous deux nous réussirons ! Adieu, demoiselle ! Votre mère vous appelle pour la cérémonie.

Et il sortit de la maison. Aude voulut le suivre, mais Gildas la retint.

- Vous devez monter ! Moi je vais lui parler.

Le jeune homme gagna le jardin au moment où Olivier entrait dans son ancien logis et, n'osant pas l'y rejoindre, il choisit de l'attendre. Pas longtemps d'ailleurs : au bout de quatre ou cinq minutes, Olivier sortit avec à l'épaule un sac où il avait mis ses vêtements de rechange, qu'il avait trouvés propres et repassés. Il fronça le sourcil en se trouvant nez à nez avec Gildas :

- Que voulez-vous ?

- Savoir pourquoi vous me détestez. Car vous me détestez, n'est-ce pas ?

- Je n'ai guère de raisons de vous aimer. On vous avait interdit de venir ici et vous avez sauté sur le premier prétexte venu pour accourir et vous rendre utile. Vous avez fait du bon travail, je le reconnais, mais pour un futur prêtre vos raisons profondes me semblent un peu troubles…

- Je serai médecin… et non clerc, n'ayant pas la vocation suffisante comme je le croyais.

- C'est la fille de la maison qui vous a converti ?

- Vous devriez me comprendre. N'étiez-vous pas Templier ?

- Je le suis toujours. Mes vœux, à ma connaissance, ne sont pas rompus.

- Un légiste dirait qu'ils sont caducs puisque le Temple n'existe plus. Cela ne vous empêche pas d'être amoureux d'elle comme je le suis. Devons-nous pour autant être ennemis alors que nous avons combattu ensemble ?

- Je ne suis pas votre ennemi. Je veux seulement que vous me laissiez en paix. J'ai une longue route devant moi.

- Commençons-la ensemble ! Dès que le prêtre en aura fini, je prendrai congé et nous rentrerons à Paris.

- Paris m'est interdit.

- Dans ce cas il faut que vous franchissiez la Seine. Raison de plus pour que j'aille avec vous. Nous trouverons sans doute une barque et je vous ferai traverser.

- Et moi j'entends me passer de votre compagnie…

Ecartant le jeune homme, Olivier se dirigea rapidement vers la clôture, mais Gildas ne voulait pas en rester là. Il lui emboîta le pas et sortit avec lui sur le chemin qui menait à la Seine.

- Au nom de Dieu, ne soyez pas si têtu. Laissez-moi vous apporter le peu d'aide dont je suis capable.

- Pourquoi ? Pour pouvoir vous en vanter auprès de votre belle ?

- Oh ! Vous êtes injuste et cruel. Mes intentions sont bonnes, je vous l'assure.

- L'enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on ! Faites-moi grâce des vôtres et retournez là-haut !

- Non. Pas tant que je ne serai pas certain que vous aurez franchi l'eau sans encombre. C'est pour moi… une sorte de devoir.

- Je me demande bien pourquoi ?

- Peut-être parce que vous êtes de ces hommes qu'on ne peut se défendre d'admirer…

Il courait à présent à côté d'Olivier qui dévalait la pente à vive allure. Mais, brusquement, celui-ci s'arrêta et fit face à l'obstiné.

- Eh bien, admirez-moi de loin. Allez-vous, oui ou non, me laisser tranquille ?

- Non ! Pardonnez-moi !

Olivier poussa un soupir excédé, posa son sac… et son poing partit comme une catapulte en direction du menton de Gildas qui s'écroula sans dire « ouf » dans l'herbe roussie. Après quoi, le fils de Sancie reprit son bagage et son chemin sans plus regarder en arrière. Il se sentait tout à coup beaucoup mieux…

CHAPITRE XIII MATHIEU DE MONTREUIL

Lorsqu'il fut en vue de Corbeil, le surlendemain, Olivier s'arrêta un moment pour souffler et tenter de se repérer au sommet de l'étroite crête séparant la vallée de la Seine de la vallée de l'Essonne. D'où il se trouvait, il comprit pourquoi les chanoines de la collégiale pouvaient assumer la restauration de leur église et s'offrir les services d'un bâtisseur de cathédrales même recherché par la justice du royaume. Installée entre la rivière et le fleuve qu'elle débordait en l'enjambant au moyen d'un beau pont, cette petite ville bruissait d'activité avec ses moulins dont les ailes ou les roues battaient l'air ou écumaient l'eau, ses chalands transportant vers Paris la farine et autres produits de la région, ses clochers aussi d'où s'envolaient alors les douces notes de l'angélus du soir. La brume montant des eaux - les jours d'automne se faisaient de plus en plus courts ! - empêchait de les compter et aussi d'en distinguer les détails. Celui auquel travaillaient Mathieu et Rémi aurait dû être le plus haut, mais s'il avait subi de graves dommages il se pouvait aussi qu'il fût le plus bas. Tout autour et jusqu'à l'infini c'étaient les prairies, les chemins creux, les labours et pour finir le noir manteau de la forêt toujours recommencée.

Un peu reposé, le voyageur reprit sa route, avide d'un coin de feu, d'une soupe chaude, d'un lit aussi : tout ce qu'il trouverait au-delà des murailles trempant dans leurs douves alimentées par l'Essonne.

Il descendit vers la grande ogive de pierre flanquée d'échauguettes, ouvrant sur un quartier de la ville. Au-dessus se découpaient les tours d'un château qui n'était plus celui des comtes depuis que Louis VI avait réuni Corbeil à la Couronne en l'attribuant au douaire des reines, mais, ville royale, elle n'en était que mieux gardée. N'était-elle pas, avec Saint-Denis et la foire du Lendit, l'un des principaux centres d'approvisionnement de la capitale ?

Aussi, en arrivant sur le grand pont-levis, Olivier trouva-t-il en travers de son chemin la guisarme d'une sentinelle qui lui demanda où il allait comme ça :

- Travailler pour les chanoines de la Collégiale.

- Laquelle ? Il y en a deux.

- Ah ! J'ignorais. Celle qui est vouée à Notre-Dame, fit le voyageur avec un signe de croix.

- Et tu viens d'où ?

- Paris. Je suis imagier, mais pourquoi ces questions ?

- Chez nous, on aime savoir qui nous arrive. Surtout à l'approche de la nuit.

L'homme ne semblait pas disposé à livrer passage. Sans doute s'ennuyait-il ? Presque aussi grand qu'Olivier et bâti en force, il cherchait peut-être une querelle pour passer le temps. Poliment, cependant, l'arrivant demanda :

- Ayez l'obligeance de m'enseigner où se trouve Notre-Dame.

- Un instant ! Tu es bien pressé !

- En effet, parce que je suis fatigué. Alors dites-moi ce que je veux savoir et laissez-moi passer !

En même temps, il déroulait sous le nez de l’autre le sauf-conduit remis par Alain de Pareilles. Le soldat ne savait certainement pas lire, mais le sceau royal parut l'impressionner. Il recula et remit son arme à la verticale :

- Ah ! Faites excuses ! Ici c'est le quartier Saint-Léonard. Continuez la rue droit devant vous jusqu'au pont. De l'autre côté, vous verrez la tour et le chevet de la collégiale qui atteint presque le bord de l'eau.

- Merci.

Et sans s'attarder davantage, Olivier s'engagea sous la voûte d'où dépassaient les pointes de la herse qu'il entendit d'ailleurs s'abaisser derrière lui. A mesure qu'il avançait l'activité de la rue s'affaiblissait pour s'accroître à l'intérieur des maisons où l'on préparait le repas du soir. Les volets de bois se fermaient en claquant et à l'exception de trois hommes discutant devant une taverne et d'un gamin armé d'un pot allant à la moutarde, il ne rencontra guère de gens. Une fois sur le pont, il eut tout de suite sous les yeux l'église qu'il cherchait et il supposa que les maisons dont les toits se hérissaient autour étaient celles des chanoines. Il vit aussi qu'un échafaudage, vide de ses travailleurs, escaladait le tronçon de clocher carré élevé sur le croisillon de la nef. En quelques longues enjambées, il eut atteint la placette - un peu mesquine pour un si beau sanctuaire ! - formée par le cercle des demeures canoniales. La lumière des cierges transparaissait à travers les vitraux et des voix chantant l'office du soir s'élevaient. Pensant que l'on pourrait le renseigner à la fin de la cérémonie, il ôta son bonnet, prit de l'eau au bénitier et se signa en pliant le genou.

En dehors des chanoines assis dans leurs stalles, l'assistance était réduite : quelques vieilles femmes et une petite poignée d'hommes. Olivier avança lentement dans la courte nef à deux travées doubles dont les arcades en tiers-point reposaient sur des colonnes géminées, admirant en connaisseur la beauté de cet ensemble architectural, celle aussi des chapiteaux où s'épanouissaient une flore et une faune étranges. Il était presque arrivé dans le cercle de lumière délimitant le chœur lorsqu'il reconnut Rémi. A genoux sur les dalles et le visage dans ses mains jointes, le jeune homme priait avec une ferveur que l'arrivant n'osa pas troubler. Il attendit que sa tête se relève pour aller se placer à son côté. Naturellement Rémi le regarda et une véritable joie s'étendit sur sa figure désolée :

- Olivier ? Oh, merci à Dieu qui a bien voulu écouter ma prière en m'envoyant du secours !

- En avez-vous besoin à ce point ?

- Oh oui ! Mais sortons ! Nous parlerons plus à l'aise.

Ils contournèrent l'église jusqu'au chevet près de l'espace prolongeant une étroite grève où se trouvaient les cabanes et le chantier. Rémi entra dans l'une d'elles. Il y avait là une table à tréteaux sur laquelle étaient des rouleaux de plans, deux tabourets et une lampe à huile que Rémi alluma. La lumière éclaira mieux son visage aux traits tirés. L'expression en était si sombre qu'Olivier en oublia sa faim et sa lassitude, mais pour lui laisser le temps d'assimiler son arrivée, il commença par une question anodine :

- Comment se fait-il qu'il n'y ait que deux cabanes ? Où sont les travailleurs ?

- L'abbaye de Saint-Léonard nous en envoie trois chaque jour et il y en a deux en ville. Mais asseyez-vous et dites-moi vite par quel miracle vous êtes ici.

- Une sorte de miracle en effet. Après avoir menacé de me brûler à petit feu, le Roi s'est contenté de me bannir du royaume. Il me renvoie en Provence.

- Et vous ne faites que passer ? fit Rémi visiblement déçu. Je me sentais tellement soulagé il y a un instant…

- Laissez-moi finir ! On ne m'a pas précisé combien de temps m'était imparti et j'ai promis à vos mère et grand mère de vous visiter. Ce qui est, après tout, mon chemin.

- Oh merci ! Elles vont bien ?

- Votre mère et votre sœur, oui, mais…

- Grand-mère Mathilde ?

- Je ne crois pas que vous la reverrez : on lui portait le viatique lorsque je suis parti. Mais son esprit sera resté présent jusqu'au bout. Et Maître Mathieu et vous l'occupiez tout entier.

Rémi fit un signe de croix, s'agenouilla pour une courte prière dont Olivier prit sa part. En se relevant il rectifia :

- Ici, on le connaît sous le nom de Maître Bernard d'Autun. Les chanoines en ont ainsi décidé afin de lui permettre de travailler sans éveiller de curiosité mal venue ou même de risquer une dénonciation.

- C'est la sagesse. Mais, au fait, où est-il à cette heure ?

Rémi ouvrit la porte en planches et montra la petite maison qui surplombait la Seine :

- Là. Nous y habitons tous les deux et il n'en bouge que pour aller travailler. Le reste du temps, il se tient à une fenêtre que vous ne voyez pas et d'où l'on domine le fleuve, mais aussi l'autre rive. Il guette la venue du Roi. Il est vrai qu'il y a une autre route passant par Essonnes, mais notre sire aime se montrer par ici.

- Alors pourquoi guetter durant la nuit ?

- Pourquoi pas ? Il est déjà arrivé que Philippe se rende à Fontainebleau par eau quand il n'est pas pressé et veut prendre un peu de repos. Et s'il est à cheval comme la plupart du temps, les portes de la ville lui livrent passage à n'importe quelle heure. De ce fait, mon père attend !

- Il ne dort jamais ?

- Si, mais très peu. Une heure ou deux où il m'ordonne de veiller à sa place. Il change de plus en plus…

- Pourrai-je le voir ? On m'a dit chez vous qu'il me détestait à présent et qu'il ne voulait pas habiter le Clos des Abeilles !

- Jamais il n'a parlé de vous et, par conséquent, j’ignore où il vous situe dans son esprit maintenant.

- C'est ce qu'il faut essayer de savoir. Avec votre permission Rémi, je me présenterai à lui demain sous le prétexte de lui annoncer la mort de dame Mathilde. Nous verrons bien. Pour l'instant - pardonnez-moi, mon ami ! -, je voudrais que vous m'indiquiez une modeste auberge où je puisse trouver repos et nourriture…

- Oh, je vous supplie de m'excuser ! Je ne fais que parler de moi et des miens comme si vous ne veniez pas d'effectuer une route harassante ! Je vais vous conduire chez l'un de nos maçons, Paulin. Jacqueline, son épouse, tient auberge près du pont « Le Grand Saint-Yon », qui est minuscule mais propre. Elle possède suffisamment de poigne pour obliger ses clients à se bien tenir. Je vous y emmène.

Peu après, la femme du maçon, une solide commère, alerte et bougonne, pourvue de bras vigoureux et même d'une ombre de moustache, installait le voyageur devant un ragoût à la viande de bœuf généreusement parfumé à l'ail et au poireau, accompagné d'un pichet de cidre maison. Rémi avait présenté son ami comme un imagier de Provence qui avait travaillé un temps avec Maître Bernard et qui, ayant accompli une tournée dans le Nord, venait le rejoindre. Ce qui valut à Olivier la compagnie de Paulin. Celui-ci s'attabla devant lui avec un flacon d'eau-de-vie et entreprit de lui raconter sa vie tout en se versant de généreuses rasades. Olivier n'en accepta qu'à peine pour ne pas désobliger. Il se sentait tomber de sommeil et tous deux finirent par dormir avec application, l'un parce qu'il n'en pouvait plus, l'autre parce qu'il avait beaucoup bu… Cela ne parut pas poser problème à l'hôtesse. Elle desservit la table à sa façon en traînant son époux jusqu'à l'arrière-salle et en installant Olivier sur une couverture dans le recoin de l'âtre : il était trop grand et donc trop lourd pour qu'elle le hissât jusqu'à l'étage.

Ce fut là que Rémi le retrouva quand, au jour levé, il vint le chercher :

- J'ai parlé à mon père, cette nuit. Il accepte de vous voir, ce qui est plus que je n'en espérais.

- Le temps de me laver un peu et je vous suis.

Il faisait plus que frisquet ce matin-là. Cependant Olivier alla dans la cour tirer du puits un seau d'eau à l'aide duquel il réussit à faire une toilette suffisante, renonçant seulement à se raser : la froideur de l'eau aurait rendu l'opération pénible. Cela fait, il emprunta une brosse à Jacqueline qui le regardait faire avec admiration - son époux n'avait pas de ces délicatesses et c'est tout juste si elle parvenait à le traîner aux étuves un mois sur deux ! -, il remit de l'ordre dans ses vêtements, avala le bol de soupe qu'elle lui offrait avec une grosse tranche de pain et garda celui-ci pour le manger en route afin de ne pas mettre à trop rude épreuve la patience de « Maître Bernard ».

Ils le trouvèrent sur le chantier, occupé plan et équerre en main à donner des instructions à Cauvin qui salua Olivier d'une joyeuse bienvenue :

- Ça fait plaisir de retrouver la vieille équipe ! Il y a pas mal de bel ouvrage à réparer céans.

L'accueil de Mathieu fut moins enthousiaste. Après avoir répondu d'un mouvement de tête au salut de son ancien imagier, il lui fit signe de le suivre et le conduisit dans la cabane de la veille, mais ne l'invita pas à s'asseoir. Lui-même resta debout, adossé à la table, bras croisés de façon imparfaite, sa main droite soutenant son épaule blessée qui le faisait encore souffrir. Il en serait sans doute ainsi jusqu'à la fin de ses jours, surtout par temps humide et froid, pensa Olivier désagréablement impressionné par la mauvaise mine du maître d'œuvre. Son visage si plein, si majestueux autrefois s'était creusé d'une infinité de ravines comme en laissent en montagne les eaux de ruissellement. Le pli déterminé de la bouche se faisait amer et les yeux, sous le surplomb des sourcils presque blancs, étaient habités par une lueur bizarre, à la fois trouble et égarée que l'on n'y voyait jamais auparavant. Il attaqua sans s'encombrer de préambules :

- Ma mère est morte, m'a dit Rémi ?

- Oui. Saintement, en oubliant ses souffrances pour ne penser qu'à vous, maître. Si je suis ici, c'est parce qu'elle et dame Juliane l'ont demandé. Toutes deux vous implorent - et ce fut la dernière pensée de dame Mathilde ! - de renoncer au projet insensé qui est le vôtre et ne peut leur apporter qu'un surcroît de douleur et de larmes…

- Pourquoi ne parlez-vous pas de ma fille ? N'éprouve-t-elle pas les mêmes craintes ?

- Je ne lui ai point parlé, mais je sais qu'elle vous aime.

- Moins qu'elle ne vous aime vous, je pense, mais là n'est pas la question. Elles veulent que je revienne, n'est-ce pas ?

Olivier se contenta d'un soupir et d'un haussement d'épaules. Mathieu reprit alors, toujours sur le même ton tranchant :

- Jamais je ne reviens sur ce que je décide. Elles le savent fort bien !

- Et ce que vous décidez, c'est d'abattre Philippe sans vous soucier un seul instant des conséquences tragiques d'un tel geste sur vous sans doute - cela, je suppose, vous est égal ! -, mais aussi sur elles, ces pauvres femmes qui n'ont rien à faire d'un sacrifice offert aux mânes d'un mort parce qu'elles veulent simplement vivre. Et en paix si possible !

- Justement, ce n'est pas possible ! Philippe doit mourir parce que Maître Jacques l'exige.

- Votre foi en Dieu est-elle si faible et votre orgueil si grand que vous osiez vous croire choisi par le Seigneur pour être son envoyé ? Le Pape est mort, Nogaret est mot… et sans votre aide que je sache !

- Certes, certes ! Mais le Pape Clément était environné de cardinaux qui étaient autant d'ennemis potentiels, Nogaret universellement haï vivait en bourgeois. Le Roi, couronné à Reims, l'oint du Seigneur, c'est autre chose. Il faut qu'un homme se dévoue corps et âme à sa perte et cet homme, c'est moi !

- Belle certitude ! Où la prenez-vous ?

- Dans les commandements de Maître Jacques. Il m'est apparu à plusieurs reprises dans mon sommeil et ses paroles sont gravées en moi : « Frappe hardiment ! dit-il. Frappe sans hésiter et sans faiblir ! Tu délivreras tous ceux qui gémissent sous le joug de Philippe et ta récompense sera grande quand tu me rejoindras ! »

En parlant Mathieu s'exaltait en même temps que sa figure se tournait vers le toit de la cabane à défaut de ciel.

Olivier, lui, regardait Rémi. Celui-ci hocha la tête avec un mouvement d'épaules traduisant la résignation. Difficile, en effet, de discuter avec un homme en proie à de pareilles visions ! Un peu à bout d'arguments, Olivier reprit cependant :

- Et s'il ne va pas à Fontainebleau cette année ?

- Pourquoi dérogerait-il à une habitude qui lui est chère ? Il viendra. Maître Jacques l'a promis, répondit Mathieu avec l'obstination de l'illuminé tellement sûr de son fait qu'il écarte systématiquement tout ce qui tente de se mettre en travers de son idée fixe.

Depuis qu'il le connaissait, Olivier estimait infiniment l'intelligence, la clarté de vues et le talent de ce maître d'œuvre au grand cœur et il lui était douloureux de voir tant de belles qualités - à l'exception de l'art de construire toutefois ! - se dissoudre dans une obstination aussi pernicieuse mais, comme il n'aimait pas non plus s'avouer vaincu, il essaya encore quelque chose :

- Avez-vous songé que, le Roi mort, Gontran Imbert se croira peut-être autorisé à revenir assouvir à Passiacum une sorte de vengeance ?

- Il n'a pas été pendu, celui-là ?

- A mon grand regret il a seulement été condamné à être fouetté devant le peuple, exposé au pilori avec l'interdiction formelle de s'approcher du Clos des Abeilles à moins d'un quart de lieue… mais quand la poigne de fer de Philippe disparaîtra, le Hutin ne sera guère difficile à manœuvrer.

Mathieu lui jeta un regard furieux :

- On s'en occupera en temps utile ! N'importe, vous savez ce que je pense de cette maison ! Le plus tôt mon épouse et ma fille en sortiront sera le mieux. Et puisque la quasi-impotence de ma pauvre mère ne les y retient plus, je vais envoyer Rémi les chercher. Il y a suffisante place pour elles dans ce logis que les chanoines m'ont donné. Au moins, nous y serons ensemble et prêts à gagner la frontière de l'empire une fois ma besogne accomplie !

- Parce que vous imaginez que vous en sortirez vivant ? Même si votre cible vient ici en petit appareil, il y aura toujours au moins quelques gardes, et messire de Pareilles qui n'a pas les yeux dans sa poche et qui ne vous fera pas de quartier. Que deviendront-elles en ce cas ? Vous n'êtes pas assez fou pour penser que les chanoines les garderont benoîtement alors que vous aurez trahi votre engagement envers eux pour devenir régicide ?

- Dieu y pourvoira ! Dieu… et Maître Jacques !

Décidément c'était sans espoir ! Olivier baissa les armes :

- Vous avez vraiment réponse à tout ! Ecoutez… laissez-les en repos pour le moment ! La saison s'avance. Les chemins vont devenir difficiles, surtout si neige et gel sont précoces. Une dure épreuve pour des femmes dont le deuil vient à peine de commencer. Accordez-leur un peu de temps pour pleurer dame Mathilde, votre noble mère, si tôt après la fin cruelle de dame Bertrade !

Persuadé d'avoir remporté la victoire, Mathieu laissa son visage et sa poitrine se détendre en poussant un pro fond soupir…

- Peut-être, peut-être ! Patientons encore un brin ! Il suffira de les envoyer chercher quand… ma cible - le mot lui avait plu ! - s'annoncera. Pour l'heure remettons-nous au travail ! Vous pouvez en prendre votre part, Olivier, si, comme le prétend mon fils, c'est votre désir…

- C'est mon désir, mais pas aujourd'hui. Rémi a dû vous dire que je ne fais que passer sur la route qui mène en Provence, mon pays natal et que, si j'ai souhaité faire halte ici pour répondre à la demande de votre mère et aussi pour la joie d'œuvrer quelques jours sous vos ordres comme naguère, je n'ai plus le droit de revenir à Paris.

- Vous reviendrez autant que vous voudrez quand tout sera accompli…

- Non, car j'ai donné ma parole. Et avant de passer ces quelques jours avec vous, j'aimerais aller prier sur les vestiges d'une de nos anciennes commanderies qui se trouve dans le voisinage…

Ce qu'il était en train de concocter, c'était en fait un énorme mensonge au service d'une faute plus grave encore pour son intransigeante éthique personnelle, mais une idée lui était venue qui pouvait réussir à sauver Mathieu de sa folie et les siens avec lui. Oui, il mentait mais, pire encore, il allait se trahir lui-même en violant la parole donnée au Roi. Non seulement il allait revenir sur ses pas, mais il allait aussi rentrer dans Paris en espérant que Dieu aurait pitié du pécheur volontaire, conscient de manquer à l'honneur par amitié… et par amour. Qu'au moins avant de s'éloigner à jamais il tente de préserver l'avenir, la vie de celle qu'il aimait ! Ensuite il aurait tout le temps lui restant à vivre pour faire pénitence…

A Rémi qui avait peine à cacher son étonnement, il se contenta de dire qu'il avait besoin de voir quelqu'un dont il attendait un conseil et peut-être aussi une assistance.

- Je vais essayer d'obéir à la dernière prière de votre aïeule. En attendant mon retour, veillez bien sur lui au cas où…

- J'ai compris ! Serez-vous absent longtemps ?

- Deux jours. Peut-être trois. Dieu vous garde, Rémi !

- Vous aussi Olivier !

Une heure plus tard, Courtenay repartait pour Paris.

Il y parvint le soir même, juste avant la fermeture des portes, ayant marché plus vite qu'il ne l'avait jamais fait tant il avait hâte de mener à bien sa mission et de reprendre les sentiers de la légalité. Au lieu de l'alourdir, on aurait dit que le poids de sa conscience lui donnait des ailes.

Le temps ayant consenti à rester sec, il n'était guère plus crotté qu'à son arrivée à Corbeil quand il atteignit la taverne de Gros-Moulu, et se laissa tomber sur un escabeau en réclamant un gobelet d'hypocras… Il y fut reçu avec une urbanité flatteuse. Autrement dit : on ne lui posa pas de questions indiscrètes. Le tenancier se contenta, en lui servant ce qu'il avait demandé, de faire une grimace qui, avec beaucoup de bonne volonté, rappelait ce qui pouvait être un sourire et remarqua :

- Ça fait un moment qu'on ne t'a vu ?

- Eh oui ! On ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Est-ce qu'il est là ? ajouta Olivier en levant le menton en direction du plafond.

- Il est même pas descendu de la journée. Faut dire que les marguilliers de Notre-Dame se préparaient pour la première messe quand il est rentré.

- Je ne te savais pas si au fait des us et coutumes de la cathédrale, fit Olivier en riant et en posant sur la table quelques pièces de monnaie. Prépare-moi quelque chose d'un peu réconfortant pour nous deux à lui monter.

Nanti de ce qu'il avait demandé - du fromage, du pain et du vin -, Olivier grimpa jusqu'à la mansarde sous le comble, trouva la porte close et frappa à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'enfin une tête plus embroussaillée que jamais se montre par l'entrebâillement. Les yeux avaient du mal à s'ouvrir, mais on le reconnut tout de même :

- Tiens ? C'est vous ? Quel bon vent vous amène ? émit Montou en considérant le repas avec satisfaction.

- Un vent en forme de point d'interrogation. J'ai besoin de votre aide.

Il faisait plus que frais dans la mansarde, la crainte de l'incendie en bannissait toute forme de feu et cela sentait le renfermé. Montou alla cependant ouvrir sa fenêtre avant de se laisser retomber sur sa paillasse en indiquant du geste à son hôte d'en faire autant. Après quoi il avala un gobelet de vin, se tailla un morceau de fromage et une épaisse tranche de pain avant d'entamer le dialogue :

- Que puis-je pour vous ? Avons-nous encore quelque jouvencelle à sauver ?

- Non. Grâce à Dieu et à vous, elle va bien. C'est son père qui court un grave danger.

- Mathieu de Montreuil ? Il a été arrêté ?

- Pas encore, mais ça pourrait bien ne pas tarder. Il a repris à son compte votre vieux projet d'envoyer Philippe dans l'autre monde ! Il assure voir en songe le Grand Maître qui l'a chargé de sa vengeance !

- Vous y croyez ?

- Pas vraiment. Il est surtout habité par une idée fixe et ne fait plus de différence, selon moi, entre le rêve, la réalité et l'impulsion de sa haine.

- Il a peut-être raison. Estimez-vous que le Pape et Nogaret ont vraiment trépassé de mort naturelle ? Je gagerais ma chemise - et je n'en possède qu'une ! - que des mains discrètes s'en sont chargées… Notre bon sire n'a que… quarante-six ans si je compte bien et c'est un athlète. Plus belle santé ne se saurait voir.

- Sans doute, mais Mathieu, le fameux soir, a reçu une sévère blessure qui lui rend difficile l'usage de son bras gauche. Il agira avec maladresse et se fera prendre…

- Et vous voulez que je l'assiste ?

- Absolument pas !

- Que j'agisse à sa place ?

- Encore moins ! La cathédrale Notre-Dame est-elle toujours votre porte-parole ?

- Pas depuis la mort de Nogaret que je n'ai pu résister à publier… mais cela devient difficile. L’évêque est méfiant et la surveillance plus étroite…

- Le garde des Sceaux est décédé il y a plus de quatre mois et, en principe, vous n'avez désormais rien à annoncer… sinon la fin du Roi et là c'est le « bourdon » sonnant en glas qui s'en chargera.

Pierre de Montou acheva le pichet de vin, se torcha les lèvres à sa manche, renifla, puis :

- Si vous me disiez au juste ce que vous avez en tête, nous gagnerions du temps.

- Je voudrais que la cathédrale adjure Philippe de ne pas s'approcher de Fontainebleau pour y chasser cet automne comme à son habitude.

- C'est là que Mathieu l'attend ?

- Pour l'instant, Mathieu est à Corbeil où il ne cesse de guetter le passage de l'escorte royale.

- Mais enfin, vous et son fils n'êtes pas assez grands pour l'empêcher de se lancer dans cette aventure insensée ?

- Heureux d'entendre que vous la jugez ainsi à présent ! Peut-être vaudrait-il mieux que je vous raconte ce qui s'est passé depuis que nous nous sommes quittés à la Tour de Nesle. Si toutefois vous avez le temps ?

Montou s'étendit de tout son long sur sa couche, les bras croisés derrière la tête :

- Oh, je l'ai largement ! Vous savez bien que je suis un oiseau de nuit !

Olivier n'était pas l'homme des longs développements, ce fut à la fois bref et précis. Montou l'écoutait, les yeux mi-clos comme un enfant que berce une belle histoire, mais les démêlés avec le Roi le remirent droit et singulièrement attentif :

- Il vous a rendu la liberté ? lâcha-t-il avec stupeur.

- Contre ma parole d'éviter Paris et de ne jamais revenir en France. Une parole que j'ai violée pour la première fois afin de venir vous voir, ajouta Olivier avec tristesse. J'ai honte, mais la sauvegarde de Mathieu est d'un tel prix pour moi ! Pouvez-vous me comprendre ?

- Il me reste assez de chevalerie pour deviner ce qu'il vous en coûte, mais vous avez eu raison de venir : je crois être en mesure de vous rassurer sans qu'il soit besoin de mes flèches ou de quoi que ce soit d'autre : le Roi n'ira pas à Fontainebleau cet automne.

- Comment le savez-vous ?

- J'ai une ou deux sources en bons lieux, mais cette fois point n'en ai nécessité car ce que je vais vous dire tout le monde le sait : Philippe laissant les affaires aux mains d'Enguerrand de Marigny a choisi d'aller prendre son repos et chasser sur les bords de l'Oise…

- Il est retourné à Maubuisson ?

- Non. A Pont-Sainte-Maxence. Près du bourg il a fondé il y a quelques années, et à la demande de son épouse, l'abbaye de Montcel confiée aux clarisses et, bien entendu, il s'est bâti à côté un petit château, proche d'ailleurs de la Cour-Basse, celui de Philippe de Beaumanoir, l'un de ses conseillers les plus écoutés. Peut-être même un ami…

- Cela ne veut pas dire qu'il n'ira pas aussi à Fontainebleau !

- C'est impossible. Il n'effectuera pas d'autre séjour hors de Paris alors que l'hiver approche. Ainsi, mon ami, vous pouvez repartir tranquille vers ce pauvre Mathieu. Il attendra en vain et si quelqu'un doit se charger d'exécuter les volontés du Grand Maître, ce ne sera pas lui !

Le soupir qui dégonfla la poitrine de Courtenay était de taille à faire envoler la toiture. Cet homme hors du commun avait le don de lui inspirer une confiance absolue. Cependant il voulut se faire encore un peu l'avocat du diable :

- Il peut être contraint d'interrompre son séjour. Le royaume…

- … est en paix… quoi qu'il me soit dur de l'admettre. Les ligues formées après la mort du Grand Maître ont été calmées et le prêt que Marigny a obtenu des Lombards a renfloué les finances. Enfin, souvenez-vous qu'en hiver on ne se bat pas. Le repos qu'il doit penser avoir bien mérité, le Roi le passe à Pont-Sainte-Maxence. Un point c'est tout.

Il n'y avait rien à ajouter à cela. Olivier rendit les armes avec plaisir. A présent, il avait hâte d'aller rejoindre Rémi afin de lui porter la bonne nouvelle. Lui et son père pourraient œuvrer en paix pour les chanoines de Corbeil et lui-même reprendre sa route vers le ciel bleu du pays natal. Il se leva mais Montou le retint :

- Où pensez-vous aller comme ça ? Il fait nuit et les portes de Paris sont fermées…

- C'est vrai. J'oubliais ! J'oubliais même que je suis fatigué.

- Alors demeurez et reposez-vous ! fit Montou en se relevant. Dormez tout votre soûl, les lieux sont à vous !

- Vous sortez ?

- Une ou deux affaires à régler. A l'aube je serai là pour vous dire adieu !

Ayant dit, il s'enveloppa dans son grand manteau noir, enfonça sur son crâne un chapeau informe et sortit. Sans emporter l'arc dont il jouait si bien et dont Olivier, avant de se coucher, alla s'assurer qu'il était toujours à sa place. Cela fait il s'étendit sur la paillasse et s'endormit dans l'instant.

Ce fut le coq asthmatique du prieuré Saint-Denis-de-la-Châtre relayé par la cloche de prime qui le réveilla, et aussi le froid plus mordant aux approches de l'aube. Montou n'était pas rentré. Il examina par la fenêtre le ciel qui lui parut relativement clair, puis hésita sur ce qu'il convenait de faire. Se sentant dispos, il était pressé à présent de repartir et souhaitait franchir les portes dès l'ouverture, mais d'autre part son hôte avait spécifié qu'il serait de retour à l'aube pour lui dire adieu… Après réflexion et comme la meilleure manière de se réchauffer était d'avaler quelque chose, il choisit de descendre dans la salle et d'y déjeuner en attendant l'oiseau de nuit.

Gros-Moulu y était déjà, caressant d'un balai négligent les détritus laissés par les clients de la veille, mais dans l'âtre le feu flambait et Olivier s'en approcha avec satisfaction.

- Puis-je manger un morceau ? demanda-t-il au tavernier qui n'avait pas eu l'air de s'apercevoir de sa présence.

Sans un mot, celui-ci alla couper une large tranche à un chanteau de pain, tira un pot de petite bière à un tonneau près du comptoir, posa le tout sur une table et retourna à son balai :

- C'est maigre ! se plaignit Olivier.

Gros-Moulu, décidément peu enclin à la conversation, fit signe qu'il avait compris, repartit couper une autre tranche, y ajouta un gros oignon, un morceau de fromage, une nouvelle pinte de bière et vint les servir à son client en tendant une paume significative. Olivier comprit, paya son écot et après une courte prière, s'absorba dans son repas. Cela lui prit un peu de temps. Comme le Temple l'avait appris de l'Orient, comme il l'avait appris du Temple, il mangeait lentement par respect pour la nourriture de Dieu qu'il convient de prendre en silence. Sur ce point il n'avait rien à craindre du tavernier qui continuait son esquisse de ménage sans plus s'occuper de lui. Mais, quand il en fut aux dernières miettes, il fut bien obligé de constater que Montou n'était toujours pas rentré et que le jour était levé. Il en fit autant :

- Je ne peux pas l'attendre plus longtemps, dit-il à Gros-Moulu. Je dois partir et tu lui feras mes adieux. Dis-lui aussi que, s'il a besoin de moi, il sait où me trouver. J'y serai jusqu'à la fin de l'année, précisa-t-il en ajoutant une piécette à titre d'encouragement.

Le gros homme fit signe qu'il avait entendu, toucha son bonnet et, tout de même, lâcha :

- De ton côté tu peux revenir ici quand tu veux ! Même sans lui.

- Merci !

En se dirigeant vers le Petit-Pont pour gagner la rive gauche, Olivier essaya d'analyser ce qui avait bien pu le pousser, il y a un instant, à dire qu'il resterait à Corbeil jusqu'à la fin de l'année alors qu'hier soir, après avoir reçu l'assurance que le Roi ne viendrait pas à Fontainebleau, il était décidé à reprendre son chemin à destination de Valcroze. Cela lui était venu spontanément et, à y songer, il finit par conclure en son désir profond de n'abandonner Mathieu et Rémi qu'une fois certain que, prédiction accomplie ou non - et au fond de lui-même il était persuadé qu'elle le serait ! -, l'année fatidique serait achevée. La famille de ses amis pourrait à ce moment se ressouder et s'en aller travailler en paix pour d'autres cathédrales sous d'autres cieux. A ce point de sa cogitation, la pensée que les cieux en question pouvaient être méditerranéens lui traversa l'esprit mais il la chassa avec colère. N'avait-il pas à expier le grave manquement à l'honneur qu'il venait de commettre ? Or, s'il ne savait pas encore quelle forme de pénitence lui imposerait le confesseur qui l'entendrait, elle ne pouvait en aucun cas inclure la présence d'une éblouissante jeune fille.

En entrant dans Corbeil le lendemain - sachant qu'à la tombée de la nuit les portes seraient closes - il avait demandé l'hospitalité à un monastère à une lieue de la ville - il était toujours aussi heureux de la bonne nouvelle qu'il apportait à Rémi, mais cette espèce d'état de grâce ne résista pas longtemps quand il fut aux abords du chantier. Au lieu d'être à l'échafaudage, les ouvriers causaient groupés autour de Cauvin et de Rémi. Celui-ci se détacha du groupe en apercevant Olivier. Il était pâle, visiblement inquiet, et cela pour la meilleure des raisons : Mathieu avait disparu.

- Comment ça, disparu ? demanda Olivier.

- Il a quitté le chantier hier dans l'après-midi pour rentrer chez lui. Quand j'y suis allé, moi, il n'y était pas et personne, cependant, ne l'a vu sortir. Ne sachant trop où il avait pu se rendre, je l'ai attendu. Et même toute la nuit sans qu'il reparaisse.

- Avez-vous bien visité la maison ? Il a peut-être laissé un billet, quelques lignes d'écriture.

- Je n'ai rien trouvé, mais j'étais tellement fébrile : j'ai mal cherché sans doute !

- Allons voir !

Il n'y avait rien à voir. La maisonnette au bord de l'eau était parfaitement en ordre. Rien qui indiquât un départ précipité ou une attaque quelconque. Rémi d'ailleurs s'en serait aperçu au premier coup d'œil. A force de chercher, cependant, le jeune homme finit par remarquer que, dans le coffre de son père, plusieurs vêtements manquaient en sus de ceux qu'il avait sur lui. En outre, la petite réserve d'argent qu'il y gardait était diminuée de moitié.

- Il serait parti en voyage ? conclut Rémi sans réussir à y croire entièrement. Mais pour quoi faire et, surtout, pourquoi ne m'avoir rien dit ?

- Pour que vous ne vous y opposiez pas ! Je me demande… oh, ce n'est pas possible ! Comment aurait-il pu savoir…

- Quoi ?

- Que le Roi ne viendra pas à Fontainebleau cet automne pour l'excellente raison qu'il est à Pont-Sainte-Maxence, sur l'Oise. Je l'ai appris à Paris et je me suis mis en route de venir vous l'apprendre à vous… mais en aucun cas à lui. C'était l'assurance pour nous qu'il ne commettrait pas la folie qu'il méditait. Il n'y avait plus qu'à laisser rouler le temps…

- Vous en êtes certain ?

- Oui ! A Paris tout le monde le sait, paraît-il. Il faut que Maitre Mathieu ait rencontré une personne de là-bas qui l'ait mis au courant ! Nous ne sommes pas si loin et les bateaux qui ravitaillent la ville…

Olivier s'interrompit. Bien sûr, ce ne pouvait être que cela ! Les chalands qui descendaient presque quotidiennement la Seine la remontaient aussi, tramés par les puissants chevaux au long des chemins de halage. Comment n'avait-il pas pensé qu'il ne rapportait qu'un secret éventé ? Il avait suffi que le maître bâtisseur s'entretint avec l'un de ces hommes pour apprendre ce qu'on était déterminé à lui cacher…

- Quel imbécile je fais ! exhala-t-il, furieux, puis se retournant vers son ami. Savez-vous si, hier matin, il est descendu au port et s'il a conversé avec quelqu'un ?

- Non, mais on peut toujours se renseigner…

Tous deux allèrent aux quais, et se partageant l'ouvrage, interrogèrent diverses personnes. Mathieu, avec sa stature, son bras quasi immobile et sa tête de vieux lion, y était universellement connu. Or aucun de ceux qu'ils questionnèrent ne put dire qu'ils l'avaient seulement vu et aucun bateau n'avait descendu le fleuve la veille ou le matin même.

C'était à se taper le crâne contre le mur !

Le soir venu, enfermés dans la maison, ils tinrent conseil avec Cauvin. Le contremaître n'ignorait rien des projets régicides de son patron. Il ne les approuvait pas, mais était prêt à courir bien des risques afin de lui porter secours.

- Si Olivier a raison, dit-il, l'un de nous doit aller voir là-haut ce qu'il en est. Même si nul ne s'en aperçut, Maître Mathieu a dû rencontrer un bavard quelconque.

Son regard en même temps se posait sur Courtenay, disant clairement que cette tâche lui revenait de droit. Personnellement il ne pouvait s'éloigner du chantier dont, en l'absence du patron, il assumait la bonne marche. Chose importante vis-à-vis des chanoines qui avaient pris le risque d'embaucher un homme recherché par le pouvoir. On ne pouvait les remercier en laissant tomber leur ouvrage, si généreusement payé au surplus.

Rémi, lui aussi, avait traduit le coup d'œil du contremaître. Il dit :

- Il faut que ce soit moi ! Olivier ne peut revenir encore une fois sur ses pas ! Ne demandez pas d'explications, Cauvin : c'est ainsi !

Olivier, lui, n'était pas de cet avis. Quelque chose le tracassait et il pensa tout haut :

- Cela ne ressemble pas à Maître Mathieu ! S'il était parti si loin, opérant de la sorte une totale reconversion, il n'y serait pas allé sans rien dire, en tapinois, laissant tout le monde ici dans l'embarras. Sans compter l'angoisse de Rémi. En outre, même s'il n'est plus tout à fait le même homme depuis qu'il s'accroche à ce qu'il appelle sa mission, il ne peut avoir renoncé à son sens du devoir et de la probité en se résignant à passer pour un voleur aux yeux du chapitre de la collégiale…

- Que proposez-vous alors ? grogna Cauvin.

- D'attendre encore un peu. Au moins cette nuit, et demain de chercher à en apprendre davantage. Nous avons passé le port au peigne fin aujourd'hui et sans résultat. Essayons demain le reste de la ville pour savoir si quelqu'un l'a vu, à défaut de lui parler !

- Cela me semble sage, approuva Rémi. Peut-être nous sommes-nous affolés trop vite et ne tardera-t-il plus à rentrer ?

- Pourquoi pas, finalement ? fit Cauvin en étouffant un bâillement. N'importe comment, les portes sont fermées, alors tâchons de dormir cette nuit. Demain il fera clair… du moins il faut l'espérer.

On se sépara là-dessus. Cauvin, qui logeait chez l'un des maçons, retourna vers son habitation, et Rémi tint à garder Olivier auprès de lui au lieu de le laisser retourner à l'auberge.

Au matin Mathieu n'était toujours pas revenu. En revanche, une fois prime sonnée, arriva au chantier un petit prêtre de l'église Saint-Etienne-d'Essonnes qui réclamait « Maître Bernard ». On lui indiqua la cabane aux plans où se trouvaient Rémi et Olivier. Il venait rapporter que son curé et le bailli étaient d'accord pour que le maître d'œuvre puisse récupérer quelques pierres de l'ancienne commanderie templière de Saint-Jean-en-l'Isle presque entièrement détruite.

- Il y avait à cet endroit une commanderie ? ne put s'empêcher de demander Olivier.

- Oh, pas énorme, mais avec de jolis bâtiments. Après l'avoir fouillée de fond en comble, les gens du Roi y ont mis le feu… et puis ceux du village se sont servis avant que le bailli ne fasse défense d'y toucher… Et lorsque Maître Bernard est venu…

- Quand était-ce ? interrogea Rémi.

- Il y a deux ou trois jours, je crois… Attendez, que je me souvienne exactement ! Oui, c'était il y a deux jours au matin. Il était en train de parler dans l'église avec notre curé quand j'y suis entré, encore tout ébaubi d'avoir vu passer sur le grand chemin le train de notre sire le Roi…

- Le quoi ?

Avec un bel ensemble, Olivier et Rémi avaient lâché la même question. Ce qui fit sursauter le clergeon tant ils y mirent de force. Il les regarda avec une vague inquiétude :

- Ben oui… le train du Roi ! Pas bien grand, mais tout de même ! Une cavalcade richement vêtue avec la bannière à fleurs de lys et au milieu notre sire ! Si noble, si grand ! Il est facile à reconnaître.

- Vous l'aviez vu auparavant ? demanda Olivier.

- Non mais… en tel arroi ! Et puis les gens qui lui criaient encore « Noël » quand il était déjà passé. Alors, les pierres ?

- On les enverra quérir ! Merci d'avoir porté le message, dit Rémi.

- Oh, de rien ! répondit l'apprenti prêtre avec un sourire radieux. Est-ce que je peux regarder un moment vos gens travailler ? Ils ont l'air de faire si bel ouvrage !

- Restez autant qu'il vous plaira !

Lorsqu'il eut disparu à l'angle de la collégiale, Olivier et Rémi gardèrent un instant le silence, mais rien qu'un instant avant que Rémi soupire :

- Inutile de chercher plus loin, mon père est à Fontainebleau !

- C'est à n'y pas croire ! s'emporta Olivier. Comment Philippe pouvait-il emprunter cette route alors que l'on savait qu'il était en pays d'Oise ?

- Il est le Roi, exhala Rémi en haussant les épaules. Pourquoi donc n'aurait-il pas changé d'avis et décidé sans prévenir d'aller à son cher château ? Pour les jambes solides de ses destriers, les chemins ne sont pas longs. Peut-être que quelque chose lui aura déplu ? Allez savoir !

- Quoi qu'il en soit, c'est une vraie catastrophe. Maintenant, ce qu'il nous reste à faire, c'est de courir à Fontainebleau en espérant qu'il ne sera pas trop tard !

- Trop tard, non ! S'il avait déjà frappé cela se saurait : ce genre de nouvelle court sur les ailes du vent et le glas tomberait de tous les clochers.

- Il peut sonner à chaque minute ! Je pars sur-le-champ !

- Laissez-moi le temps d'avertir Cauvin et je vais avec vous ! Nous ne serons pas trop de deux pour le retrouver !

Tandis qu'il allait à l'échafaudage, Olivier retourna vers la maison. C'est alors que le mystère un instant éclairci s’obscurcit de nouveau quand il se retrouva en face de Pierre de Montou plus poussiéreux que jamais :

- Enfin je vous trouve ! grogna celui-ci. Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait courir ! Pourquoi ne m'avez-vous pas attendu chez moi ?

- J'ignorais si vos affaires ne vous retiendraient plus longtemps que prévu et il fallait que je revienne ici afin de rassurer Rémi et ceux que tourmentent les desseins de Mathieu… Malheureusement vous vous êtes trompé…

- En quoi ?

- En ce que le Roi est allé, malgré vos assertions, à Fontainebleau.

- C'est impossible ! Le Roi est au palais de la Cité où il a été ramené depuis Pont-Sainte-Maxence sur une barge. J'ai assisté à son transport sur un brancard jusqu'en son logis !

- Vous vous êtes leurré ! Le jeune clerc qui est là-bas en train de regarder travailler nos maçons l'a vu, il y a deux jours, traverser Essonnes à cheval avec sa maison.

- Il l'a reconnu à quoi ? Il l'avait déjà vu ?

- Je n'en sais rien, mais tout y était : la grande mine, le bel arroi, les bannières fleurdelisées…

- Il n'y a pas que Philippe qui ait droit aux fleurs de lys et votre futur curé m'a l'air d'un joli bécasson ! Je vous dis, moi, que si l'on a rapporté le Roi à Paris par la voie des eaux, c'est parce qu'il est malade.

- Malade, lui ? Allons donc ! Il est fait d'acier !

- Mais l'acier peut receler une paille. Vous pensez bien que j'ai essayé d'en savoir un peu plus et j'ai appris ceci : en chassant dans la forêt, il s'est écarté avec ses chiens comme il aime à le faire et, tout à coup, les veneurs ont entendu un hurlement et sont accourus. Ils ont trouvé le Roi à terre auprès de son cheval. Il faisait froid ce matin-là, la gelée blanche couvrait le sol et les arbres dépouillés. Or, quand ils ont découvert Philippe, les chasseurs ont vu s'éloigner un grand cerf entre les bois duquel une branchette en forme de croix s'était prise et un faible rayon de soleil faisait briller cette croix. Ils ont été tellement effrayés qu'aucun d'eux n'a seulement songé à poursuivre l'animal. Et puis ils avaient mieux à faire. On a ramené le malade au château où, dans la nuit, il a repris conscience, mais il était si faible qu'on l'a porté sur une barge qui a descendu l'Oise, puis remonté la Seine jusqu'à la Cité… Que pensez-vous de mon histoire, messire de Courtenay ? Etrange, n'est-ce pas ?

Olivier qui avait pâli ne répondit pas tout de suite. Il semblait peiner à reprendre son souffle. Enfin, il se signa avec une sorte d'effroi :

- Que l'assignation du Grand Maître achève de s'accomplir, que le Roi va mourir… et que Dieu n'avait pas besoin de Maître Mathieu pour accomplir Sa volonté. Seulement ce fou est parti pour Fontainebleau maintenant pour courir après… je ne sais plus qui !

- C'est, je pense, Monseigneur d'Evreux. Je sais qu'il possède un domaine non loin du château. Si Mathieu de Montreuil s'est lancé à sa poursuite s'imaginant traquer le Roi, il s'apercevra vite de son erreur et reviendra ici.

- Vous croyez ?

- Il connaît trop bien sa cible comme d'ailleurs Louis d'Evreux et Charles de Valois pour s'y tromper.

- Il n'est plus lui-même à cause de cette idée de meurtre qui le dévore. Qu'il commette une erreur, confonde l'un avec l'autre n'a rien d'impossible !

- Peut-être, mais, si j'ai raison, c'est aux alentours du château de Fontainebleau qu'il est allé rôder. Or, comme il n'y aura personne que les gardiens, il comprendra rapidement qu'il s'est trompé.

Montou était sans doute dans le vrai. Pourtant, Olivier n'était pas rassuré. Mathieu était devenu trop imprévisible pour sa paix intérieure. Au même instant, Rémi le rejoignit. Il lui fit part de ce qu'il venait d'apprendre, ce dont le jeune homme se montra bouleversé, mais ce fut l'avis d'Olivier qu'il partagea :

- Si l'esprit de mon père est toujours admirable quand il s'agit d'exercer son métier, il perd tout jugement dès qu'il s'agit du Roi. Il faut le chercher ! Dieu seul sait ce qu'il est capable de faire laissé à lui-même !

- J'en suis d'accord. Nous y allons !

- Si vous voulez bien m'offrir de quoi me restaurer convenablement, ce sera pour moi un plaisir de vous accompagner, émit Montou avec une grimace engageante. En fait… j'ai quitté Paris sans esprit de retour.

Olivier s'aperçut alors que, sous son manteau, l'ancien Templier portait au dos l'arc dont il se servait avec tant de redoutable habileté.

- Que vous est-il donc arrivé ?

- L'envie de voir du pays. Il n'est jamais bon de s'encroûter.

Au sourire faunesque dont il assaisonna son propos, Courtenay comprit qu'il n'en dirait pas davantage et qu'il devait y avoir une sérieuse raison à cette soudaine envie de campagne. Et, comme Rémi considérait le nouveau venu d'un œil dubitatif, il se hâta de dire :

- Depuis la Tour de Nesle, je sais quel bon compagnon d'armes vous faites ! Moi je vous enrôle… et avec joie !

Tandis qu'il emmenait Montou à l'auberge, Rémi s'en alla chez les chanoines pour en obtenir le prêt de montures afin de perdre le moins de temps possible en rejoignant leur but distant d'environ huit lieues. Et, pour ce faire, ne recula pas devant un énorme mensonge : son père, leur confia-t-il, souffrait depuis des semaines de terribles maux de tête. Afin d'en obtenir guérison, il était parti pour Melun prier saint Aspais, spécialiste en la matière, de le soulager de ses souffrances. Or il tardait et Rémi, soucieux, souhaitait se mettre à sa recherche avec deux compagnons ce qui, à pied, pouvait demander du temps. Justement inquiet d'un homme dont le talent lui était si précieux, le chapitre octroya trois mules solides qui eurent le don de déchaîner l'hilarité de Montou :

- On va nous prendre pour des évêques là-dessus ! s'écria-t-il en enfourchant l'une d'elles.

Ce qui n'alla pas sans quelques difficultés, l'animal étant sans doute imperméable à la plaisanterie.

Devant les exercices équestres auxquels il se livrait, Olivier émit l'idée qu'il aurait peut-être mieux valu emprunter des chevaux au halage, mais Rémi lui répondit que ces lourdes bêtes avaient l'habitude d'aller au pas et qu'il devait être à peu près impossible de leur faire prendre le galop. Il se résigna donc avec un soupir de regret : il aurait donné le peu qui lui restait pour sentir à nouveau entre ses jambes le corps puissant et nerveux d'un destrier.

Si le galop n'était pas non plus le train favori des mules, on en obtint tout de même un trot allègre qui mena les trois hommes à destination en un peu plus de deux heures.

Niché dans une clairière de la grande forêt de Bière, Fontainebleau était un hameau massé autour de sa chapelle Saint-Saturnin dépendant de ce qui était, moins d'un siècle auparavant, un simple rendez-vous de chasse agrandi par Saint Louis aux dimensions d'un château de moyenne importance.

Proche du village d'Avon et de son église Saint-Pierre devenue paroisse, la maison natale de Philippe le Bel offrait, du haut de ses tours, une vue magnifique sur les courbes de la Seine environnées aux beaux jours par une verdure dense animée par le chant des oiseaux et les bruits fugitifs d'une faune nombreuse. Les feuilles étaient à terre à présent et les arbres dénudés, mais l'endroit dégageait une sérénité profonde à laquelle furent sensibles les trois voyageurs.

Ils trouvèrent à se loger dans une auberge proche de la Seine. Une femme en était la tenancière : une forte commère aux cheveux filasse dont la haute taille et les bras musculeux imposaient le respect, tout autant que l'œil de granit et la mâchoire carrée aux solides dents blanches. Propre avec cela - sa maison était modeste mais aussi bien tenue que le permettaient des moyens limités - et volontiers bavarde, elle savait juger les gens sans trop se tromper. Les trois compagnons n'eurent aucune peine à apprendre d'elle - elle se nommait Nicole ! - que Mathieu était effectivement descendu là, mais qu'il était dehors la plupart du temps :

- C'est un vieil homme bien poli et bien convenable, leur confia-t-elle, mais je ne pense pas qu'il ait toute sa tête. Il est arrivé ici persuadé que notre sire le Roi était au château. On a beau lui assurer qu'il n'y est pas et qu'on ne sait même pas s'il va venir comme d'habitude parce que la saison est avancée, il ne veut pas le croire. Il affirme même qu'il ne va pas tarder, alors il rôde autour du château comme un loup malade et les gardiens commencent à le regarder de travers…

- Pourquoi ? demanda Olivier. Il ne fait aucun mal, je pense.

- Non, mais il pose tout le temps la même question et là-haut on commence à en avoir assez. Si vous êtes de sa famille, vous feriez bien de l'emmener ! Ça ne me dit rien qui vaille !

- On est justement venu le chercher, dit Rémi. Où est-il en ce moment ?

Nicole eut, de la tête, un geste vers le dehors :

- Où voulez-vous qu'il soit ?

Ils n'eurent, en effet, pas loin à aller et trouvèrent Mathieu assis sur un tertre en vue du pont-levis. Il tenait entre ses jambes un lourd bâton qu'il avait dû se tailler pour marcher plus commodément. Il n'entendit pas arriver les trois hommes et Rémi, seul, s'approcha de lui :

- Mon père, dit-il, vous ne devez pas rester là !

Mathieu tourna la tête et le jeune homme eut le cœur serré en face de ce visage changé en si peu de temps ! Le masque déjà léonin était devenu farouche, perdant en majesté ce qu'il gagnait en inquiétant. Et Rémi n'aima pas davantage la lueur étrange qu'il voyait dans ses yeux. Néanmoins, Mathieu l'avait reconnu :

- Et pourtant je resterai. J'attends le démon qu'on appelle Philippe !

- Il ne viendra pas, mon père. Il est au palais de la Cité.

- Qui te l'a dit ?

- Quelqu'un qui l'a vu.

- Celui-là s'est trompé. Un prêtre l'a reconnu près d'ici… et je ne sais pourquoi il tarde tant !

- C'est le prêtre qui s'est trompé. Ce n'était pas lui, mais son frère Monseigneur d'Evreux qui lui ressemble. Je vous l'assure, mon père, le Roi est à Paris et ne chassera pas dans ces bois cet automne ! Il est… malade !

Intentionnellement, Rémi avait détaché le mot en appuyant dessus afin qu'il pénètre un esprit qu'il sentait fuyant. Et réussit.

- Malade ? En quoi ?

- Je ne sais, mais ce qui est certain c'est qu'il chassait à Pont-Sainte-Maxence, sur l'Oise, qu'il est tombé et qu'on l'a couché sur une barge pour le ramener au palais. Vous voyez, mon père, Dieu s'est chargé de lui comme il s'était chargé du Pape et de Nogaret !

- Ah ! Tu crois ?

- Oui, j'y crois de toute mon âme. Le Roi va mourir et le cauchemar s'achève. Vous allez pouvoir reprendre les grandes œuvres qui seront meilleures prières auprès de Dieu qu'un meurtre ! Venez, la nuit tombe ! Il fait froid et il faut vous réchauffer. Demain, nous rentrerons.

La parole de Rémi était si persuasive que Mathieu se leva, prit le bras de son fils, et s'appuyant de l'autre côté sur son bâton, rejoignit avec lui le sentier menant à l'auberge vers laquelle, voyant que les choses se passaient bien, Olivier et Montou s'étaient repliés.

En les apercevant, Mathieu eut un mouvement de recul :

- Pourquoi n'es-tu pas venu seul ?

- Parce que nous ne savions pas où vous étiez de façon exacte et qu'à trois on couvre plus de pays que seul. En outre, les bons chanoines, qui sont en peine de vous, nous ont prêté des mules pour vous ramener plus vite.

- C'est bien gentil à eux…

- Non. C'est naturel : ils tiennent fort à vous… comme nous tous !

Mathieu parut apaisé. Il se montra raisonnablement courtois envers les compagnons de son fils, ne parla pas beaucoup durant le souper et à peine le repas terminé, se laissa mener au lit sans protester : il semblait très las tout à coup et s'endormit sitôt couché. Rémi vint le dire aux deux autres qui avaient choisi de s'attarder devant l’âtre flambant avec un pot de vin aux herbes. Il semblait tout à coup très heureux et souhaita la bonne nuit à ses amis en ajoutant qu'il préférait veiller son père jusqu'à l'instant du départ.

Restés seuls, les deux hommes gardèrent un moment le silence, savourant cet instant de paix. On n'entendait rien sinon la voix grondeuse de Nicole en train de passer un savon à son gamin dans la resserre, mais même ce bruit-là participait à la sérénité ambiante : ce n'était qu'un reflet d'une vie quotidienne normale. Ce qu'aucun de ces anciens Templiers ne connaissait plus depuis longtemps.

Montou, enfin, demanda :

- Quand nous les aurons ramenés, allez-vous reprendre votre chemin ?

- Sans plus tarder. Ils n'ont plus besoin de moi et j'ai hâte à présent de revoir Valcroze ! Son ciel pur et ses garrigues au soleil.

- Puis-je vous accompagner ? Si je rentre à Paris, c'est la corde qui m'attend. Ou pire… et je n'ai plus ni feu ni lieu.

- Qu'avez-vous donc fait ?

- Avec quelques bons camarades, nous sommes allés visiter le mauvais évêque Jean de Marigny afin de le soulager d'une partie au moins de ce qu'il a volé au Temple… et ailleurs. Mais moi je voulais mieux : je voulais le tuer pour lui faire expier ses interrogatoires, ses tortures… malheureusement nos mesures étaient mal prises, nous avons eu juste le temps de prendre la poudre d'escampette ! Le blaireau se garde bien et son palais est truffé de pièges… L'un de nous a été pris. Il parlera et alors…

- ... et alors Notre-Dame de Paris vient de perdre à jamais sa voix ?

- De toute façon elle l'aurait perdue. Je commence à sentir la fatigue des ans et je traîne après moi une lourde peine. Vous me direz qu'un bon couvent vous paraît tout indiqué mais la vie de moine, de vrai moine ne m'a jamais plut ! Trop de patenôtres et pas assez d'action ! Je crois que je préfère crever de faim et de misère seul au pied d'un arbre.

- Il y a aussi des arbres en Provence, murmura Olivier au bout d'un moment. Et il y fait chaud… Il se peut que je n'aie plus à vous offrir qu'une cabane de berger ou une grotte de montagne, mais on y est plus près de Dieu et je ne vois aucune raison de vous refuser un morceau de ce qu'il a créé avec tant d'amour…

Dans l'œil brun de Montou quelque chose brilla. C'était peut-être une larme mais il dit seulement :

- Merci !


La première neige était tombée dans la nuit, trop légère pour percer l'épais enchevêtrement de la forêt quand, au jour levé, on reprit le chemin de Corbeil. Sur les prés et les champs elle avait déposé un voile blanc et léger. Rémi céda sa mule à son père et, étant avec lui le moins lourd, Montou le prit en croupe. Ce qui contraignit à ralentir l'allure, mais la hâte n'était plus de mise à présent que tout rentrait dans l'ordre.

On atteignait les abords d'Essonnes quand le drame éclata…

L'étroite route apparut soudain encombrée au point qu'il était impossible de passer et pas davantage sur les talus où se pressaient les paysans, mais les quatre voyageurs n'y songèrent même pas, pétrifiés qu'ils étaient par la cavalerie, arrêtée d'ailleurs, obstruant tout le passage et sur laquelle flottaient pennons et bannières aux armes de France : des chevaux, des serviteurs, des archers, de hauts seigneurs entourant un homme qu'Olivier et Montou reconnurent avec épouvante avant même d'entendre son nom clamé par des centaines de bouches :

- Le Roi… Le Roi !

C'était lui et pourtant ce n'était plus lui. Sous le chaperon de velours couleur d'azur, la peau blême épousait les os de la face sous les orbites creuses, violacées autour des yeux au bleu délavé. Ils étaient fixes et Philippe n'avait pas l'air de voir. Il se tenait en selle, raide comme sa propre statue mais une statue qui vacillait et que s'efforçaient de soutenir Hugues de Bouville et Alain de Pareilles. Cependant Olivier n'eut pas le temps de se dire qu'il rêvait, que c'était impossible. Déjà Mathieu qui allait en tête se retournait vers ses compagnons, l'écume à la bouche, la folie dans le regard :

- Vous m'avez menti ! Il vit… Il vit !

Cravachant sa bête d'une main et dégainant de l'autre le long couteau qu'il portait à sa ceinture il fonça sur sa cible en hurlant :

- Maître Jacques à la rescousse !

L'attaque fut si soudaine que l'on s'écarta devant lui et un instant il put croire qu'il allait pouvoir frapper, mais une hache d'armes maniée par un gentilhomme d'escorte s'abattit sur sa tête et Mathieu s'écroula, le visage inondé de sang, entre les sabots du coursier royal et ceux de sa monture. Il ne vit pas ceux qui soutenaient Philippe le faire doucement glisser de sa selle pour le porter à une litière que des pages faisaient approcher… Autour de lui un cercle s'élargit. On regardait ce corps sanglant, inerte et misérable, sur lequel le capitaine des gardes vint se pencher après que le Roi eut été déposé sur les coussins.

De leur côté, les compagnons de Mathieu avaient mis pied à terre. Rémi, bien sûr, voulut se précipiter vers son père, mais Olivier le retint d'une poigne de fer :

- Que veux-tu faire ? Te livrer ? On ne peut plus rien pour lui…

- Il a besoin d'aide…

- Il est mort ! Aucun crâne ne résiste à un coup pareil !

- Mais c'est mon père !

- Oui, mais c'est à ta mère, à ta sœur que tu te dois maintenant. Il faut vivre pour elles…

Ils entendirent Alain de Pareilles donner un ordre après avoir retourné le corps de Mathieu du bout de sa botte :

- Qu'on le pende ! Pour l'exemple !

Olivier, alors, ne put supporter le sanglot qui déchira la gorge de Rémi. Fendant la foule qui se refermait, il s'approcha de Pareilles :

- Par grâce, sire capitaine, épargnez cette honte à la famille de ce malheureux fou !

- Vous ? Que faites-vous ici ? N'aviez-vous pas juré…

- Si, et je suis sur ma route, mais avant de m'éloigner je voulais tenter de m'opposer à un geste… comme celui-là et j'avais presque réussi.

- Et ce presque tient à quoi ?

- A ce que nous croyions le Roi en train de mourir à Paris… Et puis il l'a vu… et à cheval !

- Un instant !

Le cortège se remettait en marche autour de la litière et du beau destrier sans cavalier qu'un écuyer menait en bride. Alain de Pareilles dit quelques mots à l'oreille d'un officier et resta en arrière avec deux gardes dont l'un tenait déjà une corde.

- Il ? fit-il sans atténuer la rudesse de sa voix. Qui est-ce ?

- Je crois que vous le savez ?

- Du moment que c'est vous qui priez, oui. Mathieu de Montreuil ? Et vous voulez qu'on respecte sa dépouille alors qu'il voulait tuer le Roi ?

- Je vous ai dit qu'il avait renoncé parce qu'il le pensait agonisant…

- Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Depuis qu'on l'a rapporté, le Roi n'a eu de cesse de retourner dans son château natal pour y rendre son âme à Dieu là où il l'a reçue. Par un de ces efforts de volonté qui n'appartiennent qu'à lui, il a ordonné qu'on le hisse en selle, mais ses forces, vous l'avez vu, viennent de l'abandonner… Quelle pitié !

Sans grande surprise, Olivier vit sur le cuir tanné du gentilhomme une larme vite écrasée sous son poing. L'un des deux soldats se rapprocha :

- Sire capitaine, qu'ordonnez-vous ? dit-il en désignant le nœud de chanvre.

- Non. Là où il en est notre sire Philippe ferait grâce je crois à la dépouille de ce dément qui fut grand ! Nous partons ! Pour la dernière fois j'espère, adieu, chevalier !

Il reprit sa monture qui l'avait attendu sagement et donna ordre de se disperser à ceux qui étaient encore là, attendant la fin du spectacle ; puis, suivi de ses gens, il s'éloigna au petit trot pour rejoindre la colonne déjà funèbre qui emportait le Roi.

Les trois hommes restèrent seuls sur le chemin avec le cadavre que Rémi, à présent, tenait embrassé. Pierre de Montou ramena la mule qui avait porté Mathieu. Son fils et Olivier l'enveloppèrent dans son manteau sans se soucier du sang qui coulait toujours, puis on le posa sur le dos de la bête auprès de laquelle Rémi et Olivier marchèrent afin de l'empêcher de tomber… Le ciel d'un vilain gris jaune promettait une nouvelle chute de neige. Elle vint, silencieuse, tandis que l'on retournait au chantier. Comme d'un linceul de pur lin blanc, le corps en était recouvert lorsque l'on arriva…

Le soir même, Mathieu de Montreuil fut enterré dans le petit cimetière de la collégiale Notre-Dame en présence de tout le chapitre auquel Rémi n'avait rien caché des circonstances de sa mort, mais le Doyen avait décidé que la cause réelle demeurerait secrète. Il valait mieux pour les villageois de Corbeil que le bâtisseur eût été victime d'un accident. Bien que simple, la cérémonie n'en fut que plus belle.

Les plans du clocher étant achevés, les chanoines résolurent d'accorder leur confiance à Cauvin, Rémi continuant sa tâche d'imagier. Quant à Olivier et à Montou, ils se trouvaient désormais libres de partir. Ce qu'ils firent le lendemain du jour où les cloches du royaume sonnant le glas et se relayant de clocher en clocher apprirent au peuple de France que Philippe le Bel était entré dans l'éternité et que le Roi, c'était maintenant l'imprévisible Louis X.

En quittant Rémi, Olivier et Pierre de Montou lui conseillèrent d'aller chercher sa mère et sa sœur afin qu'elles vivent auprès de lui.

- Plus aucun des anciens serviteurs du Roi ne sera en sécurité, dit le dernier. Marigny le tout premier sera en danger. Le Hutin le hait et plus encore Charles de Valois, qui va être tout-puissant…

- C'est possible, mais pourquoi des femmes sans importance auraient-elles à en pâtir ?

- N'oubliez pas Gontran Imbert ! Si les lois et décrets du règne précédent sont abolis, il se hâtera de se souvenir de sa condamnation et se fera une joie d'aller aux genoux de Louis lui demander de la détruire.

- Alors les dames de Passiacum seront à sa merci, poursuivit Olivier. Il ne faut pas les y laisser…

- Demain nous irons les quérir, affirma Cauvin avec une autorité inattendue. Puisque je remplace Maître Mathieu, il me paraît normal de prendre soin de sa famille, continua-t-il avec à l'adresse de Courtenay un regard où entrait du défi.

La riposte vint d'elle-même :

- Elles ont Rémi. Dorénavant, c'est lui le chef de famille !

- Je ne vois pas pourquoi il refuserait mon aide. N'ai-je pas tout partagé des bonnes et des mauvaises heures jusqu'à ce jour ? Et puisqu'il vous est interdit de revenir sur vos pas… Messire, renchérit-il avec un respect légèrement railleur qui rétablissait une distance, mais aussi une exclusion, cessez donc de vous soucier de nous !

Olivier lui tourna le dos et prit Rémi aux épaules pour l'accoler :

- Jamais je ne cesserai de me soucier de vous et des vôtres, fit-il avec une émotion profonde, et cela où que je sois. Ne l'oublie pas, si d'aventure tu en avais besoin, que le chemin n'est pas si long qui mène à mon pays…

CHAPITRE XIV LA TOUR FOUDROYÉE

Les deux compagnons mirent plus de quatre mois à atteindre les États du Pape. L'hiver, précoce cette année-là, fut sur eux presque aussitôt après leur départ avec ses vents mordants, ses neiges où se perdait la trace du chemin, ses forêts obscures où s'attardaient les nuits interminables avec leurs bandes de loups contre lesquels à plusieurs reprises il leur fallut combattre, les brigands aussi bien que, le voyageur étant rare à la mauvaise saison, ils se tinssent volontiers au chaud dans leurs tanières.

Dès qu'il ne s'agissait plus de lui seul, Olivier se résolut à puiser dans la bourse remise par Alain de Pareilles pour leur acheter, à Corbeil, d'amples et épais manteaux à capuches, de solides souliers capables de les mener au bout de la route. Il ne pouvait être question, en effet, de s'offrir des montures qu'il eût fallu entretenir et peut-être abandonner à la dent des bêtes sauvages. Ils iraient à pied comme les pèlerins qu'ils n'étaient pas mais qu'ils devinrent tout naturellement à mesure qu'ils progressaient. Le vieux fond templier enfoui en eux depuis si longtemps se réveillait, remontait en surface. Essentiellement la dévotion à Notre-Dame dont les chevaliers à la croix rouge avaient si fort contribué à universaliser le culte. Pour Olivier, ce retour à la ferveur ancienne était simple parce que jamais complètement abandonnée, mais pour Pierre dont le parcours s'était nourri de violence et d'idées de meurtres, cela semblait moins facile. Pourtant c'est bien ce qui se produisit et de façon toute simple, sans la moindre ostentation et sans gommer pour autant les aspérités de son caractère. C'était un peu comme si Montou s'éveillait d'un profond sommeil. Olivier le comprit quand, arrivés à Sens dont l'archevêque était ce même Jean de Marigny si méprisable, celui-ci demanda alors que, devant la cathédrale Saint-Etienne, ils écoutent les battements graves de la cloche nommée Marie dans sa Tour de Plomb :

- Existe-t-il des lieux de pèlerinage à la Mère de Dieu dans votre Provence ?

- Beaucoup ! Rien qu'à Marseille il y en a trois : Notre-Dame-de-Confession, Notre-Dame-de-l'Huveaune et Notre-Dame-la-Brune. D'autres aussi, mais il y en a une qui me touche de près parce que ma mère aimait s'y rendre : Notre-Dame-de-l'Etoile à Moustiers. Mon père m'a dit, ajouta-t-il avec un sourire, qu'elle y était allée prier la Vierge Marie afin de m'empêcher d'entrer au Temple.

- Elle n'a pas été exaucée.

- Non. Pourtant, jusqu'à l'heure dernière, elle lui a gardé une profonde et tendre dévotion… C'est un lieu magnifique et quasi sauvage : une chapelle accrochée à la montagne au-dessus d'un village tapi au fond d'une gorge, avec un petit et sévère monastère.

- Alors, s'il vous plaît, faisons vœu, si la Vierge Marie nous accorde d'arriver entiers sur la terre de Provence d'aller prier tout au long de la route à chaque sanctuaire où elle est vénérée et d'achever notre pérégrination au pied de cet autel après avoir atteint Valcroze…

- Si Valcroze existe toujours…

Ainsi firent-ils, mais sans pour autant chanter des cantiques et prier à longueur de journée. Il y avait les embûches, les dangers, le mauvais temps contre lesquels il fallait lutter, mais aller d'église en moutier valait souvent l'asile pour la nuit ou pour quelques jours quand soufflaient les tempêtes. Olivier se souvenant qu'il était imagier trouvait toujours quelque statue à réparer ou un motif de pierre à recréer, et Montou participait aux rudes travaux de la communauté. A Fontenay où ils passèrent Noël, ils restèrent quinze jours et aussi à Cîteaux. Dans l'immense et splendide Cluny où Montou soigna une mauvaise grippe près d'un mois, et ainsi de suite. Ils évitaient les anciennes templeries, surtout celles tenues à présent par les Hospitaliers. Peut-être parce que, ne cachant pas ce qu'ils avaient été, ils refusaient la pitié condescendante de leurs anciens rivaux. Quant au laissez-passer de Philippe, ils n'en eurent guère l'usage, ne le gardant qu'à titre de souvenir. Mais ils prièrent pour cette âme étrange, complexe, indéchiffrable, sauf au regard de Dieu, en son amour pour la France et son mépris des hommes.

Quand, après Lyon, on entama la descente de la vallée du Rhône, le temps, si rude jusque-là, se fit plus clément. Un soleil tout neuf brilla dans un ciel sans nuage. Le fleuve roulait des eaux tumultueuses, mais ses rives offraient parfois une crique où il s'apaisait. Ce que voyant, Olivier abandonna la vieille voie romaine pour y descendre. Là, sans autre explication, il se mit à enlever ses vêtements.

- Ah çà, mais que faites-vous ? demanda Montou.

- Je vais me laver ! Et je vous conseille d'en faire autant !

- Moi ? Il fait encore trop froid et je n'ai pas envie de retomber malade.

En fait la propreté corporelle n'était pas son péché mignon. A Paris, s'il lui arrivait de s'aventurer dans certaine étuve, c'était moins pour y sacrifier à l'hygiène qu'avec l'idée d'y rencontrer une des affriolantes coquines qui avaient là leurs habitudes. Au Temple d'ailleurs, on n'était pas tellement porté sur les bains et, depuis qu'il l'avait quitté par force, Montou était toujours parti de ce principe que la crasse tenait chaud, surtout en hiver.

Durant sa maladie à Cluny, le frère infirmier lui lavait le visage et les mains mais sans s'aventurer beaucoup plus loin. Olivier, lui, s'il s'accommodait des odeurs fortes émises par son compagnon sachant bien que les siennes ne valaient guère mieux, souffrait réellement de cette malpropreté qui lui collait à la peau depuis des semaines. La tentation de l'eau fut alors trop puissante : il n'y résista pas et s'y plongea après avoir arraché une poignée d'herbe avec laquelle il s'étrilla de son mieux, mais sans illusion : faute de savon, ce serait insuffisant pour le nettoyer vraiment. L'eau était froide, mais revigorante et, même s'il ne s'y attarda pas, même s'il fallut bien réendosser des hardes qui avaient grand besoin d'un bon lessivage, il se sentait beaucoup mieux lorsque l'on reprit la route. Surtout moralement. Ce qu'il avait souhaité, c'était abandonner au fleuve les sanies de son esprit autant que celles de son corps afin d'être plus neuf au moment de retrouver sa terre natale. Et il eut la nette sensation d'y être parvenu. Seule restait l'épine plantée dans son cœur et que sa dernière rencontre avec Aude empoisonnait. Se savoir aimé d'elle l'avait soutenu durant sa captivité de Passiacum. La déconvenue n'en avait été que plus amère. Surtout, considérant qu'il avait vingt ans de plus qu'elle et que c'était dans les lois de la nature qu'elle se tourne enfin vers le garçon de son âge, bien fait, aimable, qui l'avait emportée loin de la tour de Nesle au cours de cette maudite nuit. A l'heure présente, elle avait dû rejoindre Rémi avec sa mère… et sans doute aussi Gildas décidé à changer tout son avenir par amour pour elle. Cependant, Olivier avait beau se répéter que c'était mieux ainsi, il ne pouvait s'empêcher d'en souffrir.

A mesure que les lieues succédaient aux lieues, Aude se faisait plus lointaine et c'était peut-être pour cela que se ralentissait sa hâte de rentrer. Il lui arrivait même d'avoir envie de rebrousser pour retourner vers elle en violation de la parole donnée. Seulement, d'avoir été donnée à un mort, cette parole n'en devenait que plus sacrée.

Quand ils furent à l'aplomb de Richerenques, il se contenta de remarquer la bannière de l'hôpital Saint-Jean-de-Jérusalem sur la tour maîtresse et garda pour lui le souvenir de son ancien passage. Roncelin de Fos devait être bien mort à présent. Il était plus sage - et plus agréable à Dieu sans doute - d'enterrer la haine en même temps que l'amour.

A Carpentras où selon la volonté du dernier Pape Clément V le Concile aurait dû se réunir depuis belle lurette et où ne résidait qu'une poignée de cardinaux, ils trouvèrent la ville en pleine agitation par la nouvelle qui venait de parvenir : Enguerrand de Marigny, hier encore tout-puissant « coadjuteur » du royaume, venait d'être pendu à son cher Montfaucon… Comme il ne voulait à aucun prix d'un Pape qui pût démarier le Hutin et que sa volonté pesait sur l'absence de réunion de l'assemblée électorale, les langues allaient bon train de même que les échanges de horions entre les pro et anti-Marigny, ceux-là se manifestant naturellement plus violemment que les autres. En fait on réglait des comptes et le malheur voulut que nos voyageurs se trouvent pris dans une bagarre. Comme il advient souvent lorsque l'on n'appartient à aucun des partis, les deux vous tapent dessus. Comme il se doit, ils se défendirent avec leur vigueur habituelle, mais l'échauffourée se déroulant au marché, Olivier glissa sur un détritus, tomba lourdement contre l'étal d'un boucher… et se cassa une jambe.

Cela lui valut la compassion d'un certain Candelle, maître charron près de la porte d'Orange, persuadé Dieu sait pourquoi que le blessé faisait le coup de poing pour la même cause que lui et qui, reconnaissant, l'emmena chez lui et le fit soigner… par un médecin juif du quartier voisin. C'était un praticien habile. Il immobilisa le membre endommagé au moyen d'attelles et de bandes trempées dans un mélange d'eau et de farine qui, en séchant, durcirent et composèrent ainsi un maintien convenable.

Candelle, veuf depuis de longues années et sans enfants, vivait seul avec une vieille servante qui tenait sa maison. Il trouva plaisir à la compagnie de cet « imagier » de si grande mine qui se prétendait natif de Castellane et comptait y retourner ; et, s'il devina en lui une autre personnalité, il ne chercha jamais à en savoir davantage. Olivier le paya de sa générosité en taillant pour lui une statuette de sainte Madeleine, patronne de sa défunte épouse. Quant à Montou, que Candelle hébergeait aussi, naturellement - après un étrillage sérieux dans les eaux de l'Auzon ! -, il se mit à la menuiserie comme s'il n'avait fait que ça toute sa vie, sa force et son habileté innées lui permettant de se plier à bien des disciplines.

Les deux hommes restèrent chez lui deux mois. La Saint-Jean était proche quand ils se remirent en route. Non sans regrets de la part de Candelle, un peu réconforté malgré tout par la promesse que fit Olivier de revenir le voir une prochaine année.

Ils repartirent comme ils étaient venus par un matin où brillait généreusement ce grand soleil qu'ils venaient chercher. Les amandiers avaient quitté leurs fleurs roses mais la lavande courait déjà sur les pentes tandis que les cistes et arbousiers fourraient les étroites vallées creusées entre les croupes adoucies. Olivier retrouvait sans peine le chemin suivi avec Hervé d'Aulnay quand ils emportaient l'Arche vers son retrait au cœur profond de la terre. Par Apt où ils prièrent au sarcophage de sainte Anne, mère de Marie, et Manosque où la noire Notre-Dame-du-Romigierles vit s'agenouiller devant elle, ils atteignirent la Durance qu'ils franchirent au même endroit qu'autrefois. Plus loin ce fut Gréoux dont les blondes et puissantes murailles semblaient intactes. Cela n'avait rien d'étonnant : comme à Richerenques, la bannière des Hospitaliers s'inscrivait dans le ciel sur ce qui avait été le krak des Templiers, c'était mieux bien sûr que de voir cette magnifique forteresse démantelée ou brûlée, mais pour qui avait aimé le Temple, vécu le Temple, le regret restait le même.

Le temps de ce début d'été était superbe. Plus bleu que le ciel étendu sur les hautes terres de Provence ne se pouvait voir ! Et que sentaient bon les bois de pins, de genévriers et de hêtres montant à l'assaut des garrigues avec leurs herbes odorantes et, plus haut, les plateaux à végétation courte où tournoyaient les vents. Repris par la magie du sol natal, Olivier en respirait l'air à pleins poumons, cheminant le plus souvent le torse nu, son ballot à l'épaule afin que sa peau retrouve le goût du soleil jusqu'aux limites de la brûlure. Montou grogna au début mais peu à peu l'envie lui vint d'en faire autant et son cuir à la pilosité foisonnante - il ne renâclait plus trop d'ailleurs à le tremper dans les ruisseaux ! - se para graduellement d'une teinte rousse plus seyante que le blanc grisâtre originel.

Le Verdon passé sur un vieux pont romain que les vertes eaux tumultueuses - un peu plus calmes que dans les gorges ! - n'avaient pas réussi à détruire, le cœur d'Olivier changea de rythme parce que l'on venait de franchir l'entrée de son pays à lui.

Il l'avait tant parcouru naguère avec son père ou avec frère Clément qu'il lui connaissait intimement chacun de ses sentiers traversant les petites combes tapissées de genêts dorés et les croupes boisées puis pelées qui ne cesseraient plus de grandir jusqu'à ces hauts sommets enneigés des grandes Alpes que, des points les plus élevés, on apercevait parfois quand le temps était clair.

Enfin on retrouva la rivière émeraude dont on avait coupé la courbe. Il y eut un autre pont, un autre sentier et Valcroze apparut aux yeux de celui qui l'avait tant espéré. Valcroze où sur la tour-porche, les besants des Courtenay frappés de la barre senestre accolaient les oiseaux de Signes et la croix des seigneurs locaux. Un vent léger animait l'épaisse toile aux vives couleurs à la vue desquelles Olivier, écrasé par l'émotion, se laissa tomber à genoux. Cela voulait dire que le château appartenait toujours à la famille et que Renaud, très certainement, vivait encore.

- Ô Dieu Tout-Puissant qui m'accorde si grand bonheur, jamais je ne saurai assez vous remercier, s'écria-t-il.

Montou s'agenouilla auprès de lui pour partager son action de grâces, mais, en se relevant, il tendit le bras en direction d'un endroit des bâtiments qu'Olivier, l'œil brouillé par les larmes, n'avait pas remarqué :

- On dirait qu'il s'est passé quelque chose ici, dit-il seulement.

En effet l'une des tours, celle de la Librairie, s'était écroulée comme aplatie sous un coup de poing géant et les pierres noircies gardaient les traces d'un incendie.

- Par tous les saints !

Sans se soucier de la montée escarpée, Olivier se mit à courir vers l'entrée, distançant son ami plus essoufflé que lui. Cependant, une tête se montrait à un créneau. On cria :

- Qui va là ? Passe au large, l'ami !

- Je suis Olivier de Courtenay et veux entrer céans ! clama-t-il de toute sa voix.

Une sorte de râle lui répondit et l'homme emboucha aussitôt une trompe dont il sonna deux coups : ceux qui demandaient l'ouverture des portes, puis disparut en poussant des cris de joie. L'instant suivant, le lourd vantail tournait sur ses gonds libérant une poignée de gardes et de serviteurs qui vinrent se jeter sur Olivier, riant et pleurant tout à la fois, sans même avoir seulement l'idée de le saluer et au risque de l'étouffer. Accourait aussi Maximin, l'intendant. Il enfonça le groupe à la façon d'un bélier, saisit Olivier dans ses bras, l'étreignit, l'éloigna pour mieux s'assurer que c'était bien lui, recommença puis, finalement s'écroula contre son épaule en pleurant. Ce qu'il balbutia stupéfia l'arrivant :

- Ah, sire Olivier, pourquoi avoir mis si longtemps à venir de là-haut ?

- De là-haut ? Je n'arrive pas du ciel, s'écria Olivier en se dégageant.

Maximin renifla, sécha son nez et sa joue sur sa manche, considéra le revenant avec des yeux pétillants de malice :

- On a bien cru que vous y étiez, au ciel. Six grands mois pour venir de Paris ! Même à pied c'est du gâchis !

- Mais… comment le sais-tu ?

- C'est notre baron qui vous le dira. Vous ne voudriez pas que je lui vole son plaisir…

Montou arrivait à son tour. Olivier le prit par le bras pour lui présenter ceux qui étaient là et entrer avec lui dans la cour, mais il eut à peine le temps d'y mettre le pied que Barbette surgissait, riant, pleurant et le couvrant, elle aussi, d'imprécations pour leur « avoir fait tourner les sangs en traînant en route ». Elle l'embrassa, le ré-embrassa, puis, soudain, s'écarta, rouge jusqu'à son bonnet de toile blanche :

- Oh… pardon ! J'ai oublié qu'un Templier n'embrasse pas une femme…

- Le Temple n'est plus, Barbette, et Templier ne suis plus !

Et pour lui prouver qu'il ne lui en voulait pas, ce fut lui qui l'attira pour lui rendre ses baisers. De bons gros baisers, sonnants, qui le ramenèrent aux jours d'enfance et lui parurent délicieux :

- Il va falloir qu'on m'explique comment tous ici me savaient sur le chemin du retour. Mais d'abord mon père…

- Il va bien ! Regarde !

Renaud, en effet, venait à la rencontre de son fils, appuyé d'une main sur une canne et de l'autre au bras d'une jeune fille, en noir comme lui-même, une jeune fille si blonde que le cœur d'Olivier manqua un battement et qu'il se crut le jouet d'un mirage. Ce n'était pas… ce ne pouvait pas être…

Et pourtant si, c'était bien elle, c'était Aude qui, se détachant du vieil homme, restait en arrière afin de ne pas être importune au moment où ce père et ce fils se rejoignaient après tant d'années. Renaud fit quelques pas un peu titubants avant de se laisser tomber sur la poitrine de son garçon. Et un moment ils restèrent ainsi serrés l'un contre l'autre sans parvenir à articuler un seul mot tant était forte leur émotion. Renaud, enfin, murmura :

- Que soit béni le Seigneur Dieu qui me donne ce bonheur de te revoir encore quand je ne l'espérais plus ! Dans Ses demeures, ta mère doit partager ma joie…

- Aussi vais-je aller la visiter… tout de suite après avoir salué cette jeune dame dont j'ai peine à croire qu'elle ne soit pas une apparition !

Son regard cherchait celui d'Aude, plongeant avec délices dans son eau aussi limpide que les sources de la montagne tandis qu'il se dirigeait vers elle. L'envie de la prendre dans ses bras était presque irrésistible. Pourtant il réussit à la maîtriser, se contentant de s'incliner profondément devant elle.

- Vous voir ici est un miracle, demoiselle Aude ! A qui en suis-je redevable ?

- Ce château est celui des merveilles, sire Olivier… et je ne cesse d'en être éblouie. C'est Rémi, mon frère, qui m'a amenée après notre dernière épreuve.

- Une épreuve ? Votre deuil aurait-il un autre sens que celui de votre père ?

- Oui. Celui de ma mère disparue dans de sombres circonstances. Nous sommes seuls au monde, Rémi et moi à présent. Il s'est alors souvenu de vos paroles sur votre Provence et de votre offre d'y venir œuvrer.

- Comme il a eu raison ! Et comme je veux l'en remercier ! Où est-il ?

- A la chapelle !

Rémi en sortait justement en compagnie du père Anselme et arrivait aussi vite qu'il le pouvait en soutenant la marche - et la personne ! - devenue singulièrement pesante de l'honnête chapelain. Rayonnants l'un et l'autre bien que Rémi éprouvât une légère inquiétude :

- Vous devez nous trouver plutôt hardis d'être venus chez vous et d'y être restés alors que vous n'y étiez pas, mais votre père…

- Vous a retenus et je l'en remercie ! Il eût fait beau voir de ne pas m'attendre ! Où prétendiez-vous aller ?

- Oh, j'ai vu tant de belles cités et belles églises où je pourrais sans difficultés trouver du travail…

- Plus un mot à ce sujet ! Ce soir nous devons uniquement nous livrer à la joie d'être tous réunis ! La nuit tombera bientôt et j'ai hâte d'être enfin à la maison.

Comme il l'avait annoncé, Olivier entra dans le sanctuaire où reposait sa mère pour laquelle, à la demande de Renaud, Rémi ébauchait une belle effigie gisante, mais ne s'y attarda pas. Il aurait dans l'avenir tout le temps de se confier à elle.

Une grande heure plus tard, on était réunis dans la salle d'honneur autour d'une table dont Barbette avait complété le menu de confortable manière parce que, ce soir, c'était fête pour le retour définitif de celui qui redevenait l'héritier en même temps qu'un homme comme les autres. Cette fois, il ne fut pas question d'habiter dans une grange : Olivier retrouva le logis des hommes prolongeant celui de son père et Montou s'y installa avec lui… après un passage rapide mais efficace aux étuves de la maison. Il retrouva aussi ses vêtements de jeune homme mais, depuis qu'à dix-huit ans il les avait abandonnés, ses dimensions avaient changé, et ce fut sous des bliauts de Renaud que Montou et lui vinrent au souper.

En dépit du double et récent deuil des enfants de Mathieu, il fut ce souper ce que devait être un repas d'heureux événement en pays provençal : chaleureux et convivial, parfumé à toutes les herbes de la montagne, au fumet des rôtis et des pâtisseries de Barbette et aux effluves d'un des vins ensoleillés que contenait la cave où Maximin veillait avec amour. Et on s'attarda longuement : on avait tant à se dire !

Ce qu'Olivier voulut savoir d'abord, c'est ce qui avait poussé Rémi à emmener sa sœur aussi loin. Même s'il en éprouvait une joie secrète et profonde, cela ressemblait à une fuite. Et, en fait, c'en était bien une.

Peu de temps après la mort de Mathieu et le départ d'Olivier, Rémi et Cauvin s'étaient rendus à Passiacum afin d'y chercher Juliane et Aude. Cela en plein accord avec les chanoines tout disposés à accueillir la famille du jeune homme. Ceux-ci avaient même poussé la bonté jusqu'à leur prêter à nouveau des mules afin de ramener les deux femmes et les biens qu'elles emporteraient. Malheureusement, en arrivant à destination, ils tombèrent au milieu de la plus dramatique situation : Gontran Imbert, fort de la disparition du Roi, s'était emparé de la maison le matin même avec deux de ses commis et non seulement il en interdisait l'entrée aux nouveaux venus, mais comme ils passaient outre et franchissaient la clôture, il s'y barricada en menaçant de tuer les femmes qu'il tenait sous sa main si l'on essayait de pénétrer.

- Il n'oubliait qu'une chose, dit Rémi, c'est que le Clos des Abeilles, je le connais mieux que lui. C'était le jour où Aubin allait dans les bois porter du vin et du pain à l'ermite. Quand il revint il nous trouva là et naturellement se rangea de notre côté. Il me rappela que le cellier, s'il possédait une entrée extérieure, en avait une aussi communiquant avec la cave de son logis à lui. C'est par là que nous sommes passés pour prendre les occupants à revers. Et nous nous sommes battus. Le gros homme n'était pas un combattant bien redoutable mais il était plein de méchanceté. Tandis que nous nous étripions, il a voulu fuir en entraînant ma sœur. Ce que voyant, ma mère s'est jetée sur lui pour l'en empêcher. C'est à ce moment qu'il l'a tuée…

Voyant les yeux d'Aude s'emplir de larmes, le baron Renaud à la droite de qui elle était assise, posa une main apaisante sur la sienne et dit :

- Ce misérable n'a pas eu beaucoup de temps pour s'en réjouir. Rémi qui venait de se débarrasser de son adversaire l'a poignardé sur le corps de sa victime…

En même temps, il sourit au jeune homme et Olivier en conclut qu'il s'était pris d'amitié, peut-être même d'affection pour ces deux jeunes gens si cruellement éprouvés et loin d'en ressentir de l'amertume, il en fut heureux. Cependant Rémi poursuivait son récit :

- Nous étions maîtres de la situation, mais quatre corps gisaient dont le sang souillait les dalles et Aude était désespérée. Avec Cauvin et Aubin nous avons expédié à la Seine Gontran Imbert et ses garçons, mais ma sœur ne voulait pas s'arracher de notre mère. Blandine et Margot ont fini par l'apaiser et nous avons pu, après l'avoir veillée une nuit et un jour, procéder à ses funérailles. Elle repose à présent au côté de Bertrade, sous la garde pieuse de notre ermite…

- Et vous êtes repartis pour Corbeil ?

- Il était plus que jamais impossible à Aude de rester loin de moi. Et puis… la maison était chargée pour elle de trop mauvais souvenirs ! Elle l'a laissée à ses vieux gardiens en leur remettant le titre de propriété octroyé par le Roi Philippe et en y ajoutant une donation écrite de sa main que nous avons contresignée, Cauvin et moi. Ensuite nous sommes rentrés à Corbeil.

- Qu'avez-vous fait de Margot ? demanda Olivier. Si elle est ici je ne l'ai pas encore vue ?

- Non. Elle est restée à Passiacum. Aubin et Blandine se sont pris pour elle d'une grande tendresse au fil des jours et elle s'est attachée à eux, elle aussi. Elle sera désormais leur fille. Bien sûr, nous gardons regret de nous être séparés d'elle, si dévouée, si fidèle, mais nous sommes heureux qu'elle ait cessé d'être servante. Elle a maintenant un avenir… Il me restait à en bâtir un pour ma sœur et moi.

- En venant le chercher dans ce pays, vous me causez belle joie, mon ami. Mais, au fait, en avez-vous fini avec le chantier des chanoines ?

Le visage de Rémi s'assombrit et, avant de répondre, il prit son gobelet de vin et le vida. Aude, alors, se leva en priant qu'on lui permette de se retirer. Le repas, d'ailleurs, était achevé et tous se levèrent, quand elle quitta la salle pour remonter à sa chambre. Lorsqu'elle fut partie, on se rassit et Renaud fit circuler un cruchon de grès contenant une liqueur d'une jolie couleur verte. Alors seulement, Rémi répondit à la question d'Olivier :

- Non, l'ouvrage n'était pas terminé mais, pour des travaux de cette importance, un imagier n'est pas ce qui compte le plus et Cauvin, je suppose, a dû me remplacer sans peine.

- Ne soyez pas si modeste ! protesta Olivier. Je sais d'expérience qu'un artiste tel que vous ne se déniche pas facilement…

- Quoi qu'il en soit, il a fallu s'en aller. Cauvin - vous vous en souvenez sans doute ! - entendait assumer le rôle de mon père au travail aussi bien qu'auprès de nous. Et pour ce faire, il avait imaginé d'épouser Aude dont il est épris depuis longtemps. C'est du moins ce qu'il a prétendu.

- Je ne discuterai pas ses qualités de bâtisseur, coupa Olivier sèchement. Ni son courage ni sa fidélité à Maître Mathieu… Mais ce n'en est pas moins un rustre, indigne de recevoir une main si…

Il n'acheva pas et même rougit, conscient soudain de l'ombre de sourire qui passa fugitivement sur les lèvres de son père et sur celles de Montou. Rémi, lui, n'avait rien vu et poursuivait :

- N'importe, il m'a demandé sa main. J'ai répondu qu'il ne m'appartenait pas de disposer de ma sœur sans son aveu. Et Aude bien sûr a refusé. Seulement Cauvin n'a pas accepté ce refus. Dans les jours qui suivirent il ne cessa de la harceler au point qu'Aude m'a menacé de se réfugier dans un couvent si je n'obtenais de lui qu'il la laisse tranquille… Cauvin, alors, m'a ri au nez, disant que j'étais le chef de famille, qu'elle me devait obéissance et que son long dévouement, à lui, méritait largement cette récompense. Oh, j'ai essayé de le raisonner et surtout de le faire patienter. J'espérais… Dieu sait quoi ?... qu'il se lasserait !...

- Se lasser ? gronda Olivier. De quoi ? D'attendre ?

- C'est exactement ce qu'il ne voulait plus ! A voir Aude chaque jour, il en devenait fou. Il la voulait à tout prix.

- Alors ? reprit Montou qui ne parlait guère et se contentait de boire.

- Alors, un soir, nous nous sommes enfuis. J'avais vu dans la journée le Doyen du Chapitre et cet homme de bien m'a aidé, une fois de plus. Il m'a procuré la barque d'un pêcheur avec qui nous avons remonté la Seine jusqu'à Melun où celui-ci nous y a laissés pour rentrer chez lui. C'était après Noël et le temps est resté relativement doux quelques jours. Je me suis procuré une mule solide pour ma sœur et nos hardes et, par petites étapes, en voyageant toujours entre aube et crépuscule, parfois avec des groupes de marchands, nous sommes arrivés à une ville, située sur la rivière de Saône, nommée Chalon, où nous avons pu embarquer dans une barge qui descendait à Lyon. De là nous avons pris le Rhône que nous avons quitté à Orange. Nous y avons fait l'acquisition d'une autre mule - à Chalon nous avions vendu sans difficulté la première ! - et nous sommes partis à la recherche de votre domaine.

- Vous avez réussi à ne pas vous égarer ?

- Oh, il nous est arrivé de nous tromper mais si souvent vous m'aviez parlé de votre pays, si souvent vous m'aviez décrit la route, les cités… les commanderies templières qu'il n'a pas été trop difficile de parvenir jusqu'ici.

- Je crois, moi, que Dieu vous a protégés, émit le baron Renaud. Ce long chemin sans accidents, sans être en butte à des malfaisants alors que vous n'étiez guère armé… et que votre sœur est si belle, cela tient presque du prodige.

- Aussi avons-nous remercié comme nous pouvions. Quant à Aude elle n'a - vous le savez, sire baron - jamais quitté son voile…

- Tout est donc pour le mieux, conclut Olivier. Nous aussi aurons à remercier, Montou et moi ! Nous avons fait vœu d'aller à Notre-Dame-de-Moustiers si elle nous permettait d'arriver jusqu'ici… Mais, père, qu'est-il advenu à la tour de la Librairie ?

Il l'avait un peu oubliée dans la joie des retrouvailles. A cet instant pourtant, l'image lui revenait. Il s'attendait à une réponse simple et elle le fut. Aussi ne comprit-il pas pourquoi à sa question le visage de Renaud se ferma :

- La foudre l'a frappée ! dit-il.

- La foudre ? Et le reste du château est resté intact ? C'est à peine croyable !

- Nous en parlerons plus tard… et plus à loisir ! Tu dois être las ! Et messire Pierre pareillement…

Celui-ci se mit à rire :

- Il y a bien longtemps que l'on ne m'a appelé ainsi ! Cela réveille les souvenirs…

En aidant son père à gravir les marches menant à l'étage, Olivier pensa que pour la première fois depuis plus longtemps encore, il allait dormir sous le même toit que des femmes, mais il n'en sentit pas le trouble. Le Temple, ses rites sévères, ses exigences allègrement supportées quand la vie des armes équilibrait la balance, s'éloignait peu à peu dans les brumes du temps. Or non seulement il n'en souffrait plus, mais lui venait un étrange sentiment de liberté joint à quelque chose qui ressemblait à l'espérance. Devait-il voir dans la présence des enfants de Mathieu un signe de Dieu… ou une nouvelle forme de tentation plus cruelle que les autres ? Et ce soir-là, avant de s'endormir, il pria longuement afin d'obtenir la lumière. Du coup il dormit mal et, le matin venu, il se rendit à la chapelle pour la messe basse de l'aube que le père Anselme disait toujours pour lui-même et pour ceux du château, maîtres ou serviteurs, qui en éprouvaient le besoin. Avant de faire profession, Olivier y était allé souvent et, souvent aussi il y avait vu sa mère. Cette fois, en entrant dans le sanctuaire éclairé par deux gros cierges de cire jaune, leur reflet posé sur une tête blonde à demi cachée sous un voile blanc attira son regard… et il se retira. S'agenouiller auprès d'elle dans l'intimité de l'étroite nef serait un instant de pur bonheur auquel il ne se reconnaissait pas le droit.

Il traversa la cour où s'activaient déjà les palefreniers et les lavandières prêtes à descendre à la rivière. Tous le saluaient avec une gaieté qui lui fit chaud au cœur. Il leur répondait avec une courtoisie simple, heureux de se sentir à nouveau intégré dans cet univers. Tonin, le vieux maître de l'écurie, l'arrêta même au passage.

- C'est bonne chose, sire Olivier, de vous voir ici et tous nous en réjouissons. A moins que… ne vouliez repartir encore ? ajouta-t-il avec une vague inquiétude.

- Non, Tonin ! Je suis là pour rester, assister mon père et veiller à vous tous !

De contentement, l'homme jeta son bonnet en l'air, le rattrapa et en bâchant sa tête s'écria :

- Avec votre permission, je vais le dire aux autres ! Ça va leur faire une sacrée joie !

Et il rentra à l'écurie avant d'aller répandre la nouvelle.

Olivier cependant s'approchait de la tour foudroyée dont les moellons s'amoncelaient, sinistres, découvrant en partie la paroi de rocher qui l'étayait naguère encore. Le drame en effet ne devait pas être très ancien. Un pan de mur était encore debout et, plus étrange encore, la cheminée d'où partait le passage secret s'inscrivait toujours à la hauteur de l'étage, privée de son foyer mais pas de son manteau armorié dont le capuchon et le chambranle donnaient sur le vide.

Olivier se détourna, cherchant quelqu'un à qui demander depuis quand c'était dans cet état, et vit son père. Appuyé à une forte canne, Renaud rejoignait son fils. Il ne marchait pas plus mal que lors de leur dernier revoir et Olivier en le regardant approcher ne put s'empêcher de l'admirer. Quel âge avait-il donc ?... Quatre-vingt-huit ? Un peu plus mais pas beaucoup. Le dos à peine voûté, le port de tête assuré, Renaud portait les signes du temps passé et de ses chagrins sur son visage où les rides étaient profondes, dans la blancheur des cheveux aussi qui se clairsemaient. Certes pas dans la noire prunelle encore vive de ses yeux…

- J'étais certain de te trouver là ! Tu as pu dormir, au moins ?

- Mais pas à cause de cela. C'est arrivé quand ?

- Il y a un an environ.

- Et vous n'avez pas fait déblayer afin de reconstruire ? Cela ne vous ressemble pas !

- Tu crois ?

- Ou alors je ne vous connais plus aussi bien qu'autrefois. Valcroze est amoindri par cette blessure. Il ressemble à un guerrier qui a perdu un bras.

- A personne jamais il n'en a repoussé un ! Mais, ajouta Renaud en voyant se froncer les sourcils de son fils, tu pourrais toi-même opérer ce miracle si tu le juges bon…

Sa voix s'assourdissait, un peu étrange, pleine d'incertitude qu'Olivier, analysant mal, prit pour du désintérêt :

- Père, fit-il plus bas, n'est-il pas dangereux de laisser, sans plus de protection, exposée à la vue de tous, la porte menant à si grand secret ?

- Qui pourrait l'ouvrir à cette hauteur ?

- Un autre orage, un tremblement de terre peut-être ? Si ce qui reste s'effondrait, le passage serait visible. Père, il faut rebâtir la tour !

Le vieux baron dont le regard s'attachait aux vestiges de l'âtre ancien, le tourna soudain vers Olivier et lâcha :

- Même s'il faut d'abord ouvrir un tombeau ?

- Un tombeau ? Il y avait quelqu'un dans la tour quand la foudre a frappé ?

- Il y avait Roncelin de Fos !

Sous l'impact d'un nom qu'il croyait bien ne plus jamais entendre, Olivier se rejeta en arrière comme s'il avait reçu un coup de poing, et sa gorge séchée n'émit aucun son. Ce que voyant, Renaud le prit par le bras :

- Viens ! dit-il. Montons au rempart afin d'être plus tranquilles. Là je te dirai…

Lentement, ils escaladèrent les hautes marches, firent quelques pas sur le chemin de ronde et s'arrêtèrent à un créneau d'où la vue s'étendait, sublime avec ses à-pics, ses plissements vert sombre, ses hameaux perchés, ses tours semblables à des nids d'aigle, ses croupes dorées, la vertigineuse faille où s'engouffrait le Verdon et au loin à l'horizon la ligne bleutée de la Méditerranée sous le soleil levant.

- Un soir, il y a un an, commença Renaud, une poignée de Frères Prêcheurs en route pour Rome et qui s'étaient perdus dans la montagne, ont demandé l'hospitalité. Ils avaient avec eux leur prieur, un vieil homme cassé par l'âge et la maladie qui voyageait sur une mule alors qu'ils allaient à pied. Naturellement je les ai accueillis et me suis même avancé vers le malade pour le saluer. Imagine ce que j'ai pu éprouver en voyant devant moi le visage grimaçant de Roncelin !

- Qu'il eût été encore vivant tient du prodige. Quel âge pouvait-il avoir ?

- Je n'en sais rien. Quatre-vingt-quinze peut-être ! Un corps décharné, un visage ravagé, mais le tout animé par les forces du mal. Ses compagnons n'étaient pas plus moines que lui. Ils étaient armés sous leurs coules. Ils se sont emparés de Maximin, de Barbette et de moi pour nous réduire à l'impuissance et j'ai cru que le cauchemar d'il y a huit ans allait recommencer. Mais on s'est contenté de nous lier à des bancs et de nous sortir dans la cour afin que nous ne perdions rien de ce qui allait suivre : le départ de l'Arche Sainte car, à présent, Roncelin savait où nous l'avions cachée.

- Comment est-ce possible ? Nous n'étions que quatre dans le secret : vous, Maximin, Hervé d'Aulnay et moi…

- Tu oublies frère Clément qui sans être présent savait tout.

- Frère Clément ? s'écria Olivier indigné. Au lieu de suivre le Grand Maître au bûcher, il est mort sous une torture infligée par l'Inquisition, si cruelle qu'il a expiré…

- Ne te fâche pas ! Roncelin était de ceux qui l'ont mis à mal. C'est à la fin qu'au moment de rendre l'âme, alors que la souffrance l'avait anéanti qu'il a, déjà inconscient, lâché quelques mots indiquant la tour, la cheminée. Ce n'était pas beaucoup, pourtant cela a suffi à l'homme qui avait eu la possibilité de fouiller Valcroze. Frère Clément n'a pas démérité, sois-en persuadé ! Ce monstre lui-même lui a rendu hommage en disant que sa tête s'était perdue et qu'il délirait…

- L'Inquisition ! cracha Olivier avec dégoût. Ce misérable a osé se cacher sous le froc noir de ces moines, soi-disant de Dieu, qui ont rivalisé de cruauté avec Nogaret et ses bourreaux ! Il fallait que Roncelin de Fos fût le Diable incarné !

- Sinon lui, du moins une assez bonne copie. Mais contre Dieu, Satan perdra toujours.

- Que s'est-il passé ?

- Une chose étonnante, inouïe. Nous étions là en bas, face au logis, ficelés comme des poulets sous la garde de deux prétendus Frères, impuissants et désespérés, implorant le secours du Ciel. Oh, il était si pur, si bleu, si bellement étoilé ! Le plus merveilleux manteau céleste allait couvrir l'abominable sacrilège ! Et soudain, le prodige s'est accompli : nous avons vu la flèche aveuglante de la foudre jaillir de cette splendeur, frapper la tour qui s'est fendue comme une coquille d'œuf et embrasée…

- Le tonnerre a suivi ?

- Non, pas de tonnerre mais des hurlements suscités par une douleur surhumaine… Des hurlements qui ont duré, duré et que proférait une voix unique. Les autres se sont vite éteintes. Seul continuait ce cri inhumain, coupé d'imprécations, qui s'est mué en gémissements avant de s'éteindre tout à fait au bout de ce qui m'a paru une éternité… et qui en était une pour celui qui l'endurait : une heure s'est écoulée avant que ne revienne le silence et que les murs n'achèvent de s'effondrer. Il y avait déjà un moment que nos gardiens épouvantés s'étaient enfuis, laissant le château grand ouvert et il faisait jour quand les gens du village, terrifiés par ce qu'ils avaient entendu, ont osé monter jusqu'ici nous délivrer de nos liens et relâcher nos gens enfermés dans le cellier et dans le corps de garde. Mais il a été nécessaire que le père Anselme déploie des flots d'éloquence inspirée pour rassurer ces âmes simples qui n'étaient pas loin de s'imaginer que le château tout entier était maudit. Il leur expliqua patiemment que loin d'être l'objet de la colère de Dieu, Valcroze en avait reçu une véritable bénédiction puisque le Seigneur avait pris la peine d'anéantir lui-même son pire ennemi…

- Raison de plus pour déblayer, père ! Il faut retrouver les restes de ce démon…

- Il ne doit pas en subsister grand-chose…

- Ce que l'on trouvera, on le leur montrera avant de le jeter au torrent. Ensuite nous reconstruirons. Nous devons remettre à l'abri la cheminée dont nous ignorons si le mécanisme fonctionne encore. Si c'est le cas, il faudra le détruire afin de fermer à jamais le chemin de l'Arche qu'une occasion fortuite pourrait révéler. Et quand le mal en aura été extirpé, le père Anselme bénira solennellement notre ouvrage…

- Tu as peut-être raison et nous allons y songer. Tu ne veux quand même pas que l'on s'y mette dès à présent ?

- Le plus tôt possible. Dès que Montou et moi aurons accompli notre pèlerinage à Notre-Dame-de-Moustiers !

- Tu veux partir déjà ?

- C'est l'affaire de trois jours, sourit Olivier. Ensuite je ne vous quitterai plus…

Les deux hommes redescendirent vers le logis au seuil duquel ils trouvèrent Montou :

- Nous partirons pour Moustiers quand vous le désirerez, lui dit Olivier. Nous avons une nouvelle raison de rendre grâce.

Et en quelques phrases, il lui raconta la mort de Roncelin. Le visage de Montou était impassible en l'écoutant et quand ce fut fini il n'y eut aucun commentaire. Simplement l'ancien Templier se dirigea vers les ruines et resta à les contempler. Olivier respecta sa méditation durant quelques instants puis le rejoignit. Pierre se retourna et il vit des larmes sur son visage.

- Vous pleurez ? s'étonna-t-il.

- Pas sur lui mais sur un jeune frère que j'avais… et qu'il a jadis perverti, avili, déviant de la droite voie avec une part du Temple. Antoine s'est donné la mort et c'est pourquoi, moi, je me suis fait Templier pour chercher et punir l'auteur de ce désastre.

- Il n'est pas le seul a avoir détourné certains des nôtres, observa Olivier avec douceur. Bien avant lui, l'Orient et ses doctrines étranges nous avaient entamés.

- Sans doute, mais Antoine seul importait pour moi et mon cœur n'était pas pur quand j'ai reçu le manteau blanc. De cela aussi je dois compte à Dieu qui s'est chargé de ma vengeance… Allons à Moustiers, s'il vous plaît ! J'ai hâte d'y être…

Ils partirent dans l'heure suivante, à pied comme ils étaient venus et comme il convenait à ces errants de Dieu qui sillonnaient l'Europe vers les hauts lieux de la foi. Mais, cinq jours plus tard, Olivier revint seul…

A leur arrivée à Moustiers, le soleil arrachait des éclairs à la grande étoile de bronze pendue au-dessus de la vertigineuse crevasse entre les deux pics jumeaux. Cette vue marqua pour Montou une sorte de chemin de Damas : il tomba à genoux sur la terre puis se prosterna un long moment sans un mot avant de monter à la chapelle où jadis, Sancie venait prier Notre-Dame de ne pas laisser son fils devenir Templier.

C'était à sa mère qu'Olivier pensait sans cesse tandis que se déroulaient les rites du pèlerinage. Elle était exaucée maintenant mais au prix de tant de drames, de tant de souffrances, de tant d'épreuves que le rescapé se demandait comment elle aurait vécu cet étrange accomplissement. Alors il pria pour elle et pour les siens avec toute la ferveur de jadis sans plus se soucier de Montou que celui-ci ne s'occupait de lui. Il ne sut rien du cheminement intime du fabuleux archer qui avait osé faire parler une cathédrale, et c'est seulement quand vint le moment de se remettre en route que la fracture se manifesta : Pierre de Montou voulait entrer dans le monastère au-dessus duquel brillait une étoile qui parlait d'Orient.

Olivier ne montra aucune surprise, n'essaya pas de discuter - au nom de quel droit ? - une décision dont la fermeté ne faisait aucun doute. Et il se sépara de lui comme il s'était séparé d'Hervé : sur une chaude accolade à cette différence près qu'il lui promit de revenir parfois s'enquérir de lui. Au dernier instant, cependant, l'ancien Montou refit surface :

- J'aimerais avoir le privilège de bénir vos enfants… quand vous en aurez ! lui dit-il gravement.

Le mot fit sursauter Olivier :

- Mes enfants ? Devrais-je donc en avoir ?

- C'est le but de tout mariage chrétien, non ? Vous avez lavé votre âme et vous allez vous marier ! Cette belle jeune fille vous aime. Vous l'aimez aussi : il m'a suffi de vous voir ensemble pour en être certain.

- J'ai prononcé des vœux ! Comment pourrais-je les renier ? murmura-t-il d'une voix soudain très lasse. En bonne justice je devrais suivre votre exemple.

- Ce serait stupide. D'abord parce que je n'ai jamais été un exemple pour personne… ensuite parce que l'Eglise a effacé le Temple. S'il n'existe plus vos vœux non plus…

Depuis qu'il était arrivé à Valcroze, Olivier tentait de s'en persuader. Avait-il dit d'ailleurs autre chose à son frère Hervé au moment de le quitter ? Mais l'atmosphère de ce couvent l'avait replongé dans ses doutes et ses scrupules. Devinant ce qu'il pensait, Montou ajouta :

- Allez donc en discuter avec le père Anselme ! C'est un prêtre comme il en faudrait davantage parce qu'il sait écouter les voix de la nature… et de son Créateur ! Valcroze a besoin de vous pour continuer…

- Si Aude veut de moi, décida alors Olivier, nous le continuerons ensemble…

Tandis qu'il regagnait son château, il courait presque à tel point il se sentait pousser des ailes, tant il avait hâte de « la » revoir, de « lui » parler, de « la » conquérir enfin ! Il entra dans Valcroze comme en Paradis et sans même souffler chercha son père. Il le trouva assis dans son cabinet d'armes et si visiblement soucieux qu'il s'inquiéta, mais Renaud ne lui laissa pas le temps de poser une question.

- Tu en as mis du temps ! s’écria-t-il. Devais-tu t'attarder à ce point ? Tu avais dit trois jours !

Il semblait hors de lui et Olivier, sur le coup, ne sut quoi répondre sinon :

- J'avais besoin de prier davantage… Etait-ce d'une telle importance ?

- Plus que tu ne crois ! Ils sont partis !

- Qui ?

- Qui veux-tu ? Rémi et cette ravissante enfant !... C'est elle qui l'a voulu ! Avant-hier comme souvent elle était allée faire une promenade à la chapelle que j'ai fait édifier à l'endroit où ta mère est…

Comme d'habitude, il buta sur le mot parce qu'il refusait toujours d'associer le nom de son épouse à la mort, mais il ne fit que le sauter et reprit :

- Quand elle rentrée, Aude était bouleversée et sans rien vouloir expliquer, elle a supplié son frère de l'emmener loin d'ici.

- Mais enfin, cela n'a pas de sens. Pourquoi ?

- Encore une fois je n'en sais rien. Elle s'est tut obstinément, se contentant d'assurer que s'il ne l'emmenait pas elle partirait seule ! Il a bien fallu s'exécuter. La mort dans l'âme chez Rémi qui je crois nous aime.

- Et elle ne nous aime pas, c'est ce que vous pensez ?

- J'aurais pourtant juré que si, émit Renaud avec mélancolie. Toi, assurément, et moi il me semblait avoir gagné son affection.

- Mais enfin, père, que s'est-il passé durant cette… promenade ?

- Comment veux-tu que je le sache ? Ils sont partis ce matin.

- Savez-vous au moins dans quelle direction ?

- Quand Rémi est venu me dire combien il était désolé, je lui ai parlé d'Aix où l'on travaille à la cathédrale Saint-Sauveur qui promet d'être magnifique. Tout le pays en parle.

- Ils ont repris leur mule ?

- Je leur en ai même donné une autre. Rémi a promis de revenir achever l'effigie de ta mère…

- Il la finira avant d'entamer le moindre ouvrage où que ce soit ! gronda Olivier. Je saurai les retrouver… et il faudra bien qu'elle me dise si elle m'aime ou pas !

Un moment plus tard il était à l'écurie et sellait lui-même un cheval tant il était pressé de partir, quand Barbette s'encadra dans la porte et s'y appuya d'une épaule :

- Il va faire nuit, remarqua-t-elle tranquillement. Ils feront halte quelque part et non seulement vous ne les rattraperez pas mais vous risquez de les dépasser.

- Je sais à quelle allure peuvent marcher des mules… et je sais aussi que les haltes possibles sur leur chemin sont rares. Si Rémi est sage, ils seront à Combs afin d'attaquer au matin le haut plateau de…

- Peut-être et peut-être pas ! En tout cas, prenez ce sac ! Vous avez pensé à votre cheval mais pas à vous, ajouta-t-elle avec un coup d'œil à l'équipement sanglé à l'arçon de la selle. Vous y trouverez du pain, du fromage, des olives…

- Merci ! Mais à présent laisse-moi passer !

Barbette ne bougea pas d'un pouce, croisant même ses bras sur sa poitrine. Sa mine était frondeuse.

- Je suis montée à la chapelle ce tantôt. Il y avait là un berger qui pâture avec ses moutons.

- Tu me raconteras ça plus tard ! s'emporta Olivier. Laisse-moi passer te dis-je !

- Vous avez bien une minute ! Avant-hier il a vu demoiselle Aude et constaté qu'elle n'était pas seule. Une dame l'a rejointe…

- Une dame ? Là-haut ? Quelle dame ?

- Il ne sait pas, mais elles ont parlé un moment et demoiselle Aude est partie en pleurant.

- S'il ne sait pas le nom de cette femme, il l'a peut-être décrite ? Les bergers ont de bons yeux d'habitude !

- Il a fait ce qu'il a pu et ça m'a donné une idée…

- Laquelle ? Parle, sacrebleu ! Assez lambiné !

- ... que j'ai rapprochée d'un bruit entendu il y a deux semaines au marché de Castellane. La dame d'Esparron, qui est veuve depuis deux ans, serait à Chasteuil, chez une sienne cousine.

- Agnès de Barjols ? Aude l'aurait rencontrée ?

- J'ai l'impression que si ce n'est pas elle, ça lui ressemble beaucoup… Hé là !

Elle eut juste le temps de s'écarter : tirant son cheval après lui, Olivier marchait sur elle, sauta en selle dès qu'il fut dans la cour et fonça vers l'extérieur avec un extraordinaire sentiment de délivrance parce qu'enfin, il montait un vrai destrier et non une mule de chanoine. Enfin ! Après tant d'années, il redevenait lui-même ! Et tout de suite, entre lui et cet animal qu'il ne connaissait pas, l'entente fut totale, absolue. Il fallait qu'il en fût ainsi - et aussi qu'Olivier connût chaque pierre, chaque ravine, chaque touffe d'herbe pour qu'ils ne se rompissent pas, lui le cou et le cheval les jambes, dans les difficiles chemins.

- Il s'appelle Lancelot ! lui avait hurlé Tonin lors de sa sortie en trombe, et le nom lui avait plu.

Le soleil se couchait dans une débauche d'or et de pourpre lorsqu'il quitta Valcroze et la nuit était complète quand il passa sous Trigance si chère jadis et qu'il ne regarda même pas. En dépit de sa hâte, cependant, il dut se résigner à ralentir afin d'éviter les pièges de l'obscurité, mais continua malgré tout son chemin, parvint à Combs où il fit halte au bord de l'Artuby. Le bourg s'abritait au penchant d'un rocher où se trouvait l'église. Il était trop tard pour frapper à une porte, essayer de savoir si ceux qu'il cherchait étaient là et il se résigna à attendre le jour. Mais quand l'aube revint, Olivier apprit que si l'on avait bien vu, la veille, les deux voyageurs, ils ne s'étaient arrêtés que peu de temps et l'inquiétude lui revint : c'était folie d'avoir grimpé en fin de journée le haut plateau désertique où ils ne trouveraient rien pour s'abriter sinon d'anciennes bories…

Avec prudence cette fois, et même à certains endroits en menant Lancelot par la bride, il escalada la rude montée, poussant un soupir de soulagement quand, enfin, il déboucha sur l'immensité vide où il put se lancer au galop sans crainte de dévier car le chemin était assez bien marqué. Son regard fouillait les horizons avec au cœur une vague angoisse, se demandant où Rémi et Aude avaient bien pu passer.

Et soudain il les aperçut après avoir tourné le coude formé par un gros rocher. Ils cheminaient côte à côte, en gens que rien ne presse, mais une profonde impression de tristesse émanait de ces deux silhouettes perdues dans le gigantesque paysage. Avec un hurlement de triomphe, Olivier lança son coursier à fond de train, les rattrapa, les dépassa puis, freinant des quatre fers, fit volte-face et revint sur eux, frappé par la diversité de leurs expressions : la joie sur celui de Rémi et une sorte de crainte sur celui d'Aude comme si elle se trouvait en face d'un objet susceptible de la blesser. Ce fut à elle qu'il s'adressa après avoir envoyé un sourire à son ami et s'être emparé de la courroie de la mule de la jeune fille :

- Quoi que vous ait dit la dame d'Esparron, elle en a menti ! Jamais je ne l'ai aimée, lança-t-il avec une force qui fit tressaillir Aude peu préparée à une attaque aussi brutale.

Mais Olivier déjà continuait :

- C'est vous que j'aime et depuis longtemps je crois, et c'est vous que je veux pour être ma dame épousée… si vous, vous voulez de moi !

Oh ! La belle lumière dont s'irradia le visage d'Aude où s'attardaient encore des larmes anciennes ! Cependant une inquiétude demeurait dans l'eau limpide de ses yeux et Olivier devina ce qu'elle pensait :

- Le Temple ayant cessé d'exister, mes vœux sont rompus. J'en ai reçu l'assurance du père Anselme. Il nous mariera si vous m'acceptez et si Rémi donne son agrément, ajouta-t-il en se tournant vers son ami qui, trop ému pour parler, accepta d'un signe de tête.

Olivier revint à Aude et, sans oser encore la toucher, plia le genou devant elle :

- Je ne suis plus un jouvenceau. J'ai vingt ans de plus que vous mais j'ai tant d'amour à vous donner ! Aude, Aude je vous en supplie, répondez-moi ! Voulez-vous être à moi comme je serai à vous ?

Elle lui tendit alors ses deux mains. Il les prit en se relevant et la fit descendre du même mouvement. Elle se retrouva dans ses bras.

- De toute mon âme, de tout mon corps, je veux être à vous, mon seigneur, parce que je ne me souviens pas d'avoir vécu un seul jour sans vous avoir aimé…

Elle levait vers lui son clair visage et Olivier n'eut qu'à se pencher pour trouver ses lèvres…

Une fauvette dérangée s'envola au-dessus de leurs têtes, piquant droit vers le soleil…

Un moment plus tard, ce fut en croupe sur Lancelot et les bras passés autour de la taille d'Olivier qu'Aude retourna à Valcroze.


Lorsqu'une semaine plus tard, elle s'agenouilla auprès d'Olivier dans la chapelle du château, Aude portait la belle robe écarlate brodée d'or offerte par la reine Marguerite de Provence à Sancie de Signes à l'occasion de son mariage à Saint-Jean-d'Acre. La veille, elle avait déposé sur l'autel le fermail de rubis donné par cette autre Marguerite que l'on avait trouvé morte, deux mois auparavant, dans sa prison de Château-Gaillard. Elle se refusait à la porter, préférant l'offrir à Notre-Dame…

Etant donné les circonstances, les fiancés avaient pensé se marier dans la discrétion mais, en Provence, une fête secrète ne saurait se concevoir. Barbette dut faire face, dès la veille, à quelques joyeuses cavalcades de la noblesse environnante venue, toutes bannières armoriées dehors et portant des présents comme les Rois Mages, prendre leur part des noces. Et le soir venu, ce fut une chatoyante troupe de dames qui mena au lit nuptial la fille de Mathieu de Montreuil… mais celle d'Esparron n'y était pas…

Un an après, la tour foudroyée était reconstruite. Dans les décombres, on avait trouvé, avec les restes de trois autres hommes un corps carbonisé, mais entier et encore reconnaissable. On les mit dans un sac avec un quartier de roc avant de précipiter le tout du haut d'une falaise dans les eaux tourbillonnantes du Verdon.

Le jour où le bouquet fut attaché au sommet de la tour, Aude donna le jour à un petit Thibaut brun comme une châtaigne que Renaud, lorsqu'Olivier le lui présenta, reçut avec émotion. L'élevant entre ses mains, le vieil homme alla vers une fenêtre d'où l'on pouvait voir le bâtiment neuf.

- Voilà donc la continuité assurée ! s'écria-t-il tandis que, mécontent du traitement, le bébé protestait avec vigueur. N'était-il pas étrange que Dieu nous ait chargés de garder l'un des plus grands trésors de l'humanité et le plus grand à coup sûr du peuple juif, nous qui portons en nous le sang des Rois de Jérusalem, des empereurs de Byzance et du grand Saladin ?

- Nous sommes les Veilleurs, père, et j'en ai bien conscience. J'en suis fier aussi mais… nous ne durerons pas jusqu'à la fin des temps. Qui assurera la relève ?

- Le Seigneur y pourvoira, mon fils ! Les derniers Veilleurs seront la montagne… et l'oubli.

Le mécanisme du secret ayant en effet résisté au feu du Ciel, Renaud et Olivier l'avaient détruit d'un commun accord…

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