Quatrième partie Les écorcheurs

CHAPITRE XII La hache et la torche

Une partie de la forêt flambait sur la voûte noire et opaque du ciel, une nuée rouge montait, zébrée de longues flammes éclatantes. Une épaisse fumée roulait sur les cimes encore intactes, rabattue par le vent d'est qui venait de se lever.

C'était une nuit faite pour le Diable ! L'air chargé de flammèches était étouffant, avec une odeur âcre où le bois brûlé se mêlait à la chair calcinée.

Là-bas, vers le cœur brûlant de l'incendie, les cris se faisaient encore entendre, mais plus faibles et plus déchirants. Ce n'étaient plus les hurlements de tout à l'heure, où la peur se mêlait à la douleur.

C'étaient de longues plaintes haletantes, d'affreux gémissements arrachés à des corps repus de souffrance qui n'avaient plus la force de crier vraiment. De loin en loin, un grondement de tonnerre se faisait entendre, menaçant comme un avertissement céleste, mais il ne couvrait qu'un instant les bruits affreux du village saccagé...

Tapis dans un fourré épais, Catherine et ses jeunes compagnons n'osaient bouger, retenant même leur souffle comme si les bandits au travail avaient pu les entendre. La jeune femme fermait les yeux et appuyait ses mains sur ses oreilles de toutes ses forces pour ne plus voir, ne plus entendre, recrue à la fois d'horreur et de fatigue. Jamais elle n'avait imaginé que ce voyage haletant se muerait en une descente aux Enfers, une effroyable chute au fond de l'horreur qui durerait des jours...

Le cauchemar avait commencé dès que l'on eut passé la Loire, à Gien. Jusque-là, à travers les sables et les plates forêts solognots, il n'avait été que monotone. Mais après... Terres désolées s'étendant à perte de vue, villages réduits à des carcasses noircies et désertes, récoltes brûlées, ruines calcinées, cadavres à demi décomposés pourrissant à la face du Ciel sans que personne songeât seulement à leur donner une sépulture, moutiers croulants sur l'herbe séchée des cimetières, châteaux rasés quand leurs murailles n'étaient pas assez fortes pour résister à la horde, puits souillés, gonflés de cadavres entassés, tout cela, ces misères, cette horreur, c'étaient les traces laissées par ceux que l'on nommait, avec épouvante, les Ecorcheurs.

Plus féroces peut-être que n'avaient été jadis les Grandes Compagnies, ils étaient apparus quelques semaines, à peine, après la signature du traité d'Arras qui avait mis fin à la guerre entre France et Bourgogne.

Jusque-là gens de guerre au service de l'un ou l'autre chef, la paix pour eux signifiait une tranquillité et une vie rangée dont ils ne voulaient pas. Le goût de l'aventure, l'impossibilité de trouver d'autres moyens d'existence, l'habitude aussi de vivre sur le pays en rançonnant, pillant et détroussant indifféremment amis ou ennemis, transformèrent les troupes mercenaires en routiers, brigands, impitoyables bandits qui à leurs victimes laissaient à peine la peau sur le dos, en Écorcheurs enfin !

Us étaient français, allemands, espagnols, flamands ou écossais, mais tous se lançaient à la curée et le royaume, qui avait déjà tant souffert de la guerre, allait souffrir plus encore de la paix.

Le traité d'Arras, pour ces gens, n'était qu'un chiffon déshonorant et ce fut avec un appétit aiguisé qu'ils se jetèrent sur les terres bourguignonnes en clamant, pour se donner meilleure conscience, qu'en cette affaire d'Arras, le Roi avait été volé. Et puis, meilleur prétexte encore, l'Anglais tenait toujours certaines bastilles et, en allant les attaquer, on ravageait d'un cœur joyeux le pays traversé.

Mais le parti Bourgogne avait aussi ses Ecorcheurs, seulement ceux-là étaient installés depuis longtemps. Ils se nommaient Perrinet Gressart, qui depuis des années tenait La Charité-sur-Loire, François de Surienne, dit l'Aragonais, maître de Montargis et toujours solidement accroché, Jacques de Plailly, dit Fortépice, une vieille connaissance de Catherine, dont les griffes rapaces écorchaient toujours les alentours du château de Coulanges- la-Vineuse, d'où, jadis, Catherine et Sara s'étaient tirées avec tant de peine.

Instruite par l'expérience, la jeune femme avait évité de son mieux ces points dangereux qu'elle connaissait bien. Hormis quelques haltes dans de grandes abbayes ou des villes fortes comme Auxerre, Tonnerre ou Châtillon, elle avait choisi les routes écartées, les chemins creux à l'abri des guetteurs, ou encore les grands espaces redevenus sauvages où plus rien ne pouvait tenter le plus acharné rapace. Les provisions dont Jacques les avait munis tous trois leur permettaient de ne chercher nulle part leur nourriture.

Le plus dangereux peut-être, c'étaient les forêts. Les malheureux paysans chassés de leurs maisons brûlées, privés de tout moyen d'existence y cherchaient refuge. Ils menaient là une vie sauvage, devenus loups plus encore que ceux auxquels ils disputaient leurs pâtures.

Deux fois, Catherine et ses compagnons avaient dû la vie à la rapidité de leurs montures. La troisième fois, c'était Gauthier qui avait sauvé la situation en laissant tomber derrière lui le sac qui contenait ses propres provisions dans les jambes d'une troupe de spectres humains barbus et haillonneux qui s'étaient lancés à leur poursuite.

— C'était cela ou tirer l'épée, expliqua-t-il à Catherine. Et j'ai vu des enfants parmi ces pauvres gens...

Plus de dix fois, depuis qu'ils avaient atteint ces terres de misère, le jeune homme avait supplié Catherine de rebrousser chemin, de renoncer à avancer davantage à travers un pays où il n'y avait plus que bourreaux et victimes, les unes aussi dangereuses que les autres.

— Nous arriverons trop tard ! disait-il. Une femme sur le point de mourir ne peut attendre si longtemps ! Et c'est péché, de la part de votre amie, que vous faire traverser de tels dangers.

— Vous avez peur, messire le futur capitaine ?

— Pas pour moi, vous le savez bien, Madame, mais pour vous.

Combien avons-nous vu de femmes violées, éventrées et abandonnées au bord des chemins ?

— Je sais, Gauthier. Mais n'aurais-je qu'une chance même très faible de revoir ma mère que je la saisirais. Et je crois que je la reverrai. Elle m'attendra.

Et l'on continuait, Catherine les dents serrées, s'efforçant de voir le moins possible, le cœur ravagé de pitié et de dégoût, Bérenger muet d'horreur, Gauthier ronchonnant sans arrêt.

A voir ce qu'enduraient les confins du duché de Bourgogne, ses sentiments pro-bourguignons se réveillaient. La fréquentation de Jacques Cœur les avait assoupis, mais devant ces ravages qui constituaient une violation flagrante du fameux traité, il jetait feu et flamme à longueur de route, vouant le Roi, ses ministres et ses capitaines à toutes les chaudières du Diable, tant et si bien que Catherine, exaspérée, avait fini par lui poser un ultimatum : Ou bien vous vous tairez, Gauthier de Chazay, ou bien je vous renvoie. Vous pouvez repartir, aller où vous voulez, je ne vous retiens pas. À Paris, quand vous m'avez demandé de vous emmener, vous m'avez juré fidélité, à moi, malgré ce que je vous ai dit de mon époux.

Retenez bien ceci : proscrits ou non, les Montsalvy servent le roi Charles, l'ont toujours servi et le serviront toujours ! Si vous préférez le duc Philippe, personne ne vous retient. Entrez dans la prochaine ville, allez trouver le gouverneur et proposez-lui vos services. Il vous félicitera, vous offrira un superbe tabard vert orné d'une croix de Saint-André blanche... et vous pourrez oublier que vous êtes né à l'ombre de la cathédrale de Chartres et tirer allègrement l'épée contre votre suzerain légitime...

Cette algarade fut efficace. Douché, Gauthier gardait, depuis, un silence aussi profond mais moins terrifié que celui de Bérenger. Et ainsi, disputant, se cachant, fuyant ou cherchant quelques heures de sécurité derrière les murs d'une ville pleine à craquer, on avait usé le chemin, atteint l'immense forêt de Châtillon. Il ne restait plus qu'à peine trois lieues à couvrir avant de voir paraître l'éperon rocheux et les tours de Châteauvillain, quand le drame avait éclaté.

Les trois voyageurs suivaient, à travers la forêt, le cours d'une petite rivière que Catherine connaissait bien. C'était l'Aujon dont les eaux emplissaient les douves du château d'Ermengarde. La nuit commençait à tomber, mais on avait décidé que, ce soir-là, on ne s'arrêterait qu'au but.

— Nous sommes si près maintenant que ce serait dommage de faire halte ! Nous coucherons au château...

— Nous sommes près, mais le temps se gâte, fit Gauthier. Voilà deux fois qu'au loin j'entends le tonnerre et il me semble bien voir, là-bas, un nuage fort sombre.

Toute la journée il avait fait une chaleur de four. Plusieurs fois, on s'était arrêté au bord des ruisseaux rencontrés pour se rafraîchir, du moins quand ils n'étaient pas à sec. L'air brûlant était chargé d'électricité. Catherine haussa les épaules :

— L'orage est inévitable, Gauthier, mais, pour ma part, je le souhaiterais. Il me semble qu'une bonne averse nous ferait le plus grand bien. Et puis... je veux arriver ce soir, même si cela vous demande un effort, à l'un et à l'autre.

— Moi, je ne demande pas mieux, fit Bérenger. Je serai heureux d'arriver et je suis d'accord pour l'averse.

— Va pour l'averse ! conclut Gauthier avec bonne humeur. Je me sens si sec que je pourrais prendre feu si l'on approchait une torche à un pied de moi.

C'est alors qu'ils avaient vu, dans l'eau limpide de la rivière, la sinistre traînée rouge et, mêlée aux longues feuilles pâles des roseaux, l'empennage d'une flèche qui dépassait, une flèche qui, pour se tenir aussi droite, devait être plantée dans de la chair humaine.

Peut-être, habitués qu'ils étaient à de tels spectacles, auraient-ils poursuivi leur chemin si, tout près d'eux, un gémissement ne s'était fait entendre et, à quelque distance, le vacarme de ce qui semblait être une bataille.

Vivement Gauthier retint son cheval, sauta à terre, descendit au bord de l'eau et se baissa parmi les roseaux.

— Viens m'aider ! jeta-t-il à Bérenger. Il y a là un homme et il n'est pas mort.

Tandis que Catherine, inquiète, rassemblait les brides des chevaux et faisait entrer les animaux sous le couvert de la forêt pour les attacher à un arbre, Bérenger courut rejoindre son ami.

A eux deux, ils parvinrent à tirer sur la berge un homme de grande taille, vêtu d'un sarrau et de braies de grosse toile, dont l'eau dégouttait comme d'une fontaine. La flèche était plantée dans sa poitrine et son visage, barbu et blême, était un masque de souffrance.

Une mousse rosâtre se gonflait à ses lèvres décolorées qui, maintenant, faisaient entendre un petit gémissement continu.

Catherine vint s'agenouiller auprès d'eux et, avec son mouchoir, essuya les lèvres du blessé.

— Va-t-il mourir ?

— Sûrement ! fit Gauthier qui examinait la blessure, la flèche est trop profondément enfoncée pour que je puisse l'arracher. S'il y avait une chance, je couperais l'empennage et je la pousserais à fond, pour la faire ressortir par le dos. Mais la mort fait déjà son œuvre...

Le visage de l'homme, en effet, se plombait. Vivement, Catherine fouilla dans l'aumônière pendue à sa ceinture, en sortit un petit flacon qu'elle approcha des lèvres du mourant. C'était un mélange de vin de Chypre où avaient macéré des aromates et d'une faible partie de la fameuse « eau ardente de maître Arnaud », un cordial quasi miraculeux dont Jacques Cœur l'avait munie parmi bien d'autres choses.

La liqueur chaleureuse s'insinua entre les lèvres du blessé. Un frisson le secoua et il ouvrit les yeux. Son regard brun semblait noyé de brume. Il tourna un instant, comme égaré, puis se posa sur le visage de la jeune femme et s'agrandit. Ses mains battirent l'air comme s'il cherchait quelque chose où s'accrocher, puis ses lèvres s'agitèrent, mais sans résultat.

— On dirait qu'il veut parler ! souffla Bérenger.

Catherine lui donna encore une goutte de cordial.

Alors le blessé balbutia :

— Fuyez... Le village... Ne pas.... y aller ! Les... les É... corcheurs !

— Encore, gronda Gauthier. Qui est-ce, cette fois ?

L'homme tourna vers lui son regard plein d'ombre.

— Je... ne sais pas ! Un... inconnu ! On l'appelle... capitaine... La Foudre... Un... lieutenant du... Damoiseau de Commercy... Allez... vous-en ! Vite... Vite !

Il eut un hoquet, se renversa en arrière dans un dernier spasme, tandis qu'un flot de sang jaillissait de sa bouche, et il ne bougea plus.

— Il est mort, fit Bérenger d'une voix blanche en laissant reposer à terre la tête hirsute dont Catherine, pieusement, fermait les yeux.

Gauthier déjà s'était relevé et considérait le grand cadavre avec un mélange de colère et de pitié.

— La Foudre ! grogna-t-il. Le Damoiseau de Commercy ! Qui sont encore ces bandits ?

La Foudre, je ne sais pas, dit Catherine. Mais je peux vous dire qui est le Damoiseau. Il est beau comme une femme, noble comme un prince, vaillant comme César, jeune... comme vous Gauthier car il doit avoir votre âge, et cruel comme un bourreau mongol ! Il s'appelle Robert de Sarrebruck, comte de Commercy, un archange aux yeux de jouvencelle et à l'âme de démon. Par lui vous pouvez juger de son lieutenant ! D'ailleurs, regardez... écoutez...

Il faisait nuit, maintenant, sous les arbres et, dans les profondeurs de la forêt, des hurlements éclataient, tandis que les premières lueurs de l'incendie rougeoyaient au coude de la rivière.

— Nous ne pourrons pas passer, décida Gauthier entraînant Catherine vers l'endroit où elle avait attaché les chevaux. Il faut cacher les bêtes, nous cacher nous- mêmes, attendre. Quand ils auront tout brûlé... ils s'en iront sans doute. Le tout est de savoir si ce village est important. En avez-vous une idée, Dame Catherine ?

La jeune femme fronça les sourcils, rassemblant ses souvenirs.

— Ce doit être Coupray... ou Montribourg.

— De gros villages ?

— Encore assez ! Deux cents âmes, peut-être.

— Hum ! Ça peut être long. De toute façon, il faut attendre, rien que pour voir de quel côté se dirigera l'incendie, car il n'y a pas que le village. La forêt elle aussi brûle...

Les chevaux dissimulés dans un fourré, ils s'étaient eux-mêmes cachés dans le taillis voisin et depuis ils attendaient, le cœur serré, l'âme au supplice, que ce village ait fini de mourir...

L'orage se rapprochait mais n'éclatait pas vraiment. De grands éclairs livides balayaient le ciel qui grondait presque sans interruption, mais il ne tombait pas une seule goutte d'eau.

— Si seulement il pleuvait ! marmonna Gauthier. On aurait une chance de voir s'éteindre ce feu. Le vent le pousse juste dans la mauvaise direction. Il nous barre déjà la route qui nous permettrait de contourner le village. De l'autre côté, il y a la rivière et elle semble rapide, dangereuse.

— Mieux vaut risquer la noyade que tomber aux mains de ces gens-là, protesta Bérenger.

Catherine ne disait rien. A travers les arbres, elle regardait s'agiter des lueurs inquiétantes, tandis que les cris et les jurons se rapprochaient.

— Quelqu'un a dû s'enfuir, souffla-t-elle. Écoutez ! On le poursuit... Mon Dieu ! Ils viennent par ici !...

— A cheval ! décida Gauthier. Nous ne pouvons plus rester là et le choix est tout fait : il faut traverser !

— Cela ne sera pas facile. On voit la berge de l'autre côté. Elle est presque abrupte.

— Nous traverserons en diagonale. Regardez là-bas, Un peu avant le coude de la rivière, il y a une petite grève.

En effet, au ras de l'eau éclairée par les reflets des brasiers, un mince croissant pâle se dessinait au bas d'une pente herbeuse.

Catherine, cependant, le considéra avec méfiance.

— Ne croyez-vous pas qu'en abordant là-bas nous serons en vue du village ?

— Peut-être, mais il n'est pas certain tout de même que l'on nous voie. Et puis, pour nous atteindre, ces bandits devront eux aussi traverser : pendant ce temps nous prendrons le large. Évidemment... nous avons encore la ressource de revenir sur nos pas...

Il se retourna et eut une exclamation de rage :

— Par tous les diables de l'enfer !... Non, nous ne pouvons plus retourner... Par là aussi, ça flambe.

En effet, droit dans la direction d'où ils étaient venus, un nouvel incendie allumait une autre aurore infernale.

— Il faut y aller, dit Catherine. Sinon nous allons être encerclés !

A la grâce de Dieu !

Silencieusement, ils reprirent leurs montures. En passant auprès du cadavre que les garçons avaient hâtivement recouvert de branchages, la jeune femme se signa et retint un frisson. Puis, avec précaution, les trois voyageurs firent descendre leurs chevaux dans la rivière. Les courageuses bêtes se mirent à nager vigoureusement pour lutter contre le courant et le remonter, tandis que leurs cavaliers veillaient à leur tenir la tête hors de l'eau.

Les coups de tonnerre qui se succédaient et le vacarme du village investi couvraient amplement le bruit qu'ils faisaient en nageant.

La petite grève approchait. Déjà, les sabots des chevaux quittant l'eau profonde râpaient le lit de la rivière.

— Nous avons réussi à nous maintenir hors des traînées lumineuses, fit Gauthier avec satisfaction. C'est une chance et...

Il n'acheva pas sa phrase. D'un seul coup, la prairie qui dominait la grève et les taillis qui l'entouraient parurent s'enflammer. Une troupe d'hommes dont certains portaient des torches déboucha d'une futaie, se dirigeant vers une ferme fortifiée qui couronnait le coteau et que Catherine vit trop tard. Mais, en un instant, les voyageurs se trouvèrent dans la lumière.

— Hé ! cria l'un des routiers. Voyez un peu ce qu'il y a dans la rivière !

En poussant des hurlements sauvages, ils dévalèrent la petite prairie.

— Nous sommes perdus ! gémit Catherine.

— Si ces gens-là sont au roi Charles, nous avons peut-être une chance, cracha Gauthier avec mépris. Les loups ne se mangent pas entre eux !

— Jeune imbécile ! Les Ecorcheurs ne sont à personne qu'à eux-mêmes.

Tout en parlant, ils avaient essayé de faire tourner leurs montures et de les diriger de nouveau dans le lit de la rivière pour les lancer dans le courant, mais il était déjà trop tard.

Sans cesser de hurler, une dizaine de soudards étaient entrés dans l'eau et maîtrisaient les chevaux. Désespérément, les deux garçons tirèrent leurs armes et tentèrent de s'en servir, mais leurs efforts furent vains. En un clin d'œil, tous trois se retrouvèrent jetés sur le sable de la petite grève aux mains de démons aux faces noircies, qui entreprirent de les ficeler avec une habileté dénotant une longue pratique, tandis que deux d'entre eux ramenaient les chevaux par la bride.

— Bérenger, assommé, avait perdu bienheureusement conscience.

Bonne prise ! s'écria l'un des assaillants. De belles bêtes et peut-être des gens riches ! Des marchands sans doute...

— Des marchands ! gronda Gauthier qui se débattait comme un diable. Est-ce que nous avons l'air de marchands ? Nous sommes gentilshommes, racaille, et notre compagnon...

11 s'interrompit. Celui qui paraissait le chef s'était agenouillé auprès de Catherine dont la tête avait heurté une souche quand on l'avait jetée à terre et qui en était restée un peu étourdie. Brutalement, il arracha le camail noir qui enveloppait la tête de la jeune femme et qui avait glissé à moitié. L'épaisse chevelure dorée apparut, presque rousse dans la lumière des torches.

— Tiens ! tiens !... fit-il. On dirait que nous avons là une agréable visite...

Pour s'en assurer, il tira sa dague et, d'un coup rapide, sectionna les lacets qui fermaient le justaucorps de la jeune femme. Les bandes de toile dont elle se serrait la poitrine quand elle s'habillait en garçon apparurent. Le fil de la dague les coupa en une seconde et les preuves formelles de la féminité de la prisonnière s'épanouirent sous les yeux des pillards.

Le chef eut un sifflement admiratif.

— Une très... très agréable visite ! Achevons d'éplucher cette savoureuse amande. C'est bien une femme, garçons. Et des plus réussies...

— Bandits ! Sauvages ! hurla Gauthier qui s'étranglait à moitié. Ce n'est pas une femme, c'est une dame ! Une haute dame et si vous osez seulement y toucher...

Pourpre d'impuissante fureur, il se tordait dans ses liens et s'étranglait. Le chef, qui cependant avait suspendu le geste ébauché de dépouiller Catherine, eut un haussement d'épaules ennuyé.

Faites-moi taire ce braillard ! Il m'empêche de réfléchir... Dites donc, garçons, si j'ai bonne mémoire, personne jusqu'ici ne nous a défendu les nobles dames, que je sache ? Le tout est de savoir d'où elles viennent. Allons, poulette ! Réveillons-nous ! Tandis que, de son poing ferré, l'un des soudards étourdissait Gauthier, un autre lançait au visage de Catherine le contenu d'un casque plein d'eau. Elle sursauta, ouvrit les yeux, se redressa d'un mouvement nerveux en sentant des mains rudes qui caressaient sa poitrine et cracha comme un chat en colère.

Repoussant de toutes ses forces l'homme qui, déséquilibré, tomba les quatre fers en l'air, elle sauta sur ses pieds, tira la dague de sa ceinture et la tint serrée dans son poing fermé, la pointe en avant :

— Bande de truands ! J'éventre le premier qui approche !

Un énorme éclat de rire salua cette menace. Le chef se relevait, torchant sa figure noire de poussière et de suie à sa manche de cuir.

— Ça va, fit-il, on va causer ! Mais uniquement parce qu'on nous a dit que tu étais une « noble dame », sinon faut pas t'imaginer que c'est ta quenouille qui nous empêcherait de faire de toi ce qu'on veut ! Qui es-tu ? D'où viens-tu ?

— De Tours où voici dix jours j'étais au mariage de Monseigneur le Dauphin ! Je suis dame de parage de la Reine !

— Dis donc, le Boiteux ! Ça a l'air sérieux ! Faudrait peut-être mener tout ça au Capitaine ?

— Quand j'aurai besoin de ton avis, je te le demanderai ! aboya l'autre.

Puis, revenant à Catherine :

— Comment que tu t'appelles, belle dame ?

— Je suis la comtesse de Montsalvy. Mon époux est célèbre parmi les capitaines du roi Charles !

Le Boiteux garda le silence, fourragea un instant parmi sa tignasse hirsute, remit son casque puis se détourna en haussant les épaules.

Ça va ! Menez tout ça au Capitaine La Foudre ! Moi j'aime autant ne pas avoir d'ennuis avec lui... Mais, tu sais, la belle, si tu m'en as conté, il le saura parce qu'il les connaît, les dames de la Cour. De toute façon, comme tu es belle fille, tu as une chance de n'être pendue qu'après un sursis. Les belles filles, il les aime, La Foudre. Allez, vous autres, on continue ! Toi, Cornisse, tu vas me hisser ces deux jouvenceaux sur les chevaux, tu attaches tout de même les mains de la dame, parce qu'elle joue un peu facilement du couteau, et tu conduis tout ça au village. Je m'en lave les mains.

Tandis que Cornisse attachait Gauthier et Bérenger toujours évanouis, chacun sur un cheval, puis liait les mains de Catherine, le Boiteux et le reste de sa troupe regrimpaient la pente et reprenaient le chemin de la maison-forte, toujours noire et silencieuse sur son coteau.

Un instant plus tard, armés d'un tronc d'arbre, ils se lançaient à l'assaut de la porte qui se mit à résonner dans la nuit comme une cloche de cathédrale. Puis, Cornisse prit le bout de la corde qui attachait Catherine, pendant qu'un de ses compagnons menait les chevaux par la bride et tout le monde se dirigea vers le village qu'un petit pont de pierre, situé à peu de distance du coude de la rivière, reliait à cette rive.

En resserrant ses bras autant qu'elle le pouvait contre son torse, Catherine s'efforçait de refermer son pourpoint ouvert jusqu'à la taille, mais bientôt elle n'y pensa même plus, fascinée par l'horreur de ce qu'elle voyait.

Hormis deux ou trois maisons, épargnées sans doute parce que plus riches que les autres, tout le village flambait. Certaines chaumières n'étaient déjà plus qu'un tas de braises rougeoyantes d'où surgissaient encore quelques madriers noircis. D'autres brûlaient comme des torches, en grandes flammes claires que le vent rabattait. Même les tas de fumier brûlaient, dégageant une fumée étouffante et une odeur atroce.

Mais le pire, c'étaient les cadavres qui gisaient un peu partout. Elle vit des femmes aux jupes rabattues sur la tête qui achevaient de mourir dans une mare de sang et d'immondices, le ventre ouvert, un vieillard qui agonisait en se traînant sur ses coudes, le sang jaillissant par saccades de ses poignets tranchés, des pendus aux faces violettes, d'autres qui, accrochés la tête en bas au-dessus d'un feu mourant, n'avaient plus pour visage que d'énormes charbons noircis...

L'unique rue du village était transformée en charnier. Attachés aux troncs des arbres, des hommes achevaient de mourir, hérissés de flèches. Devant la porte d'une grange sur laquelle un paysan était cloué, les bras en croix, comme une chouette, un routier forçait une jeune femme qui hurlait, tandis qu'un autre assommait, d'un coup de masse d'armes, deux enfants qui s'accrochaient à leur mère...

Catherine ferma les yeux pour ne plus voir, trébucha et tomba sur les genoux.

— Faut regarder où vous mettez les pieds, M'dame ! lui dit Cornisse. C'est pas la Cour, ici.

— Regarder ? Pour voir ça ? Mais qu'est-ce que vous êtes donc ?

Des bêtes ?... Non, vous êtes pires que des bêtes car, jamais, même les plus sauvages n'ont eu votre cruauté. Vous êtes des brutes, des démons à face humaine...

L'autre haussa les épaules, habitué.

— Bah ! c'est la guerre !

— La guerre ? Vous appelez ça la guerre ? Ces meurtres, ces tortures, ces pillages, ces incendies...

Cornisse leva un doigt en l'air d'un air doctoral qui contrastait avec sa figure plate et camuse.

— "Guerre sans feu ne vaut rien, non plus qu'andouille sans moutarde !..." C'est un roi d'Angleterre qui a dit ça !... Un qui s'y connaissait !

Malade de dégoût, Catherine préféra ne rien répondre. On se dirigea vers l'église. Sa porte pendait arrachée et, de l'intérieur éclairé, partaient des mugissements et des cris d'animaux.

Cornisse s'approcha avec ses prisonniers. Catherine vit que l'intérieur était plein de vaches, de veaux, de bœufs, de moutons et de chèvres qu'un routier, portant cuirasse sur un froc de moine, recensait à l'aide d'un gros livre posé sur le lutrin. Des balles de fourrage s'empilaient dans les bas-côtés et, dans une petite chapelle, des hommes entassaient les provisions saisies dans toutes les maisons.

Devant l'autel, trois jeunes filles entièrement nues dansaient sous la menace des épées d'une douzaine de soudards qui riaient à gorge déployée et rejetaient avec de grandes claques les longs cheveux dont elles essayaient de se cacher.

Cornisse jeta un coup d'œil sur tout cela, puis interpella le moine-scribe.

— Hé ! le Recteur ! Tu sais où est le Capitaine ?

Sans quitter ses écritures et sans lever les yeux, le scribe indiqua le fond de l'église.

— La maison qui est là, derrière ! C'est celle du bailli. Il y est...

— Bon ! On y va, soupira le routier en tirant sur la corde qui le reliait à Catherine.

Celle-ci plongea dans le regard terne du soudard le sien qui brûlait de fureur et d'indignation.

— Maudits ! Vous serez tous maudits ! Si les hommes ne vous punissent pas, Dieu s'en chargera ! Vous pourrirez dans des prisons ou au bout des potences en attendant de brûler en enfer pour l'éternité.

A la grande stupeur de la jeune femme, l'homme se signa avec une terreur visible puis lui intima, avec humeur, l'ordre de se taire si elle ne voulait pas être bâillonnée.

Haussant les épaules, elle lui tourna le dos avec mépris et sortit de l'église profanée la première et la tête haute. Mais, comme elle mettait le pied hors du portail, un violent éclair illumina tout le village et, d'un seul coup, l'orage creva. Des trombes d'eau s'abattirent avec la violence de cataractes, tombant d'un ciel noir d'où partaient des grondements d'Apocalypse, couchant les flammes, douchant les brasiers qui se mirent à fumer comme des chaudières.

Cornisse regarda Catherine avec épouvante et dirigea vers elle deux doigts en cornes.

Sorcière !... Tu es une sorcière ! Une fille du Diable ! Grande dame ou pas, je vais dire au Capitaine qu'il te fasse brûler !

La jeune femme eut un rire sec.

— Sorcière ? Parce que l'orage éclate ? C'est Dieu qui gronde au-dessus de vos têtes, bandits ! C'est lui qui confirme mes paroles, pas le Diable, votre maître.

Pour toute réponse, il l'entraîna en courant le long des contreforts trapus, à travers les flaques d'eau qui déjà se formaient. La pluie cinglait leurs visages et inondait la poitrine de la jeune femme qui ne s'en défendait pas.

L'un tirant l'autre, ils s'engouffrèrent sous le porche d'une maison d'assez belle apparence dont les fenêtres éclairées étaient même garnies de carreaux. D'affreux hurlements en sortaient.

Laissant les chevaux sous le porche avec leurs charges et leurs gardiens, Cornisse entraîna Catherine vers une porte basse qu'il ouvrit d'un coup de pied.

— Capitaine ! cria-t-il, voilà du gibier que je vous amène...

Mais ses paroles se perdirent dans les cris qui emplissaient la pièce et il s'arrêta au seuil vivement intéressé, tandis que Catherine étouffait un cri d'épouvante. Cette fois, elle devait avoir franchi le seuil de l'enfer !

La pièce où elle se trouvait était une salle de belles dimensions, dont le principal ornement était une large cheminée de pierre surmontée d'une statue de la Vierge, mais c'était de cette cheminée que partaient les hurlements. Un homme barbu, dans la force de l'âge, était lié sur une planche posée sur deux escabeaux et ses jambes disparaissaient jusqu'aux genoux dans les flammes. Convulsé dans ses liens, maintenu par quatre hommes, il ouvrait une bouche énorme d'où s'échappait un interminable cri d'agonie.

Les écorcheurs le retiraient un instant, lui posaient une question, toujours la même :

— Où est le magot ?

Mais il trouvait encore la force de secouer sa tête où roulaient des yeux révulsés, écarlate et suante, avec de grosses veines violettes qui, sur les tempes, semblaient prêtes à éclater. Et le supplice recommençait.

En contrepoint, les cris et les supplications d'une femme se faisaient entendre. Ils venaient du fond de la pièce où se trouvait un grand lit à courtines rouges qui craquait sous les secousses que lui imprimaient deux corps emmêlés. Dans l'ombre des rideaux, Catherine aperçut une jambe et un bras nus, une tête aux longs cheveux clairs qui roulait en tous sens, une femme enfin qui pleurait et gémissait sous le poids de l'homme qui la possédait avec une violence barbare...

De l'homme, on ne voyait pas grand-chose, sinon un grand corps vêtu de mailles d'acier qui ajoutaient une torture à la plainte de la malheureuse.

— Dis-leur, Guillaume !... dis-leur ! gémissait-elle, te laisse pas tuer !

Fascinée, les yeux agrandis d'épouvante, Catherine regardait tour à tour le supplicié et la femme sans réussir à fermer les yeux ou à détourner son regard, parvenue à un tel degré d'horreur que ses réflexes s'en trouvaient anéantis.

Comme du fond d'un cauchemar, elle vit un poing s'abattre sur la bouche de la femme qui, perdant enfin connaissance, se tut, tandis qu'avec un râle court, son bourreau allait au bout de son plaisir.

Cependant, les cris de l'homme torturé cessèrent d'un seul coup, tandis que sa tête retombait en arrière, inerte. Les routiers le retirèrent du feu.

— Capitaine ! appela l'un d'eux, il est évanoui...

— Ou il est mort ! fit un autre qui venait d'appuyer son oreille sur la poitrine de l'homme. Je n'entends plus rien là-dedans...

Un grognement de colère partit du fond de l'alcôve, tandis qu'une longue forme grise se dressait avec un bruit métallique.

— Bande de maladroits et d'abrutis ! gronda une voix qui fit sursauter Catherine.

Ses prunelles dilatées devinrent immenses. Le capitaine La Foudre sortit de l'ombre en rajustant son baudrier de cuir brodé. Il était tête nue, ses courts cheveux noirs en désordre et son visage basané crispé par la fureur, tandis que, le poing levé, il se ruait sur ses hommes pour les châtier.

— Capitaine ! reprit alors Cornisse après s'être raclé la gorge. Je vous amène un gibier de choix.

Le poing levé se baissa. Sous l'armure d'acier, l'homme haussa les épaules et décocha un coup de pied au corps insensible de l'homme supplicié.

— Jetez-moi cette charogne sur le fumier... s'il en reste ! ordonna-t-il.

Puis, saisissant une chandelle sur la table, il s'approcha du petit groupe resté près de la porte.

— Du gibier de choix ? ricana-t-il. Voyons cela.

Il leva la chandelle. La dame de Montsalvy redressa la tête. Son regard violet, brûlant d'indignation, et le regard noir du capitaine La Foudre, empli d'une immense stupeur, se croisèrent. La chandelle roula sur les dalles.

— Bonsoir, Arnaud ! dit Catherine.

CHAPITRE XIII Le Damoiseau

Le déluge ! Elle était au cœur même du déluge universel ! La colère de Dieu s'abattait sur la terre coupable en longues rafales mugissantes qui bombardaient le toit de chaume, brisaient les branches, abattaient les arbres, ravinaient la glèbe nourrie de sang.

Face à face, dans cette grange où il l'avait traînée sans lui laisser le temps d'articuler une parole de plus, Catherine et son époux se regardaient. Ils avaient l'air de prendre la mesure l'un de l'autre comme, avant la bataille, font les ennemis...

Sur le visage d'Arnaud, une rage presque démente avait remplacé la stupeur de tout à l'heure. Il avait réalisé que la mince forme noire soudain dressée devant lui comme l'ange du châtiment n'était pas un fantôme inexplicablement surgi des fumées âcres de l'incendie ou des phantasmes d'une nuit démoniaque.

C'était bien une créature vivante, c'était sa femme... C'était Catherine elle-même et tout son être n'était qu'un cri d'indignation. Jamais il n'aurait imaginé, même durant ces interminables heures nocturnes où elle avait impitoyablement chassé son sommeil et hanté ses quelques rêves, jamais il n'aurait imaginé qu'il pouvait la détester à ce point.

Brutalement, comme on rejette un fardeau insupportable, il l'avait envoyée rouler dans un coin de la grange, dont la terre battue se couvrait heureusement à cet endroit d'un peu de paille, mais elle ne s'en écorcha pas moins aux pointes d'une fourche qui dégringola avec elle.

Et, tout de suite, il cracha sur elle sa fureur en un chapelet d'insultes variées mais dont le sens était rigoureusement le même :

— Catin ! Ribaude !... Putain !... Traînée !... Ils t'ont donc chassée ! Ou bien c'est lui, ce chien galeux qui en a eu assez de toi et qui t'a jetée sur les routes quand il s'est aperçu que la moitié de ses hommes t'avaient passé dessus ?

Avec une souplesse de chat, elle se relevait déjà, serrant dans sa paume son poignet blessé, plus étourdie par ce flot d'injures que par le choc reçu, mais tout de suite parvenue au même diapason de fureur.

— Qui m'a chassée ? De quoi parles-tu ? Parce que je t'ai pris en flagrant délit, comme un vaurien, parce que je viens de voir qui tu es en vérité, tu préfères m'attaquer, me couvrir d'insultes insensées !

C'est tellement plus pratique !

Machinalement, elle refermait son pourpoint à l'aide des fragments de ses lacets.

— Je parle de mes vassaux, je parle des gens de Montsalvy qui, sans doute las de te voir te vautrer dans le lit des trois Apchier, t'ont jetée hors de leurs murs et renvoyée sur les grands chemins pour y reprendre ton métier.

— Tes vassaux ? Ah, j'aimerais qu'ils puissent te voir en cette minute ! Toi, leur seigneur... presque leur Dieu ! couvert de sang, brûlant, pillant, torturant des innocents, tout chaud encore du lit où tu as forcé une malheureuse ! Ah ! ils seraient fiers de toi ! Malandrin !

Coupe-jarret ! Écorcheur ! Voilà les nouveaux titres du seigneur de Montsalvy ! Ah ! non, j'oubliais : le capitaine La Foudre, un valet de Robert de Sarrebruck ! Voilà ce que tu es devenu !

Il bondit sur elle, le poing levé, prêt à frapper comme tout à l'heure, mais elle ne recula pas. Au contraire, elle se raidit et fit front audacieusement.

— Vas-y ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. Cogne ! Fais ton métier jusqu'au bout ! Je vois que l'homme qui t'a aidé à quitter la Bastille, qui t'a si bien déshonoré, je vois que Gonnet d'Apchier a bien fait son travail.

Arnaud retint sa main qui allait s'abattre.

— Comment sais-tu tout cela ?

— J'en sais plus encore que tu ne l'imagines. Je sais que Bérault d'Apchier, qui assiégeait Montsalvy, avait des intelligences dans la place. Il s'est fait remettre par celle qui nous trahissait... par Azalaïs la dentellière, une de mes chemises dont elle devait réparer la dentelle et un morceau de lettre où elle avait imité mon écriture.

Ça, c'était pour toi... pour te convaincre que j'avais été assez ignoble pour livrer Montsalvy à ces pourceaux. C'est bien ça, n'est-ce pas ? Mais si tu veux que je le lui dise en face et que je fasse cracher son venin au bâtard, va donc le chercher ! Où est Gonnet d'Apchier ? Comment se fait-il que je ne l'aie pas vu à la fête de ce soir ? Cela doit lui plaire cependant !

— Il est mort ! fit Arnaud d'un ton rogue. Je l'ai tué... quand il m'a donné ceci.

D'un geste machinal, il tirait de sous son haubert de mailles un chiffon blanc froissé et taché de sang, un fragment de parchemin qu'il laissa tomber aux pieds de sa femme.

— Il m'avait tiré de la Bastille. Il m'avait sauvé la vie et cependant je l'ai tué. A cause de toi... et parce qu'il a osé me dire... toute la vérité sur toi. Il a été honnête, fraternel pour moi... et cependant je l'ai tué.

Honnête ? Fraternel ? C'est à Gonnet d'Apchier que tu appliques ces lauriers ? Honnête, l'homme qui t'a abreuvé de mensonges éhontés ?

Fraternel, le bon garçon qui portait sur lui le poison, à lui donné par la Ratapennade, ta sorcière locale, qui devait t'envoyer de vie à trépas ?

As-tu donc perdu le sens, Arnaud de Montsalvy ?

Il explosa de nouveau mais maintenant l'incertitude, le doute se glissaient dans les vagues de sa colère.

— Pourquoi te croirais-je plus que lui ? Qui m'assure que tu dis vrai ? Il est normal que tu accuses pour te défendre et maintenant que j'ai eu la sottise de te dire qu'il est mort !

— Tu ne me crois pas ? dit-elle froidement. Et l'abbé Bernard, le croirais-tu ?

— L'abbé Bernard est loin et ça aussi, tu le sais !

— Beaucoup moins que tu n'imagines. Lis ça !

De son aumônière, elle tirait la lettre reçue à Tours. Le cuir épais et solide l'avait protégée de l'eau et elle n'était même pas humide. D'un geste net, elle la mit sous le nez de son mari.

— Je pense que tu connais l'écriture ? Crois-tu donc que Bernard de Calmont d'Olt nommerait sa bien-aimée fille en Jésus-Christ une ribaude chassée à coups de fouet par ses serviteurs ?

Il lui jeta un regard où l'incertitude se teintait maintenant d'angoisse, puis, s'écartant vers la chandelle qu'il avait posée sur une poutre, il se mit à lire lentement à mi-voix, s'arrêtant sur certains mots comme s'il cherchait à en apprécier tout le poids.

Catherine, retenant sa respiration, le regardait avec désespoir. Elle regardait ce visage viril dont les traits énergiques semblaient s'être épaissis, alourdis d'une brutalité qu'elle ne connaissait pas et que la lumière pauvre de la chandelle accusait encore. Une barbe de quatre ou cinq jours le mangeait, en détruisant toute beauté sous un chaume sale tandis que des poches dues aux excès se gonflaient sous les yeux.

Avec douleur, derrière ce soudard vêtu de fer qui dans sa mémoire s'érigeait, sauvage et menaçant sur le fond brûlant d'un village incendié, elle voyait se lever l'image familière qui s'était découpée une dernière fois, si fière et si joyeuse sous le frissonnement coloré des bannières de soie sur le fond immaculé d'un haut plateau couvert de neige !

Il n'y avait pas six mois de cela... et celui qu'elle aimait plus que tout au monde était devenu cet homme- là ! Si lourde était sa peine qu'elle ne fit rien pour la contenir. Des larmes emplirent ses yeux et, silencieusement, sans un sanglot, glissèrent lentement vers les coins de sa bouche.

Arnaud, cependant, avait fini de lire. L'œil atone, il contemplait la lettre qu'il avait laissée tomber à ses pieds, comme s'il cherchait à en étudier la forme. D'une main machinale, il ôta ses épaulières et son plastron d'acier, dégrafa le haubert de mailles, dégageant son cou puissant à la manière d'un homme qui étouffe.

Brusquement, il arracha la hachette plantée dans un billot à fendre les bûches, la lança au loin et s'assit, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains.

— Je ne comprends pas... Je n'arrive pas... Je ne peux pas comprendre. Il me semble que je deviens fou...

— Veux-tu me laisser t'expliquer ? murmura Catherine après un instant de silence, je crois qu'ensuite tu comprendras tout.

— Explique ! concéda-t-il de mauvaise grâce, avec un reste de rancune renforcée par la pénible sensation d'être dans son tort sur toute la ligne.

— D'abord, une question : pourquoi, en quittant la Bastille, n'es-tu pas revenu droit à Montsalvy ?

— L'abbé l'a bien compris, lui ! Pourquoi donc pas toi ? C'est facile, cependant. Quand on se sauve, on ne rentre pas chez soi tout droit.

— Tu pouvais au moins revenir dans la région. Les cachettes ne manquent pas, sans compter les forteresses de ceux qui auraient accepté joyeusement de subir pour toi combats et sièges !

Je sais, s'écria-t-il avec colère. Mais ce maudit bâtard, que Dieu damne, m'avait dit que j'étais condamné à mort, que j'allais être exécuté le soir même. D'ailleurs, il était venu sous l'habit du moine qui devait me préparer. Quand nous nous sommes enfuis, je voulais regagner l'Auvergne. Je ne voulais même que ça mais il m'a dit que le Roi, déjà, envoyait des troupes pour investir ma ville et se saisir de mes biens. Et puis ensuite... quand il m'a appris., ce que tu sais, je n'ai plus eu envie de rien... sinon de passer ma fureur sur tout ce qui me tomberait sous la main ! A quoi bon retourner là-bas ? Je n'aurais même pas eu la joie d'étriper Bérault d'Apchier, puisque les gens du Roi avaient déjà dû prendre possession. Alors, j'ai rejoint Robert. Je savais qu'il avait réussi à s'échapper de la prison où les gens de René de Lorraine le retenaient. Je le connaissais depuis longtemps. En outre, il était maintenant comme moi : un prisonnier évadé, un proscrit... mais puissant et à la tête d'une forte troupe. Je l'ai rejoint. Et son amitié à lui ne m'a pas fait défaut. Le Damoiseau m'a accueilli les bras ouverts.

— ...et a fait de toi ce bandit, masqué d'un pseudonyme trop explicite ! Tu me pardonneras de ne pas lui en être reconnaissante.

Maintenant, si tu veux, je vais tout te dire...

Elle s'accroupit à terre auprès de lui et commença de parler.

Aussi clairement, aussi calmement qu'il lui était possible, Catherine fit le récit de l'odyssée qui, des souterrains de Montsalvy, l'avait menée jusqu'à ce village du haut pays de Marne. Elle dit sa rencontre avec Richemont, son audience chez le Roi, l'entretien qu'elle avait eu avec le Dauphin, l'aide de Jacques Cœur et, finalement, la visite qu'au château de Tours elle avait rendue à la reine de Sicile.

Il l'écoutait, sans mot dire, les mains nouées entre ses genoux, grattant parfois la terre de son soleret de fer à la manière d'un cheval impatient.

Finalement, elle se releva, fouilla de nouveau son aumônière et en tira le sauf-conduit.

— Tiens ! fit-elle. Voilà ce que la Reine m'a donné pour toi.

Rentre à Montsalvy ! Le Roi, avec les Reines et le Dauphin, va bientôt se diriger sur les pays du Sud pour y régler la succession du comte de Foix et y...

Elle hésita imperceptiblement, puis se décida, articulant même clairement pour mieux frapper :

— ...et y réprimer les excès des Écorcheurs...

Il tressaillit, l'enveloppa d'un regard noir. Elle attendait qu'il réagît et il n'y manqua pas.

— Je te fais horreur, n'est-ce pas ?

— Oui ! tu me fais horreur ! fit-elle nettement. Ou, plutôt, j'ai horreur de l'homme qui est devant moi, car je refuse de croire que ce soit vraiment toi.

— Et qui d'autre ? Je fais la guerre, Catherine, et la guerre c'est ça ! Ce n'est que ça, même si cela te gêne de le croire. Je ne fais rien d'autre que ce que j'ai toujours fait, ce que font tous ceux que tu aimes tant : La Hire, Xaintrailles... et les autres. Que crois-tu qu'ils fassent à Gisors en ce moment, ces deux-là ?

— Ils combattent l'Anglais ! Ils combattent l'ennemi...

— Moi aussi ! L'Anglais ? Où est-il selon toi ? Aux frontières du royaume ? Non pas : il est à dix lieues d'ici, à Montigny-le-Roy où ton duc Philippe le laisse bien tranquille mais où, à l'heure qu'il est, le seigneur de La Suze, René de Rais, l'assiège.

— René de Rais ? Le frère de...

— De Gilles, oui, du monstre à la barbe bleue. Mais René est bon chevalier et mon frère d'armes, même s'il emploie des méthodes qui ne te plairaient pas plus que les miennes. Quant à moi, je combats Bourgogne... car c'est lui le pire de tous nos ennemis !

— Des ennemis, dis-tu ? Mais de qui ? De quoi ?

— Du Roi... et de la France ! As-tu aimé, approuvé le traité d'Arras, cet humiliant torchon qui oblige le Roi à demander pardon à Philippe, qui délie le duc même du devoir d'hommage ? Aucun de nous ne l'a accepté ni ne l'acceptera jamais. La paix à ce prix, nous n'en voulons pas. Et ici, c'est la Bourgogne ?

La Bourgogne ? Oui, sans doute, mais je n'ai guère vu de murailles, d'hommes d'armes, de machines de guerre ! Je n'ai vu que des vieillards, des femmes, des enfants assassinés, des hommes qui n'avaient pas d'armes et que l'on torturait pour leur faire cracher leur argent.

— La guerre n'a ni âge, ni sexe. Et l'ennemi est un tout ! En abattant ceux qui nourrissent les gens d'armes, on les détruit aussi bien qu'en leur tapant dessus à coups de hache !

La querelle repartait, violente, nourrie de leurs rancœurs et de leurs convictions. En face du féodal impitoyable, habitué à mépriser, presque universellement, toutes ces fourmis de la terre et des bourgades, Catherine se retrouvait solidaire de ce peuple martyrisé, pressuré, saigné à blanc, l'une des siennes et non des moins maltraitées.

— Allons donc ! Ce n'est pas la première fois que je vois la guerre, puisque tu dis que c'en est une. Je sais qu'elle est affreuse.

Mais à ce point-là ! Qui t'a changé ainsi, Arnaud ? Tu étais vaillant, dur, sans pitié parfois, mais tu n'étais pas aussi bassement cruel !

Souviens-toi de ce que tu étais... de ce que vous étiez tous quand vous suiviez Jeanne la Pucelle.

À ce nom, brusquement, il eut une expression de joie, presque de délivrance.

— Jeanne ? Mais je la suis toujours ! Je la sers même mieux que je n'ai jamais fait, car je l'ai revue... et elle m'a donné sa bénédiction...

Abasourdie, Catherine ouvrit de grands yeux.

— Que dis-tu ?... Jeanne, tu as revu Jeanne ?

— Oui, vivante ! Et belle, et joyeuse et plus forte que jamais ! Je l'ai vue, te dis-je ! Je l'ai vue lorsque j'ai rejoint Robert à Neufchâteau.

Elle venait d'arriver à la Grange-aux-Hornes, près de Saint-Privey.

Deux hommes l'accompagnaient et tous les seigneurs de la région accouraient pour la voir !

Catherine haussa les épaules avec irritation. Que son époux fût devenu une bête sauvage était déjà bien assez cruel, sans qu'il y ajoutât l'imbécillité !

— Je commence à croire que tu as raison. Tu deviens fou. Jeanne vivante ! Comme si cela avait quelque sens !

— Je te dis que je l'ai vue, s'entêta-t-il.

— Tu l'as vue ? Et sur le bûcher de Rouen, quand le bourreau a écarté le feu pour que tout le monde puisse s'assurer que c'était bien elle, tu ne l'as pas vue, peut- être ? Moi, c'est une vision que je n'oublierai jamais. Ce pauvre corps dénudé par la flamme, rouge et sanglant ! Et ce visage aux yeux clos, déjà, inerte... mais encore intact ! Ce n'était pas elle, peut-être ?

— C'était une autre ! Une fille qui lui ressemblait. On l'a fait fuir.

— Par où ? Par le souterrain où tu l'attendais à Saint- Maclou ou par je ne sais quel trou dans la prison où les Anglais la gardaient à vue ? Si quelqu'un avait dû faire fuir Jeanne, cela aurait été nous, nous qui étions sur place et qui avions toute l'aide qu'il était possible d'avoir !

C'est toi, Arnaud, qui es victime d'une ressemblance...

— Ce n'est pas vrai ! Les frères de Jeanne, les seigneurs du Lys, l'ont reconnue eux aussi !

— Ceux-là ! fit Catherine avec mépris. Ils reconnaîtraient n'importe qui pour que la manne qui est tombée sur eux du fait de leur sœur continue de pleuvoir. On les a décrassés, ces vilains, enrichis, anoblis, tandis que la malheureuse Jeanne périssait dans les flammes.

Pourquoi donc n'étaient-ils pas à Rouen, avec nous, pour essayer de la tirer de là ?... Je ne crois pas à ces reconnaissances-là ! Quant à toi, tu es comme bien d'autres : tu souhaites tellement la revoir, que tu te laisses prendre à une ressemblance vague..

— C'est elle trait pour trait. Je la connaissais bien.

— Moi aussi je la connaissais bien. Et je monterais à l'échafaud s'il le fallait, en jurant que j'ai vu, de mes yeux vu, Jeanne d'Arc mourir sur le bûcher. D'ailleurs, ajouta-t-elle en se rappelant tout à coup les paroles d'Arnaud tout à l'heure, que m'as-tu dit, il y a un instant ? Tu la sers, dis-tu ? Et mieux que jamais ? Elle t'a béni ?... C'est avec sa bénédiction alors que tu pilles, que tu brûles, que tu supplicies, que tu transformes la maison de Dieu en étable et en bordel ? Et tu oses me dire que cette aventurière est Jeanne ?

— Nous la vengeons ! Bourgogne l'a livrée, Bourgogne doit payer !

— Pauvre imbécile ! cria Catherine hors d'elle. Tu as déjà vu Jeanne réclamer vengeance ? Pousser les hommes d'armes à tuer les petites gens ? Et si vous tenez tellement à la venger, que n'allez-vous attaquer Jean de Luxembourg ? C'est lui qui l'a livrée et il a même refusé de signer le traité d'Arras. Voilà un ennemi, un vrai ! Mais il est coriace, Luxembourg ! Il est puissant. Il a de grosses villes fortes, des soldats qui savent se battre. C'est moins facile que de massacrer de pauvres paysans sans défense. Ah ! elle est jolie, votre Pucelle de carrefour ! Et vous, les héros, vous avez bonne mine !

— Quand tu la verras, tu changeras d'avis ! Mais... au fait...

Et Arnaud tourna vers sa femme un regard où le reflet d'une idée venait de passer. Une idée bien simple et bien naturelle cependant, mais qui, chose étrange, ne lui était pas encore venue, pris qu'il était par l'ardeur de leur dispute.

— Au fait, quoi ?

— Voudrais-tu me faire la grâce de me dire ce que tu fais par ici ?

Où vas-tu ?

La voix d'Arnaud s'était chargée d'une inquiétante douceur, mais Catherine n'y prit pas garde.

— Je te l'ai dit : au chevet de ma mère mourante !

— À... Dijon, alors ?

— Mais non. Elle n'y est pas ! Mon oncle a pris pour femme une gourgandine et ma mère a été obligée de quitter la maison.

Ermengarde lui a offert l'hospitalité. Je croyais, d'ailleurs, te l'avoir dit : elle est à Châteauvillain !

— À Châteauvillain ? Vraiment ?... Eh bien, vois-tu, ma chère, je l'aurais juré !

Les yeux rétrécis, il avait l'air de la guetter comme un chat en face de la souris qu'il va croquer. Dans son visage mal rasé, sa bouche avait un sourire à babines retroussées qui lui donnait l'air féroce.

N'y comprenant rien, Catherine le regarda avec stupeur :

— Tu l'aurais juré ?...

Brusquement, il se détendit comme un ressort, bondit sur elle et la saisit à la gorge.

— Oui, je l'aurais juré ! Et je sais maintenant que tu n'es qu'une garce ! Et la pire de toutes. Tu crois que je ne sais pas qui t'attend à Châteauvillain, qui tu vas rejoindre ? Hein ?...

— Lâche-moi ! hoqueta la jeune femme à demi étranglée. Tu... me fais mal ! J'étouffe...

— Tu ne m'auras pas, cette fois, maudite femelle ! Quand je pense que j'ai failli me laisser prendre à tes raisons, à tes larmes, quand je pense que je me faisais des reproches... que j'avais honte, oui, honte.

Et, pendant ce temps, tu pérorais, tu m'accablais de ton mépris avec, derrière ton sale petit front têtu, l'idée de me berner pour pouvoir rejoindre ton amant!...

— Mon a...mant ? râla Catherine, mais... quel...

— Le seul, le vrai, l'unique : le duc Philippe que l'on a vu arriver en cachette avec une petite escorte, voici cinq jours, chez cette maquerelle d'Ermengarde que le Diable crève ! Hein ? Qu'est-ce que lu dis de ça ?... Moi aussi je sais des choses, tu vois ?

Inerte, à demi inconsciente et cherchant désespérément l'air qui lui échappait, Catherine s'abandonnait aux mains qui la maltraitaient sans plus opposer de défense qu'une poupée de son. Ce fut une petite voix, tremblante mais claire, qui se fit entendre derrière le dos de Montsalvy et qui lui répondit :

— Je dis que vous avez menti, messire Arnaud, que le duc de Bourgogne n'est point ici... et que vous êtes en train d'étrangler votre bonne épouse !

Les mains d'Arnaud s'ouvrirent machinalement, lâchant Catherine qui glissa sur la terre humide. Se retournant, il regarda le groupe qui venait d'apparaître à la porte de la grange : Bérenger et un garçon roux, ficelés et trempés comme des soupes, que quatre de ses hommes maintenaient entre eux.

C'était le page qui avait parlé, poussé par une indignation plus forte que la terreur que, toujours, son seigneur lui avait inspirée.

Arnaud croisa les bras et considéra le groupe avec un étonnement qu'il ne cherchait pas à dissimuler.

— Le petit Roquemaurel ! Mais qu'est-ce que tu fais là, morveux ?

L'adolescent redressa la tête et, fièrement, déclara :

— Quand vous êtes parti, seigneur comte, j'étais déjà le page de Dame Catherine. Je le suis toujours et je l'ai suivie partout où elle a été, pour l'aider et la servir de mon mieux ! Mais vous, messire... êtes-vous toujours celui qu'elle aimait tant ?

Sous le regard clair de l'enfant, Arnaud rougit et détourna les yeux.

Ce gamin avait le pouvoir de le mettre mal à l'aise et le reproche, la déception, qu'il pouvait lire aisément sur cette jeune figure fatiguée le gênaient.

— Mêle-toi de ce qui te regarde ! grogna-t-il. Les affaires des grandes personnes ne sont pas faites pour les moutards. Et celui-là, ajouta-t-il en désignant Gauthier, muet jusqu'à présent, qui est-il ?

L'étudiant se redressa et, un pli dédaigneux à la bouche, il lança, défiant le capitaine du regard :

— Gauthier de Chazay, écuyer au service de Madame la comtesse de Montsalvy, que Dieu veuille garder de tout mal et délivrer des lâches qui osent la maltraiter !

La main d'Arnaud s'abattit sur la joue du jeune homme qui vacilla sous le choc.

— Tiens ta langue, si tu veux vivre, mon garçon. Si tu es à son service, tu es d'abord au mien. Je suis le comte de Montsalvy et j'ai le droit de battre ma femme.

— Vous... son époux ?

Incrédule, il se tournait vers Bérenger qui maintenant pleurait de chagrin, de rage et d'impuissance en constatant que Catherine ne se relevait pas. Le page eut un sanglot désespéré.

C'est vrai... C'est malheureusement vrai. Et maintenant... il l'a tuée !

Ma pauvre maîtresse... si bonne... si douce... si belle.

— En voilà assez, hurla Arnaud qui, cependant, venait de s'agenouiller auprès de sa femme et l'examinait avec plus d'inquiétude qu'il ne voulait en montrer. Elle n'est pas morte. Elle respire encore...

Apportez-moi de l'eau !

— Déliez-moi ! fit Gauthier. Je la ranimerai.

Du geste, Montsalvy ordonna de couper les liens des deux garçons et Gauthier vint s'agenouiller auprès de la jeune femme évanouie, dont il examina le cou froissé et bleuissant.

— Il était temps ! Une seconde de plus et elle expirait.

Il touchait doucement les chairs meurtries, s'assurait d'une main légère que, dans ce cou mince, rien n'était brisé. Puis, fouillant l'aumônière de Catherine, il en tira le petit flacon de cristal qu'il déboucha.

Arnaud le regardait faire avec intérêt :

— Tu fais un drôle d'écuyer ! Tu es médecin, l'ami ?

— J'étais étudiant quand Dame Catherine m'a tiré d'un mauvais pas et pris à son service. La médecine m'intéressait plus que le reste, ce qui ne veut pas dire qu'elle me passionnait... Tenez, elle revient à elle !

Catherine, en effet, ouvrait les yeux. La vue de la figure sombre de son mari, penchée sur elle, lui arracha un gémissement effrayé et un mouvement de recul. Tout de suite, il fut debout et la colère, la rancune se marquèrent de nouveau sur son visage.

Mais la jeune femme, elle aussi, se redressait et la conscience de sa volonté lui revint en même temps que ses forces.

— Ma mère se meurt, articula-t-elle non sans peine, je dois aller à Châteauvillain.

Elle avait une bizarre voix enrouée, pénible, qui ne résonnait que douloureusement sur ses cordes vocales froissées, et au prix d'un pénible effort.

Arnaud serra les poings.

Non. Tu n'iras pas retrouver le duc Philippe ! Je saurai t'en empêcher !

La Châteauvillain t'a tendu un piège... en admettant que tu ne sois pas d'accord avec elle...

— Le duc... n'est pas là ! Je le sais ! Il est à Saint- Omer où-le Connétable... doit le joindre à cette heure !

— Mensonge ! Il est là. On l'a vu...

— On s'est trompé ! Il s'apprête à assiéger Calais. Que ferait-il par ici ?

— Il t'attend ! La Châteauvillain, qui me hait, a dû arranger cela pour rentrer en grâce. Ses affaires vont mal depuis que son fils sert le duc de Bourbon. Et ça lui ressemble tellement !...

Catherine eut une grimace de douleur. Elle s'agrippa aux bras de Gauthier et de Bérenger qui la soutenaient et s'efforça de se relever puis, plantant son regard dans celui de son époux :

— Quoi que tu puisses dire, j'irai, affirma-t-elle et, de nouveau, elle répéta : « Ma mère se meurt ! Souviens-toi de la tienne !... »

Incapable de supporter plus longtemps la vue de cette femme défaite, vacillante, qui revendiquait d'une si terrible voix le droit de rejoindre sa mère, de cette femme dont chaque regard était un reproche et une accusation, Arnaud de Montsalvy s'enfuit en courant.

Par la porte grande ouverte de la grange, une bourrasque de vent et de pluie s'engouffra, soulevant les brins de paille qui se mirent à voltiger. Mais l'orage reculait déjà et fuyait par-dessus les toits effondrés et les ruines encore fumantes de ce qui avait été naguère un village...

Le petit matin vint comme un voleur, insinuant ses mains grises à travers les planches mal jointes de la grange.

Catherine se redressa sur la paille où elle avait dormi quelques heures comme une bête harassée. Tout son corps lui faisait mal et la peau de son visage, où les larmes avaient séché, la tirait. Elle se sentait faible et vulnérable mais c'était seulement son corps qui avait souffert car son âme, soulevée hors de ses limites rassurantes par l'effroi de ces dernières heures et par l'immense déception qu'elle venait de subir, était déjà prête pour de nouveaux combats.

Dût-elle en mourir, elle ne céderait pas aux exigences et aux soupçons injustes d'un homme qu'elle avait aimé au-delà du possible et en qui, à cette heure, elle découvrait un tyran, une brute capable de donner libre cours aux pires instincts ! Même si Arnaud devait la tuer, elle revendiquerait jusqu'au dernier moment le droit de remplir envers celle qui lui avait donné le jour son dernier devoir d'amour...

La lumière s'accentua et, dans le fond de la grange, elle distingua les corps de Gauthier et de Bérenger qui dormaient pelotonnés l'un contre l'autre pour avoir moins froid. La joue de l'aîné était marquée d'une trace sanglante, souvenir de la gifle que lui avait assenée Arnaud, mais, à cela près, les deux visages avaient, dans le sommeil, la même jeunesse et la même fragilité. Pourtant, n'étaient-ils pas, pour elle, les meilleurs et les plus fidèles compagnons ?

Au-dehors, la corne d'un guetteur mugit. Il devait encore pleuvoir car des filets d'eau serpentaient sous les planches de la grange, avec le clapotis d'une gouttière qui se déversait.

Catherine se leva, secoua de son mieux ses vêtements, alla tremper son mouchoir dans une flaque en prenant soin de ne pas racler le fond boueux et se le passa sur la figure. Puis elle arrangea ses cheveux, les tressa de son mieux et fourra le tout sous le camail de soie.

Elle avait soif et faim, mais l'impression d'abandon était pire que tout.

Elle se sentait seule, malgré ces deux garçons qui dormaient là, seule alors que son époux, l'homme qui lui avait juré protection, amour et fidélité, se trouvait à quelques pas d'elle. Mais un abîme les séparait désormais, un gouffre qu'elle osait à peine regarder parce que sa profondeur lui donnait le vertige.

On marchait au-dehors. Le bruit de souliers ferrés se faisait entendre, raclant la terre. Puis il y eut des appels, des rires et le hennissement des chevaux. Enfin des hommes entrèrent, le dos rond sous la pluie. Catherine reconnut le Boiteux et Cornisse.

— Ah ! vous êtes réveillée ! fit le premier en lui tendant une cruche et un morceau de pain, tandis que son compagnon allait secouer les garçons avec des rations analogues.

— Tenez, buvez ça ! Quant au pain, fourrez-le dans votre poche et suivez-moi. Vous mangerez en route !

Elle prit le pain, but un grand coup de l'eau qui était fraîche et d'un goût agréable. Puis jetant un coup d'œil à ses jeunes compagnons qui titubaient sur leurs jambes, les yeux encore gros de sommeil, elle dit, s'adressant à l'écorcheur :

— Où allons-nous ? Où est... le Capitaine ?

— Il attend au-dehors ! Alors dépêchez-vous car il n'est pas patient !

— Je sais ! Mais vous ne m'avez pas répondu : où allons-nous ?

— On rentre ! Je veux dire : on retourne à Châteauvillain. On n'est venu ici que pour fourrager ! Le Damoiseau nous attend !

Bérenger s'approcha, mordant déjà dans son pain, un espoir au fond des yeux.

— À Châteauvillain ? Messire Arnaud veut bien que nous y allions ?

— Il n'a pas le choix ! répondit Catherine sèchement. Il obéit. Ça lui arrive, à ce que l'on dirait...

Il y avait un monde de dédain, de colère et d'humiliation dans ces quelques mots. Ramassant son manteau de cheval, elle le jeta sur ses épaules.

— Je suis prête ! fit-elle.

— Alors, venez ! Vos chevaux sont devant la porte.

On quitta la grange. La pluie, en effet, tombait toujours. Dans l'unique rue du village, ou dans ce qu'il en restait, la longue file de la compagnie d'écorcheurs s'étirait comme un serpent aux écailles de fer encore assoupi. Ils attendaient...

Le Boiteux offrit sa main, gauchement, pour aider Catherine à se mettre en selle, mais elle dédaigna son aide. Posant légèrement le bout de sa botte sur l'étrier, elle s'enleva avec souplesse. Elle saisit les rênes d'une main ferme, se tourna vers Gauthier et Bérenger, pour voir où ils en étaient. Mais eux aussi attendaient déjà, immobiles sur leurs montures, les yeux curieusement vides.

— Je vous suis ! Marchez ! dit Catherine au Boiteux.

Ils remontèrent la colonne. Très droite, la tête haute et la lèvre dédaigneuse, Catherine n'offrit à tous ces hommes qu'un profil impassible. Elle refusait de voir les pauvres vestiges qui se montraient derrière la troupe. Elle refusait de voir les faces féroces des soudards et les dépouilles qui traînaient encore un peu partout. Elle refusait de voir le tas de cadavres que l'on avait sommairement empilés près du calvaire et qui allaient pourrir là, engendrant peut-être la peste ou quelque autre fléau dès que la chaleur reviendrait. Elle refusait aussi de voir le troupeau parqué à l'entrée d'un champ et où, parmi les bêtes de somme, quelques hommes enchaînés se tenaient, tête basse, misérable bétail humain que l'on enrôlerait de force et qui devraient se faire plus loups que les loups s'ils ne voulaient être dévorés.

Tout au bout, prêt à prendre la tête de la colonne, Arnaud attendait lui aussi. Armé de pied en cap, immobile sur son destrier noir, hautain et silencieux, il ne montrait de lui-même que les deux tiers de son visage, sous le ventaille relevé du casque sans cimier.

Lorsque Catherine arriva à sa hauteur, ils échangèrent un regard, mais aucune parole. Ce regard avait cependant permis à la jeune femme de constater que son époux était blême, avec de grands cernes noirs autour des yeux... mais qu'il s'était rasé. Peut-être avec des moyens de fortune car des estafilades encore saignantes marquaient ses joues.

On se mit en marche vers le nord-ouest par un chemin étroit où l'orage avait creusé des fondrières. Sous le ciel gris, la campagne dégouttait d'eau. Pourtant, elle paraissait morte. Nulle part ne se voyait, filant d'une cheminée, la mince colonne de fumée qui traduisait la vie. Nulle part ne s'entendait même le chant d'un oiseau ou le coassement d'une grenouille. Tout se taisait. Seuls les pas des chevaux, ceux des fantassins, lourds et ferrés, se faisaient entendre.

Repus et encore ivres de la tuerie de la veille, les Écorcheurs traînaient la patte.

On chevaucha longtemps et en silence. À cause du bétail qui ne pouvait galoper, on allait au pas. Le temps était lourd, tiède et moite...

On y respirait mal, car le grand vent de cette nuit était tombé. C'était comme si on avait cheminé à travers une éponge gorgée d'eau.

Bientôt, on plongea dans la forêt et l'atmosphère se fit plus pesante encore.

Catherine se sentait le corps las et l'âme malade. Elle regardait le chemin, droit devant elle, sans jamais tourner les yeux vers Arnaud.

Parfois, en baissant les paupières, elle apercevait son genou et sa cuisse habillés de fer, mais ils étaient aussi rigides, aussi vides en apparence que les armures dans la salle d'armes de Montsalvy...

C'était comme un mauvais rêve qui lui collait à la peau et dont elle ne parvenait pas à se démêler...

L'homme qui l'escortait comme une ombre pouvait-il vraiment être le même que celui dont, depuis si longtemps, elle avait fait son unique raison de vivre ? Était-ce le même qui l'avait tenue dans ses bras, qui avait déliré d'amour contre son corps, qui lui avait donné ses deux petits ?

Il était là, tout près, et cependant bien plus séparé d'elle que lorsqu'une longue distance et les murs de la Bastille se dressaient entre eux car, alors, Catherine était en droit de croire que leurs cœurs battaient à l'unisson. Que s'était-il donc passé ? Il y avait là une énigme que son esprit, fatigué du voyage, ne parvenait pas à résoudre.

Un homme ne change pas à ce point, et surtout en si peu de temps, sans qu'un facteur quelconque, événement ou être vivant, ait opéré la transformation.

Évidemment, l'affreuse nuit qui venait de se dissiper lui avait fait comprendre qu'elle ne le connaissait pas, ou plutôt qu'elle connaissait mal ce monde des hommes de guerre.

Malgré les épreuves subies, elle ignorait bien des choses sur le compte de ces capitaines, superbes et vaillants dans les batailles, qui, depuis son enfance, passaient devant ses yeux admiratifs comme une fresque haute en couleur. Maintenant, elle savait qu'ils étaient capables du meilleur et du pire, qu'ils étaient bien rarement les défenseurs de la veuve et de l'orphelin, à moins qu'ils ne fussent de leur caste et qu'entre eux et le petit peuple, le peuple immense cependant, les rapports existants étaient à peu près les mêmes qu'à Rome, jadis entre les patriciens et leurs esclaves. Elle entendait encore, dans cette grange mal éclairée, la voix d'Arnaud qui protestait : « Et les autres, que crois-tu qu'ils fassent à cette minute ?... »

Il fallait vivre, à n'importe quel prix, et bien vivre si possible, nourrir les hommes, payer les soldes et laisser s'assouvir les instincts sans se soucier surtout de ce que cela pouvait coûter de misères et de souffrances. Et pourtant, pour ceux de sa terre, à lui, pour les gens de Montsalvy, Arnaud était prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang. Seulement, c'étaient « les siens... ».

Alors ? Comment en était-il arrivé là ? Ce n'était pas, ce ne pouvait pas être les conséquences de son arrestation à la suite du meurtre de Legoix, même si les mensonges de Gonnet lui avaient laissé croire qu'il allait être exécuté ?...

Jadis, quand la puissance des Montsalvy avait été abattue par ordre du Roi, sur l'instigation de La Trémoille, Arnaud n'avait pas réagi en se faisant routier... Était-ce donc cette femme, cette aventurière, qui osait, sans doute aidée par une ressemblance, se faire passer pour Jeanne d'Arc ? Quand il en parlait, c'était avec une espèce de foi fanatique et, dans les yeux, une lumière qui ressemblait à l'amour.

Oui, c'était cela : de l'amour ! Il avait suffi, apparemment, à cette créature de paraître pour attirer à elle le cœur d'Arnaud de Montsalvy et en faire un autre homme, une espèce de brute sanguinaire.

« C'est une sorcière ! rageait silencieusement Catherine. Ce ne peut être qu'une sorcière et elle ne mérite rien d'autre qu'une pile de rondins et quelques fagots sur une place de village !... »

Bien sûr, il y avait aussi la jalousie. La brutalité d'Arnaud quand il s'était retrouvé inopinément en face de sa femme n'avait laissé à celle-ci aucun doute sur sa réalité. Il aurait pu la tuer parce qu'il la croyait coupable et ce n'était guère à l'honneur de la confiance qu'il lui portait.

Or, juste au moment où elle était parvenue à le convaincre de son innocence, il avait fallu que se greffât cette histoire insensée du duc Philippe. Y avait-il vraiment quelque probabilité pour qu'il se trouvât à Châteauvillain, quand de si importantes affaires devaient, normalement, le retenir dans le Nord ? Si l'on s'en tenait à la seule psychologie d'Ermengarde, la chose était possible : elle n'avait jamais aimé Arnaud et elle avait toujours fait tout ce qui était humainement possible pour ramener Catherine dans les bras de Philippe. L'aventure de l'hospice de Roncevaux n'était pas encore effacée de l'esprit de Catherine. Ermengarde était entêtée et capable de bien des choses pour faire prévaloir sa façon de voir, mais pas au point, tout de même, de se servir d'un événement aussi navrant que la mort d'une mère pour attirer Catherine dans un piège. À moins que tout ne fût vrai.

Tandis que la jeune femme tournait et retournait ses pensées dans son esprit, le chemin s'achevait. Néanmoins, il était près de midi quand, à un tournant, les tours de Châteauvillain surgirent des brouillards de la rivière, érigées sur leur motte seigneuriale auprès de laquelle se blottissait le village. Une boucle de l'Aujon séparait le château du petit bourg, défendu par des murailles assez basses et qui, en cas d'attaque, devaient être d'un secours infiniment moindre que les formidables courtines de la forteresse seigneuriale.

Catherine reconnut les murailles grises, les hourds de bois noir et les hautes poivrières d'ardoises bleues que la pluie cirait. Tout était comme autrefois et, là-haut, sur le donjon, la bannière rouge des Châteauvillain pendait alourdie d'eau. Mais ce n'était qu'une apparence, car le long de la rivière, près du petit pont romain, un camp avait poussé, avec ses trefs déteints et ses feux de cuisine, un camp qui ressemblait comme à un frère à celui que les Achpier avaient planté devant Montsalvy, à la bannière près.

Ici c'était un lion d'argent couronné d'or, rampant sur champ d'azur parmi des croisettes fichées d'or : les armes des Sarrebruck que Catherine salua d'un sourire méprisant car, si les couleurs différaient, les cœurs des hommes se rejoignaient curieusement. Si toutefois l'on pouvait parler de cœur en telles circonstances.

Le village, à première vue, n'avait pas souffert des Écorcheurs.

Toutes ses maisons étaient debout, intactes, mais, en approchant, Catherine s'aperçut que les habitants avaient disparu. Ceux que l'entrée du détachement faisaient apparaître au seuil des maisons étaient tous des soldats, qui, d'ailleurs, avaient l'air d'être là comme chez eux.

Les gens de Châteauvillain avaient dû fuir à temps, car nulle part ne se voyait le moindre cadavre et les arbres n'avaient que des feuilles, sans que s'y mêlât aucun fruit sinistre. Sans doute, chassés par l'arrivée des soudards, se terraient-ils dans les bois, à moins qu'ils n'aient pris refuge - et c'était là le plus vraisemblable - au château dont la masse formidable dressée sur son éperon rocheux semblait narguer la tribu de fourmis malfaisantes qui grouillait à ses pieds.

L'arrivée de la troupe déchaîna l'enthousiasme des routiers à cause du butin qu'elle ramenait. Les hommes du Damoiseau accouraient, beuglant une bienvenue truffée de jurons et d'obscénités à laquelle les arrivants répondaient avec ardeur. Ceux-ci, d'ailleurs, à peine franchi le rempart, se débandaient et, retrouvant les camarades, se lançaient déjà dans le récit de leurs affreux exploits à grands coups de gueule vantards, grands rires hennissants et grosses bourrades triomphantes, ne s'-interrompant que pour réclamer à boire.

Cependant, leur chef n'avait même pas paru s'apercevoir que l'on était arrivé. Taciturne, l'œil fixé entre les deux oreilles de sa monture, il continuait d'avancer au pas régulier du cheval, indifférent à cette agitation qui saluait son retour, muré dans son silence distant.

Seuls quelques-uns des cavaliers, copiant leur attitude sur la sienne, le suivaient, cernant étroitement, comme pour les empêcher de fuir, les montures de Catherine, de Gauthier et de Bérenger.

On parvint ainsi au pont dont l'arche moussue enjambait le flot rapide de la rivière où les herbes s'étendaient comme de grandes chevelures vertes. Le château se dressa au-dessus d'eux, comme une falaise. Il ne laissait paraître aucun signe de vie. Muet, sombre et clos, ainsi qu'un tombeau sous l'énorme sceau en cœur de chêne de son grand pont relevé, il avait la majesté redoutable d'un dieu endormi.

Alors, Arnaud, qui durant tout le trajet n'avait pas desserré les dents, s'approcha de Catherine. Il était encore plus pâle qu'au départ et, sous l'ombre du casque, son visage était celui, grisâtre, d'un spectre.

De son gantelet, il montra le château silencieux.

— Voilà le but de ton voyage, fit-il d'une voix morne. C'est là que l'on t'attend ! Et c'est là que nous nous séparons...

Saisie, elle tourna brusquement la tête vers lui. Mais il ne la regardait pas et elle ne vit de lui qu'un profil buté, des traits durcis, le pli amer de sa bouche si serrée qu'elle ne formait plus qu'une ligne mince.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle sourdement.

— Que l'heure est venue, pour toi, de choisir...

— De choisir ?

Oui : entre ta vie passée et ta vie actuelle. Ou bien tu renonces à entrer dans ce château, ou bien tu renonces à ta place auprès de moi... pour toujours !

Elle s'affola, épouvantée par la perspective qui s'ouvrait si brutalement devant elle, par ce choix que rien ne justifiait à ses yeux.

— Tu es fou ! s'écria-t-elle. Tu ne peux exiger cela de moi. Tu n'en as pas le droit.

— J'ai tous les droits sur toi. Jusqu'à présent, tu es ma femme.

— Tu n'as pas celui de m'empêcher de voir une dernière fois ma mère mourante, de la rejoindre pour lui rendre les derniers devoirs.

— En effet, mais à condition qu'il s'agisse bien de ta mère. Or, je sais qu'il n'en est rien. Ce n'est pas elle qui t'attend : c'est ton amant.

— C'est faux ! Je te jure que c'est faux ! Mon Dieu !... Comment te faire comprendre... te convaincre ? Écoute : laisse-moi entrer, seulement entrer, l'embrasser une dernière fois... Ensuite, je te le jure sur mes enfants, je ressortirai.

Pour la première fois, il tourna les yeux vers elle, la regarda un instant et Catherine fut effrayée par ce regard tragiquement vide. Il haussa les épaules, avec lassitude.

— Tu es peut-être sincère. Mais je sais que si tu entres là, tu n'en ressortiras pas. On s'est donné trop de mal pour te faire venir jusqu'ici.

On ne te lâchera pas.

— Alors, viens avec moi. Après tout, cette mourante, tu es devenu son fils, même si tu n'en es pas très fier. Tu as été bon avec elle, jadis, courtois et même affectueux. Elle serait doublement heureuse de nous voir ensemble. Pourquoi ne lui dirais-tu pas un dernier adieu, toi aussi ?

Elle s'animait à cette idée. Un peu de rose montait à ses joues pâles et ses yeux brillaient d'espoir. Mais Arnaud se mit à rire et c'était bien le rire le plus dur, le plus sec et le plus tragique qui se pût entendre.

Allons, Catherine, raisonne ! Où est ton intelligence ? Que j'entre avec toi, alors que depuis trois jours nous assiégeons ce château pour prendre le renard au piège ? Tu veux rire ? Je n'en sortirais pas vivant.

Aussi, l'occasion serait trop belle pour Philippe : tenir la femme et se débarrasser du mari.

— Tu es fou ! gémit-elle. Je te jure que tu es fou ! Le duc Philippe n'est pas là, j'en suis certaine ! Il ne peut pas être là...

— Et cependant, il y est, affirma tranquillement la voix douce d'un cavalier qui venait d'apparaître auprès d'Arnaud.

A son aspect plus encore qu'à la cotte d'armes armoriée qu'il portait sur son armure, Catherine reconnut le Damoiseau de Commercy.

Montant un grand étalon rouan, il ne portait pas de casque et montrait nue sa belle tête fine couronnée de cheveux aussi doux et aussi dorés que ceux de Catherine elle-même. Il avait de grands yeux bleus ombragés de cils invraisemblables, une bouche sinueuse et tendre qui s'entrouvrait sur des dents très blanches et un sourire enjôleur que démentait la dureté calculatrice du regard. Toute sa personne élégante dégageait un léger parfum de musc et contrastait violemment avec le sévère équipement guerrier du seigneur de Montsalvy qui, auprès du beau Robert, paraissait plus rude que jamais et ressemblait assez à quelque reître parfumé à la graisse d'armes et au crottin de cheval.

Cependant, des deux, c'était le jouvenceau à la beauté presque féminine qui était le plus redoutable et le plus dangereux. Mâchant négligemment des clous de girofle, ainsi qu'il en avait l'habitude, pour se parfumer l'haleine, le Damoiseau désigna Catherine du bout de sa houssine dorée :

— Ravissante ! apprécia-t-il. Sale à faire peur, mais ravissante !...

Qui est-ce ?

— Ma femme ! riposta Arnaud d'un ton abrupt qui ne pouvait en rien prétendre tenir lieu de présentation.

Les grands yeux de Robert s'ouvrirent, démesurément.

Allons donc ! La rencontre est plaisante. Et... que vient faire dans ce trou boueux une si belle et si noble dame ?

Malgré son charme et son élégance, le Damoiseau n'inspirait aucune sympathie à Catherine. Au contraire, elle éprouvait pour lui une espèce de répulsion à laquelle se mêlait de la rancune. Sans lui, Arnaud aurait sans doute cherché refuge vers Montsalvy et elle-même ne se débattrait pas au milieu de cet affreux gâchis. D'un ton raide, elle répliqua :

— Ma mère se meurt en ce château dont on prétend m'interdire l'accès et que vous-même prétendez assiéger au mépris de tout droit !

— Assiéger ? Et où prenez-vous que nous assiégions, gracieuse Dame ? Voyez-vous ici quelques machines de guerre, des ingénieurs au travail, des échelles, des armes brandies ? Je n'ai même pas de casque. Non, nous... séjournons au bord de cette charmante rivière et nous attendons.

— Quoi ?

— Que le duc Philippe se décide à sortir, tout simplement car, pour en revenir à ce que je vous disais lorsque je me suis permis d'intervenir dans votre conversation, le duc est là, j'en suis certain.

Catherine haussa les épaules et plissa la bouche dédaigneusement.

— Vous rêvez les yeux ouverts, seigneur comte ! Mais en admettant même qu'il soit venu, ce que moi je me refuse à croire, vous devez bien comprendre qu'en constatant votre... séjour ici, il ne vous aura pas attendu. Châteauvillain possède un souterrain de dégagement, comme beaucoup de ses pareils et, à cette heure, le duc est loin.

— Ce château possède même deux souterrains, belle Dame, fit Sarrebruck imperturbable ; par bonheur, nous en connaissons les issues et nous les gardons, comme il se doit.

— Comment les connaîtriez-vous ?

Le Damoiseau sourit et caressa l'encolure de son des trier. Sa voix se fit plus douce encore, si la chose était possible.

— Vous n'avez aucune idée de l'efficacité d'un feu bien flambant... ou d'un peu de plomb fondu judicieusement réparti. Avec cela, on obtient tous les renseignements que l'on veut.

Un frisson de dégoût courut le long du dos de la jeune femme. Le feu ! Encore... L'image atroce de la nuit précédente était trop présente à sa mémoire pour que ce rappel ne lui fût pas pénible. Serrant les dents pour ne pas hurler son horreur à ce garçon trop beau et qui, cependant, la révulsait comme s'il eût été le plus hideux des serpents, elle regarda tour à tour les deux hommes :

— Vous êtes des monstres ! De vous, seigneur comte, cela ne m'étonne pas car vos tristes exploits sont célèbres, mais mon époux...

— En voilà assez ! coupa brutalement Arnaud qui avait paru, jusque-là, se désintéresser de cette passe d'armes entre sa femme et son associé, nous n'allons pas recommencer. Tu as entendu ce que l'on t'a dit, Catherine : le duc est là ! Que décides-tu ?

Elle garda le silence un instant, cherchant désespérément le défaut de l'armure, la mince fissure par laquelle, peut-être, il pourrait être possible d'atteindre ce cœur si étrangement refermé. Mais il était comme un mur, en face d'elle, enclos dans son amère jalousie et sa rancune plus hermétiquement encore que dans son armure.

Avec un soupir douloureux, elle murmura :

— Je t'en supplie !... Laisse-moi y entrer, ne fût-ce que dix minutes ! Sur le salut de mon âme et sur la vie de nos enfants, je fais serment de ne pas rester plus longtemps. Dix minutes, Arnaud, pas une de plus... et je ne les demande que parce qu'il s'agit de ma mère.

Ensuite, je tournerai le dos pour toujours à ce pays de Bourgogne et nous rentrerons ensemble chez nous.

Mais il détournait les yeux, refusant de voir ce beau regard implorant qui, peut-être, gardait plus d'empire sur lui qu'il ne voulait l'admettre.

— Je ne retourne pas à Montsalvy maintenant. J'ai à faire ici où l'on a besoin de moi. La Pucelle...

— Au Diable cette sorcière et ta folie ! cria Catherine que la colère reprenait. Tu vas tout perdre, ton rang, ton honneur, ta vie peut-être et jusqu'à ton âme pour suivre une aventurière que le bourreau flétrira un jour. Je t'en conjure, reviens à toi ! Tu as un sauf-conduit : va rejoindre la Reine...

— C'est la tête de Philippe de Bourgogne qui me servira de sauf-conduit quand je retournerai vers le Roi. Quant à toi...

Il n'acheva pas. D'un seul coup, le château muet venait de ressusciter. En un clin d'œil, les tours se couronnèrent d'archers et d'arbalétriers, tandis qu'avec un grondement d'apocalypse le grand pont s'abattait.

Surgis des profondeurs de la forteresse, une cinquantaine de cavaliers déferlèrent, la torche au poing.

— À moi ! Sarrebruck ! hurla le Damoiseau en tirant sa longue épée, tandis qu'Arnaud de Montsalvy, détachant la masse d'armes qui pendait à sa selle, fondait déjà sur les assaillants, suivi de ses cavaliers.

Catherine et les deux garçons se trouvèrent refoulés contre un mur.

Bérenger se pendit à la main de sa maîtresse :

— Fuyons, Dame Catherine, je vous en prie, allons- nous-en !

Messire Arnaud est devenu fou sans doute, mais il ne vous permettra jamais d'entrer dans ce château. Venez ! Il faut songer aux petits, à Michel, à Isabelle... Ils ont besoin de vous.

— Et puis, ajouta Gauthier, vous vous battez peut- être pour rien, ma Dame. Votre pauvre mère est peut- être déjà en terre. En ce cas, elle vous voit du haut du Ciel et vous tiendra compte de l'intention.

Bérenger a raison : il ne faut pas rester là.

Mais Catherine était incapable de bouger. Le combat qui se déroulait à quelques pas d'elle la fascinait. Enveloppé par quatre agresseurs, Arnaud se battait comme un démon. Un terrible coup de masse avait fait sauter son heaume et il combattait maintenant tête nue, lui aussi, rendu furieux par la douleur du choc.

C'était la première fois, en dehors du combat soutenu contre les brigands de la sierra, en fuyant Grenade, qu'elle le voyait dans une bataille et un peu de l'ancienne admiration lui revenait. La vaillance de l'homme ne faisait aucun doute. Loin de fuir l'engagement ou de chercher le coup subtil et en marge des lois chevaleresques, il se ruait franchement sur l'ennemi. Sa masse tournoyait autour de lui, abattant les fantômes vêtus d'acier ; mais si, dans le combat, l'un de ses adversaires venait à lui tourner le dos, il ne frappait pas.

Le Damoiseau, lui aussi, se battait bien. Il jetait de temps à autre des regards inquiets à son camp dont une partie flambait, incendié par les torches jetées par les hommes du château, mais il n'en frappait pas moins à coups redoublés de sa hache d'armes. D'ailleurs, la bataille, très inégale au début, s'équilibrait. Les cris du Damoiseau avaient alerté ses hommes au repos et ils accouraient maintenant vers le pont, leur troupe grossissant à vue d'œil.

Comprenant qu'ils allaient avoir affaire à trop forte partie, les chevaliers de Châteauvillain refluèrent en bon ordre et regrimpèrent le sentier, emportés par les jarrets puissants de leurs chevaux et protégés de toute poursuite par les soldats qui veillaient aux créneaux.

— Ça suffit ! cria le Damoiseau ! Replions-nous. Il faut éteindre le feu...

Mais soit qu'Arnaud n'eût pas entendu, soit qu'il se refusât à s'en tenir là, il se jeta à la poursuite des fuyards, franchit le pont au galop et s'élança sur la pente, fasciné par cette haute porte qui s'ouvrait, là-haut, sur les profondeurs d'un repaire où se cachait son ennemi.

Dans sa tête enfiévrée ne subsistait qu'une seule idée, folle et tenace : atteindre par tous les moyens le Bourguignon exécré. Sa haine avait le goût amer d'un breuvage ranci ou d'un mauvais alcool. Elle ne pouvait s'apaiser que dans le sang de l'un ou de l'autre...

Sors, Philippe de Bourgogne ! hurlait-il. Sors que je puisse enfin croiser le fer avec toi, traître, paillard, suborneur...

La rage qui le portait n'avait plus de limites. Pour lui la présence du duc derrière ces murailles ne faisait plus aucun doute car, parmi ceux qui venaient de les attaquer, la plupart portaient sur leurs cottes d'armes l'écusson écartelé, très reconnaissable, du prince bourguignon.

Catherine, elle aussi, avait reconnu les armes de Philippe et le doute était entré en elle. Se pouvait-il que ces hommes eussent raison ? Qu'Ermengarde lui eût tendu ce piège déshonorant ? Tout ce qu'elle savait de sa vieille amie, de son agressif sens de l'honneur, s'élevait contre cette pensée mais, d'autre part, la comtesse de Châteauvillain avait toujours tellement souhaité rendre sa jeune amie à l'amour d'un prince qu'elle aimait comme son propre fils !

Abritée derrière l'épais contrefort d'une petite chapelle, résistant machinalement à ses deux jeunes compagnons qui s'efforçaient de l'entraîner, elle suivait avec angoisse la chevauchée insensée d'Arnaud. Elle vit son cheval, affolé par la morsure de l'éperon, se cabrer, manquer de rouler avec lui sur la pente et ne reprendre son équilibre que grâce à la force et à l'habileté du cavalier. Elle l'entendait hurler, mais le vent était contraire et elle ne pouvait comprendre ce qu'il disait.

— Il est fou ! fit auprès d'elle la voix haletante du Damoiseau encore tout fumant de la bataille. Il va se faire tuer !

Elle s'agrippa instinctivement à son bras :

— Ne le laissez pas seul ! Envoyez à son aide... sinon il va...

Le mot s'acheva en un cri d'horreur. Là-haut, sur l'une des tours d'angle, les arbalétriers tiraient pour arrêter la poursuite frénétique de cet insensé. Catherine vit son époux basculer lentement, s'abattre comme une masse. Le cheval tomba lui aussi mais se releva aussitôt et reprit, au galop, le chemin du village traînant après lui le corps inerte d'Arnaud dont l'une des poulaines d'acier était demeurée prisonnière de l'étrier.

Catherine voulut s'élancer, mais le Damoiseau la retint. Elle cria :

— Arrêtez ce cheval ! Il va le tuer...

— Il est sûrement déjà mort ! Et, là-haut, les autres peuvent encore tirer.

Folle de colère, elle lui martela la poitrine de ses deux poings serrés sans qu'il fît rien pour se défendre.

— Lâche ! Vous n'êtes qu'un lâche !

— J'y vais, moi ! fit auprès d'elle une voix résolue.

Avant qu'elle ait pu s'y opposer, Gauthier de Chazay s'était élancé. Elle le vit courir vers le pont que le cheval fou abordait.

D'un bond souple de chat, il sauta à la tête de l'animal, parvint à saisir la bride, freina de toutes ses forces. Le destrier essaya de se défendre, traîna le long de la berge le jeune homme qui pesait de tout son poids sur la courroie de cuir et, gêné par lui, ralentit son allure.

Deux hommes alors s'élancèrent et l'immobilisèrent, écumant, les yeux exorbités. Sur les tours, les hommes d'armes avaient cessé de tirer et suivaient le spectacle avec intérêt.

Mais Gauthier déjà se relevait, essuyait à sa manche son front trempé de sueur et aussitôt se précipitait vers Arnaud dont l'un des soldats venait de dégager la jambe. Brisée, elle formait un angle bizarre.

Catherine, qui était demeurée un instant figée, la respiration coupée, s'élançait elle aussi et, avec une plainte déchirante, s'abattit à genoux dans la poussière auprès de son époux, luttant contre le vertige qui lui venait devant le spectacle effrayant qui s'offrait à elle.

— Éloignez-vous, Dame Catherine ! s'écria l'étudiant. Ne regardez pas...

Mais il lui était impossible de ne pas regarder ce corps brisé, ce visage couvert de sang et ces terribles blessures. Deux carreaux d'arbalète avaient atteint Arnaud. L'un s'enfonçait sous l'aisselle droite, au défaut de la buffe, et avait percé la cotte de mailles. L'autre avait atteint le Capitaine en pleine figure, sous la pommette gauche, causant une large blessure d'où son empennage surgissait dramatiquement.

— Il est mort ! gémit Catherine qui, n'osant toucher le corps meurtri, se plia en deux et enfouit son visage dans ses mains.

— Pas encore, fit Gauthier, mais il n'en vaut guère mieux !...

Il avait vivement détaché l'une des cubitières et la plaçait devant la bouche entrouverte du blessé. Un peu de buée apparut sur l'acier poli.

Le jeune homme contempla un instant le corps sanglant avec une moue pessimiste et hocha la tête tandis que son regard glissait, empli de pitié, sur la femme qui sanglotait auprès de lui, presque prosternée dans la poussière.

— Il faudrait un prêtre, murmura-t-il. Mais en reste- t-il seulement un seul dans ce pays de malheur ?

— Il y a un moutier, pas loin d'ici, grogna le Damoiseau qui s'approchait. Mais avant qu'on ait pu en tirer l'un des rats tremblants qui s'y terrent, Montsalvy aura trépassé ! Tout ce qu'on peut faire, c'est le porter dans l'église. Il pourra au moins mourir sur les marches de l'autel... Holà ! Quatre hommes, un brancard, n'importe quoi !

Mourir ! Trépassé ! Les mots comme autant de coups de couteau percèrent le néant de souffrance où Catherine s'ensevelissait. Elle réagit, relevant brusquement un visage qui n'était plus qu'un masque douloureux, s'accrochant à Gauthier qui essayait de la relever.

— Je ne veux pas qu'il meure ! Je ne veux pas ! Ce n'est pas possible... Cela ne peut pas finir là, nous deux, dans la colère et dans l'horreur. Dieu ne peut pas me faire ça !... Il est à moi !... A moi toute seule ! J'ai usé ma vie pour lui, pour son amour. On n'a pas le droit...

Sauve-le ! Je t'en supplie... sauve-le ! C'est moi qui suis en train de mourir.

Gauthier, incrédule, la regardait. Jamais encore il n'avait vu désespoir aussi nu, aussi déchirant. Il savait bien peu de choses de la vie de ces deux êtres, sinon que cet homme qui agonisait là avait fait endurer à cette femme tout ce qu'il était possible d'endurer sur cette terre et, dans les dernières heures, plus encore que jamais.

Pourtant, elle semblait avoir tout oublié : l'impitoyable mépris, les injures, la cruauté. Elle était là, à ses genoux à lui, Gauthier, convulsée de douleur et prête à blasphémer dans le paroxysme de son affolement. Était-ce donc cela l'amour, cette torture, cette folie, cette fièvre ?

— Dame, murmura-t-il en se penchant vers elle, l'aimez-vous donc encore après... ce qu'il vous a fait ?

Elle le regarda d'un air égaré, comme s'il parlait une langue inconnue.

— L'aimer ?... Je ne sais pas... mais je sais que mon corps est brisé, que mon épaule brûlé... que ma tête est en enfer... qu'il n'est pas une fibre de moi qui ne saigne... Je sais que je meurs.

Elle était livide et son souffle était si court que le jeune homme crut qu'en effet elle allait mourir là, à ses pieds, à la minute même où celui qu'elle aimait au-delà de toute raison, au-delà du possible, aurait cessé de vivre.

Au moyen de deux longs écus, les soldats avaient improvisé une civière sur laquelle ils plaçaient le corps inerte. Déjà ils l'emportaient.

Avec un cri de bête blessée, Catherine, oubliant de se relever, se traînant sur les genoux, voulut se lancer à sa suite.

— Arnaud ! Attends-moi...

Furieux tout à coup, Gauthier la prit sous les bras et la remit de force sur ses pieds, puis courut après Robert de Sarrebruck.

— Ne le portez pas à l'église, dit-il. Mettez-le dans une maison, la meilleure possible... là où l'on pourra le soigner.

Le Damoiseau haussa les sourcils :

— Le soigner ? Tu divagues, l'ami. Il est mourant...

— Je sais, mais je veux tout de même essayer de lutter jusqu'au bout... pour elle.

— À quoi bon ? Il est déjà inconscient. Le soigner, c'est le torturer.

Laissez-le au moins mourir en paix.

— Mais il n'a pas mérité de mourir en paix, hurla Gauthier. Il a mérité de souffrir mille morts et il les souffrira s'il y a seulement une chance, une seule, de le rendre à cette pauvre femme.

Le Damoiseau haussa les épaules, mais n'en ordonna pas moins à ses hommes de porter le blessé dans la maison où lui et Montsalvy avaient établi leur cantonnement. Il le fit de mauvaise grâce et il avait été sur le point de refuser, car il était de ces hommes qui ne voient aucune raison d'entraver le chemin de la mort. Soigner un homme aussi gravement blessé était du temps perdu et presque un péché, une offense au Ciel qui avait décidé que son heure était venue. Mais la femme arrogante de tout à l'heure s'était transformée sous ses yeux en une image pitoyable de la Vierge des Douleurs et son visage de suppliciée l'impressionnait... En outre, elle lui donnait une idée à laquelle il avait besoin de réfléchir.

Quand on arriva dans la maison dont les deux chefs avaient fait leur logis et qui, naturellement, était la plus belle du pays, celle qu'avait occupée jadis un notaire ducal, Arnaud respirait encore.

Les soldats le déposèrent sur la grande table de la cuisine.

Catherine avait suivi un peu comme une automate, ranimée seulement par la promesse que lui avait faite Gauthier de tout tenter pour essayer d'arracher son époux à la mort. Elle se mit tout naturellement aux ordres de son écuyer pour l'aider de son mieux.

Tandis qu'avec le secours du Boiteux, qui s'était proposé spontanément, Gauthier débouclait les différentes pièces de l'armure et, avec mille précautions, ôtait la cotte de mailles en essayant de ne pas ébranler le carreau qui l'avait trouée, Catherine alla tirer de l'eau au puits et en mit chauffer une grande marmite sur le feu qui, dans la cheminée, flambait haut et clair. Puis avec du linge tiré d'un coffre et qui avait été naguère l'orgueil de la notairesse, elle fit de la charpie, chercha, comme le médecin improvisé lui en donnait l'ordre, du vin et de l'huile. Ses mains s'activaient et elle éprouvait un peu de soulagement à cette activité qui la rendait au monde des vivants, mais ses yeux inquiets revenaient sans cesse à la grande table où Gauthier maintenant palpait doucement la tête du blessé, cherchant si des fractures ne s'étaient pas produites quand il avait été traîné par son cheval.

— C'est assez incroyable, dit-il au bout d'un moment, mais on dirait qu'il n'y en a pas. Il a le crâne dur.

— Le plus dur que je connaisse, assura le Boiteux. Moi, qui te parle, gamin, je l'ai vu se jeter sur une porte en chêne et la traverser sans même une égratignure. C'est un Auvergnat. Comme moi.

Catherine regarda avec étonnement cet homme qui, la veille, l'avait tellement terrifiée. Elle n'imaginait pas que ces affreux soudards puissent être seulement nés en pays chrétien, qu'ils eussent un terroir, un village, une maison natale. Ils étaient si effrayants que seul l'Enfer pouvait leur avoir donné le jour et celui-là, avec son faciès de brute, son nez cassé et sa mâchoire carnassière, avait véritablement la tête qui convenait à son état.

Presque inconsciemment, elle demanda :

— Vous êtes d'Auvergne ? De quel pays ?

— De Saint-Flour ! Mais il y a longtemps que j'ai pas revu le pays.

J'avais seize ans quand je me suis tiré pour échapper à ce failli chien d'évêque qui voulait m'accrocher à la potence parce que j'avais tué un chevreuil sur ses terres. Dis donc, garçon ! faudrait voir à lui retirer ces saletés de carreaux... ajouta-t-il, devenu tout à coup presque amical pour celui qui savait soigner.

— Je ne sais même pas s'il pourra supporter l'extraction. Il est si faible...

Tout en parlant, il nettoyait les plaies avec un peu de vin. Celle de l'épaule n'était pas inquiétante et, en touchant doucement le trait, le jeune homme sentit qu'il n'aurait pas beaucoup de mal à l'enlever.

Mais la terrible blessure du visage l'épouvantait, car le carreau y était fiché aussi solidement que dans une pierre. Le sang ne coulait plus, cependant la peau, nettoyée, se révélait livide. Gauthier releva un regard plein d'angoisse :

— Je ne peux pas l'enlever, balbutia-t-il. Le trait doit être fiché dans un os.

— Si tu ne peux pas l'enlever, fit le Damoiseau qui, un pied sur un escabeau et les bras croisés, regardait, la mine sombre, il sera mort avant une heure. Personne ne peut vivre avec un carreau d'arbalète dans la figure et c'est déjà un miracle qu'il respire encore. Ne tente pas Dieu !

— Que savez-vous de Dieu ? gronda Catherine. Et comment osez-vous seulement prononcer son nom ? Gauthier, je vous en prie, essayez...

— J'ai peu de prise pour le saisir... et j'ignore si en l'arrachant je ne vais pas hâter la mort.

— De toute façon, il mourra. Essayez...

Le jeune homme se signa puis, entourant l'empennage d'un linge, empoigna le carreau et tira, doucement d'abord, puis plus fort. Mais rien ne bougea sinon le blessé qui eut un long gémissement.

La sueur coulait en grosses gouttes le long des joues maigres du garçon.

— Je ne peux pas, se lamenta-t-il. Je ne peux pas... Il me faudrait...

Brusquement, il abandonna le blessé, se tourna vers le Damoiseau :

— Vous avez bien une forge ici ! Faites-moi chercher des tenailles, les plus longues que l'on trouvera.

— Des tenailles ? fit le Boiteux.

— Oui. Aussi longues que possible. Fais vite !

Mais l'homme était déjà parti. Il revint quelques instants plus tard armé d'une paire de tenailles qui avaient bien trois pieds de long.

Gauthier les regarda d'un air approbateur, les nettoya avec un linge trempé dans l'eau chaude, puis avec de l'huile pour en ôter les parcelles de limaille ou les poussières qui s'y collaient encore.

Ensuite, il revint vers le blessé et le prit aux épaules.

Aide-moi ! ordonna-t-il au Boiteux. Il faut le coucher par terre.

Sans protester, l'écorcheur s'exécuta. A eux deux, ils soulevèrent Arnaud et le déposèrent devant le feu, là où la pierre était chaude. Le grand corps à moitié nu paraissait vidé de son sang, déjà semblable à ces transis de pierre que la "piété des hommes sculpte sur les tombeaux.

Gauthier se baissa et, doucement, tourna la tête de manière qu'elle reposât sur la joue intacte.

— Tu veux que je le tienne ? proposa le Boiteux.

— Non. Il faut que j'aie toute la force possible. Retournez-vous, Dame Catherine : ce que je vais faire ne vous plaira pas !

— Rien de ce que vous pourrez faire ne peut me déplaire, puisque c'est pour le sauver. Oubliez que je suis ici !

Il n'insista pas, saisit les tenailles d'une main ferme puis, avec décision, appuya son pied sur la mâchoire du blessé.

Catherine, qui ne s'attendait pas à cela, étouffa une exclamation sous son poing fermé qu'elle mordit. Les tenailles crissèrent sur la ferraille du carreau.

— Priez ! souffla Gauthier. Je tire...

Le temps parut s'arrêter. Catherine s'était laissée tomber à genoux devant les pieds de son époux et chuchotait des supplications sans suite. Les autres retenaient leur souffle. L'effort gonflait les veines aux tempes du jeune homme.

— Ça bouge ! haleta Gauthier.

L'arme meurtrière vint d'un seul coup, avec un filet de sang et, en même temps, toutes les poitrines se dégonflèrent. Mais déjà Gauthier se jetait à genoux pour écouter les battements du cœur.

— Il est lent et faible, fit-il en relevant un visage irradié de joie, mais il bat toujours.

— Tu fais un habile chirurgien, l'ami, apprécia le Damoiseau. Tu seras désormais à mon service.

— Je suis à celui de la dame de Montsalvy !

Le beau Robert eut l'un de ses lents sourires qui le faisaient paraître plus redoutable que dans la colère.

— Tu n'auras pas le choix. Et, dans un moment, la dame n'aura plus besoin de toi !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d'important ! Continue. Tu vas cautériser, j'imagine ?

— Non. Il ne pourrait supporter la brûlure. J'ai fait tout ce qu'il était possible de faire pour l'empêcher de mourir, mais sa vie ne tient tout de même qu'à un fil. Je vais seulement lui faire un pansement avec de l'huile de millepertuis dont Dame Catherine a une fiole dans ses bagages puis je mettrai des attelles à sa jambe brisée... ensuite, il nous faudra prier, de toutes nos forces, pour retenir sa vie. Si Dieu le veut, il sera sauvé... mais seulement si Dieu le veut !

Au son de sa voix, Catherine comprit qu'il ne comptait guère sur la mansuétude divine envers un homme qui venait de l'offenser si gravement et qu'il ne croyait pas à la guérison d'Arnaud, malgré toute la peine qu'il s'était donnée.

On avait reporté le blessé sur la table où l'étudiant se mit à faire les pansements qu'il avait annoncés. Ses mains habiles voltigeaient, légères et douces, autour de cette chair torturée d'où la conscience avait fui et où ne demeurait qu'un souffle presque inaudible qui pouvait s'arrêter d'un instant à l'autre.

Catherine s'assit au bout d'un banc, près de la tête inerte de son époux et, doucement, avec une infinie tendresse, elle caressa les courtes mèches noires qui dépassaient la bande de toile blanche.

Depuis qu'il était parti si loin, presque de l'autre côté du miroir, elle ne se souvenait plus que de son amour. Elle ne voulait plus se souvenir que de lui ! Elle avait tout pardonné, tout oublié, même l'affreuse image qu'il lui avait offerte hier. Il glissait de ses doigts, de ses bras comme un rêve trop doux qu'au matin l'on essaie vainement de retenir.

N'était-il donc qu'un mirage qui se dissipait dès qu'elle l'atteignait ?

Pourtant, avant ce jour de colère et de malheur, il y avait eu tant de doux moments, tant de belles nuits ! Elle n'imaginait pas, elle ne pouvait pas seulement imaginer une existence où il ne serait plus...

L'ombre de la mort ensevelissait les tragiques souvenirs et l'horreur de la veille...

Elle avait Jailli mourir de douleur quand on le lui avait arraché pour le conduire à la maladrerie de Calves, mais elle avait pu réagir à temps parce que, malgré tout, il était encore vivant. Malade, mais vivant ! Et c'était ça toute la différence. Car si, dans une heure ou dans la nuit, il s'éteignait il n'y aurait plus d'autres recours, plus rien à quoi se raccrocher, aux heures de découragement, qu'un peu de terre soulevée dans l'herbe d'un cimetière, ou bien une dalle gravée dans quelque chapelle, et une croix, symbole d'une éternité à laquelle, dans son désarroi, Catherine ne parvenait plus à croire. Qu'importait la vie de l'au-delà, si, sur cette terre, elle ne pouvait plus le tenir dans ses bras ! Les promesses des prêtres semblaient tout à coup vides et creuses.

Le bonheur, pour Catherine, s'incarnait dans l'image d'un homme en pleine force, les cheveux au vent d'un matin de soleil, riant du haut de son grand cheval moreau, des efforts maladroits d'un petit Michel au nez froncé d'application pour enfourcher un petit âne gris qui broutait placidement des pâquerettes dans le verger du château. Et voilà que cette douce vision s'achevait là, sur cette table souillée de sang où le même homme épuisait le peu de vie qui lui restait.

Comment croire que le ciel de Montsalvy serait encore si bleu, le printemps si triomphant, lorsque son maître ne serait plus qu'une ombre, un casque et des gantelets vides, des éperons d'or sur un coussin noir et une grande épée pendue à jamais au mur de la salle d'armes auprès de celle du défunt seigneur Amaury ?

Avec un soupir, Gauthier achevait son patient travail. Par-dessus le corps inerte, où l'odeur pénétrante des huiles aromatiques chassait celle du sang, fade et écœurante, il essaya de sourire à Catherine, mais ne put y parvenir. La vue de cette mince figure tragique, où les yeux formaient de grands lacs d'ombre, l'étranglait.

Essuyant ses mains à un morceau de linge, il rejeta d'un geste machinal les mèches rousses qui pendaient devant ses yeux, humides de sueur. Il s'aperçut alors que ses mains tremblaient maintenant que la terrible tension nerveuse qu'il leur avait imposée se relâchait.

Il était à la fois content de son travail et furieux de son impuissance, car il aurait voulu à cette minute posséder toute la science du monde afin d'arracher à Dieu le secret de la vie et de la mort. Bien sûr, il avait fait pour cet homme, qu'il avait détesté à première vue, tout ce qu'il pouvait, mais, pour cette femme accablée, dont la douleur muette était celle d'une douce bête des bois auprès du mâle frappé à mort, quel remède pouvait-on appliquer, quel miracle espérer ?

— Emportez-le ! soupira-t-il de nouveau en se reculant. Mettez-le dans son lit s'il en a un. Il y sera toujours mieux.

Puis, plus bas, il demanda que l'on allât jusqu'à ce moutier voisin pour essayer d'en ramener un prêtre. Il guettait sur le visage de Catherine l'effet de ses paroles, mais elle ne tressaillit même pas. Sa main caressait toujours les cheveux de son mari.

Quand le Boiteux et les deux autres soudards soulevèrent le blessé pour le monter dans sa chambre, elle se leva, tout naturellement, pour le suivre. Mais le Damoiseau s'y opposa.

— Restez, Dame ! Nous avons à parler.

Les yeux de Catherine tournèrent lentement dans son visage figé.

Ils étaient durs comme de la glace.

— Je n'ai rien à vous dire et je veux rester jusqu'au bout auprès de mon seigneur.

— Il n'a pas besoin de vous. On va lui ramener un quelconque enfroqué, de gré ou de force, et, pour le reste, ce garçon qui a essayé de le réparer suffira à le veiller. De toute façon, il ne passera pas la nuit.

— Justement ! Je veux être là...

Il lui barrait le passage. Elle essaya de s'échapper, mais ceux de ses hommes qui étaient venus voir Gauthier opérer étaient encore là. Elle se vit au centre d'un cercle morne d'automates aux yeux vides qui se refermerait sur elle au moindre geste de défense.

Elle entendit, au-dehors, craquer l'escalier sous le poids des porteurs et du corps, mais elle comprit aussi qu'elle ne pouvait lutter et se rassit, résignée en apparence.

— Que voulez-vous ?

— Simplement vous rappeler que ce drame vous en a fait oublier un autre. Où est donc cette grande hâte que vous aviez de rejoindre votre mère mourante ?

Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle prit un peu d'eau avec un tampon de charpie et le passa sur son visage brûlant. Cet homme disait vrai ; la vue de son seigneur mourant lui avait fait oublier sa pauvre mère, mais déjà elle avait d'elle-même renoncé à franchir les portes de Châteauvillain quand les tabards de Bourgogne étaient apparus.

— Je ne peux y aller, dit-elle enfin. Arnaud avait raison, et vous aussi, seigneur comte : il se peut qu'en effet le duc Philippe soit ici.

Cela suffit pour que je renonce à ensevelir ma mère. Je ferai dire pour elle de nombreuses messes dans notre abbaye de Montsalvy.

Il hocha la tête et Catherine crut qu'il approuvait. Il s'éloigna un instant, revint avec un morceau de parchemin, une plume et de l'encre qu'il posa sur la table devant la jeune femme :

— Écrivez ! dit-il en lissant la feuille du plat de la main.

— Que j'écrive ? Mais à qui ?

— A votre amie, la dame de Châteauvillain. Vous lui direz que vous venez d'arriver dans son village et que vous avez été surprise de l'accueil qui vous a été fait lorsque vous vous êtes dirigée vers le château. Dites encore que vous voyagez avec votre écuyer et votre chapelain... et que vous désirez que l'on vous ouvre une porte...

Je vous ai dit que je ne voulais plus y aller ! Qu'est-ce que cette histoire ? Mon écuyer, mon chapelain ? Vous n'imaginez pas tout de même que je... Elle s'arrêta brusquement. Ce que souhaitait ce démon, elle venait de le comprendre le temps d'un éclair : cet écuyer, ce chapelain seraient des hommes à lui qu'il introduirait ainsi dans la place avec elle.

Il confirma d'ailleurs avec un sourire moqueur :

— Mais si, fit-il doucement. J'imagine très bien. Quand le Diable pose devant moi une clef de ce château, vous ne voudriez pas que je la rejette ? Écrivez, belle Dame, ensuite nous verrons à faire parvenir votre message.

— Jamais !

Elle s'était levée si brusquement que, derrière elle, le banc s'abattit.

De la main, elle repoussait le parchemin, mais le Damoiseau saisit cette main et la maintint contre la table. Ses doigts minces étaient devenus tout à coup aussi durs que l'acier.

— J'ai dit : écrivez !

— Et moi j'ai dit : jamais ! Espèce de truand sans honneur !

Croyez-vous que je sois faite du même bois pourri que vous-même ?

Vous voulez que je vous livre la maison de mon amie, l'endroit où m'a mère se meurt ? Vous avez réussi à faire tomber mon seigneur à votre niveau, mais jamais il ne se serait servi d'un moyen aussi lâche et aussi vil pour atteindre un ennemi.

— C'est possible et même certain ! Montsalvy avait parfois de ridicules délicatesses que je n'ai jamais comprises. Mais il n'a plus voix au chapitre et votre abbé pourra bientôt chanter pour lui toutes les messes qu'il voudra. Alors, laissons-le de côté ! Vous, vous êtes bien vivante, vous êtes là et vous m'apportez le moyen d'entrer là-haut. Ce moyen, je le prends.

— Vous le prenez ? Vraiment ? J'ai autant de volonté que vous et vous ne me forcerez pas à écrire ce que je ne veux pas écrire.

— Vous en êtes certaine ?

— Tout à fait certaine !

— Bien !... Mais je crois, moi, que vous allez changer d'avis !

Il claqua des doigts pour appeler auprès de lui l'un de ses hommes qui se tenait près de la porte.

— Va me chercher le page ! ordonna-t-il sans élever la voix.

Catherine s'aperçut alors que Bérenger, en effet, n'était pas dans la salle et même qu'elle ne l'avait pas aperçu depuis que l'on avait ramassé Arnaud le long de la rivière, mais, toute à son angoisse, elle ne s'en était pas autrement souciée.

Le page, d'ailleurs, semblait avoir la faculté d'apparaître ou de disparaître à la manière des elfes et sans faire plus de bruit qu'eux.

Mais, quand elle le vit revenir, entre deux soudards, les mains liées derrière le dos, elle comprit qu'un grand malheur les menaçait tous deux.

Le garçon était blême, bien qu'il s'efforçât de faire bonne figure, serrant ses lèvres au point de les faire blanchir pour que l'on ne les vît pas trembler.

— Pourquoi l'avez-vous attaché ? fit Catherine d'une voix étranglée. Qu'allez-vous lui faire ?

Le Damoiseau s'approcha du feu, prit une longue tige de fer pour le tisonner, rajouta deux ou trois bûches et une brassée de fagots qui crépitèrent aussitôt. De grandes flammes jaunes s'élancèrent vers les hauteurs noires de la cheminée. Puis, secouant sa cotte de soie où s'attachaient des brindilles, il sourit aimablement :

— Mais rien !... Rien du tout si vous vous montrez raisonnable !

La gorge de Catherine sécha d'un seul coup et son cœur manqua un battement. En voyant apparaître l'enfant, elle avait senti qu'on allait la soumettre à un affreux chantage mais, malgré la réputation détestable du Damoiseau, elle se refusait encore à croire qu'un homme portant les éperons d'or pût se déshonorer ainsi.

— Sinon ?... demanda-t-elle d'une voix étranglée.

— Eh bien mais... nous allons remplacer cette grosse marmite par cette grille qui est posée là et nous y étendrons ce jouvenceau après l'avoir préalablement enduit d'huile pour qu'il rôtisse convenablement !

L'exclamation horrifiée de Catherine se perdit dans le hurlement d'épouvante du malheureux Bérenger. Fou de terreur, le page se débattait et se tordait comme un ver entre ses deux gardiens.

— Vous ne ferez pas ça ! N'avez-vous donc aucune crainte de Dieu ?

— Dieu est loin et le château tout près ! Je m'arrangerai avec le Seigneur, quand le moment sera venu. Quelques statues, un ou deux arpents de bonne terre données à une abbaye et je serai aussi pur et aussi immaculé qu'un enfant nouveau-né pour pénétrer dans le royaume des Cieux. Quant à mes menaces, sachez que je ne les formule jamais en vain ! Déshabillez ce garçon et enduisez-le-moi d'huile !

L'un des écorcheurs étouffait sous sa main les cris de Bérenger, mais les yeux du pauvre enfant roulaient affolés, dans leurs orbites.

Catherine ne put supporter l'idée de ce qui allait suivre, si elle ne s'exécutait pas. Le page n'avait à attendre ni merci, ni pitié de ces misérables vomis par l'Enfer. Elle refusa de prolonger son agonie.

— Libérez-le ! dit-elle. Je vais écrire.

Et elle s'assit devant l'écritoire improvisée, tandis que l'on emportait Bérenger évanoui de terreur.

CHAPITRE XIV L'homme de Dieu

Le message venait de partir. La façon dont on l'avait fait parvenir à destination était simple : un appel de trompe qui fit paraître un guetteur aux créneaux de la porterie, un linge blanc, agité au bout d'une lance pour faire entendre que l'on désirait causer, puis le meilleur archer de la troupe avait placé sur son arc une flèche autour de laquelle la lettre était roulée aussi serrée que possible et liée d'un mince fil de chanvre.

L'homme était habile, son arme puissante. La flèche avait franchi aisément le créneau pour aller retomber sur le chemin de ronde.

Depuis, les hommes du Damoiseau, ainsi envoyés en ambassade, attendaient, au-delà du pont, que le château répondît.

Catherine avait été autorisée à rejoindre le chevet de son époux.

Ayant obtenu d'elle ce qu'il désirait, le chef des Ecorcheurs n'avait plus aucune raison de l'en empêcher.

— Cela vous permettra de lui faire vos adieux et de prier un moment pour le repos de son âme ! lui dit-il en manière de consolation, avec un salut d'un respect exagéré.

Elle ne lui répondit pas. Les nerfs encore secoués par la scène odieuse qu'il venait de lui imposer, elle avait monté l'étroit escalier, traversé une chambre qui ressemblait à la resserre d'un marchand tant on y avait entreposé de butin, franchi le seuil d'une autre chambre assez nue, dont l'ameublement se limitait à un châlit suffisamment vaste pour quatre personnes, un coffre et trois escabeaux.

Les carreaux de parchemin huilé ne laissaient passer qu'une lumière pauvre et une chandelle brûlait sur l'un des escabeaux à la tête du lit où reposait Arnaud.

Mais la première chose que vit la jeune femme fut Gauthier agenouillé sur les petits carreaux rouges du sol et occupé à ranimer Bérenger que l'on avait déposé là sans cérémonie après l'avoir délié.

Le mince visage du garçon était d'une pâleur de cire et il semblait avoir du mal à respirer. Quand la porte grinça, sous la poussée de Catherine, l'étudiant se retourna :

— Passez-moi votre fiole de cordial ! dit-il. Je n'arrive pas à le ranimer. Que lui a-t-on fait ?

Elle le lui dit en tendant le flacon dont Gauthier se saisit avec colère.

— S'il y a une justice au monde, ce misérable devrait mourir dans les pires tortures, mais je n'en connais pas qui soient suffisantes pour lui faire payer ses forfaits. Ce Damoiseau n'a rien d'humain. Oser vous contraindre à trahir vos amis, se servir ignoblement de vous tandis que votre époux est en train de mourir ! Votre époux qui est son frère d'armes !

— Ces gens-là n'ont pas de frère, d'aucune sorte. Le Damoiseau écorcherait sa propre mère s'il y avait un quelconque intérêt.

Elle parlait calmement, d'une voix unie qui paraissait venir de très loin. Elle venait de plonger si profondément dans l'horreur et la souffrance qu'elle n'avait plus tout à fait l'impression de vivre. Les sensations lui parvenaient comme à travers une épaisseur de tissu et son cerveau les enregistrait mal. Il réagissait à retardement. Elle restait debout au milieu de la chambre, les yeux fixés sur le châlit où son époux était étendu, à même une mauvaise paillasse, mais recouvert d'une courtepointe de soie brodée, provenant sans doute du butin des Ecorcheurs et dont le rose agressif jurait avec le décor lugubre, comme un travesti sur un cadavre. La tête enveloppée de linges déjà tachés de sang, Arnaud reposait dans une immobilité si absolue que Catherine le crut mort. Même les ondes douloureuses qui crispaient son menton, tout à l'heure, avaient disparu.

Elle tourna vers Gauthier un regard effrayé, mais il secoua la tête.

— Non. Il n'est pas encore mort. Sa respiration est à peine sensible, mais il vit encore. Je pense qu'il est entré dans cet état d'insensibilité que les Grecs appelaient koma.

Le page, cependant, revenait à la conscience. En reconnaissant Gauthier penché sur lui, son regard vague se fit plus net et il ébaucha un sourire. Mais le souvenir de ce qui s'était passé lui revint d'un seul coup et, avec un gémissement, il se jeta contre la poitrine de son ami et se mit à sangloter spasmodiquement.

L'aîné ne tenta même pas de le calmer. Il savait qu'il est bon parfois de laisser crever les digues après une insupportable tension. Il se contenta de rendre à Catherine le flacon de cordial tout en caressant d'une main affectueuse la tête hirsute de l'enfant.

— Buvez-en un peu vous-même ! conseilla-t-il. Vous en avez grand besoin.

Elle obéit machinalement, porta la fiole à ses lèvres. Le liquide, très fort, lui arracha un frisson et la fit tousser, tandis qu'un ruisseau brûlant descendait à travers son corps. Mais elle se sentit plus vivante et l'esprit plus clair.

— Qu'allez-vous faire ? demanda Gauthier quand les sanglots du page diminuèrent d'intensité.

Elle haussa les épaules :

— Que puis-je faire ?

La porte s'ouvrit à cet instant et le Damoiseau entra dans la chambre. La satisfaction était peinte sui son visage d'archange aux yeux de renard.

— Demain, au lever du soleil, vous pourrez monter au château, Dame ! Vous y serez attendue ! annonça- t-il.

— Demain ?

— Oui. Le jour est gris. La nuit tombera plus tôt que de coutume et, apparemment, vos amis entendent ne courir aucun risque. Ils veulent vous voir approcher en pleine lumière. Je vous souhaite la bonne nuit. On vous apportera de quoi manger tout à l'heure...

Puis, désignant la longue forme immobile sous l'absurde courtepointe rose :

— Quand tout sera fini, avertissez l'un des hommes qui vont passer la nuit à votre porte, afin que je puisse lui rendre mes derniers devoirs. J'occupe la chambre voisine. Ah ! j'allais oublier...

Il rouvrit la porte. Sur le seuil apparut le fantôme noir d'un moine bénédictin, en habit et scapulaire funèbres, le capuchon baissé sur le visage, les mains au fond de ses larges manches. Tout ce qui en lui paraissait humain et terrestre, c'étaient deux grands pieds nus, gris de poussière, qui reposaient entre les courroies de cuir brut de ses sandales.

— Voici le prieur des Bons Hommes de la forêt. Leur ermitage est à moins d'une lieue d'ici. Il a... bien voulu accepter d'aider notre ami à franchir le dernier passage ! Je vous laisse...

Le moine s'avança et, sans regarder personne, se dirigea vers le lit.

Avec cette cagoule baissée qui ne laissait rien voir de ses traits, il était assez effrayant et Catherine péniblement impressionnée se signa en reculant dans l'ombre des rideaux. Il lui semblait voir l'ombre de la mort elle-même s'approcher d'Arnaud pour l'emporter.

Arrivé au pied du lit, le bénédictin regarda un instant le mourant, puis se tourna vers Gauthier qui, après avoir installé Bérenger sur un tabouret, s'approchait de lui.

— Voulez-vous bien tirer ce coffre près du lit ? demanda-t-il à voix basse. J'ai apporté ce qu'il faut pour les derniers sacrements.

Tout en parlant, il rabattait son capuchon, découvrant des traits rudes, sans beauté, qui lui composaient une figure énergique et gaie. La grande bouche aux coins relevés, le nez légèrement retroussé, dénonçaient une nature faite pour la joie malgré la maigreur ascétique du visage. La large tonsure lui faisait une couronne de mèches folles, dont le brun foncé grisonnait. Mais, quand il apparut dans la lumière de la chandelle, en se penchant au-dessus de la tête du mourant, Catherine, avec une exclamation de surprise, quitta l'abri des rideaux gris où elle s'était réfugiée. Elle n'en croyait pas ses yeux.

— Landry ! murmura-t-elle. Toi, ici ?

Il se redressa, la regarda sans étonnement, mais avec une joie qui fit briller ses yeux bruns où elle retrouvait tout à coup, intacte, la vivacité de son ami d'enfance.

Debout de l'autre côté du lit, elle le dévisageait bouche bée, comme s'il était véritablement le fantôme qu'elle avait cru, tout à l'heure, voir entrer dans la chambre. Et sa stupeur était si manifeste que, malgré la gravité de l'heure, il lui sourit.

— Mais oui, Catherine... c'est bien moi ! Comme tu as tardé !

— Tardé ? Veux-tu dire... que tu m'attendais ?

— Nous t'attendions ! La comtesse de Châteauvillain, qui est la générosité même, nous a fait don, à mes frères et à moi, leur chef indigne, d'une parcelle de forêt pour y installer notre prieuré. Elle est notre bienfaitrice. En retour, nous assurons, au château, le service de Dieu. Et naturellement, elle m'a dit qu'elle t'avait appelée. Voilà pourquoi nous t'attendions...

Tout en parlant, il disposait sur le coffre que Gauthier, aidé de Bérenger, venait de porter auprès du lit, un crucifix, deux petits cierges, un brin de buis, deux petits flacons dont l'un contenait l'huile sainte et l'autre de l'eau bénite. Il demanda de l'eau dans un bassin et un peu de linge.

Catherine, cependant, s'agenouillait contre le lit. Elle chercha le regard de Landry qu'elle ne quittait pas des yeux, comme si elle craignait de le voir disparaître dans un nuage de fumée. C'était tellement extraordinaire, quoi qu'il en dise, de retrouver ici Landry Pigasse, le gamin du Pont-au-Change, qu'elle avait laissé, jadis, à l'abbaye de Saint-Seine. Il est vrai qu'en réfléchissant ladite abbaye n'était pas si loin...

— Ma mère ? souffla-t-elle.

— Elle n'a pas pu t'attendre, Catherine ! Voici une semaine qu'elle s'est endormie, saintement, dans le Seigneur ! Sois tranquille, ajouta-t-il en voyant se crisper les traits de la jeune femme, elle est morte sans souffrir, parlant jusqu'au bout de toi et de ses petits-enfants. Mais je crois qu'elle était heureuse de rejoindre enfin ton père. Elle ne regrettait pas la vie...

— Je crois, moi, qu'elle ne s'est jamais remise de sa mort, murmura Catherine. Pendant bien longtemps, je ne m'en suis pas rendu compte, car on ne pense jamais à ces choses quand il s'agit de ses parents... On voit en eux des êtres à part, un peu déshumanisés...

mais je crois qu'ils se sont beaucoup aimés.

— N'en doute pas ! C'était un amour sans histoire et sans bruit, tout simple et qui, sans ce drame que nous avons déchaîné, aurait duré longtemps.

Les yeux de Catherine s'emplirent de larmes. Elle n'avait jamais imaginé ses parents comme des amoureux. Elle les avait connus calmes, paisibles, vivant l'un auprès de l'autre presque sans paroles, peut-être parce qu'ils n'en avaient pas besoin pour s'entendre. Un amour sage, mais vrai, mais vécu jusqu'au bout car, si la vie de Gaucher s'était brisée d'un seul coup dans le bruit et la fureur d'une foule déchaînée, celle de Jaquette n'avait fait, ensuite, que s'étirer quotidienne et silencieuse, résignée, jusqu'à ce jour où enfin elle avait pu à son tour prendre ce grand départ que durant tant d'années elle avait préparé. Un jour qui avait dû être réellement le bienvenu...

Le front contre la courtepointe de satin, Catherine se mit à prier à la fois pour celle qui n'était plus et pour celui qui, bientôt, allait prendre le même chemin obscur. Leur amour, à eux, avait été tissé de contrastes : drame et bonheur, violence et douceur, joie et souffrance, mais la dame de Montsalvy savait déjà que lorsque son seigneur ne serait plus, sa vie à elle deviendrait semblable à celle de sa mère, à celle d'Isabelle de Montsalvy, sa belle-mère, et à celle de toutes les femmes qu'un époux bien-aimé abandonne sur la terre : une longue attente, une lente usure, un cheminement continu vers la porte noire qui, cependant, ouvre une éternité de lumière...

Landry, tandis qu'elle priait, avait achevé ses préparatifs, passé l'étole de soie sur la bure de sa robe. Il considérait le moribond.

— Qui est cet homme ? demanda-t-il doucement.

Catherine tressaillit, réalisant seulement qu'il ne pouvait pas savoir car, si Ermengarde lui avait dit attendre Catherine, elle n'avait pu imaginer ni prévoir ce qui venait de se passer. Et les soudards qui étaient allés chercher le moine n'avaient pas dû prendre la peine de mentionner son nom. L'eussent-ils fait, d'ailleurs, que celui du capitaine La Foudre n'eût pas beaucoup éclairé Landry.

Elle prit sur la courtepointe la grande main, s'étonna de la trouver si chaude, alors qu'elle s'attendait à toucher une chair déjà froide.

Mais elle brûlait de fièvre.

— C'est mon seigneur, soupira-t-elle. Le comte de Montsalvy...

Elle sentit que Landry ne comprenait pas, et cependant il ne posa pas d'autre question. Mais son regard débordait de pitié en se posant tour à tour sur la tête blonde et sur cette autre qui reposait, à demi cachée sous ses linges sanglants.

— Tu me diras plus tard ! chuchota-t-il. Nous aurons tout le temps.

Puis, trempant dans l'eau bénite le brin de buis qu'il avait apporté avec lui, il aspergea l'a chambre, tandis que tous s'agenouillaient.

Pcix huic domui ! fit-il d'une voix forte. Adjuto- rinum nostrum in nomine Domini...

Le rituel de l'extrême-onction, apaisant et simple, ronronna dans la chambre sur la musique douce du latin.

Se penchant sur le corps d'Arnaud, Landry prit un peu d'huile sainte et, du pouce, fit une onction sur chacun des sens du blessé, sur les yeux, les oreilles et les lèvres, autant que le pansement le permettait, sur les mains ouvertes et sur les pieds, tandis que Gauthier et Bérenger, se souvenant tous deux de leur formation, religieuse, donnaient les répons et entamaient la litanie des agonisants.

Quand le dernier « Amen » se fut éteint, Landry se lava les mains, les essuya d'un linge que lui tendait Bérenger, ôta son étole, éteignit les petits cierges et rangea les objets dont il s'était servi dans le sac qu'il portait attaché à la corde de sa ceinture. Enfin, il se tourna vers Catherine qui était allée ouvrir l'étroite fenêtre. La nuit était complète maintenant, mais il régnait dans cette chambre une chaleur de four.

Les vêtements collaient à la peau et la sueur coulait en traînées brillantes sur tous les visages.

Le bruit de la petite place entra dans la pièce. Un bruit faible d'ailleurs : quelques soldats se promenaient, cillant des maisons à ce qui restait du camp et vice versa. A certaines fenêtres brillaient de rares lumières donnant l'impression que rien n'était changé dans ce village, et, sur les tours du château, les pots de feu brûlaient, éclairant les chemins de ronde sans laisser aucune place d'ombre qui eût pu permettre une surprise. C'était, là- haut dans le ciel, comme une couronne de flammes...

— Dis-moi tout, maintenant, murmura Landry. Je t'écoute...

— Que veux-tu savoir ?

— Ce qui m'échappe. Pourquoi tu as tant tardé à répondre à l'appel de Dame Ermengarde et aussi pourquoi est-ce que je trouve ici, avec toi, ton mari gravement blessé ? Avez-vous été attaqués par ces malandrins ? On m'avait parlé d'un blessé appelé... le Tonnerre... ou l'Éclair ?

La Foudre ! Tu as raison. Il faut que tu saches. En vérité, si je n'avais vécu tout cela, je crois que j'aurais peine à y croire moi-même. Mais nous sommes dans une époque terrible...

Le récit de ce qui s'était passé à Montsalvy, puis à Paris, à Chinon et à Tours fut rapide, aisé. Catherine commençait à en prendre l'habitude. Tout ce qui, dans la vie de la jeune femme, avait précédé le siège, Landry l'avait appris d'Ermengarde. Mais ce fut plus pénible quand on en vint à la soirée précédente. Pour évoquer le village supplicié, la jeune femme avait du mal à trouver les mots et il lui était dur de les prononcer car chacun d'eux évoquait une image affreuse.

— Je sais comment cela se passe, coupa le moine. Ce n'est malheureusement pas pour moi un spectacle nouveau et plusieurs fois, déjà, j'ai failli périr dans des aventures analogues.

— Plusieurs fois ?

Il eut un haussement d'épaules désabusé. Sa bouche se plissa tristement.

— Mais oui. Il paraît que c'est ça la guerre ! Continue, je t'en prie...

— Continuer ? Le plus difficile reste à dire, mon ami...

Sans oser le regarder, elle évoqua, presque bas, la maison envahie, l'homme torturé, la femme violée puis, cachant brusquement son visage dans ses mains :

— C'est alors que j'ai vu celui qui commandait... Le capitaine La Foudre... mon époux ! Arnaud !... Lui !...

Un silence s'établit. Landry ne disait rien. Gauthier et Bérenger s'étaient retirés par discrétion à l'autre bout de la pièce, presque cachés par les rideaux du lit, et ils s'efforçaient même de retenir leur souffle.

Au bout d'un moment, le moine se pencha, toucha du doigt le genou de son amie d'enfance.

— Qu'as-tu éprouvé, alors, Catherine ?

Elle écarta ses mains, lui livrant un regard malheureux.

Je ne sais pas... Je ne sais plus très bien. De l'horreur, oui, et puis une déception... Oh ! Ce n'est pas le mot et je ne peux pas traduire. C'était atroce, tu comprends... Un peu comme le soir où Caboche a tué Michel devant chez nous. As-tu vu ce que la foule en avait fait quand Legoix a donné le coup de grâce ? Quelque chose qui n'avait plus de nom, une bouillie sanglante dont la vue est entrée dans ma tête comme une flèche. Eh bien, quand j'ai trouvé Arnaud hier, j'ai ressenti quelque chose de semblable. Il était là, devant moi, tout semblable à l'image familière et cependant il me semblait que cette image, elle aussi, on l'avait massacrée. Je crois que j'ai eu mal, mais je n'ai pas eu beaucoup de temps pour m'appesantir sur ce mal car, tout de suite, cela a été la bataille. Nous nous sommes disputés, déchirés, comme si nous étions des étrangers, des ennemis. J'ai essayé de lui faire comprendre ce que j'éprouvais, mais il était au-delà de tout raisonnement, presque au-delà de toute évidence ! On aurait dit qu'une puissance inconnue l'habitait, une espèce de force hostile. A travers elle, j'ai compris aussi qu'Arnaud n'avait aucune espèce de confiance en moi...

— Tu as compris, dis-tu ? Es-tu certaine de ne pas l'avoir su depuis longtemps ?

Elle réfléchit un instant puis, honnêtement, elle approuva :

— Tu as raison. Depuis toujours, je crois bien, il se méfie de moi.

J'ai d'abord été pour lui une fille Legoix et cela suffisait pour que je lui fisse horreur. Ensuite il y a eu mes... relations avec le duc Philippe qu'il a toujours considéré comme son ennemi majeur.

— Tous ceux qui servent le roi Charles avec quelque fidélité pensent ainsi, remarqua Landry. Seulement, chez ton époux, la haine politique se double d'une haine particulière, une haine d'homme. Cette force mauvaise dont tu parlais à l'instant, ne crois-tu pas qu'elle s'appelle d'abord jalousie ?

— C'est par jalousie qu'il a incendié un village, violé une femme, torturé un homme ? Lorsque j'évoque cela, je sens revenir la rancune.

Parce que toi aussi tu es jalouse. Ce que tu lui pardonnes le moins, n'est-ce pas, c'est son admiration insolite pour l'aventurière de Saint-Privey... la fille qui se fait passer pour la Pucelle, et... le viol de la femme ! Une femme qui était blonde comme toi, m'as-tu dit ?

Landry tourna les yeux vers le gisant du lit et le considéra un instant avec attention.

— J'aurais aimé qu'il ne fût pas au-delà de la confession, soupira-t-il. Les âmes de cette trempe, où l'orgueil règne plus que Dieu, ont des replis étranges, obscurs comme tous les replis. Une jalousie forcenée, un profond dégoût de l'homme... ou de la femme, quand on l'a quelque peu idéalisée, peuvent les mener aux pires excès dont le besoin de détruire n'est qu'une réaction, celui de faire souffrir un apaisement ! Je sais des exemples... Mais, dis-moi, Catherine, avant le combat de tout à l'heure, qu'avais-tu décidé de faire ?

Elle n'eut pas une seconde d'hésitation.

— Je voulais voir ma mère. Aucune force humaine n'aurait pu m'en empêcher parce que c'était tout naturel et que c'était mon droit absolu. J'avais fait tout ce chemin uniquement dans ce but. En outre, l'ultimatum d'Arnaud était inique, odieux...

— Pas à son point de vue ! Lui, je crois, n'avait devant les yeux qu'une image, insupportable : toi, sa femme, franchissant l'enceinte du château et retrouvant derrière, les bras tendus, l'homme qu'il exècre le plus au monde : ton ancien amant. Il ne voyait que ça. Rien d'autre !

Et il le voyait encore lorsqu'il s'est jeté si follement au-devant de la mort...

— Veux-tu dire... qu'il l'a cherchée ?

Non pas ! Il était, comme tu dis, au-delà de tout raisonnement. Vois-tu, j'essaie de t'aider, d'expliquer. Ne va pas croire que j'excuse ou que j'admets les excès de ces hommes élevés avec le goût du sang, mais à force de fouiller les âmes, j'ai appris bien des choses contradictoires. Quant à celui-ci, en lui donnant l'absolution ira articulo mortis, je lui ai pardonné au nom du Seigneur ! Et d'ailleurs, c'est toi qui m'intéresses et que je veux comprendre. Qu'en est-il de toi, Catherine ? La pensée de trouver là-haut Philippe de Bourgogne était elle pour quelque chose dans ton irréductible désir d'entrer à Châteauvillain, même au risque de te couper à jamais de ton foyer ?

Une lente rougeur envahit les joues et le cou de la jeune femme, tandis qu'elle réalisait la signification exacte des paroles de Landry.

Mais elle ne détourna pas les yeux.

— Tu veux savoir si j'éprouvais... une joie quelconque à l'idée de revoir le duc ? Non, Landry, aucune ! Sur mon salut éternel, je te le jure ! Je n'ai jamais eu pour lui de véritable amour. Je voulais seulement embrasser ma mère... et protester contre la violence qui m'était faite. Je hais les contraintes et Arnaud n'avait aucun droit de...

— Si ! Il les avait tous ! dit fermement Landry. Et tu le sais parfaitement ! Même celui de t'interdire purement et simplement l'entrée du château, même celui d'employer la force pour t'obliger à obéir. Il est ton époux devant Dieu et devant les hommes d'où viennent toutes lois.

— Je sais tout cela, fit Catherine amèrement. Les hommes ont tous les droits et ne nous en laissent qu'un seul : celui d'obéissance inconditionnelle. Et tant pis pour nous s'ils en abusent ! C'est ce qu'a fait Arnaud et c'est ce que je ne lui pardonnais pas !

— Et maintenant ?

— Maintenant ?

Les yeux de Catherine s'emplirent de larmes lourdes qui débordèrent en même temps que sa douleur.

— Il n'y a plus de maintenant pour moi. Comment pourrais-je ne pas lui pardonner à l'heure où je vais le perdre pour toujours ? C'est moi, peut-être, qui aurai besoin de pardon si ma révolte a causé sa mort... Je l'aime, Landry, je l'aime toujours autant, même si maintenant j'en ai peur, et cet amour, c'est toute ma vie. On n'arrache pas sa vie quand un rêve s'achève...

Le moine se leva, alla jusqu'au lit, se pencha sur le blessé, prit sa main et le considéra longuement, sourcils froncés, cherchant apparemment quelque chose qu'il ne trouvait pas. Puis, il hocha la tête.

— Il est aux portes de la mort, dit-il, mais... s'il en revenait ?

— Que dis-tu ?

— Rien ! Ce n'est qu'une hypothèse pour t'obliger à descendre jusqu'au fond de toi-même. Cet homme, ce mourant auquel tu pardonnes à son heure dernière, lui pardonnerais-tu encore si Dieu décidait que cette heure, justement, n'est pas la dernière ?

Elle se laissa tomber à genoux, les mains tendues vers le moine en qui, à cette minute, elle ne voyait plus que l'homme de Dieu, celui dont les prières, peut-être, avaient assez de pouvoir pour arracher la clémence divine.

— Pour le savoir vivant, je pourrais accepter n'importe quoi... même la séparation, même l'obéissance muette.

— Tu l'aimes à ce point ?

— Je n'ai jamais aimé que lui, affirma-t-elle d'un ton presque sauvage. Je t'en conjure, s'il y a un espoir, une chance, même toute petite, même une chance sur un million, que Dieu me le laisse, dis-le-moi !

Le moine eut un sourire plein de tristesse et de pitié.

— Tu parles comme si tu voyais en moi une espèce d'ambassadeur ou d'intermédiaire capable de négocier avec le Tout-Puissant ?

— Tu viens de le dire : Il est le Tout-Puissant et tu es son prêtre.

— Mais je ne fais pas de miracles. Ne rêve pas, Catherine. Certes, j'ai vu, un jour, lorsque j'étais à l'abbaye de Saint-Seine, un homme survivre à une blessure dans le genre de celle-ci : c'était une lance qui l'avait causée et l'homme, comme celui-ci, était solide. Mais le mire était habite... et nous n'avons ici, dans notre pauvre prieuré, qu'un petit frère un peu innocent qui se passionne pour les herbes et les simples.

Qu'importe ! s'écria Catherine reprise par un espoir qu'elle ne parvenait pas à retenir. Il faut courir chercher ce petit frère... ou mieux, il faut emmener mon époux à Saint-Seine ! Ce n'est pas si loin et, s'il supportait le voyage...

— Du calme ! Je te le répète, je n'ai émis cette hypothèse que pour sonder ton cœur. Nous n'avons aucun moyen de quitter cette maison avant demain ! Et demain... Le Damoiseau est l'un de ces molosses qui ne lâchent pas l'os qu'ils tiennent. As-tu oublié ce qui t'attend demain ? Ne dois-tu pas, sous peine de voir torturer à mort un enfant, pénétrer au château escortée de deux hommes ? Deux hommes qui ne seront ni ton véritable écuyer, ni le chapelain que tu n'as pas, mais deux malandrins dont la mission sera, certainement, d'ouvrir les portes à leurs amis...

Catherine passa sa main sur son front d'un air égaré. Landry la ramenait brutalement à la réalité alors qu'elle enfourchait déjà l'indomptable cavale de l'espérance... Elle n'avait aucune possibilité de choix, aucun moyen pour tenter de sauver son époux... en admettant qu'il y eût une chance. Elle devait attendre là qu'on lui permît de monter vers ce château quelle allait trahir par force. Elle interrogea. Landry du regard, mendiant un secours, même illusoire :

— Ils ne pourront sûrement pas y parvenir, mur- mura-t-elle à ellemême. Quand le duc est là, les gardes...

— Le duc n'est pas là, coupa avec impatience Landry. Celui qui est arrivé c'est le seigneur de Vandenesse avec un détachement de la garde ducale. Les Ecorcheurs ont été trompés, comme les gens de la région, d'ailleurs, par une ressemblance. Châteauvillain est l'une des places fortes les plus importantes des marches de Bourgogne et la comtesse n'avait guère de troupes. La proximité des dernières bastilles anglaises et les troupes qui déferlent depuis le traité d'Arras l'ont inquiétée. Elle a demandé un renfort. Rien de plus !

Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de la jeune femme..

Elle éprouvait un peu de joie à effacer du compte d'Ermengarde l'accusation de lui avoir tendu un piège. Sa mère était morte, Philippe n'était pas là. Qu'avait-elle à faire, en ce cas, dans la forteresse ?

Sa décision fut prise immédiatement. Se levant soudain, elle marcha vers la porte.

— Il faut dire cela au Damoiseau ! Le lui dire tout de suite ! Il te croira parce que tu es l'homme de Dieu. Dis-lui ce que tu sais et surtout que le duc n'est pas là. Je vais l'appeler...

Mais il lui barra le passage.

— Folle que tu es ! Je t'ai dit que Châteauvillain est l'une des clefs de Bourgogne. Que le duc y soit ou n'y soit pas, qu'importe à Robert de Sarrebruck ! Ce qu'il veut, ce qu'il attend de toi, c'est que tu l'aides à emporter la place où, sans trahison, il ne peut pénétrer ! Quoi que nous lui disions, demain au lever du soleil tu devras monter au château, leur faciliter la besogne. Ce qu'il s'ensuivra, tu le devines...

Un frisson courut le long de l'échiné de la jeune femme qui ferma les yeux. Oui, elle savait ce qui se passerait ensuite : la demeure d'Ermengarde deviendrait un champ de mort, puis le Damoiseau s'y établirait solidement et, abrité derrière ces puissantes murailles, il pourrait narguer le Connétable en personne... Sa vieille amie serait assassinée, tous ses gens avec elle !... Pareille idée se pouvait-elle soutenir ? Mais celle du pauvre petit Bérenger, agonisant atrocement, n'était pas plus tolérable.

Elle rouvrit les yeux, rencontra ceux du moine qui l'observait intensément :

— Que puis-je faire ?

— Fuir !

Si vous croyez qu'on n'y a pas pensé ! fit amèrement Gauthier qui jugeait le moment venu de se mêler de nouveau au débat. Mais fuir comment ? La chambre voisine est pleine de soudards et cette chambre n'a d'autre issue que cette petite fenêtre par laquelle même Bérenger ne pourrait passer. D'ailleurs, nous tomberions sur les gardes de la place. Alors, mon Père, faites un peu attention à ce que vous, dites ! conclut-il avec humeur.

— Si je dis qu'il faut fuir, riposta Landry, c'est que j'en connais le moyen, blanc-bec ! Regardez plutôt...

Il alla vers le mur qui faisait face à la fenêtre. Une petite porte s'y découpait, donnant sur un étroit réduit qui servait de débarras.

— Ce trou ? fit Gauthier dédaigneusement. Nous l'avons exploré tout à l'heure. Il ne contient que des pots de confitures vides, des vieilles hardes, une provision de chanvre à filer et plusieurs quenouilles...

— Vous avez mal regardé ! Apportez la chandelle.

Landry prit un escabeau, entra dans le réduit et monta sur l'escabeau en se courbant un peu pour ne pas se cogner la tête au plafond bas.

— Regardez, chuchota-t-il en appuyant des deux mains sur ledit plafond, cela se soulève quand on enlève les deux chevilles de fer que voici.

— Une trappe ? souffla Bérenger. Mais qui donne où ?

— Dans le grenier, bien sûr, juste sous la pente du toit. Maître Gondebaud, le propriétaire de cette maison, est un homme d'organisation, malheureusement pourvu d'une épouse acariâtre et affreusement jalouse. Elle le faisait coucher dans cette chambre dont on ne peut sortir qu'en passant par la sienne. Tout au moins, elle imaginait qu'il ne pouvait en sortir. Mais aussi industrieux que madré, le notaire ducal, qui court le jupon plus facilement que le lapin, avait, de ses mains, aménagé cette trappe qui lui permettait de gagner le grenier. Tout au bout, il y a l'ouverture par laquelle on rentre les foins.

Elle donne sur le verger qui descend à la rivière. J'ignore si l'échelle y est toujours, mais vous êtes jeunes, tous les trois, et l'herbe est haute.

Vous sauterez sans trop de mal.

— Ensuite ? souffla Gauthier qui écoutait passionnément.

Comment trouver des chevaux, franchir les portes ?

Ne le cherchez même pas, vous vous feriez reprendre. Traversez la rivière à la nage et escaladez la butte du château. Près de la barbacane, il y a un fourré épais. Vous pourrez vous y cacher pour attendre le jour et, quand le pont-levis se baissera...

— Vous voulez que nous cherchions refuge au château ? fit Bérenger abasourdi. Mais ne vaudrait-il pas mieux prendre le large ?

— Par quel moyen ? Vous seriez repris avant le milieu du jour et je ne sais trop ce qu'il adviendrait de vous. Croyez-moi, le château est votre seule chance. Là, vous serez à l'abri et vous pourrez attendre que les Écorcheurs se lassent ou bien qu'un secours arrive.

Devant cette perspective, les deux garçons eurent grand-peine à faire taire leur joie et leur enthousiasme, mais Catherine, elle, ne disait rien. Elle avait suivi silencieusement les explications de Landry, jeté un coup d'œil au réduit, puis elle était déjà revenue vers le lit et entourait de ses mains l'une des colonnes, comme si elle voulait s'y accrocher.

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas partir, balbutia-t-elle. Ne comprenez-vous pas que je veuille demeurer avec lui jusqu'au bout ?

Partez, vous, les garçons ! C'est Bérenger qui est en danger. Une fois qu'il ne l'aura plus sous la main, le Damoiseau ne pourra plus me contraindre.

— Crois-tu ? fit Landry durement. Tu veux, dis-tu, rester jusqu'au bout ? Jusqu'au bout de quoi ?

— Mais... de sa vie ?

— Il n'est pas encore mort et peut-être ne le sera-t-il pas demain.

Comment crois-tu que réagira le Damoiseau quand il s'apercevra de la fuite des garçons ? Il te fera mettre à la torture ?... Non pas ! Le démon est plus malin que ça ! C'est ton époux, tout blessé qu'il est, qui remplacera Bérenger ! Te sens-tu le cœur de le voir étendu sur un gril ?

Le cri jaillit qu'elle ne put retenir :

— Non !...

Puis, plus bas :

— ...Il n'oserait pas. C'est son frère d'armes !

— Pauvre idiote ! Tu n'as encore rien appris ! Entre cette vue de l'esprit et le gros château de Dame Ermengarde, ce genre d'homme n'hésite pas. Je ne suis pas certain qu'il y ait un seul sentiment humain dans ce beau démon ! Mais si tu te sens le courage de courir le risque...

Catherine baissa la tête et lâcha la colonne. Elle n'avait pas la force de répondre et se contenta de faire signe que non. Elle était vaincue.

Landry avait raison : il lui fallait partir avec les autres, laissant derrière elle celui qu'elle aimait sans même la possibilité de savoir ce qu'il adviendrait de lui. Ce n'était pas elle qui recueillerait son dernier soupir ou, si Dieu accordait l'improbable grâce, qui recueillerait son premier regard...

Si lourde était sa peine, si pesant son cœur douloureux, qu'elle ne put s'empêcher de tenter un ultime effort.

— Qui m'assure qu'ils ne le tueront pas quand nous serons partis ?

Je ne peux pas le laisser seul, Landry... je ne peux pas l'abandonner sans défense aux mains de ces brutes !

— Il ne sera pas seul : je reste, moi.

— Tu es fou. Ils te massacreront.

— Je ne crois pas ! Ce garçon qui a la langue si bien pendue va me bâillonner et me ficeler convenablement avec des liens qu'il obtiendra en déchirant les rideaux. Et même, il m'assommera un peu pour que cela fasse plus vrai. La suite me regarde.

Déjà Gauthier et Bérenger, pressés de passer à l'action, décrochaient deux rideaux, les déchiraient en longues bandes qu'ils tordirent comme des torons de chanvre. En un rien de temps, le moine fut convenablement ligoté, tandis que Catherine éperdue regardait sans pouvoir se résigner à leur apporter la plus petite aide.

Elle avait pris la main de son époux et la serrait contre sa poitrine.

Elle était brûlante, cette main, mais elle vivait toujours et c'était le sang de l'homme qu'elle aimait qui y battait lourdement. Elle s'agenouilla, y posa sa joue humide, puis ses lèvres qui tremblaient.

Elle savait que dans un moment elle ne le verrait plus, qu'il ne lui était plus possible de s'opposer à la marche inexorable du destin... que ce regard, cette caresse étaient les derniers...

— Mon amour... chuchota-t-elle... Je voudrais tant rester, rester toujours avec toi... jusque dans le tombeau. Je voudrais tant mourir aussi ! Mais il y a les petits, nos petits... Ils ont besoin de moi, tu sais.

Il faut que je retourne là-bas... chez nous... pour eux. Il faut que je m'en aille... que je te laisse, mon amour...

Elle enfouit sa tête contre cette main, souhaitant éperdument mourir là, à cette seconde, ne plus se relever jamais.

— Dame Catherine, fit la voix rauque de Gauthier, il faut partir, nous sommes prêts.

Elle les regarda. Il y avait des larmes dans leurs yeux, mais aussi une résolution farouche.

Landry, ficelé étroitement, était toujours debout et sa bouche était encore libre.

— Je veux te dire au revoir avant que l'on me bâillonne, fit-il doucement. Aie confiance, Catherine ! Va sans crainte dans le chemin qui t'attend. Tu sais bien que je suis ton frère et que je t'ai toujours aimée tendrement.

Alors, elle se jeta au cou du moine, l'étreignit farouchement et l'embrassa plusieurs fois.

— Veille sur toi, mon Landry, hoqueta-t-elle. Veille aussi sur lui et prie Dieu qu'il ait pitié de nous...

— Vite ! s'impatienta Landry qui ne voulait pas se laisser gagner par l'émotion. Il ne faut plus perdre de temps. Le bâillon, maintenant... puis un coup d'escabeau. Mais tâche de ne pas me tuer, garçon ! Je prierai pour vous tous. Adieu, Catherine...

Un instant plus tard, le moine qui s'était appelé Landry Pigasse gisait sur le dallage, proprement assommé par Gauthier. Un peu de sang perlait sur la peau brune de son crâne tonsuré.

Il aura une bosse énorme, constata le jeune homme, mais il respire normalement et j'ai fait de mon mieux. Filons, maintenant.

Arrachant Catherine presque de force du corps inerte de son mari où elle était revenue irrésistiblement, il la traîna vers le réduit.

La dernière vision qu'elle eut d'Arnaud fut, dans la lumière jaune d'une chandelle, un profil qui lui parut figé pour l'éternité sous des linges ensanglantés...

La longue nuit s'acheva. Quand le jour se leva sur les grandes forêts d'alentour, à l'appel de quelques coqs enroués, le ciel, où s'attardaient des étoiles brillantes, devint gris-bleu, puis mauve... puis rose. L'aurore éclata, triomphante, annonçant une très belle journée, et les trois fugitifs, tapis sous les ronces et les cornouillers, regardèrent grandir la lumière...

Ils étaient las, transis de froid dans leurs vêtements mouillés que la fraîcheur du petit matin avait glacés. La traversée de la rivière avait été dure, à cause du flot rapide, et l'escalade de la motte féodale, à travers fourrés et éboulis, ne l'avait pas été moins. En arrivant au pied des formidables murailles, ils s'étaient jetés sous les buissons comme dans un havre. Ils y étaient invisibles, presque en sûreté. Pourtant, ils attendaient avec impatience que le château, enfin, s'ouvrît pour eux.

Le village, en bas, paraissait tout petit, privé d'importance et cependant, parmi tous ces toits couleur de terre, Catherine parvenait à en distinguer un : celui sous lequel reposait l'époux qu'elle avait dû abandonner.

Respirait-il encore ou bien la mort, si habile à se glisser dans les corps épuisés des malades, aux heures noires du petit matin, avait-elle fait son œuvre ? Landry était-il revenu de son évanouissement ?

Avait-on découvert leur fuite ?

Le village était tranquille, presque trop. Sur la place, quelques soldats à moitié nus se dirigeaient vers la fontaine pour y effacer les brumes de la nuit, tandis que d'autres s'en allaient, en armes, relever les sentinelles. Un peu de fumée voltigeait à la cheminée de la maison du notaire...

Contre sa joue, Catherine sentit le souffle de Bérenger et vit que le page, lui aussi, regardait le village et qu'il avait les larmes aux yeux.

Émue, elle demanda :

— Vous pleurez, Bérenger ?

Il tourna vers elle sa petite figure fatiguée où la lassitude et l'angoisse ramenaient l'enfance. Mais la tristesse des yeux bruns était celle d'un homme. En quelques jours, Bérenger avait vieilli, même s'il n'avait toujours que quatorze ans.

— Messire Arnaud..., murmura-t-il... Le reverrons- nous un jour ?

Dieu nous fera-t-il miséricorde ?

— Nous ? Souhaitez-vous donc le servir encore... après ce que vous avez vu ?

— Oui ! À cause de vous, Dame Catherine. Vous l'aimez tant. Et cependant, pour moi, vous avez consenti à le quitter, sans même savoir s'il vivrait.

— Ce n'est pas à cause de vous, Bérenger. Le Damoiseau aurait trouvé un autre moyen de me contraindre.

— Vous dites ça pour que j'aie moins de peine, mais je suis coupable, moi aussi, car il est mon seigneur et je l'ai abandonné. S'il meurt... je retournerai chez les chanoines de Saint-Projet et je me ferai moine.

Le chagrin de l'enfant, ce besoin de sacrifice et aussi cette espèce de marché qu'il voulait passer avec Dieu, louchèrent Catherine au plus profond. Doucement, elle tourna la tête et posa ses lèvres sur la joue mouillée du page.

— Ne dites pas de sottises, Bérenger ! Vous n'êtes pas fait pour le cloître...

Mais quelque chose se serra dans son cœur. Landry, lui non plus, ne paraissait pas fait pour le couvent lorsqu'il avait l'âge de Bérenger...

L'appel du ciel emprunte parfois d'étranges chemins... Cependant, elle savait que Bérenger ne l'avait pas entendu. Il voulait seulement payer ce qu'il estimait être sa dette : entrer en religion pour expier la mort solitaire de son seigneur...

Elle regarda le ciel comme pour lui demander un signe. Il était beau et pur, si serein qu'il semblait ne pouvoir couvrir que le calme et le bonheur. Ce n'était pas du tout un ciel de désespoir mais, dans la chaude teinte dorée qui commençait d'envelopper la nature, Catherine croyait lire une sorte de promesse.

Elle crut entendre, par-delà l'espace, la voix de Sara qui, pleine de conviction, lui avait dit au premier soir du siège :

— Messire Arnaud reviendra à Montsalvy !

Hélas, elle n'avait pas précisé sous quelle forme et sa prédiction s'était bornée à lui affirmer qu'elle aurait encore à souffrir de lui...

La cloche de la chapelle sonna prime et le cœur engourdi du château, lentement, se remit à battre. Les cris des guetteurs se répondirent d'une tour à l'autre, tandis qu'une corne mugissait quelque part pour appeler les hommes à leur tâche quotidienne.

Gauthier, qui avait fini par s'endormir, s'étira et bâilla :

— Est-ce l'heure ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, Catherine lui montra le soleil qui bondissait au-dessus de la grande mer verte des arbres. L'heure était venue, en effet ! La première d'une longue suite inconnue...

Quel avenir annonçait-il, ce soleil, pour la dame de Montsalvy ?

Celui de l'amour retrouvé, revécu, rénové, à l'abri d'une poitrine d'homme... ou bien celui, austère, d'une femme en noir, isolée sur sa montagne suzeraine, à mi-chemin du ciel devenu le dernier espoir et de la terre où s'élèverait l'héritier et où le petit peuple chaleureux, tenace et fier continuerait d'écrire avec sa sueur et son sang la belle histoire du pays arverne ?

La réponse n'appartenait pas à Catherine mais, cette fois, elle n'essaya pas de forcer le destin par de nouvelles supplications. Le temps en était révolu. Avec simplicité, avec humilité aussi, elle s'en remit enfin à plus puissant qu'elle :

— Que Ta Volonté soit faite, Seigneur..., murmura-t-elle.

Et, courageusement, elle détourna les yeux de la maison du notaire, tandis qu'avec un grondement de tonnerre descendait le grand pont-levis...

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