Troisième partie Le cœur sous le siège

CHAPITRE IX Le dauphin et la favorite

— Non, Dame Catherine... c'est impossible ! Je ne puis vous accorder ce que vous me demandez ! Il est temps... grand temps que ce royaume retrouve l'ordre et que sa noblesse réapprenne l'obéissance. Je suis désolé, mais je dois dire non.

Agenouillée au pied du trône, dans la posture qui convenait à son rôle de suppliante, Catherine leva vers le Roi un visage inondé de larmes et joignit les mains.

— Sire, je vous en supplie ! Ayez pitié !... Qui donc peut faire grâce si vous n'y consentez ?

— Le Connétable, Madame ! Il s'agit de sa parole, de ses ordres et d'une évasion qui s'est produite sous son commandement. Il est le maître absolu de l'armée. Même les princes du sang lui doivent obéissance. Avez- vous donc oublié les pouvoirs que confère l'épée aux fleurs de lys ? Il est de mon devoir de Roi de maintenir, en les soutenant, toutes les prérogatives de mon chef de guerre.

Devoir ! Maintenir ! Quels mots dans la bouche de Charles VII !

Plus étonnée encore que désolée, Catherine regardait le Roi et ne le reconnaissait pas. Que lui était-il donc arrivé ?

Certes, il avait toujours le même physique ingrat, fait d'un visage blême aux lignes tout en longueur, d'un grand nez tombant et d'yeux globuleux. Mais ces yeux- là, jadis ternes et timides, se posaient maintenant sur elle avec-assurance et sévérité. Les lignes du visage semblaient moins molles, plus fermement dessinées sous le grand chapeau de feutre noir, ceint d'une couronne d'or dont les bords se relevaient pour montrer les broderies d'or du revers. On avait même l'impression que le Roi avait grandi. Peut-être parce qu'il se tenait moins mal, beaucoup plus droit, s'étant enfin décidé à abandonner cette contenance inquiète et contrainte qui, si longtemps, lui avait été familière. Il n'était jusqu'à ses épaules, étroites et maigres, qui, sous le pourpoint garni de mahoitres piquées1, semblaient larges et vigoureuses.

Debout devant son trône surmonté d'un dais bleu et or, il redressait la tête avec autorité tout en offrant les doigts aux caresses d'un grand lévrier de Karamanie, blanc comme neige, qui se tenait debout auprès de lui.

Catherine, le cœur serré, comprit qu'elle avait, devant elle, un tout autre homme. Mais elle était venue pour lutter et elle entendait aller jusqu'au bout.

— Que puis-je faire alors, Sire ? demanda-t-elle. Vous voyez mon chagrin, ma détresse... donnez-moi au moins un conseil...

Charles VII parut marquer une légère hésitation qui rappela à Catherine le prince d'autrefois. Le beau visage désolé qui se levait vers lui semblait l'émouvoir... Se décidant, il descendit les trois marches qui surélevaient le trône, vint jusqu'à la suppliante et l'aida doucement à se relever.

— Il vous faut retourner vers le Connétable, ma chère, et le prier aussi doucement que vous pourrez. À l'heure présente, ses hommes ont dû reprendre le fugitif... et peut-être est-il trop tard.


1 Rembourrage qui était alors à la mode.


— Non !... Je n'en crois rien. Vous voulez dire, Sire, que mon époux pourrait déjà, à cette heure, avoir cessé de vivre ? C'est impossible !

Le Connétable, je le sais, j'en suis sûre, ne fera pas tomber la tête d'Arnaud de Montsalvy sans avoir eu votre avis à ce sujet. Messire Tristan l'Hermite, son Prévôt des maréchaux, m'en a donné la certitude.

— Je connais ce Tristan ! C'est un homme grave et qui ne parle point à la légère. Hé bien donc, suivez mon conseil et regagnez Paris, priez Richemont et peut-être..

— Mais, Sire, songez que je ne suis qu'une femme, que je tourne depuis des jours dans un cercle vicieux. Si la grâce doit venir de Monseigneur de Richemont, donnez-moi au moins quelques lignes de votre main qui lui conseillent... Je dis bien conseillent, pas ordonnent, de se montrer clément ! Sinon, il me renverra vers vous, peut-être... et alors, que deviendrai-je ? Je suis seule ici, sans appui. Madame la reine Yolande, en qui j'avais mis tous mes espoirs, n'est point encore revenue de Provence où l'on dit qu'elle est souffrante. Mes amis les plus chers sont auprès d'elle ou bien guerroient en Picardie et en Normandie. Je n'ai personne... personne que vous !

— Il est vrai que ma bonne mère était fort malade ces derniers temps mais, depuis hier, les nouvelles sont meilleures et annoncent qu'elle se serait mise en route pour assister aux noces de son petits-fils ! Vous la verrez bientôt...

Puis, tout à coup, criant presque, repris par son ancienne nervosité encore sans doute assez proche de sa nature nouvelle :

— ...Non, je vous en prie, ne pleurez plus ! Vous me mettez au supplice, Catherine ! Vous savez tout le bien que je vous ai toujours voulu ! Vous savez le pouvoir de vos larmes... et vous en profitez pour me forcer la main...

Cette main, Catherine, sentant qu'il fléchissait, que peut-être la victoire était proche, voulut la saisir pour y poser ses lèvres mais, du fond de la salle, une voix se fit entendre, une voix douce et fraîche, une voix ravissante qui, cependant, disait des choses terribles.

— Nul ne doit forcer la main du Roi, Sire... c'est crime de lèse-majesté ! Avez-vous donc oublié, doux ami, les recommandations de votre bonne mère ? Il faut être ferme, Sire ! Il faut maintenir votre autorité... à tout prix ! Sinon, jamais vous ne deviendrez le grand souverain que vous devez être.

Catherine s'était retournée et regardait de tous ses yeux. Sur la jonchée de fleurs fraîches qui couvrait les dalles de pierre, une créature de rêve s'avançait lentement. Longue, mince, souple, c'était une jeune fille qui pouvait avoir dix-sept ans. De longs cheveux, d'un châtain doré qui n'atteignait pas tout à fait les tons roux mais se moirait d'or, tombaient d'une couronne de roses pâles sur des épaules d'une blancheur de lait que le large décolleté d'une robe de taffetas couleur d'azur découvrait généreusement, ainsi que la plus grande partie de deux seins ronds, fermes et neigeux qui semblaient, à tout instant, sur le point de jaillir de leur prison de soie bleue.

Les yeux, très grands sous de longs sourcils minces, étaient de la même teinte céleste. Le front était légèrement bombé, les joues arrondies, la bouche, petite et rouge, ronde comme une cerise mais, surtout, la nouvelle venue possédait la peau la plus blanche, la plus fine et la plus transparente qui fût. C'était elle qui lui donnait cet éclat un peu irréel démenti par l'épanouissement voluptueux du corps.

Consciemment ou inconsciemment, cette fille était un vivant, un continuel appel à l'amour.

Le visage du Roi s'était transfiguré. Comme un page amoureux, il courait vers la belle enfant, saisissait ses deux mains qu'il couvrait de baisers frénétiques. Elle l'accueillit tranquillement, avec un doux sourire.

— Agnès ! Mon cher cœur ! Vous voici donc... Je vous croyais encore au verger à profiter de ce beau soleil.

Elle eut un rire qui ressemblait au roucoulement d'une colombe.

— Le beau soleil noircit la peau et rougit les yeux, mon doux sire... et puis, je m'ennuyais de vous.

— Comme elle a bien dit ça ! Tu t'ennuyais, mon bel ange, et moi, alors, que faisais-je ? Je languissais, je mourais, car une minute sans toi c'est un siècle d'enfer. Une seule minute sans presser ta main, sans baiser tes lèvres...

Pétrifiée, Catherine regardait cette scène d'amour inattendue. Qui était cette fille dont le Roi semblait fou ? Car il n'y avait pas d'autre terme à appliquer au sentiment qu'exprimait le regard ardent dont il l'enveloppait, ces mains tremblantes qui cherchaient la rondeur de la taille, la gorge offerte.

Son regard, à elle, était lumineux et gai, mais d'une douceur qui dissimulait la domination, une douceur que Catherine jugea dangereuse.

Peut-être la bienséance eût-elle voulu que la dame de Montsalvy se retirât sur la pointe des pieds, car Charles maintenant avait pris Agnès dans ses bras et l'embrassait longuement. Mais elle comprit que, si elle partait, elle ne pourrait plus obtenir une nouvelle audience. Aussi attendit-elle que le baiser eût pris fin pour murmurer respectueusement, mais fermement :

— Sire ! Ne me donnerez-vous point cette lettre que j'implore ?

Charles tressaillit comme un homme que l'on réveille. Il lâcha sa belle amie et tourna vers Catherine un visage mécontent.

— Vous êtes encore là, Madame de Montsalvy ? Je croyais vous avoir fait entendre ma volonté ? Voyez Richemont ! Mais je ne peux rien !

— Sire ! Par pitié...

Non. J'ai dit non et ce sera non ! Je commence à être las de faire grâce à votre époux, Madame ! Souvenez-vous qu'ici même, dans cette salle, j'ai fait brûler par la main du bourreau l'édit qui le condamnait jadis. 11 aurait dû s'en souvenir avant de commettre de nouvelles sottises. Il est de ceux qui se croient tout permis et j'entendsvmoi, qu'il apprenne à obéir. Vous entendez, Madame ? A obéir !... Je vous salue, Madame...

Et, saisissant sa belle amie par la taille, Charles VII s'éloigna" à grands pas vers la porte qui conduisait au verger du château.

Catherine, à peine cette porte franchie, les entendit rire et cela lui fit mal. C'était comme s'ils se moquaient d'elle ! Tirant son mouchoir de sa manche, elle essuya ses yeux, se moucha et, lentement, se dirigea vers la grande porte, celle qui menait directement à la cour.

Cette salle énorme, avec ses murs de six mètres de haut, tendus d'immenses tapisseries, sa cheminée monumentale où, pour le moment, s'entassaient des genêts fleuris, lui fit l'effet d'un décor de cauchemar. Elle ressemblait, dans son immensité, à ces chemins interminables qui, dans les rêves, s'ouvrent devant vous, ces chemins qui s'allongent à mesure que l'on marche et qui n'aboutissent jamais nulle part qu'à un douloureux réveil.

Celui-là s'achevait par une double porte de chêne et de bronze gardée par deux statues de fer, impassibles et comme désincarnées qui, d'un geste machinal, ouvrirent les deux battants lorsque Catherine approcha.

La cour ensoleillée du château de Chinon apparut au bas des larges degrés d'un grand perron. Comme autrefois, les archers écossais veillaient aux portes et aux créneaux, avec les plumes de héron de leurs bonnets qui bougeaient doucement au vent du soir. Tout aurait pu être comme jadis, comme ce jour où Catherine avait gravi ce même perron, annoncée par les longues trompettes d'argent pour recevoir de ce même roi, dans cette même salle, l'annulation d'une injuste condamnation.

Les murs étaient les mêmes, le temps était le même, l'air était le même et le soleil aussi, mais ce jour-là Tristan l'Hermite escortait Catherine et, en haut de ces marches, la reine Yolande l'attendait pour la mener elle- même, à travers toute la Cour assemblée et respectueuse, vers le trône royal. Ce jour-là, Catherine avait triomphé alors qu'aujourd'hui elle allait quitter ce château seule et désemparée, ne sachant plus que faire ni où aller...

Au bas des marches, elle retrouva Gauthier et Bérenger qui l'attendaient avec, en main, les brides des chevaux. Leurs regards interrogateurs l'avaient saisie dès qu'elle était apparue et ne la quittaient plus. Pourtant, son visage défait leur avait déjà répondu.

— Alors ? demanda Gauthier à sa manière brusque. Il refuse ?

Malgré sa peine, Catherine, machinalement, reprit le garçon :

— Le Roi refuse ! Oui, Gauthier... c'est ainsi ! Il dit qu'il ne se reconnaît pas le droit de faire grâce quand le Connétable juge ! Que Monseigneur de Richemont est seul maître de ses soldats et de ses capitaines. Il dit... oh ! est-ce que je sais seulement ce qu'il dit ? Une chose encore est certaine : je n'ai rien à attendre du Roi. Je dois retourner à Paris, supplier encore le Connétable... à moins qu'il ne soit déjà trop tard.

— Retourner à Paris ? s'écria Gauthier. Se moque- t-il ? Et est-ce ainsi qu'un roi doit traiter une noble dame dans la douleur ? Mort-Dieu, quel roi est-ce là ? Son conseil est celui d'un fou... non d'un homme sensé ! Pense-t-il que vous allez passer votre vie à galoper sur les grands chemins entre Paris et ici ?

La colère de son écuyer amena un pâle sourire aux lèvres de Catherine, car elle y trouvait un réconfort. Mais elle lui fit baisser le ton de crainte d'attirer l'attention des gardes.

Ce fut alors Bérenger qui prit la parole :

— Ne retournons pas à Paris, Dame Catherine ! Pour quoi faire ?

Messire Arnaud n'y sera pas revenu. Mes frères l'auront retrouvé, délivré, ramené à Montsalvy. Pourquoi aller encore vous humilier, supplier en vain ? Ces gens-là se moquent de nous. Rentrons chez nous ! Allons retrouver messire Arnaud, le petit Michel et le bébé Isabelle... et, dans nos montagnes, attendons que le Roi veuille bien nous faire justice. Et s'il refuse, nous saurons bien lui tenir tête.

Gauthier regarda son jeune compagnon avec admiration.

— Mais c'est qu'il parle comme un livre ! Tu as raison, garçon, rentrons dans ton pays. Je ne le connais pas, mais je ne demande qu'à faire connaissance. Quelque chose me dit que j'y serai heureux. En tout cas, nous n'avons pas eu raison de venir ici.

C'était vrai et Catherine s'en voulait de n'avoir pas obéi au conseil de Tristan qui lui avait recommandé de se rendre à Tours et d'y attendre le Roi pour profiter des fêtes du mariage.

Mais, quand elle était arrivée dans la grande ville des bords de Loire, quinze jours plus tôt, le Roi n'y était pas et nul ne savait quand il arriverait. Il était à Chinon, sa ville de prédilection, et il n'en viendrait peut-être que juste à temps pour accueillir la princesse d'Ecosse.

La reine Yolande était en Provence et l'on ignorait même si elle viendrait. Quant à Jacques Cœur, sur qui Catherine avait compté pour l'accueillir et qui possédait maintenant des maisons et des comptoirs dans la plupart des villes royales, il n'était pas non plus dans ses magasins de Tours. Ses commis l'attendaient, mais il était sans doute encore à Montpellier.

Catherine, alors, avait attendu, mais le temps passait et au bout de dix jours de désœuvrement, n'ayant reçu non plus aucune nouvelle de Paris et de Tristan, elle s'était décidée à partir pour Chinon, afin d'y voir le Roi plus vite.

Le résultat ayant été ce que l'on sait, elle comprenait maintenant que sa hâte l'avait perdue, qu'elle aurait dû patienter, afin de pouvoir se présenter avec un solide appui devant Charles VII. Maintenant, il était trop tard... Pourtant, elle avait été bien près de réussir. Sans cette fille qui semblait mener le Roi en laisse...

— Rentrons-nous maintenant ? demanda Bérenger. Le soleil baisse déjà à l'horizon et vous avez besoin de repos, Dame Catherine.

Un moment encore ! Je voudrais entrer là une minute... Elle désignait, serrée contre l'énorme donjon du Coudray, la petite chapelle Saint-Martin où, bien souvent, elle avait entendu la messe et prié lorsqu'elle habitait le château après l'écrasement de La Trémoille.

Elle aimait ce petit sanctuaire intime et charmant où Jeanne d'Arc, jadis, avait prié, elle aussi, comme elle seule savait le faire. La prière, pour Jeanne, c'était un bain d'énergie et de foi, l'antidote souverain contre le découragement et la douleur. Elle en ressortait toujours plus forte, plus joyeuse et plus sereine. Et Catherine, au bord du désespoir, pensa que Dieu, peut-être, l'écouterait mieux si elle s'adressait à lui au lieu même où celle qu'il avait envoyée lui parlait autrefois.

L'ombre fraîche de la chapelle lui fit du bien. Le soleil mourant transperçait la rose du portail et criblait la belle voûte angevine de taches rutilantes ou azurées. Le petit autel de pierre et son retable doré en prenaient un éclat nouveau.

On avait, dans cette petite église au format réduit, l'impression d'être au cœur d'un reliquaire. Mais la beauté, si elle avait toujours agi comme un baume sur Catherine, était impuissante ce jour-là à guérir son cœur ulcéré et à adoucir sa déception. Elle avait mis tant d'espoir en ce Roi qui, jusqu'à présent, lui avait toujours montré intérêt et bonté. Elle l'avait servi de toute son âme. Mais il avait toujours été le jouet de favoris plus ou moins avouables. Maintenant, c'était une favorite, qui serait sans doute aussi néfaste que ses devanciers, Giac ou La Trémoille.

En arrivant au château, Catherine avait pensé entrer dans la chapelle Saint-Martin, après l'audience royale, pour y rendre grâces...

mais c'était en désespérée qu'elle y pénétrait pour y choisir, dans le silence, entre un retour aléatoire vers Paris ou bien le départ pour l'Auvergne où elle pourrait rejoindre Arnaud dans sa rébellion.

Choisir, d'ailleurs... était-ce bien sûr ? Elle savait déjà qu'elle n'avait plus de courage pour de nouvelles supplications, ni pour d'autres humiliations... Agenouillée au pied d'un pilier, le front sur la pierre de la table de communion, elle pleurait sur ses mains jointes, aveugle et sourde à ce qui pouvait se passer autour d'elle, quand une main se posa sur son épaule, tandis qu'une voix nette articulait :

— C'est bien de prier... mais pourquoi tant pleurer ?

Vivement redressée, avec l'inconscient battement de cœur de ceux que l'on prend en flagrant délit, elle dévisagea l'adolescent qui se tenait debout auprès d'elle. Il avait un peu changé, depuis leur dernière rencontre, quatre ans plus tôt, mais pas au point qu'elle ne pût reconnaître le dauphin Louis.

Le prince devait être âgé de quatorze ans, maintenant. Il avait grandi. Mais il avait toujours la même silhouette maigre, précocement voûtée, les mêmes épaules osseuses et fortes, la même peau d'ivoire jaunissant, les mêmes cheveux noirs et raides. Simplement, les traits de son visage s'étaient affirmés, durs et sans grâce autour du grand nez agressif et des yeux noirs, profondément enfoncés et pétillants d'intelligence. Il était laid, mais d'une laideur qui avait sa puissance et il se dégageait de ce garçon dépourvu de beauté une singulière et subtile majesté, un charme bizarre qui venait peut-être de son regard pénétrant.

Malgré son costume de chasse en gros drap de Flandre usagé et râpé, le sang royal se devinait à la hauteur du ton et à l'expression impérieuse du visage. Et son langage était celui d'un homme.

Catherine s'abîma dans une profonde révérence, à la fois surprise et gênée de cette rencontre inattendue.

— Dites-moi pourquoi vous pleurez, insista le Dauphin en considérant avec attention le visage désolé de la jeune femme.

Personne, que je sache, ne vous veut de mal ici. Vous êtes la dame de Montsalvy, n'est-ce pas ? Vous étiez des dames de parage de Madame la Reine, ma mère ?

— Votre Altesse m'a reconnue ?

Votre visage n'est pas de ceux qu'on oublie facilement, Dame...

Catherine, il me semble ? Je ne vois guère de différence aux figures des femmes qui m'entourent. La plupart sont sottes ou impudentes... ou les deux. Vous étiez différente... vous l'êtes toujours.

— Merci, Monseigneur.

— Alors, maintenant, parlez ! Je veux savoir la raison de vos larmes.

Il était impossible de résister à cet ordre, car c'en était un. A regret, Catherine fit le récit des derniers événements, non sans ressentir un peu plus d'angoisse en voyant se froncer le sourcil de Louis quand elle évoqua le meurtre de Legoix et, surtout, l'évasion d'Arnaud.

— Ces féodaux ne changeront donc jamais ! grommela-t-il. Tant qu'ils n'auront pas compris qui est le maître, ils continueront à n'en faire qu'à leur tête. Eh bien, ces têtes, on les fera tomber.

— Le maître est le Roi, notre sire et votre père, Monseigneur, et nul ne songe à le contester, protesta Catherine terrifiée.

Puis, comme elle n'avait vraiment plus rien à perdre, elle osa ajouter :

— ...Pourquoi, hélas, faut-il que d'autres, qui n'y ont aucun droit n'étant pas de rang royal, règnent à travers lui...

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d'autre que ce que je viens de voir et d'endurer à mes dépens, Monseigneur.

Et Catherine raconta son entrevue avec Charles VII, l'espoir qui, un instant, l'avait effleurée, vite chassé par l'intervention de la belle inconnue que le Roi nommait Agnès. Mais à peine eut-elle prononcé ce nom, qu'une expression de fureur envahit le jeune visage de son interlocuteur, tandis que, sur les gants de cheval, son poing maigre se crispait.

— Cette putain ! gronda-t-il sans se soucier du lieu où il se trouvait.

Mais cet éclat fit sortir de l'ombre un homme grave et barbu qui, sans un mot, de la main, lui indiqua l'autel. Louis rougit, se signa dévotement et s'agenouilla à même les dalles pour une rapide prière.

Mais cette expéditive marque de regret ne lui avait pas fait perdre le fil de son sujet. Se relevant, il revint à Catherine qui, interdite, attendait.

— Je n'aurais pas dû employer ce mot dans une église, expliqua-t-il, mais le fait demeure le même. Je déteste cette créature dont mon père s'est assotté.

— Qui est-elle ? demanda-t-elle.

— La fille d'un certain Jean Soreau, écuyer, seigneur de Coudun et de Saint-Gérant. Sa mère se nomme Catherine de Maignelais. Elle est de bonne maison, quoique de peu d'illustration. Voici un an, ma tante, Madame Isabelle de Lorraine, nous est venue visiter avant de se rendre à Naples où l'appelaient les affaires de son époux, le duc René, retenu en laide prison par Philippe de Bourgogne. La donzelle était de ses filles d'honneur. Dès que le Roi l'eut vue, il s'en est épris follement, comme un homme qui a perdu le sens...

À nouveau, Jean Majoris, l'homme à la barbe, qui était le précepteur du prince, intervint :

— Monseigneur ! Vous parlez du Roi !

— Que ne le sait-il autant que moi ! coupa durement le Dauphin.

Je dis ce qui est, sans plus : le Roi est fou de cette fille et, par malheur, Madame ma Grand Mère la soutient et protège...

Catherine ouvrit des yeux énormes :

— Qui ? La reine Yolande ?

— Eh oui ! Madame Yolande s'est entichée, elle aussi, d'Agnès Sorel1, sinon dites-moi comment celle-ci eût pu devenir fille d'honneur de ma mère ? Madame Isabelle, bien sûr, ne souhaitait pas emmener tout son monde outre-mer, mais cela ne suffit pas à expliquer le fait que l'on nous ait laissé cette fille.

— La duchesse de Lorraine partait pour longtemps ?


1 À cette époque on appliquait parfois le féminin des noms propres masculins. Ainsi, la fille de Jean Soreau fut-elle Agnès Sorelle ou Sorel.


Je ne sais. Plusieurs années sans doute, puis qu'elle s'en allait coiffer la couronne de Naples... et le Roi n'a pas pu supporter l'idée d'être si longtemps séparé de sa belle. Elle règne sur lui, comme vous l'avez dit, et vous avez vu à vos dépens ce qu'il en est. Quant à moi, je la hais à cause du déplaisir qu'elle ne peut que causer à ma bonne mère.

Alors, soupira Catherine, nous sommes perdus. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi pour y attendre que de nouveaux coups frappent ma maison...

Un instant ! Tout n'est peut-être pas dit. Dans quelques jours, vous le savez, le Roi, les Reines et toute la Cour seront à Tours où l'on me marie à Madame d'Ecosse.

L'idée de se marier ne devait guère être de son goût car, en articulant ces mots, il fit une affreuse grimace, comme si, en franchissant sa bouche, ils y avaient laissé un goût amer. Mais il n'en poursuivit pas moins :

Le mariage est fixé au 2 juin. Madame Marguerite est déjà en France depuis plusieurs semaines, car elle a débarqué fin avril à La Rochelle, mais on lui fait si grand accueil qu'elle n'avance pas vite. A cette heure, elle doit être à Poitiers... bien près de nous déjà !

Ce fut lui cette fois qui soupira. S'autorisant de ce soupir, Catherine murmura :

Votre Altesse ne paraît pas heureuse de ce mariage ?

Ce mariage-là ne me déplaît pas plus qu'un autre. Je n'ai jamais vu Marguerite d'Écosse. C'est l'idée de mariage qui m'ennuie. J'ai mieux à faire qu'à m'occuper d'une femme ! Mais laissons cela ! Votre chance, à vous, est justement dans ce mariage : le jour des noces, soyez à la cathédrale, sur le chemin du cortège. C'est à moi que vous demanderez la grâce du comte de Montsalvy. Dans de telles circonstances, le Roi ne pourra pas me la refuser, à moi! Même si la Sorel n'est pas d'accord.

Envahie de reconnaissance, Catherine plia le genou, prit la main du prince et voulut y poser ses lèvres, mais il la retira vivement, comme s'il craignait qu'elle ne le mordît.

— Ne me remerciez pas. Je ne fais pas cela pour vous et moins encore pour sauver votre trublion de mari qui devra, à l'avenir, ne plus faire parler de lui autrement que sur les champs de bataille... surtout lorsque je serai roi. Car, je vous en donne ma parole, je saurai mater ma noblesse.

— Alors, Monseigneur, pourquoi le faites-vous ? Pour battre en brèche cette Agnès ? demanda Catherine audacieusement.

Louis eut un sourire qui lui rendit son âge. C'était celui, espiègle et joyeux, d'un gamin qui s'apprête à jouer un tour à une grande personne.

— Il n'y a aucun doute là-dessus, fit-il avec bonne humeur. Je serai enchanté de montrer publiquement à cette péronnelle qu'elle n'est pas seule maîtresse en ce royaume. Mais ce n'est pas l'unique raison. Voyez- vous, le conseil de venir au Roi vous a été donné par un homme qui me plaît. Messire Tristan l'Hermite est du bois dont on fait les grands serviteurs. Il est sévère, rude et de juste conseil. Quand l'heure en sera venue, je souhaite l'attacher à ma fortune... C'est à lui, qui est votre ami, que je désire faire plaisir. Je ne veux pas qu'il vous ait engagée, à tort, à venir jusqu'ici. Venez, maintenant, je dois rentrer et vous devez quitter le château dont le pont-levis va bientôt être relevé.

Côte à côte, la dame de Montsalvy et le dauphin Louis quittèrent la chapelle. Puis le prince salua courtoisement sa compagne qui revint vers son page et son écuyer.

— Qui est ce garçon mal vêtu ? demanda Bérenger. Il m'a paru laid !

— C'est votre futur souverain. Si Dieu lui prête vie, il sera un jour le roi Louis XI...

— Eh bien, commenta Gauthier, on ne peut pas dire qu'il fera un beau roi.

Non, mais il fera sans doute un grand roi. En tout cas, j'aurai peut-être par lui la grâce que le Roi m'a refusée. Rentrons à l'auberge, jeunes gens ! Je vous dirai tout à l'heure ce qui s'est passé.

— Est-ce que... nous repartons pour Montsalvy ? demanda Bérenger, une lueur d'espoir dans le regard.

— Non. Ni à Montsalvy, ni à Paris. Nous revenons à Tours où nous allons attendre le jour du mariage, comme nous aurions dû faire si je n'avais été si pressée...

On redescendit la rampe rapide qui, de la forteresse autrefois bâtie par les Plantagenets, ramenait au cœur de la ville, au Grand Carroi, où l'auberge de la Croix du Grand Saint-Mexme accueillait toujours les voyageurs et où le gigantesque maître Agnelet et sa sémillante épouse Pernelle, deux vieilles connaissances de Catherine, régnaient sur un univers de servantes, de marmitons et de casseroles reluisantes.

Chemin faisant, la jeune femme rêvait, laissant la bride sur le cou de son cheval qui se dirigeait tout seul. Le crépuscule était si beau, ce soir, l'air si léger et si pur...

La fraîcheur montait de la rivière et un léger nuage de brume en indiquait les méandres. La surface ridée de l'eau prenait une teinte olive, tandis que le haut des saules était encore doré par le soleil. Les toits d'ardoises et les antiques murailles de la ville, allongée sur la rive de l'Indre, prenaient les teintes adoucies d'une ancienne peinture.

Tout à coup, deux cygnes débouchèrent d'un nid de saules le long de la rivière et gagnèrent le large. Ils nageaient de conserve, les ailes bien repliées, le cou ployé, dédaigneux du courant qu'ils remontaient et qui, au centre de la rivière, se faisait plus fort.

Catherine, un moment, suivit des yeux leur avance gracieuse mais irrésistible et y vit un présage heureux. Ils étaient deux, un couple, sans doute, et parce qu'ils nageaient ensemble, ils étaient plus forts, mieux dépouillés de toute crainte.

Il fallait qu'elle, Catherine, entendît la leçon, qu'elle rejoignît Arnaud, qu'elle ne le quittât plus jamais, où qu'il lui plût d'aller. A ce seul prix, ils deviendraient.

CHAPITRE X Le coeur en captivité

À Tours, la maison de Jacques Cœur et ses entrepôts s'étendaient le long de la Loire, près de la barbacane du Grand Pont, juste derrière la muraille qui défendait la ville aussi bien contre d'éventuelles agressions que contre les dangereuses crues du fleuve. Ses voisins immédiats étaient le grand couvent des Jacobins et les grosses tours du château royal que venaient lécher les grèves de Saint-Libart.

Le pelletier de Bourges, l'homme qui s'était juré de rendre au royaume santé financière et prospérité et qui, pour le moment, se contentait d'être le plus puissant et le plus imaginatif de ses négociants, possédait là, comme en d'autres villes importantes, une maison et des magasins où tant que durait le jour s'affairaient commis et portefaix.

Lui-même vivait continuellement à cheval, galopant sans cesse d'un comptoir à l'autre, de Bourges à Montpellier, où était la majeure partie de son commerce, de Montpellier à Narbonne, à Marseille, dont le port l'intéressait, à Lyon où il avait noué de puissantes amitiés, à Clermont ou bien à Tours et Angers.

A trente-six ans, Maître Jacques Cœur était un homme mince et élégant, mais d'une exceptionnelle vigueur et qui paraissait doué d'un si grand don d'ubiquité que ses ennemis - il en avait déjà - chuchotaient qu'il avait dû faire un pacte avec le Diable.

En revenant de Chinon, après sa décevante audience, Catherine eut la joie de le trouver à son comptoir de Tours qui, du fait de sa présence, avait pris une activité dévorante.

Naturellement, Jacques n'avait pas permis que son amie retournât dans une auberge. Il avait exigé qu'elle s'installât chez lui avec ses deux compagnons et l'avait confiée aux soins de Dame Rigoberte, la vigoureuse gouvernante qui tenait sa demeure tourangelle continuellement prête à le recevoir.

Les deux amis s'étaient retrouvés avec une joie profonde. La vieille complicité qui les liait tirait ses racines du cœur lui-même, de l'estime mutuelle et d'une certaine tendresse. C'était un sentiment complexe fait à la fois d'amitié amoureuse, car Catherine n'avait jamais ignoré le désir qu'elle inspirait à Jacques et qui, d'ailleurs, ne la choquait pas, mais tissé aussi de cette qualité forte et joyeuse dont sont faites les amitiés d'hommes.

Jacques Cœur avait recueilli Catherine, Sara et Arnaud, quand ils étaient poursuivis par la haine du tout- puissant La Trémoille. Il leur avait permis de fuir et de regagner leurs terres d'Auvergne. Mais d'autre part, quand Jacques s'était trouvé démuni de tout, après le naufrage de la galée de Narbonne qui le ramenait d'Orient, c'était Catherine qui, en lui confiant le plus beau de ses joyaux, le diamant noir hérité de son défunt époux, Garin de Brazey, lui avait permis de prendre un nouveau départ et de hisser son négoce là où il était parvenu.

Enfin, c'était sur l'un des navires de Jacques Cœur que les Montsalvy avaient pu quitter le royaume maure de Grenade et regagner la France.

C'est dire que les trois premiers soirs du séjour de Catherine avaient été amplement occupés par l'évocation de leurs souvenirs communs et par le plaisir de se redécouvrir après plus d'une année.

Jacques s'émerveillait de retrouver son amie inchangée, toujours aussi belle, bien sûr, mais aussi toujours habitée par la même ardeur de vivre et le même courage en face d'événements capables d'abattre un homme moins brave.

— Si je n'avais Macée et les enfants, lui dit-il un soir, et si vous n'étiez vous aussi mère et épouse, je crois que je vous aurais enlevée, séquestrée, faite mienne par tous les moyens, si haute dame que vous soyez, car les sommets où vous vivez ne me font pas peur et je sais qu'avant peu j'arriverai à vous rejoindre.

— Vous nous dépasserez tous, Jacques. Vous serez l'homme le plus puissant de France, l'un des plus riches d'Europe, sinon le plus riche. Vos projets... ces ports, ces mines que vous ouvrez, ces émissaires que vous envoyez aux quatre coins de l'horizon... tout cela donne le vertige.

— Ce n'est rien encore. Vous verrez dans quelques années... Je bâtirai un palais... que malheureusement je ne pourrai vous offrir...

Mais, ajouta-t-il gaiement, ce que je peux toujours vous offrir maintenant, ce sont quelques sacs de beaux saluts d'or1 sonnants et trébuchants, qui représentent vos revenus... et autre chose encore.

Il se levait, quittait la table où tous deux finissaient de souper. La fenêtre de la pièce ouvrait sur un petit jardin intérieur. Des herbes aromatiques y poussaient, mais aussi le chèvrefeuille et le jasmin, dont la senteur faisait oublier l'odeur des rues, avec leurs ruisseaux charriant des immondices, et celle de la vase du fleuve, où s'attardaient des relents de poisson.


1 Les « saluts » d'or portaient, ciselés, la salutation de l'Ange à la Vierge lors de l'Annonciation.


Demeurée seule, Catherine se laissa aller contre le dossier de son siège garni de coussins pour respirer ce parfum qui entrait avec l'air du soir et le tintement d'une cloche lointaine.

Elle goûtait profondément cet instant de paix. Depuis son arrivée, elle avait laissé ses nerfs se détendre et son corps, moulu par tant de chevauchées, se reposer, dormant interminablement au cœur de cette ruche bourdonnante où elle se retrouvait comme chez elle.

Pas une seule fois, elle n'avait mis le pied hors de la maison, se contentant parfois de s'accouder à une fenêtre pour observer le mouvement de la rue et les allées et venues des commis qui, la plume d'oie à l'oreille et des rouleaux de parchemin entre les doigts, galopaient journellement entre l'entrepôt et le quai hors des murs où accostaient les barges venues de l'amont et les nefs remontées de l'aval.

Elle était seule la plupart du temps. Bérenger et Gauthier, n'éprouvant ni l'un ni l'autre le besoin de tant dormir, couraient la ville et le port durant tout le jour. Ils s'intéressaient aux mouvements du comptoir où les préparatifs du mariage royal entassaient denrées et marchandises destinées aux festins aussi bien qu'aux atours des dames.

Gauthier, qui possédait une belle écriture, avait même apporté à Jacques Cœur un concours aussi inattendu qu'apprécié. Mais, en général, les deux garçons prenaient le large, allaient se baigner dans la Loire ou bien, armés de gaules et de filets, s'en allaient pêcher sur l'une des îles sableuses et chevelues d'herbes folles, à moins qu'au mépris du danger d'enlisement ils n'allassent s'installer sur quelque varenne.

Ils rentraient le soir à moitié morts de fatigue et si repus de grand air qu'ils avalaient comme des somnambules le copieux souper que Dame Rigoberte leur servait dans sa cuisine puis regagnaient leurs soupentes où ils dormaient jusqu'au lever du jour, comme des loirs.

Mais Catherine savait que ces instants de rémission, ces vacances, ne dureraient guère. Dans quelques jours, la ville encore paisible s'emplirait de vacarme et de tout le tohu-bohu d'une cour en déplacement. Les invités et les curieux accouraient déjà du fond des provinces. Le château encore silencieux se couvrirait de bannières et brûlerait dans la nuit comme une colonie de lucioles, tandis que violes et rebecs feraient rage.

Dans quelques jours, peut-être, elle aurait les nouvelles que Tristan l'Hermite lui avait promises au cas où Rostrenen aurait ramené Arnaud, ce qu'elle ne souhaitait pas.

Dans quelques jours enfin viendrait le temps d'aller s'agenouiller sur le passage d'un couple adolescent en face d'une assemblée brillante où elle aurait dû tenir sa place. Ce serait encore une humiliation, mais le salut, elle le savait bien, était à ce prix. Encore devait-elle remercier le Ciel de cette ultime chance qui lui était offerte.

— Mais ce sera la dernière fois, se promettait-elle. La toute dernière ! Jamais plus je ne m'agenouillerai pour prier un être de chair et de sang ; seulement devant Dieu...

De toutes ses forces, pour préserver la douceur de ce soir de mai finissant, elle repoussa l'image d'une Catherine vêtue de noir et à genoux sur les pavés d'un parvis de cathédrale. Jacques, d'ailleurs, revenait. Il quittait l'ombre pour entrer dans la lumière jaune que dispensait le flambeau posé sur la table.

— Regardez ! dit-il.

Catherine crut voir un tour de jongleur. Le négociant avait approché ses mains fermées des chandelles allumées. Puis il les écarta lentement et, dans l'espace qui s'élargissait, la jeune femme vit s'étirer doucement une rangée de perles, les plus belles, les plus pures et les mieux appareillées qu'elle eût jamais vues. Bien rondes, toutes semblables dans leur perfection et d'une délicate teinte rosée, elles offraient à la lumière leur chatoiement irisé. Aucune monture ne brisait leurs petits globes parfaits. Un simple fil de soie les reliait les unes aux autres en les traversant et l'effet, ainsi, en était beaucoup plus séduisant que si elles eussent été, comme d'habitude, serties dans de lourds motifs d'or ou bien unies à quelques gemmes précieuses dont l'éclat, plus brutal, détournait l'œil de leur miroitement plus discret.

C'était, entre les mains de Jacques, comme un lien de douce clarté, un fragment de Voie lactée, un rayon de lune rose.

Le souffle coupé, Catherine regardait les doigts de son ami jouer avec ces joyaux qu'il s'amusait à faire luire dans la lumière.

— Qu'est-ce donc ? chuchota-t-elle comme s'il s'agissait d'un miracle.

— Vous le voyez : un collier de perles.

— Un collier de perles ? Mais je n'en ai encore jamais vu !

— Bien sûr ! Jusqu'à présent personne n'a encore eu cette idée... charmante, ni d'ailleurs, il faut bien le dire, de grandes possibilités d'appareiller ainsi des perles de même teinte. Il faut, pour cela, vivre auprès d'eaux plus chaudes que celles de nos côtes. Ceci m'a été envoyé récemment par le Soudan d'Egypte.

— Le Soudan d'Égypte ? Vous entretenez des relations avec lui ?

Avec un Infidèle ?

— Fructueuses comme vous pouvez voir. Vous ne devriez pas être si étonnée de me voir commercer avec les Infidèles... Souvenez-vous de notre rencontre à Almeria. Quant au Soudan, je lui procure une matière qui lui fait grand défaut : l'argent. J'entends : le minerai.

— Voilà donc la raison pour laquelle vous rouvrez ces vieilles mines romaines dont vous m'avez parlé... près de Lyon?

— Saint-Pierre-la-Pallu et Jos-sur-Tarare ? En effet ! On y trouve du fer, du kis, des pyrites et un peu d'argent, dans la première tout au moins. Quant à la seconde, elle contient de l'argent... et même un peu d'or, mais tellement difficile à exploiter que je préfère y renoncer.

D'ailleurs, l'argent seul m'intéresse vraiment pour mes échanges. Mais revenons à ce collier. Il vous plaît ? Catherine se mit à rire.

— Quelle question ! Connaissez-vous une seule femme qui vous dirait qu'il ne lui plaît pas ?

— Alors, il est à vous. Votre visite m'évite de le faire porter à Montsalvy... et m'offre le plaisir inattendu de le voir sur vous.

Avant que Catherine ait pu s'en défendre, Jacques, d'un nouveau geste de prestidigitateur, avait passé le collier autour de son cou et en fermait, sur sa nuque, le simple crochet.

— Le soudan a envoyé le collier mais n'a pas pris la peine de le faire monter convenablement. Je vous ferai mettre une agrafe digne de cette rareté.

Sur sa gorge, Catherine n'avait senti qu'une fugitive fraîcheur. Déjà les perles avaient pris la température de sa peau. C'était une sensation nouvelle, comme si tout à coup les perles s'intégraient à elle.

Amusé par sa mine de fillette émerveillée, Jacques lui tendit un miroir :

— Elles sont faites pour vous, remarqua-t-il. Ou plutôt vous êtes faite pour elles.

Du bout des doigts, presque timidement, elle toucha les globes fragiles, doux comme une peau de bébé. On aurait dit qu'elle cherchait à s'assurer de leur réalité. Quelle merveille !... Jacques avait raison : son visage, reposé, prenait à ce voisinage une lumière nouvelle, tandis qu'au contact de sa chair, si délicatement dorée, les perles avaient l'air de vivre...

Mais, brusquement, Catherine reposa le miroir, se détourna.

— Merci, mon ami. Mais je ne veux pas de ces perles, dit-elle fermement.

Tout de suite cabré, Jacques Cœur s'insurgea :

— Et pourquoi donc pas ? Elles sont pour vous et pour aucune autre. Je vous l'ai dit : elles représentent une partie de vos revenus. Ce n'est pas un cadeau.

— Justement. La dame de Montsalvy n'a que faire d'une parure nouvelle quand ses gens et ses paysans sont dans le besoin. Je vous ai dit les ravages de ce printemps chez nous. Us sont tels que, cette année, je comptais vous demander de payer en nature nos revenus : en grains, semences, toiles, laines, cuirs, fourrage, bref en tout ce qui risque de nous manquer le prochain hiver.

Le regard du négociant, sombre et mécontent l'instant précédent, se chargea de tendresse.

— Vous aurez tout cela de surcroît, Catherine ! Me croyez-vous assez sot pour vous laisser endurer la faim et les rigueurs d'un hiver montagnard avec une poignée d'or et un rang de perles pour tout viatique ? Depuis que vous m'avez dit vos besoins, l'autre jour, j'ai déjà pris quelques dispositions. Votre fortune, vous n'avez pas l'air de vous en douter, augmente avec la mienne. Vous êtes ma principale actionnaire et j'emploie chaque année une part de ce qui vous revient.

Vous l'ignorez, bien sûr, mais vous avez désormais des intérêts dans plusieurs maisons de banque : chez Cosme de Médicis, à Florence, à Augsbourg, chez Jacob Fugger et, depuis la paix d'Arras, à Bruges même chez Hildebrand Veckinghusen, de la Hanse de Lubeck, chez qui j'achète du blé prussien, des fourrures, des graisses et du miel de Russie, de la poix et du poisson salé. Bientôt, vous en aurez ici même, à Tours, où je m'occupe de fonder des ateliers de tissage de drap qui, je l'espère, pourront concurrencer les draps de Flandre et, surtout, les draps anglais.

Il était parti, maintenant. Rien ne passionnait davantage Jacques Cœur que ses affaires commerciales et ses immenses projets.

Catherine savait que, si elle le laissait aller, il pourrait continuer ainsi jusqu'au lever du soleil.

Déjà attirée par les éclats de sa voix, Dame Rigobert passait à l'embrasure de la porte sa figure mécontente et curieuse. Il était tard.

Mieux valait couper court à l'éloquence de son ami, car dans une minute il deviendrait lyrique.

— Jacques ! fit-elle en riant. Vous êtes un ami comme on n'en trouve pas. Et je vous soupçonne d'en faire, pour moi, infiniment plus que n'en méritait le prêt que je vous ai fait.

Redescendu brusquement des hauteurs où il planait, Jacques Cœur eut un soupir découragé.

— Je crains que vous n'ayez jamais une idée bien exacte de la valeur de l'argent... ni des choses. Votre diamant valait la rançon d'un roi. J'en ai eu la rançon d'un roi, ou sa valeur. Les intérêts sont en proportion. D'ici quelques années vous serez sans doute la femme la plus riche de France.

— A condition que le Roi nous laisse nos biens.

— Ce qui est placé chez moi n'a rien à voir avec le Roi. À moins qu'il ne m'arrête moi-même et ne saisisse mes propres biens. Voilà, justement, à quoi est bon le commerçant que dédaigne tellement la noblesse : n'auriez-vous plus une seule acre de terre, plus un seul paysan, que vous seriez encore riche. C'est ça, le crédit ! Maintenant, mettez ces perles dans ce petit sac de peau et rangez-les dans votre aumônière.

Il essayait de les lui mettre de force dans la main, mais elle refusa encore. Du coup, la colère fit gonfler les veines aux tempes du négociant.

— Mais enfin pourquoi ? Vous m'offensez, Catherine.

— Ne le prenez pas ainsi. Je pense seulement que vos perles seront mieux employées ailleurs... et même me seront plus utiles !

— Ailleurs ? Où donc ?

— Au cou de cette jolie fille que le Roi aime... de cette Agnès Soreau... ou Sorel dont vous m'avez dit qu'elle était de vos amies.

En effet, lorsque Catherine avait rapporté à Jacques son entrevue avec Charles VII et la façon dont elle s'était terminée, le négociant s'était contenté de rire. Puis il avait dit :

— Vous vous trompez sur elle, Catherine. C'est une bonne fille.

Elle fait seulement un peu trop de zèle !

Blessée de constater cette indulgence chez un homme en qui elle espérait trouver le reflet exact de ses sentiments, Catherine n'avait pas insisté, pensant à part elle, non sans un peu de peine, que Jacques peut-être, comme le roi Charles, s'était laissé prendre à ce charme nouveau. Jamais depuis ce moment elle n'avait prononcé de nouveau le nom de la favorite.

Cette fois, elle le fit intentionnellement et, fermant à demi les paupières, elle en observa l'effet sur Jacques. Mais il ne parut ni gêné, ni même mal à l'aise. Simplement, il n'eut pas l'air de comprendre. Et d'ailleurs, il le dit :

— Qu'est-ce qui vous prend ? Je n'ai pas eu l'impression, l'autre jour, que vous portiez Agnès dans votre cœur. Et voilà que, maintenant, vous voulez que je lui donne vos perles ? J'avoue que cela me dépasse.

— C'est simple, pourtant. Vous dites vrai quand vous affirmez que je ne l'aime pas. Mais je pense qu'étant donné l'influence qu'elle a sur le Roi un présent de cette valeur pourrait l'inciter à...

— ...plaider la cause de votre époux et vous obtenir ces lettres de rémission qui vous tiennent si fort à cœur ?

— Avec quelque raison, il me semble ! s'écria Catherine avec une involontaire hauteur.

— Ne montez pas sur vos grands chevaux. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

— C'est bien cela ! Donnez-lui ces perles... et faites-lui savoir quel prix j'y attache... nous y attachons veux-je dire, puisque, encore une fois, elle est votre amie et pas la mienne.

Jacques ouvrit la bouche pour riposter, mais se ravisa. Se contentant de sourire, il prit Catherine par la main, la mena vers une bancelle garnie de coussins rouges disposés auprès de la fenêtre ouverte, l'y fit asseoir puis, revenant vers la table, remplit deux gobelets de vin de Malvoisie, en offrit un à la jeune femme qui le regardait faire, un peu interdite, puis, tirant à lui un tabouret, il s'installa en face d'elle, de façon à pouvoir la tenir sous son regard souriant.

— Tirons au clair une bonne fois pour toutes l'affaire Agnès !

Vous n'y comprenez rien. Vous pataugez là- dedans comme dans un marais sans fin.

— Y a-t-il quelque chose à comprendre en dehors de la passion soudaine du Roi pour cette jouvencelle ?

— Il y a beaucoup à comprendre. L'autre jour, vous m'avez mentionné avec quelque dépit, vous l'admettrez, les paroles du Dauphin faisant grief à sa grand-mère de s'être « entichée »... c'est bien le mot ?... d'Agnès Sorel. De même vous avez paru surprise, plutôt désagréablement, de constater que j'entretenais avec cette femme des relations amicales, sans plus, d'ailleurs. Mais ce que ni vous, ni le Dauphin qui est jeune pour ces subtilités, ne pouvez comprendre, c'est qu'Agnès, comme moi- même, comme le Connétable et comme jadis la sainte fille de Lorraine, nous ne sommes que des pièces sur l'échiquier de la reine Yolande. Elle nous a pris dans sa main et nous permet d'accomplir notre mission parce qu'elle nous croit utiles pour le royaume.

— Comment osez-vous comparer Jeanne et Richemont... et vous-même à cette fille qui n'a d'autre peine qu'à sourire, et ouvrir son lit au Roi ? D'ailleurs, Jeanne n'est venue de personne... que de Dieu !

Certes ! Et je serai le dernier à le contester. Mais, Catherine, avez-vous jamais réfléchi à cette étrange venue jusqu'au Roi d'une simple fille de paysan ? Pourquoi, au lieu de la renvoyer à ses moutons avec un seau d'eau sur la tête pour la calmer, Robert de Baudricourt lui a-t-il donné... après bien des hésitations, il est vrai, un cheval, une escorte ?... Aucun capitaine n'aurait à ce point pris le risque du ridicule s'il n'en avait reçu l'ordre supérieur. Eh bien, l'ordre est venu de Yolande ! C'est elle qui, sentant l'aide immense que pouvait lui amener cette fille, peut-être inspirée, a aplani le chemin qui, des confins de la Lorraine, menait jusqu'à Chinon, jusqu'au Roi, certes, mais aussi jusqu'à elle, Yolande, qui voulait juger en connaissance de cause.

Vous savez la suite... Le Roi, ma chère, comme tous les mal-aimés, a toujours eu besoin de favoris. On les lui a tués les uns après les autres, avec raison car ils étaient plus néfastes les uns que les autres. Seul La Trémoille, qu'il regrettait toujours amèrement, vit encore. La reine Yolande était inquiète, elle ne savait plus comment arracher Charles à ses regrets quand, l'an passé, la duchesse de Lorraine est venue à la Cour avec sa suite, dont était Agnès.

» L'effet véritablement foudroyant que cette enfant a produit sur le Roi a été pour Yolande une révélation et un trait de lumière : une favorite, surtout génératrice d'un grand amour, pouvait arracher le Roi à ses regrets et, peut-être, à sa mollesse. Mais il fallait que cette favorite fût sa créature, à elle, Yolande. Alors, elle a pris cette petite fille, l'a gardée auprès d'elle quand Madame Isabelle est partie pour Naples. Elle connaissait de longue date sa famille et son caractère.

Elle l'a vêtue, parée, endoctrinée. Agnès est douce, point sotte, douée d'un heureux caractère et elle s'est mise à adorer sa protectrice qui n'a eu aucune peine à la façonner avant de mettre enfin, dans les bras de son gendre, un être parfaitement au point qui, tout en dispensant à Charles les délices d'un corps parfait, lui souffle, entre deux baisers, les idées et les conseils de la Reine. Vous avez trouvé Charles changé, n'est-ce pas ?

— Je l'avoue. Au point de m'être demandé, un moment, si c'était là le même homme...

— C'est l'œuvre d'Agnès et de la reine Yolande. Et il a suffi de bien peu de chose, figurez-vous, pour obtenir ce résultat incroyable.

Un soir, Agnès, en badinant, a dit qu'une devineresse lui avait prédit l'amour du plus grand roi du monde. "Il faudra, a-t-elle dit alors, que j'aille en Angleterre et me fasse présenter au Roi. Car le plus grand roi du monde ne peut être vous, Sire, qui restez à ne rien faire, tandis que l'Anglais vous arrache votre héritage !"

» Cette toute petite phrase a fait sur Charles l'effet d'un révulsif. Le résultat, vous l'avez vu ; et maintenant, je ne crois pas exagérer en affirmant qu'Agnès s'apprête à continuer, à sa manière et avec ses armes à elle, le miracle de Jeanne. Elle fait du Roi un autre homme et c'est tout ce que voulait Yolande.

Soit ! soupira Catherine. C'est d'une moralité un peu étrange, cette histoire, car Madame Yolande me paraît faire vraiment bon marché de sa fille, la reine Marie...

— Allons ! Vous savez bien que, ce miracle, la reine Marie ne le pouvait accomplir. Le Roi l'aime bien. Il lui fait un enfant régulièrement, mais en dehors de cela, je suppose que vous vous souvenez de sa figure ? Je ne sais plus quel ambassadeur a dit, après l'avoir vue : "Madame la Reine a figure à faire peur aux Anglais eux-mêmes !" L'amour maternel est une chose et la résurrection d'un pays une autre.

» Cessez d'en vouloir à cette pauvre Agnès. Je me charge de lui faire savoir qu'elle a commis une sottise. D'ailleurs, la reine Yolande, qui nous arrive prochainement, s'en chargera. Et maintenant, voulez-vous, oui ou non, garder ces perles ? »

Catherine vida son gobelet, le reposa sur la table et se mit à rire.

— Vous êtes plus têtu que vos mules, Jacques !

— C'est comme cela que l'on réussit. Les voulez- vous ?... ou dois-je les jeter dans la Loire ? Car, sur ma vie, aucune autre femme que vous ne les portera ! J'ajoute que je m'arrangerai pour procurer un autre collier... à votre amie Agnès, puisque vous semblez tellement y tenir !

Pour toute réponse, Catherine tendit la main pour qu'il y déposât la petite bourse de daim.

Content d'avoir vaincu et joyeux de son innocente vengeance, Jacques Cœur embrassa son amie sur le front et lui souhaita la bonne nuit.

— Nous sommes le 30 mai, fit-il. Dans trois jours le mariage.

Vous n'aurez plus longtemps à supporter mes caprices.

Mais, deux jours après, lorsque Catherine revint d'une promenade à travers les rues de la ville pour admirer les préparatifs que l'on faisait pour la joyeuse entrée de la Dauphine et pour la cérémonie, elle trouva Jacques au fond du magasin, dans le réduit où il empilait ses gros registres reliés de parchemin. Il était sombre.

— Le mariage est retardé, Catherine !

— Comment ? Mais... pourquoi ?

— Le dernier des enfants royaux, le petit prince Philippe qui nous est né en février, est en train de mourir. Le Roi, la Reine et la Cour sont retenus à Chinon.

— Mais la princesse d'Ecosse ?

— Est arrivée à Chinon où elle attendra, comme les autres. Avec un enfant agonisant, il est impossible de quitter le château.

— Mon Dieu, gémit Catherine, il ne manquait plus que cela. Et... si le mariage allait se célébrer là-bas ?

Jacques, qui bousculait les papiers épars sur son pupitre, se tourna si brusquement vers Catherine qu'il en jeta la moitié par terre.

— Où ? À Chinon ? Pour cela, rien à craindre. Le Roi ne ferait pas un coup pareil à ses bons sujets de Tours, ni à moi-même qui me tourne les sangs depuis un mois à tout préparer ici ! Et puis, que diable, c'est une princesse étrangère qui nous arrive : on ne marie pas la fille du roi d'Ecosse à la sauvette comme une gardeuse de dindons.

Cessez de vous tourmenter à ce sujet. Dès que ce pauvre enfant sera mort, ce qui ne saurait tarder, la nouvelle date du mariage sera choisie et nous en serons les premiers informés. Aycelin !... hurla le négociant à l'adresse de l'un de ses commis qui traversait la cour en courant, Aycelin ! Arrive ici !... Enlève-moi cette pièce de drap jaune de Brabant qui m'encombre et va la ranger. Puis galope au port pour voir si la barge de Saumur est arrivée...

Comprenant qu'elle était de trop, Catherine quitta discrètement le réduit et s'en alla errer mélancoliquement sur les grèves de la Loire pour y remâcher sa déconvenue.

L'attente, qu'elle avait crue terminée, s'allongeait. Mais pour combien de temps ? C'était pécher, bien sûr, qu'espérer la mort d'un petit enfant pour que les choses reprissent leur train. Mais, puisqu'il n'y avait rien à faire pour le sauver, n'était-il pas plus chrétien de prier afin que Dieu abrégeât ses souffrances ?

Mécontente de tout et d'elle-même, Catherine traversa le pont, gagna l'île Aucard et alla s'asseoir dans l'herbe au pied d'un saule pour y tuer le temps en regardant barboter une famille de canards. La vue du grand fleuve paresseux qu'elle connaissait depuis longtemps, et où même, par une aube de désespoir et de honte, elle avait voulu mourir, lui apportait toujours, sinon le réconfort, du moins un certain apaisement. Elle s'y absorba. Il n'y avait plus qu'à attendre que la Loire lui produisît son petit miracle habituel...

Le prince Philippe mourut le lendemain, 2 juin. On apprit peu après que le Roi avait, pour laisser tout de même un peu de délai entre les funérailles et les festivités, fixé au 24 la date du mariage.

— Cela vous fait trois semaines à rester ma prisonnière, Catherine, commenta Jacques Cœur joyeusement, quand ils se retrouvèrent, le soir venu. Mais si vous craignez de vous ennuyer, voulez-vous que je vous mène passer quelques jours à Bourges ? Macée serait heureuse de vous avoir un peu.

— Et vous seriez débarrassé de moi. J'ai peur de vous gêner, mon ami. Après tout, malgré la présence de Dame Rigoberte, il est peut-

être peu convenable que j'habite chez vous. Les mauvaises langues...

— Trouvent toujours de quoi s'agiter, même dans le désert. Quant à me gêner...

Son ton, léger jusque-là, changea brusquement, se fit plus grave, tandis qu'il baissait la voix et murmurait :

— Comme si vous ne saviez pas quel bonheur j'éprouve à vous avoir ici, près de moi... un peu à moi... Ah ! non, je n'ai pas envie de vous voir partir... et pas davantage de vous conduire à Bourges, si vous voulez le savoir, parce que je n'ai pas envie de vous partager.

Ces soirées que nous passons ensemble, en tête-à-tête... elles sont devenues pour moi une douce... une chère habitude. Et votre départ, Catherine, me laissera lourd de regrets.

Chaque soir, en effet, le temps étant devenu très beau, ils se retrouvaient, après souper, sur le banc du petit jardin pour y respirer la fraîcheur du soir et regarder la nuit envahir peu à peu toutes choses.

En général, ils ne se parlaient guère, préférant respirer, dans le silence habité seulement par le clapotis du fleuve et le cri des oiseaux nocturnes, le parfum du chèvrefeuille, en regardant les étoiles s'allumer une à une.

Mais, ce soir-là, Jacques n'avait pas envie de se taire. Lui, si sérieux d'habitude, montrait tout à coup la gaieté d'un enfant. L'idée du départ prochain de sa belle visiteuse lui était peu à peu devenue insupportable et cette prolongation inespérée le comblait d'une joie qu'il ne parvenait pas à cacher. S'il avait parlé de mener Catherine à Bourges, il s'avouait tout bas que c'était pure hypocrisie et simple désir de l'entendre dire qu'elle ne souhaitait pas bouger. Si elle avait accepté, il aurait trouvé mille choses à faire pour ne pas quitter Tours.

Il la regardait avec délices, assise auprès de lui sur le banc de pierre. À cause de la chaleur venue d'un seul coup, elle avait acheté, chez maître Jean Beaujeu, tailleur de la Reine, une robe de léger cendal mauve à ramages blancs qui lui seyait à ravir et lui donnait l'air d'une toute jeune fille. Avec le voile blanc, simplement posé sur ses cheveux massés sur la nuque en lourdes torsades, et le fameux collier de perles qui luisait doucement sur sa gorge, elle ressemblait à une apparition venue d'un autre monde. Mais le parfum qui se dégageait de son corps, une coûteuse essence de roses venue de Perse, dont il lui avait fait présent, montait insidieusement à la tête de Jacques et rendait à la jeune femme toute sa présence terrestre.

Elle n'avait pas répondu tout à l'heure quand, presque malgré lui, ses paroles avaient quitté le ton léger de la plaisanterie pour se charger d'une passion mal contenue. Elle s'était contentée de détourner la tête, ne lui offrant plus, sous le brouillard léger du voile, qu'un profil perdu. Mais, sur la clarté de la robe, il pouvait distinguer la tache plus pâle de ses mains et il crut voir que ces mains tremblaient.

Poussé par une impulsion plus forte que sa volonté, il les emprisonna dans les siennes. Elles étaient froides et, instinctivement, cherchèrent à se dégager.

— Catherine !... fit-il tout bas, vous ne me répondez pas. Est-ce que je vous ai déplu ?

Il semblait si inquiet, tout à coup, qu'elle ne put s'empêcher de lui sourire.

— Non, Jacques. Vous ne m'avez rien dit qui puisse me déplaire. Il est toujours doux, pour une femme, de laisser des regrets, mais n'en dites pas davantage.

— Pourtant...

Vivement, elle dégagea sa main et la lui posa sur les lèvres.

— Non. Taisez-vous ! Nous sommes des amis... de vieux amis.

Nous devons le rester.

Il baisa avec emportement les doigts si imprudemment mis à portée de ses lèvres.

— C'est une duperie, Catherine ! Cette vieille amitié n'est qu'un leurre et vous le savez bien. Voilà des années que je vous aime sans oser le dire...

— Pourtant, vous venez de le dire... malgré ma défense.

— Votre défense ! Savez-vous que, toutes ces années, j'ai vécu du seul souvenir d'un baiser... celui que nous avons échangé à Bourges, dans mon cabinet, quand vous aviez fui Champtocé et les griffes de Gilles de Rais. Je n'ai jamais réussi à l'oublier.

— Moi non plus, répondit Catherine froidement, mais c'est parce que j'en ai eu des remords, car j'ai toujours été persuadée que Macée nous avait surpris.

— Pourtant... vous ne m'aviez pas repoussé. J'ai même cru un instant...

— Que j'y prenais plaisir ? C'est vrai ! Mais, maintenant, je vous en prie, Jacques, brisons là ! Sinon je ne pourrai pas demeurer plus longtemps auprès de vous...

— Non ! Ne partez pas... j'en aurais trop de peine...

— Je resterai si vous me promettez de ne pas recommencer. Vous n'êtes pas vous-même, ce soir. C'est ce jardin, sans doute, ces parfums... la douceur d'une nuit trop belle. Moi aussi cela me trouble.

Elle s'était levée, nerveuse tout à coup, pressée de quitter ce lieu plein d'embûches.

Jacques eut un sourire navré où, cependant, perçait une pointe d'ironie tendre.

— Voilà que vous essayez encore de nous leurrer. Ce n'est pas la nuit, c'est vous, Catherine... et rien d'autre. Dans une masure écroulée, près d'un tas de fumier et sous une pluie battante, vous réussiriez encore à me faire perdre la tête ! C'est ça, je crois, que l'on appelle l'amour...

Mais, si vous préférez l'oublier, je tâcherai de ne plus vous ennuyer !

Dormez bien !

Elle avait déjà quitté le banc et traversait le jardin à pas rapides, comme si elle avait peur de ce qu'elle laissait derrière elle, mais les mots lui parvenaient encore nettement, peut-être parce qu'elle les écoutait toujours.

Elle ralentit au moment de disparaître derrière un rosier, étonnée de se découvrir si vulnérable à cette voix qui résonnait en elle, éveillant des échos inconnus et une sorte de joie. On aurait dit qu'en secret son cœur s'attendait depuis longtemps à entendre ces mots-là, qu'il s'y était préparé et n'en était pas surpris.

En franchissant le seuil de la maison, elle dut se faire violence pour ne pas se retourner et le revoir encore, avec son visage volontaire tendu par la passion et cette drôle de crispation qu'il avait au coin de la bouche qui lui donnait toujours l'air de se moquer de lui-même. Mais si elle s'abandonnait ainsi à son impulsion, le Diable seul pouvait dire comment s'achèverait cette nuit.

N'importe quelle femme, même la plus altière, pouvait se laisser séduire par l'amour d'un tel homme ! Le génie et la puissance intellectuelle étaient, chez lui, presque palpables, comme chez d'autres la sottise et la vanité. C'était un homme de fer aux yeux de visionnaire et, malgré sa roture, au cœur de chevalier de légende. Et c'était un piège si doux, pour un cœur solitaire aux prises avec des épreuves pénibles qu'un amour qui ne déplaît pas !...

Étouffant un soupir où entrait plus de regret qu'elle ne l'admettait, Catherine se dirigea lentement vers sa chambre.

Tout à coup, au tournant de l'escalier, elle se trouva nez à nez avec Gauthier et Bérenger qui, leurs souliers à la main, descendaient sur leurs chausses avec mille précautions. La rencontre leur arracha une exclamation désolée. Visiblement, Catherine était la dernière personne qu'ils souhaitaient rencontrer.

— Eh bien ! fit-elle, mais où allez-vous comme cela ?

L'escalier était mal éclairé, par une torche fichée dans un anneau de fer, mais il l'était assez pour qu'elle pût constater que les deux garçons étaient rouges jusqu'à la racine des cheveux. Même le jeune Chazay semblait avoir perdu de son habituelle assurance.

— Alors ? Vous avez perdu votre langue ? Où allez- vous ?

Ce fut Bérenger qui se dévoua et prit la parole :

— Nous allions... euh... faire un tour dehors. Il fait si chaud, là-haut, que nous n'arrivons pas à dormir...

— C'est vrai, appuya Gauthier, il fait terriblement chaud.

— Tant que cela ? Je n'avais pas remarqué. La journée, en effet, a été assez chaude, mais ce soir il fait presque frais...

— Pas là-haut ! fit Gauthier d'un ton pénétré. Le soleil a tapé toute la journée et le toit a gardé la chaleur. On pourrait même croire qu'il va faire de l'orage.

Mais ces considérations barométriques et thermométriques paraissaient peu claires à Catherine. Elles n'expliquaient pas la rougeur des deux compères, à moins qu'il ne fît vraiment, là-haut, une chaleur de four, ce qui n'était sûrement pas le cas.

Elle se souvint, tout à coup, des protestations indignées de Dame Rigoberte, le matin même, à cause de certain voisinage qu'elle jugeait désobligeant pour une honnête femme : celui d'un cabaret ouvert depuis peu, près de la porte du Grand-Pont, presque en face de la maison, et qui drainait sans peine la clientèle des mariniers et de tous les garçons du comptoir commercial. La femme de charge avait ajouté que le tavernier, un certain Courtot, s'était assuré les services de «trois filles follieuses » qui remportaient le plus vif succès auprès des clients.

Catherine dévisagea l'un après l'autre les deux garçons, insistant plus particulièrement sur Gauthier.

— Vous n'auriez pas plutôt l'idée d'allez vous... rafraîchir au cabaret de Courtot ? Il n'est pas besoin de tant de précautions pour aller simplement prendre l'air...

Bérenger s'apprêtait déjà à nier, mais son compagnon lui imposa silence :

— Je n'aime pas mentir, affirma-t-il avec une certaine hauteur.

C'est vrai, nous allons chez Courtot. Je ne vous ai jamais caché que j'aime les filles, Dame Catherine. Je vais peut-être vous faire horreur... mais je suis de ceux qui ne peuvent s'en passer. Alors, je vais à la taverne...

La brutale franchise du jeune homme ne choqua pas Catherine, justement parce qu'elle y voyait avant tout de la franchise. Aussi ne fit-elle aucun commentaire se contentant de désigner le page :

— Bérenger n'a pas votre âge... ni vos besoins.

— Je sais. Et je ne voulais pas l'emmener...

— Mais je l'ai menacé de faire tant de bruit qu'il ne pourrait pas sortir, coupa Bérenger sans s'émouvoir. Je n'ai peut-être pas son âge, mais, moi aussi, je suis un homme, Dame Catherine, et à ne rien vous cacher...

— Si vous faites allusion à vos... parties de pêche du côté de Montarnal, Bérenger, j'aime autant vous dire tout de suite que vous ne m'apprenez rien. Mais, entre cela et aller vous encanailler dans une gargote avec des filles faciles, il y a un monde. Je croyais que vous aimiez... votre... compagne de pêche ?

Le page baissa la tête.

— C'est vrai, Dame ! Je l'aime et cela n'a rien à voir. Mais je ne sais quand je la reverrai et il n'y a aucune raison pour que je ne m'amuse pas, moi aussi. Je suis un homme, que Diable !

— Laissez le Diable où il est. Vous n'en avez que faire ! Et répondez-moi plutôt, bien franchement, à une seule question.

— Laquelle ?

— Ces filles du cabaret de Courtot... Avez-vous vraiment envie de les approcher ?

Le jeune garçon jeta à son aîné un regard qui appelait au secours, si ingénument angoissé que l'étudiant se mit à rire. D'un revers de main, il ébouriffa la tignasse du page et se chargea de répondre pour lui.

— Bien sûr que non ! Mais c'est bon, hein, mon gars, quand on n'a pas encore de barbe au menton de s'imaginer qu'on est grand ? Allez, viens te coucher !

— Non ! Je veux aller avec toi...

— Alors, justement, viens !... je vais me coucher. Comme ça, tu seras bien sûr d'avoir vraiment agi en homme.

Après un salut gauche à l'adresse de leur maîtresse, ils remontèrent l'escalier.

La jeune femme les suivit des yeux tant qu'ils furent visibles avec un soulagement profond. Elle était reconnaissante à Gauthier de ce sacrifice fraternel. Il donnait la mesure de la qualité du garçon : violent, courageux, volontiers grossier et hâbleur, le jeune Chazay découvrait parfois, au hasard d'un geste ou d'une parole, un coin d'âme demeuré résolument juvénile.

Avec Catherine, il lui arrivait d'être d'une hardiesse qui frisait l'insolence et, parfois, il avait une façon de la regarder qui lui faisait penser qu'aux yeux de ce garçon elle était beaucoup plus une femme qu'une maîtresse.

Mais, avec Bérenger, qu'il rudoyait souvent, il avait des gestes pleins de délicatesse, comme si lui et le page eussent été frères. Des gestes que, certainement, les aînés Roquemaurel n'auraient pas eus...

Néanmoins, en rentrant chez elle, Catherine était soucieuse. Ces jours qui restaient à vivre avant le mariage royal l'inquiétaient. La chaleur de cette fin de printemps semblait faire éclore les appétits secrets encore beau coup plus vite que les églantines sur les buissons des chemins. L'inaction ne valait rien à personne. Si elle n'y veillait de près, les deux garçons pourraient bien faire quelque sottise...

Quant à Jacques, malgré son labeur de la journée, réussirait-il à tenir la promesse qu'il venait de lui faire, et, encouragé par cette intimité dans laquelle ils vivaient, saurait-il retenir les mots qui, ce soir, lui étaient montés si facilement aux lèvres ?

Et puis, il y avait elle-même. Tout à l'heure, elle avait bien failli se laisser surprendre et il lui avait fallu faire appel à toute son honnêteté, ainsi qu'au souvenir des siens, pour ne pas écouter d'une oreille complaisante une musique somme toute bien agréable. Qui pouvait dire si la tentation ne se ferait pas plus forte ? Depuis le jour de l'Aigle d'Or, où, le vin aux herbes aidant, elle s'était carrément offerte à Tristan, Catherine avait appris à se méfier d'elle-même.

Elle se déshabilla, brossa ses cheveux longuement, opération qui, sans l'aide de Sara, se révélait singulièrement fatigante, les tressa pour la nuit, puis s'agenouilla au pied de son lit afin de dire sa prière du soir.

Elle y puisait, en général, un certain réconfort. Ses résolutions en sortaient mieux trempées. Mais ce soir-là - était-ce après tout la chaleur ? - elle ne parvint même pas à fixer son esprit sur les paroles qu'elle murmurait. Elle défilait les oraisons l'une après l'autre comme une mécanique, sans que son esprit y prît la moindre part. Tant et si bien même qu'elle se trompa, s'embrouilla, voulut recommencer, se trompa encore et, finalement, découragée, souffla sa chandelle et se glissa dans son lit.

Là, étendue sur le dos, les mains croisées sur sa poitrine, elle ferma les yeux et s'efforça de trouver le sommeil sans y parvenir.

De l'autre côté de la cloison où s'appuyait la tête de son lit, quelqu'un marchait en s'efforçant d'assourdir le bruit de ses pas et ce quelqu'un, elle savait parfaitement que c'était Jacques. Il arpentait sa chambre lentement, régulièrement, faisant craquer toujours la même lame du plancher sous le tapis qui le couvrait.

Catherine, la gorge sèche, écoutait, suspendue à cette cadence qui traduisait si bien l'agitation intérieure de son ami. Ce plancher craquait au rythme d'un désir qui se faisait entendre ainsi beaucoup mieux que par des paroles et, derrière le voile de ses paupières closes, Catherine suivait, comme si elle eût été dans la chambre, la marche automatique de Jacques.

Il s'arrêta un instant et elle entendit couler de l'eau. Sans doute cherchait-il à se rafraîchir ou buvait-il quelque chose... Puis la marche reprit, interminable, hallucinante...

Le corps trempé de sueur, Catherine, à coups de pied impatients, rejeta draps et couvertures afin que le vent léger de la nuit vînt la rafraîchir.

Elle avait envie de crier, de frapper, de se déchirer elle-même pour éteindre ce feu qu'elle sentait monter de ses entrailles. Rageusement, elle bourra son oreiller de coups de poing, y enfouit sa tête et serra ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre, appelant de toutes ses forces à son secours le souvenir d'Arnaud, son mari, l'homme qu'elle aimait... le seul !

Comment Jacques osait-il seulement la tenter ? Une femme dont l'époux en fuite, proscrit, risquait sa tête ne devait pas, ne pouvait pas se laisser seulement effleurer par l'amour d'un autre. Mais, cet autre, c'était Jacques et Catherine était bien forcée de comprendre enfin qu'il était plus près de son cœur qu'elle ne l'avait imaginé.

— Qu'il s'arrête ! Mon Dieu, faites qu'il s'arrête ! gémit-elle dans l'épaisseur des plumes. Est-ce qu'il ne comprend pas qu'il me rend folle ?... Oh ! Je le hais... je le hais. Arnaud !... C'est toi que j'aime... c'est toi, rien que toi ! Mon amour ! Mon unique amour...

Mais son esprit, rebelle, refusait de s'attacher à l'image familière. Dieu était sourd et le Diable au travail ! Alors qu'elle cherchait, de toutes ses forces, à retrouver ses heures d'amour avec son époux, sa mémoire, sur le rythme de ce pas inlassable, ne lui restituait qu'une sensation : la chaleur de la main de Jacques, tout à l'heure, sur la sienne.

Incapable de demeurer plus longtemps sur ce lit qui lui semblait brûlant et où elle se retournait comme saint Laurent sur son gril, Catherine se leva et regarda la porte close. Elle était si proche... et si proche aussi la chambre où l'homme tournait comme un fauve en cage...

Quelques pas et la porte s'ouvrirait, encore quelques pas... et une autre porte serait sous sa main. Et ensuite ?...

Le sang battait comme une cloche aux tempes de Catherine. Cette porte l'hypnotisait. Elle fil un pas vers elle, puis un second... et un autre encore. Le vantail de bois sculpté se dressa devant elle. Sa main se posa sur le loquet forgé...

Mais, dans la chambre voisine, le pas si lent venait de se précipiter.

La porte s'ouvrit, claqua sans que l'on prît aucune précaution pour en amortir le bruit. Puis ce fut, dans le couloir, une course, dans l'escalier, une dégringolade et, au bout d'un temps très court, la porte de la rue retombant lourdement.

Incapable de se maîtriser, Jacques venait de fuir la tentation.

Quelque chose craqua en Catherine. Elle se laissa glisser à genoux et appuya sa tête contre le bois de la porte. Elle se sentait vidée de ses forces, mais délivrée, tandis que regrets et reconnaissance se partageaient son esprit.

— Sauvée ! balbutia-t-elle, sauvée pour cette fois ! Mais il était temps !...

Il était aussi dommage qu'à ce sauvetage inattendu elle trouvât si peu de charme... et même un assez désagréable goût de cendre...

Catherine finit par s'endormir, d'un mauvais sommeil qui la laissa les yeux cernés et la figure pâle. Elle se sentait si lasse et si défaite, au matin, qu'en baignant son visage dans une cuvette d'eau fraîche elle comprit que cet état de choses ne pouvait durer.

L'assaut subi la veille l'avait épuisée plus qu'une longue chevauchée. De plus, elle en sortait découragée, le cœur triste, avec ce goût de cendre dans la bouche...

CHAPITRE XI La nouvelle de Bourgogne

Il était impossible de vivre encore près de trois semaines en équilibre instable entre l'amour de Jacques et sa volonté propre de demeurer fidèle à son époux.

« Je vais prier Jacques de garder Bérenger et Gauthier, se dit-elle.

Moi, je vais aller attendre les noces au couvent de Sainte-Radegonde, de l'autre côté de la Loire. Le danger est trop grand. Il faut au moins un fleuve et les murailles d'un monastère pour m'en protéger. Et puis, ce sera plus convenable. Il normal qu'une femme dans ma situation fasse retraite. »

Mais quand, forte de cette belle résolution, elle descendit à la cuisine pour s'enquérir du maître de maison, Dame Rigoberte ne lui en laissa même pas le temps.

Avec une petite révérence, elle lui apprit que « Maître Jacques » avait été obligé de partir pour Bourges dès l'aube, appelé par ses affaires.

— Il vous prie, gracieuse Dame, ajouta la gouvernante, de vous considérer maîtresse de cette maison où tous noirs avons reçu ordre de vous obéir en toutes choses. Il espère que vous vous y trouverez bien et il s'est permis d'emmener avec lui, en échange, vos deux jeunes serviteurs.

— C'est une excellente idée ! Les deux garçons tournaient en rond ici, ne sachant trop que faire. L'exercice des grands chemins leur fera tous les biens du monde !

Dame Rigoberte eut un sourire aimable qui révéla des manques fâcheux dans sa dentition.

— N'est-ce pas ? C'était aussi l'avis du maître. D'ailleurs, voilà une lettre qu'il a laissée pour Madame.

Tout en dévorant les tartines de miel trempées dans du lait chaud que lui avait servi la gouvernante, Catherine ouvrit le pli qu'on lui avait remis. Il contenait bien peu de choses mais, dans sa brièveté, il était très explicite.

« C'est moi qui pars, Catherine. Je suis incapable de tenir la promesse que je vous ai faite. Pardonnez-moi ! La maison est à vous.

J'y reviendrai à temps pour les noces. Et pour une fois, mon amour...

laisse-moi te dire que Je t'adore... »

Émue, Catherine relut ce billet une seconde, puis une troisième fois.

Enfin, le repliant sous son coude, elle acheva son déjeuner en silence.

Autour d'elle, Dame Rigoberte allait et venait, les ailes de sa cornette blanche battant comme celles d'une mouette, se préparant à se rendre aux halles pour y faire le marché.

Quand elle eut disparu, Catherine se leva, prit la lettre, la relut encore puis, après une toute légère hésitation, elle s'approcha de la cheminée et la jeta au feu.

Le fragment de parchemin noircit, se tordit et flamba en dégageant une odeur de peau brûlée. Bientôt, il n'y eut plus rien, qu'un peu de cendre sur la plus grosse bûche.

Catherine, alors, se détourna et, à pas lents, gagna le banc du jardin où Jacques ne reviendrait pas et où elle serait seule désormais à regarder tomber la nuit. Elle n'osait pas se demander tout à coup pourquoi elle avait envie de pleurer.

La ville, à mesure que les jours passaient, gonflait comme une rivière qui reçoit une grosse pluie d'orage. Le retard apporté aux fêtes du mariage en était la cause, car ceux qui étaient venus pour le 2 juin étaient restés et ceux qui n'avaient pu venir pour cette date accouraient maintenant, ravis de l'aubaine.

Les auberges, déjà pleines, essayaient de refuser le moins de monde possible. On aménageait des granges. Les hôtelleries des couvents, comme les demeures des particuliers, débordaient. Des marchands arrivaient en foule, par le fleuve ou par les chemins, ainsi que toute la noblesse d'Anjou et de Touraine, encouragée par le temps radieux. On avait même sorti les grandes tentes de campagne et toutes les prairies autour de la ville fleurissaient d'énormes bourgeons pourpres, safran, outremer ou noirs, tandis que des forêts de bannières multicolores poussaient un peu partout.

Il y avait aussi les baladins, danseurs, chanteurs, funambules de plein vent, montreurs d'ours et de chiens savants, jongleurs habiles à lancer des feux follets dans un ciel noir. Ils s'installaient où ils pouvaient, dans un champ ou sous la vieille charpente des halles qui, du moins, leur offrait un toit pour la nuit.

Et, dans les tavernes du port, les ribaudes se multipliaient. On pouvait les voir, à l'heure où le crépuscule verdissait l'eau du fleuve, s'adosser aux portes des tripots, nues sous une robe lâche qu'elles écartaient d'un geste rapide à l'approche des hommes, montrant un éclair de chair pâle. Leurs voix aiguës emplissaient la rue, au grand scandale de Dame Rigoberte qui, dès le coucher du soleil, faisait mettre les volets au magasin et bouclait toutes les portes, comme si elle craignait de les voir s'installer chez elle.

Enfin vinrent les malades. En mémoire de l'enfant qui venait de mourir et peut-être aussi pour consoler ses bons sujets de Tours de la longue attente qu'il leur avait infligée, le Roi avait fait annoncer qu'après la cérémonie du mariage, il se rendrait à l'abbaye Saint-Martin pour y toucher les écrouelles. Et cette grande nouvelle avait fait le tour du pays à la vitesse d'une traînée de poudre. Car le fait était rare.

Depuis, il en arrivait de partout. Non seulement des scrofuleux, mais aussi des stropiats, des cagots, des éclopés, des galeux, toute une humanité terrible et pitoyable, en haillons sanieux que les chemins déversèrent sur la ville.

Ils venaient par bandes, par paquets, par grappes loqueteuses, accrochés les uns aux autres, clamant un espoir effrayant. Si grande, en effet, était la foi dans le mystérieux pouvoir du roi-guérisseur que ces malheureux ne s'attardaient pas à considérer que seuls les scrofuleux pouvaient bénéficier de ce pouvoir. On lui croyait la faculté de guérir tous les maux, comme si l'oint du Seigneur eût été Jésus lui-même. Aussi, voyait-on accourir même ceux qui, à la guerre, avaient perdu un bras, une jambe ou un œil.

Bientôt l'hospice et les granges vides des couvents furent envahis.

Il fallut établir un contrôle sévère aux portes de la ville, car les lépreux, eux-mêmes, quittaient leurs maladreries et accouraient.

A l'abbaye de Saint-Martin, les moines, débordés mais assistés des médecins de la ville, commencèrent à faire un tri sévère et manquèrent déchaîner une révolution. Il fallut appeler le guet, les échevins de la ville eux-mêmes, pour protéger les moines et le sang coula.


1. L'onction du sacre conférait au roi de France un pouvoir guérisseur miraculeux : celui de guérir les scrofuleux qu'il touchait en disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »


Et Tours, qui se parait de banderoles, de guirlandes, de reposoirs et d'estrades fleuries pour les tableaux vivants sans lesquels il n'était pas de joyeuse entrée, se mit à ressembler de plus en plus à un carnaval délirant, à quelque grimaçante danse macabre où la pire misère entraînait le luxe et la splendeur.

Catherine, pour sa part, ne sortait plus, sinon pour se rendre au point du jour, et flanquée de Dame Rigoberte, à la chapelle des Jacobins voisine, afin d'y entendre la messe. Cloîtrée dans la maison de Jacques Cœur, se contentant du petit jardin pour prendre l'air et le soleil, elle craignait autant les foules misérables qui traînaient les rues et réclamaient inlassablement une charité souvent menaçante que les visages connus qu'elle eût pu voir paraître.

Elle se considérait comme exclue de la Cour et ne souhaitait pas frayer avec ses pairs, même ceux qui étaient de chers amis, comme la comtesse de Pardiac, Éléonore de Bourbon, l'épouse de Cadet Bernard qui, à Carlat, donnait asile à ses enfants. Ce n'était pas, de sa part, ingratitude ou indifférence, mais simple désir de ne compromettre personne. Tant que le Roi n'aurait pas pardonné, elle ne pourrait être assurée de l'avenir et, si l'absolution ne venait pas, ceux qui auraient soutenu Montsalvy ou sa femme pouvaient être englobés dans la même réprobation et encourir la colère du Roi.

« Si veut le Roi, si veut la loi... » le vieil adage était toujours valable et Catherine, hors la loi, ne voulait pas y entraîner ses amis.

Seul Jacques faisait exception, mais il l'aimait et elle pouvait réclamer son aide aussi hautement que celle d'un frère. D'ailleurs, il n'aurait pas admis qu'il en fût autrement. Et la seule aide que Catherine eût souhaitée n'arrivait pas.

Chaque matin, en se levant, elle courait à la fenêtre pour interroger la maîtresse tour du château, espérant toujours y voir flotter la grande bannière bleue, pourpre, blanche et or, portant les croix de Jérusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon, la bannière de Yolande, sa protectrice.

Mais, battant mollement sur la lente promenade des sentinelles armées de guisarmes ou de vouges, c'étaient toujours l'étamine rouge et les trois fermaux d'or du sire de Graville, grand maître des arbalétriers de France et gouverneur provisoire du château, qui paraissaient.

Et Catherine, enfermée dans l'espace restreint du comptoir en la seule compagnie d'une vieille femme, se sentait plus retranchée du monde et plus isolée que dans le couvent où elle avait souhaité se retirer. Le temps lui-même semblait s'être arrêté...

Et puis, d'un seul coup, tout se remit en marche. Deux jours avant le mariage, le 22 juin, Jacques reparut à la tête d'une troupe chargée de ballots odorants : les épices indispensables à tout festin digne de ce nom. En même temps, par le cours du Cher, des barges chargées de gibier et d'anguilles arrivaient des forêts et des étangs de Sologne.

En revoyant son ami, Catherine eut un coup au cœur. Ses traits tirés, sa pâleur parlaient pour lui d'un labeur incessant et de nuits sans sommeil. Il lui sourit et l'embrassa, mais son sourire était plus triste que les larmes et ses lèvres froides quand elles se posèrent sur la joue de la jeune femme. Avec lui reparaissaient Bérenger et Gauthier, mais ceux-là n'inspiraient guère la pitié. Manifestement ravis de leur voyage, ils offraient des mines réjouies et des yeux brillants que Catherine, peut- être, eût jugés quelque peu choquants si le page, avec la fougue de son âge, ne s'était précipité vers elle à peine descendu de cheval, bousculant Jacques Cœur sans la moindre vergogne.

— Dame Catherine ! s'écria-t-il. Nous apportons des nouvelles !

Montsalvy est libéré ! Bérault d'Apchier et ses fils ont été chassés !

La châtelaine eut un cri de joie et saisit l'adolescent aux épaules.

— Dis-tu vrai ? Bien vrai ? Mon Dieu ? C'est presque trop beau.

Mais comment avez-vous su ?

Elle secouait Bérenger comme si elle cherchait à en faire tomber les nouvelles, comme on fait tomber les prunes d'un prunier. Mais Jacques s'interposa.

— Un instant ! fit-il sévèrement. Ce n'est pas si simple et vous avez tort, Bérenger, de présenter les choses de cette façon ! Oui, Montsalvy est libre, mais tout n'est pas aussi parfait que vous essayez de le faire croire à votre maîtresse.

— Tout n'est pas non plus aussi sombre que vous le pensez, maître Cœur ! protesta Gauthier qui était presque aussi excité que son camarade. C'est bonne chose, pour Dame Catherine, de savoir tout de suite que les routiers ont lâché prise et que sa ville se remet de ses blessures.

— C'est bonne chose, en effet, mais il n'empêche que vous parlez trop, garçons, et trop vite. La joie n'est vraiment bonne que lorsqu'elle est totale.

— Pour l'amour du Ciel ! s'écria Catherine, cessez de discourir et de vous disputer. Je ne veux pas attendre une seconde de plus pour savoir ce que vous avez appris. Et d'abord, qui vous a renseignés ?

— Un messager arrivé à Bourges, il y a trois jours. Il était à demi mort car il était tombé sur un parti de batteurs d'estrade de Villa-Andrado. Blessé à l'épaule, il a réussi à s'enfuir et à se cacher dans les bois pendant deux nuits avant de reprendre son chemin. Il avait perdu beaucoup de sang, mais la chance a voulu qu'il vînt tomber pratiquement devant la porte de mon beau-père, Lambert de Léodepart. Avant de s'évanouir, il a prononcé le nom de Montsalvy, et Lambert, sachant les liens qui nous unissent, m'a fait prévenir sur l'heure. Grâce à Dieu, l'homme n'était pas mortellement atteint. Nous avons pu le ranimer, le réconforter...

— Qui l'envoyait ? Mon époux ? L'abbé Bernard de Calmont ?

— Ni l'un ni l'autre. Le messager venait de Bourgogne. C'est votre amie, la comtesse de Châteauvillain, qui l'envoyait, avec une lettre que, d'ailleurs, je vous apporte.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites, Jacques. Comment un messager d'Ermengarde viendrait-il de Montsalvy?

— Si vous aviez un peu plus de patience ? L'homme a été envoyé, tout naturellement, à Montsalvy par la comtesse. Il ne vous a pas trouvée, mais l'abbé Bernard et le frère de ce garçon, le sire de Roquemaurel, lui ont dit que vous deviez être actuellement à Tours.

Comme son message était urgent, il est reparti.

Machinalement, Catherine prit le pli que Jacques lui tendait, mais le garda dans ses mains sans l'ouvrir. Pour l'instant, ce n'était pas la prose d'Ermengarde qui l'intéressait le plus, même urgente, c'était ce qu'impliquaient les dernières paroles de Jacques.

— L'abbé Bernard, dites-vous, et le sire de Roquemaurel ? Mais où est mon époux ? Où est Arnaud ?

— On ne sait pas ! fit doucement Bérenger. Il y a une autre lettre et c'est l'abbé qui l'a écrite, parce que ni Amaury, ni Renaud ne savent seulement tenir une plume. Cette lettre, nous l'avons lue et...

— Mais tenez donc votre langue, Bérenger ! La voici, Catherine.

Comme le dit cet enfant, je l'ai lue parce que je craignais qu'elle ne vous apportât de nouvelles peines. Des peines que j'aurais voulu vous éviter. Mais c'est impossible. Il faut que vous sachiez tout...

Les jambes coupées, Catherine s'était laissée tomber sur le banc de la cour.

— On ne sait pas où est Arnaud ? répéta-t-elle d'une voix blanche.

Alors... il est mort ! Gonnet d'Apchier a accompli son crime : il l'a tué.

— Peut-être pas... Catherine, essayez de m'écouter un peu calmement. Il faut réfléchir, raisonner... Vous ne pouvez pas conclure de but en blanc à la mort de votre mari, simplement parce que les Roquemaurel ne l'ont pas retrouvé sur leur route...

Il s'était accroupi devant la jeune femme et avait saisi ses deux mains pour mieux essayer de faire pénétrer en elle sa conviction.

— Laissez-moi vous lire la lettre de l'abbé...

Lâchant la jeune femme qui se laissait aller contre le mur de la maison, les yeux à demi fermés et des larmes perlant déjà à ses cils, il déroula le parchemin.

« À notre bien-aimée fille en Jésus-Christ, Catherine, comtesse de Montsalvy, dame de... etc. bénédiction et salut ! Les chevaliers qui étaient partis pour Paris avec votre seigneur et notre ami sont revenus, par la grâce insigne de Dieu, Tout-Puissant, juste à temps pour libérer notre chère cité parvenue au dernier degré de ses forces et prête à se rendre. Bérault d'Apchier, ses fils et sa troupe sont repartis en Gévaudan et nous avons pu, avec nos frères retrouvés, remercier Dieu en toute humilité et reconnaissance d'avoir permis que vous réussissiez dans votre quête de secours. Mais nous n'avons pas chanté de Te Deum, car messire Arnaud n'est point revenu avec eux..

Messire Renaud de Roquemaurel nous a fait part des événements qui se sont déroulés à Paris. Il nous a dit comment il s'était lancé à la poursuite de son ami et de son dangereux guide, sans jamais parvenir à les rejoindre. Bien avant d'avoir atteint Orléans, il a rencontré le seigneur de Rostrenen, envoyé du Connétable, et ses hommes, qui revenaient sans avoir vu âme qui vive. Et tout le long de la route, il a interrogé ceux que lui et ses compagnons rencontraient. Personne n'a vu ceux que l'on recherchait et aucune trace de leur passage n'a pu être relevée. L'opinion générale est que, peut- être, l'on a fait erreur en imaginant que, dès sa sortie de la Bastille, messire Arnaud se dirigerait droit sur l'Auvergne et chercherait avant tout à rentrer chez lui. Sans doute a-t-il choisi de se cacher, dans quelque lieu secret, en attendant que les poursuites cessent. Et je crois très sincèrement, ma fille, qu'il vous faut vous armer de patience jusqu’ au jour où votre époux pensera pouvoir, sans courir lui-même ou nous faire courir de nouveaux dangers, revenir auprès de vous ! Pour ma part, je prie Dieu de toute mon âme pour qu’il en soit ainsi... »

— Vous voyez, s'écria Jacques en cessant sa lecture et en soulignant, de l'ongle, le passage important, l'abbé pense qu'il se cache. Au fond, Catherine, c'est la simple logique : un homme qui s'enfuit ne se précipite pas tout de suite là où l'on viendra immanquablement le chercher : c'est-à-dire chez lui.

Mais Catherine secoua la tête tristement.

— Non, Jacques ! Votre raisonnement serait valable si nous habitions quelque château d'accès facile, en quelque plaine des alentours de Paris. Mais Arnaud sait bien que nulle part mieux que dans ses montagnes il ne sera mieux caché, mieux gardé ! Le Roi et le Connétable hésiteraient, croyez-moi, à engager des troupes dans nos défilés, dans nos gorges ou sur les mauvais chemins de nos volcans !

Et s'il avait préféré ne pas rentrer à Montsalvy même, mon époux sait mille cachettes aux alentours où il pourrait vivre des années, sans que le bailli des Montagnes, lui-même, l'apprît ! Car il n'est homme ni femme de nos terres qui ne se fasse volontairement son complice, à commencer par l'abbé Bernard...

— Pourtant, celui-ci vous dit lui-même...

— Il n'en pense pas un mot ! Il essaie seulement de préserver en moi un peu de courage, mais il connaît Arnaud aussi bien que moi. Je suis certaine qu'en son âme et conscience il le croit mort.

— Mais c'est de la folie. Pourquoi tenez-vous tellement à ce qu'il ne soit plus ?

Elle eut un petit sourire amer

— Je n'y tiens pas, mon ami... mais j'en ai peur. Avez-vous oublié qui est l'homme avec lequel il s'est enfui ? Avez-vous oublié que le but de Gonnet d'Achpier était de tuer Arnaud après l'avoir déshonoré si cela se pouvait ? Soyez sans crainte : ce démon a réussi, pleinement réussi. Il a tué un proscrit, un prisonnier évadé... et demain, peut-être, il viendra réclamer hautement au Roi les biens de l'homme abattu, les biens de mes enfants !...

Elle avait caché sa figure dans ses mains et pleurait doucement. Les trois hommes, interdits, la regardaient, malheureux de se sentir si maladroits et si impuissants en face de cette douleur. Doucement, à l'aide d'un mou choir, Jacques essuyait les larmes qui coulaient à travers les doigts de la jeune femme.

— Ne restez pas ici, Catherine, chuchota-t-il agacé de voir ses commis qui allaient et venaient en lui jetant des regards pleins de curiosité. Laissez-moi au moins vous conduire dans la salle... Dame Rigoberte ! Dame Rigoberte, venez ici !...

La vieille gouvernante surgit de la maison en essuyant ses mains à son tablier. Au même instant, une fanfare de trompettes éclata du côté de l'abbaye Saint-Martin, immédiatement suivie de cris de joie, de vivats et du vacarme de centaines de pieds qui se mettaient à courir.

Machinalement, Jacques leva les yeux vers les tours du château qui s'étaient couronnées d'hommes d'armes dont les lances brillaient dans le soleil. Une immense bannière montait lentement à la hampe fixée au sommet du donjon. Elle était bleue, blanche, rouge et or et de quadruples armoiries s'y déployaient dans l'azur du ciel... Jacques Cœur tressaillit.

— La Reine !... La reine Yolande ! Regardez, Catherine, c'est elle qui arrive ! Ce sont ses trompettes que l'on entend.

Des créneaux, d'autres trompettes répondaient maintenant et, dans tous les clochers de la ville, les cloches s'ébranlaient pour souhaiter la bienvenue à la reine des Quatre Royaumes, suzeraine de ce duché de Touraine. Les acclamations enflèrent et Tours parut éclater en ovations frénétiques. Mais Catherine leva vers le château un regard brouillé par les larmes.

— Il est trop tard... Elle ne peut plus rien pour moi...

Jacques saisit Catherine par les bras et la remit debout, presque de force.

Vous n'en savez rien. Vous êtes là à pleurer, à vous désespérer alors que personne ne vous a dit que vous étiez veuve. Que diable ! Ce n'est pas parce que le sire de Montsalvy n'est pas rentré chez lui qu'il est mort. Et quand bien même cela serait ? Ces lettres de rémission, il vous les faut, vous entendez ! Il vous les faut pour vos enfants, pour votre fils surtout ! Alors, ce soir même, vous allez m'accompagner au château. Je sais comment me rendre auprès de la Reine sans attirer l'attention...

— C'est inutile, Jacques. Laissez la Reine tranquille ! Rien ne presse tellement, maintenant, pourquoi voulez-vous que j'aille importuner Madame Yolande quand le Dauphin m'a promis son aide ?

Il a été bon pour moi et je ne veux pas le désobliger en paraissant faire fi de sa protection. Vous qui pensez à mon fils, ajouta-t-elle avec un pâle sourire, songez que ce jeune Louis sera un jour son roi et n'en faites pas dès à présent un ennemi de notre maison. Et puis, voici un mois que j'attends ici... je peux encore attendre jusqu'à après-demain...

— Non, Catherine, vous ne pouvez pas attendre. Demain il faut que vous partiez... pour la Bourgogne !

Il tendit la main vers Gauthier, prit la lettre d'Ermengarde que Catherine avait laissée glisser de ses genoux et que le jeune écuyer avait ramassée. Il la mit dans la main de son amie.

— Vous oubliez ce message, Catherine. Il a cependant son importance car, pour vous le délivrer, un homme a failli mourir !

Tout en parlant, il l'entraînait doucement vers la maison. Dame Rigoberte avait pris l'autre bras de la jeune femme comme si elle était quelque grande malade incapable de se soutenir. Avec mille précautions, ils la firent asseoir près de la cheminée, sur un banc bien garni de coussins. Et leurs soins se montraient si attentifs qu'ils frappèrent Catherine.

— Mon Dieu ! fit-elle, vous me traitez comme si j'étais tout à coup devenue très fragile. Et cependant, vous me dites que, dès demain, je dois aller en Bourgogne ? C'est bien cela ?... Je vous avoue que cela me paraît insensé. Que voulez-vous que j'aille faire en Bourgogne ?

— Lisez ! Si nous prenons tant de soin de vous, c'est parce que cette lettre, elle aussi, contient une mauvaise nouvelle.

Une mauvaise nouvelle ?... Ermengarde ! Mon Dieu ! Elle n'est pas...

Non, puisque c'est elle qui vous écrit ; il ne s'agit pas d'elle... mais de votre mère.

Rapidement, Catherine ouvrit le mince rouleau sur lequel du premier coup d'œil elle reconnut l'écriture extravagante de sa vieille amie et son orthographe plus que fantaisiste. En vraie grande dame, Ermengarde de Châteauvillain dédaignait les « délicatesses de gratte-papier ». Mais, en bon ou mauvais français, la comtesse disait des choses surprenantes. Catherine apprit ainsi que sa mère s'était brouillée avec son frère Mathieu. Le drapier dijonnais, se sentant vieillir, avait, tout à coup, découvert en lui la nostalgie du mariage, aidé d'ailleurs dans cette découverte par une certaine Amandine La Verne, marchande à la toilette, mieux pourvue d'appas que d'écus. « Une grande gaupe sans religion », décrétait vertement Ermengarde, dont il avait fait sa maîtresse et qu'il avait amenée dans sa maison de la rue du Griffon. La cohabitation entre cette femme et Jaquette Legoix s'étant très vite révélée impossible, la mère de Catherine avait quitté une demeure où elle se sentait maintenant étrangère. Elle avait pensé, un instant, se réfugier au couvent des Bénédictines de Tart, dont sa fille aînée, Loyse, était prieure, mais elle se sentait peu de goût pour le cloître.

« Elle aurait bien voulu aller vous rejoindre, ma chère Catherine, car, au fond, elle ne restait auprès de son frère que pour l'aider et tenir sa maison. Combien elle aurait préféré vivre doucement auprès de vous et regarder grandir ses petits-enfants

! Mais la route est longue de Dijon à vos montagnes et sa santé ne lui permettait pas un si long voyage. Alors, elle a accepté l'hospitalité que je lui offrais dans mon vieux Châteauvillain que vous connaissez bien. Je lui ai donné votre chambre, et le soir, à la veillée, nous radotions toutes deux, comme de vieilles bêtes que nous sommes, sur vous, sur les petits et sur votre insupportable époux.

Nous avons passé de bien bons moments. C'est une si bonne femme que votre mère...

Mais, ce Carême, elle a pris un mauvais froid et depuis je la vois décliner... Et j'ai peur, car elle est chaque jour un peu plus faible.

Alors, je vous écris pour vous demander de venir. Vous êtes jeune, vous êtes forte et les chemins ne vous font pas peur. Vous pouvez faire ce voyage qu 'elle ne fera plus jamais. Et si vous voulez l'embrasser encore une fois, je crois que vous le pouvez si vous ne perdez pas trop de temps ! Venez, Catherine ! C'est moi qui vous le demande car elle n'oserait jamais le faire et elle vous aime tant... »

Le parchemin glissa des doigts de Catherine, se roula tout seul et tomba sur le sol. Le visage de la jeune femme était inondé de larmes, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle ne gémit pas, ne poussa aucune plainte. Simplement, elle se baissa pour ramasser le rouleau puis, relevant sur Jacques un regard noyé de pleurs, mais déterminé :

— La lettre est datée du troisième jour de ce mois, dit-elle d'une voix nette. Vous avez raison, Jacques, il faut que je parte dès demain ! Je voudrais tellement, tellement... ne pas arriver trop tard. Ma pauvre maman ! Je la croyais heureuse, paisible, je l'ai beaucoup négligée.

— Vous ne pouviez pas deviner...

— Quoi ? Qu'en vieillissant, mon oncle Mathieu allait se muer en un vieux fou bêtifiant devant une ! commère plus rusée que les autres ? Comment ne voit-il pas que cette femme n'en veut qu'à ses écus ? Et il a osé laisser partir ma pauvre maman, la jeter à la rue comme une mendiante. Sa sœur ! Sa propre sœur !

— Calmez-vous, Catherine ! Je sais que la meilleure façon de vous faire oublier vos chagrins c'est encore de vous fournir une bonne occasion de vous mettre en colère. Mais, pour le moment, il vous faut songer à votre départ... et à ce qui vous reste à faire avant.

Pour ma part, je vais tout préparer pour vous. Mais, ce soir...

— Oui. J'irai avec vous au château ! C'est la dernière chose que je pourrai faire avant longtemps pour mon époux, s'il vit toujours, et pour mes enfants, s'il n'est plus. Car, ensuite, il me faudra un moment les écarter de ma pensée pour ne songer qu'à celle qui m'appelle et qui a tellement besoin de moi.

Tard, dans la soirée, bien après la tombée du jour, Catherine et Jacques Cœur gravirent la légère pente qui menait au château. Une poterne s'ouvrit devant eux, dès que Jacques eut montré une large médaille qu'il portait à son cou. Puis, dans la cour où régnait une intense activité, ce fut une petite porte rouge donnant accès à une étroite et sombre vis de pierre à peine éclairée, de loin en loin, par une torche.

Enfin, les deux visiteurs se retrouvèrent dans un petit oratoire tendu de velours violet à crépines d'or, sans que personne se fût avisé de leur demander où ils allaient.

— Vous étiez annoncée ! expliqua simplement Jacques, et le chemin m'est familier. Nous avons souvent, la Reine et moi, des conférences secrètes. Elle s'intéresse beaucoup à mes affaires où elle entrevoit déjà la prospérité du royaume ! D'ailleurs, la voici !

Un instant plus tard, Catherine s'agenouillait pour baiser la main que lui tendait une grande femme maigre et blême, dont les voiles noirs étaient retenus par une haute couronne d'or. Sa récente maladie avait laissé des traces profondes sur le visage de Yolande d'Aragon.

Ses épais cheveux, jadis si noirs, étaient maintenant blancs comme neige et mettaient une douceur autour de ce visage encore énergique et beau, mais ravagé par la souffrance. Cependant, les yeux noirs gardaient toute leur vivacité.

Sans un mot, elle releva Catherine et l'embrassa avec une chaude affection. Ensuite, elle la dévisagea attentivement.

— Pauvre enfant ! dit-elle. Quand donc le destin se lassera-t-il de vous accabler ? Je ne connais cependant personne qui, plus que vous, mérite de vivre heureux et en paix !

— Je n'ai pas le droit de me plaindre, Madame. Le destin, en effet, m'a envoyé bien des épreuves, mais il m'a également donné des protections aussi puissantes que généreuses.

— Disons qu'il vous a donné les amis que vous méritez. Pour cette fois, je veux que vous quittiez cette ville en paix sur ce qui concerne votre époux ! Le Roi pardonnera.

— Votre Majesté... sait donc ? s'étonna Catherine.

La Reine eut un sourire et jeta du côté de Jacques

Cœur un coup d'œil ironique.

— J'ai lu, ce soir, la plus longue lettre que Maître Jacques Cœur m'ait jamais adressée. Et croyez-moi, il n'a rien laissé dans l'ombre.

Oui, je sais tout. Je sais que votre Arnaud a encore fait des siennes.

Et, sincèrement, Catherine, il y a des moments, tel celui-ci, où je regrette que vous n'ayez pu épouser Pierre de Brézé. Celui-là vous aurait donné une existence digne de vous. Le comte de Montsalvy est insupportable.

— Madame ! protesta Catherine scandalisée, songez qu'à cette heure il est probablement mort.

— Lui ? Mort ? Allons donc ! Vous n'en croyez pas un mot, ni moi non plus. Quand cet homme mourra, il se passera sûrement quelque chose : inondation ou tremblement de terre, je ne sais, mais il y aura quelque événement inouï qui en avisera l'univers. Ne me regardez pas ainsi, Catherine ! Vous savez très bien que j'ai raison : cette race d'homme est comme la mauvaise herbe : impossible à détruire. Sur les champs de bataille, ce sont des héros, mais ils sont indomptables et, dans la vie quotidienne, ils sont impossibles, car il leur faut le bruit et la fureur pour se sentir à l'aise. Et une discipline est la dernière chose qu'ils acceptent.

— Mais alors, où est-il ?

Cela, je l'ignore. Mais un homme qui a subi ce qu'il a subi sans y laisser la vie, jusques et y compris un séjour dans une léproserie et une captivité chez les Sarrasins, ne va pas se laisser assassiner bêtement au coin d'un bois par un boucher de village. Croyez-moi, Catherine, votre Arnaud est toujours vivant. Ceux qui me connaissent bien prétendent que j'ai le pouvoir d'interroger l'avenir, que ses brumes parfois se déchirent devant moi. Ce n'est pas vrai... ou pas tout à fait vrai. Pourtant, je vous dis : partez sans vous tourmenter, allez vers votre mère qui, plus que tout autre, a besoin de vous.

Si puissante était la volonté de cette femme, si grand son ascendant, que Catherine laissa la confiance et l'espoir l'envahir de nouveau.

Yolande d'Aragon, à sa connaissance tout au moins, ne se trompait jamais. Il y avait tant d'années qu'avec une sûreté de visionnaire elle arrachait lentement la France à la profonde ornière où elle s'enlisait !

Jamais elle n'hésitait sur le choix d'un instrument, d'un serviteur et jamais, non plus, les événements ne s'étaient avisés de lui donner tort...

— Alors, demanda-t-elle timidement, je peux espérer recevoir du Roi les lettres de rémission ?

Yolande se mit à rire :

— Les recevoir ? Que non pas, ma belle ! Il est bon que messire Arnaud soit un peu à la peine, lui aussi, et qu'il ne laisse pas tout reposer sur votre pauvre dos. Quand vous l'aurez retrouvé, ou quand vous saurez où il se trouve, faites-lui parvenir ce sauf-conduit et envoyez-le-moi. Je m'en charge et c'est lui-même qui ira demander sa grâce au roi Charles. Soyez tranquille : cette grâce il l'aura sans peine.

Il lui suffira de plier le genou. Enfin, en ce qui concerne mon petit-fils, ne vous mettez pas non plus en peine. Je dirai au Dauphin la douleur qui vous frappe et vous oblige à partir. Je lui dirai aussi toute ma satisfaction pour l'accueil qu'il vous a fait... et je lui expliquerai certaines choses qu'il est temps de lui apprendre. C'est un garçon remarquable et je fonde sur lui les plus grands espoirs, mais ceux qui voudront l'atteindre devront s'adresser beaucoup plus à son intelligence, qui est grande, qu'à son cœur, qui est... secret.

Catherine, de nouveau, s'agenouilla :

— Madame et ma Reine, dit-elle émue, n'ai-je aucun moyen de vous prouver ma reconnaissance ?

La Reine ébaucha un geste de dénégation mais, se ravisant, elle considéra un instant Catherine d'un air songeur.

— Vers quelle partie de Bourgogne vous dirigez- vous ? Est-ce Dijon ?

— Non, Madame. C'est Châteauvillain où la comtesse Ermengarde a recueilli ma mère malade, mais ce n'est pas très loin de Dijon et, d'ailleurs, j'ai l'intention de m'y rendre. J'ai, en effet, un compte à régler avec mon oncle.

— Vraiment ? Vous irez ?

— Sans aucun doute... et le plus tôt possible. Je n'aime pas laisser traîner mes affaires et je veux que ce vieil homme égaré entende la voix de la raison.

— Alors...

La Reine hésita encore un instant. Une lumière soudaine s'était allumée dans ses yeux et un peu de rose montait à ses pommettes. Une idée lui était venue, une idée qui lui souriait...

— Mon fils, René, dit-elle enfin, duc de Lorraine et roi de Naples, est, vous le savez sans doute, toujours retenu en prison par le duc Philippe. Il se trouve à Dijon, dans l'une des tours du palais ducal.

— En effet, dit Jacques Cœur. Mais je sais aussi qu'à l'heure présente le Connétable de Richemont a dû rejoindre, à Saint-Omer, son beau-frère de Bourgogne1 pour discuter avec lui des modalités de la libération du prince.


1 La femme du Connétable était sœur du duc.


Yolande hocha la tête d'un air plein de doute.

— Vous êtes toujours l'homme le mieux informé de France, Maître Cœur ! Vos renseignements sont bons. En effet, le Roi et moi-même avons prié Arthur de Richemont de s'entremettre mais, à vous dire le fond de ma pensée, je ne crois pas qu'il obtienne dès maintenant satisfaction. Le duc n'est même pas sensible à l'idée d'une forte rançon.

— Il doit pourtant avoir besoin d'argent. Ne s'apprête-t-il pas à attaquer Calais révoltée ?

— En effet. Mais il a tout l'argent qu'il veut. Les bourgeois de Gand ont ouvert largement leur bourse et fourbissent leurs armes pour l'aider dans son entreprise. Je sais que le Connétable fera de son mieux, mais je ne « sens » pas encore venir la liberté de mon fils.

Alors, Catherine, si vous allez à Dijon, vous donneriez une grande joie à mon cœur de mère en acceptant de lui porter une lettre. Vous avez gardé, à la Cour de Bourgogne, un grand crédit... même si vous ne vous en servez pas. À tout le moins, on vous laissera approcher le prisonnier et lui remettre ma lettre.

Catherine tendit la main.

— Donnez la lettre, Madame, je vous jure qu'elle parviendra à son destinataire !

Yolande s'approcha de la jeune femme, prit son visage entre ses mains et l'embrassa sur le front.

— Merci, mon enfant. Vous m'aurez rendu au centuple le peu que je fais pour vous ! Soyez sans crainte, je tirerai votre Arnaud de ce mauvais pas et il n'aura même pas à venir jusqu'ici. Il se peut qu'il puisse faire sa paix avec le Roi sans presque sortir de chez lui.

— Comment cela ?

— Le Roi va bientôt quitter ce pays pour un voyage en Guyenne, en Languedoc et en Provence. Il se fait tirer l'oreille car il n'aime guère les grandes routes mais... on l'y pousse activement. Et, d'ailleurs, la mort du comte de Foix, qui a rendu son âme à Dieu le 4

mai dernier, rend ce voyage indispensable et urgent, car il faut régler la succession. Et puis, le Languedoc a besoin de secours car les écorcheurs et les routiers de tout plumage le ravagent à l'envi... Le Roi doit aller là-bas pour châtier et ramener la paix. Il traversera l'Auvergne. La suite me paraît claire. Allez, maintenant... conclut-elle en tendant sa main à Catherine qui plongeait déjà dans sa révérence, je vais écrire cette lettre et la ferai porter dans la nuit chez Maître Cœur ! Je vous verrai demain, mon ami, fit-elle à l'adresse du négociant. Nous ferons ensemble le compte de ces fêtes...

Catherine et son guide repartirent aussi rapidement qu'ils étaient venus. Chemin faisant, Jacques accablait sa compagne de recommandations : il allait la munir de son mieux pour le voyage, mais elle devrait se garder continuellement. Le pays qu'elle allait traverser était dangereux, plein d'embûches, car les écorcheurs ne ravageaient pas seulement le midi de la France.

— Vous aurez des armes et les deux garçons aussi. Mais j'ai grande envie de vous donner une escorte...

Elle tressaillit, le regarda comme si elle sortait d'un rêve. En fait, elle n'écoutait pas, mais ce mot d'escorte l'avait frappée.

— Une escorte ? Non pas ! Il est plus facile de passer inaperçu à trois qu'à dix.

— Mais vous n'aurez avec vous qu'un gamin et un garçon courageux certes, mais totalement dépourvu d'expérience des armes !

— Je n'ai nullement l'intention de livrer bataille. Je sais comment on voyage dans ces régions. Je l'ai déjà fait en venant d'Auvergne et, même, j'ai déjà fait la route de Châteauvillain à Orléans, pendant le siège. Ne craignez rien : je saurai me garder...

Elle se tut, n'ayant plus envie de parler. Dans sa main, elle serrait très fort le sauf-conduit que Yolande lui avait remis pour Arnaud.

C'était ça l'important ! C'était ça qu'elle était venue chercher. Elle pouvait maintenant courir auprès de sa mère d'un cœur allégé et tout disposé à ne s'occuper que d'elle. La confiance de Yolande avait pris possession de son cœur et, maintenant, elle croyait de toutes ses forces que son époux vivait encore.

Jacques, lui non plus, ne disait plus rien. Mécontent, jaloux de sentir qu'elle lui échappait de nouveau, qu'Arnaud de Montsalvy triomphait encore, il la regardait à la dérobée avec un sourd désespoir. Ses yeux brillaient comme des étoiles, simplement parce qu'elle avait sauvé la tête d'un homme dont, pour le moment, elle ignorait même où il se trouvait, d'un homme qui n'hésiterait jamais à mettre sa femme et sa famille dans les pires embarras ! Et demain, elle allait partir, traverser un pays pavé de dangers, dans le seul espoir d'embrasser sa mère une dernière fois, au risque d'arriver trop tard et d'avoir joué sa vie pour rien.

Mais elle était ainsi : pour ceux qu'elle aimait, rien n'était jamais trop pénible ou trop difficile.

« Si seulement un jour... un seul jour, elle pouvait m'aimer de cette façon-là ! Je serais l'homme le plus riche et le plus heureux du monde ! Mais c'est un autre qu'elle aime et, cet autre, je l'envie, je le déteste... je voudrais le voir mort ! »

Abrité par la nuit qui les enveloppait, Jacques Cœur haussa les épaules et offrit au ciel étoilé un sourire plein d'amertume. C'était vrai, il haïssait Arnaud de Montsalvy... mais dès demain il lancerait les nombreux agents qu'il possédait par tout le royaume dans le but de le retrouver. Simplement, pour ne plus voir pleurer Catherine...

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