Emportée par son élan et sa hâte de s’éloigner du couvent, Charlotte apprécia mal la pente du chemin, butta sur une pierre, tomba la tête la première et roula comme une boule jusqu'à ce qu’un mur, heureusement protégé par un buisson, l'arrête sans autres dommages que quelques griffures et un léger étourdissement. Elle se redressa et resta assise un instant dans les branchages que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles, cherchant à se reconnaître. Ce qui n’était pas facile : la nuit de février était sombre, sans lune et sans étoiles. Aucun bruit ne se faisait entendre. Ce qui lui parut de bon augure : elle avait dû parcourir une plus longue distance qu’elle ne le pensait. Sa chute à elle seule lui paraissait avoir duré un siècle. En revanche, elle ne savait plus où elle se trouvait - sinon à l’orée d’un petit bois - et s’efforça de rassembler ses idées...
Le mur du jardin des Ursulines franchi grâce au lierre que - négligence fatale ! - on avait laissé recouvrir l’endroit où il s'affaissait quelque peu, elle avait tenté de retrouver à travers les ruelles de la basse ville et les sentiers des champs le moyen le plus court de rejoindre la Seine - en la suivant, il était quasiment impossible de manquer Prunoy. Mais n'étant pas sortie de Saint-Germain depuis la mort de son père et l’obscurité aidant, elle partit au hasard dans ce qu'elle espérait être la bonne direction. Si seulement il avait fait moins noir !
Assise moitié dans l'herbe desséchée, moitié dans les brindilles - heureusement il n’avait pas plu depuis des jours et tout était sec -, elle attendait de reprendre son souffle pour chasser l’impression désagréable que, si elle n’était pas perdue, elle n’en était pas loin. Devant elle il y avait beaucoup d’arbres et aucune lumière n’était en vue, ce qui aurait dû être le cas si elle n’avait pas dévié, car même en courant à perdre haleine comme elle l’avait fait depuis le couvent, elle ne pouvait avoir parcouru une assez longue distance pour ne plus rien apercevoir de Saint-Germain. Sur sa colline, la petite cité royale se voyait de loin, même la nuit, et surtout depuis que la Cour y séjournait en permanence. Le Roi-Soleil supportait mal l’obscurité. Là où il était, il fallait que ça brille !
L’idée d’attendre le jour afin d’y voir plus clair effleura Charlotte, mais ne s’attarda pas. Il fallait qu’elle soit le plus loin possible quand on découvrirait sa fuite. Or, elle se ressentait tout de même de sa chute et, si elle n’avait pas froid grâce à l’épaisseur de sa mante à capuchon et de sa robe épaisse de pensionnaire, elle découvrait qu'elle avait faim. C'était son point faible à elle, cet appétit qui se réveillait pour un oui ou pour un non. Sans d'ailleurs que sa silhouette encore frêle d'adolescente s’en ressentît, mais elle sortait toujours de table avec un creux. La vérité oblige à dire qu’elle n'était pas la seule : la nourriture chez les Ursulines se révélant peu variée et guère plus abondante, mais, pour elle, le « creux » était invariablement plus accentué que chez les autres. En outre, elle n’avait presque rien mangé au dernier repas. La double nouvelle assenée quelques minutes plus tôt par la mère supérieure lui avait serré la gorge au point que rien ne passait à l’exception de l’eau. Au point d’éveiller la curiosité de son amie Victoire :
- Tu n’as pas faim ? Avait-elle chuchoté. Tu es malade?
- Non... Je te dirai plus tard !
Un « chut ! » retentissant lui avait fermé la bouche. D’ailleurs il n’y avait pas eu de « plus tard ». Après souper, religieuses et élèves s’étaient rendues à la chapelle pour la prière du soir puis, tandis que les sœurs prolongeaient leurs oraisons, les pensionnaires avaient regagné leurs dortoirs où le silence était tout autant de règle. Charlotte n’était plus d’humeur à se confier : pendant le Tantum ergo final, elle avait pris la décision de s’enfuir cette nuit parce qu’une voix intérieure lui soufflait que c’était maintenant ou jamais.
Ce n’était pas la première fois qu’elle songeait à s’échapper. Quelques semaines auparavant, à la suite d’une punition injuste, elle en avait eu l’idée. Ce qui lui avait permis de découvrir comment gagner le jardin, la nuit, en passant par la porte des cuisines, et d’éprouver la solidité du lierre. Elle y avait renoncé momentanément pour ne pas quitter Victoire qui venait de perdre à la guerre son frère préféré, tellement aimé qu'elle avait pensé se donner la mort pour le rejoindre. Il n’était donc pas question de l’abandonner, mais, ce soir, le moral de son amie était meilleur et plus rien ne retenait Charlotte parce que c’était de son avenir à elle dont il s’agissait. Et son évasion s’était passée au mieux jusqu’à ce qu’elle se retrouve le nez dans les broussailles, étourdie et contusionnée.
Elle allait se décider à repartir pour chercher le chemin du fleuve quand à quelques pas de son buisson un rai de lumière filtra à travers le mur. Il y avait là une faille qu'elle se hâta de rejoindre, curieuse de voir ce que c'était, et ne bougea plus. Ce qu’elle découvrait était tellement étrange.
En fait la bâtisse où elle se fût sans doute assommée sans le providentiel buisson était une vieille chapelle dans laquelle un prêtre boiteux et âgé s'affairait à allumer deux braseros à l'aide d'une chandelle afin sans doute de réchauffer une atmosphère qui devait en avoir grand besoin. Le petit sanctuaire ne devait pas servir souvent si l'on en croyait les toiles d'araignée qui pendaient ici et là. Quant au décor, il avait de quoi glacer le sang même en plein été. Sur l'antique autel de pierre deux jeunes garçons vinrent étendre d'abord un matelas mince qu'ils recouvrirent d'un drap noir sur lequel l'un posa un crucifix mais la tête en bas. Une autre croix fut placée à terre à l'endroit où l'officiant célébrerait, de sorte qu'il pût la fouler aux pieds. Puis ils apportèrent un grand cierge de cire noire planté dans un candélabre et ils l’allumèrent. Ensuite le bizarre clergé disparut dans ce qui devait être la sacristie. Quelques minutes après, trois femmes entrèrent par une porte latérale opposée à l’endroit où se trouvait Charlotte. L’une était masquée. Les deux autres paraissaient soutenir leur compagne, leur maîtresse peut-être, car elle les dominait d’une tête habituée à être portée haut. Une grande dame peut-être, et tout au moins une dame de la Cour ! La tenant chacune par un bras, elles la conduisirent jusqu’à l’autel où elles la dépouillèrent de sa pelisse fourrée, révélant la nudité d’un corps à la peau lumineuse dont les appas épanouis arrivaient à la limite de l’excès. Le visage, lui, demeurait caché sous le masque noir à barbe de dentelle, et la « fanchon » de même tissu qui coiffait la femme devait contenir une épaisse chevelure, une ou deux mèches châtain clair s’en échappaient.
On aida la femme à s’étendre sur l’autel et aussitôt le « clergé » arriva : d’abord les deux adolescents, entièrement nus cette fois, dont l’un balançait un encensoir dégageant une épaisse fumée et l’autre tenait un livre en cuir noir ouvert. Derrière venait le prêtre portant un calice d’argent. Il avait revêtu une chasuble noire ornée de croix renversées et, sur l’estomac, de l’image grimaçante de ce qui semblait être la tête d’un bouc aux cornes d’or mais à face humaine. En marchant le trio faisait entendre une sorte de mélopée à bouche fermée. Ils vinrent s'incliner devant le crucifix inversé après quoi l'officiant baisa le ventre de la femme dont les jambes pendaient d’un côté de l’autel avant de poser le calice sur la peau bien tendue. Cela fait, il entama les premières prières d’une messe traditionnelle mais dans laquelle il s’adressait à Satan et non au Fils de Dieu. Tout y était à l’envers, toute parole sacrée était tournée en dérision et le diable célébré en vilipendant le Seigneur.
Agrippée à la muraille lépreuse, Charlotte regardait pétrifiée d’épouvante. Le rituel de la messe, elle le connaissait par cœur, aussi pouvait-elle se rendre compte de l’étendue du sacrilège... Mais elle n’avait pas encore subi le pire. Au moment de la consécration, l’une des suivantes de la femme, sortie un instant, revint portant un bébé qui ne devait pas avoir un mois et le remit au prêtre qui le saisit, l'éleva au-dessus du calice et prononça :
- Astaroth prince de l’amitié, je vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous fais de cet enfant pour que soit réalisé ce que je vous demande...
D’un coup rapide, en habitué, il égorgea le petit dont le sang coula dans le calice. C’en fut trop pour Charlotte ! Oubliant toute notion de sécurité, elle ouvrit la bouche pour crier, mais à ce moment précis une main gantée s’abattit sur sa bouche, l'étouffant à moitié. En même temps une voix chuchotait à son oreille :
- Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !
- Hmmm !...
- Chut ! Vous dis-je. Vous voulez nous perdre tous les deux ? Vous n’avez rien à craindre de moi.
Elle signifia quelle avait compris en hochant la tête. Cependant, à l'intérieur une autre voix - un peu tremblante il est vrai ! - se faisait entendre : celle de la femme dont le corps servait d’autel. Abasourdie, Charlotte ne comprit pas tout sinon quelques mots, tant la voix était faible. Elle requérait « l’amour du Roi... mort à la Scarron... épouser le Roi... ».
A ce moment Charlotte sentit qu’on la tirait en arrière :
- Si vous en avez assez vu, partons d'ici !
Elle était trop bouleversée pour opposer la moindre résistance. D’ailleurs, on l’emportait plus qu’on ne l’entraînait et elle en éprouva une sorte de gratitude. C’était comme si quelqu’un venait de la retenir alors qu’elle se penchait imprudemment au-dessus de l’enfer. Glacée jusqu’à l’âme, tétanisée, elle ne reprit une conscience claire que lorsqu’elle se retrouva assise sur une souche d'arbre au milieu d'une clairière où un cheval était attaché. A la lumière d'une lanterne sourde dont on avait ouvert le volet, elle vit qu’un homme se tenait debout devant elle, les bras croisés sur la poitrine, et qu’il la regardait avec sévérité.
- Ce n’est évidemment pas un spectacle pour une jeune dame ! Voulez-vous me dire ce que vous faites dans ce coin à une heure pareille ? Et d’abord essuyez vos yeux ! ajouta-t-il en lui tendant un mouchoir. En effet, elle ne s’apercevait même pas qu’elle pleurait.
De même, sa vie en eût-elle dépendu, elle eût été incapable de décrire son compagnon. Lui restait présente à l’esprit l’horrible vision de l'enfant égorgé, du couteau, du sang dont une partie avait coulé sur le ventre blanc de la femme...
- Quelle horreur ! Souffla-t-elle. Comment peut-on commettre de tels crimes !...
Puis retournant son indignation contre l'inconnu :
- Et vous ? Pourquoi avez-vous laissé faire cette abomination ? Vous êtes jeune, solide... du moins vous le paraissez, et vous portez une épée. Il n'y avait là que des femmes, des gamins et un vieux démon déguisé en prêtre ! Alors...
A mesure qu’elle parlait, sa colère augmentait et sa voix s’élevait. A nouveau, il lui appliqua sa main sur la bouche :
- Taisez-vous ou je vous bâillonne ! Intima-t-il en lui reprenant le mouchoir. Vous n’êtes pas un peu folle ?
Une telle autorité émanait de ce jeune homme
- il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans ! -que Charlotte baissa le ton :
- Je ne crois pas mais, vous, comprenez que...
- C’est à vous de comprendre ! Révéler notre présence c’était signer notre arrêt de mort... ou alors il me fallait tuer ce joli monde.
- Mais pourquoi ?
- Savez-vous qui est la femme dont le corps servait d’autel ?
- Non.
- Eh bien ne cherchez pas à le savoir ! Et maintenant revenons à ma première question : que faites-vous ici, seule et à pareille heure ? Et ne me dites pas que vous vous promeniez!
- J’ai... j’ai perdu mon chemin ! Je me rends au château de Prunoy. Enfin je voudrais y aller. Je... j'y suis servante !
Sans répondre, l'homme prit la lanterne et l'éleva de façon à mieux examiner sa trouvaille, qui, du coup, ne le vit plus du tout mais l'entendit rire doucement.
- Qu'ai-je dit de si drôle ?
- J'ignorais que Mme la comtesse de Brécourt recrutât son personnel féminin parmi les pensionnaires des dames de sainte Ursule. N’est-ce pas leur costume que vous portez ou ne serait-ce qu'une illusion ? Allons, ne faites pas cette figure ! Je ne vous veux aucun mal. Au contraire, je ne songe qu’à vous aider !
- Vous en êtes sûr ?
- Absolument. Vous voulez aller à Prunoy ?
- Oh oui !
- Pas difficile ! Je vais vous y conduire. Venez ! Le chemin qui longe la chapelle vous en éloignerait de plus en plus...
Sans attendre la réponse, il éteignit sa lanterne, rejoignit son cheval qu'il détacha de l'arbre, se mit en selle avec l'aisance d'un cavalier confirmé puis, se penchant, tendit la main pour aider sa découverte à monter en croupe. Ce qu'elle fit avec la légèreté de ses quinze ans.
- Tenez-vous à moi et tenez bon ! Conseilla-t-il. Et surtout pas de bruit !
En silence, elle lui passa ses bras autour de la taille. Le cheval partit au pas, guidé par son maître qui choisissait les bas-côtés herbeux de préférence aux sentiers empierrés. Le compagnon de Charlotte s'assura d’un pistolet qu’il garda contre sa cuisse... Mais, au bout d’un moment, on emprunta un sentier suffisamment large pour prendre le galop et d’où l’on pouvait percevoir les moirures de la Seine, et l’arme réintégra sa place dans les fontes.
Une demi-heure plus tard, passé le charmant village de Marly, on s'arrêtait devant la grille d'un petit château niché dans la verdure. De jour, le site était charmant mais, par cette nuit noire, on n'en distinguait pas grand-chose. En revanche, la cloche du portail était nettement visible :
- Que faisons-nous ? interrogea l’inconnu. Je vous fais la courte échelle pour franchir le mur ou je sonne la cloche ?
- La cloche voyons ! Pourquoi le mur ?
- Bah, je me disais que pour une servante...
- Sonnez, vous dis-je !
Il s'exécuta. Une lumière s'alluma dans le pavillon du garde et, peu après, celui-ci émergeait de l’obscurité, enfonçant d’une main sa chemise dans ses chausses et brandissant de l'autre un pistolet :
- Qui va là ?... Qu'est-ce que c'est ? Brailla-t-il d'une voix ensommeillée.
- C'est moi, Gratien ! Charlotte de Fontenac ! Ma tante est au château ?
- Pas ce soir, Mademoiselle Charlotte. Il y a bal chez le Roi en l'honneur d'une princesse de je ne sais plus quoi ! Mme la comtesse ne rentrera qu’au matin !
- Vous pouvez peut-être m'ouvrir et prévenir au logis. Je suis lasse, j'ai froid et j'ai faim !
- Pour sûr, Mademoiselle ! On s'en occupe !... Et votre compagnon ?
- Oh, moi je ne rentre pas. Je vous confie Mlle de... Fontenac et je repars. J'ai encore à faire par ici.
Tandis que le gardien allait chercher les clefs, Charlotte sauta à terre :
- Me direz-vous au moins qui je dois remercier ?
- Est-ce bien nécessaire ? Vous avez seulement besoin de savoir ceci : jamais, à personne et à aucun prix, vous ne devez raconter ce que vous avez vu ! Je ne le répéterai jamais assez : il y va de votre vie !
- Et de la vôtre aussi ? C’est pour cela que vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
- Peut-être ! Une précaution est toujours bonne à prendre !
- Autrement dit, je ne vous inspire pas confiance !
- Non. Parce que vous êtes trop jeune et qu’à votre âge on parle volontiers à tort et à travers !
- Vous êtes gracieux ! Merci ! fit Charlotte, vexée...
Gratien revenait muni de sa clef et d’une grosse lanterne grâce à laquelle la jeune fille put enfin distinguer les traits de ce personnage doté d’une telle méfiance et comme en même temps il ôtait son chapeau pour la saluer, elle découvrit un visage mince et énergique, au profil net, strictement rasé, révélant une bouche bien dessinée au pli moqueur, des yeux bleus, vifs et clairs sous le surplomb d’épais sourcils, bruns comme les cheveux raides, coupés nettement à la hauteur des larges épaules. Ses gestes possédaient une élégance naturelle comme sa façon de se tenir à cheval. Quant aux vêtements - habit et chausses collantes disparaissant dans de hautes bottes à entonnoir, chemise blanche au col fermé par un cordon de soie noire assortie au chapeau sans plumes et gants de cheval, l’ensemble complété par une vaste cape noire rejetée sur les épaules -, ils étaient irréprochables. Certes, le personnage ressemblait davantage à un gentilhomme qu'à un plébéien, mais Charlotte lui en voulait de son manque de confiance. Aussi remisa-t-elle ses remerciements et, après un froid salut, elle franchit la grille que lui ouvrait Gratien et le suivit à travers le jardin sans même se retourner. L’inconnu ne s'en formalisa pas. Il resta un moment à suivre des yeux les deux silhouettes dessinées par le reflet de la lanterne, tourna la tête de sa monture et repartit au galop avec un haussement d’épaules : celui d’un homme qui se débarrasse d’un fardeau.
Quand la maîtresse était absente, il y avait toujours, à Prunoy, un valet de chambre dans le vestibule. Celui-ci alla réveiller la gouvernante qui appela une femme de chambre et, une demi-heure environ après son arrivée, la fugitive pouvait s’enfoncer dans des draps sentant bon la menthe sauvage et s’y endormir avec la belle facilité de la jeunesse. Elle était si fatiguée que même les images effrayantes de la vieille chapelle avaient disparu. Elle y penserait demain. Ou plutôt elle essaierait de ne plus y penser. Elle aurait déjà bien assez à faire avec les explications qu’il lui faudrait donner au sujet de sa fuite...
Quand elle rouvrit les yeux, la pendule marquait onze heures, il faisait grand jour - si l’on pouvait appeler ainsi la lumière grise, triste et terne qui s'introduisait à travers les vitres ! - et une main relativement douce lui secouait l'épaule :
- Allons, Charlotte, réveillez-vous ! Nous avons à causer!
Elle s’assit dans son lit en se frottant les yeux afin d’en chasser les dernières brumes du sommeil :
- Madame ma tante je vous salue et vous demande bien pardon d’avoir ainsi envahi votre maison en votre absence sans vous en avoir demandé la permission.
Un éclat de rire lui répondit :
- Quittez cet air confit qui ne vous va pas et dites les choses simplement. Vous vous êtes enfuie du couvent si je ne me trompe ? Pourquoi ? Vous ne sembliez pas vous y trouver si mal jusqu’à présent.
- C’est vrai, mais c’est parce que j’étais persuadée d’en sortir un jour. Or, hier tantôt, Madame la supérieure m’a fait mander dans son appartement pour m’apprendre deux nouvelles...
- Lesquelles ?
- Madame ma mère va se remarier sous peu et elle a décidé que je prendrais le voile chez les Ursulines. J’ai compris alors que je n’étais pour elle qu’une charge dont elle entendait se défaire au plus vite avant d’entamer une nouvelle vie où je n’ai pas ma place.
- Par tous les saints du Paradis ! Jura Mme de Brécourt, voilà du nouveau, en effet.
Quittant les abords du lit, elle fit deux ou trois tours dans la chambre dans une agitation grandissante, les bras croisés sur sa poitrine, suivie des yeux avec un vif intérêt par une nièce qui ne l’avait jamais vue se départir de sa sérénité qu’une seule fois : le jour où elle s’était brouillée avec sa belle-sœur, la mère de Charlotte. C’était peu de temps après la mort d’Hubert de Fontenac, son père, deux ans plus tôt, et la petite Charlotte n’avait pas réussi à en connaître la raison, n'ayant pu assister qu'au dernier acte, mais elle revoyait encore Mme de Brécourt, en grand deuil, dressée en face de la veuve, l'œil étincelant de colère et laissant tomber :
- Que vous n'éprouviez pas le moindre chagrin de cette perte qui m'est cruelle, je ne saurais vous le reprocher, mais vous pourriez au moins sauver les apparences ! Ne fût-ce que pour l’enfant... Mais qu’attendre d’autre d'une femme telle que vous ?
Elle était partie là-dessus et on ne l'avait plus revue. D'ailleurs, le lendemain matin Charlotte était conduite chez les Ursulines d'où elle n'était sortie qu'en de rares occasions. Aussi avait-elle souvent pensé à cette marraine qu’elle aimait et dont elle était certaine d’être payée de retour. C’est pourquoi, fuyant le couvent, s’était-elle tout naturellement tournée vers celle en qui elle voyait son unique planche de salut. Aussi était-ce sans inquiétude et même avec une réconfortante impression de bien-être qu'elle la regardait arpenter sa chambre. Et puis elle était tellement agréable à regarder !
Aux abords de la cinquantaine, en effet, Claire, comtesse de Brécourt, née Fontenac, restait belle. Grande, élancée, elle possédait le précieux privilège de pouvoir porter avec élégance n’importe quel vêtement et elle était toujours habillée à ravir. Veuve d’un lieutenant général aux armées du roi Louis XIV, elle appartenait au cercle de la reine Marie-Thérèse dont elle était seconde dame d’atour, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir noué des liens de solide amitié avec Madame « Palatine », duchesse d’Orléans, dont elle appréciait le franc-parler et le cœur généreux. Deux qualités rares à la Cour ! Bien vue du Roi et jouissant d’une belle fortune, elle y occupait une situation enviable et enviée. Enfin, elle était mère d'un fils unique, Charles, qu'elle adorait et qui, au contraire de son père, avait choisi la Marine. Elle n'en portait pas moins à sa filleule une réelle affection dont la petite ne doutait pas parce qu’elle la lui témoignait en lui écrivant régulièrement.
Arrêtant enfin ses allées et venues en se posant sur le bord du lit, elle demanda :
- Savez-vous qui votre mère veut épouser ?
- Un M. de La Pivardière, je crois.
- Ce bellâtre ? Il compte facilement dix ans de moins qu’elle !...
Elle avait parlé trop vite et se mordit la lèvre : il n’était pas d’usage de critiquer les parents devant les enfants. Dans ce cas particulier c’était même une faute parce que Charlotte n’avait parlé que par ouï-dire, se contentant de rapporter ce qu’elle avait appris de la mère supérieure...
- Je n’aurais pas dû dire cela, reconnut-elle. Sans doute ne le connaissez-vous pas ?
- Non. Je ne l’ai jamais vu...
- Depuis combien de temps n’avez-vous pas séjourné chez votre mère ?
Charlotte se sentit rougir comme si la faute lui incombait:
- Depuis l’an passé. Aux dernières vacances ma mère avait commandé des travaux et n’aurait su que faire de moi...
Cette fois, Mme de Brécourt retint le commentaire acerbe qui lui venait. La petite n'en avait nul besoin après s’être entendu signifier qu’on ne voulait plus la recevoir et, quand on connaissait Marie-Jeanne de Fontenac, cela n’avait rien d’étonnant : jamais belle apparence n’avait caché cœur plus sec et plus égoïste.
Plus avare aussi, sauf en ce qui concernait sa petite personne dont elle prenait le plus grand soin. La quarantaine atteinte, elle conservait un joli teint, de beaux cheveux d’un blond ardent qui s’harmonisaient à ses yeux d’or liquide et à un corps qu’à une exception près elle avait su préserver des nombreuses maternités qui déforment et alourdissent. La venue de sa fille ne lui avait causé aucune joie, bien au contraire : elle aurait cent fois préféré un garçon qui eût pu faire carrière. Aussi ne s’en occupa-t-elle guère. Charlotte - qu’elle montrait le moins possible et plus du tout quand elle s'aperçut qu’elle risquait d'être belle ! - passa des mains de sa nourrice au pensionnat des Ursulines sans autre transition que le quartier des domestiques et les soins hésitants d'une cousine, vieille fille hébergée par charité. Celle du mari, naturellement, le mot et la chose demeurant étrangers à Marie-Jeanne de Fontenac, sauf à la sortie de la messe dominicale ou lorsqu'une personnalité de la Cour s'inscrivait sur son horizon...
Jamais Claire de Brécourt n'avait compris ce qui avait si fort attiré son frère Hubert, bel homme d'une quarantaine d'années qui avait voyagé longtemps en Orient avant de reprendre la survivance de son père comme gouverneur de Saint-Germain, vers cette demoiselle de Chamoiseau rencontrée dans le salon de Mme de Rambouillet où l’avait traîné une parente fière de produire un grand voyageur. Bien que le héros de la soirée, il s’y fût ennuyé copieusement s’il n’y avait eu cette jolie fille qui ne s’amusait pas beaucoup plus que lui mais qui avait pris plaisir à l’écouter évoquer les terres lointaines. Ce fut pour Hubert une sorte de coup de foudre auquel la belle répondit avec un tel enthousiasme qu’il fallut les marier afin d’éviter une conséquence qui ne fut d’ailleurs qu’une fausse alerte.
Devenue baronne de Fontenac, la demoiselle troqua avec délice le logis parisien de son procureur de père pour le bel hôtel de Saint-Germain, proche du château royal et d’une cour que le jeune roi y ramenait le plus souvent possible, ayant, depuis les tumultes de la Fronde, pris Paris en grippe.
Louis XIV, à qui la mort du cardinal Mazarin laissait les mains libres, commençait alors un règne qu’il voulait brillant. Il venait d’épouser l’infante Marie-Thérèse et faisait tout exploser autour de lui. Aimant le faste, le jeu, la chasse, les fêtes, les femmes et bien sûr l’amour, sans oublier la danse et les beaux jardins, il mariait Monsieur son frère à la charmante Henriette d’Angleterre et trouvant également sinistres le vieux Louvre, les Tuileries et même le Palais-Royal, partageait ses résidences entre Saint-Germain et Fontainebleau, envoyait devant ses juges le surintendant Fouquet pour le punir de lui avoir montré une vie de château beaucoup plus fastueuse qu’il l’eût jamais imaginée et, du coup, mettait sur pied le projet d’un palais fabuleux construit à Versailles autour du modeste relais de chasse qu’y avait bâti son père. Son appétit de femmes équivalait celui qu'il déployait à table, proche de la goinfrerie, et s’il avait toujours quelque passion au cœur il lui arrivait de-ci de-là de choisir dans le parterre de jolies femmes qui papillonnaient dans son sillage. Mme de Fontenac fut, un soir, de ces élues fugaces et durant quelques années ne vécut plus que dans l'attente d'un retour de flamme. Qui ne se produisit pas, mais, de cette unique nuit, la jeune femme, y voyant une sorte de sacre secret, devint peu à peu invivable pour son entourage. A commencer par son époux qu'elle rêvait maréchal de France, ou, tout au moins, gouverneur d'une province et qui s'estimait regrettablement satisfait de son sort. Alors, en attendant que lui revienne le souverain, elle trompa Hubert deux ou trois fois jusqu'à ce qu'une mauvaise grippe l'enlève à la fleur de l'âge, fasse de Marie-Jeanne une veuve et chasse Charlotte de la maison paternelle, marquant ainsi la rupture entre les deux belles-sœurs.
Rupture d'autant plus sérieuse que Mme de Brécourt n'avait pu s'empêcher de trouver le trépas de son frère un peu trop rapide. Il était survenu trois mois environ après un événement, considérable en ce qu'il avait frappé bien des esprits. Le 16 juillet 1676, on avait en effet décapité en place de Grève une jeune et jolie femme de la meilleure société parisienne, la marquise de Brinvilliers, convaincue d'avoir empoisonné son père, ses frères puis tenté d'infliger le même régime à son époux et à une de ses sœurs. Sans compter les quelques malades de l’Hôtel-Dieu qui lui avaient servi de cobayes au moyen des douceurs quelle leur portait par charité. Le 16 juillet 1676, donc, elle était exécutée au milieu d'une foule énorme qui s’entassait derrière les cordons de gardes et débordait des fenêtres, des toits et de tout ce à quoi on pouvait s’accrocher pour mieux voir. Claire de Brécourt elle-même y avait assisté depuis le pont Notre-Dame où elle s'était retrouvée coincée avec deux amies, Mme d’Escars et Mme de Sévigné, grande bavarde et grande épistolière qui, dès le lendemain, écrivait à sa fille, Mme de Grignan : « Enfin c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés... » Paroles qui se révélèrent bizarrement prophétiques. Quelques mois après, en effet, un billet anonyme trouvé dans le confessionnal des jésuites de la rue Saint-Antoine dénonçait un complot visant à empoisonner le Roi. En même temps, les pénitenciers de Notre-Dame révélaient, horrifiés, qu'ils voyaient défiler en confession un nombre inquiétant d'hommes et de femmes - dont bien sûr ils ne donnaient pas les noms ! - s'accusant d'avoir éliminé un proche encombrant au moyen de substances vénéneuses à eux procurées par l'un ou l'autre des nombreux sorciers, devineresses, tireuses de cartes, avorteuses, prêtres défroqués ou charlatans divers qui encombraient alors Paris. De là à penser qu’Hubert de Fontenac avait été victime de l'un d’eux pour permettre à sa femme de s'approprier sa fortune, il n’y avait qu’un pas et la comtesse n’hésita pas à le franchir.
Claire s’en ouvrit à un ami de son défunt mari, le lieutenant général de Police Nicolas de La Reynie, sans doute l’homme le plus à même de lui apporter une réponse, mais celui-ci se récusa : - Tant que son nom n’a pas été prononcé par ceux que nous interrogeons, mes mains sont liées. Cependant je crains que de nombreuses arrestations ne suivent les premières et s'il advient qu'un interrogatoire mette cette dame en cause, je m'y attacherai personnellement et vous le ferai savoir. Pour l'instant, je suis débordé de travail. Les dénonciations pleuvent: il va falloir que le Roi prenne une décision...
Elle ne l'avait pas revu depuis des semaines et l’on en était là par ce matin gris d’un mois de mars à son début... Pour l’heure, il y avait le problème que représentait l'arrivée de Charlotte en pleine nuit pour chercher refuge chez elle et qui - cela crevait les yeux ! - mettait en elle toutes ses espérances. Des espérances qu'il ne fallait décevoir à aucun prix. L'enfant était encore trop fragile, même si elle possédait un caractère impétueux et si elle venait de faire preuve d'un courage et d’une détermination au-dessus de son âge...
Inquiète soudain du silence de sa tante, Charlotte demanda :
- Madame ma tante, vous n’allez pas, j'espère, me renvoyer là-bas ?
Mme de Brécourt passa un doigt caressant sur la joue veloutée de la petite. Quelle était donc devenue mignonne depuis leur dernier revoir ! Les angles de poulain nouveau-né qu'elle avait encore deux ans plus tôt s’adoucissaient en dépit du fait que sa minceur était à la limite de la maigreur, mais son visage à fossettes ne s’en ressentait pas. Et qu’elle avait donc de beaux yeux ! Longs, fendus en amande et remontant légèrement vers les tempes, ils étaient d’un vert profond comme la mer et scintillants comme des étoiles. Leur contraste avec les cheveux blonds argentés était frappant. En dépit du peu de soin qu’en prenait Charlotte, assez indifférente à son aspect extérieur, ils avaient la douceur et la souplesse de la soie. Encore inachevée sans doute, elle était déjà ravissante et sa marraine comprit que jamais sa mère ne l’accepterait dans son entourage. La beauté épanouie, un rien clinquante, de ladite mère n’avait rien à y gagner. Elle aurait donc trouvé une solution : un couvent, même si la règle voulait que chaque future épouse du Christ apportât une dot. La pingrerie de la dame en souffrirait mais lui serait moins douloureuse que celle qu’il faudrait donner en mariage. En outre, la trésorière du couvent aurait sans doute quelque peine à en recevoir l’intégralité... Mais il fallait répondre à l’interrogation angoissée de l’adolescente :
- Non, je ne vous renverrai pas là-bas...
- Il ferait beau voir ! Renchérit une forte femme qui venait de pénétrer dans la chambre, portant un plateau sur lequel une tasse de lait fumait à côté d’une pile de tartines. Cette pauvre enfant est arrivée cette nuit plus morte que vive et peut-être ne serait-elle jamais parvenue jusqu'à nous si un étranger ne lui avait porté secours !
Celle qui s’exprimait ainsi savait qu’on ne la reprendrait pas. C’était Marguerite, la sœur de lait de Mme de Brécourt, qui ne l’avait jamais quittée et faisait office de gouvernante dans ses différentes demeures, aussi bien Prunoy que l’hôtel parisien. Seules lui échappaient les tours féodales de Brécourt, le fief comtal de Normandie dont le maître actuel était depuis sa majorité le fils de Claire...
- Au fait, sait-on de qui il s’agit ? Il conviendrait de le remercier !
- Il s'est contenté de me laisser à la grille, répondit Charlotte en attaquant ses tartines, mais il ne m'a pas dit son nom. Il n'a pas voulu. C'était sans importance, selon lui...
- De quoi avait-il l'air ?
- Que puis-je dire ? Qu'il était jeune, vêtu convenablement... et que c'était un excellent cavalier. Un bourgeois peut-être ? Il n'avait pas de plumes à son chapeau... quoique sa tournure fût plutôt militaire.
- Comment l’avez-vous rencontré ?
- J'avais si grande hâte de m'échapper que je courais de toutes mes forces. J'ai fini par faire une chute et il m'a ramassée. En plus, je m'étais trompée de chemin. Mais Gratien pourrait vous en parler : il l'a vu aussi bien que moi. Mieux sans doute ! J'avais tellement peur !...
- De quoi, mon Dieu ? Tout de même pas que les nonnes vous courent après !
Sans trop savoir pourquoi, Charlotte sentit qu'elle rougissait et piqua du nez dans sa tasse de lait mais sa confusion n'échappa pas à celles qui l'observaient. D’un accord tacite, cependant, elles ne la questionnèrent pas davantage. Et comme ayant fini son lait elle se laissait aller de nouveau dans ses oreillers, Marguerite la débarrassa du plateau :
- M’est avis que notre demoiselle a encore besoin de dormir un brin, Madame la comtesse ! Un souper léger ce soir avant une bonne grande nuit et elle sera comme neuve demain!...
- Tu as raison !... Reposez-vous bien mon cœur et quittez tout souci ! Nous allons voir quel avenir pourrait vous être offert...
Reconnaissante et apaisée, la rescapée sourit, se pelotonna dans son lit, ferma les yeux et se rendormit aussitôt!
- Que c'est beau la jeunesse ! murmura la comtesse tandis que Marguerite refermait les courtines.
- A condition de lui laisser le temps d’exister, bougonna Marguerite. Ce qui ne semble pas entrer dans les intentions de Mme la baronne de Fontenac ! Jetée au cloître à quinze ans et jusqu'à la fin de ses jours, ça promet une agréable existence ! Et qu'est-ce que nous allons faire, maintenant ?
Mme de Brécourt lui fit signe de se taire et elles quittèrent la chambre sans autre bruit que le léger grincement du parquet. La porte refermée, elles gagnèrent le cabinet attenant à la chambre de la comtesse où elle se retirait souvent pour lire ou pour écrire. C'était une pièce élégante et chaleureuse. Un feu de bois pétillait dans la cheminée de marbre blanc et ses flammes caressaient le cuir blond et les ors des livres alignés dans une bibliothèque, les bronzes d’un petit bureau en bois des îles, la soie « feuille-morte » des rideaux assortis aux trois fauteuils. Au mur un miroir de Venise ancien renvoyait la lumière triste du jour et surtout celle du candélabre chargé de bougies rouges allumées.
La comtesse alla s’asseoir à sa table mais se contenta d'y appuyer les coudes afin de pouvoir reposer sur ses mains son visage d’où le sourire s’était effacé :
- Assieds-toi ! Il faut que nous parlions. Que va-t-il se passer à présent selon toi ?
- On va la chercher. Le couvent d’abord puis si on ne la retrouve pas, on préviendra la mère. C’est sûr ! Peut-être pas tout de suite. La supérieure doit savoir que Mme la baronne ne porte guère d’intérêt à sa progéniture puisqu’elle veut que le couvent l’en débarrasse. Est-ce que vous la connaissez ?
- La supérieure ? Pas assez pour lui parler à cœur ouvert. Et puis mieux vaut que l’on ne me voie pas à Saint-Germain ce jour d’hui.
- Est-ce que vous n’allez pas au château ?
- Non. Le Roi chasse, la Reine comme chaque jeudi se rend à l’hôpital visiter les malades et je laisse à d’autres le plaisir de l’accompagner. Mme de Visé, par exemple, à qui, en digne Espagnole, le sang ne fait pas peur. J’y suis allée une fois et j’ai pensé m’évanouir : tu n’imagines pas jusqu’où sa charité mène notre reine. Les plaies les plus hideuses ne la rebutent pas. C’est un ange de bonté. Elle déverse sur ces misérables les trésors d’un cœur dont on ne se soucie pas ailleurs. Jamais reine de France n’a été si mal traitée par un époux qui la honnit au point de lui imposer ses maîtresses... mais qu'est-ce qui nous arrive là ?
Le roulement d’un carrosse et le son cadencé des sabots des chevaux se faisaient en effet entendre :
- Va voir ! dit Mme de Brécourt, mais Marguerite n’eut que le temps de quitter le cabinet : un valet accourait annonçant M. de La Reynie. Le bruit d’un pas rapide venant de l’escalier l’accompagnait. Apparemment le visiteur ne doutait pas d’être reçu.
- On dirait qu’il y a urgence, mon ami ! fit la comtesse en allant à la rencontre du lieutenant général de Police que dès son entrée elle prit par la main, coupant court aux politesses de la porte pour le mener au canapé où elle le fit asseoir près d’elle.
- De quoi s'agit-il ?
En dépit d’une impassibilité dont il se départait rarement, La Reynie ne put s’empêcher de sourire :
- C’est vrai, je suis pressé... mais pas au point de renoncer à baiser votre main !
Elle la lui offrit aussitôt :
- Voilà ! Voulez-vous boire quelque chose de chaud ? Il fait un froid de gueux ce matin !
- Je vais me répéter : pas à ce point-là ! Mais j'admets qu’un doigt de vin d’Espagne me ferait plaisir !
Une déjà ancienne amitié autorisait ce ton libre entre la grande dame et le gentilhomme que le Roi avait personnellement chargé de traquer le crime sous toutes ses formes et de purger Paris de ses sanies. La Reynie s’y employait d’une main de fer qu’il lui arrivait cependant de couvrir de velours lorsque son sens aigu de la justice l’exigeait. Originaires de Guyenne, les Fontenac avaient connu La Reynie alors président de ladite Guyenne au temps de la Fronde quand celui-ci, indéfectiblement fidèle au jeune roi, affrontait le parlement de Bordeaux et le prince de Condé retranché dans la ville. Ensuite, après avoir assisté le duc d’Epernon dans le gouvernement de Bourgogne, il vint à Paris, y acheta une charge de maître des requêtes et fut remarqué par Colbert au point que celui-ci le recommanda au Roi pour réorganiser la police de la capitale - en admettant qu'elle l’eût jamais été -et mettre de l’ordre dans l’incroyable pagaille régnant alors sur les nuits - et même les jours ! - de la ville. Chose plus appréciable encore, La Reynie ne rendait compte qu'au Roi et à son ministre. Ce qui lui laissait les mains libres vis-à-vis des autres magistrats... Au physique, et à cinquante-trois ans, c’était un homme de belle taille, droit comme un I et sans un pouce de graisse. Un visage aux traits nobles, sérieux mais sans excès, où la puissance du menton annonçait la volonté, un nez fort, deux yeux sombres, ouverts et pénétrants, d’un brun foncé comme l’épaisse chevelure à peine striée de quelques fils d’argent complétaient l’ensemble.
- Si vous me disiez ce qui amène chez moi un homme aussi occupé que vous ? fit Mme de Brécourt quand on les eut servis et qu’ils eurent trempé leurs lèvres dans le vin.
- Votre nièce, Mlle de Fontenac, est arrivée chez vous cette nuit, n’est-ce pas ?
- Mais... comment le savez-vous ? Souffla la comtesse sans essayer de cacher sa surprise. Je vous sais l'homme le mieux renseigné de France, mais je ne vous savais pas le don de double vue !
- C’est beaucoup plus simple que cela : un mien cousin, le jeune Alban Delalande, qui est déjà l’un de mes meilleurs limiers, l’a rencontrée alors qu'elle avait perdu son chemin : il l'a prise en croupe et l'a menée jusqu'ici !
- Ah ? Je vois ! Eh bien vous lui direz toute ma gratitude et...
- Veuillez m'excuser mais ce n'est pas de cela dont je viens vous entretenir. Ce garçon a cru comprendre que cette jeune personne venait de s’enfuir des Ursulines de Saint-Germain ?
- En effet, et elle avait pour ce faire la meilleure des raisons : sa mère entend qu’elle y prenne le voile et n'en sorte plus... et si vous venez la chercher pour l'y ramener, sachez qu’il ne saurait en être question !
La Reynie se mit à rire :
- Chère comtesse ! J’ai trop à m’occuper avec les sorciers de tout poil que mes hommes arrêtent depuis le début de l'année pour galoper après des jeunes filles fugueuses, mais je crains que celle-ci ne soit en danger. Le hasard a voulu qu’au cours de son expédition, elle soit témoin d’un fait qu’elle n’aurait jamais dû voir. Ne me demandez pas quoi, ajouta-t-il précipitamment en voyant s'ouvrir la bouche de son amie. Alban lui a fait promettre de n'en parler à qui que ce soit mais à cet âge il arrive que l’on bavarde sans réfléchir... A d’autres âges aussi.
- C’est... si grave ?
- Cela touche au secret d’Etat ! En outre s'enfuir d’un couvent est chose sérieuse. Quand on commencera à la chercher c’est à Prunoy que l’on ira en premier. Bien que, si j’ai bonne mémoire, vous soyez brouillée avec votre belle-sœur.
- Rien n’est changé. Je vous ai confié, il y a deux ans, le doute où m’a laissée la mort de mon frère. C’est pourquoi il est hors de question que je rende Charlotte. Sa mère, j’en jurerais, n’hésiterait pas à la faire passer de vie à trépas afin d’avoir la paix une bonne fois. Cependant, je n’ignore pas qu’elle a sur elle tous les droits et j’ajoute qu’elle éprouverait un vif plaisir à envoyer vos gens fouiller ma maison de fond en comble.
- Seconde raison pour que votre filleule ne reste pas dans vos murs !
- J’en suis d’accord mais où la mettre à l’abri ? Notre hôtel de Paris comme notre château normand seront pareillement suspects. De plus, qu’y ferait-elle seule ? Elle n’a que quinze ans !
- Vous ne voyez personne à qui la confier ? Votre amie Sévigné par exemple ?
- C’est la meilleure personne qui soit mais sa plume est beaucoup trop bavarde... Sa langue aussi d’ailleurs
- J’y pense ! Vous êtes très bien en cour, vous-même. Mme de Fontenac l’est-elle aussi ?
- Du vivant de mon frère elle y était acceptée avec lui et à cause de lui mais depuis sa mort, sa méchanceté et surtout sa sottise lui ont fermé nombre de portes. Pourtant... il paraîtrait qu'elle vient de temps à autre faire ses révérences à l’ex-Mme Scarron que le Roi a faite marquise de Maintenon pour la remercier de ses soins aux enfants que lui a donnés Mme de Montespan... dont l'astre semble pâlir. C'est une bigote et elle serait sans doute charmée de contribuer à l’arrestation d’une future nonne en fuite. Mais pourquoi ces questions ? Vous n’auriez pas l'idée d’envoyer ma pauvre Charlotte à la Cour ?
- Il y a de cela mais pas entièrement. L’idée ne serait pas mauvaise en vertu du principe que c'est au milieu de la foule et en plein soleil que l'on vous remarque le moins. Or, sans aller jusque-là, vous êtes amie de Mme la duchesse d'Orléans, notre pittoresque princesse palatine ?
- En effet. J’avoue que je l'aime beaucoup : elle est imprévisible mais son cœur est plus grand que Notre-Dame de Paris !
- Parfait. Vous savez mieux que moi qu'en attendant la fin des gigantesques travaux de Versailles où le Roi a décidé que la Cour serait fixée définitivement, on la promène selon la saison de Saint-Germain à Fontainebleau avec seulement de brefs séjours dans le nouveau palais. Monsieur et son épouse, eux, partagent leur résidence entre le Palais-Royal à Paris et leur magnifique château de Saint-Cloud. Votre nièce serait ainsi à l’écart de la Cour et personne n’aurait l’idée ni l’audace de l’y chercher. Sans compter que je serai à même de la surveiller. Qu’en pensez-vous ?
- Que vous êtes génial, que je vais faire atteler pour me rendre dans l’instant auprès de Madame... et que vous êtes le meilleur ami que l’on puisse avoir !
- Merci ! Auparavant n’oubliez pas de lier la langue de vos serviteurs. Mlle de Fontenac n’a jamais mis les pieds ici !
- Soyez tranquille ! J’ai en eux toute confiance !
- N’en ayez pas trop tout de même. Ce que j'apprends en ce moment de ce que j’appellerai le « monde souterrain » réserve d’étranges surprises.
- Pas chez moi. Tous mes serviteurs sont nés à Prunoy ou à Brécourt. Cela dit tout !
- Même au Paradis terrestre il y avait un serpent ! J’insiste : faites attention !
La Reynie reparti, la comtesse réunit tout son monde et, sous l’œil sévère de Marguerite, lui tint un petit discours à la fois ferme et chaleureux tel qu’une mère de famille pourrait en tenir à ses enfants puis demanda ses chevaux. Une demi-heure plus tard elle roulait en direction de Paris où elle était certaine de trouver Madame. La veille, le bruit courait à Saint-Germain que la princesse, souffrant d’une indigestion, allait prendre médecine et garder le lit. Il était donc évident qu’elle ne bougerait pas. Cela donnait l’assurance d’un entretien en tête à tête autorisé par le degré d’amitié, donc d’intimité, que la duchesse d’Orléans accordait à la comtesse Claire...
Celle-ci ne rentra qu’à la nuit close et se rendit droit chez sa nièce quelle trouva assise dans son lit sous la surveillance de Marguerite et en train de faire disparaître le contenu du plateau que celle-ci lui avait apporté.
- Voilà ! Tout est arrangé ! Exhala-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil sans avoir pris seulement le temps d'ôter ses vêtements de sortie où s'attardait l’odeur des frimas du dehors. Demain je vous conduirai à Paris. Madame, la duchesse d’Orléans, s’est déclarée prête à vous accueillir. Elle n’ignore plus rien de vous et vous serez parfaitement à l’abri chez elle.
Charlotte, qui mangeait une crème à la vanille, resta la cuillère en l’air :
- Moi ? Chez une aussi grande princesse ? La propre belle-sœur du Roi ? Mais pourquoi ? fit-elle sans faire montre du moindre enthousiasme.
- Parce que vous y serez mieux protégée que nulle part ailleurs. Non... ne protestez pas ! M. de La Reynie m’est venu voir ce tantôt et le conseil émane de lui.
- M. de La Reynie ? Mais que sait-il de moi ?
- Ce que lui a raconté le jeune homme qui vous a récupérée la nuit dernière.
- Il le connaît donc ?
- C’est l’un de ses meilleurs limiers... et aussi son cousin. Il s’appelle... Alban Delalande, ajouta-t-elle après un instant de réflexion.
La nouvelle ne causa aucun plaisir à Charlotte. Son sauveur lui avait plu et son imagination avait déjà commencé à poser les bases d’une histoire romantique... bien qu’il n’eût pas de plumes à son chapeau. Or ce n’était qu’un argousin ! Quelle déception !
- Ah ! fit-elle seulement.
Elle se tut un instant puis :
- Je voudrais bien savoir la raison pour laquelle il lui a parlé de moi ?
- Parce qu’il estime - et nous estimons tous ! - qu’en restant ici vous courez le risque d'être reprise et, si votre mère en exprimait la volonté, menée à quelque couvent éloigné et beaucoup plus sévère que les Ursulines...
Elle s’abstint de dire qu’elle redoutait pour elle pis encore que cette éventualité : les hasards des chemins, les conditions de vie difficiles et - pourquoi pas ? - la maladie mystérieuse, l’accident bête qui la retrancherait purement et simplement du monde des vivants. En ces temps troublés c’était relativement facile et Claire tenait sa belle-sœur pour parfaitement capable d'aller jusqu’à cette extrémité dès l'instant où elle comprendrait qu’elle avait affaire à une rebelle et non plus à une fillette silencieuse et soumise.
- Oh non ! Gémit Charlotte.
- Oh si ! Il faut regarder les choses en face. Surtout si l’on vous aime ! Et c’est mon cas, continua-t-elle en passant un bras affectueux autour des épaules de l’adolescente pour poser un baiser sur son front. Celle-ci leva des yeux soudain humides. C’était bien la première fois qu’on lui disait qu’on l’aimait...
- Alors vous n’êtes pas en train de vous débarrasser de moi... vous aussi ?
- Mais non, petite sotte ! Je veux vous protéger et d’ailleurs je ne serai jamais loin ! Enfin Madame est le meilleur cœur de la terre. Vous pourrez le constater. Elle ne ressemble à personne et je crois même que vous vous amuserez chez elle. Et assurément plus qu'à la Cour !
- Comment est-ce à la Cour ?
- Fort brillant mais il convient à chaque minute de faire attention à l’endroit où l’on met ses pieds. Dès l’instant où deux fauves en jupons se disputent quasi publiquement le cœur du Roi jusque chez une pauvre reine que cela crucifie parce qu'elle n’a jamais cessé d’aimer son époux d’un amour aussi muet que désespéré, vous conviendrez que l’atmosphère s'avère parfois difficilement respirable ! Alors, c'est dit ? Nous allons au Palais-Royal demain ?
Cependant Marguerite qui se taisait depuis que Mme de Brécourt avait ouvert la bouche estima qu’il était temps pour elle de s’exprimer :
- C’est très joli tout cela mais je ferai remarquer à Madame la Comtesse que Mlle Charlotte a pour seul bagage ses vêtements de pensionnaire et que...
- Bien sûr ! Tu as raison et il faut y penser ! Même chez Madame, qui méprise la toilette au point de porter le plus souvent sa tenue de chasse quand elle n’est pas obligée d’arborer le grand habit de cour, il faut un minimum. Levez-vous Charlotte ! Et toi va me chercher deux de mes... ou plutôt j’y vais moi-même !
Elle disparut quelques instants et revint suivie d’une femme de chambre chargée d’une brassée de vêtements qu'elle déposa sur le lit. La comtesse y prit une robe de velours du même vert que les yeux de Charlotte et discrètement bordée d’une guirlande de fleurs en argent, la tint devant sa filleule en appuyant d’abord sur les épaules puis sur la taille et déclara:
- C’est ce que je pensais. Elle est un peu plus petite que moi, plus mince aussi : il suffit de reprendre un ou deux pouces en largeur et autant en longueur, ce sera parfait... Idem pour cette autre et les jupes qui vont avec. Le manteau lui ne posera aucun problème. Restent les souliers...
Déchaussant un pied, elle tendit une chaussure à Charlotte qui y glissa le sien. Ou tout au moins essaya, mais fit la grimace :
- Trop petit ! Soupira-t-elle.
- Et vous n’avez pas encore atteint votre taille définitive! Allez-vous nous fabriquer de ces grands pieds qui sont si commodes dans les maisons royales parce que l’on y reste longtemps debout mais bien peu gracieux ? Heureusement vos mains seront ravissantes quand auront disparu ces égratignures ! Mais qu’allons-nous faire ?
- En commander chez votre faiseur, proposa Marguerite en allant chercher une feuille de papier et un crayon à l’aide desquels on dessina le contour des pieds de Charlotte. En attendant qu’on lui en livre de nouveaux il fut décidé qu’elle garderait ses propres souliers dont Marguerite avait ôté avec soin les traces laissées par son aventure nocturne.
Et, le lendemain matin, nantie d’un coffre contenant un embryon de trousseau et habillée de neuf sous une mante à capuchon fourré et ourlée de petit-gris, Charlotte prenait place aux côtés de sa tante dans le carrosse qui allait l’emmener vers une nouvelle vie. Ni l’une ni l’autre ne parlait, chacune d’elles ressentant la gravité du moment. Tandis que les pensées de la jeune fille se teintaient du vert de l'espérance en un avenir bien plus excitant que celui d’un couvent à perpétuité, celles de sa compagne étaient plus sombres. A chaque instant, depuis deux jours, elle s’était attendue à voir sa demeure envahie par la maréchaussée chargée de ramener la fugitive et elle osait à peine croire à sa chance. Le pire fut quand on traversa le pont de Saint-Germain au pied même du double château royal, toujours passablement encombré. On ne pouvait guère être plus près du danger - Charlotte d’ailleurs l’éprouva comme elle ! - et ce fut seulement en atteignant Nanterre qu’elle respira plus librement. La capitale était toute proche à présent et Mme de Brécourt entreprit alors de lui faire répéter une fois encore les principaux usages de mise dans une cour princière. Elle y ajouta quelques recommandations :
- Avant d’aller au Palais-Royal, je vous montrerai notre hôtel du Marais qui n’est pas très éloigné... Il n’est jamais fermé et vous pourrez y trouver de l’aide. Et pourquoi pas un refuge en cas de danger. C’est Marie-Bonne, la sœur de Marguerite, et son époux qui en ont la charge. Ils sauront prendre soin de vous.
On entra dans Paris par la porte Saint-Honoré proche du Palais-Royal que Mme de Brécourt indiqua en passant avant que la voiture ne continue une longue rue au bout de laquelle se dressaient les tours rondes d’une forteresse :
- La Bastille, signala la comtesse. Elle est commode comme point de repère.
On roula encore une dizaine de minutes puis elle désigna à main droite la grande et belle église de ce qui devait être un couvent.
- Voici Saint-Louis et la maison professe des Jésuites ! Notre rue est juste en face, précisa-t-elle tandis que le cocher tournait à gauche avant de s'arrêter devant le portail à mascarons d’une belle demeure voisine d’un grand hôtel dans la cour duquel deux carrosses pénétraient au même moment. Celui-ci est l'hôtel de Kernevoy, dit Carnavalet, où habite, depuis près de deux ans, la marquise de Sévigné qui m’est une amie chère. Auprès d’elle aussi vous pourriez trouver de l’aide. Quoique je redoute son bavardage. A présent nous retournons au Palais-Royal. Il n'est pas bon de faire attendre Madame ! Et comme je ne rentrerai à Prunoy que demain matin, je vais avoir largement le loisir de passer le mot tant chez moi que chez la marquise. Ainsi je serai pleinement rassurée sur votre sort.
Il s'en était fallu de peu. Une heure à peine après son départ, un détachement de gendarmes avait envahi Prunoy qu'il avait consciencieusement fouillé sous les malédictions de Marguerite qu'il en fallait davantage pour impressionner. Naturellement, ils n'avaient rien trouvé et s'étaient retirés, bredouilles, en s’excusant sur les ordres qu’ils avaient reçus mais le fait n’en était pas moins là : les relations de Marie-Jeanne de Fontenac avec la gouvernante des bâtards royaux devaient être prises en considération...
N’ayant encore jamais mis les pieds à Paris, Charlotte regardait de tous ses yeux. Elle trouva que c’était moins joli que Saint-Germain où, entre sa magnifique forêt et la Seine, le double château - le Vieux et le Neuf - avec ses beaux jardins en terrasses régnait sur un assemblage de maisons nobles, de deux couvents et de quelques commerces. L’ensemble était sauvé des crues du fleuve par la vaste terrasse où il s’étalait harmonieusement. Paris, c’était tout autre chose !
Larges rues - pas beaucoup d’ailleurs ! - ou venelles étroites, monuments magnifiques, hôtels aristocratiques, boutiques, maisons modestes ou masures croulantes, tout un peuple - environ 500 000 habitants ! - se côtoyait, se bousculait, s'entassait même les Parisiens ayant souvent tendance à considérer la rue comme une dépendance de leur logis. S'y joignaient des petits commerces ambulants proposant à grands cris des herbes, du lait, des fruits, de vieux habits, du sable, des balais, des poissons, de l’eau et une foule d’autres commodités. Sous le léger soleil qui commençait à sécher les boues de l'hiver à peine à son terme, tout cela faisait un joyeux vacarme pour un tableau plein de couleurs, même si, parfois, ces couleurs étaient en loques ! Les passants étaient nombreux, rares étant les gens disposant d’une monture ou d’un équipage. Presque toutes les classes de la société y étaient représentées. Il arrivait aussi qu'un seigneur aille à pied mais alors sa grandeur se comptait au nombre des laquais dont il s'entourait.
Enfin le carrosse franchit des grilles aux pointes dorées où veillaient des gardes aux uniformes rouges, décrivit un demi-cercle et s'arrêta pour déposer ses passagères avant d’aller se ranger sur la place.
Le Palais-Royal était alors la plus neuve des résidences de la Couronne. C’était le cardinal de Richelieu qui, près de cinquante ans plus tôt, avait fait construire cette demeure vraiment princière que, par testament, il avait léguée au Roi et à ses successeurs. Autrement dit, Monsieur en avait la jouissance mais n’était pas propriétaire[1]. Cela ne l’empêchait pas d'y mener grand train. Ainsi que Charlotte s'en convainquit sans peine, c'était la plus somptueuse résidence de Paris. Rénovée par Anne d'Autriche et par Monsieur lui-même, elle occupait un rectangle de trois cents mètres sur cent cinquante entre la rue Saint-Honoré au sud, l'actuelle rue Richelieu à l'ouest et la rue des Bons-Enfants à l’est. C’était presque une ville dans la ville. On y trouvait, outre les appartements, une chapelle - où Monsieur avait été baptisé et où il avait épousé en premières noces la charmante Henriette d’Angleterre -, une bibliothèque, des cabinets d’objets d’art, des salons de réception, des communs, des cuisines, des logements pour les serviteurs, des écuries, une salle de théâtre pour un millier de personnes, une vaste galerie vouée aux « Illustres » contenant une collection de portraits peints par Philippe de Champaigne et Simon Vouet - où le Cardinal ne s’était pas oublié ! -, enfin un jardin de bonnes dimensions agrémenté de deux grands bassins et même d’un petit bois qui en formait le fond. Il est vrai que la maison de Monsieur comptant près de cinq cents personnes et celle de Madame s’élevant à la moitié, il fallait de la place pour loger tout ce monde.
Les appartements de Monsieur et de Madame se trouvaient dans les ailes de la première cour et de la seconde, les uns à l’ouest, les autres à l’est, et tout y était d’une magnificence exceptionnelle grâce au maître de maison. Monsieur possédait en effet un véritable talent de décorateur, beaucoup de goût et, en digne descendant des Médicis[2], un œil infaillible au service de la passion du collectionneur.
Devant l’étonnement émerveillé de sa nièce, qui n’avait jamais rien vu d’autre que l’hôtel paternel, le petit château de sa tante et son couvent, Mme de Brécourt ne put retenir un sourire :
- Vous allez passer pour une campagnarde si vous continuez à regarder avec ces yeux ronds ! Sachez que ce palais est modeste auprès de celui de Saint-Cloud que Monsieur vient de faire construire et dont il a fait les honneurs au Roi l’été passé. Sa Majesté en a même éprouvé quelque aigreur, son immense Versailles n’étant pas encore achevé...
- Mais le Roi a Saint-Germain qui est bien beau !
- Moins que Saint-Cloud ! Et notre Sire déteste n'être pas le premier en toutes choses. Monsieur son frère a de la chance d’être justement son frère !
- Pourquoi ? Aurait-il eu à en souffrir ?
- Je vous raconterai plus tard l’histoire de M. Fouquet, le surintendant des Finances et propriétaire du château de Vaux. Nous arrivons !
On pénétrait en effet dans l’antichambre de Madame où trois valets se tenaient en permanence prêts à acheminer une ou plusieurs des nombreuses lettres que Madame écrivait chaque jour vers des destinations différentes mais le plus souvent l’Allemagne. A cet instant précis d’ailleurs une jeune fille sortait de l’appartement, une épître à la main qu'elle remit à l’un de ces garçons. Elle sourit en reconnaissant Mme de Brécourt et retint l’huissier imposant qui s'apprêtait à annoncer les visiteuses :
- Madame attend Mme la comtesse de Brécourt, Bertrand, et je vais l’introduire moi-même.
- Ah, Mademoiselle de Theobon ! fit l’arrivante.
Je suis heureuse que vous soyez ici. Comment est Madame aujourd'hui ? A l’instant j'ai cru croiser son médecin?
- Vous savez combien elle aime la choucroute et les saucisses de son pays. Elle en a mangé un peu trop à dîner mais le malaise est déjà passé. Venez ! Comme vous venez de le voir, elle est en train d’écrire...
- Nous risquons de la déranger alors ?
- On dirait que vous ne la connaissez pas. Lorsqu’elle ne chasse pas avec Sa Majesté le Roi, elle écrit... Mais vous le savez aussi bien que moi !
Tout en parlant, elle introduisait les visiteuses dans un grand cabinet où des portraits de famille alternaient avec des vitrines d’objets précieux et des cadres dorés comme les sièges recouverts de velours amarante. L’un d’eux, placé près de la cheminée, était occupé par la maîtresse des lieux qui tendait vers le feu ses mains potelées dont l’une était décorée d’une tache d’encre. Et qui somnolait quelque peu...
A vingt-sept ans, Madame - Charlotte-Elisabeth de Bavière, princesse palatine, dite Liselotte, la Palatine et parfois même « le gros Madame » - donnait une extraordinaire impression de fraîcheur et de bonne santé. Retenue sur le chemin de l’obésité absolue par la pratique constante du cheval et de la chasse, elle était loin d’être belle avec ses traits rudes et son nez légèrement de travers mais ses yeux bruns et bien fendus sous ses sourcils épais étaient vifs et pétillaient souvent de gaieté. Ses mains étaient ravissantes. Ses joues rebondies, elles, viraient souvent au rouge après les repas où elle faisait preuve d’un solide appétit. Mariée depuis huit ans- au frère de Louis XIV, Philippe duc d’Orléans, récemment veuf alors de la charmante et fragile Henriette d’Angleterre et dont nul n’ignorait l’homosexualité, elle avait réussi l’exploit de s’entendre à merveille avec lui, justement à cause d’un certain manque de féminité, une bonne humeur quasi inusable et un véritable sens de l’humour. A ce jour, elle lui avait donné trois enfants en dépit de l’exclamation épouvantée du prince quand on lui avait présenté sa fiancée : « Seigneur ! Comment pourrais-je coucher avec elle ? » Apparemment il y était fort bien arrivé et le chagrin les avait encore rapprochés quand, l’automne précédent, le petit duc de Valois, leur fils aîné, leur avait été enlevé à quatre ans. A ce moment d’ailleurs, le couple faisait chambre à part à l’immense soulagement de Madame. L’entrée en scène de Mlle de Chartres, le dernier bébé, avait été dramatique et sa mère n’avait échappé à la mort que de justesse. Aussi accueillit-elle avec joie la proposition de son époux de ne plus cohabiter la nuit. La proposition avait été faite avec infiniment de gentillesse et elle lui avait répondu :
- Oui et de bon cœur, Monsieur ! J’en serais très contente pourvu que vous ne me haïssiez pas et continuiez à avoir un peu de bonté pour moi.
Le pacte ainsi conclu, Madame avait ajouté dans une lettre à sa tante : « J’ai été bien aise car je n’ai jamais aimé le métier de faire des enfants. C’était aussi fort ennuyeux que de dormir avec Monsieur. Il ne pouvait souffrir qu’on le troublât pendant son sommeil ; il fallait donc que je me tinsse sur le bord du lit au point que, parfois, je suis tombée comme un sac.»
Du fond de sa révérence, Charlotte n’osait pas lever les yeux vers une aussi haute dame quand elle entendit :
- Foilà tonc la cheune ville ?
Et faillit éclater de rire. En effet, si Madame parlait et écrivait parfaitement la langue française, elle n’avait pas encore réussi à maîtriser un accent qui lui revenait automatiquement quand elle était prise au dépourvu. Or l’annonce de Mlle de Theobon l’avait réveillée en sursaut. Son œil embrumé n’en fut pas moins amical :
- J’ai en effet l’honneur de présenter à Votre Altesse Royale ma nièce et filleule : Charlotte Claire Eugénie de Fontenac pour laquelle j’ose demander une auguste protection dont elle a le plus grand besoin.
- Z’est... C’est une chose crave... grave que fuir un gou... couvent ! Mais... c’est... à mmon avis... chose plus... grave encore que fou... vouloir y faire entrer guel... quelqu’un de force !
Madame sourit de nouveau, contente de retrouver - non sans peine il faut bien le dire - une prononciation plus normale en ce pays où l’on ne se gênait pas pour en rire. Et Madame n’aimait pas que l’on rit d’elle. A dire le vrai, c’était pour le Roi qu'elle faisait cet effort, le Roi qui l’avait éblouie dès son arrivée d’Heidelberg, qu’elle s’était mise à aimer du premier regard et qui lui montrait beaucoup d’affection depuis qu’il avait découvert en elle une jeune femme franche, rieuse, sans détour et surtout sachant monter à cheval et mener le train d’enfer d’une chasse sans jamais montrer l’ombre d’une lassitude. Cela méritait un petit effort...
- Ici, conclut Madame avec un grand sourire victorieux, vous serez à l’abri.
- Il se pourrait, avança Mme de Brécourt, que la mère réussisse à toucher le Roi. Et je serais désolée si Votre Altesse Royale devait en éprouver quelque désagrément.
- Quittez toute crainte ! Je saurai expliquer et je crois que le Roi m’aime bien. En outre cette enfant est charmante ! Laissez-nous à présent petite et dites adieu à votre tante ! Mlle de Theobon va vous conduire à l’appartement des filles d’honneur...
En embrassant sa nièce, Mme de Brécourt lui remit une bourse contenant quelques pièces d’or pour acheter ce dont elle pourrait avoir besoin, en attendant la rémunération normale d’une fille d’honneur.
Charlotte, ravie, l’en remercia, salua encore la princesse et suivit son guide à travers le palais jusqu’au logis du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. Il se composait de deux chambres et d’une pièce commune dans laquelle d’ailleurs des valets étaient en train de dresser un lit :
- C’est pour vous ! expliqua Lydie de Theobon. En principe Madame a droit à quatre filles d’honneur et, pour le moment, vous êtes en surnombre mais cela ne saurait durer. L’une de nous va peut-être partir. Quant aux autres, vous avez pu voir, dans la chambre de Madame, Eléonore von Venningen qui est venue d’Allemagne avec elle. Il y a aussi Mlle des Adrets qui s'est absentée pour la journée. La dernière je vous la présenterai quand elle rentrera de Saint-Germain... si elle rentre ! Mais ce que vous devez savoir c’est que toutes tant que nous sommes avons tissé avec notre princesse des liens d’amitié qui vont jusqu'à la respectueuse affection. L’an passé, Madame a perdu deux amies très chères : Mme la princesse de Monaco qui était surintendante de sa maison - rôle que j’assume plus ou moins -, ensuite Mme de Sablé avec qui elle entretenait une correspondance assidue. Nous nous efforçons d’adoucir ce double chagrin. Qu’en sera-t-il de vous?
- Oh, je suis prête à l’aimer de tout mon cœur, protesta Charlotte, elle a l’air si bonne et puis elle me sauve autant dire la vie.
- Le couvent, je sais...
- Et vous n’êtes pas scandalisée ?
- Le devrais-je ? Ma chère, je suis huguenote... comme cette chère Venningen et n’oubliez pas que Madame l’était jusqu’à son mariage. Enfin, dans celles que l’on peut appeler les amies intimes de Madame, il y a la gouvernante des enfants, la maréchale de Clérambault qui est nettement plus âgée que nous et lui voue un attachement de mère. C’est une très bonne personne. Pleine d’esprit. Oh, vous ne serez pas malheureuse ici. Mieux qu’à la Cour en tout cas... mais je vous en parlerai plus tard. Est-ce là tout votre bagage ? ajouta-t-elle en voyant un valet apporter le sac de Charlotte.
- Pour le moment, mais Mme de Brécourt, ma tante, doit y pallier. Quand je suis arrivée chez elle, dans la nuit d’avant-hier, je ne possédais que ce que j’avais sur le dos : mes habits de pensionnaire.
Déjà, Lydie de Theobon inventoriait le sac, en tirait la robe de velours vert et une seconde en épaisse soie de Chine « gorge-de-pigeon » qu’elle apprécia en connaisseuse :
- Ce n’est pas si mal si vous partez du principe que Madame, venue de son Palatinat avec une simple robe de satin bleu où elle pensait mourir de froid, n’use jamais que de trois ensembles : ce que vous venez de lui voir, la tenue de chasse qu'elle porte le plus souvent et même chaque jour quand nous rejoignons le Roi à Saint-Germain, à Fontainebleau ou pour l’un des quelques séjours qu’il fait à Versailles, et enfin le grand habit de cour qu’elle déteste !
- Ah bon ? Ce doit être magnifique pourtant ?
- Ça l’est, mais elle aime ses aises. En revanche, quand vous verrez Monsieur vous découvrirez que c’est son contraire : il est toujours couvert de rubans et de pierreries. Seul notre Sire étincelle plus que lui. Pour le reste je vous laisse la surprise à l’heure du souper.
Sans cesser de parler, les deux jeunes filles avaient parcouru lentement l’appartement. Dans la chambre où logeait habituellement Mlle des Adrets, Charlotte s’arrêta devant le deuxième lit :
- C’est donc celui de la demoiselle qui est à Saint-Germain. Comment se fait-il que ce soit la seule d’entre vous qui y soit ? Et tout à l’heure vous avez suggéré qu’elle pourrait ne pas rester ?
Theobon regarda Charlotte du coin de l’œil et se mit à rire :
- Curieuse, hein ?
- Très ! Et j’ai un peu honte de l’avouer !
- Il ne faut pas : je le suis aussi. Notez que ce travers peut se révéler fort utile dans ces pays où nous vivons. A condition de ne rien exagérer et de se montrer prudente. Cela dit je ne vois aucun inconvénient à vous éclairer. L’absente se nomme Angélique de Scorailles de Roussille de Fontanges...
- Peste ! Quel nom !...
- J’en conviens. Vieille famille d’Auvergne ! Fort respectée... et plutôt désargentée. Des terres, certes, et un château un peu délabré mais une espérance : la beauté extrême de la demoiselle. Un vrai cadeau du Ciel qu’il fallait à tout prix montrer à la Cour ! L’idée venait d’une tante chanoinesse liée d’amitié avec l’abbesse de Fontevrault, elle-même sœur et très proche de Mme de Montespan... mais vous ne savez sans doute pas qui est cette dame ?
- Les pensionnaires d’un couvent se chuchotent plus de choses que l’on imaginerait. Le mien est à Saint-Germain, à deux pas du château, et les bruits de cour passionnent tout le monde. Aussi aucune de nous n’ignore ce qu’est la dame en question. Cependant je comprends mal : on dit la marquise fort jalouse et recommander à sa sœur une fille aussi belle que vous le dites n'a pas de sens.
- Parce que vous ne savez pas tout. La superbe marquise s'inquiète de voir tiédir la passion du Roi. Et davantage encore des relations de plus en plus évidentes de Sa Majesté avec la gouvernante de ses enfants bâtards, la veuve Scarron dont il a fait récemment une marquise de Maintenon que la Montespan exècre et - soit dit en passant ! - que notre Madame déteste presque autant. Elle et Monsieur entretiennent de bonnes relations avec la favorite, aussi Madame a-t-elle accepté volontiers que la belle Angélique nous rejoigne. Il était en effet impossible que Mme de Montespan la prenne chez elle...
- Je comprends de moins en moins, objecta Charlotte.
- C’est pourtant facile : la marquise espère détourner les... appétits du Roi sur une fille qui lui devrait tout et dont elle n’aurait rien à craindre. Je vous ai dit que Fontanges est fort belle mais ce que je ne vous ai pas dit c’est qu’elle est bête à pleurer ! Les premiers feux de la passion éteints, notre Sire s'en lassera mais la Maintenon aura reculé dans une ombre dont elle n’aurait jamais dû sortir. Voilà pourquoi notre Angélique s’est rendue à l’invitation de la favorite...
Interrompant soudain son discours, Mlle de Theobon considéra Charlotte d’un œil critique :
- Je parle, je parle, je parle et maintenant je m’interroge. N’êtes-vous pas un peu jeune pour entendre ce genre d’histoires ?
- Si, comme je l’espère, c’est là une marque de confiance, je vous en remercie car cela m'aide à me sentir moins perdue dans ce palais... En outre il est bon de connaître les personnes que l'on va rencontrer. Ainsi me direz-vous quelque chose de Mlle des Adrets et de Mlle von...
- Venningen !... Il faudra vous habituer aux noms allemands. Quant à cette chère Eléonore, c'est la meilleure personne du monde, la plus gaie aussi. Elle parle notre langue mais si drôlement que Monsieur ne peut l’entendre sans rire aux éclats. Naturellement Madame l’aime beaucoup et n’est pas sans redouter de la voir s’éloigner d’elle. Eléonore est fiancée en effet à une noble alsacien au nom difficilement prononçable pour nous : von Rathsamshausen, dont les biens sont à Strasbourg mais je crois qu’elle sera plus souvent ici que là-bas. Quant à Jeanne des Adrets, c'est un modèle de fille d'honneur, en ce sens qu'elle sait faire face à n'importe quelle situation et qu’elle fait preuve d’une discrétion exemplaire. Elle assume d’ailleurs le poste de gouvernante des filles d’honneur, ce qui n’est pas une lourde tâche puisque c’est moi qui veille à l’entretien de l’appartement. A ce propos nous avons six servantes que je vous présenterai tout à l’heure. Celle qui vous est attribuée s’appelle Marie Chariot. Elle travaille bien mais je vous préviens que c’est une bavarde. Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit indiscrète. Simplement elle parle pour le plaisir de parler. Cela dit, je vous l’envoie et vous laisse vous installer du mieux que vous pourrez. Je viendrai vous chercher un peu avant le souper afin de vous présenter à Monsieur... Ah ! Mettez la robe verte, elle est de la couleur de vos yeux : cela plaira. Pour ce qui est des souliers, je vais voir si je peux vous en trouver une paire qui convienne : ceux-ci sont impossibles.
Sur cette tirade elle s’éclipsa, laissant Charlotte perplexe et se demandant à quelle aune elle mesurait ce qu'elle appelait une bavarde. Mais après les longs silences imposés par le couvent, c'était un changement plutôt agréable. Comme elle décréta que l'était aussi la camériste qu’on lui attribuait quand celle-ci vint lui faire sa révérence. Marie était petite, brune, vive avec de beaux yeux bruns, une figure ronde et fraîche, un nez retroussé. Elle avait dix-huit ans et semblait habitée par une perpétuelle bonne humeur. Une fois redressée elle regarda Charlotte en face et déclara :
- J'aimerais bien plaire à Mademoiselle parce que Mademoiselle me plaît beaucoup !
Charlotte ne put s’empêcher de rire :
- Voilà de la franchise ! J’en userai donc à mon tour : tu me plais aussi et nous devrions nous entendre. Tu sers ici depuis longtemps ?
- Trois ans... et je connais cette maison comme personne.
- Moi je ne la connais pas et je compte sur toi pour m’enseigner. On m’a dit aussi que tu parles beaucoup...
- Ça, c’est Mlle de Theobon ! Elle s’y connaît... mais je sais aussi me taire ! ajouta Marie devenue sérieuse.
Charlotte alors lui tendit spontanément la main que, l’instant de surprise passé, Marie prit avec un petit salut :
- Nous nous entendrons à merveille, conclut la nouvelle fille d'honneur avec une pensée pleine de gratitude pour sa tante Claire.
Sans vouloir le montrer, elle n’avait cessé de redouter ce monde inconnu dans lequel on la précipitait. Cette impression n’entamait en rien la confiance qu'elle avait toujours vouée à sa tante, sachant qu'elle souhaitait son bonheur autant que si Charlotte avait été sa fille, mais passer de l’obligatoire grisaille d’un couvent à cet univers de splendeur et de luxe avait de quoi faire tourner une tête même si la sienne tenait solidement à ses épaules. Maintenant, après l’accueil aimable de la pittoresque Madame, les propos de Mlle de Theobon et la rencontre de Marie Chariot, ses inquiétudes s'étaient enfuies.
La surprise qui l’attendait fut pour le soir même quand à l’heure du souper, qui se prenait en grand appareil, elle put voir Madame auprès de son époux car on ne pouvait imaginer couple plus disparate. Alors qu’elle était taillée pour porter la cuirasse d’un lansquenet et mesurait une bonne demi-tête de plus que lui, Monsieur - Philippe, duc d’Orléans - eût été indubitablement petit sans le secours des hauts talons rouges de ses souliers et de l’abondante chevelure noire et frisée qui lui ajoutait facilement dix centimètres et descendait plus bas que ses épaules. Madame était blonde, le teint fleuri, la chair opulente, il était mince, presque délicat avec un teint pâle, une minuscule bouche carminée et des yeux très noirs. Assez beau au demeurant en dépit de la bouche en question qui lui donnait un air féminin. Enfin, tandis qu’elle portait la même robe que dans la journée, il arborait un étourdissant habit bleu de France constellé de perles et de menus diamants, surchargé d’une profusion de rubans. Agé de trente-neuf ans - douze de plus que son épouse -, il ne faisait pas plus vieux qu’elle. Très souriant - pétulant même par instants -, Monsieur apportait une atmosphère de luxe, d’élégance et de gaieté sauf quand il était de mauvaise humeur, car il lui arrivait de piquer des colères noires. Les gentilshommes qui l’entouraient étaient très beaux. Singulièrement le chevalier de Lorraine, magnifique et orgueilleux comme un ange déchu dont le regard pâle d’un bleu de glacier n’exprimait le plus souvent qu’un dédain absolu, en particulier lorsqu’il effleurait Madame. N’était-il pas le favori d’un prince qu’il menait alternativement à la baguette et au sentiment ? Il y avait belle lurette que l’on n’ignorait plus, à la Cour comme à la Ville, les goûts homosexuels de Monsieur, et c’était même le côté peu féminin de sa femme qui lui permettait de faire si bon ménage avec elle. Surtout, elle ne ressemblait en rien à la première épouse, l’exquise, gracieuse et un peu perverse Henriette d’Angleterre. Ensuite, lui ayant donné trois enfants, elle ne l’obligeait plus à coucher avec elle. Enfin, elle n’entrerait jamais en compétition avec lui sur le chapitre des atours et autres joyaux dont elle n’avait que faire. Elle n’aurait jamais l’idée de lui disputer les plus gros diamants ou les parures les plus flatteuses et grâce à ces « belles qualités », Philippe goûtait auprès d’elle un repos et une tranquillité d’esprit absolus.
Tout cela, Lydie de Theobon l’avait déjà expliqué à Charlotte afin de lui éviter d’éprouver un étonnement naturel à son âge mais qui eût pu se peindre sur son visage.
- N’importe comment, avait-elle conclu, sachez que Monsieur apprécie la compagnie des dames avec lesquelles il peut discuter chiffons, parures, joyaux. En outre, il attache du prix à ce que la laideur, quelle qu'elle soit, soit bannie de son entourage comme de celui de Madame et de ce côté-là vous pouvez être tranquille. Soignez votre révérence et il n’y aura pas d’anicroche.
Ce fut donc avec un aimable sourire que le prince reçut le salut de la nouvelle fille d'honneur que lui présentait la maréchale de Clérambault. Il déclara même :
- Soyez la bienvenue Mademoiselle de Fontenac. Comme à son habitude Madame a fait preuve du plus grand goût en vous choisissant et...
Il s’arrêta soudain, fit un pas en avant pour mieux la considérer et leva haut ses noirs sourcils tandis que son œil s’arrondissait :
- Comme c’est étrange ! Émit-il. Avez-vous de la parenté en Val de Loire ? J’entends de la parenté proche ?
- Non, Monseigneur. La famille de mon père est issue du Périgord, celle de ma mère de Paris.
- Etonnant ! Tout à fait étonnant ! conclut-il en se tournant vers son épouse à laquelle il offrit la main pour la mener à table.
Tandis que le couple s’éloignait d’elle, Charlotte entendit encore :
- Vous avez l’intention de la mener à Saint-Germain lorsque nous nous y rendrons ?
- Naturellement ! Vous y voyez quelque empêchement?
- Oui et non ! Quel âge a-t-elle ?
- Quinze ans selon sa tante. Pourquoi ?
- Elle ressemble à quelqu'un... Pour le moment cela peut aller parce que l’enfance est encore présente mais d’ici deux ou trois ans je crains que ce ne soit plus évident...
Charlotte n’en entendit pas davantage. L’étrange couple prenait place en compagnie de ses intimes. Les filles d’honneur, à l’instar de la majeure partie de la cour des princes, se contentaient d’assister : on souperait ensuite.
N’ayant rien d’autre à faire que de regarder, Charlotte fixa son attention sur une ravissante jeune fille d’environ dix-sept ans, assise auprès de Monsieur qui lui parlait souvent et dont, par moments, la main venait se poser sur la sienne avec une visible affection. Elle était brune, pâle, fragile et infiniment gracieuse avec de jolis yeux sombres mais qui ne reflétaient pas la gaieté. La curieuse n’y résista pas.
- La jeune fille près de Monsieur ? Chuchota-t-elle en se penchant légèrement vers sa voisine qui était Mlle des Adrets.
- C'est Mademoiselle, la fille aînée de Monsieur et de sa première épouse à qui elle ressemble beaucoup. Elle a aussi une sœur cadette.
- Elle paraît si triste...
- Non sans raison : on va lui faire épouser le roi d’Espagne mais elle en aime un autre.
- Qui ?
- Chut ! La musique va s’arrêter.
Les violons, en effet, achevaient un morceau mais ne s’accordèrent qu’une brève respiration avant d’en entamer un autre. Charlotte étouffa un soupir. Elle avait faim comme il était normal à son âge et les odeurs appétissantes qu’elle était bien obligée de respirer ajoutaient une sensation de vide parfaitement désagréable. Si encore il n’y avait pas ces gens qui bâfraient devant elle !
Madame, pour sa part, dévorait. Ce n’était pas difficile de deviner qu’à ce train elle deviendrait rapidement obèse. Elle faisait passer ce qu’elle ingurgitait au moyen de copieuses rasades de bière. Choses que Charlotte considérait d’un œil où la surprise et l’émerveillement devant la beauté du décor laissaient place à une sensation moins agréable. Non seulement elle était affamée, mais elle avait sommeil. La nuit quasi blanche de sa fuite, d’ailleurs amplement récupérée ensuite dans son lit douillet de Prunoy, constituait une exception dans son existence bien réglée de couventine et elle espérait que le repas n’allait pas durer trop longtemps.
Quand les convives quittèrent enfin la place au son des infatigables violons, les portes d'un splendide salon où des tables étaient disposées s’ouvrirent devant eux : cette soirée était consacrée au jeu alors que d’autres pouvaient se continuer par la comédie, un concert, voire un bal, à moins que Monsieur et ses gentilshommes ne partent se distraire ailleurs. Charlotte remarqua que Mme de Clérambault emmenait la jeune princesse et ne put retenir un soupir que Lydie de Theobon saisit au passage :
- Venez, dit-elle avec un sourire compatissant. Nous allons nous restaurer chez nous et vous pourrez vous coucher. Vous êtes fatiguée ?
- Oh oui ! J’ai peine à me tenir sur mes jambes.
- Manque d’habitude, mais cela viendra. Et puis vous êtes très jeune encore et vous avez eu votre compte d’émotions.
Charlotte la suivit avec reconnaissance. Elle était tellement lasse qu’elle en avait même oublié sa faim mais n’en fit pas moins honneur, une fois assise, au petit souper que lui apporta Marie. D’habitude les filles prenaient ce repas ensemble dans leur cabinet mais celui-ci étant occupé par le lit dressé pour la nouvelle venue, chacune fut servie chez elle et Charlotte, après avoir fait un sort au potage, aux tranches de venaison, aux compotes et aux craquelins, se laissa déshabiller puis se glissa dans le lit que la jeune femme de chambre avait pris soin de bassiner avec un énorme soupir de soulagement :
- Dieu que c’est divin ! Exhala-t-elle. Merci Marie !
- Je suis là pour m’occuper de vous ! Faites de beaux rêves, Mademoiselle. Je vais couvrir le feu pour qu’il reprenne demain matin !
Elle fit comme elle avait dit puis quitta la pièce sur la pointe des pieds. Une précaution inutile : après s’être pelotonnée sous ses couvertures à la manière des chats, la nouvelle fille d’honneur de Madame dormait déjà à poings fermés...
Un premier sommeil profond, apaisant comme une plongée dans une eau tiède parfumée mais qui se fit léger au bout de trois heures pour la ramener en surface et lui permettre d’entendre grincer la porte... La chambre où une veilleuse était allumée n’était pas complètement obscure et, dressée sur son séant, elle put voir entrer sans autre précaution une jeune fille armée d’une chandelle et qui s’arrêta net en découvrant le lit et son occupante :
- Oh ! Mais que faites-vous là ?
- Que fait-on dans un lit ? Je dormais...
- C’est ce qui m’étonne. Il n’y a pas de lit à l’accoutumée !
- Je sais. On l’a dressé pour moi. Je suis la nouvelle fille d’honneur de Madame, Charlotte de Fontenac.
- Ah bon !
L’événement sembla plonger l’arrivante dans un étonnement muet... Elle restait plantée là, son bougeoir à la main et sans autre réaction, se contentant de dévisager Charlotte avec d’immenses yeux clairs, d’un gris bleuté, qui s’harmonisaient à la perfection avec ses magnifiques cheveux d’un or rouge que la flamme faisait briller. L’inconnue était d’ailleurs d’une beauté exceptionnelle. Grande et élancée, elle avait un teint éblouissant, un petit visage rond à fossettes, une bouche ravissante, fraîche, pulpeuse et d’un joli corail clair, des traits d’une finesse remarquable et des dents de perle ainsi qu’il était convenu alors de qualifier leur blancheur. Constatant qu’elle restait immobile et ne semblait pas plus décidée à bouger qu’à se faire entendre davantage, Charlotte demanda :
- Puis-je quelque chose pour vous ?
L’apparition tressaillit :
- Je... oui... non ! La voiture qui me ramenait de Clagny a eu un accident, ce qui m’a empêchée de rentrer plus tôt. Je pensais trouver ici de quoi manger !
- Et vous ne trouvez que moi qui ne suis pas comestible. Mais vous avez certainement une femme de chambre ?
- Je... oui, bien sûr !
- Alors appelez-la ! Elle devrait pouvoir vous dénicher un en-cas. Vous êtes Mademoiselle de Fontanges n'est-ce pas? ajouta Charlotte qui se souvenait des paroles de Theobon au sujet de la quatrième fille d’honneur : « Fort belle mais bête à pleurer... !» Il y avait quelque chance qu’elle eût en face d’elle l’original du portrait. Et, en effet, la demoiselle opinait de la tête et s’enquérait :
- Vous me connaissez ?
- Non... mais on m’a parlé de vous.
- Ah!
Nouveau silence. Charlotte se demanda si on allait finir la nuit ainsi : elle assise dans son lit et l’autre apparemment pétrifiée dans le double encadrement de la porte et de sa grande mante brune doublée de fourrure dont le capuchon était rabattu sur les épaules. Elle reprit l’offensive :
- Voulez-vous que je sonne pour que l’on vous reconduise chez vous ?
- Oh non ! C’est inutile ! Je vous souhaite une bonne nuit !
Et de repartir comme elle était venue. La porte se referma sur elle et sa bougie tandis que Charlotte se recouchait, remontait drap et couvertures par-dessus ses oreilles et se rendormait aussitôt...
Dès le lendemain, Charlotte put constater que le métier de fille d’honneur chez Madame n’avait rien d’astreignant et que ces demoiselles constituaient surtout un élément décoratif lorsque la princesse ou le couple recevait et aussi quand leur entourage était réuni aux soupers. La plupart du temps on s'ennuyait élégamment, une broderie ou un livre aux doigts, mais, heureusement on était au cœur de Paris et ses nombreuses boutiques offraient une possibilité de distractions sans compter les relations avec l’aristocratie du Marais et, par beau temps, la promenade de la Place-Royale. La Palatine, elle, se satisfaisait, lorsqu’elle ne chassait pas, à rester dans son cabinet pour y converser avec les portraits de ses parents allemands qu’elle y avait rassemblés et surtout à écrire, sur un riche papier épais à tranche dorée, d’innombrables lettres auxdits parents sans oublier ceux ou celles qui avaient su s’attirer son amitié. Même à la toilette que Madame voulait minutieuse - et à l’eau froide ! - elles ne jouaient qu’un rôle effacé : c’était l’ouvrage des femmes de chambre et de la dame d’atour, laquelle d’ailleurs ne croulait pas sous le contenu de la garde-robe dont on sait qu’elle ne débordait pas de vêtements et encore moins de falbalas. Evidemment, elle avait la charge des bijoux mais comme Madame, à l’exception de quelques belles perles, n’en portait pas souvent, elle se contentait de les passer en revue chaque jour afin de s'assurer qu’il n’en manquait pas. Il pouvait arriver que Monsieur, qui, lui, les adorait, se permît un emprunt mais il ne manquait pas de les restituer. Seule exception dans le quatuor juvénile, Mlle von Venningen, avec qui Madame parlait allemand, ne la quittait guère comme Mlle de Theobon qui avait son amitié et sa confiance.
Au matin de son arrivée, donc, Charlotte choisit d’aller visiter le jardin qu’elle avait seulement aperçu depuis les fenêtres. Elle adorait les plantes, les fleurs, les arbres, et ses meilleures heures au couvent avaient été celles passées dans l’enclos à regarder pousser et s’épanouir selon les saisons perce-neige et ellébores, primevères, violettes, giroflées et pivoines mais surtout les roses. Sans oublier les herbes médicinales dont l’infirmerie faisait grande consommation. Le plus souvent en compagnie de son amie Victoire des Essarts qui partageait cette attirance.
Au Palais-Royal, le jardin ne ressemblait guère à celui des Ursulines. Récemment redessiné par le déjà célèbre Le Nôtre, il étalait noblement ses parterres de broderies autour des deux bassins qu’animaient des jets d’eau lorsque les princes s’y promenaient. De part et d’autre, une longue allée d’ormes abritant des bancs de pierre invitait à un moment de détente ou de rêverie. C’est sur l’un d’eux que Charlotte choisit de s’asseoir après avoir effectué le tour complet. Il faisait doux ce matin et un clair soleil s’insinuait entre la tendre verdure des feuilles nouvelles en train de poindre. Elle y était depuis un petit moment quand elle vit venir à elle cette Fontanges dont elle avait fait connaissance dans la nuit de façon tellement inattendue.
- Me permettez-vous de m’asseoir auprès de vous ? demanda celle-ci avec un air de timidité qui lui allait bien. Je suis vraiment désolée de vous avoir dérangée dans votre sommeil. Je ne l’ai pas fait exprès...
- J’en suis persuadée, dit Charlotte en lui rendant son sourire. Vous ne pouviez pas deviner qu’on avait installé un lit dans ce cabinet. Mais prenez place, je vous en prie, ajouta-t-elle en resserrant ses jupes contre elle. On a dû vous dire que j'étais entrée au Palais-Royal de façon un peu fortuite, amenée par ma tante la comtesse de Brécourt que vous connaissez peut-être ?
- Non. Il n'y a pas très longtemps que je suis au service de Madame et on ne me parle pas beaucoup. Avant que Mme la marquise de Montespan ne m’invite chez elle, je m'ennuyais parce que j’étais souvent seule...
- Seule ? Dans ce palais plein de monde ?
- Il y a du monde, oui, mais il est parfois si méchant !
- Méchant ? Pas Madame tout de même ?
- Non. Elle a été bonne pour moi. Même, elle a empêché les autres de se moquer de moi.
Charlotte ouvrit de grands yeux :
- Qui pourrait avoir envie de se moquer ? Vous êtes belle à miracle.
- Oui, mais je ne suis pas au fait des usages d'ici. Je viens d'une campagne d'Auvergne et je ne sais pas de quoi on parle quand il est question de livres, de théâtre, ou des bruits de la Ville et de la Cour. Les autres filles me trouvent gauche, sotte parce que je ne sais rien de ce qui les amuse. Alors j'ai regretté ma campagne. C'est beau chez moi, vous savez ?
Et peut-être parce qu’elle s'était tue trop longtemps, elle se mit à évoquer pour cette inconnue son vieux Cropières, la vaste maison méritant à peine le nom de château, tapie au fond d'un vallon près du bourg de Rauhlac. De hauts toits d'ardoise et une courte tour carrée marquaient seuls la seigneurie de cette demeure où elle était née et elle trouva pour la décrire des mots simples et touchants mais devint presque lyrique en évoquant les bois de châtaigniers, les eaux vives, les nuages changeants de son plateau cantalien et les petits bergers des champs paternels.
- Et chez vous, comment est-ce ? demanda-t-elle en forme de conclusion.
- Je n’ai pas de chez moi. Tant qu’a vécu mon père je vivais dans une belle demeure de Saint-Germain mais dès sa mort j’ai été mise pensionnaire chez les Dames Ursulines et l’on m’a fait savoir que je devais me préparer à y passer le reste de ma vie.
- Et vous ne le souhaitez pas ?
- Evidemment non ! Je veux seulement une vie comme les autres : me marier, avoir des enfants ! Vivre enfin, mais ma mère ne le veut pas. C’est pourquoi je suis réfugiée chez Madame. Et je suis bien contente !
La jeune Angélique prit un air boudeur :
- Pas moi ! Et j’espère ne plus revenir ici ! C’est tellement mieux à Clagny, chez Mme de Montespan ! Tout est fabuleux ! Les salons, les meubles, les toilettes, les jardins !...
Charlotte émit un sifflement aussi peu protocolaire que possible :
- Vous me paraissez difficile, Mademoiselle de Fontanges ! Ici ce n’est pas mal non plus il me semble et l’on m’a dit que le château de Saint-Cloud, où nous passerons la belle saison, est une merveille !
- Ce n’est pas pareil ! Là-bas on m’a habillée comme une princesse... et puis il y a le Roi à qui j'ai été présentée ! Asséna-t-elle avec une autorité et un air de tête qui se voulaient superbes.
- Ah ! Evidemment ! Et comment est Sa Majesté ?
Une sorte d’extase se peignit sur le visage de la jeune fille tandis qu’elle joignait ses mains et levait les yeux vers le ciel telle une sainte attendant une apparition.
- Oh ! C'est le plus bel homme de la terre ! Il brille comme le soleil tant son habit porte de pierres précieuses ! Mais il pourrait ne porter qu’un petit habit : à son regard impérieux on sait tout de suite qu’il est le maître ! Et ce regard il l’a posé sur moi ! Il a même pris un moment ma main dans la sienne et j’ai cru défaillir !
- A ce point ? Émit Charlotte, qui pensait que c’était peut-être un peu beaucoup.
- Oh oui ! Bien plus même !... Il a promis que nous nous reverrions bientôt ! C’est pourquoi, ajouta-t-elle soudain boudeuse, je suis fort étonnée que Mme de Montespan ne m’ait pas gardée chez elle. Enfin ! J’ai bon espoir d’y retourner un jour prochain puisque le Roi a promis !
Elle se leva sur ces derniers mots :
- Je crois que je vais rentrer ! Je sens un peu de frais !
Elle quitta Charlotte sur un petit salut et retourna vers l’entrée du palais, laissant sa confidente d’un instant partagée entre la compassion et l’envie de rire. Mlle de Theobon avait raison, Angélique de Fontanges était sans doute la plus jolie fille qui soit mais c'était une vraie bécasse ! Etonnamment frileuse pour qui avait passé sa vie dans les montagnes d’Auvergne et au milieu des moutons ! En reprenant sa promenade à travers les jardins, Charlotte se promit de lui montrer à l’avenir plus d’intérêt puisque c’était ce dont elle semblait manquer le plus. Ainsi elles se sentiraient moins seules l’une et l’autre...
Elle se disposait à rentrer à son tour quand elle vit venir l’un des pages de Madame, un jeune Allemand nommé Wendt qui l’avait saluée quand les princes allaient à table et avec qui elle avait échangé un sourire. Avec un accent à couper au couteau, il lui remit une lettre que l’on venait d’apporter pour elle, salua, sourit à nouveau et s’éclipsa. Reconnaissant l’écriture de sa tante, Charlotte se hâta de l’ouvrir...
A son retour à Prunoy, Claire de Brécourt trouva sa maisonnée en révolution, ses jardiniers déjà occupés à effacer, sur le sable des allées, le passage d’une troupe à cheval et Marguerite au comble de l’excitation. Laissant à peine le temps à sa maîtresse de descendre de carrosse, elle clama :
- Est-ce que Madame la comtesse se rend compte ! Les gendarmes du Roi ici, fouillant la maison, posant des questions sur ceci ou sur cela ?
- Ne serait-ce pas sur Charlotte ? Il fallait bien nous attendre à quelque chose de ce genre. Ont-ils fait des dégâts ?
- Non. Nous y avons veillé, Marguerite et moi, déclara Robin, le majordome, et nous n’avons pas eu trop de mal parce que si ces gens venaient au nom du Roi, ils n’avaient aucun ordre écrit à présenter. Ils se sont contentés de regarder partout mais sans rien abîmer et sans rien déranger. Ça, ils ont ouvert toutes les portes pour regarder ce qu’il y avait derrière et ils ont interrogé tout le monde sans obtenir une autre réponse que : on n’a pas vu Mlle de Fontenac depuis six mois. Et quand je leur ai rappelé que Madame était des dames de la Reine, ils ont eu l’air surpris et n’ont pas insisté.
- Allons, le mal n’est pas grand et je vous remercie tous de votre attitude et de votre fidélité. L’absence de mandat prouve à l’évidence que ces gens ont dû être envoyés grâce à une complaisance de leur chef... Au fait, savez-vous son nom?
- Un certain capitaine Langlumée, mais ce n’est pas lui qui m’en a informé : c’est l’un de ses hommes... Bizarre, non ?
- Oui, mais facile à comprendre : ils n’avaient aucun pouvoir réel et leur intervention a dû être obtenue d’une façon aussi peu officielle que possible ! Je verrai cela demain en allant chez la Reine...
Elle devinait sans peine d’où venait le coup. Ce Langlumée devait faire partie des « relations » de sa belle-sœur mais il convenait d’être prudente et de ne pas prendre l’affaire à la légère, même si le Roi n’en savait rien. Ce qui signifiait que les relations nouées par la mère de Charlotte avec la nouvelle marquise de Maintenon étaient peut-être plus efficaces que l’on ne pouvait s’y attendre...
La confirmation lui vint une heure plus tard en la personne de Marie-Jeanne elle-même dont la voiture stoppa devant le perron du château peu avant l’heure du souper. Laissant à peine au cocher le temps d’arrêter ses chevaux, Mme de Fontenac sauta à terre et se précipita à l’intérieur, relevant à pleines mains une jupe de velours rose et des jupons de dentelle découvrant des petits souliers de même tissu et de même couleur. Sur l’ensemble une ample mante dans une gamme de nuances assortie mais beaucoup plus foncée et fourrée d’hermine dont la vue remonta d’un pouce les sourcils de Mme de Brécourt : avait-on jamais vu une veuve proche de la quarantaine s’habiller de rose comme une jouvencelle ? Il devait y avoir du vrai dans cette histoire de remariage...
N’ayant nulle envie de la voir envahir ses salons, elle choisit de la recevoir dans le vestibule afin de ne laisser aucune équivoque sur le ton réel de leurs relations, mais elle n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche pour demander à l’intruse ce qu’elle venait faire chez elle. Déjà, la baronne s’écriait :
- Où est Charlotte ? Puisque ces imbéciles ont été incapables de la trouver je viens la chercher ! Qu’on me l’amène, je n’ai pas de temps à perdre,…
- Moi non plus. Alors autant que vous le sachiez une bonne fois, elle n’est pas ici et vous pouvez repartir !
Le joli visage de poupée que la maturité commençait à orner d’un double menton se crispa de fureur :
- Pas sans elle ! Je sais qu'elle est chez vous et je vous conseille de cesser ce jeu qui pourrait vous coûter fort cher !
Debout sur la dernière marche du grand escalier, les bras croisés sur sa poitrine, la comtesse s’esclaffa :
- N’essayez pas de m’intimider. Vous me connaissez suffisamment pour savoir que c'est au-dessus de vos moyens. En outre vous devriez accorder quelque confiance à la horde que vous avez eu l’audace de m’expédier. Ils n’ont pas trouvé ma nièce pour l’excellente raison qu’elle n’y est pas ! Rentrez chez vous et n’en parlons plus !
- Vous ne vous en tirerez pas de la sorte. Si elle n’est pas ici, c’est qu'elle est dans votre hôtel de Paris ou - pourquoi pas ? - à Brécourt.
Claire haussa les épaules :
- Ridicule ! Voulez-vous me dire ce que pourrait faire une enfant de quinze ans seule dans un hôtel fermé ou dans un château féodal glacial battu par les vents de mer ? Le remède serait pire que le mal, car ce serait changer de prison.
- Je ne vous crois pas ! Vous la cachez quelque part et je vous donne ma parole que je mettrai la main dessus. Ce sera effectivement pour changer de prison car c’est au Carmel que je l’enfermerai ! Je suis sa mère, vous l’oubliez un peu vite !
- Ne l’oubliez-vous pas vous-même ?... Afin de vous assurer la fortune de mon frère pour en faire hommage à ce bellâtre prétentieux qui pourrait être votre fils et que vous vous disposez à épouser ? Etrange mère, en vérité ! Jamais vous n’avez su ce que c’était et il serait fort étonnant que vous le découvriez à présent qu’il est trop tard !
- Je n’ai que faire de votre opinion. J’entends faire de ma fille ce que je veux !
- Au risque de la réduire au désespoir, mais que vous importe n’est-ce pas ? Elle n’est pas faite pour le couvent et Dieu ne s’intéresse pas aux « vocations » forcées. Charlotte se mariera...
- Pas sans dot ! Grinça Marie-Jeanne.
- J’y pourvoirai, rassurez-vous ! Et mon fils m'approuvera.
- Vous la doteriez ? Vous ?
- Je viens de vous le dire !
- C'est vrai que vous êtes riche !
L’amère expression de cupidité qui transparaissait fit grimacer Mme de Brécourt :
- Vous l’êtes aussi. Ou plutôt vous l'êtes encore jusqu’à ce que votre bel ami vous réduise à la misère. Ce à quoi il ne manquera pas, vous pouvez en être sûre. A présent faites-moi la grâce de vous retirer. J'en ai terminé !
- Oh, vous n'en avez pas fini avec moi ! Je sais où porter ma plainte !
- Et je sais, moi, comment vous le faire regretter ! Je vous donne le bonsoir !
Achevant de descendre son escalier, la comtesse obligea son ennemie - c'était bien le terme qui convenait ! - à s'écarter sans ajouter un mot et passa dans le premier salon en prenant soin de refermer la porte derrière elle. Quelques instants plus tard, le roulement d'une voiture lui apprit que sa visiteuse importune s'en allait.
Celle-ci n'avait pas franchi les grilles que Marguerite rejoignait sa maîtresse. Et, naturellement, elle n'avait pas perdu un mot de l'algarade :
- Qu’entendait-elle par « je sais où porter ma plainte » ?
- Rien ! Simple formule destinée à m’impressionner.
- Si j’étais vous j’en serais moins sûre ! C’est une vipère que cette femme. Il convient de s’en méfier.
- Je n’ai jamais dit le contraire mais je te rappelle qu'elle n’est pas reçue à la Cour où elle s’est arrangée pour déplaire à tout le monde. Après sa nuit passée avec le Roi, elle s’est vue au sommet de l'Olympe et en vingt-quatre heures elle avait réussi à offenser la Reine, qu’elle s’était autorisée à traiter avec désinvolture, et à se mettre à dos la redoutable Montespan. Le jour suivant elle était renvoyée dans ses foyers...
- Oui, mais il y a cette nouvelle « amie » du Roi...
- La Maintenon ? Qu'elle lui fasse bon visage est toujours possible mais je ne pense pas qu'elle aurait la sottise de plaider sa cause auprès du Roi. Notre Sire a la mémoire longue tu sais et le souvenir qu'il en garde ne doit pas être des meilleurs...
- Sait-on jamais avec lui ?
- Et en admettant même qu'elle y parvienne ? Charlotte est désormais sous la protection de Madame que le Roi apprécie énormément parce qu'elle lui parle vrai et qu’elle partage sa passion pour la chasse et la table ! Ce qu'il n'a encore jamais rencontré chez une jeune femme. Il y regarderait à deux fois avant de contrarier sa belle-sœur parce qu'il la sait très capable d'exploser ! Rassure-toi ! Je sais Charlotte à l'abri et je vais lui écrire pour lui dire où nous en sommes. Elle se sentira mieux ! Et moi, demain, je reprends mon service auprès de la Reine...
La lettre, en effet, fit grand plaisir à Charlotte... Après l’avoir relue, elle la plia soigneusement et la rangea dans le sac poussé sous son lit où elle serrait ses affaires, son installation dans le cabinet des filles d’honneur où celles-ci pouvaient entrer gardant un côté provisoire. On l’avait bien munie d’un coffre pour ses vêtements, mais la serrure n’avait pas de clef. Comme le lui avait expliqué Mlle des Adrets chargée de la bonne marche de l’appartement de ces demoiselles, c’était déjà une chance d’avoir un lit dans une pièce séparée. Son arrivée impromptue aurait pu lui valoir un matelas et une couverture dans l’une des chambres...
Le reste de la journée se passa sans incident. Ce ne fut pas le cas de la nuit suivante.
Par extraordinaire, ce soir-là, tout le monde s'était couché de bonne heure au palais où il n’y avait pas eu de grand couvert. Monsieur avait pris froid. Il toussait à fendre l’âme et, retranché dans son lit sous la surveillance de son médecin Jean Esprit, buvait force tisanes sucrées au miel et, entre chaque tasse, consultait son miroir à main pour voir si la fièvre qui lui rougissait le nez et faisait pleurer ses yeux ne commençait pas à céder. Madame, elle, qui avait soupé chez elle et en avait profité pour se faire servir une énorme choucroute accompagnée de saucisses variées, jambons, cervelas et autres charcuteries qu'elle se faisait envoyer d’Heidelberg, subissait les contrecoups de sa gourmandise - ce chef-d’œuvre ayant été précédé d’une tourte au gibier et suivi de quenelles de foie, de fromage de Munster et d’un assortiment de pâtisseries et de confitures. En dépit - ou à cause - de quelques pintes de bière, elle ne parvenait pas à digérer et comme elle faisait partie de ces déshérités qui n'arrivent pas à vomir, elle s’était réfugiée dans ses draps, une boule d’eau chaude sur son estomac gonflé dans l'espoir d’en activer la fonction. En compagnie aussi de Venningen qui lui lisait, en allemand, de vieilles légendes de son pays.
Il était environ minuit quand une troupe de cavaliers se présenta à l'entrée du Palais-Royal qu'elle prétendit se faire ouvrir au nom du Roi. Les sentinelles tentées de parlementer furent vite réduites au silence. C'était Louis XIV en personne qui, entouré d'une poignée de gardes du corps, arrivait chez son frère mais refusa qu'on le dérange. Ce n'était pas lui qu'il venait voir. D'un pas rapide, Sa Majesté entra dans le palais qu’elle traversa jusqu’à la deuxième cour au-delà de laquelle étaient les jardins dont une série d’arcades les séparaient. A main gauche se trouvait une porte menant à des appartements... dont celui des filles d'honneur.
Charlotte, qui commençait à s’endormir, entendit les coups frappés à ladite porte, sauta à bas de son lit et entrouvrit la sienne. Cela lui permit de saisir l'exclamation étouffée de Mlle des Adrets :
- Sire !
Il y eut des pas rapides et aussitôt après l'irruption dans son logis provisoire de Theobon et des Adrets en bonnet de nuit, robes de chambre et pantoufles. L'une et l'autre tout effarées et, du coup, même pas étonnées de la voir debout. Charlotte souffla :
- Est-ce que c'est vraiment... le Roi ?
Louise des Adrets fit « oui » de la tête puis murmura comme si elle se parlait à elle-même :
- Le moyen de lui refuser la porte ?
- Mais que vient-il faire ?
La candeur de la question arracha un sourire et un haussement d’épaules à Theobon :
- Il vient voir Fontanges !
- A cette heure-ci ? Et... depuis Saint-Germain ?
- Il n’y a pas d’heure pour les braves, ni de distances ! Et ne me regardez pas de cet œil ahuri ! A quinze ans et dans un palais princier on est en âge d’entendre ces choses-là ! Il est venu coucher avec elle et nous voilà dehors !
- Mais... que vont dire Madame et Monsieur ?
- Madame je ne sais pas. Ce n’est pas la première fois que Sa Majesté lui... emprunte une de ses filles d’honneur. Je me suis même demandée si elle ne faisait pas exprès de nous choisir plutôt jolies alors qu'elle-même est franchement laide.
Charlotte tombait des nues :
- Pourquoi le ferait-elle ?
- Pour lui faire plaisir, la renseigna des Adrets. Elle a de la tendresse pour lui, vous savez. Peut-être un peu trop et on ne peut pas lui donner tort : le Roi est charmant... quand il veut ! C'est un moyen comme un autre de s'attirer son amitié et de le faire venir chez elle... Si on s’asseyait ? Le feu est éteint et on ne peut pas dire qu’il fasse chaud !
Les trois filles s'installèrent sur le lit en se couvrant de leur mieux avec les couvertures et entamèrent une attente suffisamment longue pour que Charlotte se rendorme tandis que les deux autres restaient aux aguets. Ce fut seulement après trois heures du matin que le pas royal précipita Louise hors du cabinet. Comme elle avait laissé la porte entrebâillée, on put entendre :
- Un carrosse de la Cour viendra prendre Mlle de Fontanges vers midi. Veillez, Mademoiselle, à ce qu'elle soit prête !
- Aux ordres de Votre Majesté !
L’instant suivant elle rejoignait Lydie et Charlotte, complètement réveillée cette fois :
- Eh bien, soupira-t-elle, j’ai l’impression que ce soir vous rejoindrez la chambre des filles d’honneur, Fontenac !
Cependant, Louis XIV allait retrouver son escorte. Mais en traversant le corps de logis principal, il eut la surprise de voir en face de lui Monsieur son frère plus bouillant encore d’indignation que de fièvre et qui, enveloppé de deux robes de chambre, d’une pelisse fourrée, coiffé d’un bonnet de nuit et soutenu par son médecin se dressait sur son passage tel le génie de la vengeance :
- Vous ici, Sire mon frère ? Et à cette heure de la nuit ? Prendriez-vous ma maison pour un bordel ?
Hors de lui, la fureur le faisait bégayer. Malheureusement, son accoutrement le rendait plutôt comique. Le Roi eut un bref éclat de rire mais se reprit vite :
- Votre maison ? fit-il soudain cassant. Vous oubliez mon frère que ce palais vous est seulement prêté et qu’il m’appartient toujours. Il ferait beau voir que je ne sois pas libre de mes mouvements dans une demeure qui est mienne...
De rouge Monsieur vira au blanc cependant qu’un éclair traversait ses yeux noirs :
- Le fait d’être votre frère m'ôte-t-il tout droit à la moindre considération ?
- Nullement... mais quand vous aurez à vous plaindre arrangez-vous pour n’être pas risible !
Et sur cette flèche cruelle, Louis alla rejoindre son escorte et reprit au galop le chemin de Saint-Germain. Quelques heures plus tard, Angélique de Fontanges, rayonnante de joie et d’orgueil, faisait ses adieux à Madame ainsi qu’à ses compagnes et montait dans la voiture que lui envoyait celui qui était à présent son amant...
Entre la maison de Monsieur et celle de Madame, les contacts n'étaient pas fréquents. L’un habitait une aile du palais, l’autre celle d’en face. On se rejoignait pour le souper, pour les réceptions particulières ou pour des divertissements communs dans le corps de logis central, lieu de rencontre naturel. Parfois aussi dans les jardins lorsque le temps le permettait. Charlotte pour sa part y descendait fréquemment quelle que soit la couleur du ciel. Elle allait s’asseoir sur la margelle du premier bassin pour donner du pain aux oiseaux ou, d’autres fois, prenait place sur un banc avec un livre. Elle avait découvert un volume des fables de M. de La Fontaine chez un libraire du Palais de la Cité où l’avait conduite Lydie de Theobon et s’en délectait.
Ce matin-là, délivrée de son service et profitant d’un rayon de soleil, elle s'enveloppa de sa mante fourrée, prit son livre, descendit pour s'installer sur son banc favori qu’elle eut le désagrément de trouver occupé : deux jeunes gens qui ne pouvaient être que des proches de Monsieur si l’on en jugeait le nombre des rubans de leurs justaucorps
- bleus pour l’un et rouges pour l'autre - s'y entretenaient avec animation.
Voyant qu'ils lui tournaient le dos, elle eut soudain envie de savoir de quoi ils pouvaient parler et s'approcha discrètement en restant prudemment à l'abri d'une statue.
- Tu y es vraiment allé, marquis ? Pourquoi donc ?
- Pour qu’elle me dise la bonne aventure, pardi ! Il y a des choses que j'avais besoin de savoir et avant même d'ouvrir la bouche j'ai entendu tout ce que je désirais apprendre. C'est une affreuse matrone mais c'est une fameuse devineresse. Crois-moi, tu devrais la consulter, ajouta-t-il en donnant une petite tape sur l'épaule de son compagnon. Elle est pas-sion-nante !
Il possédait une voix haut perchée, des gestes précieux et chacun de ses mouvements dégageait une onde de parfum ambré. Son ami semblait plus calme - un peu moins de rubans aussi - et s’exprimait dans un registre moins aigu.
- Je n’en vois pas la nécessité, fit-il. Et puis je ne sais pas si ce genre de visite est bien prudent. D’Assigny en parlait l’autre soir chez Mme de Soissons. Il en disait merveilles et surtout qu’elle procure des poudres pour l’amour...
- C’est bien, l’amour, non ?
- ... mais aussi pour se débarrasser facilement des gêneurs. Et moi personne ne me gêne !
- Moi non plus, mais je suppose qu’il n'en est question que lorsqu’on lui demande. Encore une fois, elle peut te dévoiler ton avenir... Le mien sera superbe et c'est ce que je voulais savoir ! Nous rentrons à présent ?
- Ma foi non. Je suis bien et je reste !
Voyant se lever le garçon aux rubans bleus, Charlotte exécuta un mouvement tournant autour de sa statue pour ne pas être surprise en train d’écouter, le laissa prendre du champ puis courut pour le rattraper : il venait de dire des choses si passionnantes qu’elle n’hésita pas à l’interpeller :
- Monsieur !... Monsieur !
Il s’arrêta, retourna majestueusement sa longue silhouette qu’une perruque brune très frisée grandissait davantage :
- Qu'est-ce ? Émit-il en cherchant parmi les dentelles de sa cravate un face-à-main dont il chaussa un nez presque grec. Est-ce moi que vous interpellez ainsi, jeune dame ?
- Oui, Monsieur et je vous en demande excuses. Je suis Charlotte de Fontenac, fille d’honneur de Madame...
Il s’inclina, une jambe en avant tandis que son chapeau noir orné de plumes bleues exécutait quelques mouvements de voltige selon le rite de la bienséance :
- Charmé !... Adhémar de Saint-Forgeat, gentilhomme de Monsieur, pour vous servir... Si vous me disiez en quoi... ?
- J’y viens... mais d’abord il me faut demander votre pardon une fois de plus, pour l’indiscrétion involontaire que j’ai commise. Je vous explique : je viens souvent lire sur ce banc où vous étiez il y a un instant. Je vous ai vu trop tard et, sans le vouloir, j’ai entendu quelques-uns de vos propos. Je les ai trouvés si passionnants que j’ai continué à écouter. Ce n’est pas convenable mais je ne suis ici que depuis peu et j’aurais grand besoin de savoir ce que l’avenir me réserve et...
- Vous voudriez consulter ma devineresse ?
- Voilà !
Un sourire en demi-lune se peignit sur le visage du jeune homme :
- C’est trop naturel... et d’ailleurs ce n’est pas un secret. Cette femme est fort connue à Paris. Le meilleur monde se succède chez elle...
- Est-ce que... Est-ce qu’elle est chère ?
- Un écu... mais cela le vaut. Davantage évidemment si on lui demande un... service particulier.
- Oh non ! Je souhaite seulement qu’elle me dise la bonne aventure. A vous entendre, j'ai cru que l’on pouvait lui faire confiance ?
- Tout à fait ! s'écria le jeune homme - il ne devait guère avoir plus de vingt ans ! -, visiblement ravi d’avoir fait une adepte. Eh bien, sachez qu’elle se nomme Catherine Mauvoisin, dite la Voisin, et qu’elle habite une belle maison rue Beauregard près de l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle dans le quartier de la Villeneuve-sur-Gravois... Connaissez-vous Paris ?
- Non ! Je vivais à Saint-Germain jusqu’à présent et ne suis jamais venue au Palais-Royal avant mon entrée chez Madame !
- Ah !... Eh bien c'est, comme son nom l’indique, un quartier assez neuf où gîtent volontiers des menuisiers. Il s’y trouve des maisons cossues avec parfois un jardin, dont celle de la Voisin... Je vous y mènerais volontiers, ajouta-t-il après un court silence, si je ne devais demain accompagner Monsieur qui se rend pour quelques jours à son château de Villers-Cotterêts.
La grimace qu’il fit sur les derniers mots laissa entendre que ce voyage ne l’enchantait pas. Compatissante, Charlotte demanda :
- Vous êtes obligé d’y aller ?
- J’ai l’honneur d’être l’un des proches de Son Altesse Royale sans lesquels elle ne saurait se déplacer, mais le château où elle a fait exécuter des travaux est... à peine habitable en cette saison et je m’enrhume si facilement ! fit-il en extrayant de sa manche un mouchoir orné de dentelle qu’il agita devant son visage comme pour chasser les mouches.
La mine piteuse de ce grand garçon si visiblement en bonne santé amusa Charlotte mais elle n’en montra rien. C’eût été maladroit. Tout au contraire, elle dit gentiment :
- Je vous promets de prier pour que le temps vous soit clément et que vous ne restiez pas trop longtemps !
- Ah, vous êtes bonne ! Soupira-t-il avec âme. Soyez assurée qu'au retour je vous reverrai avec plaisir !... Croyez-moi bien votre serviteur, ajouta-t-il en renouvelant son salut.
Et il s'éloigna d'un pas dansant rendu possible par le fait que lui, au moins, ne portait pas de talons trop hauts. Charlotte le regarda disparaître dans le palais côté Monsieur, regagna à son tour le côté Madame et la chambre qu’elle partageait désormais avec Lydie de Theobon, qui d’ailleurs n'y était pas. Elle en profita pour appeler Marie sa camériste qu'elle savait parisienne et lui demanda si elle connaissait l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Celle-ci répondit par l'affirmative mais sans cacher sa surprise :
- Vous voulez y aller ?
- Oui. Est-ce loin d'ici ?
- Environ un quart de lieue. Cela fait une demi-heure à pied... Evidemment en voiture...
- Non. Je veux marcher. Nous irons ce tantôt ?
Madame ayant annoncé qu’elle avait plusieurs lettres à écrire, les filles d'honneur avaient quartier libre. Charlotte explora la bourse remise par sa marraine. N'y ayant fait que des prélèvements légers - des gants, et une écharpe ! -, elle était encore suffisamment pleine pour que l'écu destiné à la devineresse n'y soit pas trop sensible. On pourrait même au retour, si la fatigue se faisait sentir, s'offrir un fiacre à 10 sols l'heure[3]. Et vers les trois heures, Charlotte flanquée de Marie partait pour sa première sortie dans Paris sans autre mentor que sa camériste. Et à pied ! Jusque-là Mlle de Theobon l'avait conduite dans des boutiques et aussi, à sa demande, chez des libraires. Dans son couvent, Charlotte avait en effet pris le goût de la lecture. Et maintenant, chaudement enveloppée dans son manteau fourré qui la défendait contre le vent coulis qui régnait par les rues, réintégrée dans ses chaussures de pensionnaire, elle savourait le bonheur d'aller ainsi le nez au vent et de se plonger dans l'activité de la capitale qui ne s'endormait jamais beaucoup, même à la nuit close. Venait alors le temps des plaisirs plus ou moins défendus, des tripots, des voleurs et des filles de joie. Nombre de ces rues où s’attardait parfois la boue de la dernière pluie, mais qui vibraient de couleurs et de vie, se changeaient en coupe-gorge et la nouvelle venue savait déjà qu’il valait mieux ne s’y aventurer qu’en voiture et avec une escorte de valets de préférence.
Elles allèrent d’un si bon pas qu’en vingt minutes elles eurent atteint la Villeneuve-sur-Gravois, ce quartier qui se bâtissait en hauteur sur les remblaiements du tout nouveau boulevard proche de la majestueuse porte Saint-Denis élevée sur l’emplacement de l’ancien rempart de Louis XIII. Notre-Dame de Bonne-Nouvelle régnait sur ce quartier peu dense dont la pointe de deux rues - La Lune et Bonne-Nouvelle - s’avançait en proue de navire au-dessus du boulevard. Un boulanger était installé là, répandant autour de lui une délicieuse odeur de pain chaud. Charlotte en acheta deux petits à la femme qui les vendait et lui demanda où habitait la dame Mauvoisin.
D’avenant, le visage de la boulangère se ferma :
- C’est la deuxième maison à main gauche dans cette rue mais ça m’étonnerait que vous la trouviez au logis.
- Pourquoi ?
- J’en sais rien. C’est juste un conseil. Et puis ce n’est pas un endroit pour une jolie demoiselle comme vous !...
- Oh, je veux seulement lui parler.
Elle avait été bien élevée. Elle se retint de conseiller à cette femme de se mêler de ce qui la regardait, paya ses petits pains, en donna un à Marie et, mordant dans le sien, elle se dirigea vers le lieu indiqué. C’était une assez belle demeure entourée d'un jardin clos de murs... Une porte munie d'un guichet y donnait accès et Charlotte actionna énergiquement le heurtoir de bronze. Au bout d'un instant, le guichet s’ouvrit et la tête d'une femme apparut :
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Voir la dame Mauvoisin. On m'a dit que...
Le volet se referma mais la porte s’ouvrit sur une matrone qui était sans doute une domestique... plutôt sale, qui la regardait d’un air terrifié et s'apprêtait à ouvrir la bouche pour dire quelque chose quand un homme parut dans le couloir d'où partait un escalier :
- Par ici, Madame, fit-il d'un ton revêche. Votre servante restera avec moi !
Et il introduisit incontinent la jeune visiteuse dans une pièce entièrement tendue de velours noir et qui eût été obscure sans le chandelier à cinq branches posé sur une table recouverte du même tissu et côtoyant une grosse boule de verre posée sur un trépied. Le reste du mobilier se composait de trois sièges tendus de tissu rouge - un fauteuil derrière la table et deux chaises devant - et d'une armoire à plusieurs compartiments.
On lui désigna l'une des deux chaises où on la laissa seule pendant quelques instants, puis l'un des rideaux bougea mais au lieu de la devineresse qu’elle attendait, ce fut un autre homme, jeune celui-là, qui en sortit et vint s’asseoir à sa place.
- Voulez-vous me dire ce que vous faites là, Mademoiselle de Fontenac ? S’enquit-il calmement.
Avec stupeur Charlotte reconnut le policier rencontré près de la chapelle désaffectée la nuit de sa fuite, mais le ton qu’il employa lui déplut et elle retrouva sa combativité :
- Il me semble que ce serait à vous de m'apprendre pourquoi je vous trouve dans la maison de Mme Mauvoisin ?
Il eut un rire bref :
- « Madame Mauvoisin » ? Que de cérémonies pour une criminelle plus connue sous le nom de la Voisin. Vous la connaissez bien... Vous êtes venue la consulter combien de fois ?
- C’est votre habitude de poser plusieurs questions en même temps ?
- Cela peut s’avérer efficace, mais revenons à vous. N’êtes-vous pas un peu jeune pour fréquenter ce genre de femmes?
- Je ne fréquente pas. Je viens pour la première fois.
- Qui vous a donné l’adresse et indiqué la Voisin ?
- Ça ne vous regarde pas !
- On vous élève bien mal chez les Ursulines de Saint-Germain ! Soupira-t-il, en se carrant plus confortablement dans le fauteuil. Ce genre de réponses n’est pas marqué au coin de la bonne éducation... Surtout quand elle s'adresse à la police du Roi. J'espère que vous en avez conscience et c'est pourquoi je répète : qui vous a envoyée ici ?
- Un ami !
- Quel ami ?
- Il vantait devant moi le talent de Mme Mauvoisin pour déchiffrer l’avenir et je voulais savoir ce que me réserve le mien.
- A votre âge vous avez le temps d’y penser ! Au fait quel âge avez-vous ?
- C’est une question que l’on ne pose pas à une dame. C’est très mal élevé !
- La police l’est souvent. J’ajoute que l’indiscrétion est aussi un de ses travers. Alors, quel âge ? Douze ans ? proposa-t-il guettant une réaction qui ne pouvait que venir. Et, en effet:
- Quinze ! Et je suis fille noble ! Vous le savez ! J’ai donc droit à votre respect !
Il se leva et s’inclina à demi, une étincelle moqueuse dans ses yeux bleus :
- Mais vous l’avez, ma chère demoiselle, ou plutôt vous l’aurez quand vous m’aurez confié le nom de celui qui vous a envoyée dans ce cloaque !
- Cloaque ?
- Dieu du Ciel ! Il faut tout vous expliquer ? Alors, expliquons : hier dimanche, à la sortie de la messe à l’église du quartier, j’ai appréhendé au nom du Roi la femme Mauvoisin suspecte d’un certain nombre de crimes dont je vous épargnerai la liste pour n’en citer qu’un seul : rapt et égorgement d’enfants en bas âge !
- Quelle horreur ! Gémit Charlotte en cachant sa figure dans ses mains. Comment peut-on faire de telles choses ?
- Cela ne devrait pas vous surprendre, continua le policier impitoyable. Rappelez-vous la vieille chapelle de l’autre soir... et tenez !
Il se leva, alla tirer un des rideaux qui faisaient le tour de la pièce, découvrant un portrait accroché au mur : celui d’une femme d’une quarantaine d’années, assez jolie en dépit d’un aspect lourd et commun. Elle était bizarrement vêtue d’une espèce de dalmatique pourpre constellée d’aigles d’or aux ailes déployées et retombant sur une robe de taffetas vert ornée de dentelle. Une sorte de turban dissimulait ses cheveux.
Charlotte étouffa un cri sous ses mains jointes :
- Mon Dieu ! Mais c'est...
- La Voisin qui l’autre nuit accompagnait une riche cliente. Et vous vous souviendrez peut-être que je vous ai fait jurer d’oublier ce que vous veniez de voir ? D’où ma surprise en vous voyant venir...
- Je ne savais pas que c’était elle, chevrota Charlotte. Sinon jamais je n’aurais essayé de l’approcher. On m’avait seulement dit que ses prédictions étaient remarquables...
- Vous ne voulez toujours pas me dire qui est ce « on »? Insista son tourmenteur avec infiniment de douceur.
Les nerfs à bout, elle éclata en sanglots :
- Est-ce que je le sais ? Hier j’ai entendu un jeune gentilhomme de Monsieur vanter ses talents de devineresse à un ami et je me suis enhardie à lui demander son adresse ! Mais je ne sais pas son nom !
Il la laissa pleurer, conscient du soulagement que pouvaient apporter les larmes, puis alla chercher un verre d’eau qu’il lui mit dans les mains et l’aida à le porter à ses lèvres.
- Calmez-vous à présent ! Et revenons-en à ma recommandation de cette fameuse nuit : oubliez tout cela, les noms et les visages surtout, et tenez-vous à l’écart de ce qui pourrait bien être un gros orage. La Voisin vient de rejoindre à la Bastille deux autres sorcières : la Bosse et la Vigoureux grâce à qui d’ailleurs j’ai pu l’arrêter mais plusieurs personnes de la noblesse sont soupçonnées de pratiques sataniques et même d’empoisonnements. Le Roi va être informé et on ne sait ce que seront ses réactions. Alors retournez auprès de Madame, n’en bougez plus et faites-vous aussi petite que vous pourrez !
Laissant sécher ses larmes, elle le regarda, surprise de la douceur veloutée de cette voix grave qui pouvait être si dure. Il lui sourit - un sourire en coin assez moqueur -, devant son expression d’enfant apeurée, prit un morceau de papier sur la table, griffonna quelques mots et revint le mettre entre les mains de Charlotte :
- S'il vous arrivait quoi que ce soit ou si vous aviez besoin d'aide, envoyez un mot ou un messager à M. de La Reynie qui est fort ami de votre tante ou alors à moi : je m’appelle Alban Delalande...
- C’est un joli nom ! Dans le roman de la Table ronde, on parle des landes de Bretagne...
- Je ne les connais pas... et mon nom s’écrit d’un seul mot, précisa-t-il sèchement. Allez rejoindre votre femme de chambre pendant que je vous fais chercher un fiacre.
Elle se dirigea vers la porte et se retourna :
- Pourquoi restez-vous ici ?
- Pour connaître ceux ou celles qui comme vous, et ignorant son sort, pourraient venir chez la Voisin. La servante a reçu des ordres sévères ! Je vous salue, Mademoiselle !
- Encore un mot, s'il vous plaît ? Vous avez bien dit, tout à l'heure, que vous aviez arrêté cette femme au sortir de la messe ?
- En effet. Ne vous y trompez pas, ces gens-là cachent leurs crimes sous les apparences les plus chrétiennes, voire les plus austères !
- C’est horrible !... Quant à moi je ne saurai jamais ce que l’avenir me réserve !
- C’est peut-être préférable ! A défaut vous pouvez toujours demander des nouvelles à votre miroir. Il devrait vous faire voir la vie en rose...
Il lui sourit de nouveau et pour être rare ce sourire n’en était que plus séduisant. L’ironie qu’il exprimait se teintait d’une gentillesse qui toucha Charlotte. Dans la voiture qui la ramenait au Palais-Royal avec Marie, elle y pensa tout au long du chemin... et n’entendit même pas les questions que lui posait sa compagne.
La première personne qu’elle rencontra dans le vestibule fut l’homme aux rubans bleus sommé, cette fois, d’un chapeau noir couvert de plumes blanches. La reconnaissant, il prit un air mystérieux pour s’approcher d’elle :
- Alors ? Chuchota-t-il. Vous y êtes allée ?
- Oui mais en vain, soupira-t-elle.
- Elle n’a pas voulu vous recevoir ?
- Elle aurait eu du mal : on l’a arrêtée à la sortie de la messe à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle !
Il resta bouche bée sans avoir l’air de comprendre puis :
- Vous dites qu’on l’aurait... arrêtée ? C’est bien cela ?
- Tout à fait. Et conduite en prison. La Bastille, si j’ai compris ?
Elle crut qu'il allait se mettre à pleurer :
- Mais c’est une catastrophe ! Dieu sait ce que cette femme pourra avouer quand on l’interrogera avec les moyens que l’on sait !... Plus question de sortir ! Il faut que je prévienne...
Charlotte n’entendit pas la fin de la phrase : Saint-Forgeat ayant oublié sa préciosité galopait déjà dans l’escalier en brandissant, faute de mieux, une canne dont il ne savait plus que faire.
La nouvelle de l’arrestation de la Voisin traversa Paris comme une traînée de poudre et n’eut aucune peine à franchir la distance séparant la capitale du château de Saint-Germain. Le soir même d’ailleurs M. de La Reynie venait en informer le Roi. Depuis les précédentes arrestations survenues quelques semaines plus tôt - celles de la Vigoureux et de la Bosse -, l’inquiétude se glissait dans certains milieux de la ville. Vite accrue lorsque la Police s'empara d’une jeune et jolie femme de la meilleure société, Mme de Poulaillon, accusée d’avoir voulu empoisonner son vieux mari. C’était, depuis la Brinvilliers, la première noble dame que l’on jetait en prison et ceux qui avaient eu quelque accointance avec l’une ou l'autre des « sorcières » retinrent leur respiration, mais quand on sut la Voisin sous les verrous ainsi qu'un dénommé Lesage, l'inquiétude devint angoisse.
La Voisin possédait la plus belle clientèle de Paris et alentour. On chuchotait même que de hautes dames et de très nobles seigneurs avaient eu recours à elle. Deux épouses de membres du Parlement - et non des moindres -, la présidente Le Féron et Mme Dreux, furent conduites à la Bastille et l'événement créa dans Paris une vive émotion dont les vagues vinrent battre les grilles du Palais-Royal. Non pour s'en prendre au frère du Roi mais bien pour demander sa protection.
Il faut expliquer que les relations entre la capitale et Monsieur étaient radicalement opposées à celles entretenues par Paris avec le Roi. Cela tenait en trois mots : on respectait Louis XIV, on le craignait, mais on aimait Monsieur. Peut-être parce que lui aussi aimait Paris, s'y trouvait bien et entendait qu'on le sache alors que, depuis plusieurs années déjà, son frère avait abandonné ses palais parisiens sans esprit de retour. De caractère vindicatif, le Roi n'avait jamais pardonné les désordres de la Fronde où il avait pu mesurer, en dépit de son jeune âge, à quel point l'assise d'un trône pouvait être fragile. Il n'avait jamais oublié non plus les cris de haine adressés à sa mère à travers le cardinal Mazarin, d'autant plus exécré qu'on le croyait l'époux de la Reine. A ces mauvais souvenirs - et à quelques autres ! - se joignait depuis l'année précédente un amer sentiment de jalousie envers son frère, parfaitement indigne d'un si grand roi.
Afin de souligner cruellement le peu de valeur de Monsieur, Louis l'avait envoyé affronter en Flandre le redoutable ennemi qu’était Guillaume d'Orange, stathouder de Hollande. A la tête d'une armée de vingt mille hommes, le prince devait aller attaquer Saint-Omer avec, pour soutien, le médiocre stratège qu’était le maréchal d’Humières. La ville, mal défendue, était près de tomber quand une grave nouvelle parvint au camp français : Guillaume d’Orange en personne accourait à la rescousse à la tête d’une armée de trente mille soldats à laquelle devait se joindre un important corps espagnol. Alors, tous ceux qui étaient là, sur le terrain, purent voir ce spectacle d’autant plus inattendu qu’on ne l’eût jamais imaginé : Monsieur, le délicat, l’efféminé, la porcelaine précieuse, devinant la manœuvre du stathouder et faisant preuve d’une sorte de génie de la stratégie dont on était loin de le croire capable, enfourcha son cheval et mena lui-même, à la tête de l’armée électrisée, une charge furieuse qui le mit au contact du prince d’Orange.
Ce fut une mêlée digne des heures épiques de la chevalerie. A la fois général et soldat, Philippe d’Orléans reformait ses escadrons chaque fois qu’ils pliaient et luttait avec fureur l’épée au poing, toujours à la tête du combat, magnifique et transfiguré. Il reçut deux balles dans sa cuirasse, eut son cheval blessé sous lui mais remporta une éclatante victoire après laquelle il interdit le pillage et envoya médecins et infirmiers au secours des blessés à quelque parti qu’ils appartinssent. Or, son royal frère n’avait jamais emporté personnellement de victoire. Au lieu de l'en féliciter, il ne la pardonna pas à Monsieur[4]. D’autant moins qu’à son retour Paris fit au prince un véritable triomphe, comparant sa valeur à celle de son grand-père Henri IV dont les échos allèrent résonner douloureusement dans les oreilles du Roi.
Pour en revenir au soir des arrestations, Monsieur reçut une délégation de notables - certains allant même jusqu’à évoquer l’emprisonnement du conseiller Broussel qui avait déclenché la Fronde - et s’efforça d’en rassurer les membres : le Roi n’avait nulle intention de s’en prendre au Parlement ni aux édiles de la cité. Il s'agissait seulement d’exercer la justice et de poursuivre des criminels quel que soit leur rang. En outre, certains des délégués ayant avancé l’idée que le Parlement, désigné tout naturellement pour juger les coupables, pourrait montrer quelque indulgence à ceux le touchant d’assez près, il était question de créer une nouvelle juridiction, mais Monsieur n’en savait pas plus pour le moment.
Quelques jours plus tard, on apprenait qu’à la demande de son lieutenant général de Police, Louis XIV décrétait la mise en place d’un tribunal exceptionnel, installé à l’Arsenal et qui porterait le nom de Chambre ardente. Cette appellation dramatique, bien faite pour exciter les imaginations et remontant au Moyen Age, s’attachait à un tribunal siégeant entre des tentures noires éclairées par des torches sur lesquelles se détachaient les robes rouges ou noires des juges et les justaucorps couleur de sang des bourreaux toujours prêts à intervenir pour faire parler les récalcitrants. La sentence la plus courante de ce tribunal effrayant serait le bûcher... puisqu'il s'agissait de sorcellerie.
Les juges choisis par le Roi étaient MM. de Boucherat, de Breteuil, de Bezons, de Voisin, Fieubet, Pelletier, de Pommereuil et d’Argouges, tous conseillers d’Etat, auxquels s'ajoutaient trois maîtres des requêtes choisis par La Reynie : MM. de Fortia, Turgot et d’Ormesson. Enfin le Roi choisit La Reynie lui-même et M. de Bezons comme rapporteurs ainsi que le procureur général M. Robert. La procédure devait en être tenue secrète et les jugements sans appel.
Le 7 avril 1679, la Chambre ardente siégea pour la première fois. La Reynie s’avisa qu’il manquait un greffier : ce fut M. Sagot, déjà greffier au Châtelet. Et l’on entra en séance pour entendre les premiers prisonniers incarcérés à Vincennes : la Bosse, la Vigoureux, Lesage, ainsi que Mmes Dreux et Le Féron. La Voisin, elle, était au secret à la Bastille et La Reynie entendait la tenir en réserve. Ce en quoi il fit bien. Le tribunal assista ce jour-là et les suivants à une sorte d’empoignade générale assez peu convenable mais pleine d’enseignements, et les arrestations commencèrent à se multiplier...
De l’Arsenal au Palais-Royal, la distance n’était pas suffisamment grande pour que les échos de l’un n'arrivent pas à l’autre. Aussi lorsque l’on apprit que le nom d’une fort grande dame, la duchesse de Bouillon, cousine du Roi, avait été prononcé, le petit groupe des amis intimes de Monsieur manifesta quelque nervosité. Qui pouvait dire à quel délire pouvaient se laisser aller l’un ou l’une des accusés confiés aux soins attentifs des bourreaux du Châtelet ? Qui pouvait dire jusqu’à quel point leur mémoire serait capable de remonter dans le temps ? A l’époque, par exemple, de l’étrange trépas de la première Madame, Henriette d’Angleterre, morte - un peu trop rapidement ! - d’avoir bu un verre d’eau de chicorée un jour de chaleur ? On avait chuchoté les noms du grand amour de Monsieur, le beau et dangereux chevalier de Lorraine - heureusement pour lui momentanément banni de la Cour mais qui avait fort bien pu s’en remettre de ce soin à un « ami », le beau, lui aussi - chez Monsieur tout le monde était beau ! -, et presque aussi dangereux marquis d’Effiat. Aussi, profitant de ce que le temps semblait décidé à devenir vraiment printanier, le groupe parfumé des « mignons » entreprit-il de convaincre Son Altesse Royale de l’opportunité qu’il y aurait à abandonner Paris à ses turpitudes pour aller respirer l’air pur des coteaux de Saint-Cloud.
- C’est trop tôt ! protesta Monsieur qui venait de faire l’acquisition de trois superbes tapisseries des Flandres et voulait les installer dans la grande galerie consacrée aux œuvres d’art. Le château est encore difficile à chauffer !
- Peut-être mais c’est une telle merveille ! En outre, Monseigneur, vous y êtes au moins chez vous. Ce qui n’est pas le cas ici..., asséna le chevalier de Lorraine qui s'était chargé de parler pour la communauté.
- Comment l’entends-tu, chevalier ?
- Le plus naturellement qui soit ! fit le favori en haussant les épaules. Ce palais appartient toujours au Roi et il ne s'est pas privé de vous le rappeler quand il est venu forniquer avec une fille d’honneur de Madame et que vous avez protesté. Croyez-vous que son La Reynie hésiterait même une seconde si l’idée lui venait de faire saisir l’un d’entre nous après un quelconque racontar de sorcier ?
- Il y a tout de même une différence ! Bougonna Monsieur qui s'intéressait surtout à ses tapisseries.
- Je ne vois pas laquelle. Si ces robins ont osé avancer le nom de ma cousine Bouillon, aucun des membres de sa parentèle ne sera à l’abri. Et comme je redoute ce qui peut passer par la cervelle de ces imbéciles pompeux, je vais avoir l’honneur de quitter Votre Altesse Royale !
- Oh noooooooon ! Gémit longuement Monsieur. Où veux-tu donc aller ?
- Chez les miens... en Lorraine ! Et j’emmènerai Effiat ! On en a parlé un peu trop au moment de cette triste affaire...
- Puisque moi je n’y ai jamais cru, cela devrait vous suffire à tous les deux ? fit Monsieur à deux doigts des larmes.
- Cela suffirait si Votre Altesse, au lieu de nous faire un caprice, consentait à sortir de son trou... Au surplus, Effiat est un charmant compagnon de route... et à l'étape c'est encore mieux. Bien entendu nous partagerons la même chambre et...
- Tais-toi ! Brama Monsieur. Je consens ! Occupe-toi de préparer notre départ ! Je vais prévenir Madame !
- Est-ce vraiment utile ? Sa maison n’a rien à craindre des nouveaux juges.
- Peut-être, mais moi j’ai tout à craindre de sa mauvaise humeur si je la laisse ici. Elle déteste Paris et elle adore Saint-Cloud !
C’était presque une vérité. S’il était incontestable que « Liselotte » adorait le ravissant palais neuf érigé par son époux sur un coteau de la Seine, elle appréciait le Palais-Royal, son décor fastueux et aussi la proximité immédiate de l’Opéra, même s'il l’empêchait de dormir parce qu’en bonne Allemande, elle raffolait de la musique. En revanche, elle détestait ce qu'il y avait autour, c’est-à-dire Paris qu'elle trouvait sale, malodorant et imprévisible. Elle accueillit donc la décision de son époux avec satisfaction. Ce qui ne fut pas le cas de son entourage féminin. La duchesse de Ventadour, dame d'honneur, par exemple, renâclait à quitter son confortable hôtel parisien pour une résidence d’été ravissante certes, mais dont elle proclamait que les cheminées tiraient mal... quand elles existaient. Lydie de Theobon elle-même fit la grimace mais ne dit rien, se contentant de soupirer. Charlotte pensa qu'elle devait avoir quelque part dans Paris un amoureux - ce qui expliquerait ses absences nocturnes - et que Saint-Cloud était sans doute trop loin pour lui. Elle devait apprendre par la suite qu'en fait, la belle Lydie avait épousé secrètement l’année précédente le comte de Beuvron, capitaine des gardes de Monsieur, et, si les deux jeunes gens pouvaient se voir le jour autant qu'à Paris, les nuits deviendraient difficiles.
Charlotte pour sa part n'y voyait aucun inconvénient au contraire : elle se rapprocherait de sa tante dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis sa dernière lettre, mais il en avait été ainsi convenu entre elles jusqu’à nouvel ordre par crainte qu’un billet ne s’égarât ou ne fût intercepté. Si un événement grave ou seulement important se produisait, elle en serait avertie par Madame personnellement. Ce fut donc avec une certaine satisfaction et sa curiosité éveillée qu’elle prit place au jour dit dans la voiture qu'elle partageait avec Lydie pour rejoindre Saint-Cloud. On disait que c’était si beau !
Elle ne fut pas déçue.
Grand château ou petit palais, Saint-Cloud posé tel un joyau dans son écrin sur une vaste terrasse d’où coulaient jusqu’à la Seine les plus jolis jardins de broderies et de jets d’eau, adossés à d’autres jardins, d’autres bassins que couronnait le foisonnement d’une forêt, ne semblait pas réel. Dans le soleil léger de ce matin de printemps où chaque arbre s’enveloppait d’une brume verte, il paraissait tellement sorti d’un conte qu’en franchissant les hautes grilles dorées de ce paradis gardé par des anges moustachus en uniforme rouge et or, Charlotte ne retint pas un cri d’admiration en joignant les mains devant sa bouche :
- Oh, c’est magnifique ! On dirait un rêve !
- C’en sera un dans un mois environ quand il fera suffisamment chaud dehors pour que l’on ne gèle pas à l’intérieur ! Bougonna Theobon obstinée à regretter le Palais-Royal. Parlez-moi des bonnes vieilles cheminées des bons vieux palais comme Saint-Germain ou notre chère résidence parisienne !
- Il n’y en a pas ici ?
- Si, mais elles sont tellement ornées et précieuses que l’on ose à peine y faire du feu. D’ailleurs elles tirent mal !
- Attendez d’avoir vu Versailles, ricana Louise des Adrets, et pensez à ce que sera notre vie quand dans peu d’années le Roi y aura transporté le gouvernement, la Cour... et nous par-dessus le marché ! C’est immense, sublime, j’en conviens, mais impossible à chauffer convenablement et plein de courants d’air. Mais il paraît que le Roi adore les courants d’air et les fenêtres ouvertes. Même en hiver ! Nous n’en finirons pas alors de regretter Paris !
N’étant pas frileuse - la vie au couvent n’y prédisposait guère -, Charlotte laissa soupirer ses compagnes, toute à son éblouissement. L’intérieur était digne de l’extérieur et faisait honneur au goût de Monsieur ainsi qu’à sa passion des collections. Ce n’étaient partout que marbres, tapisseries, tentures de brocart, soieries et porcelaines de Chine, girandoles et lustres de cristal, miroirs encadrés d’or, cabinets de laque, de lapis-lazuli ou d’écaille, vases précieux et cent autres merveilles. Une partie du mobilier était d’argent, une autre en vermeil, une autre encore de bois rares et les garde-meubles princiers en recelaient tant qu'on pouvait en changer selon les saisons ou le caprice du maître, mais, selon Theobon, le plus précieux était enfermé dans trois cabinets attenants à la chambre de Monsieur : dans le premier les plus beaux tableaux du Titien, de Véronèse ou de Van Dyck et autres. Dans le second les objets rares de céramique, de cristal de roche, de pierres fines venus d’Extrême-Orient, de Perse ou des Indes. Enfin, le troisième renfermait les joyaux préférés du prince, mais personne n’était admis dans ce musée privé à moins que Monsieur ne s'en fît le guide.
Madame avait observé avec amusement l’effet produit sur sa nouvelle fille d'honneur en parcourant cette demeure de conte de fées. Elle-même se souvenait encore de son propre ahurissement quand, petite princesse allemande un rien campagnarde, elle avait découvert le luxe déployé à la cour du Grand Roi. Ce qui ne l'avait pas empêchée de mener sa vie selon ses goûts à elle, n'acceptant de se parer que lorsque les circonstances l'exigeaient et qu'elle eût pu déplaire à son séduisant beau-frère :
- Vous prendrez vite l'habitude de tout ceci petite, lui dit-elle, j'y suis bien arrivée, moi !
- C'est que Votre Altesse était déjà princesse...
- Etre princesse à Heidelberg ou dans ce pays-ci ce n'est pas pareil, au contraire ! Je veux bien admettre cependant que notre Saint-Cloud a de quoi surprendre. Même le Roi hélas !
- Pourquoi ? Est-ce que ce palais ne lui plaît pas ? Nous venons pourtant de voir l'appartement qui lui est réservé...
- Sans doute, mais il ne s’y sent pas tout à fait chez lui. Et notre Sire n’aime pas qu'on le dépasse en faste. L’été dernier, quand Monsieur lui a fait les honneurs de Saint-Cloud achevé, il n’a pratiquement rien dit durant la visite. Sauf à moi, après avoir contemplé les peintures de la grande galerie aux vingt-six fenêtres que vous venez de voir et qui sont dues à Mignard, un peintre qu’il ne connaissait pas. Il m’a dit d’un ton mécontent : « Je souhaite fort, Madame, que les peintures de ma galerie de Versailles répondent à la beauté de celles-ci ! » Et durant les trois jours de son séjour, il a visiblement boudé.
- Tant pis pour lui ! L’important est de savoir si Madame, elle, aime sa maison ?
- Oh oui ! Beaucoup, je l’avoue... encore qu’il ne me soit pas permis de chasser dans cette belle forêt que vous voyez là-haut. Contrairement à son frère, Monsieur déteste la chasse et il est formellement interdit de tuer quelque animal que ce soit sur ses terres. Il aime les animaux autant que les arbres, les fleurs, les eaux vives, les jardins... Un Bourbon qui ne chasse pas ! Qui a jamais vu chose semblable ?
Le ton familier de la princesse encouragea Charlotte à donner son opinion :
- C’est bien, je pense ! C’est comme si Monsieur voulait recréer le Paradis. Adam et Eve n’y chassaient pas il me semble ?
- Une grave erreur ! S’ils avaient tué le maudit serpent, nous n’en serions pas là. Après tout... ce serait peut-être dommage !
Même s'il n'y faisait pas très chaud - un inconvénient que les jours suivant allaient corriger -, la vie, selon Charlotte, était plus agréable à Saint-Cloud qu'au Palais-Royal où l'on n'était jamais sûre de passer une bonne nuit. Paris, débordant de vie, était bruyant et le Palais-Royal, son centre nerveux, l'était plus encore. Il n'y avait guère que le quartier des étudiants, la Montagne Sainte-Geneviève, pour lui faire concurrence. A Saint-Cloud, en dehors des bals et des concerts, c'était la Nature qui avait le dernier mot et l'on pouvait s'éveiller au chant des oiseaux. En outre, les entourages de Monsieur et de Madame s'y mêlaient plus facilement. C'est ainsi que Charlotte noua des relations plus fréquentes avec celui qu’elle surnommait l’homme aux rubans bleus.
Cela ne vint pas du jour au lendemain. Dans les premiers moments du séjour à Saint-Cloud, Adhémar de Saint-Forgeat - qui apparemment adorait lui aussi les jardins ! - avait plutôt tendance à fuir quand il voyait Charlotte paraître comme si le fait de lui avoir donné l’adresse de la Voisin établissait entre eux une sorte de secret honteux. Il semblait même tellement effrayé que cela amusait la jeune fille. Elle lui adressait alors un large sourire accompagné d’une ébauche de révérence. Et puis par un glorieux matin de mai où les oiseaux chantaient à pleine gorge la gloire du Seigneur et les fleurs du jardin, il se passa quelque chose...
Vers onze heures, ce fut dans le château grand branle-bas de combat avec rassemblement de troupes, commandements militaires, éclats de trompettes et agitation de toute la maisonnée : un carrosse enveloppé de mousquetaires noirs franchit les grilles au galop et vint s’arrêter devant l’entrée principale. Deux personnages en descendirent : d’abord un Grand d’Espagne - on ne pouvait se tromper sur sa morgue, ses riches vêtements noirs, jusqu’aux plumes de son chapeau et surtout la Toison d’or accrochée à son cou par une épaisse chaîne d’or, le quasi mythique mouton plié en deux -, ensuite un secrétaire armé d’un « maroquin » qui faisait tous ses efforts pour relever le nez à la hauteur de son maître... Le nom de l’arrivant confié à un chambellan parcourut en un éclair le vestibule, l’escalier d’honneur et les salons jusqu'au cabinet de Monsieur :
- Son Excellence le marquis de Los Balbazes, ambassadeur de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles d’Espagne !
Heureusement l’important personnage marchait avec la lenteur solennelle convenant à sa dignité, car Monsieur n’était pas dans son cabinet : il donnait du pain aux carpes du bassin du Fer à Cheval et on eut juste le temps de le récupérer, de le changer de perruque, d’y ajouter un chapeau couvert de plumes azurées et de glisser quelques diamants à ses doigts gantés. Après quoi les doubles portes du cabinet se refermèrent sur les deux hommes. S'ensuivit alors un silence chargé d’attente. Puis, toujours aussi gourmé, l’ambassadeur repartit par où il était venu cependant que le prince envoyait le comte de Beuvron chercher sa fille aînée.
Charlotte, elle, n’avait rien vu. La toilette de Madame terminée, elle s’était munie d’un livre et, à son habitude, avait filé au jardin pour s’installer presque à l’extrémité du parc près de la lanterne de Démosthène. Elle y avait trouvé un coin délicieux et tranquille d'où l'on découvrait un joli panorama sur la Seine. Naturellement, elle avait entendu les éclats inhabituels venus du château mais n'avait pas jugé bon de rentrer : elle était un trop infime personnage pour que l'on s'aperçût de son absence. Assise au pied d'un arbre, elle poursuivit sa lecture comme si de rien n'était.
Pas pour longtemps. Le bruit d'une course lui fit lever les yeux à nouveau. Elle vit arriver alors une sorte de bulle rose sur laquelle flottaient des cheveux bruns dénoués : une femme... une jeune fille plutôt qui accourait en relevant ses robes de soie pour ne pas tomber. Pourtant elle allait droit devant elle, les yeux fermés et le bruit de ses sanglots grandissait à mesure qu'elle approchait. Sans attendre, Charlotte se releva et se précipita à sa rencontre. Si on ne l'arrêtait pas, elle allait heurter la lanterne de plein fouet... Un instant la jeune fille craignit de ne pas arriver à temps pour éviter le choc :
- Arrêtez ! Pour l'amour du Ciel arrêtez-vous !
Mais il n'en fut rien. Au contraire, Charlotte eut l'impression que la fugitive accélérait sa course aveugle. Elle en fit autant et réussit à la rejoindre de justesse. Le choc n'en fut pas moins violent. Poursuivie et poursuivante se retrouvèrent à terre. En dépit de son visage défiguré par les larmes, Charlotte reconnut alors la fille aînée de Monsieur...
Vivement relevée, elle lui prit les mains pour essayer de la remettre debout. Non sans peine parce que la princesse se laissait aller comme un chiffon sans autre réaction que de refermer les yeux tandis que sous les paupières les larmes coulaient encore plus abondantes.
- Mon Dieu ! Mademoiselle ! fit-elle en la prenant à bras-le-corps et en se demandant comment elle allait pouvoir l’emmener - autant dire la porter ! - jusqu'à un banc. Mais qu'arrive-t-il à Votre Altesse ?... Un petit effort, je vous en supplie !
Si Marie-Louise n'avait continué à émettre quelques hoquets, elle eût pu croire qu’elle était évanouie, mais elle ne l’était pas. Aussi Charlotte songeait-elle à la déposer aussi doucement que possible sur le sol pour aller chercher du secours quand Saint-Forgeat se matérialisa devant elle :
- Attendez ! Je vais vous aider !
- Je voudrais l’étendre sur le banc là-bas !
Approuvant en silence, il souleva la princesse inerte sans effort apparent et la porta à l’endroit indiqué. Là il fit asseoir Charlotte afin que la tête de Mademoiselle pût reposer sur ses genoux :
- Cette fois elle est évanouie ! constata-t-il. Vous avez un flacon de sels ?
- A mon âge ? Qu’est-ce que j’en ferais ?
- On peut perdre connaissance à tout âge ! fit-il d’un ton doctoral. Son Altesse Royale n’est pas beaucoup plus vieille que vous ! Il suffit d’une trop forte émotion ! Je m’étonne même qu’elle soit parvenue aussi loin sans s’écrouler !
- Et elle a subi une forte émotion ?
Il lui jeta un coup d’œil sévère qu’il renforça en le faisant passer à travers le petit face-à-main d’or perdu dans les dentelles de sa cravate :
- Quelle drôle de fille d’honneur vous faites, Mademoiselle de Fontenac ! En dehors des heures réglementaires de la toilette, des repas, de rares instants de compagnie et du coucher, on ne vous voit jamais dans les entours de Madame.
- Que pourrais-je y faire ? Rester plantée devant elle à la regarder écrire, lire ou s’occuper de ses collections ? Je l'accompagne comme les autres quand elle se promène mais pour le reste, et vous qui êtes si au fait des habitudes du palais devez le savoir, une seule des filles d’honneur lui est indispensable : Mlle von Venningen avec qui elle parle allemand. Deux à la rigueur, car elle a de l’affection pour Mlle de Theobon. Mais moi ! Ses meubles lui sont plus utiles... Et si nous en revenions à ce qui a causé la détresse de Mademoiselle ?
Sans répondre, il appliqua des tapes légères sur les joues devenues si pâles, puis, n’obtenant aucun résultat, alla tremper son immense mouchoir à la fontaine la plus proche, l’essora mollement puis revint dans l’intention de le lui appliquer sur la figure. Agacée, Charlotte le lui enleva des mains pour le sécher davantage :
- Vous voulez la noyer ou quoi ?... Vous déciderez-vous enfin à me faire connaître la raison ?...
- Si vous n'étiez pas toujours ailleurs, vous auriez vu l’ambassadeur d’Espagne !
- C’était lui le bruit que j’ai entendu ? Et alors ?
- Alors il arrivait de Saint-Germain où Sa Majesté le Roi l’a autorisé à venir demander à Monsieur la main de la princesse Marie-Louise. Ce qui veut dire que l’on peut la considérer dès à présent comme la reine d’Espagne !
- Et c'est cela qui...
- Oui. C’est cela qui...
- Mais enfin ce n’est pas une grande nouvelle puisqu'il en était déjà question et je ne comprends pas pourquoi elle a réagi avec une telle violence.
- Parce que le marquis de Los Balbazes apportait le portrait de son maître.
- Il est... laid ?
- C'est peu de le dire et si l'on tient compte de cette espèce de talent que déploient les peintres de cour pour flatter au mieux leurs modèles, Charles II au naturel doit être monstrueux...
- On... on dirait un cauchemar !
Charlotte écoutait si intensément Saint-Forgeat sans cesser de bassiner le front de la princesse qu'elle ne s'était pas aperçue de son retour à la conscience. Celle-ci la regardait avec des yeux si désolés qu'elle sentit les larmes monter aux siens :
- Que pourrais-je faire pour adoucir le chagrin de Votre Altesse ? Ses parents ne doivent sûrement pas savoir que ce mariage la désespère à ce point ?
Marie-Louise se redressa jusqu’à se retrouver assise auprès de Charlotte, acceptant le mouchoir qu'elle lui offrait. Puis elle eut un mouvement d’épaules désabusé :
- Mon père exulte. Il ne voit qu'une chose : je vais être reine d’Espagne ! Je vais monter sur l’un des plus hauts trônes de la Chrétienté.
- Il vous aime pourtant, hasarda Saint-Forgeat. Il aime tout ce qui est beau, Votre Altesse le sait !
- Comme il aime ses peintures, ses joyaux, ses objets d’or et de pierre dure ! Quant à Madame...
- Eh bien ? Firent les deux autres d’une seule voix.
- Elle n'est que ma belle-mère, mais je pense qu'elle m'aime un peu ! Il est vrai que Madame Henriette d’Angleterre qui m’a donné le jour ne voulait pas de moi et, quand je suis née, a refusé de me voir en ordonnant qu'on me jette à la rivière tant elle était déçue d’avoir une fille !
- Je sais ce que c'est que n'être pas aimée de sa mère, fit Charlotte tristement. Quant à Madame, je crois qu'il faudrait la mettre au fait ! Peut-être n’a-t-elle pas vu le portrait ? suggéra-t-elle soudain. Elle a énormément de bon sens et quand elle parle de Mademoiselle, c’est avec affection...
Cependant, au château, on devait s’inquiéter de la brusque disparition de la « fiancée » : une robe de soie puce revêtant une forme rebondie venait d’apparaître au bout de l’allée s’efforçant de courir sur des pieds minuscules dont la dame était fière mais qui commençaient à peiner sous son poids. C’était la maréchale de Clérambault à la recherche de la nouvelle souveraine. Deux autres silhouettes féminines la suivaient sans se presser et en devisant tranquillement. Adhémar de Saint-Forgeat décida de prendre la situation en main :
- Allez la rejoindre avec Mademoiselle ! Conseilla-t-il. Pendant ce temps je me rends chez Monsieur pour y chercher le portrait afin que vous puissiez le montrer à Madame. Cela la décidera peut-être à agir !
- En quoi mon Dieu ? Souffla Charlotte, qui ne voyait guère d’issue à la situation.
- Parler au Roi, pardi ! Ils sont les meilleurs amis du monde parce qu'il apprécie son langage franc. C’est lui qui a fait ce mariage. Il n'y a que lui qui puisse le défaire !...
Ayant dit, il fila comme un lapin à travers les arbres pour rentrer au palais en empruntant un autre chemin tandis que Charlotte aidait Mademoiselle à se relever et la soutenait fermement - bien que plus jeune de deux ans elle était plus grande qu’elle ! - pour la ramener à sa gouvernante.
Un moment plus tard, Saint-Forgeat retrouvait Charlotte dans le salon de Mars et lui tendait un tableau de moyennes dimensions enveloppé de soie verte.
- Monsieur a accepté de vous le confier ? Émit Charlotte qui en doutait jusque-là.
- Monsieur est enfermé avec le chevalier de Lorraine dans la chambre aux joyaux afin de composer les parures qu’il portera le jour du mariage. C’est d’une importance extrême, vous comprenez ?
- Non... mais voyons le prétendant !
Profitant de ce qu’il n’y avait personne - à part les gardes! - dans le salon, elle s'approcha d’une fenêtre, souleva la soie verte... et lâcha l'objet...
- heureusement rattrapé au vol par son complice -en portant ses deux mains à ses lèvres :
- Doux Jésus !...
Elle venait de découvrir un long visage blême, osseux, et visiblement malsain dont la peau adhérait à une ossature apparemment sans consistance, un front bosselé, un nez interminable tombant sur une bouche épaisse et molle ressemblant à une ventouse, des yeux d'un bleu délavé, globuleux et ternes.
- Le peintre a fait ce qu’il pouvait avec ce qu’il avait, tenta d’expliquer Saint-Forgeat. Et le modèle n’a que dix-huit ans !...
Mais Charlotte, la minute d’effroi passée, se reprenait, remballait le portrait et le mettait sous son bras...
- Hé là ! protesta son compagnon. Il faut que je le rapporte !
- Pas avant que Madame ne l’ait vu ! Je ne vous empêche pas de venir avec moi, ajouta-t-elle en prenant sa course vers les appartements de la princesse qu'elle trouva, comme à l’accoutumée, devant sa table. Simplement elle n’écrivait pas mais rêvait, le menton dans la main et la plume d’oie en suspens, en regardant le ciel bleu à travers les vitres. L'entrée tumultueuse de Charlotte derrière laquelle Saint-Forgeat essayait de se faire oublier la fit sursauter :
- Zacrebleu ! Gui est là ?...
- Moi, Madame ! répondit Charlotte qui, gênée par le tableau, bâcla sa révérence. Je demande mille pardons à Votre Altesse mais je voulais lui montrer ça !
- Gue... Qu'est-ce que c'est ?
- Le roi d'Espagne qui va épouser Mademoiselle !
Et sans autre transition, elle plaça le portrait sous le nez de Madame qui sursauta de nouveau :
- Oh !... Le pauvre garçon !... Comment peut-on être laid à ce point ?
- Ce n'est pas sa faute mais Mademoiselle a vu cette image et... elle est au désespoir.
- Qu'a dit Monsieur ?
- Rien pour ce que j'en sais. Monseigneur est occupé à choisir ses bijoux en vue de la circonstance ! Peut-être... si Madame avait la bonté de parler à Sa Majesté le Roi...
Madame considéra encore un instant le fâcheux portrait, puis le rendit à Charlotte qui le repassa à Saint-Forgeat :
- Allez dire à Mademoiselle qu'elle se prépare à m'accompagner à Saint-Germain ! Nous allons voir le Roi ! Dites aussi que l’on attelle !... Ah ! Monsieur de Saint-Forgeat, je ne vous avais pas vu ! Vous vouliez me parler ?
- N... on ! C’est moi qui ai... emprunté le tableau après avoir été témoin du chagrin de Mademoiselle !
La Palatine le considéra avec une totale stupeur :
- Vous ?... Il vous arrive donc de vous intéresser à autre chose qu'à vos ajustements et au nombre de vos rubans... Je n'en crois pas mes oreilles... mais bravo ! C'est vraiment très bien !
Une demi-heure plus tard, Charlotte assistait, d'une fenêtre du château, au départ de Madame, de sa belle-fille... et du portrait récupéré au dernier moment : carrosse d'apparat à huit chevaux, escorte militaire, robe de cour pour la jeune fille mais tenue de chasse pour « Liselotte » qui se sentait d'humeur trop guerrière pour donner dans les falbalas. Toujours enfermé avec ses trésors, Monsieur n'avait rien vu, rien entendu...
Madame Palatine était montée en voiture comme on monte à l'assaut, entraînée à la fois par son caractère impétueux, l’affection sincère qu'elle éprouvait pour sa jeune belle-fille - dont quelques années seulement la séparait - et la véritable répulsion que lui avait inspirée le portrait. Elle savait d’expérience que la raison d’Etat pouvait exiger que l’on épouse quelqu'un de laid puisque elle-même n’était pas belle - mais à ce point-là !...
L’annonce de son arrivée en réclamant une audience d’urgence fit le vide dans le cabinet du Roi. Cette visite suivant de si près l’autorisation donnée au marquis de Los Balbazes laissait deviner ce qu’on allait entendre. Madame Palatine s'apprêtait à déverser sur son royal beau-frère un torrent de revendications sonores... Or il n’en fut rien.
Ce fut sans dire un mot qu’elle lui offrit la plus parfaite des révérences dont il la releva lui-même en lui baisant la main.
- Ma sœur, fit-il en souriant, avez-vous dans l'idée de m’emmener chasser ?
- Non, Sire mon frère, répondit-elle en faisant montre d’une gravité bien inusitée de sa part, je suis venue seulement vous supplier d’écouter avec votre bonté habituelle la prière douloureuse de votre nièce.
Louis XIV se tourna vers Marie-Louise inclinée, la releva, lui sourit et l'embrassa :
- Voyons cette prière !
A se sentir si solidement épaulée par sa belle-mère, la princesse avait retrouvé un peu du courage, assez insolent d'ailleurs, que lui avait légué sa mère. Elle plongea son regard encore étincelant de larmes dans celui du souverain :
- Sire, dit-elle, je viens implorer le Roi de refuser pour moi la main du roi d’Espagne. Je ne veux pas l’épouser.
- Et pourquoi donc ?
Madame, qui n’aimait pas tenir trop longtemps sa lumière sous le boisseau, éleva le portrait qu'elle tenait d’une main le long de sa jupe :
- Faut-il vraiment poser la question, Sire ? Je suis mal placée sans doute pour jouer les arbitres de beauté puisque je n’ai jamais nié être laide, mais ceci dépasse les bornes. Ce n’est pas un homme, c'est un spectre !
- Il n’a que dix-huit ans, ma sœur ! Ce n'est, en effet, pas tout à fait un homme au sens complet du terme mais vous savez combien les êtres évoluent à mesure que passe le temps et, puisque vous avez abordé le sujet la première, je dirai que... vous-même avez changé en quelques années...
- Parti comme il est je le vois mal se transformer en prince charmant !
- Sire... par pitié, reprit Marie-Louise, ne me contraignez pas à ce mariage. Je ne pourrai jamais !... J’aime... j’aime ailleurs !
Madame ouvrit de grands yeux mais Louis se contenta de sourire :
- Je sais, dit-il gentiment..., et rien ne m’eût été plus agréable que de faire de vous une future reine de France, mais mon fils devra se plier lui aussi à la raison d’Etat. Pour l'heure, celle-ci exige qu'après les traités signés l'an passé qui donnent la paix à l'Europe, des liens familiaux se tissent avec l'Espagne. Or je n'ai pas de fille à donner au roi Très Catholique. C'est donc comme ma fille que je vous traite. Le plaisir de vous voir élevée en un rang que vous méritez ne me console pas de la séparation d’une personne que j’aime tendrement mais qui doit savoir que les princesses sont à l’Etat. L’Espagne m’a fait jadis un grand présent en me donnant la Reine et je crois ne le pouvoir mieux reconnaître qu’en vous faisant reine d’Espagne. Je désire que, quoique française, vous soyez aussi bonne Espagnole que la Reine, ma femme, quoique espagnole, est bonne reine française... De ce fait, si des guerres éclataient encore entre nous et votre époux nous soyons assez grands seigneurs pour ne pas pouvoir nous ruiner.
La pauvre princesse était vaincue et Madame le ressentit en s’efforçant de ravaler sa colère. D’ailleurs, Louis se rapprochait de sa nièce qu’il prit aux épaules pour l’amener un instant contre lui :
- Je n’aurais pu faire mieux pour ma fille[5] !
Marie-Louise cessa de pleurer, puis relevant fièrement sa jolie tête en une attitude qui rappelait sa mère, elle lança :
- Vous pouviez faire mieux pour votre nièce !
Puis elle salua et sortit les yeux secs sans attendre Madame, qui, elle, avait les larmes au bord des cils. Celle-ci haussa alors les épaules avec une espèce de résignation, tendit à Louis le désastreux portrait dont elle n’avait plus que faire et quitta le cabinet royal sans même songer à plier un genou...
Ce soir-là Charlotte apprit avec stupeur que Mademoiselle avait exprimé le désir de la compter parmi celles qui, dans quelques semaines, l’accompagneraient à Madrid. Au titre de fille d’honneur.
Encore qu’elle n’en eût guère envie, il fallut bien remercier. Le moyen de refuser lorsque l’on affirme la certitude d’avoir trouvé en elle une amie véritable...
Le mariage devant avoir lieu le 31 d’août au palais de Fontainebleau, les derniers jours du mois virent s’abattre sur la petite cité royale et le magnifique domaine créé jadis par François Ier la Cour au grand complet : le Roi, la Reine, la mariée et ses parents, les favorites royales, tous les princes, plus les ministres, plus les ambassadeurs espagnols, plus une visiteuse particulièrement chère au cœur de Madame : sa tante Sophie d’Osnabrück[6] qui était aussi sa principale correspondante. Mais les Bellifontains étaient habitués à recevoir des foules et, tant dans les vastes bâtiments du château que dans les manoirs des alentours et les demeures privées que les plus grands seigneurs s’étaient construites en ville, on arriva à caser tout le monde.
Pour Charlotte, c’était une sorte de baptême du feu en même temps qu’un moment de désenchantement. D’un seul coup, elle avait sous les yeux tout ce qui comptait au royaume de France mais sans doute pour la première et la dernière fois puisque dans quelques jours elle monterait en carrosse avec les femmes de la nouvelle reine pour un pays dont elle n’attendait rien sinon un ennui démesuré. Son nouvel ami Saint-Forgeat ne lui avait guère laissé d’illusions à ce sujet :
- Un mien oncle y est allé avec je ne sais plus quelle ambassade. Il en est revenu horrifié : on y crève de chaud l'été, de froid l’hiver, les logis sont malcommodes, la nourriture infâme et les palais plus sinistres qu’un monastère de Chartreux, mais les églises, fort belles, ruissellent d’or. Quant aux distractions il n’y en a que deux : les courses de taureaux et les autodafés.
- Les quoi ?
- Au-to-da-fés ! Cela veut dire acte de foi et je n’ai jamais compris pourquoi : l’Inquisition, qui fait la pluie et le beau temps là-bas, vide ses prisons de temps en temps, empile sur des bûchers des Juifs, des relaps ou n’importe qui soupçonné d’avoir éternué pendant la messe ou quelque chose d’approchant et y met le feu. Tout le monde trouve ça charmant, mais je ne suis pas certain que cela plaise à notre princesse !
- Mais à moi non plus ! Quelle horreur !
- Il faudra vous y faire !
Une joie, cependant, attendait la jeune fille : retrouver sa tante de Brécourt qu’elle n’avait pas revue depuis son entrée au Palais-Royal. Celle-ci s'efforça de corriger un peu la lugubre peinture de l’homme aux rubans bleus.
- Je ne pense pas, lui dit-elle, qu’à moins de vous y marier, vous passiez votre vie entière en Espagne. Un jour viendra où, comme cela se fait d’habitude, on renverra l’entourage français de Mademoiselle, mais je vous avoue que, pour le moment, je ne suis pas mécontente que vous vous éloigniez.
- Auriez-vous des nouvelles de ma mère ?
- Aucune depuis la visite que je vous ai décrite dans ma lettre. Il semblerait qu'elle se désintéresse de vous...
- N’est-ce pas une bonne chose ?
- Peut-être, mais je n’en suis pas certaine : cela ne lui ressemble pas. Il est vrai qu'elle a choisi de voyager. Elle serait en Italie avec M. de La Pivardière.
- Elle l’a épousé ?
- Sûrement pas. Marguerite, qui connaît presque tout Saint-Germain et « bavarde » volontiers, a su son départ mais il n’a pas été question de mariage. D’ailleurs voyager avec un gentilhomme n’a jamais été choquant et de toute façon vous partez, vous allez voir du pays et c’est sous l’égide de la reine d’Espagne que vous vous trouverez. Donc hors d’atteinte. En outre, Madame vous a prise en affection et sa protection ne vous manquera jamais quand vous reviendrez... Quant à moi, j’espère que vous m’écrirez souvent. Je veux tout savoir ! Et maintenant retournez à votre service. Je suis fière de vous ! conclut-elle en l’embrassant.
Le service en question, en cette veille de mariage, était plutôt absorbant : il s'agissait d’aider les femmes de chambre à tenter de maintenir un peu d’ordre dans l’appartement de Madame - et donc de la fiancée - que Monsieur au comble de l’excitation ne cessait de bouleverser avec de nouvelles suggestions d’ornements et de parures. On en était encore là à onze heures au moment du coucher de Madame. Parut alors sans se faire annoncer la duchesse d'Osnabrück venue en voisine apporter un menu présent de dernière heure. Madame, qui délirait de joie depuis l’arrivée de cette tante bien-aimée, sa correspondante habituelle, chez qui elle avait passé une partie de son enfance, la reçut avec enthousiasme et les deux dames s'installèrent devant une fenêtre largement ouverte sur le jardin de Diane pour bavarder en buvant de la bière bien fraîche. Les filles d’honneur s’apprêtaient à se retirer quand surgit Monsieur, en robe de chambre à ramages, coiffé d’un bonnet de nuit orné de rubans couleur de feu et transportant une cassette ouverte débordant littéralement de bijoux :
- Mesdames ! déclara-t-il toujours aussi excité, j’ai besoin de votre avis sur une idée de parure que je crois brillante... Ah, vous êtes encore là, jeunes filles, ajouta-t-il à l’adresse de Charlotte et de ses compagnes. A merveille ! Vous donnerez aussi votre opinion ! Je pense que, demain, Madame devrait porter ce collier de diamants. Quant à moi - et d’Effiat prétend le contraire ! -, je soutiens que cette agrafe de chapeau conviendrait mieux que celle en rubis...
L’intermède dura plus d’une heure avant que les quatre filles exténuées regagnent leur logement. Encore Theobon et Charlotte choisirent-elles d’aller dormir dans le parc : sous les combles du château la chaleur était étouffante. En passant, elles levèrent les yeux vers les fenêtres de Mademoiselle, ouvertes elles aussi mais à peine éclairées par une veilleuse.
- Pauvre petite ! murmura Lydie. Ce n’est déjà pas drôle d’être reine d’Espagne, mais, dans de telles conditions, c'est épouvantable ! Je ne vous envie pas, ma chère !
- Je vais sûrement regretter la maison de Madame... et vous aussi, Lydie, qui vous êtes si bien occupée de l’ignorante que j’étais, mais si je peux lui être source de réconfort, je me tiendrai satisfaite... Je ne vous cache pas que je prie pour que l’époux soit moins laid que son portrait !
- Cela m’étonnerait. En général, c’est plutôt le contraire!
- Sans doute, mais il a peut-être des attraits cachés. Si j’en crois ce que j’ai appris, Mademoiselle aime Monseigneur le Dauphin son cousin. Et tout à l’heure pendant la cérémonie des fiançailles et quand elle s’est avancée vers le trône, menée d’une main par Monsieur et de l’autre par Monseigneur, je me suis demandée ce qu’elle lui trouvait de si séduisant.
- Je commence à comprendre ce que vous voulez dire. Vous pensez que tous les goûts sont dans la nature et là je suis d’accord. Ce gros garçon apathique n’a rien pour attirer le cœur d’une jeune fille. Il est séant à la Cour de lui accorder un « certain génie » sur lequel on serait bien en peine de s’expliquer. C’est sans doute parce que l’on ne sait trop quel qualificatif lui appliquer. A dix-sept ans, il est déjà bouffi et quand il ne chasse pas le loup - qui est l’unique exercice qu'il pratique, et malheureusement il n'en reste plus un seul, ni ici, ni en forêt de Saint-Germain, ce qui contraint sa vénerie à courre le lapin -, il s’installe dans un fauteuil. C'est dire qu’il ne bouge plus guère, restant assis des heures à écouter de la musique, ce qui finit par l’endormir. Et comme en outre il est gourmand !
- Et pourtant elle l’aime ! Au fait : est-ce réciproque ?
- Je vous fais juge : ce tantôt, après la cérémonie, il lui a présenté son compliment comme il se devait et savez-vous ce qu’il a ajouté ?
- Comment le savez-vous vous-même ?
- Je n'étais pas loin : « Ma cousine, lui a-t-il dit, vous m'enverrez du touron ! » J'espère que vous voilà fixée !
Le lendemain, par une chaleur de four, le cardinal de Bouillon procéda au mariage par procuration de Marie-Louise d'Orléans avec Charles II d'Espagne, celui-ci étant représenté par le prince de Conti. Blême jusqu’aux yeux sous la couronne royale qu’elle coiffait pour la première fois mais raidie de toute sa volonté, la princesse endura sans faiblir le poids d’une robe au décolleté ovale tellement brodée d’or et d’argent qu'on en distinguait mal la couleur pourpre et surtout le long manteau de cour ourlé d'hermine, brodé d'or lui aussi, que soutenaient quatre princesses. Des diamants au cou, aux bras, aux oreilles et au corsage, elle ressemblait à une idole sans paraître plus vivante.
Charlotte l'abandonna bientôt pour s’intéresser aux autres acteurs de ce drame familial : le Roi et la Reine assis côte à côte dans le chœur mais surtout à la seconde, cette fille d’Espagne qui n’y ressemblait guère ! Petite avec un visage rond aux yeux bleus, des cheveux d'un joli blond cendré, elle avait perdu l’éclat de la jeunesse mais corrigeait par une grande dignité les incessantes douleurs d’une vie conjugale d’autant plus détestable qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer l'homme qui depuis bientôt vingt ans lui était infidèle et même lui imposait ses maîtresses jusque dans son entourage immédiat. Elle n'était certainement pas plus heureuse que celle que l'on était en train d'unir à son demi-frère[7]. Simplement sa souffrance était d'une autre sorte et Charlotte à la regarder comprenait l'attachement de Claire de Brécourt pour cette petite infante fourvoyée dans les turpitudes d'un roi que l’on comparait au soleil.
Certes, il accaparait la lumière cet homme de si grande mine que nul ne pouvait s’y tromper, car royal il l'était depuis les plumes de son chapeau jusqu'aux souliers à hauts talons rouges qui, avec sa perruque, le grandissaient notablement. Ses habits somptueux ruisselaient de diamants et l’on pouvait se demander qui, de lui ou de Monsieur son frère - auquel il ne ressemblait pas du tout ! -, portait le plus de pierreries. La quarantaine proche il était beau, pourtant Charlotte n’y fut pas sensible. Il y avait en lui quelque chose de déplaisant. Peut-être son attitude bizarre pour le Roi Très Chrétien : il semblait s’ennuyer prodigieusement, ouvrant de temps en temps la bouche sans aller tout de même jusqu’au bâillement et fermant les yeux. Il ne paraissait s’éveiller que lorsqu’il regardait vers le haut de la tribune de gauche où trônait une jeune femme vêtue d’azur, de dentelles, de perles, avec de magnifiques bijoux en diamants. Si la mariée présentait l’image de la douleur, celle-là rayonnait de joie et d’orgueil. Son livre de messe à la main, elle ne le lisait pas pour la bonne raison qu’elle regardait le Roi avec qui elle échangeait œillades et sourires. C’était Mlle de Fontanges devenue maîtresse en titre et affichant assez sottement son triomphe sous le nez même de la Reine. Qui ne semblait guère s’en soucier : les yeux baissés et les mains jointes, elle priait avec une ferveur qui la mettait largement au-dessus de cette assez sordide intrigue de cour.
Car, de temps à autre, Louis XIV jetait un coup d’œil à la tribune de droite. Là, juste en face de la nouvelle favorite, il y avait une autre statue de l’orgueil : une femme superbe, un peu trop en chair sans doute et plus âgée que Fontanges, mais possédant la peau la plus éclatante et la chevelure la plus dorée qui soit, de la teinte exacte de la robe qui la vêtait. Elle avait des yeux magnifiques, d’un outre-mer profond mais tellement chargés de colère que leur couleur s'effaçait par instants. Ils ne quittaient Fontanges que pour se poser sur le Roi, qui, alors, détournait les siens d’un air mécontent.
- Qui est-ce ? demanda Charlotte à Saint-Forgeat quand on fut sorti de la chapelle.
- Quoi ? Vous ne la connaissez pas ? Mais vous débarquez vraiment de votre campagne mon petit ?
- Je sors de Saint-Germain, riposta-t-elle, vexée. Allez donc dire au Roi que c’est la campagne : il y est né !
- Oui... Bon ! Excusez-moi et apprenez à connaître votre monde ! C'est la marquise de Montespan, ma chère ! Ses charmes tiennent notre Sire captif depuis... plusieurs années et elle lui a donné une collection de bâtards qu’il adore ! Mais les jeunes appâts de la Fontanges font sérieusement pâlir son étoile et elle n'aime pas ça. On peut la comprendre. Mais à mon sens elle a tort de se tourmenter : Fontanges est ravissante mais elle est bête à pleurer tandis que Montespan a un esprit d'enfer. Le Roi a beaucoup ri avec elle...
- Mais il me semble avoir entendu parler aussi d'une certaine Mme de Maintenon ?
- Ah, la gouvernante des petits bâtards ! Elle n'est pas présente aujourd’hui. Depuis l’arrivée de la belle rousse on en parle moins. Et cela se comprend !
- Et la Reine dans cette histoire ?
- Elle ? Vous venez de la voir ! Elle prie et répète à qui veut l’entendre que le Roi l'aime tellement ! Comme si elle voulait s'en persuader ! Seulement elle sait ce que c'est que garder sa dignité : cela sert d'être née infante ! Cela vous tient droite la vie durant ! Vous comprendrez mieux quand vous vivrez à Madrid ! C’est assez curieux dans un sens !
- Vous en parlez à votre aise ! Je n'ai aucune envie d'y aller. Je ne parle même pas espagnol.
De cet air supérieur qu’il prenait parfois avec elle et qui l’agaçait prodigieusement, il lui caressa la joue du bout de ses doigts gantés de soie rose :
- Bah ! A votre âge, on apprend facilement ! En outre, vous n’êtes pas vilaine. Vous nous séduirez quelque hidalgo à la moustache farouche qui vous couvrira de bijoux barbares...
- Pourquoi barbares ?
- Parce que nos Ibères en ont rapporté des caisses pleines des Amériques. Des pierres énormes qu’ils enchâssent dans des masses d’or pesantes en diable... mais vous ne m'écoutez pas ! Se plaignit-il soudain.
Charlotte, en effet, avait cessé de lui prêter attention et regardait Mme de Montespan qui s'appuyait au bras d’une dame. Elle bavardait d’un air indolent en maniant un éventail doré et venait dans leur direction. La splendeur de cette femme était fascinante et surtout il y avait cette allure royale qui semblait lui être naturelle. Brusquement, elle s'arrêta près des deux jeunes gens, fixant Charlotte avec curiosité :
- Qui êtes-vous, Mademoiselle ? Je ne vous ai jamais vue ?
Sa voix était mélodieuse, bien timbrée mais impérieuse :
- Cela tient à ce que je viens à la Cour pour la première fois. Depuis peu, j'étais fille d’honneur de Madame...
- Et vous ne l’êtes plus ?
- Non, Madame. Sa Majesté la reine d’Espagne a exprimé le désir de me prendre dans sa maison et je vais partir à sa suite.
- Votre nom ? Ah ! Monsieur de Saint-Forgeat ! Je ne vous avais pas vu !
- Charlotte de Fontenac, répondit l’interpellée tandis qu’Adhémar balayait le sol des plumes de son chapeau en bafouillant qu’il était tout à fait le serviteur de Mme la marquise de Montespan.
Celle-ci d’ailleurs s’en désintéressa aussitôt pour reporter son attention sur Charlotte qui décidément semblait l’intriguer. Elle demanda :
- Etes-vous originaire du pays de Loire ?
Encore ! pensa Charlotte. La même question et presque avec les mêmes mots :
- Non, Madame la marquise. Je suis originaire de Saint-Germain.
- Ah!
Elle n’en dit pas davantage et s’éloigna avec sa compagne. Charlotte l’entendit dire :
- Curieux cette ressemblance, vous ne trouvez pas ?
- Elle n’est pas très évidente ! En outre, cette petite a sûrement plus de caractère que cette pauvre Louise. Et elle promet d’être plus belle...
- Sans doute. Au fond c’est une bonne chose qu'elle quitte la France !
Les deux dames s'éloignaient lentement, ce qui avait permis de les entendre jusque-là car elles ne songeaient même pas à baisser leurs voix. Charlotte revint à Saint-Forgeat :
- J’aimerais savoir à qui je ressemble ? C’est la seconde fois que l’on me fait cette remarque !
- De qui était la première ?
- Monsieur !
- Il est assez bien avec la Montespan. Je pourrais le lui demander si... -
- Si quoi ?
- Si vous ne partiez pas ! Comme on ne sait si l’on vous reverra, ce n’est pas la peine de le déranger !
- On n’est pas plus obligeant ! Grand merci !
Furieuse, elle tourna les talons et partit en courant rejoindre la maréchale de Clérambault qui devait accompagner la nouvelle reine jusqu'à la frontière et l’appelait d’un signe.
Quelques jours plus tard, Marie-Louise quittait Fontainebleau escortée d’un brillant cortège à la tête duquel était le chevalier de Lorraine. Quand elle l’avait appris, la jeune reine avait eu un mouvement de révolte :
- Quoi ? Celui qui a assassiné ma mère ?...
On se hâta de lui expliquer qu’il n’en était rien, qu’il s'agissait seulement d’un de ces bruits de cour sans consistance comme en génère toujours la mort des princes, et que, surtout, Monsieur son père ne croyait faire mieux qu’en la confiant aux soins de son meilleur ami, mais elle ne voulut pas en démordre et sa tristesse ne fit que s’accroître. Enfin, ce fut l’adieu au Roi :
- Madame, je souhaite de vous dire adieu pour jamais. Ce serait le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir un jour la France...
On ne pouvait rien dire de plus cruel et Charlotte, indignée par la douleur qui se peignit à ces mots sur le joli visage de Marie-Louise, décida une fois pour toutes que cet homme n’avait pas de cœur et qu’elle le détesterait toute sa vie...
Monsieur, qui devait accompagner sa fille une semaine pendant sa lente descente vers l’Espagne, avait tout de même froncé le sourcil :
- Ne préjugeons pas de l'avenir, Sire mon frère ! Dans mon cœur, la reine d'Espagne sera toujours ma fille !
Il l'aida à monter en carrosse alors que de nouveaux sanglots la secouaient, s'assit près d’elle et prit sa main dans la sienne :
- Gardez confiance en Dieu, ma fille ! Il est rare que les choses soient aussi bonnes ou aussi mauvaises qu'on les a imaginées. Vous serez peut-être plus heureuse que vous ne pensez ! Allez, fouette cocher ! Finissons-en avec ces adieux qui n'ont ni queue ni tête ! Et cessez de pleurer, ma fille, sinon...
Il n'en dit pas davantage. Tandis que le lourd équipage s'ébranlait, il passa un bras autour des épaules de la petite reine et pleura avec elle...
A sa place, dans la file des voitures d’escorte, Charlotte regardait s'égrener les visages de ces gens qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître. L'un d’eux attira son attention. C’était celui d’un homme d'une trentaine d'années, un de ces muguets de cour que rien ne distinguait vraiment de ses semblables avec ses rubans et cet air de fatuité qu'elle détestait tant - sauf peut-être chez Saint-Forgeat qui l'amusait. Mais celui-là tenait ses yeux sombres obstinément fixés sur elle. Quand ceux de la jeune fille les rencontrèrent, l'inconnu eut un demi-sourire si rempli de méchanceté qu’elle en frissonna.
Pour ne plus le voir, elle se rejeta au fond de la voiture et se signa précipitamment. A cause de cela, elle se sentit tout à coup incroyablement heureuse de partir au loin. Pour l’avoir regardée ainsi, il fallait que cet inconnu eût pour elle de la haine. Or, elle ne l’avait jamais vu...