3.


Jonathan attendait Peter, debout devant la borne d’embarquement du vol BA 776. Il suivit du regard les derniers passagers qui s’engouffraient dans la passerelle. Une main se posa sur son épaule. Peter remarqua la mine fripée de son ami, il haussa le sourcil.

– Je suis toujours votre témoin ?

– Au train où vont les choses, c’est de mon divorce dont tu seras témoin.

– Si tu veux, je suis d’accord aussi, mais il faudra que tu te maries d’abord, il y a des chronologies à respecter.

Le chef d’escale leur fit un signe impatient, la porte de l’avion n’attendait plus qu’eux pour se refermer. Peter s’installa près du hublot. Jonathan eut à peine le temps de ranger sa petite valise dans le compartiment à bagages que déjà l’appareil reculait.

Une heure plus tard, alors que l’hôtesse s’approchait de leurs sièges, Peter l’informa courtoisement que ni l’un ni l’autre ne voulaient du plateau-repas qu’elle leur tendait. Jonathan regarda son ami, intrigué.

– Ne t’inquiète pas ! murmura Peter d’un ton complice. J’ai mis au point deux ruses en or pour améliorer ces vols long-courriers. Je suis passé chez ton traiteur favori et j’ai acheté de quoi nous faire un vrai dîner. Je culpabilisais un peu à cause de tes lasagnes.

– C’était un gratin d’aubergines, répondit Jonathan agacé. Et où se trouve ce festin, je suis affamé ?

– Dans l’un des porte-bagages au-dessus de nous. Dès que l’hôtesse et son chariot de nourritures sous vide auront franchi le rideau, j’irai chercher notre dîner !

– Et ton second stratagème ?

Peter se pencha pour sortir de sa poche une petite boîte de médicaments qu’il agita sous les yeux de son ami.

– Ça ! dit-il l’air satisfait en lui montrant deux comprimés blancs. C’est une pilule miracle. Quand tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens, on dirait Londres ! »

Peter fit glisser les deux cachets dans le creux de sa main. Il en offrit un à Jonathan qui le refusa.

– Tu as tort, dit Peter en envoyant énergiquement la petite pastille au fond de sa gorge. Ce n’est pas un somnifère, ça aide juste à s’endormir, et le seul effet secondaire, c’est qu’on ne voit pas le vol passer.

Jonathan ne changea pas d’avis. Peter posa sa tête contre le hublot et chacun de son côté plongea dans ses pensées. Le chef de cabine termina son service et disparut dans l’espace réservé au personnel navigant. Jonathan défit sa ceinture et se leva.

– Dans lequel ? demanda-t-il à Peter en désignant la rangée de compartiments qui s’étendait au-dessus de leur tête.

Peter ne répondit pas. Jonathan se pencha pour constater qu’il s’était assoupi. Il lui tapota l’épaule et hésita avant de le secouer plusieurs fois. Il eut beau insister, rien n’y fit, Peter dormait à poings fermés. Jonathan ouvrit le volet du casier qui était au-dessus d’eux. Une dizaine de sacs et de manteaux étaient imbriqués les uns dans les autres dans un fatras inextricable. Il se rassit furieux. La cabine fut plongée dans l’obscurité. Une heure plus tard, Jonathan éteignit sa veilleuse et chercha à atteindre la boîte de somnifères dans la veste de son voisin. Peter ronflait généreusement, recroquevillé contre le hublot, sa poche droite était inaccessible.

Six heures plus tard, l’hôtesse réapparut dans la cabine, poussant devant elle un nouveau chariot. Jonathan que la faim avait tiraillé durant tout le vol accueillit avec bonheur son petit déjeuner. Elle se pencha pour ouvrir la tablette de Peter qui s’éveilla en bâillant alors qu’elle lui présentait son plateau, il se redressa brusquement.

– Mais je t’ai dit que je m’occupais du dîner ! dit-il en fustigeant Jonathan du regard.

– Si tu dis un mot de plus, la prochaine fois que tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens on dirait l’hôpital Saint-Vincent de Londres. »

L’hôtesse servit son repas à Peter, Jonathan y piqua aussitôt la brioche et le croissant qu’il engouffra goulûment dans sa bouche sous les yeux ébahis de son ami.


Un taxi les conduisit de l’aéroport d’Heathrow jusqu’au centre de Londres.

Aux premières heures du matin, la traversée de Hyde Park était un enchantement, propre à faire oublier que l’on se trouvait au cœur d’une des plus grandes capitales d’Europe. Les troncs des arbres séculaires émergeaient d’un voile de brume qui recouvrait encore les immenses pelouses. Jonathan regarda par la fenêtre deux chevaux gris aux robes tachetées trotter en équipage sur le sable fraîchement lissé de l’allée cavalière. Ils franchirent les grilles de Prince Gâte. Il n’était pas encore 8 heures du matin, pourtant le rond-point de Marble Arch était déjà un enfer pour la circulation. Ils remontèrent Park Lane et le black cab les déposa enfin sous l’auvent de l’hôtel Dorchester, situé en bordure du parc dans le quartier cossu de Mayfair. Chacun prit possession de sa chambre. Peter rejoignit Jonathan dans la sienne. Il était en train de s’habiller et lui ouvrit la porte vêtu d’une chemise blanche et d’un caleçon à motifs écossais.

– Je reconnais là l’élégance du voyageur ! s’exclama Peter en entrant. Je serais curieux de savoir ce que tu porterais si je t’emmenais en Afrique ? Ce vol m’a épuisé, ajouta-t-il en s’enfonçant dans le gros fauteuil en cuir qui jouxtait la fenêtre.

Jonathan disparut dans la salle de bains sans lui répondre.

– Tu boudes encore ? cria Peter.

La tête de Jonathan passa par l’entrebâillement de la porte.

– J’ai passé la fin de mon week-end à te regarder dormir dans un avion et je suis probablement en instance de séparation à quatre semaines de mon mariage. Pourquoi est-ce que je bouderais ? demanda-t-il en ajustant le nœud de sa cravate.

– Tu mets toujours le pantalon en dernier ? questionna Peter goguenard.

– Ça te pose un problème ?

– Non, pas du tout, mais en cas d’incendie, moi, je me sens moins gêné de sortir dans le couloir sans ma cravate.

Jonathan le tança du regard.

– Ne fais pas cette tête-là, reprit Peter, c’est ton peintre qui nous amène ici.

– Est-ce que ton informateur est fiable au moins ?

– Au prix qu’il nous coûte, il a intérêt à l’être ! Il a bien écrit cinq peintures dans son message, dit Peter en regardant par la fenêtre.

– Eh bien, il s’est trompé, crois-moi !

– J’ai trouvé son mail sur mon ordinateur en me réveillant, et je n’ai pas réussi à le joindre. Il était déjà tard ici, et je ne peux pas lui reprocher de vivre sa vie un dimanche soir.

– Tu t’es encore levé au milieu de l’après-midi ?

Peter eut l’air presque gêné en répondant à Jonathan.

– J’avais un peu veillé… Dis donc, mon vieux, c’est moi qui ai sacrifié mon week-end pour que tu assouvisses ta passion, alors n’essaie pas de me culpabiliser !

– Parce qu’une vente de cette importance n’arrangerait pas tes affaires avec tes associés, monsieur le commissaire-priseur ?

– Disons que nous avons sacrifié notre week-end à une cause commune !

– As-tu d’autres informations ?

– L’adresse de la galerie où seront exposées les toiles à partir d’aujourd’hui. C’est là que devront avoir lieu les expertises avant que le ou les propriétaires ne choisissent l’heureux élu qui s’occupera de la vente.

– Avec qui es-tu en concurrence ?

– Avec tout ce qui tient un marteau et qui sait dire « adjugé ». Je compte bien sur toi pour que ce soit le mien qu’on entende tomber !

La renommée de Jonathan serait un atout majeur dans la partie de séduction qu’entreprendraient les différents commissaires-priseurs pour emporter cette vente. En étant le premier à se présenter et en compagnie d’un expert de la qualité de Jonathan, Peter s’offrait une belle longueur d’avance.

Ils traversèrent le grand hall du Dorchester, Peter s’arrêta devant le bureau du concierge. Il lui demanda la direction à prendre pour se rendre à l’adresse rédigée sur le papier qu’il lui tendait. L’homme en habit rouge fit promptement le tour de son comptoir, déplia un plan du quartier et traça au stylo l’itinéraire que son hôte devrait emprunter pour rejoindre la galerie d’art. D’un ton posé, il lui recommanda de relever la tête en plusieurs points du parcours, qu’il marqua d’une croix, pour admirer telle façade, ou édifice qui ne manqueraient pas de donner de l’intérêt à sa visite. Perplexe, Peter haussa le sourcil et demanda au concierge si par le plus grand des hasards il n’aurait pas un cousin ou un parent éloigné qui vivrait à Boston. Le concierge s’étonna de la question, et les escorta jusqu’à la porte à tambour qu’il fit tourner à leur passage. Il les accompagna même sous l’auvent et se sentit le devoir de reprendre une à une toutes les indications qu’il avait données quelques minutes plus tôt. Peter lui arracha le plan des mains et entraîna Jonathan par le bras.

Les petites rues qu’ils sillonnaient resplendissaient sous le soleil. Les devantures des magasins le long des trottoirs en pierre blanche rivalisaient de couleurs. Des jardinières de fleurs accrochées à intervalles réguliers au col des lampadaires se balançaient dans la brise légère. Jonathan avait la sensation de vivre dans un autre temps, une autre époque. Il marchait vers un rendez-vous qu’il attendait depuis toujours, admirant les toitures des maisons en ardoise et bardeaux. Et même si l’informateur de Peter se trompait, même si Jonathan devait être déçu comme il s’y préparait, il savait que dans l’une de ces galeries qui tournaient le dos à Piccadilly, il approcherait enfin de près les derniers tableaux de Vladimir Radskin. Il leur fallut à peine dix minutes pour arriver devant le n° 10 Albermarle street. Peter prit le petit bout de papier dans la poche de son veston et vérifia l’adresse. Il jeta un coup d’œil à sa montre et pressa son visage entre les croisillons de fer qui protégeaient la vitrine.

– Ça doit être encore fermé, dit-il d’un air dépité.

– Tu aurais dû travailler dans la police, répliqua Jonathan du tac au tac.

De l’autre côté de la chaussée, Jonathan remarqua la devanture d’un petit établissement où l’on servait cafés et viennoiseries. Il décida de traverser la rue, Peter le suivit. L’endroit était accueillant. L’arôme des grains fraîchement moulus se mélangeait à celui des brioches à peine sorties du four. Les rares clients étaient accoudés à des tables hautes, chacun plongé dans la lecture d’un journal ou d’une revue. Quand ils étaient entrés, aucun d’entre eux n’avait relevé la tête.

Devant le comptoir en vieux marbre grainé, ils commandèrent deux cappuccinos, et chacun emporta sa collation vers la tablette qui bordait la vitrine. C’est là que Jonathan vit Clara pour la première fois. Vêtue d’une gabardine beige, elle était assise sur l’un des tabourets et tournait les pages du Herald Tribune en buvant son café crème. Absorbée par sa lecture, elle porta distraitement le liquide fumant jusqu’à sa bouche, grimaça en se brûlant la langue et, sans jamais détourner les yeux de l’article qu’elle lisait, elle reposa le gobelet à tâtons et tourna rapidement une page. Clara avait un charme sensuel, même affublée d’un trait de moustache blanche que la crème avait déposée au-dessus de sa lèvre supérieure. Jonathan sourit, il prit une serviette en papier, s’approcha et la lui tendit. Clara s’en empara sans relever la tête. Elle s’essuya et la lui rendit tout aussi mécaniquement. Jonathan la rangea dans sa poche et ne quitta plus Clara du regard. Elle acheva la lecture qui semblait la contrarier, repoussa le journal et secoua la tête de droite à gauche, puis elle se retourna en regardant Jonathan, perplexe.

– Nous nous connaissons ?

Jonathan ne répondit pas.

La serviette en papier à la main, il lui désigna la pointe de son menton. Clara tamponna le bout de son visage, retourna la serviette, réfléchit quelques secondes et ses yeux s’éclairèrent.

– Pardon, dit-elle. Je suis vraiment désolée, je ne sais pas pourquoi je lis cette presse, à chaque fois ça me met en colère pour le reste de la journée.

– Et que racontait cet article ? demanda Jonathan.

– Aucune importance, répondit Clara, des choses qui se veulent aussi techniques que savantes et qui ne sont finalement que des considérations prétentieuses.

– Mais encore ?

– C’est vraiment très gentil à vous de vous intéresser ainsi mais vous n’y comprendriez probablement rien, c’est terriblement ennuyeux et lié au monde dans lequel je travaille.

– Donnez-moi une chance, quelle est cette planète ?

Clara regarda sa montre et récupéra aussitôt son foulard posé sur le tabouret voisin.

– La peinture ! Je dois vraiment filer, je suis en retard, j’attends une livraison.

Elle se dirigea vers la porte et se retourna juste avant de sortir.

– Merci encore pour…

– Il n’y a pas de quoi, l’interrompit Jonathan.

Elle esquissa une légère révérence et quitta l’établissement. Par-delà la vitrine, Jonathan la regarda traverser la rue en courant. Sur le trottoir d’en face, elle introduisit une clé dans un petit boîtier fiché dans la façade et le rideau de fer de la galerie située au 10 Albermarle street se releva. Peter s’approcha de Jonathan.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Je crois que nous pouvons y aller, répondit Jonathan qui regardait la silhouette de Clara disparaître dans la galerie.

– C’est avec elle que nous avons rendez-vous ?

– J’en ai bien l’impression.

– Eh bien, dans ce cas, tu vas me changer tout de suite la façon dont tu la regardais.

– De quoi parles-tu ?

– De me prendre pour un crétin, ce n’est pas grave, ça fait vingt ans que ça dure.

En réponse à l’air étonné de Jonathan, Peter fit une grimace en pointant le bout de son menton. Il sortit du café, mimant le geste d’agiter un mouchoir. La galerie était éclairée par la lumière du jour. Jonathan appuya sa tête contre la vitrine. Les murs étaient nus, la pièce vide, la jeune femme devait se trouver à l’arrière de la boutique. Il appuya sur la petite sonnette qui se trouvait juste à côté de la porte en bois peinte en bleu. Peter se tenait derrière lui. Clara apparut quelques instants plus tard. Elle portait encore son manteau et fouilla aussitôt dans ses poches. Elle sourit en reconnaissant Jonathan, fit pivoter le loquet et entrebâilla la porte.

– J’ai oublié mes clés sur le comptoir ?

– Non, dit Jonathan, sinon je suppose que vous n’auriez pas pu rentrer.

– Vous avez probablement raison, mon porte-monnaie alors ?

– Non plus.

– Mon agenda ! Je le perds tout le temps, je dois avoir horreur des rendez-vous.

– Vous n’avez rien oublié du tout, je vous rassure.

Impatient, Peter passa devant Jonathan et tendit sa carte de visite à Clara.

– Peter Gwel, je représente la maison Christie’s, nous arrivons ce matin même de Boston pour vous rencontrer.

– Boston ? C’est bien loin, le siège de votre établissement n’est-il pas londonien ? demanda Clara en laissant entrer ses visiteurs.

Retournant sur ses pas, elle leur demanda ce qu’elle pouvait faire pour eux. Peter et Jonathan se regardèrent étonnés. Jonathan la suivit vers le fond de la galerie.

– Je suis expert en tableaux. Nous avons appris que…

Clara l’interrompit, l’air amusé.

– Je devine ce qui vous amène, bien que vous soyez très en avance. Comme vous pouvez le constater, je n’attends la première livraison qu’en fin de matinée.

– La première livraison ? demanda Jonathan.

– Pour des questions de sécurité les tableaux seront transportés individuellement, au rythme d’un par jour. Pour les voir tous il vous faudra passer la semaine à Londres. Cette galerie est indépendante, mais dans mon métier ce sont souvent les compagnies d’assurances qui commandent.

– Vous craignez un vol au cours du transport ?

– Vol, accident, une telle collection exige quelques précautions.

Un camion de déménagement aux couleurs de la Delahaye Moving se rangea devant la vitrine. Clara fit un signe au chef d’équipe qui descendait de sa cabine. Peter et Jonathan étaient chanceux, le premier tableau venait d’arriver. Le hayon arrière s’abaissa et trois hommes transportèrent une immense caisse jusqu’au centre de la galerie. Avec mille précautions ils défirent une à une les planches qui protégeaient l’œuvre. Lorsqu’elle fut enfin extraite de son sarcophage de bois, Clara indiqua aux manutentionnaires la cimaise où elle devait être suspendue. Jonathan brûlait d’impatience. Les transporteurs l’accrochèrent avec une précision qui forçait l’admiration. Dès qu’ils s’en écartèrent, Clara inspecta l’encadrement et étudia minutieusement la toile. Satisfaite, elle signa le bon de réception que lui tendait le chef d’équipe.

Deux heures s’étaient presque écoulées lorsque le camion quitta la rue. Pendant tout ce temps Peter et Jonathan avaient religieusement regardé Clara réceptionner et mettre en place le tableau. Jonathan voulut l’aider à plusieurs reprises mais elle ne le laissa pas faire. Elle relia le cadre à l’alarme et grimpa sur un grand escabeau pour orienter un à un chacun des petits projecteurs qui éclaireraient la toile. Jonathan se positionna en face et lui donna quelques indications de réglage dont elle ne tint pas vraiment compte. Elle redescendit plusieurs fois pour observer elle-même le travail accompli. Grognonnant quelques mots qu’elle seule comprenait, elle remontait aussitôt sur son échelle et modifiait son éclairage. Peter souffla à l’oreille de son ami qu’il avait bien cru jusque-là que lui seul était fou et possédé par le peintre russe, mais qu’il lui semblait désormais que son titre était en compétition. Jonathan le tança du coin de l’œil et Peter s’éloigna, passant le reste de sa matinée pendu à son téléphone portable. Il arpentait la vitrine au fil des communications, tantôt à l’intérieur de la galerie, tantôt sur le trottoir quand Clara et Jonathan échangeaient leurs points de vue sur la qualité de la lumière obtenue. Vers une heure de l’après-midi, Clara se posta devant le tableau, à côté de Jonathan. Bras sur les hanches, ses traits se détendirent, elle lui donna un petit coup de coude qui le fit sursauter.

– J’ai faim, dit-elle, pas vous ?

– Si !

– Vous aimez la cuisine japonaise ?

– Oui.

– Et vous êtes toujours aussi bavard ?

– Oui, dit Jonathan juste avant de reprendre un nouveau coup de coude.

– C’est un tableau merveilleux, n’est-ce pas ? reprit Clara d’une voix émue.

L’œuvre représentait un déjeuner de campagne. Une table était disposée sur une terrasse en pierre qui bordait une demeure. Une douzaine de convives étaient assis alors que d’autres se tenaient debout un peu plus loin dans le paysage. Un immense peuplier abritait sous son ombre deux hommes en tenue élégante. Le trait du peintre était si juste, que leurs lèvres semblaient délivrer les propos qu’ils échangeaient. La couleur des feuillages et la luminosité du ciel témoignaient d’un bel après-midi d’un été disparu depuis plus d’un siècle et qui semblait avoir toujours duré. Jonathan pensa que plus un seul de ses personnages n’existait, que leurs corps n’étaient plus que poussière, et pourtant, sous le pinceau de Vladimir, ils ne disparaîtraient jamais. Il suffisait de les regarder pour les imaginer encore en vie. Il brisa le silence contemplatif que Clara et lui observaient depuis de longues minutes.

– C’est un de ses derniers tableaux. Avez-vous remarqué cet angle particulier ? Rares sont les scènes peintes ainsi. Vladimir a joué de la hauteur pour augmenter la profondeur de son champ. Comme un photographe l’aurait fait.

– Et vous, avez-vous remarqué qu’il n’y a aucune femme autour de cette table ? Une chaise sur deux est vide.

– Il n’en peignait jamais.

– Misogyne ?

– Veuf et inconsolable.

– Je vous testais ! Allez, venez, mon estomac me tenaille quand je l’ignore trop longtemps.

Clara entraîna Jonathan, elle prévint la télésurveillance, coupa les lumières, enclencha l’alarme et referma la porte derrière elle. Sur le trottoir, Peter, qui continuait de faire les cent pas, leur fit signe qu’il terminait sa conversation et les rejoindrait aussitôt.

– Votre ami a une batterie qui ne se décharge jamais ou il réussit à user celle de son correspondant ?

– Il déborde tellement d’énergie qu’il doit les recharger tout seul !

– Ça doit être quelque chose comme ça, venez, c’est presque en face.

Jonathan et Clara traversèrent la rue, ils entrèrent dans le petit restaurant japonais et s’assirent dans un box. Jonathan présentait le menu à Clara quand Peter fit une entrée fracassante et les rejoignit.

– Charmant cet endroit, dit-il en s’asseyant. Pardon de vous avoir fait attendre, je pensais qu’avec le décalage horaire j’aurais un peu de temps avant que le bureau de Boston n’ouvre, mais les loups sont matinaux.

– Tu as faim ? dit Jonathan en tendant la carte à son ami.

Peter ouvrit le menu et le reposa sur la table, la mine dépitée.

– Vous aimez vraiment ça, le poisson cru ? Je préfère les mets qui me font oublier qu’ils étaient vivants juste avant que je les regarde.

– Vous vous connaissez depuis longtemps ? demanda Clara amusée.

Le déjeuner fut agréable. Peter usa de tous ses charmes, il fit rire Clara plusieurs fois. Discrètement il griffonna quelques mots sur une serviette en papier qu’il glissa dans la main de Jonathan. Celui-ci la déplia sur ses genoux ; après avoir lu, il roula le papier en boule et le laissa tomber par terre. De l’autre côté de la rue, sous un ciel londonien qui se chargeait de nuages, le tableau d’un vieux peintre russe resplendissait de la lumière d’un été d’autrefois qui ne cesserait jamais d’exister.

Après le déjeuner, Peter rejoignit les bureaux de Christie’s tandis que Jonathan retourna avec Clara vers la galerie. Il y passa son après-midi assis sur un tabouret, face à la toile. Il en examinait chaque détail à la loupe et reportait méthodiquement ses annotations dans un grand cahier à spirale.

Peter avait fait dépêcher un photographe qui se présenta à la galerie en fin de journée. Ce dernier installa minutieusement son matériel. De grands parapluies blancs perchés sur des trépieds s’ouvrirent de chaque côté du tableau, reliés par des cordons à l’appareil à chambre 6x6.

Dans la couleur du soir, la vitrine s’illumina de dizaines d’éclairs au rythme des éclats de flashes qui se succédaient. Vu de la rue on aurait cru qu’un orage avait éclaté à l’intérieur de la galerie. À la fin de la journée, le photographe rangea ses équipements dans l’arrière-boutique et salua Jonathan et Clara. Il reviendrait le lendemain, à la même heure, pour le second tableau. Alors qu’il saluait Clara sur le pas de la porte, Jonathan authentifia la signature au bas de la toile. Le tableau était bien Le Déjeuner à la campagne de Vladimir Radskin, elle avait été exposée à Paris au début du siècle, puis à Rome avant la guerre et ferait partie de la prochaine édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre.

Cela faisait longtemps déjà que les effets du décalage horaire pesaient sur les épaules de Jonathan. Il proposa à Clara de l’aider à fermer la galerie. Elle le remercia mais elle avait encore du travail. Elle le raccompagna jusqu’au pas de la porte.

– C’était une merveilleuse journée, dit-il, je vous en suis très reconnaissant.

– Mais je n’y suis vraiment pas pour grand-chose, répondit Clara d’une voix douce, c’est lui qu’il faut remercier, ajouta-t-elle en montrant le tableau.

En sortant sur le trottoir, il retint difficilement un bâillement. Il se retourna et regarda fixement Clara.

– J’avais mille questions à vous poser, dit-il.

Elle sourit.

– Je crois que nous aurons toute la semaine pour cela, allez vous coucher, je me suis demandé tout l’après-midi comment vous faisiez pour tenir debout.

Jonathan recula et esquissa un au revoir de la main. Clara leva la sienne et un taxi noir vint se ranger le long de la chaussée.

– Merci, dit Jonathan.

Il y grimpa et lui fit encore un petit signe par la fenêtre. Clara rentra et referma la porte de la galerie, elle revint vers la vitrine et regarda le taxi s’éloigner, songeuse. Une autre question avait occupé son esprit, depuis le déjeuner. L’impression d’avoir déjà rencontré Jonathan était devenue obsédante. Alors qu’il contemplait le tableau, assis sur son tabouret, certains de ses gestes lui semblaient presque familiers. Mais elle avait eu beau y penser sans cesse, elle ne pouvait associer ni lieu ni date à ce sentiment. Elle haussa les épaules et retourna derrière son bureau.

En arrivant dans sa chambre, Jonathan remarqua la petite lumière rouge qui clignotait sur le cadran du téléphone. Il posa aussitôt sa sacoche, décrocha le combiné et appuya sur la touche de la messagerie vocale. La voix de Peter n’avait rien perdu de son énergie. Tous deux étaient conviés à un vernissage qui serait suivi d’un dîner dans un restaurant élégant, avec des « vrais plats », « cuits », avait ajouté Peter. Il l’invitait à le rejoindre dans le hall vers 21 heures.

Jonathan fit semblant d’ignorer la raison de sa légère déception. Il laissa à son tour un message dans la chambre de Peter. La fatigue avait eu raison de lui, il préférait dormir, ils se retrouveraient le lendemain matin. Il composa aussitôt le numéro de sa maison à Boston. Le téléphone sonna dans le vide, Anna était peut-être dans son atelier et elle avait coupé la sonnerie, ou elle était sortie et n’avait pas enclenché le répondeur. Jonathan se déshabilla et entra dans la salle de bains.

De retour dans sa chambre, enveloppé d’un épais peignoir en coton, il reprit son cahier et relut ses notes. Il effleura du doigt, au bas d’une page remplie de descriptions, la petite esquisse qu’il avait tracée dans l’après-midi. Bien que le trait fût maladroit, le profil de Clara était parfaitement reconnaissable. Jonathan soupira, reposa son cahier, éteignit la lumière, mit ses mains derrière sa nuque et attendit que le sommeil l’emporte.

Une heure plus tard, il ne dormait toujours pas, il sauta hors du lit, prit un costume dans la penderie, passa une chemise propre et quitta sa chambre. Il courut dans le long couloir qui menait aux ascenseurs, laça ses chaussures dans la cabine et finissait d’ajuster sa cravate quand les portes s’ouvrirent sur le rez-de-chaussée. Il repéra Peter qui se tenait près d’une colonne en marbre à l’autre bout du hall. Jonathan se hâta, mais alors qu’il s’approchait de Peter, une autre silhouette, celle-ci très féminine, se détacha de la colonne. Le bras de Peter entourait la taille d’une sculpturale jeune femme dont la tenue n’habillait que le strict minimum. Jonathan sourit et s’immobilisa, tandis que Peter disparaissait en bonne escorte dans le tambour de la porte principale. Seul au milieu du hall du Dorchester, Jonathan avisa le bar et décida de s’y rendre. La foule y était dense. Le garçon l’installa à une petite table, Jonathan s’enfonça dans un fauteuil club en cuir noir. Un bourbon et un club sandwich l’aideraient probablement à réconcilier les effets du décalage horaire avec ses envies changeantes.

Il ouvrait un journal quand son œil fut attiré par les cheveux blancs argentés d’une femme assise au bar. Jonathan se pencha, mais plusieurs personnes massées au comptoir obstruaient son champ de vision, l’empêchant de voir son visage. Jonathan la guetta quelques instants, elle semblait fixer le barman.

Il allait reprendre sa lecture lorsqu’il détailla la façon particulière dont la main tachetée de la femme faisait tournoyer les glaçons dans son verre de whisky, puis il remarqua la bague qui ornait son doigt. Son cœur s’emballa et il se leva aussitôt. Se frayant difficilement un chemin dans la foule, il parvint enfin à rejoindre le bar.

Mais une femme d’un tout autre âge avait pris place sur le tabouret. Elle était entourée d’une équipe de traders et l’agrippa joyeusement, l’invitant à se joindre à eux. Jonathan eut du mal à s’extirper du groupe de fêtards. Il se hissa sur la pointe des pieds et, comme sur un océan imaginaire, vit la chevelure blanche glisser vers la sortie. Lorsqu’il arriva à la porte, le hall de l’hôtel était vide. Il le traversa en courant, se précipita sous l’auvent et demanda au portier s’il avait vu une femme sortir quelques instants plus tôt. Embarrassé, celui-ci lui fit comprendre élégamment que son métier lui interdisait de répondre à ce genre de questions… Nous étions à Londres.


*


Jonathan et Peter s’étaient retrouvés aux premières heures du matin pour courir dans le parc.

– Tu as une tête, dis donc ! Pour quelqu’un qui est censé avoir fait le tour du cadran, ça ne te réussit pas de dormir, dit Peter à Jonathan. Tu es ressorti ?

– Non, je n’ai pas fermé l’œil, c’est tout. Et toi, ta soirée ?

– Barbante à souhait, en compagnie de notables.

– Ah oui, vraiment ? Et comment était-elle ?

– Notable !

– C’est bien ce qui me semblait.

Peter prit appui sur l’épaule de Jonathan.

– Bon, disons que j’ai changé de programme au dernier moment, mais seulement parce que tu ne m’accompagnais plus. J’ai besoin de café, dit-il enjoué, moi non plus je n’ai pas beaucoup dormi.

– Évite-moi les détails si tu veux bien, enchaîna Jonathan.

– Tu es de bonne humeur, c’est bien. Nos concurrents n’auront pas constitué leurs équipes avant vendredi, cela nous laisse une semaine d’avance sur eux pour emporter cette vente. Alors accroche-moi un peu de séduction à ton visage avant d’aller voir notre galeriste, je ne sais pas encore à qui appartiennent ces tableaux mais son avis sera déterminant et j’ai l’impression qu’elle n’est pas insensible à ton charme.

– Peter, tu m’emmerdes.

– C’est bien ce que je disais, tu es d’excellente humeur ! reprit Peter essoufflé. Tu devrais y aller maintenant.

– Je te demande pardon ?

– Tu n’as qu’une envie, c’est de retourner voir ton tableau, alors fonce !

– Tu ne viens pas avec moi ?

– J’ai du travail. Emporter les toiles de Radskin aux États-Unis n’est pas une partie gagnée d’avance.

– Eh bien, organise ta vente à Londres.

– Pas question, j’ai besoin de toi sur place.

– Je ne vois pas où est le problème ?

– En rentrant te changer à l’hôtel prends ton agenda et vérifie ce que je vais te dire : tu es supposé te marier à Boston fin juin.

– Tu veux vendre ces tableaux dans un mois ?

– Nous bouclons le catalogue général dans dix jours, je peux encore être dans les temps.

– Ton cerveau sait que tu n’es pas sérieux quand tu dis ça ?

– Je sais, c’est un pari de fou, mais je n’ai pas le choix, grommela Peter.

– Je ne crois pas que tu sois fou, là c’est beaucoup plus que ça !

– Jonathan, cet article a mis le bureau sens dessus dessous. Hier dans les couloirs, les gens me regardaient comme si j’étais en train de mourir.

– Tu es en pleine paranoïa !

– J’aimerais bien, soupira Peter. Non, je t’assure, les choses prennent une mauvaise tournure, cette vente peut me sauver et j’ai vraiment besoin de toi comme jamais. Fais en sorte que nous nous occupions de ton vieux peintre. Si cette adjudication nous échappait, je ne m’en remettrais pas, et puis toi non plus d’ailleurs.

Cette semaine, les bureaux londoniens de Christie’s étaient en pleine effervescence. Experts et vendeurs, acheteurs et commissaires se succédaient dans les différentes salles de réunion. Les spécialistes de chaque département s’y croisaient du matin au soir, se réunissant pour établir les calendriers des ventes dans les différentes succursales du monde, valider les catalogues et répartir les œuvres majeures entre les adjudicateurs. Peter devrait convaincre ses associés de le laisser emporter les tableaux de Vladimir Radskin à Boston. Dans un peu plus d’un mois, se tenait sous son marteau une vente de toiles de maîtres du XIXe siècle dont les revues d’art internationales ne se priveraient pas de se faire l’écho. Bousculer les programmes n’était pas un fait coutumier de ses employeurs, Peter savait que la partie serait difficile et, dans sa solitude, il finissait par douter de lui-même.


Il était un peu plus de 10 heures lorsque Jonathan arriva devant le 10 Albermarle street, Clara était déjà là. À travers la vitrine, elle le vit descendre de son taxi et traverser la rue en direction du petit café. Il en ressortit quelques minutes plus tard, portant deux grands capuccinos dans des gobelets en carton, elle lui ouvrit la porte. Vers 11 heures, le camion de la Delahaye Moving se rangea le long du trottoir devant la galerie. La caisse qui contenait la seconde toile fut posée sur des tréteaux au centre de la pièce et Jonathan sentit grandir en lui une certaine impatience chargée de souvenirs. D’une part d’enfance dont il n’avait jamais su totalement se défaire, il conservait cette capacité intacte à s’émerveiller. Combien d’adultes autour de lui avaient oublié ce sentiment inouï ? Aussi désuet que cela puisse paraître pour certains, Jonathan pouvait s’enthousiasmer de la couleur d’un soir, de l’odeur d’une saison, du sourire au visage d’une passante anonyme, d’un regard d’enfant, d’un geste de vieillard ou encore de l’une de ces simples attentions du cœur qui peuvent nourrir le quotidien. Et même si Peter se moquait parfois de lui, Jonathan s’était juré qu’il resterait fidèle toute sa vie à la promesse qu’il avait faite un jour à son père, de ne jamais cesser de s’émerveiller. Masquer son impatience lui semblait encore plus difficile aujourd’hui qu’hier. Peut-être lui faudrait-il attendre encore pour découvrir l’œuvre dont il rêvait tant, peut-être même ne ferait-elle pas partie de cette collection, mais Jonathan croyait en sa bonne étoile.

Il regardait les déménageurs déclouer une à une les lattes de bois clair. À chaque planche qu’ôtait méticuleusement le chef d’équipe, il sentait son cœur battre un peu plus fort. Clara à côté de lui croisa ses doigts derrière son dos, elle aussi frémissait d’impatience.

– Je voudrais qu’ils arrachent ces bouts de bois, là maintenant, et le voir tout de suite, murmura Jonathan.

– C’est parce qu’ils vont faire exactement le contraire que je les ai choisis ! répondit Clara à voix basse.

Le coffrage était plus imposant que celui de la veille. Le déballage du tableau prendrait encore une bonne heure. L’équipe de transporteurs fit une pause. Ils allèrent s’asseoir sur le hayon de leur camion pour profiter de cette journée ensoleillée. Clara ferma la galerie et invita Jonathan à aller prendre un peu l’air. Ils remontèrent la rue à pied et soudainement elle héla un taxi.

– Vous avez déjà été vous promener le long de la Tamise ?


Ils marchaient sous les rangées d’arbres, le long des quais. Jonathan répondait à toutes les questions que Clara lui posait. Elle lui demanda ce qui l’avait incité à devenir expert et sans le savoir ouvrit une fenêtre sur son passé. Ils s’assirent sur un banc et Jonathan lui conta cet après-midi d’automne où son père l’avait emmené dans un musée pour la première fois. Il lui décrivit les proportions de cette salle immense où ils étaient entrés. Son père avait lâché sa main, signe de liberté. L’enfant s’était arrêté soudainement devant un tableau. L’homme qui était peint sur la toile au milieu du grand mur semblait ne regarder que lui.

– C’est un autoportrait, avait murmuré son père, il s’est peint lui-même, beaucoup de peintres ont fait ça. Je te présente Vladimir Radskin.

Et l’enfant complice s’était mis à jouer avec le vieux peintre. Qu’il aille se cacher derrière une colonne, qu’il arpente la salle dans un sens ou dans l’autre, d’un pas lent ou pressé, qu’il avance ou recule, le regard le suivait, lui et rien que lui. Et même quand il plissait ses paupières, l’enfant savait que « l’homme de la peinture » continuait de le fixer. Fasciné, il s’était approché de la toile et les heures qu’il passa devant le tableau s’égrenèrent sans compter. Comme si toutes les pendules à mille lieues avaient renoncé à leur tic-tac, comme si deux époques se mariaient, par la force d’un seul sentiment, d’un regard. Et du haut de ses douze ans, Jonathan se mit à imaginer. D’un trait de pinceau sur un tableau qui défiait toutes les règles de physique, les yeux d’un homme lui disaient par-delà les siècles des mots que seul un enfant peut entendre. Son père avait pris place derrière lui, assis sur un banc. Jonathan contemplait la toile, captivé ; le père contemplait son fils, son plus beau tableau à lui.

– Et s’il ne vous avait pas emmené au musée ce jour-là, qu’auriez-vous fait de votre vie ? demanda Clara d’une voix timide.

Était-ce son père, cet homme au sourire éternel qui avait guidé ses pas vers ce petit tableau accroché au mur, était-ce le destin, s’étaient-ils confondus tous les deux ce jour-là ? Jonathan ne répondit pas. Il demanda à son tour à Clara ce qui la liait au vieux peintre. Elle sourit, regarda au loin l’horloge au clocher de Big Ben, se leva et arrêta un taxi.

– Nous avons encore beaucoup de travail devant nous, dit-elle.

Jonathan n’insista pas, il lui restait encore deux jours, et si la chance lui souriait, si ce cinquième tableau existait vraiment, alors peut-être même trois à passer en sa compagnie.

Le matin suivant, Jonathan avait rejoint Clara et les camionneurs avaient livré le tableau du jour. Mais pendant qu’ils s’affairaient au déballage, une Austin mini rutilante s’arrêta devant la vitrine. Un jeune homme en descendit et entra dans la galerie, les bras chargés de documents. Clara lui fit un signe et s’éclipsa dans l’arrière-boutique. L’inconnu, silencieux, détaillait Jonathan depuis dix minutes quand Clara réapparut vêtue d’un pantalon de cuir et d’un haut dessiné par un grand couturier. Jonathan était fasciné par la douceur sensuelle qui se dégageait d’elle.

– Nous serons de retour dans deux heures, dit Clara au jeune homme.

Elle prit à la hâte les dossiers qu’il avait posés sur le bureau, se dirigea vers la porte et se retourna vers Jonathan.

– Vous m’accompagnez, dit-elle.

Sur le trottoir, elle se pencha vers lui et murmura :

– Il s’appelle Frank, il travaille dans mon autre galerie. Art contemporain ! ajouta-t-elle en ajustant son bustier.

Jonathan, un peu éberlué, lui ouvrit la portière. Clara entra dans la voiture et se faufila sur le fauteuil opposé en passant au-dessus du levier de vitesse.

– Le volant est de l’autre côté chez nous, dit-elle rieuse en faisant vrombir le moteur de la Cooper.

La galerie de Soho était cinq fois plus grande que celle de Mayfair. Les œuvres qui étaient exposées ne relevaient pas de la compétence de Jonathan, mais il reconnut aux murs trois Basquiat, deux Andy Warhol, un Bacon, un Willem de Kooning et au milieu de bien d’autres œuvres, quelques sculptures modernes, dont deux de Giacometti et de Chillida.

Clara discuta une demi-heure avec un client, elle suggéra à un assistant d’intervertir deux tableaux, vérifia la propreté d’un meuble en passant discrètement le doigt dessus, signa deux chèques qu’une jeune femme aux cheveux rouges soutenus de quelques mèches vertes lui présenta dans un parapheur orange. Elle tapa ensuite un courrier sur un ordinateur qui aurait tout aussi bien pu être une œuvre d’art, puis, satisfaite, proposa à Jonathan de l’accompagner chez un confrère. Elle demanda que l’on prévienne Frank qu’il lui faudrait rester un peu plus longtemps à Mayfair et, juste après avoir salué les quatre personnes qui travaillaient dans sa galerie, ils repartirent dans la petite voiture.

Elle sillonna les rues étroites de Soho d’une conduite énergique et réussit à se faufiler dans la seule place libre sur Greek street. Jonathan l’attendit pendant qu’elle négociait l’acquisition d’une sculpture monumentale auprès d’un marchand. Ils arrivèrent au 10 Albermarle street au début de l’après-midi. Le tableau n’était pas celui qu’il avait espéré découvrir, mais sa beauté compensa la déception de Jonathan.

L’arrivée du photographe marqua la fin d’une intimité éphémère dans laquelle tous deux, sans jamais se l’avouer, se sentaient heureux. Pendant que Jonathan expertisait la toile, Clara s’affaira derrière son bureau à classer des papiers, rédiger des notes. De temps en temps, elle levait les yeux et l’observait ; de temps en temps, il faisait de même, les rares fois où leurs regards se surprenaient l’un l’autre, ils se dérobaient aussitôt, fuyant cette coïncidence.

Peter avait passé sa journée chez Christie’s, occupé à réunir les éléments nécessaires à la préparation de sa vente. Il avait récupéré les clichés de la veille et sélectionnait ceux qui pourraient figurer dans son catalogue. Quand il n’était pas auprès de l’un de ses administrateurs à démontrer qu’il réussirait à tout organiser dans les temps, il s’enfermait dans la salle des archives. Face à l’écran d’un terminal d’ordinateur relié à l’une des plus grandes banques de données privées qui existait sur les ventes d’art, il archivait et triait tous les articles recensés et toutes les iconographies reproduites depuis un siècle sur l’œuvre de Vladimir Radskin. Le conseil d’administration qui statuerait sur son sort avait été repoussé au lendemain et Peter avait au fil des heures l’impression que l’encolure de sa chemise ne cessait de rétrécir autour de son cou.

Il retrouva Jonathan à l’hôtel pour l’entraîner dans une soirée mondaine, ce que Jonathan détestait par-dessus tout. Mais, profession oblige, il fit bonne figure au cours d’un spectacle de music-hall qui réunissait de grands collectionneurs pour l’un, de grands acheteurs pour l’autre. À la fin de la représentation, Jonathan était rentré sans détour. En parcourant les rues de Covent Garden, il repensait à la vie qui s’écoulait ici autrefois. Les façades resplendissantes étaient décrépies, les rues de ce quartier, l’un des plus prisés de la grande métropole, étaient alors misérables et insalubres. Quelque part, à la faible lumière de l’un des lampadaires qui éclairaient le pavé luisant, il aurait pu croiser cent cinquante ans plus tôt, dans une de ces ruelles, un peintre russe qui croquait avec des bouts de charbon taillés les passants affairés autour du marché.

Peter, lui, avait rencontré une ancienne amie italienne de passage à Londres. Il avait hésité quelques instants à l’inviter à prendre un dernier verre. Après tout, sa réunion aurait lieu en début d’après-midi, le moment de la journée où il commençait à se sentir en verve. Il n’était que minuit et il entra dans un club au bras de Méléna.

Jonathan se leva de bonne heure, Peter n’était pas au rendez-vous dans le hall et il en profita pour se rendre à la galerie en flânant d’un pas léger. Il trouva la grille fermée, acheta un journal et attendit Clara au café. Le jeune Frank l’y trouva un peu plus tard et lui tendit une enveloppe. Jonathan la décacheta.


Cher Jonathan,

Pardonnez mon absence, je ne pourrai être avec vous ce matin. Frank réceptionnera le tableau pour moi et bien sûr les portes de la galerie vous sont ouvertes. Je sais que vous serez impatient de découvrir le tableau du jour, il est merveilleux. Cette fois je vous laisse entièrement arranger son éclairage, je sais que vous vous en tirerez à merveille. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai. Je vous souhaite une belle journée auprès de Vladimir. J’aurais aimé être en vos deux compagnies.

Affectueusement, Clara.

Songeur, il replia le petit mot et le rangea dans sa poche. Quand il releva la tête, le jeune homme était déjà à l’intérieur de la galerie. Le camion de la Delahaye Moving vint se garer le long du trottoir. Jonathan resta assis au comptoir et reprit la lecture du petit mot de Clara. Il rejoignit Frank vers 11 heures ; à midi, ils n’avaient pas encore échangé un mot. Le chef d’équipe les informa que le déballage prendrait encore du temps. Jonathan regarda sa montre et soupira, il ne ressentait même pas l’envie de se pencher sur les toiles déjà accrochées.

Il avança vers la vitrine, compta d’abord les voitures qui passaient, estima ensuite le temps moyen qu’il fallait au contractuel sur le trottoir d’en face pour rédiger un procès-verbal, sept clients étaient entrés dans le café, quatre d’entre eux avaient consommé sur place, le réverbère devait mesurer environ deux mètres dix. Une Cooper rouge remonta la rue, mais elle ne s’arrêta pas. Jonathan soupira, il se dirigea vers le bureau de Clara et prit le téléphone.

– Où es-tu ? demanda-t-il à Peter.

– En enfer ! J’ai une gueule de bois en chêne massif et ma réunion est avancée d’une heure.

– Tu es prêt ?

– J’en suis à quatre aspirines si c’est ce que tu veux savoir et je pense déjà à la cinquième. Qu’est-ce que c’est que cette voix ? lui demanda Peter alors qu’il allait raccrocher.

– Qu’est-ce qu’il y a avec ma voix ?

– Rien, on dirait juste que tu enterres ta grand-mère.

– Non, hélas, ça c’est déjà fait mon vieux.

– Je suis désolé, pardonne-moi, j’ai le trac.

– Je suis à tes côtés, courage, tout se passera bien.

Jonathan reposa le combiné et observa Frank qui s’affairait dans l’arrière-boutique.

– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda-t-il en toussotant.

– Cela fait trois ans que Mademoiselle m’a engagé, répondit le jeune homme en repoussant le tiroir d’un caisson à dossiers.

– Vous vous entendez bien tous les deux ? demanda Jonathan.

Frank le regarda perplexe et retourna à son travail. Jonathan rompit à nouveau le silence une heure plus tard, proposant au jeune homme d’aller manger un hamburger. Frank était végétarien.


*


Peter entra dans la salle de réunion et s’installa à la seule place qui était libre autour de la grande table en acajou. Il ajusta son fauteuil et attendit son tour. Chaque fois que l’un de ses collègues prenait la parole, il lui semblait qu’une division de chars montés sur des chenilles rouillées remontait le long de ses tympans pour s’exercer au tir dans ses tempes. Les débats s’éternisaient. Son voisin de droite acheva sa présentation et Peter fut enfin convié à commencer la sienne. Les membres du conseil consultèrent le dossier qu’il avait distribué. Il détailla le calendrier de ses ventes et concentra plus particulièrement son exposé sur celle qu’il organiserait à Boston à la fin du mois de juin. Quand il fit part de sa volonté d’y adjoindre les tableaux de Vladimir Radskin récemment annoncés, un murmure parcourut l’assemblée. Le directeur qui présidait la séance prit la parole. Il rappela à Peter que la cliente qui proposait les peintures de Radskin était une éminente galeriste. Si elle confiait les œuvres de ce peintre à Christie’s, elle était en droit d’attendre que l’on s’occupe de ses intérêts avec la plus grande considération. Il n’y avait aucune nécessité à précipiter les choses. Les ventes qui se tiendraient à Londres au second semestre conviendraient parfaitement.

– Nous avons tous lu cet article et nous compatissons, mon cher Peter, mais je doute que vous réussissiez à créer un événement autour de Radskin, ce n’est quand même pas Van Gogh ! conclut joyeusement le directeur.

Les rires contenus de ses collègues mirent Peter hors de lui mais le laissèrent à court d’arguments.

Une assistante entra, portant un plateau garni d’une lourde théière en argent. Les débats s’interrompirent le temps qu’elle fasse le tour de la table pour resservir ceux qui le souhaitaient. Par la porte restée ouverte, Peter vit James Donovan sortir d’un bureau. Donovan était le contact qui lui avait adressé un courrier électronique à Boston, un certain dimanche.

– Excusez-moi un instant, dit-il en bégayant avant de se précipiter dans le couloir.

Il attrapa Donovan par la manche et l’entraîna un peu plus loin.

– Dites-moi, grommela Peter d’une voix serrée, je vous ai laissé six messages en deux jours, vous avez perdu mon numéro ?

– Bonjour, monsieur Gwel, répondit sobrement son interlocuteur.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas rappelé ? Vous lisez trop les journaux vous aussi ?

– On a volé mon téléphone portable et je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur.

Peter s’efforça de retrouver son calme. Il épousseta le revers de la veste de Donovan et l’entraîna un peu plus loin.

– J’ai une question terriblement importante à vous poser, et vous allez tenter de réunir tout ce que vous avez de matière grise disponible pour me donner la seule et unique réponse que je veuille entendre.

– Je ferai de mon mieux, monsieur, répondit Donovan.

– Au sujet de Radskin, vous m’avez bien écrit dans votre mail que cinq tableaux étaient annoncés ?

Le jeune homme sortit un petit carnet en cuir de sa poche et le feuilleta dans un sens, puis dans l’autre avant de revenir en arrière. Il s’arrêta enfin sur une page et dit d’un air ravi :

– C’est précisément cela, monsieur.

– Et comment avez-vous obtenu ce chiffre, précisément ? demanda Peter au comble de l’exaspération.

Son informateur lui expliqua qu’une galerie avait contacté Christie’s et qu’il avait été dépêché à un rendez-vous fixé le vendredi précédent à 14 h 30 au 10 Albermarle street. C’était la directrice de la galerie qui l’avait reçu en personne et lui avait donné toutes les informations. En rentrant au bureau à 16 heures, il avait établi un rapport de visite qu’il avait remis à son directeur de département à 16 h 45. Ce dernier ayant demandé si un adjudicateur de la maison était attaché à ce peintre, Mlle Blenz du bureau des recherches avait cité le nom de Peter Gwel qui travaillait régulièrement avec Jonathan Gardner, expert et spécialiste de Valdimir Radskin.

– Je me suis empressé de vous adresser un courrier électronique que j’ai tapé de chez moi le samedi en fin d’après-midi.

Peter le regarda fixement et dit d’une voix laconique :

– C’est effectivement assez précis, Donovan.

Après l’avoir remercié, il inspira à pleins poumons et entra à nouveau dans la salle.

– J’ai une bonne raison de vouloir présenter ces tableaux à Boston le 21 juin, annonça-t-il fièrement à l’assemblée.

La commission trancha : si le dernier tableau de Radskin existait vraiment, s’il était bien l’œuvre majeure du peintre, et si Jonathan Gardner s’engageait à l’expertiser dans les plus brefs délais, alors dans ce cas, et seulement dans ce cas, Peter pourrait organiser sa vente de juin. Avant de le laisser quitter la salle, le directeur lui adressa une mise en garde formelle. Aucune erreur dans ce parcours qui lui semblait hasardeux ne serait tolérée ; Peter engageait sa responsabilité de commissaire-priseur devant ses pairs.

Clara n’était pas venue de la journée à la galerie. Un appel passé au milieu de l’après-midi l’avait excusée. Jonathan avait procédé avec le jeune Frank à l’accrochage et au réglage des éclairages du quatrième tableau de la semaine. Il avait consacré le reste de son temps à ses travaux d’expertise. Pendant que le photographe faisait ses prises de vue, Jonathan s’était rendu au café. En cherchant de la monnaie dans la poche de sa veste, il avait retrouvé la serviette en papier qu’il avait tendue à Clara au premier instant de leur rencontre. Il goûta le parfum de musc qui s’en dégageait encore. Il rentra à pied à l’hôtel. Peter le rejoignit en début de soirée. Peu de mots furent échangés au cours de leur soirée. Chacun était perdu dans ses pensées. Peter, épuisé et migraineux, monta directement se coucher.

De retour dans sa chambre, Jonathan laissa un message à Anna sur le répondeur, il s’allongea sur son lit pour reprendre ses notes du jour.

Clara avait refermé le rideau de sa galerie de Soho sur une journée harassante de travail. À l’heure de la sortie des théâtres, elle changea d’itinéraire pour éviter les embouteillages.

Jonathan alluma la télévision. Après avoir visité tous les programmes, il se releva et s’approcha de la fenêtre. Quelques voitures filaient à vive allure sur Park Lane. Il regarda en contrebas les rubans de lumière qu’elles étiraient jusqu’au lointain. Une Cooper rouge ralentit au carrefour et s’éloigna vers Notting Hill.

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