TROISIÈME PARTIE LE RÉGICIDE

CHAPITRE X UNE ÉTRANGE PROPOSITION

La toilette de la Reine déroulait comme chaque matin son rite immuable. Pourtant, il fut vite évident pour les dames présentes qu'il était arrivé quelque chose d’inhabituel : Marie-Thérèse n'avait pas cet air de dignité, juste teinté d’un sourire qu'on lui voyait toujours. Au point que l'on pouvait se demander si ce n'était pas un masque destiné à cacher ses souffrances, qu’elle appliquait dès le réveil. Or, pas de masque ce jour-là mais une expression de souriante douceur se rapprochant... oui, de la béatitude. Aussi les yeux des femmes de son entourage étaient-ils autant de points de muette interrogation. On pensait généralement que Sa Majesté avait dû faire un beau rêve et qu’elle était encore sous son emprise...

Assise au bord de son lit, elle avait laissé Pierrette Dufour, sa femme de chambre préférée, lui passer ses bas de soie sur lesquels Mme de Saint-Martin, dame d’atour en second, avait bouclé les jarretières de rubans ornées de bijoux sans dire un mot. Puis le sourire s’était à peine effacé pendant les premières prières mais alors qu’il arrivait fréquemment quelles fussent accompagnées d’une ou deux larmes, elles avaient cette fois une apparence d’action de grâces...

Ensuite, la Reine gagna sa chaise de commodité d’un pas léger après quoi elle revint s'asseoir tandis que commençait le ballet des pages et des chambrières portant l’eau, la cuvette de cristal, le savon de Venise et les parfums. Après cela la première tasse de chocolat fut dégustée avec un plaisir visible. Et d’ailleurs aussitôt suivie d’une autre. Toujours en silence ! Aussi le cercle féminin regardait-il avec quelque agacement la naine Chica qui dormait habituellement dans la ruelle du lit et qui prenait des airs importants.

Cela fait la Reine prit sa chemise des mains de la maréchale de Béthune, première dame d’atour, puis on la vêtit d’une jupe de soie blanche, si étroite qu'elle épousait ses formes dodues, d’un léger corset en toile fine généreusement pourvu de baleines que l’on laça pour essayer d’affiner sa taille. Soudain, la duchesse de Créqui, dame d’honneur qui avait tiré la naine à part pour la confesser, s’écria avec un sourire épanoui :

- Mesdames, je crois qu’il nous faut demander à Sa Majesté la permission de lui présenter nos félicitations émues. Notre Reine a reçu, cette nuit, la visite de son auguste époux !

L’événement ne s’était pas produit depuis des années, aussi toute la chambre entra-t-elle en ébullition et les félicitations fusèrent tandis que Marie-Thérèse riait sans retenue en frottant ses petites mains l’une contre l’autre comme elle le faisait autrefois lorsque, toute jeune épousée, on la plaisantait gentiment sur l’assiduité d’un mari qui s’en serait voulu de laisser passer une seule nuit sans la rejoindre. Et ce, quelle que fût la maîtresse du moment. Or, cette bonne habitude Louis l’avait abandonnée quand sa passion pour Mme de Montespan avait flambé au point de lui faire dédaigner le devoir conjugal. Sans jamais le montrer, Marie-Thérèse avait souffert le martyre. Une seule fois, après avoir vu Athénaïs lui passer devant le nez dans la voiture du Roi, la coupe avait débordé et elle s’était écriée :

« Cette pute me fera mourir ! »

Rien de plus et jamais plus ! Mais, retombée dans son silence, la pauvre petite reine s’était efforcée de faire bon visage à celle qui lui déchirait le cœur. Ce dont d’ailleurs on ne lui avait su aucun gré. N’était-il pas normal qu’une femme se soumît aveuglément aux volontés de son époux ?

L’annonce de la « bonne nouvelle » mit un peu de désordre dans le cérémonial. Les dames parlaient toutes à la fois tandis que l’on coiffait les cheveux blonds restés très beaux, dont le cendré s’accentuait de fils d’argent lui conféraient la quarantaine et qui lui allaient bien. Le bonheur surtout lui allait bien ! Elle avait rajeuni de dix ans et le bleu de ses yeux, trop souvent rougis, retrouvait de l’éclat.

La voix de la Reine soudain domina le brouhaha :

- Je crains, dit-elle, de m’être montrée fort injuste envers cette pauvre Mme de Maintenon dont le Roi mon époux accepte les conseils. Au fond c’est une excellente personne et une vraie chrétienne.

Mme de Créqui, dont on n'était pas persuadé qu'elle en fût une vraie, protesta :

- La Reine est trop indulgente ! Quelle sorte de conseil une femme comme elle pourrait-elle bien donner ?

- A moi, non, mais au Roi si... Elle lui a fait comprendre qu’un époux vertueux se devait d’abord à sa femme et que c’était elle le véritable refuge dans la période troublée qu’il traverse. Et mon cher mari l’a écoutée. A y penser, s'il se reprend d'amour pour moi, c'est à elle que je le dois. Il faudra que je l'en remercie !

Le silence stupéfait qui suivit cette déclaration inattendue vola en éclats : Mme de Montespan, surintendante de la Maison de la Reine, faisait son entrée quotidienne c’est-à-dire accompagnée de quelque fracas. Elle avait entendu la réflexion de Marie-Thérèse et s’en indigna. Sa voix sonna haute et claire :

- Si j'ai bien compris Sa Majesté, l'impudence de cette femme ne connaît plus de bornes puisqu'elle ose se mêler de régenter le ménage royal ? La Reine devrait savoir qu’elle possède assez de charme pour attirer le Roi sans qu’il soit besoin des bons offices de cette guenipe comme dit Madame.

- Madame est une mauvaise langue et vous aussi, trancha Marie-Thérèse. Le Roi est trop avisé pour donner son amitié à qui ne la mérite pas. Et si cette femme m’a fait du bien, je saurai lui en montrer ma gratitude.

Ayant dit et le dernier nuage de parfum répandu, la Reine fit une belle révérence à ses dames et prenant son missel s’en alla rejoindre son seigneur et maître pour entendre la messe. Les plus titrées la suivirent. Mme de Montespan demeura et se tourna vers Charlotte occupée à remettre en place sur la table à coiffer les nombreux pots et flacons dont on venait de se servir. Mme de Visé, l’unique Espagnole laissée à la Reine parce qu’elle avait épousé un Français, pliait et rangeait le peignoir de soie blanche et les vêtements de nuit. Elle s’éclipsa sur un signe de la surintendante :

- Que dites-vous de cela, petite ? Ces étranges dispositions de Sa Majesté me paraissent menaçantes pour votre tranquillité !

- Peut-être. Mais si c’est la volonté de la Reine, que puis-je faire ?

- Pas grand-chose j’en conviens ! Cette vipère est habile à se faufiler partout. D’une piété « espagnole », la Reine est un mets de choix pour cette bigote doucereuse qui ne cesse de prêcher la vertu. Elle veut, en régentant le Roi, réformer la Cour, faire de Versailles une sorte d’Escorial parfumé à l’encens où les violons seront remplacés par les grandes orgues, où l’on ne dansera plus, où aucune jolie femme ne sera admise afin que soit aboli à jamais le règne des favorites détestées. Elle ne cesse de parler au Roi du salut de son âme et lui fait reprendre le chemin du lit conjugal mais elle couche avec lui en prônant le beau cadeau qu'elle lui fait là. Comme si un corps de cinquante ans pouvait en faire oublier un de vingt ans ! Voyez l’état où elle a réduit cette pauvre Fontanges qu'elle a persuadée d’accompagner sa sœur au couvent de Chelles !

Charlotte avait écouté sans mot dire la philippique exaspérée de la marquise mais ouvrit de grands yeux en l’entendant invoquer celle dont une bonne moitié de la Cour, à commencer par l’intéressée, était convaincue qu'elle l'avait fait empoisonner.

En effet, quelques mois plus tôt la malheureuse Angélique était trépassée au monastère parisien de Port-Royal où elle s'était fait transporter sur la réputation d'une austérité plus conforme à une fin exemplaire qu'à l’abbaye infiniment plus mondaine sur laquelle régnait sa sœur. Tenu au courant du mal par les ducs de La Feuillade et de Noailles, Louis XIV était allé la voir. Fontanges n’avait que vingt ans mais elle n’était plus que l’ombre d’elle-même et à ce spectacle il avait versé des larmes abondantes qui avaient arraché un ultime sourire à l’agonisante. Elle avait alors murmuré :

- Je meurs contente puisque mes derniers regards ont vu pleurer mon Roi...

Cependant il fallait que Charlotte trouve quelque chose à répondre. Elle se contenta d’un banal :

- Elle était très malade, ne s’étant jamais remise de son accouchement !

- Sans doute mais quel exemple de choix à étaler sous les yeux du Roi que cette éclatante beauté menée au tombeau en deux ans par ses turpitudes !

Charlotte aurait pu faire remarquer qu’en fait de turpitudes la toujours belle Athénaïs était orfèvre en la matière, mais ce n'était pas à elle de lui faire la morale. D’ailleurs celle-ci continuait :

- A présent la Maintenon a entrepris de circonvenir la Reine et comme celle-ci est trop malléable, elle n’aura guère de mal à la mettre sous son emprise. A ce moment-là, pouvez-vous me dire ce que vous deviendrez ? Elle n'aura trêve d’obtenir votre renvoi...

- Mais pourquoi ?

- Parce qu’elle a peur de vous ! Cessez donc de me regarder avec ces yeux ronds et venez ici !

Saisissant la main de Charlotte, elle la plaça devant un miroir :

- Quel âge avez-vous ?

- Bientôt dix-huit ans !

- Elle avait cet âge quand j’ai présenté Fontanges au Roi... Vous avez le même et vous êtes presque aussi belle bien que différente !

- Mais, Madame, à quoi songez-vous donc ? fit Charlotte qui craignait de commencer à comprendre. On dit que vous avez fort regretté d’avoir mis Mlle de Fontanges sous le regard du Roi...

- Evidemment, je l’ai regretté ! Cette malheureuse s’est avisée de tomber amoureuse. Elle était bête à pleurer et les présents dont il l’a comblée lui ont fait perdre la tête. Elle s’est crue reine... Que dis-je, reine ? Déesse ! Vous êtes loin d’être sotte. Et il y a cette ressemblance... j’ai remarqué que les rares fois où l’on vous a vue dans le sillage de la Reine, le Roi vous a regardée...

- C’est possible, mais peut-être parce que je lui rappelle un mauvais souvenir : celui d’une femme délaissée par lui et qui est allée chercher refuge au Carmel.

L'orgueilleuse Montespan lança :

- Elle n'était pas de taille contre moi et, si vous le voulez, la Maintenon ne sera pas de taille contre vous !... Bon! Voilà que vous vous effarez de nouveau ! J’admets que je vous prends à l’improviste mais réfléchissez...

- C’est tout réfléchi, Madame la surintendante ! Je n’aime pas le Roi et n’ai aucune vocation à devenir favorite. En admettant que vous voyiez juste.

Athénaïs se mit à rire :

- Mais ni La Vallière ni moi-même n'y avions songé quand nous avions votre âge. Elle aimait Louis mais, timide et effacée, elle souhaitait l’aimer dans le silence et le mystère. Non à son de trompes et sur la place publique comme il a plu à notre Sire ! Quant à moi, j'étais fille d'honneur de Madame Henriette d'Angleterre, la première Madame, et j'étais follement amoureuse de... mon époux ! Aimez-vous quelqu'un?... Vous ne me le direz pas mais je suis certaine que c'est oui. C'est pourquoi je vous répète : réfléchissez ! Si vous laissez le champ libre chez la Reine à la Maintenon, elle vous fera chasser et vous aurez de fortes chances de rejoindre La Vallière dans son couvent...

- Mais j'aime la Reine ! Gémit Charlotte près des larmes. En admettant que vos vues soient justes, jamais je ne voudrai lui causer la moindre peine ! Vous venez de la voir. Elle est heureuse pour la première fois depuis des années...

La favorite haussa ses belles épaules :

- Je tenais semblable langage à dix-huit ans. A cette différence que je ne risquais pas d’être rejetée dans les ténèbres extérieures...

Les ténèbres extérieures, Charlotte avait bien eu l’impression d'y pénétrer le jour où quittant Madame, Theobon et Cécile, elle avait pris seule le chemin de Saint-Germain. Elle allait entrer dans un monde où elle ne connaissait personne, où elle n’avait pas d’amies. Certes, le château, elle le connaissait depuis l’enfance. Elle aimait ses briques roses et ses chaînages en pierre blanche de Chantilly mais, comme si un génie malin se mêlait de sa déroute, elle vit, atterrée, arrivant en voiture dans la cour d’honneur, qu’on y faisait presque autant de travaux qu’à Versailles et qu’il y avait des échafaudages un peu partout. A croire que le Roi était possédé du démon de la construction !... Son Versailles encore inachevé il faisait bâtir à Marly et voilà que Saint-Germain à son tour se retrouvait sous les gravats et la poussière. Aussi songeait-elle avec une mélancolie grandissante aux charmes et à la lumière éclatante de Saint-Cloud et, l’hiver approchant, au confort douillet du Palais-Royal, au rire communicatif de Madame et aux bons moments passés dans les chambres des filles ou dans le parc. Par bonheur elle n’avait jamais approché la Bastille mais, en posant le pied sur les pavés de la cour, elle pensa que ça devait y ressembler ! Des murs, encore des murs! Quatre étages plus une terrasse, un donjon dans un coin et une admirable chapelle élevée quatre siècles plus tôt par le roi Saint Louis mais défigurée par les travaux ajoutaient à la tristesse du décor qui ressemblait un peu à un puits.

La Reine habitait au second l’un des plus vastes parmi les soixante-sept appartements du château. Il était contigu à celui du Roi et sis juste au-dessus de celui de Mme de Montespan. Les six pièces d’enfilade étaient indéniablement somptueuses : marbres diversement colorés, bronzes dorés, tapis des Echelles du Levant, brocarts et meubles d’essences rares, rien n'y manquait et l'ensemble était magnifique.

En outre, les fenêtres donnaient au sud sur les parterres de Le Nôtre, le Château Neuf, ses jeux d'eau et ses terrasses descendant jusqu’à la Seine, une bien jolie vue, ce qui n'empêchait pas l'atmosphère d'y être souvent irrespirable à cause de l'odeur complexe où dominaient l'encens et le chocolat. L'un reflétant l'extrême piété de la Reine et l'autre sa principale gourmandise. Elle buvait chaque jour sept ou huit tasses de ce liquide épais et très sucré qui lui gâtait les dents et lui valait parfois des digestions difficiles, mais c'était elle qui l'avait mis à la mode et elle en raffolait. Pour sa part, la nouvelle lectrice n'appréciait qu'à moitié.

En revanche sa position présentait certains avantages : une petite chambre voisine de celle de la Reine afin de la secourir en cas d'insomnies, un traitement régulier que versait chaque mois le trésorier de Sa Majesté et une garde-robe beaucoup mieux montée. A son arrivée, la dame d'atour, la duchesse de Béthune, s'était avisée de la quasi-indigence du contenu de ses bagages. Après avoir émis une opinion bien sentie sur le dédain de Madame pour la toilette, elle avait nanti Charlotte de vêtements, linges et souliers dignes d’une suivante royale, mais en précisant qu’il lui incomberait, à l’avenir, de remplacer ce qui s'userait.

Côté entourage, évidemment, c'était moins agréable que chez les Orléans. Les dames - toutes de haute naissance et de grande piété ! - regardaient avec une certaine méfiance cette fille qui avait osé s'échapper du couvent et qui avait été renvoyée de Madrid. Aussi Charlotte n'avait-elle rencontré de sympathie qu'auprès de la principale femme de chambre, la marquise de Visé, une Espagnole nommée Maria Abarca, la seule ayant échappé au nettoyage par le vide qui avait réexpédié de l'autre côté des Pyrénées le service espagnol de Marie-Thérèse quand la politique avec Madrid s'était tendue. Même la chère Molina qui avait servi la petite infante avait dû partir en dépit des supplications de la Reine. Maria de Visé était une femme d'environ trente-cinq ans, vive et gaie. Elle avait pris la jeune lectrice en sympathie et ne l'avait pas caché. Ce qui avait beaucoup réconforté Charlotte avec le fait que la Reine elle-même lui montrait de l'amitié et réclamait souvent sa présence. Surtout le jeudi ! Ce jour-là c'était le jardin secret, la face cachée de la souveraine que bien peu connaissaient : quand elle était à Saint-Germain, la Reine, vêtue simplement et couverte d'une mante à capuchon, faisait charger des paniers remplis de nourriture et de médicaments dans une voiture sans marque distinctive et s'en allait à l'hôpital-hospice aider les Dames de la Charité à soigner les malades.

La première fois qu'elle l’avait emmenée, Charlotte n’en avait pas cru ses yeux. Dans sa robe de laine bleue protégée par un vaste tablier de chanvre, ses cheveux enveloppés d’un bonnet, Marie-Thérèse se dépensait sans compter, allant d’un lit généralement occupé par deux personnes à un simple matelas, assistant l’un pour manger sa soupe, épongeant le front fiévreux d’un autre, toujours douce, toujours souriante, sans jamais montrer le moindre dégoût même devant les spectacles les plus répugnants. L’hiver était rude et l’hôpital surpeuplé. De toutes parts s’élevaient des plaintes, des gémissements, des quintes de toux, des râles. La maladie et la misère se partageaient tous ces corps étendus d’où s’élevait une odeur pénible qu’essayait de combattre celle des immenses braseros posés de loin en loin pour lutter contre le froid. Les robes des religieuses passaient comme des fantômes au milieu de cette humanité pitoyable. Celles de quelques femmes charitables s’y mêlaient, mais aucune n’était aussi efficace que la Reine. Une scène en particulier frappa Charlotte, qui, encore maladroite bien sûr, essayait de la seconder de son mieux : une violente quinte de toux s’était élevée dans un coin de la salle. Il y avait là, sur un matelas, un vieil homme que l’on venait d’admettre et qui, entre les répits de sa toux, jurait comme un païen en réclamant à boire. Il était sale à faire peur et, sous les plaques de crasse, sa peau présentait une sinistre teinte grise qui s’enflammait dramatiquement aux pommettes. On lui avait donné de l’eau à boire mais il l’avait renversée en braillant qu’un vétéran de Rocroi ne buvait pas de cette saleté. Comme la toux reprenait, Marie-Thérèse se pencha sur lui. Elle tenait un gobelet de vin d’Espagne qu’elle approcha des lèvres du vieux !

- Buvez un peu mon ami ! Cela vous soulagera !

Simultanément, elle faisait signe à Charlotte de l’aider à soulever le buste du malade pour qu’il pût se désaltérer plus commodément. Il trempa ses lèvres puis fit la grimace :

- Pouah ! Ça vient d’chez ces faillis chiens d’Espagnols! Faudrait voir à me trouver autre chose, ma fille ! J’suis un vieux soldat...

- De Rocroi, je sais mais vous devriez...

Un nouvel accès lui coupa la parole et, brusquement, le malade vomit sur la main de Marie-Thérèse. Ce que voyant, une religieuse accourut, horrifiée :

- Doux Jésus, Votre Majesté ne devrait pas faire ces choses ! La voilà toute souillée...

- C’est sans importance, ma sœur. Il faudrait essayer de mettre plus au propre ce pauvre homme. Allez me chercher ce qu’il faut ! Nous le changerons ensemble !

Elle se relevait en reposant sur son grabat le vieux qui avait cessé de tousser et qui la regardait avec stupeur :

- C’est y pas Dieu possible que vous êtes... la Reine ?

Elle lui sourit gentiment :

- Ici je ne suis plus la Reine mais vous, vous êtes toujours un soldat du Roi et cela vous donne droit à tous mes soins.

- Hé ben, hé ben ! C’est pas pour dire mais j’aurais eu d’la chance puisque si j'en réchappe, j’pourrai dire qu'j’ai été soigné" par la reine de France.

J'suis sûr qu’le Roi peut pas en dire autant !

- Non... Il ne peut pas en dire autant... et je le regrette.

A la suite de ce jour, elle avait emmené Charlotte de préférence aux autres femmes :

- Vous savez regarder la misère en face et vous n’avez pas peur de vous salir les mains.

- J’aurais honte de me montrer plus difficile que Votre Majesté, mais comment fera-t-elle quand la Cour sera définitivement installée à Versailles. A moins qu’il ne s’y trouve un hôpital ?

- Non. La ville n’est pas achevée. Je continuerai à venir ici : ce n’est pas si loin.

- Mais la Reine risque sa santé. Le Roi le permet-il ?

- Non. Naguère encore lors de mes visites, avec Pierrette et une de mes dames, celle-ci n’avait rien de plus pressé que courir chez le Roi lui expliquer que je mettais en danger ma vie et celle de toute la Cour. Il me l’avait interdit. Mais cela n’empêchait pas mes visites sous un déguisement et je n’ai plus emmené aucune de ces dames. Seule Maria de Visé a le dévouement de m’accompagner. Maintenant vous êtes là et je crois que vous accepterez sans trop de peine de m’assister à tour de rôle avec Maria ?

- Ce sera une joie pour moi, une façon de remercier la Reine de m’avoir sauvée. J’avais tellement peur de n’être utile à rien !

Marie-Thérèse se mit à rire :

- Il est vrai qu’à l’exception des livres de piété, nous ne lisons guère, mais vous oubliez qu’avec vous je peux parler ma langue natale et c’est sans prix !

Par la suite, Charlotte devait apprendre que la charité de Marie-Thérèse ne s’arrêtait pas à l’hospice de Saint-Germain. Elle avait aussi fondé à Poissy une maison d’accueil pour les scrofuleux, ces porteurs d'écrouelles que l’onction du sacre donnait au Roi le pouvoir de guérir. Sans compter les secours aux pauvres, les dots des filles dépourvues et d’autres aides encore offertes dans la plus grande discrétion afin de ménager la fierté de ceux qu’elle aidait. Sa cassette n’y suffisait pas toujours, surtout quand elle avait perdu au jeu. C’était là, en effet, son point faible : elle aimait jouer tout autant que boire du chocolat. Alors il lui fallait faire appel à son époux qui ne se faisait pas trop tirer l’oreille, conscient des sommes fabuleuses qu’il dépensait pour ses maîtresses, ses plaisirs et ses bâtiments. Mais lorsqu'elle gagnait, sa générosité ne connaissait pas de bornes !

Ce jour-là, aux approches du crépuscule, on rentrait de l’hôpital et comme d’habitude on passait devant la maison natale de Charlotte. A ce moment la jeune fille se rejetait en arrière dans la voiture pour éviter de voir et d’être vue. Jusqu’à la mort de son père, elle y avait vécu heureuse et craignait l’assaut des regrets stériles. Mais cette fois non seulement elle se pencha à la portière, mais demanda même la permission de descendre.

- Le château n’est pas loin et je rentrerai à pied, dit-elle.

- Vous ne voulez pas que nous vous attendions ?

- Grand merci, Madame, mais c'est inutile. Votre Majesté est en retard et il ne faut pas contrarier le Roi. Cette maison est celle de mon père et il s’y présente quelque chose d'inhabituel.

En effet, le portail était grand ouvert et Charlotte avait pu apercevoir dans la cour un groupe de domestiques apeurés regardant aller et venir des hommes qui ne pouvaient être que des policiers parce que, debout au milieu d’eux, Alban Delalande commandait la manœuvre. Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes en dépit du froid et des gardes de la Prévôté qui faisaient circuler les curieux.

- Ne vous attardez pas alors ! recommanda Marie-Thérèse. Je voudrais savoir moi aussi...

Déjà Charlotte sautait sur le sol, franchissait le portail et courait vers Alban. L’un des gardes voulut lui barrer le passage mais elle le repoussa :

- C’est ma maison et M. Delalande me connaît !

Mais celui-ci vint à sa rencontre, la prit par le bras et l’entraîna vers le fond de la cour :

- Vous avez décidément l’art d’arriver quand on n’a pas besoin de vous ! Qu’est-ce que cette voiture ?

- La Reine est dedans, souffla-t-elle, et vous feriez mieux de vous en occuper ! Discrètement s'il vous plaît !

A l'évidence, la foule des curieux s'épaississait et gênait l'avancée des chevaux. Le passage fut vite rétabli. Sur l’ordre du jeune homme les piques des gardes dégagèrent le chemin et l’attelage s’éloigna. Alban revint vers Charlotte :

- C’était réellement la Reine ?

- Je ne vois pas pourquoi je mentirais. Evidemment c'est elle ! Nous sortons de l’hôpital où elle se rend chaque semaine. Et maintenant me direz-vous ce que vous faites chez... mon père ?

Elle allait dire chez moi mais pensa que ce n’était plus vrai depuis longtemps. Il comprit, sourit et la fit asseoir sur une marche du perron où il appuya un pied :

- Il y a deux jours, j’ai arrêté les assassins de Mme de Brécourt !

- Ce n’est pas possible ! Comment avez-vous fait ?

- Grâce à Jacquemin, mon second. Dans un cabaret de l’île Notre-Dame il a remarqué un homme en train de vendre un bijou à un autre. Or, ce bijou, un bracelet orné de camées, correspondait à l’un de ceux qui ont été volés sur le corps de votre tante...

- Comment saviez-vous ce qu'elle portait ce jour-là ?

- Une certaine Marguerite, gouvernante au château de Prunoy, nous les a décrits minutieusement. Jacquemin n’a pas lambiné : quelques minutes après l’individu était appréhendé et conduit au Châtelet où il n’a pas été très laborieux de lui faire donner le nom de ses complices. Ils étaient quatre que nous n’avons pas eu de difficultés à retrouver, mon ami Desgrez et moi. Ils sont tous sous les verrous et cela a été un jeu d’enfant pour M. de La Reynie d’obtenir qu’ils racontent leur histoire. C’est La Pivardière qui les a soudoyés...

- Et... ma mère y est impliquée ?

- Ils n’en ont rien dit. Ce qui est normal : ce n’est pas l'affaire d'une dame de recruter des tueurs. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit innocente ! Je pense savoir où trouver la preuve qu’elle a empoisonné votre père...

- Mon Dieu ! Gémit Charlotte. Ainsi ma pauvre tante avait raison ! Et où est cette preuve ?

- Ici. Malheureusement, n'ayant pas de charges contre Mme de Fontenac, je n'ai aucun moyen de m'en assurer. D'autant plus qu’elle s'est retirée dans la pièce même où cela doit se trouver.

- Ma mère est ici ?

- Je viens de vous le dire ! En comprenant que je venais épingler La Pivardière, elle a jeté feu et flammes puis est allée s’enfermer après nous avoir insultés en ajoutant que nous le chercherions en vain parce qu’il n’était pas là. Et de fait, nous avons fouillé de fond en comble sans rien trouver. Sauf, dans sa chambre, que nous a indiquée l’intendant, quelques objets lui appartenant... mais qui pourraient aussi bien appartenir à n’importe qui. Nous nous apprêtions d’ailleurs à partir...

- Ce qui m’échappe c'est que vous dites qu’il y a une preuve contre elle cachée dans la librairie et que vous lui ayez permis de s’y enfermer. Et si elle y cachait justement La Pivardière ?

- Je l’ai déjà visitée. Pourquoi ? Y aurait-il un passage secret ?

- Pas dans la librairie. Il ouvre sous l’escalier et mène hors les murs de la ville en descendant jusqu'au bas du plateau...

- Qu’attendez-vous pour me le montrer ? C’est par là sans doute qu’il s’est enfui...

On rentra dans la maison mais Charlotte eut beau actionner à plusieurs reprises le mécanisme que son père lui avait montré pour l’amuser, il lui fut impossible d’ouvrir :

- Ce doit être bloqué de l'intérieur ! Soupira-t-elle.

- Et vous savez à quel endroit il débouche dans la campagne ?

- Non. Mon père a refusé que j’y descende : il disait que l’escalier creusé à l’époque des guerres de Religion était devenu extrêmement dangereux avec l’usure du temps et il m’avait fait promettre de ne jamais essayer...

- Il aurait mieux fait de ne pas vous le montrer alors.

Sur ces mots Charlotte prit feu :

- Qui êtes-vous pour vous permettre de juger mon père? Il était l’homme le plus merveilleux, le meilleur de la terre ! Je l’aimais ! s’écria-t-elle la voix enrouée par les larmes.

- Ah oui ?... Il serait sans doute grandement fier aujourd’hui s'il pouvait voir sa fille acoquinée avec les argousins de la police !

Sans que l’un ou l’autre l’eût entendue venir, Marie-Jeanne de Fontenac se tenait en retrait d’eux, les bras croisés sur la poitrine, le mépris à la bouche...

Si elle fut surprise, la jeune fille se reprit instantanément :

- Ma mère ! riposta-t-elle, rendant insolence pour insolence. Croyez-vous qu’il serait plus fier d’apprendre que son épouse n’a cessé de le trahir et lui a non seulement donné la mort, mais, pour employer votre langage, s’est acoquinée avec l'assassin de sa sœur ?

Il y avait longtemps que les deux femmes ne s’étaient vues puisque lors de sa fuite des Ursulines près d’une année s’était écoulée depuis leur dernière rencontre. Elles se redécouvraient en quelque sorte. Charlotte gardait le souvenir d’une jolie femme très parée, tirée à quatre épingles dans des toilettes roses ou bleu pâle qu’elle déclarait convenir à sa carnation de blonde, les cheveux brillants comme de l’or. Mais le temps avait coulé, détruisant cette espèce de vernis soyeux qui - Charlotte n’en savait rien ! - avait tenté un jour l’appétit facilement en éveil de Louis XIV. Restaient les yeux dorés autour desquels la peau cachait sous un pied de crème et de poudre ses flétrissures et une couperose due à un penchant marqué pour la bouteille en voie de développement. Des rides apparaissaient et un pli amer marquait la commissure des lèvres autrefois si fraîches. Mais se voulant proche de la mode, elle portait - Avec élégance - une robe de beau velours outremer brodée d’or et réchauffée d’un mantelet assorti. Des bagues bosselaient ses mitaines de dentelle blanche comme la fontange filigranée d’or qui la coiffait.

De son côté, Marie-Jeanne détaillait avec colère cette grande jeune fille mince dans de modestes mais chauds vêtements de laine brune et de batiste blanche qu’embellissaient son teint de fleur, ses magnifiques cheveux blond argent et les longs yeux verts qu’elle tenait de son père.

Debout entre les deux, Alban les dévisageait l’une après l’autre en se demandant si le fait qu’elles fussent mère et fille était vraiment crédible. Mme de Fontenac cependant reprenait le combat :

- Comme c’est facile d’accuser à tort et à travers sans la moindre preuve ! Vous mériteriez le fouet pour cela mais cela pourrait venir un jour... prochain sans doute quand on vous aura enfin enfermée dans le sévère couvent qui vous attend.

- Ne rêvez pas, Madame. Je suis à la Reine !

- On me l'a dit, en effet, mais je pense qu'elle a déjà dû vous chasser puisque je vous trouve en telle compagnie et habillée en conséquence. Vous couchez avec cet homme je suppose ? Un beau mâle d'ailleurs !

Charlotte prévint la réaction, qu’elle craignait violente, d’un geste de la main :

- Ne mesurez pas les autres à votre aune, Madame. Vous l’auriez fait peut-être. Moi pas, je me contente de lui devoir la vie. Quand à mes vêtements, ils sont conformes à ce que l’on doit porter quand on accompagne Sa Majesté dans ses visites à l’hospice. En revenant j'ai vu l'agitation qui règne ici et j'ai demandé la permission de descendre de voiture. Ce que la Reine a eu la bonté de m'accorder. Souffrez à présent que je retourne à mes fonctions...

On s'en tint là. Jacquemin, qui venait de mener les investigations dans les caves et les dépendances, effectuait sa réapparition. Poussiéreux et visiblement mécontent :

- Rien, Monsieur ! fit-il sobrement.

Marie-Jeanne éclata d'un rire hystérique :

- Vous l'ai-je assez dit ! M. de La Pivardière est seulement un ami qui me rend visite de temps en temps et votre intrusion" est inqualifiable. Cette fouille d’une noble demeure va vous coûter fort cher, jeune homme ! Je vais porter ma plainte...

- Si j'étais vous, Madame, je me tiendrai tranquille. La ville entière sait que La Pivardière est votre amant et qu'il vit ici... ainsi que j'ai pu le constater lors du dernier incendie. Je ne peux rien contre vous ce soir mais il peut en aller autrement demain. De toute façon, cet hôtel restera sous surveillance et vous voudrez bien vous rappeler qu'abriter un criminel recherché par la justice revient à se faire sa complice et pourrait vous valoir la Bastille... Mademoiselle de Fontenac, je vais vous faire ramener au château. Toi Jacquemin tu prends soin de Madame. Il y a là une banquette où elle peut s'asseoir. Je t’envoie Léonard et Dulaurier pour éviter qu’elle ne te brûle la politesse...

- Je suis chez moi et vous n’avez aucun droit !

- Au nom du Roi j’ai tous les droits, Madame. Quant à moi, je désire vérifier un détail. Rassurez-vous ce ne sera pas long.

Il retint cependant son élan. Marie-Jeanne n’avait pas fini de cracher son venin et s’adressait à sa fille qui s'apprêtait à sortir :

- Ne faites pas trop la renchérie, la belle ! Vous pourriez bien vous retrouver à la rue. Les reines ne sont pas éternelles. Il se peut que celle-ci ne vive pas vieille !

- C'est une menace ? Gronda Delalande. Vous m'avez l'air d'en savoir des choses et j'ai bonne envie de vous prier de venir avec moi !

- Où ? En prison ? Je vous rappelle que vous cherchez ce pauvre La Pivardière, pas moi !

- Alors que signifie ce que vous venez de dire au sujet de Sa Majesté ?

- Cela ne signifie rien. C'est un simple point de vue. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’elle devient gênante.

- Priez Dieu qu’il ne lui arrive rien sinon je saurai me souvenir de vos paroles. Elles sont de celles qui tuent !

- Ce serait fort injuste ! Je ne lui veux aucun mal, moi, à cette malheureuse !

- Alors allez-vous asseoir et tenez-vous tranquille ! Je reviens... Ah, Léonard ! Tu ramènes Mlle de Fontenac au château, ajouta-t-il à l’intention du policier qui entrait...

Charlotte ouvrit la bouche pour protester mais Alban était déjà parti, se précipitant vers la librairie dont, par précaution, il referma la porte sur lui avant de jeter un regard circulaire. Les traces de l’incendie restaient visibles en dépit des quelques coups de pinceau que l’on y avait appliqués pour effacer le plus gros. Les grands rayonnages séparés par des panneaux peints et contenant les livres n’avaient souffert que de la suie et de la fumée. Se souvenant des instructions de Mlle Léonie, il chercha celui que décorait la muse de l’Histoire et aussi le point qu’on lui avait décrit. C’était sur le côté droit du panneau et protégé par un lourd volume sur l’art des fortifications, une protubérance du bois sur laquelle il appuya, dévoilant l’ouverture d’une cachette.

- C’est bien ça ! fit-il avec satisfaction. Voyons un peu ce qu’il y a là-dedans...

Et il glissa la main dans l’ouverture.

Charlotte rentra au Château furibonde. Si, d’une part, elle était satisfaite que les assassins de sa tante fussent sous les verrous en attente d’une inévitable exécution et que la culpabilité de La Pivardière soit établie, le savoir en fuite ne lui causait aucune joie. En revanche, elle en voulait à Alban de ne pas l’avoir raccompagnée lui-même au lieu de la confier à ce garçon à moitié endormi qui ne lui avait pas adressé la parole. Pour dire quoi, d’ailleurs ? C’eût été tellement différent avec son chef ! Cet animal devait bien se douter qu’elle avait besoin de réconfort après s’être retrouvée en face d’une mère qu’elle n’avait jamais eu aucune raison d’aimer, dont elle était sûre à présent qu’elle était son ennemie. Et une ennemie désormais implacable. Au lieu de cela, il ne s’était intéressé à elle que dans les strictes limites de son métier, pour lui poser des questions sans plus d’égards que si elle avait été la première fille venue !

A la colère succéda un désagréable sentiment de honte en passant en revue la suite de leurs relations. N’était-ce pas elle qui, au retour d’Espagne, s’était jetée dans ses bras, allant jusqu’à lui avouer qu’elle l’aimait ? Quelle idiotie ! Bien digne d’une gamine et tout cela parce qu’elle sentait le besoin d’être protégée, défendue et qu’il émanait de lui une extraordinaire impression de force. Lorsqu’elle était près, de lui d’étranges pulsions s’éveillaient en elle dont elle avait à peine conscience, mais qui, en se retirant, lui laissaient une bizarre sensation de faim jamais éprouvée en face d’autres hommes. Dieu sait pourtant que, depuis son entrée chez la Reine, nombre de gentilshommes lui avaient fait la cour sans qu'elle y fût le moindrement sensible ! Aucun ne faisait battre son cœur au rythme affolé que suscitait la présence d'Alban. Il allait falloir se reprendre sinon cette attirance - puisque à l’évidence on devait se résigner à l'appeler ainsi ! - risquait de la détruire.

Rentrée dans son petit logis elle se hâta de changer de vêtements pour se rendre auprès de la Reine qu’elle trouva inquiète du temps qu'elle avait mis à revenir. Et ce fut avec plaisir que Marie-Thérèse apprit que les assassins de sa chère Mme de Brécourt ne tarderaient pas à payer leur forfait, regrettant seulement que l'instigateur ait pu s’échapper...

- Si je vous ai comprise, la police suspecte votre mère ? Cela doit être horriblement cruel pour vous.

- Moins cruel que la perte de ma tante. Je sais depuis longtemps que ma mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas non plus. Il n’en reste pas moins que cette suspicion me couvre de honte vis-à-vis du monde et que je ne remercierai jamais assez Votre Majesté de m’avoir donné un asile où je peux demeurer à l’écart d’une cour dont je redoute la méchanceté...

- Je ne peux vous donner tort ! Ces gens savent se montrer si impitoyables parfois. Sans doute ne diffèrent-ils guère de ceux qui peuplent les autres cours, mais ce n’est pas vraiment une consolation... Cela dit j’ai une heureuse nouvelle. Vous allez retrouver des amis : Monsieur et Madame arrivent demain pour célébrer avec nous les fêtes de la Nativité et l’An nouveau. Ils logeront comme d'habitude au Château Neuf...

A l’idée de revoir la Palatine, Lydie de Theobon et Cécile de Neuville, Charlotte éprouva une joie réelle. Elle ne les avait pas vues depuis longtemps, Madame ayant, suite à la mort de son père, voyagé plusieurs semaines en Alsace, où elle avait retrouvé sa mère, et outre-Rhin. Certes Charlotte aimait bien Maria de Visé qui depuis son entrée chez la Reine lui avait montré beaucoup de sympathie, mais ce n’était pas la même chose qu’avec ses anciennes compagnes. Elles étaient pour elle les sœurs qu'elle n'avait jamais eues..

En réalité, le Château Neuf ne l'était pas tellement puisque le bâtisseur en était le roi Henri II, fils de François Ier. C'était en 1556 que le souverain avait chargé son architecte Philibert Delorme de construire à quatre cents mètres du Château Vieux et sur le rebord du plateau une « maison de théâtre et de baigneries » posée sur six étages de terrasses et de jardins descendant jusqu'à la Seine. Interrompue par les guerres de Religion, la construction ne fut reprise que sous Henri IV. En fait c'était plutôt une résidence d'été avec son corps central, ses deux ailes et son unique étage posé sur une infinité de grottes, de jeux d'eau, de parterres où il était agréable de se promener. Louis XIII y était né et aussi Louis XIV, mais si la demeure dégageait un charme certain elle était mal commode pour les dimensions de la maison du Roi et, en 1664, celui-ci avait définitivement opté pour le Château Vieux, laissant l’autre à Monsieur son frère. Au-delà s’étendait l’immense terrasse de trois quarts de lieue bordant la Seine et que Le Nôtre avait achevée sept ans plus tôt[20]...

Au matin de cette arrivée qui lui causait tant de joie, Charlotte, profitant du ciel clair et d’un soleil un peu pâle, saisit l’occasion de descendre dans les jardins. Elle aimait le majestueux parterre étendu comme un tapis précieux entre les deux châteaux. Même sous sa vêture d’hiver. Parmi les arabesques dessinées par les bordures de petits buis taillés, des sables colorés remplaçaient les fleurs et le coup d’œil restait ravissant.

A l’exception des jardiniers à l’ouvrage comme chaque matin, elle pensait être seule et ne vit l’autre promeneur que lorsque, venant du Château Neuf sans doute, il sortit de sous un rideau d’arbres et marcha vers elle. Charlotte n’y prit pas garde d’abord : le personnage, enveloppé d’un manteau sombre, un tricorne bordé de courtes plumes noires sur la tête, allait d’un pas tranquille appuyé sur une canne. Ce pouvait être M. Le Nôtre ou l’un de ses assistants... Elle ne reconnut le Roi que lorsqu’il fut à un mètre d’elle.

Plongeant en catastrophe dans une révérence un rien chancelante, elle faillit céder à la tentation de s’enfuir mais la surprise la cloua sur place. D’ailleurs, il l’avait reconnue :

- Mademoiselle de Fontenac ? Vous êtes bien matinale ! Ne devriez-vous pas être à cette heure à votre emploi auprès de la Reine ?

Le ton de reproche n'était pas sévère. La jeune fille n'en rougit pas moins. Elle émit une petite toux nerveuse puis répondit :

- Je suis seulement la lectrice de Sa Majesté. Quand elle est à sa toilette, elle n’a pas besoin de moi. Je... j’en profite souvent pour descendre au jardin...

Ce dernier morceau de phrase fut à peine audible tant Charlotte se sentait mal à l'aise.

- Vous aimez les jardins ?

- Oh oui, Sire ! Et ceux du Roi sont toujours si beaux ! Même dans la mauvaise saison. M. Le Nôtre doit être un grand poète !

- Voilà une raison que je lui rapporterai. Il en sera content... mais le vent se lève : rentrons, voulez-vous ?

Ils marchèrent un moment en silence. Le cœur de Charlotte lui battait si fort qu’il devait s’entendre jusqu’au château. Soudain le Roi dit :

- Avez-vous peur de moi ?

- ... Oui, Sire !

- Cela se voit ! Vous êtes toute rouge !... Elle aussi s’empourprait quand je lui adressais la parole et cela lui allait bien. A vous aussi d’ailleurs...

La jeune fille ne se risqua pas à demander à qui le Roi faisait allusion mais la douceur de l’intonation lui fit relever la tête. Elle vit qu’il lui souriait et sa gorge se desserra. Elle lui rendit son sourire :

- Votre Majesté est infiniment bonne !

Il prit sa main qu’il retint dans la sienne :

- Vous le pensez réellement ? Je n’en suis pas certain... Quoi qu’il en soit vous ne devez rien redouter de votre Roi ! La Reine vous aime... et nous vous verrons toujours avec plaisir...

Le retour au pluriel de majesté signifiait la fin de l’entretien. Charlotte le comprit, s'agenouilla presque en saluant et regagna le château, laissant le Roi poursuivre seul sa promenade. Elle n'avait plus envie de continuer. Il fallait qu’elle remît de l’ordre dans ses idées. Jamais elle n’aurait imaginé que le redoutable souverain pût s’adresser à elle avec une telle douceur. C'en était presque troublant !...

Ce le fut plus encore quand, s'engageant dans le grand escalier, elle rencontra Mme de Montespan qui descendait emmitouflée de fourrures et escortée de deux suivantes.

- Eh bien ? lui lança-t-elle, que vous avais-je dit ?... Je pense qu'à présent vous réfléchirez plus attentivement à mes paroles. Puis baissant la voix jusqu’au murmure :

- La place de la pauvre Fontanges est encore chaude même si le souvenir qu'elle laisse est peu... ragoûtant.

- On dit que le Roi l'a beaucoup pleurée...

- Il pleure toujours beaucoup ! Surtout en public !... Ne soyez pas sotte ! Vous avez tout ce qu'il faut pour jouer les consolatrices...

Ayant dit, elle poursuivit son chemin, laissant derrière elle le sillage d'un parfum complexe et envoûtant...

Rue Beautreillis c’était le drame. Effondrée plus qu’assise sur une chaise basse, Mlle Léonie regardait Delalande faire l'ours en cage, les mains derrière le dos et l’œil orageux :

- C’est à n’y point croire ! Exhala-t-il enfin. Vous êtes certaine de ne pas vous être trompée ?...

- De quoi ? De muse ? Je suppose qu’il n’y a pas une cachette derrière chacune de ces neuf dames ?

- Et vous avez indiqué Clio !

- Bien sûr que j’ai indiqué Clio et je persiste puisque c’est ce que m’avait confié mon cousin. Je vous rappelle que j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’il y avait à l’intérieur : une lettre et un paquet que je n’ai pas eu le loisir d’explorer...

- Eh bien, ma chère demoiselle, moi je n’ai absolument rien trouvé ! Pas de lettre, pas de paquet ! Et je ne peux que constater que quelqu'un est passé avant moi et a tout emporté !

- Mais qui ? Je suis certaine qu'Hubert n’a parlé qu'à moi seule !

- On a pu l’entendre.

- En ce cas on se serait empressé de se servir. Or, il était mort depuis plusieurs jours quand j’ai découvert le pot aux roses.

- Oui, mais vous n’avez pas eu le temps de le prendre parce que la veuve vous a interrompue. Vous m’avez dit que vous aviez eu juste le temps de refermer ?

- C’est exact.

- Etes-vous vraiment sûre qu'elle n’a rien vu ? Auquel cas il ne faut pas chercher plus loin : c'est elle qui les possède... et nous il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer. Nous n'avons pas l’ombre d’une preuve. Et comme je n’ai pas non plus La Pivardière pour le travailler au corps, je ne vois pas ce que nous pourrions faire...

Mlle Léonie non plus. Elle pleurait. Tellement même qu’Alban alla chercher une bouteille de vin et deux verres qu’il remplit pour lui et son invitée :

- Cela ne sert à rien de vous mettre dans cet état ! Buvez un coup ! Vous aurez les idées plus nettes et moi aussi...

Elle cessa de pleurer, renifla, sortit son mouchoir pour s’essuyer les yeux et finalement prit le verre et le vida d’un trait :

- Qu’allons-nous faire maintenant ?

- Chercher La Pivardière bien sûr ! N’oublions pas que c’est lui l’assassin de Mme de Brécourt ! Alors la chasse continue !

CHAPITRE XI LE GRAND DÉMÉNAGEMENT

Cette fois c’en était fait : le Roi, la Reine et la Cour quittaient Saint-Germain pour n’y plus revenir. C’était le 2 mai 1682. On allait habiter Versailles, laissant les deux châteaux entrer dans un sommeil dont ils ne se réveilleraient plus guère. Massés de chaque côté de la route, les habitants, consternés, regardaient passer le brillant cortège des trois imposantes « maisons » royales escortant le carrosse rouge attelé à six chevaux bais du Roi, celui bleu de la Reine attelé à six chevaux blancs, celui du Dauphin rouge aussi avec des chevaux gris enveloppés par les régiments des gardes du corps, des Suisses, des gardes françaises et suivis d’une ligne interminable de voitures où avaient pris place tous ces hauts personnages et grands serviteurs dont depuis des années vivait Saint-Germain. La tristesse était peinte sur les visages de ces gens que l’on abandonnait ainsi et il y avait des larmes dans bien des yeux.

Mais en ce qui concernait les « partants », on n’était pas beaucoup plus gais. Depuis que Louis XIV avait annoncé six ans auparavant son intention d’établir sa personne, sa cour et son gouvernement à Versailles, on avait fini par ne plus y croire et s'engourdir dans la bienheureuse certitude qu’en admettant que cela vienne un jour, ce serait plus tard, beaucoup plus tard... dans un avenir agréablement flou. Le pire étant que l’on n’en bougerait plus ! On allait s’établir définitivement à la « campagne ». Autant dire dans la brousse! On était si aise à Saint-Germain dont le site était charmant, à trois heures de Paris, où l’on pouvait même se rendre en empruntant le fleuve quand les chemins étaient trop boueux et que l’on n’était pas trop pressés. L’on y avait ses habitudes, ses hôtels ou ses propriétés et il fallait quitter cet Eden pour un palais immense, fabuleux certes, mais plein de courants d’air, pratiquement impossible à chauffer, implanté dans un paysage plat et marécageux dont on n’avait pas encore fini d’effacer les inconvénients. Même ceux qui avaient pu se faire construire des demeures dans la ville en gestation auraient préféré qu’on leur donne davantage de temps pour faire leur installation... Grâce à Dieu la belle saison commençait et la perspective du grand parc étendu à la suite des plus beaux jardins et de leurs jeux d’eau était séduisante mais ne compensait pas, pour ceux, moins favorisés, qui n’avaient pas pu faire construire la pensée de s’établir dans des logements exigus, des entresols bas de plafond, voire des soupentes... Sans compter le fait que le palais était encore en cours de travaux ! Cette année voyait s'achever les Grandes Ecuries ainsi que l'aile du Midi - celle du Nord n’était qu’en gestation! - et la première chapelle allait être bénie en présence du Roi, mais ce n'était guère consolant. En résumé, assez peu d'avantages pour énormément de désagréments...

La vie dans l’entourage de la Reine n’était pas follement récréative mais Charlotte, ces derniers mois, y avait trouvé une tranquillité et un calme tels qu’elle n’en avait pas connus depuis son couvent. Les heures de la journée étaient rythmées de façon immuable par les obligations - et aussi les nombreuses prières ! - de la Reine. Une sorte d’apaisement venu du monde extérieur s’y était ajouté. Les assassins de Mme de Brécourt avaient expié leur forfait sur la roue et si l’on n’avait pu retrouver La Pivardière que l’on soupçonnait d’avoir passé une frontière, celui-ci n’en était pas moins condamné à mort s’il avait la mauvaise idée de revenir. Paris - et la Cour donc ! - connaissait un réel soulagement : la Chambre ardente, un moment remise en activité, était définitivement close. Après celui de la Filastre on n’avait rallumé qu’un ou deux bûchers. En revanche, les principaux accusés avaient pu sauver leur vie - tant on redoutait leurs déclarations publiques avant de mourir ! -, mais à quel prix ! La fille Voisin et une autre sorcière avaient été envoyées à la forteresse de Belle-Île, le prêtre satanique Guibourg, Lesage et deux de leurs complices Romani et Galet à la forteresse de Besançon mais ils y étaient autant dire emmurés et, pour plus de sûreté, on les avait enchaînés aux murs de leur prison. De plus, et les ordres de Louvois étaient impitoyables, au cas où il leur arriverait de protester ou de citer certains noms, on les avait avertis qu’ils seraient « corrigés si cruellement au moindre bruit qu’ils feront qu’il n’y en ait pas un qui ose souffler[21] ».

Le grand déménagement vint rompre l’espèce de cocon dans lequel s’était enfermée Charlotte. Quitter Saint-Germain lui faisait de la peine parce qu’elle savait que c’était sans retour. Au moins les dimensions du vieux château étaient-elles à taille humaine ! Il n’en allait pas de même pour celles de l’immense Versailles. Elles lui donnaient l’impression d’être jetée à la mer. Fini les descentes matinales au jardin avec parfois un livre à la main. Si la Reine utilisait rarement sa lectrice, celle-ci ne se privait pas de dévorer tout ce qu’elle pouvait trouver. Fini les rencontres presque familières, rendues possibles par la proximité, avec certaines personnes de la Maison du Roi ! Et à l’occasion avec le souverain en personne qui semblait prendre plaisir à échanger quelques paroles avec cette jeune fille qui lui en rappelait une autre. Un plaisir que Charlotte se surprit à partager. Louis XIV pouvait se montrer charmant quand il le voulait. Parfois aussi avec Mme de Montespan que ces brèves entrevues paraissaient enchanter ! A Versailles ce côté familier allait devenir plus rare, en admettant qu’il existât encore puisque les Grands Appartements des deux époux royaux étaient en voie d’être séparés par les quelque cent toises[22] de la galerie en construction. En revanche, il fallait espérer que l’on verrait plus rarement Mme de Maintenon !

Celle-ci, en effet, réussissait chaque jour un peu plus à s’insinuer dans les bonnes grâces de la Reine. L’astucieuse marquise avait réussi à convaincre la douce Marie-Thérèse du rôle prépondérant qu'elle jouait dans les retours d’affection - aussi bien diurnes que nocturnes ! - d'un époux que la malheureuse continuait à adorer en silence. Charlotte ne l'avait-elle pas entendue soupirer un matin avec une sorte d'extase :

- Dieu a suscité Mme de Maintenon pour me rendre le cœur du Roi !

N’avait-elle pas, aussi, répondu à sa dame d’honneur, la duchesse de Créqui, tentant de modérer cet enthousiasme :

- Le Roi ne m’a jamais traitée avec autant de tendresse que depuis qu’il l’écoute !

Propos qui mettaient hors d’elle Mme de Montespan, laquelle n’hésitait pas à s’en prendre à Charlotte :

- Je n’ignore rien de vos petites rencontres matinales avec le Roi et je sais qu’il vous voit sans déplaisir ! Qu’attendez-vous pour vous montrer plus aimable... moins réservée, que diable !

- Je ne suis pas certaine que ce serait de bon aloi, Madame. En outre Sa Majesté m’impressionne, je l’avoue...

- Il impressionne tout le monde ! Sauf moi ! Quant à cette pauvre Fontanges, cela allait jusqu’à l’éblouissement !

- C’est qu'elle aimait le Roi, Madame !

- Et vous ? Vous ne l'aimez pas ?

- Je... je ne crois pas ! Pas comme Fontanges l’entendait, à mon sens !

- Taratata ! On aime toujours le Roi ! Enfin... on doit toujours se tenir prête à l’aimer ! Secouez-vous, ma petite, et souriez-lui davantage si vous ne voulez pas voir un jour la Maintenon reine de France !

L’idée fit rire Charlotte :

- Vous évoquez l’impossible, Madame ! Même si la Reine venait à disparaître - ce qu’à Dieu ne plaise ! -, le plus grand roi du monde ne la remplacerait pas par... par...

- Cette vieille rôtisseuse de balais ? Riposta brutalement la marquise. Je la crois capable de l’amener à ce scandale.

- Heureusement la santé de la Reine est fort bonne ! Il faudrait... oh non ! Il n’est pas possible qu’elle puisse imaginer...

- De la faire passer de vie à trépas ? Peut-être n’y pense-t-elle pas elle-même mais je suis persuadée que d’autres y pensent pour elle ! Et le nombre de ses fidèles ne cesse d’augmenter. Alors cessez de faire la mijaurée et montrez-vous plus gracieuse ! Débrouillez-vous pour détourner ce benêt d’une telle harpie !

La marquise s’était esquivée là-dessus, laissant Charlotte se demander si oui ou non elle avait bien entendu. Avait-elle vraiment traité le Roi-Soleil de benêt ?...

Le lendemain elle recevait deux robes ravissantes : l’une en satin vert céladon, l’autre en moire rose pâle sans somptuosité déplacée mais propres à rehausser la beauté d’une jouvencelle de dix-huit ans. Un mot bref les accompagnait : « Ceci devrait vous convenir. N’oubliez pas qu'à Versailles il y aura beaucoup de monde. Il faut que l’on vous voie ! »

Que faire sinon remercier et ranger soigneusement ces falbalas inattendus qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver tentants mais qui ne laissaient pas de la mettre dans l’embarras. Elle aimait de moins en moins l’idée de remplacer la pauvre Fontanges tragiquement disparue. On pouvait même dire qu’elle lui répugnait. Aussi dans la voiture qui l’emmenait avec Maria de Visé vers leur nouvelle destination y pensait-elle avec un mélange de crainte, de doute et l’idée déprimante qu’elle allait se trouver prise entre deux feux : elle savait la Montespan capable de tout sous l’empire de la colère et de l’orgueil blessé. Outre le souvenir cauchemardesque qu’elle gardait de la nuit de sa fuite, elle avait été témoin, quelques jours plus tôt, d’une scène proprement incroyable. La marquise raffolait des parfums dont elle s'arrosait abondamment. Or, Louis XIV ne les appréciait pas et, ce jour-là, alors qu’il venait de faire monter la Reine en carrosse où Athénaïs devait aussi prendre place, il lui avait reproché sèchement cette débauche de senteurs :

- Je ne vous empêche pas de sentir mauvais ! lui avait-elle vertement répondu avant de lui tourner le dos.

Dieu sait à quelles extrémités elle pouvait se laisser aller si Charlotte la décevait ! D’autre part la Maintenon ne la rassurait pas davantage. Elle se méfiait des regards qu’on lui jetait pendant qu’on lui souriait. Et moins encore les mots surpris par elle, en apportant à la Reine une écharpe que celle-ci lui avait demandée. Marie-Thérèse s'apprêtait à faire sa dernière promenade dans les jardins en terrasse du Château Neuf. Pas seule évidemment : ils étaient nombreux ceux qui voulaient dire un ultime adieu à ces lieux où, depuis plus de deux cents ans, s'était déroulée l’Histoire. Mme de Maintenon était de ceux-là et s’était empressée de venir saluer la Reine qui l’avait invitée à cheminer de concert.

Et ce fut en rapportant l’écharpe que Charlotte entendit :

- Cette pauvre Mme de Fontenac fait peine à voir. L’horreur du forfait commis par celui qu’elle avait eu la faiblesse d’aimer la poursuit et elle ne cesse d’implorer le pardon du Seigneur ! Elle ne sort plus de chez elle que pour se rendre à l’église et soulager les miséreux. En vérité, cela est vraiment touchant...

L’arrivée de Charlotte l’avait interrompue et elle s'était écartée prestement, mais la jeune fille ne s’était pas trompée sur la signification du regard moqueur que la dame lui avait adressé. Le temps n’était plus très éloigné où Marie-Thérèse, si habilement circonvenue, laisserait parler son bon cœur, accueillerait peut-être même une femme si intéressante et pourrait s’attacher à réunir une mère « douloureuse » et sa fille rebelle. Surtout si l’on parvenait à la persuader que c’était la volonté de Dieu !... Mme de Montespan avait raison, il fallait agir ! Ou du moins essayer en admettant que ce soit encore possible...

Pour permettre à la multitude des serviteurs chargés de son quotidien d’organiser son emménagement, le Roi avait décidé de faire une escale de trois jours chez Monsieur son frère. Dans ce but le long cortège du grand déménagement se sépara donc en deux parties inégales, la plus importante poursuivit sa route tandis que l'autre gagna Saint-Cloud... Une circonstance qui enchantait Charlotte, ravie de pouvoir bavarder avec Lydie de Theobon et Cécile de Neuville autrement que par le truchement des billets qu'elles échangeaient. Ce qui lui avait permis de soupçonner que tout n’allait pas pour le mieux chez les Orléans.

Aussi fut-elle à peine surprise de retrouver le cher Saint-Cloud baignant dans une atmosphère difficile où la bonne humeur n'était qu'apparente. La beauté des jardins où mai épanouissait des milliers de roses, la splendeur raffinée des salons et des appartements abondamment fleuris ne faisaient que souligner par contraste une tristesse latente. L'exubérance habituelle de Monsieur, toujours paré comme une châsse, avait quelque chose de contraint. Quant à Madame, vêtue pour une fois avec élégance de taffetas nacarat[23], de dentelles d'Alençon et de perles, ses yeux rougis sous la poudre parlaient de larmes et de nuits sans sommeil. En outre, un certain frémissement de narines révélait à qui la connaissait une colère difficilement contenue. Mais il fallut attendre l’heure du feu d’artifice tiré dans le parc pour que Charlotte pût s’isoler avec ses deux amies :

- Si la présence de Mme de Montespan lui est indifférente, expliqua Lydie, elle a dû faire appel à toute sa bonne éducation pour supporter sans piper, vous devez vous en douter, celle de Mme de Maintenon dans sa maison...

- Au point d'en pleurer ? N'est-ce pas exagéré ?

- Vous n'y êtes pas ! C'est bien plus alarmant ! Madame est depuis le début de l'année victime d'une véritable cabale menée par le chevalier de Lorraine, la Grancey et le marquis d'Effiat. Cabale destinée à la perdre dans l'esprit de Monsieur, du Roi et de lui rendre la vie intenable !

- Mais pourquoi maintenant ?

- Parce que l'Affaire des poisons a pris fin et que la Chambre ardente n'existe plus. Souvenez-vous, Charlotte, de la peur qu'on avait de M. de La Reynie dans l'entourage de Monsieur !

- La Cour entière avait peur de lui.

- Mais singulièrement les « mignons » de monseigneur. Ils vivaient dans l'angoisse tant que fut sur le tapis la question de savoir si l'on pourchasserait aussi la sodomie. A présent la menace a disparu et la confrérie a relevé la tête. Elle a compris surtout depuis l'arrivée de la Dauphine que la position de Madame devenait plus fragile.

- Je ne vois pas pourquoi.

- Mais si ! Tant que la faveur du Roi et « l'affection » de son époux la soutenaient, Madame était inattaquable, mais cette nouvelle Allemande - on estime qu'une seule suffit à la cour de France ! - a sans le vouloir grignoté sa position. La Dauphine amuse le Roi et aime la chasse. Aussi pour la bande qui a pu inscrire impunément à son palmarès la mort d'Henriette d’Angleterre, la première Madame ne voit pas de raison pour que la deuxième en réchappe.

- Mais enfin en quoi les gêne-t-elle ?

- Elle les déteste et ne s’en cache pas. Une des multiples lettres écrites par elle à sa tante Sophie de Hanovre a été subtilisée et n’a laissé aucun doute sur ce qu'elle en pense. Alors, la guerre a commencé, une guerre de harcèlement où le moindre de ses gestes est tourné en dérision, où l’on moque ses emportements, son physique, ses habitudes, l’accent qui lui revient parfois. Que sais-je encore ? Et le tout combiné de façon assez habile pour mettre les rieurs de leur côté, à commencer par Monsieur lui-même. Quant à Madame, elle ne possède pas la maîtrise de soi de la Reine. Elle réagit, elle crie, elle vitupère, elle pique des crises de fureur. Sans tenir compte, il faut bien le dire, des conseils du Roi qui a tenté de lui faire comprendre qu’à la Cour, le silence et le mépris sont les meilleures armes pour faire taire les ragots.

- C’est folie d’espérer d’elle un tel comportement ! Elle est tout d’une pièce ! Le Roi, s'il en a connaissance, ne pourrait-il s'en prendre à ceux qui suscitent une telle tempête de larmes et de fureurs ?

- Sans doute... mais se tient auprès de lui une personne qui a horreur du bruit, qui prêche le silence, l'accommodement, la patience, la vertu...

- La vertu ? Pour ces gens-là ? Il me semble avoir ouï-dire que Sa Majesté exècre la sodomie !

- Aussi ce léger... travers est-il mis en veilleuse depuis quelque temps afin que les torts soient du côté de Madame.

- Et que gagneront-ils de plus s'ils réussissent à éliminer notre Palatine ?

- Oh, c'est élémentaire ! Ils auront le champ libre pour « plumer » Monsieur sereinement sans que personne ose venir se mettre en travers. Lorraine et Effiat sont déjà gorgés d’or mais ils n’en n’ont jamais assez...

- Mon Dieu ! Comment est-ce possible ? Pauvre, pauvre Madame ! Ne trouvera-t-elle pas quelqu’un pour la défendre ?

- Ceux qui l’aiment comme moi, Mme de Clérambault, Neuville, ses serviteurs et vous pareillement je suppose ? Mais de quel poids pesons-nous contre un ennemi si lourdement armé ? Notre affection lui apporte, au moins, un peu de réconfort !

- Bientôt la mienne ne pourra plus s’exprimer que par écrit, soupira Cécile qui n’avait encore rien dit. Je me marie... ou plutôt mon frère me marie... à un très important personnage de notre pays.

- Comme vous dites cela ! S’étonna Charlotte. Ne devriez-vous pas être heureuse ?

- Ce n’est pas un mot à prononcer devant elle, conseilla Lydie.

- Est-ce qu’elle... ne l’aime pas ?

- Vous allez tout de suite comprendre, soupira Cécile. Il a le double de mon âge, un triple menton et une bedaine de cardinal... mais il est immensément riche ! Alors dans une semaine j’aurai quitté Saint-Cloud, Madame... et vous sans grand espoir de retour !

Elle avait visiblement envie de pleurer et Charlotte ne le supporta pas :

- N’acceptez pas, voyons ! Vous êtes jeune, jolie, sous la protection de Madame. Il faut...

- Me révolter ainsi que vous l’avez fait ? Pour aller où ? Vers qui ? Ce mariage a reçu l'approbation du Roi... et je n’ai pas le choix, ma chère Charlotte. Mais ne vous tourmentez pas trop pour moi ! Il y a un coin de ciel bleu dans cette grisaille : mon... fiancé a une réputation de bonté tant chez les petits que chez les grands. Il y a longtemps qu’il m’aime, paraît-il, et ce n’est pas sa faute s’il n’est pas aussi beau que le chevalier de Lorraine. Je ne serai peut-être pas malheureuse !

- Ce que vous seriez à coup sûr si le chevalier avait été votre conjoint ! conclut Lydie. Eh bien nous allons nous mettre à la mode de Madame et vous écrire des centaines de lettres. Contre l’amitié véritable, la distance est impuissante !

Theobon avait raison et puisque Cécile semblait résignée, Charlotte n’avait plus rien à objecter et elle se contenta de l’embrasser en lui promettant elle aussi de donner beaucoup de nouvelles. Cependant l’apparition du Roi dans cette affaire la choquait : il avait donné son consentement pour un mariage à ce point disproportionné alors qu’il n’avait peut-être jamais vu le prétendant... et peut-être jamais remarqué Cécile. Et Charlotte n’aimait pas l’idée qu’un seul homme - fût-il couronné - pût disposer ainsi de la vie de ses sujets sans distinction d’âge ni de sexe, décidant en aveugle de leur destin sans qu’ils puissent émettre la moindre protestation. Et maintenant il y avait cette femme, cette ombre grise et silencieuse attachée à ses pas qui, à travers lui, cherchait à s’attribuer au moins une part de cette toute-puissance !

Cette nuit-là, Charlotte eut du mal à trouver le sommeil, ce qui la mit de mauvaise humeur dès le réveil. Aussi quand la Reine n'eut plus besoin d'elle - Il n’était pas rare qu’elle l’aidât à l’habillement et à la parure, Marie-Thérèse ayant remarqué son goût déjà affirmé -, elle descendit dans les jardins comme elle en avait pris l’habitude lors de ses séjours à Saint-Cloud. Et aussi pour profiter encore du foisonnement des roses. Dans deux jours ce serait Versailles d’où les beaux dessins de M. Le Nôtre bannissaient cette sorte d'exubérance.

Elle rejoignit son banc préféré à demi-dissimulé par un buisson odorant mais, en l’atteignant, elle laissa échapper une exclamation en constatant qu’il était occupé. Elle s’apprêtait à prendre une autre direction quand l’importun se leva et la rejoignit :

- Un moment s'il vous plaît, Mademoiselle de Fontenac!

C'était Adhémar de Saint-Forgeat. Plus tiré à quatre épingles, plus emplumé et enrubanné que jamais dans des tons allant de l'azur pâle à l’outremer, il offrait un beau salut qu’elle paya d'une brève révérence :

- Je ne pensais pas rencontrer âme qui vive dans ce coin écarté et de si bon matin après la fête de cette nuit. Qu’y faites-vous donc ?

- N’ayant pas oublié que vous affectionnez cet endroit, je vous y attendais…

- N''était-ce pas un peu aventuré ? J’aurais pu aller ailleurs...

- Non. Un pressentiment me disait que je vous y verrais. Il faut que je vous parle !

- De quoi, mon Dieu ?

Il la dérangeait, ce qui n’améliorait pas son humeur.

- Vous allez le savoir... mais faites-moi d’abord la grâce de vous asseoir. Ce sera... plus facile !

Pensant que discuter serait inutile, elle obtempéra :

- Voilà ! Je vous écoute ! Hé mais que faites-vous ?

De la façon la plus imprévisible, il plia en deux sa longue carcasse et mit un genou en terre. Le mouvement dégagea un peu plus du parfum d’ambre dont il faisait usage :

- Je prends l’attitude convenable pour ce que j’ai à dire: ma chère Charlotte, voulez-vous me faire la grâce de me prendre pour époux et de devenir de ce fait comtesse de Saint-Forgeat ?

- Vous voulez m’épouser ? Vous ? Émit-elle sidérée.

- Oui, moi ! Verriez-vous là quelque chose de surprenant ?

- Plutôt. Vous êtes toujours des familiers de Monsieur ?

- Bien entendu, mais je ne vois pas pourquoi ce serait un empêchement.

- Un empêchement non, mais la plupart de ses gentilshommes sont célibataires !

- Ce n’est pas une règle immuable ! Chacun sait que votre amie Theobon est secrètement mariée à Beuvron qui est des nôtres.

- Qui était des vôtres. On ne le voit plus guère... mais laissons cela. Me direz-vous la raison qui vous pousse à demander ma main ? Serait-ce que vous m’aimez ?

- Oh l’amour !... Seriez-vous très fâchée si je me relevais ? Cette position est diantrement inconfortable !

La mauvaise humeur de Charlotte n'y résista pas. Elle éclata de rire :

- Mais je vous en prie !... Relevez-vous ! Et tenez : asseyez-vous là ! La conversation sera plus aisée.

- Ah merci ! fit-il avec un soupir de soulagement. Où en étions-nous ?

- Je vous demandai si vous m'aimiez et vous avez répondu : « Oh l’amour ! » Comment l'entendiez-vous ?

- Eh bien, je pensais que le... enfin ce sentiment n’est pas indispensable pour faire un bon mariage. Peut-être même est-ce un inconvénient dès l’instant où cela peut troubler... une bonne entente !

- Je me disais aussi ! Alors pourquoi voulez-vous m’épouser ?

- Parce qu’il me semble que nous nous convenons. A tous égards ! Nous sommes bien nés tous les deux, vous êtes belle et je suis beau, vous êtes riche...

- Un instant, coupa Charlotte. Où prenez-vous que je suis riche ? C’est ma mère qui l’est et elle ne me donnera jamais un sol...

- ... Si vous ne l’êtes pas, vous le serez. Disons que vous avez des espérances ! Je reprends : nous ne sommes pauvres ni l’un ni l'autre. En outre je suis à Monsieur, vous êtes à la Reine qui nous veulent du bien... Le Roi même serait favorable. Que demander de plus ?

- Le fait que ma mère ait probablement empoisonné mon père ne vous dérange pas ?

- S'il fallait écouter tous les potins ! Et puis vous ne feriez jamais une chose pareille ! Pas à moi ! Ne vous ai-je pas sauvé la vie ?

Le lui rappeler était un manque de tact mais le bon Saint-Forgeat était si content de lui qu’il ne l’aurait pas crue si elle lui avait dit qu’il était un malotru...

- Je ne l’avais pas oublié, rassurez-vous ! Quant à vous épouser...

Elle se donna le temps de l’examiner, essayant d’imaginer ce que ce pourrait être de partager la vie avec cette grande asperge qu’elle n’arrivait pas à trouver belle, en dépit de son nez grec, de sa bouche délicate, de ses yeux bleus et de ses cheveux... d’une couleur indécise. Elle l’avait connu en effet sous un amas de frisures d’un noir profond et elle le retrouvait tirant sur le brun roux. Il est vrai que la mode des grandes perruques permettait toutes les fantaisies. Pour le reste c’étaient toujours les mêmes gestes précieux, l’abondance de rubans - couleur d’aurore ce jour-là ! -, le même air perpétuellement las et le même parfum entêtant... sans parler de cette voix haut perchée !... De plus, la mémoire de Charlotte lui joua soudain le tour de faire apparaître en surimpression l’image d’Alban qui se chargea de changer son envie de rire en envie de pleurer. Mais il fallait répondre. D'ailleurs le prétendant s'impatientait :

- Alors ?

- Je ne sais pas si vous allez me comprendre et surtout je ne voudrais pas que vous en fassiez une affaire personnelle mais pour le moment c’est non. En fait... je n’ai pas envie de me marier du tout !

- Vous voulez rester vieille fille ? Avec votre tournure ?

- Je n’en suis pas encore là.

- Non, mais c’est vite venu !

- Peut-être... Disons que je me réserve un peu de temps pour penser au mariage. J’ai vécu des moments difficiles mais depuis que je suis chez la Reine, je goûte une paix profonde.

- Je ne vois pas pourquoi une union avec moi changerait quelque chose. Il est hors de question que je quitte Monsieur, moi ! Notre position s’en trouverait même renforcée !

- Je ne voudrais pas vous contredire. Eh bien, disons que j’ai besoin de réfléchir. Vous conviendrez que votre demande est un peu subite.

- Absolument pas ! J’y songe depuis longtemps !

- Que n’en avez-vous parlé plus tôt dans ce cas, j’aurais eu le temps d’y réfléchir. Ce que je ne manquerai pas de faire...

- Quand pensez-vous me rendre votre réponse ?

Seigneur ! Il devenait agaçant ! A quoi rimait cette hâte intempestive de la faire passer devant l’autel ?

- Est-ce que je sais ? Pour l’heure présente c’est non... mais il se peut... qu’à la longue... je change d’avis !

- Je ne saurais trop vous le conseiller ! Si vous tardez trop, il se pourrait que ce soit moi qui change d’avis !

Et, sur un salut désinvolte, il recoiffa son chapeau et partit à grands pas. Charlotte le suivit des yeux en retenant une hilarité dont l’envie ne dura guère. Il y avait dans cette curieuse façon de demander une fille en mariage un ou deux points qui donnaient à penser. A commencer par l’assurance que le Roi serait d’accord et aussi la hâte que Saint-Forgeat semblait avoir de l’épouser alors qu’elle n’était pas - et de loin! - le plus beau parti de la Cour.

Quittant non sans regrets son buisson de roses, Charlotte se mit à la recherche de Theobon, la seule à qui elle pût raconter son histoire pour obtenir en échange un conseil judicieux. Mais elle ne la trouva pas et finit par apprendre que Madame l’avait dépêchée à Paris faire des emplettes. Elle en fut contrariée, surtout en apprenant que Lydie ne serait pas de retour avant le départ du Roi et de la Reine. Restait Cécile, mais sur l’ordre de Madame qui appréhendait de voir ses enfants mélangés à la Cour, elle les avait emmenés en voiture faire collation sur les bords de la Seine. Inutile donc de la chercher et puis la pauvre était suffisamment occupée d’un mariage qui ne l’enchantait pas !

L'idée lui vint d’en parler... au Roi ! Pourquoi pas ! Leurs fortuites - et brèves ! - rencontres dans les jardins avaient effacé la crainte qu'il lui inspirait. Quand il le voulait, le potentat pouvait être charmant et Charlotte sentait fondre peu à peu l’impression pénible laissée par leur première entrevue. Mais il faudrait attendre. A Saint-Cloud, Sa Majesté se devait à ses hôtes.

En revanche, elle croisa Mme de Montespan sortant de chez la Reine au moment où elle allait y rentrer. La marquise la prit par le bras et l'entraîna dans l’encoignure d’une fenêtre :

- Pourquoi ne portez-vous pas les robes que je vous ai envoyées ?

- Je sais que j’aurais dû vous remercier plus tôt, Madame, mais c’est que... j’hésitais à les conserver.

- Vraiment ? Et me direz-vous pourquoi ? Elles ne vous plaisent pas ?

- Oh ! Elles sont exquises ! Et je craignais qu’on ne les remarquât trop ! On me sait pauvre...

- N’exagérons rien ! La Reine y a mis bon ordre, n’est-ce pas ?

- En effet... et c’est justement parce que ces atours sont destinés à attirer l’attention du Roi que j’ai scrupule à les porter... Si le Roi me montrait plus d’intérêt, la Reine pourrait être mécontente...

- Mais quelle bécasse ! Vous n’êtes pas favorite déclarée que je sache ! Ces robes peuvent être un cadeau... posthume de votre marraine ? C’est tout à fait dans la manière des contes de M. Perrault ! A cela près qu’il vaut mieux ne pas m’attribuer le rôle de la bonne fée. Vous seriez tout de suite suspecte ! ajouta-t-elle avec une soudaine amertume. Et cette vieille garce de Scarron aurait tôt fait de vous les faire enlever! En outre il est naturel que vous cherchiez un époux...

- Le malheur est que je viens d’en trouver un...

- On vous a demandée en mariage ?

- Pas plus tard qu'il y a cinq minutes... et j’en ai été abasourdie !

- Qui est-ce ?

- Le comte de Saint-Forgeat et...

Le fou rire de Mme de Montespan lui coupa la parole. Interdite, elle resta là à la regarder se tordre de si bon cœur qu'il était difficile de lui en vouloir. Mais la marquise se calma vite.

- Un de plus ! Exhala-t-elle en s'essuyant les yeux. Et comme ceux de Charlotte s’arrondissaient, elle expliqua :

- Vous ne pouviez pas le savoir mais il y a ces temps derniers une grande furie de mariage chez les amis de Monsieur. La meilleure manière, selon eux, de se prémunir contre l'accusation de sodomie est de convoler en justes noces! Votre Saint-Forgeat suit leur exemple, rien de plus... et pardonnez-moi si je vous enlève quelques illusions !

- Oh, son discours était loin d'être romantique ! J'avais plutôt l'impression qu’il cherchait à conclure une affaire. Seulement je ne comprends pas : depuis la clôture de la Chambre ardente, je pensais ces messieurs à l’abri des poursuites ?

- Parce qu’ils en profitent pour tourmenter cette pauvre Madame ? Ne vous y trompez pas. Si certains sont rassurés au point de se sentir quasiment intouchables, tel le chevalier de Lorraine qui tient Monsieur et le tient bien parce que c’est son plus grand amour depuis le comte de Guiche, la foule des autres sait parfaitement qu’on n’y regarderait pas à les éliminer. Le Roi n’a jamais aimé la confrérie. Même s’il a toujours fait en sorte de favoriser les goûts de son frère, certains bruits lui viennent aux oreilles. Se marier - et dare-dare ! - leur paraît une garantie convenable.

Cette fois, Charlotte avait compris. Du coup elle en profita pour lâcher ce qui la tourmentait :

- L’ennui c’est que M. de Saint-Forgeat prétend que le Roi est favorable à cette union ?

- Tiens donc ! Cela m'étonnerait fort... à moins que notre Sire préfère courtiser une femme mariée de préférence à une jeune fille ?... J’en suis la meilleure preuve... mais gardez-vous de répondre pour l’instant ! Il me faut savoir ce qu’il en est. Pour conclure : allez-vous vous décider à porter mes robes?

Et comme Charlotte se taisait :

- Avez-vous attentivement regardé la figure de Madame? J’ai bien peur que ses beaux jours ne soient derrière elle. La confrérie a juré sa perte et - chose incroyable chez une femme qui prétend incarner la vertu ! - la Maintenon la souhaite tout autant. Alors ? Allez-vous me rendre mes robes ?

- Non !... Quand nous serons à Versailles, je les porterai!

Le cortège royal quitta Saint-Cloud le 6 mai, après avoir remercié chaleureusement Monsieur et Madame de leur accueil. Chacun put remarquer que Louis XIV s’était attardé en gardant la main de sa belle-sœur dans la sienne et lui avait murmuré quelques mots à l’oreille, faisant ainsi revenir le sourire qu’on ne lui voyait plus guère. Après quoi, se tournant vers Monsieur :

- Je vous ai donné la meilleure des épouses, mon frère. Ayez-en quelque soin !...

Incontestablement Versailles avait fait de gros progrès depuis que Charlotte l'avait vu. L’aile du Midi était achevée ainsi que les Grands Appartements et la chapelle[24]. Pourtant des centaines d’ouvriers s’activaient encore aux terrassements, aux réservoirs et à la nouvelle Orangerie. Les jardins étaient terminés mais c’était à présent au parc que l’on travaillait. On y apportait des chênes, des conifères, des sycomores, des tilleuls, des marronniers, six mille ormes et quatre millions de « pieds de charmille » arrachés à la forêt de Lions en Normandie.

Quoi qu’il en soit, l’éblouissement fut total quand, après l’entrée triomphale saluée par les trompettes et les tambours, on découvrit les Grands Appartements. Celui de la Reine arracha à celle-ci une exclamation :

- Oh ! Que c’est beau !

Ensuite, les mains jointes devant sa bouche pour endiguer son enthousiasme, elle parcourut ce qui devenait son domaine: le magnifique escalier de marbre polychrome séparant la salle des Gardes de l’Antichambre suivie de la Chambre, étourdissante avec la barrière d’argent séparant le lit du reste de la pièce, ses sièges d’argent couverts de brocart, ses meubles de bois rares, ses tapisseries parfilées d’or, les peintures de son plafond représentant les reines de l’Antiquité, ses tapis de soie, ses moulures d’or, ses bronzes dorés, ses lustres chargés de cristaux et tout ce qui pouvait séduire une femme en chantant la gloire de son époux. Cette gloire omniprésente dans le palais grâce au pinceau prestigieux de Le Brun ou de Mignard - subtilisé à Monsieur ! - et à l’art des bronziers. Partout des marbres de couleurs et de provenances différentes, carrare, brocatelle, turquin, cipolin, sans oublier les onyx, les malachites, les lapis-lazuli et l’or, encore de l’or, toujours de l’or. Et puis les énormes lustres en cristal de roche pendus aux plafonds, très hauts, qui parachevaient l’élégante richesse de l’ensemble. Inutile d’ajouter que, chez le Roi, c’était encore mieux.

Le premier éblouissement passé, chacun, à l’exception de la « famille », des favorites et des Grands Offices, se mit à la recherche de son logement. Charlotte et les femmes n’eurent pas à aller bien loin : elles habiteraient des petites pièces d’entresol donnant sur une cour intérieure. Elles furent émerveillées par la splendeur du palais mais un peu effrayées par ses dimensions et les vastes espaces qu’elles découvraient. En outre elles regrettaient à l’unanimité le bon vieux Saint-Germain où l’on se sentait tellement chez soi ! La Reine elle-même, s’apercevant que la future galerie des Glaces reliant son appartement à celui de son époux n’était pas encore praticable - elle était bâtie mais loin d’être achevée -, s’en montra contrariée. D’autant plus que ceux de Mme de Montespan et de Mme de Maintenon étaient du côté du Roi ! Mais elle fut tout de suite emportée par la série de fêtes et de réjouissances diverses qui marquèrent pour le château et pour la ville l’installation définitive... On en profita pour établir la liste des plaisirs réguliers. Il y aurait comédie trois fois la semaine, bal tous les samedis et les trois autres jours musique et chant à partir de six heures du soir. Sans oublier évidemment le jeu auquel on s’adonnerait... quasi quotidiennement.

De son précédent séjour à Versailles, Charlotte gardait un souvenir relativement serein. Sans doute parce qu’elle s’y trouvait un peu à l’écart de la Cour proprement dite. Les appartements de Madame, pour être splendides, n’étaient pas - et de beaucoup ! - les plus fréquentés, la Palatine n’ayant aucune des qualités qui font les astres, telles que les possédait l’exquise et fragile Henriette d’Angleterre. Sachant que le Roi l’aimait bien et partageait avec elle les plaisirs violents de la chasse, on la ménageait. Elle avait ses fidèles comme en avait aussi la Reine. Mais la majorité des courtisans fréquentait plus volontiers - outre les appartements sacro-saints du Roi - ceux des favorites. Après La Vallière, il y eut Montespan puis Fontanges et à présent Maintenon, encore que cette dernière refusât le plus souvent les rayons du soleil pour s’en tenir à un éclairage plus discret.

Cette fois Charlotte se retrouvait en pleine lumière de par les dispositions du palais où la Reine occupait la place qui lui revenait de droit. En même temps s’instaurait une étiquette soigneusement mise au point par Louis destinée à se déifier lui-même tout en jugulant les mouvements et aspirations des quelque cinq mille personnes civiles et dix mille militaires que renfermait dorénavant sa résidence. A considérer cette foule et l'apparat dont s'entourait le Roi, la jeune lectrice en vint à penser que le plan imaginé par Mme de Montespan en vue de faire obstacle à celle qui s’affirmait de jour en jour comme sa rivale était proprement irréalisable. Parée ou non de robes brillantes, elle n’avait aucune chance, au milieu de cette multitude chamarrée et dorée sur tranche, de retenir ne serait-ce qu'un instant le regard royal et, si beaux qu’ils soient, les jardins de Saint-Germain ne pouvaient se comparer à leurs sublissimes successeurs, d’où était bannie toute idée d'intimité... Elles étaient bien finies les promenades du petit matin sur lesquelles comptait Charlotte. Elle n'était plus qu'une infime marionnette perdue dans la masse des figurants d'un gigantesque théâtre...

Cependant, elle n’eut guère le loisir de s’appesantir sur sa déception. A peine était-on installés qu’une violente tempête s'abattait sur une cour encore mal remise de l'Affaire des poisons. La colère du Roi, la plus violente qu'il eût jamais exprimée, s’abattait sur la confrérie que Madame avait si durement appris à redouter...

Quelques mois avant l’emménagement à Versailles, quand la Chambre ardente venait de clore ses travaux, le Paris nocturne avait été le théâtre d’une abominable scène de débauche. Une nuit, après avoir mis à mal le bordel de la rue aux Ours, quatre jeunes seigneurs, ivres comme toute la Pologne, avaient envoyé chercher un petit marchand d’oublies, assez joli garçon, et avaient voulu le soumettre à leurs jeux. En voyant qu’il s’y refusait, ils lui tranchèrent les parties génitales et le laissèrent mourir dans un bain de sang. Les incriminés étaient le duc de la Ferté, le marquis de Biran, le chevalier de Colbert fils du ministre et le jeune d’Argenson. L’horreur d’un tel forfait secoua Paris qui cria vengeance. Informé dans les heures qui suivirent, Louis XIV voulut d’abord faire exécuter les coupables mais finit par céder aux prières de leurs familles en se contentant de les priver de leurs charges et de les bannir de la Cour. Colbert fut le seul à réagir comme il convenait et administra à son fils une raclée qui le laissa à moitié mort sur le carreau...

Dans ce début d’été, une seconde affaire analogue ramena l’attention du Roi sur ce que l’on appelait « la mode d’Italie ». Et cette fois déchaîna sa colère parce qu’elle lui fit prendre conscience qu’il ne s’agissait plus de cas isolés mais que la confrérie comptait de plus en plus d’adeptes. Paris une fois de plus servit de cadre au crime. Une bande d’ivrognes appartenant tous à la Cour avaient festoyé dans une élégante maison de prostitution et prétendaient soumettre les filles à leurs pratiques. Comme elles s’y refusaient, ils en prirent une par force, la plus belle, et l’ayant attachée par les bras et les jambes aux colonnes du lit, lui introduisirent dans ce qu’on leur refusait une fusée à laquelle ils mirent le feu, après quoi, incommodée sans doute par les cris de la malheureuse, la bande courut les rues toute la nuit, brisant les lanternes, éventrant les boutiques, maltraitant les passants attardés et, pour finir, n’ayant pu réussir à incendier le Petit-Pont, ils en arrachèrent le crucifix et le brûlèrent...

Cette fois le Roi chassa publiquement les coupables et leurs commensaux habituels sans regarder à la naissance ou à la réputation. Ainsi partirent le prince de Turenne et le marquis de Créqui, et Sainte-Maure et Mailly et La Caillemotte, et le vidame de Laon - un La Rochefoucauld ! - et le prince de La Roche-sur-Yon, frère du prince de Conti, et d'autres encore, mais le comble de l’horreur fut atteint par Louis quand il sut qu'un de ses fils, le jeune comte de Vermandois, né de ses amours avec Louise de La Vallière, s’était laissé prendre au piège du chevalier de Marsan, frère du Grand Ecuyer de France, le comte d’Armagnac. Interrogé par son père, le gamin - il n’avait pas quinze ans ! - avoua tout ce qu’il savait. Entre autres que Marsan avait fait une tentative sur le Grand Dauphin, qui d’ailleurs ne s’était guère montré enthousiaste.

Une saine justice aurait voulu que Marsan fût sévèrement puni, mais par égard pour son frère, il ne fut que réprimandé, de même que son neveu le comte de Brionne. Quant au pauvre petit Vermandois, chassé de la vue de son père et traité en pestiféré, il ne trouva d’asile que dans le giron de Madame, inlassablement compatissante et d’autant plus que la mère du garçon était devenue supérieure des Carmélites de Chaillot. La bonne Palatine ne put cependant l’empêcher de s'enrôler dans l'armée en dépit d'une santé défectueuse et d'aller se faire tuer devant Courtrai l'année suivante...

Chez les Orléans d’ailleurs, les favoris de Monsieur vivaient à nouveau des quarts d'heure pénibles. La foule allait-elle aussi leur tomber dessus ? Un présage ô combien sinistre l’annonçait. Au cours d’une chasse où Monsieur n’était pas mais à laquelle participait le chevalier de Lorraine, celui-ci fut attiré à l’écart par le Grand Ecuyer qui lui annonça que « le Roi lui ordonnait de ne plus paraître aux chasses et, ne le tolérant à la Cour qu’à cause de Monsieur, il ne désirait plus le voir hors la présence de Monsieur ».

Le grand favori n’était pas homme à se laisser faire sans réagir. Il commença par aller protester auprès de Louvois puis - malin ! - alla se plaindre à... Mme de Maintenon à laquelle il « parla fortement ». Et le Roi s’en tint là. Mais le vindicatif personnage entendait prendre sa revanche sur Madame dont il savait qu’elle s’était plainte de lui à maintes reprises. De connivence avec Mme de Grancey sa complice, il monta une cabale destinée à la perdre.

Parmi les gentilshommes avec qui la princesse plaisantait volontiers à la chasse, il y avait le chevalier de Saint-Saëns. La Grancey accusa le malheureux de lui avoir manqué de respect au cours d'un bal sur l’ordre de Madame. C’était ridicule, à la limite du grotesque et, au début, tout se passa bien, le Roi - qui savait décidément beaucoup de choses ! - ayant averti sa belle-sœur qu’on allait l'accuser d'entretenir une « galanterie » avec ledit chevalier.

D'abord médusée, puis furieuse, Madame alla tout de go raconter l'histoire à son époux qui d’ailleurs ne fit qu'en rire avec elle. Cela ne faisait pas l'affaire des conjurés : ils trouvèrent un autre stratagème en s’attaquant à Lydie de Theobon, prétendant qu'elle servait de courrier non seulement à Saint-Saëns, mais aussi à diverses personnes que Monsieur n'aimait pas. Or, celui-ci en avait voulu à la suivante de sa femme d'avoir pris dans ses filets le comte de Beuvron qui était son capitaine des gardes et son ami. Il saisit la balle au bond, entra en fureur à son tour et chassa ignominieusement de chez lui celle qui était devenue l'indispensable confidente de sa femme. Pendant qu'il y était, le mari courroucé expédia dans la foulée l'innocente maréchale de Clérambault et prétendit interdire à Madame d'entretenir la moindre correspondance avec ces pestiférées.

La fureur de la princesse retentit à tous les échos de Versailles. Toute fumante d’indignation, elle courut chez le Roi lui demander la permission de se retirer chez sa tante à l’abbaye de Maubuisson[25]. En réalité, elle eût été bien fâchée d’être exaucée mais elle voulait frapper un grand coup. Et cette fois elle réussit. Tancé par son royal frère et d’ailleurs conscient du ridicule de la situation, Monsieur accepta les ouvertures de paix. Après quoi Louis ramena lui-même l’épouse indignée chez son frère, délivra au couple un discours bien senti qu'il conclut en disant :

- Embrassons-nous donc tous trois !

Là-dessus, Lorraine, Grancey et Effiat reçurent l’ordre de venir présenter leurs excuses à la princesse outragée cependant que le Roi poussait la malice jusqu’à exiger qu'en signe de bonne entente revenue les deux époux passent la nuit ensemble. Et veilla personnellement à ce qu'on lui obéisse !...

CHAPITRE XII UN CRIME PARFAIT

En dépit de la réconciliation quasi burlesque et de Madame et de Monsieur et malgré les « plaisirs » quotidiens inscrits dans le marbre par un protocole impavide, la Cour continue de vivre son malaise. Moins grave sans doute que celui des Poisons mais un malaise tout de même. Presque chaque jour on découvrait de nouveaux « cas » et l’humeur du Roi ne s’arrangeait pas. Il s’était même écrié un matin qu’il était bien fâché de compter dans son beau royaume tant de zélateurs de Sodome. Et l’ombre discrète de Mme de Maintenon prêchant la vertu et le retour à la pureté originelle se dessinait de plus en plus nettement derrière la silhouette scintillante du Roi.

Durant ces temps difficiles, Charlotte appréciait sa chance de vivre auprès de la Reine qui faisait figure de lis immaculé au milieu d’un champ de mauvaises herbes. De même, ses appartements représentaient un îlot de paix parfumé à l’encens, au chocolat... et à l’ail posé sur un étang dont les eaux lourdes se soulevaient parfois pour crever en bulles nauséabondes. Marie-Thérèse restait sereine grâce aux visites nocturnes de son époux mais son cœur la poussait à secourir ceux qui l'étaient moins. A commencer par Madame qu'elle voyait souvent, le Roi ayant exprimé le désir d’avoir toute sa famille autour de lui pour ses premiers mois à Versailles.

La pauvre Palatine était inconsolable d’avoir vu son conjoint chasser ignominieusement ses chères Theobon et Clérambault. La première surtout ! Au fil du temps et après le départ de Venningen partie se marier en Alsace, Lydie était devenue sa confidente, sa messagère, presque son agent secret et, surtout, le plus sûr de ses remonte-moral avec son courrier qui prit dès le début de l’éloignement de la jeune femme des proportions olympiques : la tante Sophie reçut à ce moment-là une lettre de vingt pages et Madame se mit à écrire journellement à celle qui s'appelait désormais officiellement Mme la comtesse de Beuvron.

Dans ses visites, Charlotte ne manquait pas d'accompagner Marie-Thérèse. Elle ressentait cruellement, elle aussi, l'exil de sa meilleure amie. Ce qui la rapprochait encore de Madame dont l'isolement faisait peine à voir. Lorraine et ses complices avaient admirablement travaillé. Il ne restait plus rien de l'entente affectueuse qui unissait les deux époux depuis leur mariage. Le trop beau chevalier y avait mis bon ordre et tenait le prince d'une poigne de fer. La belle humeur de « Liselotte » n'y avait pas résisté. Il ne lui restait que la fureur et le chagrin :

« On m'a pris mon cœur gai ! » disait-elle.

Dans l'immensité harmonieuse créée par le génial Le Nôtre au pied du palais, Charlotte, plus que jamais attirée par les jardins, s'était trouvée à la lisière des parterres un endroit relativement paisible où elle aimait aller respirer. C’était le labyrinthe[26] dont elle avait décrypté le parcours grâce aux fontaines qui le jalonnaient. Un livre à la main, fidèle en cela à une habitude déjà ancienne, elle s’apprêtait à y pénétrer quand la grande carcasse enrubannée de Saint-Forgeat lui barra le chemin. Il la salua puis, avant qu’elle eût ouvert la bouche :

- Je suis venu savoir de vous si vous avez pris une décision. Il me semble que je vous ai laissé assez de temps. Alors quand nous marions-nous ?

Mais c’est que l’animal n’avait pas l’air de mettre la réponse en doute. La moutarde monta au nez de Charlotte plus vite que du lait sur le feu :

- Il n’est pas très logique votre discours, Monsieur de Saint-Forgeat. Si je comprends bien, vous tenez une décision favorable pour acquise ? Eh bien, vous vous trompez ! Je crois vous avoir confié que je n’avais aucune envie de me marier et non seulement je n’ai pas changé d’avis mais vos façons cavalières renforcent ma décision. C’est non !

- Je ne suis pas certain que vous ayez le choix ! Émit derrière Charlotte une voix froide qui la fit se retourner. Le chevalier de Lorraine lui interdisait la retraite. Magnifique à son habitude dans un justaucorps de satin du même bleu glacé que ses yeux, il s’appuyait d’une main sur une haute canne et, de l'autre, agitait négligemment devant son visage un mouchoir de dentelle parfumé à l’eau de Chypre comme si Charlotte eût émis des effluves déplaisants. Mais celle-ci refusait de se laisser impressionner :

- Vraiment ?... Et qui dit cela ?

Il lui offrit un sourire insolent :

- Moi d’abord qui souhaite vivement le bonheur de ce cher ami... Ensuite Monsieur qui se trouve dans les mêmes dispositions...

- Parce qu’il fait tout ce que vous voulez ! lança-t-elle, rendant dédain pour dédain. Ce qui ne signifie rien ! Je suis à la Reine, Monsieur, et n’appartiens plus à la maison d’Orléans! Veuillez me laisser passer !

- Plus tard ! Nous avons encore à parler !

- Je ne crois pas ! Je répète : laissez-moi passer !

- Pas avant de vous avoir mis les points sur les « i » ! Vous êtes à la Reine, soit ! Mais au-dessus d’elle il y a le Roi et il se trouve qu’il est plus que favorable à cette union !

- C'est faux ! Le Roi vous déteste, vous et ce que vous représentez ! Pourquoi vous ferait-il plaisir en contrariant son épouse ?

- Serait-elle si contrariée ? Vous savez qu'elle apprécie chaque jour davantage Mme de Maintenon à qui elle doit le retour d'affection du Roi ? La marquise est très persuasive. Elle saura lui expliquer qu'en donnant la main à ce mariage, elle procurera un contentement sensible à son époux tout en assurant un établissement inespéré à une modeste suivante. Devenue Mme la comtesse de

Saint-Forgeat vous pourrez prendre rang parmi ses dames, devenir - qui sait ? - dame d'atour ? C’est élémentaire en vérité ! Pensez-y !

Conscient d’avoir frappé un grand coup, il rompit là, vira sur ses talons rouges et repartit tranquillement vers le château. Ecrasée par ce qui lui semblait d’une logique implacable, Charlotte était restée figée avec, dans la bouche, le goût amer de la défaite ! Ce démon n’avait que trop raison et si la Maintenon se faisait sa complice, elle savait qu’elle ne serait pas de force...

Saint-Forgeat, lui, n’avait pas bougé, n’ayant d’autre issue que s’enfoncer dans le labyrinthe ou bousculer Charlotte pour pouvoir s’éloigner. Or elle semblait changée en statue et était devenue si pâle qu’il s’inquiéta :

- Voulez-vous que nous rentrions ?

Il lui tendait une main qu’elle ne vit pas. Elle demanda :

- Que vous ai-je fait ?... Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ?

- Vous tourmenter ? Je n'y songe pas un instant ! Je veux seulement vous épouser. Est-ce si terrible ?

- Oui... si je ne le souhaite pas ! Et je vous croyais mon ami.

- Ne me suis-je pas montré un bon ami en vous sauvant la vie ? Que voulez-vous de plus ?

Elle l’enveloppa d’un regard accablé. Etait-il vraiment stupide ou faisait-il semblant ?

- Vous ne me laisserez jamais l'oublier, n’est-ce pas ? fit-elle avec amertume. Et croyez que je vous en gardais de la reconnaissance... mais puisque vous en demandez le paiement...

- Où le prenez-vous ? Il me semble qu’en cette affaire, c’est moi qui apporte le plus. Un titre, un beau nom, un château, des terres...

- J’en suis tout à fait consciente. Mais je ne comprends pas pourquoi, possédant cet apanage, vous vous obstinez à me vouloir pour femme moi qui n’ai rien ? A moins que vous ne considériez que, me l’ayant conservée, ma vie vous appartient de droit ? Si encore vous m’aimiez...

- C’est une obsession ! Cet amour auquel vous paraissez tenir tellement n’est guère d’usage à la Cour dans les transactions de mariage... Et vous devriez penser que l’on pourrait vous unir - vous qui êtes sans dot ! - à un baron quinteux mais riche qui vous demanderait pour votre seule beauté. Je m’étonne même que ce ne soit pas déjà arrivé. Qu'auriez-vous fait dans ce cas ?

- Ça ne m’est jamais venu à l’esprit mais soyez sûr que j’aurais refusé...

- Au risque d’être envoyée dans un lointain couvent ? Quand les ordres viennent de haut, il n’est jamais bon de dire non...

Charlotte ne répondit pas. Elle songeait à Cécile, tenue à vingt ans de se laisser donner à un quasi-vieillard simplement parce que son frère le voulait et que le Roi approuvait.

- Vous devriez vous estimer heureuse, reprit Adhémar en se rengorgeant. Je n’ai rien d’un vieillard quinteux et je tiens pour assuré que nous formerons un beau couple !...

- Bien ! Soupira-t-elle, abandonnant un combat stérile. Laissez-moi à présent retourner auprès de la Reine !

- Je vous rappelle que je vous ai demandé une date.

- Si elle doit être donnée, ce ne sera pas par moi ! De toute façon nous n’allons pas, j’imagine, rester plantés au milieu de cette allée jusqu'à ce que nous ayons des cheveux blancs ?

Il consentit enfin à lui livrer passage et même la gratifia d'un salut qu'elle n'eut pas le courage de lui rendre. Libérée elle prit sa course vers le palais qu'elle trouva en ébullition. Une nouvelle parcourait salons, galeries et couloirs à la vitesse du vent : les douleurs de l'enfantement venaient de s’emparer de Mme la Dauphine...

Comme il s’agissait d’un premier enfant et que cela pourrait être long, le Roi et la Reine firent placer des matelas dans la chambre de la future mère et s'y installèrent pour la nuit en compagnie des princes et des princesses. Or, il ne se passa rien et, au matin, chacun rentra chez soi pour faire toilette et se remettre mais, à midi, le travail ayant recommencé, on revint. Au grand chagrin de la Dauphine qui se serait bien passé d’un si nombreux assistance. Il faisait une chaleur de four et cent fois la malheureuse pensa périr par étouffement. Enfin, à dix heures du soir, son supplice cessa : dans un ultime cri de douleur elle donna le jour... à un fils ! Un magnifique petit garçon bien bâti et visiblement vigoureux. Versailles explosa de joie. Bientôt les cloches sonnaient, les canons tonnaient. Une énorme liesse souleva la ville royale mais aussi Paris, suivies par la France entière pour saluer l'arrivée triomphale de Monseigneur le duc de Bourgogne ! Quant à la Cour, elle s'était ruée en masse chez le Roi et lui aussi faillit étouffer. C’était à qui le toucherait, baiserait ses mains. Certains cherchèrent même à l’embrasser !...

Après avoir pleuré de joie au chevet de sa belle-fille, Marie-Thérèse consacra une grande partie de sa journée à remercier Dieu et Notre Dame. Elle avait mis au monde six enfants dont il ne lui restait qu’un et celui-là venait d’assurer l’avenir de la Couronne, la consolant de nombre de chagrins. Elle pouvait considérer que sa tâche était accomplie !...

Si intense que fût son désir de lui parler pour demander sa protection contre un mariage qui lui déplaisait, Charlotte n’osa pas troubler son bonheur. La pauvre n’en avait pas eu tellement dans sa vie. Il fallait lui laisser savourer celui-là. En revanche elle se rendit chez Madame.

La Palatine avait tenu son rang durant les diverses cérémonies qui avaient marqué le si considérable événement. Elle avait visité à plusieurs reprises la Dauphine dont on n’avait pas encore célébré les relevailles, l’accouchement l’ayant épuisée et laissée dolente. Une affection liait les deux cousines. La plus jeune, en dépit de l’accueil reçu en France et du fait qu’elle avait plu à son époux, avait ressenti ce dépaysement, cette désagréable impression de déracinement obligatoire pour une jeune fille précipitée dans un milieu étranger. Elle avait apprécié d’y trouver cette cousine haute en couleur mais cordiale et toujours d’humeur joyeuse. Sauf bien entendu quand elle piquait une colère mais cette facette-là, Marie-Christine ne la connaissait pas. Et si la cabale du chevalier de

Lorraine s’était efforcée de les dresser l’une contre l'autre en établissant des comparaisons perfides qui n'étaient jamais en faveur de Madame, la jeune Dauphine n'y était évidemment pour rien. Elles avaient eu à ce sujet un entretien à portes closes très satisfaisant. En outre, elles se rejoignaient dans leur commune aversion pour Mme de Maintenon.

Connaissant ses habitudes, Charlotte la trouva devant sa table à écrire. Autrement dit à l'un des moments où elle était le plus détendue et, surtout quand elle était seule, à l'écart d'oreilles mal intentionnées. Quelques jours plus tôt, en effet, une toute jeune fille d'honneur entrée à son service depuis peu sur l'ordre de Monsieur - donc du chevalier de Lorraine ! - était venue à ses genoux et en larmes lui avouer qu’elle n'était chez elle que pour l'espionner au profit de celui-ci.

Ainsi qu’elle l’espérait, Charlotte fut introduite aussitôt. Madame jeta sa plume et lui tendit une main tachée d’encre qu'elle baisa respectueusement :

- Venez, venez, ma petite ! J'étais certaine que vous ne tarderiez pas à venir me voir. Il paraît que l'on veut vous faire épouser Saint-Forgeat ?

- Madame sait déjà ?

- Je pourrais évoquer les courants d'air qui ne cessent de traverser cette vaste demeure plus vite qu'à Saint-Germain mais la vérité est plus simple . Monsieur me l'a annoncé voici une bonne semaine. J'ajoute qu'il tient la chose comme réglée et qu'elle le satisfait... Si Madame la Dauphine n’avait enfanté ce pourrait être fait !

- Comment est-ce possible ? Avec tout le respect que je lui dois, Monsieur ne peut disposer de moi. Il y a la Reine ! Je ne lui en ai pas encore parlé pour ne pas troubler sa joie si peu que ce soit...

- Et vous avez eu raison. C’était faire preuve de tact mais ne fondez pas trop d’espoirs sur elle...

- Pourquoi ? N’a-t-elle pas pris ma défense lorsque le Roi voulait me rendre à ma mère ? Et cela en faisant violence à sa timidité et à son grand amour. Simplement parce qu’elle estimait que c’était juste...

- Un vrai miracle, en effet, et dont on a beaucoup parlé, mais les miracles ne se renouvellent pas ! Surtout si l’on a persuadé ma belle-sœur que ce mariage vous tirerait d’une situation fausse en vous assurant une position digne de votre naissance.

- On ?... Qui est on ?

- Ne soyez pas stupide ! Vous le savez aussi bien que moi ! N’étant guère appréciée chez la Dauphine, on la voit de plus en plus souvent chez la Reine dont elle se donne les gants de se vouloir la protectrice. Ce dont on lui est vraiment très reconnaissante. N’avez-vous pas su qu'au dernier Noël Sa Majesté lui a fait don de son portrait entouré de diamants ? Une faveur des plus rares.

- Ce qui veut dire que Sa Majesté ne m’aime plus ? Émit Charlotte prête à pleurer.

- Pas du tout ! Et même au contraire ! Elle est persuadée de travailler à votre bonheur. Il n’y a pas plus dangereux qu’une bonne volonté convaincue d’agir pour le mieux !

- Je la détromperai. Je dirai - ce qui est vrai -que je n’aime pas M. de Saint-Forgeat. Elle sera obligée de me croire!

- Mais elle vous croira ! Seulement, comme votre prétendant est jeune, pas vilain et bien en cour, elle essaiera de vous persuader que l’amour viendra plus tard. Surtout quand vous aurez des enfants !

- Des enfants ? Avec lui ? Votre Altesse sait pertinemment...

- Oh oui, je sais ! Cependant j’en ai eu avec Monsieur, n’est-ce pas ? Votre argument tiendra d’autant moins que l’amour ne préside guère aux mariages de cour. Voulez-vous un autre exemple ? Le « cher » - ô combien ! - chevalier de Lorraine aurait engendré plusieurs enfants. On dit même qu’il a épousé secrètement une de ses cousines, princesse de Lorraine devenue abbesse... Par désespoir sans doute !...

- Alors j’irai aux genoux du Roi !

Madame se mit à rire, ce qui ne réconforta pas Charlotte :

- Il est normal que vous y songiez mais vous pouvez être certaine que de ce côté-là aussi Lorraine a assuré ses arrières. De plus, depuis que vous êtes à ma belle-sœur, j’ai cru remarquer que notre Sire vous regardait avec une bienveillance... soutenue... Et si d’aventure il gardait quelque idée derrière la tête, cette union avec ce nigaud de Saint-Forgeat ferait tout à fait son affaire !

- Mais pas celle de Mme de Maintenon ! On assure qu'elle a juré de ramener le Roi à la vertu et à la soumission aux volontés de Dieu... et que pour cela...

Madame, qui avait entrepris de tailler ses plumes, posa son canif et en essaya une :

- ... Elle paierait de sa personne. C'est dans la manière de cette vieille garce hypocrite... mais pas stupide ! Elle a dû apprendre qu’un pareil coureur de jupons ne se convertit pas du jour au lendemain à une quasi-abstinence mais elle tient ses armes prêtes !

- Puis-je demander à Madame comment elle l’entend ?

- Elle n’a pas pu empêcher l’épisode Fontanges mais Fontanges n’a pas tenu bien longtemps le devant de la scène. Il en sera de même avec n’importe quelle autre tentatrice. D’autant plus que la protection de la Reine vous serait retirée.

- Et que se passera-t-il si je m'obstine à refuser ce mariage ?

- Ou je me trompe fort ou vous ne feriez pas de vieux os ! Assena Madame en prenant une nouvelle feuille de papier. Finalement, qu'avez-vous à perdre en épousant Saint-Forgeat ? Il ne vous touchera sans doute même pas !

- Ma liberté !

De ronds, par nature, les yeux de Madame tirèrent sur l’ovale :

- Votre li-ber-té ? Où prenez-vous que vous l’ayez jamais eue sauf peut-être durant la nuit de votre fuite ? Si j’ai un conseil à vous donner c’est de ne pas employer ce mot devant le Roi ! Vous vous retrouveriez à la Bastille ou à Vincennes sans avoir eu le temps de comprendre ce qui vous arrive... Depuis la Fronde c’est un mot qu’il a en horreur !

- Mais...

- Pas de mais ! Pourquoi croyez-vous qu’il construit ce gigantesque palais et la ville qui va avec ? Tout bêtement pour y tenir sous clef cette turbulente noblesse française dont il sait depuis des décennies ce dont elle est capable si on ne la jugule pas d’une main de fer !

En dépit de la mise en garde de Madame, Charlotte voulut tenter sa chance auprès de la Reine. Elle choisit, pour lui adresser sa supplique, le moment où Marie-Thérèse, ses prières dites, allait se mettre au lit. Le plus souvent devant une assistance réduite dont faisait partie la lectrice au cas où la Reine souhaiterait s'endormir au son de sa voix. C’était le cas ce soir-là, mais, au lieu d’ouvrir son livre, Charlotte se jeta à genoux sur les marches du lit :

- Daigne Votre Majesté me pardonner mon audace mais je voudrais lui adresser une supplique.

- A cette heure ?... Laquelle, mon Dieu ?

- Je ne sais si Votre Majesté en a été informée mais on veut que j’épouse l'un des gentilshommes de Monsieur et...

Le visage déjà un peu endormi de Marie-Thérèse s'éclaira d’un sourire :

- Le comte de Saint-Forgeat ? N’est-ce pas ? Cette bonne Mme de Maintenon m’en entretenait encore tout à l’heure pendant ma promenade et je pense comme elle que ce serait pour vous une excellente chose. Seriez-vous d’un avis contraire ?

ajouta-t-elle avec dans la voix une note d’appréhension qu’elle traduisit aussitôt en disant que le Roi y était favorable.

Charlotte baissa la tête :

- En effet, Madame. Je... je n’ai aucune envie de me marier. Je suis heureuse auprès de Votre Majesté ! Et la pensée de la quitter...

- Mais il ne saurait être question de me quitter. Au contraire nous songeons, le Roi et moi, à vous nommer à cette occasion dame d’atour en second en remplacement de Mme de Saint-Martin qui se retire. C’est bien, non ?

- La Reine est trop bonne ! Je n’ai jamais souhaité plus que je ne mérite...

Marie-Thérèse tendit une main et la posa sur la tête inclinée de sa lectrice :

- C’est entièrement mérité et vous savez que je vous apprécie. Je vous en donnerai la preuve en vous dotant et le Roi de son côté... Oh ! Vous n’allez pas pleurer ? Soyez assurée que tout le monde ici ne souhaite que votre bonheur ! L’amour, je sais ? Mais, croyez-moi, l’amour est plus souvent source de chagrin que de joie ! En outre, il vous faut penser à ce qu’il adviendrait de vous au cas où Dieu me rappellerait...

- Oh non ! Comment la Reine peut-elle seulement imaginer un tel malheur ! s’écria Charlotte sincère.

- Nous sommes tous mortels, ma chère enfant et nul ne sait ni où ni quand Dieu rappelle à Lui. Il faut que vous restiez auprès de moi... ce qui ne serait pas certain si vous refusiez cette union ! ajouta-t-elle plus bas et en détournant les yeux. Le Roi y tient !

- M. de Saint-Forgeat n’aime pas les femmes ! Je ne lui serai rien ! protesta Charlotte incapable de se contenir plus longtemps...

- Pour le moment sans doute mais Mme de Maintenon a fait allusion à... ce travers devenu fréquent et elle pense à juste raison qu’une jeune femme aussi belle que vous pourrait l’en guérir...

Mme de Maintenon ! Mme de Maintenon ! A la seule évocation de ce nom Charlotte aurait pu se mettre à hurler. Qu’avait-elle fait à cette femme pour qu’elle s’acharne ainsi à gouverner sa vie ?... Soudain une idée lui traversa l’esprit et elle l’exprima, comme on joue une dernière carte

- Qu’en dit Mme de Fontenac, ma mère ?

- On ne demande pas son avis à une personne d’une telle réputation. Elle ne sera ni prévenue ni invitée au mariage. Le Roi entend que les ponts soient coupés entre vous et c’est pourquoi il est formellement attaché à ce que vous deveniez comtesse de Saint-Forgeat !

Il n’y avait rien à répondre à cela mais Charlotte n'eut pas le loisir de s’étendre sur une déception à laquelle Madame l’avait préparée : le Roi s’annonçait. Selon le protocole, on vit paraître le premier valet de chambre portant dans une pièce de taffetas rouge le haut-de-chausses et l’épée du monarque qu’il vint déposer sur un fauteuil placé dans la ruelle du lit du côté où il avait l’habitude de dormir. Le maître le suivait en robe de chambre. Charlotte n’eut que le temps de se relever et de plonger aussitôt dans sa révérence tandis que dans ses draps Marie-Thérèse rosissait d’émotion.

- Ah ! Mademoiselle de Fontenac ! fit aimablement Louis XIV. Nous avons plaisir à vous voir...

- Sire !...

- ... Et à vous féliciter pour votre prochain mariage !

- C’est que..., osa la Reine remise de son trouble. Mlle de Fontenac me disait justement qu’elle ne souhaitait pas se marier.

- Pas se marier ?... Quel âge avez-vous, jeune fille ?

- Dix-huit ans, Sire !

- Une demoiselle a toujours envie de se marier à cet âge... à moins qu'elle ne se destine au couvent ? Ce qui nous étonnerait fort !

Ce fut au tour de Charlotte de rougir. Elle croyait déceler une vague menace dans les paroles du Roi. Elle baissa la tête :

- En effet, Sire...

- Eh bien, mariez-vous ! Et nous vous ferons du bien !

Tout en parlant, il avait laissé son valet le débarrasser de sa robe de chambre. En chemise, il s’assit dans le lit tandis que Charlotte se retirait avec les autres dames encore présentes. Seules deux caméristes dormiraient non loin du couple royal sur des matelas disposés dans la pièce de service attenante...

Elle regagna par un escalier intérieur l’endroit, à peine plus vaste qu'un placard, qui lui servait de logis mais où, du moins, elle était seule. Ce qui l’avait enchantée jusque-là mais pas ce soir. Elle ressentait trop cruellement le besoin d’une épaule amie sur laquelle pleurer mais il n'y avait plus personne et elle mesurait douloureusement la solitude qui n’avait cessé de grandir autour d’elle. Il y avait eu d’abord la mort tragique de sa tante Claire assortie de l’exclusion, lourde de mépris, de son fils qui en la traitant implicitement de bâtarde l’avait rejetée hors du cercle de famille, puis Cécile de Neuville partie se marier aux confins de la Bretagne et de la Normandie, puis la chère Theobon, et Madame, cette lionne à qui l’on s’efforçait d’arracher les griffes et qui n’avait plus aucun pouvoir. Enfin la Reine qu'elle aimait et qui sans doute le lui rendait un peu mais qui s’était laissée prendre aux discours mielleux d’une femme attachée à sa perte sans l’ombre d’une raison...

Sa pensée s’arrêta un instant sur Mme de Montespan qui, en dépit d’un plan bizarre conçu à son endroit, s’était toujours montrée plutôt amicale, mais elle était absente de Versailles et prenait, comme elle le faisait chaque année, les eaux à Bourbon-l’Archambault. Puis vint, bonne dernière et presque à son corps défendant, l’image d’Alban Delalande. Elle ne l’avait pas vu depuis trop longtemps pour qu’il puisse s’intéresser encore à elle. L’Affaire des poisons n’était plus qu’un souvenir et si, à Saint-Germain, le policier gardait quelque proximité avec elle en s'attachant à surveiller la maison de son père et les faits et gestes de sa mère, il n’avait rien à faire à Versailles même si, une seule fois, elle l’avait reconnu sous l’habit d’un valet. A Versailles où désormais allait s’inscrire sa vie à elle. L’immense et sublime palais lui apparut soudain dans sa vérité : la plus somptueuse des prisons. Une bulle scintillante à l’écart du reste du royaume dans laquelle la volonté du Roi enfermait, selon un ordre soigneusement établi, sa famille proche ou plus éloignée, son gouvernement et cette noblesse où demeuraient mal éteintes peut-être les braises des anciennes révoltes féodales. Il les y tenait au point de les amener à considérer comme la pire des catastrophes l'éloignement de ce microcosme que les rayons du soleil éclairaient exclusivement, laissant le reste de l'univers dans les ténèbres extérieures. Elle en éprouva tout à coup une douleur insupportable qui lui coupa le souffle, lui restituant l’envie de fuir qui, une nuit pas si lointaine, l'avait poussée hors des murs de son couvent. Peut-être au bout du chemin trouverait-elle un cavalier solitaire pour la mener vers la douceur d’un refuge ?

Son passage à la cour d’Espagne lui avait ouvert les yeux sur les réalités du mariage et, bien que Saint-Forgeat n'eût rien d'un monstre, l'idée de se retrouver dans le même lit lui serrait la gorge. A tout prendre, elle aurait... oui, elle aurait préféré le Roi. Quoique après l'avoir vu en chemise !... De toute façon elle n'avait pas le choix.

Aussi en revint-elle à ce que l'on pourrait appeler son point de départ : la fuite ! Mais où ? Mais comment ? Sortir du château, de nuit comme de jour, ne présentait aucune difficulté. Sauf aux petites heures les plus obscures où résonnait le pas des sentinelles, les allées et venues y étaient incessantes. Se mêler à cette affluence serait facile. Facile de prendre l'une des voitures de place qui stationnaient devant le château. Mais pour se diriger dans quelle direction ? Chez qui? Personne ne donnerait asile à une fugitive ayant à ce point contrevenu à la volonté royale ! La disgrâce... ou pis encore pourrait s’inscrire dans le filigrane ! Pas même celui à qui elle pensait trop souvent. En admettant qu’il accepte de la secourir, il y risquerait sa carrière et qui sait, sa vie.

Et soudain, une idée lui vint : M. de La Reynie bien sûr ! En mémoire de Mme de Brécourt qu’il avait aimée, il s’était occupé d’elle et s’était efforcé de la conseiller. Evidemment, il ne fallait sans doute pas trop compter sur lui pour approuver une nouvelle fuite, mais il savait tellement de choses ! Il avait tellement d’idées ! En outre, il avait l’oreille du Roi dont il détenait les secrets ! Plus peut-être que la Maintenon... Sans hésiter, c’était à lui qu’il fallait s’adresser !

Aller jusqu’à lui au Châtelet lui paraissant aventureux - cela représentait une assez longue absence et il pourrait ne pas y être ! -, elle décida de lui écrire et passa le restant de la nuit à rédiger

- après quelques brouillons ! - une lettre où elle exposait sa situation et son angoisse... Elle la confia le lendemain à la poste puis, un peu réconfortée, elle attendit la réponse.

Qui ne vint jamais !

Le 27 décembre à minuit, dans la chapelle[27] de Versailles, le cardinal de Bonzy, aumônier de la

Reine, unit Adhémar-Bertrand de Saint-Forgeat à Charlotte-Claire de Fontenac devant une assistance aussi noble que réduite. En présence du Roi, de la Reine, de Madame et de quelques dames et gentilshommes. Monsieur en personne conduisit la mariée à l’autel. Les témoins étaient le chevalier de Lorraine pour Saint-Forgeat et Mme de Montespan pour Charlotte.

Lorsque, revenue à Versailles, elle avait appris le mariage de celle qu’elle considérait comme sa protégée, la bouillante marquise en avait montré une vive satisfaction et s’était proposée d’elle-même pour tenir ce rôle. La mine lugubre de Charlotte l’avait fait rire :

- Comprenez donc qu’il ne pouvait rien vous arriver de mieux !

- Epouser quelqu’un que je n’aime pas et que je connais à peine ?

- Il me semblait vous avoir dit qu’épouser Saint-Forgeat c’était n’épouser personne ! Je serais fort étonnée que la nuit de noces vous incommode !

- Vraiment ?

- Oh j’en jurerais ! Je soupçonne ce grand benêt de ne pas savoir comment est faite une femme ! Vous allez porter son nom un point c’est tout ! Et cela, c’est une excellente chose car vous allez prendre rang parmi les plus nobles dames. Et étant donné qu’il ne doit pas avoir plus de famille que vous, vous n’aurez pas à subir les tracasseries d’une belle-mère ! Enfin... et ce n’est pas le moins négligeable : ce mariage agrée pleinement au Roi ! De plus vous serez seconde dame d'atour comme l'était votre tante. C'est dire que vous accompagnerez la Reine partout et que notre Sire vous aura constamment sous les yeux !

- J’ai peur, Madame, que vous ne vous illusionniez ! Mme de Maintenon est pour quelque chose dans la conclusion de ce mariage. Ainsi que le chevalier de Lorraine ! Et je ne comprends pas ce qu’ils en espèrent !

- C'est ce que je ne saurais vous dire... mais je vais y réfléchir ! Dans l'immédiat chassez-moi vos papillons noirs et tâchez de briller d'un vif éclat à la chapelle ! Je serai là d'ailleurs pour y veiller !

Elle était là, plus brillante que jamais en dépit des bruits de disgrâce qui avaient couru sur elle. Le Roi se serait pris d'un regain d'amour. Ou bien serait-ce de la reconnaissance ? Dix ans plus tôt, sa cousine, la Grande Mademoiselle, vierge quadragénaire et fabuleusement riche, avait jeté son dévolu sur le comte de Lauzun. Plus jeune qu’elle, laid, mais follement séduisant et plein d’esprit, et avait voulu l’épouser avec l’accord du Roi. Accord retiré la veille même du jour où elle allait faire de lui un duc de Montpensier. Désespoir de Mademoiselle, fureur de Lauzun qui s’en était pris au Roi et s’était retrouvé dans un carrosse fermé et entouré de mousquetaires à destination de la forteresse de Pignerol, non loin de Turin, où il s’était rongé les ongles pendant plus de dix ans. Jusqu’à ce que Mme de Montespan s’en mêle. Pour calmer le chagrin de la pauvre femme, elle lui avait proposé de donner la majeure partie de ses vastes domaines au petit duc du Maine, le fils aîné qu’elle avait eu du Roi et que celui-ci aimait particulièrement. Et elle avait réussi : Lauzun, extrait de sa prison, était revenu mais pas encore à Versailles. Mme de Montespan l’avait rencontré à Bourbon-l’Archambault où il essayait de se refaire une apparence et lui avait signifié les volontés du Roi : il reverrait la Cour ainsi que Mademoiselle mais qu’il ne soit plus jamais question de mariage. On en était à ce point.

Charlotte s’avouait que sa présence était réconfortante en dépit des idées tortueuses qu'elle concevait pour son avenir. Ce soir-là, dans la chapelle, la marquise jouait la mère de la mariée dont elle avait surveillé de près l'habillement. En brocart blanc tissé d’argent, une cascade de dentelles neigeuses et une « fontange » retenant le voile, Charlotte était ravissante. Monsieur lui en avait fait un grand compliment qu’elle avait lu également dans le regard approbateur de Madame, de la Reine, et dans celui, plutôt inquiet, de la Maintenon. Il est vrai que celui du Roi était plein d’une douceur un brin nostalgique peu rassurante pour sa « gouvernante ». Quant au principal intéressé, paré comme une châsse et couvert d’une forêt de rubans bleus et or, il avait soulevé, en la voyant, un sourcil surpris. Puis après s’être raclé la gorge il avait émis :

- Je crois que j’ai raison de vous épouser ! Vous êtes... hum, hum !... Vraiment très bien !

Il avait reçu en retour un sourire crispé et maintenant, debout auprès de lui en face du cardinal, Charlotte se demandait encore ce qu’elle faisait là et pourquoi cette gravure de mode tenait tellement à leur mariage ! Cela ressemblait à la conclusion d’un marché... Aussi sa main ne trembla-t-elle pas quand il lui passa l'anneau au doigt. Pas plus que sa voix en récitant la formule qui les liait l’un à l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare. Et pas davantage quand, pour sortir de la chapelle, il prit cette même main. Elle était à présent comtesse de Saint-Forgeat, devenant ainsi à part entière l’un des membres du plus brillant théâtre du monde. Il fallait le prendre avec philosophie...

Une philosophie qui vola en éclats au moment où le cortège traversa le palier de l’escalier de la Reine. S’y alignaient de chaque côté des porteurs de chandeliers dont les flammes ne laissaient rien dans l’ombre. Surtout pas le visage quasi pétrifié d’un de ces hommes dont les yeux débordèrent d’une douloureuse colère en croisant les siens... Alban !

Il y avait tant de mois qu'elle ne l’avait vu qu’elle se croyait oubliée. Et voilà qu’il reparaissait, si proche qu’elle aurait pu le toucher et pourtant plus éloigné de ce qu’elle était devenue : une poupée de cour dont certains attendaient que le Roi l’appelle dans son lit ! Son cœur se serra jusqu’à lui faire mal... Elle fut saisie d’une irrésistible envie de lui arracher ce candélabre, de l’entraîner pour dévaler avec lui l’escalier de marbre et d’or pour fuir ce palais de rêve et chercher refuge n’importe où-peut-être dans une île au bout du monde où il n’y aurait plus qu'eux seuls et leur amour... parce que après tant de stupide aveuglement, de cogitations stériles, la vérité éclatait en elle comme une fusée d’artifice qui monte dans une pluie d’étoiles : elle aimait cet homme plus que tout, elle l’aimerait toujours et lui aussi l’aimait. C’était écrit dans la crispation de ses traits. Sinon pourquoi serait-il là comme un reproche ?... Mais pourquoi, pourquoi M. de La Reynie n'avait-il pas répondu à sa lettre ?

Son émotion dut atteindre le bout de ses doigts car Saint-Forgeat demanda :

- Qu’avez-vous donc, ma chère ? Vous êtes lasse ?

- Un peu, oui...

Mais déjà ils franchissaient le seuil de l’appartement royal. Dans le Grand Cabinet de la Reine, ils reçurent les compliments de ces princes assemblés pour une caricature de mariage. A l’étonnement général - moins à celui de Mme de Montespan ravie ! - le Roi embrassa la mariée à la mode paysanne mais en chuchotant :

- Votre beauté m’émeut ce soir plus que je ne saurais dire...

Trop émue pour répondre, elle offrit en échange une profonde révérence...

De ce qui se passa ensuite, le médianoche dans un salon de la Reine, puis l’accompagnement des dames jusqu’à la chambre nuptiale - Charlotte ne vit rien. Elle se réveilla seulement pour faire face à la réalité quand on l’eut déshabillée et, revêtue d’une chemise aérienne, assise dans un grand lit de velours pourpre dont le dais était doublé de soie blanche.

Une réalité qui fut l’entrée majestueuse de l’époux, drapé dans une robe de chambre bleue à ramages dorés et pantoufles assorties entre lesquels s’apercevaient des jambes maigres et poilues. Il se tenait très droit mais sa démarche manquait de stabilité. Tandis qu’on le débarrassait de son vêtement sous lequel était une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou, ses paupières papillotaient cependant qu’un sourire béat s’étendait sur sa longue figure.

- M... erci, mes amis... Vous pouvez... hic !... vous retirer... sans... sans oublier de... fermer la porte !

Des éclats de rire lui répondirent assortis de quelques souhaits gaulois. Quand ils furent sortis, le jeune marié considéra son épouse d’un œil incertain, esquissa un salut qui l’était tout autant puis déclara :

- Ma... Madame la... comtesse... je... je... vous... souhaite... une bonne... hic !... nuit !

Osant à peine croire à sa chance, Charlotte s’installa à son tour le plus près du bord opposé en s’efforçant de bouger le moins possible. Elle eut malgré tout quelque peine à trouver le sommeil parce qu'elle craignait vaguement une offensive nocturne puis finit par se rassurer en évoquant ce que lui avait dit Mme de Montespan touchant les exploits amoureux d’Adhémar. Celle-ci devait quand même savoir ce qu’elle disait... Forte de cette assurance, Charlotte s’endormit une heure plus tard.

Au matin, vers dix heures, après avoir reçu les soins de leurs serviteurs respectifs - et sans qu’aucun mot eût été échangé ! -, M. et Mme de Saint-Forgeat se retrouvèrent devant la porte de la chambre qui avait abrité leur nuit de noces, s'adressèrent mutuellement un profond salut puis se tournèrent le dos pour se rendre chacun là où le devoir l’appelait. Adhémar rejoignit Monsieur qui partait pour son château de Villers-Cotterêts afin d’y préparer le séjour qu’y feraient le Roi et la Reine dans quelques semaines. Quant à Charlotte, elle se rendit chez Marie-Thérèse, encore à sa toilette, prendre ses nouvelles fonctions. Pas trop absorbantes d’ailleurs, la duchesse de Béthune étant assidue à ses devoirs dont la surveillance des joyaux de la souveraine n’était pas le moindre. Aussi était-on convenues que Mme de Saint-Forgeat dont on aimait la voix continuerait ses lectures.

Comme chaque fois lorsque le Roi était passé, la bonne humeur régnait. La nouvelle comtesse fut accueillie avec des sourires et d’autres félicitations. La Reine l’embrassa en lui souhaitant de vivre dans l’harmonie et la sérénité, n’étant pas assez naïve pour employer le mot bonheur. Après quoi on se rendit à la chapelle avec la componction adéquate.

En atteignant le grand palier, Charlotte sentit revenir l’angoisse de la nuit dernière. Remplacés par des gardes suisses en tenue rouge et or, les porteurs de flambeaux avaient disparu. Ils reviendraient à la nuit tombée mais il en manquerait un que, sans doute, elle ne reverrait jamais... Ce fut si pénible qu’en s’agenouillant avec ses compagnes, elle se hâta de cacher son visage dans ses mains comme si elle s’absorbait dans une profonde prière. Mais en fait elle n’entendait rien du rituel familier qu’elle ne suivait pas...

Un coup de coude la ramena à la réalité en même temps qu’on lui soufflait :

- Faites attention ! Le Roi vous regarde !

Elle tressaillit, laissa retomber ses mains et vit Mme de Montespan à côté d’elle :

- Seigneur ! Vous avez l'air de porter le Diable en terre! Etes-vous à ce point déçue par votre nuit de noces ?

Au souvenir de ce qu’elle avait été, Charlotte eut soudain envie de rire :

- Non... Oh non ! Vous aviez tout à fait raison !

- J'ai souvent raison. Cela tient à ce que je connais parfaitement ce pays et les indigènes qui le peuplent !

- Alors dites-moi pourquoi l’on tenait tant à m’épouser? Vous devez bien avoir au moins une idée ?

- Peut-être même deux. D’abord votre famille serait beaucoup plus riche que vous ne le pensez. Ensuite le courtisan dont la femme est remarquée par le maître pourrait en retirer des avantages conséquents... sauf quand on s'appelle Montespan ! ajouta-t-elle avec un soupir.

- Vous-même n’en espériez-vous pas quelque chose ? demanda Charlotte doucement.

- Certes ! Et je ne vous l’ai jamais caché : nous allons travailler toutes les deux pour le bien de l’humanité en débarrassant Versailles et son Roi d’une vieille hypocrite qui veut transformer cette merveille en couvent ! Ah ! Un conseil pendant que j’y pense : ne commettez pas l’erreur de cette pauvre Fontanges qui s’est couchée au premier regard. Ne cédez pas avant longtemps. Plus on vous désirera et plus vous serez forte !

La consécration suivie de l’élévation jeta les fidèles à genoux et interrompit le dialogue. D'ailleurs la marquise n’avait plus rien à dire. Quant à Charlotte, elle se garda prudemment de laisser entendre qu’elle n’avait pas l’intention de céder. Ni maintenant, ni plus tard !

L’année 1683 sembla, dès le départ, vouée à tous les agréments de l’existence. Le Roi, la Reine et les privilégiés de la Cour se rendirent successivement aux invitations de Monsieur et de Madame à Villers-Cotterêts, du Dauphin et de la Dauphine à Compiègne, du maréchal d’Humières à Mouchy puis revinrent à Versailles pour la Semaine sainte et les fêtes de Pâques, mais partout Marie-Thérèse fut le centre de toutes les cérémonies comme de toutes les réjouissances. Redevenue coquette, souriante et parée à ravir, elle rejetait dans les ténèbres des années passées l’ombre grise, tremblante et timorée de ce qu’elle avait été. Nul ne s’en réjouissait plus que Charlotte, heureuse de ce bonheur que sa reine retrouvait chaque jour davantage.

On voyait moins la robe noire de Mme de Maintenon que, par exemple, on n’emmena pas à Villers-Cotterêts. Le Roi lui consacrait moins de temps. En revanche, il s’attardait parfois chez sa femme, à badiner avec la jeune comtesse de Saint-Forgeat mais sans jamais descendre aux chuchotements équivoques. Tout le monde pouvait entendre ce qu’ils se disaient et que des rires ponctuaient souvent. Louis XIV, lui aussi, semblait rajeunir...

Au début de l’été on partit pour un vrai voyage à destination de la Bourgogne et de l’Alsace. Deux mois sur les chemins, en carrosse ou à cheval ! Marie-Thérèse était une excellente cavalière. Un talent qui en surprit beaucoup parce que depuis tant d’années on ne s’en était jamais aperçu tellement elle était cachée par l’éclat des favorites. Partout elle fut acclamée. Même par les troupes dont, à Sarrelouis, elle traversa crânement le camp par une température saharienne.

« La chaleur est accablante. Un four. Un gril. Chaque matin dès cinq heures Marie-Thérèse est debout avant tout le monde, irréprochable comme toujours. On repart. La Cour avale les lieues et la poussière. Bonne humeur de la Reine qui paraît ne s’être jamais portée plus vigoureusement. Le

10 juillet on passe à Metz, le 12 à Verdun, le 15 à Châlons-sur-Marne, le 18 à La Ferté-sous-Jouarre et on est enfin de retour à Versailles le 20[28]... »

Ce fut avec un vif soulagement général que l’on retrouva les eaux jaillissantes, les bosquets ombreux. Toutes les dames étaient épuisées... sauf la Reine, épanouie comme on ne l’avait jamais vue ! C’était à peine croyable et Charlotte, qui l’avait suivie partout comme un petit chien, débordait d’admiration.

Et puis, brutalement, ce fut le drame. Le 26 juillet au matin, Marie-Thérèse, qui avait passé une mauvaise nuit, se sentit fébrile et décida de rester au lit. Appelé aussitôt, son premier médecin, Fagon, après l’avoir examinée, déclara qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter :

- Dans quarante-huit heures il n’y paraîtra plus...

Mais, le lendemain, une forte fièvre se déclara. On s’aperçut en même temps qu’un furoncle poussait sous le bras gauche. Un furoncle qui la faisait beaucoup souffrir. On y appliqua un emplâtre humide et tiède cependant qu’à Fagon se joignait D’Aquin, le premier médecin du Roi qui, avec de grands airs, prit sur-le-champ la direction des opérations. On décida d’un commun accord de saigner. Mais où ?

Une vive discussion commença. Fagon souhaitait saigner au bras alors que D’Aquin tenait pour une saignée au pied. Voyant qu’on ne s’en sortait pas, le médecin du Roi prit son confrère à part :

- Venez ça que nous débattions plus tranquillement qu’au milieu de tous ces gens...

Et de l’entraîner dans un petit cabinet de service voisin de la chambre.

- Je suis le médecin du Roi, intima D’Aquin et ce sont mes décisions qui doivent l’emporter. Il faut saigner au pied !

- Mais cela n’a pas de sens. Vous allez entraîner l’humeur à l’intérieur du corps...

- Pas du tout. Je sais ce que je dis. Vous allez ordonner au chirurgien Gervais d’opérer au pied. Ainsi vous servirez mieux le... royaume que vous ne l’imaginez et nous en retirerons l’un comme l’autre un grand bien ! Ecoutez-moi ! Il le faut !... Maintenant appelez Gervais !

Le chirurgien entendit l’ordre qu’on lui donnait avec une réelle stupeur, voulut discuter mais s’entendit imposer silence. Alors, les larmes aux yeux, il gémit :

- Vous voulez donc que ce soit moi qui tue notre reine ?

On le reconduisit aussitôt auprès du lit. Or aucun de ces hommes n’avait remarqué la présence de Charlotte cachée par les portes d'une armoire où elle cherchait quelque chose et qui, en les entendant, s'était retenue de bouger et même de respirer. Quand ils sortirent elle chercha un tabouret où s’asseoir, tremblant de tous ses membres tant elle était terrifiée par ce qu’elle venait d’entendre... Elle voulut se relever mais ses jambes refusèrent de lui obéir et elle retomba sur son siège, les oreilles bourdonnantes, à deux doigts de l’évanouissement...

Qu’est-ce que cela signifiait ? Avait-elle rêvé ou vraiment entendu clairement le médecin du Roi intimer à celui de la Reine un ordre que celui-ci n’avait guère pris la peine de discuter ? Il lui restait dans les oreilles la douleur du chirurgien : « Vous voulez donc que ce soit moi qui tue notre reine ? »

Un moment elle put croire que les battements affolés de son cœur ne se calmeraient jamais et qu'elle allait rester là, quasi paralysée par l’horreur ! Ce fut cette idée qui la remit debout et, oubliant ce qu’elle était venue chercher, la précipita dans la chambre. Le sang coulait déjà du pied dans un bassin d’argent...

Le regard terrifié de Charlotte rencontra, de l’autre côté du lit, celui de la duchesse de Créqui, plein d’une sombre incrédulité. Elle comprit que cette grande dame, possédant peut-être une teinte de l’art de soigner, n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait. D’ailleurs aucun soulagement ne se manifesta. On décida alors de faire boire à la malade un vin d'émétique qu’elle absorba sans se départir de sa douceur habituelle. Cela lui occasionna des vomissements douloureux qui achevèrent de l’affaiblir. La nuit fut agitée, la Reine délirait... Une nouvelle saignée dégagea un peu le cerveau, ramenant la conscience, mais il était évident que Marie-Thérèse souffrait le martyre... Charlotte passa la nuit entière dans cette chambre dont le faste insultait presque à tant de douleur subie sans une plainte...

Au matin du 30 le bruit courut Versailles que la Reine était au plus mal. Le Roi vint prendre des nouvelles mais ne s'attarda pas : il y avait conseil. Cependant Marie-Thérèse avait compris qu’elle allait mourir et réclama le viatique. Son confesseur alla en avertir le Roi. C’est l’archevêque de Paris, François Harlay de Champvallon, qui fut le plus prompt à réagir. Il quitta son siège du conseil et retroussant ses moires violettes se précipita à la chapelle dont, toujours courant, il rapporta le saint sacrement, criant au passage à ceux qu’il rencontrait d’allumer et d’apporter des flambeaux. Puis ordonna que l’on ouvrît largement les portes de la chambre dont on pria les occupants de sortir... Seuls le Roi, le Dauphin et les membres de la famille royale purent y pénétrer.

Penché au chevet de Marie-Thérèse, Monseigneur de Harlay voulut l’exhorter à accepter les volontés du Ciel mais, en dépit de ses souffrances, elle était résignée. Un moment après, elle recommanda à son époux ses œuvres, ses pauvres, ses malades[29] puis murmura :

- Depuis que je suis reine je n’ai eu qu’un jour heureux...

Etait-ce le premier ou ce dernier qui l’envoyait auprès de Dieu ?

Louis XIV éclata alors en sanglots mais chacun savait qu’il pleurait facilement. Le chagrin du Dauphin, lui, faisait peine à voir. Il ne cessait de baiser les mains de cette mère chérie qui prenait si grand soin de lui quand il était petit, le faisait manger, le promenait, le veillait quand il était malade. Toujours si douce, si tendre !... Monsieur, débordant de bonne volonté mais toujours frivole, présentait à sa belle-sœur une eau de senteur en laissant tomber des larmes. Madame, elle, pleurait de tout son cœur celle qui s’était montrée une amie fidèle...

A trois heures de l’après-midi, tout était fini...

Laissant alors le corps aux femmes de chambre qui lui fermèrent les yeux et allaient procéder à la toilette afin d’exposer la Reine sur son lit, le Roi déclara noblement :

- Voilà le premier chagrin qu’elle me cause. Elle n’a jamais dit non...

Puis sortit en annonçant qu’il partirait dans une heure pour Saint-Cloud...

C’en fut trop pour Charlotte qui avait assisté, impuissante et désespérée, à cette agonie exemplaire et à cette espèce de comédie que jouait Louis XIV sous laquelle pointait un détachement qui ne tarderait pas à se manifester. Rassemblant soudain ses jupes, elle partit en courant à travers le palais sur les traces du Roi sans se soucier de l’étonnement qu’elle suscitait.

Elle l’atteignit comme il entrait dans son cabinet en compagnie de Louvois et se jeta à ses pieds sans songer à essuyer ses larmes :

- Sire ! Au nom de Dieu, que je parle un instant à Votre Majesté !

- Ce n’est guère le moment ! Que voulez-vous ?

- Je l’ai dit, Sire ! Une minute, rien qu’une minute d’audience ! Il faut que le Roi sache...

- Soit ! Entrez mais rien qu’une minute.

Elle le suivit puis quand il se retourna vers elle, retomba sur ses genoux :

- Sire ! exhala-t-elle, c’est la justice du Roi que j’implore !

- Ma justice ? En cet instant où l’on devrait avoir la décence de me laisser à ma douleur ?...

- Justement à cause de cette douleur, Sire ! On a tué la Reine !

- Vous êtes folle !

- Non, Sire... Malheureusement !

Et, en quelques phrases, elle rapporta la conversation des médecins et l’exclamation bouleversée du chirurgien. Tandis qu’elle parlait, elle gardait les yeux fixés sur le visage du Roi et le vit blêmir... En revanche elle ne s’aperçut pas que Louvois s’était glissé dans la pièce. Quand elle eut terminé, elle attendit. Le silence s’établit, un silence qui lui parut durer une éternité. Louis XIV ne la regardait plus. Passant au-dessus d’elle, ses yeux s’attachaient à ceux du ministre... Enfin il lui tendit la main pour l'aider à se relever.

- Ce que vous m’apprenez m’afflige et je verrai ce qu'il convient de faire. Retirez-vous à présent... et veillez à ce que cela ne s’ébruite pas ! Notre chère épouse serait sans doute la première à le demander. Vous vous tairez ?

- Oui, Sire ! Je le jure !

- C’est bien. Allez maintenant !

Une demi-heure plus tard, un carrosse fermé enveloppé de gardes de la Prévôté emmenait Charlotte vers une destination inconnue. Apparemment Louis XIV n’accordait guère de crédit au serment d’une jeune fille...

Deux mois après, le Roi épousait, nuitamment, Mme de Maintenon.

FIN

Saint-Mandé, mars 2008

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