Bien que vaste - elle pouvait contenir cinquante mille personnes -, la Plaza Mayor de Madrid était pleine à craquer. Sauf au centre où les soldats armés de piques maintenaient un espace vide où se dressait d’abord une sorte de tribune montée pendant la nuit et pourvue de plusieurs rangées de bancs assez bas où l'on alignerait tout à l’heure les condamnés. En face, une autre estrade mais pourvue de sièges plus élevés où prendraient place les dignitaires de l’Eglise et de la Sainte Inquisition. Enfin un énorme empilement de bûches, de fagots et de paille d’où jaillissaient des poteaux aux chaînes noircies. Un vent aigre soufflait des plateaux de Castille, luttant victorieusement contre le peu de chaleur déversé par le pâle soleil hivernal.
Le Roi et la Reine, accompagnés de quelques dignitaires et de dames, vinrent prendre place au grand balcon de la « Panaderia ». Arrivées avant eux, les dames françaises avaient été conduites à d’autres fenêtres d’où elles ne perdraient rien du spectacle. Mlle de Fontenac en faisait partie bien entendu... Elle aurait donné n’importe quoi pour en être dispensée, mais avait appris qu'à moins d'avoir la peste, la lèpre ou le choléra, il ne pouvait en être question. Même une forte fièvre ne suffirait pas et toute absence serait considérée comme une offense personnelle au souverain qui s’était donné la peine d’ordonner cette distraction de choix. C’est du moins ce qui ressortait du discours qu’avait tenu la veille la comtesse de Grancey. Celle-ci avait pris la direction du petit groupe des Françaises après qu’à la frontière on se fut séparé de la maréchale de Clérambault désespérée de quitter la princesse sur qui elle veillait depuis l’enfance. Ce qui n’était pas une mauvaise chose, selon Charlotte, dans la situation où l’on se trouvait et qui n’avait rien de réjouissant. Au contraire de l’excellente Clérambault, un rien craintive, Mme de Grancey possédait une énergie et un sang-froid sans lesquels on ne savait ce que l’on serait devenues face à la duchesse de Terranova, la ô combien redoutable Camarera mayor ! Mme de Grancey était une fort belle femme d’une trentaine d’années qui passait - le diable seul savait pourquoi - pour la maîtresse de Monsieur, mais qui était, en réalité, celle de Philippe de Lorraine, le séduisant favori du même Monsieur. Son titre officiel était celui de dame d'atour et le moins qu’on puisse dire est qu’elle veillait farouchement aux toilettes, et surtout aux joyaux dont Louis XIV avait généreusement doté celle qu’il sacrifiait si froidement à sa politique.
Depuis que l’on avait quitté Fontainebleau, six mois plus tôt, Charlotte, prenant son parti d’une situation inéluctable, avait choisi de s’intéresser d’abord au voyage - la traversée de la France jusqu'à Bayonne avait été une fête quotidienne avec discours fleuris, acclamations, réceptions et festins -, ensuite à ce pays inconnu où elle arrivait ainsi qu’à ceux qui le peuplaient. Outre que chaque tour de roue, comme l’avait dit sa tante, l’éloignait davantage d’une mère redoutée, elle était à un âge où l’on prend plaisir à des découvertes de chaque jour. A condition évidemment d’être intelligente ! Elle ne laissait derrière elle aucune attache sentimentale. Chaque jour qui passait la liait davantage à la jeune reine. De plus, elle était curieuse comme un chat, goûtant intensément - au début tout au moins ! - le plaisir de voir du pays.
L’arrivée à Burgos, l’ancienne capitale où l’on allait rencontrer le Roi, l’avait enchantée. Il faisait un soleil radieux, dorant les vieilles pierres de l’antique cité et pénétrant jusqu’au fond des rues étroites où se pressait une foule visiblement enthousiasmée par la beauté de sa nouvelle souveraine. Selon la tradition, on avait quitté les carrosses de voyage pour des chevaux de selle, plus commodes à cause de l’étroitesse du parcours, et Marie-Louise, juchée sur une haquenée blanche harnachée d’argent et de velours rouge, retrouvait pour la première fois son rayonnement d'antan, touchée par la chaleur de l'accueil. Pour la première fois aussi et suivant en cela les conseils du marquis de Villars, l’ambassadeur de France venu l’attendre à la frontière avec le duc de Medina Caeli, Premier ministre, elle était habillée à la mode espagnole d’une robe de velours incarnat brodée d'or sur toutes les coutures avec une large fraise amidonnée qui pouvait paraître archaïque à une Française mais dont son long cou gracieux s'accommodait à merveille et semblait offrir à la belle lumière du ciel sa jolie tête aux cheveux sombres coiffés d'un toquet constellé de diamants.
Consciente de son éclat, elle souriait à tous, bourgeois, mendiants, moines, artisans, commerçants ou filles de joie que les piques des gardes empêchaient difficilement de se jeter sous les sabots de son cheval pour essayer de la toucher. Les cloches des églises carillonnaient, faisant envoler des centaines de pigeons blancs. L'évêque et tout son clergé richement vêtu attendaient sur les marches de la magnifique cathédrale, formant une brillante toile de fond pour l'homme solitaire qui se tenait debout au bas de ces degrés - le Roi !
Il y eut un silence soudain quand les deux époux se regardèrent. Le sourire de Marie-Louise s'était effacé devant l'instant tant redouté. Couronne en tête, une scintillante Toison d’or au cou, Charles II, de taille très moyenne, semblait plus fragile qu’inquiétant sous la pourpre et le manteau royal qui l’habillaient. Quant au long visage blême, il était plus pathétique qu’effrayant et surtout reflétait une tristesse infinie. Pourtant, à la vue de la jeune fille que l’on aidait à descendre de sa monture - exercice que l’encombrant « gardinfante » ne simplifiait pas -, il fit un pas en avant, puis un autre et quand elle lui offrit la plus gracieuse des révérences, les yeux pâles et globuleux s’illuminèrent et la grosse bouche molle se mit à sourire. Il se pencha pour prendre sa main et l’aider à se relever puis l’attira à lui pour lui donner un baiser. On aurait dit un enfant qui, au matin de Noël, reçoit le plus beau des cadeaux et l’on entendit son étrange voix, basse et un peu rauque parce qu'il s’en servait peu, s’écrier, extasiée :
- Mi reina !... Mi reina !...
Il prit sa main et ne la lâcha pas, même pendant la messe de mariage où, en dépit d’une piété excessive et pointilleuse, il ne la quitta pas des yeux, si visiblement amoureux que « Maria-Luisa » - on ne l’appellerait plus autrement ! - ne put s'empêcher de lui sourire à plusieurs reprises. Un sourire encore timide, encore tremblant, mais qui parut l’enchanter.
La cérémonie terminée, on se rendit en cortège au monastère royal de Las Huelgas où l’on rompit le jeûne obligatoire avant la communion et où l’abbesse offrit au nouveau couple quelques très beaux objets dont une coupe de cristal sertie d’or posée sur un plateau du même métal, puis à l’ancien palais où il y eut festin et bal et où la nouvelle reine fit montre de toute sa grâce en dansant la « Hacha » que la marquise de Los Balbazes lui avait enseignée durant le voyage. La journée s'acheva dans la chambre nuptiale où les dames conduisirent Maria-Luisa visiblement reprise par ses craintes et où les portes se refermèrent sur les secrets d’une nuit dont rien ne transpira. Le lendemain, le visage de l’épouse était indéchiffrable même pour ses plus proches : sa nourrice et sa compagne d’enfance, la jeune Cécile de Neuville, qui, au cours du long voyage, était devenue également l’amie de Charlotte.
Petite, brune, vive, avec un nez de chaton et de magnifiques yeux gris, plus discrète qu’une souris à l'état normal, Mlle de Neuville mettait facilement flamberge au vent pour défendre qui attirait son amitié ou simplement sa sympathie, mais surtout sa princesse bien-aimée dont elle se gênait à peine pour déplorer le sort depuis le départ de Fontainebleau. C'était même ce qui l'avait rapprochée de Charlotte lors de l'étape à Bordeaux où, après les cérémonies et les festivités, elles s'étaient retrouvées toutes deux, en pleine nuit, assises de chaque côté du lit où la « reine d'Espagne » pleurait ce qui lui restait de larmes après avoir trouvé, sur sa table à coiffer, un billet anonyme bourré de méchanceté et de fautes d'orthographe. On lui conseillait de chercher au plus vite le refuge d'un couvent et surtout de ne pas franchir la frontière au-delà de laquelle elle n'aurait à attendre que les mauvais traitements d'un roi, d'une cour et d'un peuple entier, unis dans la haine de la France et qui n'auraient de cesse de se débarrasser d'elle.
- Mais c'est idiot ! S’était exclamée Charlotte. Pourquoi alors ce tintouin quand il aurait été tellement plus simple de ne pas demander la main de Votre Majesté ?
- Vous n'avez pas tout lu, fit Cécile. Il y a la dot. Elle est... royale et les finances espagnoles ne sont pas au mieux depuis quelque temps...
A la suite de quoi, d'un accord tacite, les deux filles s'étaient mises à la recherche du chevalier de Lorraine pour lui mettre sous le nez la malfaisante épître. Le beau Philippe était occupé à jouer au « hoca ». Il détestait être dérangé dans ses plaisirs et n’aimait pas les femmes, mais sachant ce que pourrait être la colère du Roi si pareil libelle venait à sa connaissance, il fit un bruit de tous les diables, s'en alla tirer Los Balbazes de son lit pour lui faire entendre son point de vue, en donna un aperçu cinglant à la maréchale de Clérambault et à la Grancey et dicta les consignes les plus sévères pour que pareil fait ne se renouvelle pas. Puis, le matin venu, réunit la totalité de la délégation espagnole :
- Sachez, leur déclara-t-il, que s’il arrivait que la Reine eût à subir le moindre mauvais traitement, Sa Majesté le roi Louis Quatorzième du nom n’hésiterait pas à faire donner ses armées et sa flotte de guerre pour vous apprendre les égards dus à une fille de France !
Ce qui jeta un froid !
Le voyage put se dérouler sans autre incident, mais les jeunes filles avaient scellé cette nuit-là un pacte d’union défensive pour la protection de leur princesse. Et Cécile, qui parlait parfaitement l’espagnol, entreprit de l’enseigner à sa nouvelle amie.
Après Burgos, la Cour prit le chemin de Valladolid et de Ségovie où attendaient d’autres cérémonies, pour atteindre Madrid, dont le roi Philippe II avait fait sa capitale. Sous un soleil radieux, la ville bruissait comme une ruche. On avait dressé dans les rues aussi peu larges que celles de Burgos des arcs de triomphe ; des étendards et des tapisseries décoraient les balcons où se penchait une foule de femmes en habits de fête. Les vivats ne furent pas ménagés à la petite reine ravissante dans une robe de satin cramoisi brodée de perles. Rassurée par ces acclamations enthousiastes que soulevaient sa beauté et son élégance, et peut-être par l’amour que lui montrait son époux, Maria-Luisa souriait...
Une messe fut célébrée au monastère royal de San Geronimo et le cortège - toujours à cheval ! -gravit le chemin montant vers l’Alcazar, l’ancien palais des rois maures remanié par Charles Quint où le couple royal allait vivre le plus souvent et le sourire de la reine se fit plus machinal. C’était en fait une sombre forteresse dressée sur le promontoire surplombant le Manzanares et la pompe qui entourait l’arrivée de la jeune femme, même sur fond de liesse populaire, ne parvenait pas à effacer l’aspect lugubre du vieux palais considérablement agrandi par Philippe II pour y loger son administration mais sans se préoccuper de rafraîchir l’Alcazar lui-même. Cela donnait une longue suite de vastes pièces et d’interminables couloirs, sombres, si mal éclairés que l’or d’Amérique répandu dans la décoration n’y apparaissait qu’en lueurs sous la lumière parcimonieuse des cierges et chandelles au passage desquels s'animaient à peine les portraits d’ancêtres aux visages sévères.
Pour comble d’intimité, les appartements des époux étaient séparés par une distance appréciable, celui du Roi donnant sur le Manzanares et celui de la Reine sur les jardins et le couvent de l’Incarnation. Habituée dès l’enfance aux violons du Palais-Royal, Maria-Luisa devrait se contenter d’écouter chanter les nonnes ! Enfin, comme une signature au bas d’une sentence, la jeune reine trouva au seuil de son domaine privé la solennelle révérence de celle qui allait régir sa vie : Dona Juana de Terranova, omnipotente Camarera mayor en atours noirs semés de jais chichement éclairés par le haut col amidonné blanc sur lequel semblait posé le visage rébarbatif de la dame[8]. Derrière elle ployait une escouade de dames tout aussi gaiement parées.
- Mon Dieu ! Gémit tout bas Cécile, devons-nous vraiment vivre au milieu de tout cela ?
- J’en ai bien peur, répondit Charlotte avec le désagréable sentiment de retourner dans un couvent, pire que celui qu’elle avait laissé derrière elle. A Saint-Germain au moins il y avait de la lumière... et des cheminées. Choses inconnues à l’Alcazar où quelques braseros faisaient ce qu’ils pouvaient pour donner une impression de chaleur mais sans que leurs efforts obtiennent beaucoup de succès. On était en hiver et la neige couronnait les sommets de la sierra environnante. Dans ses satins et ses dentelles, le groupe des Françaises tremblait de froid. Ce qui lui valut un sourire sarcastique de la Camarera mayor :
- Nous avons, en été, des chaleurs torrides. Pensez-y et vous apprécierez à sa juste valeur la fraîcheur du palais.
- Si nous survivons jusque-là ! Émit Mme de Grancey. Elle venait d’éternuer pour la troisième fois, ce qui lui attira un implacable :
- Madame, on n’éternue pas devant une reine d’Espagne !
- Ce que j'aimerais savoir c'est si la reine d’Espagne a, elle, le droit d'éternuer ?
- Le plus discrètement possible. L'exemple venant d’en haut, chez nous, il serait à souhaiter qu'elle puisse se retenir !
- Par tous les saints du Paradis ! N'y a-t-il pas...
- On ne jure pas devant la reine d'Espagne ! On ne jure même pas du tout ! Le nom sacré du Seigneur et de ses élus ne saurait être invoqué autrement qu'avec respect et humilité !
Battue, Mme de Grancey abandonna ce combat stérile, mais, dès qu'elle put s'éloigner, se mit à la recherche de l'ambassadeur, le marquis de Villars, pour lui poser quelques questions. En attendant, la vie commença de s’organiser autour de la petite reine mais il fut vite évident que le rôle réservé à ses compatriotes était purement contemplatif... Elles assistaient sans y prendre part au lever de la Reine, à la toilette de la Reine, à la messe de la Reine, aux repas de la Reine, mais ne l'accompagnaient pas en promenade. Celle-ci, quotidienne, s’accomplissait en compagnie du Roi, dans un carrosse peu confortable dont on prenait soin de tirer les rideaux, et à la nuit tombante, le couple ne devant être aperçu de personne. Le parcours consistait à longer le Manzanares sur une certaine distance et à en revenir. Il y avait bien, à l’est de la ville, un palais neuf, construit par le roi Philippe IV, père de Charles, et nettement plus aimable que l’on appelait le Buen Retiro, mais l’époux de Maria-Luisa le jugeait trop frivole et n’aimait pas s'y rendre. Même chose pour le magnifique palais d’Aranjuez, à une douzaine de lieues au sud de Madrid, pourvu de splendides jardins mais l’on n'y allait qu'en été et pour de brefs séjours. Charles II lui préférait de beaucoup la dernière résidence royale, le palais monastère de l'Escorial, tombeau des rois d'Espagne, à environ douze lieues au nord, où, l'automne venu, il s'accordait le plaisir de la chasse qui lui permettait une parenthèse entre les nombreuses prières du jour. Sa vie était réglée comme du papier à musique et il détestait les dérogations. Ainsi, le soir, dès la fin du souper, le couple royal allait se coucher... à huit heures et demie ! L'amour quasi maniaque que Charles vouait à sa jolie épouse ne faiblissait pas et l'on pouvait comprendre ce grand besoin de s’isoler avec elle. Encore arrivait-il que l’on dût appeler les médecins au fort de la nuit car il était sujet à de cruelles crises d'épilepsie. Maria-Luisa gardait le secret de ses nuits conjugales. Par orgueil peut-être, mais on ne pouvait ignorer qu'à nouveau elle perdait sa joie de vivre...
Les distractions qu'on lui offrait, en dehors des visites de monastères, étaient rares et peu récréatives : les corridas, d'abord, où les Grands faisaient assaut d'adresse équestre et de courage dans de magnifiques costumes aux couleurs ruisselantes d'or, quelques comédies que l'on donnait au palais même et enfin l'autodafé, cette fête de la mort que les beaux yeux de la Française allaient contempler pour la première fois...
Un son imprécis ramena l'esprit de Charlotte à l'hallucinante réalité de ce jour. C'était une psalmodie lointaine qui devenait de plus en plus distincte. Graduellement,- le silence se fit dans la foule à mesure que le chant se rapprochait:
« Miserere mei, secundum magnam miserordiam tuam ; et secundum multitudinem miserationum tuarum de iniquatem meam... » clamaient les solides gosiers des moines noirs ou gris précédant une lamentable procession à la tête de laquelle flottait la bannière verte de l’Inquisition. Venait alors la colonne des pénitents qui s’avançaient péniblement, l’un derrière l’autre, chacun flanqué de deux familiers du Saint-Office. Tous étaient affublés du grotesque « sanbenito », une sorte d’ample chemise jaune marquée de croix et de flammes rouges. Tous avaient la corde au cou et portaient un long cierge vert non allumé. Ces malheureux clopinaient et trébuchaient sur leurs membres disloqués par la torture. Leurs visages étaient terreux, leurs cheveux ternes dépassaient des mitres en carton dont on les avait coiffés. Ils se hissèrent tant bien que mal sur la plate-forme à la place qu’on leur indiquait, s’entassant sur les bancs où ils s’écroulaient, visiblement à bout de forces...
- Quelle horreur ! Lâcha Charlotte. Comment peut-on imaginer d’offrir un tel spectacle à une jeune femme en pensant qu’elle y prendra du plaisir ?
- Taisez-vous ! Intima Mme de Grancey qui avait entendu. Elle était blême elle aussi, car même si les exécutions capitales par des moyens divers étaient courantes dans toute l’Europe et si le peuple était censé s’y distraire, il y avait des limites à la cruauté.
Dans le haut fauteuil qu'elle occupait, la Reine était livide, cependant que ses doigts se crispaient sur les bras de son siège. Mais Charles, lui, contemplait la misérable horde et montrait une jouissance évidente. Sa langue ne cessait de passer sur ses grosses lèvres et une espèce de flamme s’était allumée dans les globes pâles toujours si ternes de ses yeux...
- Cent cinquante ! Souffla Cécile de Neuville qui achevait de compter. Ils sont cent cinquante !... Mais qui sont-ils ? Des malfaiteurs ?
- Il n’y en a certainement pas un seul, gronda Mme de Grancey entre ses dents. Ce sont des conversos, des Juifs et des Maures repentis mais soi-disant revenus à leur « erreur » natale. D’autres auraient pratiqué la magie ou proféré des blasphèmes...
- Certains sont presque des enfants ! Je vois là une fille qui doit avoir notre âge, reprit Cécile, mais une fois de plus la comtesse la fit taire.
Des crieurs, d’ailleurs, parcouraient la foule en réclamant le silence. Dans la tribune du clergé, le Grand Inquisiteur en blanche robe dominicaine allait parler... Il se nommait Juan Martínez et avait été, un temps, confesseur du Roi. Dressé comme une menace, il discourut sur l’hérésie, la colère de Dieu et le feu infernal. Il exalta la clémence de l’Eglise qui sauvait les âmes et les amenait à l’état de grâce par l’anéantissement des corps... Le long sermon prit fin et, tandis que l’Inquisiteur retournait à son siège quasiment aussi imposant que celui du Roi, un frisson parcourut la foule : l’instant suprême était venu...
Un à un, les condamnés furent agenouillés devant la robe blanche pour entendre leur sentence. En d'autres circonstances, il arrivait que l’on fît grâce de la vie ou presque, le condamné étant alors voué aux galères après avoir reçu nombre de coups de fouet, mais cette fois aucun ne réchappa. L’un après l’autre, les malheureux furent attachés sur l’énorme bûcher que des moines arrosèrent d’eau bénite avant que les bourreaux n’y mettent le feu. Bientôt la belle place se transforma en une sorte d’enfer : noires fumées, immenses flammes rouges d’où ne sortaient guère de cris car on avait pris la précaution de bâillonner les victimes afin que leurs plaintes n’offensent pas trop les oreilles royales. La chaleur devint étouffante, l’odeur pestilentielle... la Reine s’évanouit sans que son époux parût s’en apercevoir : ses gros yeux fixés sur cette monstruosité exultaient de joie. En même temps il balbutiait des prières...
A leur poste d'observation, les trois Françaises étaient tétanisées d’horreur. Les yeux clos, la tête détournée, les jeunes filles priaient en s’efforçant de retenir leurs nausées. Mme de Grancey réagit la première :
- Venez ! ordonna-t-elle. Sortons de là, c'est intolérable! Nous avons besoin d'air !
Elle les entraîna vers l'escalier pour gagner au moins le patio de la maison où leurs places leur avaient été assignées.
- Mais... la Reine ? protesta Charlotte. Le Roi ne fait pas le moindre geste pour l'assister...
- La Terranova s'en occupe. Elle doit lui dire qu’une reine d’Espagne ne s’évanouit pas devant ses sujets. Ce qui va grandement la réconforter !
Elles rejoignirent les appartements de Maria-Luisa au moment où elle y revenait soutenue par deux dames espagnoles. Elle restait encore très pâle et marchait péniblement, précédée par la Camarera mayor. Ce que voyant, Mme de Grancey explosa :
- Pourquoi obliger la Reine à marcher ? Ne pouvait-on l'étendre sur une civière ou un fauteuil et la faire porter par des laquais ?
- Seules des femmes peuvent toucher la Reine, Madame... et le Roi, bien entendu.
- Eh bien il fallait faire porter votre brancard par des dames, vous par exemple ? Vous êtes assez solide pour ce faire !
- Madame ! Sachez que...
Charlotte et Cécile n’en entendirent pas davantage. Elles enlevèrent Marie-Louise à ses porteuses empêtrées d’ailleurs dans leurs énormes jupes, la déposèrent sur son lit où Françoise Carabin, sa nourrice, accourut pour la dégrafer tandis que Charlotte appelait les femmes de service pour faire rallumer les braseros que l’on avait regrettablement laissés s’éteindre... Dame Isabelle et la Terranova poursuivaient leur différend oral, la première ne pouvant plus résister à son envie de faire entendre son point de vue sur le genre de distractions que l’on offrait à une jeune femme de dix-huit ans sous le prétexte qu’elle était reine d’Espagne.
- Cent cinquante malheureux à moitié morts et livrés bâillonnés aux flammes, vous trouvez que c’est une distraction?
- Que cela vous plaise ou non, c'est l’une de celles que le Roi Très Catholique apprécie particulièrement parce qu’elle élève l'âme par la vue de la purification et de la délivrance d’autres âmes infectées par le mal, l'hérésie ou leur sujétion au démon. Le malaise de Sa Majesté l’a vivement affecté...
- On ne le dirait guère. Où est-il ? Il est resté sur son balcon ?
- Naturellement ! Eût-il suivi la Reine que c'eût été une offense pour la Très Sainte Inquisition. En outre je peux vous assurer qu'il est fort contrarié de l’attitude de son épouse. Une reine...
- Ce que vous appelez une attitude est pour moi un malaise totalement indépendant de sa volonté... Et j’ajoute qu’il pourrait être fatal au cas où Sa Majesté serait en attente d’enfant.
La Camarera mayor pinça un peu plus ses lèvres minces, qui, de ce fait, disparurent complètement :
- Rien ne l'indique jusqu'à présent. De toute façon le Roi ne rejoindra pas la Reine aussitôt l'exécution achevée. Il ira d'abord prier au monastère San Geronimo pour le salut de son âme et celles de ces misérables auxquels on vient d'accorder la purification...
- Seigneur, chuchota Charlotte, occupée à glisser un oreiller supplémentaire sous la tête dont Cécile ôtait les ornements de cheveux. Cette purification sent bien mauvais. Les fenêtres sont fermées et l'odeur arrive jusqu’ici !
A peine avait-elle achevé sa phrase qu'un nuage d’encens s’éleva des braseros dans lesquels on venait d’en jeter quelques grains. L’odeur en fut améliorée mais la vaste chambre devint presque irrespirable. Quelqu'un se mit à tousser puis quelqu’un d’autre. Dona Juana ordonna alors de rouvrir les fenêtres, ce qui risquait de ramener la situation à son point de départ, mais, heureusement, l'appel d’air attira les nuages parfumés qui firent écran contre la puanteur extérieure.
Les deux jeunes filles reculaient pour laisser les caméristes achever de déshabiller la Reine et la mettre au lit mais elles entendirent celle-ci chuchoter :
- Ne partez pas ! Restez près de moi même si l’on veut vous faire sortir...
Elles se contentèrent donc de s'écarter, restant au bas des marches surélevant l'énorme lit à baldaquin doré mais sans rejoindre le cercle des dames qui se tenaient debout autour de la pièce dans une immobilité hiératique, les mains nouées sur leur giron. Dona Juana et son adversaire, ayant fini d'en découdre, s'étaient postées au bas des degrés chacune près d'un angle du lit, sans plus sonner mot.
Lorsque la Reine fut commodément installée dans ses draps de soie, Dona Juana frappa dans ses mains :
- La Reine doit prier à présent. Retirez-vous, Mesdames!
Mlle de Neuville alors éleva la voix :
- Sa Majesté désire que nous restions auprès d’elle, Mlle de Fontenac et moi ! Avec sa permission nous prierons avec elle !
- Je le veux ! Articula Maria-Luisa.
La Camarera mayor, qui ouvrait déjà la bouche pour protester, fut obligée de la refermer. Le ton avait été royal, elle ne pouvait s'y opposer. Le mécontentement inscrit sur le visage, elle plongea dans sa révérence et imitée par toutes les autres l'on se retira en silence. Même Mme de Grancey, qui s'était contentée de lever un sourcil surpris.
Tandis que les dames sortaient, Marie-Louise, assise dans son lit, les suivit des yeux. Ce fut seulement quand la porte fut retombée qu’elle se rejeta en arrière, laissant éclater des sanglots violents mais avec suffisamment de présence d’esprit pour mordre la soie des coussins afin d'en étouffer le bruit. Aussitôt les deux filles furent près d’elle et Cécile, s'autorisant de leur enfance commune, l'entoura de ses bras en murmurant des paroles apaisantes comme l'on fait aux petits enfants qui ont du chagrin. Charlotte regardait sans trop savoir quoi faire, profondément désolée de découvrir pareille douleur chez celle qu’elle avait suivie sur le long chemin qui la menait à l’une des plus nobles couronnes du monde, mais apparemment pas au bonheur. Comment pouvait-il en être autrement d’ailleurs avec un tel époux ?
Enfin les sanglots s’apaisèrent et Marie-Louise retrouva peu à peu son calme mais sans quitter l’abri des bras de son amie d’enfance :
- Nous voyons bien, dit Charlotte doucement, que Votre Majesté n’est pas heureuse. Ce qui nous désole et, s’il nous était donné de pouvoir apporter un adoucissement quelconque à tant de douleur...
- Il se peut que vous puissiez, Charlotte. Je voudrais que le Roi mon oncle connaisse l’étendue de ma détresse et la réalité de ce mariage que tous voulaient si flatteur.
- La Reine veut que je retourne en France pour porter ce message ? Je le ferais volontiers mais je suis peu de chose à la Cour. Le Roi ne daignera pas me recevoir !
- Aussi n’en est-il pas question. Pour l’instant allez donc vérifier à la porte que nous ne sommes pas épiées. Pendant ce temps Cécile va me porter un peu d’eau.
- Dans votre état, Madame, un peu de vin d’Alicante vaudrait mieux pour Votre Majesté, fit observer la jeune Neuville. Qu'au moins les produits de son royaume lui servent à quelque chose.
- Si tu veux ! Soupira-t-elle en s'essayant à sourire.
Leur mission remplie, les deux jeunes filles revinrent s’asseoir sur le grand lit comme on le leur demandait afin d’être plus proches.
- C’est vrai, commença la Reine, je veux envoyer un message au roi Louis mais je n’ai aucun moyen de réaliser ce souhait puisque je ne peux même pas écrire...
- Une reine d’Espagne ne rédige pas de lettres elle-même parce qu’une reine d’Espagne ne possède ni plume ni encre, récita Cécile les yeux au plafond en imitant la Camarera mayor. En outre, pour correspondre avec qui que ce soit d’autre que son royal époux, elle doit en demander la permission. D’ailleurs, je ne suis même pas certaine qu’une reine d’Espagne ait le droit de savoir écrire...
- Tu as résumé parfaitement la situation. Il faut d’abord que vous me trouviez de quoi écrire une lettre que je vous remettrai bien entendu. En même temps l’une de vous se rendra le plus discrètement possible chez l’ambassadeur de France, le marquis de Villars, qui réside dans la grande rue d’Atocha, mais ce n’est pas à lui que vous parlerez. Aussi faudra-t-il vous assurer auparavant que François de Saint Chamant est toujours à Madrid...
Cécile de Neuville eut un petit rire vite étouffé :
- Votre Majesté veut plaisanter ? Le beau François ne quitterait Madrid ni pour or ni pour argent tant que la Reine y sera et elle le sait bien. Il est tellement amoureux d’elle que même un ordre du roi Louis ne l’en tirerait pas !
Pour Charlotte la nouvelle venue, Cécile expliqua que ce jeune homme, lieutenant aux gardes du corps, s’était pris pour la princesse d’une véritable passion alors qu'elle avait à peine quatre ans et n’avait jamais pu s’en guérir. Il avait souffert mille morts quand il avait appris qu'elle aimait son cousin, le Grand Dauphin, et le mariage espagnol l’avait horrifié. Il s’était arrangé pour être de l’escorte et, depuis, implanté chez Villars qui lui était cousin, il n’en bougeait plus.
- Il sera bien obligé de partir s’il m'aime tant. Je l’ai choisi pour porter ma plainte à mon oncle. Je veux rentrer en France, auprès de mon père et de la bonne Liselotte dont on ne m’accorde pas le droit de lire les lettres seule. C’est la Terranova qui les ouvre et les lit devant toutes les dames et avec un air pincé qui serait amusant s'il ne me faisait mal !
- Madame, hasarda Cécile, le roi Louis tient énormément à ce mariage. Je ne pense pas qu'il consentirait à ce que vous le rompiez.
- Parce qu’il croit que de moi va naître une dynastie nouvelle régénérée d’un sang nouveau, mais je n’aurai jamais d’enfants du roi Charles. Donc je ne sers à rien !
- Pourquoi pas d’enfants ? S’étonna Charlotte. Il n’y a pas de nuits que le Roi ne passe auprès de la Reine et il me semble fort épris...
- Auprès de moi, oui, mais c’est tout ! Lâcha Maria-Luisa exaspérée. Oui, il se couche auprès de moi et il me caresse indéfiniment mais il n’a pas accompli l’acte d’amour. Il en est incapable !
- La Reine veut dire... qu’il est impuissant ? Souffla Cécile.
- Evidemment qu’il l’est et moi je ne sers à rien. Si ce n’est sans doute à endosser la rancune et le mépris de ces gens quand, au fil des années, on s'apercevra que je ne donne naissance à aucun prince. C’est moi que l’on rendra responsable et Dieu sait alors ce qui m’arrivera ? La reine mère, l’Autrichienne Marie-Anne qui ne quitte jamais ses habits de deuil et presque jamais son couvent, me déteste sans me connaître parce que je suis française et vous pouvez être sûre qu’elle fera le maximum pour me nuire et mettre une cousine à ma place...
- Cela n’avancera à rien si le Roi ne peut procréer.
- Soyez sûre qu'elle fera ce qu’il faut pour que sa protégée, qui sera une Habsbourg comme elle, y parvienne. Alors je vous en prie, faites ce que je vous demande ! Il y va de ma vie..., acheva la jeune femme dont les larmes se remirent à couler.
A ce moment, la double porte de la chambre s'ouvrit en grand et un chambellan apparut et annonça :
- Le Roi !
Cécile et Charlotte eurent juste le temps de sauter à bas du lit pour saluer le souverain qui ne leur prêta attention que pour leur montrer la sortie d’un geste autoritaire avant de se diriger vers sa femme en jetant son chapeau, sa canne et en commençant d’arracher son habit sans se soucier de faire sauter les boutons de diamants. Sa grosse bouche humide souriait et le regard halluciné, il répétait comme au jour de leur mariage :
- Mi reina !... Mi reina !... Mi reina !
Comme un leitmotiv et en tendant les bras.
- Lui arrive-t-il de lui dire autre chose ? Souffla Charlotte tandis qu'elles regagnaient leur chambre fusillées par le regard furibond de la Camarera mayor revenue dans le sillage du Roi :
- Il n'a pas un vocabulaire très étendu, soupira Cécile. Quand il donne audience, assis sur son trône, l'œil fixe et le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, il n'use jamais que de quatre formules, toujours les mêmes : « C'est possible... », « C’est souhaitable... », « Baisez-moi les mains » et « Nous verrons bien ».
- Comment le savez-vous ?
Le beau regard gris de la jeune fille se mit à pétiller :
- J’ai mes sources. L’un de ses gentilshommes me veut du bien et de plus, considérant son souverain comme un imbécile total, il en fait facilement des gorges chaudes... Remarquez, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, je ne pense pas que
Charles soit idiot... Il est triste, capricieux, maladif et versatile mais il est très imbu de son rang. Il a des absences surtout à la suite de ses crises... en dehors de cela il connaît des moments d'intelligence... et je crois qu'il aime sincèrement sa belle épouse !
- Souhaiteriez-vous être aimée par lui ?
- Non ! Quelle horreur !
- Alors occupons-nous sans plus tarder de tirer notre princesse des griffes de ce malade !
Les dames de la Reine ayant tout loisir d’aller où bon leur semblait quand elles n'étaient pas de service, on attendit la tombée du soir pour se rendre chez l'ambassadeur. Sur la Plaza Mayor, l'énorme bûcher n'était plus qu'un amoncellement de braises que les valets du bourreau tisonnaient au moyen de longues fourches pour attiser la combustion de ce qui pouvait rester, donnant une assez fidèle image de l'enfer qu'une foule aux yeux écarquillés persistait à regarder. L’odeur se dissipait peu à peu.
Chemin faisant, Charlotte et Cécile avaient affiné le plan initial : au lieu de confier à Saint Chamant une lettre pour le Roi à remettre au monarque en personne, on lui en donnerait deux. Une pour Madame la priant de bien vouloir se charger de la supplique. Elle ne demanderait pas mieux, aimant beaucoup sa jeune belle-fille qu’elle plaignait sincèrement, et Louis XIV, de son côté, accorderait davantage d’attention à la lettre que si elle lui était remise par n’importe quel autre messager.
A « l’ambassade », une grosse maison située dans le quartier d’Atocha où se groupaient les quelques commerçants français tolérés par le pouvoir, le marquis de Villars n'était pas visible. Au retour de l’autodafé Son Excellence avait pris médecine et s’était mise au lit. Quant à M. de Saint Chamant, il passait ses soirées, faute d’exutoires, dans une posada proche de l’Alcazar et donnant sur le Manzanares dont les berges constituaient la promenade préférée des Madrilènes. C’était d’ailleurs la plus huppée de la ville et l’on pouvait au moins être sûr que le vin y était bon et la maison propre.
Les deux jeunes filles, résolument décidées à mettre leur plan à exécution, s’interrogèrent sur ce qu’il convenait de faire: attendre le retour du jeune officier - mais s’il revenait complètement ivre ce serait du temps perdu ! - ou se rendre à l’auberge en question en espérant, justement, qu’il n'était pas encore trop éméché.
Arrivées en vue de la taverne éclairée seulement par ses quinquets intérieurs, elles hésitèrent bien naturellement à pénétrer dans cet univers inconnu d’où jaillissaient cris d’ivrognes, grattements de guitare et chansons dont il était certainement préférable qu’elles ne saisissent pas les paroles. Même masquées comme elles l’étaient et enveloppées de vastes pelisses à large capuche, ce n’était visiblement pas un endroit pour des demoiselles.
- Que faisons-nous ? murmura Cécile. On entre ou l'on attend que Saint Chamant sorte ?
- Je crois qu’il va falloir se décider à entrer. Si on l’attend on risque d’avoir le même problème que chez l’ambassadeur.
Mais la chance, ce soir-là, était avec elles. Au moment où, après un signe de croix, elles s’apprêtaient à franchir le seuil, un homme sortit et s’accota au mur de l’auberge pour respirer sans doute, car il resta là, son chapeau à la main, la tête tournée vers l’Alcazar dont la silhouette se découpait sur le ciel noir à peine éclairé par les feux brûlant aux murailles. A son costume, elles virent qu’il était français et s’élancèrent à sa rencontre pour lui demander si M. de Saint Chamant se trouvait dans l’auberge. Mais avant d’avoir ouvert la bouche, Cécile l’avait reconnu :
- Monsieur de Saint Chamant, dit-elle en ôtant son masque, nous sommes venues vous dire que la Reine a besoin de vous !
Il abandonna aussitôt sa rêverie pour scruter les deux visages :
- Qui êtes-vous ?
- Nous sommes de ses filles d’honneur : voici Mlle de Fontenac, et moi je suis Cécile de Neuville. Nous nous sommes déjà rencontrés au Palais-Royal !
On échangea des saluts :
- Certes, certes, fit le jeune officier. Et vous dites que la Reine a besoin de moi ?
- Sans aucun doute, appuya Charlotte. Elle attend de vous un service d’une extrême importance. J’irais même jusqu’à dire... vital !
L’émotion de Saint Chamant fut quasi palpable :
- Elle ?... De moi ! Mais quel bonheur !... Peut-être devrions-nous quitter cet endroit...
Il les prit chacune par un bras pour les entraîner le long de la rivière là où il n’y avait plus d’autres lumières que celle, incertaine, du ciel. Ils trouvèrent bientôt un muret sur lequel il les fit asseoir, restant lui-même debout et le chapeau à la main.
Charlotte se souvenait de lui, à présent, pour l'avoir vu deux ou trois fois au Palais-Royal et à Saint-Cloud. C’était un homme d’une trentaine d’années, blond et de belle taille, au visage agréable mais sans autre caractère qu’une tristesse latente et qui semblait incurable. Mais, à l’instant où elle avait mentionné la Reine, elle avait senti qu’il s’éclairait en dépit de l’obscurité. Etait-ce la flamme de l’espérance ?
- Que veut de moi sa douce Majesté ?
- Que vous regagniez Saint-Germain sans délai et de toute la vitesse de vos chevaux...
La flamme s’éteignit instantanément :
- Oh non !...
- Si vous me laissiez finir ma phrase ? S’impatienta Charlotte. J’allais ajouter : pour porter d’urgence une lettre à Mme la duchesse d’Orléans...
- N’importe quel courrier peut s’en charger ! Moi...
- C’est une manie !... Une lettre qui en contiendra une seconde destinée au Roi. Une lettre qui ne devra tomber à aucun prix dans de mauvaises mains. Madame se chargera volontiers de la remettre. Ensuite... eh bien vous pourrez revenir !
- Vous avez compris maintenant ? Enchaîna Cécile.
- Je... Oh oui ! Oh ! Comment vous remercier d’avoir pensé à moi ?
- Vous l’aimez, non ?
- Oh si !... Plus que ma vie ! Donnez-moi vite ces lettres.
Il en trépignait presque. Charlotte posa sur son bras une main apaisante :
- Une minute ! Il faut d’abord les rédiger et vous savez à quel point la Reine est surveillée. Elle n'est pas libre de prendre la plume elle-même. Ses lettres doivent obtenir l'approbation de Terranova. De plus, c'est cette vieille bique qui s'est arrogé le droit de lire, à haute voix, le courrier qui arrive de France. Soi-disant pour qu'aucun mot malsonnant n'offense les oreilles sacrées de la Reine !
- Doux Jésus ! Elle est encore plus malheureuse que je ne le pensais.
- C'est pourquoi il faut vous faire messager mon cher comte, conclut Cécile. Si vous en êtes d'accord, nous nous retrouverons demain, ici... et vers cette heure-ci. Mais n'allez pas boire au cabaret !
- Juste ce qu’il faut pour me réchauffer. Je partirai à l’aube... suivante. A présent, je vais, s’il vous plaît, vous raccompagner à l'Alcazar. Les abords de la rivière la nuit ne sont pas un endroit pour les nobles demoiselles. Ni même pour les demoiselles tout court !
A leur retour, elles se postèrent à une fenêtre pour voir si leur messager était toujours là. Il avait en effet promis de ne pas bouger avant d'être certain qu’elles fussent en sécurité. Un premier quartier de lune s'était levé et éclairait suffisamment le chemin pour qu’elles puissent voir Saint Chamant s’éloigner en donnant tous les signes d’une joie exubérante, exécutant des entrechats en marchant et lançant son chapeau en l’air avec une virtuosité de jongleur. Charlotte émit :
- Croyez-vous avoir fait le bon choix ? Il ne me semble pas fiable et, finalement, les courriers officiels auraient pu s'en charger !
- Soyez tranquille ! S’il est fou c'est d’amour et il crèvera peut-être dix chevaux mais il fera le parcours plus vite que n’importe quelle poste.
Mlle de Neuville avait raison. Douze jours plus tard, François de Saint Chamant dégringolait de sa monture plus qu’il n’en descendait dans la cour du Palais-Royal. Dix minutes après, Madame le recevait tel qu’il était : crotté jusqu’aux yeux et mort de fatigue mais rayonnant de bonheur. Il avait réussi la mission confiée par sa reine bien-aimée et la double lettre remise entre les mains de Madame, il put en toute quiétude s’évanouir dans l’antichambre...
Dans le carrosse qui l’emmenait à Saint-Germain, Madame relisait pour la énième fois la lettre de sa belle-fille en se demandant comment le Roi allait recevoir celle qu'elle s'était chargée de lui remettre. Bien volontiers d'ailleurs : elle avait toujours été hostile à ce mariage délirant et plaignait sincèrement la pauvrette que l’on y avait contrainte. La peinture que celle-ci faisait de sa vie quotidienne avait quelque chose d’hallucinant : ces jours passés à ne rien faire - sinon prier ! - sous la surveillance d’un dragon femelle qui se mettait à la traverse du moindre désir dès l’instant où le Roi n’y avait pas part, ces nuits quasiment sans sommeil, livrée aux caresses malhabiles - et parfois violentes - d’un dégénéré incapable de leur apporter une conclusion naturelle ne pouvaient que révolter n'importe quelle jeune femme. Sa propre expérience conjugale n’avait rien d’exaltant mais au moins Monsieur, s’il n’était pas son idéal masculin, se comportait comme il convient pour un époux et lui avait donné des enfants qui étaient sa joie. Or, Marie-Louise n’avait aucune chance de connaître ce bonheur. Il était donc compréhensible qu’une fille de dix-huit ans essaie de sortir d’une telle situation. Madame n’en redoutait pas moins la réaction de Louis XIV. N’avait-il pas dit à sa nièce au jour de son départ qu’il espérait ne plus la revoir ?
L’idée l’effleura de passer d’abord chez la Reine avec qui elle entretenait les meilleures relations. A y réfléchir, le triste Charles II était son demi-frère mais au fond ce lien de parenté importait peu étant donné leur différence d’âge et le fait que leurs mères appartenaient à deux clans ennemis. En outre, la pauvre Marie-Thérèse, aux prises depuis des années avec les favorites successives de son époux, ne pouvait guère se targuer d’en avoir l’oreille. Enfin n’offrait-elle pas, depuis son mariage, l’image de la soumission aux volontés de Dieu d’abord, de son mari ensuite, se contentant d’opposer à la vie dissolue de Louis l’illustration parfaite d'une reine retranchée derrière sa dignité ainsi que celle d’une épouse exemplaire... et muette ! Sans doute plaindrait-elle beaucoup sa jeune belle-sœur, mais ne comprendrait pas qu’une souveraine pût vouloir se débarrasser de son époux comme de sa couronne...
Arrivée à destination, Madame envoya Theobon qui l’accompagnait faire préparer l’appartement réservé aux Orléans dans les résidences royales, puis apercevant M. de Saint-Vallier, capitaine des gardes de la porte, elle le fit appeler pour demander si le Roi était au château ou s’il chassait.
- Non, Votre Altesse Royale. Sa Majesté a pris froid hier et ses médecins lui ont conseillé de ne pas sortir. Elle est dans son cabinet où Elle reçoit Mme la marquise de Maintenon...
Madame fit la grimace. Elle détestait d’instinct cette femme, veuve d’un poète pervers qui avait su tracer son chemin depuis la modeste maison de Vaugirard où elle élevait les bâtards du Roi et de Mme de Montespan jusqu’à l’amitié dudit Roi dont elle semblait être devenue la conseillère occulte.
- Veuillez lui dire, s'il vous plaît, que je veux lui parler !
Le ton était raide. Saint-Vallier, qui n'aimait pas beaucoup lui non plus la « veuve Scarron », ne s’y trompa pas et dissimula un sourire :
- Bien sûr, Madame ! Tout de suite !
Ainsi qu'il s'y attendait, elle le suivit dans le bel escalier de pierre blanche menant aux appartements royaux. De si près qu'il pouvait sentir le parfum de roses dont elle avait usé abondamment. Contrairement à son habitude, Madame avait fait toilette et si elle ne portait pas le grand habit, du moins avait-elle renoncé à sa chère tenue de chasse au profit d'un assemblage de velours violet
- sa couleur préférée -, de satin blanc, de renard noir pour réchauffer le manteau et de ses splendides perles dont elle savait quelles plaisaient énormément à son beau-frère. Coiffée à la perfection, chaussée élégamment, Madame avait fort grand air. Elle en avait conscience, car cela lui semblait important pour la réussite de ses projets. Elle comprit qu'elle avait eu raison quand, au moment où elle s’approchait, la double porte du Roi s'ouvrit - à un seul battant ! - pour livrer passage à Mme de Maintenon dont les yeux noirs s'arrondirent de surprise en face de tant de splendeur palatine. Elle se hâta de plonger dans une profonde révérence à laquelle Madame, déployant son éventail comme s'il s'agissait de chasser quelque miasme, répondit par un bref signe de tête avant de franchir avec majesté les battants de la porte que deux valets ouvraient devant elle.
Debout près d'une grande table soutenant des maquettes de bâtiments, Louis XIV la regarda entrer, saluer, puis vint à elle pour la relever et baisa la main qu'il tenait :
- Ma sœur ! Quelle joie inattendue !... Et comme vous voilà belle ! ajouta-t-il sur un ton caressant qui la fit rougir comme une adolescente à son premier compliment, et du coup elle s'en voulut de s'être chargée de cette commission qui ne plairait certainement pas. Il y avait à présent tant d'années qu’elle était secrètement amoureuse de lui qu'elle aurait dû être capable de se prémunir contre ce genre de surprise ! Mais quand le vin est tiré il faut le boire !
Elle toussota pour s'éclaircir la voix et, s’asseyant sur un siège :
- M. de Saint-Vallier m'a dit que vous étiez souffrant, Sire. J'ai peine à le croire en vous voyant si élégant.
Louis XIV portait en effet ce jour-là un justaucorps de velours brun de la nuance exacte de ses cheveux, dont les larges parements et l’habit lui-même étaient ourlés d’une broderie au fil d’or sur lequel tranchait la blancheur de sa chemise aux poignets et au jabot de précieuse dentelle de Malines.
- Peu de chose en vérité et j’ai tort d’écouter mes médecins ! Surtout cet animal de D’Aquin ! Il me voit à la mort dès que j’éternue ! Toujours est-il qu’il m’a obligé de rester ici... ce dont je le remercie à présent puisque cela me vaut votre présence. En revanche... Je vous trouve bien sérieuse. M’en voudriez-vous encore pour le mariage du Dauphin ?
Un mois plus tôt en effet on avait célébré à Saint-Germain le mariage du gros prince Louis, qui - Dieu sait pourquoi ? - avait conquis le cœur de la pauvre Mademoiselle, avec Marie-Anne-Christine de Bavière, une cousine éloignée de Madame qui espérait lui voir épouser la fille de sa tante d’Osnabrück, une charmante enfant alors que la Bavaroise était laide. Défaut qui, chose étrange, avait paru séduire le Grand Dauphin. Comme quoi il ne faut jurer de rien en matière de sentiments !
- Du tout, Sire mon frère, j’en suis même fort éloignée car nous nous entendons fort bien, la nouvelle Dauphine et moi. Non, c’est de quelqu’un d’autre dont je viens vous entretenir.
- De qui ?
- De notre Mademoiselle ! Je veux dire de la reine d’Espagne. J’en ai reçu de fort mauvaises nouvelles car je ne crois pas qu’il y ait au monde une princesse plus malheureuse!
Le visage aimable de Louis XIV se ferma comme une fenêtre dont on a mis les volets :
- Elle vous a écrit ?
- Oui. Ce n’est pas la première fois mais ses précédentes réponses à mon courrier étaient fort différentes. En fait elle ne parlait que du temps qu’il faisait et de banalités. Aujourd’hui c'est un autre langage parce qu’elle a réussi à me faire tenir quelques lignes de sa main qui ont échappé à l’intolérable surveillance que fait peser sur elle la duchesse de Terranova, sa Camarera mayor. Elles n’étaient qu’un prélude à cette deuxième lettre destinée à Votre Majesté, conclut Madame en tirant de sa poche le pli scellé de rouge qu’elle offrit, consciente de l’inquiétant froncement de sourcils dont s’accompagna la réception.
Louis fit sauter le cachet, déplia l’épais papier, se renversa dans son fauteuil et se mit à lire. Madame observa non sans inquiétude que les rides de son front s’accentuaient peu à peu. Finalement, il se redressa en jetant la lettre sur le bureau.
- Vous savez ce qu’il y a là-dedans ?
- Pas tout sans doute mais principalement que cette enfant est malheureuse et qu’elle a peur !
- Elle est folle ! Que s’imagine-t-elle ? Que je vais écrire au Roi, son époux, pour lui apprendre que sa femme l’a pris en détestation et qu’elle veut se séparer de lui ? Cela ferait un beau scandale !
- Non. A ce que j’ai cru comprendre, elle désirerait que vous l’autorisiez à revenir en France sous un prétexte ou sous un autre et qu’ensuite sa présence puisse se prolonger. Le roi Charles ne semble pas destiné à vivre très longtemps...
- Excellente raison pour rester à sa place jusqu'à ce qu’il meure !
- Ce dont on ne saurait préjuger car c’est le secret de Dieu. Mais il faudrait prendre en compte la peur de Marie-Louise. Elle vit actuellement en milieu hostile. Tout le monde en ce pays-là déteste les Français, à commencer par la reine mère... et le Roi lui-même. La Reine peut craindre chaque jour un mauvais procédé car elle est seule à l'exception d’une poignée de femmes françaises dont le rôle est purement décoratif. En outre elle ne pourrait se raccrocher à l'espérance d’une naissance qui ne se produira jamais. Il s’avère, en effet, que si son époux se montre amoureux presque à l’excès, il n’en demeure pas moins qu’il est impuissant.
- Vous ne m’apprenez rien, je le savais !
La surprise mit Madame debout :
- Ai-je bien entendu ? Le roi de France a livré sa nièce à un homme incapable de la rendre mère ? Savez-vous seulement, Sire, ce qu’il adviendra d’elle quand on attendra en vain que son ventre annonce un fruit ? Elle sera en grand péril, car, ne vous y trompez pas, jamais l’Espagne n’acceptera que le mal vienne de Charles, si débile soit-il. C’est elle que l’on accusera d’être stérile et l’on pourrait aller jusqu’à vouloir l’éliminer...
- Vous venez de le dire vous-même, ma sœur, Charles ne vivra pas vieux...
- Suffisamment peut-être pour que notre petite reine soit accusée de stérilité. Deux ou trois ans devraient suffire. Alors on n’hésitera pas à s’en débarrasser pour mettre à sa place une princesse tout aussi stérile mais qui aura l’immense avantage de n'être pas française. Une cousine Habsbourg... par exemple ?
- Ma sœur, veuillez d’abord vous calmer, vous rasseoir et m'écouter. Quelque touchante que soit cette lettre, quelque convaincants que soient vos arguments, ils ne sauraient infléchir ma politique. Je veux que lorsque Charles rejoindra son tombeau de l’Escorial, ce soit ma nièce qui marche derrière lui sous les voiles de deuil. Ce sera elle, alors, la reine régente et, comme la lignée de Charles Quint, celle des Habsbourg d'Espagne, sera éteinte, je pense être en mesure de peser sur le choix d'un nouveau roi. Qui pourrait épouser la veuve. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai, ma sœur, combien Marie-Louise est jolie...
- Le sera-t-elle encore lorsqu’elle sera délivrée ?... On vieillit vite quand on est malheureuse !
- Allons, ma sœur, apaisez donc votre cœur tendre ! Je vais faire en sorte d'adoucir le sort d’une nièce qui m'est chère en envoyant dès aujourd’hui un courrier au marquis de Villars, notre ambassadeur à Madrid, pour qu’il prenne langue avec le duc de Medina Caeli, Premier ministre qui pallie assez heureusement aux... déficiences de son jeune roi. Celui-ci l’écoute volontiers et il saura lui faire entendre que l’on ne saurait livrer une fille de France aux tracasseries d’une duègne mesquine. Qu’il conviendrait aussi de lui offrir des distractions plus réjouissantes que la vue de cent cinquante Juifs se tordant, transformés en torches vivantes, dans les flammes d’un bûcher. De cela vous avez ma promesse... Vous n'allez pas vous mettre à pleurer ?
- Je sais que vous détestez les larmes, Sire, renifla Madame, mais ce sont les effets de l’émotion. Cette petite reine je l'aime comme si elle était ma jeune sœur. Nous avons si souvent ri ensemble et la savoir quasi prisonnière d'un vieux palais et de gens détestables me rend malade. Comment le supporter quand on a vécu son enfance ici dans les demeures du Roi-Soleil ? Soupira Madame qui savait son beau-frère sensible à la flatterie.
De fait, elle obtint un beau sourire :
- Soyez certaine que je garderai un œil sur Madrid. Je confesse que j’ai beaucoup demandé à cette enfant mais vous devez comprendre de votre côté qu’elle m’est une pièce trop précieuse sur l’échiquier européen pour la laisser se perdre. A propos, qui donc vous a porté ces lettres ?
- Le comte de Saint Chamant qui faisait partie de l’escorte après le mariage.
- Et il était encore là-bas ?
Forte de son innocence, Madame s'autorisa un sourire indulgent :
- Je crois qu'il a peine à s'éloigner de notre reine qu'il connaît depuis l'enfance.
Le royal sourcil se fronça :
- Un amoureux ? Je n'aime pas beaucoup cela mais je lui parlerai. Qu'il ne s'avise seulement pas de repartir sans que je l’aie vu. Vous aurait-il confié par quel truchement les lettres lui ont été remises ? Cela n'a pas dû être aisé si elle est surveillée d'aussi près que l'on me dit ?
- En arrivant au Palais-Royal il était à peu près mort de fatigue. J'avoue ne pas l'avoir questionné. Je me suis contentée de l'envoyer dormir...
- Oh, c’est sans importance ! Nous verrons plus tard... Avez-vous mis Monsieur au courant de ces nouvelles ?
- Je ne l’ai pas vu depuis deux jours. Il est à Saint-Cloud où M. Mignard a demandé sa présence pour je ne sais quel changement de décoration !
- Dans ce cas ne lui dites rien. Je lui en parlerai plus tard ! Evitons-lui une peine inutile...
Madame sortit là-dessus, plutôt satisfaite d'abord de ce qu’elle avait entendu, mais, à mesure qu’elle s’éloignait du cabinet royal, la magie se dissipait. Elle n’était pas innocente au point d’ignorer le pouvoir que Louis exerçait sur elle et cela depuis le jour de son arrivée plusieurs années plus tôt. En le voyant, elle avait escompté que Monsieur lui ressemblerait et la déception avait été sévère, mais elle avait fini par s’en accommoder. A présent, elle avait appris à connaître Louis et n’était pas très sûre que l’on puisse accorder une confiance absolue à ses promesses. C’est pour cette raison qu’au moment de l’entretien, elle avait gardé pour elle les noms de ses anciennes filles d’honneur. Une sorte d’instinct s’était alarmé en elle quand il avait bien fallu livrer le nom de Saint Chamant et que s’était froncé le sourcil du Roi. Elle ne pouvait qu’espérer que le pauvre garçon n’aurait pas à pâtir de son dévouement... et d’ailleurs, au lieu de passer la nuit à Saint-Germain comme elle le pensait en arrivant, elle choisit de rentrer au Palais-Royal afin d’être présente quand le messager se réveillerait et de le mettre en garde avant l’audience que lui accorderait le Roi... Cela ne faisait jamais que trois heures de route en plus. En conséquence de quoi, elle gagna son appartement, - récupéra Theobon déjà occupée à l’installation, reprit son carrosse et rentra à Paris...
Un mois plus tard, la redoutable duchesse de Terranova cédait la place à l’aimable duchesse d’Albuquerque, le couple royal quittait l’Alcazar pour le charmant château de Buen Retiro à l’est de Madrid en attendant de gagner le palais d’Aranjuez et ses magnifiques jardins où l’on faisait des travaux, mais le marquis de Villars était chargé de rapatrier en France Mlles de Neuville et de Fontenac...
Désolée d’une décision qui la privait de ses deux compagnes préférées, la Reine voulut savoir le pourquoi de ce rappel particulier, mais se heurta, chez l’ambassadeur, à cette explication qui n’en avait jamais été une mais devant laquelle tout devait plier : « Ordre du Roi ! »
- Pourquoi elles ? Insista Marie-Louise. Ce sont deux jeunes filles de seize et dix-sept ans et mon oncle ne les connaît certainement pas. Certes, depuis mon arrivée dans ce pays-ci, je m’attends à ce que l’on me retire mes suivantes françaises l’une après l’autre ou toutes ensembles ainsi que l’on en use pour les princesses mariées à des souverains étrangers et d’ailleurs, Mme de Terranova me l’avait fait savoir au lendemain de mon arrivée. Mais pourquoi ces deux-là et elles seules ? Pourquoi pas Mme de Grancey qui ne laisse ignorer à personne son importance et ne cesse de déplorer d’être retenue dans une cour où elle s’ennuie à périr ?
- Madame, je n’ai aucune réponse à donner à Votre Majesté. Le Roi veut qu’elles rentrent en France et comme l'ordre n'est assorti d’aucune explication, je ne peux qu’exécuter.
- Sans doute mais n'est-ce pas là un abus de pouvoir ? Après tout, je suis la reine d'Espagne, ces filles sont à « mon » service et, le roi de France ne régnant pas ici, il est presque offensant qu'il ose y régenter ma maison. Je refuse de les laisser partir !
- Madame, Madame ! Votre Majesté ne fait que compliquer les choses ! Elle a entièrement raison lorsqu’elle avance qu’un souverain français ne saurait faire la loi dans la maison de son voisin, mais j’oserais lui faire observer que le roi Louis n’agit jamais sans un motif sérieux et que si Votre Majesté s’y oppose, un simple courrier de la Chancellerie obtiendra sans peine que l’ordre ne vienne plus de lui mais du roi Charles II !
- C’est justement ce motif que je voudrais comprendre...
Tandis qu’elle parlait, une idée lui venait. Jetant alors un regard au cercle de ses femmes rangées le long des murs du salon où elle recevait Villars, elle murmura :
- Savez-vous des nouvelles de M. de Saint Chamant ?
- Aucune, Madame. Puisqu’il n’est pas revenu, je suppose qu’il est resté en France.
- Pourriez-vous essayer de savoir ? Nous nous connaissons depuis si longtemps !
- Puisque la Reine le désire, je m’informerai au mieux !
Comme la nouvelle Camarera mayor s’avançait vers eux pour marquer sans doute la fin de l’audience, Villars effectua les saluts protocolaires et se retira à reculons. Quelques semaines plus tard il était en mesure de répondre à la dernière question de Marie-Louise : nul ne savait ce qu’était devenu son amoureux transi. Après plusieurs jours passés au Palais-Royal, il semblait s’être volatilisé. Prudent, Villars se contenta de faire savoir à la jeune reine que Saint Chamant « s’était retiré sur ses terres » ! Ce qui ne tirait pas à conséquence.
Les deux jeunes filles reprirent donc le chemin de la France. Non sans larmes. Cécile, orpheline de père et de mère dès l’enfance et dont la seule famille se réduisait à un frère aîné marié, avait été élevée près de Marie-Louise. Quant à Charlotte, ces quelques mois l’avaient attachée à la Reine. De son côté, cette dernière voyait partir avec ses suivantes le peu de gaieté qu’on lui eût laissée depuis son entrée en Espagne. Aussi offrit-elle à chacune une agrafe de corsage composée, identiquement, d’un joli rubis entouré de petites perles d’où pendaient trois autres perles en poire d’assez belle taille :
- Afin que vous pensiez à moi chaque fois que vous les porterez, leur dit-elle en les embrassant, et je souhaite de tout mon cœur que nous nous revoyions un jour...
Si les deux filles avaient espéré partir seules, elles furent déçues. Le marquis de Villars, dont l’une des voitures allait les ramener à Saint-Jean-de-Luz d'où elles poursuivraient leur voyage jusqu'à Paris dans une chaise de poste que l’on retiendrait pour elles, leur adjoignit une sorte de porte-respect chargé en réalité de les surveiller. C’était l'un des plus anciens conseillers de l’ambassade, un certain Isidore Sainfoin du Bouloy, qui rentrait en France prendre possession d’un héritage. Un petit homme d’une soixantaine d’années gris de poil, arborant un nez imposant surplombant une longue bouche mince que ne corrigeaient ni barbe ni moustache. Quant à ses yeux, enfoncés et presque toujours cachés par de lourdes paupières, il était impossible d’en distinguer la couleur. Vêtu de noir de la tête aux pieds avec pour seul éclairage une large fraise à l’ancienne mode, il semblait confit en dévotion ainsi qu’en attestaient le chapelet de buis perpétuellement enroulé à son poignet gauche et, le missel qu’il tirait fréquemment d’une de ses vastes poches pour s'absorber dans sa lecture où il finissait invariablement par s'endormir. Sans oublier les prières qu'il marmottait sotto voce le reste du temps, refusant fermement de s'intéresser non seulement au paysage qui défilait de chaque côté du véhicule, mais aussi à ses compagnes, qu'il saluait matin et soir sans chercher le moins du monde à lier conversation même pendant les haltes aux auberges. En outre, dès le départ, il s'était installé d’autorité entre elles deux au fond de la voiture au lieu de prendre place sur le devant comme la bienséance l’eût voulu. Il avait pour ce faire allégué le mauvais état de son dos, le peu de place que tenait sa maigreur et le respect que leur jeunesse devait à ses cheveux gris. Ceux du moins qui semblaient attachés à son chapeau, car, lorsqu’il le quittait pour les saluts obligatoires, ils étaient regrettablement absents de la majeure partie de son crâne. Cette situation lui permettait de voyager plus confortablement ainsi étayé par ses compagnes, sur l’épaule desquelles il lui arrivait d’achever ses oraisons.
Inutile d’ajouter ce qu’en pensaient ses compagnes. Pour comble de bonheur, il faisait une chaleur de four en ce mois de mai, ce qui rendait plus pénible encore la remontée vers les Pyrénées, une chaleur inhabituelle qui transformait le voyage en une sorte de cauchemar que l’on vivait dans l’attente de la halte du soir où, au moins, dans la paix de leur chambre d’auberge, Charlotte et Cécile pouvaient se débarrasser de leurs vêtements, se laver et, même si la température ne baissait guère, dormir à l’aise sur leur lit, même si les maigres matelas semblaient faits de noyaux de pêche. A l’aube on reprenait le poussiéreux chemin et tout recommençait...
Enfin on franchit la Bidassoa qui servait de frontière aux deux royaumes en Pays basque et à peine y fut-on qu’un véritable déluge s’abattit sur les voyageurs. Non seulement le soleil avait disparu, mais des nuages noirs et menaçants s’amoncelaient sur le nord. Sainfoin du Bouloy ordonna alors d’arrêter et, à la stupeur de ses compagnes, sauta lestement à bas de la voiture, jeta son chapeau à terre, se mit à genoux et après avoir marmotté une courte prière entama les bras et la figure levés vers le ciel un genre de bourrée auvergnate qui traduisait une allégresse parfaitement inattendue chez lui. Enfin, il remonta et comme les filles se serraient chacune contre son coin de carrosse pour éviter son contact, il prit place sur le devant du véhicule et leur sourit :
- Quinze ans ! Exhala-t-il. Quinze ans dans ce fichu pays à attendre l’hiver en espérant la neige ! Le soleil ! Toujours le soleil ! Et moi j’exècre le soleil ! Et aussi la chaleur !
- Ah oui ? Et c'est parce que vous exécrez la chaleur que vous nous avez contraintes à voyager serrées comme harengs en caque ?
- J’avais une réputation à soutenir, Mademoiselle de Fontenac ! Celle d’un homme austère, tout en dévotion, ne cessant de rechercher de nouvelles mortifications et de faire étalage d’un profond dédain pour les dames. C’est cela qui m’a permis de rester aussi longtemps en place !
- Pourquoi n’avoir pas demandé votre retour plus tôt ? S’étonna Cécile.
- Pour plusieurs raisons dont la première est que j’étais un cadet impécunieux qui avait besoin de ce poste pour vivre et qu’il me fallait absolument demeurer dans ce pays où à peu près tout le monde nous déteste et où l’Inquisition nous surveille de près. Vous avez vu, il y a peu, l’une de ses distractions favorites ?
- Vous n’aviez tout de même rien à redouter de tel ? On a brûlé surtout des Juifs espagnols. Ce que vous n’êtes pas ?
- Ma chère, vous ne pouvez imaginer de quoi le Saint-Office et ses séides sont capables. Rien de plus facile pour eux de glisser ici ou là un étranger suspect dans la masse. Une fois bâillonné et affublé du sanbenito, il devient impossible de se faire entendre et d’échapper au supplice. Je sais des exemples, croyez-moi.
- Fallait-il vraiment en faire tant ? fit Charlotte.
- Avec eux on n’en fait jamais assez ! Ma « grande piété » m’a permis d’approcher des couvents de moines, et aussi des personnages de plus d’importance grâce auxquels j’ai pu rendre quelques services. Maintenant c’est fini, terminé et, je l'espère, bientôt oublié ! Mon frère aîné dont je suis l'héritier vient de mourir. C’était à mon exemple un vieux garçon, avare de surcroît, et je vais récolter les fruits de sa ladrerie, en l’espèce une jolie maison et le magot qu’il a dû cacher quelque part à la cave ou dans un mur !
- Vos sentiments fraternels n’ont pas l’air fort développés.
Isidore Sainfoin haussa ses maigres épaules qui semblaient déjà moins voûtées :
- Pourquoi voulez-vous que je rende ce que l’on ne m'a jamais donné ? Je ferai dire des messes pour le repos de son âme à présent que je vais être riche !
- Mais comment en êtes-vous si sûr ? demanda Cécile.
- Vous connaissez un conseiller au Parlement dans la misère, vous ? Moi, non !
A Saint-Jean-de-Luz, où l'on changea la voiture espagnole pour une chaise de poste française, l'échappé des bureaux de Madrid changea aussi de vêture. Au matin du départ, les deux jeunes filles le virent apparaître débarrassé de ses nippes noires et de sa fraise qu’il avait remplacées par un ensemble de petit drap gris avec chemise à rabat et discret jabot de fine toile blanche et si la longueur ou l’absence de ses cheveux n’avaient subi aucune modification, c'était un chapeau de beau feutre gris ponctué d’une coquine plume rouge qui les abritait. Des gants et des souliers à boucle d’argent complétaient l’ensemble dont elles lui firent compliment bien sincère. Et si elles supputèrent que les fonds remis par l’ambassadeur pour le voyage avaient payé cette magnificence, elles se gardèrent de le déplorer : Isidore s’était mué en le plus amusant et le plus attentionné des compagnons de voyage.
La remontée de la France jusqu’à Paris sous une pluie têtue aurait pu être un véritable calvaire, elle fut presque une partie de plaisir. On allait à petites étapes afin de ne fatiguer ni gens ni chevaux ; on s’arrêtait dans les meilleures auberges et on prenait le temps d’admirer au passage les églises, châteaux et autres monuments présentant quelque intérêt. Pour leur commodité, Isidore déclarait les jeunes filles comme ses nièces, évitant ainsi nombre de curiosités intempestives. En outre, il se montrait aussi savant que cultivé : récitant des poèmes, racontant des histoires, entamant parfois une chanson d’une voix de fausset amusante. Bref, le plus agréable des compagnons. C’était comme s’il essayait de rattraper en quelques jours les quinze années de pénitence vécues sous la protection relative du drapeau fleurdelisé planté sur son ambassade.
Enfin on fut à Paris en fin d’après-midi d’un des premiers jours de juin. Le soleil, reparu depuis la veille, brillait sans trop chauffer les toits d’ardoise, les girouettes et les flèches des églises fraîchement lavés. La boue, elle, n’était pas encore sèche mais il était possible de descendre de voiture sans s’y enfoncer jusqu’aux chevilles.
- J’ai ordre de vous déposer au Palais-Royal, déclara alors le nouveau Sainfoin du Bouloy. Vous étiez au service de Madame quand vous avez été invitées à suivre la nouvelle reine d’Espagne, il est donc naturel que je vous remette à elle ! Ce sont d’ailleurs les instructions de M. le marquis de Villars.
On fut à destination aux environs de six heures mais là une mauvaise surprise attendait les voyageuses : Monsieur, Madame et leur entourage étaient à Fontainebleau et le palais était fermé sauf pour les rares privilégiés qui y possédaient un appartement.
- Nous sommes filles d’honneur de Madame, protesta Cécile. Voici Mlle de Fontenac et moi je suis Mlle de Neuville... Laissez-nous au moins entrer chez nous !
- Chez vous, chez vous, c’est vite dit, objecta le Suisse de garde. Et rien ne prouve que ce soit la vérité ! Alors, un bon conseil : ou bien vous partez pour Fontainebleau rejoindre Madame, ou bien vous rentrez chez vous, ou bien vous allez à l’auberge attendre que la Cour revienne ! Moi je ne sors pas de là !
On n’en put rien tirer de plus et l’on remonta en voiture afin de s’y concerter plus commodément qu'au milieu de la rue:
- Je n'ai pas de chez moi à Paris, gémit Cécile. Le seul que je me connaisse - encore est-ce chez mon frère - est notre château familial en pays de Caux. C'est plus loin que Fontainebleau et je suis trop fatiguée pour y aller ce soir. Et vous Charlotte ?
Celle-ci haussa les épaules :
- Vous savez à quoi vous en tenir en ce qui me concerne mais ma tante de Brécourt possède un hôtel rue de la Culture-Sainte-Catherine. Même si elle n'y est pas, je sais que je peux toujours m'y réfugier et vous aussi car la maison est vaste. Voulez-vous que nous y allions ? A moins, ajouta-t-elle avec un sourire, que notre ami, M. Sainfoin du Bouloy, ne nous accueille dans son nouveau domaine ?
- Ce serait avec joie, fit Isidore, mais je dois d'abord passer chez le notaire et il commence à se faire tard ! Ecoutez, mes petites demoiselles ! Voici ce que je vous propose. Pour ce soir, nous cherchons une bonne auberge, nous y passons la nuit et demain, je vous emmène à Fontainebleau puis je reviens à mes affaires. Qu'en pensez-vous ?
- Enormément de bien, dit Charlotte. Mais d'auberge, moi, je n'en connais point.
- Et moi je n'en connais plus !
Mais, se penchant à la portière, Sainfoin interpella le cocher :
- Où remisez-vous à Paris, mon brave ?
- A l'auberge de l'Aigle d'or, rue du Temple.
- Eh bien voilà ! Nous y allons ! Et demain vous serez à pied d'œuvre pour vous procurer un véhicule qui vous conduira à Fontainebleau !
Les deux filles se regardèrent. Charlotte aurait préféré l’hôtel de Brécourt mais après tout la belle saison étant là il pouvait être fermé. Et puis elle se sentait vraiment éreintée. Un bon lit était tout ce qu’elle demandait même s’il fallait se passer de souper. Visiblement Cécile était dans les mêmes dispositions. On accepta et Isidore se rassit.
Tête de pont des voitures publiques que l’on commençait à appeler diligences desservant le Sud de la France, l’Aigle d’or jouissait depuis longtemps d’une bonne réputation pour sa propreté - on était certain de ne pas y partager son lit avec des punaises et autres locataires indésirables ! - et pour une cuisine simple mais toujours savoureuse faite à partir de produits frais. Ce qui n’était pas tellement fréquent !
Le mauvais temps décourageant les envies de courir les grands chemins, les voyageurs y obtinrent sans peine deux chambres où l’on put faire un brin de toilette avant de descendre dans la salle commune pour s'y restaurer. Les odeurs des poulets rôtissant à la broche en compagnie d’une grosse marmite dont le couvercle se soulevait de temps en temps leur étant apparues fort sympathiques, l'ex-conseiller d’ambassade commanda du vin de Sancerre après s’être assuré qu’il y en avait - Un vieux souvenir de sa jeunesse - et l’on prit place à la vaste table où étaient installés un mercier de Tours et deux bas officiers aux gardes françaises venus plus pour faire bombance que pour y attendre un éventuel départ... Ils ne remarquèrent pas deux personnages - dont l'un était l’aubergiste - qui causaient près d’une fenêtre donnant sur l’arrière. Ils venaient juste de goûter le vin frais apporté par une servante quand l'interlocuteur de l’aubergiste tressaillit, le planta là et s’approcha de nos voyageurs en ôtant son chapeau:
- Mademoiselle de Fontenac ? fit-il sans chercher à dissimuler sa surprise. Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Espagne ?
Ce fut le tour de Charlotte d’être étonnée - assez agréablement d’ailleurs car il lui arrivait de consacrer à cet homme une pensée un rien nostalgique et qu'elle ne s’expliquait pas ! Mais qui l'agaçait !
- Monsieur Delalande ? Est-ce chez vous un parti pris de sauter à brûle-pourpoint sur les gens ?
- Je préférerais, soyez-en persuadée, agir autrement, mais, dans le métier que j’exerce, il n’y a pas de place pour les préambules, prologues et autres civilités. Votre présence à Paris, et surtout dans cette auberge, m’a surpris. Vous ne devriez pas être là, Mademoiselle !
- Et où, selon vous, devrais-je être ?
- Venez avec moi. C’est à M. de La Reynie qu’il revient de vous l’expliquer. Croyez-moi navré d’interrompre votre souper...
L’ex-conseiller mit alors son grain de sel :
- Un instant, jeune homme ! Je ne sais pas qui vous êtes, mon cher Monsieur...
- Alban Delalande, l’un des assistants de M. le lieutenant général de Police.
- Et moi, j’ai nom Isidore Sainfoin du Bouloy, conseiller à l’ambassade de France à Madrid, et j’ai reçu mission de Son Excellence M. le marquis de Villars de ramener ces deux jeunes filles en France et de les remettre à Madame, duchesse d’Orléans, au service de qui elles étaient avant de suivre à Madrid la nouvelle reine d’Espagne.
Il avait débité ce petit discours d’un air important qui fit sourire le policier mais n’effaça pas complètement le pli soucieux de son front :
- Leurs Altesses n’étant pas à Paris, je suppose que vous les emmènerez dès demain à Fontainebleau ?
- C’est en effet mon intention. Aussi...
- ... Rien ne s’oppose, en attendant, à ce que je conduise sur l’heure Mlle de Fontenac auprès de mon chef. L’hôtel de Police étant proche, elle ne sera pas absente une éternité. Je vous la ramènerai ensuite...
- Permettez-lui au moins de souper !... Nous arrivons d’Espagne. C’est longue route et comme nous elle est lasse et elle a faim...
- Laissez, Monsieur du Bouloy ! Intervint Charlotte. Je sais que je peux accorder entière confiance à M. Delalande. Et je n’ai pas tellement faim... Soupez sans moi, je mangerai en rentrant.
- Ma chère enfant...
- Non. Je vous en prie ! Il faut que je le suive !
Delalande la guida à travers la salle jusqu’à la cour de l’auberge où son cheval était à l’attache. Là, il s’enleva en selle et lui tendit la main pour qu'elle le rejoigne. Une fois en croupe, elle émit d’une voix pointue en glissant sa main sous le ceinturon de cuir :
- Je suppose que vous n'avez pas l’intention de prendre le galop dans ces rues ?
- Ce n’est pas impossible. Il se fait tard alors tenez-moi mieux !
Obéissante soudain, elle passa ses bras autour de lui avec un soupir qui se voulait excédé. En fait, elle dut lutter contre l’envie d’appuyer sa tête contre l’épaule solide en s'abandonnant complètement comme elle l’avait fait dans la nuit de Saint-Germain simplement parce qu'elle avait peur et qu’elle était exténuée. Ce soir c’était différent : l’impression étrange de retrouver une place à elle destinée de tous temps. Elle pouvait sentir la chaleur, la légère odeur de savon et de cuir qui émanait du cavalier.
- Vous êtes bien ? demanda-t-il.
- Hm, hm...
- Serrez-moi mieux !
Elle ne résista plus, l’étreignit jusqu’à ce que sa joue repose contre le drap de sa veste et l’on partit... beaucoup plus lentement qu’elle ne s’y attendait...
En raison du mauvais temps, les rues se vidaient au contraire de ce qui eût été s’il avait fait beau, car c’était l’heure où l’on voisinait volontiers en échangeant des nouvelles du quartier... Ce soir il n’y avait guère de monde. Bien qu’il ne fît pas encore tout à fait nuit, les gens rentraient chez eux hâtivement, le dos rond sous une pluie qui n’avait pas cessé depuis longtemps. La distance étant courte entre la rue du Temple et le Grand Châtelet où le lieutenant général de Police avait ses bureaux, un petit galop eût amené cheval et cavaliers en quelques minutes. Pourtant il n’en fut rien. En dépit de ce qu’il avait annoncé, Delalande ne paraissait plus si pressé. De son côté, Charlotte engourdie dans une espèce de béatitude toute nouvelle souhaitait seulement que cela dure le plus longtemps possible. En résumé on mit une grosse demi-heure à gagner la vieille bâtisse médiévale des bords de Seine où Nicolas de La Reynie restait souvent fort tard le soir.
Remorquée par son guide, Charlotte, à peine descendue de son nuage, se retrouva en face du magistrat... et ledit nuage s'envola.
Elle le connaissait bien peu, n'ayant fait que l’apercevoir à travers une fenêtre de Prunoy lorsqu'il y était venu. Là, elle le retrouvait assis à une table encombrée de papiers et de dossiers au centre d’une salle austère dont les armoires et autres meubles de facture récente ne parvenaient pas à effacer l’aspect moyenâgeux. Les rudes murs de pierre dont un seul se réchauffait d’une « verdure » à décor forestier dont la couleur rejoignait celle de l’habit du lieutenant de police n’avaient rien d’aimable.
La Reynie achevait de lire une lettre à la lumière du grand chandelier où coulaient les chandelles quand, sans se faire annoncer, Delalande entra en lançant :
- Monsieur, je vous amène Mlle de Fontenac fraîchement arrivée d’Espagne et que j’ai trouvée à l’Aigle d’or où elle s’apprêtait à passer la nuit avec une compagne et un vieux fonctionnaire d’ambassade.
La lettre retomba sur le bureau et La Reynie se leva pour venir à la rencontre de sa visiteuse involontaire dont il prit la main pour la conduire près de la cheminée d’angle dans laquelle quelques bûches s’efforçaient de lutter contre l’humidité ambiante :
- Venez-vous asseoir, Mademoiselle, et pardonnez-moi un accueil bien peu convenable pour une jeune fille, mais, je l’avoue, je ne pensais pas que vous rentreriez si tôt. Aurait-on renvoyé toutes les dames françaises de la reine Marie-Louise ?
- Non, Monsieur. Seulement Mlle de Neuville, qui est une compagne d’enfance de la Reine, et moi-même. Nous avons été confiées pour le voyage à M. Sainfoin du Bouloy, un conseiller du marquis de Villars, et cela malgré les efforts de Sa Majesté pour nous garder. Ni Mlle de Neuville ni moi n’avons réellement compris pourquoi nous repartions...
- C'est bizarre, en effet ! Auriez-vous fait quelque chose... accompli une tâche particulière que vous aurait confiée la Reine ?
Charlotte se sentit rougir et détourna les yeux. L’aide que Cécile et elle avaient voulu apporter à leur princesse devait rester secrète et elle ne savait trop ce qu’il convenait de répondre. Pour se donner le temps de réfléchir, elle dit :
- On s’est contenté de nous signifier que l’ordre venait de Sa Majesté le roi Louis XIV.
- Le Roi ? Lui-même ?
- C’est étrange, n’est-ce pas, étant donné l’absence d’importance de simples filles d’honneur ? Mais, comme ce rappel coïncide avec certaines améliorations dans le sort de Sa Majesté, je ne pense pas qu’il y ait là un sujet de crainte.
- Quelles améliorations ?
- D’abord le remplacement de la duchesse de Terranova, l'insupportable Camarera mayor, par la duchesse d’Albuquerque, puis le changement de résidence. L'Alcazar dégage autant de gaieté que... que votre Châtelet.
- Pensez-vous être à l’origine de ce changement ?
Le regard perçant de La Reynie pouvait être lourd à soutenir surtout pour une fille de seize ans, mais il avait un sourire rassurant, aussi Charlotte décida-t-elle de lui faire confiance et lui relata l’histoire des lettres portées par Saint Chamant. Le récit était bref mais permit au front du lieutenant général de Police de se charger de rides :
- Et vous croyez que le Roi vous a fait revenir pour vous exprimer sa satisfaction ?
- J’avoue que j’ose l’espérer.
- Alors n’espérez pas trop ! Comme celles de Dieu Lui-même, les voies de Sa Majesté sont impénétrables mais je m’informerai... Cela dit, si Delalande vous a amenée à moi toutes affaires cessantes c’est pour que vous n’appreniez pas sans ménagements le deuil qui vous frappe !
- Un deuil ? Moi ? Mais... à l’exception de ma mère...
- Ce n’est pas votre mère.
Il n’ajouta pas « hélas ! », mais il le pensait, Charlotte le sentit et sa gorge se serra. La voyant pâlir, La Reynie tira un tabouret près du siège de la jeune fille, s’y assit, se pencha vers elle et lui prit la main. La sentant trembler, il l’enferma dans les siennes :
- Il va vous falloir faire preuve de courage, dit-il doucement, ce dont je sais que vous ne manquez pas. Aussi ne vais-je pas prendre de détours : Mme la comtesse de Brécourt, votre tante, est morte il y a quinze jours. Assassinée !
- Assa... ! Oh, mon Dieu ! Vous en êtes certain ? C’est... C’est abominable !
- Il n'y a aucun doute hélas ! Tout tend à laisser croire qu’elle a été victime de malandrins mais je n’y crois guère en dépit du mal que l’on s’est donné. Son corps a été retrouvé en forêt de Saint-Germain, près des Loges. Elle a été égorgée ainsi que son cocher et ses laquais. Les chevaux, eux, avaient disparu...
Gonflés de larmes depuis un instant les yeux de Charlotte en se fermant sous la douleur les laissèrent couler. On craignit qu'elle ne perde connaissance tant son visage était devenu livide. La Reynie frictionna entre les siennes sa main qui se glaçait et indiqua de la tête à Delalande une petite armoire dont le jeune homme savait ce qu’elle contenait. Il en tira un flacon d’eau-de-vie, un godet qu’il remplit et vint lui porter.
- Buvez, Mademoiselle ! Cela vous fera du bien !
Elle ouvrit alors les yeux, le regarda mais repoussa le cordial offert :
- Non, merci ! Cela pourrait m’étourdir et je tiens à garder les idées claires.
Le mot évoquait trop le prénom de la disparue pour passer sans dommages. Des larmes coulèrent de nouveau mais la voix de Charlotte ne tremblait pas en demandant :
- Avez-vous retrouvé les coupables ? Car je suppose qu’ils étaient plusieurs ?
- Sans nul doute, mais jusqu'à présent nous n’avons aucune piste. Etant donné la présence constante de la Cour à Saint-Germain et le nombre des chasses, la forêt est la plus surveillée de France mais on n'a pas pu relever de traces ni obtenir de renseignements auprès des forestiers. Il y avait naturellement les marques de piétinements des chevaux autour du carrosse abandonné mais elles partaient ensuite dans toutes les directions pour finir par disparaître. C’est comme si ces malandrins, leur forfait accompli, s’étaient dispersés avant de se dissoudre dans la nature. Pour plus de crédibilité on a volé les bijoux et ce qui avait de la valeur, mais... j’ai eu l’impression d’une mise en scène de théâtre et je suis persuadé que les assassins sont à l’abri parmi la domesticité d’une respectable demeure de Saint-Germain ou de Paris.
- Auriez-vous des soupçons ?
- Oui, hélas. Mais je n’ai pas de preuves et pas de moyen d’en obtenir... à moins d’un coup de chance !
Presque brutalement Charlotte demanda :
- Penseriez-vous... à ma mère ? Elle la haïssait bien parce que ma tante était persuadée qu’elle avait empoisonné mon père.
- Elle m’en avait parlé mais son nom n’a pas encore été prononcé par cette pléthore de misérables sorciers, devineresses, prêtres sacrilèges qui encombrent les geôles de Vincennes et de la Bastille et qui, depuis la mort de la Voisin, sont ardents à dénoncer leurs clients. Des clients singulièrement huppés...
- La Voisin est morte ?
- Elle est montée sur le bûcher le 22 février dernier. Mais vous la connaissiez ?
- Elle n’en a pas eu le temps, intervint Alban. Quand Mlle de Fontenac est venue rue Beauregard consulter la devineresse, elle n’a rencontré que moi qui ne présentais aucun intérêt. Je me suis borné à lui indiquer son avenir immédiat qui était de rentrer au plus vite au Palais-Royal sans plus se vanter de son expédition...
L’ironie du policier détendit un peu l’atmosphère. Charlotte renifla ses dernières larmes, essuya ses yeux et demanda :
- Que dois-je faire à présent ? Mme de Brécourt me défendait contre l’acharnement de ma mère à me vouloir religieuse. Maintenant qu’elle n’est plus, je suppose que celle-ci va exiger de reprendre ses droits sur moi !
- Elle ne saurait le faire sans offenser Madame à qui vous étiez avant de suivre la reine d’Espagne. C’est donc auprès d’elle que vous devez vous rendre sans plus tarder.
- C’était mon intention ainsi que celle de Mlle de Neuville, ma compagne devenue mon amie, mais on nous a fermé les portes du Palais-Royal.
- C’était normal puisque la Cour réside actuellement à Fontainebleau. Demain vous vous y rendrez donc en oubliant l’entretien que nous venons d’avoir.
- Dois-je faire comme si j’ignorais le drame que vous venez de m'apprendre ?
- Absolument. Même s’il arrivait que le Roi en personne vous pose des questions, vous n’en direz rien. Cela me donnera davantage de facilité pour vous protéger... Delalande vous suivra discrètement et vous fera savoir comment l’atteindre en cas de nécessité. Je ne vous cache pas que j’aurais de beaucoup préféré vous envoyer à Saint-Cloud ou à Villers-Cotterêts. La Cour, sur laquelle s’étend de plus en plus le nuage nauséabond de l’affaire des Poisons, est loin d’être ce qu’elle était encore l’an dernier quand vous l’avez quittée. On s’y observe, on s’y épie. Quatre dames se disputent le cœur du Roi et chacune à ses fidèles - on pourrait presque dire ses clients comme dans la Rome antique ! - et toutes - hormis la Reine, leur perpétuelle et trop douce victime ! - sont dangereuses. Enfin il y a un détail que vous devez savoir. Ne vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez à quelqu’un dont le souvenir perdure ?
- Nnnn... On ! J’ai cru deviner quelque chose de semblable quand, à plusieurs reprises, on m’a demandé si j’étais née en pays de Loire ou si j’y avais des attaches, mais c’est tout !
- Qui vous l’a demandé ?
- Monsieur d’abord, au soir de mon arrivée, puis plus tard Mme de Montespan que cela semblait amuser. Mais je n’ai jamais su...
- Ne cherchez pas : je vais vous le dire. Avez-vous entendu évoquer à la Cour la duchesse de La Vallière entrée au Carmel il y a maintenant six ans ?
- Je ne crois pas me le rappeler.
- Eh bien sachez que vous lui ressemblez suffisamment pour éveiller des émotions. Sauf, ajouta-t-il avec un sourire, que vous êtes plus belle, je dirais même plus éclatante, bien moins timide et que vos deux jambes semblent de même longueur. Sachez encore que le Roi l’a beaucoup aimée avant de s'éprendre passionnément de Mme de Montespan. J'ignore si cette ressemblance vous sera utile ou néfaste, mais je préfère que vous soyez prévenue. A présent, Alban va vous ramener à votre auberge. Auparavant je vous prie de lui pardonner de vous avoir enlevée sans plus de façons mais il sait le souci que j’ai de vous... en mémoire de Mme de Brécourt. Je... l’admirais respectueusement.
L’ombre d’une émotion passa sur le visage du policier, légère et fugitive comme une risée sur l’eau calme d’un lac. Rendue à son chagrin, Charlotte s'interrogea cependant sur le degré d'intensité de cette admiration. Se pouvait-il qu’il l’eût aimée ? Ce qui n’aurait rien d’étonnant. Il suffisait de se remémorer les traits lumineux et fiers, les beaux yeux tendres de Claire, de ce qu’elle avait été et ne serait plus...
Tandis qu’appuyée au dos de son cavalier, Charlotte refaisait en sens inverse le chemin parcouru, elle ne put retenir de nouvelles larmes. Elle pleurait encore lorsque arrivés à destination, il mit pied à terre puis l’enleva entre ses deux mains comme si elle n’avait rien pesé. Mais, une fois à terre, ce fut instinctivement qu’elle vint dans ses bras comme un petit bateau malmené par la tempête et qui trouve son port. D'abord surpris, Alban resserra doucement son étreinte puis plus fort. Charlotte eut alors un soupir heureux. C'est vrai qu'elle se sentait tout à coup merveilleusement bien contre cette poitrine d’homme solide dont elle pouvait entendre battre le cœur. Elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable. Elle souhaita même mourir à cet instant pour qu'il ne prenne jamais fin...
Ils restèrent immobiles un moment dont ils n’eurent pas conscience, seuls dans cette rue obscure, au bord de cet amour qu'ils ne voyaient pas venir et qui, peut-être, de retour à la réalité, leur donnerait le vertige. Tendrement, Alban releva vers lui le visage de la jeune fille et posa ses lèvres sur les siennes. Elles avaient le goût des larmes mais elles étaient fraîches et fondantes comme une pêche mûre et elles s'entrouvrirent sous son baiser qui se fit plus ardent.
Ce fut lui qui se reprit le premier. Charlotte, elle, était partie pour le Paradis et ne voyait aucune raison d'en redescendre. Quand il s’écarta d’elle, il la sentit s'amollir. Du fond de son ravissement elle aurait aussi bien pu se laisser glisser sur le sol, mais il la maintint fermement par les coudes:
- Pardonnez-moi ! murmura-t-il. Je n'avais pas le droit de faire cela !
Elle revint à une conscience nette mais, dans l'obscurité du porche qui les abritait, ses yeux se mirent à briller comme des étoiles :
- Pourquoi ?... Cela signifie-t-il que vous m'aimez ?
- Ne dites pas de sottises ! Je n'en ai pas le droit.
- Pourquoi ?
- Parce que vous êtes de grande famille et moi un homme sans naissance...
- Quelle folie est-ce là ? Vous êtes bien vivant, il me semble, donc vous êtes « né ». C’est je crois la seule façon de venir au monde et elle est la même pour n'importe qui. Pour le Roi comme pour le balayeur !
- Il ne faut pas dire ces choses-là, vous vous feriez jeter en prison !
- Ce n’est qu'une simple logique. Embrassez-moi encore !
- Je viens de vous dire que je n’en avais pas le droit...
- Oh ne recommencez pas ! J’aime que vous m’embrassiez !
- Vous êtes insupportable !
Mais il la reprit dans ses bras et cette fois elle glissa les siens autour de son cou pour mieux se serrer contre lui et l’enchantement reprit et dura... jusqu’à ce qu’un signal d’alarme s’allume dans l’esprit d’Alban... Charlotte devait être de ces femmes rares pour qui l’amour est un tout allant du simple battement de cœur au don total de soi. Il s’arracha avec l’impression douloureuse de s’amputer lui-même.
- Rentrez vite maintenant ! Vos amis doivent être dans la dernière inquiétude !
- Cela a-t-il de l’importance ? Dites-moi encore que vous m’aimez !
- Non ! Vous possédez l’inquiétant pouvoir de me faire perdre la tête ! Il se trouve que j’en ai grand besoin, de ma tête!
- Alors, c’est moi qui le dirais : je vous aime... je vous aime... je vous aime !
- Mon Dieu ! Qu’ai-je fait ?
Sans ménagements, cette fois, il l’obligea à rentrer dans l'auberge à peu près vide à cette heure où, à une table près de l’âtre, le conseiller Isidore jouait aux dés avec le patron.
- Je vous la ramène ! clama-t-il du seuil. Trouvez-lui de quoi manger ! Elle doit mourir de faim...
Puis il s’enfuit, sauta à cheval, piqua des deux et s’enfonça au galop dans le Paris nocturne qu’il connaissait si bien et qui, cependant, ne lui était jamais apparu si beau !
Le lendemain matin, le même Isidore, conscient de ses devoirs envers ses jeunes protégées, louait une voiture pour les amener personnellement à Fontainebleau où, d’après ce qu’il avait pu apprendre, la Cour devait séjourner jusqu’au début de juillet.
Le soleil qui reparut dès le matin illuminait la campagne et ajoutait au charme de la petite ville débordante d'activité comme toujours lorsque le Roi et sa cour y résidaient. C’était une ambiance de fête perpétuelle où les trompes de chasse répondaient aux violons des bals. Pourtant, en retrouvant le beau vieux palais assis sur ses miroirs d’eau et ses jardins débordant de fleurs, Charlotte eut l’impression que quelque chose avait changé, que si le décor était toujours le même, l’atmosphère était différente. Peut-être parce que aucun mariage royal n’était prévu au programme de ce séjour ? Il est vrai que le mariage en question n’était réjouissant que pour ceux qui avaient pour tâche de donner de l'éclat à l'événement et à ceux qui y participaient.
Fidèle à sa mission, Isidore Sainfoin du Bouloy, paré des couleurs d’émissaire du marquis de Villars et même de la cour d’Espagne puisque la reine Marie-Louise avait remis une lettre à celles qui la quittaient, eut la satisfaction de conduire lui-même ses protégées jusqu’aux appartements occupés par les Orléans dans la cour des Princes. Chose extraordinaire, et bien que les échos de la chasse royale voltigeassent sur les lointains de la forêt, Madame était au logis... et de fort méchante humeur. Cette cavalière émérite avait été deux jours plus tôt jetée à bas de sa monture par une branche basse, en avait récolté quelques contusions et surtout une douloureuse entorse ne lui permettant de se déplacer qu’avec des cannes ou, plus élégamment, avec une canne et l’assistance d’un bras secourable. C’est du moins ce que leur apprit la duchesse de Ventadour, dame d’honneur, qui traversait l’antichambre de Madame quand elles y arrivèrent. Avec une amabilité dont cette dame, fort haute d'habitude, n’était pas coutumière.
- C’est le Seigneur Dieu en personne qui vous envoie ! dit-elle. Vous apportez avec vous l’air de la lointaine Espagne, des nouvelles de la petite reine et cela va lui changer les idées.
Après quoi, elle donna l’ordre que l’on appelle Mlle de Theobon avant de disparaître dans les escaliers, montrant une hâte qui en disait long sur son soulagement. La belle Lydie la remplaça presque aussitôt :
- Mais quel bonheur ! s’écria-t-elle en les embrassant. Vous êtes tout juste ce dont Madame a besoin ! Venez vite !
- Madame ou vous ? Plaisanta Cécile Elle et Theobon se connaissaient en effet depuis l'arrivée en France de la Palatine.
- Les deux ! Ou plutôt Madame et son entourage ! Sa jambe la fait souffrir mais aussi son bras droit, ce qui la gêne pour écrire ! Vous pouvez imaginer ce que nous vivons !
L’instant suivant elle les introduisait dans la chambre princière en les poussant pratiquement devant elle et en clamant :
- Voilà des nouvelles qui vont sûrement réjouir Madame ! Mlles de Neuville et de Fontenac nous arrivent d’Espagne !
En vérité, le spectacle qu’offrait Elisabeth-Charlotte était affligeant. Emballée plutôt que vêtue d’une ample robe d’intérieur en taffetas rose ouvrant sur une chemise de batiste à volants parsemés de miettes de gâteau, elle mangeait du pain d'épices à demi étendue sur un lit de repos placé devant une fenêtre ouverte sur le parc. Le cheveu en désordre, la mine lugubre, elle avait encore grossi durant les huit mois d'absence des deux filles. Ce qui n’avait rien d’étonnant si l’on considérait les assiettes, drageoirs et autres corbeilles contenant des pâtisseries, des sucreries et des fruits variés qui l’environnaient. Il y avait bien deux ou trois livres abandonnés sur le tapis où l’un d’eux gisait ouvert, mais la princesse n’y attachait visiblement qu’une importance des plus limitées.
Du fond de sa révérence, Charlotte vit un sourire soulever les joues rouges et le double menton de la princesse, qui enfourna d’un coup le reste du gâteau afin de libérer ses deux mains qu'elle tendit aux arrivantes :
- Pienfenues, cheunes villes ! barrit-elle, retrouvant sous l’effet de la surprise l’accent allemand dont elle avait tant de peine à se débarrasser. Fenez ça gue che fous emprasse !
Avec respect les voyageuses s’agenouillèrent pour recevoir chacune un baiser légèrement collant et parfumé au miel après quoi Madame leur ordonna de s’asseoir, chassa les reliefs de sa collation et croisa ses mains sur son ventre :
- Racontez... vite... à... bre... présent !
Mais elle eut à peine le temps de terminer sa phrase : la sonnerie des trompes de chasse éclatait aux abords immédiats du château. Mlle de Theobon se précipita :
- Voilà le Roi qui rentre, Madame ! Comme Sa Majesté va sans doute venir prendre des nouvelles, peut-être vaudrait-il mieux remettre le récit à plus tard pour que les femmes de Madame puissent l’accommoder comme il sied. Pendant ce temps je conduirai nos voyageuses à leur logis et, ce soir, elles auront tout le loisir d’apprendre à Madame ce qu’elle veut savoir ?
- Certes, certes ! Vous avez raison ! Et veillez à ce que personne ne leur pose de questions avant que je les aie entendues... et même à ce que personne ne les voie en dehors des domestiques.
- Comme Madame voudra ! Je les emmène chez les filles d’honneur, n’est-ce pas ?
- Pour ce soir oui et sans doute Mlle de Fontenac y restera-t-elle puisqu’elle en faisait partie au moment de son départ mais Mlle de Neuville était à ma belle-fille et il serait peut-être normal qu'elle rejoigne la petite Mademoiselle et ma fille ! Nous verrons cela ! Allez vite !
Et, dans une grande agitation, elle bouscula ses femmes pour les activer et mettre de l'ordre, ramasser les miettes, arranger sa coiffure et sa personne. A propos de coiffure, Charlotte s’intéressait à celle de Theobon. Surtout parce qu’elle en avait aperçu d'autres exemplaires sur les dames qu'elle avait croisées. Cela ressemblait à un éventail à moitié déployé planté droit sur la tête au milieu d'un entrelacs de rubans et de boucles de cheveux. C'était joli et la jeune fille ne retint pas longtemps sa curiosité :
- C'est ravissant ce que vous portez là ! Mais qu'est-ce que c'est ?
- Une « Fontange » ma chère ! Cela vous plaît ?
- Beaucoup, mais pourquoi une « Fontange » ?
- Cela coule de source : parce que notre jolie duchesse en a lancé la mode !
- Duchesse ? Émit Cécile très surprise.
- Eh oui, elle est duchesse, roule carrosse à huit chevaux, porte les plus beaux bijoux et les plus belles robes... inspire toutes les modes...
- Parlez-nous d'abord de celle-ci. Comment en a-t-elle eu l'idée ?
- Cela date de plusieurs mois. Un jour qu’elle chassait avec le Roi, le vent de la course a défait sa chevelure. Cela ne l'a pas émue : elle a alors rassemblé ses tresses en une sorte de bouquet au-dessus du front, l'a noué avec l'une de ses jarretières de ruban ornée de pierres précieuses et a continué la chasse. Elle était si jolie ainsi coiffée que le Roi lui en a fait compliment et que, dès le lendemain, presque toutes les dames de la Cour avaient adopté la « Fontange » dont elles varièrent les éléments. C'est, ainsi que vous le voyez, une simple armature de laiton tendue ici de taffetas rose mais que vous verrez couverte d’une foule d’autres tissus. On y ajoute des fleurs, des rubans bien sûr et des cheveux postiches la plupart du temps afin de ne pas compromettre l’ordonnance de la coiffure qui est en dessous. Vous allez devoir l’adopter car le succès ne fait que grandir[9]. Seules la Reine et Madame ont résisté jusqu’à présent mais cela ne saurait durer...
- Ainsi notre ancienne compagne se trouve au faîte de sa gloire et continue de régner sans partage sur le cœur du Roi? demanda Cécile.
- A vrai dire... plus vraiment : elle a eu un enfant au début de l’année et ses couches se sont mal passées. L’enfant est mort. Quant à cette pauvre fille, elle était affligée d’une perte de sang fort gênante dont elle est allée demander guérison à l'abbaye de Maubuisson où un certain prieur de Cabrières lui a prodigué des soins. Elle en est revenue il y a peu et elle va nettement mieux.
- Le Roi doit en être charmé ?
- Sans doute. Il a montré beaucoup de joie et d’attendrissement : la belle Angélique n'avait-elle pas été blessée à son service ? Mais il faut admettre qu’il prenait son mal en patience. Mme de Montespan l’attirait de nouveau et l’on put croire que l’ancienne passion renaissait mais...
- Si « mais » il y a, observa Charlotte, il devrait évoquer une autre personne ?
- Eh oui ! Il y a la bête noire de Madame, cette marquise de Maintenon dont l’influence sur le Roi ne cesse, à l’évidence, de grandir. Le Roi lui consacre chaque jour un peu plus de temps. Il s’enferme avec elle et ceux qui ont de bonnes oreilles les entendent rire parfois. Il est vrai qu’elle sait l’art de la conversation puisque, dans sa jeunesse, elle a fréquenté les salons du Marais, les Précieuses, et qu’autour du difforme Scarron, son défunt mari, se rencontraient les plus beaux esprits de Paris. Cela lui sert.
- Pourtant j’ai entendu vanter l’esprit de Mme de Montespan et l’éclat de sa conversation ?
- Certes, tout cela est fort brillant... Mais parfois cruel et ses flèches n’épargnent personne. Pas même le Roi.
- Le Roi ? Elle oserait ?
- Tout ! Il faut comprendre. La belle Athénaïs est une fort grande dame. Les Rochechouart-Mortemart, sa famille, appartiennent à la plus haute noblesse du royaume, la plus ancienne aussi, celle qui élisait le souverain[10]. Si la Reine venait à disparaître, le Roi pourrait l’épouser sans déchoir. En admettant que son époux, le marquis de Montespan, ait le bon esprit de passer de vie à trépas. Ce n’est pas le cas de la Maintenon qui a dû creuser son chemin dans l’ombre. Devenue veuve, elle entra au service de Montespan, dont elle éleva discrètement les bâtards royaux dans une modeste maison de Vaugirard. Le Roi y venait voir ses enfants et, à cette époque, il trouvait leur éducatrice fort ennuyeuse, un peu trop pédagogue, mais il aimait sa progéniture. En particulier le petit duc du Maine, qu’il appelait « mon mignon » mais qui était de santé fragile et boitait bas. Mme Scarron lui a montré une tendresse de mère, l’a soigné particulièrement et même l’a emmené par deux fois à Barèges pour lui faire suivre une cure thermale qui lui a fait le plus grand bien. Les terres de Maintenon et le titre de marquise ont couronné cette réussite puis les enfants et leur gouvernante étant venus vivre à Saint-Germain, les entretiens entre elle et le père se sont faits plus longs, plus intimes aussi. En fin de compte, Sa Majesté aurait remarqué que la dame n’est pas laide, même si elle a passé fleur.
- Est-elle devenue... sa maîtresse ?
- Ça, c’est ce que l’on aimerait bien savoir. Certains pensent que oui, d’autres que non. Ici on pencherait plutôt du côté du non, la passion que le Roi a éprouvée pour Fontanges ne laissant guère de place pour une nouvelle aventure.
- Et comme il l’aime toujours..., avança Cécile.
- En principe, mais, depuis son mauvais accouchement, la jeune duchesse a moins d’allant. Et surtout elle est un peu moins belle. Son visage s’est légèrement alourdi et elle a perdu cette pétulance gracieuse qui la faisait irrésistible. Aussi le Roi retourne-t-il de temps à autre, paraît-il, honorer le lit de la toujours éclatante marquise. Ce qui n’empêche pas la gouvernante de poursuivre un dessein facile à deviner. Ces dames se haïssent ouvertement à présent...
- Mais enfin qui le Roi aime-t-il au juste ?
- Au fond, on l'ignore. La Cour est en ce moment gouvernée par quatre « divinités » Fontanges qui pleure, Montespan qui fulmine, Maintenon qui chuchote et la Reine qui prie.
- C’est vrai, mon Dieu ! Comment s'en accommode-t-elle ?
- Selon son habitude : avec une remarquable dignité !
En entendant, sous les fenêtres, le vacarme du retour de chasse, Mlle de Neuville s’en était approchée et regardait dehors :
- N'y en aurait-il pas une cinquième ? Le Roi a mis pied à terre pour rejoindre une jeune cavalière qu'il aide à descendre et rit avec elle. Seulement celle-là est vraiment laide!
Lydie de Theobon jeta un coup d'œil à l'extérieur et s'esclaffa :
- Aussi ne participe-t-elle pas au concours. La jeune dame que vous voyez, mesdemoiselles, est Son Altesse Royale, Madame la Dauphine.
- La Dauphine ? firent les deux jeunes filles d'une seule voix.
La gaieté de leur mentor s’accentua :
- Ma parole, vous arrivez du bout du monde ? Ne vous a-t-on rien dit à Madrid des noces de Monseigneur le Dauphin qui ont eu lieu en février ?
- Non, reprit le duo.
- Un bon point pour M. de Villars ! Il a dû vouloir épargner un chagrin supplémentaire à la reine Marie-Louise qui était si fort éprise de Monseigneur. Il faudra bien pourtant en venir à l’informer. Toujours est-il qu’à l’automne dernier, M. Colbert de Croissy a été envoyé en ambassade auprès de l’Electeur de Bavière pour rencontrer la jeune fille et faire parvenir un portrait. Rude mission quand il s’est trouvé en face d’elle ! Mais c’est un homme intelligent qui sait aller plus loin que les apparences. Il a envoyé le portrait en y joignant un rapport sur toutes les belles qualités de la princesse. Chose incroyable : le portrait qui catastrophait Sa Majesté a plu à Monseigneur. Il s’est déclaré prêt à épouser. Finalement la princesse a pris le chemin de la France et en rejoignant son maître, M. Colbert de Croissy a dit : « Sauvez le premier coup d’œil, Sire et vous serez content ! » Et en effet, c’est ce qu’on pourrait appeler une « charmante laide ». Elle est gaie, cultivée, musicienne - important pour Monseigneur ! -, pleine d’esprit, de gentillesse et d’allant. Résultat le Dauphin est bel et bien tombé amoureux d’elle !... Ah, j’allais oublier : la Maintenon a été nommée seconde dame d’atour de la Dauphine !... A présent, je crois, mes belles, vous en avoir assez dit pour vous éviter des impairs ou des questions intempestives ! Installez-vous, mangez, dormez afin d’être fin prêtes pour entamer demain une nouvelle vie !
- Mais, hasarda Charlotte, Madame voulait nous parler ce soir ?
- Je lui dirai que le voyage vous a exténuées. Ainsi vous pourrez mettre un peu d’ordre dans vos idées...
Dès que Madame en eut fini avec les cérémonies de son lever - plutôt réduites étant donné qu’il s’agissait seulement de la transporter de son lit à sa chaise longue ! -, elle fit sortir ses femmes mais retint Cécile et Charlotte. A la première, elle confirma son retour auprès de la classe enfantine : la jeune Anne-Marie, sœur de la reine d'Espagne, onze ans, le petit Philippe, six ans, qui dans quelques mois passerait chez les hommes, et la mignonne Elisabeth-Charlotte, quatre ans. Mlle de Neuville, qui adorait les enfants, remercia et s’en alla rejoindre son poste avec satisfaction. Cet univers enfantin n’aurait aucune peine à être plus amusant que les interminables stations debout, les mains croisées sur le ventre le long d’un mur du palais orné de portraits rébarbatifs. En outre, elle ne serait pas séparée de son amie, la progéniture du couple princier le suivant dans ses diverses résidences. Cela c’était le côté mère poule de Madame, durement touchée par la mort de son petit duc de Valois survenue deux ans auparavant.
Quand elle fut seule avec la princesse, Charlotte, devinant ce qui allait suivre, s'arma de courage. Même prévenue par La Reynie, même protégée par le souvenir de ses premiers baisers, elle savait que l’annonce, autant dire officielle, lui serait rude. Et, de fait, quand, avec une délicatesse qui donnait la mesure de son cœur, Madame lui eut relaté les affreuses circonstances du meurtre, elle n’essaya pas de retenir ses larmes.
- Qu’avait-elle fait pour mériter un sort aussi abominable ?, murmura-t-elle entre deux sanglots.
- Mais... rien ma pauvre petite ! Elle a été attaquée par des brigands dont il faut espérer que l’habileté de M. de La Reynie saura les retrouver et leur faire subir le châtiment qu’ils méritent.
- Des brigands attaquent pour dévaliser leurs victimes pas pour les tuer, surtout de cette manière barbare. Ils doivent savoir que le prix à payer pour l'assassinat d'une noble dame sera beaucoup plus lourd que pour un vol. Ou alors ils ont été grassement payés...
- Mais quelle horreur ! Qu’allez-vous penser là ?
- Je demande infiniment pardon à Madame si je la choque mais je ne peux m’empêcher de penser que si ma tante ne m’avait pas accueillie après ma fuite du couvent ou si elle s'était contentée de me ramener chez ma mère, elle serait encore vivante !
- Il ne faut pas dire de telles choses. Vous savez bien que les chemins ne sont pas sûrs. Si ces gens ont tué c’est parce qu’ils craignaient d’être un jour reconnus !
- Passe pour le cocher, les laquais afin d’arrêter la voiture mais, si elle se parait avec un goût et une élégance raffinés, Mme de Brécourt portait peu de bijoux sauf dans les grandes occasions. Y avait-il fête à la Cour ce soir-là ?
- Oh que non ! C’était le soir du Jeudi saint !
- En plus ! Madame voudra bien admettre que j'aie raison : ma chère tante a été assassinée pour m’avoir protégée, sauvée du sort que me réservait ma mère.
- Oh ! fit Madame scandalisée. L’accuseriez-vous d'avoir payé des assassins ?
- C’est là que le bât blesse. Ce genre de service doit coûter les yeux de la tête et ma mère est avare sauf pour elle-même et ses plaisirs. Je sais qu'elle serait capable de n'importe quoi pour s'approprier la fortune de mon père qui me revient par droit d’héritage. Si le poison avait été l’outil de ce forfait, je n’hésiterais pas un instant à l’accuser...
- Le poison ? On voit, ma petite, que vous avez été éloignée de France tous ces mois. La Cour telle que vous la voyez en ce moment courbe le dos par crainte des accusations et la Chambre ardente ne désemplit pas ! L’horrible femme Voisin a été exécutée il y a quelques semaines mais depuis un an qu’elle était emprisonnée elle a eu le temps d’accuser bien du monde et depuis qu’elle est morte, sa fille et une autre sorcière ont continué de livrer des noms. On s’est assurés de Mme de Polignac, de Mme d’Alluye, du maréchal de Luxembourg, de M. de Cessac. La comtesse de Soissons elle-même, la belle Olympe cousine du Roi et qui a été sa maîtresse, prévenue à temps, s’est enfuie à l’étranger. Le tribunal a voulu entendre aussi la maréchale de La Ferté, Mme de Tingry, la duchesse de Bouillon, la comtesse du Roure... et beaucoup d’autres.
- Tant que cela ? Souffla Charlotte abasourdie.
- Et plus encore ! Ne vous y trompez pas, depuis le mariage de Mademoiselle, Fontainebleau a énormément changé. Dans toute la noblesse à présent on redoute d’apprendre qu’un membre de sa famille est suspect. J’ai même ouï parler de deux suivantes de Mme de Montespan. Et, depuis que notre pauvre Fontanges est plus ou moins patraque, les mauvaises langues se posent des questions bizarres. Alors, si cette chère Brécourt était morte empoisonnée le danger eût été redoutable pour ceux de sa famille. Une attaque de brigands, par comparaison, paraît presque anodine. Normale en quelque sorte auprès de ces horreurs longtemps cachées et qui viennent au grand jour...
- A... a-t-on pu prévenir son fils, mon cousin Charles, qu'elle aimait tendrement ? Je sais qu’il sert à la mer mais je ne sais pas sur quel vaisseau et la mer est vaste...
- Soyez certaine que M. de Colbert le sait comme tout ce qui touche à cette marine qu’il aime tant. En outre, très proche de la Reine, notre Mme de Brécourt n’était pas n’importe qui et sa fin tragique a fait un bruit énorme...
- Pas suffisamment cependant pour venir jusqu’en Espagne, constata Charlotte avec tristesse. Votre Altesse saurait-elle où elle est enterrée ? J’aimerais prier sur sa tombe...
La rougeur que lui procurait son petit déjeuner s'accentuant un peu, Madame avoua qu’elle l’ignorait mais conseilla :
- Demandez à Theobon. C’est une vraie gazette !
Et de fait, Lydie était au courant. Sachant à quel point la défunte était proche de Charlotte, elle s’était renseignée :
- Le corps embaumé a été déposé dans la chapelle de Prunoy où il attend le retour de son fils, qui, sans doute, le fera déposer à Brécourt auprès des ancêtres.
- Donc mon cousin Charles n’est pas rentré ? Madame l’ignorait.
- Elle a donné des larmes à son amie mais ne se préoccupe pas de ce genre de détail... S'il était rentré, le comte de Brécourt serait venu présenter ses devoirs à M. de Colbert et au Roi. C’est la règle, je l’aurais su.
En dépit de son chagrin, Charlotte ne put retenir un sourire :
- Comment faites-vous pour savoir toujours tant de choses sur tant de gens ?
- D’abord je suis curieuse de nature, je vous le confesse sans honte parce que au lieu d’être un défaut c’est un talent indispensable pour évoluer dans les palais royaux et surtout dans une cour où les influences fluctuent et où, comme en ce moment, le cœur du Roi balance entre plusieurs dames. Il suffit pour cela d’ouvrir grands ses yeux, ses oreilles, de posséder un certain sens d’analyse et de se taire opportunément. Sois assurée que lors du retour de votre cousin j’en serai informée... et vous aussi !
- Mais le château de Prunoy est une demeure de plaisance. Ma tante n'y était entourée que de quelques serviteurs pas très jeunes.
- Que craignez-vous : un violeur de sépulture ? Cela ne ressemble guère à un quelconque brigand.
- Elle possédait de fort beaux joyaux mais n’était que peu parée. Ce trésor pourrait tenter justement un bandit suffisamment sauvage pour l’assassiner avec tout son monde.
- M. de La Reynie faisait partie de ses amis, n’est-ce pas ?
- Effectivement. Je crois qu’il... l’admirait !
- Alors soyez sûre qu’il n’a rien laissé au hasard. Prunoy doit être sous surveillance au moins jusqu’à l’arrivée du maître !
- Savez-vous si M. le lieutenant général de Police vient quelquefois ici ?
- On ne le voit jamais pendant les vacances de la Cour à Fontainebleau. Il a charge de tenir le Roi informé - puisqu’il ne dépend que de lui seul ! - au moyen de courriers peut-être quotidiens mais il évite de se montrer pendant cette période de distractions et autres fêtes. Il faut vous dire que la Cour en a une peur bleue. Vous n’imaginez pas le nombre et la qualité de ceux qu’il défère quasi journellement à la Chambre ardente!
- Madame m’en a touché un mot. C’est assez effrayant en effet.
- Et notre petite cour à nous n’est pas non plus rassurée. Vous devriez en parler avec votre ami Saint-Forgeat !
- Oh, mon ami ! C’est un bien grand mot. D’abord il n’aime pas les femmes !
- Ce n’est pas le seul autour de Monsieur mais il se trouve qu’il fait une exception pour vous. Une ou deux fois il a demandé si l’on savait de vos nouvelles !
- C’est gentil à lui... en attendant il faut que je me procure des habits de deuil. Ma chère tante Claire le mérite !
- N’en faites rien ! Cela attirerait l’attention sur vous et jetterait un froid. N’oubliez pas que nous sommes en ce lieu pour nous amuser... de gré ou de force ! Alors, un peu de gaieté que diable !
- Vous en parlez à votre aise. Je ne m’y sens guère encline !
- N’importe comment, le pied de Madame tient ses femmes à l’écart des festivités. Seul Monsieur et ses gentilshommes font de leur mieux pour s’y distraire mais nous regrettons notre délicieux Saint-Cloud où l’on respire plus librement. Malheureusement nous devrons patienter et attendre le mois de juillet.
- Pourquoi si longtemps ?
- Je suppose que le Roi trouve son Saint-Germain encore trop près de ce Paris qu’il détestait déjà et qui, à présent, sent un peu trop le fagot...
Charlotte pensa que ce siècle était bien cruel et que les bûchers de la place de Grève devaient ressembler comme des frères à l’autodafé de la Plaza Mayor, en plus modeste sans doute, l’exécution espagnole ressemblant davantage à un massacre mais à un, deux ou cent exemplaires la souffrance des hommes était la même. Le mieux était de les oublier aussi bien l’un que l’autre... Au fond, le Roi n’avait pas tort : Fontainebleau avec ses beaux ombrages, ses broderies de fleurs, ses échappées lointaines et ses miroirs d'eau, l’harmonie de ses pierres claires et ses grands toits d'ardoises bleues offrait une image paisible et souriante habitée de chants d’oiseaux. A cette heure de la matinée le parc était encore paisible, on savait que le Roi travaillait après avoir entendu la messe et chacun pouvait s'y promener à sa guise.
Un peu avant midi, Monsieur, suivi de quelques gentilshommes, vint prendre des nouvelles de Madame. Il était frais comme un gardon, ses épais cheveux noirs humides du bain que l'on était allés prendre dans la Seine à Valvins et son humeur était charmante. Il embrassa Madame fort bourgeoisement, lui fit compliment de sa mine, se déclara ravi d'apprendre que son pied la faisait moins souffrir, lui conseilla une promenade en voiture découverte pour l'après-dîner, ce qui ne la fatiguerait guère et aurait l'avantage de lui faire respirer un air plus revigorant que celui de ce pavillon, puis pêchant du bout de ses doigts gantés une prune confite dans un drageoir - l'appartement de Madame étant toujours largement approvisionné en douceurs diverses -, y planta la dent, la déclara exquise et s’apprêtait à reprendre son essor quand son regard accrocha au passage les cheveux de Charlotte, dont le blond argenté était rare à la Cour, et s’y arrêta :
- Ah ! Mademoiselle de Fontenac ? Vous voici donc de retour ? Je ne le savais pas !
Il y avait un reproche dans sa voix, Charlotte fit une belle révérence et se justifia :
- Nous ne sommes arrivées qu’hier au soir,
Mlle de Neuville et moi, Monseigneur, mais j’espérais pouvoir, dès ce matin, présenter mes devoirs à Votre Altesse Royale et lui donner des nouvelles de Sa Majesté la reine d’Espagne.
- Ah ! Voilà qui est mieux ! Accompagnez-moi et voyons ces nouvelles. Nous parlerons en marchant. Je sens encore un peu d'humidité : cela me séchera !
Pas moyen d’y échapper. Charlotte saisit au passage le regard inquiet de Madame mais force lui fut de suivre le prince qui descendait déjà l’escalier d’un pas alerte après quoi il attendit que la jeune fille soit à son côté pour s’enfoncer avec elle dans le beau quinconce qui faisait suite au pavillon de Madame. Son entourage ne le suivit pas. Seul le chevalier de Lorraine, qui se savait tout permis, leur emboîta le pas.
- Je vous écoute ! Comment va la Reine ma fille ?
- Bien, Monseigneur. Du moins je devrais dire mieux depuis que son quotidien s’est fait plus agréable. Leurs Majestés ont quitté le sinistre vieil Alcazar pour le joli palais du Buen Retiro un peu en dehors de la ville. La Reine s’y mourait d’ennui avec pour uniques distractions des visites de couvents, d’interminables prières et surtout sous la férule de la duchesse de Terranova, sa plus que sévère Camarera mayor qui ne lui permettait rien y compris la lecture privée des lettres venues de France. Or, Dona Juana a été remplacée par une dame fort respectable mais beaucoup plus amène, la duchesse d'Albuquerque. Et Sa Majesté peut désormais lire son courrier en paix.
- Ah ! J'aime mieux cela ! Et mon gendre, comment est-il... j’entends... avec son épouse, car, en ce qui concerne le physique, il n’y a, je crois, rien à espérer !
- Il aime si ardemment sa belle épouse et d’un amour si touchant qu’elle doit s’habituer à sa laideur. Le Roi connaît parfois des heures sombres où il se renferme chez lui avec son confesseur. Lorsqu’il en ressort, il ressemble à un enfant malheureux... et le cœur de la Reine lui est doux et compatissant !
Le chevalier de Lorraine s’immisça alors dans le dialogue:
- On dit que, parfois, il se retire dans son palais monastère de l’Escorial où sont les tombeaux de ses ancêtres et qu’il en parcourt les couloirs, la nuit, en hurlant comme un loup malade !
- Je ne saurais le dire, fit Charlotte embarrassée. Je sais qu’il arrive au roi Charles d’y aller chasser...
- Y a-t-il espoir d’un héritier à naître ? demanda Monsieur.
- A notre départ la Reine n’annonçait aucun signe avant-coureur mais... quelques mois seulement se sont écoulés depuis le mariage !
- J’ai l’impression que l’on n’a pas fini d’attendre, ricana le beau Philippe méprisant. On le dit impuissant ?
- Comment veux-tu qu’une jeune fille de cet âge puisse répondre à pareille question ? Corrigea Monsieur. Le temps en s’écoulant nous dira ce qu’il en est. Merci, Mademoiselle de Fontenac, de vos nouvelles. Je verrai aussi Mlle de Neuville et nous pourrons comparer...
Comprenant que l’entretien s’achevait là,
Charlotte recula pour saluer le prince mais Lorraine avait encore une flèche empoisonnée à sa disposition :
- Comment se fait-il, Mademoiselle, que vous ayez été rappelée avec Mlle de Neuville, seules des femmes de la Reine?
- Je l’ignore, Monsieur le chevalier !
- Etrange non ? Mme de Grancey aurait dû vous accompagner ainsi que les autres. Pourquoi sont-elles restées ?
- Simple fille d'honneur je ne suis pas dans le secret des dieux. Mlle de Neuville ne l’est pas davantage. Nous ne faisons qu’obéir aux ordres ! Mme la comtesse de Grancey répondrait sans doute mieux que moi à cette question. C’est une puissance à la Cour et la duchesse de Terranova en sait quelque chose : la comtesse a rompu maintes lances avec elle.
Un sourire s’épanouit sur le visage de Monsieur :
- Cela ne m’étonne pas d’elle. Une maîtresse femme s’il en est ! N'est-ce pas Philippe ? Il serait préférable pour ma fille qu’elle restât auprès d’elle le plus longtemps possible. Une dernière question, Mademoiselle ?
- Aux ordres de Votre Altesse Royale !
- Vous n’êtes pas revenues seules j’imagine. Deux gamines sur les grands chemins...
- Non. M. de Villars nous avait confiées à un vieux conseiller de son ambassade en poste à Madrid depuis quinze ans et qui rentrait en France pour recueillir un héritage. M. Sainfoin du Bouloy. En voyant le Palais-Royal vide, il a tenu à nous escorter jusqu’ici. Il a dû passer la nuit dans une auberge mais, à cette heure, doit être reparti !
Enfin libérée, Charlotte retourna par où elle était venue rendre compte à Madame. Elle aurait cent fois préféré s’entretenir seule à seul avec Monsieur dont elle savait qu’il était naturellement aimable, généreux et compréhensif à condition que le chevalier de Lorraine lui laisse la bride sur le cou. Elle n’aimait pas du tout Lorraine : il possédait la beauté d'un archange déchu et le regard froid d’un serpent.
En pénétrant chez Madame, elle la trouva toute agitée et dut lui répéter presque mot pour mot ce qu’elle avait dit. Mais lorsque la jeune fille déclara qu’elle avait tu la raison de son rappel, la princesse poussa un soupir de soulagement :
- Vous n’avez pas fait état d’un ordre du roi Louis ?
- Non, Madame. J’en aurais peut-être parlé si j’avais été seule avec Monsieur mais j’avoue que la présence du chevalier de Lorraine...
- Vous vous en méfiez ? S'il vous déplaît seulement la moitié de ce que j'éprouve pour lui, vous voilà garantie, mais pour une fois c'est une bonne chose qu'il ait été là. Lorsque je me suis rendue à Saint-Germain pour plaider la cause de notre petite reine, le Roi a exigé que je n'en sonne mot à Monsieur, se réservant de s’en charger lui-même. Courez à présent chez mes filles et mettez Neuville en garde !...
Le retour de Charlotte à Fontainebleau marqua le début d’une chaleur caniculaire. Ville et château se mirent en défense... Fenêtres et volets grands ouverts du soir tombant à l’aube se refermaient à l’unisson pour conserver un semblant de fraîcheur. Grâce à Dieu l’épaisse forêt environnante et les arbres centenaires du parc apportaient une protection appréciable et les bains en Seine connurent une affluence. A Valvins où la barge où l’on se déshabillait restait en permanence, Monsieur et ses gentilshommes, le Roi et les siens et aussi les dames les plus jeunes allaient oublier un moment le poids des lourdes soieries, des traînes, des habits surbrodés et même des joyaux. Ensuite chacun rentrait chez soi pour une sieste bienvenue. Même le Roi mangeait moins, ce qui ne voulait pas dire qu’il s’était mis au régime. Il est vrai qu’il compensait ses divertissements par de longues heures à sa table de travail avec l’un ou l’autre de ses principaux ministres Colbert et Louvois. La nuit on se rattrapait. On jouait, on dansait, on applaudissait les comédiens, on se promenait dans la verdure des parcs ou bien en barque sur les plans d’eau en admirant le ciel bleu foncé semé d’étoiles, on faisait médianoche au son des violons et il n’était pas rare que des couples se perdent dans les bosquets surtout quand le rossignol se faisait entendre. Cependant, par crainte des incendies, le Roi avait interdit les feux d’artifice...
Seules la Reine et Madame vivaient en marge des fêtes du château. En bonne Espagnole, Marie-Thérèse ne redoutait pas la chaleur et ne changeait rien à son programme, faisant sa promenade quotidienne en abritant son teint de blonde sous un parasol, allait à la messe et dînait avec son époux mais ne variait pas ses habitudes de prières et de charité.
Quant à Madame, l’état de sa jambe ne s’améliorait pas. Son impatience lui avait fait poser le pied à terre trop tôt. En outre elle trompait son ennui en grignotant toute la journée, augmentant son surplus de poids sous lequel ses pieds, petits et élégants comme ses mains, ne cessaient de protester. Elle essayait de lire, n’écrivait pas parce que la position assise à sa table, la jambe étendue sur un tabouret garni d’épais coussins, lui était incommode et passait des heures à transpirer abondamment en se faisant éventer par des valets... La nuit venue, on la descendait dans les jardins à l’aide d’un fauteuil porté par de solides laquais et on la déposait dans une chaise roulante que poussait Eléonore von Venningen, la plus vigoureuse de ses filles d’honneur. Heureuses d’échapper à la touffeur de l’appartement, les autres femmes suivaient avec empressement. On faisait le tour de l’étang des Carpes ou du Parterre, on rejoignait le canal en évitant les salons où se déroulait la fête du soir. Puis on rentrait et il arrivait que Madame demandât ses musiciens pour l’aider à s’endormir... Monsieur venait tous les matins, encore tout frais de son bain, ce qui entretenait chez sa femme une mauvaise humeur latente dont il avait pleinement conscience :
- Que ne vous faites-vous porter en Seine vous aussi ? Cela vous requinquerait...
- Grand merci ! La Cour s’y précipite à longueur de journée sauf aux heures du zénith et je n’ai pas envie de me montrer...
Le Roi, lui, sachant pertinemment que sa « sœur » n’aimait pas à être vue quand elle ne se jugeait pas montrable, envoyait prendre de ses nouvelles chaque jour, chargeant ses messagers de présents, de fleurs, de fruits et même de sorbets. Il avait proposé son premier médecin D’Aquin mais Madame, qui ne supportait ni la médecine ni les médecins, déclara que son propre praticien Nicolas Lizot suffirait largement pour l’usage qu’elle voulait en faire. Elle détestait les saignées, avait en horreur les clystères qu’elle jugeait offensants pour la pudeur. En bonne Allemande elle ne croyait guère qu’aux remèdes prescrits au XIIIe siècle par sa compatriote sainte Hildegarde, abbesse de Bingen... Encore faisait-elle le tri dans ceux-ci basés surtout sur la façon dont il convient de se nourrir lorsque l’on voulait rester en bonne santé.
Ce soir-là, il y avait jeu chez la Reine. En arrivant en France, Marie-Thérèse s’était découvert la passion des cartes. Elle s’y adonnait avec un visible plaisir, perdant parfois de grosses sommes avec un parfait naturel. La Cour se pressait alors chez elle, car c’étaient les seuls moments où l’on était sûr de s’y amuser.
Madame rentra chez elle plus tôt que de coutume, chassée par quelques roulements de tonnerre que l’on entendait du côté de Moret sans d’ailleurs qu’aucune goutte ne fût tombée. Paradoxalement, cet orage en formation tenta Charlotte, lasse d’étouffer dans la chambre d’entresol qu'elle partageait avec Mlle des Adrets. Elle prit une légère mante de taffetas à capuche au cas où l’orage viendrait plus vite que prévu, descendit, quitta la cour des Princes et gagna le Quinconce qu'elle parcourut lentement jusqu'au bord du Jardin français d’où elle pensait aller vers le canal afin d’y trouver l’obscurité. Le château était immense et au long des siècles écoulés depuis le roi François Ier son bâtisseur, les bâtiments s’étaient ajoutés aux bâtiments, créant plusieurs cours et maints décrochements. A cette heure de la nuit il brillait de tous ses feux, principalement les appartements royaux puisque la Reine recevait sur un fond de musique douce qui allait s'atténuant à mesure que Charlotte s’éloignait. Heureuse de sa solitude, elle espérait trouver le calme, le silence, l’approche du mauvais temps faisant taire les oiseaux. Et, soudain, elle entendit pleurer...
Elle s’arrêta pour écouter puis obliqua à gauche où une double rangée d’arbres centenaires abritait plusieurs bancs de pierre. L’ombre produite par l’épais feuillage renforçait l’obscurité, il y faisait aussi plus frais. Bientôt elle découvrit celle qui pleurait. Grande sans doute si l’on en jugeait par sa position repliée sur elle-même, elle était entièrement vêtue de satin neigeux sur lequel scintillaient, malgré cette ombre, des centaines de minuscules diamants. D’autres encore mais plus gros, aux poignets, aux mains, aux oreilles, à la gorge et semés parmi les boucles de cheveux sous la haute « Fontange » de fine dentelle baleinée. C’était peut-être une fée à la recherche de sa baguette magique ou d’un amour perdu, mais l’illusion ne dura guère pour les yeux vifs de Charlotte qui accommodaient vite. D'ailleurs le trait blafard d’un éclair lointain lui permit de reconnaître la désolée :
- Mademoiselle de... je veux dire Madame la duchesse de Fontanges ! murmura-t-elle en s'agenouillant près d'elle. Mais pourquoi ce chagrin ? Pourquoi tant de larmes ? Ne devriez-vous pas être heureuse, vous qui régnez sur le cœur du Roi, vous qu'il aime ?
Mais la belle désespérée secoua la tête sans permettre à ses mains de quitter son visage :
- M'aimer, le Roi ?... Oh oui, il m'a aimée... et j'ai cru, folle que j'étais, que cet amour durerait autant que nous, mais c'est fini, je l'ai bien compris...
- Allons ! Vous êtes trop sensible et peut-être avez-vous mal interprété un regard, voire une parole... Je vous en prie, regardez-moi ! ajouta-t-elle en pesant doucement sur les mains de la jeune femme pour mieux voir son visage. Celle-ci ne résista guère, sans doute pour essayer de reconnaître celle qui proposait une aide si spontanée. Son regard noyé rencontra celui de Charlotte.
- Vous ne devez pas vous souvenir de moi, fit celle-ci avec un sourire. Je suis...
- Oh si, je me souviens ! Vous êtes Mademoiselle de Fontenac, n’est-ce pas ? Vous étiez des filles de Madame...
- Et je le suis restée.
- Oh non, je ne vous ai pas oubliée. Je n’oublie pas les figures qui ont accompagné l'éclosion de mon grand bonheur. Vous étiez au Palais-Royal quand « il » m'a envoyée chercher. J'étais si heureuse alors ! Ensuite ma vie n'a été qu'une fête perpétuelle... Un rêve dont je pensais ne jamais me réveiller. Il m'a tout donné à foison ! A moi qui n’avais rien il a offert des robes somptueuses, des diamants, des perles ; j’étais la mieux parée...
- Vous l’êtes toujours, remarqua Charlotte émerveillée par ce miracle d’étincelante blancheur dont s’illuminaient les ombres.
- La plus chargée d’honneurs - huit chevaux à mon carrosse quand la Reine n’en a que six, un appartement de vingt pièces, le tabouret de duchesse. Il m’a mise si haut que tous m’enviaient...
- Trop peut-être ? Hasarda Charlotte, mais la désolée ne l’écoutait pas, reprise par le fil de ses regrets.
- Lorsqu’en ces lieux mêmes, l’an passé, il a marié Mademoiselle sa nièce au roi d’Espagne, on me regardait plus qu’elle tant j’étais resplendissante ! Oh ! C’était si merveilleux! Quelles belles fêtes !
- Sauf pour celle qui en était l’héroïne. Elle était loin d’être heureuse, elle !
- Comment est-ce possible ? Elle allait porter couronne dans un pays où l’or des Amériques coule à flots m’a-t-on dit?
- Je crois qu’il y coule beaucoup moins ces derniers temps. En outre la couronne et l’argent n’ont jamais été garants du moindre bonheur et notre princesse n’en a même pas rencontré un aperçu. C’est affreux d’épouser un homme que l’on ne peut aimer !
- On le dit jeune... et il est roi ! N’est-ce pas le plus important ?
« Allons, se dit Charlotte en étouffant un soupir. Elle ne changera jamais ! Inutile d’expliquer ! » Elle se contenta de demander :
- Auriez-vous aimé le Roi s’il n'était notre souverain ?
- Oh oui ! Il est beau, il a si grand air et il sait si bien aimer...
- Eh bien, voyez-vous, Charles II d’Espagne n’a rien de tout cela, hormis le règne. Il est laid, presque repoussant et débile...
- Ah bon ? Lors du mariage, je ne voyais pas les choses sous cet angle...
- Vous étiez trop occupée de votre propre bonheur.
Le dernier mot était sans doute superfétatoire. Il servit de déclencheur à une nouvelle avalanche de larmes :
- Regardez ce qu’il en reste ! J’ai cru atteindre à la suprême félicité lorsque j’ai su que je portais un enfant... son enfant ! Et j’ai attendu avec impatience le jour qui me sacrerait mère d’un prince... mais il n’y a pas eu de triomphe... Seulement une éternité... de souffrances atroces... Pour rien puisque mon fils n’a pas vécu. Ensuite j’ai éprouvé un grand mal, parce que j’ai été blessée juste avant la délivrance... Le sang ! Je perdais mon sang...
- Je sais, dit gentiment Charlotte, mais on a parlé d’une cure miraculeuse dont vous auriez bénéficié dans je ne me souviens plus quelle abbaye...
- Maubuisson !... Certes, j’en ai reçu un immense soulagement et le prieur de Cabrières qui me soignait est un grand homme, mais que peuvent sa science et sa bonté contre le mal que me veulent faire mes ennemis ?...
- Vos ennemis ? En avez-vous donc ?
Une poussée de colère sécha les larmes de la jeune duchesse et elle tourna vers sa compagne un regard courroucé:
- Je devrais dire mon ennemie ! Car, en fait, je n'en ai qu’une mais si redoutable !...
- La nommeriez-vous ?
- Oh, ce n’est un secret pour personne ! La marquise de Montespan me hait de toutes ses forces...
- Elle ? Mais... n’était-elle pas votre bienfaitrice, votre amie, votre espérance même à l’époque où vous étiez encore au Palais-Royal ? Je me remémore votre retour nocturne lorsque nous avons fait connaissance. Vous ne tarissiez pas d’éloges ni d’admiration pour elle. Je me trompe ou n'a-t-elle pas ouvert devant vous, en vous invitant chez elle, le chemin du Roi ?
- En effet... et je le reconnais bien volontiers... mais elle obéissait à un calcul d’intérêt. Notre Sire la voyait moins... l’aimait moins certainement car il prenait plaisir à converser avec Mme de Maintenon, une femme si paisible... et qui le reposait des hauteurs et des reproches dont la marquise ne cessait de l’abreuver. J’ai appris par la suite qu’elle souhaitait que le Roi se prît de goût pour moi, pour ma jeunesse dans le but de le détourner de cette dame qui n’est pas jeune et qui, si elle possède encore quelque beauté, ne saurait se comparer à moi... Et dès le début elle a pu s'estimer satisfaite mais elle n’a pas prévu ce qui est arrivé : le Roi s’est pris pour moi d’une vraie passion que je lui ai rendue de tout mon cœur et de tout mon corps ! Quelles heures divines nous avons connues ensemble ! Je lui rendais sa jeunesse et en échange il me donnait le monde !
Un peu perplexe, Charlotte regardait cette éblouissante créature, véritable apparition de conte de fées, qui pleurait comme une fontaine sous une fortune en diamants...
- Mais... Vous en avez connu d'autres depuis votre retour de Maubuisson. On a parlé de votre réapparition triomphante. Toutes vos rivales seraient rejetées dans les ténèbres extérieures, vous laissant seule dans la lumière du soleil...
- Quand je suis revenue c'était vrai, mais cela ne l’est plus. Elle a recommencé... et je sens le mal qui me reprend...
- Qui a recommencé ? Et quoi ?
- La Montespan, voyons, et les pratiques infâmes qu'elle cherchait auprès de cette horrible sorcière, la Voisin, que l’on a brûlée cet hiver. Des billets sans signature m'ont prévenue : elle possède des poudres, des onguents dont elle se sert contre moi. Ses suivantes, Mlle des Œillets et la Catheau, en ont fait des provisions et...
- Prenez garde, je vous en prie ! Songez à ce que vous dites ! Vous accusez la marquise de... vous faire empoisonner?
- Et quoi d'autre ? Le prieur de Cabrières m'avait guérie, je suis revenue délivrée, heureuse, le bonheur me revenait, à nouveau j'étais la mieux aimée, la favorite plus que reine ! Quelques jours où tout revenait à moi... et puis le mal a fait sa réapparition. A nouveau des migraines... des nausées...
- Etes-vous certaine de n'être pas en attente d’enfant ?
Fontanges eut un rire amer :
- J’en suis sûre, hélas, car il y a le sang... le sang qui recommence à s’échapper de moi... Je l’ai senti tout à l’heure et ma robe doit être tachée... alors j’ai jeté mes cartes et, sans m’excuser, je me suis enfuie. Personne n’a fait attention à moi sauf mon partenaire qui a demandé ce que j’avais, mais le Roi ne s’en est même pas aperçu. Il riait avec la Montespan...
- Mais pourquoi être venue ici ? Il fait si sombre... et l’orage menace...
Un coup de tonnerre, plus proche, souligna ses paroles. Il ne pleuvait toujours pas, pourtant Charlotte pensa qu’il fallait mettre cette pauvre fille à l’abri.
- Venez ! dit-elle en prenant sa main pour l’aider à se relever. Je vais vous ramener chez vous sinon vous ne tarderez pas à être trempée !
- Mais... ma robe ? Je vous l’ai dit : elle est souillée et...
- Un, il fait nuit. Deux, je vais vous mettre cela !
Et ôtant son léger vêtement de taffetas vert, elle le jeta sur les épaules d’Angélique, noua les rubans sous son menton et offrit son bras :
- Là ! Appuyez-vous sur moi et nous allons rentrer tranquillement mais vous nous guiderez ! Je ne connais pas assez le château pour savoir où se trouve votre appartement.
- Près de celui du Roi, voyons !
- Malheureusement, je ne sais pas non plus où loge Sa Majesté. En dehors de la cour des Princes et des jardins alentour, j’ai tendance à me perdre dans cet immense palais...
- Que sera-ce alors quand vous irez à Versailles ? Le plus grand palais qui existe sous le soleil, un monde de merveilles à l’image de celui qui l’a suscité. Nous y sommes allés seuls, tous les deux, et c’est lui qui me l’a fait visiter... Si vous voyiez l’appartement qui m’est destiné !... Oh, c’est un rêve !
- Et vous pleurez ? Vous désespérez ? Que la Cour n’habitât pas encore ce palais et que votre place y soit déjà marquée devrait vous rassurer sur les sentiments du Roi.
- Vous croyez ?
- C’est l’évidence il me semble...
- C’est vrai... mais me laissera-t-on vivre jusque-là ?
- Avez-vous confiance en vos serviteurs et votre entourage ?
- Oui ! Je les crois fidèles et dévoués, mais comment se protéger des objets de tous les jours ? D’un mouchoir au milieu d’une pile, d’une paire de gants, d’une chemise... ou d’un gâteau que l’on partage avec vous. On m’a dit qu’en passant du poison sur un côté de la lame d’un couteau, l’on pouvait tuer son ennemie sans hésiter à manger ce même gâteau avec elle... ?
- Demandez à rencontrer M. de La Reynie et confiez-lui vos doutes... et puis pourquoi ne pas reprendre cette cure si bienfaisante dont vous m’avez parlé ?
- J’y ai pensé mais retourner à Maubuisson... si loin de mon roi !
Elle était à la fois pitoyable et décourageante dans son désir pathétique de retrouver l’éblouissement de naguère tout en redoutant la main silencieuse qui portait la mort...
- Je suis trop jeune peut-être pour en juger mais quand j’ai rencontré Mme de Montespan, reprit Charlotte, l’hypocrisie ne m’a guère paru lui convenir. Elle est trop fière pour cela ! Il me semble avoir entendu dire qu’il lui arrivait de disputer le Roi en personne ?
- C’est vrai ! De son orgueil elle tire toutes les audaces... Elle est une très grande dame et elle ne le sait que trop ! Pourtant... - et la jeune femme baissa la voix jusqu’au murmure - elle aurait été une cliente de la Voisin et en aurait obtenu... des choses affreuses... comme des messes noires...
Au souvenir que Fontanges évoquait, sans le savoir, Charlotte sentit un frisson la parcourir. Avec cette netteté qu’inspirent les images d’horreur, elle revit la chapelle perdue dans le bois, les braseros crachant presque autant de fumée que de chaleur, le vieux prêtre borgne et boiteux élevant un calice noir au-dessus du ventre dénudé d’une femme dont la chair blonde, opulente et lumineuse l’avait frappée. Elle revit la tache de sang glissant étroite et sombre telle une couleuvre. Elle entendit également la voix, étouffée mais impérieuse, d’Alban lui intimant l’ordre d’oublier cette scène, de n’y jamais faire allusion devant qui que ce soit sous peine de mort !... La mort parce qu’une bourgeoise avait partie liée avec les pires criminels ? Allons donc !... Et puis il y avait cette prière adressée à Satan au moment le plus abominable. Qu’était-ce donc ? Ah oui ! « La perte de la Maintenon... celle aussi de la Reine afin de pouvoir épouser le Roi... » Sur l’instant elle n’y avait rien compris parce que ces gens étaient à cent coudées de son univers, mais en écoutant la plainte de la favorite, les faits, les visages se mettaient curieusement en place. Et si c’était la Montespan qui avait osé livrer son corps à ces mains sacrilèges pour obtenir la destruction de tout ce qui pouvait se dresser entre le Roi et elle?... Cela expliquerait la sévérité des défenses d'Alban Delalande. Maîtresse passée ou encore en faveur, la marquise n’en demeurait pas moins la mère de plusieurs enfants reconnus par leur royal père. Y toucher devait équivaloir à un arrêt de mort !... D’un autre côté, la Montespan était mariée...
La belle Angélique se taisait maintenant. Appuyée au bras de sa jeune compagne, elle marchait en reniflant ses larmes dans la lumière incertaine diffusée par la partie du château qu’elles longeaient. Il y avait là, l’une contre l’autre, la chapelle dont l’abside arrondissait ses vitraux à peine distincts de la nuit par les lampes de chœur et la grande salle de bal obscure dont ce soir on n’avait pas usage puisque le jeu était chez la Reine. On allait doucement afin de ménager les forces de la malade - comment l’appeler autrement ? - que Charlotte sentait trembler de faiblesse contre elle.
- Mon Dieu ! Souffla la duchesse. Je sens... que je recommence à saigner...
- Ce que nous faisons est imprudent. Attendez-moi ici un instant après m’avoir expliqué où je dois chercher du secours. On va venir et l’on vous portera chez vous.
- Oh non ! Cela ferait un trop grand bruit ! Continuons ! Par la cour de la Fontaine je peux rentrer sans éveiller les curiosités.
On poursuivit donc, mais Charlotte la sentait peser plus lourdement sur son bras. En même temps la malade se penchait de plus en plus en avant, une main posée sur son ventre. Craignant qu'elle ne s’évanouisse et ne glisse sur le sable de l'allée, Charlotte avisa devant elle une porte, ou plutôt un passage mal éclairé où veillaient deux gardes. Tant bien que mal, on réussit à les rejoindre :
- De l’aide s'il vous plaît ! Ma... compagne est souffrante !
L'un de ces hommes s'approcha, regarda. Sans doute avait-il de bons yeux ou bien la coiffure scintillante lui rappela-t-elle quelque chose :
- Mais... c'est Mme la duchesse de Fontanges...
- Puisque vous l'avez reconnue, vous devinez l'urgence. Dépêchez-vous d'aller chercher du secours mais aussi discrètement que possible ! Madame voudrait rentrer chez elle en évitant le bruit...
- J’y vais... mais d’abord il y a là un banc. Il faut l’y asseoir...
La jeune duchesse n'avait même plus la force de protester. Elle se laissa tomber lourdement sur la pierre où Charlotte s'assit de manière à lui appuyer la tête sur son épaule...
- Faites vite, je vous en prie !
Le garde déposa sa hallebarde contre le mur, dit un mot à son collègue et fila comme un lapin vers la cour de la Fontaine. Il ne fut absent qu'un court moment mais à son retour, escorté de deux suivantes, deux laquais et un brancard, Fontanges avait perdu connaissance. Les femmes s'empressèrent autour d’elle, visiblement affolées. On essaya de l'étendre sur la civière mais elle avait dû revenir à la conscience, car elle se mit en chien de fusil sans doute pour avoir moins mal. L’une d’elles voulut lui enlever la mante de taffetas mais Charlotte s’y opposa :
- Laissez-la-lui et tâchez d’en couvrir son visage. Elle ne veut surtout pas que l’on sache cet accident...
- Puis-je vous demander qui vous êtes ?
- Je suis des filles d’honneur de Madame et j’ai connu Mme la duchesse lorsqu’elle l’était aussi... Allez, pressez-vous à présent ! J’espère qu’un médecin l’attend chez elle...
- Oui, oui... soyez tranquille Mademoiselle... ?
- De Fontenac !
- Merci ! On vous rapportera votre mante chez Madame...
L’instant suivant Charlotte regardait le petit groupe s'engager dans un large escalier montant à l'étage. Rassurée, elle se disposait à rebrousser chemin pour rentrer chez Madame quand un violent coup de tonnerre éclata juste au-dessus de sa tête. Simultanément un éclair déchira le ciel devenu noir comme de l’encre.
- Pressez-vous de vous mettre à l’abri, conseilla le garde qui s’était montré si secourable. Sinon vous allez être mouillée. A moins que vous ne préfériez attendre ici où vous serez à couvert...
- Merci, je préfère rentrer au cas où Madame me chercherait...
Prenant ses jupes à deux mains, elle se mit à courir le long du château mais elle n'était pas revenue à la hauteur de la chapelle que les nuages crevaient, déversant sur elle une trombe d'eau. En quelques secondes elle fut trempée mais n’en ralentit pas sa course pour autant, cherchant au contraire la protection du Quinconce au bout duquel était le salut...
Elle l'atteignait à peine quand l’attaque se produisit.
Brusquement quelque chose s'abattit sur elle l'enveloppant jusqu'à la ceinture - un tissu rêche qui pouvait être une couverture - où deux bras le resserrèrent. Elle sentit qu'on l’enlevait, que ses pieds ne touchaient plus terre. Elle hurla :
- A l’aide... Au secours !
Elle se débattit furieusement contre un agresseur plus vigoureux qu'elle. Il voulut la faire taire en appliquant une main sur sa bouche - à l'endroit tout au moins où il supposait qu'elle se trouvait -, mais pour ce faire dut relâcher son étreinte de la taille, ce qui permit à Charlotte de glisser sur le sol où elle hurla de plus belle mais alors il s’abattit sur elle. L’impression qu’un bahut lui tombait dessus ! Assommée, elle n’émit plus qu’un cri étouffé et perdit conscience...
En reprenant connaissance, ce fut la voix bien connue de Theobon qui lui parvint en premier :
- Où l’avez-vous trouvée ? S’inquiétait-elle.
On lui tapait dans les mains puis ce fut l’odeur piquante des sels qui la fit éternuer cependant qu’une autre voix perchée et mécontente répondait :
- Ici près, sous le Quinconce. Une grande brute était en train de l’assommer après lui avoir jeté je ne sais quel chiffon dessus !...
- Et vous avez volé à son secours ? Comme c’est bien ! Surtout par ce temps !
- Quoi, par ce temps ?
- Votre vaillance vous a fait oublier votre bel habit et vos rubans ! Je crains fort qu’ils ne soient gâtés !
- Hélas !... Cette divine couleur de rose mourante !... Mais l’on est gentilhomme que diantre !
Cette fois Charlotte ouvrit les yeux, sourit à Lydie puis s'arrêta sur le second visage qui était celui de Saint-Forgeat. Un Saint-Forgeat qui s’efforçait de faire bonne figure sous ses habits mouillés et sa perruque trempée. Elle lui sourit avec d’autant plus de gratitude qu'elle ne l’aurait jamais cru capable d'endosser l’armure du chevalier blanc défenseur de la veuve, de l’orphelin et des demoiselles en détresse :
- C’est vous qui m’avez sauvée ?
N’ayant plus de chapeau il salua du geste :
- J’ai eu cet honneur !
- Mais... comment avez-vous fait ? Ce malandrin semblait si fort.
- Quelques pouces de fer dans le dos sont convaincants vous savez ? Il a braillé et détalé sans demander son reste !
- Il aurait pu se retourner contre vous, hasarda Mlle de Theobon, une étincelle au coin de l’œil.
L’horreur se peignit sur la figure offusquée dont le fond de teint coulait lentement :
- Vous voulez dire... se battre avec moi ?
- Pourquoi pas ? Cela arrive quand on a affaire à ce genre d'individu... Il pouvait avoir... un couteau par exemple ?
- Un couteau ?... Pouah ! Un outil grossier qui ne saurait convenir à un gentilhomme. Seule l’épée...
Un doigt en l'air il semblait se disposer à entamer un cours magistral quand Theobon y coupa court :
- De toute façon nous ne vous remercierons jamais assez d’avoir secouru Mlle de Fontenac. Madame d’abord puis Monsieur sauront votre courage en la circonstance mais à présent, il faut me laisser prendre soin de Charlotte. Elle a eu très peur, elle est trempée et il lui faut du repos !
Ainsi congédié, Saint-Forgeat quitta la place en faisant des moulinets avec son arme et en sifflotant une ariette, visiblement satisfait de lui.
Après son départ, Charlotte, déshabillée, séchée, nantie d’une chemise de nuit propre et d’un bol de bouillon pour se réchauffer, gagna son lit dont sa compagne toujours efficace avait fait bassiner les draps comme en plein hiver. Non sans raison : l’orage qui continuait de balayer Fontainebleau avait fait tomber la température de plusieurs degrés. Il faisait presque froid. Charlotte se pelotonna dans son lit avec délice, repoussant de toutes ses forces le souvenir de ce qu’elle venait de vivre. Elle y penserait plus tard, quand elle serait remise... Naturellement courageuse, elle possédait cette faculté précieuse de s’abstraire un moment de ses soucis, de les laisser de côté afin de ne pas perturber le repos qui lui était nécessaire. Au couvent, son amie Victoire, que cela amusait, disait qu’elle avait la chance de pouvoir ôter sa tête et la déposer sur le chevet avant de s’endormir... La seule fois, évidemment, où elle n’avait pu le faire c’était justement cette fameuse nuit où elle avait laissé la panique l’entraîner à l’aventure sans s’accorder même le temps de réfléchir tant l’avait épouvantée la claustration définitive qui la menaçait.
Elle dormit d’un sommeil si réparateur cette nuit-là - ou ce qu’il en restait ! - qu’elle s’éveilla tard dans la matinée, tirée de son lit par Lydie au son des imprécations de Madame, outrée des dangers que pouvait faire courir à une jeune fille une anodine promenade dans un parc royal. Charlotte dut donc relater le début d’une histoire dont la princesse connaissait la fin. Son intention avait été de ne faire mention, en aucun cas, de sa rencontre avec Mlle de Fontanges mais là, elle avait été prise de vitesse : la jeune duchesse venait d’envoyer une de ses femmes prier Mlle de Fontenac de passer chez elle dans l’après-midi. Sur l’ordre de ses médecins elle gardait le lit et la recevrait par conséquent à l’heure qui lui conviendrait.
Tandis que Madame - qui allait mieux ! - clopinait avec précaution autour de son cabinet à la recherche de son agilité enfuie, Charlotte fit donc, pour elle et la seule Theobon, le récit de sa rencontre avec la favorite et de l’état où elle l’avait trouvée, mais sans mentionner les soupçons qu'elle nourrissait envers Mme de Montespan dont les bonnes relations avec les Orléans lui étaient connues.
- Pauvre fille ! Soupira Madame en se réinstallant un peu brusquement dans son fauteuil qui protesta. J’ai bien peur que son beau rêve ne soit désormais en miettes ! Le mal dont elle souffre est de ceux qui s’opposent aux relations normales entre amants. Le Roi a éprouvé pour elle la plus folle des passions. Plus forte, je pense, que celle qu’Athénaïs avait suscitée. Il a été fou de sa jeunesse, de sa beauté tellement parfaite que toutes les autres disparaissaient auprès d’elle. A part lui élever une statue il a commis toutes les folies pour elle, au point que la Reine en a tremblé. Seulement, comme les hommes dotés de gros appétits, Sa Majesté a besoin de partenaires à la mesure de cet appétit... et la maladie le fait fuir... Quand Fontanges est revenue de Maubuisson guérie - du moins en apparence ! - le feu a repris de plus belle mais si le mal est revenu...
- Madame a le sentiment qu’il va se détourner d'elle ? murmura Theobon. D’après Charlotte il reviendrait à Mme de Montespan.
- C'est ce que m’a dit Mme de Fontanges, appuya celle-ci.
- Rien d’étonnant à cela. La belle Athénaïs a peut-être vingt ans de plus que sa rivale mais elle n’a rien perdu de son éclat, ni de son esprit - un point faible chez Fontanges ! -, ni de sa vitalité... et elle jouit d’une santé de fer ! En perdant sa fraîcheur notre jolie fleur des monts d’Auvergne perd de sa beauté. Je crains fort qu’elle n’appartienne désormais au passé. Mais allez donc la voir comme elle vous le demande, petite, puisqu’il semble que vous ayez le pouvoir de lui faire du bien...
Et la messagère fut priée de venir chercher Mlle de Fontenac à quatre heures...
Le moment était bien choisi. L'orage de la nuit, s’il avait abattu quelques arbres et donné un surcroît de travail aux jardiniers, avait desserré l’étau de la chaleur, nettoyé le ciel et incité le Roi, les dames et la Cour à une promenade en forêt pour aller goûter au bord de la Seine. En suivant la jeune fille qu’on lui avait envoyée, Charlotte ne rencontra pratiquement personne et, étant inconnue à la Cour, n'éveilla aucune curiosité.
Proche de celui du Roi, l’appartement de la duchesse était l’un des plus beaux de l’étage et donnait à la fois sur la Cour ovale et le jardin de Diane mais il était presque désert quand Charlotte y pénétra. Pourtant, après avoir traversé l’antichambre et atteint un élégant cabinet tendu de brocatelle et abondamment fleuri, son guide lui fit signe de s'arrêter. La porte qui devait donner sur la chambre était entrouverte. Suffisamment pour laisser venir jusqu'à la visiteuse le ronronnement d'une voix au timbre assourdi couvrant mal l'écho de sanglots... Le cicérone de Charlotte eut un mouvement d'effroi qui déboucha sur un début d'affolement. Charlotte crut un instant qu'on allait lui faire rebrousser chemin, mais il n'en fut rien. On lui conseilla de rester là, dans l'embrasure d'une fenêtre, et d'attendre sans faire de bruit.
- L'heure est peut-être mal choisie, souffla-t-elle. Si la duchesse s’entretient avec son confesseur...
La voix qu'elle percevait était en effet basse, feutrée, comme celle d’un prêtre en train d’exhorter...
- Non, ce n’est pas un prêtre et je ne pense pas que cela dure longtemps. Ne bougez pas et attendez sans vous faire remarquer ! Je reviendrai vous chercher...
Sur ces mots la suivante s’éclipsa par une porte latérale laissant Charlotte dans son coin de fenêtre. Le ronronnement lénifiant continuait, les pleurs aussi d’ailleurs qui à mesure devenaient plus bruyants. Et soudain - ce fut un cri de révolte ! -, elle entendit :
- Mais, Madame, vous me parlez de quitter un amour comme on quitte un habit ! Jamais !... Jamais !
- Vous y serez contrainte. Autant vous donner la gloire de partir de vous-même ! Dieu a des grâces pour les âmes qui savent se soumettre à sa volonté...
- Où prenez-vous que Dieu exige le sacrifice de mon amour ? Le Seigneur n’a-t-il pas dit « Aimez-vous les uns les autres » ? J’aime, moi, et de toute mon âme !...
- Vous interprétez à votre profit mais regardez donc la vérité en face !
- Quelle vérité ?
- Vous vous êtes crue guérie et vous ne l’êtes pas. Vous n’avez pas vingt ans et vous perdez déjà votre beauté ! Ne vous y trompez pas ! C’est là un signe ! Votre amant ne supportera pas de vous voir vous flétrir à ses côtés ! Partez quand on peut encore vous regarder avec plaisir !... Il vous pleurera... un peu, ce qui est beaucoup chez lui !
- Est-ce lui qui vous a demandé de venir me dire tout cela ?
- Non. C’est l'intérêt que je vous porte ! Croyez-moi ! Partez quand il est encore temps !
Cette fois, il n’y eut d’autre réponse que de nouveaux sanglots. Dans l’embrasure de sa fenêtre Charlotte sentait monter en elle une vague d’indignation. Cette pauvre fille déjà ravagée par le chagrin n’avait nul besoin qu’une quelconque pécore vînt lui interdire les portes de l’espérance. N’écoutant que son indignation elle s'apprêtait à s’élancer au secours de la malheureuse duchesse quand la porte s’ouvrit sous la main d’une femme dont l’aspect la figea. Grande, un peu forte, elle n’était plus jeune mais belle encore, présentant un visage aux traits réguliers où les premières rides ne marquaient que légèrement une peau ivoirine. Les yeux noirs étaient magnifiques mais difficilement déchiffrables sous les paupières qui les voilaient par instants. La bouche était petite, charnue, pulpeuse même, mais avec quelque chose d’obstiné. Quand cette femme avait une idée en tête il devait être ardu de l’en faire démordre en dépit de l’expression douce, voire bénigne de ses traits. Elle était entièrement vêtue d’épaisse soie noire sans la moindre broderie d’or mais relevée par la blancheur des dentelles en point de France moussant à ses manches, à son modeste décolleté et composant la haute fontange couronnant ses cheveux noirs où paraissaient de discrètes mèches grises. Entre ses mains gantées, elle tenait un missel.
Ne s’attendant pas à trouver quelqu'un dans cette antichambre naguère encore la plus fréquentée des palais royaux, la dame s’immobilisa à la vue de Charlotte qu’elle dévisagea en relevant un sourcil surpris. L’âge de la dame exigeait que la jeune fille saluât, ce dont elle s'acquitta :
- Qui êtes-vous ? demanda l’inconnue.
- Mademoiselle de Fontenac, des filles d’honneur de Son Altesse Royale Madame la duchesse d'Orléans...
- Et vous venez voir Mme de Fontanges ? Avez-vous un message ?
Fidèle à elle-même, Charlotte lui aurait volontiers répondu de s’occuper de ce qui la regardait mais, après le dialogue qu'elle venait de surprendre, elle devinait une puissance plus ou moins occulte peut-être mais réelle dans cette femme :
- Madame la duchesse attend ma visite, se contenta-t-elle de répondre.
- Seriez-vous de ses amies... quoiqu’elle n'en ait guère ?
- Tout dépend de ce que l’on entend par « amie ». Je la plains sincèrement...
- Et vous faites bien ! En ce cas, essayez de lui montrer la voie de la raison. Elle est malade... et ce n'est pas à la Cour qu'il convient de se soigner...
Ayant dit, la dame offrit en guise de salut une brève inclinaison de sa coiffure de dentelle et passa son chemin. La courte traîne de sa robe ondula un instant sur le seuil de la porte, glissant silencieusement comme une grosse couleuvre noire...
Ainsi qu'elle s’y attendait, Charlotte trouva Fontanges pleurant toutes" les larmes de son corps, effondrée sur son immense lit tendu d’azur et d’or au milieu de ses femmes impuissantes. A celle qui l’avait introduite, Charlotte demanda qui était la dame dont la visite avait déchaîné ce paroxysme de désespoir. L’autre la regarda, effarée :
- Vous ne la connaissez pas ?
- Le devrais-je ?
- C’est que tout le monde la connaît à la Cour. On dit même qu’elle va remplacer notre pauvre duchesse dans les bonnes grâces du Roi. En un mot c’est Mme la marquise de Maintenon...
- Ah !
- On ne l’aime guère par ici, reprit son interlocutrice avec aigreur.
Charlotte n’ajouta rien. Madame Palatine, elle le savait, détestait sans prendre la peine de s’en cacher celle dont l’influence sur le Roi semblait grandir de jour en jour. Ayant vu l’ex-Mme Scarron, elle comprenait mieux l’aversion d’une « Liselotte » toute d’une pièce, franche jusqu’à la brutalité mais profondément bonne, pour cette femme un brin trop discrète, dont le visage se voulait empreint d’une douceur angélique que démentait par instants la dureté d’un regard de jais.
De quoi s’était-elle mêlée en venant prêcher à la pauvre Fontanges si péniblement atteinte dans ses entrailles le renoncement, la mise à l’écart sans nuances ? Le Roi l'avait-il mandatée ? Pour ce qu’elle savait de lui d’après les propos de Madame, sa fervente admiratrice, cela ne lui ressemblait pas. Mais si elle n’avait pas agi sur ordre, il fallait que cette Maintenon soit bien sûre de ne pas être démentie.
Auquel cas peut-être conviendrait-il de tenir compte du regard appuyé que la dame avait fait peser sur elle et qui, lui, n’avait rien de bénin. Charlotte remit à plus tard l’examen de la question. Un vent de panique se levait parmi les femmes de Fontanges. L'une d’elles s'écria :
- On ne peut pas la ranimer ! Un médecin, vite !
Deux caméristes sortirent en courant. Charlotte dont personne ne s’occupait plus jugea qu’il était temps pour elle de se retirer, quitte à envoyer plus tard prendre des nouvelles. Elle se contenta de dire à celle qui l’avait amenée :
- Si la duchesse me demande, n’hésitez pas à venir me chercher... quelle que soit l’heure.
En quittant cet appartement luxueux où les témoins de ce drame semblaient plongés dans une sincère affliction, elle fut choquée par l’écho de la fête qui se déroulait dans ce château qu’elle ne connaissait pas assez pour en situer l’endroit mais qui lui parut proche. Là, à deux pas, les violons faisaient rage et l’on devait danser.
Afin d’éviter de se retrouver au milieu du bal, elle choisit, pour rentrer chez Madame, de passer par l’extérieur et le Quinconce où l’on n’entendait que le chant des oiseaux...
Pourtant en atteignant le couvert des arbres, elle vit qu’il y avait quelqu'un. Certainement l’un des « garçons bleus » puisqu’il en portait le costume. Accroupi dans l’herbe, il était armé d’une loupe et examinait soigneusement un carré de terrain. Elle remarqua qu’il prenait quelque chose - un objet très petit sans doute, car elle n’en distingua rien -et le mettait dans sa poche. Bien que les pas de la jeune fille fissent peu de bruit sur la terre molle, il dut l’entendre car il se releva, se retourna et elle reconnut Alban Delalande.
- Mademoiselle de Fontenac ? fit-il avec l’ombre d’un sourire. Vous venez revoir le lieu du crime ? D’habitude c’est plutôt le rôle de l’assassin...
Le ton railleur déplut à Charlotte qui haussa les épaules :
- Le crime ? L’assassin ! Quel galimatias est-ce là?
Il eut ce bizarre sourire en coin dont elle se refusait de s’avouer qu’il lui plaisait :
- Allons, ne faites pas comme si vous ne compreniez pas ! C’est bien à cet endroit que vous avez été agressée cette nuit en sortant de chez Mme de Fontanges ?
- Oui... sans doute ! Je n’ai pas fait très attention. En revanche je me demande ce que vous venez y chercher... et sous ce costume ?
- Un costume remarquablement pratique pour surveiller ce qui se passe au château. Les garçons bleus vont partout...
- Assurément, mais c’est hier au soir que votre présence aurait été utile. Vous aviez promis de veiller sur moi ou ai-je rêvé ?
- Je l’ai promis et j’ai tenu parole... seulement quelqu'un d’autre m’a devancé...
- M. de Saint-Forgeat dont j’aurais juré qu’il était incapable d’un tel exploit !
- Il ne faut jamais se fier à l’eau qui dort... Cela dit ce n’est pas un exploit extraordinaire que d’enfoncer deux pouces de fer dans les côtes d'un malfaiteur qui vous tourne le dos.
- Encore fallait-il y être. Or je n’ai pas souvenance de vous avoir vu.
- Vous ne pouviez pas me voir. Pendant que l’on s’occupait de vous j’ai poursuivi votre agresseur...
- Vous l’avez pris ? Bravo !
- Ma foi non, il m’a échappé.
- Autrement dit et malgré ses blessures il courait plus vite que vous ! Félicitations !
- Ne soyez pas stupide ! Il m’a échappé parce que je l’ai fait à bon escient. Si je l’ai laissé filer c’est que je voulais savoir où il allait et, si possible, qui il est.
- Et vous savez tout cela ?
- Je sais toujours tout ce que je veux savoir !
Dieu qu’il était agaçant ! Il avait une façon de la regarder en penchant légèrement la tête de côté qui lui donnait sur les nerfs. Comment avait-elle pu se laisser aller à l’embrasser... à lui dire que... Oh ! C’était proprement insupportable !
- A mon avis, fit-elle en redressant fièrement la tête, vous en savez certainement davantage qu’il ne conviendrait ! On en vient à dire n’importe quoi quand on est avec vous !
- Etait-ce le cas lorsque je vous ai amenée chez M. de La Reynie ?
- Exactement ! Aussi je préférerais que vous n’y pensiez plus...
- Rassurez-vous, c’est déjà fait ! J’ai tout oublié...
- Voilà qui me convient ! Eh bien mille mercis Monsieur Delalande !
Elle lui tournait déjà le dos. Sans bouger il lança :
- Vous n’êtes pas curieuse de connaître le nom de votre agresseur ?
- Vous le savez ?
- Je vous ai dit que...
- Ne rabâchez pas ! Je suis au courant, vous savez toujours tout. Alors ?
- Il s'appelle Eon de La Pivardière, le prétendant de votre mère.
- C'est impossible ! Ils sont en Italie tous les deux !
- On en revient ! Vous êtes bien revenue d’Espagne, vous ? Alors, un conseil d’ami : méfiez-vous !
Et, aussi prestement que s’il eût été un elfe des bois, il disparut derrière les arbres du Quinconce, laissant Charlotte trop étourdie pour mettre deux idées bout à bout. Et ce fut à pas lents qu’elle rentra chez Madame…
Charlotte ne revit pas Mlle de Fontanges. En dépit des soins du prieur de Cabrières accouru à son chevet, les pertes de sang continuaient et la jeune femme allait s’affaiblissant. Le Roi venait chaque jour prendre de ses nouvelles mais il ne s'attardait guère plus de quelques minutes, ce qui désespérait la malade. Chacun devinait qu'elle allait bientôt quitter la scène où, pendant plus d’une année, elle avait joué un premier rôle si divinement grisant !...
A sa demande, celui qu’elle aimait tant lui accorda une ultime faveur. S'autorisant de ce que, dix ans auparavant, Mme de Montespan avait obtenu pour sa sœur aînée Gabrielle de Rochechouart-Mortemart la plus que royale abbaye de Fontevrault où elle régnait sur une double communauté - féminine et masculine ! - ainsi que sur les tombeaux des rois Plantagenêt d’Angleterre, Angélique demanda l’abbaye de Chelles pour sa sœur Catherine de Scorailles de Roussille. Fondée jadis par la sainte reine Radegonde, et toujours sous la crosse d’une abbesse de haut rang, Chelles n’était inférieure que de peu à Fontevrault. En outre, la jeune Catherine, en religion depuis l'âge de quatre ans par vocation, venait de l’abbaye de Faremoutiers dont sa tante Jeanne de Plas était abbesse. Elle était donc tout à fait digne de s'asseoir au siège abbatial.
Le 12 juillet, la Cour quittait Fontainebleau pour rejoindre Saint-Germain après avoir assisté au départ de la nouvelle abbesse que suivait, dans son carrosse de voyage à huit chevaux, Mme la duchesse de Fontanges accompagnée de son confesseur et d’une nuée de domestiques, femmes de chambre, cuisiniers, valets de pied et autres serviteurs composant alors le personnel d’une maison ducale. Ses autres sœurs, son frère et quelques amis venaient ensuite, tassés dans des carrosses à quatre chevaux. La Cour entière assista à ce départ qu’elle s’en serait voulue de manquer. Le Roi en personne mit en voiture celle dont tous savaient qu’elle ne reviendrait plus. Et elle, de son côté, avait fait ce qu’il fallait pour que soit inoubliable cette dernière image qu’elle offrait à la Cour... Vêtue de satin d’azur pâle et de dentelles neigeuses givrées de brillants, ses magnifiques cheveux d’or roux mêlés de perles et artistement décoiffés sous cette « fontange » scintillante qu’elle laissait pour emblème, portant à la gorge, aux poignets et aux oreilles les plus beaux diamants offerts par son royal amant, droite et fière en dépit de son mal, un éventail aux doigts, elle semblait quelque divinité venue visiter une terre indigne de la garder et on put voir une larme se perdre dans la moustache de Louis XIV quand le carrosse se fut enfoncé sous les arbres de la forêt.
Comme tout le monde - et à son rang -, Madame, entourée de ses dames et demoiselles, assistait au départ de son ancienne fille d’honneur montrant un air de mélancolie qui lui était peu habituel :
- Qui eût cru, soupira-t-elle, qu’un astre aussi éclatant fût passé aussi vite ? Le Roi l'aimait si fort que l’on aurait pu croire son règne se poursuivant durant des années. Jusqu’à ces derniers mois elle était la jeunesse incarnée... Et regardez maintenant ce qui reste à notre Sire ? La robe noire et les yeux hypocritement baissés de cette Maintenon qui a le double de son âge !
- Mme de Montespan a le même pourtant et elle est encore remarquablement belle ! Voyez-la plutôt dans sa calèche ! Elle rayonne positivement !
- Elle aurait tort de pleurer, remarqua Mme de Ventadour. Fontanges était son œuvre et elle l’a complètement éclipsée. J'ai l’impression qu’elle lui a donné la peur de sa vie. A présent la voilà libérée !
- A ce propos, demanda Charlotte à Theobon, comment se fait-il qu’elle soit devenue duchesse alors que Mme de Montespan qui a donné des enfants au Roi n’a pas été élevée au tabouret ?
- C’est tout simple. Fontanges n’est pas en puissance de mari, ce qui n’est pas le cas de la belle Athénaïs. Pour en faire une duchesse il aurait fallu faire un duc de l’encombrant Montespan !
- Oh, encombrant, il ne l’est plus guère, remarqua Mme de Ventadour. Il vit retiré sur ses terres où il a fait célébrer les funérailles de sa femme. J’admets qu’au moment où a éclaté la passion du Roi ce n'était pas le cas : on ne voyait que lui à Saint-Germain, en grand deuil et portant à son chapeau une gigantesque paire de bois de cerf. A la suite de quoi il a tâté de tout : de la Bastille comme de l’exil sans modifier le moins du monde sa position.
- Il n'a jamais servi aux armées ?
- Que si... et fort brillamment, reprit Theobon, mais la mort n’a pas voulu de lui... pas plus que sa femme !
- On ne le voit jamais à la Cour ?
- Vous voulez rire ? La dernière fois - et cela remonte à des années -, il voulait se battre en duel avec le Roi !
- Evidemment !
Quand le - triste ! - cortège de la nouvelle abbesse et de sa sœur se fut effacé, le Roi et la Reine quittèrent Fontainebleau pour rentrer à Saint-Germain tandis que les Orléans se disposaient à regagner le cher Saint-Cloud avec un enthousiasme unanime. Madame y était plus heureuse que partout ailleurs ; quant à Monsieur son époux, il avait toujours la tête pleine de nouveaux agencements pour son beau château et brûlait de les mettre en pratique. En outre, il se trouvait à l'étroit dans son logis de Fontainebleau et ne voyait pas pourquoi son frère l'obligeait à cette contrainte quand il était tellement mieux chez lui !
- C'est ce qu'il est convenu d'appeler la vie de famille, lui rappelait Madame qui pour des raisons personnelles ne détestait pas le voisinage quotidien d'un beau-frère un rien trop séduisant.
- La vie de famille ? Est-ce que je sais ce que c'est ? Au temps de l'affreux Mazarin nous vivions avec les domestiques, Sa Majesté et moi, et nous nous disputions à qui aurait l’assiette la mieux garnie... quand on pensait à nous nourrir ! Et nous dormions dans des draps troués quand M. le Cardinal se vautrait dans la soie et le velours ! De temps en temps on nous décrassait, on nous habillait avec magnificence pour nous montrer au peuple, à des visiteurs étrangers ou pour un Te Deum à Notre-Dame après quoi on nous renvoyait à notre grisaille ! Alors que venez-vous me parler de vie de famille ? Vous savez ce que c’est. Moi pas !
Et vivement applaudi par la horde dorée de ses gentilshommes, Monsieur, un voile sur la figure pour éviter que le soleil ne gâte sa peau délicate, grimpa dans son carrosse en compagnie du chevalier de Lorraine, du marquis d’Effiat et de Saint-Forgeat... Et l’on partit à travers la luxuriante campagne briarde.
On ne gagna pas Saint-Cloud directement. Une halte au Palais-Royal s'imposait pour procéder à un échange de bagages et, pour Monsieur, apprendre les nouvelles de la capitale qui lui tenait fort à cœur et dont il se savait presque plus roi que son aîné.
On venait juste d'arriver quand Charlotte reçut un billet de La Reynie : Charles de Brécourt était rentré depuis deux jours dans l'hôtel familial où il mettait de l’ordre dans ses affaires et, sans doute, s’occupait des funérailles de sa mère avant d’aller présenter ses devoirs au Roi et à son ministre Colbert. C’était enfin une bonne nouvelle et Charlotte n’eut aucune peine à obtenir la permission de se rendre rue de la Culture-Sainte-Catherine. Madame y mit seulement une condition :
- N’y allez pas seule ! D’abord ce n’est pas convenable, ensuite, dans des circonstances aussi douloureuses, il vaut mieux avoir une amie avec soi. Emmenez Neuville !
Charlotte ne demandait pas mieux. Le séjour à Fontainebleau avait encore resserré les liens entre les deux filles, même si le service des enfants princiers était nettement plus absorbant que celui de Madame, même handicapée et ne se déroulant pas aux mêmes heures. Cécile, n’ayant plus qu’un frère qui ne s’occupait jamais d’elle, compatissait au chagrin de son amie privée par un crime révoltant de la seule protection affectueuse qui lui restât. Charlotte, bien sûr, n’avait pas fait la moindre allusion à la folie passagère qui l’avait jetée dans les bras d’Alban Delalande. Instant qu'elle s'efforçait à présent d’oublier, car lorsqu’il lui arrivait d’y penser, elle ne pouvait se défendre d’un frisson beaucoup trop délicieux pour la paix de son âme.
Au dernier moment cependant, Madame changea d’avis et ce fut Theobon, plus mûre, qui accompagna Charlotte.
Vers quatre heures de l’après-midi, une voiture du Palais-Royal franchissait le porche de l’hôtel de Brécourt et s'arrêtait dans la cour au centre de laquelle était une fontaine muette. Un valet vint à la porte s’enquérir des visiteuses, qui donnèrent leur nom. Puis il ajouta :
- C’est que Monsieur le comte reçoit une dame et je ne sais...
- Et il la reçoit où cette dame ? fit Lydie avec hauteur. Pas dans sa chambre j'espère ?
- Oh Mademoiselle ! J’ai dit une « dame » et...
- Et vous ne risquez pas de savoir s'il peut en recevoir deux autres si vous ne le lui demandez pas ! Pour ma part je lui porte les condoléances de Madame, duchesse d'Orléans !
Elles attendirent un moment en silence. Tout d'ailleurs était silence dans cette demeure où se montraient partout les couleurs du deuil, comme sur les livrées des domestiques. Il y avait aussi des bandes de crêpe aux portes et à l'intérieur, les volets étaient clos, seule la lumière des cierges étant admise.
Le valet revint prier les visiteuses de le suivre et elles pénétrèrent dans un vestibule d'où partait un escalier de pierre le long duquel s'échelonnaient des niches contenant des statues dont chacune arborait son ruban noir. De l’étage partait une enfilade de salons à peine éclairés par des bougies.
Le maître de maison se tenait dans le premier adossé à une console dont la glace était voilée. Charlotte ne l'avait pas vu depuis longtemps - plusieurs années ! -, mais elle sentit une joie à constater qu'il ressemblait plus que jamais à sa chère marraine. C'était - en plus viril ! - les mêmes traits, les mêmes yeux lumineux et certainement le même sourire bien qu'il fût improbable qu'elle pût le constater.
On échangea les révérences rituelles et Mlle de Theobon débita son petit discours dont elle accompagna une lettre de Madame et qu’elle acheva en s’écartant pour faire place à une Charlotte qui, les larmes aux yeux, était prête à tomber dans les bras de son cousin pour communier avec lui dans le chagrin d'une perte aussi cruelle. Or, au lieu de s’approcher d’elle, Charles de Brécourt lui jeta un regard glacé :
- Quelle audace de venir afficher un visage d’affliction! Croyez-vous que j'ignore qui est la cause première de cette monstruosité où ma mère a trouvé la mort ?
Désarçonnée par la brutalité de l'apostrophe, Charlotte ne trouva rien à répondre sinon :
- Vous ne voulez pas dire que...
- Qu’elle est morte à cause de vous ? Oh si ! Et je l’affirme bien haut ! Le refuge qu'elle vous a offert après votre ridicule fuite du couvent des Ursulines, l’asile qu’elle vous a trouvé et son refus de vous rendre à la baronne ont attiré sur elle les haines de cette abominable femme, car c’est elle, j’en jurerais devant Dieu, qui a armé les estafiers chargés d’assassiner la meilleure des mères !
La sortie était un peu grandiloquente. L’indignation, la colère vinrent au secours de Charlotte :
- En ce cas que n’allez-vous porter votre plainte au Roi? C’est lui l’instance suprême. C’est à lui seul de rendre justice à ce qui touche à sa noblesse...
- Vous en parlez à votre aise n’est-ce pas ? C’est pourtant lui qui a ordonné que le château de Prunoy soit fouillé de fond en comble au lendemain de votre fuite ? Nul autre que Sa Majesté ne pouvait donner un ordre qui vous met hors la loi... comme ceux qui vous auront accueillie !
- Un instant ! Coupa Lydie de Theobon en repoussant légèrement sa jeune compagne. Vous devriez mesurer vos paroles, Monsieur de Brécourt ! Ou entreprenez-vous de mettre hors de la légalité les personnes qui ont ouvert leurs portes à Mlle de Fontenac ? Si cela est, j’aimerais que vous veniez vous en expliquer avec Son Altesse Royale, Madame, duchesse d’Orléans, ainsi qu'avec Monsieur, frère du Roi, qui a toujours montré bon visage à celle dont vous me semblez décidé à faire un monstre. Et pourquoi donc pas à la reine d’Espagne ?
- Je suis persuadé qu’ils ignorent encore que cette... jeune personne a osé s’enfuir d’un couvent telle une servante ayant volé l’argenterie...
- Ils n’ignorent absolument rien. Madame votre mère ne leur avait rien caché. Serait-ce un crime de refuser de s'ensevelir à quinze ans sous un voile noir de nonne quand on n’a pas la vocation ? Aucune alternative n’était laissée à cette pauvre enfant : elle devait se soumettre un point c’est tout et sa mère n’a même pas pris la peine de se déranger pour lui signifier une volonté dont le but est des plus transparents : s’assurer la totalité des biens laissés par le défunt baron de Fontenac à sa fille.
- A condition qu'elle soit sa fille !
- Quoi ?... Comment ?
Le double cri de surprise indignée fusa en même temps, amenant un sourire de dédain sur les lèvres de Brécourt :
- Il semblerait que Mme de Fontenac n’ait aucun doute à ce sujet, ce qui est bien normal, et qu'elle en ait parlé ouvertement à ma mère lors de leurs rares entrevues. Mme de Brécourt savait donc à quoi s’en tenir. Elle haïssait sa belle-sœur qu’elle accusait d’avoir empoisonné son frère mais tenait à préserver sa « filleule ». Elle aurait déclaré qu'elle se chargeait d’elle et que, le moment venu, elle la doterait ! C'est ce que j'ai appris, par lettre, ces jours derniers. En conséquence de quoi vous comprendrez sans peine que je préfère dès à présent mettre un terme à nos relations. En mémoire de ma mère, je garderai un secret dont je n'ai pas la clef mais je ne vois nulle raison de vous doter s'il prend à quelqu’un fantaisie de vous épouser. Je vous concède le nom de Fontenac - que vous y ayez droit ou non -, c’est déjà fort joli puisque vous héritez du baron. A condition, évidemment, que votre « mère » vous en laisse le loisir. Mademoiselle de Theobon, croyez-moi votre serviteur !
Revenue de sa surprise et bouillante d’indignation, celle-ci passa un bras autour des épaules de Charlotte qui semblait sur le point de s’évanouir et lâcha :
- Avoir des serviteurs de votre acabit est certainement la dernière chose que je souhaiterais, Monsieur ! Inutile de vous demander qui vous a si judicieusement renseigné ?
- Inutile, en effet !
- Je n’en suis pas surprise ! Laissez-moi vous dire, entre parenthèses, qu’après avoir eu le bonheur de connaître Mme la comtesse de Brécourt et son cœur immense, on a du mal à croire que vous soyez son fils ! Il y a comme cela des erreurs de la nature ! Venez, Charlotte !
Mais revenant peu à peu à la claire conscience après ce coup inattendu, la jeune fille posa une dernière question :
- Puis-je savoir la date et le lieu des funérailles ?
- Demain je l’emmène à Brécourt. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que je ne souhaite pas vous y voir !
- Dire qu’elle vous adorait et vous croyait aussi bon, aussi généreux qu’elle l’était !
- Je sais ce qu'elle était et je n’ai point besoin qu’on me le rappelle.
- Alors souffrez que je vous dise encore un mot : j'ai trouvé auprès d’elle l’affection que me donnait mon père... Non ! Ne recommencez pas ! s’écria-t-elle, prévenant la protestation qu’il allait lui opposer. Qu’il l’ait été ou non je l’aimais et il m’aimait. Ce qui n’est pas le cas de ma mère !
- Où voulez-vous en venir ? S’impatienta Brécourt.
- A ceci ! Je ne l’accompagnerai pas pour son dernier voyage mais le Diable m'emporte si je ne porte pas son deuil !
Et Charlotte, éclatant en sanglots, regagna la voiture dans laquelle Mlle de Theobon la rejoignit plus calmement. Elle l’y trouva renversée sur le dossier de velours, les paupières closes sous lesquelles glissait sans discontinuer un double petit ruisseau. Remettant à plus tard les paroles de consolation qui sans doute ne serviraient à rien, Lydie se contenta de prendre la main abandonnée sur les genoux et de la serrer dans les siennes dans l’espoir de lui communiquer la chaleur de son amitié. Simultanément, elle ordonnait au cocher de les mener au cours la Reine avant de regagner le Palais-Royal. Il fallait donner à Charlotte le temps de retrouver son sang-froid.
Elles roulèrent en silence plusieurs minutes, Theobon essuyant d’un mouchoir délicat l’écoulement qui semblait intarissable. Sa patience fut récompensée : il finit par ralentir puis cesser. Charlotte toussa pour s'éclaircir la gorge et tourna la tête vers sa compagne :
- Merci, dit-elle. Sans vous je ne sais trop ce que je serais devenue. C’est affreux, vous savez, de perdre d’un seul coup tout ce que l’on croyait être. Je ne sais vraiment plus qui je suis !
- Raisonnons un peu, voulez-vous ? Un fait reste certain, c'est que vous êtes la fille de votre mère...
- Si vous croyez que c’est consolant ? Elle me déteste et je le lui rends bien. Et à moins qu’elle n’ait simulé une grossesse et acheté l’enfant d'une servante, j'appartiens à l'illustre tribu des Chamoiseau.
Elle était si furieuse que Theobon retint un sourire :
- C'est mieux que rien... et d'ailleurs pourquoi voulez-vous que Mme de Fontenac eût été incapable de procréer ?
- Vous devez avoir raison. J'étais encore petite mais je me souviens l'avoir entendue raconter à maintes reprises les affreuses douleurs de sa délivrance au point d'en être dégoûtée...
- Et ce sont ces tourments qu'elle ne vous a pas pardonnés ? Et c'est pourquoi vous êtes fille unique. Donc elle est forcément votre mère. Reste à savoir qui est votre père ?
- Pour moi il n’y en aura jamais d’autre que M. de Fontenac. Je l’aimais et il m’aimait. C’est à sa mort que l’on m’a expédiée dans un couvent d’où je ne devais plus sortir.
- Il n’y a nullement lieu d’essayer de changer vos sentiments. Cet amour mutuel a tissé des liens peut-être plus solides que ceux noués par la nature. D’ailleurs, en dépit de ce que j’ai affirmé, je serais curieuse de savoir de qui M. de Brécourt tire ses certitudes. Je jurerais qu’on ne lui a pas fourni la moindre preuve - où serait-on allé la chercher ? Je me le demande - et qu’il s'agit là d’un de ces ragots venimeux que l’on colporte à longueur d’années à la Cour comme à la Ville. Et je comprends mal que cet homme intelligent, un officier de valeur de surcroît, vivant plus souvent sur le pont d’un navire que sur le parquet des résidences royales, se soit mis à croire dur comme fer à cette « révélation »... à moins qu’il n’y trouve son intérêt !
- Vous voulez parler de cette « dot » que ma marraine s’était engagée à me donner ? Ce serait mesquin. La fortune des Brécourt est importante et il n’a jamais été question de m’en donner la moitié. En outre cela ne ressemble absolument pas au souvenir que je garde de ce garçon qu'elle adorait et qui semblait le mériter largement. L’homme que nous venons de rencontrer n’est plus le même que celui de jadis. Les rares fois où je l’ai vu il s’était montré charmant...
- Ou il a beaucoup changé ou il a toujours été un habile comédien. Mais, j'y pense, à qui la comtesse a-t-elle confié qu’elle-vous doterait ?
- A Madame... et à ma mère lorsqu'elle est venue au château de Prunoy pour me reprendre. J’ai dans un coffret la lettre de ma tante relatant leur querelle...
Mlle de Theobon garda le silence un moment, réfléchissant, puis se mit à penser à voix haute :
- Je me demande si nous ne cherchons pas loin ce qui est juste sous nos yeux. Pourquoi donc l’informateur ne serait-il pas une informatrice, celle-ci n’étant autre que Mme de Fontenac ?
- Il n’aurait jamais accepté de la recevoir. Il la méprise autant que le faisait sa mère...
- Jamais entendu parler de lettres anonymes ? Pauvre innocente ! Qui mieux qu'elle sait à quoi s’en tenir sur votre véritable père ? De là à ce que le « corbeau » soit Mme de Fontenac elle-même. Le ragot ne serait alors qu’une habile machination destinée à vous aliéner la protection des Brécourt.
- Mon Dieu ! Gémit Charlotte en se prenant la tête à deux mains. C’est à devenir folle !
- Mais non, et si vous vivez longtemps à la Cour vous en verrez d’autres. En attendant allons raconter l’histoire à Madame... et lui demander de vous offrir un verre de vin d’Espagne. Depuis qu’elle en reçoit de Madrid elle le considère souverain contre les idées noires. Sa production étant la seule qualité qu’elle reconnaît aux Espagnols.
Ainsi qu’on s’y attendait, Madame prit fait et cause pour Charlotte mais ne lui offrit pas de vin d’Alicante jugé trop mou pour les chocs de cette importance. Ce fut donc à l’aide d’une vieille eau-de-vie de cerise d'Heidelberg qu'elle entreprit de la réconforter avant de l'envoyer au lit avec des compresses d’eau froide sur ses yeux bouffis par les larmes.
- Une bonne nuit, prophétisa-t-elle, et vous verrez les choses tout autrement. D'ailleurs, demain, nous partons pour Saint-Cloud...
Dans l'état d'esprit de la jeune fille, c'était la meilleure des nouvelles. Charlotte aimait beaucoup Saint-Cloud, son décor enchanteur où, en dépit d'une somptuosité sans égale, on trouvait le moyen de vivre d’une façon quasi familiale. A l’exception du dîner où tout le monde se réunissait, on pouvait se faire servir là où bon vous semblait, voire au fond du parc où un valet se chargeait de porter un panier. Il n’était pas rare non plus de voir Madame, en négligé du matin, étrangement équipée de bottes, aller distribuer du pain à ses chevaux et à ses chiens. Quant à Monsieur, ses souliers à hauts talons remplacés par des chaussons glissés dans des sabots, son habit protégé par une ample blouse bleue et sa tête par un chapeau à larges bords, il ne voyait aucun inconvénient à rejoindre ses jardiniers dans une terre fraîchement bêchée pour décider des plantations que l’on allait y faire. Ou encore, hissé à nouveau sur ses talons mais sans ôter sa blouse protectrice, retrouver son peintre Mignard dans la salle de bal dont on achevait les scènes mythologiques du plafond. Chose à peine croyable, tout le monde au château était toujours d’une humeur charmante. Même le chevalier de Lorraine qui cependant ne connaissait pas de plaisir plus vif que tarabuster Monsieur. Il est vrai que Mme de Grancey rentrait d’Espagne munie d'un plein panier de méchancetés sur l'entourage de la Reine et de très substantiels présents qu’en échange de son départ elle avait su arracher au duc de Medina Caeli. Ces deux-là avaient beaucoup à se dire...
Charlotte, qui avait du temps libre, le passait le plus souvent en compagnie de son amie Cécile et des princesses dont celle-ci s'occupait : la jeune Anne-Marie, onze ans, fille de la première Madame titrée Mlle de Valois, et la petite Elisabeth-Charlotte de cinq ans que l'on nommait Mlle de Chartres. Avec ses huit ans, leur demi-frère et frère Philippe, futur duc d’Orléans[11], avait rejoint le clan des hommes et l’on était entre filles.
Il faisait si beau cet été-là que ces demoiselles passaient le plus clair de leurs journées dans les jardins et le parc... Ce fut dans ce décor qu’un matin elles rencontrèrent Mme de Grancey. Abritée sous le parasol bleu dont elle avait pris l’habitude en Espagne afin de protéger son teint des ardeurs du soleil, elle se promenait d’un pas tranquille lorsqu’elle les aperçut et vint à leur rencontre :
- Ainsi je vous retrouve, mesdemoiselles ? C’est une surprise à laquelle je ne m’attendais pas.
- Pourquoi donc ? fit Cécile qui connaissait la dame de plus longue date que Charlotte et pouvait se permettre plus de liberté. Ayant quitté le service de la reine Maria-Luisa il était naturel que nous reprenions nos fonctions précédentes au Palais-Royal !
- Disons que... vous avez eu de la chance ! Ce pauvre Saint Chamant n’en a pas eu autant.
- Que lui est-il arrivé ? Il n’est pas retourné à Madrid suivant son intention ?
- Que non ! Notre Sire le Roi, déjà peu satisfait qu’il eût démissionné des gardes du corps pour suivre Mademoiselle lors de son mariage, lui en a fait défense expresse, si mes renseignements sont exacts...
- Mais pourquoi ? demanda Charlotte. Il n'a rien fait de mal en portant à Madame une lettre de sa belle-fille.
- ... Qui en contenait une autre destinée au Roi portant les plaintes de la jeune reine désireuse de rentrer alors que l’on tient essentiellement à ce qu’elle reste où elle est. Quant à Saint Chamant il ne pouvait être question de le laisser désobéir une nouvelle fois par amour. C’est très gênant un amoureux, surtout dans une cour aussi rigide que celle-là...
- Enfin qu'en a-t-on fait ? On ne l’aurait quand même pas embastillé ? fit Cécile.
- Il n’est pas dangereux à ce point-là. On s’est contenté de l’envoyer contempler le château familial dans son Auvergne natale. Et je pense qu’il y est pour un bon moment...
- Pauvre garçon ! Quelle injustice ! Émit Charlotte compatissante.
- Si j’étais vous j’éviterais ce genre de discours ! Estimez-vous heureuses d’avoir repris votre place ici. On aurait fort bien pu vous renvoyer chez les vôtres...
- Mais vous-même, Madame, lança Charlotte non sans insolence, pourquoi êtes-vous rentrée ?
- Vous n’imaginez pas que j'allais passer ma vie dans ce pays ? On y meurt d'ennui surtout quand on a l’habitude de nos palais français. Si dans certains cas il est judicieux de se faire oublier, dans d'autres c'est tout le contraire qui se produit et grâce à Dieu j'ai des amis qui ont fait en sorte de me réclamer.
On ne pouvait douter desquels il s'agissait. Ou plutôt duquel : le chevalier de Lorraine avec qui elle formait un couple hors norme lié par leur commune passion de l’or et autres richesses. D'ailleurs, pour célébrer le retour de sa belle, ledit chevalier donna une fête dans son magnifique domaine de Frémont où furent tous ses amis, Monsieur en tête, et où il oublia d'inviter Madame. Ce dont l'intéressée ne montra aucune acrimonie : elle n'était jamais si heureuse que dans les moments, trop rares pour elle, où le beau Philippe était loin. Le cher Saint-Cloud devenait alors une sorte de Paradis avant le serpent. Ce soir-là, la Chambre ardente avait clos sa séance plus tard que d'habitude et il était plus de neuf heures quand Nicolas de La Reynie regagna son bureau du Châtelet. Alban l'y attendait, sans impatience, en fumant une longue pipe en terre comme les affectionnaient les marins, les pieds sur les chenets de la cheminée et le dos calé au dossier raide d'une chaise gothique.
En voyant entrer son chef chargé d'une pile de documents, il se leva et posa sa pipe dans l’âtre pour aller le soulager de son fardeau. Le lieutenant général de Police l'en remercia d'un sourire fatigué et se laissa tomber dans son grand fauteuil de cuir :
- Trouve-moi quelque chose à boire ! Soupira-t-il. J’ai la gorge aussi sèche que si j’avais avalé toute la poussière de Paris... De l’eau, tiens ! Cela suffira...
La Reynie, travaillant souvent une partie de la nuit, avait à sa disposition, dans une sorte de placard, une cruche d’eau fraîche renouvelée chaque jour et un ou deux flacons d’eau-de-vie. Il avala d’un trait le contenu du verre que lui tendait Alban mais les plis soucieux qui barraient son front ne s'effacèrent pas.
- C'est si grave que cela ? S’inquiéta le jeune policier.
- Oui, parce que cette fois, nous en sommes au point que nous redoutions depuis si longtemps. La Voisin est morte sans parler mais aujourd’hui nous avons entendu sa fille et aussi l’immonde Guibourg, ce prêtre louche, boiteux, qui porte son infamie inscrite sur son visage. Et ces deux-là parlent, crois-moi, plus que ne feraient tous ceux que nous tenons à la Bastille ou à Vincennes. C’est effrayant !
- Et que disent-ils ?
- Tu veux t’en faire une idée ? Ecoute, alors !
Ayant ouvert l’un des dossiers, La Reynie y prit un papier qu’il se mit à lire à mi-voix :
« Mlle des Œillets est venue pendant deux années et plus chez ma mère ; on ne la nommait pas par son nom, non plus que d’autres, ne voulant pas être connue. Et lorsque ma mère n’y était pas, on lui disait au retour que la demoiselle brune qui avait sa robe troussée devant et derrière à deux queues était venue la demander. Elle, fille Voisin, la connaissait particulièrement pour lui avoir parlé plusieurs fois et lui avoir porté des sachets de poudre à Saint-Germain. »
- Tant que cette femme ne parle que de Mlle des Œillets, ce n’est pas si dramatique. Certes, elle est la suivante préférée de Mme de Montespan, sa confidente, mais c’est une assez jolie fille et elle peut avoir eu commerce avec la Voisin pour ses propres affaires...
- Ne te fais pas l’avocat du diable ! Il ne fait aucun doute, pour les juges, que son nom ne fait qu’en cacher un autre... Voici mieux d’ailleurs : « Toutes les fois qu’il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du Roi, elle en donnait avis à sa mère afin qu’elle apportât quelque remède. Et sa mère avait aussitôt recours à des prêtres par qui elle faisait dire des messes et donnait des poudres pour en faire prendre au Roi... »
- Cette fois vous avez raison, le nom est prononcé mais des poudres peuvent être prises pour une foule de choses, pour l’amour par exemple ?...
- Elles ne devaient pas être bien efficaces. Je sais qu’à cette époque, le Roi s'est plaint de maux de tête tenaces. Par malheur, la fille Voisin dit aussi qu'au plus fort de la passion avec Mlle de Fontanges, il a été question d'empoisonner le Roi!... Je sais : cela ne tient pas debout ! La mort du Roi signifierait l’accession au trône du Grand Dauphin et l’on peut chercher en vain quel intérêt y aurait eu la marquise. Il n’en demeure pas moins que le fait est écrit ici noir sur blanc... Enfin il y a les messes noires.
- Ah !
- Maintenant c’est Guibourg qui a pris le relais. Il dit avoir célébré plusieurs de ces messes sur la même dame. La première il y a huit ans dans la chapelle du château de Villebouzin près de Montlhéry... la seconde sur les remparts de Saint-Denis... la troisième chez la Voisin. C’était il y a cinq ans. Il déclare qu’il s'agissait toujours de la même personne et qu’on lui avait dit que cette femme était Mme de Montespan... Il y en aurait eu d’autres... Ce que nous savons tous les deux, n'est-ce pas ?
Delalande ne répondit pas. Les bras croisés sur sa poitrine, il fit quelques pas vers l’étroite et haute fenêtre ogivale d’où tombait la lumière rougeoyante du soleil à son couchant :
- Auriez-vous l’intention de m’appeler en témoignage ?
- Tu perds la tête ? Et pourquoi donc pas aussi cette pauvre petite Fontenac sur laquelle un mauvais génie semble s’acharner. Je ne me féliciterai jamais assez d’avoir conseillé à Mme de Brécourt de la confier à Madame Palatine. La mort de la comtesse l'eût laissée sans protection et sans un sou !
- Plus encore que vous ne le pensez ! C’est vous, Monsieur, qui l’avez prévenue du retour du fils ?
- En effet. Cela me semblait naturel. Pourquoi ?
- Le jeune Jacquemin, mon « assistant » que j’ai chargé de la suivre dans Paris, m'a rapporté qu'elle s’était rendue aussitôt rue de la Culture-Sainte-Catherine à l’hôtel de Brécourt. Elle y est allée chaperonnée par Mlle de Theobon, ce qui n’a pas empêché le comte Charles de la chasser de chez lui, en l’accusant d’être responsable de la mort de sa mère.
- Comment cela ?
- Jacquemin s'est arrangé pour soutirer les confidences d'un des laquais assez porté sur le vin de Tonnerre. C'est ainsi qu’il l'a su... et moi aussi.
La Reynie s'empourpra et son poing s’abattit sur la table :
- C’est une honte ! Je n’aurais jamais cru ce garçon capable d’une telle dureté de cœur, lui que sa mère adorait. Il est certain que les assassins ont voulu priver Mlle de Fontenac de sa plus sûre protection et je vais de ce pas me rendre chez lui...
- N’en faites rien, s'il vous plaît, Monsieur ! Les funérailles achevées il reprendra sans doute la mer sans trop tarder et moi j'ai besoin, en ce moment, que les choses restent où elles en sont avec Mlle de Fontenac. Elle est à Saint-Cloud, elle y est bien et nous ne tenons pas encore les assassins. Même si je suis persuadé que le coup a été monté par Mme de Fontenac et son La Pivardière. Il me faut des preuves.
- Des preuves ? La tentative d'enlèvement de la jeune fille dans le parc de Fontainebleau ne t'a pas suffi ? Alors que tu l’as pris sur le fait ?
- Ce n’est pas moi qui l’ai « pris sur le fait », ragea Delalande, mais ce godelureau de Saint-Forgeat qui, en le piquant avec sa lardoire, l’a fait fuir. Mais le coup d’épée reçu ne devait pas être d'une gravité extrême car il courait comme un lapin. Je l’aurais cependant rejoint si l’on ne l’avait autant dire hissé dans une voiture noire, sans marque distinctive, postée à une grille du parc non loin des lanternes, ce qui m’a permis de reconnaître La Pivardière, mais l’attelage a filé sans demander son reste.
- Ne trouves-tu pas bizarre cette tentative d’enlèvement? N’aurait-il pas été plus simple d’occire la jeune Charlotte ?
- Sans doute la mère tient-elle à son idée de couvent ? En outre, une mort supplémentaire dans la famille risquait d’attirer l’attention du Roi. Sa justice a la main lourde ces temps derniers... A moins, poursuivit Alban, que La Pivardière eût choisi d’œuvrer pour son propre compte ? Au fond, ce qu’il cherche, c’est s’adjuger la fortune des Fontenac et je le crois susceptible de s’être dit qu’il serait moins fatiguant... et plus agréable d’épouser l’héritière - un assez joli tendron ! - qu’une mégère déjà sur le retour !
- Et que fait-on, dans ce cas, de la mégère sur le retour ? Un cadavre de plus ? On en revient au point de départ ! Soupira La Reynie. Quoi qu’il en soit, il faut garder un œil sur les agissements de cette femme. Mme de Brécourt l’exécrait et s’en méfiait. Elle avait la certitude qu’elle avait empoisonné son mari mais sans preuves, hélas ! J’avoue, en souvenir d’elle, espérer qu’une de ces maudites sorcières que nous tenons sous clef prononcera un jour son nom !
- Il devrait y avoir moyen de le... suggérer ?
- J’en suis conscient. Malheureusement il n’en est rien jusqu’ici et j’ai trop à cœur d’exercer la justice et rien que la justice pour me livrer à ce genre de manœuvre !... A ce propos, ajouta le lieutenant de Police en revenant à ses dossiers, la fille Voisin accuse aussi Mme de Montespan d'avoir empoisonné Mlle de Fontanges, sa rivale, au moyen de gants et de mouchoirs suspects...
- La duchesse vit encore jusqu'à présent et, en juin dernier, elle a reparu à la Cour avec un éclat qui lui a ramené le Roi.
- Eclat qui s'est singulièrement terni au fil des jours. Les pertes de sang ont repris accompagnées d'autres malaises. Il a fallu qu'elle reparte se faire soigner par le prieur de Cabrières... Ce qui apporte de l'eau au moulin de la fille Voisin...
- Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Le Roi semble avoir repris du goût pour Mme de Montespan. En la chargeant, la fille Voisin joue gros...
- Elle le sait mais elle se dit qu'elle n'a plus rien à perdre et elle veut venger sa mère. Selon elle, la belle Athénaïs aurait promis à la Voisin de la sauver du bûcher si elle se taisait. La sorcière y a cru jusqu’au dernier moment. Elle s’est débattue comme une forcenée en voyant qu’on la liait. Elle hurlait mais quand les flammes ont commencé à la cerner, elle s’est tue... Je pense qu’André Guillaume, le bourreau, l’a assommée à l’aide d’un rondin. Il faut dire qu’il avait été son amant...
- Un bourreau sentimental ? C’est nouveau ça ?
- Sentimental ou acheté. Ou les deux... Quoi qu’il en soit, vraies ou fausses, les accusations de la fille Voisin, que toute la Chambre ardente a entendues aussi clairement que moi, me mettent dans une situation difficile...
- Parce que la Montespan est encore la maîtresse du Roi? La comtesse de Soissons, la belle Olympe Mancini nièce de Mazarin, l'a été elle aussi. Pourtant vous n’avez pas hésité à lancer un ordre d’arrestation...
- ... Mais, discrètement prévenue, elle a pu s'enfuir !
- On peut recommencer la même stratégie ?
- Non. Celle-là n'avait pas d’enfants du Roi... et des enfants légitimés qui plus est ! Le scandale serait énorme... La seule conduite à tenir pour moi est d'aller en référer au Roi et au plus tôt. Les travaux de la Chambre sont momentanément suspendus... Je vais trier les pièces les plus importantes et, dès demain, je vais à Saint-Germain pour une audience privée...
- Si vous allez à Saint-Germain vous n'y verrez pas Sa Majesté. C'est à Versailles qu'il faut vous rendre !
- A Versailles ? Tu en es sûr ?
- Certain. On y donne une série de fêtes en l'honneur de Madame la Dauphine, je crois. Vous savez que le Roi y séjourne de temps en temps. Ne fût-ce que pour surveiller les nouveaux travaux qu'il ne cesse de commander.
- Comment le sais-tu ?
Delalande offrit à son chef son curieux sourire en coin :
- Parce qu'il m'arrive d’endosser parfois la livrée des garçons bleus ou n'importe quel uniforme. Cela permet d’en apprendre énormément...
- Ce qui veut dire que tu y seras ?
- D'autant plus que les gens de Saint-Cloud sont priés de prendre part aux festivités. Lorsque Sa Majesté reçoit, Elle entend que sa cour soit au complet et fasse en sorte d’y briller de mille feux. Même si elle est obligée de se loger comme elle le peut sous les combles ou dans des pièces à peine achevées... Et, malgré ces menus inconvénients, la bonne humeur et la mine ravie sont d'obligation !
Ni l'une ni l'autre ne furent au rendez-vous chez Madame en entendant son époux lui annoncer que l'on allait festoyer à Versailles. Elle détestait le grand palais dont elle pensait qu'il ne s'achèverait jamais parce que Louis XIV semblait prendre un malin plaisir à changer les plans selon son caprice, n'hésitant pas à faire démolir ce que l'on avait construit la veille pour échafauder autre chose de plus grand, de plus beau et de plus cher. Ainsi de la belle terrasse enjolivée d'orangers qui reliait l'appartement du Roi à celui de la Reine. Depuis deux ans elle avait cessé de plaire et l’on montait, devant la façade flambant neuve que l’on occultait, une immense galerie où un véritable mur de glaces ferait face à de hautes fenêtres[12]. Le plafond, confié au peintre Le Brun, devait glorifier l’histoire du règne. Le tout au désespoir du ministre Colbert, surintendant des Bâtiments royaux, qui ne cessait de payer les factures astronomiques du maître.
- Je déteste cette campagne plate et envahie de marais où on n'échappe aux moustiques que pour tomber dans des fondrières ! Se plaignit-elle.
- Vous n’avez pas entièrement tort, plaida Monsieur. Admettez cependant que nos appartements y sont beaux et bien agencés...
- Il ne manquerait plus que l’on nous y loge dans des galetas. Nous sommes ses frère et sœur, que Diable ! En tout cas ne comptez pas me demander, ainsi que vous le fîtes la dernière fois, de vous céder une partie de mes chambres pour y mettre votre précieux chevalier de Lorraine !
- Que vous êtes donc dure et injuste ! Gémit Monsieur. Un homme exquis, le meilleur de mes amis et vous devriez prendre en considération le fait que...
- Rien du tout ! Brisons là et qu’il n’en soit plus question sinon je reviens coucher ici tous les soirs ! Ce n’est pas si loin !
- En effet, mais mon royal frère n’apprécierait pas. Dieu sait pourquoi il préfère votre compagnie à la mienne ! ajouta Monsieur avec aigreur.
- Peut-être parce que je l’entretiens d'autres sujets que de ses ajustements ?
- Les chevaux, les chiens, la chasse, je sais, récita Monsieur. Et... à propos d'ajustements, comptez-vous emporter ce beau collier de diamants qu’il vous a offert à l’occasion de notre mariage ? Il me semble... -
- Qu’il irait à merveille avec la dernière création de votre tailleur ? Prenez-le si cela peut vous faire plaisir... mais à la condition que le chevalier couche ailleurs que chez moi !
Ce marché ainsi conclu on se sépara pour vaquer aux préparatifs du départ. Charlotte, depuis sa visite à l’hôtel de Brécourt, arborant ce qu’elle possédait de plus sombre et un ruban de crêpe noir à l’épaule, demanda l’autorisation de rester à Saint-Cloud, alléguant que son deuil, pour discret qu’il soit, serait déplacé au milieu des falbalas et qu’elle ne souhaitait pas se faire remarquer... Lydie de Theobon lui rit au nez.
- Par qui, mon Dieu ? Quand le Roi donne une fête à Versailles, il invite non seulement sa cour et celle de Monsieur, mais aussi le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs... Vous passerez dans le lot !
- Si le château se construit au milieu d’un désert, cela ne devrait pas faire grand monde !
- Détrompez-vous ! Sachez d’abord qu’auprès du palais on édifie une ville où les noms les plus illustres se font bâtir de magnifiques hôtels. Les plus proches sont ceux de Noailles, de Quitry et de Luynes, mais il y a aussi les princes de Condé, Conti, Bouillon, Longueville... et j’en oublie. Croyez-moi nous aurons de la chance si nous parvenons à obtenir une place convenable pour assister aux spectacles qui auront lieu surtout dans l’Orangerie, les jardins, les grottes du parc ou le Grand Canal. S’il y a bal... eh bien vous resterez dans notre chambre, voilà tout !
Quant au sortir du bois de Fosse-Repose on aperçut Versailles, Charlotte trouva que Madame était difficile. Certes, Saint-Cloud était la plus charmante résidence qui soit, mais ce qui était en train de devenir le palais du Roi-Soleil promettait d’être une merveille. L’étirement de ses longs bâtiments roses côté ville, blancs côté jardins, même inachevés comme en ce moment où des chantiers s’activaient encore à plusieurs endroits, promettait une majesté sans pareille. Derrière, à la limite des jardins, un canal bleu filait vers l’horizon où il se perdait. Devant le château, la ville s’élevait en bordure de trois larges avenues tracées en éventail, une ville sans masures et sans misère, uniquement composée de nobles hôtels en pierre blanche tous pourvus de jardins. Il y avait aussi des bâtiments administratifs, des casernes, de grandes écuries et l’ensemble était du goût le plus sûr. Le beau soleil du mois d’août faisait briller les grilles dorées et les ardoises neuves des toits.
Cécile de Neuville, qui n’y venait pas pour la première fois, faisait à Charlotte les honneurs de ce rêve de pierre en gestation. L’une des filles du service des petites Mesdemoiselles étant souffrante, elle avait obtenu de Madame que Charlotte la remplaçât. Ce qui enchantait celle-ci : au moins elle serait à l’écart du flot tumultueux de la Cour et pourrait assister aux divers spectacles annoncés sans participer aux bals incompatibles avec le deuil qu’elle ne voulait pas quitter de sitôt... De même elle fut enchantée de l'habitation « provisoire » de Madame et de ses femmes au rez-de-chaussée du palais, sous l'appartement encore inachevé de la Reine. Monsieur et les siens logeaient sous l’appartement de Louis XIV. Cela donnait entière latitude à Charlotte de sortir dans des jardins qu’elle jugea d’emblée fascinants. L’art de celui que l’on appelait déjà le grand Le Nôtre s’y épanouissait en parterres fleuris, boulingrins, arbres taillés en plateaux, murs végétaux abritant des allées ressemblant à des passages secrets, miroirs d’eau d’où jaillissaient des fontaines, statues de marbre et ifs taillés en « topiaires », c'est-à-dire suivant des formes tout à fait inhabituelles, bosquets quasi impénétrables offrant des asiles mystérieux. Elle se promit de s'y promener le plus possible quand la Cour se presserait aux spectacles et divertissements ordonnés par le Roi.
Il y avait, en effet, beaucoup plus de monde que lors du mariage de la reine d’Espagne ou pendant le récent séjour à Fontainebleau et, de tous ces gens, c’était à qui brillerait le plus dans des atours de fête. Sur ce chapitre on pouvait difficilement battre Monsieur et ses gentilshommes. Le premier tout cousu de rubis, de diamants et de rubans moirés rouge et or ressemblait à une éruption volcanique. En outre, il était tellement content de lui qu’il rayonnait positivement. Même le Roi, qui, ce soir, donnait la main à Madame la Dauphine, ne le surpassait pas. Sachant les goûts de sa belle-fille pour les couleurs automnales, Louis XIV portait un habit de velours brun et de drap d’or sur lequel scintillait le seul ordre du Saint-Esprit.
Le programme du jour avait pour décor de fond la grotte de Thétis[13], une merveille baroque construite sur le modèle des nymphées d’Italie abritant un univers fantastique de cristaux, de coquillages, de rocailles et de superbes groupes de marbre qu'animaient des jets d'eau. On donnait l'Alceste de Quinault et Lully pour plaire à la jeune princesse qui adorait la musique. Ensuite il y aurait bal chez la Reine...
Après la représentation à laquelle elles prirent un vif plaisir, Cécile et Charlotte ramenèrent les petites princesses à leurs femmes de chambre et aidèrent à les coucher. Ce qui n’était pas une mince affaire avec la jeune Anne-Marie dont les onze ans estimaient qu’il n’y avait aucune raison de se coucher de si bonne heure quand tant de merveilles se déroulaient à portée du regard et ne cachait pas son envie d’aller danser. On dut lui faire servir une collation de cerises et de massepains avant qu'elle ne rendit les armes. Enfin elle s'endormit et ses victimes se trouvèrent libres.
- Pourquoi n’iriez-vous pas au bal ? proposa alors Charlotte à son amie. Vous n’avez pas les mêmes raisons que moi de vous en priver. En outre vous aimez danser et vous avez une robe neuve ravissante.
C’était vrai. Cécile arborait ce soir-là une robe de satin jaune et blanc qui convenait parfaitement à son minois de brune et sur laquelle était épinglée l’agrafe offerte par la reine Maria-Luisa. Charlotte aussi portait la sienne mais elle ne rendait pas le même effet, car sa robe à elle n’était pas une nouveauté. En simple soie blanche garnie de mousseline empesée et d'une mince guirlande brodée en fil d’argent autour des manches et du modeste décolleté, elle faisait partie de celles que sa tante de Brécourt lui avait données avant son départ pour l’Espagne. On la lui avait déjà vue plusieurs fois et il n’y avait pas d’apparence qu'elle pût être remplacée un jour prochain. La fille de feu Hubert de Fontenac était peut-être une riche héritière, mais cela ne l’empêchait pas de manquer cruellement d’argent. Il ne restait rien de la bourse remise par Claire de Brécourt et le poste qu’elle occupait à Madrid ne comportait aucune compensation pécuniaire. En outre Madame dédaignant pour elle-même la toilette ne se souciait guère de celles de ses suivantes et son intendant oubliait le plus souvent les - maigres ! - rétributions qu’étaient censées recevoir ses filles d’honneur. Celles-ci étaient généralement entretenues par leur famille. Y compris Cécile de Neuville dont le frère, s’il ne la voyait jamais, tenait à ce qu’elle fît bonne figure chez Madame en attendant un éventuel mariage lors duquel il ne manquerait pas de la doter. Charlotte n’avait rien de tout cela puisqu'elle n’avait plus personne pour veiller sur elle... Et la pointure de ses souliers ne lui permettait pas les emprunts.
Cécile, qui, jusque-là, n’y avait pas porté attention, comprit pourquoi elle se retranchait derrière un deuil, réel évidemment, mais qui cachait une gêne financière certaine. Elle se promit d'en parler à Madame, mais, en attendant, il n'était pas question pour elle d’abandonner ce soir son amie :
- Ma foi non ! dit-elle enfin. Je n’ai pas envie de danser. Il fait trop chaud et rien n’est pire que la transpiration pour gâter une toilette. Allons dans les jardins profiter de la fraîcheur des fontaines dont les lumières font si bel effet...
Charlotte accepta volontiers et les deux jeunes filles gagnèrent d’abord la grande terrasse qui s’étendait sur l’arrière du château puis, de là, pénétrèrent dans un bosquet dont le centre était une fontaine d’où l’eau jaillissait d’une aiguière tenue par une nymphe rieuse.
Il y faisait délicieusement frais et elles s’y promenèrent en silence, les échos des violons qui leur parvenaient ajoutant une magie à cet endroit charmant. Cécile observait son amie. Elle pensait qu’en dépit de ses atours modestes elle était certainement l’une des plus jolies filles de la Cour. Une sorte de lumière émanait de ses cheveux d’un blond argenté si doux, de ses immenses yeux verts et même de cette simple robe virginale. Celle-ci fût-elle couverte de diamants qu’elle n’ajouterait rien à ce rayonnement. Il était étonnant que dans cette cour toujours en quête de visages nouveaux personne ne s’en fût encore aperçu... Tout à trac elle demanda :
- Ne me croyez pas indiscrète, Charlotte, mais... je voudrais savoir si vous aimez quelqu'un ?
- Moi ? Le devrais-je ?
- Cela me paraîtrait normal. Peut-être ne vous en souciez-vous pas mais vous êtes très belle et je ne suis certainement pas la seule à m’en apercevoir. Depuis notre retour d’Espagne je vous vois vous épanouir de jour en jour et je gagerais qu’ils doivent être nombreux ceux qui le remarquent.
Charlotte se mit à rire :
- Quelle imagination ! Soyez sûre que l’on ne se presse pas sous ma fenêtre pour me donner la sérénade.
- Nous ne sommes plus en Espagne. Ceux de ce pays-ci ont peut-être l’admiration moins mélodieuse. Alors, vraiment, pas d’amoureux ?
- Pas d’amoureux !
- C’est à n’y pas croire ! Tous ces hommes sont aveugles ! Et vous de votre côté n’en distinguez aucun ?
- Aucun...
La réponse s’était fait un peu attendre. Cécile en conclut que son amie avait un secret qu’elle ne tenait pas à partager. Même avec elle.
- Croyez-moi sur parole, voilà un état qui ne saurait durer !
- Qui peut savoir ? Mais votre cœur à vous, Cécile, aurait-il déjà parlé ? Je sais que plus d’un gentilhomme vous regarde sans déplaisir.
- Ce n’est que temps perdu. Aucun n’a l’heur de me convenir !
- Cela ne durera pas. Un jour ou l’autre votre cœur parlera.
- Croyez-vous ? En tout cas cela ne risque pas de lui arriver tant que je servirai au Palais-Royal. Dieu sait que les beaux gentilshommes n’y manquent pas. Le malheur est qu’ils ne se préoccupent des femmes que pour copier leurs toilettes et leurs travers !
- C'est vrai et je ne sais pas comment fait Madame pour s’entendre si bien avec Monsieur.
- C’est pourtant facile à comprendre. Madame a un côté résolument masculin et c'est en cela qu'elle plaît. Ce n'était certes pas le cas de Madame Henriette d'Angleterre. Non seulement elle était ravissante, mais elle avait beaucoup d'esprit. Ils vivaient comme chien et chat !
Tout en bavardant elles se disposaient à quitter le bosquet lorsque deux gentilshommes y entrèrent, en causant, par le chemin qu'allaient reprendre les jeunes filles. A cet instant, la lune sembla bondir par-dessus les arbres et enveloppa les promeneurs de son rayon argenté. L'un des deux hommes s’arrêta, frappé de stupeur :
- Louise !... murmura-t-il avec une sorte d’émerveillement. Louise... plus jeune... plus jolie que jamais ! Oh mon Dieu ! Comment est-ce possible ?...
- Sire... Je ne saurais...
Mlle de Neuville sentit alors un vent de panique souffler sur elle :
- Le Roi ! Exhala-t-elle en sourdine. Elle saisit Charlotte par la main, esquissa une révérence que celle-ci imita tant bien que mal et l'entraîna sous le couvert des arbres où elles disparurent en courant. Elles allèrent ainsi un bon moment jusqu'à ce qu'enfin Cécile, victime d'un point de côté qui lui coupait la respiration, se laisse tomber sur le premier banc venu. Hors d’haleine elle aussi, Charlotte la rejoignit puis, quand elle eut retrouvé son souffle :
- Quelle mouche vous a piquée, Cécile ? Nous nous sommes sauvées devant le Roi comme s'il était le Diable en personne !
- J’ai l’impression que j’aurais préféré le Diable ! Vous avez entendu ? Il vous a appelée Louise.
- Et alors ?
- C’est le nom de Mme de La Vallière qui s’est retirée au Carmel. Ne vous a-t-on pas déjà dit que vous lui ressembliez ?
- Oui... quoique avec des réserves...
- Encore heureux mais, tout à l’heure, éclairée par la lune il a dû vous prendre pour son fantôme. C’est mieux qu’il en soit ainsi... C’est plus sûr...
- Mais pourquoi ?
- Si nous étions demeurées, nous aurions été obligées de répondre à des questions. Dites-moi : vous êtes certaine que votre mère est vraiment votre mère ?
Cette fois, Charlotte éclata de rire :
- A quoi pensez-vous ? Que je pourrais être une fille de cette La Vallière ? En ce cas, ma chère Cécile, j’aurais été élevée par cette Mme de Maintenon à l’instar des autres bâtards royaux et on serait peut-être en train de me marier à je ne sais quel prince.
- C’est juste. Oublions cela !... Mais laissons le Roi penser avoir rencontré un spectre ! Votre robe blanche et la lumière argentée vous en donnent assez l’apparence et c’est très bien ! S’il vous savait en chair et en os il pourrait se prendre de goût pour vous...
- Ce qui veut dire ?
- Qu’un beau soir vous vous retrouveriez dans sa chambre puis dans son lit et, pour finir, devenue la cible préférée des deux harpies qui se le disputent... sans compter qu’au bout d’un moment il vous faudrait peut-être aller vous faire soigner par le prieur de Cabrières comme cette pauvre Fontanges que nous ne reverrons certainement plus !
- Que me conseillez-vous ? De quitter Versailles cette nuit pour rentrer à Saint-Cloud ? J’ai peur que Madame ne soit pas d’accord !
- En effet. J’ignore si vous l’avez entendu dire mais Fontanges n’est pas la première de ses filles d’honneur sur qui le Roi a jeté le mouchoir. Avant elle, il y a eu Mlle de Fiennes et Mlle du Ludre. On soupçonne d’ailleurs notre Palatine de les choisir suffisamment jolies pour séduire un ogre perpétuellement sur sa faim sauf quand il s’adonne à une passion.
- On la dit amoureuse de lui : cela n’a aucun sens.
- Détrompez-vous ! Madame n’a aucune illusion sur ses charmes, mais si le Roi s’entiche d’une personne de sa maison, il vient la voir plus fréquemment et, pour elle, c’est le principal !
- Que dois-je faire alors ?
- Rien ! Ou plutôt vous faire aussi petite que possible de façon à ce que l’on ne vous remarque pas. Après toutes les fêtes de Versailles ne vont pas durer six mois. Une quinzaine de jours encore et nous regagnons Saint-Cloud !
- Je ne demande pas mieux mais vous oubliez un détail.
- Lequel ?
- Le gentilhomme qui accompagnait le Roi ? Vous savez qui il est ?
- Le duc de La Rochefoucauld ? Il est Grand Veneur de France et c’est aussi le plus cher ami du Roi. D’un autre que Louis XIV, on aurait pu dire son favori. Il est de ceux qui ont fait la fortune de Fontanges...
- Il m’étonnerait qu’il croit aux fantômes !
- Lui ? Il ne croit à rien sinon à François de La Rochefoucauld et à son chemin à la Cour... Mais vous avez raison, il y a là un problème si notre veneur se mettait à flairer vos traces... Et je n’y vois qu’une solution : demain vous serez souffrante et le resterez jusqu’à notre retour chez nous !
Charlotte et Cécile avaient tort de se tourmenter. Cinq minutes après cette rencontre qui avait si bizarrement frappé le Roi, celui-ci l'avait oubliée : l’un des garçons bleus attachés à son service particulier l’avait rejoint pour lui annoncer que M. de La Reynie demandait à être entendu d'urgence et attendait Sa Majesté dans son antichambre. Pour qu’il eût osé faire chercher le souverain en plein milieu d’une fête, il fallait que ce qu’avait à dire le lieutenant général de Police fût grave. Aussi tandis que les deux jeunes filles rentraient au logis, l’une grimaçant de douleur comme à la suite d’une chute douloureuse - l’évidente bonne santé de Charlotte rendant peu crédible une quelconque maladie -, Louis XIV se hâtait de regagner son appartement. Auparavant il avait donné ordre d’introduire le visiteur dans son Grand Cabinet.
C’était la première fois que La Reynie y venait, ses précédents entretiens s’étaient toujours déroulés à Saint-Germain. Quand on ouvrit les portes devant lui, il ne put retenir une exclamation admirative. C’était en effet l’une des plus belles pièces du château dont elle occupait l’angle nord-ouest[14]. Donnant par ses six fenêtres sur les jardins illuminés, elle resplendissait de ses marbres polychromes, de ses bronzes dorés et des couleurs éclatantes de ses peintures de plafond représentant le maître des dieux prêt à lancer sa foudre... La Reynie ne put s’empêcher d’y voir un présage et les contemplait encore quand le pas rapide de Louis XIV fit résonner le bois précieux du parquet. Il se plia alors en deux pour le plus respectueux des saluts.
- Eh bien, Monsieur le lieutenant général, aviez-vous à ce point envie de visiter mon beau Versailles que l'on vous y voie à cette heure de la nuit ? Vous auriez dû nous en aviser plus tôt ! J’aurais donné des ordres.
Le ton, plus badin qu’agressif, restait aimable mais n’apporta qu’un soulagement passager au porteur de mauvaises nouvelles.
- Il est vrai, Sire, que je ne vois ici que merveilles dignes de la gloire d’un grand roi et je lui demande de me pardonner l’audace de le poursuivre dans ce palais de rêve et jusqu'au milieu d’une fête mais, sur un avis unanime, la Chambre ardente a interrompu ses travaux et se sent incapable de les poursuivre sans en avoir au préalable référé au Roi.
Immédiatement le royal sourcil se fronça :
- Interrompu ?... Se sent incapable de poursuivre ? Un bien étrange langage, Monsieur, dont vous allez, j’espère, me donner l’explication...
- Certes, Sire... et à mon grand regret mais les derniers interrogatoires de la Filastre, de la fille Voisin et du prêtre Guibourg ont révélé des faits d’une extrême gravité et touchant Votre Majesté d’assez près pour justifier les hésitations du tribunal à s’enfoncer plus avant dans l’abominable univers de dépravation et de crime qui s’est révélé à lui.
- Je croyais vous avoir autorisé à poursuivre vos investigations sans regarder au rang ? De bien grands noms ont été prononcés dont certains nous touchaient d’assez près et vous avez eu toute licence pour instrumenter. Alors ?
La Reynie ouvrit le maroquin qu’il portait sous le bras, en tira un dossier peu épais :
- Il y a des noms que je me refuse à prononcer, Sire, mais si Votre Majesté voulait bien jeter les yeux sur ces quelques feuillets...
Le regard du Roi croisa celui du magistrat qui en supporta le poids sans faiblir :
- C’est à ce point ?
- Oui, Sire... et je ne saurais dire combien je ressens douloureusement ce devoir qui m’a conduit ici ce soir...
- Je n’en doute pas un seul instant. Je ne vous ai jamais vu d’une telle pâleur ! Donnez-moi cela... et asseyez-vous !
- Sire... le respect !
- Je ne vois guère ce qu’il en restera si vous vous évanouissez devant moi ! Prenez ce tabouret et laissez-moi lire!
La Reynie s’exécuta avec soulagement. Jamais à sa souvenance il ne s'était senti aussi mal. Il connaissait suffisamment Louis XIV pour savoir combien il était imprévisible... Le coup qu’on lui portait allait être si rude qu’il pouvait aussi bien se traduire par un ordre d’incarcération à vie pour le responsable. Le Roi blêmissait en effet à mesure qu’il lisait, ses sourcils se fronçaient et son nez se pinçait. Des minutes coulèrent, de plus en plus lourdes, jusqu’à ce qu’enfin Louis ferme le dossier en laissant sa main appuyée dessus :
- Est-ce que l’intégralité du tribunal a connaissance de ceci ?
- Non, Sire. Quelques membres seulement ont instrumenté. Ceux dont le dévouement à la personne de Votre Majesté est prouvé. Mais c’est d’un commun accord que nous avons décidé d’interrompre les travaux de la Chambre.
- Ces aveux ont-ils été recueillis sous la torture ?
- Pas tous. Ce vieux démon de Guibourg semble prendre un malin plaisir à faire étalage de ses crimes...
- Quoi qu’il en soit d’autres que vous ont connaissance de ces aveux. J’entends par là les bourreaux.
- Ils sont assermentés, Sire, et savent ce qu’ils risqueraient en cas de violation. En outre, je leur ai fait boucher les oreilles avec de la cire d’abeille.
- Le greffier ?
- J’en ai fait office moi-même !
Le Roi garda le silence un moment puis :
- Vous me servez bien, Monsieur de La Reynie, et je vous en sais gré ! Laissez-moi ceci... dont vous êtes trop avisé pour n'avoir pas fait une copie j'imagine ?
- En effet, Sire.
- Il est déjà tard et je vais donner ordre que l’on vous loge. Nous nous reverrons demain, après la messe. Vous recevrez alors mes instructions.
- Aux ordres de Votre Majesté !
La Reynie salua et sortit à reculons comme l'exigeait le protocole. Hors du Grand Cabinet, il trouva Bontemps, premier valet de chambre du Roi, qui le prit en charge pour lui faire gagner sous les combles un logement exigu sentant la peinture fraîche sans lui faire traverser les appartements royaux[15].
Resté seul, Louis XIV médita longuement, la main toujours posée sur les feuillets comme si son poids pouvait retenir la marée de boue putride et sanglante qu’ils contenaient. Enfin il intima que l’on fasse venir le marquis de Louvois.
Des deux grands ministres qui illustrèrent le siècle de Louis XIV, lui et Colbert, il fut le seul à avoir accès à l’intimité du souverain, le seul à être le dépositaire des secrets d’Etat. Né dans le cénacle - il était le fils de ce premier Michel Le Tellier qui fut ministre et chancelier de France -, il était de deux ans l’aîné d’un roi qu’il servait depuis l’adolescence... Secrétaire d'Etat à la Guerre, il avait à quarante ans réformé entièrement les armées, construit des casernes - au lieu de loger les hommes chez l’habitant ! -, veillé à la santé des troupes, entamé avec Vauban la construction de places fortes d’un type nouveau, construit les Invalides afin qu’un sort décent fût offert aux vieux soldats. Enfin, et bien que Paris fût du ressort de son ennemi Colbert, c’était lui qui avait en charge la Chambre ardente et tout ce qu’elle recouvrait... Au physique, c’était un homme de taille moyenne, bâti en force, présentant une tendance à l'embonpoint et des appétits exigeants. Il aimait la chasse, les femmes, la bonne chère - tout comme le Roi ! - et les rudes plaisanteries dont il lui arrivait d’être le seul à rire. Hautain, brutal, il avait un caractère intraitable pouvant parfois aller jusqu’à la cruauté. C’était un ami de Mme de Montespan.
Lorsqu’il parut devant Louis XIV, celui-ci lui tendit sans un mot le redoutable dossier mais ne l’invita pas à s’asseoir, sachant qu’en habitué il le lirait rapidement. Ce qu’il fit en effet :
- Eh bien ? Qu’en dites-vous ?
- Que puis-je en dire, Sire ? Qu’il doit y avoir là-dedans autant de vrai que de faux. La peur de la torture, la torture elle-même peuvent inspirer des aveux plus ou moins crédibles. La soif de vengeance aussi et c’est à ce sentiment qu’obéit, je pense, la fille de la Voisin...
Le Roi leva la main pour l’interrompre mais Louvois continua :
- Encore faut-il, évidemment, que cette vengeance ait de quoi s’alimenter. Je croirais volontiers qu’à l’exemple de tant de femmes redoutant de perdre leurs amants, la... dame en question a pu chercher à se munir de philtres d’amour dont leurs fabricants promettent merveilles...
- Croyez-vous que l’on puisse seulement y songer quand on possède une beauté d’un tel éclat ? N’ai-je pas donné assez de preuves de son emprise sur moi ?
- Certes, Sire, mais les années passant, l’inquiétude peut venir avec les premières rides. Les beautés ne manquent pas à la Cour et, récemment, il en fut une si éblouissante...
- Je sais mais ce mal qui l’a éteinte en si peu de temps a-t-il pu être provoqué... par elle ?
- Ce serait fort étonnant, Sire, venant de si haute dame ! En ce qui la concerne, je porte à croire qu’ayant entendu vanter les talents divinatoires de la Voisin, elle a voulu soulever le voile de l’avenir. De là à se laisser persuader de l’infaillibilité de certains moyens visant les retours d’affection, il n’y a qu’un pas. Pour le reste il m’est difficile d’y attacher créance...
- Que feriez-vous à ma place ?
- Je lui en parlerais calmement et en tête à tête bien sûr. Mais je n’en parlerais qu’à elle... seule !
L’allusion était transparente. C’était le maximum que l’on pouvait attendre du caractère sans nuances du ministre. Louis n’en rougit pas moins. Ses poings se crispèrent sur les bras de son fauteuil. Il ordonna :
- Allez la chercher mais sans que l’on sache que vous me l’amenez ! Prenez-la à part puis ayez l’air de faire quelques pas en vous entretenant. Vous êtes amis. Personne ne sera surpris...
Louvois s’inclina et sortit. Resté seul, Louis se laissa aller contre le dos du fauteuil, ferma les yeux. L’écho d’un menuet de Lully berça un moment une songerie qui se teintait d’amertume. Il avait tant aimé cette femme ! Et il n’était pas sûr que sa passion fût éteinte même après l’intermède Fontanges... Un instant le souvenir de l’exquise beauté de cette fleur des montagnes l’envahit, lui restituant l’ardeur de leurs premières étreintes. Son jeune corps était un délice dont il n’arrivait pas à se rassasier. Et maintenant la fleur s’était fanée, trop fragile peut-être pour la violence de ses assauts... Rien à craindre de semblable avec Athénaïs ! Elle avait la plus belle santé du monde, une vitalité sans pareille et un goût de l’amour égal au sien ! Avec quelle malice elle savait se refuser jusqu’à l’exaspération du désir pour s'abandonner enfin, tigresse ronronnante et soumise. Et quelle opulente beauté, soyeuse et chaude !...
Soudain il entendit :
- Me voici aux ordres de Votre Majesté !
Il tressaillit, ouvrit les yeux. Elle était là, plongée dans une révérence parfaite qui étalait autour d'elle le satin blanc brodé d’or dont le large décolleté révélait des épaules et une gorge épaissies sans doute mais dont la peau n’avait rien perdu de son éclat. Elle était si belle encore ! Comment croire qu’elle ait pu faire appel à de si vils moyens ? Il retint un soupir, se redressa et sa main vint à nouveau se poser sur les documents.
- C’est vrai, Madame ! Nous avons à parler, vous et moi...
Quand, une heure plus tard, Mme de Montespan sortit de chez le Roi, elle avait la tête haute, et ses beaux yeux bleus étaient pleins d’éclairs qui étaient peut-être le reflet de larmes récentes. Agitant nonchalamment son éventail de plumes blanches, elle retourna au bal ainsi qu’elle en avait le devoir. N’était-elle pas surintendante de la Maison de la Reine ? Un poste envié par Mme de Maintenon à laquelle - une manière de consolation ? - le Roi avait octroyé celui de seconde dame d’atour chez la Dauphine. Un cadeau dont la jeune princesse se serait bien passée, car, dès le début, elle avait su qu’elle n’aimerait pas cette femme au sourire immuable que Madame, sa cousine, détestait si fort parce qu’elle la devinait dangereuse.
Il semblerait d’ailleurs que celle-ci fût seule à savoir le fin mot de ce qui s’était passé dans le cabinet du Roi. Un peu plus tard, elle écrivait à une amie : « Mme de Montespan a d’abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin a parlé avec hauteur. Elle s’est déchaînée contre moi selon sa coutume. Le Roi est resté ferme... mais Mme de Montespan est bien aimable dans les larmes... » Ajoutait-elle non sans amertume...
Avait-elle réussi à écouter aux portes ou Louis XIV avait-il eu la faiblesse de se confier à elle en dépit du conseil de Louvois ? Toujours est-il que même si en apparence rien ne fut changé dans le mode de vie de Mme de Montespan, l’influence de l’ancienne gouvernante grandit de jour en jour. Quelqu’un traduisit parfaitement ce changement dans les habitudes royales en lançant :
« Ce n’est plus Mme de Maintenon, c’est Mme de Maintenant qu’il faut dire... »
Et le reflux des courtisans vers ce nouvel astre entama sa progression...
Vers le petit matin, tandis que le bal terminé Versailles s’endormait, livré aux domestiques chargés du nettoyage, et que se préparaient les divertissements du jour, Louvois et La Reynie, enfermés dans le cabinet du ministre, prenaient toutes dispositions pour exécuter les ordres du Roi... Rien de ce que contenait le dossier explosif du lieutenant de Police ne devait transpirer. On devait interrompre les interrogatoires des suspects que l’on savait acharnés à la perte de certaine dame. Seule la Filastre, déjà condamnée, serait exécutée dans l’immédiat dans certaines conditions. Préalablement brisée par la torture, il n’était guère à craindre qu'elle eût suffisamment de forces pour clamer ses accusations à la foule. Pourtant, le feu lui serait épargné comme il l’avait été pour la Voisin si elle se rétractait[16]. Les autres accusés, la fille Voisin, Guibourg, Lesage, etc., devaient être tenus au secret en attendant que l’on statue sur leur sort. Ce qui ne serait pas dans l’immédiat, la Chambre ardente recevant l’ordre d’arrêter l’instruction du procès jusqu’à nouvel ordre. En outre la Police devait cesser sa chasse aux sorcières. Pour une raison pratique d’ailleurs : on en comptait déjà près de cent cinquante et l’on ne savait plus trop où les mettre.
En fait Louis XIV avait refusé de croire le plus grave des accusations : les tentatives d’empoisonnement contre sa personne - et cela en plein accord avec les deux hommes parce que cette assertion n'avait aucun sens ! -, ainsi que les messes noires. Il était hors de question que de telles insanités, accolées au nom de la mère de ses enfants, aillent devant les juges. Le scandale serait retentissant et le trône lui-même éclaboussé.
De retour au Châtelet après être passé chez lui se rafraîchir, se changer et prendre quelque nourriture, La Reynie trouva Alban qui l’attendait tiré à quatre épingles à son habitude.
- Ne me dis pas que tu n’as pas bougé depuis hier ?
- Non, je suis rentré mais le sommeil n’a pas voulu de moi. Quant à vous, vous n'avez pas dû dormir du tout si j'en juge à votre mine.
- Non. Je n'y arrive jamais en voiture. Alors, cette nuit...
- Vous avez vu le Roi ?
- Et M. de Louvois. Tous deux sont tombés d'accord sur le fait que certain nom ne devait être prononcé à aucun prix, en particulier associé à ce que tu sais.
- Ça je l'aurais parié. Que fait-on alors ?
- Plus grand-chose. On brûle la Filastre, préalablement étranglée par Guillaume, et point final !
- C’est-à-dire ?
- Que l’on n’appréhende plus personne, que l’on tient en geôle sévère les Mauvoisin, Guibourg et consorts et que les magistrats de la Chambre ardente vont pouvoir se reposer.
- Le tribunal est dissous ?
- Seulement suspendu. Jusqu'à quand ? C’est une autre histoire...
- J’ai bien entendu : nous avons l'ordre de ne plus arrêter qui que ce soit ?
- Tes oreilles sont excellentes. L’ordre est formel !
- Par tous les diables de l’enfer !
Alban semblait furieux tout à coup. Après avoir frappé sa paume gauche de son poing droit, il s’était mis à arpenter les dalles usées qui résonnaient sous ses talons. La Reynie le regarda s'agiter un moment puis, se laissant aller contre le dossier de son fauteuil, il frotta ses yeux fatigués en soupirant:
- Si tu me disais pourquoi cela te contrarie à ce point ? Tu avais quelqu'un en vue ?
- Plutôt oui ! Je comptais coffrer aujourd’hui même la baronne de Fontenac !
- La mère de...
- Exactement ! Hier au soir, tandis que vous galopiez en direction de Versailles, une vieille dame m’est venue voir chez moi...
- Rue Beautreillis ?
- Je n’ai pas d’autre chez moi. Mais il n’y a là rien d’étonnant : mon adresse n’est pas un secret et elle est venue ici auparavant où on la lui a donnée.
- Et qu’avait-elle de si urgent à te dire ?
- Oh presque rien ! Sinon que feu Mme de Brécourt avait tout à fait raison de soupçonner sa belle-sœur d’avoir empoisonné son époux.
- Par tous les saints du Paradis !...
Bien réveillé, La Reynie s'accouda sur son bureau, ce qui mit son visage à peu de distance de celui du jeune homme :
- Elle t’en a donné la preuve ?
- Bien sûr que non. Elle veut d’abord que l’on assure sa sécurité et même son existence quotidienne. La Fontenac l’a jetée à la rue sans autre bagage que ses hardes et sans un liard en poche.
- Alors qu’en as-tu fait ?
- Elle est restée chez moi. Je n’avais pas le choix dans l’état d’épuisement où elle était. Venir de Saint-Germain à pied en mangeant seulement deux pommes grappillées sur le chemin c’est une rude épreuve. Surtout quand on n’a plus vingt ans.
- Tu veux dire... qu'elle a couché chez toi ? Tu n’es pas un peu fou ?
- Je ne vois pas où est le mal. Elle doit compter la soixantaine, elle est à peine plus grosse qu’une souris et elle ne tenait debout que par l’opération du Saint-Esprit. Je n’allais pas la rejeter dans les ténèbres extérieures alors que la place ne me manque pas puisque que j’habite la maison que m’a léguée, comme vous le savez, mon oncle le Procureur et que j’y vis seul depuis la mort d’Eusèbe, son valet, qui était presque aussi vieux que lui.
La Reynie se leva et reprit son chapeau qu’il avait posé sur un coffre en arrivant :
- Je pense qu’il est temps pour toi de me faire visiter ton logis. Au fait, elle s'appelle comment ta protégée ?
- Léonie des Courtils de Chavignol !
- Peste, si elle manque d’argent elle ne manque pas de noms ! Et que faisait-elle chez les Fontenac ?
- Oh, elle y gagnait son pain ! Le baron Hubert l’avait recueillie par charité un ou deux ans après son mariage. La dame de Fontenac n’étant pas femme à jeter l’argent par les fenêtres sauf pour ses plaisirs, Mlle Léonie y était chargée de la lingerie. Ensuite elle s’est occupée de Charlotte à sa sortie de nourrice jusqu’à la mort de son père où elle a été confiée aux Ursulines. L’enfant expédiée au couvent, elle a été employée à diverses tâches ménagères. Jusqu’à ce que, relevant de maladie, la charitable baronne estime qu’elle lui coûtait trop cher et s’en débarrasse sans plus de formes que s’il s’était agi d'une paire de chaussures éculées. Ce qui était une grosse sottise, mais elle ignorait que le déchet en question possédait le moyen de la perdre.
Harassé par sa nuit sans sommeil et son excursion à Versailles, La Reynie reprit sa voiture - cette fois en compagnie d’Alban - et quelques minutes plus tard on arrivait rue Beautreillis. Alban y habitait l’une des maisons construites sur les ruines du magnifique hôtel du financier Zamet[17] qui n’avaient plus grand-chose à voir avec le faste de ce dernier.
Le défunt procureur avait été un homme parcimonieux mais aimant ses aises. Il y avait là, entre cour et jardin, un petit bâtiment, pris sur un plus conséquent, comportant en rez-de-chaussée une salle qui s’achevait en cuisine, à l’étage deux chambres et, attenant à l'ensemble, une remise et une écurie surmontées d’une mansarde. Ce qui constituait un état de maison appréciable pour un célibataire, mais Alban n’ayant pas les moyens de s’offrir un valet, c’était la femme du portier de l’hôtel de Monaco à quelques pas dans la rue des Lions-Saint-Paul qui se chargeait de l’entretien moyennant une honnête rétribution.
Vu l’heure matinale, et surtout la fatigue de la veille, Delalande pensait trouver sa protégée encore endormie mais elle était bel et bien en train de s'activer au ménage. Un torchon noué sur la tête et un tablier sur sa robe, elle balayait la salle toutes portes et fenêtres ouvertes.
- J’essaie de me rendre utile, expliqua-t-elle avec un sourire contrit, puisque je ne puis autrement prouver ma reconnaissance pour l’hospitalité reçue...
Il y avait une telle fierté dans ces mots que sa personne s’en trouvait magnifiée. Léonie de Chavignol eût été petite si elle n’avait tenu sa tête aussi droite. Elle avait une figure ronde mais finement ridée, et avec ses yeux noirs et vifs elle ressemblait à une pomme fripée, mais du torchon débordaient de beaux cheveux gris soigneusement coiffés.
- Il ne fallait pas vous donner ce mal, fit Alban. Voici M. de La Reynie que vous souhaitiez tellement rencontrer.
Mlle Léonie se débarrassa de son attirail de femme de ménage et esquissa une révérence :
- Je vous suis bien reconnaissante d’avoir pris la peine de venir m’entendre, Monsieur le lieutenant général. Ainsi qu’a dû vous le dire M. Delalande je veux vous donner les moyens d’envoyer Marie-Jeanne de Fontenac devant ses juges. Je sais de source sûre qu’elle a empoisonné son époux avec l’aide de son amant, il y a six ans.
La Reynie fronça le sourcil :
- Si vous avez des preuves, donnez-les-moi !
- Je ne les ai pas en ma possession. Voyez-vous j’ai été mise à la porte de façon si brusque que je n’ai pas eu la possibilité d’aller les chercher là où elles se trouvent. Il faudrait que vous vous rendiez à Saint-Germain...
- Je vous arrête tout net, Mademoiselle. Je n’ai pas le droit, sur une simple dénonciation, d’effectuer une quelconque perquisition.
- Mais... que faites-vous d’autre depuis une année ?
- J’aurais dû dire : je n’ai plus le droit. Je vais dans les heures qui viennent suspendre les travaux de la Chambre ardente et les arrestations. Mais il est évident que si j’avais à ma disposition des preuves avérées... et d’abord en quoi consistent les vôtres ?
- Un paquet contenant de la poudre et un billet d’un certain Vanens qui semblait au mieux avec Marie-Jeanne. Comment Hubert les détenait-il, je l’ignore. Il n’a pas eu le temps de me fournir des explications...
Au nom de Vanens, l’un des principaux inculpés,
Alban avait tressailli et échangé un coup d’œil avec son chef. Celui-ci reprit :
- Comment avez-vous su qu’il les possédait ?
- Il était à l’agonie et je le veillais. Soudain il a tendu la main vers moi. Je l’ai prise et il a dit très bas, c’était presque un souffle : « Je meurs... poison... la preuve... Clio... dans mon cabinet... sur le côté. » Il a vomi du sang et j’ai appelé.
- Clio ? demanda La Reynie.
- Dans son cabinet de travail qui était aussi sa bibliothèque, il y a entre les planches de livres des boiseries peintes représentant les neuf muses. Après sa mort et profitant de l’effervescence de la maison, j'ai pu m’occuper de Clio et j’ai trouvé la cachette non sans mal. J’ai lu la lettre mais Marie-Jeanne est survenue et j’ai eu juste le temps de remettre la chose en place et de faire semblant d’essuyer les livres, mais on m’a signifié que je n’avais rien à faire là et il m’a été impossible d’y retourner.
- Ce que je ne comprends pas, s’étonna Alban, c’est que si M. de Fontenac savait qu’on l’empoisonnait, pourquoi n'a-t-il pas réagi ?
- Il était déjà malade. A la suite de cette découverte il est allé mieux pendant quelque temps. Marie-Jeanne devait manquer de munitions mais elle a dû s’en procurer d’autres et, ensuite, tout a été très vite...
- Et il n’a jamais rien dit à cette femme ? C’est incroyable, remarqua La Reynie. Vous avez une explication ?
- Non. Il est parfois difficile de délabyrinther un cœur humain. Hubert n’était pas toujours facile à comprendre et puis je crois qu’il l’aimait encore trop. Ou alors s’est-il senti trop las pour l'accuser ouvertement. Quant à moi, je n'ai plus eu la possibilité de pénétrer dans ce qui était sa pièce préférée et qu'elle s'est annexée. C'est la raison pour laquelle je voulais vous prier de venir avec moi à Saint-Germain pour une visite domiciliaire. Peu m'importe qu'elle sache que je l'ai dénoncée...
- Par malheur je n'en ai plus la latitude. Mais dites-moi pourquoi vous avez attendu qu'on vous mette à la rue pour en faire état.
- A cause de Charlotte que l'on m'avait confiée avant de la reléguer au couvent. Sa mère condamnée et conduite à l'échafaud, sa vie s'écroulait. Vous connaissez ce qu'il advient des familles des condamnés.
- Sachant le destin que cette femme lui réservait, je ne vois pas beaucoup la différence. D'ailleurs pourquoi n'avoir pas mis Mme de Brécourt dans la confidence ? Durant des années elle a soupçonné sa belle-sœur et j'étais de ses amis...
- Cela je l'ignorais. Si je me suis résolue à venir jusqu'à vous c'est parce que tout le monde à présent sait qui pourchasse sorcières et empoisonneurs. Et puis Charlotte a disparu...
- Ne comptez pas sur nous pour vous renseigner ! Coupa sévèrement Alban. Qui nous dit, finalement, que depuis hier vous ne jouez pas une comédie destinée uniquement à retrouver sa trace ?
La vieille demoiselle devint blême tandis que des larmes montaient à ses yeux, mais sa tête demeura droite et son regard direct :
- Vous imaginez-vous, par hasard, que sa mère ignore qu'elle est fille d'honneur de la redoutable Madame Palatine ? Cet abominable La Pivardière l’a reconnue à Fontainebleau quand Mademoiselle est devenue reine d’Espagne. Il l’a vue partir dans la suite de Sa Majesté. Et je suis au courant de son retour et aussi qu’elle a repris son service au Palais-Royal...
- Et que votre La Pivardière a tenté de l’enlever le mois dernier à Fontainebleau, vous le savez aussi ? Explosa Alban. Mais, bon sang, qu’attendiez-vous pour faire usage des armes que vous détenez ? Qu'il la tue ?
- Dieu m’en garde ! J’ai pour cette enfant plus d’affection que vous ne le pensez. Ce qu’elle ignore d’ailleurs. Seulement je suis tombée assez sérieusement malade pour indisposer Mme de Fontenac pour qui je n’étais plus qu’un poids mort. En outre j’ai appris l’assassinat de Mme de Brécourt... vous savez la suite... Cela posé il me reste à vous remercier, vous Monsieur le lieutenant général de m’avoir écoutée même si cela ne sert à rien, et vous, Monsieur Delalande, de m’avoir abritée cette nuit...
Ayant dit, elle remit la coiffe de toile empesée qu'elle avait ôtée pour la préserver de la poussière, endossa la cape noire qui lui servait de manteau et reprit le sac posé dans un coin avant de se diriger vers la porte.
- Où allez-vous ? demanda La Reynie.
- Là où j’aurais dû aller hier. A l’église Saint-Paul qui est proche d’ici. On saura bien m’y indiquer un couvent où l’on accueille les demoiselles nobles mais sans le sou...
Un soudain éclat de rire d’Alban fusa, lui coupant la parole. Elle se retourna indignée :
- La reconnaissance que je vous garde ne vous autorise pas à vous moquer de moi, jeune homme !
- Veuillez me pardonner ! Je n’y ai pas songé une minute mais depuis hier soir nous avons fait un peu connaissance et je ne vous vois pas plus chez les moniales que Ch... Mlle de Fontenac. Que je sois pendu si vous y avez la moindre vocation !
- Il n’y a pas que la vocation qui y pousse les femmes. Il existe beaucoup d’autres raisons...
- Dont l’arbitraire pour votre jeune cousine et le besoin pour vous-même ?...
La Reynie, dont les épais sourcils étaient remontés presque à toucher sa perruque brune, entra dans le débat :
- Avec votre permission et sachant l’issue de l’entretien, je vous laisse entre vous. Il faut que j’aille à l’Arsenal mettre la Chambre ardente au repos et toi, Alban, tu me retrouveras au Châtelet vers cinq heures. Mademoiselle, jusqu’à vous revoir ! Nous aurons encore à parler tous les deux... Ah, j’allais oublier ! Accompagne-moi à ma voiture !
Il prit le bras d’Alban et, quand on fut dans la cour :
- Si tu avais besoin d’argent n’hésite pas à m’en demander. Elle peut être très précieuse cette Léonie. Si tu la faisais passer pour une cousine de province ? Ce qu’elle était chez Fontenac.
Delalande se mit à rire :
- Ne vous tourmentez pas. J’ai bien l’intention de la garder. Quant à l'argent, soyez en repos, l’oncle Sosthène - Dieu ait son âme - était beaucoup plus riche qu’on ne le croyait dans la famille !
Tout étant ainsi réglé, Alban rejoignit celle qui devenait sa pensionnaire pour lui faire part des dernières dispositions. A sa surprise, Mlle Léonie montra plus d’émotion qu’il n’en attendait d’un caractère visiblement bien trempé.
- Vous êtes très généreux mais je ne peux pas accepter, fit-elle en reniflant une larme.
- Et pourquoi s’il vous plaît ?
- Parce que je ne veux pas vous être à charge. Hier, quand je suis arrivée, je ne savais pas où aller et je redoutais les auberges mais j’ai un petit pécule que je dois à la générosité discrète - sa femme n’en a rien su ! - de mon cousin Fontenac. Cela me permettra d’entrer dans un couvent convenable.
- Encore le couvent ? C’est une manie ?... Alors si vous êtes si largement pourvue pourquoi avez-vous fait à pied le trajet depuis Saint-Germain ?
- J’ai dit que j’avais quelque argent, je n’ai pas dit que je roulais sur l’or. Il me reste, je l’espère, quelques années à vivre, je dois me montrer extrêmement économe.
- Eh bien, justement, vous réglerez l’économie de cette maison. Je n’y passe guère de temps étant souvent par les chemins. Mon ménage est fait environ trois fois la semaine par une brave femme du voisinage que je vous présenterai tout à l'heure... si toutefois vous acceptez de me faire l’honneur de passer pour une cousine venue de... de...
- ... De Tréguier ! C’est là d’où je viens... et vous me semblez un cousin des plus honorables, ajouta-t-elle en faisant une petite révérence accompagnée d’un sourire qui lui coupa la figure en deux.
- Je vois que nous nous entendrons. En général je prends mes repas dans une auberge ou une autre selon mes déplacements... et je me déplace beaucoup !... Quelque chose qui ne va pas ?
En effet, elle le fixait depuis un instant d’un œil sévère.
- Si, si ! Je pensais seulement qu’au cas où vous vous déplaceriez moins, je possède de menus talents de cuisinière. Cuisine bretonne évidemment, mais en cette matière je n’ai pas d'exclusives...
- Seriez-vous en train de m’offrir une sorte de foyer, ma cousine ?
- C’est exactement cela, mon cousin. Du moins quand il vous plaira d’y faire halte car je ne veux pas vous envahir !
La glace définitivement rompue, ils se regardèrent en riant, scellant ainsi un accord spontané comme on en rencontre rarement. Une demi-heure plus tard, Justine Pivert, la concierge du prince de Monaco, était présentée à Mlle des Courtils de Chavignol à laquelle, impressionnée par le nom, elle offrit le plus beau salut que permettait un tour de taille imposant. Alban les laissa ensemble et elles inaugurèrent leur collaboration en s’en allant de concert au marché Saint-Paul, l’un des lieux favoris de Justine où elle pouvait donner libre cours à un talent oratoire certain servi par une voix de tambour-major. Aussi nul n'ignora plus, en quelques minutes, sa satisfaction de voir une personne aussi distinguée que Mlle Léonie mettre ordre et donner une apparence de respectabilité à l'univers chaotique d’un jeune homme aussi bien de sa personne que M. Alban.
- Les auberges, toujours les auberges, sans compter les tavernes et les gargotes, ce n’est pas une vie pour quelqu’un comme lui !
- Il ne faut pas médire des auberges. Certaines jouissent d’une excellente réputation.
- Voui ! consentit Justine après avoir médité un instant sur le sujet. Mais il n’empêche que rien ne vaut la vie régulière et la chaleur d’un foyer familial...
- Bah, il est encore un peu jeune, mais il ne manquera pas de se marier et alors sa vie deviendra régulière.
- Se marier ? Lui ? Si vous voulez mon avis, c’est pas demain la veille !
- Pourquoi ? C’est un beau garçon !
- Oh pour ça, oui ! Et il y en a plus d’une qui demanderait pas mieux mais on ne lui connaît pas de bonne amie...
- Il ne doit pas être homme à étaler ses conquêtes, conclut distraitement Mlle Léonie qui cherchait à se rappeler un détail de sa conversation avec le jeune policier et son chef. Un détail qui ne revenait pas.
En fait, Alban Delalande avait une amie, la comédienne Françoise d’Hennebault, fille du célèbre Montfleury. C’était à la fois une relation physique et intellectuelle. Belle, aimable et cultivée, la jeune femme représentait la maîtresse idéale et leur relation était dénuée de toute jalousie, une sensuelle amitié remplaçant avantageusement les orages de la passion et donnant pleine satisfaction à l'un comme à l’autre. Ils appréciaient de pouvoir rire, bavarder, échanger des confidences après les jeux de l’amour en buvant un verre de vin frais...
Mais cela, Mlle Léonie ne devait le découvrir que par la suite, bien après s’être souvenue du détail qui la tracassait tant: dans le feu de la conversation, son nouveau cousin avait failli dire « Charlotte » en parlant de la jeune Fontenac. Depuis elle se demandait s'il y avait là une signification.
En attendant elle fit apprécier à son logeur le charme paisible d'une vie quasi familiale qu'il n'avait, en fait, jamais connue. Sa mère était morte en lui donnant le jour et son père s'était remarié avec une mégère jolie et rouée, qui lui avait fait connaître l'enfer jusqu'à son entrée au collège, où il avait « fait ses Humanités » et surtout jusqu'à ce que La Reynie s’occupe de lui. Peu à peu, au lieu d’aller, le soir venu, manger un morceau dans une auberge quelconque, Alban prit doucement l’habitude de rentrer chez lui où l’attendaient le couvert mis sur du linge blanc, les fumets d’une cuisine le plus souvent simple mais toujours savoureuse, et la satisfaction de porter des vêtements impeccablement entretenus. En outre, converser avec la cousine Léonie était un réel plaisir. Elle ne voyait en effet aucun inconvénient à s’attarder au coin de la cheminée, en buvant un verre de vin et en commentant les nouvelles du jour. Bien sûr, on parla aussi de Charlotte et de ses parents... d’Hubert de Fontenac à qui Léonie vouait une affection qui eût peut-être mérité un autre nom.
De la prime jeunesse du baron elle savait peu de chose. Fils unique du gouverneur de Saint-Germain, il s'était senti attiré, dès qu’il sut lire, par l’étude de la géographie et des pays lointains. L’Asie, en particulier, l’attirait et, un jour, Hubert se lia d’amitié avec un certain Tavernier qui ne cessait de sillonner les terres lointaines à la recherche d’objets rares et surtout de pierres précieuses. C’était un homme du Nord, lourd et silencieux, mais dont la parole brève devenait singulièrement prolixe et chargée d’une étrange poésie quand il évoquait ces mers et ces cités étranges et colorées d’où il rapportait des merveilles. Aussi et au lieu de s’engager dans la Compagnie des Indes, selon son intention première, Hubert de Fontenac choisit-il de l’accompagner dans deux de ses voyages vers des pays dont la simple évocation faisait rêver : Mascate, Trincomali, Golconde...
- Le nom de Jean-Baptiste Tavernier ne m’est pas inconnu, remarqua le policier. Il est devenu, me semble-t-il, le lapidaire du Roi à qui il revend la quasi-totalité de ses trouvailles ?...
- Ce n’était pas le cas d’Hubert. Voyageant pour son plaisir, on n’a jamais su très bien ce qu’il rapportait. Si tant est qu’il rapportât quoi que ce soit. Et puis la mort de son père dont il avait la survivance en tant que gouverneur de Saint-Germain a mis fin aux grandes aventures. Le malheur a voulu qu’il rencontre la demoiselle Chamoiseau, s’en éprenne et l’épouse. Ce qui a surpris tout le monde. Moi la première - à cette époque je venais souvent à Saint-Germain -, car je savais qu’il avait vécu en Orient une tragique histoire d’amour mais il avait dû parer Marie-Jeanne de certaines vertus consolatrices dont elle était totalement dépourvue. Lorsqu'il m’a accueillie chez lui après le décès de ma mère, j’ai pu constater que le ménage allait à vau-l’eau... et était en passe de devenir invivable.
Otant sa pipe éteinte de sa bouche pour en secouer les cendres dans l’âtre, Alban objecta :
- Ce que je ne comprends pas c’est que...
- Et quoi donc ?
- Que vous étiez au même titre cousine de Mme de Brécourt puisqu'elle était la sœur de M. de Fontenac et je sais que sa bonté égalait sa générosité. Comment se fait-il que vous n'ayez pas demandé asile à elle plutôt qu’à lui ? Vous auriez eu la vie plus agréable.
- En réalité je n’ai strictement rien demandé. C’est Hubert qui, apprenant la disparition de ma mère, m’a écrit pour m’offrir l’hospitalité. Il avait pu juger du genre de génitrice qu’était sa femme et il voulait quelqu'un pour s'occuper de Charlotte dont elle se souciait comme d’une guigne.
- Votre présence n’a pas dû l’enchanter ?
- Elle y a trouvé son avantage. Je lui évitais d’engager une gouvernante, sans compter les divers travaux dont elle m’a chargée. En outre ma figure n’étant pas de celles à porter ombrage à qui que ce soit - sans compter mon âge ! -, elle m’a gardée tant qu’elle a estimé que je lui étais utile. Et puis je suis tombée malade... et vous savez la suite.
Ayant achevé de bourrer sa pipe, Alban l’alluma à un tison, tira une ou deux bouffées et se carrant dans son fauteuil:
- Cette maladie n’était-elle pas suspecte ?
- Non. J’ai les bronches fragiles et je m’étais fait tremper par la pluie. Elle n’y était pour rien.
- Mais elle aurait pu... vous empêcher de guérir. C’était si facile !
- Pas à ce point. Elle n’ignorait pas que Mme de Brécourt la soupçonnait d’avoir enherbé son époux. Ma mort eût donné à la comtesse une arme supplémentaire. C’était d’autant plus dangereux que nous étions en pleine Affaire des poisons. Elle a préféré me laisser guérir ou à peu près puis me jeter tranquillement à la rue après m’avoir cherché une querelle destinée uniquement à lui offrir la possibilité de se mettre en colère, de se déclarer offensée et de se débarrasser de moi.
- Et personne n’a pris fait et cause pour vous ?
- Qui vouliez-vous ? Les domestiques ? Elle a renvoyé les plus anciens, ceux qui étaient attachés à Hubert. Leurs remplaçants ont tous été choisis par La Pivardière et, en vérité, je ne sais trop où il se fournit. Dans quelque bas-fond échappé à la vigilance de M. de La Reynie quand il a nettoyé les cours des Miracles sans doute ! Ils ont tous des têtes de forbans et je crains fort qu’ils n’en aient pas que la tête.
A la suite de cette conversation, Alban décida de disparaître pendant quelques jours avec la permission de son chef. Laissant les « balayures de l’Affaire des poisons » à son célèbre collègue Desgrez, son aîné qu’il n’hésitait pas à proclamer le « meilleur limier de France » après qu’il eut réussi à arrêter la trop fameuse Brinvilliers - depuis la mise en sommeil de la Chambre ardente il n'y avait plus que des broutilles à glaner sur le pavé parisien -, il céda à l’envie d’aller observer l’hôtel de Fontenac et ses habitants en se faisant passer pour le fils d’un gentilhomme picard dont le père aurait bien connu feu M. de Fontenac lors d’un de ses voyages aux Indes. Celui-ci, envoyant son héritier faire un tour d’Europe pour se meubler l’esprit, lui aurait conseillé d’aller saluer cet ami d’autrefois et lui porter une lettre accompagnée de son chaleureux souvenir. Une aventure rendue possible par les confidences de Léonie à qui Fontenac s'était confié, surtout vers la fin de sa vie, tandis que sa femme courait les salons ou allait allègrement rejoindre un amant.
C’est ainsi qu’un soir du début d’octobre, un voyageur d’apparence prospère, monté sur un beau cheval et suivi d’un valet presque aussi bien accommodé, descendit pour prendre logis à l’auberge du Bon Roy Henri située juste en face du Château Vieux. Il s’annonça le vicomte Gérard de Vauxbrun venant d’Abbeville et demanda le meilleur appartement pour lui et son valet Jacquemin. Lequel n’était autre que son jeune assistant qui n’avait pas jugé utile de changer un nom tirant aussi peu à conséquence. Une vaste perruque, une moustache et une « royale[18] » changeaient complètement sa physionomie. L’hôtelier rôtisseur François Grelier reçut avec révérence ce jeune seigneur de si noble apparence. L’installa selon ses souhaits et même, quand il eut fini son souper, vint demander si un digestif lui ferait plaisir. Il était si visiblement désireux d’engager la conversation qu'Alban l'invita à s’asseoir. Ce que Grelier accepta sans se faire prier après être allé chercher un flacon d’une eau-de-vie de prune qu’il voulait lui faire goûter. Il ne risquait pas de créer de jalousie, le faux vicomte étant ce soir-là son seul client.
Ce qui fournit à Alban une entrée en matière bienvenue. Il s’étonna du peu d’affluence d’une maison dont la réputation était venue jusqu’à lui et cela par un soir de pré automne qui devait inciter à la chasse dans la forêt voisine.
- C’est que la forêt est domaine royal, Monsieur, et qu’on n’y chasse pas quand Sa Majesté n’y est pas. Or Sa Majesté n’est pas au château. Elle devrait être déjà rentrée mais, cette année, on dirait qu'elle s'attarde dans ce Versailles qui va nous ruiner...
- Mais le Roi n'y est pas encore fixé, ni sa cour à ce que l’on m’a dit ?...
- Pas encore mais cela va venir. Il y serait sans les travaux qu’il commande sans cesse. Voici quatre ans qu’il a décidé d’y habiter...
- Et il passe toujours ses hivers ici ? Sans doute ne va-t-il plus tarder. De toute façon, nombre de grandes familles ont leur demeure à Saint-Germain et constituent un fonds de clientèle...
- Qui diminue à vue d’œil. On ne construit pas que le château à Versailles mais aussi des hôtels pour la noblesse, les ministres, l’administration et que sais-je encore ! Le pire est que je ne comprends pas pourquoi il tient à s'installer là-bas. Le site est tellement moins beau que le nôtre. Je suis allé voir : c’est plat, marécageux, triste à pleurer même si les bâtiments sont remarquables, je veux bien l’admettre.
- Allons, ne désespérez pas ! Je suis certain que Saint-Germain ne sera pas abandonné. C’est peut-être moins somptueux que Versailles mais c’est plus charmant. Le Roi est né ici. Il ne l’oubliera pas...
- Je souhaite que vous ayez raison, Monsieur, mais je n’y crois guère. Il paraît que, depuis l’an passé, il se fait construire à Marly un petit château d’intimité afin de s’y reposer des fastes de son palais alors que celui-ci n’est même pas achevé. Avouez que c’est désolant ! conclut-il en vidant son verre pour le remplir derechef.
C’était surtout inexplicable, mais Alban, qui n’ignorait rien de ce nouveau détail, avait renoncé à comprendre les motivations d’un souverain qui semblait se donner à tâche de s’éloigner de son peuple le plus possible. Ce qu’il n’approuvait pas et d’ailleurs cela n’avait aucune importance, l’opinion d’un obscur fonctionnaire de police ne présentant guère d’intérêt pour Louis XIV. Mais ce qui était plus grave, c’était le fossé qui ne manquerait pas de se creuser dès que le pouvoir serait définitivement implanté à Versailles. Lui-même, s'il reconnaissait la grandeur du souverain, n'aimait pas l’homme, qu’il jugeait égoïste, partial, cruel et ayant légèrement trop tendance à ne se soucier que de son « bon plaisir ». Certes, la paix de Nimègue, deux ans auparavant, avait fait de lui l’arbitre de l’Europe, mais son ambition ne s’en tiendrait pas là. En outre Versailles serait peut-être une merveille mais plus de trente mille hommes dont un bon tiers de soldats inoccupés y travaillaient dans des conditions souvent difficiles. On disait que le palais était le cauchemar du ministre Colbert épouvanté de voir engloutir dans toutes ces constructions un argent qu’il eût volontiers employé autrement. Et maintenant cette mise en sommeil - en espérant que ce ne soit pas la fermeture définitive - du tribunal chargé d’assainir les plus détestables penchants d’une partie de la haute société... Le policier imaginait sans peine les bruits qui ne manqueraient pas de courir les rues de Paris.
Cependant il n’était pas là pour épiloguer sur le comportement royal. Laissant son aubergiste la larme à l’œil se resservir de prune, il en vint à ce qui l’amenait :
- Vous me dites que les hôtels de la noblesse sont de plus en plus désertés ici. J’ose espérer qu’il n’en est rien de celui du gouverneur. Vous savez certainement où habite M. de Fontenac ?
- C’est lui que vous venez voir ?
- Oui. C’est un ancien ami de mon père et...
- Je suis désolé, Monsieur, d’avoir à vous apprendre que l’hôtel du gouverneur n’est plus celui de M. de Fontenac parce que ce noble gentilhomme est décédé depuis... oh, depuis plus de cinq ans. Son remplaçant habite...
- C’est sans intérêt pour moi dès l’instant où le poste n’est plus occupé par M. de Fontenac... mais je suppose que sa famille est toujours là ?
- Sa veuve, oui ! Enfin, sa veuve... mais je n’ai pas le droit de porter un jugement sur une dame de la noblesse, moi qui ne suis qu'un modeste aubergiste...
- Tout homme a le droit de penser ce qu'il veut ! Vous n'avez pas l'air d'aimer beaucoup la baronne ?
- A vous dire le vrai, je la connais peu, n'ayant pas sa pratique, mais je ne connais que trop son futur époux. Celui-là est certainement le personnage le plus désagréable qui soit. Au point de se demander s’il est vraiment gentilhomme !
- Il loge chez vous ?
- Que non ! Il loge chez sa maîtresse, ce que nul n’ignore, mais il vient dans mon hôtellerie pour boire, oublie de payer et se conduit ensuite comme un possédé du Diable. Celle que je plains c’est la gamine. Dès la mort du père on l'a expédiée au couvent dont elle risque fort de ne jamais sortir...
- Pourquoi ?
- Dame ! Pour que la fortune revienne à sa mère ! On paye la dot au couvent et on garde le reste ! Or le reste, paraîtrait qu’il en vaut la peine.
- Ah oui ?
Etait-ce l’effet de la vieille prune mais le brave homme devenait affectueux. Une main au col de la bouteille il posait l’autre sur la manche de ce client qu’il semblait apprécier particulièrement.
- Oui, affirma-t-il avec force. J’ai recueilli le vieux valet du baron qui le connaissait depuis l’enfance et qui l’avait servi dans les Indes lointaines quand son maître était jeunot et voulait courir les aventures. Il est mort ici, autant dire dans mes bras...
- Qu’est-ce qu’il faisait là ?
Maître Grelier eut un léger hoquet :
- Hic !... Je viens de vous le dire : il... hic... il trépassait!
- Mais pourquoi chez vous ?
Le brave homme resservit son client et s’adjugea une nouvelle rasade :
- La... la baronne l’avait chassé... trop vieux !... Servait plus à rien ! C’est ma... ma défunte épouse qui... hic !... qui l’a trouvé assis avec son baluchon sur un... montoir à chevaux. L’était charitable ma Simone !... L’a ramené chez nous... et il y est mort ! Vous comprenez ?
Le faux vicomte pensa que, décidément, on mourait beaucoup dans le quartier et que la Fontenac ne connaissait qu’une façon d’éliminer ses vieux serviteurs, mais il garda sa réflexion pour lui. Son hôtelier avait l’ivresse intéressante mais il risquait de devenir incompréhensible s’il continuait à boire. Aussi, sous le prétexte de se resservir, il confisqua la bouteille.
- Et il vous a parlé de la fortune du baron ?
- Oh oui !... Mais pas de celle qu’on connaissait... d’une autre ! Où est la bouteille ?
- Elle est vide, fit Alban sans la lâcher. Mais n’allez pas en exhumer une seconde ! On a assez bu tous les deux... Vous parliez d’une fortune cachée ? Je ne vois pas...
- Des... pierres précieuses qu’il... aurait rapportées... de... là-bas... et qu’il voulait garder pour... lui tout seul ! Personne n’a jamais su où... où... il les gardait !
Le reste du discours se perdit dans un bredouillement ensommeillé et parfaitement indistinct, jusqu'à ce que maître Grelier s’étale sur la table en émettant un ronflement annonçant qu’il n’ouvrirait plus les yeux. Alban réfléchit un moment, bercé par cette musique nasale qui était le seul bruit que l’on entendit à cette heure tardive avec celui de la vaisselle qu’une servante achevait dans la souillarde reliant la cuisine à la cour. Il se leva et alla la voir :
- Votre maître est souffrant, l'informa-t-il. Montrez-moi où est sa chambre. Avec l’aide de mon valet on va l’y coucher...
La laveuse était une matrone entre deux âges, solidement bâtie, qui tourna vers le « client » une figure pleine, un rien bovine, où ne s'inscrivait aucune surprise. Elle s'essuya les mains à son tablier :
- Vous voulez dire qu'il est saoul ? Ça lui arrive souvent d’puis la mort d’sa pauv’femme ! Surtout quand la maison n’a point d’chalands[19] ! Y a qu’à l'laisser dormir sur son banc ! Demain y s'ra frais comme un gardon et l'aura tout oublié. C'qui est mieux pour lui. C’t’un si brave homme !
- Justement je ne veux pas le laisser ainsi ! Donnez-moi un coup de main et on va le mettre dans son lit !
- Ça s'ra comme vous voulez, M'sieur !
La chambre étant située au rez-de-chaussée, le trajet ne fut pas long. Alban déposa l'aubergiste sur son lit, proposa à la femme de l'aider à le déshabiller mais elle refusa. Il lui mit alors une pièce d’argent dans la main et se retira dans son propre logement où il retrouva Jacquemin qu’il avait envoyé faire un tour en ville après son souper. Ledit tour en ville consistant surtout à reconnaître les abords de l'hôtel de Fontenac dont le policier connaissait parfaitement l’emplacement.
Assis sur le rebord de la fenêtre, celui-ci croquait une pomme en contemplant le château royal dont l’imposante silhouette se découpait en force sur le bleu de la nuit. C’était un garçon de dix-neuf ans, brun comme une châtaigne de cheveux, de vêtements et presque de figure, qui possédait le rare talent de se fondre dans le décor où qu’il aille et de passer quasiment inaperçu. Il lui suffisait pour cela de baisser les paupières sur l’extrême vivacité de son regard.
L’entrée de son chef n’interrompit pas sa collation.
- Eh bien ? interrogea Alban en ôtant son justaucorps qu’il jeta sur le lit. As-tu trouvé quelque chose d’intéressant ?
Jacquemin acheva sa pomme et cracha les pépins dans la rue.
- C’est selon ! Je me demande si on n'est pas en train de perdre notre temps. L’hôtel de Fontenac est aussi hermétique et obscur qu’un tombeau. Ni lumière ni signe de vie.
- Tu n’as pas déniché un quidam à qui poser des questions ?
- Mon Dieu non, mais ou bien on s’y couche avec les poules ou bien il n’y a personne. Ils doivent avoir un château à la campagne quelque part ces gens-là ?
- Pas que je sache. Tous les nobles n’ont pas obligatoirement un domaine champêtre...
- Pourtant Fontenac ce n’est pas un nom de par ici !
- Tu as raison. L’origine est en Gascogne. J’ignore s’il en existe encore là-bas mais, d’après M. de La Reynie avec qui j’en parlais l’autre jour, ils descendraient d’un cadet de famille « monté » à Paris en quinze cent et des poussières à l’appel du duc d’Epernon qui voulait constituer pour le roi Henri III continuellement menacé par la Sainte Ligue du duc de Guise une garde personnelle que l’on a appelé les « Quarante-Cinq » commandée par M. de Loignac. Ces gentilshommes étant pauvres, ils n’avaient rien à perdre et tout à gagner. Ce sont eux qui ont exécuté le duc de Guise !
- Exécuté ? J’ai entendu dire qu’on l’avait « assassiné ».
- Le terme est impropre quand un roi frappe un sujet rebelle ! Envoyer le duc à l’échafaud eût déchaîné une révolution. Henri III, qui n’avait pas d’enfants et refusait de laisser le royaume aux Guise, savait que ceux-ci n’auraient de cesse de le tuer et c’est la sœur du mort qui a armé le moine Jacques Clément. C’est lui qui a « assassiné » le Roi, mais, avant d’expirer, celui-ci a eu le temps de léguer la France à son beau-frère, le grand Béarnais qui allait devenir Henri IV. Et sur ce cours d’histoire, nous n’avons plus rien d’autre à faire que d’aller dormir... Demain il fera jour !
Le jeune Jacquemin - Jacquemin Lesourd pour lui donner un nom qui convenait mal à ses longues oreilles ! - n’aimait pas rester sur ce qu'il considérait comme un échec. Et le lendemain, dès le jour levé, il filait vers l’hôtel de Fontenac avant même que son « maître », fidèle à son personnage, n’eût procédé à sa toilette. C’était vendredi, jour de marché, et les rues de la ville, un rien endormie, la veille, résonnaient sous les sabots des paysans, maraîchers, volaillers et marchands qui allaient s’installer sous la halle.
A sa surprise, il trouva la porte cochère ouverte en grand sur une cour où s’activaient des ouvriers. Il était évident qu'une aile de l’hôtel avait subi un incendie depuis peu et qu’on déblayait.
Un garçon occupé à charrier des gravats dans une brouette l’interpella :
- T’as rien d’autre à faire qu'à regarder les autres travailler ? lança-t-il hargneux.
- Si, mais je me suis toujours intéressé au bâtiment et à la belle ouvrage qu’on y fait souvent, répondit-il sans se démonter. On dirait qu’il y a eu un malheur ici ?
- Ça c’est bien vrai ! Heureusement...
L’homme n’eut pas le temps d’en dire davantage.
Depuis le perron, une voix autoritaire se faisait entendre :
- Le travail presse et il y a mieux à faire que clabauder avec des étrangers ! Et toi, l’homme, qu'est-ce que tu viens chercher ?
Appuyé sur une canne, élégamment vêtu de velours grenat agrémenté de manchettes de dentelle, un seigneur les apostrophait. Jeune et très brun, il était relativement beau mais son visage aigu, ses dents blanches et pointues lui donnaient l’air d’un loup, quant à ses yeux, enfoncés sous l’orbite, il était difficile d’en distinguer la couleur. Sombre de toute façon ! « La Pivardière à tous les coups ! » pensa Jacquemin s’en référant à la description qu’en avait fait Delalande. Il ne se démonta pas, salua au contraire comme il sied à un valet de bonne maison :
- Rien, Monsieur, répondit-il sans se démonter. Je venais seulement voir si Mme la baronne de Fontenac accepterait de recevoir mon maître.
- Qui est ton maître ?
- M. le vicomte de Vauxbrun. Nous arrivons d’Abbeville et M. le vicomte, qui se rend à Paris, souhaitait saluer Mme la baronne...
- Il la connaît ?
- Non mais feu son père...
- Des provinciaux ! fit l’autre d'un ton sec... Mme la baronne n'est pas ici. Il faut être idiot pour imaginer qu’elle pourrait s’accommoder de vivre dans la poussière et les plâtres.
- Ce sont ses appartements qui ont brûlé ?
- J’aimerais savoir en quoi ça te regarde.
- C’est pour pouvoir rendre compte à mon maître.
- Et où est-il ?
- A l’auberge du Bon Roy Henri. Mais peut-être Mme la baronne est-elle à Paris, auquel cas...
- Elle n'est pas à Paris et quoi qu'il en soit n’est pas en état de recevoir des visites. Le feu l’a grandement éprouvée. En conséquence, tu remercieras ton maître et le salueras de sa part.
Il n'y avait rien à ajouter. Jacquemin comprit que l'on avait hâte de se débarrasser de lui et qu'on ne souhaitait pas voir un quelconque vicomte de Vauxbrun s’inscrire dans le paysage. Il prit congé et sortit de la cour. L’ouvrier et sa brouette étaient à présent près d’un tombereau qui venait d’arriver. Jacquemin s'arrangea pour le rejoindre en passant derrière l'attelage de manière à être hors de vue du perron.
- Qu'est-ce qui a brûlé dans la maison ? Quelle partie ?
Le maçon fronça le sourcil pour envoyer promener l'importun mais une pièce d'argent brillait au bout de ses doigts.
- J'sais point trop ! Ils appellent ça la... la librairie...
- Tout a brûlé ?
- Non. Y a encore plein d'papiers et aussi des livres. C't'à cause d'une bougie qu'est tombée. Mais enfin y a du pain sur la planche !
- Merci ! Bon courage !
La pièce changea de main et Jacquemin rejoignit Delalande en train de se restaurer de jambon, de pain, de beurre et d’un pichet de vin blanc. Il en prit sa part tout en racontant ce qui venait de se passer. Alban l’écouta attentivement, puis :
- La librairie ? Tiens donc ? C’est bien dommage de ne pas pouvoir la visiter. En attendant je me demande si la baronne est vraiment absente. Le corps central et l’aile est de l’hôtel sont intacts, dis-tu ?
- Il m’en semble. Evidemment la façade de l’aile endommagée aura besoin de vitres neuves et d’un bon récurage mais on doit pouvoir y vivre à condition de ne pas craindre le bruit ni la poussière ! Surtout s'il y a un jardin derrière.
- Il y en a un qui va jusqu'au rempart. D'un autre côté, il est concevable que la baronne ait jugé préférable de s’éloigner pendant les travaux. Auquel cas, La Pivardière assurerait la surveillance... Quoique je l’imagine mal passant ses jours seul dans une maison vide. As-tu vu des domestiques ?
- Je crois avoir aperçu une livrée verte tandis que je m'expliquais avec cet affreux bonhomme...
- Peste ! Tu es difficile ! Qu'il ait l'air mauvais, je te l'accorde, mais on ne peut nier qu'il soit beau.
- Ce n'est pas mon avis, fit Jacquemin. Et maintenant on fait quoi ?
- Il faut y réfléchir. Evidemment, M. de Vauxbrun doit rejoindre Paris puisqu’il n’aura pas le plaisir de rencontrer Mme de Fontenac...
A cet instant, l’aubergiste arrivait, sortant de la cave, un tonnelet sous le bras. Ainsi que l'avait prédit la laveuse de vaisselle, il ne gardait aucune trace de sa cuite de la veille. Il posa son tonnelet sur le comptoir, sourit, salua son client et lui demanda s’il avait bien dormi :
- Comme un ange, mon cher hôte ! Je vais regretter d'autant plus de reprendre mon chemin si vite !
- Vous partez ? Je croyais que vous aviez à faire à l’hôtel de Fontenac ?
- Que voulez-vous que j’aille y faire, maître Grelier ? Mon domestique s’y est rendu afin d’annoncer ma visite mais il n’a trouvé que des ouvriers et un gentilhomme fort mal embouché qui doit être le futur époux dont vous m’avez parlé hier. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit que la maison avait brûlé ?
- C’est vrai. Il y a deux jours un incendie s’est déclaré dans l’aile ouest à cause d’une chandelle mal éteinte dans la salle où feu M. le baron avait ses livres. J’ai été voir, bien sûr, mais les dégâts pour ce que j’ai compris ne sont pas très importants et Mme la baronne...
- ... a préféré s’éloigner d’après ce que l’on a dit à mon valet. Vous ne sauriez pas où elle a pu aller ?
Maître Grelier haussa les épaules :
- Ma foi non ! L’a pas de château ! Ça je le saurais, mais peut-être à Paris où elle aurait de la famille ?
Pour ce qu’il en savait, Alban voyait mal la vaniteuse épouse du gouverneur de Saint-Germain garder des liens étroits avec d’obscurs robins comme les Chamoiseau. Il se promit d’interroger à ce sujet Mlle Léonie. En attendant il n'avait plus rien à faire à l’auberge du Bon Roy Henri et annonça son départ :
- Je pourrais peut-être la rencontrer là-bas, conclut-il, mais à mon retour, j’aurais plaisir à faire étape chez vous, maître Grelier !
Une demi-heure plus tard il était parti salué bien bas par un hôtelier charmé de sa générosité et couvert de ses vœux de prompt revoir. Il avait hâte à présent de retrouver la rue Beautreillis. Chemin faisant il expliqua à Jacquemin ses intentions : demander d’abord à La Reynie de faire surveiller l’hôtel de Fontenac pendant quelques jours par l’un des indicateurs dont il s’était certainement assuré les services puisque Saint-Germain était encore la résidence officielle de la Cour.
- Etant donné que La Pivardière t’a vu, tu es « grillé » mon garçon et moi j’ai besoin de savoir ce qui se passe dans cette maison et surtout des agissements d’un personnage dont j’ai toutes les raisons de me méfier.
Rentré à Paris, Alban passa au Châtelet avant de regagner son logis pour mettre La Reynie au courant de son expédition. Celui-ci approuva et promit d’établir une surveillance aussi étroite que possible autour de l’hôtel de Fontenac ainsi que le jeune policier l’espérait. Savoir La Pivardière installé là à demeure comme les faits le portaient à le croire lui était pénible sans qu’il sut trop pourquoi : l’impression peut-être que la maison natale de Charlotte abritait un nid de serpents ! Pauvre petite ! Il eût cent fois mieux valu pour elle être orpheline de mère !
Revenu rue Beautreillis, il trouva Mlle Léonie en train de confectionner une tourte aux prunes. Enveloppée d’un vaste tablier, les mains dans la farine, elle malaxait sa pâte comme si elle lui en voulait personnellement :
- J'étais persuadée que vous rentreriez ce soir ou demain, lui dit-elle. Alors, quelles nouvelles ?
- Pas fameuses ! Il y a eu un incendie chez les Fontenac mais une aile seulement a été touchée : celle de la « librairie ».
- Tout est détruit ?
- Non, je ne crois pas : un ouvrier chargé de déblayer a parlé de livres brûlés, de murs noircis mais c'est tout. Une bougie mal éteinte aurait mis le feu !
- On peut donc espérer que les rayonnages ont été épargnés ? Il faudrait pouvoir s'en assurer !
- Je ne vois pas comment. La Pivardière est sur place et monte la garde. Mme de Fontenac aurait pris du champ. Auriez-vous une idée de l’endroit où elle a pu se rendre ? A Paris ? Dans sa famille ?
- Les Chamoiseau ? Vous voulez rire ? s'exclama la vieille demoiselle en se remettant à l'ouvrage. Il y a beau temps qu'elle les a rayés de son vocabulaire comme de ses relations et si même elle pouvait les effacer de la surface de la terre, elle n'hésiterait pas un instant !
- Qu'en reste-t-il ?
- Pas grand-chose à vrai dire. Un père podagre et à moitié gâteux qui vit quelque part dans le Marais, entouré d'un valet et d'une servante pas beaucoup plus frais que lui mais qui le surveillent comme du lait sur le feu pour rafler ce qui pourrait subsister dans la maison dès qu'il aura lâché la dernière quinte de toux !
- Et cette maison du Marais ? Elle doit valoir son prix... Et la baronne en héritera si elle est enfant unique ?
- Elle est hypothéquée jusqu’au toit ! Vous pensez bien que Marie-Jeanne s’est renseignée ! Non, si elle est quelque part ce n'est sûrement pas rue François-Miron !
- Chez une amie ?
- Je ne lui en connais guère ! Deux ou trois « relations » d’église à Saint-Germain - elle donne volontiers dans la bigoterie, ce qui lui a permis d’approcher Mme de Maintenon... qu'elle a d’ailleurs connue lorsque celle-ci était la veuve Scarron et elle-même, Mlle de Chamoiseau. Je ne suis pas certaine que la nouvelle marquise en soit vraiment flattée, mais Marie-Jeanne est habile et sait se faire rampante et pleurnicheuse quand il y va de son intérêt !
- Vous lui vouez un amour dévorant à ce que je vois ? fit Alban en riant. Mais parlons d’autre chose ! En mourant le baron vous a bien confié l’existence d’une preuve de son assassinat cachée dans son cabinet de travail ?
- En effet !
- Il ne vous a rien dit d’une sorte de... trésor composé de pierres précieuses ramenées de Golconde qu’il garderait jalousement ?
- D’où sortez-vous cette histoire ?
- De l’auberge du Bon Roy Henri. L’épouse de maître Grelier aurait recueilli à peu près mourant le vieux valet du baron...
Les sourcils de Mlle Léonie remontèrent au milieu de son front tandis que ses yeux s’arrondissaient.
- Joseph ? J'étais malade quand il est parti... finir ses jours chez une nièce du côté de Saint-Denis. C’est du moins ce que l’on m’a dit.
- Qui ?
- Marion, la femme de chambre de la baronne qui me soignait plus ou moins ! Elle est presque aussi mauvaise que sa patronne celle-là !
- Eh bien, elle vous a menti. Le pauvre bougre a été jeté dehors comme un malpropre. Il n’a pas pu aller plus loin qu’un montoir à chevaux sur le marché... Au moment de son agonie il a parlé de pierres... une surtout mais sans autre précision. Il n’a pas eu le temps d’en dire davantage !
- Alors ce serait vrai ?
- Vous en aviez déjà entendu parler ?
- Par lui, oui ! Il aimait à bavarder avec moi parce que j'étais la seule à ne pas tourner en ridicule les évocations de son « beau temps »... des voyages vécus en compagnie d’Hubert. Et un soir d’hiver où l’on était tous les deux dans la cuisine à se chauffer les pieds, il m’a parlé de ces cailloux brillants trouvés ou acquis je ne sais comment par mon cousin. D’un en particulier ! Un gros diamant jaune dont il était tombé autant dire amoureux et qu’il voulait tenir caché. Joseph avait un peu bu, ce soir-là, et j’avoue ne pas l'avoir cru mais j’ai fait semblant et lui ai recommandé de n’en toucher mot à personne s’il tenait à la vie. Vous imaginez le résultat si cette histoire était tombée dans l’oreille de Marie-Jeanne ou de Marion, son âme damnée, sans oublier son La Pivardière ? Le pauvre vieux était bon pour passer à la question !
- C’eût été une cruauté inutile. Je suis convaincu qu’il n’en savait pas plus. Hubert avait dû garder soigneusement son secret.
Il y avait eu une note de tristesse dans la voix de la vieille fille, une larme dans ses yeux. Alban continua :
- Cela ne remet pas en cause sa confiance en vous. Qu’il ne vous en ait jamais parlé ne l’entache en rien. Et d’ailleurs...
L’idée qui lui traversait l’esprit le fit taire un instant, le temps de l’examiner. Mlle Léonie leva sur lui un regard d’attente.
- ... et d’ailleurs, reprit-il, pourquoi la cachette de la lettre et du sachet ne serait-elle pas aussi celle des pierres... si elles existent vraiment ?
- Vous en doutez ?
- Il faut toujours douter. Le baron s’en est peut-être défait depuis longtemps. Joseph évoquait les souvenirs de sa jeunesse et comme tout un chacun il aurait pu les embellir. Mais laissons cela ! Ce qui m’intrigue c’est...
- Quoi ?
- Que vous n’ayez jamais essayé de savoir ce qu’il y avait de vrai dans les histoires du vieux Joseph.
- Il aurait fallu pouvoir. A peine son époux eût-il rendu le dernier souffle que Marie-Jeanne fermait son cabinet de travail à triple tour de clef, mettait celle-ci dans sa poche avec interdiction à quiconque de pénétrer dans la pièce, même pour y faire le ménage. De temps en temps elle allait s’y enfermer. Charlotte a voulu y entrer un jour : elle s’est retrouvée aux Ursulines le lendemain. Quant à moi j’avais seulement réussi à trouver la cachette et à lire la lettre !... Je vous l'ai dit.
- Pas de raison à cette interdiction ?
- Si. Elle prétendait que c'était le seul endroit où elle pouvait communier avec l’esprit de son époux bien-aimé.
- Mais quand elle était absente ?
- Sa Marion montait la garde et une garde vigilante, vous pouvez m'en croire ! Que cherchait la baronne ? Savait-elle quelque chose sur les petits secrets de ce pauvre Hubert ? Même La Pivardière n'y avait pas accès avec ou sans elle. Et cela n'a pas varié d'une ligne durant toutes ces années... Allez comprendre ! La seule solution eût été de passer par la fenêtre... mais vous me voyez grimper aux murs à mon âge ?
Alban se mit à rire :
- Mais je vous en crois très capable ! Cela dit... le bruit m’est venu d’un voyage en Italie avec son amant ?
- Elle l’a laissé courir en effet - Dieu sait pourquoi ! -, mais en fait elle n’est jamais partie.
- Bien. Ne cherchons pas plus loin pour le moment mais il n’en demeure pas moins qu’une question se pose : celle de l’incendie. Qui en est responsable ? Elle-même ? Cela m’étonnerait...
- Moi aussi... bien qu’elle ne soit pas très adroite de ses mains. Une bougie mal éteinte ou renversée sans qu’elle s’en aperçoive c’est possible. Quand elle s’y retirait à la nuit close, elle fermait les rideaux et allumait deux candélabres dont elle changeait elle-même les chandelles.
- C’est étrange ! Et La Pivardière le supportait ?
- Mal. Ils se disputaient souvent. C’est une femme terrible, vous savez. Mais... ils se réconciliaient sur l’oreiller !
- Et si c'était lui qui avait mis le feu ?
- Je ne vois pas comment il aurait pu s’y prendre. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr c’est qu’il est inutile de chercher Marie-Jeanne ailleurs qu’à Saint-Germain. Je suis convaincue qu’elle n’a pas bougé de chez elle.
Alban, qui s’était assis sur un coin de table, se leva et s’étira :
- Bon. Nous ne pouvons qu’attendre, pour l’instant, les rapports que j’ai réclamés. J’irai tout de même là-bas un de ces prochains jours.
Mlle Léonie, qui n’était pas restée inactive durant leur conversation, achevait sa tourte en dorant la pâte au jaune d’œuf avant de l’enfourner. Sans regarder le policier, elle demanda :
- Quand pensez-vous avoir des nouvelles de Charlotte ? Si vous saviez combien je me tourmente pour elle.
Il allait franchir le seuil de la porte pour monter dans sa chambre. S’arrêta et se retourna :
- Cela veut-il dire que vous l’aimez bien ?
- En seriez-vous surpris ? C’est une enfant attachante !
- Je sais... Et pour ce qui est des nouvelles, la famille royale s'attardant à Versailles, je suppose qu'elle s’y trouve aussi en compagnie de cette force de la nature qu'est Madame. Je l'y crois en sûreté mieux que n'importe où...
- Vous êtes vraiment naïf! Comment peut-on être en sûreté au milieu d'un palais inachevé encore ouvert à tous les vents et d’une cour dont l’année qui vient de se passer a démontré largement ce que ses broderies et ses joyaux pouvaient recouvrir de malfaisance ? Charlotte promettait d’être belle à dix ans !
- Elle a tenu sa promesse, grogna-t-il en se raclant la gorge. Je vais envoyer Jacquemin voir ce qu’il en est...
Enfermée dans sa chambre ou clopinant sur deux cannes, exhibant un pied orné d’un gros pansement - le récent accident de Madame lui en avait donné l’idée ! -, Charlotte se fût ennuyée à périr si les bruits d’une cour en perpétuelle ébullition n’étaient venus la distraire, portés par Lydie de Theobon et par Cécile que le soin des enfants Orléans tenait cependant à l’écart des fêtes incessantes. Elle sut ainsi qu'au lendemain même du passage de M. de La Reynie, une violente querelle avait opposé Mme de Montespan à Mme de Maintenon. La première ayant reproché à la seconde non seulement de la desservir auprès du Roi, mais encore d’avoir oublié qu’elle était son obligée depuis de nombreuses années puisque, réduite à une quasi-misère après la mort de Scarron, son douteux mari, c’était elle qui lui avait confié ses enfants, l’amenant par conséquent à entrer en relations avec le Roi. Qui la détestait d’ailleurs à l’époque. Finalement la veuve en était venue à vivre dans les palais royaux mais Montespan n’avait pas manqué d’évoquer les amants que son adversaire avait eus du temps de Scarron.
- Si vous êtes parvenue à l’état où l’on vous voit aujourd'hui c’est à moi que vous le devez et, au lieu de m’en savoir gré, vous me desservez de cent manières auprès du Roi qui, sans moi, ne vous aurait jamais vue.
Et ainsi de suite...
Le Roi étant apparu vers la fin du conflit, Mme de Maintenon lui avait demandé humblement la faveur d’un entretien privé. Ce qui lui avait été accordé. A la suite de quoi, Louis avait entrepris de raisonner la blonde tigresse qu’il avait tant aimée... et aimait encore un peu. Non sans une certaine logique : comment croire d’une aussi grande dame qu'elle eût fait choix pour élever ses enfants d'une ancienne demoiselle de petite vertu dont ils n'eussent pu attendre que de mauvais exemples ? Le coup était imparable. Il fallut bien que la favorite s'en contentât. Du moins en apparence, car il ne fit de doute pour personne que la guerre était à présent déclarée entre les deux femmes. Et que la balance semblait pencher vers l’ancienne gouvernante des petits bâtards...
Née princesse de Bavière, d’une branche collatérale à celle de Madame, la Dauphine Marie-Christine avait noué avec celle-ci des liens d’amitié où ceux de la famille n’entraient pour rien. Toutes deux étaient laides mais alors qu’aucune grâce n’arrangeait la situation chez « Liselotte », la nouvelle venue n’en manquait pas. Grande et élancée, sa taille était parfaite ainsi que ses bras, sa gorge et ses mains. Elle parlait quatre langues, jouait du clavecin à ravir, dansait encore mieux et - c’est en cela qu’elle se rapprochait le plus de sa « tante » - possédait beaucoup d’esprit. Evidemment, il y avait le visage ! Si le nez de Madame était de travers, celui de Marie-Christine était en pied de marmite. En outre le tour de la bouche ainsi que le bas des joues trop rouges et quelques taches jaunes sur le front n’évoquaient guère les lys et les roses mais le sourire fréquent découvrant de jolies dents et la gaieté des yeux bleu foncé rectifiaient largement ces imperfections. En résumé, elle avait séduit non seulement son mollasson de mari, mais aussi le Roi, la famille et la majeure partie de la Cour.
Ce matin-là, elle était venue bavarder en voisine avec Madame comme il lui arrivait de temps en temps pour parler du pays, de ceux que l’on y avait laissés - même s’ils se haïssaient cordialement ! - et retrouver un instant le goût des pâtisseries bavaroises. Mais elle venait aussi partager un souci:
- J’aimerais savoir qui est au juste cette Mme de Maintenon que l’on a fait entrer dans ma maison en tant que deuxième dame d’atour. On la dit sans naissance et elle s’entend fort mal avec Mme de Montespan dont je sais qu’elle est... l’amie du Roi ?
- Avez-vous quelque raison de vous en plaindre personnellement ? demanda Madame pleine d’espoir.
- Non. Elle est toujours fort polie, fort aimable, toujours souriante, toujours modeste, d’une grande piété, mais l’on ne peut jamais savoir ce qu'elle pense. Cependant je suis mal satisfaite de son comportement vis-à-vis du Roi.
- Pourquoi ? Ne vous a-t-on pas dit quelle était sa nouvelle amie ?
- Eh bien je trouve que l'amitié va un peu loin. Savez-vous que chaque soir, à huit heures, M. de Chamarande vient la chercher pour la conduire dans la chambre de Sa Majesté où elle reste plus de deux heures ? Pourquoi mon beau-père a-t-il besoin de la voir tous les soirs et que peuvent-ils se dire pendant tout ce temps ? Je me demande si elle n’est pas chargée de m’espionner et si c’est le cas que peut-elle avoir à rapporter ?
- Calmez-vous ma chère ! fit Madame en riant. Je suis certaine que vous n'êtes pas le centre de leurs conversations. Qu’il lui arrive de parler de vous est possible mais vous menez auprès de votre époux une vie si paisible, si régulière qu’elle ne doit pas offrir matière à critique. En revanche soyez sûre que les sujets de conversation ne manquent pas à cette mégère hypocrite. Tout au moins quand il y a conversation !
- Que voulez-vous dire ?
Madame émit un petit ricanement :
- Dieu que vous êtes naïve ! A votre avis que peut-on faire à deux dans une chambre ?
- Vous ne voulez pas me faire entendre qu'elle... couche avec lui ?
- C’est une aventurière et des aventures, elle en a eu tout son content ! Quand la Montespan a piqué cette grosse colère en les lui rappelant, elle ne proclamait que la vérité !
- Mais elle est vieille ! Plus que le Roi à ce que l’on dit.
- Et alors ? C’est une vieille putain, lâcha brutalement la princesse, et ce sont les plus habiles parce qu’il leur faut compenser la fraîcheur déclinante de leurs appâts par d'autres talents !
- Et c'est cela que l'on a introduit chez moi ?
- Mme de Montespan est bien surintendante de la Maison de la Reine ! La Maintenon est une couleuvre qu'il vous faut avaler sans broncher, ma belle ! En avez-vous parlé avec votre époux ?
- Je n'ai pas encore osé par crainte de lui déplaire en ayant l'air de critiquer le Roi que par ailleurs j'aime bien !
Cette fois Madame partit d'un rire homérique :
- Eh bien osez, sacrebleu ! Vous aurez la surprise d'apprendre que le Dauphin déteste la vieille guenipe autant que moi ! Vous en retirerez au moins quelque réconfort ! A deux on supporte mieux les épreuves !
- Et puis peut-être pourra-t-il en toucher un mot à son père ? ajouta Marie-Christine soudain pleine d'espoir.
- N'allez surtout pas lui demander cela ! Vous semblez vivre en parfaite harmonie lui et vous ?
- Oh oui ! Monseigneur est le meilleur des époux ! Je l'aime infiniment et il me le rend au centuple !
- Alors ne faites rien qui puisse troubler cette harmonie! Goûtez votre bonheur et ne vous souciez pas des turpitudes des autres ! Un jour vous serez reine de France ! Vous pourrez choisir votre entourage à votre convenance !
- Ainsi ferai-je et je vous remercie de vos bons conseils! C'est égal... comment la Reine fait-elle pour permettre que Mme de Montespan dirige sa Maison ?
- La Reine est une sainte, ma chère ! Mais ne vous y trompez pas, elle est loin d’être sotte. Quand la Montespan a été nommée, elle m'a dit : « Allons, il semble que ce soit mon destin d’être servie par toutes les maîtresses de mon mari ! », faisant ainsi allusion à la surintendante précédente, la comtesse de Soissons, qui a pris la fuite il y a peu pour n’avoir pas à répondre d’une accusation d’empoisonnement ! Je vous laisse juge !
La Cour se disposait à quitter Versailles pour prendre ses quartiers d’hiver à Saint-Germain mais auparavant le Roi avait décidé de convier toutes les dames et demoiselles à une promenade à travers les jardins. Le point d’orgue en serait une collation que l’on prendrait dans l’un de ces bosquets qui en étaient l’un des charmes. Les hommes étaient exclus mais Sa Majesté tenait essentiellement à ce que tant l’élément féminin de la Cour soit présent pour ce dernier jour. Une manière comme une autre de s'entourer de « fleurs humaines » au moment où l’automne allait les raréfier dans les parterres.
- Sacrebleu ! Notre Roi aurait-il dans l’idée de se faire sultan ? Ronchonna Madame qui brûlait d’envie de rejoindre son cher Saint-Cloud pour en profiter encore un peu avant de rentrer au Palais-Royal et qui avait espéré partir dans la matinée.
Lydie de Theobon se mit à rire :
- Sans avoir l’intention de me montrer irrespectueuse, il me semble qu’il y a déjà un moment que cette idée-là lui est venue. Une reine ne lui suffit pas : il en faut toujours deux ou trois.
- Voulez-vous bien vous taire ! s’indigna la princesse.
- Je ferai remarquer à Madame que c'est elle qui a commencé ! Si elle le souhaite nous pouvons compter. La Reine : une ?...
- On se tait !... Et qu'est-ce que je vais mettre ?
- Madame devrait s’en soucier de temps en temps car le choix n’est pas immense : le grand habit, la « petite tenue » ou le costume de chasse ?
- Et ma robe en velours violet, qu’en avez-vous fait ? Des coussins pour mes chiens ?
- Ce serait un sacrilège... mais nous en avons aussi une en moire bleue, une autre en velours feuille-morte...
- D’où les sortez-vous ? fit Madame abasourdie.
- C’est Monsieur qui en a passé commande d’après les mesures de Votre Altesse Royale. Il estime, non sans raison, que Madame ne s’habille pas toujours comme il sied à une grande princesse.
- Et c’est maintenant que vous en parlez juste au moment où nous allons quitter Versailles ?
- Oh, ici Madame portait le costume de chasse dans la journée et le grand habit le soir. Et puis nous ne devions pas séjourner si longtemps ! Monsieur visait Saint-Cloud et Paris. Là, pour cette fête où seules les dames sont admises, il faut faire un effort !
- Eh bien, montrez-moi la « feuille-morte ». C’est très poétique. Cela convient à la saison !
Ladite robe réservait une agréable surprise : durant l'agitation perpétuelle du séjour Madame avait un peu maigri et il fallut reprendre deux ou trois coutures. En outre, la couleur lui plaisait et elle se déclara finalement ravie.
De son côté Charlotte connaissait un problème analogue à cette différence près qu’elle ne pouvait s'attendre à aucune « surprise ». Ces temps derniers elle n'en avait pas souffert, étant restée à l'écart des festivités à cause de son pied prétendument blessé, mais cette fois il lui fallait se joindre aux dames de la maison. Madame elle-même avait pris la peine de le lui signifier :
- Le Roi veut voir toutes les dames et demoiselles sans exception. En outre, il déteste que l’on soit souffrante ou empêchée ! J’ai ouï-dire que Mme de La Vallière - comme Mme de Montespan d’ailleurs ! - était tenue de paraître à la Cour quelques heures seulement après avoir accouché !
- Mais je suis si peu de chose !
- Il a dit « toutes » et vous en faites partie !
Elle disparut sur cette mise en demeure.
Charlotte opta finalement pour la robe verte qu'elle devait à sa tante Claire - que l'on avait rallongée parce qu'elle avait grandi - et que Theobon compatissante agrémenta en lui prêtant une jupe et un « devant » de satin blanc.
- Vous êtes tout à fait mignonne, la rassura-t-elle. Et vous n'avez plus l'air d’un fantôme !
Cela dit elles rejoignirent la suite de Madame et de la petite Mademoiselle. On n’eut pas loin à aller, le rassemblement étant sur la terrasse où l’on se rangea sur deux rangs. Il faisait un temps délicieux sous un soleil qui avait perdu la brutalité de l'été et le ciel était d'un azur profond où voltigeaient ici et là quelques petits nuages blancs, ronds et dodus comme des chérubins. Débarrassée d'elle-même, Charlotte admira sincèrement le panorama magique des pièces d'eau, des bosquets rejoignant le Tapis vert et pour finir le Grand Canal dont l'eau bleue allait si loin qu’elle abolissait l'horizon. En outre, la foule brillante et diversement colorée des invitées offrait un ravissant coup d’œil. Celui en effet d’un parterre de fleurs sur lesquelles on aurait semé des diamants, des perles, des rubis, des saphirs et des émeraudes. Ou alors une volière d’oiseaux exotiques tant les papotages allaient bon train.
Le silence se fit soudain : le Roi arrivait tenant Madame la Dauphine par la main. Légèrement en retrait venaient la reine Marie-Thérèse, Madame et sa fille. Ce fut un festival de révérences.
- Mesdames, dit Louis XIV, je suis fort aise de vous voir toutes !
Puis, comme pour donner le signal du départ, il leva la haute canne enrubannée qu’il tenait dans son autre main. La troupe joyeuse traversa le Parterre d’eau, gagna le bassin de Latone, mère d’Apollon et de Diane, dont la grande vasque de pierre crachait l’eau par des grenouilles, tortues et lézards en bronze. On le contourna pour se diriger vers l’entrée d’un bosquet au centre duquel était une fontaine. Cinq tables y étaient disposées, fleuries et flanquées d’orangers en caisses, nappées de blanc à broderies d’or sur lesquelles on avait disposé tout ce qui pouvait tenter l’appétit et la gourmandise. Autour de ce rond-point où aboutissaient cinq allées s’érigeaient des statues dorées. L’ensemble fut accueilli par des applaudissements unanimes. La fête en vérité était une réussite et son air champêtre enchantait tout le monde. Chacune put se servir et s'asseoir où bon lui semblait cependant que des violons cachés jouaient en sourdine.
Pour la première fois depuis son arrivée à Versailles, Charlotte se sentait bien. Sans doute la magie de ces merveilleux jardins agissait-elle sur elle. Durant la promenade, elle avait marché entre ses amies, Cécile et Lydie, en bavardant à bâtons rompus. L’atmosphère était idyllique. Ces dames semblaient d’excellente humeur comme si l'absence des hommes les libérait d’un poids.
Des hommes, pourtant, il n'en manquait pas mais c'étaient les valets chargés du service. Etant vêtus d’un vert en accord parfait avec celui des arbres, ils se fondaient dans le décor et c’est à peine si on les remarquait.
L’un d’eux ayant offert à Charlotte un verre de limonade, elle leva machinalement la tête et faillit le lâcher en reconnaissant Delalande. D’un coup d’œil impérieux il lui imposa silence et passa à Lydie de Theobon qui n’avait aucune raison de faire attention à lui. Elle bavardait avec Cécile de Neuville. Ce qui laissa à Charlotte le temps de se reprendre.
Que faisait-il à Versailles ? C’était la seconde fois qu’elle voyait Alban sous la livrée d’un domestique, mais là, dans ce décor magnifique et au milieu de toutes ces femmes, elle en fut frappée et en éprouva même de la gêne. C’était stupide parce qu’elle n’ignorait pas les avatars imposés par le métier du jeune homme mais elle ne pouvait s'empêcher de mesurer la largeur du fossé qui les séparait. A la pensée qu'elle s’était laissée embrasser par lui, qu'elle lui avait dit qu'elle l'aimait, elle ressentit de la honte mêlée de douleur. Rien ne serait jamais possible entre un policier et une fille de la noblesse même désargentée comme elle l'était en ce moment. Grâce à Dieu, il ne devait pas l'avoir prise au sérieux... Mais en dépit de ces pensées déprimantes, elle chercha des yeux sa silhouette, élégante jusque sous cette vêture servile ! C'était à pleurer et la joie légère qui l'habitait tout à l'heure s'était envolée...
Elle se tourna vers ses deux amies. Lancées dans leur conversation, elles n'avaient pas remarqué son silence.
La collation prenait fin. La compagnie quitta le bosquet pour gagner le bassin d'Apollon dont le large emplacement allait permettre au Roi de recevoir les remerciements de ses invitées. Perdue dans ses pensées, Charlotte se laissait emmener quand, soudain, Cécile saisit son bras en chuchotant!
- Vite ! La révérence ! A quoi pensez-vous ?
Charlotte revint à la réalité juste à temps pour voir le groupe du Roi et des princesses approcher. Elle pliait les genoux quand elle entendit :
- Qui êtes-vous, Mademoiselle ? Il me semble que je vous ai déjà vue ?
C'était à elle que le Roi s’adressait et elle s’effondra dans son salut. Aussi sa voix fut-elle à peine audible en répondant :
- Charlotte de Fontenac, Sire.
- Vraiment ?
L’étrangeté de la question la releva. Elle put voir alors Mme de Maintenon s’approcher de Louis XIV, lui glisser quelques mots à l'oreille. Immédiatement le royal visage, d’abord souriant, se referma :
- Que me dit-on ? Vous seriez une novice échappée du couvent des Ursulines de Saint-Germain et vous auriez cherché refuge...
La peur rendit son aplomb à la jeune fille. Elle osa rectifier :
- Je n’étais pas novice, Sire ! Simplement, je me suis enfuie en apprenant que, par la volonté de ma mère, je devais faire profession dans cette maison où j’achevais mes études...
- La défunte comtesse de Brécourt vous aurait recueillie, fortifiée dans votre décision d’échapper à la main maternelle ? ! Ensuite vous auriez cherché asile...
- Elle n’a absolument rien cherché, Sire mon frère ! C’est moi qui l’ai prise chez moi à la demande de sa tante et je n’ai eu qu’à m’en louer...
A sa façon directe Madame entrait dans le débat, décidée à y mettre tout son poids et le cœur de Charlotte se fit moins lourd.
- Ensuite, reprit le Roi, vous l’avez jointe, pour plus de sûreté, aux femmes de ma nièce, Sa Majesté la reine d’Espagne à qui il paraîtrait qu’elle se soit dévouée... au-delà de ce qui était séant pour une fille d’honneur. Cela lui a valu d’être rappelée en même temps que l’une de ses compagnes je crois ?...
- Moi, Sire, fit courageusement Cécile. Et j'ajoute, si le Roi le permet, que nous n’avons fait qu’obéir à Sa Majesté !
Mme de Maintenon se tourna à nouveau vers le Roi, lui murmura quelque chose en regardant Charlotte. Ce qui eut le don d’exciter la colère de la marquise de Montespan. Elle s’écria :
- Je me demande, Sire, quelle est la raison ténébreuse qui anime Mme de Maintenon contre cette jeune fille ? Qu’a-t-elle donc à lui reprocher ? D’être belle et d’offrir une ressemblance avec cette pauvre La Vallière ?
- Mme de Fontenac s'est venue plaindre à moi. Devrait-on ignorer la douleur d’une mère bafouée plus encore que le Seigneur Dieu ?
- La douleur d’une mère ? Laissez-moi rire, lança Madame. Mme de Brécourt, persuadée que cette femme a empoisonné son époux, ne m’en a rien laissé ignorer.
- Mensonge ! Siffla la Maintenon. Si cela était, M. de La Reynie aurait instrumenté depuis longtemps et...
- Quoi qu’il en soit, coupa le Roi irrité, cette demoiselle risque d’être à ma cour un sujet de scandale.
- Je vous ferais remarquer, Sire mon frère, qu’elle appartient à la mienne où elle n’en cause aucun. Et nous repartons demain pour Saint-Cloud, elle y compris !
- Il n’en peut être question, Madame ! Le moins que je puisse faire est de rendre cette fille à sa mère. Il me semble, ajouta-t-il méprisant, qu’elle est trop insignifiante pour nous occuper aussi longtemps. L’affaire est entendue !...
Charlotte éclata en sanglots, terrifiée par ce qui l’attendait. Elle était perdue et c'était cette femme inconnue, cette Maintenon, qui venait de décréter de son sort... Pourquoi? Que lui avait-elle fait ?... Soudain on entendit une voix douce mais cependant ferme intervenir :
- Pas pour moi, Sire ! Mme de Brécourt était de mes dames et je l’aimais beaucoup : elle ne m’a rien caché de cette triste histoire !
C’était la Reine qui se faisait entendre au milieu d’un silence stupéfait. On avait tellement l’habitude de la voir s’effacer, accepter les volontés du Roi - lui fussent-elles insupportables ! - sans mot dire que c’était un peu comme si l’une des statues venait de prendre la parole. Et Louis ne fut pas le moins surpris :
- Vous, Madame ? A quoi pensez-vous en parlant ainsi?
Marie-Thérèse était devenue très rouge. Pourtant elle poursuivit bravement :
- A la justice, Sire ! A votre justice. Et aussi à sauver une jeune fille innocente d’un sort certainement cruel. Feu Mme de Brécourt savait ce qu’elle disait et ce qu’elle faisait. Et moi je vous demande instamment de me donner Mlle de Fontenac !
- Vous, si pieuse, si soumise à Dieu, vous me demandez de vous confier cette fille ?
- Oui, Sire ! Je vous le demande... moi la Reine !
Elle s’était redressée de toute sa petite taille et il émana soudain d’elle une telle majesté que Louis détourna le regard...
- Qu'allez-vous en faire ? Vous n'avez plus de filles d'honneur...
Ce n'était pas une bonne idée de lui dire cela. Marie-Thérèse en effet avait obtenu de les supprimer quand elle s'était aperçue que son auguste époux considérait la chambre de ses demoiselles comme un terrain de chasse à portée de la main...
- J’en ferai ma lectrice. Je sais qu'elle parle espagnol...
Il n’y avait plus rien à ajouter. Le mari volage força le Roi à rendre les armes :
- Qu'il soit fait selon votre volonté ! Prenez-la ! Je vous la donne. Et vous, jeune fille, remerciez votre reine !
Mais Charlotte n'avait pas attendu son ordre : elle était déjà aux genoux de Marie-Thérèse pour baiser le bas de sa robe :
- Merci ! Oh merci, Madame ! Votre Majesté n'aura pas de servante plus fidèle que moi.
On la releva et elle put constater que celle qui la sauvait tremblait autant qu’elle. L’effort que Marie-Thérèse avait fourni pour oser s’opposer ainsi à Louis, et en public, avait dû épuiser ses forces. Elle en retrouva cependant assez pour sourire à son acquisition :
- J’en suis certaine... Ma sœur, ajouta-t-elle en s’adressant à Madame, vous voudrez bien la faire conduire chez moi à Saint-Germain puisque demain nous rentrons chacune chez nous.
- Ce sera fait. En tout cas je vous remercie du fond du cœur, ma sœur ! J'aime bien cette petite qui n'a plus personne pour la protéger des mauvais procédés de... certaine dame ! Chez vous, elle sera vraiment à l'abri, renchérit-elle en lançant un coup d'œil venimeux en direction de Mme de Maintenon qui, le dos un peu courbé, s’éloignait en direction du château à la suite du Roi. Marie-Thérèse et ses dames en firent autant. Quelqu’un pourtant resta : Mme de Montespan qui riait franchement :
- Qui aurait cru Sa timide Majesté capable d'un tel exploit ! Voilà Votre Altesse Royale battue sur le terrain de la combativité ! Et pardieu, j’en suis plus aise que je ne saurais dire ! La tête de la Maintenon était à peindre !... Que lui avez-vous donc fait... Charlotte ? C’est bien cela ?
- C’est bien cela, Madame. Quant à ce que j’ai pu lui faire, je l’ignore. Je sais seulement qu'elle voit volontiers ma mère mais je ne pensais même pas qu'elle sût qui j'étais.
- Soyez sûre qu'elle le sait depuis longtemps. La seule vue de votre visage a dû l'intriguer. C'est une fouine que cette femme !... Pour ma part, je ne me reprocherai jamais assez d'avoir fait sa fortune. Et si ce palais se veut à l'image du Paradis, elle en est le serpent ! Cela posé, vous ne gagnez pas au change, ma chère. On s’amuse beaucoup moins chez la Reine que chez Madame !
- C’est sans importance ! Je me dévouerai à elle... et à vous aussi, madame, qui avez bien voulu plaider ma cause.
D’un doigt rapide Athénaïs caressa la joue de Charlotte et rejoignit le cortège qui s’éloignait. Madame et ses dames rentrèrent au château par un autre chemin. Tout en marchant la princesse mâchonnait une série de jurons qui, pour être en allemand, ne manquait pas de vigueur. Mal remise de la scène dont elle venait d’être le centre,
Charlotte ne pouvait retenir sa tristesse. Elle allait perdre ses deux meilleures amies.
- Que vais-je devenir sans votre amitié et vos conseils ? dit-elle à Cécile et à Lydie visiblement émues.
- Vous ne perdrez strictement rien ! Sa Majesté aime avoir Monsieur son frère sous les yeux et nous nous verrons souvent. En échange vous allez avoir une magnifique occasion de faire votre salut : on prie énormément chez la Reine. Vous en viendrez peut-être à regretter votre couvent ? En outre, on dirait que vous avez une alliée inattendue. La Montespan peut se montrer bonne fille quand elle veut...
De retour dans ses appartements, les ronchonnements de Madame se muèrent en cris de douleur. Le baron Gecks, ambassadeur de l’Electeur Palatin en France, l’attendait porteur d’une nouvelle qu’il délivra sans la moindre précaution :
- J’ai le regret d’apprendre à Votre Altesse Royale que son père est mort !
Une autre plus délicate se fût sans doute évanouie. Madame ouvrit la bouche pour une sorte de long hululement puis éclata en sanglots et courut se jeter sur son lit en pleurant toutes les larmes de son corps, laissant le malencontreux messager stupéfait. Il ne comprit pas davantage quand Mme de Ventadour lui montra la porte :
- Où donc avez-vous appris la diplomatie, Monsieur ? Dans un corps de garde ?