10.

Peter était littéralement fasciné par la technique de Radskin. Le rai de lumière qui se reflétait sur la branche majeure du peuplier avant de traverser la petite fenêtre à droite du tableau était peint avec une efficience remarquable. La teinte argentée qu’il prenait en caressant le plancher aux pieds de la jeune femme à la robe rouge était identique à celle dont la lune teintait ce soir le petit bureau. Plusieurs fois, Peter s’était amusé à éteindre la lumière pour constater cet effet, saisissant de vérité. Il avança jusqu’à la fenêtre et regarda le grand arbre, puis le tableau.

– Où était la chambre de Vladimir ? demanda-t-il à Clara.

– Juste au-dessus, vous y avez posé vos bagages, vous dormirez dans son lit cette nuit.

Il était tard, et Clara prit congé de son invité. Peter voulait rester encore quelque temps auprès du tableau, elle lui demanda s’il n’avait besoin de rien et il la rassura : il disposait d’une arme infaillible contre le décalage horaire sous la forme d’une petite pilule aux effets épatants.

– Merci, Peter, dit Clara au pas de la porte de la bibliothèque.

– De quoi ?

– D’être là !

Et quand Peter se retourna, Clara était déjà partie.

Allongé dans son lit, Peter tempêtait contre Jenkins. L’imbécile avait confondu un antibiotique avec un somnifère. On ne pouvait plus compter sur personne ! S’il était déjà onze heures en Angleterre, ce qui restait pour lui une heure précoce, le soleil n’était pas encore couché à Boston. Incapable de trouver le sommeil, Peter se leva, prit ses dossiers dans sa valise et les emporta sur son lit. Comme il faisait bien trop chaud à son goût dans la pièce, il se releva aussitôt et alla rouvrir la fenêtre. Il inspira une grande bouffée d’air frais et regarda émerveillé la robe argentée dont la lune presque pleine habillait le peuplier. Saisi d’un doute, il enfila une robe de chambre et redescendit dans le bureau. Après avoir regardé attentivement le tableau, il retourna à la fenêtre de sa chambre. La branche majeure s’étendait bien au-dessus de sa tête, à hauteur de la toiture. Et comme les arbres grandissent en hissant leur cime vers le ciel, Peter supposa que Vladimir avait dû peindre son tableau depuis les combles. Il se promit d’en parler dès le lendemain à Clara. L’impatience se faisait complice de son insomnie, aussi quand il entendit les marches craquer sous les pas de son hôtesse, il entrebâilla la porte de sa chambre et l’appela dans l’escalier.

– J’allais chercher de l’eau, vous en voulez ? demanda Clara depuis l’escalier.

– Je n’en bois jamais, ça me fait rouiller ! répondit Peter en avançant sur le palier.

Il rejoignit Clara et lui demanda de le suivre dans le bureau.

– Je connais ce tableau par cœur ! dit-elle.

– Je n’en doute pas, mais suivez-moi quand même, insista Peter.

Après un court passage dans la cuisine, Peter guida Clara jusqu’à la fenêtre de sa chambre.

– Voilà, constatez par vous-même ! Je vous garantis que Vladimir travaillait depuis l’étage supérieur !

– C’est impossible, il était très affaibli à la fin de sa vie, et il devait rassembler toutes ses forces pour se tenir devant la toile. Il est déjà périlleux pour quelqu’un de vaillant d’emprunter les marches qui conduisent vers les combles. Aucune personne dans son état ne se serait aventurée là-haut.

– Périlleux ou pas, je vous dis que cette fenêtre n’est pas celle que je vois dans le tableau, ici elle est beaucoup plus grande, la perspective n’est pas la même et la branche principale règne à la hauteur du toit, pas à celle de ma chambre !

Clara fit remarquer à Peter qu’en un siècle et demi le peuplier avait poussé et que l’imagination fait aussi partie des dons d’un peintre. Sur ces derniers mots, elle se retira dans ses appartements.

Peter se recoucha de mauvaise humeur. Au milieu de la nuit, il ralluma sa lumière et retourna à la fenêtre. Si Vladimir avait été capable de reproduire de manière si experte les reflets de la pleine lune sur l’arbre tels qu’il les voyait depuis sa fenêtre, pourquoi se serait-il embarrassé à en déplacer le tronc ?

Il usa du reste de son insomnie pour tenter de trouver une réponse. À l’aube, il était toujours assis sur son lit, et relisait encore le dossier de la prestigieuse vente qu’il ne désespérait pas tout à fait de tenir dans deux semaines. Dorothy arriva à 6 h 30 et Peter descendit aussitôt prendre un café dans la cuisine.

– Il fait un froid de loup ici, dit Peter en se frottant les mains près de la cheminée de la cuisine.

– C’est une vieille demeure, répondit Dorothy en lui dressant un couvert de petit déjeuner sur la grande table en bois.

– Vous travaillez ici depuis longtemps, Dorothy ?

– J’avais seize ans quand je suis entrée au service de Madame.

– Madame qui ? demanda Peter en remplissant son bol.

– La grand-mère de Mademoiselle.

– Elle vivait là ?

– Non, Madame ne venait jamais ici, j’habitais seule.

– Et vous n’aviez pas peur des fantômes, Dorothy ? dit Peter en la taquinant.

– À l’image des humains, monsieur, ils sont, selon leurs manières, de bonne ou mauvaise compagnie.

Peter hocha de la tête en beurrant sa tartine.

– Le manoir a beaucoup changé depuis cette époque ?

– Nous n’avions pas le téléphone, c’est à peu près tout. Mademoiselle a modifié la décoration de quelques pièces.

Dorothy s’excusa, elle avait du travail, elle laissa Peter finir son petit déjeuner. Il feuilleta le journal, rangea son bol dans l’évier, et décida d’aller chercher ses dossiers dans sa chambre. La journée s’annonçait belle, il travaillerait dehors en attendant que Clara descende. En remontant dans sa chambre, Peter s’arrêta au milieu de l’escalier devant une gravure encadrée qui représentait le manoir. Elle était datée de 1879. Il se pencha pour l’étudier. Perplexe, il redescendit les marches, sortit et traversa la cour. Il s’arrêta au pied du grand peuplier et regarda attentivement la toiture de la maison. Puis il rebroussa chemin, retourna dans l’escalier et décrocha l’estampe qu’il emporta sous son bras.

– Clara, Clara, venez voir !

Peter hurlait au beau milieu de la cour. Dorothy sortit en colère de la cuisine.

– Mademoiselle se repose, monsieur, faites moins de bruit, je vous en prie !

– Allez la réveiller ! Dites-lui que c’est important !

– Pourrais-je savoir ce que Monsieur a trouvé d’important au milieu de la cour qui justifie que je réveille Mademoiselle qui a bien besoin de sommeil après les terribles nuits qu’elle a passées par la faute de l’ami de Monsieur ?

– Vous avez réussi à dire tout ça sans reprendre votre respiration, Dorothy ? Vous m’impressionnez ! Dépêchez-vous, ou je vais la chercher moi-même dans sa chambre.

Dorothy partit en levant les bras au ciel, murmurant que ces Américains n’avaient décidément pas de manières ! Clara, en robe de chambre, rejoignit Peter qui faisait les cent pas autour de l’arbre. Elle jeta un œil à la gravure qu’il avait posée au pied du tronc.

– Elle n’était pas accrochée là hier si j’ai bonne mémoire ? dit-elle en saluant Peter.

Peter se baissa et présenta le cadre à Clara.

– Regardez !

– C’est le manoir, Peter !

– Combien comptez-vous de lucarnes dans la toiture ? demanda-t-il d’un ton exaspéré.

– Six, répondit Clara.

Il la prit par l’épaule et lui fit exécuter un demi-tour.

– Et maintenant, combien en comptez-vous ?

– Cinq, murmura Clara.

Peter la prit par le bras et l’entraîna à l’intérieur de la maison. Ils gravirent les marches quatre à quatre et Dorothy, qui n’aimait guère la tenue que portait Mlle Clara en compagnie de Peter, sortit de sa cuisine pour les suivre jusque sous les combles.


*


Jonathan griffonna un mot. Il informait Anna qu’il passait la journée au musée et dînerait avec le conservateur. Il serait de retour vers dix heures ce soir. Il haïssait de devoir l’informer de son emploi du temps. Il arracha la feuille au bloc-notes et la confia à la coccinelle aimantée sur la porte du réfrigérateur. Puis il sortit et remonta le trottoir sur sa droite. Il s’installa au volant de sa voiture et attendit patiemment.

Une heure plus tard, Anna quittait la maison, elle tourna sur sa gauche. Dès qu’elle eut démarré, elle prit la direction du nord, traversant le Harvard Bridge et poursuivant sa route jusqu’à Cambridge. Jonathan se gara à l’entrée de Garden street et ne la perdit pas des yeux quand elle grimpa les trois marches de l’élégant immeuble. Dès qu’elle disparut à l’intérieur, il sortit de son véhicule et marchai jusqu’à la porte vitrée. Dans le hall, le petit cadran rouge au-dessus des portes de l’ascenseur indiquait que la cabine s’était immobilisée au treizième étage. Il rebroussa chemin. Anna réapparut deux heures plus tard. Jonathan se coucha sur le siège passager quand la Saab passa à sa hauteur en descendant la rue. Dès qu’Anna eut franchi le carrefour, il] retourna d’un pas décidé vers le 27 Garden street, hésita un instant devant les boutons 13A ou 13B de l’interphone et décida de sonner aux deux. La gâche électrique grésilla aussitôt.

La porte au bout du couloir était entrebâillée. Jonathan la repoussa lentement, et une voix qu’il identifia sur-le-champ dit :

– Tu as oublié quelque chose, ma chérie ?

En le voyant dans son entrée, la femme aux cheveux blancs eut un léger sursaut qu’elle contrôla parfaitement.

– Madame Walton ? dit froidement Jonathan.


*


Mains sur les hanches, Dorothy se tenait droite comme un bâton au milieu de la grande pièce sous les combles et tenait tête à Clara.

– Dorothy, jurez-moi sur l’honneur que ma grand-mère n’a pas fait modifier la toiture de cette maison !

Peter la regardait attentivement. Il souleva la masse qu’il était allé récupérer dans la grange et frappa sur le mur du fond. La pièce trembla.

– Je ne jurerai pas ! répondit-elle furieuse.

– Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ? demanda Clara.

Peter redonna un coup de massue et une première fissure vint lézarder la paroi.

– Nous n’avons jamais eu l’occasion d’aborder ce sujet.

– Je vous en prie, Dorothy ! Notre architecte, M. Gœsfield, s’étonnait que la mairie nous refuse l’autorisation de réaménager les combles, il a répété maintes fois qu’il était convaincu qu’il y avait déjà eu des travaux dans cette pièce.

Clara sursauta quand Peter frappa à nouveau le mur.

– Vous souteniez en ma présence que le manoir était tel qu’il avait toujours été ! Je m’en souviens comme si c’était hier, d’ailleurs vous étiez odieuse avec M. Gœsfield.

La pièce vibra à nouveau, une nuée de poussière ruissela de la toiture. Clara leva la tête et entraîna Dorothy un peu plus loin vers la fenêtre.

– Votre grand-mère m’avait fait promettre ! C’est elle qui a fait classer le manoir.

– Pourquoi ? demanda Peter du fond de la pièce.

Il repoussa du pied les éclats de plâtre qui jonchaient le sol. La brique noire était maintenant à nu sur une grande surface du mur. Ses épaules le faisaient souffrir. Il inspira à fond et frappa à nouveau.

– Je n’en sais rien, grommela Dorothy à Clara, votre grand-mère décidait de tout mais c’était une femme juste. Elle disait que vous seriez une grande biologiste et vous n’en avez fait qu’à votre tête…

– Elle voulait que je sois chimiste ! Et elle voulait aussi que je vende ce manoir, vous en souvenez-vous ? l’interrompit Clara.

– Oui, bougonna Dorothy qui était si attachée à ces lieux.

Les parpaings commençaient à se dissocier. Peter gratta les joints avec le manche de son outil. La paroi commença à se courber sous l’effet du coup suivant.

– Pourquoi a-t-elle fait disparaître cette fenêtre dans la toiture, Dorothy ?

Dorothy regarda fixement Clara, hésitant à répondre. Devant l’instance de Mademoiselle, elle céda.

– Parce qu’il est arrivé malheur à sa fille quand elle aussi a voulu creuser dans ce mur. Dites à Monsieur d’arrêter, je vous en prie !

– Vous savez ce qui est arrivé à ma mère ? demanda Clara fébrile.

Peter réussit à retirer une première brique, il passa la main dans le trou et étendit le bras. L’espace derrière la cloison semblait profond. Il reprit la masse et redoubla d’énergie.

– Votre grand-mère m’avait embauchée au village, elle venait de racheter le manoir. Les cauchemars de sa fille ont commencé au cours des premières vacances qu’elles ont passées toutes les deux ici.

Peter déposa un second parpaing, l’espace était suffisant pour qu’il puisse passer son visage dans l’orifice. De l’autre côté du mur, il faisait nuit noire.

– Quel genre de cauchemars ? demanda Clara.

– Elle hurlait des choses terribles dans son sommeil.

– Vous vous souvenez de ce qu’elle disait ?

– J’aurais bien voulu pouvoir oublier ! C’était incompréhensible, elle répétait sans cesse : « Il va venir. » Les médicaments du médecin étaient impuissants à la calmer et Madame désespérait de voir son enfant dans cet état. Quand elle ne passait pas sa journée à fouiller chaque recoin du manoir, sa fille s’asseyait sous les branches du peuplier. Je la prenais dans mes bras pour l’apaiser et elle me confiait qu’elle parlait dans ses rêves avec un homme qu’elle connaissait depuis toujours. Je ne comprenais rien, elle disait qu’il s’appelait Jonas maintenant, qu’ils s’étaient déjà aimés avant. Il ne tarderait pas à venir la chercher, il savait désormais comment la retrouver. Et puis, il y a eu cette terrible semaine, où son chagrin l’a emportée.

– Quel chagrin ?

– Elle ne l’entendait plus, elle disait qu’il était mort, qu’on l’avait tué. Elle n’a plus voulu s’alimenter, ses forces l’ont très vite abandonnée. Nous avons dispersé ses cendres au pied du grand arbre. Madame a fait reboucher le mur et disparaître la fenêtre dans la toiture. Je vous en supplie, dites à M. Gwel de renoncer avant qu’il ne soit trop tard.

Peter en était au vingtième coup de massue, et ses bras lui faisaient un mal de chien. Il réussit enfin à se faufiler par l’ouverture et passa de l’autre côté de la paroi.

– C’était mon père, ce Jonas ? reprit Clara.

– Oh non ! mademoiselle, Dieu vous en garde. Votre grand-mère vous a adoptée bien plus tard.

Clara s’adossa au chambranle de la fenêtre. Elle regarda la cour en contrebas et retint sa respiration. La tristesse qui lui montait aux yeux lui interdisait de se retourner et de faire face à Dorothy.

– Vous mentez ! Je n’ai jamais été adoptée, dit-elle en retenant un sanglot.

– Votre grand-mère était une femme de bien ! Elle visitait de nombreux orphelinats dans la région. Elle vous a aimée dès qu’elle vous a vue, elle disait qu’elle voyait sa fille dans vos yeux, qu’elle s’était réincarnée en vous. Ce sont des histoires qu’elle s’inventait pour calmer sa douleur, Madame n’était plus la même après le décès. Elle interdisait que vous approchiez du manoir. Elle-même n’y entrait jamais. Quand elle venait de Londres me remettre mon salaire et l’argent de l’entretien, je devais l’attendre à la grille. Je pleurais chaque fois que je la voyais.

Peter toussait à cause de la poussière. Il attendit immobile que ses yeux s’accoutument à la pénombre.

– Comment s’appelait la fille de ma grand-mère ?

Les yeux de Dorothy Blaxton s’emplirent à leur tour de larmes. Elle prit dans ses bras la jeune femme qu’elle aimait tant et dit à son oreille d’une voix tremblante :

– Comme vous, mademoiselle, elle s’appelait Clara.

– Vous devriez venir voir ce que je viens de trouver ! cria Peter de l’autre côté du mur.


*


Jonathan entra dans le salon de l’appartement bourgeois.

– Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda froidement Mme Walton.

– Je reviens de Yale et c’est moi qui vais poser les questions aujourd’hui, répondit sèchement Jonathan. Que faisait Anna chez vous, madame Walton ?

La femme aux cheveux blancs le regarda fixement. Il sentit une expression de compassion dans son regard.

– Il y a tellement de choses qui vous échappent, mon pauvre Jonathan.

– Mais pour qui vous prenez-vous ? dit-il en s’emportant.

– Pour votre belle-mère ! Ce qui sera vrai dans quelques jours.

Jonathan la dévisagea longuement, cherchant quelle était la part de vérité dans ses propos.

– Les parents d’Anna sont morts !

– Cela faisait partie de notre plan de vous le faire croire.

– Mais quel plan ?

– Votre rencontre avec ma fille, depuis le jour de sa première exposition, que j’avais organisée à grands frais, jusqu’à votre mariage. Tout était prévu, y compris cette liaison aussi pathétique qu’inevitable avec Clara, c’est ainsi qu’elle se prénomme à nouveau, n’est-ce pas ?

– C’est vous qui nous avez fait suivre en Europe ?

– Moi ou quelques amis, quelle est la différence, puisque le résultat est là ! Mes contacts vous ont été bien utiles au Louvre, n’est-ce pas ?

– Mais qu’est-ce que vous cherchez ? cria Jonathan.

– À me venger ! À rendre justice à ma fille, hurla Alice Walton.

Elle alluma une cigarette. En dépit du calme apparent qu’elle affichait à nouveau, la main ornée de la bague au diamant frottait nerveusement le plaid qui recouvrait le canapé où elle avait pris place. Elle poursuivit.

– Maintenant que les dés sont jetés et que votre sort est scellé, laissez-moi terminer pour vous la triste histoire de Sir Edward Langton, qui fut mon mari.

– Votre mari ? Mais Langton est mort depuis plus d’un siècle !

– Les cauchemars ne pouvaient pas tout vous révéler, soupira Alice. Sir Edward avait deux filles. C’était un homme généreux, bien trop généreux. Non content d’avoir dévoué son talent et sa fortune de marchand à son peintre Radskin, il entretenait une passion pour sa fille aînée. Rien n’était trop beau pour elle et si vous saviez comme sa cadette souffrait de la désaffection de son père ! Mais les hommes n’entendent que leurs envies, sans réfléchi au mal qu’ils font. Comment avez-vous pu nous faire ça ?

– Vous faire quoi ? Je ne comprends pas de quoi vous parlez !

– Sa fille aînée, la préférée, s’était entichée d’un jeune et brillant expert, les deux amoureux ne se quittaient plus, ils étaient tout l’un pour l’autre. Edward supportait mal de voir sa fille lui échapper, il était jaloux, comme bien des pères le deviennent passagèrement quand leurs enfants aspirent à voler de leurs propres ailes. Moi, je ne rêvais que de ce départ. J’espérais qu’Edward retrouverait enfin plus d’attentions à l’égard d’Anna. Après la mort de Vladimir, il ne nous restait plus grand espoir de faire face à nos engagements. Seule la vente de son dernier tableau pouvait nous sauver de la faillite. La somme que nous comptions en tirer était conséquente et toutes les autres toiles invendues que mon mari avait accumulées au fil des années auraient pris de la valeur. Ce n’était que justice, après qu’Edward eut entretenu Vladimir si longtemps dans une opulence indécente et ce au détriment de notre fortune !


*


À son tour, Clara se faufila dans le trou que Peter avait élargi. Derrière le mur tout trahissait la misère. Le mobilier sommaire se composait d’un pupitre, d’une chaise à l’assise rudimentaire, d’un petit lit qui ressemblait à un grabat d’hôpital de guerre. Un vieux pot en faïence reposait sur l’une des trois étagères. Au fond de la pièce, un filet de lumière zénithale frappait le plancher juste au-dessus d’un chevalet. Peter s’enfonça dans la pénombre. Il leva la tête et repéra les planches de bois clouées au plafond. Il se mit sur la pointe des pieds et les arracha une à une. Une pâleur grisâtre irradia le chevalet. Peter repoussa le vasistas qu’il venait de libérer et se hissa à la force de ses bras.

Sa tête blanchie de poussière dépassait par la toiture en pente. Il regarda le parc qui s’étendait autour de lui et quand il vit la branche majeure du peuplier qui effleurait la gouttière en contrebas, il sourit et redescendit dans la pièce.

– Clara, je crois que nous venons de retrouver la vraie chambre de Vladimir Radskin. C’est ici même qu’il a peint La Jeune Femme à la robe rouge.


*


Alice Walton fit tourner la bague autour de son doigt. Son mégot fumait encore dans le cendrier, elle l’écrasa nerveusement et alluma aussitôt une autre cigarette. La flamme de l’allumette éclaira tristement son visage. La souffrance et la colère étaient gravées dans chacune de ses rides.

– Hélas, le jour de la vente, un expert mal intentionné a fait parvenir une lettre au commissaire priseur, il prétendait que le tableau était un faux ! Celui qui avait dénoncé la vente et ruiné ma famille n’était autre que le complice éperdu d’une fille aînée qui se vengeait de son père pour avoir interdit son mariage. Vous connaissez la suite, nous somme partis pour l’Amérique. Mon mari s’est éteint quelques mois après notre arrivée, mort d’avoir été déshonoré.

Jonathan se leva et se dirigea vers la baie vitré. Rien de tout ça ne pouvait être vrai. La mémoire du dernier cauchemar qu’il avait partagé avec Clara l’obsédait. Tournant le dos à Alice, il dodelinait de la tête en signe de refus.

– Ne faites pas l’innocent, Jonathan ! Vous ave été saisi par les rêves, vous aussi. Je ne vous ai jamais pardonné à tous les deux. La haine est un sentiment qui peut entretenir longtemps la force vive de nos âmes. Je n’ai eu de cesse de la cultiver pour revivre. À chaque époque, j’ai su vous retrouver et contrarier vos deux destins. Comme je me suis amusée quand vous étiez mon étudiant à Yale. Vous étiez tous les deux si près du but. Dans cette vie-là, vous vous faisiez appeler Jonas, vous étiez venu étudier à Boston et vous vouliez américaniser votre prénom, mais peu importe, vous ne pouvez pas vous souvenir de tout ça. Vous étiez près de retrouver Clara, vous aviez vu dans vos rêves qu’elle était à Londres, mais j’ai pu vous séparer à temps.

– Vous êtes complètement folle !

Jonathan eut une irrésistible envie de quitter ces lieux qui l’étouffaient. Il se dirigea vers la porte. La femme aux cheveux blancs le retint brutalement par le bras.

– Les grands inventeurs ont tous un point en commun, ils savent se détacher du monde qui les entoure, pour imaginer. J’ai réussi à rendre folle Coralie O’Malley, et j’y suis presque arrivée avec Clara le jour où j’ai empoisonné Jonas. Je vous l’ai dit lors de notre première rencontre à Miami. Aimer, haïr, c’est créer sa vie au lieu de la contempler. Le sentiment ne meurt pas toujours, Jonathan. Il vous a réunis à chaque fois.

Jonathan la toisa froidement, il prit sa main et la détacha de son bras.

– Qu’est-ce que vous cherchez, madame Walton ?

– À épuiser vos âmes et vous séparer de Clara à jamais. C’est pour cela qu’il fallait que je vous laisse d’abord vous retrouver. Je touche à mon but. Si vous ne pouvez vivre cet amour, cette vie sera votre dernière à tous les deux. Vos âmes n’ont presque plus de force. Elles ne survivront pas à une nouvelle séparation.

– Alors c’était donc cela ? dit Jonathan en se levant. Vous voulez vous venger de quelque chose que vous auriez vécu il y a plus d’un siècle ? Et admettons que je suive votre logique, vous sacrifieriez l’une de vos filles à ce désir inassouvi ? Et vous prétendez que vous n’êtes pas folle ?

Jonathan sortit de l’appartement sans se retourner. Quand il franchit le seuil de la porte, Alice Walton hurla dans son dos.

– Clara n’était pas ma fille, seule Anna l’était ! Et que vous le vouliez où non, c’est à elle que vous serez marié dans quelques jours.


*


– Le moins que l’on puisse dire, c’est que Radskin n’a pas dû ruiner Sir Edward en notes de frais !

Peter toussota. L’air de la chambre était âcre, légèrement imprégné d’ail.

– Il vivait dans ce cagibi ? demanda Clara consternée.

– Voilà au moins une chose qui me semble incontestable ! ajouta Peter en déposant un nouveau parpaing au sol.

En une heure, il avait pratiqué une ouverture suffisamment raisonnable dans le mur pour que la lumière des combles éclaire la pièce. Peter désigna les soupentes du manoir.

– L’univers clos de Vladimir prenait plus l’apparence d’une cellule de prison que d’une chambre d’hôte.

Peter, intrigué, regardait le sol, la couleur du bois différait de celle du reste des combles.

– Évidemment, cette partie de plancher n’ai jamais été refaite !

– Évidemment ! reprit Clara.

Peter continua d’examiner la pièce, il se baissa pour regarder sous le lit.

– Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda Clara.

– Sa palette, ses pinceaux, des fioles de pigments, un indice.

– Je ne vois rien dans cette pièce, comme si quelqu’un avait voulu ôter toute trace de sa vie ici.

Il grimpa sur le lit et passa la main sur les étagères.

– J’ai trouvé quelque chose, s’exclama Peter.

Il sauta sur ses pieds et tendit un petit carnet noir à Clara. Elle souffla sur la couverture, un nuage de poussière s’éleva dans l’air. Peter lui ôta impatiemment l’objet des mains.

– Je vais l’ouvrir, moi !

– Doucement ! dit Clara en interrompant son geste.

– Je suis commissaire-priseur et, aussi étrange que cela puisse vous paraître, j’ai une certaine habitude de manipuler ce qui est ancien.

Clara lui reprit le cahier des mains et tourna délicatement la première page.

– Qu’est-ce qu’il contient ? supplia Peter.

– Je n’en sais rien, ça ressemble à un journal, mais l’écriture est en cyrillique.

– En russe ?

– C’est la même chose !

– Je sais bien que c’est la même chose, bougonna Peter.

– Attendez, dit Clara, il y a aussi toute une série de symboles chimiques.

– Vous en êtes certaine ? demanda Peter dont le ton de la voix trahissait l’excitation.

– Oui ! répondit Clara agacée.


*


Assis derrière son bureau, François Hébrard terminait sa journée en relisant le rapport que Sylvie Leroy lui avait apporté. Depuis la visite de Jonathan, les chercheurs du Louvre avaient continué de tenter de percer les mystères du pigment rouge.

– Vous avez réussi à joindre M. Gardner ? demanda le chef du département.

– Non, la messagerie de son portable est saturée, on ne peut même plus laisser de messages, et il ne répond pas à ses e-mails.

– Quand doit avoir lieu cette vente ? demanda Hébrard.

– Le 21, c’est-à-dire dans quatre jours.

– Avec le mal que nous nous sommes donné, il faut absolument qu’il soit mis au courant. Faites comme bon vous semble, mais trouvez-le !

Sylvie Leroy sortit du bureau et retourna vers son atelier. Elle connaissait quelqu’un qui pourrait lui dire comment joindre Jonathan Gardner, mais elle n’avait aucune envie de l’appeler. Elle prit sa sacoche et éteignit la lumière au-dessus de sa table de travail. Dans les couloirs, elle croisa plusieurs collègues mais elle était si contrariée qu’elle ne les entendit même pas la saluer. Elle passa devant la guérite du poste de sécurité et inséra son badge dans le lecteur. La grande porte coulissa aussitôt. Sylvie Leroy remonta l’escalier extérieur. Le ciel était flamboyant, et l’air sentait déjà l’été. Elle traversa la cour du Louvre, s’assit sur un banc et profita de la beauté du paysage qui l’entourait. La pyramide de Pei renvoyait les rouges du soleil couchant jusque sous les arcades de la galerie Richelieu. Elle regarda la file des visiteurs qui s’allongeait en un long ruban sur l’esplanade. Travailler dans ces lieux empreints de féerie était un rêve dont elle ne se réveillerait jamais. Elle soupira en haussant les épaules et composa un numéro sur son téléphone portable.


*


Dorothy avait dressé le couvert sur la petite table de la terrasse. Ils dînèrent tôt, ils rentreraient à Londres au petit matin. L’équipe de la Delahaye Moving devait se présenter à la galerie en début de matinée pour préparer La Jeune Femme à la robe rouge à son voyage. Clara et Peter prendraient place à bord d’un fourgon sécurisé qui les conduirait, sous bonne escorte, à l’aéroport d’Heathrow. Les cinq tableaux de Vladimir voyageraient dans les soutes du 747 de la British Airways qui les emmènerait à Boston. À l’aéroport de Logan, un autre camion blindé les attendrait. Demain, à Londres, Peter scannerait les pages manuscrites du cahier de Vladimir et les enverrait par courrier électronique à un collègue de nationalité russe qui en commencerait aussitôt la retranscription. Il resservit une tasse de café à Clara, chacun avait l’esprit ailleurs et peu de mots s’échangeaient depuis le début du repas.

– Vous lui avez parlé aujourd’hui ? demanda Clara, brisant le silence.

– Il est 7 heures du matin à Boston, Jonathan doit à peine se lever. Je lui téléphonerai tout à l’heure, c’est promis.

Le portable de Peter vibra sur la table.

– Vous croyez à la transmission de pensée ? dit Peter joyeux. Je suis sûr que c’est lui !

– Peter, c’est Sylvie Leroy à l’appareil, je peux te parler ?

Peter s’excusa auprès de Clara et s’éloigna. La chargée de mission du C2RF commença aussitôt un compte rendu détaillé à Peter.

– Nous avons réussi à décomposer partiellement le pigment. Il est à base de cochenilles de poirier. Nous n’y avions pas pensé car d’ordinaire c’est un colorant qui est aussi beau que fugace et nous ne comprenons toujours pas comment votre peintre a réussi à ce que la teinte ne se dégrade pas au fil du temps. Néanmoins les bases de données sont formelles sur ce point. Nous pensons que le mystère de ce tableau repose dans le vernis que Radskin y a appliqué. Il nous est inconnu, mais ses propriétés semblent être tout à fait remarquables. Si tu veux mon opinion, il joue un rôle de filtre, comme un film qui serait par endroits transparent et opacifiant à d’autres. Nous avons découvert de très légères ombres sur les radios de la toile, mais elles sont trop fines pour qu’il s’agisse de repentirs, même si tout le monde au labo n’est pas d’accord sur ce dernier point. Maintenant accroche-toi bien, parce que nous avons fait deux découvertes importantes. Radskin a aussi utilisé du rouge d’Andrinople, je te passe les détails de la formule, elle date du Moyen Âge. Pour obtenir une couleur vive et stable, on mélangeait des graisses, de l’urine et du sang d’animaux.

– Tu crois qu’il a égorgé un chien ? interrompit Peter. J’éviterai de préciser ce détail au cours de la vente, si tu n’y vois pas d’inconvénient !

– Tu aurais tort, Vladimir n’a pas fait de mal à une mouche. Je pense que Radskin a composé son rouge avec les moyens dont il disposait, et les résultats ADN sont formels, nous avons retrouvé du sang humain dans son pigment.

Bien que sous le choc, Peter crut un instant qu’il avait enfin là un moyen d’authentifier le tableau. Si le peintre avait utilisé son propre sang, il aurait suffi de comparer les analyses d’ADN, mais son excitation passagère retomba aussitôt, le corps de Vladimir était devenu poussière, et il n’existait plus de matière qui permette d’établir une comparaison.

– Quelle est l’autre découverte importante ? demanda Peter soucieux.

– Quelque chose d’étrange, la présence de Réalgar, un colorant inutile et que Vladimir n’aurait jamais voulu utiliser.

– Pourquoi ? demanda Peter perplexe.

– Parce que son rouge est dominé par les autres et qu’il contient des doses extrêmement toxiques de sulfure d’arsenic.

Peter repensa à l’effluve aillé qu’il avait senti en passant la tête dans l’ouverture du mur. L’odeur était caractéristique de ce poison.

– Le Réalgar est de la même famille que la mort-aux-rats, si on en inhale, autant dire que l’on se suicide.

– Tu peux m’envoyer une copie de ce rapport à mon bureau de Boston ?

– Je te promets de le faire en rentrant, mais à une condition.

– Tout ce que tu voudras !

– Ne m’appelle plus jamais !

Et Sylvie Leroy raccrocha au nez de Peter.

La lune se leva au-dessus de la ligne que dessinaient les cimes des collines.

– Elle sera pleine cette nuit, dit Peter en regardant le ciel.

Clara avait l’air si triste qu’il posa sa main sur son épaule.

– Nous trouverons une solution, Clara.

– Je crois que nous devrions tout arrêter, dit-elle songeuse. J’irai peut-être en prison le temps qu’il faudra et puis je le retrouverai.

– Vous l’aimez à ce point-là ? demanda Peter.

– Plus encore, j’en ai bien peur, ajouta-t-elle en se levant.

Clara s’excusa d’avoir le cœur trop lourd. Il la raccompagna jusqu’à la porte de la cuisine et retourna à la table profiter de la douceur du soir. Il était bientôt minuit sous le méridien de Greenwich, la lumière s’éteignit à la fenêtre de Clara et Peter monta dans sa chambre pour préparer ses affaires. Il fit demi-tour dans l’escalier et se dirigea vers le petit bureau. Quelques instants plus tard, il monta sous les combles, s’assit sur la vieille chaise et posa délicatement La Jeune Femme à la robe rouge sur le chevalet de Vladimir Radskin.

– Te voilà à ta place, murmura Peter dans la solitude de la nuit.

– C’est un joli cadeau pour Vladimir, nous sommes le jour anniversaire de sa mort, souffla Clara dans son dos.

– Je ne vous ai pas entendue arriver, dit Peter sans se retourner.

– Je savais que vous seriez là.

La lune montait dans le ciel et ses reflets entrèrent par la lucarne du toit. Soudain, tous les reliefs se parèrent d’une robe de couleur bleue argent. La lumière frappa le tableau et le vernis sur la toile l’absorba. Peu à peu, sous les yeux ébahis de Peter et Clara, un visage apparut sous la longue chevelure de La Jeune Femme à la robe rouge. La lune ronde continua sa lente ascension et plus elle s’élevait, plus ses rayons illuminaient le tableau. À minuit, quand elle fut au zénith, la signature de Vladimir Radskin se dessina à l’angle de la toile. Peter bondit de sa chaise et serra Clara dans ses bras.

– Regardez ! dit Clara en pointant du doigt la toile.

La figure se précisait peu à peu, les yeux d’abord, puis le nez, les joues, enfin la bouche, délicate. Peter retint sa respiration, il regarda tour à tour Clara et La Jeune Femme à la robe rouge : leurs traits étaient en tout point identiques. Cent cinquante ans plus tôt, Vladimir avait achevé la plus belle œuvre de sa vie, il s’était éteint, assis sur cette chaise au petit matin. La lune déclinait déjà et dès que la lumière abandonna le vernis, le visage et la signature du peintre s’effacèrent à nouveau de la toile. Clara et Peter se séparèrent après être restés une longue partie de la nuit dans la chambre du peintre, face au tableau. Ils se retrouvèrent aux premières lueurs du jour. Après avoir chargé leurs bagages et installé le tableau dans le coffre de la voiture, Peter tenta désespérément de joindre Jonathan.

– Rien à faire ! Il dort.

– Nous essaierons à Londres, et puis encore à l’aéroport.

– Je l’appellerai du cockpit s’il le faut, ajouta Peter.


Ils arrivèrent à la galerie à 9 heures. Avant d’ouvrir le rideau de fer, Clara regarda un court moment la vitrine du petit café qui brillait dans le soleil. Un peu plus tard dans la matinée, les transporteurs refermèrent le couvercle sur le coffrage qui abritait La Jeune Femme à la robe rouge.

À midi, le fourgon de la Delahaye quitta Albermarle street, escorté par une voiture de police banalisée. Clara était à l’avant de la camionnette, Peter avait pris place auprès du tableau, dans la cabine arrière.

– Les portables ne passent pas ici, dit le convoyeur à Peter qui s’escrimait à utiliser son téléphone. Les parois sont blindées et ignifugées.

– Au prochain feu rouge, je peux descendre deux petites minutes, il faut vraiment que je joigne quelqu’un ?

– Je ne crois pas, monsieur, répondit le chef d’équipe en souriant.

Le convoi s’immobilisa sur la piste, au pied du 747. Peter signa cinq bons de prise en charge. Ces documents faisaient de lui, et ce jusqu’à la vente, le tuteur légal des dernières œuvres de Vladimir. À partir de cette minute, il assumait l’entière responsabilité des tableaux. Clara et lui se dirigèrent vers l’escalier de secours de la passerelle arrimée au fuselage de l’appareil. Peter leva la tête et regarda la salle d’embarquement où les passagers du vol attendaient.

– C’est encore mieux que de voyager avec des enfants en bas âge !

– Nous téléphonerons à Jonathan en arrivant à Boston dit Clara.

– Non, nous l’appellerons de là-haut, reprit Peter en désignant le ciel.

Il escalada les marches.


*


Jonathan avait peu dormi. Quand il sortit de la douche, il entendit les pas d’Anna qui montait dans son atelier. Il enfila un peignoir et descendit dans la cuisine. La sonnerie du téléphone grelotta. Il décrocha le combiné mural et reconnut aussitôt la voix de Peter.

– Mais où es-tu ? demanda Jonathan, je te cherche depuis deux jours !

– C’est vraiment le monde à l’envers ! Je suis à dix mille mètres au-dessus de l’Atlantique.

– Tu es déjà en route pour ton île déserte ?

– Pas encore mon vieux, je t’expliquerai, j’ai une très bonne nouvelle à t’annoncer, mais je te passe d’abord quelqu’un.

Peter tendit le téléphone à Clara. Quand Jonathan entendit sa voix, il serra l’écouteur contre son oreille.

– Jonathan, nous avons la preuve ! Je te raconterai tous les détails dès que nous arriverons, c’est à peine croyable. Nous arrivons à Logan à 17 heures.

– Je vous attendrai à l’aéroport, dit Jonathan que toute fatigue avait soudain abandonné.

– J’aurais aimé te retrouver tout de suite, mais dès notre arrivée, nous serons pris en charge par la sécurité. Nous devons accompagner les tableaux jusqu’à la salle des coffres de Christie’s. J’ai réservé une chambre au Four Seasons, retrouve-moi à l’hôtel, je t’attendrai dans le hall à 20 heures.

– Et je te promets que je t’emmènerai marcher le long des quais sur le vieux port. Le soir, la vue est magnifique, tu verras.

Clara tourna la tête vers le hublot.

– Tu m’as manqué, Jonathan.

Elle rendit le combiné à Peter qui salua son ami et rangea l’appareil sous l’accoudoir de son fauteuil.

Jonathan raccrocha le téléphone au support mural de la cuisine, et Anna reposa celui de son atelier sur son enclave. Elle prit son téléphone portable et s’approcha de la fenêtre pour appeler aussitôt un numéro à Cambridge. Elle sortit de la maison un quart d’heure plus tard.


*


L’hôtesse distribua dans la cabine les formulaires d’immigration.

– Vous ne vouliez pas que Jonathan nous rejoigne dans le fourgon ? demanda Peter.

– J’étais prête à l’attendre dix ans, je vais essayer de résister le temps de passer par ma chambre. Vous avez vu la tête que j’ai !


*


Grâce à l’escorte de police, il leur fallut à peine vingt minutes pour rejoindre la ville. Dès que le dernier tableau fut enfermé dans la salle des coffres, Clara sauta dans un taxi pour gagner son hôtel. Peter en prit un autre pour aller déposer sa valise et récupérer sa vieille Jaguar. À sa demande, Jenkins l’avait fait conduire de l’aéroport par le voiturier de la résidence.

Il appela en chemin le correspondant auquel il avait confié la traduction du cahier de Vladimir. Celui-ci avait passé la nuit et la journée sur le manuscrit. Il venait de lui transmettre par courrier électronique la première partie du texte qu’il avait retranscrite. Pour le reste du document, qui n’était composé que de formules chimiques, il faudrait faire appel à un autre genre d’interprète. Peter le remercia sincèrement. Le taxi arrivait à la résidence. Il traversa le hall en courant, et tant pis pour le regard de son concierge s’il trépignait d’impatience dans la cabine d’ascenseur. Dès qu’il arriva dans son appartement, il alluma son écran d’ordinateur et imprima aussitôt le document.

Peter redescendit dix minutes plus tard, il avait à peine eu le temps de se doucher et d’enfiler une chemise propre. Jenkins l’attendait sur le perron, il déplia son grand parapluie siglé et protégea Peter de la fine pluie qui tombait sur la ville.

– J’ai fait demander votre automobile, déclara M. Jenkins, en fixant l’horizon bouché

– Fâcheux temps, n’est-ce pas ? dit Peter.

Les gros phares ronds du coupé Jaguar XK 140 jaillirent de la bouche du parking. Peter avança vers sa voiture, il s’arrêta à mi-chemin, et retourna sur ses pas et serra Jenkins dans ses bras.

– Au fait, vous êtes marié, Jenkins ?

– Non, monsieur, je suis célibataire, hélas, répondit le concierge.

En route, Peter appela Jonathan et s’approcha du micro fiché dans le pare-soleil pour hurler :

– Je sais parfaitement que tu es là ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peut m’agacer. Quoi que tu sois en train de faire, il te reste dix minutes, j’arrive !


*


Le coupé se rangea le long du trottoir, Jonathan grimpa à bord et Peter redémarra aussitôt.

– Je veux que tu me racontes tout, dit Jonathan.

Peter lui fit le récit de son incroyable découverte de la nuit. Vladimir avait appliqué un vernis dont seul le spectre d’une lumière particulière projetée à la verticale de la toile pouvait contrarier les effets. Reproduire les conditions exactes dans lesquelles le phénomène s’observait serait complexe, mais avec l’aide d’ordinateurs ils finiraient par y arriver.

– Le visage ressemblait vraiment à celui de Clara ? demanda Jonathan.

– À ce niveau de précision, crois-moi, c’est bien plus troublant qu’une simple ressemblance !

Et quand Jonathan s’inquiéta de savoir si Peter pensait vraiment pouvoir lui faire partager un jour ce qu’il avait eu le privilège de voir cette nuit-là, son ami le rassura. Les chimistes finiraient bien par décrypter les formules du peintre et, même si cela devrait prendre du temps, la toile retrouverait un jour son état original.

– Crois-tu que c’est ce qu’il aurait voulu ? Radskin avait bien une raison de cacher sa signature.

– Une très bonne raison, affirma Peter. Tiens, voici la transcription de son journal intime, cela va te passionner.

Peter prit les documents sur la banquette arrière et les tendit à son ami. L’interprète avait joint à sa traduction les photocopies des feuillets originaux. Jonathan effleura du doigt l’écriture manuscrite de Vladimir et commença la lecture.


Clara,

Notre vie n’aura guère été facile depuis la mort de ta mère. Je me souviens de cette fuite où tous deux nous traversions à pied les plaines de Russie. Je te portais sur mes épaules, il me suffisait de sentir tes petites mains accrochées dans mes cheveux pour ne jamais abandonner. Je pensais nous sauver en nous conduisant en Angleterre, mais la misère nous attendait patiemment à Londres. Quand dans la rue je dessinais les passants, je t’abandonnais aux nourrices d’un jour. Pour te garder, elles me prenaient le gain des rares esquisses que j’avais réussi à vendre. J’ai bien cru que Sir Edward serait notre sauveur. Me pardonneras-tu un jour cette naïveté qui nous aura séparés l’un de l’autre dès nos premiers jours ici ? En te choyant comme sa propre fille, il gagnait et trahissait à la fois ma confiance. Tu n’avais que trois ans quand il m’a arraché à toi. J’emporte avec moi le parfum d’enfance de ce dernier baiser que tu as posé sur mon front il y a si longtemps. La maladie m’avait gagné et profitant de ma faiblesse, Langton m’a fait transporter dans ce réduit d’où je t’écris. Voilà maintenant six ans que je ne suis plus sorti de cette cellule ; autant de temps sans pouvoir te prendre dans mes bras, voir la lumière qui brille dans tes yeux. Tu portes en eux la vie qui habitait si bien ta mère.

En échange des peintures que je lui fournis, Langton s’occupe de toi, te nourrit et t’élève. Le cocher me rend souvent visite et me donne de tes nouvelles.

Parfois, il nous arrive de rire ensemble, il me raconte tes exploits et me dit que tu es bien plus débrouillarde que la propre fille de Langton. Les jours où tu joues dans la cour, il m’aide à me rendre jusqu’à la petite fenêtre sous les combles. D’ici, j’entends ta voix et tant pis si mes os me tiraillent de douleur, c’est là ma seule liberté de te voir encore grandir. L’ombre de ce vieil homme que tu aperçois sous la toiture et qui te fait désormais si peur, c’est celle de ton vrai père. Quand le cocher me quitte, il se voûte, portant sur ses épaules le fardeau de son silence et de sa honte. Les couleurs du courage l’ont abandonné depuis que son cheval est mort. Je lui avais peint un tableau, mais Langton le lui a confisqué.

Clara, je n’ai plus de forces. Mon ami le cocher est venu me dire une conversation qu’il a surprise. Le jeu a entraîné Langton dans de grandes difficultés financières et son épouse lui a fait valoir qu’après ma mort, mes toiles prendraient de la valeur et les sauveraient de la ruine. Depuis quelques jours, mes entrailles me font terriblement souffrir et je crains bien qu’il n’ait cédé à la tentation du pire. Ma petite fille, si tu n’existais pas, si tes rires au-dehors n’étaient pas mes plus beaux éclats de vie, je t’avouerais accueillir la mort comme une délivrance. Mais je ne peux pas partir l’esprit en paix sans m’assurer d’avoir su à ma manière te laisser un souvenir unique.

C’est là ma dernière peinture, mon chef-d’œuvre puisque c’est toi mon enfant, que je peins. Tu n’as que neuf ans mais tu portes déjà aujourd’hui les traits de ta mère. Pour que Langton ne puisse te déposséder de ce tableau, j’ai caché ton visage et dissimulé ma signature, à l’abri d’un vernis dont je suis seul à connaître la formule.

Tu vois, toutes ces années d’adolescence à Saint-Pétersbourg où je m’ennuyais tant sur les bancs de l’école de chimie auront fini par m’être utiles. Le jour de tes seize ans, le cocher m’a fait le serment de te remettre ce cahier que je lui confie. Il te conduira chez des amis russes qui en assureront pour toi la traduction. Il te suffira de faire exécuter la formule que j’ai retranscrite dans les pages qui suivent pour savoir comment ôter ce vernis que j’ai appliqué. En révélant la toile et avec l’aide de ce cahier tu pourras prouver que ce tableau est à toi. C’est mon unique héritage, ma petite fille, mais c’est celui d’un père qui, si près et si loin de toi à la fois, n’a jamais cessé de t’aimer. On dit que le sentiment sincère ne meurt pas, je continuerai de t’aimer bien après ma mort.

J’aurais voulu te voir grandir, te voir devenir femme. Si je n’avais droit qu’à un seul espoir, ma seule ambition de père serait que la vie te permette d’aller jusqu’au bout de tes rêves. Accomplis-les Clara, n’aie jamais peur d’aimer. Moi, je t’aime comme j’ai aimé ta mère et l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.

Ce tableau est tien, à toi, ma Clara, ma fille.

Vladimir Radskin, 18 juin 1867.


Jonathan replia les feuillets. Il ne put dire le moindre mot à son ami.


*


Clara sortit du bain et entoura sa taille d’une serviette. Elle regarda sa tête dans le miroir au-dessus des vasques et grimaça. Sa valise était ouverte sur le lit et ses affaires dispersées jusque sur le canapé. Tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une robe se balançait à des cintres suspendus à l’abat-jour de la lampe en pied, à la tête de la buse anti-incendie et à chaque poignée de placard. Près de la fenêtre, d’autres vêtements reposaient en boule au pied du gros fauteuil. Le jean avait encore toutes ses chances, à condition que la chemise d’homme qu’elle essayait veuille bien descendre suffisamment sur ses hanches.

Elle abandonna sa chambre au désordre. Elle referma la porte et accrocha à la poignée le petit panneau « Ne pas déranger ». L’ascenseur s’ouvrit sur le hall, Clara regarda sa montre, il était huit heures moins dix. En attendant Jonathan, elle eut envie d’aller se désaltérer. Un verre de vin l’apaiserait. Elle entra dans le bar de l’hôtel et s’installa au comptoir.


La vieille Jaguar remontait vers le centre de la ville. Quand ils arrivèrent au pied de l’hôtel où Clara était descendue, Jonathan se tourna vers Peter.

– Elle a lu ce document ?

– Non, pas encore, la traduction est arrivée chez moi, juste avant que je vienne te chercher.

– Peter, il faut que je te demande quelque chose.

– Je sais Jonathan, nous allons retirer le tableau de la vente.

Jonathan posa une main complice sur l’épaule de son meilleur ami. Quand il descendit de la voiture, Peter ouvrit la fenêtre et lui cria :

– Tu viendras quand même me voir sur mon île déserte ?

Jonathan lui fit un signe de la main.

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