6.

De dos, figée dans l’éternité du tableau, la jeune femme se tenait debout, la robe plissée qu’elle portait était d’un rouge dense et profond, un rouge comme Jonathan n’en avait jamais vu. Il effleura la toile du bout des doigts. L’œuvre était plus belle que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Le sujet d’abord qui dérogeait à toutes les règles que Vladimir s’était imposées, et puis ce rouge indescriptible qui lui rappela que Vladimir broyait et préparait lui-même ses couleurs à l’ancienne.

Une griserie submergeait sa méditation d’expert. Le thème du contre-jour que le peintre avait adopté ici était d’une facture déjà contemporaine. Il ne s’agissait pas de vibration de lumière mais de figuration précise, d’une avancée prémonitoire dans le XXe siècle. En arrière-plan, un peuplier bleuté sur ciel vert d’émeraude annonçait déjà le futur fauvisme. Et Jonathan perçut mieux encore la dimension du talent de son peintre. Vladimir n’était d’aucun temps. Ce tableau était sans précédent ni semblable.

– Alors tu l’as fait, vieux bougre ! murmura-t-il. Tu l’as fait, ton chef-d’œuvre.

Il resta ainsi de longues heures à regarderLa Jeune Femme à la robe rouge, et Clara qui avait quitté la pièce ne vint à aucun moment de la nuit interrompre le silence qui enveloppait la réunion singulière du peintre et de son historien.

Elle n’entra dans le bureau qu’au lever du jour. Elle posa un plateau sur un secrétaire, repoussa les rideaux et laissa filtrer la lumière par la fenêtre qu’elle entrouvrit. Jonathan plissa les yeux et s’étira. Il s’assit face à elle à la petite table et lui servit une tasse de thé. Ils se regardèrent quelque temps sans rien se dire et ce fut lui qui brisa l’instant complice.

– Que comptez-vous en faire ?

– Cela va beaucoup dépendre de vous, dit-elle en ressortant.

Jonathan resta seul un moment. Il savait maintenant que le tableau qu’il avait étudié toute la nuit octroierait enfin à Radskin la reconnaissance qui lui était due. La Jeune Femme à la robe rouge consacrerait le peintre parmi ses contemporains. Les conservateurs du Metropolitan de New York, de la Tate Galerie de Londres, du musée d’Orsay à Paris, du Prado à Madrid, des Offices à Florence, du Bridgestone à Tokyo, tous voudraient désormais exposer l’œuvre de Radskin. Jonathan eut une pensée furtive pour Peter, qui se demanderait lequel d’entre eux surenchérirait pour accrocher définitivement cette œuvre au mur de son musée. Il prit son téléphone portable dans sa poche, composa son numéro et laissa un message sur son répondeur.

– C’est moi, dit-il, j’ai une nouvelle que je voulais partager avec toi. Je suis devant ce tableau que nous avons tant cherché et, tu peux me croire, il est au-dessus de toutes nos espérances. Il fera de toi le plus heureux et le plus envié des commissaires-priseurs.

– À un détail près, dit Clara dans son dos.

– Quel détail ? demanda Jonathan en rangeant son portable dans sa poche.

– Vous êtes vraiment sous le choc pour que cela vous ait échappé !

Elle se leva et lui tendit la main pour l’entraîner vers le tableau. Ils échangèrent un regard perplexe et elle cacha aussitôt sa main derrière son dos. Ils avancèrent jusqu’au chevalet. Jonathan examina une nouvelle fois la peinture de Vladimir. Quand il prit conscience de son erreur, il écarquilla les yeux, souleva la toile et regarda l’envers. En un instant il saisit l’étendue catastrophique de ce qui lui avait échappé : Vladimir Radskin n’avait pas signé son dernier tableau.

Clara s’approcha de lui et voulut poser sa main sur son épaule pour le réconforter, elle se résigna.

– Ne vous en voulez pas, vous n’êtes pas le premier à qui le tableau joue ce tour. Sir Edward non plus ne s’en était pas rendu compte, tout aussi subjugué que vous. Venez, ne restez pas là. Je crois qu’une petite promenade à pied vous fera du bien.

Elle poursuivit dans le parc l’histoire du peintre et du galeriste.

Vladimir avait été emporté brutalement par sa maladie, il décéda juste après avoir achevé La Jeune Femme à la robe rouge. Sir Edward ne se remit pas de la mort de son ami. Fou de douleur et de rage que le travail de son peintre ne soit pas reconnu à sa juste valeur, il engagea publiquement sa réputation un an plus tard et annonça que la dernière œuvre de Vladimir Radskin était l’une des plus importantes du siècle. Il organiserait à la date anniversaire de sa disparition une prestigieuse vente où la toile serait présentée. De grands collectionneurs accoururent du monde entier. La veille des enchères, il sortit le tableau du coffre où il l’avait abrité pour l’apporter à la salle de vente.

Quand il s’aperçut qu’il n’était pas signé, il était trop tard. Le prodige du grand cérémonial qu’il avait organisé pour consacrer l’œuvre de son ami se retourna contre lui. Tous les marchands et critiques de l’époque l’utilisèrent pour l’attaquer. Les milieux de l’art le raillèrent. Sir Edward fut accusé d’avoir présenté un faux grossier. Déshonoré, ruiné, il abandonna ses propriétés et quitta précipitamment l’Angleterre. Il partit vivre en Amérique avec sa femme et sa fille et mourut quelques années plus tard, dans le plus grand anonymat.

– Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Jonathan.

– Vous n’avez toujours pas compris où vous vous trouvez ?

À l’air perplexe de Jonathan, Clara ne put refréner un rire franc qui jaillit en éclats.

– Mais vous êtes dans la demeure de Sir Edward. C’est ici que votre peintre a passé ses dernières années, c’est ici qu’il a peint un grand nombre de ses tableaux.

Alors Jonathan regarda tout autour de lui et vit le manoir sous bien d’autres aspects. Quand ils passèrent devant le peuplier, il essaya d’y imaginer son peintre en train d’y travailler. Il devina l’endroit où Vladimir avait posé son chevalet pour réaliser l’un des tableaux qu’il préférait. L’œuvre dont il voyait le paysage original en face de lui était, à sa connaissance, exposée dans un petit musée de la Nouvelle-Angleterre. Jonathan regarda la clôture blanche qui entourait le domaine à perte de vue. La colline qui rehaussait le paysage était bien plus haute sur le tableau qu’elle ne l’était en réalité. Alors, Jonathan s’accroupit sur ses genoux et comprit que Vladimir avait réalisé sa peinture assis et non debout. Clara avait dû se tromper dans la chronologie de son récit. Deux ans après avoir emménagé ici, Vladimir était probablement déjà très affaibli. Ils rentrèrent vers la maison par un bel après-midi d’été.

Jonathan passa le reste de la journée dans le petit bureau. Il retrouva Clara au début de la soirée, elle fredonnait dans la cuisine. Il entra sans faire de bruit, s’adossa au chambranle de la porte et la regarda.

– C’est drôle, vous croisez toujours vos mains dans votre dos et vous plissez toujours les yeux quand vous êtes songeur. Une chose vous perturbe ? demanda-t-elle.

– Plusieurs ! Y aurait-il une petite auberge de campagne où je pourrais vous emmener dîner, je perfectionnerais bien ma conduite sur votre Morgan et puis j’ai faim, pas vous ?

– Je meurs de faim ! dit-elle en jetant dans l’évier les couverts qu’elle tenait dans la main. Je monte me changer, je serai prête dans deux minutes.

Elle tint presque parole. Jonathan eut à peine le temps d’essayer de joindre Peter, sans succès, et de constater que la batterie de son téléphone portable avait rendu l’âme, que Clara l’appela du hall au bas des escaliers.

– Je suis prête !

Le roadster filait sous la lumière voilée d’un croissant de lune. Clara avait regroupé sa chevelure sous un foulard qui la protégeait du vent. Jonathan cherchait à quand remontait la dernière fois qu’il s’était senti le cœur aussi plein. Il repensa à Peter, il faudrait qu’il le prévienne que La Jeune Femme à la robe rouge n’était pas signé. Il imaginait déjà sa tête et le travail qu’il devrait accomplir pour sauver son ami. Il lui faudrait trouver en quelques jours les moyens d’authentifier un tableau qui se différenciait de l’œuvre du peintre supposé l’avoir réalisé.

Et même si chaque empreinte de pinceau valait pour lui bien plus que toute signature, l’absence d’une simple griffe sur la toile soulèverait bien des interrogations dans les milieux de l’art. En premier, il devrait découvrir pourquoi Vladimir n’avait pas apposé son nom sur son tableau. Etait-ce parce qu’il avait dérogé à ses deux règles absolues : ne jamais utiliser de pigment rouge et ne jamais peindre de femme ? Si telles étaient les seules raisons de cet étrange anonymat, alors il avait, sans le savoir, joué le pire des tours à l’expert qui tenterait un siècle et quelques décennies plus tard de faire valoir au monde la dimension de son travail.

« Pourquoi as-tu fait ça, Vladimir ? » pensait Jonathan.

– C’est la question que je ne cesse de me poser, reprit Clara.

La petite lampe à la table où l’aubergiste les avait installés éclairait délicatement le visage de Clara. Jonathan releva la tête et ne put résister à l’envie de la regarder.

– Vous lisez dans mes pensées ?

– Je les partage ! Et puis je n’ai pas de mérite, vos lèvres accompagnaient les mots que vous murmuriez sans que vous vous en rendiez compte.

– Non signée, la toile va susciter bien des controverses. Il nous faut des éléments concrets qui prouvent que Radskin en est bien l’auteur.

– Par où comptez-vous commencer ?

– Par la composition de la peinture, et il faudra que je retrouve l’origine des pigments de La Jeune Femme à la robe rouge pour les comparer à ceux qu’il utilisait dans ses autres peintures. Cela nous fournira une première série d’indices.

Leurs mains étaient si proches qu’il leur aurait suffi de quelques centimètres gagnés sur la pudeur ou la peur, pour n’en former plus qu’une. Et qui sait si en se joignant elles ne leur auraient pas livré les réponses aux questions que tous deux se posaient sans oser se les confier ?


Au manoir, Jonathan occupa une chambre d’amis. Il posa son sac sur un fauteuil et s’appuya de ses mains sur le lit surplombé d’un dais aux tentures écrues. Puis il se rendit vers l’une des deux fenêtres qui ouvraient sur le parc et sentit les effluves du grand peuplier qui oscillait dans la clarté de la nuit. Il frissonna, repoussa les volets intérieurs et entra dans la salle de bains. Clara marchait dans le couloir, elle marqua un temps d’arrêt devant la porte de sa chambre, puis elle s’éloigna vers celle qu’elle occupait au bout du corridor.


Il se leva de très bonne heure. Dès qu’il fut prêt, il descendit vers la cuisine. La pièce sentait bon le feu de bois éteint. Clara n’avait pas exagéré, au petit matin la pièce était glaciale. Deux bols étaient posés sur la grande table, près d’une panière. Jonathan y déposa un mot. Il raviva le feu et sortit par la porte arrière qu’il referma sans faire de bruit. Le parc semblait dormir enveloppé dans la rosée de l’aube. Jonathan emplit ses poumons d’air frais, il aimait cette heure du jour où deux mondes si étrangers se côtoient un court instant. Ni les branches des arbres ni les tiges des rosiers accrochés aux façades ne frissonnaient. Le gravier crissa sous ses pas. Il monta à bord de sa voiture, lança le moteur et quitta le domaine. Sur la petite route bordée des hauts arbres, il regarda le manoir rapetisser dans son rétroviseur. Au moment où il tournait dans le chemin, Clara ouvrit ses fenêtres à l’étage.

Une fine pluie tombait sur l’aéroport d’Heathrow, Jonathan rendit sa voiture et emprunta la navette qui le conduisit vers les guichets d’Alitalia. Le vol pour Florence ne partait que deux heures plus tard, il alla flâner du côté des boutiques.

Clara entra dans la cuisine, elle s’approcha du feu qui crépitait dans la cheminée et sourit. Elle se dirigea vers la gazinière, posa la théière sur un brûleur et s’assit à la table. L’intendante qui venait entretenir la maison chaque jour avait apporté un journal et du pain frais. Elle pouvait entendre ses pas rassurants au-dessus de sa tête. Clara aperçut la lettre que Jonathan avait laissée à son attention. Elle abandonna son journal et décacheta l’enveloppe.


Clara,

Je suis parti tôt ce matin. J’aurais voulu frapper à votre porte pour vous dire au revoir, mais vous dormiez encore. Quand vous lirez ces lignes je serai en route vers Florence, sur les traces de notre peintre. C’est drôle, il m’aura fallu attendre tout ce temps pour faire la plus grande des découvertes que la vie m’ait offerte. Je voulais partager avec vous une pensée, si présente aux premiers instants de mon réveil. Cette révélation est pareille à un voyage, je crois qu’il a commencé au moment précis où je vous ai rencontrée. Mais quand cela fut-il, vraiment ? Le savez-vous ?

Je vous téléphonerai ce soir, je vous souhaite une bonne journée, j’aurais aimé la passer à vos côtés ; je sais déjà que votre présence me manquera.

Bien à vous,

Jonathan.


Clara replia la lettre et la rangea très lentement dans la poche de sa robe de chambre. Elle respira à fond, regarda calmement le lustre suspendu au plafond, leva les mains vers le ciel, et poussa un immense cri de joie.

La tête étonnée de Dorothy Blaxton, l’intendante de la maison, passa par l’entrebâillement de la porte.

– Vous m’avez appelée, madame ?

Clara toussota dans le creux de sa main.

– Non, Dorothy, c’est certainement l’eau pour le thé qui sifflait !

– Probablement, répondit-elle en regardant la buse de gaz que Clara avait oublié d’allumer sous la bouilloire.

Clara se leva et tournoya sur elle-même, sans même s’en rendre compte. Elle demanda à Miss Blaxton de tenir la maison prête et de disposer quelques fleurs dans la chambre d’amis, elle rentrait à Londres mais serait de retour très bientôt.

– Bien entendu, madame, reprit l’intendante en repartant vers les escaliers.

Et dès que Dorothy Blaxton fut dans le couloir, elle leva les yeux au ciel et remonta à l’étage.


Au moment même où les roues de l’avion de Jonathan quittaient la piste, Clara dans sa Morgan laissait derrière elle le domaine. Un soleil rond et chaud brillait dans le ciel.

Elle gara sa voiture devant la galerie deux heures plus tard.


À quelques milliers de kilomètres de là, un taxi déposait Jonathan Piazza délia Repubblica, devant l’hôtel Savoy. Il prit possession de sa chambre, et passa aussitôt un appel à un ami qu’il n’avait pas revu depuis longtemps. Lorenzo décrocha à la première sonnerie et reconnut aussitôt sa voix.

– Qu’est-ce qui t’amène chez nous ? demanda Lorenzo avec son accent de Toscane.

– Tu es libre à déjeuner ? répondit Jonathan.

– Pour toi, toujours ! Où es-tu descendu puisque tu n’es pas venu dormir à la maison ?

– Au Savoy.

– Alors je te retrouve au café Gilli dans une demi-heure.

La terrasse était bondée mais Lorenzo était un habitué de tous les lieux fréquentés de la ville. Un serveur lui donna l’accolade, serra la main de Jonathan et les installa aussitôt sous les regards courroucés des touristes qui faisaient la queue devant l’établissement. Jonathan refusa poliment la carte que lui présentait le maître d’hôtel.

– Je prends comme lui !

Les conversations s’enchaînèrent autour de la table où les deux amis savouraient la joie de se retrouver.

– Alors, tu crois que tu l’as trouvé, ton fameux tableau ?

– J’en suis certain mais j’ai vraiment besoin de ton aide pour que le monde partage mon avis.

– Mais pourquoi n’a-t-il pas signé sa toile, ton maudit peintre ?

– Je ne le sais pas encore, et c’est justement pour ça que j’ai besoin de toi.

– Tu n’as pas changé ! Tu es toujours aussi fou. Déjà sur les bancs des Beaux-Arts, quand nous faisions notre stage à Paris, tu me rebattais les oreilles de ton Vladimir Radskin.

– Toi non plus, tu n’as pas changé, Lorenzo.

– J’ai changé de vingt ans de plus, alors j’ai changé quand même.

– Et Luciana ?

– Toujours mon épouse, et aussi la mère de mes enfants, tu sais ce que c’est, ici en Italie, la famille est une institution. Et toi tu es marié ?

– Presque !

– C’est bien ce que je disais, tu n’as pas changé.

Le serveur posa l’addition et deux cafés serrés sur la table. Jonathan sortit son porte-cartes mais Lorenzo posa aussitôt sa main sur la sienne.

– Range-moi ça, les dollars ne valent plus rien en Europe, tu ne le savais pas ? Bon, je vais t’accompagner chez Zecchi, leurs ateliers se trouvent tout près d’ici. Peut-être en apprendrons-nous plus là-bas sur les pigments qu’utilisait ton Russe. Ils ont conservé les mêmes préparations depuis des siècles. Ce magasin est la mémoire de notre peinture.

– Je connais les établissements Zecchi, Lorenzo !

– Oui, mais tu ne connais personne qui y travaille, moi si !

Ils quittèrent la Piazza délia Repubblica. Un taxi les déposa au 19 via délia Studio. Lorenzo se présenta devant le comptoir. Une ravissante femme brune qui répondait au prénom de Graziella vint l’accueillir à bras ouverts. Lorenzo murmura quelques mots à son oreille qu’elle ponctuait de « Si » presque chantés. Elle lui fit un clin d’œil et les entraîna tous les deux vers l’arrière-boutique. Là, ils empruntèrent un vieil escalier en bois dont chaque marche grinçait sous leurs pas. Graziella avait emporté une clé aux formes impressionnantes. Elle la fit tourner dans la serrure d’une porte qui ouvrait sur d’immenses combles protégés de toute lumière. Une fine pellicule de poussière recouvrait les milliers d’ouvrages alignés sur des rayonnages qui s’étendaient à l’infini sous la charpente. Graziella se retourna vers Jonathan et s’adressa à lui presque sans accent.

– En quelle année votre peintre est-il venu ici ?

– Entre 1862 et 1865.

– Alors suivez-moi, les mains courantes de cette époque se trouvent un peu plus loin.

Elle parcourut une étagère du bout des doigts et s’arrêta devant les reliures craquelées de cinq registres qu’elle tira à elle.

Elle posa les grands livres sur une desserte. Toutes les commandes passées aux établissements Zecchi depuis quatre siècles étaient consignées dans ces cahiers.

– Dans le temps, c’était ici que les préparations de pigments et d’huiles pures s’effectuaient, dit Graziella. Les plus grands maîtres ont foulé ces planchers. Maintenant c’est une salle d’archives qui dépend du musée de Florence. Vous savez que vous devriez avoir une autorisation du conservateur pour être ici. Si mon père me voyait, il serait furieux. Mais vous êtes un ami de Lorenzo, alors vous êtes ici chez vous. Je vais vous aider à chercher.

Jonathan, Lorenzo et Graziella s’affairèrent autour de la table. Au fil des pages manuscrites du registre qu’il consultait, Jonathan imaginait Vladimir arpentant la pièce en attendant que ses commandes fussent préparées. Radskin disait que la responsabilité d’un peintre ne se limitait pas à l’excellence esthétique et technique de sa composition, il fallait aussi savoir la protéger des assauts du temps. Lorsqu’il enseignait en Russie, il avait trop souvent regretté les dommages causés par des restaurations malheureuses pratiquées sur les toiles des maîtres qu’il estimait. Jonathan connaissait quelques restaurateurs à Paris qui partageaient volontiers le point de vue de son peintre. Ils entendirent craquer l’escalier, leur sang se glaça, quelqu’un montait. Graziella se précipita sur les registres et courut les remettre en bonne place. La poignée de la porte grinça, Graziella eut à peine le temps de se recomposer une attitude innocente pour accueillir son père qui entrait dans la pièce, le visage sombre. Giovanni passa sa main dans sa barbe et chapitra Lorenzo.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Nous n’avions pas rendez-vous.

– Giovanni, c’est toujours un tel plaisir de te voir, répondit Lorenzo en marchant joyeusement vers lui.

Il présenta Jonathan à son hôte. Les traits du père de Graziella se détendirent dès qu’il réalisa que sa fille n’était pas seule avec Lorenzo dans les soupentes de sa maison.

– N’en veux pas à ta fille, mais je l’ai suppliée de laisser voir à l’un de mes plus fidèles amis ce lieu unique à Florence. Il vient d’Amérique, de Boston. Je te présente Jonathan Gardner, nous nous sommes connus sur les bancs de la faculté de Paris où nous avons étudié ensemble. C’est un des plus grands experts qui soient au monde.

– L’exagération n’est pas une fatalité nationale, Lorenzo, fais des efforts ! dit le père de Graziella.

– Papa ! réprimanda sa fille.

Giovanni toisa Jonathan, il passa sa main dans sa barbe, son sourcil droit se releva et il tendit enfin la main.

– Bienvenue chez moi, si vous êtes un ami de Lorenzo, alors vous serez aussi un ami. Maintenant, il serait préférable que vous descendiez pour poursuivre votre conversation. Les occupants de cette pièce n’aiment pas beaucoup les courants d’air. Suivez-moi.

Le vieil homme les conduisit dans une immense cuisine. Une femme aux cheveux noués sous un foulard se tenait face aux fourneaux. Elle tira sur le cordon de son tablier et se retourna tendant une main généreuse aux invités de sa fille. Jonathan la regarda et le mouvement particulier de ses paupières trahit le manque de Clara qui venait de le surprendre. Une heure plus tard, Lorenzo et Jonathan quittaient la demeure de Giovanni.

– Tu restes ce soir ? demanda Lorenzo en le raccompagnant à travers les rues.

– Oui, je préfère attendre le résultat des recherches que j’ai demandées à ton amie.

– Graziella y travaillera, tu peux lui faire confiance.

– Si son père la laisse œuvrer.

– Ne t’inquiète pas, je le connais très bien, comme ça il a l’air d’être redoutable, mais devant sa fille il fond comme de la neige.

– Je te dois une fière chandelle, Lorenzo.

– Viens donc dîner à la maison, Luciana sera contente de te revoir, et puis nous parlerons de tes travaux.

Lorenzo abandonna Jonathan devant son hôtel et retourna travailler à l’académie des arts où il dirigeait un département de recherches. Jonathan aurait voulu se rendre aux Offices, mais le musée était fermé. Alors prenant son mal en patience, il traversa le Ponte Vecchio et marcha jusqu’à la Piazza Pitti. Il acheta un billet au guichet et entra dans les jardins de Boboli.

Il traversa la cour intérieure et gravit les escaliers qui permettent de gagner la terrasse séparée du palais par la fontaine de Carciofo. La vue que l’on avait de Florence était émouvante. Au loin le dôme et le campanile surplombaient les toits qui semblaient se chevaucher jusqu’à l’infini. Il se remémora le tableau exposé au Louvre que Camille Corot avait peint en 1840. Dans la perspective du parc s’ouvrait l’amphithéâtre construit au XVe siècle. Au centre il admira la vasque romaine et l’obélisque égyptien. Il remonta vers le sommet de la colline. À sa droite, une allée montante débouchait sur un rond-point. Il s’assit au pied d’un arbre pour reprendre son souffle dans la douceur de l’après-midi florentin. Sur un petit banc de pierre voisin, un couple se tenait par la main. Ils admiraient silencieux la majesté des œuvres qui les entouraient. Il règne dans les jardins de Boboli une atmosphère empreinte d’une quiétude que seuls les siècles façonnent. Le vague à l’âme, Jonathan ferma les yeux sur la douceur de leur intimité et se dirigea vers le Viottolone.

La longue travée bordée de cyprès séculaires descendait en pente forte vers la Piazzale dell’Isolotto où trônait un bassin circulaire orné de statues. En son centre, un îlot portait des orangers et des citronniers. Jonathan s’approcha de la fontaine de l’Océan. Au milieu des personnages mythiques, le visage de Vladimir se refléta soudainement dans l’eau calme, comme si le peintre s’était approché dans son dos sans qu’il ait entendu ses pas. Jonathan se retourna. Il crut reconnaître la silhouette de Vladimir qui se cachait maintenant derrière un arbre. Le vieux peintre déambulait nonchalamment au milieu de toutes les cultures passées qui imprègnent ce lieu de leurs parfums secrets. Intrigué, Jonathan le suivit dans sa promenade jusqu’au bassin de Neptune ; Vladimir s’arrêta devant la statue de l’Abondance et s’approcha de lui. D’un doigt pointé sur sa bouche, il lui fit signe de ne rien dire, posa une main protectrice sur son épaule et l’entraîna.

L’allée qu’ils descendaient côte à côte les ramenait au pied du fort du Belvédère. Ils empruntèrent une large rampe, à la droite du palais elle conduisait vers des grottes. « C’est une création aménagée par Buontalenti, elle est composée de plusieurs salles ornées de vasques, de peintures, de stalactites et d’une roche sculptée », lui souffla son peintre à l’oreille. « Regarde comme tout cela est beau », murmura-t-il encore. Puis il le salua et disparut dans sa rêverie. Jonathan se leva du banc où il s’était assoupi.

En sortant du parc, passant devant la petite fontaine de Bacchus, il salua le petit nain qui chevauchait une tortue.


*


Graziella remonta à pas de loup dans la soupente. Elle fit tourner tout doucement la poignée de la porte, parcourut les longs rayonnages et prit délicatement le registre. Elle le posa sur la table et commença à la lumière d’une petite lampe l’étude que lui avait demandée Lorenzo. Absorbée dans sa lecture, elle sursauta quand son père s’assit à côté d’elle. Il la prit par l’épaule et la serra contre lui.

– Alors, qu’est-ce que nous cherchons pour tes amis, ma fille ?

Elle sourit et l’embrassa sur la joue. Les pages des vieux livres tournèrent, les fines particules de poussière qui scintillaient en s’alignant dans les rais de lumière retraçaient toutes les écritures passées de ces lieux chargés de mystères. Graziella et Giovanni travaillèrent jusqu’à la fin du jour.


*


Le soir tombait sur Florence, Jonathan arriva devant la façade du XVIe siècle qui abritait les appartements de Lorenzo. Au même moment, Graziella sortait dans la cour de la maison Zecchi. Ce n’était pas pour se protéger de la fraîcheur du soir toscan qu’elle portait une grande étole. Elle cachait, serrée contre sa taille, un grand registre à la reliure craquelée. Elle leva les yeux vers les fenêtres des étages, son père et sa mère étaient devant la télévision, elle passa sous le porche et s’engouffra dans les rues de la vieille ville.


*


À Londres, Clara était en compagnie d’un commissaire-priseur anglais et de l’expert qui l’accompagnait. Elle regarda discrètement sa montre. Les concurrents de Jonathan et Peter furent informés qu’elle avait déjà fait son choix et que leur candidature n’était pas retenue. Elle quitta la pièce. Avant de fermer la porte, Clara regarda la reproduction de la peinture de Camille Corot accrochée sur le mur de la salle de réunion. Elle était d’une fidélité saisissante. Elle s’abandonna dans le paysage, son esprit flottait par-delà les toits de Florence.


*


Anna arpentait les rues du marché à ciel ouvert du vieux port de Boston. Elle s’installa à la terrasse de l’un des nombreux cafés qui bordaient les allées. Elle ouvrit son journal. Une femme à la chevelure blanche arriva dix minutes plus tard et s’installa en face d’elle.

– Désolée de ce retard, mais la circulation est infernale.

– Alors ? demanda Anna en reposant son quotidien.

– Alors tout se déroule au-delà de mes espérances. Si je me décidais à publier un jour mes travaux, j’obtiendrais le prix Nobel.

– Si tu publiais un jour tes travaux, on t’enfermerait aussitôt dans un asile.

– Tu as probablement raison, l’humanité a toujours dénié les découvertes qui la bouleversent. Et pourtant, comme disait un de mes vieux amis, elle tourne !

– Tu as les photos ?

– Bien sûr que j’ai les photos.

– Alors tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je suis pressée d’en finir, dit Anna.

– Patience, ma chérie, reprit la femme aux cheveux blancs, nous attendons ce moment depuis des temps qui ne se comptent plus, alors apprivoise-moi ces quelques semaines à venir. Elles passeront bien plus vite que tu ne l’imagines, fais-moi confiance.

– C’est ce que j’ai toujours fait, dit Anna en levant la main pour attirer l’attention du serveur.


*


Luciana avait préparé un somptueux dîner. Les deux enfants de Lorenzo vinrent saluer Jonathan. Graziella les rejoignit au moment où ils s’apprêtaient à passer à table.

– Je crois que j’ai trouvé quelque chose, dit Graziella, mais nous verrons cela tout à l’heure.

Aussitôt le repas achevé, elle alla chercher dans l’entrée le paquet qu’elle avait apporté sous son étole.

Elle posa le registre sur la table du salon et l’ouvrit. Jonathan et Lorenzo avaient pris place à côté d’elle.

– Votre Vladimir n’est pas venu à Florence, en tout cas, il n’a jamais mis les pieds chez Zecchi.

– C’est impossible ! dit Jonathan.

Lorenzo lui fit signe de laisser Graziella parler. Graziella tourna une page, puis une autre avant de revenir en arrière.

– Regardez, c’est là, dit-elle en désignant les écritures finement tracées à l’encre bleue.

Elle pointa du doigt la première colonne où était enregistré l’objet de la commande, pigments, huile, pinceaux, solvant, conservateur, la seconde indiquait la date de la préparation, la troisième la somme due et enfin la dernière, le commanditaire. Au bout de la ligne manuscrite, figurait le nom de Sir Edward.

– Ce n’est pas lui qui venait, ajouta-t-elle.

Le mystère que Jonathan était venu éclaircir en ces lieux s’épaississait.

– J’ai préparé à votre intention une liste exhaustive de ce qu’il achetait. Un détail va vous intéresser. Le moins que l’on puisse dire est que votre galeriste ne lésinait pas à la dépense. Les huiles qu’il choisissait coûtaient une véritable fortune pour l’époque.

Elle expliqua à Jonathan que, pour augmenter leur pureté, les manufacturiers étalaient les huiles dans de grands bacs qu’ils disposaient sur les toits brûlants de la maison Zecchi. Le soir, ils recueillaient la seule surface du liquide.

– Mais ce n’est pas tout, j’ai retrouvé la trace des pinceaux qu’il achetait. Ce sont des Majolicas, une qualité très précieuse, réalisée avec les mêmes poils que ceux que l’on utilisait pour la fabrication des blaireaux à barbe. Ceux-là aussi coûtaient extrêmement cher. Mais ils assuraient un lissage très précis et très régulier des mélanges de couleurs sur la palette du peintre.

Luciana leur apporta du café. Ils allèrent le boire, loin des cahiers que Graziella referma avec précaution.

– Si tu te fais prendre par ton père, je vais entendre hurler mon nom dans toute la ville, dit Lorenzo en la regardant.

– C’est lui qui m’a aidé à l’emballer. Tu connais papa aussi bien que moi.

Lorenzo avait été l’élève de Giovanni, un élève terrible, comme le qualifiait le père de Graziella, mais l’un de ses préférés, parce que sa curiosité était inépuisable.

– En revanche, reprit Graziella, je préférerais être en vacances à Rome s’il venait à apprendre ce que je viens de faire.

Graziella sortit un papier de sa poche où elle avait recopié toutes les compositions des pigments que Sir Edward avait achetés à Florence.

– Je vous ai récupéré un échantillon de chacun. Vous pourrez les comparer à ceux de votre tableau, je ne sais pas si cela vous suffira à l’authentifier mais c’est tout ce que je peux faire.

Jonathan se leva et serra Graziella dans ses bras.

– Je ne sais pas comment vous remercier, lui dit-il. C’est exactement ce dont j’avais besoin.

Les joues empourprées, Graziella se libéra de son étreinte spontanée et toussota.

– Rendez donc sa vérité au peintre, je l’aimais bien moi aussi, votre Vladimir.

La soirée s’acheva. Lorenzo raccompagna Graziella et son précieux manuscrit. Quand il la déposa devant la maison Zecchi, elle lui demanda si Jonathan était célibataire. Lorenzo sourit et lui expliqua qu’il pressentait que la vie sentimentale de son ami était un peu compliquée en ce moment. Graziella haussa les épaules et sourit.

– C’est toujours comme cela quand un homme me plaît. Après tout, comme disait ma grand-mère, une belle rencontre, ce sont les bonnes personnes au bon moment, mais j’ai été très heureuse de faire sa connaissance. Salue-le pour moi et dis-lui que si d’aventure il revenait seul à Florence, je serais très heureuse de déjeuner avec lui.

Lorenzo promit de faire la commission et dès que la porte de Graziella fut refermée, il reprit le chemin du retour. Luciana profita de l’absence de Lorenzo pour engager la conversation avec Jonathan.

– Alors comme ça, tu t’es enfin décidé, tu vas te marier, m’a dit Lorenzo ?

– Le 19 juin, si vous vouliez venir ce serait formidable.

– Et formidablement au-delà de nos moyens ! Mon mari fait un métier admirable et le voir vivre sa passion me comble tous les jours, mais les fins de mois d’un chercheur sont assez rigoureuses. Nous sommes heureux, tu sais, Jonathan, nous n’avons jamais cessé d’être heureux, nous avons tout ce qu’il nous faut, il y a beaucoup d’amour dans cette maison.

– Je le sais, Luciana, Lorenzo et toi êtes des gens que j’admire.

Luciana se pencha vers lui et lui prit la main.

– Est-ce que tu te prépares un aussi joli futur avec la femme que tu épouses ?

– Pourquoi me poses-tu cette question de ces yeux noirs ?

– Parce que je ne te trouve pas très heureux pour quelqu’un qui célèbre ses noces dans quelques semaines.

– Je suis un peu confus ces derniers temps, je devrais être auprès d’elle à Boston pour l’aider à préparer la cérémonie, et je suis là à Florence en train de courir après des énigmes qui attendent depuis plus d’un siècle et qui auraient pu attendre quelques mois de plus.

– Alors pourquoi le fais-tu ?

– Je ne sais pas.

– Moi, je crois que tu le sais très bien, tu es un homme intelligent. Il n’y a que ce tableau qui a surgi dans ta vie ?

Jonathan regarda Luciana interdit.

– Tu as des dons de voyance maintenant ?

– Le seul don que j’ai, lui dit Luciana, c’est de prendre le temps de regarder mon mari, mes enfants et mes amis, c’est ma façon à moi de les comprendre et de les aimer.

– Et quand tu me regardes, que vois-tu ?

– Je vois deux lumières dans tes yeux, Jonathan. C’est un signe qui ne trompe pas. L’une éclaire ta raison et l’autre tes sentiments. Les hommes compliquent toujours tout. Fais attention, le cœur finit par se déchirer quand on le tiraille trop. Pour entendre ce qu’il te dit, il suffit de savoir l’écouter. Moi, je connais un moyen facile…

Lorenzo sonna à la porte. Luciana se leva et sourit à Jonathan.

– Il a encore oublié ses clés !

– Qu’est-ce qui est facile, Luciana ?

– Avec la grappa que je t’ai servie, tu dormiras très bien ce soir, c’est moi qui la prépare et je connais bien ses effets. Demain matin, quand tu te réveilleras, prête attention au premier visage qui viendra à toi, si c’est le même que celui de la personne à laquelle tu pensais en t’endormant, alors tu trouveras la réponse à la question qui te tourmente.

Lorenzo entra dans la pièce et tapota l’épaule de son ami. Jonathan se leva, et salua tendrement ses hôtes. Il promit de ne plus laisser passer autant de temps avant de leur rendre une nouvelle visite. Le couple le raccompagna jusqu’au bout de la rue et Jonathan poursuivit seul son chemin jusqu’à la Piaza délia Repubblica. Le café Gilli fermait et les employés rangeaient la terrasse. Un serveur lui fit un signe amical. Jonathan lui rendit son salut et traversa la place presque déserte. En chemin, il n’avait cessé de penser à Clara.


*


Clara entra dans le petit appartement qu’elle occupait à Notting Hill. Elle n’alluma aucune lumière, se coulant dans la pénombre du living. Elle passa sa main sur la console de l’entrée, la laissa errer sur le dosseret du canapé, effleura le pourtour de l’abat-jour qui recouvrait la lampe et avança jusqu’à la fenêtre. Elle regarda la rue déserte en contrebas et laissa glisser sa gabardine à terre. Elle défit le cordon de sa jupe et ôta son chemisier. Nue, elle tira à elle le plaid posé sur le dossier d’un fauteuil et se blottit dedans. Elle jeta un regard furtif vers le téléphone, soupira et entra dans sa chambre.


*


Jonathan avait quitté le Savoy aux premières heures du matin. Il s’était envolé à bord du premier vol pour Londres. Dès que l’avion se posa, il se mit à courir dans les interminables couloirs d’Heathrow, il passa la douane haletant et reprit sa course. Arrivé sur le parvis du terminal, il avisa la longue file à la station de taxis, fit demi-tour et fonça vers le train rapide. Le Heathrow Express desservait le centre de la capitale en quinze minutes : s’il ne ratait pas le prochain départ il pourrait arriver à temps pour transformer en réalité cette envie qu’il avait eue dès son premier réveil.

Il arriva haletant au sommet des escalators vertigineux qui plongeaient vers les tréfonds de la terre. Jonathan les descendit quatre à quatre, il aborda un virage périlleux sur les sols en marbre glissant et aboutit dans un long corridor dont il ne pouvait pas percevoir l’extrémité. Les panneaux électroniques suspendus à intervalles réguliers aux plafonds annonçaient le prochain départ pour Londres dans deux minutes et vingt-sept secondes. La plate-forme n’était pas encore en vue, Jonathan accéléra sa course effrénée.

Le couloir semblait ne jamais finir, une longue sonnerie retentit, le décompte des secondes s’affichait en clignotant vivement sur les bandeaux lumineux. Il usa de ses dernières forces. Les portes du train se fermaient quand il arriva sur le quai. Jonathan jeta les bras en avant et propulsa son corps à l’intérieur du wagon. L’Heathrow Express de 8 h 45 démarra. Les quinze minutes du voyage lui permirent de récupérer un semblant de souffle. Dès que la motrice immobilisa le convoi, Jonathan traversa la gare de Paddington en courant et sauta dans un taxi. Il était 9 h 10 précises quand il s’installa enfin dans le petit café vis-à-vis du 10 Albermarle street, Clara arriverait dans cinq minutes. Qui avait dit que pour apprécier les habitudes de quelqu’un, il suffisait de prendre le temps de le regarder vivre ?

Absorbée dans la lecture d’un article, Clara se dirigea d’un pas automatique vers le comptoir. Elle commanda un cappuccino sans lever les yeux, déposa une pièce sur la caisse, récupéra son gobelet et vint s’asseoir au comptoir qui bordait la vitrine.

Elle portait le café à ses lèvres quand un mouchoir blanc entra dans son champ de vision. Elle ne releva pas tout de suite la tête et, sentant que refréner la joie qui la gagnait serait un vrai gâchis, elle pivota sur elle-même et voulut serrer Jonathan dans ses bras. Elle reprit place aussitôt sur son tabouret, tentant de cacher son visage et de dissimuler sa gêne derrière sa tasse de café.

– J’ai de bonnes nouvelles, dit Jonathan.

Ils entrèrent dans la galerie et Jonathan lui raconta presque tous les détails de son voyage en Italie.

– Je ne comprends pas, dit Clara songeuse. Dans une correspondance à un de ses clients, Sir Edward se félicitait d’avoir envoyé Vladimir à Florence, alors pourquoi avoir menti ?

– Je me pose la même question.

– Quand pourrez-vous effectuer les comparaisons entre les échantillons que vous avez rapportés et ceux de la toile ?

– Il faut que je joigne Peter pour qu’il me recommande auprès d’un laboratoire en Angleterre.

Jonathan regarda sa montre, il était presque midi à Londres et 7 heures du matin sur la côte Est des États-Unis.

– Peut-être qu’il n’est pas encore couché !


*


Peter cherchait à tâtons la source de ce bruit insupportable qui l’empêchait de finir honorablement sa nuit. Il ôta le masque de ses yeux, passa son bras par-dessus le visage endormi d’une dénommée Anita, et décrocha le téléphone en bougonnant :

– Qui que vous soyez, vous venez de perdre un être cher !

Et il raccrocha.

Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentissant à nouveau, Peter émergea de sa couette épaisse.

– Emmerdeur et têtu ! Qui est à l’appareil ?

– C’est moi, répondit calmement Jonathan.

– Tu as vu l’heure qu’il est, nous sommes dimanche !

– Mardi, nous sommes mardi, Peter !

– Merde, je n’ai pas vu le temps passer.

Pendant que Jonathan lui expliquait ce dont il avait besoin, Peter secoua délicatement la créature qui dormait à ses côtés. Il chuchota au creux de l’oreille d’Anita d’aller se préparer rapidement, il était terriblement en retard.

Anita haussa les épaules et se leva, Peter la rattrapa par le bras et l’embrassa tendrement sur le front.

– Et je te dépose en bas de chez toi si tu es prête dans dix minutes.

– Tu m’écoutes ? demanda Jonathan à l’autre bout de la ligne.

– Et qui veux-tu que j’écoute d’autre ? Répète quand même ce que tu viens de dire, il est très tôt ici.

Jonathan lui demanda de le mettre en relation avec un laboratoire anglais.

– Pour passer la toile aux rayons X, j’ai un ami que tu pourras appeler de ma part, son laboratoire n’est pas très loin de ton hôtel.

Jonathan griffonna sur un papier l’adresse que lui dictait Peter.

– Pour les analyses organiques, reprit Peter, laisse-moi passer quelques coups de téléphone.

– Je te laisse la journée, je te rappelle que c’est pour toi que le temps est compté.

– Merci de me le rappeler au saut du lit, je sentais qu’il me manquait quelque chose pour bien commencer ma journée !

Peter avait presque achevé de classer la documentation qu’il avait rapportée de Londres. Les heures passées dans les locaux des archives de Christie’s lui avaient permis de photocopier des extraits de presse publiés pendant les années où Radskin vivait en Angleterre.

Dès qu’il en aurait terminé la lecture, il établirait une synthèse du contenu de tous les articles évoquant la fameuse vente organisée par Sir Edward, celle au cours de laquelle le tableau s’était volatilisé.

– Il faut que nous découvrions pourquoi il a disparu.

– Voilà qui est rassurant, nous ne cherchons cette information que depuis vingt ans, je vais certainement réussir à élucider le mystère en quinze jours, répondit Peter d’un ton sarcastique.

– Te souviens-tu de ce que te disait ton copain policier ? reprit Jonathan.

– J’ai plein de copains dans la police, alors sois plus précis !

– Celui qui habite à San Francisco !

– Ah oui, Georges Pilguez !

– Tu me l’as cité cent fois au cours de nos investigations, il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement.

– Je pense que Pilguez le disait mieux que cela mais je vois ce que tu veux dire. Je te rappellerai dès que j’aurai pu organiser la suite du protocole d’examens.

Anita sortait de la salle de bains au moment où Peter raccrochait, elle portait un jean et un tee-shirt assez serrés pour se passer de tout repassage une fois lavés. Peter hésita et tendit sa main à la jeune femme pour qu’elle l’aide à se lever. Elle fut aussitôt happée vers le lit.


*


Jonathan composa le numéro que Peter lui avait communiqué. Le radiologue lui demanda les dimensions de sa toile et le fit patienter en ligne. Il reprit l’appareil quelques instants plus tard, Jonathan avait de la chance, il lui restait deux plaques de radiographie dont les tailles conviendraient.

Le rendez-vous fut fixé en début d’après-midi. Clara et Jonathan se regardèrent hésitants avant de bondir sur des couvertures pour emballer l’œuvre. Caisse de protection et camion sécurisé venaient de s’évaporer dans la fièvre de leur quête. Ils sautèrent tous les deux dans un taxi qui les déposa dans une petite rue coincée entre Park Lane et Green street. Ils sonnèrent à l’interphone et une voix les invita à rejoindre le second étage. Jonathan grimpait les escaliers avec impatience, intrigué, Clara fermait la marche.

Une assistante en blouse blanche ouvrit la porte et les fit entrer dans une salle d’attente. Une femme enceinte attendait le compte rendu de son échographie du quatrième mois, un jeune homme à la jambe plâtrée regardait sa dernière radio de contrôle. Quand la patiente à l’épaule en écharpe demanda à Jonathan d’une voix suspicieuse de quoi il souffrait exactement, Clara se cacha derrière un exemplaire du Times qui traînait sur une table basse. Le Dr Jack Seasal apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il fit un signe discret à Jonathan et Clara. « Une urgence », grogna-t-il en s’excusant auprès de ses autres patients.

– Alors, faites-moi voir cette merveille ! dit-il ravi en les faisant entrer dans la salle de radio.

Jonathan ôta les couvertures et Jack Seasal, ami de Peter et grand amateur de peinture, s’extasia devant la beauté de La Jeune Femme à la robe rouge.

– Peter n’avait pas exagéré, dit-il en inclinant la table d’examen à l’horizontale. Je compte lui rendre visite en septembre à Boston, nous avons un congrès de médecins, poursuivit-il en aidant Jonathan à installer la toile.

Le radiologue balisa la zone d’irradiation à l’aide de marqueurs. Enchaînant des gestes assurés, il inséra sous la table la plaque qui abritait le film, ajusta le générateur perpendiculairement à la surface de la toile et tendit deux tabliers bruns à ses visiteurs.

– Pour vous protéger ! dit-il, c’est obligatoire.

Affublés de leur tablier de plomb, Clara et Jonathan reculèrent derrière la cabine de verre. Le Dr Seasal vérifia une dernière fois son appareillage et les rejoignit. Il appuya sur un bouton. Le faisceau rayonnant traversa chaque épaisseur du tableau pour révéler sur un négatif à la chimie bien particulière quelques-uns des mystères qu’il cachait.

– Ne respirez pas, je fais une deuxième prise, dit le médecin en allant changer la plaque.

Jonathan et Clara patientèrent autour de l’appareil le temps nécessaire au développement. Le Dr Seasal revint quinze minutes plus tard. Il substitua à deux clichés de fémur et à celui d’un poumon droit, enfichés sur le panneau rétro fluorescent ceux qu’il venait de développer. La radiographie du tableau de Vladimir apparut en transparence.

Pour tout expert ou restaurateur, radiographier un tableau est un moment très particulier. Les rayons X révèlent une partie invisible de l’œuvre ; ils fourniraient à Jonathan des indications précieuses sur la nature du support qu’avait utilisé Vladimir. En comparant ces radios à celles obtenues sur d’autres tableaux du même peintre, il pourrait certifier que la toile sur laquelle était peinte La Jeune Femme à la robe rouge avait le même tissage que celles utilisées par Radskin en Angleterre.

En étudiant le cliché de plus près, Jonathan crut déceler quelque chose.

– Pourriez-vous éteindre la lumière de la pièce ? murmura-t-il.

– Ce sont bien les seules radiographies dont je ne pourrais pas dicter le compte rendu, dit Jack Seasal en se dirigeant vers l’interrupteur, j’espère néanmoins que vous appréciez l’excellente qualité des tirages.

La pièce fut plongée dans une obscurité contrariée par le seul rayonnement du panneau mural. Les cœurs de Clara et de Jonathan se mirent à battre tous deux d’un même rythme. Devant leurs yeux ébahis, de chaque côté de La Jeune Femme à la robe rouge, apparut une série d’annotations au crayon.

– Qu’est-ce que c’est, qu’a-t-il voulu nous dire ?

– Je ne vois que des séries de chiffres et quelques lettres majuscules, répondit Clara d’une même intonation.

– Moi aussi, mais si je réussis à authentifier son écriture, nous avons notre preuve, murmura Jonathan.

Le Dr Seasal toussota dans leur dos. Dans la salle d’attente, les patients l’étaient de moins en moins !

Jonathan récupéra les radiographies, Clara protégea le tableau dans les couvertures et ils remercièrent chaleureusement le radiologue pour son accueil. En partant, ils promirent de transmettre ses amitiés à Peter dès qu’ils lui parleraient.

De retour à la galerie, ils s’installèrent autour de la table lumineuse sur laquelle Clara avait coutume de visionner des diapositives. Ils y passèrent le reste de leur journée à étudier les radiographies. Clara redessinait méthodiquement les annotations de Vladimir sur le cahier de Jonathan. Il l’abandonna quelques instants pour aller chercher des documents dans sa sacoche.

Clara fit maladroitement tomber le grand cahier à spirale, elle se pencha pour le ramasser et chercha à retrouver la page où elle était en train d’écrire. Elle s’arrêta soudain sur un autre feuillet. Son doigt effleura lentement l’esquisse d’un visage qu’elle reconnaissait. Jonathan revenait vers elle. Elle referma vite le cahier et le reposa sur la table.

L’écriture en majuscules que Vladimir avait tracée au crayon sur sa toile ne permettait pas d’identifier formellement son auteur. Les efforts de cette journée n’étaient pas vains pour autant. Jonathan avait pu analyser la toile qui avait servi de support à la peinture. Elle était en tous points identique à celles qu’il avait étudiées dans le passé. Tissée d’une trame de quatorze fils horizontaux au centimètre carré et par autant de verticaux, elle était parfaitement similaire à celles que Sir Edward fournissait à Vladimir. Il en était de même pour le châssis sur lequel elle était mise en tension. La nuit venue, Jonathan et Clara refermèrent la galerie et décidèrent de marcher dans les rues calmes du quartier.

– Je voulais vous remercier pour ce que vous faites, dit Clara.

– Nous sommes encore très loin du but, répondit Jonathan, et puis c’est moi qui devrais vous remercier.

Le long des trottoirs déserts qu’ils parcouraient, Jonathan révéla qu’il aurait encore besoin d’aide pour mener à bien sa mission dans les délais impartis. Même s’il était convaincu de l’authenticité du tableau, d’autres examens seraient nécessaires pour pouvoir rendre un avis incontestable.

Clara s’arrêta sous la lumière d’un réverbère, et lui fit face. Elle aurait voulu parler, trouver quelques mots justes, mais peut-être qu’à cet instant précis le silence était encore ce qu’il y avait de plus juste entre eux. Elle inspira et reprit sa marche. Jonathan aussi resta silencieux. À quelques mètres de là, ils arriveraient tous deux devant son hôtel et se sépareraient sous l’auvent. À ce moment de la nuit, il aurait voulu prolonger à l’infini les pas qu’il leur restait à faire. Et ce faisant, dans le léger balancement de leurs bras qui longeaient leurs corps, leurs deux mains se frôlèrent. Le petit doigt de Clara s’accrocha au sien, les autres s’enlacèrent. Dans la nuit londonienne, deux mains n’en formaient plus qu’une, et le vertige reprit.

De somptueux luminaires en cristaux éclairaient de leurs mille bougies une imposante salle de ventes dont tous les sièges étaient occupés. Des hommes en haut-de-forme et en habit se pressaient dans les travées, occupant le moindre recoin, certains étaient accompagnés de femmes aux robes amples. Sur une estrade, un gentilhomme officiait derrière son pupitre. Le marteau retomba sur l’adjudication d’un vase ancien. Derrière lui, dans les coulisses où Jonathan et Clara croyaient se trouver, des hommes en blouse grise se hâtaient. Un panneau tapissé de velours rouge pivota sur un axe et le vase disparut de la salle. Il fut enlevé de son socle par un manutentionnaire qui le remplaça aussitôt par une sculpture.

L’homme retourna le panneau, offrant le bronze à la vue des enchérisseurs. Jonathan et Clara se regardèrent. C’était la première fois qu’ils se devinaient l’un l’autre dans leurs vertiges inexplicables. S’il leur était impossible de prononcer le moindre mot, ils ne ressentaient pas les souffrances des précédents malaises. Bien au contraire, les mains toujours unies, leurs corps semblaient comme délivrés de tout âge. Jonathan s’approcha de Clara, elle s’abandonna contre lui et il reconnut le parfum de sa peau. Le marteau du commissaire-priseur les fit sursauter, un étrange silence envahit la salle. Le panneau pivota à nouveau, la sculpture fut ôtée et l’homme en blouse grise accrocha un tableau que tous deux reconnurent aussitôt. Un huissier annonça la mise aux enchères imminente de l’œuvre majeure d’un grand peintre russe. Le tableau qui était gagé, précisa l’huissier de justice, provenait de la collection personnelle de Sir Edward Langton, galeriste réputé de la société londonienne. Un clerc traversa la salle et grimpa sur l’estrade, il portait sous son bras une enveloppe qu’il remit à l’huissier. L’officier décacheta le pli, prit connaissance de la lettre qu’il contenait et se pencha pour la transmettre au commissaire-priseur dont le visage se glaça. Il demanda au jeune notaire de s’approcher et lui posa une question à l’oreille :

– Vous l’a-t-il remise en main propre ?

Le clerc assermenté acquiesça sobrement d’un mouvement de tête. Alors, le commissaire cria à haute voix à l’intention des manutentionnaires de ne plus présenter le tableau, il s’agissait d’un faux ! Puis, il pointa du doigt un homme assis au dernier rang. Tous les visages convergèrent vers Sir Edward qui se levait précipitamment. Une voix s’éleva pour crier au scandale, une autre à l’escroquerie, un troisième demanda comment seraient payés les créanciers, « tout ça n’était qu’une supercherie », hurlait une quatrième voix.

L’homme à la forte carrure se fraya un chemin à travers la foule qui se resserrait. Il réussit à franchir les portes qui ouvraient sur le grand escalier. Il dévala les marches, poursuivi par des marchands qui le bousculaient et s’enfuit dans la rue. La salle des ventes se vida derrière lui.

« Vite, vite », murmura la voix aux oreilles de Jonathan. Devant lui, un couple fuyait, emportant à l’abri d’une couverture la dernière œuvre de Vladimir Radskin. Quand ils eurent disparu dans ces coulisses d’un autre temps, le vertige s’estompa.

Clara et Jonathan se regardèrent interdits. Dans la rue déserte, les ampoules des lampadaires cessèrent de scintiller. Ils levèrent lentement la tête. Sur le frontispice de l’immeuble devant lequel leurs mains s’étaient croisées, une inscription gravée dans la pierre blanche disait : « Au XIXe siècle était établi ici l’hôtel des ventes du Comté de Mayfair. »

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