Deuxième partie Le prisonnier de la Bastille

CHAPITRE VI Le fantôme de Paris

En arrivant près des hauts murs du couvent des Jacobins, au voisinage de la porte Saint-Jacques, Catherine guida son cheval jusqu'à un petit tertre couronné d'un calvaire qui se dressait au milieu des vignes. Puis, rejetant le capuchon qui retombait jusqu'à ses yeux, elle laissa la pluie lui fouetter le visage et regarda Paris...

Il y avait maintenant vingt-trois ans qu'elle n'avait pas revu sa ville natale. Vingt-trois ans, à un mois près, qu'après les émeutes cabochiennes qui avaient coûté la vie à son père, l'orfèvre Gaucher Legoix, au jeune Michel de Montsalvy, le frère aîné d'Arnaud, et à pas mal d'autres personnes, elle avait vu s'écrouler dans le sang, les larmes et la souffrance son univers paisible de petite-bourgeoise insouciante pour se lancer sur la route d'un destin exceptionnel, étrange et parfaitement inattendu.

Derrière elle, la jeune femme perçut la respiration de son jeune compagnon qui se faisait plus courte et comme attentive. Il murmura :

— Voici donc la ville capitale du royaume ! Voici Paris qui fut tant d'années aux mains de l'Anglais et que Monseigneur le Connétable vient de libérer presque sans coup férir ?

La nouvelle, en effet, les avait atteints alors qu'ils approchaient d'Orléans. Un chevaucheur de la Grande Écurie Royale, lancé comme un boulet de canon en direction d'Issoudun où se trouvait alors le roi Charles VII, l'avait hurlée joyeusement à leurs oreilles dans le vent du matin.

— Noël ! Noël ! Le Connétable de Richemont est entré dans Paris !

La ville est nôtre !...

Il faisait un temps affreux, bouché, dégoulinant d'une pluie fine et têtue qui se glissait partout, mais le cri du chevaucheur avait atteint les deux voyageurs fatigués comme une bouffée de printemps, comme une pleine coupe de rosée offerte à une plante en train de mourir.

C'est que la route avait été dure et longue... Au moment de cette merveilleuse rencontre, il y avait quinze jours que Catherine et son page avaient quitté Carlat, au matin suivant leur arrivée, sur les chevaux que leur avait donnés messire Aymon du Pouget, le gouverneur, à la garde duquel la dame de Montsalvy avait confié ses enfants, Sara et Marie.

Malgré la fatigue causée par une marche de huit lieues depuis le départ nocturne de Montsalvy, Catherine n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour se lancer aux trousses de Gonnet d'Apchier. Son épaule, vigoureusement soignée par Sara, allait mieux et son énergie naturelle, stimulée par la joie de pouvoir agir et par ce danger qui courait devant elle, lui avait rendu la pleine possession de ses moyens.

Dans la cour de Carlat, elle avait enfourché le cheval qu'un écuyer lui tenait en bride, avec un sentiment de liberté presque sauvage, une grisante sensation de puissance retrouvée. Elle n'était plus la châtelaine ravagée d'angoisse sur l'échiné de laquelle pesaient de trop lourdes responsabilités. Elle redevenait Catherine des grands chemins, une femme accoutumée à saisir la vie par ses défenses et, à la manière des bouviers auvergnats, à lui faire plier les jarrets. Maintenant, c'était affaire entre elle et Gonnet d'Apchier : l'un des deux devrait s'avouer vaincu et Catherine était bien décidée à ce que ce ne fût pas elle.

Néanmoins, malgré l'impatience qui la talonnait, elle avait pris le temps de s'arrêter à Aurillac pour tenter d'obtenir des consuls quelque secours pour sa ville en danger. Mais elle comprit vite que l'espoir, bien faible à dire vrai, qu'elle avait mis en eux, devait être abandonné, car elle trouva ville, évêques et consuls claquant des dents de terreur et se préparant fébrilement à la pire des visites : celle du capitaine espagnol Rodrigue de Villa-Andrado, cette vieille connaissance de Catherine.

Après avoir pillé et rançonné le Limousin durant la saison froide, Rodrigue se disposait, à ce que l'on prétendait, à s'en aller mettre le siège devant les fortes bastilles du Périgord, Domme et Mareuil, où l'Anglais s'accrochait encore fermement et défiait depuis longtemps les troupes du comte d'Armagnac.

— Nous ne pouvons distraire ni un archer, ni un sac de grain, avaient répondu les consuls d'une seule et même voix, il se peut que nous en ayons d'un instant à l'autre le plus cruel besoin. Heureux si nous pouvons satisfaire le Castillan avec un peu d'or !

Catherine avait senti alors que, même si Villa- Andrado ne se montrait pas sous Aurillac, les habitants de la cité épiscopale ne lèveraient pas le petit doigt pour aider Montsalvy. Elle savait, comme tout un chacun en Auvergne et en Languedoc, qu'à l'automne précédent, Villa-Andrado avait réuni au mont Lozère tous les chefs de routiers du Midi et conclu avec eux un traité d'aide et d'assistance mutuelle dont les conséquences pouvaient être graves pour une ville éprise de paix, car les quatre Apchier assistaient à ce concile démoniaque et les gens d'Aurillac savaient bien que la meilleure manière d'attirer sur eux l'attention du Castillan était encore de s'attaquer à l'un de ses associés.

Le seul désir des Aurillacois était que l'ennemi gagnât la Dordogne sans chercher à vérifier l'état des finances de l'évêque et de ses consuls. Une prudente neutralité s'imposait donc.

Avec un haussement d'épaules, la dame de Montsalvy s'était détournée de ces gens trop prudents et avait repris son chemin pour une dernière tentative. Elle gagna Murât, dans l'espoir d'y rencontrer Jean de La Roque, seigneur de Sénézergues et bailli des Montagnes d'Auvergne. La seigneurie du bailli en faisait un proche voisin de Montsalvy et les tours de son castel, niché au creux d'une gorge, s'apercevaient lorsque l'on allait de Montsalvy à Roquemaurel.

Catherine pensait que, peut-être, la vieille entente née d'un terroir commun jouerait en sa faveur et parlerait plus haut que la politique.

Mais elle avait frappé en vain à la porte du bailli des Montagnes : Jean de La Roque, à ce qu'on lui avait dit, s'était rendu au Puy-en-Velay, pour les fêtes de Pâques, afin d'escorter son épouse, Marguerite d'Escars, qui avait fait à Notre-Dame un vœu sacré. On ne le reverrait pas avant plusieurs semaines, car il avait décidé de profiter de ce pieux voyage pour visiter certaines maisons de sa parentèle.

— Décidément, nous n'avons rien à attendre de ceux d'ici, soupira Catherine à l'adresse de Bérenger. Nous aurons meilleur temps à nous adresser au Roi en personne plutôt qu'à courir tous les mauvais chemins des montagnes à la poursuite de messire de La Roque.

— Y pensiez-vous donc, Dame Catherine ? Je croyais que vous souhaitiez retrouver surtout ce failli chien de bâtard ? Et il me semble que nous perdons du temps !

— Je devais le faire, Bérenger, car je n'avais pas le droit de négliger la plus faible chance de secourir l'abbé Bernard et tous nos braves gens. Quant au temps, nous n'en avons guère perdu puisque nous suivons le chemin qu'a emprunté Gonnet d'Apchier.

La trace du bâtard n'était que trop facile à suivre, en effet, même après une semaine, car c'était une trace sanglante. Hameaux brûlés, bêtes éventrées et à demi dépecées achevant de pourrir au revers du chemin, cadavres à demi calcinés branchés au-dessus des restes noirs d'un feu ou misérables dépouilles sans têtes mal enfouies sous quelques cailloux, tout cela racontait sinistrement la chevauchée de ce garçon de vingt ans qui n'avait de l'homme que l'apparence.

Les bonnes gens que Catherine interrogeait confirmaient qu'il s'agissait bien de Gonnet. Ils s'approchaient sans trop de crainte de ce beau cavalier blond, tout vêtu de noir et suivi d'un adolescent monté en graine, qui interrogeait si doucement et dont la main gantée, en se retirant, laissait une trace d'argent dans les paumes rugueuses. Bergers des montagnes et paysans des vallées semblaient tous avoir gardé au fond de leurs prunelles effarées l'image terrifiante du bâtard, de ce garçon aux cheveux clairs et au regard trop pâle qui portait à l'arçon de sa selle une cognée de bûcheron et une tête coupée qu'il renouvelait de temps en temps.

Six hommes à la mine féroce le suivaient, comme des loups derrière le meneur infernal, et malheur à la métairie isolée, au paysan écarté avec son troupeau, aux filles revenant du moutier voisin ou de la fontaine : Gonnet et ses hommes ne connaissaient pas d'autre moyen que la torture et la mort pour se procurer le nécessaire à leur voyage et pour charmer les longueurs de la route.

Ils ne se pressaient pas d'ailleurs, et quand les murailles de Clermont surgirent des brumes du soir à l'orée de l'immense horizon de la Limagne, Catherine apprit qu'elle avait déjà gagné deux jours sur son ennemi et s'élança avec plus d'ardeur que jamais sur sa trace.

Malheureusement la chance, qui l'avait servie jusque-là sans faiblir, parut se refuser à l'aider plus longtemps car, en arrivant en vue du beffroi de Saint-Pourçain, les voyageurs virent flotter le plus inattendu et le moins souhaitable des emblèmes : la bannière rouge timbrée des barres et des croissants de ce même Villa-Andrado que les consuls d'Aurillac croyaient sur le point de fondre sur leur ville.

En réalité, après une campagne assez rude et plutôt décevante en Limousin, l'empereur des pillards avait choisi de redescendre vers la large et facile vallée de l'Allier et installé ses quartiers dans l'antique abbaye, à demi ruinée, d'ailleurs, où le malheureux prieur Jacques le Loup le supportait comme il pouvait, c'est-à-dire plutôt mal. Mais il n'avait pas le choix.

Depuis la cité encore florissante des bords de la Sioule, Rodrigue étendait ses griffes sur tout le pays à plusieurs lieues à la ronde et, parmi les terribles dégâts causés par ses routiers, il n'était plus possible de distinguer les méfaits de Gonnet d'Apchier. Force avait donc été à Catherine de faire un détour important pour éviter de tomber dans des mains dont elle ne serait pas sortie aisément.

La mort dans l'âme, elle s'éloignait donc en direction de Montluçon, quand une remarque de Bérenger lui avait rendu tout son courage.

Depuis le départ, le jeune Roquemaurel n'avait pas beaucoup prononcé de paroles. Son cher luth sur le dos, il suivait sa maîtresse en s'efforçant de cacher les douloureuses courbatures que lui causait cette interminable chevauchée. Parfois, cependant, il essayait de couper les longueurs du voyage avec une chanson.

Comme Catherine, plongée dans ses pensées, voyageait silencieusement, c'étaient à peu près les seules paroles qu'il prononçât.

Mais, en revanche, il regardait beaucoup et il écoutait en conséquence.

Tout était nouveau pour ce garçon dont l'univers, jusqu'à présent, s'était limité à la contrée bornée par les murs d'Aurillac et par la vallée du Lot.

Aussi, après que Catherine, les larmes aux yeux, lui eut expliqué pourquoi il fallait fuir la cité étendue devant eux et se diriger vers l'ouest au lieu de continuer droit vers le nord, Bérenger s'était contenté de remarquer calmement :

— Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit quand nous avons quitté Aurillac, les Apchier sont au mieux avec ce Castillan, puisqu'ils se sont unis à lui par cette espèce de serment prêté au mont Lozère ?

— En effet.

— Alors, même si nous sommes obligés d'allonger notre chemin, la présence de ce Rodrigue ne nous sera peut-être pas si mauvaise. Il aura reçu, avec honneur et amitié, l'un de ses frères en piraterie. Il lui aura certainement offert bombances et peut-être quelques distractions de choix sous forme d'une ou deux opérations fructueuses. Cela prend du temps et comme le bâtard ne sait pas que nous sommes sur ses traces, il n'est pas pressé. Il est possible que, grâce à ce chef d'Écorcheurs, nous ayons regagné encore une partie de notre retard et même, en nous dépêchant, il se peut que nous arrivions à Paris en même temps que lui...

Pour un peu, Catherine aurait embrassé son page. Et ce fut avec une ardeur accrue qu'elle s'élança sur le chemin qui, par Bourges et Orléans, la mènerait jusqu'à la capitale assiégée. Il valait mieux, en effet, cesser de se préoccuper du chemin parcouru par Gonnet et tenter de le gagner de vitesse.

La rencontre du chevaucheur royal avait achevé de leur donner des ailes. On avait traversé Orléans où, cependant, Catherine comptait de nombreux amis, sans s'arrêter plus des quelques heures de repos exigées par les montures et leurs cavaliers et sans s'y faire reconnaître.

La nouvelle de la libération de Paris emplissait le cœur de la jeune femme d'une joie et d'une espérance nouvelles : puisque la grande ville était retombée au pouvoir de son légitime souverain, il serait certainement possible au maître de Montsalvy de reprendre rapidement le chemin de ses terres et d'en chasser l'envahisseur.

Certes, de nombreuses places restaient encore aux mains de l'Anglais, autour de la capitale, mais, pour ces opérations de nettoyage, le Connétable pourrait se passer d'Arnaud.

A Corbeil, on avait rencontré les avant-postes de l'armée royale. Les troupes de Richemont avaient repris la ville depuis peu, au cours d'un mouvement d'encerclement. Et maintenant Paris, Paris lui-même s'étendait devant les yeux de Catherine et de son compagnon, avec ses vagues de toits dévalant des hauteurs du faubourg Saint-Jacques jusqu'au brouillard humide sur lequel flottaient des flèches d'églises et des tours, et qui masquait la Seine et ses îles.

Du fond de la mémoire de Catherine, une voix éteinte depuis longtemps se leva, celle de Barnabé le Coquillart, le vieux truand de la Cour des Miracles qui l'avait aimée comme un père et qui avait fini par mourir pour elle. Il y avait longtemps, maintenant... Pourtant elle se souvenait encore si clairement de ce jour de juillet où, dans un chaland chargé de poteries, ils avaient ensemble remonté la Seine en direction de Montereau pour gagner ensuite Dijon et la maison de l'oncle Mathieu où la veuve et les filles de Gaucher Legoix devaient trouver un second foyer.

C'était drôle, mais à cette minute où elle revoyait Paris, elle retrouvait en même temps les vers d'Eustache Deschamps que le Coquillart avait jetés si joyeusement, si orgueilleusement aussi dans la brise ensoleillée du fleuve :

C'est la cité sur toutes couronnée Fontaine et puits de science et de clergie, Sur le fleuve de Seine située Vignes, bois, terres et prairies De tous les biens de cette mortelle vie A plus qu'autres cités n'ont. Tous étrangers l'aiment et l'aimeront, Car pour déduit et pour être jolie Jamais cité telle ne trouveront, Rien ne se peut comparer à Paris...

Un soupir de Bérenger rappela la jeune femme à la réalité et elle s'aperçut qu'elle avait pensé tout haut quand elle l'entendit murmurer :

— Ce qui est terrible, avec les poètes, c'est qu'ils voient toujours tout en beau et qu'on ne peut guère leur faire confiance ! Cette ville est si triste... C'était vrai et Catherine s'avoua qu'elle non plus ne reconnaissait pas sa ville natale. Le sang souillait ses rues quand elle l'avait quittée ; pourtant elle en avait gardé un souvenir ébloui car les yeux des enfants sont plus lumineux et plus tendres encore que ceux des poètes.

Hélas ! la cité qu'elle avait sous les yeux ne correspondait plus à ses souvenirs, non plus qu'aux vers du poète. Certes, Paris était toujours vaste et imposant mais, en le regardant plus attentivement, on éprouvait l'impression singulière de se trouver en face d'une apparence, d'une ville fantôme, privée de substance, malgré les volutes de fumée qui moussaient aux cheminées.

Le temps brumeux et gris était sans doute pour quelque chose dans cette impression démoralisante, mais il avait tout de même l'avantage de brouiller les lignes et d'estomper les réalités. Et, ces réalités que l'œil découvrait peu à peu, c'étaient les grandes murailles capétiennes, qui se lézardaient dangereusement, montrant, ici et là, des éboulements que personne, apparemment, ne songeait à relever.

Sur la gauche de Catherine, la porte Saint-Michel était en si mauvais état qu'on l'avait purement et simplement bouchée avec des parpaings et barricadée de madriers et de grandes planches clouées.

Quant à la tour sur laquelle flottait, pour la première fois depuis treize ans, l'étendard aux fleurs de lys, elle était amputée de quelques créneaux, cependant qu'au-delà du rempart, nombre de toits montraient la trame de charpentes dépouillées de leurs ardoises.

Avec un soupir, Catherine quitta son poste d'observation et dirigea sa monture vers la porte Saint-Jacques, grande ouverte à cette heure de la matinée et gardée par des archers.

Une théorie de mendiants déguenillés la franchissait à cette minute, se dirigeant vers le grand couvent à la porte duquel un Jacobin venait d'apparaître avec une corbeille pleine de miches de pain. Mais en s'approchant d'eux, Catherine vit que ces gens ne ressemblaient en rien à ces mendiants, plus ou moins professionnels, qu'elle avait connus dans le royaume du roi de Thune : c'étaient, pour la plupart, des femmes, des enfants, des vieux couples aussi qui marchaient en se soutenant mutuellement et la misère était marquée profondément sur tous ces visages, dont beaucoup n'avaient plus d'âge.

La cloche du couvent se mit à sonner. Ce fut comme un signal et, des autres clochers de Paris, un appel identique s'envola. Catherine se souvint alors que l'on était le 1er mai et que c'était l'heure de la grand-messe. Elle hésita, un instant, à pénétrer dans la chapelle des Jacobins, mais sa hâte de retrouver son époux et d'en finir avec la menace de malentendu qui planait sur eux fut la plus forte.

Elle poussa son cheval sous la voûte noire de la porte. Une puissante odeur d'urine et d'huile rance y régnait et lui fit faire la grimace, mais elle ne s'en arrêta pas moins devant le poste des sentinelles. Deux soldats y montaient une garde nonchalante : l'un, assis sur un tabouret, se curait les dents en contemplant rêveusement les poutres noires du plafond et l'autre, debout contre la porte, crachait avec application en direction d'une grosse pierre.

Ce fut à lui que Catherine s'adressa :

— Je désire voir Monseigneur le Connétable. Où puis-je le trouver ? demanda-t-elle.

L'homme cessa ses exercices, repoussa en arrière son chapeau de fer et contempla les deux cavaliers avec un intérêt non déguisé. Le résultat de l'examen ne fut sans doute pas trop favorable, car il se mit à rire, montrant des dents qu'il avait cependant tout intérêt à cacher.

— Ben, dites donc, vous n'y allez pas de main morte, mon petit ami ! Voir le Connétable ? Rien que ça ? Mais vous savez qu'on ne le montre pas comme ça à tout le monde, notre grand chef, et faudrait voir un peu...

Je ne vous ai pas demandé comment je pourrais voir Messire de Richemont, je vous ai demandé où je pourrais le voir. Répondez-moi et cessez d'essayer de m'apprendre ce que je sais depuis longtemps.

Le ton impératif de la jeune femme incita l'archer à réviser son jugement sur ces arrivants dans l'aspect desquels il n'avait d'abord remarqué que la poussière accumulée et la mine exténuée. Il découvrit que, sous tout cela, les vêtements étaient élégants et que la mine de ce jeune gentilhomme à la voix trop douce annonçait un personnage accoutumé à se faire obéir.

Il remit son chapeau d'aplomb, rectifia la position et grogna :

— Monseigneur a pris logis en l'hôtel du Porc-Épic, dans la rue Percée, près l'église Saint-Paul...

— Je sais où cela se trouve, fit Catherine en rendant la main à son cheval. Merci, mon ami...

— Eh ! Attendez ! Tudieu, qu'est-ce que vous êtes pressé, mon jeune seigneur ! Si vous allez à l'hôtel du Connétable, vous ne risquez pas de l'y rencontrer...

— Et la raison ?

— Dame ! C'est qu'il n'y est point !

— Et où est-il, s'il vous plaît ?

— Au prieuré Saint-Martin-des-Champs, avec tous ses capitaines, une partie de son armée et un grand concours de gens d'ici. Il y a cérémonie...

La jeune femme ne chercha même pas à savoir de quelle cérémonie il pouvait bien s'agir. Le soldat avait prononcé un mot magique « les capitaines »... Cela voulait dire qu'Arnaud, lui aussi, se trouvait là-bas.

Jetant joyeusement une pièce de monnaie au soldat qui l'attrapa avec une prestesse de chat, elle quitta l'abri de la porte fortifiée et commença de descendre la rue Saint-Jacques, retrouvant du même coup la pluie insistante et fine.

— C'est loin, ce prieuré ? demanda Bérenger qui avait espéré que l'on trouverait rapidement un abri.

— A l'autre bout de la ville, mais c'est tout droit. Il n'y a qu'à suivre cette rue, traverser la Seine et continuer jusqu'au mur d'enceinte...

— Je vois, fit le jeune garçon avec résignation, une petite lieue...

Mais il cessa aussitôt de soupirer en contemplant le spectacle qu'on lui offrait. Catherine, elle aussi, connaissait des mots magiques :

— Cette rue devrait vous plaire, Bérenger. Nous sommes sur la fameuse montagne Sainte-Geneviève, le quartier des escholiers, et voici les collèges, de chaque côté de la rue. Celui-ci est le collège des Cholets, là-bas, à main droite, le collège du Mans et voici, droit devant vous, le fameux collège du Plessis dont on dit merveille.

Bérenger regardait de tous ses yeux ces bâtisses revêches et délabrées qui, pour la grâce extérieure, tenaient moitié de la prison et moitié du couvent, mais dont il ne voyait ni les murs verdis, ni les fenêtres dépourvues de carreaux, ni les détritus qui, encombrant le ruisseau central, s'étageaient de façon peu décorative au bas des murs.

C'étaient, pour lui, les lieux où soufflait l'esprit, les endroits où le savoir s'acquérait tout en laissant place à une certaine liberté. Et le jeune Auvergnat n'était pas loin de se croire là aux portes mêmes du Paradis.

Un paradis singulièrement agité tout de même, car, à quelques pas du collège du Plessis, un étudiant, reconnaissable à sa courte robe noire, à sa mine famélique et à l'écritoire qui pendait à sa ceinture auprès d'une bourse visiblement fort plate, haranguait une assemblée de ses confrères et quelques bourgeois désœuvrés. Grimpé sur le montoir à chevaux de la taverne du Barillet, un garçon d'une vingtaine d'années, roux comme une carotte et long comme un jour sans pain, se démenait avec conviction, accroché d'une main à la charpente du cabaret pour ne pas glisser de son étroit perchoir.

Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, car sa taille était celle d'une guêpe et sa figure, aux traits allongés, mais plutôt agréables, montrait une belle ossature sous fort peu de chair. Un nez immense, arrogant, en formait le principal ornement avec une paire d'yeux gris foncé, singulièrement vifs, nichés à l'ombre de sourcils aussi touffus qu'irréguliers, celui de gauche remontant sur le front un bon doigt plus haut que son confrère, ce qui conférait au garçon une expression de perpétuelle ironie.

Mais le fait que l'étudiant avait manifestement le ventre creux n'enlevait rien à la puissance de sa voix. Il avait un organe digne d'un héraut d'armes, dont les éclats tumultueux, semblables à ceux de quelque bourdon de cathédrale, se répercutaient majestueusement aux horizons étroits de la rue. Naturellement, en bon universitaire qui se respecte, l'orateur était un mécontent et Catherine eut tôt fait de démêler qu'il appelait son auditoire à la rébellion.

— Que croyez-vous, bonnes gens, que vont faire ce matin le Connétable de Richemont et ses gens ? Une œuvre pie ? Une action d'éclat ? Nullement ! Ils vont rendre hommage à l'un de nos pires ennemis ! Tous ces jours-ci, on a bien convenablement remercié Dieu, mené procession sur procession, chanté messe sur messe et c'était fort bonne chose, car il convient de rendre à Dieu ce qui lui appartient. En même temps, on a commencé de remettre de l'ordre dans notre cité, de relever les murailles du côté du nord et cela aussi, c'est bonne chose. Mais, ce qui l'est moins, ce sont les honneurs que l'on s'apprête à rendre aux ossements pourris de la bête sauvage qui a jadis chassé nos amis bourguignons et fait régner sur nous autres, gens de Paris, une insoutenable terreur... Qui peut tolérer que l'on encense aujourd'hui l'envoyé du Diable, le maudit connétable d'Armagnac dont tous avons si durement pâti ?...

L'un des bourgeois qui l'écoutaient, le nez en l'air et les mains au dos, se mit à rire et lui coupa la parole :

— Nous ? Tu exagères, l'ami ! Tu nous parles de choses qui datent de vingt ans au moins ! Tu n'as pas dû en pâtir beaucoup toi-même...

— Dans le ventre de ma mère, je savais déjà ce que c'est que l'injustice ! clama superbement le garçon. Et, si jeune que j'aie été, j'ai senti que le jour où nous avons fait justice de ce chien d'Armagnac était un grand jour.

En tout cas, nous, les escholiers, entendons demeurer fidèles à notre ami, à notre père, à Monseigneur Philippe, duc de Bourgogne que Dieu veuille garder et nous allons de ce pas...

Mais le bourgeois avait encore quelque chose à dire :

— Eh ! qui parle de lui être infidèle ? Tu retardes, Gauthier de Chazay, ou bien tu as de mauvais yeux ! N'as-tu pas vu parader tous ces jours-ci, aux côtés de Monseigneur de Richemont, la bannière et la personne de messire Jean de Villiers de l'Isle Adam, qui commande ici les troupes bourguignonnes venues prêter main-forte pour balayer l'Anglais ? Si le Connétable rend aujourd'hui les honneurs à l'un de ses prédécesseurs, il le fait en plein accord et courtoisie avec Bourgogne...

— Accord de principe, acceptation du bout des lèvres ! Le seigneur de l'Isle Adam ne veut pas prendre sur lui d'écorner le premier le parchemin tout neuf, où l'encre du traité d'Arras n'est pas encore tout à fait sèche. Je suis certain qu'il a accepté de mauvais gré et qu'il serait heureux d'entendre s'élever la voix des gens sensés.

Venez tous avec moi ! Nous allons nous aussi nous rendre à Saint-Martin-des-Champs pour que l'on sache ce que nous pensons d'un tel sacrilège...

Catherine, qui avait d'abord écouté la diatribe du garçon avec quelque indignation, sentit ses sentiments évoluer curieusement quand le bourgeois prononça le nom de l'étudiant.

Il se nommait Gauthier, et ce nom-là, celui du meilleur ami qu'elle eût jamais eu, demeurait et demeurerait toujours cher à son cœur. Et puis, il y avait autre chose, une vague ressemblance peut-être... la hauteur de la taille, encore qu'il y eût pour le volume autant de différence qu'entre un balai et un madrier, la couleur et la nature des cheveux, aussi roux et aussi raides que ceux de Gauthier le Normand.

Lui aussi, d'ailleurs, avait les yeux gris, encore que d'une nuance beaucoup plus claire...

Et puis, il y avait cette violence, cette ardeur de jeunesse, cette âpreté à se jeter sur l'obstacle qui habitaient son maigre corps comme elles avaient jailli, jadis, de la forme puissante du forestier de Louviers.

C'était un lien de plus. Enfin ce nom de Chazay lui disait quelque chose, quelque chose que sa claire mémoire lui restitua presque sans recherches. Elle se revit, quelques jours après le bûcher de Jeanne d'Arc, cinq ans plus tôt, enfermée, au cours de l'été brûlant, avec Sara et Gauthier dans Chartres assiégé par la peste. Un homme les avait aidés à en sortir par le quartier des tanneries en leur montrant la grille qui barrait la rivière. C'était un garçon maigre et narquois, vêtu de rouge, qui s'appelait Anselme l'Argotier. Il leur avait dit :

« Je suis de Chazay, près de Saint-Aubin-des-Bois, un village des environs... »

Était-ce de ce même Chazay que le bouillant escholier portait le nom ?

La question mentale resta, bien entendu, sans réponse. Alors Catherine eut tout à coup l'impression que le garçon s'apprêtait à commettre quelque énorme sottise, mais que rien ni personne ne l'empêcherait de s'y jeter jusqu'au bout.

Aussi, quand il sauta de sa borne, hurlant comme un Philistin à l'assaut de Gaza et entraînant à sa suite une poignée d'étudiants aussi faméliques que lui-même, Catherine décida-t-elle de le suivre.

D'autant qu'ils allaient tous au même endroit et que l'observation des agissements estudiantins ne la détournerait pas de son chemin.

Les bourgeois, eux, regagnèrent leurs logis respectifs avec un haussement d'épaules ennuyé, mécontents de s'être fait mouiller pour écouter des paroles aussi creuses...

Pourtant, à l'instant même où la troupe s'ébranla, le temps parut se mettre de son côté. La pluie cessa progressivement. Bientôt, elle ne s'attarda plus qu'aux feuilles des arbres et aux rebords des toits où les gargouilles déversaient encore de minces filets d'eau claire.

Le jeune Gauthier menait sa troupe au pas de charge et les chevaux des deux voyageurs pouvaient les suivre à une allure qui leur convenait. Il était d'ailleurs impossible de dépasser les étudiants qui, s'étant pris par le bras, se déployaient sur toute la largeur de la rue et rasaient les murailles.

Chemin faisant, ils entretenaient leur colère en braillant des cris de guerre, d'ailleurs légèrement périmés :

— Vive Bourgogne ! Mort à l'Armagnac !

Cela ne produisait pas grand effet sur les bonnes gens qui se rendaient à Saint-Benoît-le-Bétourné pour la grand-messe. Ils regardaient cette troupe hirsute et dépenaillée avec la commisération méfiante et vaguement inquiète que l'on réserve à des fous dont on ignore s'ils ne vont pas devenir dangereux d'un instant à l'autre. Ils se signaient, à tout hasard, et se hâtaient de gagner l'entrée protectrice de l'église où l'orgue retentissait déjà.

Personne, en tout cas, ne songea à se mêler de contester les opinions rétrogrades des escholiers.

Les choses se gâtèrent quand on eut passé le Petit Pont et pris pied dans la Cité. Aux abords du Palais, les perturbateurs se trouvèrent soudain nez à nez avec une escouade d'archers du guet qui rentraient au Petit Châtelet et qui n'y rentraient pas seuls : au milieu de leurs rangs marchait une superbe fille brune.

Les mains liées derrière le dos, la masse noire de ses cheveux répandue sur ses épaules, elle avançait fièrement, la tête haute, sans songer un seul instant à voiler de sa chevelure les deux seins arrogants surgis du large décolleté de sa robe de velours vermillon quelque peu déchirée. Elle souriait, au contraire, à tous les hommes qui la croisaient et leur lançait des plaisanteries à faire rougir un truand tout en plantant dans leurs yeux un regard étincelant, aguicheur et effronté. Mais sa vue eut le privilège de porter la fureur des étudiants à un paroxysme.

— Marion ! hurla Gauthier de Chazay, Marion l'Ydole ! Qu'est-ce que tu as fait ?

Rien, mon mignon, rien d'autre que soulager l'humanité souffrante !

Mais une grosse mercière des Innocents m'a pincée dans sa resserre avec son fils, un franc luron de quinze ans que son pucelage gênait fort et qui m'avait priée, bien poliment, de l'en débarrasser. Ce sont des choses qu'on ne refuse pas, surtout par ces temps de disette, mais la vieille a crié à la Garde...

L'un des archers appliqua entre les deux épaules de la fille un coup de poing si brutal qu'il lui coupa le souffle et, un instant, la plia en deux sous la douleur.

— Avance, ribaude ! Sinon...

Il n'eut pas le temps de formuler davantage sa menace. Le jeune Chazay venait de lever le bras et s'élançait déjà sur les soldats du guet en braillant :

— En avant, les gars ! Montrons à ces brutes que les étudiants du collège de Navarre ne laissent pas molester leurs amis sans en découdre !

Instantanément, la mêlée fut générale. Les archers avaient pour eux leurs armes, dont ils étaient, d'ailleurs, bien incapables de se servir en corps à corps, et leurs justaucorps de cuir renforcés de plaques d'acier, mais les étudiants étaient portés par la fureur et tapaient comme des sourds.

Néanmoins, le combat était par trop inégal. Bientôt le sol fut jonché d'une demi-douzaine d'escholiers proprement assommés, nez saignant et arcades sourcilières ouvertes. Les autres prirent la fuite et, quand le calme revint, Catherine, qui avait assisté à la bataille avec plus d'amusement que de crainte, s'aperçut que la prisonnière avait disparu durant l'échauffourée, mais qu'en contrepartie le jeune Gauthier avait pris sa place. Solidement maintenu par deux soldats, il clamait des injures à tous les vents, se réclamant des franchises de l'université, tandis qu'un troisième homme d'aune le ficelait soigneusement.

— Je me plaindrai ! hurlait-il. Notre recteur protestera et Monseigneur l'Evêque prendra ma défense. Vous n'avez pas le droit...

On sait bien que les escholiers ont tous les droits, riposta le sergent qui commandait l'escouade, mais pas celui d'attaquer les soldats du guet pour faire libérer une prisonnière. Et je conseille à ton recteur de se tenir tranquille s'il ne veut pas d'ennuis. Messire Philippe de Ternant, notre nouveau prévôt, a la main lourde.

Le nom frappa Catherine, car c'était un nom de Bourgogne.

Fréquemment, jadis, à Dijon ou à Bruges, elle avait rencontré le sire de Ternant qui était l'un des familiers du duc Philippe. C'était, en effet, un homme implacable, mais d'une vaillance et d'une honnêteté au-dessus du commun. Ainsi c'était lui, maintenant, le Prévôt de Paris ? De Paris libéré par les gens du roi Charles ? Décidément, les choses avaient bien changé et il apparaissait qu'en effet l'impitoyable guerre civile qui, durant tant d'années, avait opposé Armagnacs et Bourguignons s'était décidée à prendre fin.

Pensant que, peut-être, elle pourrait être de quelque utilité au turbulent escholier, elle s'approcha du sergent qui reformait sa troupe.

— Qu'allez-vous faire de votre prisonnier, sergent ? demanda-t-elle.

L'homme se retourna, la regarda, puis, sans doute satisfait de son examen, sourit et haussant les épaules :

— Ce qu'on fait de ses pareils quand ils font trop de bruit, mon jeune gentilhomme : le mettre un peu au frais. Rien de tel pour calmer une tête chaude. Le cachot, l'eau claire et le pain noir font merveille dans ces cas-là.

— L'eau claire et le pain noir ? Mais il est déjà si maigre...

— Nous le sommes tous ! Ça faisait des semaines qu'on crevait de faim quand Monseigneur le Connétable est entré dans Paris, mais c'étaient encore les étudiants qui mangeaient le moins, sauf quand ils réussissaient à voler quelque chose. Marchez ! Le pain noir, ça vaut mieux que pas de pain du tout. Allez, vous autres ! En avant !

Catherine n'insista pas. Elle regarda la silhouette dégingandée disparaître sous la voûte du Petit Châtelet en se promettant de plaider sa cause à la première occasion. Mais, comme elle se détournait pour remonter à cheval, elle constata que Bérenger paraissait changé en statue. Droit sur son cheval, il contemplait toujours l'entrée de la prison alors même qu'il n'y avait plus rien à voir...

— Eh bien, Bérenger ? Nous continuons...

Il tourna la tête et elle vit alors que ses yeux brillaient comme des chandelles.

— Ne pouvons-nous rien faire pour lui ? soupira-t-il. Un étudiant en prison ! L'esprit, le savoir, la lumière du monde enfermés entre quatre murs ignobles ! C'est une pensée insoutenable.

Catherine dissimula un sourire. Ces paroles tragiques jointes au réjouissant accent méridional du page en faisaient tout un poème.

— J'ignorais, dit-elle, que vous portiez à ces messieurs de l'Université une si révérencieuse admiration. Il est vrai que vous êtes poète...

— Oui, mais je suis à peu près ignorant. Or, j'aurais tant voulu étudier. Malheureusement, les miens considèrent les livres comme des outils de perdition et de dégénérescence.

— Étrange ! Il me semblait pourtant avoir ouï dire que les chanoines de Saint-Projet étaient gens fort savants et que l'on apprenait quelque chose chez eux. Pourquoi, en ce cas, en être sorti... en y mettant le feu par-dessus le marché ?

— Je voulais être étudiant, pas moine. Or, à Saint- Projet, l'un ne va pas sans l'autre.

— Je comprends ! Eh bien, mon ami, nous verrons à vous faire instruire davantage quand nous serons revenus au pays. L'abbé Bernard me paraît tout indiqué pour cela. En attendant, nous avons mieux à faire et, si vous voulez bien quitter ce lieu qui vous plaît si fort, je vous promets, en retour, d'essayer de tirer d'affaire cette "lumière du monde" qui fait tant de bruit et vous intéresse tellement !

Du coup, Bérenger enthousiasmé talonna son cheval et partit au grand trot. On franchit la Seine au pont Notre-Dame, Catherine ne se sentant pas le courage encore assez affermi pour traverser le Pont-au-Change où son enfance s'était écoulée, heureuse et claire, pour s'achever si tragiquement dans le sang et l'horreur. Et puis, c'était le chemin le plus court pour atteindre l'endroit où, auprès du Connétable, Catherine était certaine de retrouver Arnaud. Une immense hâte s'emparait d'elle, irrésistible !

Quand on arriva aux abords de Saint-Martin-des- Champs, il y avait grand concours de peuple. Un véritable fleuve humain battait les murailles fatiguées du Prieuré, canalisé dans la rue Saint-Martin par le cordon de soldats qui barrait la rue « au Maire » et empêchait d'approcher le portail d'entrée.

Les gens piétinaient dans la boue sans chercher d'ailleurs à forcer le barrage, longeant le mur flanqué de deux tours d'angle pour gagner la rue du Vert-Bois et contourner le couvent afin d'atteindre, par ce détour, la cour Saint-Martin, dépendance du Prieuré où s'élevaient sa geôle et son gibet, car le prieur de Saint-Martin-des- Champs avait droit de haute et basse justice. Mais, en fait, on n'avançait guère parce qu'un autre courant de peuple arrivait en sens inverse, venant des faubourgs et des villages au-delà des murailles de Charles V et de la porte Saint-Martin qui étaient voisines du monastère.

Grâce à leurs chevaux, Catherine et Bérenger parvinrent à naviguer sur cette mer humaine qui s'écartait en grognant mais s'écartait tout de même pour éviter les sabots des bêtes.

Les deux voyageurs allèrent droit au barrage de soldats derrière lequel on apercevait des troupes rangées en bon ordre, des bannières et une foule de chevaliers en armures et d'hommes d'Église en grand costume. Les tabards armoriés et les plumails mêlaient leurs vives couleurs aux longues robes noires ou violettes des prêtres.

Hardiment, Catherine s'adressa à l'officier qui surveillait le barrage :

— Il me faut voir sur l'heure Monseigneur le Connétable, dit-elle avec hauteur. Je suis la comtesse de Mont salvy et j'aimerais que l'on me fît place car je viens de fort loin !

L'officier s'approcha, fronçant les sourcils et visiblement peu convaincu :

— Vous prétendez être une femme ? fit-il avec dédain en considérant la mince forme noire abondamment couverte de poussière et drapée d'un manteau qui avait souffert des intempéries.

— Je prétends être ce que je suis : la comtesse Catherine de Montsalvy, dame de parage de la reine de Sicile ! Si vous ne me croyez pas...

D'un geste vif, elle tira en arrière le camail de soie qui lui emprisonnait étroitement la tête et le cou, ne laissant libre que l'ovale du visage. Les nattes dorées de sa chevelure, tressées autour de sa tête, brillèrent soudain dans la lumière à chaque minute plus claire. Puis, arrachant son gant droit, elle mit sous le nez de l'officier sa main où brillait, péremptoire, l'émeraude gravée aux armes de la reine Yolande.

L'effet fut magique. L'officier ôta son casque et s'inclina aussi gracieusement que le permettait sa carapace de fer.

— Veuillez me pardonner, Madame, mais les ordres de Monseigneur sont stricts et je dois être vigilant. Cependant, je vous prie de ne plus voir en moi qu'un homme tout prêt à vous servir. Je suis Gilles de Saint- Simon, lieutenant du Connétable et tout à vos ordres...

— Ce ne sont pas des ordres, mais seulement une prière, messire, fit-elle avec un sourire qui lui conquit d'emblée son interlocuteur.

Laissez-moi passer !

— Bien entendu. Mais il vous faut mettre pied à terre et confier vos montures à l'un de mes hommes. Holà, vous autres, faites place !

Les hallebardes que les soldats tenaient en travers pour former barrière se relevèrent et deux hommes s'écartèrent pour livrer passage aux arrivants. Galamment, le lieutenant offrit sa main à la voyageuse pour l'aider à descendre.

Il vous faudra prendre patience, Madame. Vous ne pourrez approcher sur l'heure le Connétable. La procession se forme dans l'église et ne va pas tarder à paraître.

— J'attendrai, fit Catherine. Mais on m'a dit que tous les capitaines assistaient à cette cérémonie. Sauriez-vous me dire où se trouve mon époux ?

Les yeux sur les cordons de troupes et sur les groupes d'officiers, elle ne regardait pas son interlocuteur et ne le vit pas froncer les sourcils.

— Le capitaine de Montsalvy ? dit-il enfin après un court silence.

Mais est-ce que vous ne savez pas ?

Elle se retourna tout d'une pièce, le dévisagea avec une soudaine angoisse, tandis que sa gorge séchait d'un seul coup.

— Savoir quoi ? Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Il n'est pas...

— Mort ? Non, Madame, à Dieu ne plaise, ni même blessé, mais...

Un soupir qui avait l'ampleur d'une tempête s'échappa de la poitrine de la jeune femme. Une seconde elle avait imaginé le pire, la flèche ennemie au défaut de la cuirasse, le fléau d'armes ou la hache broyant le casque ou même l'insidieux poison de Gonnet, arrivé plus tôt qu'on n'aurait cru... et elle avait senti son sang refluer d'un seul coup vers son cœur. Mais Saint-Simon s'empressait :

— Vous êtes toute pâle ! Vous ai-je fait si peur ? Alors, par grâce, Madame, daignez me pardonner, mais je croyais, en toute bonne foi, que vous saviez...

— Mais je ne sais rien, messire, rien du tout ! J'arrive d'Auvergne à la minute présente ! Ainsi, apprenez- moi...

Le grondement soudain des cloches du prieuré sonnant en glas lui coupa la parole. Elles étaient si proches et faisaient tant de bruit qu'instantanément chacun se crut sourd. Au même instant, les portes s'ouvrirent en grinçant, découvrant la cour intérieure et un véritable buisson ardent de cierges portés par des moines aux capuchons baissés, lugubres comme des pénitents.

Le buisson flamboyant s'avança, dépassa l'ogive de pierre grise, tandis qu'un puissant « De Profondis » explosait sous la bure noire des frocs ceinturés de cordes. Une bannière suivit : un centurion, les yeux au ciel, y tranchait la moitié de son manteau au bénéfice d'un pauvre en haillons à la mine singulièrement prospère. L'image de soie brodée et peinte était entourée d'une cohorte d'enfants de chœur dont les aubes blanches et les voix de soprano formaient un amusant contraste avec les basses profondes des moines. La croix venait ensuite, une haute et lourde croix de bronze qu'un prêtre vigoureux maintenait à grand-peine entre ses deux mains.

Immédiatement derrière elle, marchait l'évêque de Paris, messire Jacques du Chastelier, vieillard vénérable aux longs cheveux blancs, aux mains transparentes, que les récentes privations avaient si fort affaibli que la lourde chape d'or semblait peser comme une croix à ses fragiles épaules. Le prieur de Saint-Martin, aussi maigre mais plus jeune, le soutenait discrètement et tout le clergé suivait en vêtements de deuil, noirs et argent, sur lesquels ressortait comme un soleil la chape épiscopale.

Cela formait un tableau coloré, fastueux malgré les traces de souffrances empreintes sur tous les visages, mais Catherine ne s'y intéressait pas. Dressée sur la pointe des pieds, derrière la haie de soldats qui s'était reformée automatiquement sur le passage de la procession, elle cherchait à apercevoir le Connétable et ses capitaines afin de découvrir sur le visage de son époux ce qui avait bien pu lui arriver.

Mais le cortège des vainqueurs n'était pas encore sorti de la vieille église. Celui qui apparaissait maintenant, c'était le Prévôt de Paris, messire Philippe de Ternant, qu'elle reconnut au premier coup d'œil.

Hautain, indifférent, le regard survolant la foule misérable pour se perdre en un horizon qui n'intéressait que lui, il portait avec arrogance les armes de Philippe de Bourgogne auprès de celles de la capitale.

Mais la lenteur de la procession agaçait Catherine et comme les cloches, un instant, cessaient leur vacarme, elle se tourna vers son compagnon :

— Me direz-vous, enfin, ce qu'il est advenu de mon époux ?

— Patientez un instant, Dame, nous ne saurions discuter ici, et puis peut-être ai-je trop parlé...

Visiblement il s'en repentait, mais la jeune femme n'entendait pas demeurer plus longtemps dans l'expectative.

— Sans doute, messire ! approuva-t-elle froidement. Mais justement vous en avez trop dit pour ne pas aller jusqu'au bout. Et si vous ne voulez pas que je cause un affreux scandale en courant vers Monseigneur de Riche- mont, au mépris de votre procession...

Saint-Simon changea de couleur.

— Vous ne feriez pas cela !

— On voit bien que vous ne me connaissez pas. Mais j'ai pitié de vous : répondez seulement à deux questions. La première est : mon époux se trouve-t-il actuellement dans cette église avec les autres capitaines qui accompagnent le Connétable ?

— Non !

— Où est-il ?

Le jeune officier avala sa salive, jeta un regard implorant vers le clocher comme s'il espérait qu'une nouvelle volée de vacarme l'empêcherait de parler. Mais comme rien ne venait il se décida.

— A la Bastille ! Depuis deux semaines. Mais ne me demandez pas pourquoi. C'est à Monseigneur qu'il appartiendra de vous répondre, se hâta-t-il d'ajouter. Et, par grâce, taisons-nous ! Je vois là des religieux qui nous regardent de travers.

Mais il n'avait pas besoin de conseiller le silence à Catherine. Ce qu'elle venait d'apprendre l'avait laissée sans voix. Arnaud à la Bastille ? Arnaud arrêté ? Et apparemment par ordre du Connétable ?

C'était insensé, impensable ! C'était de la folie pure ! Quelle faute grave, très grave même, avait-il pu commettre pour en arriver là ?

Elle se sentit tout à coup perdue, noyée dans cette foule, prisonnière de ces soldats, de ces notables parisiens qui défilaient maintenant devant elle, graves et solennels dans leurs longues robes rouges où la nef de la ville s'étalait, brodée sur une épaule, de cette assemblée qui l'enfermait de toutes parts. Elle tourna la tête, cherchant fébrilement une issue, un trou où se jeter pour courir à la Bastille où peut-être on la renseignerait sans qu'elle eût besoin d'attendre la fin d'une cérémonie qui, sans doute, serait interminable.

Mais, en tournant la tête, elle rencontra le regard effaré mais presque souriant de Bérenger.

— Que diable trouvez-vous de drôle dans tout ceci ? gronda-t-elle entre ses dents. Savez-vous ce qu'est la Bastille ?

— Une prison solide, j'imagine, fit le page. C'est fort regrettable que messire Arnaud y soit, mais peut- être moins que vous ne le pensez, Dame Catherine.

— Et pourquoi, s'il vous plaît ?

— Parce que, du coup, il n'a pas grand-chose à craindre de Gonnet d'Apchier. Car, même si le bâtard est arrivé avant nous, il n'a pas pu atteindre notre seigneur, dans cette Bastille où il est depuis deux semaines... C'est toujours autant de gagné !

La logique du page dérida un peu le front soucieux de Catherine. Il y avait beaucoup de justesse dans son propos et, après tout, si Arnaud, dont le caractère emporté n'était plus à découvrir pour elle, avait encouru la colère du Connétable, du moins cette colère n'irait sans doute pas jusqu'à mettre sa tête en péril.

— Je crois, ajouta le page, que vous n'aurez aucun mal à obtenir toutes les explications que vous voudrez. Chacun sait, chez nous, tout le bien que l'on vous veut à la Cour. Il suffit simplement d'un peu de patience... jusqu'à la fin de la cérémonie.

Un peu calmée, Catherine s'efforça de s'intéresser au spectacle, puisqu'elle n'avait aucun moyen d'y échapper. Elle regarda sans trop d'humeur défiler les Echevins, conduits par le nouveau Prévôt des marchands, Michel de Lallier, ce bourgeois intrépide qui, sa vie durant, avait lutté sourdement contre l'Anglais, conspirant et bataillant sans cesse dans la clandestinité pour ramener Paris à son roi légitime.

Ainsi que Catherine l'entendit chuchoter dans son dos, c'était lui qui, au matin du 13 avril, avait ouvert la porte Saint-Jacques devant les troupes du Connétable, tandis qu'à l'autre bout de la ville, à la porte Saint-Denis, son fils Jean créait diversion pour faire croire à une attaque des Français et y attirer les Anglais.

Une fois dans la ville, Richemont n'avait plus eu qu'à balayer devant lui. Reconnaissant, autant que les Parisiens qui avaient enfin retrouvé le goût du pain, le Connétable avait élevé sur-le-champ le vieux bourgeois à cette dignité amplement méritée et, à cette minute, Lallier vivait là son heure de gloire, car, à sa vue, la foule avait éclaté en louanges et en bénédictions.

— Tenez ! souffla Saint-Simon, voilà le Connétable !

— Il est le parrain de ma fille, riposta Catherine, sèchement. Je le connais depuis longtemps.

Mais elle éprouvait à le voir un vrai soulagement. Elle retrouvait avec joie ce visage affreux, balafré, couturé de vingt blessures qui cependant ne parvenaient pas à ôter toute séduction au regard bleu, candide et clair comme celui d'un enfant. Carré, presque aussi large que haut, mais athlétique et sans un pouce de graisse, le prince breton portait son armure aussi aisément que les pages leur tabard de soie et la joie du triomphe illuminait encore son visage hâlé, malgré le côté passablement lugubre de la cérémonie.

Des capitaines l'entouraient mais, à l'exception du bâtard d'Orléans, qui marchait auprès de lui et qui était son ami, Catherine n'en reconnut aucun. Il y avait là des Bourguignons et des Bretons, mais ni La Hire, ni Xaintrailles, les vieux amis de toujours, ni aucun autre de la bande habituelle.

L'inquiétude, un instant calmée par Bérenger, revint à Catherine : Arnaud à la Bastille, La Hire et Xaintrailles absents, qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Elle n'eut pas le temps de se poser plus longtemps la question. Le jeune lieutenant venait de saisir sa main.

— Venez ! dit-il. Nous pouvons suivre la procession, maintenant.

Ils se jetèrent, en effet, sur les talons des derniers officiers sans que les soldats de la haie, bien entendu, s'y opposassent. Ils suivirent le cortège jusqu'à la cour Saint-Martin.

C'était un vaste quadrilatère au milieu duquel se dressait un orme tout brillant de ses feuilles nouvelles, mais l'arbre était bien la seule note souriante de l'endroit qui était sinistre. Une prison tenait tout un côté, avec un pilori qui se dressait devant sa porte. Les autres côtés étaient occupés par des porcheries et par un grand tas de fumier qui dégageait une odeur pénible.

Pourtant, c'était apparemment ce fumier qui était le point de mire de toute cette noble assemblée rangée en face de lui, tandis que des cordons de troupes l'encadraient. Quelques soldats se tenaient debout devant mais, au lieu de lances, de vouges ou de fauchards, ils portaient des fourches et de longs crochets. Ils paraissaient attendre.

Plusieurs cercueils, ouverts et garnis de linceuls de soie brodée, étaient posés dans un coin, non loin d'un groupe formé de plusieurs personnes en grand deuil que Richemont salua courtoisement.

L'évêque et le prieur s'avancèrent jusqu'au bord du tas d'immondices sur lequel, à la stupeur de Catherine, le vieux prélat, de sa main tremblante, traça le signe de la bénédiction avant d'entamer la prière des morts.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? souffla la jeune femme. Je croyais que cette cérémonie était destinée à rendre hommage au Connétable d'Armagnac...

— Justement ! répondit tranquillement Saint-Simon : il est là-dedans.

— Dans quoi ?

Dans le fumier, pardi ! C'est là que les bons Parisiens l'ont jeté, après l'avoir massacré, en 1418, quand ils se sont donnés au duc de Bourgogne. On lui a levé sur le dos une longue lanière de peau, puis on l'a massacré et jeté dans ce trou à fumier. Pas seul, d'ailleurs : il doit y avoir avec lui le Chancelier de France d'alors, messire Henri de Marie, et son fils, l'évêque de Cou- tances, plus deux notables : maître Jean Paris et maître Raymond de La Guerre !

Monseigneur de Richemont a donné ordre qu'on les tirât enfin de cette déplaisante situation pour leur donner des sépultures décentes. Bien entendu, les Bourguignons sont d'accord : vous voyez auprès du Connétable messire Jean Villiers de l'Isle Adam qui, le premier, a planté la bannière de France sur la porte Saint-Jacques. Ici, il fait un peu pénitence car, tout compte fait, c'est lui-même, après avoir pris Paris, qui a réduit Monseigneur d'Armagnac au piteux état où nous allons le voir. Mais, ajouta-t-il en regardant Catherine avec une soudaine inquiétude, ce n'est peut-être pas un spectacle pour une dame !

— Je n'ai pas le cœur sensible, riposta la jeune femme, et je ne quitterai pas cet endroit sans avoir approché le Connétable. Et puis j'en ai vu d'autres, assura-t-elle crânement. Enfin, cette dame voilée de crêpe que j'aperçois là-bas, n'est-elle pas une femme ?

— C'est la dame de Marie, veuve du Chancelier et mère de l'évêque. L'épreuve est cruelle pour son cœur, mais elle a voulu venir.

Catherine lui jeta un regard plein de pitié. Elle se souvenait, en effet, avoir jadis entendu raconter à Dijon, et sur le ton de la réjouissance d'ailleurs, les horreurs qui s'étaient déroulées à Paris quand les Bourguignons avaient repris la ville aux Armagnacs.

Elle se souvenait aussi d'avoir vu, attachée à la bannière du comte Jean IV d'Armagnac, fils du Connétable massacré et frère de Cadet Bernard, un long ruban rougeâtre et parcheminé - 1 qui était la peau levée sur le dos de son père que les Bourguignons lui avaient fait parvenir.

Mais elle avait vite oublié les horreurs du récit et même l'affreuse relique, tandis que maintenant, en face de cet énorme fumier où les fourches des soldats commençaient à fouiller, elle se retrouvait face à face avec les atrocités d'une guerre civile dans laquelle son enfance avait sombré et qui, doublée d'une guerre étrangère, avait mené le royaume à deux doigts de sa perte.

C'était absurde, tout ce sang versé, toutes ces souffrances, absurde et inutile puisque, après tant d'années, tant de fureurs, l'homme qui avait ordonné un massacre pouvait, à cette heure et avec toutes les marques du respect regarder calmement tirer d'un fumier les cadavres de ceux qu'il y avait jetés.

Presque cent années de guerre, de luttes fratricides, d'assassinats, de guet-apens, de politique, de honte, de gloire et de misère mélangés pour en arriver là ! Encore avait-il fallu, pour ramener dans la voie du salut le pays ravagé, rongé jusqu'à l'os et presque moribond, l'holocauste brûlant de Jeanne, le rayonnement effroyable et cependant triomphant du bûcher de Rouen...

Les soldats poursuivirent leur horrible besogne. Malgré le vent frais qui faisait voleter la soie des bannières et les longs cheveux blancs de l'évêque, l'odeur devenait épouvantable. Elle s'échappait par bouffées nauséabondes des énormes fourchetées, dégoulinantes de purin que les hommes arrachaient à la masse noirâtre. Il fallait chercher profondément car, depuis dix-huit ans, le trou à fumier avait eu le temps de devenir montagne.

Cela dura longtemps. Quand, enfin, un premier squelette fut dégagé, de nombreux mouchoirs étaient sortis des poches et au creux de quelques mains se cachaient des pommes de senteur.

Catherine, comme les plus nombreux, avait placé son mouchoir devant son nez, mais le mince carré de batiste où ne s'attardait plus qu'une trop légère trace de verveine se révéla bien vite insuffisant et la jeune femme se sentit pâlir. Saint-Simon avait raison : non seulement ce spectacle n'était pas fait pour une femme, mais encore il était positivement insupportable.

Elle ferma les yeux pour ne pas voir l'affreux débris humain que deux moines enveloppaient d'un linceul de soie blanche pour le déposer dans l'un des cercueils, les rouvrit, mais tourna la tête, cherchant instinctivement une issue... Elle se sentait faible tout à coup et souhaitait s'en aller, sinon dans peu de temps elle allait sans doute se couvrir de ridicule, perdre connaissance au milieu de tous ces gens et en face de cette femme qui, sous ses voiles noirs, demeurait rigide et apparemment insensible.

Se sentant étouffer, elle tira de nouveau sur le camail qu'elle avait remis, dégagea sa tête et s'essuya le front d'une main mal assurée. Ce faisant, son regard rencontra un autre regard, plein à la fois de surprise et de joie, celui d'un homme en armure qui se tenait à quelques pas du Connétable, son casque sous le bras, un homme dont elle eut une peine infinie à ne pas crier le nom en le reconnaissant.

— Tristan ! Tristan l'Hermite...

Elle ne l'avait pas reconnu tout de suite. Il n'était pas arrivé avec la procession mais un peu plus tard et elle avait à peine remarqué cette haute silhouette qui se promenait lentement entre les rangs des assistants, paraissant surveiller.

Jamais, jusqu'à présent, elle n'avait vu Tristan armé de toutes pièces. De plus, les cheveux blonds, qu'il portait assez longs lors de leur dernière rencontre, étaient maintenant taillés très court, formant la sévère calotte en couronne qu'exigeait le port du heaume.

Mais lui aussi venait de réaliser qui était ce mince gentilhomme vêtu de noir debout auprès de Saint-Simon et déjà, fendant la foule, il se dirigeait vers la sortie de la cour en faisant signe à Catherine de l'y rejoindre.

Non sans peine et grâce à l'aide du lieutenant qu'elle avait renseigné rapidement, elle parvint à se frayer un passage, retrouva Tristan dans le recoin formé par l'un des contreforts de l'église et, sans hésiter, se jeta à son cou pour l'embrasser.

Vous êtes exactement celui que j'avais besoin de voir ! Tristan !

Mon cher Tristan ! Quelle joie de vous rencontrer ! Il lui plaqua deux baisers sonores sur les joues, puis, l'écartant de lui, la tint au bout de ses bras pour mieux la voir.

— C'est moi qui devrais dire cela ! Quoique je ne devrais pas être tellement surpris. Je vous connais trop pour ne pas avoir imaginé que vous accourriez du fond de votre Auvergne dès que vous apprendriez la nouvelle. Ce que je ne comprends pas c'est comment vous avez pu faire aussi vite ! Qui, diable, a bien pu vous renseigner ? Xaintrailles ?

Elle le considéra avec inquiétude. Le sourire qui éclairait un peu ses traits lourds de Flamand donnait quelque vie à un visage dont la froide impassibilité était déjà proverbiale, mais n'atteignait pas les yeux, d'un bleu si pâle qu'il semblait glacé. Ils recelaient une sévérité que Catherine n'y avait encore jamais vue, du moins s'adressant à elle, et l'angoisse de tout à l'heure revint : qu'avait bien pu faire Arnaud qui ait justifié qu'on la prévienne ?

— Il y a seulement un instant que j'ai appris l'arrestation de mon époux ! Et je ne sais toujours pas pourquoi...

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour demander de l'aide. Ma ville est assiégée par un chef de pillards, Bérault d'Apchier et ses fils. Ils en veulent à nos terres, à nos gens, à nos biens et même à notre vie car les Apchier ont dépêché ici leur bâtard, afin qu'il gagne la confiance d'Arnaud et puisse l'assassiner plus commodément.

Le sourire avait déjà disparu du visage de Tristan, mais, dans son regard, la sévérité se fit colère.

— Les Apchier ! Encore un clan de nobles bandits ! J'ai déjà entendu parler d'eux. Je sais qu'ils étaient au mont Lozère avec le Castillan. Quand nous aurons rejeté l'Anglais à la mer, je m'occuperai d'eux. Pour le moment...

Pour le moment, s'emporta Catherine qui commençait à trouver que son ami ne mettait pas dans leurs retrouvailles toute la chaleur désirable, je veux savoir ce qu'a fait Arnaud et pourquoi on l'a mis à la Bastille.

— Il a tué un homme.

La stupeur, mais non l'indignation, arrondit la bouche de Catherine, ce n'était que ça ?

— Il a tué... et après ? Que fait une armée qui attaque une ville, que fait la ville qui se défend, que font les soldats, les capitaines, les princes et les manants, en ces temps sans pitié, sinon tuer, tuer, tuer encore ?

— Je sais tout cela aussi bien que vous. Mais il y a tuer et tuer.

Venez... ajouta-t-il en constatant que leur conversation avait des auditeurs attentifs, ne restons pas ici ! Qui est ce garçon qui vous accompagne ?

— Mon page : Bérenger de Roquemaurel de Cassa- niouze. C'est un poète... mais il se bat bien quand il le faut.

— Il ne s'agit pour le moment de battre personne, mais d'aller s'expliquer dans un endroit plus tranquille. Saint-Simon, avertissez discrètement Monseigneur le Connétable que je m'absente et remplacez-moi. Mais ne lui parlez sous aucun prétexte de cette dame.

Je la lui amènerai moi-même en temps voulu. Archers ! Faites- nous place !

La boule de l'angoisse, si familière à Catherine, noua sa pelote au fond de sa gorge. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi Saint-Simon ne devait-il parler d'elle « sous aucun prétexte » au Connétable ? Et dans quel but devrait-elle aller vers lui, conduite par Tristan ? Arnaud avait tué. Mais qui ? Mais comment ? En vérité, il aurait tué le Roi lui-même que l'on ne ferait pas plus de mystère.

Le cœur serré, elle suivit le Flamand. Bérenger, muet comme un poisson, trottait sur ses talons.

L'impression que Tristan l'Hermite était devenu un personnage important se renforça chez Catherine en voyant avec quel zèle les hommes d'armes leur ouvraient un passage, puis amenaient les chevaux. Sans mot dire, Tristan enfourcha un grand étalon rouan puis prit la tête de la petite caravane.

Comme il ne semblait toujours pas disposé à parler, Catherine choisit de chevaucher à quelques pas derrière lui. Sa joie de tout à l'heure était tombée. Maintenant, elle se sentait mal à l'aise car elle ne retrouvait plus, en son ancien compagnon d'aventure, la sollicitude sans démonstration, mais efficace, à laquelle il l'avait habituée. On aurait dit qu'il lui en voulait... Mais de quoi ? L'homme qu'Arnaud avait tué était-il d'une telle importance ? D'autre part, elle en était persuadée, Arnaud n'était pas homme à frapper sans raison et si son caractère l'emportait souvent, du moins n'était-ce jamais aux limites de la folie.

Silencieusement, les trois cavaliers suivirent la rue Saint-Martin jusqu'à l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, mais l'inquiétude de Catherine croissait à mesure que l'on avançait.

De nombreux soldats croisaient leur chemin car la ville était trop fraîchement délivrée pour n'être pas occupée militairement, mais tous ces hommes, en apercevant Tristan l'Hermite, montraient un respect inusité jusqu'à présent, un respect où la crainte semblait entrer pour une large part. Or, rien dans son aspect extérieur n'indiquait un rang ou un grade quelconque. Son armure d'acier poli n'offrait aucun signe de luxe et son casque ne s'ornait d'aucune marque distinctive, pas même du plus modeste tortil. Seule la cotte d'armes portant les hermines et les lions de Richemont indiquait l'appartenance au prince breton, mais il n'y avait vraiment rien dans tout cela qui justifiât l'espèce d'inquiétude peinte sur tous les visages.

Et, cependant, la tristesse de Catherine se faisait plus lourde à chacun des pas de son cheval. L'angoisse montait jusqu'à devenir insoutenable, d'autant plus que - elle osait à peine se l'avouer - Tristan lui faisait peur maintenant...

Elle avait l'impression pénible que l'ami d'autrefois s'était durci et éloigné, qu'il se cachait peut-être derrière cette statue d'acier bleu dont le regard glacé barrait le chemin des souvenirs et semblait en interdire toute évocation. Et puis, il y avait ces rues que l'on parcourait, ces maisons qui défilaient lentement au rythme de la marche. La plupart criaient la misère, l'abandon, la souffrance par leurs fenêtres sans vitres ou même sans chambranles, leurs toits crevés, leurs portes arrachées ouvertes sur le vide et le silence dont seuls quelques chats faméliques, rescapés de la grande faim qui venait de s'achever, étaient les hôtes furtifs.

Depuis que Paris était anglais, Paris avait perdu le quart de sa population, soit quelque quarante-cinq mille habitants. La plus grande ville du monde avait subi une lourde saignée.

Il y avait bien, au milieu de ces demi-ruines, quelques demeures dont les façades se montraient impeccables, les vitres brillantes, les girouettes dorées et les toits aussi luisants que le corps d'un poisson fraîchement péché, mais ces maisons, dont la splendeur proclamait la complaisance de leurs habitants envers l'occupant étranger, ne faisaient qu'ajouter par contraste à la mélancolie de cette ville fantôme.

La vie, cependant, y revenait peu à peu. Ici et là, des ouvriers étaient au travail, grimpés sur un échafaudage ou en équilibre sur une échelle, bouchant une lézarde, replâtrant un mur dans les croisillons des colombages ou redressant la charpente effondrée d'un toit. Le bruit des marteaux et des scies, qu'accompagnait parfois une chanson, se répercutait de rue en rue jusqu'au rempart où les maçons du Connétable étaient déjà à l'œuvre pour réparer les brèches et relever les ruines.

Cela résonnait comme le prélude grave d'une résurrection qui avait le droit de s'afficher maintenant que, sur les places et dans les carrefours, Richemont avait fait proclamer et placarder le pardon royal à la capitale qui si longtemps l'avait renié. Ainsi amnistiés, et d'ailleurs rachetés par le courage qu'ils avaient montré en attaquant eux-mêmes leur garnison anglaise, les Parisiens se remettaient au travail.

Mais Catherine regardait tout cela comme si choses et gens eussent été transparents. Même la misère, la désolation qui se levaient à chacun des pas de son cheval ne trouvaient pas d'écho en elle qui les voyait à peine. Ses yeux s'en écartaient bien vite pour revenir se poser sur le dos de l'homme qui chevauchait devant elle, comme s'ils eussent possédé le pouvoir de lire ce qu'il y avait d'écrit dans le cœur et dans la mémoire de Tristan.

L'attente qu'il lui imposait était si cruelle qu'elle aurait pu se mettre à crier, là, au beau milieu de la rue, pour rien... pour relâcher la tension angoissée de ses nerfs... pour l'obliger, peut-être, à parler.

Seigneur Dieu ! Était-ce donc si difficile à dire qu'il fallût tant de précautions ?

Tristan l'Hermite était un homme qui savait parler net et franc, qui n'avait pas besoin de choisir ses mots, de préparer ses phrases... à moins qu'il n'eût à lui apprendre quelque chose d'atroce... d'inouï !

Mon Dieu ! Ce voyage à travers le fantôme d'une ville ne finirait-il jamais ?

Comme on traversait la place de Grève où l'échafaud de maçonnerie montrait une regrettable fraîcheur auprès de la Maison aux Piliers, qui aurait eu grand besoin d'une sérieuse restauration, Catherine entendit son page soupirer :

— Est-ce vraiment là Paris ? J'imaginais tellement autre chose !...

— C'était Paris et bientôt ce sera de nouveau Paris ! fit-elle avec un peu d'agacement, car, à cette minute, le sort de Paris lui était immensément égal.

Cependant, pour essayer de faire plaisir à son page, elle ajouta :

— Cette ville redeviendra ce qu'elle était lorsque j'étais enfant : la plus belle, la plus savante, la plus riche... la plus cruelle et la plus vaniteuse aussi !

La voix de la jeune femme se fêla sur les derniers mots et Bérenger comprit que ses souvenirs d'enfance n'étaient peut-être pas tous aussi doux qu'il l'aurait souhaité. Il retomba dans le silence d'où l'aspect pitoyable de la cité l'avait tiré.

D'ailleurs, on arrivait.

Tristan l'Hermite mit pied à terre devant une auberge. Située dans la rue Saint-Antoine, face aux grandes murailles d'un hôtel sévèrement gardé, entre la rue du Roi-de-Sicile, et les vestiges de l'antique muraille de Philippe Auguste, cette auberge conservait une apparence prospère et son enseigne, sur laquelle s'étalait un aigle aux ailes déployées, était repeinte et dorée à neuf.

— Vous allez vous installer ici, déclara-t-il à Catherine en lui offrant la main pour l'aider à descendre. Les capitaines anglais affectionnaient l'hôtel de l'Aigle, dont la renommée date de plus d'un siècle. De ce fait, il n'a pas trop souffert de la pénurie. Vous y serez aussi bien que possible. Ah ! voici maître Renaudot...

L'aubergiste, en effet, accourait, essuyant ses mains à son tablier blanc, l'échiné déjà prête à se courber. Il regarda Tristan... et se plia en deux en un salut où Catherine retrouva le respect des soldats, avec tout de même un peu moins de crainte.

— Seigneur Prévôt ! s'écria-t-il. C'est un honneur de vous voir ici !

Que puis-je pour votre service ?

— Prévôt ? s'étonna la jeune femme. Vous aussi, mais de quoi ?

Pour la première fois, il lui sourit tandis qu'une pointe d'humour venait éclairer la froideur de son regard.

— Vous trouvez que c'est un titre quelque peu galvaudé, n'est-ce pas ? Rassurez-vous, nous ne sommes que trois ici : messire Philippe de Ternant, Maître Michel de Lallier et moi-même : Prévôt des maréchaux, pour vous servir ! Ce qui veut dire que je suis chargé de toute la police militaire des armées du Roi. J'ajoute que Monseigneur de Richemont m'a également conféré le titre de Grand Maître de l'Artillerie et de capitaine de Conflans-Sainte-Honorine, mais je n'ai pas l'intention de garder les canons qui ne sont guère de mon emploi.

Je préfère ma prévôté.

— Voilà pourquoi les hommes d'armes vous saluent avec cette considération... un peu inquiète ?

— En effet ! On me craint car j'applique sans faiblir la loi et la discipline sans lesquelles il n'est point d'armée possible... et le Connétable tient à ce que la sienne soit un modèle du genre.

— Sans faiblir ? Jamais ?

— Jamais ! Autant vous l'apprendre tout de suite afin que nous puissions parler plus librement... C'est moi qui ai arrêté le capitaine de Montsalvy.

— Vous !... Votre ami ?

— L'amitié n'a rien à voir là-dedans, Catherine. Je n'ai fait que mon devoir. Mais venez par ici. Tandis que les chambrières vont préparer votre logis, maître Renaudot voudra bien nous servir à dîner.

Il lui reste heureusement quelques savoureuses salaisons et surtout quelques futailles d'excellent vin qu'il avait eu la précaution de mettre à l'abri en murant une partie de sa cave. Notre entrée dans Paris a fait tomber un mur de plus.

La figure rougeaude de l'aubergiste se fendit en un sourire satisfait.

— Les gens d'outre-manche sont petits connaisseurs en vins. En dehors de leurs crus de Bordeaux, ils sont tout à fait incapables d'apprécier un vin convenable et je tenais à conserver les queues de Beaune ou de Nuits que je devais à l'amitié d'un mien cousin, sommelier de Monseigneur le duc de Bourgogne. Mais je serais heureux de vous y faire tâter !

— Apportez-en un plein pot, mon ami ! Ces voyageurs viennent de loin et ont grand besoin d'être réconfortés.

Un moment plus tard, Catherine, Tristan et Bérenger étaient attablés devant l'énorme cheminée de l'auberge sous des guirlandes d'oignons nouveaux et de jambons convenablement fumés qui pendaient des solives. En face d'eux, des gobelets d'étain et des écuelles voisinaient avec un chanteau de pain, des harengs salés, une oie rôtie et une pleine assiettée de gaufres dont le parfum proclamait les talents de maître queux de Renaudot. Deux pichets de vin, l'un de Romanée, l'autre d'Aunis, leur tenaient compagnie.

Mais, tandis que Bérenger se jetait sur le festin avec un appétit de quinze ans décuplé par cent cinquante lieues à cheval, Catherine, bien qu'elle eût presque aussi faim que lui et volontiers dévoré, s'abstint de toucher à la nourriture, acceptant seulement un gobelet de vin. Encore était-ce parce qu'elle sentait ses forces l'abandonner et craignait de défaillir. Mais elle voulait des explications complètes et parfaitement claires et elle savait combien il est facile autour d'une table bien servie de minimiser les problèmes et de leur prêter de trop aimables couleurs.

Tristan l'Hermite s'étonna de cette sobriété, car le bel appétit de Catherine avait toujours fait son admiration.

— N'avez-vous donc pas faim ? Mangez, ma chère, nous causerons ensuite.

— Ma faim peut attendre. Pas mon anxiété... J'ai davantage besoin de savoir ce qui s'est passé que de me nourrir... et vous le savez parfaitement. Or, vous me laissez languir, imaginer... Dieu sait quoi !

Le pire, bien sûr ! Et si je vous écoutais, vous me lanterneriez encore.

Ce n'est pas l'attitude d'un ami.

Le ton était raide. Un début de colère y vibrait. Le Prévôt ne s'y trompa pas et la chaleur d'autrefois reparut sur sa figure. Il étendit le bras, saisit la main de Catherine posée sur la table et la serra sans paraître remarquer qu'elle avait crispé le poing.

— Je suis toujours votre ami, affirma-t-il chaleureusement.

— Est-ce bien certain ?

— Vous n'avez pas le droit d'en douter. Et je vous le défends !

Elle haussa les épaules avec lassitude.


1 Les raisins d'Aunis servent maintenant à la confection du cognac.


L'amitié est-elle donc toujours possible entre le prévôt des maréchaux... et la femme d'un assassin ? Car c'est bien cela, n'est-ce pas, que vous m'avez laissé entendre ?

Tristan, qui, peut-être pour se donner une contenance, s'était mis à découper l'oie que Bérenger couvait d'un œil amoureux, releva à la fois la tête, le couteau et regarda Catherine avec étonnement. Puis, brusquement, il éclata de rire.

— Par Saint-Quentin, Saint-Omer et tous les saints de Flandres !

Vous ne changerez jamais, Catherine ! Votre imagination galopera toujours devant votre joli nez, avec autant d'ardeur qu'au temps où sous la défroque et les tresses noires d'une fille de Bohême vous vous êtes jetée à l'assaut du gros La Trémoille et l'avez mené à sa perte.

Vous allez ! Vous allez !... Mais, Pâques-Dieu, je ne vous ai jamais donné matière à suspecter mon amitié.

— Matière non... mais tentation, oui ! Vous me connaissez bien pourtant, et cependant vous avez l'air de chercher à gagner du temps, comme s'il était si difficile de me dire tout uniment, en deux mots, ce qu'a fait au juste mon époux !

— Je vous l'ai dit ! Il a tué un homme ! Mais de là à le traiter d'assassin, il n'en a jamais été question. Ce faisant, il aurait plutôt agi en justicier.

— Et vous mettez les justiciers à la Bastille, maintenant ?

— Si vous n'arrêtez pas de m'interrompre pour protester, je ne dis plus rien.

— Pardonnez-moi !

— En fait, ce meurtre lui est reproché parce qu'il constitue surtout une désobéissance grave et un mépris patent de la discipline et des ordres reçus. Si je vous ai fait attendre un peu, c'est parce qu'effectivement je cherchais comment vous raconter cela sans vous faire pousser les hauts cris. Je voudrais que vous compreniez bien ma position... et aussi celle du Connétable puisque je n'ai agi que sur son ordre.

Le Connétable ! murmura Catherine avec amertume. Lui aussi se disait notre ami ! Il est le parrain de ma fille et, cependant, il a ordonné...

— Mais, bon sang, comprenez donc qu'avant d'être parrain de Mademoiselle de Montsalvy, il est d'abord le chef suprême des armées du Roi. Un chef à qui même les princes du sang doivent obéissance absolue ! Votre Arnaud n'est pas frère du Roi, que je sache, et, cependant, il a désobéi aux ordres donnés !

Puis, comme il voyait les yeux de Catherine s'emplir de larmes et ses doigts jouer nerveusement avec une boulette de pain, il ajouta, bourru :

— Maintenant, cessez de bouder contre votre ventre ! Laissez-moi vous servir un peu de cet appétissant palmipède et ne vous croyez pas déshonorée ou simplement trahie parce nous aurons partagé le pain et le sel ! Nourrissez-vous, que diable ! Et puis écoutez-moi...

Vaincue, elle se laissa faire et, tout en emplissant l'écuelle de son invitée, Tristan fit enfin le récit de ce qui s'était passé, le 17 avril au matin, aux abords de la Bastille.

— Quand la ville fut nôtre et que l'espoir abandonna ses précédents maîtres, ils ne pensèrent plus qu'à vendre chèrement leur vie et coururent s'enfermer derrière les murs de la Bastille qui leur paraissaient les plus solides de tout Paris. Ils étaient environ cinq cents, tant Anglais que citadins dévoués à leur cause, et il y avait là, outre sir Robert Willoughby et ses hommes, le seigneur Louis de Luxembourg, Chancelier pour le roi d'Angleterre, l'évêque de Lisieux, Pierre Cauchon, quelques notables aussi parmi lesquels un grand bourgeois de la rue d'Enfer, Guillaume Legoix, maître de la Grande Boucherie...

Catherine eut un sursaut et s'écria :

— Pierre Cauchon ? Guillaume Legoix ? Vous êtes sûr?

— Très sûr, voyons ! Pourquoi ? Vous les connaissez ?

— Les connaître ? Ah ! Dieu ! oui, je les connais !

Comment est-ce possible ? Passe encore pour Cauchon dont chacun en France sait la part criminelle qu'il a prise et la responsabilité qu'il porte dans la mort de Jeanne la Pucelle... mais ce Legoix ?...

— Ne vous imaginez pas que la vie à la campagne m'a rendue stupide, Tristan ! coupa Catherine avec impatience. Si je dis que je les connais, j'entends par là, personnellement... et pas pour mon bien, hélas ! Il y a beaucoup de choses de ma vie que vous ignorez ; entre autres celle-ci : la nuit qui a suivi la mort de Jeanne que nous avions tenté de sauver avec une poignée de braves gens, Arnaud et moi, Cauchon nous a fait coudre tous les deux dans un sac de cuir et jeter à la Seine ! Nous n'en sommes sortis que par la grâce de Dieu et le courage de l'un de nos compagnons. Quant à Guillaume Legoix... c'est mon cousin !

Instantanément, la figure de Tristan l'Hermite se figea dans la stupeur.

— Votre cousin ? articula-t-il. Comment cela ?

— Parce qu'avant de me nommer Catherine de Brazey, puis Catherine de Montsalvy, j'ai été Catherine Legoix, tout uniment. Mon père et Guillaume Legoix étaient cousins germains. Seulement le cousin est aussi l'homme qui, voici vingt-trois ans, au mois d'avril 1413, au temps de la grande émeute cabochienne, a massacré le frère aîné de mon époux : Michel de Montsalvy, alors écuyer de la duchesse de Guyenne...

— Qui est maintenant l'épouse du Connétable...

— Exactement ! Michel est mort au seuil de notre maison où je l'avais caché. La populace l'a déchiré et Legoix... d'un coup de tranchoir... l'a achevé. Il y avait du sang... du sang partout et j'ai vu cette horreur avec mes yeux de treize ans. J'ai failli en devenir folle, mais Dieu m'a fait la charité de m'ôter la conscience tandis que les furieux pendaient mon père et mettaient le feu à ma maison. Ma mère et moi... avons trouvé refuge dans la Cour des Miracles, tandis que Caboche enlevait ma sœur et la violait ! C'est là que j'ai rencontré ma bonne Sara... Elle m'a soignée... sauvée...

Au fil des paroles se renouait celui des souvenirs.

Devant les yeux de Catherine, les images d'autrefois renaissaient et, au fond de sa mémoire, elle retrouvait, comme un trésor enfoui depuis longtemps, ses impulsions adolescentes dans leur fraîcheur première.

Vingt-trois ans pourtant !... vingt-trois ans que son cœur d'enfant avait lancé son premier cri d'amour, sitôt suivi d'une plainte d'agonie.

C'était hier, en vérité, qu'elle avait vu Michel abattu sous ses yeux, alors qu'elle avait tout risqué pour l'arracher à la mort. Elle l'avait aimé spontanément, au premier regard, comme la fleur en bouton éclate au soleil levant. En une seconde, il était devenu tout son univers et elle avait cru mourir de sa mort atroce.

Longtemps, longtemps ensuite, elle avait gardé la certitude que son cœur si profondément navré ne revivrait plus jamais... jusqu'à ce soir pluvieux où, sur une route du Nord, la trame relâchée du destin avait brusquement resserré ses fils en jetant, presque sous ses pas, le seul être capable de lui faire oublier le tendre et cruel amour de ses treize ans, remplacé à cette minute par la plus insensée, la plus brûlante et la plus merveilleuse des passions.

Des larmes coulaient silencieusement sur le visage de la jeune femme, chaudes et salées, pour glisser doucement de ses yeux clos aux commissures tremblantes de ses lèvres. L'homme et l'adolescent qui la regardaient osaient à peine respirer, craignant de troubler cette douloureuse rêverie. Ils se regardaient sans oser manifester leur présence, persuadés l'un et l'autre que Catherine les avait oubliés.

Mais, déjà, le présent la reprenait et, sans même ouvrir les yeux, elle demanda d'une voix enrouée :

— C'est lui, n'est-ce pas... c'est Guillaume Legoix que mon époux a tué ?

C'était à peine une question. La réponse était tout entière dans la science profonde, charnelle, qu'elle avait des réactions passionnelles de son époux.

En effet ! Encore avons-nous pu intervenir à temps pour l'empêcher de tuer aussi Cauchon. Il avait dagué le boucher et, déjà, il tenait l'évêque, dans la poussière, la poitrine sous son genou et la gorge sous son gantelet.

Brusquement Catherine ouvrit les yeux tout grands et, sans transition, explosa littéralement :

— Ah ! Vous êtes arrivés à temps ? Et vous en êtes fiers, on dirait ? Fiers d'avoir sauvé la vie de ce porc, de ce monstre qui a brûlé Jeanne ! Mais non seulement vous n'auriez pas dû l'empêcher, mais vous auriez dû, de vous-même, le pendre à la première potence venue.

Quant à mon époux, sachez que non seulement je ne lui reproche pas ce qu'il a fait, mais j'en aurais fait tout autant... et pire encore peut-être, car ce n'était que justice, pure, simple et bonne justice amplement méritée ! Quel homme, digne de ce nom, peut rester les bras croisés et l'âme absente quand passe devant lui l'assassin de son frère ? Pas le mien, en tout cas ! On a du sang, chez les Montsalvy, du sang bouillant, ardent, généreux, que l'on ne regarde pas à verser pour le Roi ou pour le pays.

— Je n'ai jamais dit le contraire, grogna Tristan, et tout le monde sait depuis longtemps, dans l'armée, que votre époux possède le caractère le plus emporté qui soit. Mais, au fait, pourquoi donc n'a-t-il pas dit les liens qui vous unissaient à ce Legoix et le mal qu'il vous avait fait ? Quand on l'a arrêté, il s'est borné à vociférer que Legoix était une charogne et qu'il avait fait justice.

— S'il l'avait dit, cela aurait-il changé quelque chose à son cas ? Et trouvez-vous qu'il y ait eu pour lui, dans ce cousinage, matière à fierté ? Voyez-vous, Tristan, mon époux n'aime guère rappeler que son épouse est née dans une boutique du Pont-au-Change, chez un brave homme d'orfèvre qui avait l'âme et les doigts d'un ange... mais aucun quartier de noblesse.

Il a tort, bougonna Tristan, bien que je le comprenne. Pour ma part, je crois bien que je vous en aime davantage. Mais les grands féodaux sont d'une insoutenable arrogance. Ils oublient trop facilement que leurs nobles ancêtres n'étaient souvent, aux temps mérovingiens, que des culs-terreux, à moitié sauvages et un peu plus hargneux que leurs voisins. La noblesse, ça s'attrapait comme une maladie ! Mais non seulement ils n'en ont pas guéri, mais ils l'ont transmise à leurs descendants, en plus grave. Le droit de haute et basse justice ! Voilà le privilège auquel ils tiennent le plus... celui qui a poussé messire Arnaud à frapper malgré les ordres du Connétable.

— Au fait, reprit Catherine avec un pâle sourire, dites-moi tout de même comment cela s'est passé...

— Oh ! c'est facile : dès le premier soir de la libération, le Connétable s'est préoccupé de ces cinq cents bonshommes enfermés dans la Bastille. Il n'était pas animé de sentiments fort tendres envers eux... surtout envers Luxembourg et Cauchon. Il désirait forcer tout ce beau monde dans son repaire et lui donner l'assaut. Il comptait aussi sur le peu de vivres engrangés dans la forteresse, mais les braves gens qui nous avaient ouvert les portes, Michel de Lallier en tête, sont venus trouver Monseigneur et l'ont prié de se montrer clément.

» "Monseigneur, disaient-ils, s'ils veulent se rendre, ne les refusez pas. Ce vous est belle chose d'avoir recouvré Paris ! Prenez en gré ce que Dieu vous a donné..."

» Le Connétable a l'âme haute et il a cédé. Il a fait savoir qu'il accorderait les conditions qu'on lui demanderait. Le dimanche 15, ces conditions étaient signées sous la foi et le seing de Monseigneur. Elles accordaient à tous les reclus de la Bastille vie et bague sauves... mais les chassait de Paris.

» Deux jours après, le mardi matin, ils ont eux- mêmes ouvert les portes et sont sortis, se dirigeant vers la Seine. Il y avait une foule énorme qui les huait et les injuriait... Bien sûr, ça en démangeait pas mal d'ajouter à tout ça quelques projectiles, mais le Connétable avait fait savoir qu'il punirait de mort quiconque le ferait manquer la parole donnée. Il a d'ailleurs une certaine estime pour Lord Willoughby, qui est un vieux combattant d'Azincourt et de Verneuil. Il tenait à ce que les règles de la chevalerie fussent respectées. Mais, quand l'énorme Guillaume Legoix, blême et suant de peur, est passé devant lui, le capitaine de Montsalvy a vu rouge. L'homme allait à grands pas, jetant des regards craintifs autour de lui et serrant sur son cœur un sac rebondi qui contenait ce qu'il avait pu sauver de sa fortune.

» Il n'avait rien en lui, je dois le confesser, qui pût inspirer l'indulgence, la mansuétude ou n'importe quel beau mouvement pitoyable. Et j'irai même plus loin, Catherine : je crois qu'à la place de Montsalvy j'aurais agi exactement de la même façon et j'aurais eu tort.

Car les ordres étaient les ordres et votre mari n'en a pas tenu compte.

» Il a regardé Legoix, sans bouger d'abord. Puis comme l'autre, voyant que les hommes d'armes maintenaient la foule pour faire le passage, se permettait un petit sourire ironique, il s'est déchaîné : arrachant sa dague du fourreau, il a couru au boucher et, en criant :

"Souviens-toi de Michel de Montsalvy et sois maudit !" il lui a enfoncé l'arme en pleine poitrine. Legoix est tombé comme une masse, frappé au cœur.

» Alors, le capitaine s'est retourné vers Cauchon qui le regardait, figé sur place par l'épouvante, et, comme la dague poissée de sang avait glissé de son gantelet d'acier, il s'est jeté sur lui, les mains en avant, pour l'étrangler !

» Vous savez la suite : on l'a, sur l'heure, conduit dans un cachot de la tour Bertaudière... »

— C'est une honte ! s'écria Catherine.

— Et personne ne s'y est opposé ? s'insurgea en écho Bérenger qui avait depuis un moment cessé de manger. De tous ceux d'Auvergne qui sont venus ici avec lui, aucun n'a bougé ?

Le Prévôt eut un petit rire sans gaieté.

Tu veux dire que nous avons failli avoir une bataille, mon garçon ! Il a fallu que Monseigneur lui- même les rappelât à la raison car, en bon Breton, il s'y connaît en têtes dures et sangs bouillants. Malgré cela, les chevaliers de Montsalvy se sont retirés en montrant les dents, comme des molosses fouettés. Et depuis, ils boudent ! Retranchés dans leurs quartiers, ils restent entre eux et refusent de rendre le moindre service. Croyez-moi, ils ne représentent pas un mince problème et le Connétable ne sait plus qu'en faire. Il y en a deux surtout, deux colosses blonds, qui roulent les « R » comme un torrent ses cailloux et qui menacent de démolir la Bastille pierre à pierre ! On les appelle Renaud et Amaury de...

— Roquemaurel ! acheva Bérenger visiblement épanoui. Ce sont mes frères, messire Prévôt, et s'ils menacent de démolir votre Bastille, prenez-y garde ! Ils sont fort capables de le faire !

Catherine vida son gobelet, fit la grimace comme si le vin était amer, puis, haussant les épaules :

— Ce qui m'étonne, c'est que l'on n'ait pas pensé à les renvoyer chez eux. C'est dangereux de maltraiter l'un des leurs sous leur nez.

— Ce serait notre plus cher désir ! grogna Tristan. Mais ils refusent de bouger ! Et puis, autant vous le dire tout de suite, nous manquons d'argent. Les troupes n'ont pas été payées depuis un bon moment. Ça leur donne un certain poids.

Avec un soupir, la jeune femme se leva, alla jusqu'à la fenêtre et contempla un instant la rue déformée par les carreaux en culs de bouteilles verts.

— Quand on a besoin des gens et qu'on ne peut pas les payer, on les respecte un peu plus. Pour éviter des ennuis, le plus simple ne serait-il pas de passer l'éponge sur le coup de sang de mon époux et de rendre à nos amis leur capitaine ? La raison qui a poussé Arnaud à désobéir ne vous paraît-elle pas assez noble et assez respectable ? Que vous faut-il de plus ? Il a vengé son frère... et mon père !

Croyez-vous que le Connétable n'en ait pas conscience ? S'il n'y avait eu que lui, le sire de Montsalvy n'aurait jamais monté les escaliers de la Bertaudière ! Mais il y a l'armée, toujours difficile à tenir, il y a Paris qu'il faut impressionner... Enfin, il y a la veuve de Legoix qui, s'appuyant sur la parole du Connétable, réclame la tête du meurtrier de son époux !

— Quoi ?

Catherine se retourna tout d'une pièce. Elle était devenue si pâle que, dans ce vêtement noir, Tristan crut voir un spectre. Les traits crispés, les dents serrées, et les yeux démesurément ouverts, elle était effrayante et Tristan se précipita vers elle, craignant qu'elle ne tombât de toute sa hauteur sur les dalles de pierre. Il la saisit et elle ne fit pas un geste pour l'en empêcher, car tout son corps semblait tétanisé, mais elle le regarda avec une immense fureur.

— La tête d'Arnaud ! cria-t-elle. La tête d'un Montsalvy pour avoir abattu un boucher assassin ? Qui pourrait endurer pareille chose ?

Êtes-vous donc tous devenus fous ? Ou bien est-ce moi ? Peut-être... après tout ! Peut-être est-ce moi qui suis en train de le devenir !

Arnaud... mon Dieu ! Est-ce que je ne vais pas me réveiller de ce cauchemar ? Mais vous êtes fous ! Vous êtes tous fous ! fous à lier, à enchaîner !

Elle avait pris sa tête entre ses mains et la secouait comme si elle cherchait à en faire sortir la cause de sa souffrance. Des larmes avaient jailli de ses yeux et creusaient des rigoles dans les traces de poussière qui marquaient ses joues. Elle criait et pleurait tout à la fois en se débattant contre l'homme qui essayait de la maintenir. Ses nerfs soumis à trop rude épreuve et depuis trop longtemps cédaient, lâchant les rênes à la course affolée d'une véritable tempête.

Bérenger avait bondi. Épouvanté, il tentait d'aider Tristan à maîtriser la jeune femme sans trop savoir ce qu'il convenait de faire en pareil cas. Ses gestes gauches le rendaient maladroit et il gênait le prévôt plus qu'il ne l'aidait.

Maître Renaudot, attiré par le bruit, accourut tout effaré et armé d'une cuillère dégoutante de sauce. Mais il jugea la situation d'un coup d'œil.

L'eau, messire Prévôt ! conseilla-t-il. Il lui faut un grand pot d'eau fraîche en pleine figure ! Rien de meilleur !

Bérenger alors se rua sur un pichet vide, courut le remplir au tonneau posé dans un coin et, de toutes ses forces, en envoya le contenu au visage de sa maîtresse, en la suppliant mentalement de lui pardonner cette irrévérence.

Mais cris et sanglots s'arrêtèrent net. Suffoquée, Catherine regarda en silence chacun des trois hommes, ouvrit la bouche pour dire quelque chose sans parvenir à articuler le moindre son, puis ferma les yeux et se laissa aller contre l'épaule de Tristan, vidée de toutes forces.

Aussitôt, celui-ci l'enleva dans ses bras.

— Sa chambre est prête ? demanda-t-il.

Renaudot s'empressa :

— Bien sûr ! Par ici, messire... Je vous montre le chemin...

Un instant plus tard, Catherine était étendue sur la moelleuse courtepointe d'un lit assez doux. Ses yeux étaient clos, mais elle n'était pas évanouie. Elle sentait, elle entendait tout ce qui se passait autour d'elle, alors même qu'elle n'avait plus la moindre force pour manifester le plus petit signe de conscience. Même ses pensées s'étaient effilochées, diluées et elle avait l'impression de planer dans une atmosphère de brume miséricordieuse. Et puis, surtout, jamais elle ne s'était sentie si fatiguée !

Plantés chacun d'un côté du lit, Tristan et Bérenger la regardaient d'un air perplexe, ne sachant trop que faire. Le page releva les yeux, considéra son vis-à-vis et dit :

— Le voyage a été dur, messire ! Elle avait tellement hâte d'arriver qu'elle est allée au bout de ses forces, surtout après les angoisses du siège. Et maintenant, au lieu de la joie, du soulagement qu'elle espérait... il y a ce désastre. Qu'allez-vous faire pour elle ?

C'était à peine une question. Plutôt une espèce de mise en demeure et Tristan l'Hermite ne se trompa pas sur le ton agressif du page. Il haussa les épaules.

— La confier à l'épouse de l'aubergiste pour qu'elle la déshabille, la couche et veille sur elle. Il faut qu'elle dorme ! Et toi, mon garçon, tu ne ferais pas mal d'en faire autant : tes paupières tombent toutes seules. Moi, je vais voir le Connétable et lui raconter tout cela. Il a de l'amitié pour Dame Catherine : il acceptera certainement de la voir et de l'écouter. Elle seule peut quelque chose pour son mari.

— Est-ce que... Monseigneur est très irrité contre Messire Arnaud ?

Le visage de Tristan l'Hermite se durcit et un gros pli de souci se creusa entre ses sourcils blonds.

— Très ! avoua-t-il. Personne n'aime manquer aussi publiquement à sa parole et le Connétable n'est pas breton pour rien ! La dame de Montsalvy aura du mal à obtenir le pardon de l'imprudent...

— Mais enfin, s'écria le page prêt à pleurer lui aussi, il ne va tout de même pas faire exécuter le comte de Montsalvy pour si peu de chose ?

Tristan hésita puis, enveloppant le garçon d'un regard qui cherchait à jauger sa fermeté de caractère et ses possibilités d'encaissement, il déclara enfin :

— Peu de chose, une parole princière ? Malgré les grands services rendus, cela ne m'étonnerait pas que Montsalvy y laissât sa tête.

— Alors, s'écria le page prenant feu d'un seul coup, prenez garde !

Car il n'y a homme de cœur dans toute la Haute Auvergne qui ne prenne les armes et n'entre en rébellion contre le Connétable s'il ose prendre la tête d'un homme que tous respectent... simplement pour avoir fait bonne justice !

— Oh ! Oh ! Une révolte ?

Cela pourrait aller jusqu'à une révolution, car les petites gens y prendront leur part. Dites bien à Monseigneur qu'il réfléchisse avant de frapper le comte... S'il le fait, c'est tout le pays qu'il frappera. Cela vaut peut- être la peine de laisser crier une bouchère engraissée à l'or de la trahison.

L'ardeur du page arracha un sourire au prévôt. Levant la main, il lui assena dans le dos une bourrade qui le fit trébucher.

— Tudieu, quel avocat vous faites, messire de Roquemaurel !

Vous n'êtes pas du même genre que vos frères, mais vous êtes au moins aussi efficace. Je dirai tout cela fidèlement... et d'autant mieux que j'aime, moi aussi, ces têtes folles de Montsalvy, lui comme elle.

Reste ici, garçon, dors, reprends des forces et surveille ta maîtresse. Je reviendrai ce soir voir comment elle se trouve et lui dire où nous en sommes.

Il se dirigea vers la porte. Au-dehors, on entendait l'escalier crier sous le poids respectable de dame Renaudot qui montait en soufflant un peu, comme il convient quand on pèse près de deux cents livres.

Mais, au moment d'en franchir le seuil, Tristan se retourna, sourcils froncés :

— Mieux vaudra l'engager à ne pas révéler, devant le Connétable et ses pairs, les liens... familiaux qui l'unissent à ce maudit Legoix !

Nul ne sait, à la Cour, qu'elle est de souche roturière. Pour l'illustration des Montsalvy et leur prestige, mieux vaut que l'on continue à l'ignorer.

Bérenger haussa les épaules.

— Je croyais que la noblesse était une maladie ? fit-il goguenard.

— Sans doute ! Mais c'est la seule dont on refuse farouchement de guérir. Et tu n'as pas idée comme ceux qui en sont le plus atteints méprisent les gens bien portants.

CHAPITRE VII La justice de Arthur de Richemont

Pensant que la présence à Paris de la dame de Montsalvy pouvait inciter ceux d'Auvergne à sortir de leur coléreuse retraite, Tristan l'Hermite se hâta de leur apprendre la nouvelle.

En quittant l'auberge de l'Aigle, il se rendit tout droit au cabaret du Grand Godet, en Grève, où quelques-uns de leurs chefs tenaient leur permanence. Si l'on n'y mangeait plus de hérisson rôti, de tétine de vache ou d'« anguille des bois en gelée » (autrement dit de la couleuvre ainsi accommodée) comme naguère, au temps de la grande disette, la chère y était encore maigre. Par contre, l'aunis blanc et sec y était incomparable et les deux Roquemaurel, flanqués de leur inséparable Gontran de Fabrefort, autre luron du même bois qu'eux-mêmes, en avaient rapidement découvert lés mérites.

En agissant ainsi, le prévôt avait conscience de servir aussi bien les intérêts de son maître, en obligeant les révoltés à sortir de leur trou, que ceux de ses amis Montsalvy, en fournissant à Catherine une vigoureuse escorte au moment où il lui faudrait affronter Richemont.

L'entretien fut bref. Les quelques conseils bien sentis que délivra Tristan furent dignement arrosés, comme il convenait entre gentilshommes, et, quand il se leva pour sortir, son départ fut salué de grandes claques cordiales appliquées sur son dos par Renaud de Roquemaurel et par une grande embrassade vineuse de Fabrefort qui le serra un- instant dans ses bras en l'appelant son « bon frère ».

On prit rendez-vous pour la matinée du lendemain.

Son message officieux délivré, Tristan se dirigea vers l'hôtel des Tournelles, l'élégante résidence des ducs d'Orléans, proche de la Bastille, et y rendit une visite discrète à un haut personnage sur l'appui duquel il savait pouvoir compter dans la circonstance présente. Il en sortit au bout d'une demi-heure, beaucoup plus détendu qu'il n'y était entré, et ce fut en fredonnant, assez faux mais avec conviction, un rondeau à boire, qu'il tourna enfin la tête de son cheval vers l'hôtel du Porc-épic, naguère encore propriété du duc de Bourgogne, mais que Philippe le Bon avait fait offrir au Connétable en remplacement de son hôtel de Richemont, sis dans la rue Hautefeuille, proche des Cordeliers, qui lui avait été j confisqué en 1425 par les Anglais et dont il ne restait plus grand-chose.

Le résultat de toutes ces allées et venues fut que le lendemain matin, quand les cloches de Sainte-Catherine- du-Val-des-Escholiers sonnèrent tierce', maître Renaudot se demanda si une émeute n'était pas en train de se former devant sa maison car, à cette minute précise, un escadron de vigoureux percherons déversa, au seuil de l'auberge, une troupe de gentilshommes à la mine fière mais haute en couleur, et singulièrement bruyants.

Ils parlaient tous à la fois, avec des voix profondes, I habituées à crier dans les orages montagnards et issues de poitrines qui avaient déjà connu le corps à corps avec des ours. À leur accent, l'aubergiste comprit qu'ils étaient tous auvergnats Quelques-uns, d'ailleurs, étaient sortis pour la première fois de leurs terres en l'honneur rail misérable d'une suppliante issue tout droit de sa province.


1 Environ 9 heures du matin.


De tout temps, sa beauté exceptionnelle avait été sa meilleure arme.

Qu'elle eût dépassé trente-cinq ans n'y avait rien changé, sinon pour la rendre plus moelleuse et plus envoûtante. En cela, elle pouvait dire que ses épreuves l'avaient servie car, lorsqu'elle contemplait certaines femmes de son âge, précocement déformées par les maternités, vieillies par le laisser-aller ou l'ignorance des soins corporels, Catherine bénissait son séjour à Grenade dans la maison d'une grosse Éthiopienne, que l'on appelait Fatima la Baigneuse, et d'où elle avait rapporté de sévères principes et de précieuses recettes grâce auxquels la fuite des années ne lui faisait aucunement peur.

Ce matin, elle reçut comme un hommage tout naturel le regard ébloui que l'aubergiste lui dédia. Toutes traces de fatigue ou de douleur effacées, Catherine se savait belle et élégante dans une longue robe de velours noir, haut ceinturée sous les seins et sans ornements autres qu'une bande d'hermine neigeuse bordant le double décolleté en pointe qui, dans le dos, descendait jusqu'à la ceinture, les étroites et longues manches et le bas de la robe qui se prolongeait en une traîne de trois pieds.

Sur ses magnifiques cheveux d'or, dont les tresses soyeuses lui faisaient une royale couronne, elle portait, posé très en arrière, un petit hennin tronqué, en satin blanc, qui servait tout juste de support à un flot nuageux de merveilleuses dentelles de Malines, présent de Jacques Cœur.

Quant aux bijoux, outre l'émeraude gravée qui brillait sur sa main, la jeune femme portait une autre pierre, à peu près semblable, sinon qu'elle était plus grosse et plus lumineuse encore, tremblant au creux de ses seins au bout d'une chaîne d'or aussi mince qu'un trait de plume. Le vert des pierres et la blancheur de l'hermine faisaient chanter le ton doré de son visage, tandis que le velours, porté à même la peau, dessinait son buste, ses épaules et ses bras avec une précision absolue.

Impressionné, émerveillé, Renaudot reculait vers l'escalier comme devant une apparition. Sans doute y eût-il chu une fois de plus si Catherine ne l'avait arrêté d'une question :

— Avez-vous vu mon page ?

— Le jeune messire Bérenger ? Non, noble dame ! Je l'ai vu sortir tout à l'heure, peu après le lever du jour, mais ne l'ai point vu revenir.

— Où peut-il être ?

— D'honneur, Madame, je n'en sais rien. Mais il semblait fort pressé...

Catherine eut un soupir de contrariété. Porter la traîne d'une dame lorsqu'elle se rend en cérémonie faisait partie des obligations d'un page. Jusqu'à présent, c'était un genre de service que Catherine n'avait encore jamais demandé à Bérenger, car, à Montsalvy, l'existence, si elle était élégante, était dépourvue de décorum. Or, juste au moment où elle allait avoir besoin de son page, celui-ci trouvait le moyen de filer sans prévenir. Et Dieu seul savait quand il rentrerait et si même il ne se perdrait pas dans ce Paris qui lui était totalement inconnu !

Résignée à se passer d'une compagnie qu'elle avait appris à apprécier, Catherine se décida à rejoindre sa bruyante escorte, un peu inquiète d'ailleurs de la figure qu'elle ferait ainsi entourée de démons déchaînés, aussi braillards que contestataires.

Richemont pouvait ne pas apprécier tellement un cortège aussi bruyant autour d'une épouse éplorée. Mais il était certain, d'autre part, qu'une escorte composée des Roquemaurel, Fabrefort, Ladinhac, Sermur et autres gens d'Auvergne, surtout mécontents, pouvait introduire dans le débat un poids incontestable. Richemont y regarderait peut-être à deux fois avant de jeter ces gens-là dans une rébellion qui ne ferait de bien à personne.

Avant de quitter sa chambre, Catherine avait fait une longue prière à Notre-Dame du Puy-en-Velay, à laquelle, depuis son départ pour Compostelle de Galice, elle avait toujours gardé une tendre vénération et une entière confiance. Forte de cette confiance, elle acheva de descendre l'escalier bruyant de Renaudot et prit pied dans la salle où un silence soudain l'accueillit.

Comme s'ils avaient été touchés par la baguette d'un enchanteur, les chevaliers demeurèrent figés dans le geste qu'ils faisaient au moment où la jeune femme était apparue : les uns la bouche ouverte, les autres gardant le gobelet plein à mi-chemin des lèvres, mais tous pétrifiés par la beauté racée de cette femme que ce décor d'auberge faisait plus précieuse et plus insolite.

Malgré la peine qu'elle avait éprouvée à revoir ainsi, réunis et joyeux malgré tout, ceux qu'elle avait vus partir avec Arnaud, elle leur sourit à tous l'un après l'autre, partageant ainsi la bienvenue collective qu'elle leur adressait.

— Je vous souhaite le bonjour à tous, messeigneurs, et tiens à vous dire la joie, le réconfort que j'ai de vous voir ici, tous réunis pour défendre ma cause...

— Votre cause, Dame Catherine, elle est aussi la nôtre ! gronda Renaud de Roquemaurel. Je dirais même qu'elle est d'abord la nôtre, gens de guerre, car, si le malheur voulait que l'on mît à mal Montsalvy, qui donc, chez nous, accepterait encore de servir un prince qui nous refuse le droit de justice... et qui paie si mal.

— Quoi qu'il en soit, je vous remercie, Renaud ! Mais qui donc vous a prévenus de mon arrivée !

— Ce grand escogriffe flamand qui sert de chien de garde au Connétable ! jeta le sire de Ladinhac avec un dédain qui déplut à Catherine.

— Messire l'Hermite est notre ami de longue date, riposta-t-elle sèchement. Votre présence ici le prouve. Et je ne saurais trop vous conseiller plus de considération, messire Alban, lorsque vous parlez d'un homme qui cumule les fonctions de Grand Maître de l'Artillerie et de Prévôt des maréchaux.

— Oh ! L'artillerie ! Ce n'est pas grand-chose : des gueules de bronze dont les boulets vont tomber où ils peuvent ! Cela ne vaut pas un gros escadron ni...

Peu désireuse d'entamer une polémique sur les mérites comparés des canons et des cavaliers, Catherine, désespérant de voir arriver Bérenger, jeta autour d'elle un regard circulaire et dit :

— L'heure de l'audience est proche, messeigneurs ! Lequel de vous m'offrira la main pour aller devant le Connétable ?

Ce fut un tumulte, une ruée. Tous s'offraient et peut- être une bataille eût-elle résulté de cette émulation si une voix, froide et nette, n'avait dominé le vacarme :

— Avec votre permission, messires, ce sera moi !

Le silence se fit instantanément, tandis que, tels les flots de la mer Rouge à l'appel de Moïse, la troupe turbulente s'ouvrait en deux. Mais, dans le chemin laissé libre, ce fut un homme, seul et sans armes, qui s'avança.

Magnifiquement vêtu d'une hucque de velours vert et de chausses collantes, noires, disparaissant dans de longues bottes à revers en daim montant jusqu'à mi- cuisses, le nouveau venu portait avec élégance un grand manteau de velours noir brodé d'or, dont les larges manches déchiquetées laissaient voir la doublure de taffetas vert. Une lourde chaîne d'or passée à son cou et un chaperon de velours vert, dont le pan était retenu par un griffon d'or, complétaient un costume que tous ces provinciaux, vêtus de mailles d'acier et de cuir taché, contemplèrent avec une admiration que n'entachaient d'ailleurs ni critique, ni envie.

Tous, en effet, respectaient et aimaient celui que l'armée, avec une brutalité nuancée de tendresse, appelait tout uniment « le Bâtard », comme s'il fût seul de son espèce, celui dont le nom réel était Jean d'Orléans et dont l'histoire se souviendrait sous celui de son comté de Dunois1. Mais, pour les femmes, dont il était grand amateur, c'était avant tout un homme plus séduisant que la plupart des autres, plein de charme, de vaillance et de gentillesse... Et, bien que ses armoiries quasi royales se brisassent d'une barre d'argent senestre2, le fils de Louis d'Orléans, l'assassiné de la poterne Barbette, et de la belle Mariette d'Enghien, avait rang de prince. En l'absence de son demi-frère, Charles, le duc en titre toujours retenu en geôle anglaise, c'était lui qui gouvernait la ville et les terres d'Orléans à la satisfaction de tous.


1 Note de l'auteur : C'est seulement en 1439 que le comté de Dunois fut attribué au Bâtard, mais je lui ai donné ce nom à l'avance pour plus de clarté.

2 La barre senestre, tracée de gauche à droite sur un écu, indiquait la bâtardise.


Catherine de Montsalvy, qui connaissait depuis longtemps le prestigieux frère d'armes de son époux, ne s'était jamais trompée sur la qualité du Bâtard et la révérence qu'elle lui offrit aurait satisfait le Roi en personne.

Dunois, cependant, s'avançait vers elle, se penchait pour lui prendre la main et l'aider à se relever puis, posant sur cette main un baiser plein de courtoisie :

— L'heure approche, Catherine, dit-il aussi simplement que s'ils s'étaient quittés la veille. Il nous faut aller si nous ne voulons pas être en retard.

Ainsi donc, c'était lui qui la conduirait jusqu'auprès du redoutable prince breton ? Rose de joie soudaine devant un appui qu'elle n'aurait pas osé demander, elle offrit au nouveau venu un regard brillant de gratitude.

— Vous me faites si grand honneur, Monseigneur, que je ne sais comment vous l'exprimer. Dites-moi seulement comment vous avez su mon arrivée ?

— De la même manière que ces messieurs : Tristan l'Hermite qui, je crois bien, a battu pour vous les tambours de la renommée. C'est un homme de devoir intransigeant, même quand ce devoir lui crève le cœur, mais c'est aussi un ami sûr. Quant à l'honneur, ma chère amie, il n'est pas si grand. Vous savez depuis longtemps que je considère Arnaud comme mon frère.

— Il n'empêche que votre appui me donne meilleur courage. Avec lui, je suis certaine...

— Ne vous illusionnez pas trop, Catherine. Depuis le drame de la Bastille, je n'ai cessé de plaider la cause de Montsalvy ! Et sans résultat jusqu'à présent ! Aussi est-ce à moi de considérer votre arrivée comme un don du Ciel, car votre beauté et votre grâce sont toujours souveraines et sauront peut-être amollir le cœur obstiné de notre chef ! Venez maintenant, il ne faut pas le faire attendre...

Levant bien haut la main qu'il n'avait pas lâchée et posant un poing sur sa hanche comme s'il menait Catherine à la danse, le Bâtard la conduisit vers la rue.

— Suivez-nous, messires ! jeta-t-il au passage.

Derrière eux, la troupe se reforma, compacte et serrée comme les pierres d'une muraille.

Entre l'auberge de l'Aigle et l'hôtel du Porc-épic dont la porte fortifiée s'ouvrait au flanc de l'ancien hôtel royal Saint-Pol, le chemin n'était pas long. Il suffisait de traverser la rue Saint-Antoine.

Depuis l'aube, le temps avait décidé de devenir superbe. Haut dans un ciel bien lavé, le soleil avait l'air tout neuf. Il était si brillant que même les petites flaques boueuses qui demeuraient au creux des gros pavés capétiens montraient des paillettes d'or. Dans la rue, assez large à cet endroit, les Parisiens déshabitués du beau temps faisaient leurs premiers pas, encore un peu convalescents, dans la cacophonie des petits métiers, criant leur marchandise, appelant les ménagères à l'eau, au bois ou à la moutarde.

Ce n'était pas encore le joyeux tohu-bohu d'autrefois, la rue encombrée de gens pressés : marchands en riches robes fourrées, moines besogneux, mendiants obstinés, nobles dames vacillant sur des patins de bois qui gardaient leurs robes de la poussière, ou ribaudes insolentes aux gorgerettes complaisantes. La misère alors y coudoyait le luxe sans qu'aucun des deux se sentît gêné. La rue d'aujourd'hui, cruellement nivelée durant tant d'années, s'essayait à revivre et battait des ailes pour juger de ses forces.

On regardait ce cortège étrange d'hommes de guerre roussis et cabossés, escortant un couple beau comme une peinture. Cela ressemblait à quelque défilé de noces insolites, mais on reconnaissait le Bâtard que l'on saluait déjà avec amitié et la beauté de sa compagne recueillait tous les suffrages. Des applaudissements, des vivats traçaient un sillage flatteur, mais Catherine n'entendait et ne voyait rien.

Quand on était arrivé au milieu de la rue Saint- Antoine, elle avait vu surgir les tours noires de la Bastille dominant comme une menace le désert de ruines encore orgueilleuses qui avaient été l'hôtel royal Saint- Pol. Son cœur, alors, s'était serré d'angoisse en évoquant son époux, enfoui au creux de ce gigantesque poing de pierre. Et la pensée lui était venue que tout, peut-être, allait recommencer, comme autrefois et au même endroit...

Elle se revoyait, gamine aux nattes trop raides, aux genoux trop gros, égarée au milieu d'émeutiers braillards dans l'une des chambres de ce palais désormais voué au silence, regardant avec des yeux incrédules un boucher souillé de sang arracher des mains d'une princesse en larmes un garçon beau comme un archange, mais voué au gibet. Sa vie était partie de cette minute-là. Parce que ses yeux de treize ans s'étaient posés sur le visage de Michel, tout son univers avait basculé dans la folie...

Et maintenant, pour le frère de cet archange assassiné, pour l'homme qu'elle avait aimé au-delà du possible, elle allait, dans une autre chambre d'une autre demeure, royale et voisine, implorer Arthur de Riche- mont comme, en ce tragique printemps de Paris, celle qui était alors la jeune duchesse de Guyenne avait imploré son propre père, l'implacable Jean sans Peur, de laisser vivre Michel de Montsalvy. Et la duchesse avait prié en vain... Catherine aurait-elle plus de chance ? Le précédent n'était guère encourageant...

En franchissant le seuil, blasonné d'un porc-épic couronné taillé dans la pierre, la jeune femme ne put retenir un frisson que perçut son compagnon. Il la regarda, inquiet :

— Avez-vous froid ? Vous tremblez, il me semble...

— Non, Monseigneur. Je n'ai pas froid. J'ai peur.

Vous ? Avoir peur ? Il fut un temps, Catherine, où vous ne craigniez ni la torture, ni même le gibet... vous y marchiez bien fièrement quand la Pucelle vous a sauvée...

— Parce que tout cela ne menaçait que moi. Mais je n'ai aucun courage quand il s'agit de qui j'aime. Et j'aime monseigneur Arnaud plus que moi-même, vous le savez bien.

— Je sais, approuva-t-il gravement. Et je sais aussi que cet amour est capable des plus difficiles exploits. Pourtant, rassurez-vous : ici, vous n'affronterez aucun ennemi, mais un prince qui vous veut du bien.

— C'est bien pour cela que j'ai si peur. Je craindrais moins le pire de mes ennemis qu'un ami offensé. Et puis, je n'aime pas cette maison : elle porte malheur.

Décontenancé par cette affirmation inattendue, le Bâtard ouvrit de grands yeux :

— Malheur ? Vous me la baillez belle ! Qu'entendez-vous par là ?

— Rien d'autre que ce que je dis. Je suis née tout près d'ici, monseigneur, et je sais que tous les propriétaires de cet hôtel sont morts tragiquement.

— Ah bah !

— Vous l'ignoriez ? Souvenez-vous : depuis Hughes Aubriot, qui le fit construire et qui mourut à Montfaucon, il y eut Jean de Montaigu, traîné sur la claie et pendu, Pierre de Giac, l'homme qui vendit sa main au Diable et que le Connétable fit coudre dans un sac et jeter à l'Auron après lui avoir tranché le poing, votre propre père, le duc Louis d'Orléans, qui lui donna son porc-épic, assassiné, le prince de Bavière, dont la mort fut suspecte, le duc Jean de Bourgogne, assassiné...

— Ciel ! Ne dites pas de telles choses ! Souvenez- vous que Richemont est breton, donc superstitieux. Et puis, cela ne menace que lui et vous n'êtes pas, que je sache, propriétaire de cette maison.

Non. Mais tant de drames laissent des traces... une atmosphère. Ce n'est pas ici la maison de la clémence. Le Bâtard tira son mouchoir et s'essuya le front en soupirant :

— Eh bien, ma chère, vous pouvez vous vanter de vous entendre comme personne à relever les courages. Je cherchais à vous réconforter et c'est vous qui me venez troubler avec des histoires de revenants... Ah ! Messire du Pan !

Le maître d'hôtel du Connétable s'approchait, en effet, au moment où Catherine et son compagnon allaient commencer à gravir l'escalier menant à la salle d'honneur. Dunois l'accueillit avec un visible soulagement.

— Voulez-vous, messire, nous annoncer, Madame et moi ? On dirait qu'il y a là-haut grande assemblée.

Des voix nombreuses se faisaient entendre et l'étage bourdonnait comme une ruche en été. Mais le maître d'hôtel s'inclinait en souriant :

— Trop grande assemblée, justement. Les ordres de Monseigneur sont que je conduise Madame au jardin où il s'est retiré avec ceux de son Conseil.

Catherine retint un soupir de soulagement. Elle avait craint que Richemont ne la contraignît à une explication publique, une espèce de lit de justice où, à cause de la grande foule, elle eût peut-être entendu sa condamnation sans réussir à s'expliquer.

Les bruits qui emplissaient l'hôtel le lui avaient fait redouter dès l'entrée. Aussi sourit-elle au sire du Pan qui, courtoisement, s'apprêtait à lui montrer le chemin. Mais les choses faillirent tourner mal quand il voulut séparer Catherine de son escorte et interdire l'entrée du jardin aux seigneurs arvernes.

— Monseigneur le Connétable souhaite entendre la comtesse de Montsalvy en petit comité, messires. Il a dit qu'il désirait que cette malheureuse affaire gardât, autant que faire se pourrait, les nuances d'une affaire de famille, à cause des liens étroits qui l'attachent à la maison de Montsalvy.

Amaury de Roquemaurel sortit du rang, fit un pas qui l'amena à dominer le maître d'hôtel de toute la tête.

— Nous sommes les frères d'armes d'Arnaud de Montsalvy, donc nous sommes la famille, sire maître d'hôtel. Aussi entrerons-nous !... que cela vous plaise ou non ! Justement, nous n'aimons guère la façon dont, à la Cour, se traitent les affaires de famille : Dame Catherine et nous ne formons qu'un seul cœur et elle peut avoir besoin de nous.

— Laissez-les entrer, du Pan ! intervint Dunois. Ils se tiendront au fond du verger et n'approcheront que si le besoin s'en fait sentir. Je le prends sur moi...

— Dans ce cas, je m'incline. Veuillez donc me suivre.

Le soleil inondait le jardin qui descendait en pente douce jusqu'à la Seine. C'était un endroit frais et charmant, un grand verger où, sous de vieux cerisiers que le printemps tardif couvrait de fleurs blanches, de grands tapis d'herbe nouvelle s'émaillaient de violettes, de primevères et d'anémones. Quelques bosquets de lilas bleu ménageaient, autour de longs bancs de pierre verdie, des retraites d'ombre douce entre les branches desquelles on pouvait voir briller l'eau paresseuse du fleuve.

Richemont attendait Catherine dans l'un de ses bosquets. Vêtu de velours gris foncé, sans aucun ornement, il se tenait assis sur le banc et causait avec quelques gentilshommes qui l'entouraient.

Outre Tristan l'Hermite qui, un peu à l'écart, contemplait avec une attention soutenue les évolutions d'un merle sautillant, il y avait là le chef bourguignon, Jean de Villiers de l'Isle Adam, et le nouveau Prévôt de Paris, messire Philippe de Ternant, l'autre maître de la ville, Michel de Lallier et l'un des plus fameux capitaines bretons, Jean de Rostrenen.

Tandis que les gens d'Auvergne demeuraient docilement à l'entrée du verger, Catherine, toujours guidée par Jean d'Orléans, s'avança vers le Connétable et, comme s'il eût été le Roi lui-même, plia le genou devant lui.

A son approche, la conversation avait cessé. Et, bien qu'elle gardât la tête modestement baissée, la jeune femme eut conscience des regards fixés sur elle. Il y eut un instant de silence, vite peuplé par le trille joyeux et parfaitement incongru à un moment si solennel d'un oiseau sur une branche. Puis, ce fut la voix rauque et maussade du Connétable :

— Vous voici donc, Madame de Montsalvy ? Je ne vous attendais guère et, pour être tout à fait franc, votre visite ne me cause aucun plaisir. J'ajouterai que c'est bien la première fois.

Le préambule n'avait rien d'encourageant. Pourtant Richemont s'était levé, courtoisement, pour accueillir sa visiteuse et lui désignait une place auprès de lui sur le banc.

Mais Catherine négligea l'invitation tout en s'efforçant d'affermir son courage. Le ton du Connétable lui annonçait que la bataille serait rude. Il ne s'agissait pas d'une conversation mondaine. Aussi, mieux valait combattre face à face et à visage découvert.

S'autorisant de sa double qualité de femme et de grande dame, elle riposta aussi durement :

— Je n'ai, moi non plus, aucune joie à vous la rendre, Monseigneur ! Je ne m'attendais pas à être obligée, à peine débarquée à Paris, de venir implorer votre clémence, alors que j'entendais me plaindre amèrement du tort que l'on me fait. Mais, arrivée ici en plaignante, je me suis trouvée transformée comme par magie en accusée.

— Vous n'êtes accusée de rien.

— Quiconque accuse mon seigneur Arnaud m'accuse.

— Eh bien, disons que vous êtes accusée de vouloir m'arracher une grâce que je n'ai nulle envie d'accorder. Quant à vous plaindre... puis-je savoir de quoi ?

Ne faites pas semblant de l'ignorer, Monseigneur. Je vois là messire l'Hermite qui n'a pas dû oublier de mentionner les circonstances de ma venue. Mais si vous tenez à me l'entendre dire, je me plains du mal que l'on fait aux miens, à ma terre, à ma ville, à mes gens et à moi-même ! Je me plains de ce que, profitant de l'absence de mon époux et de ses meilleurs chevaliers, Bérault d'Apchier et ses fils, au mépris de tout droit, sont venus assiéger Montsalvy qui, peut-être, à cette heure, est tombée et crie sa douleur vers le Ciel ! Je me plains de n'avoir pu obtenir secours ni des consuls d'Aurillac, ni de l'évêque, parce qu'ils craignent une attaque de Villa-Andrado, actuellement à Saint-Pourçain, ni de votre bailli des Montagnes, qui préfère faire pèlerinage en compagnie de son épouse, au lieu de veiller, comme son devoir le lui commande ! Je me plains enfin de voir jeter en injuste prison le maître de cette terre mise à mal et son défenseur naturel, sans lequel moi et les miens sommes voués sans retour à la perdition et au malheur !

La voix de Catherine, enflée par la colère, sonnait haut et le jardin n'était pas si grand. A peine la nouvelle du péril couru par la cité de Montsalvy eut-elle frappé les oreilles des Roquemaurel et de leurs compagnons, qu'ils abandonnèrent instantanément cette belle retenue qui leur était si peu habituelle.

Ce fut une ruée. En un instant, le verger s'emplit de bruit et de fureur, tandis que Catherine et le Bâtard, demeuré auprès d'elle comme pour affirmer qu'elle se trouvait sous sa protection, se voyaient entourés d'une horde qui soufflait le feu par les naseaux.

Jean d'Orléans fit de son mieux pour les contenir, mais les chefs auvergnats n'étaient pas disposés à s'en laisser imposer plus longtemps.

— On attaque Montsalvy, vous le savez depuis hier, Monseigneur, et nous, qui sommes les fils de cette terre, nous l'ignorions encore ! protesta Renaud de Roquemaurel. Que faisons-nous ici, à ergoter autour de la mort méritée d'un vilain, quand des centaines d'hommes, femmes et enfants sont en péril ? Et que sert d'arracher Paris aux Anglais si vous laissez des pillards ravager le reste du royaume ?

Rendez-nous Montsalvy, sire Connétable ! Rendez-nous notre chef et laissez-nous partir ! Nous n'avons que trop perdu de temps !

Le Connétable leva la main pour apaiser le tumulte.

Paix, messires ! La chose est moins simple que vous ne l'imaginez !

C'est avec douleur et colère, croyez-le bien, que j'ai appris ce qui se passe en Haute Auvergne et, dès que ce sera possible, j'enverrai des secours...

— Dès que ce sera possible ? protesta Fabrefort. Autrement dit quand tous les gens de cœur auront trouvé la mort entre les murs de Montsalvy et que Bérault d'Achpier aura eu tout le temps de s'y fortifier ! En outre, avez-vous entendu ce qu'a dit Dame Catherine ?

Le Castillan est à Saint-Pourçain, et les gens d'Aurillac craignent sa venue. Que nous importe Paris si, au retour, nous devons retrouver nos castels occupés, nos villages incendiés et nos femmes violées !

Nous ne resterons pas ici une minute de plus.

— Alors partez ! Je ne vous retiens pas.

— Nous allons le faire, riposta Roquemaurel, mais pas seuls !

Nous voulons Arnaud de Montsalvy et s'il faut, par la force, l'arracher de votre Bastille, nous y allons de ce pas ! Il vous faudra en découdre contre vos propres troupes, Sire Connétable !

— Vous ne voyez que votre intérêt ! cria Richemont. Vous oubliez que, dans une ville fraîchement conquise, la justice doit être plus ferme et plus intransigeante que partout ailleurs. Mes ordres étaient formels et les sanctions éventuelles bien définies ! Le sire de Montsalvy le savait et, cependant, il n'en a tenu aucun compte...

— Le moyen de rester les bras croisés quand passe devant vous l'assassin de votre frère, fit Dunois. Tous, nous en aurions fait autant !

— Ne dites pas cela, sire Bâtard, répondit Riche- mont. Nul mieux que vous ne sait respecter les ordres. Comment les gens de Paris pourront-ils avoir confiance en moi si je ne montre que je suis seul maître et responsable au nom du Roi ? Si, à la première désobéissance grave, je passe l'éponge ? Avez-vous oublié que j'ai donné ma parole ?

— Votre parole ne vaut pas la tête d'Arnaud de Montsalvy, lança Catherine, farouche.

Puis, comme Richemont pâlissait et reculait comme si elle l'avait frappé, elle se jeta à genoux.

— Pardonnez-moi ! s'écria-t-elle, et ne me tenez pas rigueur d'une parole qui a dépassé ma pensée ! Je suis comme folle depuis que je sais le danger couru par mon époux... et pour quelle raison !

— Un prisonnier a été tué, répondit le Breton, obstiné, alors que je lui avais garanti la vie sauve. Croyez- vous que je n'avais pas bonne envie de pendre haut et court ce gros porc visqueux de Cauchon dont l'acharnement imbécile a voué la Pucelle à la mort ? Pourtant, je me suis retenu !

— Saviez-vous qu'il était dans la Bastille ?

— N...on ! Je l'ignorais, au début des négociations, mais l'eussé-je su que cela n'aurait rien changé à l'affaire : je devais les laisser partir tous ou aucun ! Relevez-vous, Dame Catherine, il me déplaît de vous voir ainsi à mes pieds.

— C'est la place qui convient à quiconque implore, il faut m'y laisser, Monseigneur ! D'ailleurs, je ne me relèverai que vous ne m'ayez accordé ce que je demande. Tout ce que vous m'avez dit, je le savais déjà. Je savais combien était grave la faute de mon époux, puisqu'il a osé faire fi de votre parole... la parole d'un prince et le plus loyal qui soit !

Un homme qui jusqu'à présent n'avait rien dit s'interposa. C'était le Prévôt des marchands. S'inclinant légèrement devant celle qu'il allait contredire, Michel de Lallier soupira :

— Malheureusement, Madame, le peuple de Paris ne connaît pas encore Monseigneur de Richemont. Le souvenir qu'il garde des Armagnacs, et singulièrement du Connétable d'Armagnac, n'est pas si heureux. Certes, il s'est spontanément rendu à son maître naturel, le roi Charles de France, que Dieu veuille garder en santé, mais comment réagira-t-il si l'homme qui le représente se livre déjà à de tels passe-droits ? C'est à moi, Prévôt des marchands, et à mes échevins que la parole du prince a été donnée. Je n'ai pas le droit de la lui rendre.

— Pourquoi ? Mais pourquoi ? gémit Catherine prête à pleurer.

— Parce que je dois faire droit à la plainte de la veuve Legoix. Les gens de son quartier ont pillé sa maison et l'ont malmenée, mais elle devait partir avec son époux et il ne lui reste rien.

— Eu sera-t-elle plus riche ou plus heureuse si l'on tue le mien ?

— Dame, fit le vieil homme, vous ne pouvez comprendre : vous êtes femme haute et noble pour qui les petites gens sont si peu que rien...

— Guillaume Legoix n'appartenait pas aux petites gens. C'était un grand bourgeois et un homme riche !

— Peut-être, mais ce n'était tout de même qu'un bourgeois, comme moi-même et la plupart de ceux de notre ville. Paris, Madame, est fait surtout de peuple et de bourgeoisie, bien peu de nobles. Les grands seigneurs sont assez loin de nous, tout occupés qu'ils sont de guerre et de tournois. Bien sûr, Guillaume Legoix a tué le frère du seigneur de Montsalvy, mais c'était en temps de guerre, Madame...

Du coup, Catherine se releva et fit face au Prévôt.

— De guerre ? Non, messire, pas de guerre ! Temps de révolte, si vous voulez ! Caboche n'a jamais été chef de guerre que je sache !

Vous jouez là sur les mots. J'aurais dû dire guerre civile et vous ne pouvez pas savoir ce que c'était, car alors on devait vous élever douillettement au fond de quelque noble château où les fureurs de Paris n'arrivaient que fort peu ! Vous ignorez ce qu'il en était, alors, en ce temps où les gens d'ici, las des favoris d'Ysabeau, des mauvais nobles, des exactions, s'étaient soulevés pour la liberté. Et même si je dois vous faire une peine extrême, j'ajouterai que le meurtre, si meurtre il y a eu, du jeune seigneur de Montsalvy n'a soulevé l'indignation de personne. Paris trouvera bon, croyez-moi, que Monseigneur le Connétable fasse tomber la tête d'un noble coupable d'avoir abattu un bourgeois, même serviteur de l'ennemi. Nous l'avons d'ailleurs tous été quelque peu par force ou par choix volontaire, mais nous l'avons été ! Le procès, que Monseigneur n'a que trop retardé jusqu'à présent à cause des événements politiques, doit s'instruire.

Comprenez-vous?

Catherine regarda le vieillard puis, tour à tour, ceux qui l'entouraient. Elle vit Tristan anxieux, le Bâtard déjà désolé, le Connétable durci dans sa position ainsi que l'indiquaient sa bouche serrée et ses sourcils froncés.

Elle vit aussi les Auvergnats frémissants, leurs mains qui hésitaient du côté du pommeau des épées ou des dagues. Elle comprit que, peut-

être, dans un instant il serait trop tard. Tous ces braves gens de ce pays d'Auvergne, qu'elle aimait maintenant plus que son sol natal, étaient prêts au massacre pour arracher leur ami à la mort et faire prévaloir leurs droits de seigneurs.

Si Arnaud était sacrifié aux mânes de Guillaume Legoix, ce serait le sang dans ce jardin et là-bas, en Auvergne, une révolte qui courrait la montagne comme un incendie de forêt. Elle ne pourrait éviter ce drame et sauver Arnaud, tout à la fois, qu'en faisant fi de son orgueil, en s'avouant pour ce qu'elle était.

Le vieux Prévôt ne rendait pas la parole de Richemont à la dame de Montsalvy... mais il la rendrait peut- être à Catherine Legoix.

Du geste, elle imposa silence à ses amis qui hurlaient déjà leur colère et leur réprobation, puis, se tournant vers Michel de Lallier :

— Non, messire, je ne comprends pas ! C'est vous, bien au contraire qui avez quelque chose à comprendre, car il est un fait que vous ignorez. C'est qu'à l'époque dont vous me parlez je n'étais pas, comme vous en donnez l'image lénifiante, « douillettement » élevée en quelque château. J'étais à Paris, messire, au temps terrible de la Caboche, j'étais même sur le Pont-au-Change la nuit où Guillaume Legoix a massacré Michel de Montsalvy et son sang a éclaboussé ma robe d'enfant...

— Mais enfin, c'est impossible !...

Impossible ? Tous ceux de mes amis qui, ici, me connaissent savent qu'Arnaud de Montsalvy a épousé en moi la veuve de Garin de Brazey, Grand Argentier de Bourgogne, mais ceux de Bourgogne savent que Garin de Brazey avait épousé, par ordre du duc Philippe, la nièce d'un notable dijonnais qui n'était qu'un simple bourgeois. N'est-ce pas, messire de Ternant, que vous le savez ?

Ainsi directement interpellé, le seigneur bourguignon abandonna un moment son attitude impassible pour considérer la jeune femme.

— Je l'ai, en effet, entendu dire. Le duc Philippe, mon maître, fort épris de cette jeune fille... chose que chacun peut comprendre aisément en vous regardant, Madame, avait contraint, disait-on, le Grand Argentier à épouser la nièce d'un... drapier, je crois ?

— Votre mémoire est fidèle, messire. Mon oncle, Mathieu Gautherin, tient, en effet, encore à ce jour, commerce de draps dans la rue du Griffon à l'enseigne du Grand Saint-Bonaventure. Il nous avait recueillies, ma mère, ma sœur et moi, quand nous avions dit fuir Paris, chassées par les fureurs de Caboche. Car je ne viens pas d'un château aussi noble que perdu au fond des campagnes, messire de Lallier : je suis née à Paris, sur le Pont-au-Change et il vous souvient peut-être de mon père, l'orfèvre Gaucher Legoix qui vous faisait de si belles aiguières...

Un même tressaillement fit frémir le vieux Prévôt et le Connétable.

— Legoix ? fit ce dernier, qu'est-ce à dire ?

— C'est-à-dire qu'avant de m'appeler Catherine de Brazey, fit la jeune femme, puis ensuite Catherine de Montsalvy, je me suis appelée Catherine Legoix, tout uniment, Monseigneur, et que je suis cousine de l'homme que vous voulez venger. Sa cousine et sa victime, car je vous aurais moi-même demandé sa tête si mon époux ne l'avait tué.

— Pour quelle raison ? Les Montsalvy, je gage, n'étaient rien, alors, pour la famille d'un orfèvre, sinon peut-être... des clients ?

La nuance dédaigneuse n'échappa pas à Catherine qui n'osa pas regarder Tristan, dont elle se rappelait la mise en garde concernant les dangers qu'il y avait à révéler son origine. Mais elle n'était pas femme à rougir de sa parenté et, ayant révélé sa roture, elle entendait la proclamer et en faire l'ultime défense de son noble époux.

Aussi n'y avait-il pas la moindre trace d'humiliation dans ses grands yeux couleur de violette quand elle les posa sur Richemont, mais, au contraire, une sorte de fierté hautaine dont il eut conscience.

— Non, ce n'étaient pas des clients ! Ils nous étaient même tout à fait inconnus et ce n'est pas pour le meurtre de Michel de Montsalvy que je vous aurais demandé le gibet pour Legoix : c'est pour avoir pendu mon père, son cousin, à l'enseigne de sa boutique et pour avoir incendié notre maison ensuite. En effet, Michel, meurtri et traîné à l'abattoir, avait pu s'échapper et trouver refuge en notre demeure où je l'avais caché. La trahison d'une servante l'a livré. Et, malgré mes larmes et mes supplications, j'ai vu, de mes yeux vu - et je n'avais que treize ans -, Guillaume Legoix lever son tranchoir de boucher pour abattre un garçon de dix-sept ans qui n'avait pas d'armes et qu'une foule massacrait...

Encouragée par le murmure d'horreur et de réprobation soulevé par ses paroles, elle cessa tout à coup de s'adresser à Michel de Lallier, pour se tourner, brusquement agressive, vers le Connétable :

— Ce jour-là, Monseigneur, dans l'hôtel Saint-Pol envahi par la populace, j'ai vu celle qui est aujourd'hui votre épouse, mais qui était alors Madame la duchesse de Guyenne, je l'ai vue, en larmes, supplier à genoux son père et cette populace d'épargner un adolescent qui était son page et qu'elle aimait particulièrement !

» Le page que moi, fillette sans force et sans protection, j'ai failli sauver ! Si elle était ici, Madame de Richemont serait la première à vous demander la grâce du frère de son serviteur massacré et à vous prier, avec tout son amour, d'adoucir votre rigueur.

Le regard bleu du prince breton vacilla, échappa à celui de Catherine.

— Ma femme... murmura-t-il.

— Mais oui, votre femme ! Avez-vous donc oublié le duel d'Arras où, sous les armes royales de France, Arnaud de Montsalvy affronta le jugement de Dieu pour l'honneur de son prince ? La duchesse de Guyenne que l'on venait de vous fiancer, après vous en avoir demandé permission, n'a-t-elle pas attaché elle-même ses couleurs à la lance de mon époux ? Souvenez-vous, Monseigneur ! Son amitié pour ceux de notre maison est plus ancienne que la vôtre !

Richemont secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.

— Plus ancienne ? De bien peu car c'est à Azincourt que j'ai rencontré Montsalvy pour la première fois et l'ai vu combattre.

Une lutte, visiblement, se livrait en Richemont à l'évocation de ces souvenirs et ce combat, au fond, Catherine sentait qu'il souhaitait le perdre mais qu'il n'avait plus le pouvoir de trancher le débat au point où il en était venu. Ce pouvoir, celui de décider, il appartenait tout entier à ce beau vieillard en robe de velours grenat qui la regardait d'un air songeur.

Elle tourna vers lui son appel et ses supplications :

— Sire Prévôt, pria-t-elle, moi, Catherine Legoix, je vous demande justice de Guillaume Legoix, assassin de mon père et assassin de son hôte, dont le crime si longtemps a pesé sur ma vie et dont j'ai failli mourir jadis ! Et, puisque justice est déjà faite, je vous demande humblement grâce pour l'homme qui en fut l'instrument, délibérément sans doute, mais aveuglé par tant d'années de haine...

Il y eut un profond silence. Chacun retenait son souffle, conscient de la gravité de l'instant... et peut-être aussi de l'émouvante beauté de cette femme aux yeux brillants de larmes, dont les mains fragiles et blanches se tendaient en un joli geste d'imploration vers le vieux Prévôt des marchands.

Lui, d'ailleurs, la regardait aussi avec, au fond de ses yeux usés de vieil homme, quelque chose qui ressemblait à de la fierté, nuancée de tendresse.

— Ainsi, dit-il doucement, vous êtes la petite Catherine que j'ai vue jouer avec ses poupées dans le magasin de ce bon Gaucher, au temps jadis ? Pardonnez-moi d'avoir ignoré sa mort cruelle. Je n'étais pas à Paris durant ces sombres jours et je n'ai rien su des circonstances de sa mort. Il y en a eu tellement, des morts, et de toutes sortes, depuis ce temps-là...

— Alors, messire... par pitié... n'en demandez pas un de plus !

Les seigneurs de Bourgogne, eux aussi, contemplaient la jeune femme. Ils semblaient fascinés et ce fut sans la quitter de ses yeux agrandis que Villiers de l'Isle Adam murmura, comme machinalement :

— Il faut faire grâce, Sire Connétable ! Je le demande ici hautement au nom de mon maître le duc Philippe de Bourgogne qui, s'il était parmi nous, l'aurait déjà réclamée au nom de la justice... et de la chevalerie.

Le visage de pierre de Richemont parut s'animer d'une curiosité qui ne comprenait pas bien :

— La chevalerie, dites-vous ?

— Mais oui !

Avec un mince sourire et sans cesser de fixer la tête de Catherine, Villiers de l'Isle Adam prit entre ses doigts le lourd collier de la Toison d'Or qui ornait son sévère pourpoint noir et en fit jouer le bélier héraldique.

— Personne n'ignore, à la Cour de Bourgogne, quels regrets.... de quelle royale chevelure dorée ont inspiré au duc Philippe la fondation d'un ordre que nous, ses féaux, sommes glorieux de porter parce qu'il est le plus noble qui soit. Voilà pourquoi je demande grâce au nom de la chevalerie... et aussi parce que j'estime le bon droit du côté de la dame de Montsalvy.

Sourcils froncés, Richemont réfléchissait. Catherine s'efforçait d'apaiser les palpitations désordonnées de son cœur qui battait la chamade, et retenait son souffle. Ses doigts serraient à les faire blanchir ceux du Bâtard qui, sentant son besoin d'un appui, avait repris sa main dans la sienne. Ce fut à lui, d'ailleurs, que Richemont, à brûle-pourpoint, s'adressa :

— Votre conseil, sire Bâtard ?

Dunois, hardiment, lui décocha un large sourire en plein visage.

— La grâce, voyons ! Je ne suis venu que pour cela !

— Le vôtre, Ternant ?

Le Prévôt de Paris haussa les épaules :

— La grâce, naturellement, sire Connétable !

— Et toi, Rostrenen ?

— La grâce, Monseigneur ! C'est justice ! affirma le capitaine breton.

Richemont ne fit même pas mine de demander l'avis des chevaliers d'Auvergne, mais ceux-ci n'entendaient pas se laisser oublier. Leur clameur éclata en faux-bourdon vaguement menaçant, reprenant le mot déjà par trois fois répété :

— La grâce ! La grâce !

— Allons délivrer Montsalvy, tonna Renaud de Roquemaurel, et partons ! On nous attend chez nous !

Selon le géant blond, la cause était entendue et il n'y avait plus qu'à courir jusqu'à la Bastille pour en extraire le prisonnier.

Mais Richemont ne l'entendait pas de cette oreille.

— Un instant, sire chevalier ! Tout n'est pas dit encore. Maître Michel de Lallier n'a pas rendu son verdict et vous savez que la sentence dépend de lui et de lui seul, quel que soit notre avis à tous !

Allons, sire Prévôt, ajouta-t-il vivement, voyant l'œil menaçant dont les Roquemaurel couvaient le vieillard, que décidez- vous ? Le capitaine de Montsalvy doit-il vivre ou doit-il mourir ?

— Vivre, Monseigneur, avec votre permission. Je ne reconnais à personne, en de telles circonstances, le droit de le condamner. Mais j'aimerais tout de même qu'il sache que ce n'est pas à sa qualité seigneuriale, ni même au côté respectable de sa vengeance qu'il doit votre clémence et la mienne... mais bien à l'ombre suppliciée d'un brave homme d'orfèvre que, peut-être vivant, il ne regarderait même pas et rougirait d'appeler son beau- père !

— Il le saura, promit Richemont. Je vous le promets...

— Dans ce cas, je vais vous demander permission de me retirer car il me faut, maintenant, gagner la Maison aux piliers pour y rendre compte de ma décision à nos échevins. Je suis certain qu'ils l'approuveront pleinement.

— Pensez-vous que le peuple fera de même ?

Le vieil homme haussa légèrement les épaules avec une moue pleine de bonhomie.

— Je haranguerai le peuple dès ce soir et lui dirai que je vous ai moi-même proposé de vous délier de votre parole, Monseigneur, et demandé la grâce du coupable.

— Direz-vous la raison de cette grâce ? demanda Catherine presque timidement.

— Naturellement, Madame ! Le peuple, au nom duquel j'agis, doit comprendre. Il admettra fort bien que la vie de l'un des siens ait payé pour la vie d'un autre des siens, alors que dans l'état de surexcitation où il se trouve encore, il ne l'aurait peut-être pas accepté pour celle d'un jeune seigneur. Maintenant, avant de vous quitter et si vous m'y autorisez, je voudrais dire, Madame, que je suis heureux de vous avoir connue... et fier aussi d'avoir vu qu'une fillette de Paris pouvait devenir si haute et belle dame. Voulez-vous me donner la main ?

Spontanément, Catherine offrit sa joue et embrassa chaleureusement le vieillard.

— Merci, seigneur Prévôt ! Merci de tout mon cœur ! Je ne vous oublierai pas et je prierai Dieu pour vous.

Tandis que Michel de Lallier s'éloignait sous les ombrages du jardin, escorté des Auvergnats, de Jean de Rostrenen et des deux seigneurs bourguignons qui avaient salué Catherine aussi gravement et respectueusement que si elle avait encore régné sur le cœur du Grand-duc d'Occident, Richemont détacha doucement Catherine de la main du Bâtard et l'attira auprès de lui sur le banc de pierre.

— Venez vous asseoir auprès de moi maintenant que vous avez vaincu, ma belle guerrière, et laissez-moi vous regarder à mon aise !

Dieu que vous êtes belle, Catherine ! Plus éclatante que les genêts de ma Bretagne quand le soleil les caresse et qu'ils illuminent toute la lande ! En vérité, si je n'aimais si fort ma douce épouse, je crois bien que je serais devenu amoureux de vous !

Il lui souriait franchement, avec une lueur joyeuse au fond de ses yeux bleus, toute colère et toute rancune envolée, sincèrement heureux de pouvoir se laisser aller de nouveau à l'amitié retrouvée.

Mais Catherine avait encore sur le cœur la « clientèle » des Montsalvy et elle tenait à en tirer une petite vengeance.

— Eh quoi, Monseigneur ? Vous faites asseoir auprès de vous la fille d'un orfèvre... dont peut-être les vôtres furent jadis clients, eux aussi ?

Il éclata de rire.

— Touché ! Je l'ai mérité ! Pardonnez-moi, Catherine, cette affaire m'irritait comme une piqûre de moustique ! Vous savez bien que vous êtes de celles, très rares je l'avoue, chez qui la naissance importe peu.

Vous étiez digne de naître sur les marches d'un trône et, en vous élevant au rang où l'on vous voit aujourd'hui, le Destin ne vous a rendu que petitement justice ! Parlez- moi de vous, maintenant, de ma filleule Isabelle et de votre beau pays au secours duquel je vais envoyer, de crainte que votre sauvage escorte soit insuffisante à le libérer...

— J'irai, si vous voulez ! proposa Dunois. Montsalvy et moi aurons vite remis à la raison une bande de seigneurs pillards !

— Il n'en est pas question ! J'ai besoin de vous, sire Bâtard ! Ne m'enlevez pas tout mon monde ! Et puis, le sang d'Orléans pour corriger une poignée de routiers crasseux, ce serait trop. Je réglerai cela tout à l'heure, dès que le sire de Montsalvy nous aura rejoints.

— Il va venir ? s'écria Catherine soudain rose d'une joie qui fit sourire le prince breton.

— Naturellement, il va venir ! Rostrenen est allé le chercher et la Bastille n'est pas si loin ! Pensiez-vous, pauvrette, que j'aurais eu le cœur de vous retenir ici, à m'écouter vous conter fleurette quand je sais que vous tremblez d'impatience de « le » revoir ? Mais je veux m'accorder la joie de vous réunir. J'ai bien le droit, il me semble, à une récompense !...

— À toutes les récompenses, Monseigneur, et à toute notre gratitude ! Grâce à vous, j'aurai enfin retrouvé la paix, le bonheur, la quiétude de l'âme et du cœur...

— Mais vous ne les retrouverez vraiment que lorsque votre époux apparaîtra ! fit le Connétable en constatant que Catherine fouillait déjà des yeux les profondeurs du jardin, guettant l'apparition d'une grande silhouette familière.

Elle lui sourit, un peu confuse.

— C'est vrai ! J'ai hâte de le voir.

— Prenez patience ! Il sera là dans un instant.

Un instant plus tard, en effet, Rostrenen reparaissait mais seul et donnant de tels signes d'agitation que, tandis qu'il traversait le verger en courant, Catherine se leva machinalement, saisie d'un funeste pressentiment.

Non moins machinalement, Richemont l'imita, étonné de la voir tout à coup si pâle.

— Eh bien, Montsalvy ? jeta-t-il avec irritation.

— Enfui... Évadé ! jeta Rostrenen hors d'haleine d'avoir couru depuis la Bastille. Un moine inconnu l'a aidé... et ils ont tué cinq hommes !

Le jardin fleuri, le gai soleil printanier s'engloutirent pour Catherine dans le flot sombre du désespoir. La douleur qu'elle éprouva fut presque physique et lui coupa le souffle. Elle ferma les yeux, souhaitant éperdument mourir dans la minute suivante, mais le Ciel ne lui accorda même pas la miséricorde d'un évanouissement. Il lui fallait subir jusqu'au bout...

CHAPITRE VIII "Chazay à la rescousse!"

Enfermée dans sa chambre d'auberge et la tête enfouie dans ses bras repliés, Catherine pleurait depuis une grande heure, sans bien savoir si elle existait encore. Le coup qu'elle avait reçu dans le jardin de l'hôtel du Porc-épic, suivant de si près un merveilleux sentiment de délivrance, l'avait assommée et, depuis que Tristan l'Hermite l'avait ramenée précipitamment à l'Aigle en lui enjoignant de ne pas bouger et d'attendre les nouvelles qu'il lui rapporterait, elle se sentait comme morte, sans réactions, sans plus de perception aux choses extérieures, sans plus rien de vivant en elle qu'une petite pensée tenace et lancinante, cruelle comme une aiguille fouillant une blessure : « Tout est perdu... tout est perdu !... »

Ces mots dansaient dans sa tête un épuisant ballet, croisant et décroisant leurs spirales jusqu'à perdre à peu près toute signification.

Mais elle trouvait, à les ressasser, une espèce d'amer plaisir.

Comme un animal blessé qui cherche seulement le refuge de sa tanière, elle avait refusé l'invitation du Bâtard qui, ému de sa détresse, lui offrait l'hospitalité du palais des Tournelles afin qu'elle se sentît moins seule.

Mais ne fallait-il pas qu'elle reprît l'habitude d'être seule ? Après sa folle évasion qui avait coûté plusieurs vies humaines, Arnaud ne serait plus qu'un proscrit, mis au ban de la noblesse et pourchassé autant qu'il serait possible dans un royaume encore ravagé par la guerre et l'anarchie.

Qu'allait-il advenir, alors, de sa femme, de ses enfants si, pour punir le coupable, Richemont obtenait du Roi qu'on leur ôtât leur seigneurie pour l'offrir à un autre, ou, simplement, qu'on oubliât de la reprendre aux Apchier ? Où iraient-ils chercher refuge quand les armes du loup du Gévaudan leur interdiraient l'accès de Montsalvy ?

Au fond de son chagrin, Catherine croyait entendre encore la voix du Connétable, si affectueuse l'instant précédent et redevenue tout à coup si froide, si lourde de menaces :

— L'imbécile ! Quelle folie a pu le pousser à créer ainsi l'irréparable ? Des hommes sont morts, des hommes qui étaient nôtres.

Même si je le voulais, je ne pourrais plus rien, maintenant, que faire donner la chasse à cet insensé et le ramener mort ou vif.

Mort ou vif ! Les mots terribles avaient frappé comme des glaives, si durement que Catherine, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir, n'avait pu trouver ni une parole, ni même une pensée excusant Arnaud si peu que ce soit.

Et, sans Dunois, sans Tristan, elle fût peut-être morte en ce jardin, simplement parce qu'elle n'avait même plus le courage de respirer encore.

Mais les deux hommes l'avaient soutenue, ramenée doucement chez elle, confiée à Maîtresse Renaudot qui l'avait aidée à gagner sa chambre et voulait la déshabiller et la coucher.

Mais Catherine ne voulait plus rien, ni personne. Elle voulait être seule, seule avec cette espèce de malédiction qui pesait sur sa vie et qui, depuis toujours, interposait la guerre et la violence des hommes chaque fois qu'elle pensait avoir enfin atteint le bonheur.

Une main lui releva doucement la tête, tandis qu'une fumée chaude et odorante atteignait ses narines.

— Buvez cela, pauvre dame ! fit la voix amicale de l'hôtesse, cela vous fera du bien.

Catherine voulut refuser, mais elle n'avait plus de force et, déjà, le hanap était contre ses lèvres et le goût du vin chaud, bien sucré et additionné de cannelle, coulait sur sa langue. Elle n'y résista pas, prit le récipient à deux mains et sans même ouvrir les yeux se mit à boire à petits coups prudents, car le liquide était brûlant.

— Doux Jésus ! gémit Dame Renaudot en face du visage ravagé que la jeune femme venait de découvrir, si c'est permis de se mettre dans des états pareils !...

Avec sa discrétion naturelle de brave femme habituée à des clients de toute sorte, elle ne posait pas de questions mais s'affairait avec une légèreté étonnante pour le volume de sa personne, cherchant de l'eau fraîche, du linge fin et en bassinant avec une espèce de tendresse la figure gonflée de sa cliente.

Les yeux clos, Catherine se laissait faire maintenant et continuait à absorber son vin en imaginant que c'était Sara qui lui prodiguait ainsi les soins maternels dont elle avait tellement besoin.

Jamais elle n'avait éprouvé cette effrayante impression d'abandon.

Tout s'était englouti d'un seul coup. Elle était seule au creux d'un univers hostile qui ne lui offrait plus ni refuge ni rémission. 11 n'y avait plus de vrai que cette flamme odorante qui coulait dans sa gorge, chaude et amicale, réveillant jusqu'aux entrailles son corps transi.

Quand elle eut vidé le hanap, elle entrouvrit les yeux, considéra maîtresse Renaudot d'un air navré et réclama :

— Encore !

— Encore ? s'étonna la bonne dame. Vous n'avez pas peur que ce soit trop ? La tête tourne vite avec ce vin-là.

— C'est justement ce que je désire : qu'elle tourne... et le plus vite possible... pour que j'en arrive à ne plus savoir du tout qui je suis !...

— Vous ne voulez plus savoir qui vous êtes ? Pourquoi ?... Est-ce que cela vous pèse tellement ?

— Beaucoup ! approuva Catherine gravement. Moi, j'ai eu trois noms ! Quand on n'en a plus du tout, on doit se sentir beaucoup mieux... Allez me chercher de ce vin ! Il est très bon !

La rasade qu'elle avait avalée faisait éclater dans son estomac vide une espèce de feu d'artifice qui lui procurait une ivresse légère.

Tandis que son hôtesse disparaissait à regret pour chercher ce qu'elle lui avait demandé, elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda autour d'elle. Une sorte de brouillard devait être entré dans la chambre, estompant les murs blanchis à la chaux, la grosse charpente brune et noueuse, les petits carreaux verdâtres de la fenêtre et le lit habillé de rouge vif qui, dans son coin, avait l'air d'une énorme fraise mûre, rassurante et douillette.

Catherine eut envie, tout à coup, de s'y blottir, de s'enfoncer dans les profondeurs moelleuses de ses couettes. Le lit c'était encore ce qu'on avait trouvé de mieux sur la terre pour qui souffrait dans son corps ou dans son cœur. On pouvait, tout à loisir, y suer de fièvre ou y gémir de douleur, y délirer de joie ou de maladie, y oublier dans le sommeil le monde, la guerre, l'injustice et la folie des hommes, y mettre au monde les enfants préparés dans son ombre protectrice, y faire l'amour...

Parvenue à ce stade de la songerie nuageuse que lui valaient sa lassitude et le vin conjugués, Catherine éclata de nouveau en sanglots convulsifs et alla s'enfouir dans les courtepointes qui la tentaient si fort pour y pleurer tout à son aise.

L'amour !... pour elle, s'écrivait Arnaud ! Cela commençait par la même majuscule... mais cela s'achevait tellement plus mal. Et pourquoi donc fallait-il qu'il n'y eût au monde que cet homme égoïste, violent et jaloux pour incarner l'amour aux yeux de Catherine ? Elle avait tant souffert de lui, déjà ! De sa haine et de son mépris quand il ne voyait en elle, justement, que l'une de ces Legoix qu'il haïssait ; de son orgueil allant jusqu'à la plus cruelle abnégation quand, se croyant atteint de la lèpre, il lui avait refusé le bonheur de se confondre avec lui dans l'horreur et dans la mort peut- être, mais aussi dans un bonheur terrible et purifié ; de sa sensualité violente quand, à Grenade, elle l'avait retrouvé dans les bras de la dangereuse et trop belle Zobeïda ; de son goût des batailles et du sang versé enfin pour l'assouvissement duquel il l'avait encore quittée après tant de promesses, pour courir les aventures viriles qu'il aimait plus que tout au monde. Et maintenant encore, avait-il pensé à elle, sa femme, qui durant des années l'avait suivi, cherché jusqu'au bout du monde et jusqu'au bout d'elle-même ? Y avait-il pensé, même un instant, quand, au mépris des ordres donnés, il n'avait écouté que sa vengeance ? Y avait-il pensé à la Bastille, durant ces dernières heures quand, au lieu d'attendre un jugement que l'amitié de ses frères d'armes aurait sans doute rendu plus clément, il se vouait lui-même à la proscription et s'enfuyait, sans même peser les conséquences et sans hésiter à laisser derrière lui une trace sanglante ?

Où donc, après Orléans assiégée, après les basses- fosses de Sully, après les pièges fleuris d'Al Hamra, faudrait-il maintenant aller le chercher ? Dans quelque grotte inaccessible au flanc des volcans d'Auvergne, ou sur l'échafaud tendu de drap noir ?

Mais cette minute même où, engloutie dans son désespoir et sa lassitude, Catherine repoussait, avec le peu de forces qui lui restaient, l'idée de poursuivre sa quête éternelle et exténuante, elle savait déjà que, dans un jour, dans une heure ou dans un instant, elle se traînerait hors de ce lit pour repartir en avant, toujours plus loin et toujours plus profond à la poursuite de son mirage familier jusqu'à ce qu'elle s'abatte pour ne plus se relever, parce que, tant qu'il lui resterait un souffle de vie, elle chercherait, elle appellerait le cœur d'Arnaud, les mains d'Arnaud, le corps d'Arnaud et que, pour une seule nuit d'amour, elle était encore prête à jouer sa vie à qui perd gagne !

Quand Tristan l'Hermite revint quelques instants plus tard, il trouva l'hôtesse debout au milieu de la chambre, un pot fumant à la main et contemplant avec stupeur le lit bouleversé, chaos rouge d'où émergeaient ici et là un flot de velours noir ourlé d'hermine, un bout de dentelle blanche et une longue tresse blonde dénouée.

Il tourna vers maîtresse Renaudot un regard interrogateur :

— Que lui apportez-vous là ?

— Du vin chaud à la cannelle ! Je lui en avais apporté un hanap pour la remettre et elle l'a bu tout entier... Mais... elle m'a prié de lui en apporter d'autre et je me demande si cela ne risque pas de la rendre malade.

— Je comprends ! Donnez-moi ça et disparaissez. Ah ! J'oubliais !

Tout à l'heure, les chevaliers d'Auvergne, qui sont déjà venus ce matin, vont revenir. Faites- les attendre un instant et venez me prévenir.

Quand elle eut refermé la porte, Tristan commença par avaler la moitié du hanap en contemplant d'un œil perplexe le lit d'où montaient encore quelques hoquets gémissants.

Puis, jugeant que Catherine avait eu suffisamment le temps de s'étendre sur son malheur et que, dans son cas, la manière forte serait encore la plus efficace, il reposa le pot sur la table, marcha vers le lit, y plongea les bras et en sortit une Catherine dépeignée et doublement rouge, à la fois d'avoir pleuré et de la cochenille de la courtepointe que les larmes avaient fait déteindre sur sa joue. Le large décolleté de sa robe avait glissé et découvrait, jusqu'à la douce ombre de l'aisselle, une épaule dorée et un sein si impertinent que le Prévôt, soudain aussi rouge que la jeune femme, se hâta de le recouvrir. Ce n'était vraiment pas le moment de se laisser induire en tentation par cette diablesse aux yeux violets qui, même échevelée, même barbouillée comme une gamine tombée dans les confitures, trouvait encore le moyen de faire battre le sang beaucoup trop vite.

Cependant, elle le regardait d'un air à la fois malheureux et offensé, puis demandait, tendant vers le hanap une main incertaine :

— Donnez-moi à boire, ami Tristan !

— Vous avez bien assez bu comme ça. Regardez- vous : vous êtes plus qu'à moitié ivre !

— Peut-être !... Et tant mieux ! Il me semble que je suis moins malheureuse. Le vin m'a fait du bien. Grâce à lui on oublie un peu...

Donnez-moi encore du vin, ami Tristan !

— Non !

Puis, comme il voyait s'abaisser les coins de sa bouche, il dit, plus doucement, craignant qu'elle ne se remît à pleurer :

— Que souhaitez-vous si fort oublier, Catherine, et pourquoi ?...

Ce n'est pas tout à fait l'heure, pourtant... Ne savez-vous pas que votre époux a plus que jamais besoin de vous ?

Elle secoua violemment sa tête comme si elle luttait contre la tempête et les longues mèches échappées de ses tresses dansèrent et se tordirent autour d'elle comme des lianes d'or.

Arnaud a toujours besoin de moi, s'écria-t-elle, toujours ! Mais jamais personne ne songe à se demander si moi je n'ai pas besoin d'Arnaud.

Je suis son bien, son repos et sa récréation, la maîtresse de sa maison et sa première vassale, sa maîtresse et sa servante, et tout le monde trouve normal, équitable et juste que j'accomplisse sans faiblir toutes ces tâches. Sans faiblir... et sans avoir jamais envie de jouer un autre rôle, unique, celui de la femme aimée. Pourquoi ne puis-je jamais prendre, mais toujours être prise ? Il m'a emprisonnée, Arnaud, rivée à lui avec son nom, sa terre, ses enfants... ses caresses ! Je suis "sa" femme... au point qu'à certains moments, tels que celui-ci, il m'oublie complètement pour n'écouter que sa folie égoïste ! Que venez-vous alors me dire qu'il est "mon" époux ? Il est celui de la guerre, un point c'est tout...

Subitement, elle s'abattit sur la poitrine de Tristan, glissa ses bras autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds et se serra contre lui.

— C'est un esclavage qu'un tel amour, ami Tristan, et le pire de tous. Il y a des moments où je voudrais tellement, tellement le briser, m'en libérer. Ne voulez- vous pas m'aider ?

L'impassible Flamand se sentit frémir. Il s'était attendu à trouver une femme effondrée, réduite par la douleur à l'état de loque humaine, mais certes pas cette Catherine plus qu'à demi ivre de vin et de colère, exhalant pêle-mêle sa rancune, sa colère et son besoin d'amour dans un désordre vestimentaire qui lui donnait le vertige.

Troublé par le parfum de féminité dont elle l'enveloppait et furieux de sentir sa propre chair s'émouvoir plus que de raison au contact de ce corps trop doux, il essaya de l'écarter de lui, mais elle se cramponna plus farouchement que jamais à son cou...

Au supplice, il chuchota, la voix enrouée :

— Catherine, vous divaguez ! Le temps presse !

— Tans pis ! Je ne veux plus savoir, je ne veux plus lutter... je ne veux plus être un chef de guerre. Je veux être une femme... rien qu'une femme... et je veux qu'on m'aime.

— Catherine, revenez à vous ! Lâchez-moi...

— Non ! Je sais que vous m'aimez... depuis longtemps, et j'en ai assez d'être seule ! J'ai besoin que l'on s'occupe de moi, que l'on vive pour moi, avec moi. Qu'ai-je à faire d'un homme qui ne songe qu'à tuer ou à se faire tuer au nom de la gloire ?

Ce que vous en avez à faire ? Pour le moment, vous avez à essayer de le sauver du pire en vous en sauvant vous-même, à conserver un père à ses enfants et, à vous-même... le seul maître que vous admettrez jamais ! Quant à moi, Catherine, vous vous trompez en essayant de me tenter. Je vous aime, c'est vrai, mais je suis fait du même bois que Montsalvy, je suis comme lui ! Pire peut-être car moi je rêve de puissance ! Revenez à vous et à lui ! Que croyez-vous qu'il penserait s'il pouvait vous voir en ce moment ? Que vous vous comportez en grande dame ?

Elle renversa la tête, lui offrit ses yeux noyés de brume et sa bouche humide, entrouverte sur ses petites dents brillantes.

— Je ne suis pas une grande dame, murmura-t-elle en s'étirant contre lui comme une chatte, je suis une fille du Pont-au-Change...

Une fille toute simple comme tu es un homme tout simple, Tristan !

Nous ne sommes pas nés sur les sommets, nous autres ! Alors, pourquoi ne pas nous aimer un peu ? Peut-être que tu parviendras à me faire oublier mon impitoyable seigneur...

Le souffle court et le cœur battant comme un bourdon de cathédrale, Tristan sentit qu'un instant de plus dans cette intolérable situation le perdrait, qu'il en arrivait au point où il ne lui serait plus possible de revenir en arrière s'il ne dominait pas le désir furieux qu'il avait d'elle.

Elle lui faisait jouer le rôle grotesque d'un Joseph sourcilleux et encombré de préjugés en face d'une adorable Putiphar qui, d'ailleurs, n'avait même pas conscience de sa naïve dépravation.

Quelques secondes encore, peut-être, et il arracherait cette robe en désordre qui livrait à ses yeux tant de choses fascinantes, il jetterait Catherine sur le lit pour y trouver le secret de sa féminité et y oublier jusqu'à son honneur d'homme, profitant d'un moment d'aberration passagère que l'on regretterait ensuite. Mais l'endurance de Tantale avait tout de même ses limites et Tristan sentit qu'il allait sombrer... délicieusement.

Un grattement discret contre le bois de la porte le sauva juste à temps. La sueur trempait son front, collait ses cheveux et il frissonnait comme s'il avait une grosse fièvre.

D'un effort désespéré, il força brutalement les bras noués à son cou à le libérer.

— En voilà assez ! gronda-t-il. Vous n'entendez pas qu'on frappe ?

On faisait mieux que frapper. À travers la porte, la voix feutrée de maîtresse Renaudot l'informait que les chevaliers d'Auvergne attendaient en bas et qu'ils étaient pressés.

Alors, sans plus rien vouloir écouter des protestations de Catherine, Tristan courut vers la cruche d'eau, emplit une cuvette et se mit, à l'aide d'une serviette, à en asperger le visage et le cou de Catherine tout en criant à l'hôtesse :

— Donnez-leur à boire votre meilleur vin et faites- les patienter encore un instant ! Madame avait perdu conscience. Je la ranime !

— Vous n'avez pas besoin d'aide ?

— Non. Ça ira très bien.

Tout en parlant, le Flamand s'improvisait camériste. Serrant les dents, mais avec une habileté dont personne ne l'eût cru capable, il rajustait la robe de Catherine, la secouait pour la défroisser et s'attaquait à la chevelure, la peigna avec une vigueur qui lui attira les protestations de sa victime. Rapidement, il refit les nattes, les roula sur les oreilles et, saisissant le voile détaché du hennin depuis longtemps tombé à terre, en enveloppa les épaules, la tête et le cou de la jeune femme.

Puis, la tenant à bout de bras, il déclara :

— Voilà qui est mieux ! Vous êtes tout à fait présentable.

Hormis les plaintes qu'il lui avait arrachées, Catherine s'était laissé faire sans plus réagir qu'une poupée de son, mais, à mesure que Tristan la soignait, son regard perdait peu à peu l'espèce de brume trouble qui l'avait envahi pour retrouver toute sa netteté. L'ivresse, à vrai dire légère, se dissipait pour laisser place à une gêne profonde qui ressemblait beaucoup à de la honte.

Elle avait conscience maintenant de s'être conduite beaucoup plus comme une fille avide d'amour que comme une honnête femme dont le mari court les routes et les dangers. Mais elle avait trop de franchise pour ne pas reconnaître ses torts et, comme son compagnon l'entraînait vers la porte, elle résista :

— Non, ami Tristan, je ne veux pas encore descendre... pas sans vous avoir dit... que j'ai honte de moi ! Le vin... la colère... J'avais perdu la tête, je crois. Et je n'ose pas imaginer ce que vous pouvez penser de moi à cette heure.

Il se mit à rire, la prit aux épaules et, fraternellement, l'embrassa sur le front.

— Je pense que vous n'avez aucune raison d'avoir honte... et que vous avez dit, sans vous en douter, de grandes vérités, mon cœur.

C'est vrai que je vous aime... et depuis longtemps ! Depuis Amboise, je crois bien. Et si vous voulez tout savoir, si dame Renaudot n'était venue frapper, je crois bien qu'à cette minute je serais en train de vous demander pardon ! Maintenant... il faut oublier tout ceci. Rien ne s'est passé... et nous sommes amis comme devant ! Venez ! Il faut les rejoindre car, en vérité, le temps presse et nous avons des décisions à prendre.

Dans la salle de l'auberge, momentanément interdite aux clients habituels par un barrage de soldats, Tristan l'Hermite fit, devant le cercle sombre des chevaliers, le récit de l'enquête rapide qu'il avait menée à la Bastille.

Cela tenait en peu de mots : approximativement à l'heure où Catherine se rendait avec Jean d'Orléans à l'hôtel du Porc-épic, un cordelier s'était présenté à la Bastille avec un ordre signé et scellé aux armes de messire Jacques du Chastellier, évêque de Paris, qui lui donnait accès auprès du prisonnier nommé Arnaud de Montsalvy, dont il était le confesseur et dont il souhaitait préparer l'âme à une repentance chrétienne de ses fautes. On avait donc introduit le moine dans la tour de la Bertaudière où Arnaud se morfondait et l'on avait refermé la porte sur les deux hommes.

Au bout de quelques minutes, les cris du moine avaient attiré le geôlier qui, persuadé que le prisonnier étranglait le saint homme, s'était rué à son secours. Il avait ouvert la porte... et était tombé aussitôt frappé d'un coup de dague en plein cœur. Alertés par le bruit, deux gardes étaient accourus et avaient été abattus aussitôt à coups d'épée car, apparemment, sous sa robe, le moine transportait un véritable arsenal, en plus d'un second froc dont Arnaud s'était revêtu.

Ainsi accoutrés, les fugitifs atteignirent la cour, puis le corps de garde où deux hommes veillaient à la poterne. C'étaient des archers appartenant à la troupe du Bâtard d'Orléans et ils connaissaient parfaitement le sire de Montsalvy. Un faux mouvement, à la minute où il allait mettre le pied sur le pont dormant, avait fait glisser le capuchon d'Arnaud et découvert son visage. Aussitôt reconnu, il avait frappé. Le cri poussé par les gardes avait été le dernier : en quelques secondes, ils étaient massacrés et les deux hommes, sautant sur des chevaux qui attendaient, tenus en bride par une troupe composée de trois ou quatre hommes, disparaissaient dans un nuage de poussière en direction du village de Charonne...

— Mais enfin, s'écria Catherine quand Tristan eut achevé son rapport, ce moine, porteur d'un ordre de l'évêque, qui peut-il être ?

Quelqu'un l'a-t-il vu ?

— Ceux qui l'ont vu de près n'ont plus de voix pour le décrire, fit Tristan sombrement. Mais les archers qui veillent aux créneaux et qui ont assisté de là-haut à la fuite des deux hommes prétendent qu'il s'agit d'un garçon blond, d'une vingtaine d'années, et que les hommes qui l'attendaient au-dehors n'avaient sur eux aucun signe distinctif.

— C'est maigre comme description, grogna Renaud de Roquemaurel. On ne sait rien de plus ?

Tristan appuya sur Catherine un regard empli de pitié et déclara, d'une voix presque basse :

— Si, on sait quelque chose de plus ! Le rôtisseur de la porte Saint-Antoine, qui plumait ses oies devant sa porte, a vu les cavaliers lui filer presque sous le nez. Il a entendu l'un des deux faux moines crier à l'autre : "Par ici, Gonnet ! la route est libre..."

Un silence de mort tomba, mais ne dura qu'un instant.

— Gonnet ! balbutia Catherine atterrée. Gonnet d'Apchier ! Il est arrivé !... et il a réussi ! Mon Dieu, Arnaud est perdu!

Le poing énorme de Renaud s'abattit sur la table renversant les gobelets qui sautèrent.

— Pourquoi perdu ? Et qu'a réussi ce failli chien bâtard ?

— Je vais vous le dire.

En face de cet auditoire frémissant, Catherine fit, d'une voix lasse, le récit rapide mais précis de ce qui s'était passé sous les murs de Montsalvy et de la déshonorante mission dont s'était chargé le bâtard d'Apchier.

— J'ai cru follement, soupira-t-elle en conclusion, que j'avais réussi à le gagner de vitesse. J'espérais qu'il se serait attardé quelques jours à Saint-Pourçain auprès du Castillan, mais je me trompais. Il était déjà là ! Il savait bien avant moi ce qui s'était passé et il préparait déjà ses batteries, tendant le piège trop facile que la folie d'Arnaud mettait à sa portée... et qui n'a que trop bien réussi ! Mais quant à savoir comment il a pu parvenir à l'entraîner à sa suite, comment il s'est procuré cet ordre, sans doute falsifié, de l'évêque ?...

— On s'en moque ! coupa Renaud qui réussit à dominer les cris indignés d'un auditoire dont les réactions étaient aussi brutales qu'immédiates. Comment ce truand s'y est pris, on en reparlera plus tard, à la veillée ! Pour le moment, il y a mieux à faire : il faut leur courir sus, les rattraper, enlever de gré ou de force Montsalvy à ce faux ami qui va lui tordre le cou au coin d'un bois par une nuit bien noire, sans doute ! Allez, vous autres, en selle !

— Le sire de Rostrenen galope déjà sur leurs traces, grogna Tristan. Le Connétable lui a donné ordre de les ramener morts ou vifs !

Le grand Roquemaurel fit un pas en avant, se planta en face du Prévôt et se pencha pour le regarder sous le nez car il avait une bonne tête de plus que lui.

— Morts ou vifs ? Et vous vous imaginez que ça nous arrange ?

Autrement dit, entre Apchier et votre Rostrenen, Montsalvy n'a pratiquement plus une chance de s'en tirer entier ? Si le chien bâtard n'a pas encore eu le temps de l'assassiner, l'envoyé de Monseigneur s'en chargera, car, pour imaginer qu'il se laissera ramener paisiblement, il faut que vous ne connaissiez pas Montsalvy.

— Mais si, je le connais et...

— Je vous ai dit qu'on était pressés. Alors, vous permettez !

Maintenant, sire Prévôt, mettez-vous bien ça dans la tête : nous qui voulons retrouver notre chef en bon état, nous allons avoir l'honneur de donner la chasse à vos Bretons aussi bien qu'aux fugitifs. Nous entendons les gagner de vitesse... et leur taper dessus s'ils sont arrivés avant nous. Vous pouvez allez dire ça au Connétable !

— Je m'en garderai bien... A moins, bien entendu, que vous ne me donniez votre parole de ramener les prisonniers ici...

— Vous voulez rire ? Vous n'avez pas l'air de vous rappeler que nous avons deux comptes à régler avec les Apchier. Aussi, après avoir pendu Gonnet au premier arbre venu, on ira tout droit nettoyer Montsalvy du reste de la bande. Et pour ça, il nous faut le légitime seigneur : autrement dit Arnaud de Montsalvy. Quand tout sera rentré dans l'ordre, vos juges et vos conseillers pourront discutailler à perte de vue sur son cas, le condamner tout à leur aise et venir le chercher dans nos montagnes si ça les amuse ! Mais prévenez-les tout de même qu'on les attendra. Vous avez compris ?

— A merveille ! C'est un plaisir de vous entendre, fit Tristan goguenard. Ce que je comprends moins... c'est pourquoi vous vous attardez ici... à discutailler ?

D'abord interloqué, Renaud éclata de rire, allongea au Prévôt une bourrade qui lui démolit l'épaule puis, se tournant vers Catherine :

— Allez vous préparer, Dame Catherine ! On vous emmène !

— Sûrement pas ! s'indigna Tristan. Vous rêvez, Roquemaurel !

Une femme n'a rien à faire au milieu des combats qui vous attendent.

En outre, elle est exténuée et vous retarderait. Enfin... elle a encore quelque chose à faire pour son mari. Filez ! Nous saurons bien, en temps voulu, lui donner une escorte pour qu'elle regagne l'Auvergne en toute sécurité.

— Je vous en supplie, s'écria Catherine, laissez-moi partir avec eux. Vous savez bien que je ne vis plus.

Il la regarda sévèrement, puis articula :

— C'est votre époux qui n'aura plus la moindre chance de vivre décemment si vous ne restez ici. D'ailleurs, je vous donne le choix : ou ces messieurs partent sur l'heure, sans vous, et je ferme les yeux, ou bien j'appelle le guet et les fais arrêter dans la minute.

Vaincue, Catherine, qui s'était relevée, se laissa choir de nouveau sur le banc.

— Partez, mes amis, soupira-t-elle... mais, je vous en conjure, Renaud, dites à mon époux...

— Que vous l'aimez ? Sapristi, Dame Catherine, vous ferez ça beaucoup mieux que moi. A bientôt ! Prenez soin de vous et laissez-nous faire.

En quelques secondes l'auberge, pleine à craquer la minute précédente, se vida tumultueusement comme un tonneau dont on a lâché la bonde.

Les chevaliers d'Auvergne envahirent la rue Saint- Antoine, enfourchèrent leurs chevaux et sans même crier « gare ! » lancèrent au galop leurs lourdes montures qui fauchèrent passants et animaux, semant la terreur sur le passage de leur furieuse cavalcade. Bientôt il n'y eut plus, au pied des tours de la Bastille et sous la voûte de la porte Saint-Antoine, qu'un épais nuage de poussière qui retomba lentement tandis que les victimes des Auvergnats se relevaient en maugréant.

Catherine et Tristan, qui étaient venus jusqu'au seuil de l'auberge pour assister à ce départ en trombe, regagnèrent la grande salle. Mais la dame de Montsalvy ne rentrait qu'à regret.

— Pourquoi m'avez-vous empêchée de les suivre ? reprocha-t-elle.

Vous savez bien que je ne veux pas rester ici un moment de plus.

— Vous y resterez cependant... cette nuit pour reprendre encore un peu de force. Demain, je vous en fais promesse, vous partirez, mais pas pour l'Auvergne où l'on n'a aucun besoin de vous.

— Pour où, alors ?

— Pour Tours, mon enfant. Pour Tours où le Roi se rendra dans la semaine et où se célébreront dans un mois les noces de Monseigneur le Dauphin Louis avec Madame Marguerite d'Ecosse ! C'est là que vous serez le plus utile à votre époux, car seul le Roi peut faire grâce quand le Connétable a condamné. Allez au Roi, Catherine ! Les noces d'un prince sont le moment le plus favorable pour obtenir une grâce difficile. Il faut à Montsalvy des lettres de rémission si vous ne voulez pas qu'il vive proscrit.

— Me les accordera-t-on ? murmura la jeune femme sceptique. Le Connétable, vous venez de le dire, a condamné Arnaud.

— Il ne peut pas faire autrement, car il est au milieu de ces Parisiens chatouilleux qui vont crier comme veaux à l'abattoir. Mais, les réactions des Parisiens, le Roi s'en moque peu ou prou. Il n'a pas gardé d'eux si bon souvenir. Il leur a pardonné, certes, mais du bout des lèvres et vous pouvez constater qu'il n'est pas tellement pressé de les venir voir. Si vous savez le lui demander, il fera grâce. On oubliera quelque temps Montsalvy dans ses montagnes et tout sera dit. Il s'en tirera avec une légère peine d'exil dans ses terres, destinée surtout à marquer une sanction quelconque et, dans un an, il reviendra à la Cour où tout le monde l'embrassera, le Connétable tout le premier !

A mesure que son ami parlait, Catherine sentait son cœur se dégonfler. En quelques mots, quelques phrases optimistes, il avait éclairci son horizon, chassé les nuages et ramené l'espoir.

Une gratitude infinie prenait peu à peu la place de l'anxiété dans l'âme de la jeune femme. Elle comprenait l'étendue de l'amitié de Tristan, dont le devoir, de stricte observance, eût été d'empêcher les Auvergnats de partir par tous les moyens, car ils n'avaient pas caché leur intention de suivre le fugitif dans l'unique but de parfaire son évasion et de lui permettre de regagner son domaine sain et sauf.

Dans un geste charmant, elle prit la main du Flamand et l'appuya contre sa joue.

— Vous savez toujours mieux que moi ce qu'il est bon de faire, ami Tristan ! Je devrais le savoir depuis longtemps et, au lieu de me rebeller sans cesse contre vos conseils, je ferais beaucoup mieux de les suivre sans même chercher à comprendre.

— Je n'en demande pas tant. Mais puisque vous êtes en de si bonnes dispositions, demandez donc à Renaudot de nous servir à dîner ! J'ai si faim que je mangerais mon cheval.

— Moi aussi, fit Catherine en riant. Quant à Bérenger... Mais, au fait, où est-il celui-là ? Je ne l'ai pas vu de la matinée et j'avoue que je l'avais oublié.

— Je suis là ! fit une voix lamentable qui avait l'air de sortir de l'énorme cheminée où mijotait doucement une énorme potée de choux au lard.

Quelque chose s'agita dans le renfoncement, ménagé de chaque côté de l'âtre et agrémenté d'un banc de pierre où l'on pouvait s'asseoir pour se chauffer. La mince silhouette du page, serrée dans son surcot de laine brune, émergea de l'ombre et s'avança vers la lumière pauvre dispensée par les petits carreaux.

— Çà, Bérenger, s'indigna Catherine, où étiez-vous passé ? Ce matin, je vous ai cherché, attendu, et...

Elle s'arrêta tout net, saisie de la tristesse profonde qui marquait le jeune visage. Le dos rond, la tête basse, les coins de ses lèvres s'abaissant spasmodiquement comme s'il allait pleurer, Bérenger était l'image même du chagrin.

— Mon Dieu ! Mais qu'avez-vous ? On dirait que vous avez perdu un être cher.

— Laissez, ma chère, coupa Tristan. Je crois que je sais de quoi il s'agit !

Puis, s'adressant au garçon « désolé » :

— Est-ce que vous êtes arrivé trop tard ? Lui était-il arrivé... quelque chose ?

Bérenger fit non de la tête, puis comme à regret :

— Rien, messire ! Tout a très bien marché. J'ai donné la lettre que vous m'aviez remise et on l'a relâché immédiatement.

— Alors ? Vous devriez être content ?

— Content ? Oui... bien sûr ! Oh, je suis content, messire, et je vous ai grande gratitude mais...

— Si vous me disiez de quoi il s'agit? protesta Catherine, qui avait suivi avec étonnement le dialogue, pour elle parfaitement obscur, du page et du Prévôt.

— D'un étudiant turbulent, un certain Gauthier de Chazay que vous avez vu arrêter hier et auquel ce garçon s'intéressait...

Tristan raconta alors comment, la veille au soir, quand il était revenu à l'auberge pour annoncer à Catherine son audience du lendemain, le jeune Roquemaurel lui avait parlé, fort timidement d'ailleurs, de l'échauffourée dont lui-même et sa maîtresse avaient été témoins quelques heures auparavant dans les environs du Petit Châtelet. Il avait dit l'intérêt de Madame de Montsalvy pour l'étudiant roux et la promesse qu'elle avait faite de tenter quelque chose pour essayer de tirer d'affaire un paladin aussi manifestement preux et dévoué au service des dames. Promesse qui, tout naturellement, lui était sortie de l'esprit, chassée par de plus graves soucis mais que lui, Bérenger, dans son admiration spontanée pour sa « lumière du monde », n'avait pas oubliée.

Pensant vous faire plaisir à tous les deux, conclut Tristan, j'ai donc fait porter ce matin à ce garçon, pour qu'il ait le plaisir de procéder lui-même à la libération, un ordre d'élargissement en faveur du sieur Chazay que messire de Ternant n'a d'ailleurs fait aucune difficulté pour me délivrer à titre amical. Aussi suis-je un peu surpris de la mine longue que fait votre page. Je ne vous cache pas que je pensais le trouver attablé ici, ou en quelque autre cabaret, en train de s'enivrer superbement avec son nouvel ami pour fêter l'événement.

— On dirait que vous vous êtes trompé ! Si vous nous expliquiez ce qui s'est passé exactement, Bérenger, au lieu de nous regarder avec des yeux gros de larmes ? Est-ce que ce garçon n'était pas content d'être délivré ?

— Oh si ! Il était très content. Il m'a demandé qui j'étais et comment je m'étais débrouillé pour le tirer de prison. Je le lui ai dit.

Alors il m'a embrassé... puis il s'est sauvé à toutes jambes en me criant : "Grand merci, l'ami ! On se reverra peut-être quelque jour !

Pour le moment, tu voudras bien m'excuser, mais je cours chez Marion l'Ydole. Elle me doit quelque chose et, avec elle, il ne faut jamais laisser traîner les créances !..." Et il a disparu du côté de la rue Saint-Jacques.

— Eh bien ! grogna Tristan, comme remerciement, c'est un peu maigre. Donnez-vous donc du mal pour les gens. Qu'avez-vous fait, alors, pour rentrer si tard ?

— Rien... Je me suis promené sur les grèves en regardant passer les barges et les chalands. Je me sentais tout seul... un peu perdu.

J'avais envie de voir des gens. Ensuite, je suis allé du côté des grands collèges...

— Et puis, continua Catherine en souriant, comme vous n'avez pas rencontré ce garçon qui vous tient si fort à cœur, vous vous êtes tout de même décidé à rentrer. N'ayez pas de peine, Bérenger, vous avez fait une bonne action et vous l'avez faite gratuitement puisque l'on ne vous a pas accordé cette amitié que vous souhaitiez tellement.

— C'est vrai ! J'aurais tant voulu devenir son ami ! Je sais bien qu'auprès d'un étudiant parisien je ne suis rien qu'un petit paysan ignare...

Vous êtes surtout un brave garçon qui en a fait beaucoup trop pour un fanfaron ingrat. Oubliez-le comme je l'oublierai moi aussi. Je m'étais intéressée à lui simplement parce qu'il me rappelait un ami perdu. N'y pensons plus ! Demain, dès l'ouverture des portes, nous partirons pour Tours.

— Pour Tours ?

— Mais oui. Vous n'aurez pas l'amitié d'un escholiers rebelle, mais vous verrez peut-être le Roi, fit Catherine avec un sourire plein de mélancolie. Ceci vaut bien cela... encore que notre sire ne soit pas d'une grande beauté.

— Le Roi ? Oui... bien sûr ! soupira sans enthousiasme un Bérenger décidément difficile à consoler.

Néanmoins, son détachement des choses de la terre n'allant pas jusqu'à lui couper l'appétit, il dévora son dîner aussi voracement que la veille. Puis, tandis qu'après le départ de Tristan l'Hermite sa maîtresse s'en allait à l'église Sainte-Catherine-du-Val-des-Escholiers afin d'y prier longuement, il s'offrit un nouveau tour dans Paris. Cette promenade devant être la dernière, puisque l'on repartait le lendemain, il l'allongea autant qu'il le put.

Le soir venu, l'Aigle d'Or s'emplit de bruit et de tumulte. L'auberge retrouvait d'emblée auprès des libérateurs le succès qu'elle s'était taillé avec les occupants et, quand le crépuscule commença de descendre sur la ville, maints soldats s'installèrent autour des tables tachées de vin et de chandelle pour y souper, y vider force pichets et y jouer aux dés.

Prudemment, Catherine et Bérenger se firent servir dans la chambre de la jeune femme puis, la dernière bouchée avalée, et tandis que la servante ôtait les restes du repas, Catherine renvoya son page et se prépara à se coucher.

Le départ devant avoir lieu très tôt, la nécessité d'un long repos se faisait sentir. Dès l'angélus de l'aube, Tristan l'Hermite serait là dans l'intention d'escorter les voyageurs jusqu'à Longjumeau.

Calmement, Catherine procéda à sa toilette de nuit. Le long moment passé dans l'ombre mouvante de l'église lui avait rendu la sérénité et une pleine maîtrise de soi. Un prêtre, auquel elle avait demandé de l'entendre en confession, l'avait délivrée du souvenir gênant de son ivresse passagère et de la scène de séduction qu'elle avait imposée à ce malheureux Tristan. Enfin, elle avait réussi à faire silence dans son cœur.

Il lui était possible, maintenant, de regarder en face et avec une certaine impassibilité la tâche qui l'attendait à Tours et qui, tous comptes faits, ne lui semblait pas si difficile. Elle avait pleine confiance dans les amis qu'elle possédait à la Cour et surtout, bien entendu, elle ne doutait pas un seul instant d'obtenir l'aide totale de la reine Yolande, sa protectrice de toujours.

Quant à ce qu'il en était d'Arnaud, de ce côté-là aussi ses angoisses s'affaiblissaient. Elle connaissait trop bien les chevaliers de Haute Auvergne et, surtout, ces Roquemaurel indomptables dont le courage et l'entêtement pouvaient abattre des montagnes.

Durant tout le jour, elle avait suivi par la pensée leur chevauchée sur la trace des fugitifs et peut-être qu'à l'heure présente ils avaient déjà rejoint Arnaud et son dangereux compagnon. Si cela était, Gonnet d'Apchier devait avoir cessé de vivre et sa victime éventuelle galopait tranquillement en direction de Montsalvy avec ses amis retrouvés.

Peut-être même le bâtard était-il mort sans avoir eu le temps de répandre ses calomnies et d'accuser Catherine d'adultère. Une chevauchée folle n'est pas une atmosphère propice aux confidences....

Bercée par toutes ces pensées consolantes, Catherine se coucha sans attendre que le couvre-feu fût sonné et, à peine la tête sur l'oreiller, elle s'endormit d'un sommeil d'enfant, tandis qu'à quelques pas d'elle, Bérenger, à peu près mort de fatigue, ronflait déjà avec l'application d'un vieux routier. Ils n'entendirent pas les soldats quitter l'auberge en maudissant le règlement des villes qui oblige à se coucher tôt, ni les servantes qui fermaient les volets, ni l'escalier grinçant sous le double poids de maître Renaudot et de sa femme qui regagnaient leur grand lit conjugal.

Matines n'étaient pas encore sonnées au couvent voisin, quand la rue s'emplit d'ombres compactes qui marchaient en silence et vinrent s'attrouper devant la porte de l'Aigle d'Or.

Un outil crissa dans la serrure, mais la porte barricadée de l'intérieur ne céda pas. Alors, d'un coup de pied vigoureux, l'une des ombres fit voler une fenêtre en éclats et une autre se glissa prestement à l'intérieur. Un instant plus tard, la porte s'ouvrait, livrant passage à un fleuve noir qui, lentement, envahit l'auberge.

Quand maître Renaudot, en bonnet de coton, sa chandelle d'une main et retenant de l'autre ses braies mal attachées, descendit pour voir ce qui se passait, il recula d'horreur devant les visages qui, à la lueur de deux torches, se levaient vers lui.

Larges, rouges, coiffant de bonnets de cuir des têtes hirsutes, ces faces sauvages avaient toutes en commun la glace impitoyable du regard et le pli cruel de bouches souvent privées de dents. A leurs tabliers de cuir, tachés de sang, aux tranchets luisants et aux larges coutelas passés dans les ceintures, le malheureux aubergiste les identifia immédiatement.

— Les bouchers... fit-il d'une voix bégayante. Que... que voulez-vous ?

L'un des hommes sortit du rang. Ses énormes bras nus étaient cerclés de fer comme des tonnelets et sa face suante était plus repoussante encore que les autres.

— On ne te veut rien à toi, aubergiste ! Rentre dans ton lit et n'en bouge pas, quoi que tu entendes !

— Mais enfin j'ai le droit de savoir ! Que cherchez- vous ici ?

— Pas toi, sois tranquille ! Ce qu'on cherche, c'est une dame. Une noble dame. Tu as bien ça chez toi, n'est-ce pas ?

— Ou...i, mais...

Pas de mais ! C'est à elle que nous avons affaire ! Alors toi, tu vas gentiment retrouver ta bourgeoise qui doit suer de peur à l'heure qu'il est dans ses couettes et, si tu veux retrouver ton auberge intacte, tu ne t'occuperas que d'elle, tu m'entends ?

— De... ma bourgeoise ? A son âge ?

— Et alors ? Chez nous y en a des pires ! Et puis on s'en moque.

Dis tes prières ou fais-lui l'amour, mais ne bouge pas de ta chambre.

Sinon... nous brûlons ta maison et toi dedans ! Compris ?

Le malheureux aubergiste claquait des dents et avait bien du mal à se soutenir, mais l'idée de sa jeune cliente, si blonde, si fragile, aux mains de ces brutes, lui donna un peu de courage. De plus, la pensée de ce que lui ferait Tristan l'Hermite s'il arrivait malheur à celle qu'il lui avait confiée n'avait rien de réjouissant. Aussi tenta- t-il de parlementer.

— Écoutez, articula-t-il péniblement, je ne sais pas ce que vous a fait cette jeune dame, mais elle est bien douce, bien gentille...

— C'est à nous d'en juger ! File !

— Et puis... elle m'a été tout spécialement recommandée par messire Tristan l'Hermite, le Prévôt des maréchaux. C'est un homme dur, impitoyable. Il n'est pas nommé depuis longtemps et vous ne le connaissez peut-être pas encore, car il n'est pas d'ici, mais dans l'armée chacun a déjà appris à le redouter. Croyez-moi, ne vous attaquez pas à lui...

— Nous ne nous attaquons pas à lui. Et nous n'avons peur de personne. Quant à toi, file si tu ne veux pas que nous te mettions rôtir immédiatement dans ta cheminée. Regarde un peu le beau feu !

Comme il brûle bien !

L'un des envahisseurs, en effet, s'occupait à ranimer les braises, enfouies sous la cendre comme chaque soir. Déjà des flammes s'élevaient, léchant les fagots et les bûches sèches que l'on y jetait.

Épouvanté, Renaudot se voyant déjà ficelé comme un mouton à sa propre broche, se signa précipitamment trois ou quatre fois, puis regrimpa son escalier à toutes jambes, priant éperdument Monsieur saint Laurent, patron des rôtisseurs, d'avoir pitié de lui, de son auberge et de sa cliente... L'idée lui venait déjà que, peut-être, il pourrait, à l'aide de ses draps, se laisser tomber par sa fenêtre et courir chercher le guet quand l'homme qui l'avait interpellé ajouta :

— Va donc avec lui, Martin. Et surveille-le jusqu'à ce qu'on te rappelle. Des fois qu'il aurait l'idée de filer chercher son fameux Prévôt ! Allez, vous autres, on monte aussi. Quatre hommes avec moi pour chercher la donzelle !

— On fait trop de bruit, Guillaume le Roux, protesta l'un des bouchers. On va réveiller tout le quartier.

— Et après ? Même s'ils se réveillent, ils ne bougeront pas. Tous des couards. Ils se cacheront sous leurs couvertures pour ne rien entendre.

Un instant plus tard, Catherine, réveillée par la horde qui avait envahi sa chambre avec la brutalité d'une éruption volcanique, était arrachée de son lit, enlevée par une dizaine de mains calleuses qui se refermèrent sans douceur sur ses épaules, ses cuisses et ses reins, descendue dans la salle et déposée sans douceur sur celle des grandes tables qui était le plus près de la cheminée.

L'apparition de cette femme nue1 dont les longues tresses dorées de ses cheveux ne cachaient rien d'un corps visiblement fait pour l'amour fit naître une sorte de rugissement au fond des poitrines de tous ces hommes. Les flammes de la cheminée l'enveloppaient toute d'une lumière si chaude qu'elle semblait faite d'or pur.

Mal réveillée, Catherine se releva sur ses deux mains. Ses grands yeux, dilatés d'horreur, regardèrent autour d'elle. Elle était entourée d'un cercle de regards luisants comme braise, de babines humides qui se pourléchaient, de mains qui déjà se tendaient vers sa chair.

— Bon Dieu, qu'elle est belle ! fit quelqu'un. Avant de la tuer, faut au moins y goûter. J'en veux ma part, moi, de la belle fille.


1 L'usage des chemises de nuit était encore très peu fréquent.


T'as raison, renchérit un autre. Moi aussi j'en veux ma part. Regarde-moi ces seins ! Ces cuisses ! Jamais on n'en aura des pareils !

— Vos gueules, tonna l'homme qui paraissait le chef. On parlera de ça après ! Moi aussi, j'ai envie de lui dire un mot. Mais avant, faut la juger.

Catherine avait enfin réalisé qu'elle ne se débattait pas au milieu d'un cauchemar. Que tous ces hommes étaient réels, bien trop vivants.

Elle sentait encore la meurtrissure de leurs mains brutales sur sa taille et sur ses jambes.

Une folle terreur s'empara d'elle, une de ces paniques insensées qui annihilent les réflexes et figent le sang dans les veines. Qu'allaient-ils lui faire ? Et il y avait ce feu dont la chaleur, peu à peu, se faisait pénible.

Elle recula sur la table afin de lui échapper, mais, aussitôt, le chef la saisit et l'immobilisa.

— Allons, la belle ! Reste tranquille ! On a à te causer.

Brusquement, la jeune femme retrouva l'usage de ses cordes vocales qui, jusqu'à cet instant, lui avaient refusé tout service tant elle avait peur.

— Mais enfin que me voulez-vous ? Vous avez dit que vous vouliez me juger ? Mais pour quoi ? fit-elle d'une petite voix qui lui parut étrangère à elle-même.

— On va te le dire ! Allez, Berthe ! Amenez-vous !

Une femme sortit de cette horde de mâles. Maigre et Noiraude, les cheveux gris fer et le teint jaune, elle était toute vêtue de noir, sertie de noir, d'un noir qui laissait voir seulement sa longue figure où seuls les yeux verdâtres semblaient vivants. Mais dans ce regard-là ce n'était pas la concupiscence qui apportait la vie, c'était la haine, une haine implacable, bornée, au-delà de tout raisonnement sensé. La haine d'une femme aux idées courtes, à l'esprit étroit ranci dans la piété mal comprise, les rancœurs de bonnes femmes et le souci des écus amassés lentement.

Déjà, malgré les années, Catherine l'avait reconnue, cette femme : c'était Berthe Legoix, la femme de Guillaume, homme qu'Arnaud avait tué... et elle comprit que c'était sa mort qui approchait.

Avec une solennité qui eût été risible si elle n'avait été si lourde de menaces, la femme vint jusqu'à la table, se pencha et, violemment, comme un serpent jette son venin, elle cracha au visage de Catherine.

— Putain ! grinça-t-elle. Tu vas payer pour ce que tu as fait et pour le crime de ton mari.

— Qu'est-ce que je vous ai fait ? riposta la jeune femme furieuse tout à coup.

Elle avait toujours détesté Berthe Legoix qui, même lorsqu'elle était jeune, n'avait jamais dû posséder un cœur et que ses servantes craignaient comme le feu parce que pour un oui, pour un non, elle les battait et les privait de nourriture.

— Ce que tu as fait ? Tu es venue... Tu as été faire la chatte avec ce grand âne bâté de Connétable, tu as couché avec lui sans doute et, comme par hasard, ton bâtard de mari s'est enfui de la Bastille. Alors, tu vas payer ! Puisque je ne peux pas avoir la peau du meurtrier, j'aurai la tienne. Pâques-Dieu ! J'ai cru étouffer de fureur quand le vieux Lallier a annoncé qu'il avait rendu sa parole à Richemont, puis, après, quand on a annoncé l'évasion. Alors, j'ai réuni tous ces bons garçons, moyennant finance... Heureusement, j'ai encore un peu d'argent... et tu vas voir ce qui va se passer.

— Il ne se passera rien du tout, hurla Catherine d'autant plus exaspérée qu'elle sentait une peur horrible lui mordre le ventre, nous sommes à Paris ici. Il y a une autorité, un guet, un prévôt ! Si vous osez me toucher, vous n'aurez pas trop de toute votre vie pour le regretter !

— Si tu es crevée avant, on s'en moque de payer le prix, ricana la femme Legoix. Et puis, faudrait nous retrouver... Dès qu'on t'aura réglé ton compte, on disparaît. Allez, vous autres, saignez-moi cette femelle et jetez-la au feu.

Eh là, doucement, la Berthe ! fit celui que l'on avait appelé Guillaume le Roux. Rien ne presse et on peut bien prendre le temps de s'amuser un peu. Vous ne nous aviez pas dit que c'était une belle fille comme ça...

La femme haussa les épaules avec fureur.

— Tas de pourceaux ! Je ne vous paye pas pour forniquer avec cette femme, mais pour me venger. Qu'elle soit belle ou non, peu importe. Tuez-la, vous dis-je ! Nous ne pouvons passer la nuit ici. Et si vous ne le faites pas sur l'heure...

Arrachant, d'un geste nerveux, le coutelas qui pendait à la ceinture de Guillaume, elle le brandit et allait se jeter sur Catherine quand la porte, que les bouchers avaient négligé de barricader de nouveau, s'abattit sur le dallage avec un bruit de tonnerre, tandis que, par la fenêtre enfoncée aussi bien que par la porte ainsi ouverte, une bande hurlante, brandissant des bâtons et des haches, faisait irruption dans la salle d'auberge. Un grand garçon aux cheveux rouges les menait. Il se jeta sur les bouchers en braillant à pleins poumons dans le meilleur style militaire :

— Chazay à la rescousse ! Hardi, les gars ! Boutons hors cette ribaudaille !

En un instant, la mêlée devint générale. Berthe Legoix reçut un choc violent qui la précipita dans la huche à pain où elle s'affala à moitié assommée, tandis qu'à l'étage au-dessus, maître Renaudot qui avait suivi avec angoisse ce qui se passait dans sa salle, sous la garde du boucher Martin, aussi intéressé que lui, se ruait à la fenêtre en hurlant :

— A l'aide ! A la garde !... Allez chercher le guet !

Cette fois, la rue s'éveilla au vacarme. Les maisons s'éclairaient et en jaillissaient des bourgeois à peine vêtus qui accouraient aux nouvelles.

L'auberge de maître Renaudot brillait dans la nuit, comme un feu de joie, illuminée qu'elle était par l'intérieur d'où partaient les bruits mats des coups et les hurlements des combattants.

Catherine profita du tumulte pour descendre de sa table et regrimper l'escalier afin de retrouver ses vêtements. À mi-hauteur, elle s'était trouvée nez à nez avec Bérenger, enfin tiré de son premier sommeil, et qui descendait en s'étirant et en bâillant à se décrocher la mâchoire.

La vue de sa maîtresse escaladant les marches, aussi nue que la main, lui fit ouvrir de grands yeux et lui arracha un hoquet de stupeur.

Mais, déjà, l'apparition insolite l'avait bousculé et, sans lui dire un mot, s'était engouffrée dans sa chambre, le laissant collé contre le mur, totalement privé de voix et déjà persuadé que cette étrange vision était le fruit d'une imagination surchauffée par le petit vin de Cahors dont on avait assez généreusement arrosé le souper.

Une voix joyeuse, qu'il reconnut avec un battement de cœur, arracha Bérenger à sa méditation.

— Hé ! l'ami ! Qu'est-ce que tu fais dans ton escalier, planté comme une souche ? On dirait que tu as vu le Diable ! Allez, viens donc nous donner un coup de main !

— J'arrive, Gauthier, j'arrive !

Et le page de Catherine, sans même savoir pourquoi il se battait et avec qui, mais uniquement conscient de faire plaisir à son ami l'étudiant, plongea de confiance dans la mêlée et se mit à taper à tour de bras sur tout ce qui lui tombait sous la main.

La lutte était si chaude que, peut-être, la maison de maître Renaudot ne s'en fût pas remise, si le chevalier du guet ne s'était décidé enfin à paraître avec ses hommes. L'effet fut magique. Dès que les casques des archers brillèrent à l'entrée de la rue, quelqu'un cria :

— Voilà le guet !

Et ce fut un sauve-qui-peut général, bouchers et étudiants s'égaillant comme une volée de moineaux.

Seuls quelques malheureux, qui avaient écopé d'un coup de bâton ou d'un coup de couteau, demeurèrent sur le dallage aux pieds de Renaudot éperdu.

Guillaume le Roux, qui avait pris un coup de tabouret sur la tête et gisait plié en deux contre un pilier de l'âtre, était de ceux-là, et aussi la femme Legoix que l'un des archers alla tirer sans douceur de sa huche à pain. Tous deux devaient être déférés sans tarder à Messire Jean de La Porte, lieutenant criminel du Châtelet.

En présence du chevalier du guet, qui était alors messire Jean de Harlay, Renaudot retrouva tout son aplomb. Il accusa formellement les deux prisonniers d'avoir envahi son auberge dans l'intention d'y mettre à mal l'une de ses clientes, à lui confiée par messire Tristan l'Hermite, Prévôt des maréchaux (que Dieu garde en santé ) afin d'assouvir une obscure vengeance qui n'était, en fait, qu'une rébellion caractérisée, puisqu'elle allait à l'encontre d'un jugement rendu par Monseigneur le Connétable et Maître Michel de Lallier (que Dieu nous veuille garder tous deux !). Déclaration qui faisait aussi grand honneur à l'excellence des oreilles de l'aubergiste qu'à son sens de la déduction.

Il n'avait, en effet, rien perdu de ce qui se passait dans sa salle, grâce à la bonne volonté du nommé Martin, lequel Martin n'avait aucune envie d'aller s'enfermer dans une chambre trop chaude avec une paire d'aubergistes, quand il se préparait, en bas, un spectacle de si haut goût... Se contentant de le garder à vue, il avait donc permis à son prisonnier de demeurer assis en haut des marches. La vue n'y était pas excellente, mais elle était possible. Quant à l'acoustique, elle était parfaite.

La magnanimité et la curiosité de Martin permirent donc à maître Renaudot un rapport très complet des événements, truffé de nombreuses invocations à la Sainte Vierge et à tous les saints avec lesquels le digne homme semblait entretenir des relations de courtoisie.

Ensuite, ayant flétri ses « lâches agresseurs », Renaudot entama les louanges des sauveurs de son auberge qui, d'après la description enthousiaste qu'il en fit, ne pouvaient qu'appartenir à quelque légion céleste spécialement dépêchée du Paradis par Monsieur saint Antoine, patron du quartier et de Renaudot lui-même.

Jean de Harlay, qui avait écouté sans rire le panégyrique de l'aubergiste, se contenta de lui faire remarquer qu'en fait d'anges il s'agissait tout uniment d'étudiants du collège de Navarre, ainsi que l'attestaient les deux ou trois malheureux restés sur le carreau et qu'il fit, sur l'heure, transporter à l'Hôtel-Dieu.

— Peut-être bien, messire ! consentit Renaudot qui tenait à son idée, mais ils étaient commandés par un garçon aux cheveux de flamme qui brillaient comme le soleil lui-même et qu'à sa vaillance j'ai reconnu pour être au moins un archange. D'ailleurs, il a totalement disparu, comme vous pouvez voir...

En effet, Gauthier de Chazay, qui n'aimait guère messire de Harlay avec lequel il avait eu maille à partir tout récemment, au cours d'une rixe au cabaret de la Mule, rue Saint-Jacques, dont il était l'un des piliers, avait préféré abandonner ses lauriers et se retirer discrètement dans le réduit de son ami Bérenger qui lui avait offert une hospitalité étroite mais venue droit du cœur.

Pour la forme, le chevalier du guet entendit Catherine lui confirmer les dires de l'aubergiste et demander généreusement l'indulgence pour une ennemie « rendue sans doute folle de douleur par la mort d'un homme qui sans doute ne méritait pas si grand chagrin, mais n'en était pas moins son époux ».

Charmé d'une telle magnanimité, messire de Harlay offrit à la jeune ferme les excuses du Grand Châtelet et du Prévôt de Paris, puis se retira avec ses prisonniers toujours inconscients, laissant Renaudot réparer, avec de grands « hélas ! », les dégâts, à vrai dire minimes, de son auberge.

A peine le pas ferré des archers du guet se fut-il éloigné dans la rue Saint-Antoine, que Bérenger et Gauthier reparaissaient comme par enchantement.

Mis en face du héros à cheveux rouges, maître Renaudot fut bien obligé d'admettre qu'il n'avait pas été l'objet des attentions particulières d'un envoyé du Ciel. Mais tout terrestre qu'il fût, Gauthier de Chazay n'en eut pas moins droit à sa reconnaissance enthousiaste qui se traduisit par l'apparition d'un superbe jambon fumé, escorté d'un chanteau de pain et d'un énorme pichet de chambertin, devant lesquels le généreux aubergiste invita les deux garçons à prendre place, chose qu'ils ne se firent pas répéter deux fois.

L'étudiant, pour sa part, était si affamé qu'il avait atteint l'os du jambon le temps de dire un Ave Maria. C'était plaisir de le voir dévorer et Bérenger, si bien pourvu qu'il fût en matière d'appétit, ne pouvait entrer en lutte avec son ami.

Fascinés par ce spectacle, maître Renaudot, sa femme et ses deux servantes restaient là, bouche bée, regardant les deux garçons faire disparaître les victuailles avec une célérité digne d'une compagnie de termites.

Catherine aussi regardait, mi-amusée, mi-apitoyée par la grande faim de ce garçon. Elle attendit qu'il se fût pleinement rassasié, puis, quand il ne resta plus une bribe du jambon, une miette du pain, ni une goutte du chambertin, elle vint près des deux compagnons et, gentiment, remercia le jeune Chazay de l'avoir sauvée d'un sort affreux.

En voyant tout à coup devant lui la femme qu'il avait vue, quelques instants auparavant, dans une tenue si sommaire et si troublante à la fois, Gauthier de Chazay rougit violemment et se leva aussitôt...

— Vous ne me devez rien... je veux dire aucun remerciement, noble dame, fit-il gauchement. Je n'ai fait... que payer ma dette ! Vous m'aviez tiré de prison.

— La prison pour avoir cherché noise au soldat du guet, ce n'était pas bien grave et vous en seriez sorti sans moi ! D'ailleurs, c'est Bérenger qui a obtenu votre libération. Mais moi, vous m'avez sauvée d'une mort horrible. Dites-moi comment je pourrais vous en remercier.

Mais je ne veux pas de remerciements ! s'écria le garçon presque en colère. Quand le vieux Lallier a harangué la foule aujourd'hui, depuis la Maison aux Piliers, j'ai surpris le jeu de la Legoix qui racolait des bouchers, sur la Grève même, sans plus de pudeur qu'une ribaude dans la rue Pute-y-musse'. J'ai écouté, j'ai compris qu'il s'agissait d'une vilaine affaire. Et puis ils ont prononcé votre nom... et c'était celui de la dame à qui je devais la liberté. Alors moi aussi j'ai racolé les camarades... et Dieu a permis que nous arrivions à temps.

— Et moi qui croyais que nous ne t'intéressions pas, qui te traitais d'ingrat ! gémit Bérenger prêt à pleurer. Pendant ce temps-là...

— Pendant ce temps-là, reprit Gauthier avec une grande franchise, je faisais l'amour à Marion l'Ydole. C'est après, quand l'heure est venue pour moi d'aller tourner du côté des rôtisseurs de la porte Baudoyer, que je suis tombé sur le discours du père Lallier. Je me suis dit que c'était le moment de payer mes dettes ou jamais. Et toi, tu ne vas pas te mettre à pleurer comme une fille. Si tu veux qu'on soit amis, faudrait voir à montrer plus de virilité. C'est tout ce qui compte chez un homme, la virilité !

— D'accord, approuva Catherine en riant. Mais cela ne me dit toujours pas ce que je pourrais faire pour vous ?

Le garçon cessa de bouchonner, à l'aide d'une serviette, le nez de Bérenger et, soudain grave, fit face à la jeune femme. Il la regarda droit dans les yeux.

— Vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi, Madame ?

— Mais bien sûr, je le veux.

— Alors, emmenez-moi ! Bérenger m'a dit que vous partiez demain...

Catherine eut un haut-le-corps.

— Que je vous emmène ? Vous voulez vraiment quitter Paris ?

Mais... et le collège de Navarre ? Et vos études ?

Le visage de l'étudiant se crispa sous ses taches de rousseur.


1 Actuelle rue du Petit-Musc par une déformation du nom.


— J'en suis excédé... aussi bien des études que du collège. Je hais le grec, le latin et tout le reste. Pâlir interminablement sur de vieux grimoires poussiéreux et lourds comme le diable, passer des jours assis dans la paille, boire de l'eau et crever de faim dix mois sur douze, recevoir le fouet, comme un marmot, quand le maître est mal luné, vous croyez que c'est une vie pour un homme ? J'ai dix-neuf ans, Dame... et je meurs d'ennui dans ce collège. D'ennui... et de rage !

Au cri de colère de l'étudiant répondit celui, presque indigné, du page :

— Mais c'est la vie dont je rêvais, moi ! Étudier ! Devenir sage, savant ! Voilà des années que je le désire !

— Pauvre idiot ! fit Gauthier avec mépris. On voit bien que tu ne sais pas de quoi tu parles. Belle vie, en vérité ! Toi, tu as le grand air, le ciel libre, la montagne, la vallée, le ruisseau, tout l'espace ! Tu es page, tu seras écuyer, tu auras le droit de porter des armes, puis tu deviendras chevalier, capitaine, peut-être, c'est-à-dire grand, fier, indomptable, un homme, quoi ! Tandis que moi et mes pareils, nous continuerons à nous courber sur nos parchemins, toujours un peu plus seuls, toujours un peu plus vieux... et toujours un peu plus gras, il est vrai, pour ceux qui, définitivement, auront choisi l'Église...

— Moi, je hais la guerre et les armes et tout ce qui la représente. Je hais l'arrogance des capitaines, leur cruauté, les douleurs du pauvre peuple, cria le page devenu soudain très rouge. Comment peut-on souhaiter passer sa vie à se battre ou à battre les autres ?

— Quand on a passé des années à ânonner Socrate, Sénèque ou Caton l'Ancien sans parvenir à se mettre d'accord avec eux ! J'en sais assez comme ça et, comme je ne veux être ni curé, ni chat-fourré1, je veux m'en aller.


1 Magistrat.


Emmenez-moi, Dame ! ajouta-t-il sur un ton suppliant. Je suis fort, courageux, je crois, et il n'est pas bon pour une dame de haut rang de courir les routes en la seule compagnie d'un moutard !

— Je ne suis pas un moutard, se rebiffa Bérenger. Je me suis déjà battu, moi, et contre des hommes d'armes encore. Demande à Dame Catherine !

— C'est vrai, admit la jeune femme en souriant. Bérenger s'est comporté comme un preux dans une circonstance difficile.

— Voilà une bonne nouvelle, s'écria l'étudiant en assenant une tape affectueuse sur le dos de son compagnon. Nous pourrons ferrailler ensemble... si ta maîtresse veut bien de moi. D'ailleurs, ajouta-t-il avec un drôle de sourire où l'ironie n'effaçait pas une certaine mélancolie, si elle refuse, il faudra tout de même que je parte d'ici... ou que je me fasse truand.

— Quelle horreur ! s'écria Catherine. Pourquoi truand ?

— Croyez bien que cela ne me tente guère, mais si je veux manger, même un peu, il faudra bien que j'en passe par là. Le supérieur du collège de Navarre veut me chasser. Il dit que je suis un mauvais sujet, une brebis galeuse parce que j'aime les filles et le vin.

Comme si j'étais le seul ! Simplement, ma tête ne lui revient pas et, en fait de brebis galeuse, il va faire de moi son bouc émissaire.

— Dites-moi encore une chose : que diront vos parents de tout cela ? S'ils vous ont mis au collège, ils devaient avoir une raison ?

— La meilleure : se débarrasser de moi à tout jamais ! Je n'ai plus de parents, douce dame. Rien qu'un oncle fort riche qui gère le peu de bien qui me reste, car notre manoir et notre terre de Chazay ont été brûlés, détruits totalement par la guerre. Or, l'oncle Guy a un fils et il n'est jamais las d'amasser : il a donc décidé que je serais clerc, puis ordonné quand le temps en serait venu, afin que mes biens aillent grossir le patrimoine de son fils. C'est simple, vous voyez...

Très simple, admit Catherine. Et, à vous dire le fond de ma pensée, j'ai très envie de vous emmener avec moi. Mais vous souhaitez faire carrière dans les armes ?

— En effet, c'est mon plus cher désir.

— Avez-vous songé, alors, qu'en entrant à mon service, vous entrez à celui de mon époux... c'est-à-dire d'un prisonnier évadé, d'un proscrit ?

Gauthier de Chazay se mit à rire, d'un rire si joyeux qu'il faisait plaisir à entendre.

— De nos jours est proscrit aujourd'hui qui sera maréchal demain.

L'ennemi du matin devient le frère du soir et l'ami du soir est exécré quand revient l'aube. Nous vivons un temps de folie, mais l'heure viendra où tout rentrera dans l'ordre, où le royaume connaîtra son renouveau et refleurira plus beau qu'avant. Jusque-là, il y a encore des coups à donner et à recevoir : j'en veux ma part. Et puis, quoi que vous en pensiez, gracieuse dame, et même si cela vous fâche un peu...

c'est à votre service que je veux entrer, c'est vous que je veux servir, défendre, vous surtout !...

Catherine ne répondit pas tout de suite. Quelque chose en elle s'était ému à cette profession de foi inattendue. Ce garçon ne saurait jamais à quel point il lui rappelait Gauthier, le grand, Gauthier Malencontre dont, toujours, la rencontre avait été fatale aux ennemis qui s'étaient dressés devant elle.

Lui aussi avait regimbé à l'idée d'accepter la férule d'Arnaud. Il se voulait son serviteur, à elle, uniquement, son serviteur et son rempart, ce qui d'ailleurs ne l'avait pas empêché de se dévouer bien souvent pour le maître de Montsalvy, ne fût-ce que sur l'esplanade de Grenade, quand ronflaient les tambours d'Allah.

Une voix timide du fond de son cœur lui soufflait que ce jeune homme qui portait son prénom recelait aussi en lui un peu de l'âme de son vieil ami, que c'était lui, peut-être, qui par-delà la mort le lui envoyait...

Nul plus que Gauthier au sang viking n'avait eu ce goût du combat et de la violence appliqués à une juste cause. Et Catherine trouvait une étrange douceur à se dire qu'elle aurait désormais auprès d'elle ce garçon qui lui rappelait tellement l'autre, celui qui, tout de même, avait emporté avec lui une partie de son cœur.

— C'est chose dite ! s'écria-t-elle en tendant spontanément sa main à son nouveau serviteur. Vous êtes désormais l'écuyer de la dame de Montsalvy. Maître Renaudot va vous donner un coin où dormir et, demain matin, au petit jour, vous irez avec Bérenger au marché aux chevaux, près d'ici, afin de vous procurer une monture et quelques vêtements plus solides pour affronter les intempéries.

Les hardes de Gauthier, en effet, montraient plus de trous et d'effilochures que de bon lainage. Mais l'étudiant était bien au-delà de ces délicatesses vestimentaires. Les yeux brillants de joie, il vint simplement s'agenouiller devant la jeune femme, sans se douter qu'il accomplissait le même geste qu'avait eu, jadis, l'autre Gauthier. Et ce fut presque dans les mêmes termes qu'il voua sa vie à sa nouvelle maîtresse.

Le lendemain, quand le soleil fut haut dans le ciel d'un beau jour de mai, il éclaira, non loin des moulins de Montrouge, dont les grandes ailes tournaient doucement au vent léger du matin, une troupe de cavaliers qui s'en allait vers le sud.

La dame de Montsalvy, flanquée de Bérenger de Roquemaurel, de Gauthier de Chazay et escortée par Tristan l'Hermite suivi de quelques soldats, quittait Paris après une halte de deux jours dont elle n'avait tiré qu'amertume et déception et qui ne lui laissait aucune envie de revoir un jour sa ville natale.

Elle allait vers la Loire pour y chercher à la fois le salut d'Arnaud et le droit, pour les gens de Montsalvy et pour elle-même, de vivre en paix.

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