Juliette Benzoni Un aussi long chemin

PREMIERE PARTIE DEUX CŒURS LOINTAINS

Marjolaine et son fantôme

Marjolaine se réveilla en sursaut et regarda autour d'elle. Le feu était mort et la chambre plongée dans les ténèbres. Seule, l’étroite fenêtre garnie de parchemin huilé se dessinait très vaguement dans l’obscurité.

La jeune femme se sentait mal à l’aise, tout à coup, et envahie par une curieuse angoisse. C’était comme si une main, encore nouée autour de sa gorge, était venue la prendre au fond de son sommeil pour la ramener sans douceur à la réalité de cette nuit d’hiver. Une main, mais aussi un bruit inhabituel qu’elle ne parvenait pas à définir.

Elle tendit l’oreille et n’entendit que le vent. Chargé de pluie, il enroulait ses bourrasques autour de la grande tour carrée neuve où s’abritaient les cloches de l’abbaye de Saint-Denis toute proche. Habituellement, ses hurlements faisaient apprécier infiniment l’abri d’une chambre bien close et les douceurs d’un lit moelleux...

Le silence se prolongeant, la jeune femme, rassurée, allait se réinstaller dans le nid chaud et douillet où l’attendait son sommeil interrompu quand un bruit de pas, au-dessus de sa tête, la fit se dresser, plus tremblante que jamais. Cette fois elle n’avait pas rêvé.

Quelqu’un marchait là-haut, à pas lents et lourds, qui ne songeait aucunement à se dissimuler et qui faisait craquer les planches du grenier.

La gorge sèche, Marjolaine sentit une coulée de sueur froide glisser le long de son dos nu. Comme si sa vie même dépendait du moindre bruit qu’elle ferait, elle ramena le drap et la couverture de peau de loup contre sa poitrine avec d’extrêmes précautions et en s’efforçant désespérément d’empêcher ses dents de claquer.

Là-haut, les pas s’arrêtaient, mais un autre bruit se faisait entendre par-dessus les plaintes du vent : celui de peaux desséchées que l’on défroisse, que l’on plie et que l’on jette en tas avant de les lier ensemble pour les emporter. Cette fois, Marjolaine gémit de terreur et, lâchant drap et couverture, appliqua sur sa bouche ses deux poings fermés dans lesquels elle planta ses dents.

Ce bruit, elle l’avait entendu de nombreuses fois, mais de jour. C’était le même exactement que faisait Gontran Foletier, son époux, lorsqu’il venait choisir, pour une commande, parmi les paquets de peaux qu’il entassait à chacun de ses retours des grandes foires aux sauvagines. Il préférait, en effet, entreposer le plus gros de ses achats dans sa maison de Saint-Denis où les risques d’incendies étaient beaucoup moins grands, à cause du verger, du jardin et des communs dont s’entourait la demeure, que dans sa très belle mais étroite et fragile maison de la Cité. C’était bien le bruit familier de son pas pesant, solennel même pour les déplacements les plus simples et qu’il voulait majestueux. A croire que Gontran était revenu, bien qu’il eût rendu à Dieu son âme et que, depuis trois jours, son corps épais eût commencé à redevenir poussière sous les dalles de l’église Saint-Barthélemy, à Paris, dont il était marguillier!

La première idée de la jeune femme avait été qu’un voleur s’était introduit dans son grenier pour faire main basse sur la réserve des précieuses fourrures. Mais c’était à peu près impossible. Il aurait fallu, pour cela, franchir le mur qui entourait la propriété et qui était d'une belle hauteur sans atteindre toutefois celle des murailles de l’abbaye auxquelles le petit domaine s’appuyait par un côté. Et puis il y avait les chiens du jardinier, des molosses capables de dévorer un homme tout vivant et qu’on laissait libres de vagabonder à leur aise la nuit tout autour de la maison. Or, justement. Marjolaine venait d'en entendre un qui fonçait en grondant à travers les flaques d'eau, courant sans doute après un matou imprudent. Personne ne pouvait atteindre la maison quand ces deux fauves étaient lâchés, hormis Gontran lui-même.

Quant à ladite maison, le pelletier, un homme de précautions craignant aussi bien les voleurs pour ses fourrures que les galants pour sa trop jeune et trop jolie femme, avait pourvu ses portes de grosses pentures de fer et de bonnes serrures servies par des clés qui ne quittaient pas sa chambre ou sa poche. Enfin, l'échelle qui permettait d’atteindre les greniers par l'extérieur était retirée chaque soir et enfermée dans une grange dont les portes étaient encadrées justement par les niches des chiens.

Au grenier, les allées et venues continuaient, tout à fait délibérées. C'étaient celles d'un homme qui est chez lui et qui agit en maître et Marjolaine, ses grands yeux bleus dilatés par la crainte, s’efforçait désespérément de trouver une explication au phénomène, cherchant dans sa mémoire quelles pouvaient bien être les oraisons jaculatoires contre les esprits malins car pour elle, la chose ne faisait aucun doute : tout mort qu'il était, c’était Gontran qui se promenait au-dessus de sa tête.

Mais elle avait si peur qu’aucune bribe de latin, si petite fut-elle, ne lui revenait et elle restait là, incapable de bouger, serrant les dents pour les empêcher de claquer tandis que se poursuivait là-haut le sabbat des peaux défroissées. Il fallait pourtant faire quelque chose! Au moins appeler Guillot, le valet qui couchait dans une soupente près du poulailler et puis, peut-être, essayer d’avoir un peu de lumière car, dans cette obscurité, l’inexplicable vacarme devenait affolant.

Tremblant de tous ses membres, Marjolaine trouva tout de même le courage de s’extraire tout doucement de son nid moelleux. Le froid humide lui tomba sur le dos comme un suaire mouillé et elle eut la chair de poule. En tâtonnant, elle chercha la longue robe de drap bien fourrée de menu vair qu’elle avait l’habitude de mettre au saut du lit, ne la trouva pas, chercha ses pantoufles et ne les trouva pas davantage. Pourtant, elle était certaine de les avoir disposées, l’une sur l’escabeau posé non loin du lit et les autres au pied même de son lit.

A genoux sur la jonchée de paille qui couvrait le carrelage, la jeune femme avança avec précaution, glacée jusqu’à la moelle, cherchant toujours ses vêtements. La robe avait dû glisser à terre. Et puis, quand elle s’était couchée, le chat Grimbert était venu ronronner sur son lit. Comme il n’était plus là, c’était peut-être lui qui, en s’en allant, avait déplacé la robe et les pantoufles. Et cette maudite chambre, à présent, paraissait immense!

Au bord des larmes, Marjolaine songeait sérieusement à regagner son lit et à s’y blottir en remontant la couverture par-dessus sa tête pour ne plus rien entendre, quand un faible rai de lumière glissa sous sa porte accompagné de pas légers mais précipités.

La porte grinça à peine en s’ouvrant. Une forme blanche, tenant une chandelle qui semblait agitée par un vent de tempête tant elle tremblait, parut sur le seuil, entra, tandis qu’une voix chevrotante chuchotait :

- Dame... Dame Marjolaine! Êtes... êtes-vous éveillée?

Un cri de satisfaction lui répondit. La flaque de lumière répandue sur le sol par la chandelle avait permis à Marjolaine d’apercevoir sa robe et ses pantoufles disséminées à travers la chambre; elle se rua dessus.

Une fois sa fragile nudité bien à l’abri dans les chaudes fourrures, Marjolaine considéra la jeune fille qui se tenait toujours sur le seuil, ses nattes rousses raides d’effroi, serrant d’une main contre sa poitrine la couverture qui l’enveloppait et s’efforçant de maintenir, de l’autre, sa chandelle toujours agitée par la tempête de sa frayeur.

- Vous... vous avez entendu? grelotta-t-elle.

- Oui. Entre, ferme cette porte et essayons de ranimer ce feu, dit assez calmement Marjolaine qui, à ne plus se sentir seule et noyée dans l’obscurité, reprenait courage.

Et comme Aveline, sa jeune chambrière, semblait incapable du moindre mouvement, elle alla la prendre par la main, récupérant au passage la chandelle que sa visiteuse venait de lâcher. Elle la conduisit jusqu’au lit où elle la fit asseoir, puis se redressa, l’oreille au guet.

- Écoute! On n’entend plus rien.

En effet, un silence total régnait à présent au grenier. Plus un bruit de pas, plus un froissement de peau. Le son des voix sans doute avait effrayé le mystérieux visiteur et, en ce cas, il s'agissait peut-être bien d’un voleur.

- Le... fantôme est parti? souffla Aveline.

- Sotte! Pourquoi serait-ce un fantôme?

- Notre maître a... été assassiné. Il est mort sans avoir eu le temps de faire sa paix avec le Dieu Tout-Puissant. Sa pauvre âme doit être en peine.

- On ne lui a pourtant ménagé ni les prières, ni l’encens, ni les cierges, ni les aumônes aux pauvres, et j’ai déjà donné une belle somme à l’église afin qu’une messe soit dite, chaque jour, pour son repos, fit la jeune veuve avec rancune. Moi, je crois plutôt qu’on en veut à ces belles peaux de martre et de renard qu’il gardait là-haut.

- Un voleur? Qui ne prendrait pas plus de précautions pour n’être pas entendu? Oh! c’est... c’est impossible!

- Alors, il faut voir.

- Voir? Oh non!

Recroquevillée sur le lit, roulée en boule comme un hérisson poursuivi, ses nattes rousses dépassant seules du paquet de couvertures, Aveline avait choisi de ne plus rien voir, de ne plus rien entendre. Mais une petite réserve de vaillance insoupçonnée, héritée peut-être de ses ancêtres, petits seigneurs indigents mais braves, était venue à Marjolaine. Se précipitant à la fenêtre, elle l’ouvrit et, passant à demi le corps par l’étroite ouverture, sans se soucier du vent ni de la pluie, elle se mit à hurler :

- Guillot! Colin! Jeannet!... Au secours!... A l’aide!

Un double et féroce aboiement lui répondit. Elle aperçut, en bas, les deux molosses de Colin qui, leurs pattes arrière plantées dans une flaque d’eau, s’effor-çaient de monter à l’assaut de la maison en s’étranglant à moitié de fureur. Le tableau de ces fauves déchaînés fortifia son courage. Si quelqu’un avait réussi à s’introduire dans le grenier, il aurait du mal à en sortir vivant. Puis, pensant à la trappe qui ouvrait sur l’intérieur de la maison et que desservait un petit escalier, elle y courut, emportée par une poussée d’héroïsme parfaitement inattendue, après avoir raflé au passage la hachette à fendre les bûches posée contre le manteau de la cheminée.

L’imprudence qu’elle commettait lui sauta à l’esprit quand elle se retrouva au pied dudit escalier, sa hachette d’une main, sa chandelle de l’autre. Si quelqu’un lui tombait dessus de là-haut, elle atteindrait sans doute son heure dernière, d’autant que, la porte de la maison étant verrouillée, personne ne pouvait venir à son secours du dehors. Rebroussant chemin, elle regagna sa chambre dont elle barricada la porte de son mieux au moyen d'une bancelle puis retourna à sa fenêtre, juste à temps pour voir surgir le valet, le jardinier et le porcher qu'elle avait appelés. Vêtus seulement de leurs braies et d'un sac jeté sur le dos contre la pluie, ils accouraient, encore mal réveillés.

La voix enrouée de Guillot monta de la cour vers la fenêtre éclairée :

- Qu'est-ce qu'il y a, dame? C'est vous qui avez appelé?

- Qui voulez-vous que ce soit? Je crois qu'il y a un voleur dans le grenier. Prenez des bâtons et des haches et allez voir!

- Comment qu'y serait entré? flûta Jeannet, le jeune porcher. L'échelle n’a point quitté la grange. Je viens de la voir!

- Où est dame Aubierge? reprit Guillot. Est-ce qu'elle n’aurait pas bien veillé à la fermeture de la maison après que j'ai eu fait ma dernière ronde, avant le couvre-feu?

- Qui parle ici de dame Aubierge? gronda une sorte de faux bourdon dans les profondeurs de la bâtisse.

Ce fut immédiatement suivi d'un grand remue-ménage de clés tournées et de verrous tirés puis la porte de la maison s'ouvrit et une imposante personne apparut avec la majesté d'une nef de haute mer entrant au port les cales pleines. Elle en avait la coque noire et pansue et le couronnement de toile blanche. Dame Aubierge venait de faire son entrée sur la scène du drame.

C'était, dans la maison, une puissance et même une espèce de génie tutélaire. Elle avait été la sœur de lait de Gontran Foletier et depuis la mort de dame Foletier mère, Aubierge la remplaçait aux commandes des deux maisons du pelletier royal. Femme de tête autant que de décision, il n'était aucun détail domestique qui ne lui fût étranger, qu'il s'agisse du nombre des torchons, des pots de confitures ou des poules de la basse-cour. Colin, le jardinier, prétendait même qu’il ne faisait pas bon être une mite dans la maison de Gontran car dame Aubierge connaissait le nombre exact de poils composant chacune des fourrures de la garde-robe de son maître et elle était capable d’en demander compte à l'imprudente qui oserait en consommer un seul.

Telle qu’elle était, la grosse dame se savait à peu près irremplaçable, et l’idée d’abandonner si peu que ce soit de ses attributions entre des mains trop jeunes, donc inexpérimentées, ne l’avait même pas effleurée lorsque Gontran avait épousé, par pure concupiscence, la jeune et ravissante Marjolaine des Bruyères, fille d’un petit seigneur besogneux des environs de Laon. Il eût été sans doute absurde, et peut-être dangereux, de remettre entre les mains d’une gamine des intérêts d'une telle importance.

Celle-ci n’avait même pas songé, d’ailleurs, à en réclamer la charge. Elle était encore très jeune - à peine quinze ans! - lorsqu’on l’avait pratiquement vendue à Gontran et elle s’était installée dans la belle maison de son époux avec le naturel d’un petit chat, tout juste sorti d'une froide rivière et qui trouve un coin bien chaud pour se sécher et passer la mauvaise saison. Pour rien au monde elle ne se serait avisée de réclamer la plus infime parcelle d'un pouvoir domestique dont elle n'avait pas la moindre envie. Même si son époux lui inspirait une sorte d’horreur, c'était assez agréable de n'avoir rien à faire d’autre que de se parer pour aller aux offices ou siéger dans la grande salle où Gontran aimait à recevoir amis et clients, s’asseoir pour déguster la bonne cuisine ordonnée par dame Aubierge - une cuisine aux épices rares dont on n’avait pas la moindre idée chez les Bruyères - et se promener ou dormir quand l’envie lui en prenait. Évidemment, il y avait les nuits et elles représentaient autant de cauchemars, plus ou moins longs d’ailleurs suivant la quantité de vin ingurgitée au souper par le pelletier. Cela constituait une pénible corvée, mais guère plus rude, au fond, que celles dont Marjolaine était chargée dans le vieux manoir paternel où les fumées de cuisine passaient encore par un trou pratiqué dans le toit [1 - La cheminée n'étant apparue que depuis peu, il n'y en avait que dans les maisons riches.] et où ses occupations les plus habituelles, en dehors de la prière, consistaient à mener les oies au pré et à éplucher les légumes, principalement les raves qui constituaient le fond ordinaire des soupes et ragoûts au lard dont se nourrissait une famille qui comptait plus d'enfants que d’écus.

L'apparition d'Aubierge, dans la cour de la maison, ramena un silence momentané. Elle leva la tête, aperçut Marjolaine à sa fenêtre.

- C’est vous qui avez appelé, dame Marjolaine? Qu'y a-t-il donc?

- Il doit y avoir un voleur dans le grenier. J’ai entendu remuer les peaux qui y sont rangées. On les a traînées vers l’ouverture où est la poulie!

- Ça me paraît difficile! marmonna la grosse femme en s’efforçant de distinguer l’ouverture incriminée qui semblait toujours aussi hermétiquement fermée par son volet de bois. Par où diable aurait-il pu passer? Mais on va voir ça! Ne bougez pas, dame! Allons, Guillot, Jeannet! Avec moi! Toi, Colin, reste ici avec tes chiens et veille à ce que personne ne sorte par là-haut!

- N’ayez crainte, dame Aubierge, personne ne passera! dit le jardinier qui rassemblait déjà dans sa poigne les colliers de ses molosses, lesquels d’ailleurs s’étaient calmés comme par enchantement à l’apparition d’Aubierge dont Colin prétendait qu’ils avaient une peur bleue.

Le groupe formé par la femme de charge, Guillot et Jeannet disparut à l'intérieur de la maison. L’escalier protesta comme sous une charge de cavalerie. En dépit du conseil d’Aubierge, Marjolaine quitta sa chambre, timidement suivie par Aveline dont la curiosité avait été plus forte que la peur, à présent qu’elle se sentait défendue par une vraie puissance. Tout le monde se retrouva sous l’échelle qui aboutissait à la trappe du grenier.

- C’est à moi de passer le premier, dit Guillot dans un beau mouvement de courage, dicté d’ailleurs par la certitude qu’Aubierge ne manquerait pas de l’envoyer en tête de file.

Elle s’écarta avec un hochement de tête. Guillot grimpa comme un chat, éclairé par les chandelles de ceux qui, le nez en l’air, suivaient son ascension. La trappe, sans doute bien graissée, n’émit pas le moindre cri quand, avec un soin prudent, le valet commença à la soulever. Sa tête et le haut de ses épaules disparurent dans le trou noir tandis qu’en bas chacun retenait son souffle.

- Alors? émit dame Aubierge.

- Je... je ne vois rien!

- Tu ne risques pas de voir grand-chose, poltron, si tu restes là! Allons, avance! J’arrive!

Avec une agilité étonnante chez une femme si imposante, Aubierge se lança sur les échelons qu’elle gravit rapidement, non sans les faire crier de douleur sous son poids. Marjolaine suivit, relevant d’une main sa dalmatique et s’appuyant de l’autre aux montants. Pour ne pas être en reste, Jeannet et Aveline grimpèrent à leur tour et, bientôt, tout le monde se retrouva dans le grenier, plus ou moins courbé suivant la hauteur de sa taille.

- Il n’y a vraiment rien, dit Aubierge qui venait d’éprouver la fermeture de planches de la lucarne sous pignon. Personne n’est entré. Vous êtes certaine de n’avoir pas rêvé, dame Marjolaine?

- Non, je n’ai pas rêvé! s’insurgea la jeune femme.

Et la preuve, elle est là ! Regardez ces paquets de peaux de renard et de menu vair! Ils étaient bien rangés, bien empilés là et, à présent, les voilà dispersés.

Aubierge fronça les sourcils. C'était vrai. De son vivant, Gontran Foletier avait toujours veillé à ce que sa réserve de peaux fût toujours bien en ordre, et elle-même y donnait ses soins depuis qu’il avait quitté ce monde, n’ayant guère confiance dans le jeune Etienne Grimaud, le neveu du défunt pelletier, qui devenait naturellement son successeur à la tête de la pelleterie après avoir été son premier garçon.

Un long moment, elle contempla l’éparpillement des peaux semblables à de grandes feuilles abandonnées par quelque arbre géant au seuil de l’hiver. Puis son regard tourna sous ses épaisses paupières rougies et plissées par trop de travaux fins accomplis à la chandelle, rejoignit Marjolaine qui se tenait debout au milieu du grenier, très droite dans sa longue robe couleur de ciel d’orage, les mains au fond de ses manches mais si pâle, tout à coup, vivante image d’une terreur contrôlée par un miracle de volonté. Elle sentit que dans un instant la jeune veuve s’effondrerait.

- Aucun voleur n’est entré ici, dit-elle à regret. Redescendons s’il vous plaît, dame Marjolaine, vous allez prendre froid.

Et puis, comme tout de même elle était bonne et pieuse chrétienne et qu’il est des gestes de protection que l’on ne maîtrise pas en face d’un danger, surtout obscur, elle traça sur elle-même un large signe de croix qui eut le don étrange de déchaîner un double hurlement : Aveline et Jeannet qui venaient enfin de comprendre se ruaient dans l’escalier au risque de se rompre le cou.

Le grenier fut déserté avec quelque précipitation. Bien qu’il fût assez courageux, Guillot était aussi gris que la robe de Marjolaine. Il resta le dernier pour refermer la trappe, murmurant qu’il viendrait ranger tout ça le lendemain.

- Certainement pas! grogna Aubierge. Demain, maître Etienne sera prié de venir emporter tout cela à Paris. Ça n'a plus grand-chose à faire ici d'ailleurs et au moins, notre maîtresse ne sera plus éveillée par ces peaux quand... quand le vent les dérange! (Se penchant vers Marjolaine, elle ajouta, baissant la voix de plusieurs tons :) Au jour venu, dame Marjolaine, il faudra aller à l'abbaye demander des messes... beaucoup de messes, j’en ai peur. Et aussi faire aumônes. Quelque chose me dit que votre défunt époux a bien du mal à se faire ouvrir la porte du paradis par Mgr saint Pierre. Faut l’aider un peu si l’on veut dormir tranquille.

Marjolaine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un fantôme! C’était bien un fantôme qui habitait ce grenier, qui avait erré au-dessus de sa tête et qui le ferait sans doute nuit après nuit. Ne disait-on pas qu’un homme assassiné ne trouve pas le repos tant que la justice n’a pas été rendue? Le fantôme de Gontran! Ainsi, non content de lui avoir fait vivre des années de dégoût physique, il allait continuer d'une autre façon à lui empoisonner l'existence? Jamais elle ne pourrait le supporter.

Luttant contre la panique qui s’emparait d'elle, la jeune femme trouva seulement la force de hocher la tête puis, resserrant autour de son corps l’épais tissu doublé de fourrure, elle reprit d’un pas mal assuré le chemin de sa chambre. Elle avait froid, tout à coup, froid jusqu'à l'âme, bien plus froid qu'elle n’avait jamais eu chez son père quand le vent du nord entrait par les fissures de la chambre haute, située au sommet de l’unique tour trapue où elle s'entassait avec ses sœurs, comme une portée de jeunes chiots, dans le pêle-mêle d'un châlit grand comme un enclos à moutons. C'est qu’alors ses rêves lui tenaient chaud.

C’étaient des rêves d’adolescente, pleins d’innocence et de naïveté, des rêves un peu fous aussi où le rôle principal était tenu par le jeune comte Adam de Marchais, le maître du puissant château voisin. Un vrai château, celui-là, avec de gros murs faits de parpaings bien appareillés que le père du comte Adam avait fait venir à grands frais et à grandes suées de ses serfs des carrières de Compierre, dans les premières années de ce XIIe siècle. Un château qui avait quatre tours d’angle et un énorme donjon bien carré, si haut que, lorsqu’on le voyait de loin, dominant la plaine chevelue de forêts, il avait l’air d’un doigt menaçant brandi vers le ciel, plus imposant, bien sûr, que la modeste tour de l’église paroissiale de Marchais. Pas grand-chose à voir avec le modeste manoir de la Pêcherie, domaine de sa famille, qui bossuait à peine l’étendue herbeuse des marais de Samoussy!

Et le seigneur Adam, lui aussi, était un vrai seigneur. Dût-elle vivre mille ans, Marjolaine n’oublierait jamais ce jour d’hiver où elle l’avait vu passer sur les petites levées des marais de Samoussy à moitié gelés.

Il venait vers elle à contre-jour d’un gros soleil rougeaud et poussif, marchant au pas précautionneux de son destrier moreau, un peu tassé sur sa selle comme le font les hommes trop grands. Sous la cape d’épaisse laine brune bordée d’un galon doré, ses larges épaules encore anguleuses tendaient la tunique de cuir où s’étalait - croissants d’or sur fond rouge - l’emblème que son grand-père avait, à la croisade, choisi pour lui-même et ses descendants [1 - Les emblèmes peints sur les écus allaient devenir rapidement des armoiries.]

En le voyant venir vers elle, Marjolaine avait eu peur, si peur qu’elle avait bien failli tomber dans le marais pour chercher refuge derrière une touffe de roseaux. Barbe, sa nourrice, lui avait appris depuis longtemps la crainte de ces soudards errants qui hantaient parfois les campagnes, ribauds maraudant pour leur propre compte et plus habiles à trousser une fille qu’à faire la charité. Elle allait donc se précipiter dans l’eau quand quelque chose de plus fort qu’elle l’avait retenue : le visage du cavalier, à présent assez proche pour qu’elle pût le distinguer. Un visage mince aux traits fins, étonnant sur pareille carrure, des yeux glauques, gris-vert comme l'étendue trouble du marais, et par-dessus tout cela une tignasse noire que le vent échevelait. Tel qu’il était, il était apparu à l’adolescente comme la plus belle chose du monde, détrônant d’un seul coup le seigneur Aubry, son père, que Marjolaine avait jusqu’à présent considéré comme l’échantillon le plus achevé de la beauté mâle.

Le petit chemin, tracé sur la levée, n’était pas large et bientôt promeneuse et cavalier se trouvèrent face à face. Tiré de la vague méditation où l’avait plongé le pas paisible de son cheval, Adam de Marchais fronça un sourcil mécontent et grogna à l’adresse de la gamine en sabots qui l’empêchait de passer.

- Allons, petite, fais-moi place!

- Je... je voudrais bien, seigneur, mais il faudrait que j’entre dans l'eau et elle est bien froide.

La voix était douce avec des inflexions qui ne sentaient pas la campagne. Le jeune homme se pencha sur sa selle pour mieux voir celle qu’il avait prise d’abord pour une petite serve quelconque. Sous le capuchon, il aperçut de doux cheveux d’un blond presque blanc, un petit nez rougi par le froid et, sous de grands cils soyeux, les prunelles les plus bleues qu’il eût jamais vues.

- Qui es-tu? Et que fais-tu dans le marais à cette heure? La nuit va bientôt tomber.

- Je m’appelle Marjolaine des Bruyères. J’habite là-bas, ajouta-t-elle, tendant le bras vers la silhouette trapue de la Pêcherie.

Il avait eu un rire bref, un peu dédaigneux.

- Ah! La nichée de messire Aubry et de dame Richaude! Et quel âge as-tu, damoiselle?

- Douze ans, messire. Bientôt treize. A la prochaine Saint-Jean.

- Quelle grande personne!

Brusquement, le comte se pencha sur le cou de son cheval, tendit les bras et enleva de terre la fillette qui, dans sa soudaine ascension, perdit l’un de ses sabots. Il l’assit devant lui et scruta son visage.

- On dirait que tu es déjà mignonne. Tu as de bien beaux yeux, petite, de beaux cheveux et...

De sa main libre, car de l’autre il la tenait contre lui, il caressa doucement sa poitrine, s’attardant aux rondeurs naissantes avec un petit rire tandis que ses yeux pers devenaient plus troubles encore.

- Tudieu! fit-il d’une voix un peu rauque. Tu feras une belle fille qu’il fera bon mettre dans son lit, plus tard.

Sans cesser sa caresse, il la serra plus fort contre lui, l’enveloppant de sa chaleur d’homme et d’un agréable parfum de cuir et de paille fraîche, puis posa soudain sa bouche sur les lèvres tendres qu’il sentit trembler.

Il s’y attarda longuement sans que l’enfant, stupéfaite et vaguement inquiète, réagît. Alors il la détacha de lui et la reposa à terre, mais de l’autre côté de son cheval.

- On se reverra plus tard, Marjolaine des Bruyères, quand tu seras assez grande pour savoir rendre un homme heureux. A présent, rentre vite. Le soleil est parti et la lumière baisse. Ta nourrice a dû te dire que les mauvaises fées erraient la nuit sur les marais...

Néanmoins, elle le regarda s’éloigner, au trot allègre de son cheval cette fois. Elle tremblait des pieds à la tête, mais le froid n’y était pour rien. Le tremblement venait du plus profond d’elle-même. On aurait dit qu’il prenait naissance dans son ventre et, en même temps, elle se sentait triste tout à coup, avec une horrible impression d’abandon. Elle aurait voulu être encore contre Adam, sentir encore son odeur, et la dureté de son bras autour d'elle, et la douceur de sa main sur ses petits seins qui lui faisaient un peu mal, et la caresse de sa bouche...

Bientôt, il eut complètement disparu et Marjolaine se trouva vraiment seule. Elle chercha alors son sabot mais, ne le retrouvant pas, comprit qu’il avait dû tomber dans l'eau. Il allait falloir rentrer sur un sabot et un bas de laine, sans compter l’algarade qu’elle aurait avec sa mère pour lui apprendre à prendre soin de ses affaires.

Pour comble de malheur, il se mit à neiger et le vent souffla plus fort. La terre se couvrit d’une mince couche blanche, les branches des arbres qui poussaient ici ou là craquèrent dans le vent, mais Marjolaine ne sentait ni le froid humide ni la douleur que les pierres du chemin causaient à son pied. Elle revivait encore l’instant merveilleux où Adam de Marchais l’avait prise dans ses bras et, sans cesse, elle se répétait la promesse qu’il lui avait faite. « On se reverra! » Et, dès ce jour d’hiver, le jeune comte habita la grande chambre de la tour, bien caché au fond de la mémoire et du cœur de Marjolaine. Mais elle ne revit pas Adam de Marchais.

En épiant les nouvelles qui venaient à la maison, en écoutant parler son père qui avait assisté à l’événement, elle apprit que, peu après leur rencontre, il avait été armé chevalier par le comte de Vermandois et qu’il était parti avec lui pour rejoindre le roi à Paris. C’était en l'an 1137 et le jeune roi Louis VII, qui venait d'épouser la duchesse Aliénor d'Aquitaine, ramenait sa jeune épouse dans la ville. Il fallait que les plus grands seigneurs d'alentour vinssent faire leur cour, saluer la nouvelle reine qui arrivait avec une grande réputation de beauté et d'élégance. Une réputation qui se communiqua bientôt à sa cour, à son entourage et à la vie que l'on menait à Paris.

Mais tout cela, ces bruits lointains du temps, ne parvenait à la Pêcherie que par petits fragments qui n’apaisaient pas la faim de savoir habitant Marjolaine et ne faisaient qu'emballer, à vide, son imagination. A mesure que s’éloignait dans le temps sa rencontre dans le marais hivernal, les rêves de la fillette devenaient douleur et désenchantement. Comment, à la brillante cour de la reine, Adam de Marchais pourrait-il se souvenir encore de la promesse qu'il lui avait faite? Il devait y avoir tant de belles dames autour de lui, tant d'accortes damoiselles portant soies et velours. Toutes choses auxquelles les pauvres filles du pauvre sire Aubry ne pourraient jamais atteindre, sinon en rêve.

La vie, dans le manoir au bord des eaux dormantes, des joncs, des roseaux et des lys d’eau, n’avait vraiment rien de comparable avec ce qu’elle devait être chez le roi.

Vêtues comme moinillons, de bure l’hiver, de grosse toile l’été, Marjolaine et ses sœurs devaient, entre les interminables prières et offices auxquels les obligeait la dame des Bruyères, participer aux travaux ménagers multiples rendus nécessaires par la vie quotidienne d’une famille ne comportant pas moins de onze enfants et par une désespérante absence d’or ou d’argent, parfois même de bronze, dans l’escarcelle paternelle.

Les terres du seigneur des Bruyères étaient pauvres, avares et se composaient surtout de marais. Elles consentaient tout juste - et encore en rechignant beaucoup - à produire de quoi nourrir la maisonnée et à empêcher de mourir tout à fait de faim les trois ou quatre serfs qui les cultivaient. Aussi le personnel domestique du manoir se limitait-il à Barbe, la nourrice des enfants, et à sa nièce Jeannette, une gamine de l’âge de Marjolaine qui ne montrait guère plus de dispositions qu’elle pour le travail domestique.

Dame Richaude, la mère de la nichée, s’efforçait néanmoins de tenir son rang. Cela consistait pour elle à garder de sévères distances avec son entourage, même avec ses enfants, à préserver autant que faire se pouvait la blancheur de ses mains en leur évitant les travaux pénibles et en les enduisant quotidiennement de graisse de mouton, à fréquenter l'église beaucoup plus que la cuisine et à rendre de temps à autre, vêtue de ses meilleurs habits, de cérémonieuses visites à sa parentèle de Laon ou des environs.

Ces jours-là, elle empruntait l’unique cheval du domaine, se faisait escorter par l’écuyer de son époux, le vieux Géraud monté sur l’unique âne, ce qui gênait considérablement les travaux du jour et obligeait le baron à errer, morose et à pied, sur ses terres. En résumé, dame Richaude planait sur sa maisonnée comme un grand oiseau noir dont les coups de bec étaient toujours à craindre, bien que l’on eût toujours, en sa présence, l’impression que ses regards, braqués en permanence vers le ciel, ne voyaient pas grand-chose de ce qui se passait sur la terre.

Ce parti pris d’indifférence agaçait prodigieusement le baron Aubry son époux car c’était un homme sans imagination et uniquement attaché aux biens de ce monde qui, cependant, lui faisaient si souvent défaut. Il aimait manger, boire, faire l’amour et chasser. Aussi les aspirations spirituelles, si prodigieusement éthérées de son épouse, lui échappaient-elles complètement. Il lui arrivait même de se demander si elle se serait jamais aperçue de son existence si, d’aventure, il ne s’était avisé de lui faire onze enfants.

Pourtant, quand il l’avait épousée, un quart de siècle plus tôt, sire Aubry s’était senti en droit d’espérer des nuits réconfortantes, à défaut de jours fastueux puisque Richaude n’était pas plus fortunée que lui. Grande et déjà plantureuse dès l’âge de seize ans, elle avait nourri pendant plusieurs semaines les rêves amoureux du solide garçon de vingt ans qu’il était alors.

C’était à Laon, à la procession de la Fête-Dieu, qu’il avait vu la jeune fille pour la première fois. Vêtue de lin candide, ses cheveux bruns épars couronnés d'églantines, elle suivait à pas comptés, une chandelle de trois livres à la main et en chantant un cantique, la chape dorée de l'évêque entourée de toute une troupe de filles de son âge.

Mais Aubry n’avait vu qu’elle et, tout de suite, l’avait admirée passionnément. Non à cause de ses yeux baissés dont les cils mettaient une ombre bien douce sur ses joues, ni à cause de son maintien modeste et virginal, mais bien à cause des deux seins épanouis, drus et gonflés de sève, qui relevaient agressivement le tissu de sa robe, et du balancement envoûtant d’un bassin somptueux porté sur de hautes jambes dont les plis du tissu dessinaient parfois la forme fugitive.

Il n’était d’ailleurs pas le seul à la regarder avec émoi et, s'il ne s'était agi de la nièce d'un chanoine, les propositions déshonnêtes ne lui eussent certainement pas manqué. Mais, pour pauvre qu'elle fût, la maison de Pasly imposait le respect et, sur le passage de la procession, les hommes, les moines et même les enfants de chœur devaient se contenter de jeter, par en dessous, des regards fort peu chrétiens à l'étonnante adolescente.

Aubry, lui, en avait perdu le boire et le manger. Il s'en était ouvert à son confesseur qui s’en était ouvert à une vieille tante de la damoiselle, qui s’en était elle-même ouverte au chanoine. Toutes ces ouvertures avaient abouti à une demande en mariage en bonne et due forme qui avait été acceptée d’autant plus volontiers que la jeune Richaude n’avait même pas un denier de dot et que l’on se demandait même s’il se trouverait un couvent pour l’accepter.

C'est ainsi qu’un beau soir Aubry des Bruyères, le sang à la tête et des fourmis au bout des doigts, avait pu contempler dans son lit et dans toute leur splendeur naturelle les seins, les hanches et les cuisses qui l'avaient si longtemps empêché de dormir. Il s'en était emparé avec l’ardeur d’un chamelier mourant de soif qui trouve une cruche d’eau fraîche en plein désert, s’attendant au moins à rencontrer, les premières formalités de dépucelage accomplies, un enthousiasme convenable car il s’entendait assez bien aux choses de l’amour. Sans être bâti sur le modèle d’un dieu grec, il arborait une figure agréable sur un corps blond, mince et bien musclé.

Or, à cette belle brune si évidemment faite pour les joies de l’alcôve, il n’avait pas arraché le plus petit soupir de contentement. Les yeux grands ouverts, raide comme un bâton et rigoureusement inerte, elle avait subi sans broncher les assauts flatteurs qu’il lui avait prodigués. Bien plus, quand elle avait pu penser que son époux en avait terminé pour cette nuit, elle avait sauté à bas du lit, s’était revêtue hâtivement d’une chemise et, pieds nus, avait couru jusqu’au petit oratoire attenant à la chambre nuptiale pour s’y abîmer dans une prière agrémentée de tous les signes d’une fervente contrition. Aubry, éberlué, put même la voir se frapper la poitrine à plusieurs reprises avec une certaine énergie. Le tout en vue d’obtenir de Dieu le pardon des pratiques condamnables et même damnables auxquelles venait de se livrer son époux.

Et il en fut ainsi chaque fois qu’Aubry prétendit exercer sur Richaude ses devoirs d’époux. Naturellement, avec une femme aussi pieuse, les enfants vinrent avec une grande régularité. Richaude les bénissait d’ailleurs car ils lui permettaient, à partir du troisième mois de grossesse, de se refuser à Aubry, bien obligé alors de s’en aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte.

Le résultat fut qu’il y prit de plus en plus de plaisir car, à mesure que passait le temps et que grandissait la famille, les charmes opulents de la belle Richaude fondaient et s’aplatissaient considérablement. Au bout d’un certain nombre d’années, la trop affriolante damoiselle de Pasly donna naissance à la dame des Bruyères, grande et sèche personne, macérée dans la dévotion, parfumée à l'encens et à la cire d’église, et plate comme une planche.

Au milieu de cette vaste nichée d’enfants, Marjolaine qui était la cinquième, après deux garçons et deux filles, constituait une réussite exceptionnelle. Tous les autres étaient soit très bruns comme leur mère, soit un peu rousseaux comme leur père. Elle seule fut d'une blondeur argentée de clair de lune. Elle seule eut ces magnifiques cheveux de lin soyeux que les légendes prêtaient aux fées. Elle seule eut, au milieu d'une collection d'yeux noirs ou couleur de châtaigne, de larges prunelles d'un étonnant bleu-vert, lumineux et changeant comme les profondeurs marines lorsqu’un rayon de soleil les traverse. Elle seule eut un visage comme on en imagine aux anges avec, tout de même, dans le dessin des yeux en amande légèrement étirés vers les tempes et dans celui des lèvres quelque chose qui n'était pas sans évoquer les stigmates quelque peu soufrés d'un diablotin.

Sans hésiter, dame Richaude avait attribué cette exceptionnelle beauté à ses prières et à sa longue contemplation intérieure des splendeurs célestes car elle se croyait inspirée et n’était pas très loin de se prendre, sinon pour une sainte, du moins en bonne posture de le devenir un jour. Cette enfant si belle ne pouvait être que le signe tangible de la dilection céleste et, tout naturellement, elle avait pensé que, le Seigneur Jésus lui paraissant le seul gendre souhaitable. Marjolaine irait orner l'un des couvents de la région lorsque le temps en serait venu pour elle.

Sire Aubry, lui, ne voyait pas la chose de la même façon. L’étrange blondeur de sa fille lui donnait à penser parce qu'il se souvenait clairement d'une vieille histoire entendue dans sa famille aux jours bienheureux de l’enfance : l'une de ses aïeules aurait été congrûment violée, entre un incendie et le sac d'une abbaye, par un géant blond aux yeux bridés, sentant furieusement la graisse d’arme et l’huile de poisson, qui était arrivé jusqu’à elle dans un curieux bateau pourvu d’une arrogante tête de dragon. De cette aventure, heureusement sans lendemain, étaient sortis deux jumeaux aux cheveux de lin et aux yeux couleur de mer, ceux-là mêmes qui paraient si royalement la petite fille. Et le brave Aubry espérait, pour sa part, que la lumineuse beauté de son enfant attirerait quelque riche et puissant seigneur qui saurait lui donner - car il aimait beaucoup sa Marjolaine - un cadre digne de sa beauté et de sa gentillesse. Le comte de Marchais, par exemple, lui aurait bien plu mais, sitôt armé chevalier, le séduisant Adam avait quitté la région pour suivre son suzerain naturel afin de se trouver plus près du soleil, et l’on parlait vaguement, dans le pays, d’un éventuel mariage avec une damoiselle de Marie. Aubry avait alors rengainé ses rêves sans se douter le moins du monde du fait que sa fillette avait déjà attiré l’attention du puissant seigneur. Pas pour le bon motif malheureusement, mais de cela non plus il ne se doutait pas. Et Aubry, sans renoncer pour autant à trouver un époux selon ses vœux, avait remis à plus tard l’obligatoire bagarre avec Richaude, se contentant d’opposer un veto formel quand elle avait mis sur le tapis la question du couvent convenable pour Marjolaine. Un veto tellement net même que la dame, peu habituée à de telles manifestations d’énergie chez son époux, en était demeurée pantoise, montrant une mine si offensée que le brave homme s’était hâté de corriger son interdiction par un : « Nous avons bien le temps... »

Et il avait repris ses études comparatives touchant la noblesse un peu argentée des environs de Laon.

Il n’avait pas eu le temps de les mener bien loin car, de la façon la plus imprévisible qui soit, un épouseur s’était présenté. Celui-là n’était pas noble le moins du monde, mais il était fort riche. C’était un bourgeois de Paris, un maître pelletier de quarante-cinq ans. Il se nommait Gontran Foletier et, pour sa première rencontre avec sa future épouse, il avait bien failli se faire écharper...

Un jour d’été où la chaleur était particulièrement lourde. Marjolaine, qui gardait les oies, s’était endormie à l’ombre d’un saule dont la verte chevelure descendait jusqu’à l’eau morte du marais ourlant la levée de terre qui rejoignait la Pêcherie et l’ancienne voie romaine reliant Reims à Laon. A cause de la température, le costume de l’adolescente était assez sommaire et se composait uniquement d’une chemise de toile coulissée autour du cou et d’un jupon de futaine. Ses jambes étaient nues et, pour mieux sentir la fraîcheur de l’herbe, elle avait retiré ses sabots qui pendaient à une branche, au-dessus de sa tête.

Elle dormait de si bon cœur qu’elle ne sentait même pas les mouches qui se posaient tour à tour sur son petit nez ou sur son mollet découvert. De même, elle n’entendit pas approcher le cavalier qui venait par le chemin. Cette fois, d'ailleurs, il ne s’agissait ni d’un beau jeune homme ni d'un puissant destrier, mais d’un bourgeois déjà mûr et d’une paisible mule digne d’un abbé mitré.

En fait, n’eût été le haut bonnet agrafé d’une belle escarboucle qui le coiffait et d’où dépassaient des frisons aussi grisonnants que prétentieux, l'homme aurait fort bien pu passer pour un chanoine. Il en avait la mine matoise, le teint fleuri et la bedaine somptueuse largement étalée sur de vastes cuisses, le tout enveloppé d'une belle robe de soie bleu outremer bordée d’un superbe galon brodé à mille fleurs mais regrettablement marquée, aux aisselles, des auréoles de la transpiration.

Tel qu’il était, l’ensemble présentait l’image terrestre de maître Gontran Foletier, pelletier du roi, qui s’en revenait de faire oraisons à Notre-Dame de Liance [1 - Actuellement Notre-Dame de Liesse] dont la réputation miraculeuse s'étendait alors sur tout le royaume.

Non que maître Foletier eût une grâce particulière à obtenir de la Mère de Dieu, mais le révérendissime abbé Guy de Liance, seigneur du lieu et doyen du chapitre de Laon, était de ses bons clients et il venait de lui livrer, en vue de l’automne à venir, une pelisse doublée de renard. D’un récent pèlerinage en Terre sainte, le seigneur Guy avait en effet rapporté, en sus de maux divers, une grande frilosité qui, même au cœur de l’été et dès que le soleil disparaissait, le faisait se couvrir comme un oignon. Par la même occasion, le pelletier, quelque peu mécréant quand personne ne le voyait mais fort pieux, avait profité du voyage pour brûler quelques cierges et se faire octroyer de ces nobles bénédictions toujours utiles à engranger lorsqu’on est l’un de ces marchands qui déplaisaient si fort au Seigneur Jésus au cours de sa vie terrestre.

Engourdi par la chaleur et par le vin dont, après vêpres, on lui avait octroyé de généreuses rasades au moutier de Liance, Gontran somnolait doucement, laissant au pied sûr de sa mule le soin de suivre le chemin étendu comme un ruban capricieux entre les marais de Samoussy. Ce fut seulement quand l’animal, arrivé à un petit carrefour où le sentier se divisait en deux, s’arrêta, ne sachant lequel choisir, que le pelletier ouvrit un œil.

Or, il entrevit soudain un si joli spectacle qu’il se hâta d’ouvrir l’autre. A quelques pas du chemin, une jeune fille, la plus jolie qu’il eût jamais vue sans doute, dormait à l’ombre d’un saule, sa joue reposant sur son bras replié. Elle était même si jolie que le cœur de l’homme se serra : un petit visage aux traits délicats, auréolé par la masse soyeuse d’une chevelure d’un rare blond argenté, une bouche tendre qui souriait dans le sommeil, révélant des dents fraîches, de douces paupières prolongées de cils incroyablement longs.

Le corps empaqueté dans de grossiers vêtements sans forme définie était invisible, mais les jambes que révélait la jupe retroussée par un involontaire mouvement du sommeil étaient si fines, si blondes, si roses que Gontran n’eut plus la moindre envie de dormir. Bien réveillé, il descendit doucement de sa mule et s’approcha à pas de loup, envahi par la brutale envie de goûter à cette petite paysanne endormie comme à une source fraîche rencontrée en chemin.

Le cœur lui cognait lourdement dans la poitrine. Il se pencha, souleva d’un doigt la futaine qui n’en montrait pas assez à son idée. Ce qu’il découvrit dans l’ombre bleue du tissu lui mit la tête en feu et sans plus de formalités, avec un grognement qui anticipait celui du plaisir, il s’abattit sur Marjolaine.

Réveillée à son tour par cette masse étouffante qui lui tombait dessus, l’enfant poussa un hurlement.

- Tais-toi, petite, tais-toi! bafouilla Gontran qui essayait de se dépêtrer de sa belle robe un peu trop longue. Tais-toi... je te donnerai des dragées.

Il aurait dit n’importe quoi, emporté par un désir qu’il entendait assouvir à tout prix, mais le cri de la fillette avait réveillé les oies qui dormaient un peu plus loin dans les grandes herbes du marais.

Croyant à un appel, les dignes volatiles rejoignirent docilement leur gardienne mais, ne trouvant plus à sa place qu’une masse agitée de soubresauts dont partaient des cris et des halètements, elles se lancèrent bravement à l’attaque du postérieur de Gontran. Mordu, pincé, assailli de battements d’ailes, le pelletier affolé ne songea plus qu’à se débarrasser de ses tourmenteuses. Il réussit à se relever, libérant sa victime qui en profita pour en faire autant, quand il se retrouva brutalement rejeté dans la poussière : la lanière d’un fouet enroulée autour de son cou qu’il crut arraché, venait de le cueillir au moment où il retrouvait son équilibre et le rejetait à terre, la peau brûlée par la cruelle lanière.

Geignant et endolori, il se retrouva le nez sur les guêtres poudreuses du manieur du fouet, un long garçon brun qui le guignait avec gourmandise, dardant sur sa grasse personne le double feu meurtrier d’un curieux regard jaune.

Pendant ce temps, retranchée derrière le saule où elle avait cherché refuge dès qu'elle s’était sentie libérée de l’étreinte du gros homme, la fille s’efforçât, en rassemblant ses oies, de maîtriser le tremblement nerveux qui secouait tout son corps. Elle sanglotait nerveusement sans pouvoir s’arrêter, encore ravagée de dégoût au souvenir de ce corps suant qui avait prétendu la soumettre à son caprice. D’un doigt machinal, elle frottait, à travers le tissu de sa jupe, les endroits de ses jambes où s’étaient posées les mains de son agresseur. Et, à voir celui-ci écrasé dans la poussière aux pieds de son frère, elle éprouvait une sorte de joie sauvage; il était bon qu’il payât la peur affreuse qu’il lui avait fait sentir.

Mais quand le fouet claqua pour la seconde fois, arrachant un hurlement à sa victime, quand elle comprit, à l’expression des yeux de Renier, qu’il allait sans doute battre à mort le gros homme comme elle l’avait vu faire une fois à l’un des rares serfs du domaine paternel, elle retrouva la peur que lui avaient toujours inspirée son frère aîné et sa froide cruauté. Alors, d’une petite voix timide, elle osa murmurer :

- Laissez-le aller, mon frère, je vous en prie! Les oies m’ont gardée. Il n’a pas eu le temps de me faire de mal.

- Cela prouve que vos oies ont plus d’esprit que vous! Quant à savoir s’il vous a fait dommage ou non, qu’en savez-vous? Notre mère en vous examinant nous renseignera là-dessus. D’ailleurs, seule l’intention compte à mes yeux et, tout compte fait, j’ai bonne envie de brancher ce gros cochon puis de le saigner, rien que pour voir s’il ferait du bon boudin!

Maigre comme un chat sauvage et presque aussi méchant. Renier des Bruyères, l’aîné de la nichée, était redouté dans toute la région. La pauvreté des siens qui lui interdisait le chemin fort onéreux de la chevalerie le faisait souffrir comme une brûlure mal soignée qui se creuse et s’enflamme toujours davantage. Il s’en vengeait, ou du moins il essayait car rien ne parvenait à apaiser cette incessante irritation, en ne permettant à personne d’ignorer sa noblesse ou de lui manquer. A défaut de l’épée, il avait fait du fouet et de la hache ses armes favorites, lançant l’un ou l'autre avec une égale habileté.

Sans le connaître, rien qu’au son de sa voix, Gontran ne se trompa pas sur la réalité de sa menace.

- Je jure par la bonne dame de Liance que je n’ai rien fait que bousculer un peu cette jouvencelle, bredouilla-t-il. Est-ce péché, pour un homme, que de vouloir prendre un peu de plaisir avec une petite paysanne rencontrée d’aventure?

Un sourire hargneux découvrit les dents aiguës de Renier.

- Non, s’il s’agit d’une paysanne, encore que nos filles terriennes ne soient pas faites pour les porcs tels que toi. Mais quand un malandrin s’attaque à fille noble, c’est le gibet qui l’attend et tu vas avoir le tien. Au fait, qui es-tu?

Terrifié, Foletier déclina fébrilement ses titres, fonction et qualité, allumant un tremblant espoir en constatant que le terrible regard dont il avait si peur perdait peu à peu de sa cruauté au profit de la ruse.

- Un bourgeois de Paris, hein? dit enfin Renier.

- Oui, seigneur! Pelletier de notre sire le roi Louis, que Dieu nous veuille garder en santé.

- Tu es riche, alors? C’est l’évidence, d’ailleurs.

Du bout de sa lanière, il désignait la robe de soie et les chaussures de beau cuir souple et ouvragé.

- On le dit, dit le pelletier rendu prudent, en bon commerçant, par le marché qu’il sentait venir, mais je le suis moins qu’on ne le prétend. Si une petite somme pouvait apaiser votre juste colère et me faire pardonner de la damoiselle.

Cette fois le frère de Marjolaine rit franchement, mais ce rire-là réveilla les craintes de Gontran : si les loups riaient, cela devait donner quelque chose d’approchant.

- Une petite somme? Tu n’estimes pas ta vie à très haut prix, marchand! Quoi qu’il en soit, c’est à mon père qu’il appartient de te dire ce que ça va te coûter. Marche devant et ne bronche pas. Je conduirai ta mule. Quant à toi, Marjolaine, passe en tête et file à la maison! Tu diras à Barbe de t’appliquer vingt coups de verge pour t’apprendre à courir les chemins à moitié nue, comme une serve.

La petite ouvrit de grands yeux. Elle n’était jamais vêtue autrement, l’été, sinon pour entendre messe ou vêpres, et c’était bien la première fois que Renier lui reprochait son costume car aucune de ses sœurs n’allait autrement. Mais sachant qu’il ne faisait pas bon répliquer lorsque son aîné prenait un certain ton, elle baissa la tête, rameuta ses oies et s’en alla le plus vite qu’elle put vers un châtiment qu’elle ne craignait guère. Barbe était sa nourrice et l’aimait trop pour lui faire grand mal. Et elle avait hâte de s’éloigner du théâtre d’une scène dont elle tremblait encore.

Cependant Gontran, imaginant que des flots de sang allaient couler, trouvait le courage de plaider pour elle :

- Oh non! gémit-il. Il ne faut pas lui faire de mal. Elle a une si jolie peau.

- A laquelle tu aurais bien voulu goûter, hein? gronda Renier de nouveau menaçant. Allons! Avance si tu ne veux pas tâter encore de mon fouet.

Poussant un soupir à faire envoler les feuilles, maître Foletier se mit en marche mais, curieusement, il n’avait plus très peur. Il oubliait ce qui le menaçait pour contempler la jeune fille qui avançait devant lui, à la tête de son troupeau d’oies. Quand elle s’était relevée et qu'il avait pu la voir en pleine lumière, il avait, en dépit de sa terreur, reçu un choc violent. Elle était encore plus belle, plus désirable qu’il ne le croyait... Sous la chemise rude, il distinguait parfaitement deux petits seins ronds et drus, aux pointes insolentes, et une taille si fine que les paquets de fronces de la jupe en forme de sac ne parvenaient pas à l’épaissir. Et puis il y avait ces yeux, ces larges prunelles transparentes couleur d’eau claire, ces cheveux de soie nacrée, ces longues jambes dont il se rappelait si bien la nerveuse finesse. Et Gontran, matérialiste sanguin aux appétits grossiers facilement éveillés et aussi vite apaisés par la magie de sa fortune, se retrouva soudain confronté à un problème trop difficile pour son arithmétique sentimentale habituelle.

Jusqu’à présent, quand il avait envie d’une fille, il la prenait moyennant une pièce d’argent ou quelques peaux bien fourrées, suivant le prix auquel s’estimait la belle. Cette fois il devinait que, ni pour or ni pour argent, il ne pourrait obtenir ne fût-ce que quelques minutes auprès de cette adorable créature. Une fille de la noblesse! Plus belle que toutes les plus belles! Et lui qui se jugeait aisément irrésistible, qui se trouvait volontiers magnifique et grand quand il faisait un présent en échange d’un moment d’abandon, voilà qu’il découvrait l’humilité. Cette petite Marjolaine était aussi inaccessible que les vierges sévères aux draperies savantes dont se peuplaient peu à peu les églises.

Il en éprouvait un dépit amer qui augmentait à mesure que se rapprochaient les toits verdis de la Pêcherie. Il en oubliait presque le garçon aux yeux mauvais qui marchait sur ses talons. La vie l'avait gâté jusqu’à présent et il n’aimait pas, il ne savait pas essuyer un échec. Inaccessible, la petite gardeuse d’oies, qu’il eût sans doute oubliée une heure après l’avoir violée, lui devenait à présent indispensable et, plus il la regardait, plus il se refusait à y renoncer.

En bon commerçant, il savait le prix des choses et la puissance de l’or judicieusement distribué et, quand il franchit la barbacane rustique ouvrant sur la basse-cour du manoir, il avait décidé de ce qu’il allait faire.

Un coup d'œil aux murs où les lézardes dessinaient d’étranges réseaux, à la cour mal nivelée, à la volaille lancée à l'assaut du tas de fumier, à tout ce qui proclamait l'évidente pauvreté du maître des lieux, le confirma dans ses intentions. Il y avait peut-être là une partie intéressante à jouer.

Aussi quand Renier, d'une bourrade vicieuse, lui fit franchir la porte basse d'une salle qui l’était encore plus et l'envoya pratiquement bouler aux pieds d’un homme en souquenille brune qui buvait de la cervoise, assis à même la pierre d'un âtre éteint pour avoir plus frais, Gontran ne se laissa-t-il pas abattre par l’adversité. Avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence il se releva et fut debout presque aussitôt après avoir touché le sol. Et, sans laisser à son bourreau le temps de placer un mot, il dévida à messire Aubry le petit discours qu'il avait préparé chemin faisant et qui tenait en trois phrases : il était riche, il aimait Marjolaine et il avait l'honneur de la demander en mariage.

Le mot frappa tellement les deux autres qu'ils restèrent un instant sans réaction. Renier eut une sorte de hoquet. Son père déglutit trop vite, s'étrangla et torcha à sa manche une moustache dégoulinante de mousse. Tous deux considérèrent le pelletier avec une sincère stupéfaction.

- Qu’est-ce qu’il a dit? s'informa le maître de la Pêcherie.

- Il dit qu’il est riche et qu’il veut épouser ma sœur, traduisit Renier.

- Et d’où sort-il?

- De Paris! coupa Gontran qui commençait à se fatiguer de se voir traiter avec une humiliante désinvolture. De Paris où je suis pelletier du roi! Cela vaut bien, j’imagine, un hobereau désargenté.

Dédaignant de lui répondre, Aubry se tourna vers son fils.

- Où l’as-tu trouvé?

- Sur le chemin de Liance, père. Il...

Le jeune homme hésita. Il n’était pas stupide et la proposition inattendue du Parisien avait non seulement fait tomber sa colère, mais ouvert devant lui une étrange perspective, une perspective qui se refermerait immédiatement si jamais Aubry apprenait dans quelle posture le pelletier avait été découvert.

- Eh bien? fit Aubry impatiemment.

- Il était auprès de Marjolaine et lui contait fleurette. Cela ne m’a pas plu. Je me suis fâché. Je l’ai un peu malmené et l’ai obligé à venir jusqu’à vous.

Tandis qu’il parlait, son regard impérieux mettait Gontran au défi de présenter une autre version des faits. Mais il pouvait être bien tranquille de ce côté-là : il y avait, au mur de la salle et au-dessus de la tête du maître de céans, tout un assortiment de haches, d’épées, de glaives qui semblaient, eux, en parfait état et avec lesquels il n’avait pas la moindre envie de faire connaissance. D’autant que cet ours n’avait rien de bien rassurant.

Aubry considéra d’un œil dubitatif la masse somptueuse du nouveau venu, sa belle robe de soie un peu ternie évidemment, mais qui n’en annonçait pas moins un possesseur de bourse bien remplie. Et il y avait si longtemps qu’il n’avait vu un homme vraiment riche qu’il ne résista pas à l’envie de rester en sa compagnie quelques instants encore.

Posant son gobelet vide entre ses pieds, il tira de côté sa lourde carcasse pour faire à l’autre une place sur la pierre grise.

- Seyez-vous là! grogna-t-il. Et causons! Va dire qu’on nous apporte encore de la cervoise fraîche, ordonna-t-il à son fils.

En dépit de l’envie qu'il avait de surveiller la conversation. Renier quitta la salle sans trop se faire prier. Il y avait urgence pour lui d’aller dire deux mots à sa sœur afin que, par des gémissements intempestifs, elle ne vînt pas s’aviser de jeter bas le brillant mais fragile édifice qu’il était en train de mettre sur pied. Pour ce garçon pauvre mais affamé de richesse et de gloire, menacé de traîner interminablement une vie misérable au milieu des marais de Samoussy, le gros Gontran représentait une chance inespérée. S’il voulait vraiment épouser la blonde Marjolaine, il faudrait qu’il crache une grosse somme d'argent grâce à laquelle la famille reprendrait quelque figure dans le pays. Renier pourrait alors, sans avoir honte de ses loques, entrer dans quelque noble et riche maison pour y faire l’apprentissage des armes et, plus tard, se faire acheter le ruineux haubert et le non moins ruineux apparat qui entourait l’adoubement d’un chevalier. Le père pourrait avoir, lui aussi, des armes neuves et participer aux tournois locaux dont sa pauvreté l’éloignait mais qui, grâce à sa force, lui permettraient sans doute de gagner quelque argent. Ensuite, on pourrait partir faire croisade en Terre sainte, s’y tailler peut-être un fief, tandis que les jeunes frères et sœurs trouveraient de bons moutiers pour y mener sainte vie.

Les rêves du garçon l'emportaient plus loin, toujours plus loin, vers une gloire dorée qui l'arrachait à lui-même. Hélas, ces beaux rêves se heurtèrent brutalement à la figure horrifiée de Marjolaine quand il vint lui dire que le gros homme l'aimait, voulait l'épouser et que l'attaque répugnante dont elle gardait le vilain souvenir n'était que la manifestation un peu maladroite d'un amour qui ne savait plus se contenir.

- Moi? Épouser ce gros homme suant? J'aimerais mieux être nonne à Laon comme le voudrait notre mère.

Considérant ses espérances en miettes. Renier qui, un instant, s'était senti devenir bon généreux, sociable et fraternel - chose qui depuis l'enfance ne lui était jamais arrivée - retrouva d’un seul coup toute sa méchanceté. Empoignant les longues nattes que Barbe, après avoir appliqué vaguement deux ou trois coups de verge à Marjolaine, venait de tresser de frais avec un soin amoureux, il s’en servit pour soulever de terre la jeune fille qui gémit tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux. Mais ni les plaintes ni les larmes ne pouvaient attendrir Renier qui, n’eût été la valeur marchande qu’il venait de lui découvrir, aurait volontiers étranglé sa sœur.

- Pauvre sotte! Qui vous permet de dire ici votre volonté? Cet homme est riche, très riche! Grâce à lui nous pourrions tous sortir de ce taudis boueux, vivre enfin, manger de bonne nourriture et porter de beaux vêtements. Et vous, vous, malheureuse idiote, vous auriez une vraie maison, chaude et bien ornée, de belles robes, des servantes, vous seriez riche et considérée.

- Ce n’est qu’un bourgeois et je suis fille noble!

- A quoi vous sert votre noblesse? A croupir ici jusqu’à ce que vos cheveux tombent, que les maladies du marais pourrissent votre corps? Qui viendra vous chercher ici? Adam de Marchais, au nom duquel vous rougissez chaque fois que notre père le prononce? N’y comptez pas! Il épouse à la prochaine Pentecôte une cousine du comte de Vermandois, riche de bonnes terres et de beaux écus. Il n’a que faire d’une souillon de marais, fut-elle aussi noble qu’une fille du grand Charlemagne. Quant à vous, n’imaginez pas que vous pourrez entrer au couvent de Laon comme le rêve follement notre mère : la dot qu’il faudrait payer nous jetterait tous sur les grands chemins.

Les paupières closes, Marjolaine, les traits tirés par la souffrance, ressemblait à une jeune martyre. Mais elle avait encore plus mal à son amour qu’à sa pauvre tête.

- Lâchez-moi, balbutia-t-elle. J’épouserai qui vous voulez.

Stupéfait d’une si rapide victoire et incapable de deviner la part de désespoir qui entrait dans une décision aussi soudaine. Renier reposa sa sœur à terre avec une douceur inattendue et même, d’une main maladroite, essuya les larmes qui coulaient encore.

- Vous êtes une bonne fille, bafouilla-t-il, ne sachant plus trop quoi dire. Un jour vous me remercierez quand vous vous apercevrez que j’ai fait votre bonheur.

Un seigneur en Vermandois

- Frotte plus fort! grogna le baron. Après toutes ces journées à cheval je dois bien avoir un pied de crasse! Allons, du nerf!

La Perrine gloussa et redoubla d’énergie. La brosse, presque aussi dure qu’une étrille, mais soigneusement enduite de bon savon de Marseille fait de suif et de fines cendres de hêtre, frictionna vigoureusement le dos que lui tendait Hughes de Fresnoy, assis dans le grand bac de pierre empli d’eau chaude. Pour mieux atteindre son objectif, Perrine s’était agenouillée sur le bord, ce qui lui assurait un équilibre instable mais permettait d’atteindre toute la large surface de peau qui rougit d’un seul coup, tandis que l’eau se criblait de flocons grisâtres.

Quand dos et poitrine furent de même couleur, et que les longues jambes poilues eurent été soigneusement étrillées l’une après l’autre, Hughes se leva pour que la fille pût laver le reste de son individu, mais il ne se rassit pas. L’eau avait disparu sous une épaisse couche grise et, pour le rincer, Perrine lui jeta sur la tête trois ou quatre seaux d’eau.

Hughes sortit alors du bain et s’enveloppa pour essuyer le plus gros dans un drap de toile rude qui n’épongeait pas grand-chose. Il le rejeta au bout d'un instant et, tandis que Perrine lâchait la bonde de la cuve qui commença de se vider dans la rigole creusée en plein milieu de l’étuve, il alla s’étendre à plat ventre sur une grande planche où il attendit, la tête reposant sur ses bras repliés.

Rejetant en arrière, du poignet, la longue mèche blonde trempée de sueur qui lui retombait obstinément dans la figure, Perrine le rejoignit, tenant dans ses mains de grosses poignées d'herbes sèches et odorantes avec lesquelles elle entreprit de le frictionner de nouveau pour achever de le sécher. La peau du baron atteignit la couleur d'un homard tout juste sorti de l'eau bouillante.

Ouvrant un œil, il s'exclama :

- Cette fois, tu n'y as pas été de main morte! M'as-tu seulement laissé encore un peu de peau? Ça commence à cuire.

Le gloussement de Perrine se changea en une sorte de hennissement joyeux.

- Ce que vous êtes douillet pour un chevalier! Mais l'huile va arranger ça.

Dans une niche creusée dans le mur, elle alla prendre une petite jarre de terre. L'huile rousse et parfumée coula sur le dos rouge. Puis Perrine en enduisit ses mains et se mit à masser doucement, longuement, le grand corps abandonné devant elle. C’était un corps magnifique, aux muscles longs et durs mais dont la peau, aux endroits que n’envahissaient pas les toisons noires et dévorantes, avait des douceurs enfantines. La fille aimait ce moment de son ouvrage qui la récompensait du rude effort accompli durant le bain et qui préludait, de si troublante façon, à ce qui allait venir quand, dans un moment, dans une seconde. Hughes se retournerait et en s'étirant avec un bâillement de fauve, soupirerait :

- Continue.

Les mains chaudes et douces recommencèrent leur lent va-et-vient sur chaque muscle de la poitrine, du ventre plat, des cuisses gonflées de chair solide. Perrine haletait doucement, trempée de transpiration autant que par le brouillard chaud qui emplissait l’étuve. Elle guettait les signes avant-coureurs de l’émotion qu’elle savait si bien faire naître. Le plaisir d’amour faisait partie, découlait tout naturellement de la détente qu’apportait le bain, et le maître, Perrine le savait bien, n’en avait jamais assez.

Étalé sur sa planche, Hughes avait l’impression de flotter sur un nuage, tandis que les mains de la fille disposaient de lui à leur gré. Personne ne savait, comme elle, effacer la fatigue, insuffler une nouvelle ardeur à un corps exténué. Les yeux clos, le seigneur de Fresnoy retenait son souffle, uniquement attentif au cheminement lent mais de plus en plus précis des caresses sur sa peau. Il ne sentait même plus la blessure, encore fraîche cependant, que la lance de cet imbécile de Jean Pellicorne lui avait infligée à la cuisse lors du dernier tournoi de Saint-Quentin.

Soudain, sans même ouvrir les yeux, il leva les bras. Ses doigts rencontrèrent la toile trempée qui couvrait les épaules de Perrine et la firent glisser aisément car elle ne portait qu’une chemise largement ouverte. Elle mit à l’aider un empressement presque sauvage, tandis que les grandes paumes emprisonnaient ses seins aux mamelons durs comme des billes d’agate. Puis avec un soupir plein d’attente, elle vint se glisser contre lui pour qu’à son tour il pût disposer d’elle à son plaisir.

Trois quarts d’heure plus tard, Hughes de Fresnoy, poncé, coiffé, parfumé, rasé, à l’exception de la longue et mince moustache noire qui retombait de chaque côté de la bouche et lui donnait un peu l’air d’un Mongol, faisait son entrée dans la grande salle du donjon où l’on venait de corner l’eau.

Se sentant d’humeur aimable, il s'était vêtu avec plus de soin que d'habitude, poussé peut-être par un léger remords envers sa femme, Hermelinde, qui ne cachait pas son dégoût lorsqu'il venait à table avec des houseaux crottés et sa tunique de cuir où demeuraient, indélébiles, les traces de graisse d'armes laissées par la broigne de fer, ou même l’une des tuniques de laine ou de lin sans beaucoup d’ornements qu’il affectionnait. Enthousiasmée par les nouvelles modes apportées par la coquette reine Aliénor. Hermelinde s'efforçait de les implanter chez elle et d'y plier son époux.

S'y conformant, pour une fois. Hughes avait revêtu, sur de longues et étroites braies de lin blanc, une chemise brodée au col et un long bliaut de « velous » [1 – Velours] dont le bleu éclatant était encore relevé par de larges bandes de broderies noires et blanches ornant le bas du vêtement, les deux longues fentes de devant et de derrière et les larges manches pendantes. Mais aucune force humaine n'aurait amené Hughes à chausser les pigaches dont il jugeait parfaitement grotesques les longues pointes recourbées et, sous sa robe élégante, il portait une paire de heuses, de hautes bottes en souple cuir d'Espagne d'un beau rouge incarnat. Ses cheveux noirs soigneusement peignés et lustrés descendaient en souples volutes jusqu'à son cou puissant. Une large ceinture de cuir retenait un glaive court à la romaine.

Son entrée ainsi équipé souleva un vif intérêt chez ceux qui l'attendaient groupés auprès de la monumentale cheminée où brûlait un tronc d'arbre. Gerbert, son jeune frère qui mâchonnait un brin de paille, à demi étendu sur un banc eut un léger sifflement admiratif, assorti d’un clin d'œil amusé révélant que le jeune homme n'était pas dupe de ce grand déploiement de somptuosité. Ersende, la femme de Gerbert, sourit franchement tandis que les damoiselles qui servaient la châtelaine et sa belle-sœur baissaient les yeux et rougissaient comme si le baron leur avait fait quelque proposition déshonnête. Seule, Hermelinde, après avoir considéré un moment sans rien dire les six pieds de splendeur de son époux, fronça le nez, renifla et, le plus imprévisiblement du monde, éclata en sanglots qui jetèrent un froid sur l’assemblée.

Les damoiselles et Ersende entourèrent la châtelaine pour lui prodiguer leurs bons offices, tandis que Hughes, d’abord surpris par le curieux résultat de ses efforts vestimentaires, haussait les épaules avec agacement et rejoignait son frère.

- Qu’est-ce qu’elle a? Je suis en retard, je le sais bien, mais est-ce une raison pour fondre en larmes?

Les yeux verts de Gerbert, qui étaient sa seule ressemblance avec son frère, pétillèrent de gaieté.

- Je ne sais pas si tu l’as remarqué ou si tu le fais exprès, mais chaque fois que tu réclames la Perrine pour l’étuve, tu arrives en retard et tu fais toujours toilette comme si tu allais à un festin!

- Tous les repas, chez moi, sont des festins! grogna Hughes. Et il est normal, après le bain, d’aimer à revêtir des vêtements propres, confortables et même élégants.

- Allons, allons! Pas avec moi. Je te connais trop bien, reprit le cadet en baissant la voix. Oserais-tu jurer que tu n’as pas couché avec Perrine dans l’étuve?

- Je ne me parjurerais pas pour ça! Bien sûr que j’ai fait l’amour avec elle! De plus chaude garce, je n’en connais pas à dix lieues à la ronde.

- ... où cependant tu connais tout ce qui porte cotillon! susurra Gerbert.

Ignorant l’incidence, Hughes jeta un regard noir sur Hermelinde qui semblait reprendre peu à peu ses esprits.

- C’est une vraie femme, elle! Je n’en dirais pas autant de tout le monde.

Pourtant, quand il l’avait épousée, dix ans plus tôt, il était bien persuadé de faire le meilleur mariage possible. Il avait alors dix-huit ans et Hermelinde en avait seize. Elle était assez belle alors, d’une beauté saine et vigoureuse de fruit encore vert, mais qui promettait un bel épanouissement, et qui pouvait tenter un homme sensuel, surtout doté d’un appétit d’amour aussi vorace. Et puis elle était la fille du puissant comte de Ribemont et elle apportait, en terres et en argent, un beau douaire.

La première fois qu’Hughes l’avait vue, c’était à un tournoi donné dans les lices de Saint-Quentin, assise auprès de sa mère dans la tribune des dames. Sous une chevelure châtain clair tressée en nattes épaisses et entrelacées de fils d’or et de perles. Hermelinde montrait un visage très rose aux maxillaires puissants, mais où la bouche, très rouge, saignait comme une blessure. Les yeux, gris et brumeux, étaient alors apparus au jeune homme pleins de mystère, d’un mystère presque aussi attirant que les seins durs et pointus qui tendaient la soie de sa robe à longs plis.

Il avait eu brusquement envie de cette fille qui lui jetait, par en dessous, des regards furtifs tout en passant nerveusement, de temps en temps, un bout de langue rose sur ses lèvres gonflées de sève. Et, durant les joutes, il avait accompli des prouesses plus grandes qu'il ne s’en serait cru capable. Les adversaires tombaient devant lui comme épis de blé au temps des moissons et il avait remporté un énorme succès, plus la couronne du vainqueur que, du bout de sa lance, il avait déposée sur les genoux de la jouvencelle afin qu'elle eût la gloire de la poser sur sa tête aux acclamations de tous.

Le mariage s’était décidé très vite. Le comte de Ribemont avait accueilli avec faveur les ouvertures que deux parents âgés du candidat étaient venus lui faire. Le baron de Fresnoy était de bonne et antique race, sa châtellenie était riche, puissante et étendue et comme par un fait exprès, les terres que Ribemont destinait à sa fille cadette en étaient proches voisines. On tomba donc rapidement d’accord et, Hermelinde ayant fait savoir qu’elle n’avait aucune répugnance à mettre sa main dans celle d’un si preux chevalier, les noces eurent lieu à la Saint-Jean suivante.

Quand l’épousée avait ôté pour lui sa chemise, dans la chambre d’honneur de Ribemont ornée de belles toiles brodées et de grands bouquets de fleurs champêtres, de lys d’eau et de chèvrefeuille, Hughes avait cru, de bonne foi, que son mariage allait vraiment lui apporter une félicité totale. Sa femme lui plaisait et les premières nuits furent agréables.

Malheureusement, les suivantes le furent de moins en moins car si Hermelinde était vraiment amoureuse de son époux, lui ne l’était guère : elle lui plaisait, sans plus. En outre, et en dépit des leçons qu’il tenta de lui donner, elle avait, de l’amour, une conception essentiellement égoïste et, si elle exigeait beaucoup de son mari, elle ne faisait rigoureusement rien pour lui rendre la pareille. Enfin, étant de plus haute maison que lui, elle considérait comme une chance pour le baron de l’avoir épousée et entendait qu’il lui exprimât, sous forme d'étreintes répétées, une éternelle gratitude.

Hughes, qui aimait les filles ardentes, fut bientôt las de ce corps geignant qu'il retrouvait, chaque nuit, les bras en croix dans son lit et qu’il lui fallait labourer fastidieusement pendant des heures, sans aucun profit d’ailleurs, car les mois passèrent sans que la nouvelle dame de Fresnoy fît seulement mine d’être enceinte. Les mois, puis les années...

La déception d’Hughes fut amère. Que lui servait d’être le maître d’une des plus puissantes et des plus riches châtellenies du Vermandois et même du nord de la France s’il était dans l’impossibilité de la transmettre, un jour, à ses enfants? Son frère Gerbert, de trois ans plus jeune que lui et qui, étant de constitution délicate (il avait coûté la vie à leur mère), fût peut-être entré dans les ordres s’il n’était tombé amoureux d’Ersende de Cérizy et ne l’avait épousée deux ans après le mariage Ribemont, avait déjà un fils, Robert, et deux filles, Isabelle et Mahaut, alors que le ventre d’Hermelinde restait désespérément plat.

A vrai dire, plat, il ne le resta guère. Pour se consoler de ses déboires conjugaux, l’épouse d’Hughes se mit à grignoter des sucreries à longueur de journée et des déboires, elle en avait. Plus le devoir conjugal devenait pour son époux... un devoir qu’il rendait le moins souvent possible et plus, se sentant frustrée d’un plaisir dont elle se montrait gloutonne, elle devenait acariâtre et gourmande. Les scènes et les crises de larmes alternaient avec de grandes débauches de pâtisseries. La cuisine du château ne cessait de confectionner pour elle fouaces, tartes, beignets et pains d’épice qu’elle dégustait avec délices, oubliant d’ailleurs le plus souvent d’en offrir à Ersende, aux enfants ou à ses damoiselles.

Dans les débuts, quand elle avait commencé à s'arrondir doucement, Hughes avait trouvé un certain regain de plaisir sur un corps devenu merveilleusement blanc et moelleux comme un édredon. Mais quand un édredon est trop gonflé, on flotte dessus ou l'on s'y perd et le baron se déclara bientôt excédé de cette trop grande abondance de chairs molles et improductives. Il conseilla donc à Hermelinde de reprendre la saine habitude de le suivre à la chasse, bien qu'il doutât de trouver un cheval assez solide pour la porter. Une vigoureuse mule peut-être, dans les premiers temps, ferait l'affaire.

Cette proposition eut le don de déchaîner des déluges de larmes et une consommation intense de prunes de Damas fourrées que la comtesse de Ribemont avait envoyées en présent à sa fille. Hughes, alors, abandonna la question, laissant à Ersende le soin d'essayer de faire entendre raison à sa belle-sœur. Mais il dut offrir une nouvelle robe pour se faire pardonner.

Car, devenue obèse, Hermelinde n’en était pas moins coquette. Non seulement ses femmes ne cessaient d’élargir ses robes, mais les marchands flamands avaient appris le chemin du château de Fresnoy et ne semblaient pas disposés à l’oublier. Pailes, samits, cendals [1- Les pailes étaient des tissus brochés provenant d'Orient. comme les samits qui se présentaient sous forme de demi-satins faits de six fils de couleur. Le cendal était une sorte de taffetas], damas, velours et mousselines s’entassaient par larges pièces dans ses coffres et coûtaient fort cher au baron qui eût volontiers répudié une épouse aussi dispendieuse qu’encombrante. Mais le retour d’Hermelinde au logis paternel eût offensé la famille de Ribemont et, outre qu’il était fort puissant, Hughes aimait bien le comte Anselme IV. Et puis, il n’avait aucune envie d’amputer ses terres d’une dot qui concourait largement à la richesse et à la splendeur de sa maison. Mais, quand il voyait la frêle et gentille Ersende occupée à quelque broderie avec ses damoiselles, chantant avec elles une chanson de toile, tandis que ses enfants, assis à ses pieds, les écoutaient bouche bée ou s’efforçaient d’attraper les beaux écheveaux de couleur et que, d’autre part, il portait ses regards sur Hermelinde étalée sur le large banc abondamment garni de coussins qu’il lui avait fait faire ou couchée dans son lit, un beignet ruisselant de miel au bout des doigts, il lui prenait des envies de meurtre et il préférait alors rejoindre l’une des servantes dans la paille des écuries ou quelqu’une de ses jolies vassales dans les environs du château.

Il ne rencontrait guère de cruelles. Bien que ses cheveux noirs et sa peau brune, éclairés il est vrai par des yeux vert océan, fussent en opposition formelle avec l’idéal masculin d’une époque attirée surtout par les héros solaires des chansons de geste ou des romans de la Table ronde, sa haute taille et sa musculature puissante attiraient les regards féminins que retenait l’éclat d’un ironique sourire à belles dents blanches. En outre, ses mains, son corps savaient à la perfection les tendres rites de l’amour et, une fois tombées dans le piège de ses bras, les belles y fondaient comme beurre au soleil.

Une fois la semaine, pour ne pas offenser sa belle-famille, il s’astreignait à honorer sa femme d’une visite nocturne qui le laissait plus rompu qu’une longue chevauchée. Il dormait ensuite comme une souche car il avait besoin, pour s’encourager à l’ouvrage, d’ingurgiter force pots de vin cuit aux herbes, bien assaisonné au poivre et autres épices orientales propres à stimuler l’ardeur amoureuse. Hermelinde l’accueillait alors avec un mélange d’enthousiasme et de dégoût car si elle aimait qu’il lui fît l’amour, elle détestait la puissante odeur de vin qu’il traînait alors avec lui.

Le lendemain, en général, Hughes avait mal au cœur et mal à la tête, mais il s’en libérait en piquant une tête dans l’eau froide de l’étang du château, en avalant là-dessus une bolée de bouillon chaud puis, enfourchant son cheval Roland, s’en allait courir la campagne en quête de quelque jolie fille dont le corps ferme et frais le remettrait complètement d’aplomb.

Pendant ce temps, Hermelinde se traînait jusqu’à la chapelle du château afin d’y confier au père Rinaldo, le chapelain, ses douleurs, ses déceptions et même ses angoisses car, à mesure que passait le temps, elle en venait à penser qu’Hughes était un suppôt de Satan, ce qui n’avait rien d’étonnant pour un homme au poil si noir! et qu’elle se damnait petit à petit en s’abandonnant à une étreinte dont, cependant, elle ne pouvait se passer.

Ce père Rinaldo était un petit bonhomme d’environ quarante-cinq ans, brun et joufflu, que le comte de Ribemont avait ramené de Sicile quand il s’y était arrêté au retour de la quarantaine qu’il avait effectuée en Terre sainte. Il avait suivi Hermelinde au moment de son mariage pour continuer à veiller sur une âme qu’il proclamait d’élite et propre à coiffer, avec le temps, l’auréole de la sainteté. Rinaldo avait un curieux nez en trompette mais des yeux de velours sombre et des mains d’une extrême douceur qui traçaient les bénédictions avec une onction sans pareille. Quant à ses oreilles, elles accueillaient larmes et plaintes avec une sérénité admirable, tandis que ses lèvres un peu fortes distillaient suavement, par l’organe d’une voix de jouvencelle, consolations lénifiantes et exhortations à la sainte patience qui ouvrirait un jour, devant la châtelaine, les portes d’or du paradis.

Les confessions d’Hermelinde duraient toujours un temps interminable car le père Rinaldo exigeait qu’elle mentionnât tous les détails de ses nuits avec le baron avant de lui donner l'absolution. La dame y prenait d’ailleurs un certain plaisir car elle avait l’impression de revivre, alors, ces minutes diaboliques mais savoureuses. Tel qu’il était, elle adorait le chapelain dont le secours, au fil des années, lui devint à peu près indispensable.

Hughes, pour sa part, le détestait. Il n’aimait guère, d’ailleurs, la gent ecclésiastique qu’il estimait trop riche, trop puissante et trop envahissante, et son aversion trouvait son point culminant avec le chapelain de sa femme. Mais il le tolérait comme un mal nécessaire, au même titre que la gourmandise d’Hermelinde et ses dépenses vestimentaires car, au retour de ses tête-à-tête avec le petit prêtre, la châtelaine lui paraissait plus calme et plus détendue. Il avait à peu près la paix jusqu’à la semaine suivante où tout recommençait.


Ce jour-là, quand il jugea que sa femme avait suffisamment pleuré, il se dirigea d’un pas ferme vers le banc où elle gisait, rompit doucement le cercle des dames qui lui bassinaient les joues et les yeux puis, lui offrant son poing fermé, déclara gracieusement :

- J’ai faim! Me permettez-vous, ma mie, de vous mener à table? La venaison froide ne me vaut rien et à vous non plus.

Hermelinde renifla, se moucha, regarda le poing brun et nerveux qui attendait qu’elle y posât sa main avec des yeux gonflés de larmes et pleins de réprobation, puis revint au visage souriant de son époux.

- Co... comment, hoqueta-t-elle, pouvez-vous me faire cela?

- Vous faire quoi, ma mie?

- Ne prenez pas cet air innocent! Je sais bien pourquoi vous réclamez presque toujours la Perrine pour vous donner le bain quand vous allez aux étuves!

- Moi aussi. Parce qu’elle est la meilleure masseuse de tout le pays, fit Hughes imperturbable, et que j’aime, lorsque je me lave, que ce soit bien fait. Ne me reprochez-vous pas sans cesse d’être peu soigné de ma personne?

- Se laver ne prend point autant de temps! Vous couchez avec elle! Je le sais! On vous a vus.

- Qui « on »? dit le baron dont la voix se durcit légèrement.

- Vous n’imaginez pas que je vais vous le dire? Je le sais, voilà tout.

- Quand on accuse, mieux vaut apporter des preuves ou, à défaut, faire entendre ses témoins. Dame, reprit-il d’un ton moins cassant, si vous souhaitez que notre bonne entente dure encore de longues années, évitez de prêter l’oreille à des ragots de basse-cour. Vous devriez savoir que le maître d’un grand château, comme la maîtresse d’ailleurs, est en bute à bien des ambitions, bien des calculs, bien des jalousies aussi. Rien n’est trop perfide, ni trop vil pour tenter de nous séparer. Allons, séchez vos larmes! Vous les versez en pure perle et le dîner sera immangeable.

Soutenue par Ersende dont les yeux bleus riaient, mais dont le petit visage demeurait grave, Hermelinde consentit enfin à quitter son nid de coussins, mais elle refusa la main que lui offrait son époux et se dirigea d’un pas solennel vers le bassin et l’aiguière que deux de ses damoiselles lui offraient, balayant la jonchée de paille fraîche qui couvrait le sol sous les plis lourds du bliaud de samit pourpre rehaussé de riches broderies de Chypre qu’elle portait sous un pelisson d’hermine. Ses longues nattes qu’elle gardait toujours pendantes comme les jeunes femmes, se refusant à les relever en lourd chignon comme le faisaient les femmes plus mûres, étaient entremêlées de fils d’argent et de pierres fines assorties à celles qui bosselaient le cercle d’or posé sur son front.

En dépit de la graisse, elle gardait grande allure et eût pu prétendre encore à une certaine beauté car la peau de sa gorge, de ses épaules et de ses bras, objet de soins constants et préservée des intempéries, demeurait blanche et satinée, si une couperose précoce n’eut déjà envahi ses joues et les ailes de son nez. Hughes la suivit en soupirant et alla prendre place auprès d’elle dans le banc seigneurial, tandis que les valets chargeaient la table bien nappée de blanc de poissons et de pâtés de toutes sortes.

Le repas se déroula en silence. Hughes et sa femme partageaient le même tranchoir comme Gerbert et Ersende et les damoiselles ou les écuyers deux par deux, mais ils évitaient soigneusement de se regarder, se détournant fréquemment pour boire chacun à sa coupe. Celle d’Hermelinde était plus souvent vide que celle d’Hughes qui se défiait un peu du vin blanc de Laon qui était traître et lui coupait les jambes. Il lui préférait la bière que l’on brassait au château; aussi, la plupart du temps, faisait-il coupe à part.

Le châtelain et la dame gardant le silence, personne n’osa parler, même Gerbert et son épouse qui se contentaient de se sourire des yeux. Seuls le pas des serviteurs, le cliquetis des couteaux, le bruit mat des plats que l'on posait sur la table ou celui des mâchoires exerçant leur office se faisaient entendre.

Ce silence était inhabituel car Hermelinde, prenant toujours un vif plaisir aux repas, en profitait pour bavarder comme une pie, commentant la qualité de la cuisine ou du vin, donnant ses préférences et comparant, la plupart du temps, avec les fastes culinaires du château de Ribemont qu’elle proclamait sans égal. Ce jour-là, elle n’ouvrit la bouche que pour y introduire la nourriture et garda les paupières obstinément baissées.

Cette attitude agaça Hughes, lui coupa l'appétit à mi-repas et quand on apporta les desserts, il se leva brusquement, pria les dames de continuer à festoyer et se dirigea rapidement vers le lave-mains, suivi immédiatement par son écuyer Bertrand armé d'une serviette et les yeux en points d'interrogation.

- Va me seller Roland et attends-moi dans la cour, lui dit le baron tout en s’essuyant les mains, gardant les yeux sur la table, où, à son ordre, nul n’avait bougé.

Hermelinde, les paupières toujours baissées, continuait à manger comme si de rien n'était, mais les autres femmes ne savaient trop quelle contenance prendre. Gerbert en profita pour rejoindre son frère après avoir vivement pressé la main de son épouse.

- Où vas-tu? lui demanda-t-il. Nous ne jouerons pas aux échecs, cet après-dîner?

- Non. Nous jouerons ce soir, si tu le veux bien. Il faut que je sorte. J'étouffe ici.

Les yeux sur Hermelinde, Gerbert murmura :

- Tu ferais peut-être mieux de rester. Prends garde, Hughes! Tandis qu’elle lui bassinait les yeux, tout à l’heure, ta femme a dit à Ersende qu’elle était lasse de toi, qu’elle irait se plaindre à sa mère et lui demander refuge!

Le baron haussa les épaules.

- Anselme de Ribemont ne le lui permettra jamais! Il sait que si quelqu'un doit se plaindre, c’est moi et non elle qui n'a pas rempli ses devoirs envers moi et la châtellenie en ne nous donnant pas d'enfants!

- Il le sait, oui. Mais les femmes se soutiennent entre elles et Ida ne t’aime guère. Elle espérait mieux pour sa fille.

Sarcastique, le rire d'Hughes claqua.

- Le comte de Bohain? Je sais! Mais il a le double de mon âge et l’on dit qu'il a pris, devant Edesse, une mauvaise maladie! Si c’est là ce qu’Ida de Ribemont souhaite à sa fille!

- Il est plus riche que toi, et si l’on t’enlevait les terres d’Hermelinde, tu ne ferais pas une très bonne affaire. Anselme t’aime bien, oui, mais il aime encore plus la paix et, contre Ida, il ne gagne pas souvent la partie.

- Cesse de trembler, comme un gamin, devant une femme! Qu’Hermelinde retourne chez sa mère, qu'An-selme l'accepte et j'en appelle au comte de Vermandois, notre suzerain à tous. Et s’il faut aller jusqu’au champ clos, j'irai! Mais on ne me reprendra pas ce qui m’appartient de bon droit.

Écumant de rage, il quitta la salle sans rien vouloir entendre de plus. Gerbert préféra ne pas insister et le laissa aller. Avec un haussement d'épaules résigné il rejoignit sa femme, tandis que le baron dévalait l'étroit escalier du donjon, franchissant le pont dormant qui le reliait à sa « chemise » [1 - Enceinte de murailles qui isolaient le donjon à l'intérieur même du château] et atterrissait dans la cour où Bertrand, impassible, tenait en bride Roland, le puissant cheval moreau, qui était le compagnon favori de son maître. Bertrand était d’ailleurs toujours impassible. Peu causant, au point que parfois on pouvait le croire muet, employant plus volontiers les grognements et les interjections que les paroles, c’était un garçon du Nord. Placide et blond autant que le baron était brun et turbulent, sec et long comme un échalas, il avait un visage agréable que ne déparait pas un long nez fouineur dénonciateur du péché mignon de l’écuyer qui, pour être discret et peu bruyant, n'en était pas moins curieux comme un chat et avide de se renseigner sur tous et sur toutes choses. Sa grande faculté de demeurer immobile le faisait parfois confondre avec une tapisserie et il arrivait que, trompé par son silence, on se laissât aller à parler devant lui, oubliant que, s'il était volontairement muet, il n'était pas sourd pour autant. Un courage tranquille et une humeur égale en faisaient pour le baron un serviteur qu'il appréciait autant que son cheval.

Quand Fresnoy apparut, Bertrand lui tendit la bride, mais déjà il s’enlevait en voltige avec une telle impétuosité qu'un sinistre bruit de soie déchirée souligna le mouvement : les élégantes mais fragiles braies de soie n'avaient pas résisté à l'ardeur cavalière de leur propriétaire. Une flamme joyeuse s’alluma alors dans l'œil bleu de Bertrand qui n’alla pas jusqu'au sourire : il avait depuis longtemps appris à apprécier la densité exacte des nuages d'orage qui chargeaient parfois le regard du baron.

Déjà en selle, celui-ci essaya de se retourner pour constater le désastre, n’y parvint pas naturellement et demanda :

- C’est grave?

- C’est ouvert jusqu’à la taille. Mais la robe cache bien.

- Cela m’apprendra à m'attifer comme un damoiseau pour apaiser les humeurs d'une pécore.

Et, piquant des deux, il fonça vers le grand pont-levis, mettant en fuite les poules et la portée de jeunes cochons qui s’ébattaient dans la basse-cour. Habitué à ces sorties fracassantes, Bertrand suivit à la même allure.

Pendant un moment, tous deux galopèrent à travers la large vallée coupée de boqueteaux noircis par l’hiver. Bertrand, toujours silencieux, se gardait bien de poser la moindre question. Il attendait simplement que l’on fût à certaine croix de chemins pour savoir quelle était leur destination. Si l’on prenait à droite, cela voudrait dire que l'on allait chasser - en équipant Roland, il n’avait eu garde d’oublier l’épieu accroché à la selle -, mais si l’on prenait à gauche - côté cœur - cela aurait une tout autre signification.

Il fut vite délivré de ses doutes : arrivé à la croix, Hughes embouqua le chemin de gauche à un train d'enfer et plongea, les cottes au vent, à travers une basse futaie. L’écuyer suivit avec un soupir. C’était bien du baron de choisir tout juste un jour où le torchon brûlait chez lui pour s’en aller conter fleurette à cette jolie dinde! Comme si sa partie de main chaude avec la Perrine ne lui suffisait pas pour la journée.

Dix minutes plus tard, les chevaux freinaient des quatre fers à l’entrée d’un long bourbier qui s’enfonçait sous un tunnel de branches si bas de plafond et si étroit qu’il ne pouvait être question de le parcourir à cheval. Il fallait mettre pied à terre, et cheminer à la queue leu leu. La forêt, à cet endroit, était dense et enveloppait comme une épaisse courtine une tour solitaire, lieu de résidence habituelle d’un chevalier, Gippuin Le Housset, dont les exploits en tournois avaient occupé des échos de la province et même de la cour durant le précédent règne.

Résidence habituelle mais non actuelle car le seigneur Gippuin, alléché par les récits, tous plus fabuleux les uns que les autres, de ceux de ses amis ayant fait « le voyage » et saisi par le « mirage doré » de l’Orient, s’en était allé faire quarantaine sous la bannière de Foulques d’Anjou, roi de Jérusalem. Cela, à seule fin de se prouver à lui-même sa valeur intacte, aux soldats infidèles de l'émir Zengi qu'il valait à lui tout seul tous les preux de la Table ronde et à ses habituels compagnons de beuverie qu'il était capable, autant qu'un autre, de meubler son donjon d’aiguières et de plats d'or, de soies brodées et d'affriolantes esclaves sarrasines qui lui tiendraient chaud au lit quand sa dame aurait ses mauvais jours. Et raflant la majeure partie des écus de la maison, il était parti tout fringant pour Marseille d’abord, et pour les grandes aventures ensuite, laissant au logis ladite dame sous la garde conjuguée et concentrique de sa teigneuse forêt, d’un large fossé vaseux, d'une muraille de huit pieds d'épaisseur, de quatre soldats à la limite d'âge, et d'une nourrice plantureuse dont l'air endormi cachait la ruse d'une portée de renards. Plus épisodiquement enfin, d'un ermite de la forêt qui abritait ses patenôtres dans une hutte de bûcherons à quelques toises du château où il occupait la double fonction de confesseur et de pique-assiette.

La dame de la tour répondait au doux nom d'Osilie. Passablement sotte comme l'attestait le vide absolu de ses larges yeux de génisse, elle n'en était pas moins de ces créatures dont les formes moelleuses attirent irrésistiblement la main de l'homme. Riche en tétons qu'elle avait hauts et fermes, et plus encore en croupe, dame Osilie représentait comme une rente que la nourrice Brusseline avait entrepris d'exploiter convenablement - avec la bénédiction tacite de l'ermite Gobert - pour le plus grand bien de la maisonnée.

En effet, trois ou quatre mois après le départ de son maître, Brusseline s’était avisée d'une grande disette d'argent au fond du vaste coffre, bien bardé de serrures, où l'on avait l'habitude de le conserver. Elle en avait éprouvé un coup terrible. Le chevalier n'étant plus là avec ses grands coups de lance ou d'épée qui faisaient bouillir si richement la marmite, de quoi allait-on vivre? Les bois couvraient la majeure partie des terres des Le Housset et le reste ne rapportait pas grand-chose. Il y avait le gibier, bien sûr, mais les rhumatismes faisaient des ravages dans la « garnison » et l'on avait toutes les peines du monde, en hiver, à tirer les hommes de leur coin de cheminée. Et si l’on ne trouvait pas bien vite une solution, sire Gippuin, en rentrant de guerre - s’il rentrait jamais -, ne retrouverait plus au logis que de petits tas d'os desséchés au lieu de la belle créature qu’il y avait laissée.

Questionnée, la belle créature en question avait écarté les bras d’un geste navré, traduisant une impuissance totale à résoudre le problème et s’était mise à pleurer. Elle avait toujours été accoutumée à une savoureuse paresse qui la tenait au lit de longues heures avec, pour distraction, de petits repas qu’on lui montait à n’importe quel moment du jour, avec une prédilection marquée pour les pâtisseries légères.

C’était ce régime qui entretenait l’éclat de son teint et la douceur de sa peau et, quand il apparut qu’il allait falloir en changer, Osilie ouvrit les vannes d’un profond chagrin qui acheva d'affoler sa nourrice. Et le matin où Brusseline s’aperçut, en bouclant la ceinture d’Osilie, que cette ceinture commençait à flotter, elle décida de passer à l’action après en avoir conféré avec le saint homme qui, dans sa hutte, commençait à s’inquiéter de sa nourriture à venir.

Ce fut l’ermite qui, s’arrachant à sa solitude, s’en alla trouver le haut et puissant seigneur de Fresnoy pour attirer son attention sur la grande misère qui menaçait une noble dame et faire appel à sa charité. Brusseline, en effet, n’ignorait pas plus que les autres commères de la région le penchant marqué du baron pour les jolies femmes.

- Si jeune, si belle, abandonnée dans cette tour forestière cernée par les loups! pleura l’ermite. Cela fend le cœur et, certes, Notre Seigneur bénirait celui qui viendrait en aide à cette détresse et lui permettrait d’attendre dignement le retour de son valeureux époux.

De tout ce discours, Hughes n'avait retenu que quatre mots : « si jeune » et « si belle ».

- J’irai demain, promit-il.

Il n’y manqua pas.

Quand il arriva, peu avant l'heure de sexte, il se trouva en face d'un spectacle - soigneusement mis en scène par Brusseline - qui lui parut plein d’intérêt.

Assise au coin d’une énorme cheminée où brûlait un maigre feu, ses longs cheveux blonds croulant sur ses épaules et sa gorge curieusement découverte, si l’on tenait compte de la température, Osilie regardait tristement, de ses grands yeux mornes, une platée de raves fumantes posée sur ses genoux et qui était censée représenter son unique repas. Une robe de velours violet, fort usée, un voile troué l’habillaient et, quand Hughes s’approcha d’elle pour la saluer, il put voir que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

C’étaient de vraies larmes et la dame Le Housset n’avait aucunement besoin de se forcer à pleurer car, peu confiante dans ses talents de comédienne, Brusseline venait de lui dire que c’était tout ce qui restait à manger dans la maison.

Ce tableau navrant émut d’autant plus le baron que, voyant surgir devant elle cet inconnu, Osilie se mit à sangloter et qu’à chaque sanglot ses seins, mal protégés par une robe négligemment lacée, menaçaient d’apparaître dans toute leur gloire.

Pour mieux consoler la dame, Hughes s’agenouilla devant elle ce qui, compte tenu de sa haute taille, lui permit de dominer de près le phénomène. Quant à Osilie, l’apparition dans une si lugubre circonstance de ce jeune et beau seigneur si richement vêtu le lui fit prendre pour un envoyé du ciel et, quand il la tint dans ses bras pour baiser ses lèvres, elle n’eut pas le plus petit réflexe de défense, s’abandonnant au contraire avec un soupir bienheureux. Refuse-t-on quelque chose à un messager céleste?

Un instant plus tard, tous deux faisaient l’amour avec enthousiasme sur la jonchée de paille fraîche que Brusseline, toujours prévoyante, avait doublée d’épaisseur ce matin-là. Ils n’avaient pas encore échangé une seule parole mais, de cet instant, dame Osilie et sa maisonnée n’eurent plus de soucis à se faire pour le contenu de leur garde-manger et le renouvellement de la garde-robe.

Cette première expérience avait ouvert, en effet, au baron des horizons inattendus. Osilie était peut-être sotte, elle n’en était pas moins femme et pourvue d’avantages non négligeables. Sans doute sa conversation était-elle limitée mais, pour tout ce qui touchait aux jeux de l’amour, elle faisait preuve d’une érudition exceptionnelle. Enfin, ayant retrouvé une vie exempte de soucis matériels, elle montrait un caractère d’une grande égalité et c’était toujours avec le même sourire lent qu’elle accueillait un amant dont les visites n’étaient pourtant pas d’une extrême régularité tant il se montrait éclectique dans ses goûts amoureux. Mais Osilie n’aurait jamais eu l’idée de lui en faire reproche, ce qui le reposait des aigreurs conjugales.

C’était donc vers ce havre, à la fois douillet et silencieux, qu’Hughes se précipitait après la scène du château. Il venait, comme cela lui arrivait plusieurs fois le mois, chercher auprès de la moelleuse Osilie le calme et le voluptueux confort qu’elle s'entendait si bien à lui dispenser. Aussi fut-il presque scandalisé de la trouver en larmes.

Étendue à plat ventre sur son lit, dame Le Housset pleurait à creuser les cailloux et avec tant de constance qu'elle ne releva même pas la tête quand le pas, pourtant bien connu, froissa la jonchée de paille qui couvrait le sol de sa chambre.

Fort ennuyé car il avait son compte de drames et de criailleries pour la journée, Hughes faillit rebrousser chemin sur la pointe des pieds pour s’en aller chercher réconfort auprès de certaine belle meunière des environs, mais Osilie avait négligé de s’habiller ce matin-là et son corps dodu formait, avec la fourrure noire dont était couvert le lit, un si joli paysage blond que l’appétit du baron s’en trouva réveillé.

Négligeant alors les formules de politesse, il tendit les mains vers les monts roses qui le tentaient mais, quand il voulut s’en emparer, Osilie poussa un long cri d’horreur, glissa sur le lit comme une anguille et, saisissant sa chemise, la plaqua contre son corps.

- Ah ça, ma mie, quelle mouche vous pique? protesta Hughes déçu. N’êtes-vous plus ma douce amie?

- Non, je ne le suis plus et n’aurais jamais dû l’être! Dieu me punit, Dieu me punit!

Et de pleurer de plus belle, tout en essayant de venir à bout de la vaste chemise dont elle ne trouvait pas l’entrée, ce qui donnait lieu à toutes sortes de contorsions bien agréables à regarder.

- Vous tenez vraiment à la remettre? fit Hughes hypocritement. Je vous aime mieux sans.

- Plus jamais vous ne me verrez sans! Plus jamais! Il faut faire pénitence en attendant la mort qui ne saurait manquer de m’advenir lorsque sire Gippuin reviendra de guerre.

Agacé, Hughes saisit Osilie d’une main, la chemise de l’autre, et entreprit d’introduire l’une dans l’autre, serra le cordon qui coulissait le haut du vêtement et obligea Osilie à s’asseoir sur le lit.

- Vous dites des folies, grommela-t-il. A présent, causons!

Il s'assit auprès d’elle et l'attira contre lui pour la rassurer en lui tapotant les cheveux. Le nez contre son aisselle, Osilie se remit à larmoyer, trempant sans vergogne le beau bliaut de soie et entrecoupant ses sanglots de mots apparemment incompréhensibles mais qui, à la longue, finirent par composer une phrase somme toute assez claire : la dame était enceinte.

Il ne fallut pas longtemps à Hughes pour comprendre le problème dans son ensemble. Et il était de taille!

En effet, il y avait au moins huit mois que le seigneur Gippuin était parti pour les grandes aventures et, bien que son intelligence ne dépassât pas une honnête moyenne, il serait peut-être difficile de lui faire avaler un enfant à naître, même s’il se présentait au pont-levis le soir même.

Pour se donner le temps de réfléchir, Hughes demanda :

- Savez-vous, ma mie, de quand date cet événement?

- Bien sûr je le sais, répondit Osilie avec empressement. Cela remonte au jour de ma fête quand vous m’avez fait présent de cette belle ceinture parfilée d’or et si merveilleusement ornée de grenats. J’étais si heureuse et nous nous sommes aimés avec tant d’ardeur.

Hughes sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et, pour la première fois, regretta ses générosités.

- Mais, cela fait trois grands mois, il me semble?

- Vous croyez? Ah, c’est bien possible.

- Comment, si je crois? Et vous ne vous en êtes pas aperçue plus tôt? C’est incroyable! Toutes les femmes savent, et tout de suite, quand elles sont enceintes.

- Ah?

Il la regarda avec une surprise vaguement inquiète. Etait-elle vraiment aussi sotte ou faisait-elle semblant?

- Mais enfin vous avez bien dû constater que vos... que les petits ennuis de chaque mois ne se présentaient plus? Et, sinon vous qui êtes innocente, Brusseline a dû s’en apercevoir?

- Elle ne m’en a rien dit. Et puis ces choses ne sont pas toujours très régulières.

- Dans ce cas, comment vous en êtes-vous aperçue?

Ce simple mot eut le don de lâcher de nouveau les vannes des larmes.

- J’ai mal au cœur! J’ai affreusement mal au cœur et les confitures que j’aime tant me font horreur. Oh, messire Hughes, qu'allons-nous faire? Que vais-je devenir?

Elle s’accrochait à lui et, sentant venir une crise de panique, il s’efforça de lui prodiguer toutes sortes d’apaisements et de lui jurer qu’il ne l’abandonnerait pas. Cela prit du temps mais quand, une heure plus tard, il se disposa à la quitter, Osilie, apaisée, reposait sur son lit, ses petites mains dodues jointes sur un ventre qui semblait déjà un peu moins plat. Au moment où il lui posait sur le front un dernier et chaste baiser, la dame releva sur lui un regard où pétillait une certaine satisfaction.

- C’est une catastrophe pour moi, mais vous, cher seigneur, vous devez être content!

- Content de vous voir pleurer?

- Non. Content de savoir que vous pouvez avoir un enfant et que si vous n’en avez pas encore, c’est uniquement parce que la dame de Fresnoy est bréhaigne.

- Mais je n’en ai jamais douté.

Il avait, pour cela, les meilleures raisons. A travers la province, on pouvait en effet trouver ici et là, en cherchant bien, trois ou quatre enfants de blonds pourvus de cheveux noirs et d’yeux verts.

- En outre, ajouta-t-il, il va falloir cacher cet enfant lorsqu’il naîtra, ne fût-ce que pour le soustraire à la légitime colère de sire Gippuin. Et j’espère de tout cœur qu’il ou elle n’aura pas le mauvais goût de me ressembler. Donc, je n’ai aucune raison d’être content.

Les yeux pâles d’Osilie le considérèrent avec une espèce d’avidité rusée qu’il ne leur connaissait pas encore.

- Ce ne serait pas un si mauvais goût! Je veux dire, de vous ressembler.

- Comment l’entendez-vous?

Osilie laissa retomber ses paupières comme un rideau et considéra attentivement ses doigts croisés.

- Oh! c’est simple. Puisque votre épouse ne peut porter de fruits, la venue d’un enfant de noble lignage pourrait être pour vous une excellente occasion de la répudier. En outre, ne serait-ce pas la meilleure solution pour moi? Sire Gippuin, mon époux jusqu’à ce jour, ne pourrait s’en prendre à l’enfant d’un si haut seigneur et il ne lui resterait qu’à me répudier pour me punir. Ensuite, rien ne s’opposerait plus à notre bonheur.

Hughes la considéra avec une stupeur qu’il ne songeait même pas à dissimuler.

- Cette brillante idée est-elle de vous?

Elle lui jeta un coup d’œil offensé.

- Mais naturellement. C’est une idée toute naturelle, il me semble. La dame ne peut vous donner d’enfant, moi je vous en donne un, il est donc tout naturel que je prenne sa place.

« Miséricorde! » pensa Hughes. Ainsi c’était cela qui couvait dans cette cervelle qu’il avait toujours jugée légèrement obtuse. Lui faire répudier la fille du puissant comte de Ribemont - et la dot qu’elle lui avait apportée - au bénéfice d’une Osilie Le Housset qui ne lui apporterait même pas de quoi acheter un haubert neuf. Cela expliquait en tout cas que l’on eût attendu tout ce temps pour s’apercevoir d’une grossesse que l’on espérait bien fructueuse.

Hughes sentait monter en lui une colère folle mais, au lieu de s’y abandonner, il s’obligea à une douceur pleine de bénignité mais quelque peu narquoise.

- Il y a pourtant une chose qui semble vous échapper, ma chère. C’est que mon mariage avec dame Hermelinde ayant été béni et consacré - comme le vôtre d’ailleurs - il ne se peut rompre aussi aisément.

- Bien sûr que si! Et justement au cas où l'épouse est incapable de procréer. L’époux est alors tout à fait en droit de demander sa répudiation et notre Sainte Mère l'Eglise y souscrit d'autant plus volontiers...

- Qu’on la paie plus cher! grogna Hughes de plus en plus méfiant.

Cette sotte d’Osilie donnait tout à fait l'impression de réciter une leçon. Restait à savoir qui avait bien pu la lui souffler et il voulut en avoir le cœur net.

- Vous me tenez là langage de clerc ou même de procureur. Cela ne vous ressemble guère. Et surtout ne vous convient pas. Vous vous trompez.

- Et moi je vous dis que non, s'écria la dame qui commençait à s’énerver. Je vous dis que cela se peut! Brusseline et surtout le bon père Gobert me l’ont bien expliqué.

Hughes faillit pousser un soupir de soulagement. C’était donc cela. L’ermite qui savait si bien attendrir les âmes sensibles sur le sort cruel des jolies femmes esseulées par la croisade, et ces deux drôlesses avaient soigneusement mitonné leur petite affaire dont le but, éclatant d’évidence, tendait à les installer tous derrière les murs solides et bien pourvus de toutes choses du château de Fresnoy.

- Ainsi, c’est le bon père Gobert? fit Hughes au bout d’un moment. Eh bien, ma chère, tenez-vous en repos. Je vais me mettre à sa recherche afin de parler de tout cela avec lui. Est-il chez vous à cette heure?

- Oh non! Il doit être à son ermitage à prier pour les pécheurs et pour le bien de tous ceux que sa sainteté protège. Voyez-le vite, mon doux ami, et mettons-nous d’accord au plus tôt afin que notre fils puisse venir au monde dans des conditions dignes d’un futur baron de Fresnoy.

Elle parlait comme un livre à présent. Ricanant intérieurement, Hughes quitta Osilie avec la ferme intention d’avoir avec le malencontreux ermite un entretien qui ne manquerait pas de laisser au saint homme un cuisant souvenir. Il n'aurait pas trop de toute sa sainteté pour se protéger de l’orage qui était en train de s’accumuler sur ses imprudentes épaules.

Un peu surpris de voir son maître revenir si vite, Bertrand quitta docilement le coin de feu où il se chauffait tout en faisant un sort à un gros oignon méthodiquement étalé sur une tranche de pain en compagnie d’une tranche de lard et d’un pot de vin de Laon. L’écuyer ne détestait pas ces haltes un peu longuettes dans la cuisine du Housset où régnait habituellement Brusseline qu’il tenait pour une femme avisée et bien-disante car elle connaissait quantité de chansons et de contes bien propres à faire passer joyeusement le temps avec l’appoint d’un pot de bière ou de vin frais. Le tout d’ailleurs sans que Bertrand cultivât le moindre doute sur la moralité de la nourrice qu'il avait toujours jugée plutôt douteuse.

Mais, ce jour-là, Brusseline était absente et, réduit à la seule compagnie d’une souillon, Bertrand se disposait à s’ennuyer stoïquement quand le retour du baron vint changer le cours légèrement somnolent de ses pensées. Un baron qui paraissait tellement en colère que Bertrand jugea plus prudent de ne poser aucune question. Il se contenta de vider son pot d'un trait et, emportant le reste de sa tartine, il suivit Hughes au-dehors.

On repartit donc mais, au lieu de prendre l’habituel chemin du retour, on s'en alla battre les taillis d’alentour avec tant de désordre et d’agitation, d’ailleurs, que l’écuyer, de plus en plus surpris, se hasarda à demander ce que l’on cherchait.

- L’ermite Gobert! gronda Hughes. Le damné ermite, que le diable l'emporte! Je croyais savoir que sa tanière était de ce côté! ajouta-t-il avec un geste vague qui englobait, en gros, les quatre horizons.

- C'est par là, dit Bertrand en montrant un étroit sentier à demi caché par les branches des buissons mais qui longeait un ruisseau.

- Comment le sais-tu?

- On apprend de ces choses quand on fréquente les cuisines.

Suivant le sentier, ils trouvèrent en effet sans peine le repaire de l’ermite, un petit oratoire à demi ruiné auprès d’une sorte de hutte assemblant bizarrement le bois, la pierre et le chaume. Mais de Gobert point; l’habitant de ces lieux ne se trouvait ni en prières dans son oratoire ni dans sa champêtre demeure dont d’ailleurs la porte, faite de grosses planches bien jointoyées, s’ornait d’un solide loquet renforcé d’un cadenas que Bertrand, amusé, agita.

- Qu’est-ce qu’un ermite peut bien avoir à renfermer si soigneusement? fit-il en riant. Pour quelqu'un qui a dû normalement faire vœu de pauvreté il a l’air de s’entendre à protéger son absence de biens terrestres.

- En tout cas, il n’est pas là, grogna Hughes après avoir, pour la forme, secoué vigoureusement la porte qui ne bougea pas d’un pouce.

- Vous tenez beaucoup à rencontrer ce bonhomme, sire Hughes? Il n’est pourtant guère intéressant.

- Il l’est beaucoup plus que tu ne l’imagines. Je te jure qu’il m’intéresse en ce moment et qu’il a, lui, tout intérêt à me rencontrer le plus vite possible et à me laisser mettre bon ordre à ses sottises.

On attendit un peu. C’est-à-dire que le baron exécuta à grandes enjambées cinq ou six tours de l'ermitage, dans un sens puis dans l’autre, ce qui ne fit qu’augmenter son impatience et son irritation. En plus, il avait froid. Un nuage s'installa au-dessus des arbres et quelques gouttes d’une pluie glaciale se mirent à tomber. Hughes en eut assez et se dirigea vers son cheval.

- Rentrons! Il se fait tard. On reviendra demain.

Les deux cavaliers coupèrent à travers la forêt pour rejoindre le grand chemin dans lequel ils s’élancèrent au galop. Tout au long du parcours, Hughes remâcha silencieusement sa colère et son inquiétude. Il ne desserra pas les dents, mécontent de lui-même, des autres en général et singulièrement de cette Osilie qu'il avait crue si sotte et si commode et qui venait de se révéler bien plus encombrante qu’il ne l'imaginait. Comment, diable, allait-il faire pour s’en débarrasser, car c’était cela qui importait! Et le plus tôt serait le mieux.

Si Gippuin Le Housset consentait à ne pas reparaître au logis avant la naissance de l'enfant, celui-ci pourrait être discrètement confié à une bonne nourrice avant d’être remis, plus tard, à quelque bon couvent afin d'y vivre dans la quiétude et le recueillement une existence qui n’aurait jamais dû voir le jour. En admettant toutefois que la mère soit d'accord, ce qui n'était pas certain, tant s’en faut, si l’on s’en tenait aux dernières et si étranges idées que l’on avait installées dans sa tête légère. Évidemment, si Gippuin revenait avant l’événement, il n’y avait aucun doute sur la suite qu'il conviendrait de donner à l'affaire : Hughes et lui se retrouveraient en champ clos jusqu'à ce que l'un d'eux mordît définitivement la poussière.

Dans un sens, Hughes aurait assez aimé cette solution car, autant il se sentait assuré sur le terrain des armes, autant il redoutait le marais piégeur des ruses féminines. Mais, s'il n’en mourait pas, il aurait encore à faire face au juste courroux d'Hermelinde aux oreilles de laquelle il fallait à tout prix éviter que cette affaire ne vînt. Car les oreilles d'Hermelinde n'étaient que le prolongement de celles de sa mère, la dame de Ribemont, qui était tout à fait capable d'ameuter la province pour la lancer aux basques d’un gendre qu'elle n'aimait pas.

Ces pensées amères n'arrangeaient pas l'humeur du baron et nourrissaient la rancune que lui inspiraient les bons conseils de l'ermite quand, juste au moment où il débouchait dans la basse-cour de son château, il aperçut Gobert droit devant lui. Appuyé sur un long bâton, le capuchon de sa robe de bure rejeté sur le dos et la tête en arrière, Termite contemplait le donjon de Fresnoy de Pair indécis de quelqu'un qui ne se résigne pas à prendre un parti.

Le bruit que firent les chevaux en franchissant le pont-levis le fit retourner et, reconnaissant le baron, il se précipita vers lui en agitant son bâton et en donnant tous les signes d’une joie extravagante que l’autre ne partagea guère. Et pas davantage Bertrand.

- Qu’est-ce qu’il fait là? marmotta l’écuyer.

C’était exactement ce que se demandait Hughes, non sans inquiétude, mais déjà Gobert arrivait.

- Ah! Sire baron! Que vous voilà donc à propos! J’étais venu jusqu’ici pour vous parler d’une affaire grave et on m'a dit que vous étiez sorti. En dépit de ma déception, j’hésitais à vous attendre encore, vu l’heure tardive.

- Vous avez à me parler, saint homme? Ça tombe bien parce que moi aussi j’ai à vous parler. Par ici, s'il vous plaît.

Et péchant Gobert par son capuchon, il le décolla de terre et, mi-voltigeant, mi-sautillant, il lui fit parcourir au trot de son cheval toute la vaste cour jusqu’aux étuves dans lesquelles il le propulsa un peu rudement après avoir jeté sa bride à Bertrand.

- A nous deux, maintenant! s’écria-t-il, tandis que l’ermite allait s’étaler plutôt que s’asseoir sur la large planche où, ce matin, Hughes avait reçu les soins attentifs de la Perrine...

- Que vous ai-je fait, sire baron? bredouilla Gobert, affolé par une entrée en matière si peu conforme à son éthique personnelle et par l’allure franchement menaçante de ce beau seigneur dont il n’avait eu pourtant qu'à se louer jusqu'à présent. Pourquoi me traiter si mal, moi qui vous suis si dévoué?

A vrai dire, Hughes, planté au seuil de l'étuve, qu'il barrait de ses larges épaules, les poings sur les hanches et les jambes écartées, avait l’air aussi peu rassurant que possible.

- Je vais te dire ce que tu m’as fait, saint homme. Ou plutôt ce que tu n’as pas fait. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que dame Le Housset était enceinte? Tu as bien su venir me trouver quand vous creviez tous de faim?

- Mais je venais justement vous l’apprendre, monseigneur!

- Aujourd'hui! Au bout de quatre mois! Et pourquoi pas plus tôt?

- Eh bien, justement parce que je n'en savais rien. C’est seulement ce matin que Brusseline m’a appris ce malheur, tandis que notre pauvre dame pleurait à faire pitié. Alors j'ai songé qu’il fallait faire quelque chose et ma première pensée...

- A été pour moi? Il fallait venir m'apprendre tout de suite la grande nouvelle, n'est-ce pas? flûta Hughes, contrefaisant le fausset de l’ermite. (Puis, changeant de ton :) Eh bien, mon bonhomme, tu mens effrontément pour un homme soi-disant voué à Dieu! Ta première pensée - en admettant que ce soit vraiment la première -, tu l’as employée à donner d’étranges conseils. Des conseils dont le plus beau est celui-ci : me faire répudier mon épouse pour donner sa place à celle de Gippuin.

- Euh, l’idée était de Brusseline, mais je l’ai approuvée entièrement comme étant peut-être la volonté de Dieu.

- Ah non! Ne va pas mêler Dieu à cette histoire.

- Pourquoi pas? fit l'autre avec une douceur si mielleuse qu'elle acheva d’exaspérer le baron. Si dame Osilie vous donne le fils que votre malheureuse épouse n’a jamais pu vous donner, n’est-il pas normal qu'elle devienne dame de Fresnoy après une double répudiation?

- Et Gippuin, dans tout ça, qu'est-ce que vous en laites? Il pourrait avoir envie de trucider son épouse adultère. Ce n’est pas un personnage spécialement commode et ça m’étonnerait que les Infidèles aient arrangé son caractère.

- Il ne reviendra peut-être pas!

- Que voilà encore une pensée chrétienne, saint homme! Mais je veux bien raisonner avec toi. D’abord rien ne dit qu’Osilie accouchera d’un fils et rien ne dit non plus que la dame de Fresnoy, mon épouse, ne me donnera jamais d’héritier. Nous sommes jeunes l’un et l’autre. Quant à la répudier, elle et la riche dot de bonne terre et de bons écus qu’elle m’a apportée, il n’en est pas question. Oublies-tu de qui elle est la fille? On ne remplace pas une Ribemont par une Osilie. Qu'est-ce que celle-ci m'apporterait en échange?

- Je vous l’ai dit : un fils. C’est un trésor.

- Ouais. Assez de fariboles! Ecoute-moi attentivement, Gobert. (Et, pour mieux fixer, sans doute, l’attention de son adversaire, Hughes alla l’empoigner de nouveau par le col de sa robe et le secoua vigoureusement en dardant sur lui des yeux féroces.) Tu vas retourner d’où tu viens et tu vas employer toute ta cervelle et toute ton adresse à persuader dame Osilie et Brusseline d'abandonner leurs rêves fumeux. Jamais, tu as bien compris, jamais je ne donnerai à Osilie la place de mon épouse. On rirait encore de moi dans deux ou trois siècles.

- Mais enfin, l’enfant?

- Quoi l'enfant? Je donnerai l'argent pour que sa mère l’élève ou le fasse élever comme elle voudra. Si c’est un fils, quand il sera en âge, je le prendrai peut-être ici comme page. D’autre part, si Gippuin Le Housset revient avant l’accouchement, je me battrai avec lui comme le veut l’honneur d’un chevalier, ce qui veut dire que j’engagerai ma vie pour la réputation de la dame. Mais rien de plus! Tu as bien compris?

- Oui, j'ai compris. Mais je prierai pour que vous changiez d'avis s’il vient un beau garçon.

- On n’en est pas là. File à présent. Et ne t'avise pas de parler à qui que ce soit en sortant. Et surtout ne reviens plus si tu tiens à ta peau car je suis très capable de te l’arracher pour l’accrocher à ce beau chêne qui est près de ton ermitage où elle fumera gentiment, tandis que ta cabane flambera!

Gobert ne se le fit pas dire deux fois et disparut avec la vivacité d’une souris poursuivie par le chat. Poussant un soupir de soulagement et persuadé d’avoir convenablement réglé une situation délicate, Hughes sortit à son tour pour regagner la chambre des hommes et s’y débarrasser de ses oripeaux définitivement hors d’usage.

Dans la cour, il rencontra Bertrand qui revenait de l'écurie.

- Je ne sais pas ce que vous avez fait à Gobert, fit celui-ci, mais je n’aurais jamais cru qu’un ermite pouvait courir si vite!

Cependant, dans l'étuve, quand la porte eut claqué et que le bruit des pas du baron se fut éloigné, le frère Rinaldo déplia précautionneusement son corps replet et légèrement ankylosé, qu'il avait aplati provisoirement derrière les grandes cuves lors de l'entrée tumultueuse du seigneur des lieux et de son captif. Heureusement, la robe noire qu'il mettait pour ce genre d’expédition se fondait bien dans les ombres noires de l'étuve qu'aucun feu n'éclairait.

Le chapelain était venu là pour y rencontrer discrètement, comme cela lui arrivait de temps à autre les jours où l'on avait chauffé l’étuve, certaine fille de basse-cour, solide commère aux formes généreuses, appliquée au travail comme à l’amour, peu farouche et forte en gueule, à laquelle il se plaisait à administrer des sacrements d’un genre bien particulier.

D'abord terrifié par l'arrivée inopinée du baron Hughes, Rinaldo avait bientôt trouvé un intérêt si vif à la conversation que le hasard lui permettait de surprendre, qu’au bout d'un moment il aurait refusé de donner sa dangereuse place même pour la plus riche abbaye des environs.

Rendu à la solitude, il se retint de danser de joie car, avec ce qu'il venait d'entendre, il tenait enfin le moyen, si longtemps cherche, d'amener dame Hermelinde à en finir avec un mariage qui ne lui causait que déboires et que lui, Rinaldo, avait toujours déploré car il abhorrait Hughes de Fresnoy au moins autant que celui-ci le détestait.

Le plan du chapelain était simple : obliger Hermelinde à se plaindre à sa mère, dont il savait parfaitement comment elle réagirait, et obtenir ensuite la dissolution du mariage. A condition d'être habile et d'y mettre le prix, c'était une chose très possible et Rinaldo, pour sa part, se faisait fort, en fouillant les généalogies des deux époux, d'y découvrir un empêchement majeur par cousinage à un degré prohibé. Ensuite de quoi, Hermelinde et Rinaldo retourneraient vivre pour un temps dans cet admirable château de Ribemont où la vie était plus agréable qu'à Fresnoy - trop militaire au goût du moine - avant que la jeune femme ne convolât de nouveau en beaucoup plus justes noces avec celui que Rinaldo souhaitait lui voir prendre pour époux : le riche, puissant et vieux comte de Bohain qui n'était ni très beau ni en très bon état, mais qui convoitait la dame et sa dot depuis longtemps et qui saurait récompenser généreusement l'habile homme capable de lui apporter les deux. Et surtout, on serait débarrassé à jamais de cet odieux baron Hughes qui donnait toujours au chapelain l’impression affligeante de n'avoir chez lui d'autre importance que celle d'une vieille croûte de pain oubliée par une servante négligente.

C'étaient là de ces choses qu'un Sicilien de bon cru ne pouvait pardonner. Eût-il été plus courageux qu'il eût, par une nuit sans lune, poignardé discrètement son ennemi. Mais le courage n'était pas sa vertu dominante et il avait une peur horrible des conséquences toujours possibles de son acte : s’il était pris, il périrait dans les supplices que lui administreraient joyeusement les hommes du baron, trop heureux de venger sa mort, d’abord, et ensuite de se distraire un moment. C’était un trop gros risque et, à la réflexion, Rinaldo en était venu à penser que priver Hughes de Fresnoy de la riche dot de sa femme serait une vengeance presque aussi savoureuse que de l’entendre gargouiller un court instant avant d’expirer. Et combien plus subtile!

Or, voilà qu’elle venait d’apparaître, cette possibilité de vengeance, il convenait donc de ne pas la laisser filer.

En sortant des étuves, frère Rinaldo s’assura que personne ne le voyait puis, retroussant sa robe à deux mains, il prit sa course vers la barbacane d’entrée, bien décidé à rattraper coûte que coûte le curieux visiteur de tout à l’heure et à le ramener chez la dame de Fresnoy. Tout en courant, il combinait déjà, dans sa cervelle rusée, ce qu’il allait dire à cet homme, visiblement terrifié, pour le ramener au château. Le mieux serait sans doute de dire que le baron, ayant oublié un détail important, le réclamait. Cet ermite, qui semblait simple comme une chèvre, ne mettrait certainement pas en doute la parole d’un religieux paré du titre prestigieux de chapelain du château.

Au moment où il franchissait le pont au triple galop sous l’œil intéressé des soldats de garde, il aperçut la petite silhouette brune qui, appuyée sur sa canne, commençait à se fondre dans les ombres du soir. Craignant de la perdre, il accéléra encore l'allure et appela :

- Hé! Là-bas! Holà! Saint ermite! Attendez-moi!

Un point de côté lui coupa momentanément le souffle et il dut s'arrêter pour reprendre haleine, peu habitué à mener pareil train. Mais, au bout du chemin, Gobert s’était arrêté auprès de la corne d’un bois et attendait. Dédaignant alors la douleur et pleurant presque de joie à l’idée de la scène qu’il allait déclencher, Rinaldo reprit sa route et le rejoignit.


En dépit de l’espèce de tranquillité d’esprit qu'il avait tirée de son entrevue avec Gobert, Hughes passa une soirée morose. En rentrant, il avait eu l’idée de faire sa paix avec Hermelinde, mais elle ne parut pas au souper et fit savoir qu’elle était souffrante et ne souhaitait pas être dérangée. Même la douce Ersende toujours prête à aider les cœurs ou les corps en détresse ne fut pas admise auprès de la dame.

- Je crois qu’elle boude, confia-t-elle à son beau-frère. Cela ira mieux demain. Vous n’avez qu’à vous arranger pour lui faire un menu présent.

Hughes fit la grimace. Hermelinde, justement, n’aimait pas cela et ne daignait sourire que lorsque le cadeau était d’importance, donc coûteux. Et Hughes en était justement parvenu à un moment où il trouvait les femmes par trop ruineuses.

Seule consolation : ce soir-là il ne vit pas davantage don Rinaldo. Le chapelain, à ce qu’on lui dit, était enfermé chez lui où il s’abîmait en prières pour le rétablissement de sa paix conjugale. Hughes ignorait totalement qu’après avoir mis Gobert en lieu sûr, le Sicilien, altéré de vengeance, avait quitté discrètement le château muni d'une lettre d'Hermelinde et galopait, sous une pluie battante, en direction de Ribemont. Tandis qu’Hughes passait la soirée à jouer aux échecs avec son frère Robert, Rinaldo, insoucieux pour une fois des incommodités d’une chevauchée, courait après sa vengeance comme un âne après une carotte.

L’orage que le Sicilien avait si soigneusement préparé allait éclater le lendemain.

Le crime

Marjolaine des Bruyères épousa maître Gontran Foletier un jour du mai fleuri de l'an 1140.

La fête fut belle car le pelletier, tout fier d’avoir conquis - aisément somme toute - si ravissante et si noble créature, fit les choses en grand et ne lésina pas. Ainsi Marjolaine put voir s’aligner, ce jour-là, autour de la table du plantureux repas, toute sa parentèle vêtue de neuf et arborant la mine béate des âmes fraîchement sorties du purgatoire qui voient s’ouvrir devant elles les portes du paradis.

Il n’y avait pas que la famille : la maison elle aussi avait sa part. Des ouvriers travaillaient sans relâche - sauf pour le jour du mariage - à redonner un brin de jeunesse à la vieille Pêcherie. Quant à l’artisan de cette heureuse fortune, Renier des Bruyères, il venait de prendre du service comme écuyer chez le seigneur de Marie. Il n’assistait pas au mariage car il ne tenait pas à ce que l’on sache trop, parmi ses nouveaux camarades, que sa sœur épousait un bourgeois.

Celle-ci, pourtant, avait vraiment l’air d’une reine. Vêtue d’une superbe robe de soie d’un beau pourpre profond, un voile de mousseline de même couleur retenu par un cercle d’or et de rubis posé sur ses cheveux blonds dénoués, Marjolaine ressemblait tout à fait à une image de sainte quand elle apparut à la tête de son cortège de fillettes et de jeunes filles où figuraient en bonne place ses deux sœurs aînées, Marie et Madeleine, partagées entre le contentement et l’envie, et les quatre plus jeunes : Marthe, Micheline, Mathilde et Monique, la petite dernière de la famille dont les yeux noirs brillaient comme des étoiles aux approches de la belle fête. Quant aux jumeaux de dix ans, Nicolas et Augustin, ils n'étaient pas loin de se prendre pour des hommes et posaient sur toutes choses des regards impérieux de propriétaire.

Seul, messire Aubry devait faire effort pour cacher sa tristesse. Si riche qu’il fût, le fiancé se voyait fort loin de l’idéal caressé par son beau-père, et il avait fallu l'insistance de toute la famille - dûment chapitrée et entraînée par Renier qui avait su circonvenir même l’altière Richaude, sensible à l'idée de faire de nouveau figure auprès de ses parents laonnois - pour qu'il se laissât arracher son consentement. Au repas de noces, il bâfra sans mesure et but comme une éponge à seule fin d'oublier que, dans bien peu d'heures, le gros Gontran allait poser ses mains grasses et son ventre en futaille sur le joli corps frais et pur de sa petite fille.

Il y réussit assez bien et, quand les dames emmenèrent Marjolaine jusqu'à la chambre nuptiale. Aubry des Bruyères, ivre à faire peur, choisit de rouler sous la table pour y cuver, au rythme de ronflements en faux bourdon, la plus gigantesque beuverie de sa vie.

Malheureusement pour elle. Marjolaine n'était pas ivre quand, après lui avoir dénoue les cheveux et l'avoir parfumée, les dames la glissèrent nue entre les draps de belle toile de Flandres sur lesquels on jeta des fleurs et des guirlandes. Elle était même très éveillée quand Gontran, rouge comme une citrouille de vin et de désir trop longtemps contenu, vint se camper auprès du lit et, d'un doigt un peu tremblant, rejeta les draps pour contempler sa jeune femme.

Émerveillé par tant de blondeur et par cette douce chair nacrée qui brillait dans l'ombre du lit. tendrement dorée par la lumière de la chandelle qu’il tenait haut, mais pas tellement ferme, le pelletier resta là un long moment, soufflant et hoquetant, bavant de trop de vin et de concupiscence. Les yeux agrandis d'horreur, Marjolaine le regardait, osant à peine respirer, les doigts crispés sur l’une des fleurs qui parsemaient le drap. Tout son être n'était que prière affolée, prière pour que la mort vînt la prendre, tout de suite, et lui évite l'affreux contact. D’ailleurs, eût-elle été moins pieuse et moins effrayée par les flammes de la damnation éternelle, qu’elle se la fût donnée à elle-même, cette mort tant souhaitée, quand elle avait appris que l’on allait la donner en mariage à celui que Renier voulait tuer pour avoir tenté de la prendre. Elle avait tant regretté alors de n’avoir pas laissé son frère le pendre à l’arbre voisin. A présent, elle lui était livrée avec tous les droits de disposer d’elle, simplement parce qu’une bénédiction était tombée sur leurs deux têtes et que le bourgeois avait donné de l’or!

Au bout d’un moment, Gontran posa sa chandelle au chevet, fit glisser l’espèce de dalmatique brodée et parfumée dont il s’était emballé et apparut, monstrueusement nu, à la pauvrette qui, cette fois, ferma les yeux de toutes ses forces, cherchant contre toute espérance à disparaître dans les profondeurs du matelas et souhaitant sincèrement que cette masse énorme l’étouffât sous son poids afin que la prochaine aurore, ni aucune autre, ne brillât plus jamais pour elle.

Hélas, elle ne mourut pas! Ni quand les mains grasses et indiscrètes de l’époux pressèrent ses jolis seins, ses douces cuisses, son ventre si tendre, ni quand sa bouche aspira la sienne en baisers gloutons et mouillés, ni quand le gros corps s’affala sur elle, ouvrant ses jambes nerveusement serrées d’un coup de genou brutal, ni enfin quand il la déflora avec la bestialité maladroite du mâle qui ne peut plus se contenir, sans même paraître s’apercevoir des larmes qui trempaient le petit visage convulsé. Ce fut seulement quand il l’abandonna pour se mettre à ronfler largement étalé sur le dos qu’elle eut un peu l’impression de remonter des profondeurs de l’enfer.

Non, elle n’en mourut pas. Ni cette nuit-là ni les suivantes qui furent tout aussi abominables car Gontran, doué d’un appétit fort gourmand, se gorgea sans retenue de ce printemps qu’il tenait dans son lit, obligeant, soir après soir, sa femme-poupée à une bataille nocturne aussi rebutante qu'épuisante. Le résultat en fut qu’après deux mois de mariage. Marjolaine, qui avait finalement choisi de se laisser mourir de faim, n’était plus que l'ombre d’elle-même et avait pris en horreur ce qu’elle s'imaginait être l’amour.

Ce fut Aubierge qui la sauva en tançant vertement son ancien nourrisson.

- Voulez-vous donc la tuer? Si vous ne la laissez reposer et se remettre, non seulement elle ne vous donnera jamais les beaux enfants que vous êtes en droit d’espérer, mais encore je ne la vois guère durer plus que la prochaine Toussaint.

- Quel mal y a-t-il à ce qu’un époux prouve chaque nuit son amour à sa jeune et jolie petite femme?

- Aucun, si la jeune et jolie petite femme est assez solide pour le supporter. Celle-ci est trop jeune et jolie, elle ne le sera plus bien longtemps si vous ne vous contenez. Mais regardez-la donc! Elle tient à peine debout et les cernes de ses yeux lui mangent toute la figure! Vous êtes lourd à porter pour un corps aussi menu.

La grosse figure poupine de Gontran s'allongea (il ne maigrissait pas, lui, et rattrapait à table ses exploits nocturnes, pillant deux fois plus vite que d'habitude le garde-manger de la maison). Un instant. Aubierge crut qu'il allait se mettre à pleurer.

- Que vais-je devenir si je ne peux faire l'amour chez moi? Sûrement, je tomberai malade.

- Hé! Que ne reprenez-vous le chemin des bourdeaux, pour un temps tout au moins? Allez user votre trop grand appétit avec quelques filles solides, bien membrées, aux tétons bien épanouis et à la cuisse charnue. Pendant ce temps, je referai une santé à votre petite dame qui en a grand besoin. Cela ne doit pas être tellement agréable de coucher avec un petit chat écorché.

- C’est vrai! admit Gontran. Elle est si menue qu'à certains moments je la perds dans le lit. Et puis il faut avouer qu’elle n'est guère experte au déduit, ni bien experte ni bien vaillante. Tu as raison, nourrice, je vais aller, à la nuitée, faire visite à la Loisel. Il y a longtemps qu’elle ne m’a vu. Et puis je vais bientôt partir pour les foires aux sauvagines. Ça te laissera largement le temps de requinquer ma dame. Prends-en bien soin!

- N’ayez crainte. Et, quand vous reviendrez, usez-en avec plus de modération : une fois la semaine par exemple jusqu’à ce qu’elle ait dix-sept ou dix-huit ans et soit devenue une belle plante bien solide à laquelle vous ferez une ribambelle de marmots!

De ce jour, l’enfer de Marjolaine se mua en une sorte de paradis douillet dont Aubierge se révéla l’efficace ange gardien. Bien soignée, bien nourrie, dormant presque toutes ses nuits seule dans le grand lit, la jeune femme retrouva rapidement sa belle mine et le goût de la vie. Elle prit plaisir aux jolies robes, à la maison confortablement feutrée de grandes tapisseries représentant des scènes religieuses et même - luxe inouï rapporté en Europe par les Croisés - de quelques tapis d’Alep ou de Damas qui faisaient la gloire des murs de la grande salle. Car il ne serait venu à l’idée de personne de jeter ces rares merveilles sur le sol pour y être souillées journellement. Les dalles de pierre, toujours rigoureusement frottées et aussi blanches que le lait, devaient se contenter de paille en hiver et de jonchées d’herbes odorantes quotidiennement renouvelées l’été.

Autant pour tenir compagnie à la jeune femme que pour s’occuper plus spécialement de son service, dame Aubierge engagea une chambrière pour Marjolaine et c’est ainsi qu’Aveline fit son entrée dans la maison du pelletier. Fille d’un des paysans de l’abbaye de Saint-Denis avec laquelle Foletier entretenait d’excellentes relations, elle était rousse comme une carotte, ronde comme une noisette, avec des yeux de même nuance perpétuellement étonnés quand ils n’étaient pas terrifiés. Car Aveline, froussarde de nature, avait peur de tout : des souris, de la justice divine, des hommes à cheveux noirs, des chiens, des chevaux et par-dessus tout de dame Aubierge dont le regard sévère et la voix forte lui causaient d’horribles transes quand, par hasard, ils s’adressaient à elle. Mais elle était gentille, affectueuse, dévouée et, justement à cause de cette grande peur qu’elle avait de la gouvernante, elle s’initia à son travail à une vitesse prodigieuse. En outre, elle s’attacha tout de suite à sa jeune maîtresse dont elle était à peine l’aînée et dont elle admirait passionnément la beauté et la blondeur irréelle.

Amusé par le joli contraste que faisaient, dans sa maison, ces deux adolescentes, Gontran Foletier les avait surnommées la lune et le soleil. Il eût d’ailleurs volontiers goûté aux taches de rousseur et aux fossettes d'Aveline mais, sachant que cela risquerait de lui attirer les foudres d’Aubierge qui ne badinait pas sur la tenue respectable de la maison, il avait jugé plus prudent de s'abstenir. La vieille femme pouvait être extrêmement désagréable quand l'envie lui en prenait.


Et le temps avait passé. Marjolaine avait grandi et s’épanouissait comme une fleur de serre. Mais, à la grande déception de Gontran, elle n’avait pas encore donné de fruits. Il la traitait à présent avec grande révérence, s’obligeait à ne lui rendre visite que deux fois la semaine et avait mis une sourdine à sa passion amoureuse si fatigante pour elle. Cela avait créé d’ailleurs en lui une sorte d’ennui dû à une trop grande monotonie. C’était un peu comme s’il allait à la messe. Encore les offices où abondaient jolies filles et femmes accortes lui paraissaient-ils plus réjouissants que cette Vénus aux yeux de Sainte Vierge, aussi totalement inerte qu’une poupée de bois sur laquelle il s’évertuait à jour et heure fixes et qui ressemblait si fort à une martyre livrée au lion.

Lassé de cet exercice mais attaché tout de même par le peu qu’il avait de cœur à cette ravissante créature, il finit par la considérer comme le plus bel ornement de sa maison et s’en alla voir ailleurs si l’air était plus pur. Des filles de bourdeaux, il passa aux femmes mariées, prit une maîtresse, puis une autre. La dernière en titre était tout juste l'opposé de Marjolaine.

Grande et plantureuse, Jacqueline Ancelin était de ces femmes qui font retourner sur leur passage n'importe quel homme. La croupe ample, le sein provocant, le cheveu noir attestant, chez cette fille de Poitevins, les bontés d’une aïeule pour l’un des cavaliers infidèles d'Abdal-Rahman, une ombre de duvet couronnant ses fortes lèvres rouges, elle avait, en marchant, certain balancement des hanches capable de donner des idées au plus soliveau des soliveaux. Ce n’était pas le cas de Gontran. A peine eut-il vu Jacqueline dans la maison de son époux qu'il prit feu encore plus vite que le jour où il avait rencontré Marjolaine.

Ausbert Ancelin, le propriétaire de cette merveille, était tonnelier de son état. Un bon tonnelier d'ailleurs, avantageusement connu à plusieurs lieues à la ronde mais, travaillant surtout pour l'abbaye de Saint-Denis, il avait choisi de s'installer au hameau de Cercelles [1 - Aujourd’hui Sarcelles] connu, comme son nom l’attestait, pour l’excellence des cercles de tonneaux que l’on y fabriquait. Et c’est en allant commander des tonneaux que Gontran rencontra Jacqueline.

La belle ayant répondu par des œillades assassines à ses travaux d’approche rendus forcément discrets par les six pieds de muscles et de nerfs du mari, il poussa plus loin son avantage et le temps des vendanges venu, alors qu’Ausbert travaillait à pleins bras pour la cave de l'abbé Suger, il culbuta Jacqueline dans un petit bois touffu, un peu émerveillé d’arriver si vite à ses fins. Mais à vrai dire, le tonnelier n’était pas un propriétaire heureux car, bien qu’il fût de belle mine, de plus cocu que lui, cela ne devait pas se trouver facilement dans toute la province. Et, naturellement, il ne s’en doutait même pas.

Étant douée d’une riche nature, Jacqueline aimait les hommes, même le sien auquel elle ne ménageait pas les heures savoureuses quand elle avait le temps. Mais il suffisait qu’une main habile sût l'effleurer aux bons endroits pour lui mettre la tête à l’envers et le ventre en folie. En outre, elle s’ennuyait ferme dans son village et rêvait d’habiter Paris. Avoir mis la main sur Foletier, l’un des plus riches bourgeois de la ville, lui donnait des espérances. D’autant que, pris pour elle d’une véritable passion, il se mit à lui faire des cadeaux comme toutes les femmes aiment à en recevoir, mais que Jacqueline pouvait difficilement porter parmi les siens.

La mauvaise saison étant venue mettre un terme obligatoire aux ébats champêtres que, d’ailleurs, Gontran n’aimait guère, le pelletier avait déniché, à Stains, près des étangs qui avaient donné leur nom au village et à la limite des vignobles de Pierrefitte, un cabaret où l’on pouvait se réjouir sur de bonnes couettes de plumes en buvant le vin nouveau entre deux tendres assauts. De larges rétributions assuraient au couple la discrétion de l’hôte et Jacqueline n’avait guère qu’à traverser le fameux bois de leurs premières étreintes pour retrouver son amant.

Or, un jour de mars 1143, huit jours avant la nuit d’angoisse vécue par Marjolaine et sa maisonnée, Gontran qui se trouvait alors dans sa maison de Saint-Denis (où, à cause du voisinage, il se rendait d’ailleurs de plus en plus souvent et où il entreposait beaucoup de marchandises) vit venir à lui une vieille femme. Elle était chargée par Jacqueline d'un message urgent : Ancelin était convoqué chez le prieur de Saint-Ouen qui tenait les terres et les vignes pour la puissante abbaye tourangelle de Marmoutier, afin d'y donner tous ses soins à une grande tonne qui faisait la gloire de cette cave réputée. Il en avait au moins pour deux jours et naturellement coucherait sur place. Le bien-aimé Gontran ne voudrait-il pas venir passer avec sa tendre Jacqueline cette nuit qui serait leur première nuit d'amour complète et qui permettrait à l'ardente créature de gâter son amant plus encore que de coutume? Et puis, pour une fois, elle pourrait enfin se parer de toutes les belles choses qu'il lui avait offertes et qu'à son grand regret elle devait tenir cachées. Elle porterait ses bijoux et rien d'autre, et tous deux feraient l'amour sur les belles fourrures qu'il lui avait données.

Mis ainsi en appétit. Gontran eut bien du mal à attendre la tombée de la nuit. Enfourchant sa mule, il se hâta, dès que le pâle soleil hivernal eut disparu, vers ce qu'il pensait être la grande nuit de sa vie. Mais il ne devait jamais la vivre.

Alors qu'il s’avançait à pas de loup vers la porte de la maison après avoir dissimulé sa mule à l'abri d'un boqueteau, il reçut, à la nuque, un coup si violent qu'il l'envoya non seulement à terre mais dans l'éternité.

Un voyageur attardé qui passa peu après sur le chemin le trouva là, les bras en croix, le nez sur la pierre du seuil et fit grand vacarme pour appeler à l'aide. Ausbert Ancelin, qui n'était jamais parti pour Saint-Ouen, sortit au bruit que faisait l'autre, découvrit le cadavre et, tout naturellement, se baissa pour ramasser l'arme abandonnée à côté. Avec une immense stupeur, il découvrit que c'était, taché de sang et souillé de cheveux gris, son plus lourd maillet de tonnelier. Dès lors son sort était scellé : l'assassin ne pouvait être que lui qui, las de porter ramures à faire envie à un dix cors, avait abattu le larron qui s'en venait à domicile lui voler sa femme et son honneur. Tout le monde à Cercelles lui donna raison, mais il n'en fut pas moins arrêté et conduit dans la geôle de l'abbé de Saint-Denis, seigneur haut et bas justicier de toute la région dépendant de sa grande abbaye. Depuis, le malheureux Ancelin attendait le jugement qui, selon toute vraisemblance, l’enverrait à la potence si aucune voix ne s’élevait pour tenter au moins de le défendre.

Marjolaine, pour sa part, apprit avec étonnement mais sans le moindre chagrin la fin tragique d’un époux auquel, en dépit de la vie confortable qu’elle lui devait, elle n’avait jamais pu s’attacher. Qu’il eût des maîtresses ne la gênait pas, bien au contraire et, au fil des jours, elle en était venue à les considérer comme des assistantes de bonne volonté qui la déchargeaient en partie des obligations pénibles d’une vie d’épouse. Même réduits à deux par semaine, les épanchements amoureux de Gontran lui étaient toujours un cauchemar et ce n’était jamais sans une profonde angoisse qu’elle voyait venir la nuit lorsque c’était jeudi ou dimanche.

Bien plus, dans les circonstances particulières créées par la mort de Foletier, elle avait découvert, non sans se le reprocher sévèrement, que sa sympathie allait tout entière au meurtrier et même qu’elle lui était reconnaissante de l’avoir délivrée d’une chaîne qui lui semblait de plus en plus lourde à traîner. Aussi, quand on lui eut montré Ausbert Ancelin, les fers aux pieds et aux mains, pleurant désespérément sous la garde de deux archers et jurant sur son âme qu’il n’avait pas tué Foletier, l’avait-elle plaint de tout son cœur. Un instant, il avait relevé la tête et elle avait rencontré un regard si douloureux que sa conviction en avait été emportée : un assassin ne pouvait avoir ce candide regard de bête perdue. Aussi décida-t-elle dès cet instant de tout faire pour le sauver.

- Quiconque se conduit comme un larron doit s'attendre à être traité comme un larron, déclara-t-elle fermement.

Cette attitude inhabituelle eut pour résultat immédiat de surseoir au procès d’Ancelin qui eût été suivi d’une rapide exécution. Cela valut aussi à dame Foletier les critiques prudentes des commères du quartier Saint-Barthélemy, encore que l’on mît le plus souvent sa réaction sur le compte du dépit et de la jalousie - c’était un si bel homme que maître Foletier! - mais, chose curieuse, cela lui valut aussi une sorte de respect de la part d’Aubierge. La femme de charge était à cent lieues d’imaginer que ce joli bibelot rapporté de pèlerinage par Gontran pût avoir sur la justice et l’humanité des idées d’une sagesse aussi austère. Et elle se rangea à son point de vue avec la vigueur qu’elle mettait en toutes choses, ce qui fit taire instantanément tous les caquets. Il n’était jamais sain de se faire une ennemie de dame Aubierge.

D’ailleurs, après avoir vu, elle aussi, le prisonnier, elle se prit à réfléchir et n’hésita pas à confier à sa jeune maîtresse le fruit de sa pensée.

- Mr Jésus et Mme la Vierge ont dû vous inspirer, dame Marjolaine, quand vous avez si hautement refusé d’exercer votre droit de vengeance.

- La vengeance n’appartient qu’à Dieu, coupa vertueusement la jeune femme, toujours aussi fermement accrochée à ses hautes idées.

- D’abord, oui! Et puis, si vous voulez le fond de ma pensée, je n’arrive pas à croire que cet Ancelin soit coupable. Il sue l’innocence par tous les pores de sa peau, ce malheureux.

- C’est aussi l’impression que j’ai eue. Pourtant, il faut bien qu’il y ait un coupable. Quelqu’un a tendu un piège à maître Foletier. Et si ce n’est le mari trompé...

- Ça pourrait bien être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui aurait intérêt à voir maître Foletier quitter ce monde.

Aubierge avait parlé lentement, doucement, en détachant bien les mots, comme quelqu'un qui pense à haute voix, et sans regarder Marjolaine, mais peu à peu son regard rejoignit celui de la jeune femme et s’y planta. Le soupçon qui habitait Aubierge s’y épanouit brusquement et les yeux de Marjolaine s’agrandirent car elle venait de comprendre à qui la gouvernante pensait. Or, elle avait eu elle-même cette idée-là mais, la jugeant téméraire et peu chrétienne, elle s’était bien gardée de la formuler. Cette fois, elle osa.

- Vous pensez à Etienne, n’est-ce pas? Moi aussi j’y ai pensé mais cela paraît impossible. Il aurait fallu qu’il soit au courant de l'aventure de mon époux et personne ne la savait.

Aubierge haussa les épaules.

- Etienne sait toujours tout ce qu’il a besoin de savoir. Quant à moi, il y a beau temps que je m’en méfie. Il est trop calme, pour son âge, ce garçon-là. Trop docile aussi, et il l’a toujours été. Un caractère que l’on cache si bien - car ses regards ont parfois démenti ses actes ou ses paroles quand il ne se croit pas observé - ne peut que réserver des surprises.

Marjolaine regarda Aubierge avec stupéfaction.

- Pourtant, il vous traite comme une seconde mère, avec respect et affection?

- Trop! Je suis assez vieille pour savoir faire la différence. Or, il est l'héritier de son oncle puisque celui-ci est mort sans enfants. Et je sais qu’il craignait de vous voir donner un fils à maître Foletier.

Cette fois, Marjolaine ne répondit rien car Aubierge venait d’exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Etienne Grimaud, fils de Gerberge, la sœur de Gontran, et d’un écrivain public, avait été recueilli par son oncle à la mort de ses parents, victimes tous deux d’une mortelle épidémie de mal des ardents qui avait ravagé Sens en l’an 1126. L’enfant avait alors trois ans et Gontran, son unique parent, l’avait confié à Aubierge qui l’avait élevé. Sans grande peine d’ailleurs : peu bavard, silencieux même, riant rarement, écoutant beaucoup, observant encore plus, le garçon s’était plié, sans élever jamais la moindre protestation, à la vie qu’on lui imposait, qui n’avait d’ailleurs rien de pénible, et au métier qu’on lui préparait. Car, tout naturellement, quand Etienne avait eu dix ans, Gontran avait commencé à l’initier au travail de la pelleterie.

Adroit et intelligent, le garçon était vite devenu le bras droit de son oncle et caressait doucement l’idée d'en être un jour l'héritier, quand le pelletier, revenu de son expédition à Notre-Dame de Liance, avait annoncé son mariage bientôt suivi de l’entrée effective de Marjolaine dans l’empire domestique de la rue Saint-Barthélemy et du clos de Saint-Denis.

Si Etienne avait éprouvé quelque déception, il n’en avait rien montré, accueillant au contraire sa jeune tante avec la déférence normale d’un subalterne envers la nouvelle maîtresse du logis. Par contre, si maître de lui-même qu'il fut déjà, il n’avait pu cacher tout à fait l’admiration que lui inspirait sa beauté et la jeune épousée n'avait pas aimé le regard plein d'une avidité féroce qu'elle avait surpris parfois posé sur elle. Ils auraient pu être amis, voire complices car trois ans seulement les séparaient mais, à cause de ce regard-là. Marjolaine avait toujours préféré se tenir à l'écart d’Etienne.

A présent que Gontran n’était plus là, Etienne lui faisait peur, bien qu’il n'eût strictement rien changé à son attitude envers elle, et c’était pour cette raison qu’elle avait choisi de s’établir à Saint-Denis, lui laissant la libre disposition de la maison de la Cité que d’ailleurs le commerce des peaux occupait en grande partie. Par souci des convenances, Aubierge avait suivi la jeune veuve, laissant à sa fille Péronelle, qui était fort entendue en la matière, le soin de la maison et du nouveau maître.

Marjolaine avait découvert qu’aucune preuve possible ne pouvait étayer ses soupçons et qu'elle ne pouvait apporter le moindre secours au malheureux Ausbert Ancelin. Celui-là n’avait que sa bonne foi et ses larmes.

En pensant à toutes ces choses, la jeune femme acheva enfin la longue nuit qu'avait troublée si fort le mystérieux visiteur du grenier. Aveline, qu'elle avait gardée auprès d'elle, avait fini par s'endormir, roulée en boule à l'un des bouts du vaste lit, remplaçant le chat Grimbert qui avait dû profiter du remue-ménage de tout à l'heure pour chercher aventure sur les toits d'alentour. Marjolaine, pour sa part, était restée étendue sur le dos, bien droite, dans la chaleur douillette du lit, les couvertures remontées jusqu'à ses yeux qui n'avaient pas réussi une seule fois à se refermer, l'oreille au guet, cherchant à démêler, par-dessus les plaintes du vent, si les peaux recommençaient à s’agiter au-dessus de sa tête. Mais plus aucun bruit suspect ne se fit entendre jusqu’à ce que le chant du premier coq, bientôt relayé par tous ceux des environs, vînt donner le signal du lever pour les travailleurs des champs, des vignes et des courtils. Il y avait longtemps déjà que, dans l’abbaye voisine, les moines avaient chanté matines. Ils devaient déjà se préparer pour laudes qui se chantaient quand paraissait l’aurore. D’ailleurs, les sons argentés de la cloche annonçant l’office s’égrenaient dans la nuit. Comme par enchantement le vent se calma, cessant ses râles comme si le son divin venait d’apaiser une souffrance. Il y eut un petit moment de grande paix que troublèrent un instant les aboiements des chiens que Colin faisait rentrer pour leur donner à manger. Puis tout se tut de nouveau.

Marjolaine ferma les yeux. Elle n’avait toujours pas sommeil, mais elle essayait de chasser une image importune qui, depuis l’aventure de la nuit, s’implantait en elle et la hantait. Elle revoyait Colin tel qu'il lui était apparu cette nuit, sous la lumière de sa lanterne : vêtu seulement de ses braies et d’un mauvais sac posé sur ses larges épaules et qui ne cachait rien de sa puissante musculature. En dépit de la frayeur qui la tenait alors, l’épouse mal déflorée de feu Gontran avait été surprise par la beauté de ce torse viril dont la peau, à la lumière de la chandelle, avait des reflets d’or. Elle en éprouvait un trouble étrange qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle souhaitait effacer.

Elle n’effaça rien, bien au contraire, car elle s’endormit et bascula sans transition dans un rêve absurde : Colin, encore plus nu que tout à l’heure, se glissait dans son lit et s’enroulait autour d’elle comme un serpent ou comme le lierre autour du vieux pommier du verger. Sur toute la longueur de son corps Marjolaine sentait le poids de celui de Colin, sa chaleur, mais elle n’éprouvait ni dégoût ni répulsion. C’était au contraire une sensation agréable car le corps du garçon était dur et lisse et il bougeait doucement contre elle en une lente caresse presque immobile qui lui parut délicieuse et qui alluma dans les profondeurs de son corps un feu étrange qui était un besoin et un appel. Un début de spasme la réveilla brusquement, haletante, trempée de sueur et le cœur fou.

Elle se dressa sur son lit et prit dans ses mains ses seins qui lui faisaient mal. Elle vit alors qu’Aveline, bien réveillée cette fois, était en train d’allumer le feu dans la cheminée et ne la regardait pas.

- Pourquoi allumes-tu le feu? dit-elle d’une voix dont le peu d’assurance lui fit honte. Il me semble qu’il fait terriblement chaud ici.

- Chaud? Vous êtes certaine de n’avoir pas la fièvre, maîtresse? La pluie et le vent qui ont fait rage toute cette nuit étaient si froids que tout est glacé et humide dans la maison. Dame Aubierge a ordonné de grandes flambées partout.

Marjolaine ne l’écoutait pas. Rejetant draps et couvertures, elle courait vers la fenêtre dont elle arracha presque le panneau dans sa hâte de trouver Pair frais et, fermant les yeux avec un soupir de soulagement, l'aspira à longues goulées avides.

- Dame! fit Aveline scandalisée, songez que l’on peut vous voir.

La jeune femme ouvrit les yeux et constata, non sans horreur, que quelqu’un en effet la regardait. Colin était là. Planté devant l’étable, ses yeux pleins d’étoiles étaient levés vers la fenêtre et contemplaient, émerveillés, le joli spectacle de ce corps dont il ne voyait que la moitié. Avec un gémissement de détresse, Marjolaine se rejeta en arrière, claqua le panneau et ordonna :

- Fais-moi monter un bain! Je veux aller à la première messe!

- Il faut le temps de chauffer l’eau, maîtresse. Le bain ne sera pas prêt avant un moment.

- Qui te parle d’un bain chaud? Je veux un bain froid. Et tout de suite!

L’effarement ouvrit d’un même mouvement les yeux et la bouche d'Aveline.

- Maîtresse, vous êtes sûre de n’être point souffrante? Un bain froid, par ce temps, et quand vous avez sûrement un peu de fièvre? Ce n’est pas...

- C’est toi qui vas être souffrante si, dans cinq minutes, tu ne m’as pas obéi! Et prépare-toi à me suivre à l’église! A moins que tu ne préfères le fouet?

Le fouet, jamais Marjolaine n’en avait fait usage. L’idée même ne lui en serait jamais venue, mais elle avait un air si résolu tout à coup qu’Aveline jugea prudent de ne pas discuter. Elle disparut, ses nattes rousses volant derrière elle, bien persuadée que l’aventure de cette nuit avait complètement dérangé l’esprit de sa jeune maîtresse.

Elle fit si bien qu’une demi-heure après Marjolaine était dehors. Aveline sur ses talons, trottant vers la grande basilique encore en construction. Elle marchait vite, le nez dans le vent qui s’était réveillé, moins rude que cette nuit heureusement, essayant d’éviter les énormes flaques d’eau et cherchant à maîtriser, en vue de la confession qu’elle voulait faire avant l’office, la déroute de son esprit. Son corps, lui, s’était calmé. Le bain froid - moins qu’elle ne l’aurait cru toutefois car Aveline avait tout de même jeté dedans, sournoisement, un seau d’eau chaude pour quatre d’eau froide -avait calmé sa brûlure mais n’avait pas apaisé le sentiment de honte et de dégradation qu’elle éprouvait.

C’était de cette honte qu’elle voulait se laver en allant s’agenouiller au tribunal de la pénitence. De cela et, peut-être aussi, de la peur que lui laissait cette nuit inquiétante, une peur qui reviendrait, elle en avait la certitude, lorsque tomberait le jour. Jamais elle n’avait eu autant besoin de Dieu. C’était du moins ce qu’elle pensait, traduisant en appel vers la divinité le profond besoin de protection qu’elle éprouvait.

Tout en marchant, elle se livrait à un sévère examen de conscience pour être sûre de ne rien oublier quand elle serait devant le prêtre. Elle pensait que, peut-être, la solution au problème que lui posait Gontran pourrait être celle que sa mère avait, jadis, choisie pour elle. A l’abri des murailles d’un couvent, plus rien ne pourrait l’atteindre, homme ou fantôme, car personne n’a jamais entendu parler d’un couvent hanté et rien non plus n’évoquerait jamais les dégoûtantes manifestations de l’amour charnel, si dégradant, même en rêve.

Comme chaque fois qu’elle se rendait à l’église, Marjolaine s’était habillée avec un soin tout particulier dans son inconscient besoin d’être belle et admirée. Sur une chemise de fine toile des Flandres, si fine que la teinte de sa peau apparaissait en transparence, Aveline lui avait passé une robe d’épaisse soie noire brodée ton sur ton, puis elle avait déposé sur ses épaules une grande cape de drap fin doublée de vair, attachée sur la poitrine par un large fermail rond en or ciselé. Quant au grand voile de tête qui enveloppait sa chevelure sévèrement tressée et ses épaules, il était de cet arachnéen tissu de Mossoul dont les Croisés avaient rapporté l’usage et le secret en Europe. Qu’il fut noir ne faisait qu’exalter la lumineuse blondeur de la jeune femme, et plus d’un regard admiratif ou envieux la suivit au long du chemin encombré de bestiaux, de villageois et d’ouvriers charriant des pierres ou du sable quand elle pénétra dans l’enceinte de l’abbaye pour gagner la chapelle provisoire où se disaient les offices en attendant que les travaux de la basilique fussent achevés.

Six ans plus tôt, en effet, en 1137, l’abbé de Saint-Denis qui était déjà le grand Suger, conseiller très écouté du feu roi Louis VI et fort peu écouté du jeune roi Louis VII, avait entrepris la reconstruction de l’église dont la dernière inauguration datait de Charlemagne. Elle était devenue beaucoup trop petite et nettement insuffisante pour les grandes foules qui s’y entassaient à chaque pèlerinage. En outre, elle menaçait ruine. Il y avait eu des accidents : des femmes, des enfants, des hommes même avaient péri piétinés, étouffés ou assommés au pied des châsses où reposaient les reliques des saints.

Jusqu’à l’an 1140, Suger, qui avait décidé de conserver la nef centrale édifiée jadis par ordre de Pépin le Bref et de se contenter d’allonger l’église par les deux bouts, avait fait élever la superbe façade, les deux tours qui la surmontaient et l'étonnant narthex où, pour la seconde fois en France, la croisée d’ogives faisait son apparition, ce qui donnait à l'ensemble une extraordinaire légèreté. Ensuite, Suger s’était attaqué au transept, au chœur et à la crypte, ce qui constituait un énorme ouvrage. Mais grâce au grand rassemblement d’artisans, d’ouvriers et d’artistes que le bouillant abbé avait su réunir, son œuvre avançait vite et il espérait bien, avec l’aide de Dieu, pouvoir l’inaugurer dans un an, c’est-à-dire en 1144.

Cette construction fascinait Marjolaine et elle s’y intéressait comme tous les gens d’alentour d’ailleurs, prenant plaisir à voir s’élever les grandes merveilles qui allaient chanter, si haut, la gloire de Dieu et l’habileté de ses maîtres d’œuvre. Et, quand elle se rendait aux offices, elle ne manquait jamais de faire quelques pas en direction des chantiers pour voir naître, sous les mains calleuses des tailleurs de pierre et des sculpteurs, les fleurs, les rinceaux, les animaux fantastiques et les figures de saints. Cela, jusqu’au jour où elle se reconnut dans un petit visage de pierre qu’un jeune homme achevait de polir avec des gestes presque tendres. Or, ce visage paré de longs cheveux s’érigeait sur un corps de femme, mince et délié mais sans autres vêtements que ladite chevelure.

Sous le coup de l’émotion, Marjolaine était devenue toute rouge et elle ouvrait la bouche pour faire entendre son indignation quand le jeune homme qui la regardait en souriant avait dit, sans s’émouvoir :

- Notre mère Eve! Elle est belle, n’est-ce pas?

- C’est là notre mère Eve? balbutia la jeune femme.

- Elle-même! Dans sa redoutable et divine beauté. Elle prendra place dans l'un des tympans, trop haut pour qu’on la reconnaisse, avait-il ajouté avec un petit clin d’œil.

Il semblait si content de son œuvre que Marjolaine n’avait pas eu le courage de se fâcher. D’ailleurs, peut-être se trompait-elle, peut-être n'était-ce pas vraiment son visage. Mais, à présent, quand elle apercevait le jeune sculpteur, elle détournait son chemin pour ne pas passer auprès de lui. Depuis ce jour, d'ailleurs, elle évitait le grand chantier.

Contrairement à ce qu’elle espérait, la messe ne lui apporta pas l’apaisement et le réconfort qu’elle en attendait. Elle avait souhaité se confesser en arrivant afin de recevoir la sainte communion mais, curieusement, au moment d’aborder l’un des moines pour lui demander de l’entendre, elle se sentit retenue par une gêne inexplicable. Elle avait l’impression qu’elle n’arriverait jamais à trouver les mots qui lui permettraient, sans mourir de honte, d’avouer ses rêves diaboliques. Et puis il y avait l’histoire de cette nuit, les bruits inexplicables, le fait que, sans doute, l’âme coupable de son époux revenait hanter la maison, réclamant des prières, des messes mais peut-être aussi le châtiment du criminel. Or, celui que l’on s’apprêtait à faire expier le crime n’était pas le bon, Marjolaine en aurait mis sa main au feu. Ce n’était donc pas auprès d’un simple moine qu’il lui fallait vider son cœur et laver son esprit car si certains, en bon chemin pour la sainteté, possédaient la douceur naïve de jeunes agneaux, d’autres, elle le savait d’expérience, étaient de redoutables imbéciles et totalement obtus.

Celui qu’elle avait failli aborder était l’un de ceux-là et la jeune veuve préféra se passer de communion plutôt que d’avoir affaire à lui. Après la messe, elle verrait le révérend abbé. Lui seul avait assez de sagesse pour démêler ses idées embrouillées.

Forte de cette résolution, elle écouta l’office avec une distraction tout à fait inhabituelle, mélangeant les répons, en oubliant certains et se trémoussant sur ses genoux qui lui semblaient envahis par les fourmis, sous l’œil de plus en plus inquiet d’Aveline qui ne comprenait rien à l’attitude étrange d’une jeune femme qui, ordinairement, se conduisait à l’église avec la sagesse émerveillée d’un ange.

Mieux encore : à peine le célébrant eut-il, se retournant vers les fidèles, prononcé l’ite missa est... et tracé sur leurs têtes inclinées une large bénédiction que Marjolaine, se relevant, se précipitait vers la sortie sans même prévenir sa servante qui, tout à fait effarée cette fois, la suivit en courant.

A peine hors de la chapelle, la jeune femme se dirigea avec décision vers le chantier et interpella le premier ouvrier qu’elle rencontra :

- Je désire voir le seigneur abbé. Pouvez-vous me dire où il se trouve?

- Le seigneur abbé est vieux et sage, moi je suis jeune et fou. Ne préférez-vous pas parler avec moi?

- Oh! c'est vous? fit Marjolaine qui, très contrariée, venait de reconnaître, trop tard, son admirateur au ciseau.

- Qui, moi? Vous ne savez même pas mon nom... dame Foletier!

- Puisque vous savez le mien, vous savez aussi que je pleure mon époux mort et je trouve bien hardi à vous d'oser me parler!

- C’est vous qui m'avez parlé la première! Pour votre gouverne, on m'appelle Gilbert. Vous pourriez faire comme tout le monde et m'appeler ainsi.

Agacée, Marjolaine ne put s’empêcher tout de même de constater que l'insolent sculpteur était de visage avenant, de corps bien découplé et qu’il avait les yeux bruns, assortis à ses cheveux, les plus vifs et les plus gais qu'elle eût jamais vus.

- Je n'ai aucune raison de vous appeler. A présent, répondez à la question que je vous ai posée ou laissez-moi passer! L’un de vos compagnons mettra peut-être meilleure grâce à me renseigner.

Avec un soupir, Gilbert laissa retomber le bras qu’il avait étendu devant lui jusqu’à toucher un pieu d’échafaudage pour barrer le chemin devant la jeune femme.

- Quand on est aussi belle, on devrait être plus généreuse, fit-il, et votre défunt ne mérite pas tant de larmes, en admettant que vous les versiez vraiment. Allez, à présent! Le seigneur abbé est à la maison d’œuvre. Je viens de l’y voir entrer.

Et se détournant sans attendre qu’elle se fut éloignée, il reprit son maillet et son ciseau, et se remit à son ouvrage : un chapiteau dont il faisait fleurir la pierre blanche.

Étonnée de se voir plantée là sans plus de façons, Marjolaine le regarda travailler un instant, ouvrit la bouche pour une parole admirative touchant le talent du jeune homme puis, se ravisant, la referma, haussa les épaules et reprit son chemin de l’allure digne qui convenait à une grande bourgeoise. Aveline, muette, trottait toujours sur ses talons.

La jeune femme trouva en effet l'abbé de Saint-Denis dans la grande maison qui servait à la fois d'entrepôt, d'atelier et de bureau pour les maîtres d'œuvre de la basilique. Debout devant un grand coffre dont il avait, d'un geste vif, rejeté les rouleaux de plans qui l'encombraient, il alignait avec un ravissement visible toute une collection de pierres précieuses, topazes et grenats particulièrement beaux qu'il tirait d’un sac en peau de daim.

C’était un petit homme roux, faible de constitution et même malingre, et qui semblait toujours sur le point de passer de vie à trépas, mais son énergie n’en était pas moins active. Il la tirait de son origine terrienne et entendait bien continuer à vivre son étonnante existence le plus longtemps possible, cette existence qui l’avait mené de la maisonnette de torchis d’un paysan d’Argenteuil jusqu’au Conseil des rois et jusqu’à cette puissante abbaye de Saint-Denis à laquelle, étant mal vu du jeune roi et surtout de la reine Aliénor, il consacrait à présent tout son temps.

Entendant derrière lui les pas du moine qui introduisait Marjolaine, il s’écria sans se retourner :

- Voyez comme Dieu est bon, frère Augustin! Nous manquions de pierres fines pour satisfaire à la demande des orfèvres lorrains que nous avons chargés de ciseler cette grande croix d’or qui doit rayonner dans le chœur de notre église et voilà que le comte Thibaud de Champagne vient de nous faire porter toute une collection de pierres superbes! Elles sont toutes plus belles les unes que les autres, et quel éclat magnifique elles prendront dans la lumière des cierges! En vérité, le comte est d’une grande générosité.

- Il doit avoir quelque chose à se faire pardonner! marmotta frère Augustin qui, apparemment, ne croyait pas à la gratuité des dons seigneuriaux.

Sans cesser de mirer ses pierres, Suger se mit à rire.

- Ne préjugeons pas, mon frère, ne préjugeons pas! Pourquoi donc le comte Thibaud, nous sachant en peine, n'aurait-il pas simplement, et pour l’amour de Dieu, décidé de nous aider?

- Une chose est certaine : Votre Révérence a de la chance, il suffît qu’elle ait besoin de quelque chose pour qu’il se trouve tout de suite quelqu’un de disposé à lui venir en aide. Mais puis-je rappeler à Votre Révérence que je lui amène dame Foletier?

Lâchant ses pierres, l’abbé se retourna, ébauchant un sourire confus.

- C’est vrai, mon Dieu! Pardonnez-moi, ma fille. J'étais en train de pécher par orgueil. Pour la maison de Dieu, bien sûr, mais ce n’est pas une raison pour laisser attendre les âmes en peine. Laissez-nous, frère Augustin.

Le moine se retira tandis que Marjolaine s’agenouillait devant l’abbé pour baiser l’anneau qu'il offrait à ses lèvres puis, au lieu de se redresser, gardait sa pose d’humilité. Il s’en étonna :

- Relevez-vous, voyons! Et prenez place, ajouta-t-il en poussant vers elle l’unique escabeau.

- C’est que... je suis venue demander une grâce.

Suger sourit.

- Une grâce se demande aussi bien assis qu’à genoux, sauf, bien sûr, lorsque l’on s’adresse au Seigneur! Allons, mettez-vous là et dites-moi ce qui vous tourmente.

Il n’ajouta pas « dites-le vite! » mais, au regard qu’il jeta vers le coffre, Marjolaine comprit qu’il avait hâte de retourner à ses pierres.

- Je suis venue, monseigneur, demander la grâce de l’homme que l’on accuse d’avoir tué maître Foletier. La pensée de ce qu’il endure en prison m’ôte le sommeil. Souffrir dans son corps lorsque l’on souffre déjà dans son cœur...

- Vous connaissez cet homme?

- Non.

- Alors comment pouvez-vous savoir qu’il souffre dans son cœur?

- Comment ne souffrirait-il pas, ayant appris de façon si publique le péché de sa femme?

Elle mit tant de compassion dans ses dernières paroles que Suger releva un sourcil surpris.

- On dirait que votre sympathie va davantage au meurtrier qu’à sa victime? N’est-ce pas étrange si l’on considère qu’il s'agit de votre époux?

- Je n'ai jamais prétendu aimer maître Foletier. Il m'a achetée comme n'importe quelle peau de bête et si ma sympathie va plutôt à ce malheureux Ausbert Ancelin, c’est parce que je suis certaine qu’il n'est pas le vrai coupable.

- Où prenez-vous pareille idée?

Sentant venir une bataille, Marjolaine prit une profonde inspiration et serra ses mains l'une contre l’autre.

- S’il avait tué, je crois qu’il aurait pris la fuite. Quel homme sensé resterait tranquillement dans son lit en sachant un cadavre couché à sa porte?

- Il a dit qu’il était au lit, mais qui l’assure en dehors de la femme adultère dont c’est l’intérêt? Le crime venait peut-être tout juste d’être commis lorsque le corps a été découvert.

- Je ne crois pas. D’après ce que l’on m’a dit, maître Foletier était roide. Un mort ne le devient pas tout de suite.

L’abbé considéra la jeune femme avec curiosité.

- Vous avez déjà vu beaucoup de morts pour savoir cela?

Elle leva sur lui l’eau claire de son regard.

- Notre temps n'est guère pitoyable et les justices seigneuriales sont rudes. Il n'est pas rare, dans les campagnes d'où je viens, de trouver des pendus aux arbres ou d’autres sortes de morts dans les buissons. Il y a aussi les loups, et l’hiver et la misère.

- Vous oubliez l’arme du crime. Votre mari, ajouta Suger en appuyant intentionnellement sur le possessif, a été tué avec l’un des outils d’Ancelin.

- Pour mieux le désigner à la justice, bien que cela soit d’un raisonnement enfantin. S’il avait tué, maître Ancelin, fit-elle en retournant sa perfidie à l’abbé et en insistant sur le « maître », n’aurait pas choisi l’un de ses outils et, à plus forte raison, ne l’aurait pas abandonné auprès de sa victime. Vous qui n’hésitez pas à œuvrer, de vos mains, à cette belle église, monseigneur, vous savez bien à quel point l’homme qui travaille aime et respecte ses outils. Dans n’importe quelle maison on peut trouver un couteau, une serpette ou une cognée pour la vilaine besogne.

Cette fois, Suger ne répondit pas tout de suite. Visiblement, le raisonnement de Marjolaine faisait son chemin.

- Il se peut que vous ayez raison, admit-il enfin, mais, en ce cas, qui est le criminel?

Marjolaine garda le silence quelques instants. C’était chose grave que porter une accusation de meurtre et elle se rendait parfaitement compte de ce qu’elle ne possédait rien sur quoi étayer sa conviction. Il était plus facile, en s’appuyant sur la logique, de défendre Ausbert Ancelin que désigner un coupable.

- Je n’ai aucune preuve, soupira-t-elle enfin. Je sais seulement que quelqu’un d’autre avait le plus grand intérêt à la disparition de maître Foletier.

- Quel intérêt?

- Sa maison de pelleterie, sa fortune.

Elle n’ajouta pas « sa femme », craignant que l’abbé ne la pensât trop présomptueuse.

- N’êtes-vous pas héritière?

- Certes, mais seulement du douaire que l’on m’avait constitué, ce qui représente une belle fortune. Mon époux avait un neveu qu'il a fait élever comme son fils. Ce garçon qui est entendu aux affaires de la maison se trouve désigné pour en devenir le maître puisque Foletier n'avait pas de fils.

- Et il est mort sans en avoir. Par contre, il avait une jeune et bien jolie femme capable d’en tenter plus d’un. Une femme que sa mort fait libre et riche mais qui ne saurait tenir commerce de pelleterie. Comment s’appelle ce garçon?

Les quelques syllabes eurent du mal à passer. Marjolaine avait l’impression qu’en les prononçant elle les criait sur la place publique, appelant le bourreau à les entendre. Mais il y en avait un autre que le bourreau attendait déjà et elle se décida.

- Etienne Grimaud. Mais, encore une fois, monseigneur, je n’ai aucune preuve. Rien qu’une impression.

- Il vous plaît, cet Etienne Grimaud?

Les yeux gris de l’abbé s’enfoncèrent brusquement, comme une vrille, au fond du regard de la jeune femme qui sentit son cœur s'affoler.

- Mais non, pas du tout! Je ne l'ai jamais aimé.

- Tandis que vous en aimez peut-être un autre?

- Un autre? Mais quel autre?

- C'est à vous de le savoir. Un autre que vous aimeriez épouser après vous être débarrassée de ce Grimaud qui, selon la coutume corporative, devrait, pour le bien de la maison, épouser la veuve.

Un flot de sang empourpra le visage de la jeune femme. Oubliant le respect qu'elle éprouvait l'instant précédent pour cet homme, elle se releva brusquement et jeta :

- Je ne veux épouser personne, Votre Révérence! Personne, vous entendez? Ce que mon époux m’a appris de l’amour ne me donne pas envie d’en savoir davantage et je serais peut-être déjà partie pour un couvent afin d'y vivre dans le seul amour valable s’il ne s’était produit, cette nuit, un fait étrange.

- Lequel? fit Suger toujours aussi raide.

- Le fantôme de maître Foletier est venu hanter le grenier. Il a essayé d’emporter les peaux précieuses qui s’y trouvent. Et ne me regardez pas comme si j’étais folle : toute la maison l’a entendu et nous avons fouillé le grenier. C’est pourquoi je suis venue ce matin. Son âme est mal contente parce que vous ne tenez pas le vrai coupable...

- ... ou parce que nous tardons trop à le punir! Je ne crois pas aux fantômes, dame Foletier, mais je sais que d’étranges choses peuvent se produire s'il plaît à Dieu. Vous comprendrez néanmoins que je ne peux, sur des données aussi fumeuses, relâcher Ausbert Ancelin.

- Mais vous ne pouvez pas davantage le pendre! Ce serait un crime. Et si vous me supposez des pensées suspectes, demandez à dame Aubierge ce qu'elle en pense, cria Marjolaine à bout d'arguments.

Elle regardait avec angoisse ce petit homme tout-puissant qui, pareil à Dieu lui-même, pouvait d'un mot, d'un geste, décider du sort de centaines d'êtres humains. Il n'en avait pourtant pas l'air. Toujours assis sur son coffre, la mine soucieuse, il se rongeait les ongles.

- C’est peut-être une idée, fit-il enfin. (Puis il poursuivit, comme se parlant à lui-même :) Ausbert Ancelin a demandé à être entendu en confession et il jure de son innocence. C’est la raison pour laquelle je ne lui ai pas encore fait appliquer la question.

- Un bon moyen pour faire avouer un innocent, fit amèrement la jeune femme.

- Il arrive surtout qu’elle fasse avouer un coupable. Et il faut que je prenne une décision. Rentrez chez vous, ma fille, et envoyez-moi dame Aubierge. Il y a longtemps que je la connais et j’ai grande confiance dans son jugement.

Il descendit enfin de son coffre et, tournant le dos à Marjolaine, reprit le sac de peau dont il recommença à sortir les pierres, une à une. Comprenant qu’il n’y avait rien à ajouter, la jeune femme salua et sortit si rapidement qu’elle faillit renverser Aveline qui bayait aux corneilles en faisant les cent pas devant la maison d’œuvre.

- Viens-t’en! lui jeta-t-elle. Nous rentrons.

Hughes, son chapelain, son évêque...

On venait de corner l’eau pour le repas du milieu du jour quand le son d’une trompe se fit entendre à trois reprises devant le château. Arrivé pour une fois le premier devant les bassins, Hughes était occupé à se laver les mains.

- Qui donc nous vient là? fit-il avec bonne humeur car, d'un naturel hospitalier, il ne détestait pas les arrivées inattendues qui mettaient un peu d’animation dans une existence fatalement monotone quand il n'y avait ni tournois en vue ni autre occasion d’en découdre avec les voisins.

Il s’essuya les mains puis, rejetant la serviette sur le bord du bassin que lui tenait Bertrand, il se hâta vers l'escalier afin d’accueillir lui-même, comme le voulait l’usage, l’hôte que le hasard, sa réputation d’hospitalité ou l’amitié lui envoyait.

Hélas, sa belle humeur ne résista pas à la vue d’une vaste litière aux rideaux d’épaisse toile brodée, solidement fermée, qui faisait son entrée dans la cour escortée d’une troupe armée dont les hommes portaient la marque de Ribemont. Une litière qui ne pouvait raisonnablement contenir que sa belle-mère car c’était là moyen de transport pour une femme ou pour un ecclésiastique.

Quand les rideaux s'ouvrirent, force fut de constater que c’était bien Ida de Ribemont, redoutable et redoutée entre toutes les belles-mères, qui lui arrivait là et Hughes, étouffant un soupir accablé, s'en alla, en traînant les pieds, jusqu'à l'équipage pour y offrir, toujours comme le voulait la politesse du temps, la main à l’arrivante.

Geste que, d’ailleurs, elle refusa avec la grimace de dégoût que l’on réserve généralement aux choses malpropres.

- Ma fille est là? demanda sèchement la dame.

- Où voulez-vous qu'elle soit? repartit aimablement Hughes qui sentait la moutarde lui monter déjà au nez.

- Évidemment! Bien que j'eusse préféré qu'elle fût ailleurs.

Sans plus s'occuper de son gendre, Ida de Ribemont entreprit de gravir dignement l'escalier du donjon et force fut à Hughes de la suivre. Cela lui évita de voir le frère Rinaldo sortir discrètement de la litière dans laquelle il avait dormi tout le temps du voyage et se perdre dans la petite foule que les nouveaux arrivants avaient réunie. Le frère souhaitait avant tout regagner son logis où il avait à faire.

- Quel bon vent vous amène, ma mère? dit le baron en s’efforçant de se montrer courtois.

- Un vent de justice. Et cela m'étonnerait beaucoup que vous le trouviez bon, baron. Ah, ma fille, vous voilà!

Hermelinde accourait au-devant de sa mère, guérie comme par enchantement. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la grande salle avec un enthousiasme qui trahissait, au moins chez Ida de Ribemont, une intense jubilation.

Ainsi rapprochées, la ressemblance entre mère et fille apparaissait : toutes deux possédaient les mêmes mâchoires légèrement carnassières, les mêmes yeux couleur de nuage, mais le goût forcené de la puissance marquait chaque trait de la dame de Ribemont, tandis que le visage de sa fille reflétait seulement l'obstination et un autoritarisme puéril. Mais, peu observateur. Hughes se contentait de déplorer les seules ressemblances qui, lorsqu'il regardait sa belle-mère, lui offraient une idée assez nette de ce que serait un jour son épouse.

Donnant toutes les marques de la joie la plus vive, Hermelinde voulut conduire sa mère vers les bassins avant de la mener à la table toute dressée, mais celle-ci refusa.

- Je suis venue vous chercher, ma fille, non m’asseoir à la table d’un homme sans foi dont les débauches sont la fable de la province et qui vous trahit ouvertement. Vous ne sauriez rester ici plus longtemps sans manquer à la dignité de votre sang!

Les mots avaient sonné comme un défi en champ clos et la figure du baron s’empourpra sous la poussée d’une brusque colère.

- Puisque vous semblez n’être venue que pour m'insulter, dame, soyez certaine que je ne vous prierai aucunement de vous asseoir à ma table. Vous pouvez repartir comme vous êtes venue. Quant à votre fille, elle restera ici.

- J’ai droit autant que vous, s’écria Hermelinde, d’inviter ma mère à une table qui est mienne autant que vôtre. Sa place y sera toujours marquée au plus haut!

- Si je veux! A présent, taisez-vous, Hermelinde. Quant à vous, dame Ida, j’attends que vous m’expliquiez votre arrivée tempétueuse car vous semblez en user ici comme si vous étiez chez vous, ce que je ne tolérerai pas.

- Je suis la mère de votre femme. J’ai le droit de veiller à son bonheur.

- Si vous avez quelque chose à me reprocher, d’où vient que ce soit vous qui veniez ici? Les affaires d’hommes se règlent entre hommes. Où est le comte Anselme?

- A Lille, auprès du comte de Flandres qui l’a prié à une grande chasse aux loups. Voilà pourquoi je suis ici car cette affaire ne souffrait aucun retard!

- Quelle affaire?

Hughes avait conscience de l’espèce de stupeur que la dispute provoquait chez ceux, familiers ou serviteurs, qui assistaient à la scène, mais puisait un certain réconfort dans le fait que son frère Gerbert, Ersende, Bertrand et ses principaux officiers se regroupaient tout naturellement derrière lui, exactement comme s’il s'agissait de livrer bataille. En fait, d’ailleurs, c’en était bien une.

- On va vous expliquer! fit aigrement Ida de Ribemont. (Puis se haussant sur la pointe des pieds, elle parut chercher quelqu’un dans l'assemblée et appela :) Frère Rinaldo! Frère Rinaldo, êtes-vous là?

- Je... je suis là, noble dame, fit le chapelain en s’avançant, les yeux baissés et les mains au fond de ses manches.

- Allez donc nous chercher cet homme de Dieu que le Seigneur, dans sa justice, a daigné mettre sur votre chemin.

Rinaldo s'esquiva un instant et revint, traînant après lui Gobert visiblement terrifié et qui roulait des yeux effarés, des yeux qui s’affolèrent en reconnaissant le baron Hughes. Du coup il voulut échapper à la poigne de Rinaldo pour s'enfuir, mais celui-ci le tenait bien.

- Non, saint ermite, dit le moine. Un homme de Dieu se doit de proclamer la vérité en tout lieu et à toute heure, même si cela est difficile.

- Mais quelle vérité? gémit le malheureux qui n'osait même pas tourner les yeux vers le baron dont le visage n'avait rien de rassurant.

L'entrée inattendue de l’ermite venait de faire naître chez Hughes l'une de ces terribles colères, rares heureusement mais qui, parfois, s'emparaient de lui et le menaient aux limites de la folie. Que ce misérable qu'il avait menacé des pires sévices osât paraître sous son toit, en sa présence et en position d'accusateur, voilà ce qu'il ne tolérerait pas. Il eut un mouvement pour s’élancer vers lui. mais Gerbert le retint.

- Que veux-tu faire? souffla-t-il. Il faut que tu le laisses parler si tu veux avoir une chance de sauver ton mariage.

Hermelinde d’ailleurs prenait la parole.

- Je veux, dit-elle, que vous répétiez ici, devant tous, ce que le frère Rinaldo a entendu dans l’étuve de ce château et que vous m'avez déjà rapporté.

- Dame, plaida Gobert, j'ignorais qui vous étiez. Le moine est venu me chercher quand je repartais chez moi pour m'avertir que le seigneur baron voulait me dire quelque chose. Vous m'avez joué et fait manquer à la parole que j'avais donnée.

- La parole d’un bonhomme comme vous? fit dédaigneusement Ida de Ribemont. Parlez à présent si vous ne voulez pas qu’on vous y force.

- De toute façon, s'écria Rinaldo, je peux tout répéter car j'ai tout entendu! Il n'aura qu’à dire si c'est vrai.

Échappant à son frère d'un coup d'épaule, Hughes venait de s'élancer mais pas sur Gobert. Sa fureur à présent se tournait vers le Sicilien, ce misérable prêtre capable d'aussi noires machinations et dont il découvrait à la fois la haine et la malveillance. Avant que quiconque ait pu s'interposer, l'homme râlait sous sa poigne, la gorge serrée entre l'étau de ses doigts nerveux.

- Ah, tu as tout entendu? Ah, tu peux tout répéter!

- Grâce! râla l'autre, pitié! Laissez... moi! A... à l'aide no... noble dame... Aaaah!

Ida de Ribemont n'avait pas attendu cet appel. Les griffes en avant, elle s’était jetée sur son gendre, essayant de desserrer l’étreinte qui étouffait Rinaldo.

- Lâchez cet homme! hurla-t-elle. Lâchez-le! C’est un moine. Un homme de Dieu. Lâchez-le ou vous en rendrez raison.

- A qui? A vous? Seul votre époux peut me demander raison.

Elle le griffait et, d'une bourrade, il l'envoya rouler sur le sol juste aux pieds de sa fille qui, avec un hurlement, se précipita sur elle pour lui porter secours. Pendant ce temps, Gerbert et Bertrand s'étaient à leur tour jetés sur Hughes pour essayer de lui faire lâcher prise, mais le baron n'entendait rien. La mâchoire serrée, l'œil plein d'éclairs, il continuait à secouer le moine dont les plaintes devenaient de plus en plus faibles.

- Pour l'amour du ciel, lâchez-le, mon frère, supplia Gerbert. Vous savez bien que vous ne pouvez pas faire ça!

Brusquement, comme si la foudre venait de tomber sur lui, le baron se figea. Ses mains s'ouvrirent et Rinaldo en glissa pour s’étendre, comme un pantin désarticulé, sur les dalles de la salle. Il ne bougeait plus et, sans perdre un instant, Bertrand fut sur lui, essayant de le ranimer au milieu d’un silence qui se faisait de plus en plus pesant. Au bout d'un temps que nul ne put déterminer, il releva la tête vers Hughes qui n’avait pas bougé.

- Sire, souffla-t-il, le moine est mort...

Si peu qu’eût résonné sa voix, elle alla réveiller toute la combativité de la dame de Ribemont qui, étendue sur une bancelle, reprenait ses esprits en buvant du vin épicé.

- Misérable! hurla-t-elle. Vous avez tué un moine! Vous avez tué un homme de Dieu. Vous en répondrez!

Le baron tourna vers elle un visage de pierre.

- Je n’ai pas à en répondre. J’ai, ici, droit de haute et basse justice. Cet homme, l’un de mes serviteurs, m’a trahi. Il n'est pas un de mes pairs qui ne me donnerait raison.

- Ce n'était pas votre serviteur, mais le nôtre qui avait suivi ici notre fille. Et les hommes d’Eglise n’appartiennent à personne. C’est à l’évêque, à qui je vais sur l'heure porter ma plainte, que vous en répondrez. Et l'on vous jettera en noire prison, et l'on vous...

- Dites à votre mère de se taire si elle ne veut pas subir le sort de cette racaille de moine! fit Hughes se tournant vers sa femme.

Mais celle-ci, à présent, le considérait avec des yeux pleins d'horreur et ne pouvait rien répondre. Ida se leva.

- Nous ne resterons pas un instant de plus dans cette demeure! Venez, ma fille! Vous seriez ici en danger.

- Vous êtes ma femme, vous devez rester ici, dit Hughes d'un ton égal.

Hermelinde alors éclata en sanglots.

- Non! Non, je ne resterai pas! Vous avez tué pour rien. Je savais ce qui s’est dit dans l’étuve. Je savais que vous aviez engrossé la dame Le Housset et qu'elle veut que vous me chassiez pour prendre ma place. Eh bien, je la lui laisse! Et je ne veux plus vous voir jamais. Jamais.

Appuyées l'une sur l'autre, les deux femmes, l'une vociférant et l'autre sanglotant, s'engouffrèrent dans l'escalier sans qu'Hughes ait fait la moindre tentative pour les retenir. Il se sentait las, tout à coup. Incroyablement fatigué comme il ne l’avait jamais été après les plus dures, les plus longues passes d’armes. Passant sur son front où perlait une sueur glacée une main qui tremblait un peu, il regarda tous ces visages tendus vers lui, sans autre expression que la stupeur ou le chagrin. Puis son regard tomba sur la dépouille de Rinaldo qui gisait toujours à ses pieds.

- Emportez-le! Qu'on lui fasse des funérailles convenables...

A son tour, il se dirigea vers la porte, titubant légèrement sur ses longues jambes comme un homme pris de boisson. Mais déjà son frère l'avait rejoint et le soutenait silencieusement.

Ils allaient atteindre la porte quand l’ermite, en dépit de sa frayeur, osa s’approcher.

- Sire, fit-il d'une voix qui s’étranglait, je vous jure que je ne savais pas... je ne voulais pas.

Hughes eut un petit rire sec.

- Ne crains point! Il ne t’arrivera rien. Ce n’est pas toi qui avais machiné ça.

Et il passa. Aidé par Gerbert, il remonta dans sa chambre et se laissa tomber comme une masse sur le vaste lit qui gémit sous son poids. Les fumées de sa grande colère se dissipaient tout à fait, le laissant anéanti. Il se sentait la tête vide, les membres sans force. Il fallut que Bertrand, qui l'avait suivi, le soulevât pour lui faire boire un peu de vin qu'apportait son frère. Mais quand le liquide toucha ses lèvres sèches, il en but à longs traits, vidant le gobelet jusqu’à la dernière goutte avec l’impression rassurante que la vie revenait dans son corps et que le vin bousculait le sang dans ses veines.

En lui rendant le récipient, il leva les yeux sur Gerbert.

- Je n’aurais pas dû faire ça, hein?

- Non. Tu n’aurais pas dû. Cela n'arrange rien de l'avoir fait taire. De toute façon Ida de Ribemont voulait emmener Hermelinde et savait tout. Elle voulait seulement t'humilier sous ton propre toit.

- Tu as raison. C’est elle que j’aurais dû tuer.

- Je ne crois pas que cela aurait arrangé les affaires. C’est déjà suffisamment grave comme ça. Dieu sait ce que l’évêque dira.

- Eh! grogna Hughes. Qu’a-t-il à faire d’un moine sicilien?

- Tu sais bien que les gens d’Eglise se tiennent entre eux. Ta malchance vient surtout de ce qu'Anselme est à Lille. Lui présent, les choses ne se seraient pas passées ainsi.

- Tandis que, maintenant, il peut me demander raison de l'offense faite à sa maison sans que je puisse en appeler au suzerain! Dans quel pétrin me suis-je fourré? Et tout ça, pour une Osilie Le Housset!

Il y eut un petit silence puis Gerbert, presque timidement, demanda :

- C'est vrai cette histoire de grossesse? Tu as...

- Fait un enfant à la femme de Gippuin? Oui, c'est vrai. Enfin, elle le dit!

Avec un soupir. Gerbert secoua la tête, alla se verser un pot de vin qu’il avala d’un coup, puis revint s’asseoir sur un coin du lit d'où il considéra son frère avec l'attention que l’on réserve en général à un phénomène curieux. Puis, brusquement, il se mit à rire.

- Est-ce que tu deviens fou? gronda l’aîné. Je ne vois vraiment rien de drôle dans cette histoire.

- Si. Toi! Ce tantôt tu envisageais superbement l’idée de renvoyer Hermelinde à sa mère et de mener le seul genre de vie que tu aimes : les filles et les batailles. Or, Ida est venue te débarrasser de ton épouse, en outre tu vas te retrouver avec au moins deux combats sur les bras : Anselme de Ribemont et Gippuin Le Housset, et tu fais une tête de carême! Tu devrais être content...

- Content? Et l'évêque? Crois-tu qu’il va, lui aussi, me demander raison en champ clos, les armes à la main? Il va lâcher sur moi les foudres de l'Eglise si d’aventure ma belle-mère a auprès de lui quelque crédit. Il va m’excommunier. Peut-être même ira-t-il jusqu’à l'interdit?

- N'exagère pas! Tu n'as pas tué un évêque! Rien qu’un moine. Et étranger encore.

- Tu sais bien que cela ne compte pas. C’est la tonsure qui compte.

- De toute façon, l'évêque n'a pas intérêt à te frapper trop durement et à se faire un ennemi de plus. Il a déjà bien assez à faire depuis que les habitants de sa ville ont fait rétablir par le roi leur charte communale. Et aussi avec les brigandages du sire de Coucy qui ne manque pas une occasion de faire main basse sur ses biens extérieurs à la ville. Il ne souhaite guère se faire assassiner au fond d’un tonneau comme son prédécesseur.

- Le bruit d’une troupe qui se rassemblait tira Hughes de son lit pour l’amener jusqu’à l’étroite ouverture qui tenait lieu de fenêtre. En bas, l’escorte d’Ida se reformait autour de la litière dans laquelle il vit monter Hermelinde drapée dans une grande mante fourrée, cependant que ses coffres étaient empilés dans un chariot. Ainsi sa femme quittait sa demeure sans un mot d’adieu, sans lui accorder même la moindre chance de se défendre. Ses poings se crispèrent d’impuissante colère. Cela ressemblait trop à un prétexte saisi au vol.

- Comment peut-elle partir ainsi? fit-il avec un haussement d’épaules. Nous ne formions pas un très bon ménage, mais je la croyais tout de même attachée à moi.

- Mais elle l’est! affirma Bertrand qui regardait aussi et depuis plus longtemps dans la cour.

- A quoi vois-tu cela?

- Quand elle est sortie, elle pleurait. Elle a levé la tête pour regarder par ici.

- Elle pleure peut-être, mais elle part. A présent, il va me falloir affronter son père et je ne te cache pas que cela me sera dur. Un ami de dix ans! L’homme que je respecte le plus au monde! Je crois, Dieu me pardonne, que s’il me tue, il me rendra service.

Anselme IV, comte de Ribemont, apparut à Fresnoy une semaine plus tard, environné de l'appareil guerrier qui lui était habituel, ce qui ne signifiait pas qu'il eût, pour autant, des intentions belliqueuses. Mais mieux valait tout de même se méfier.

Descendant de cheval dans un grand bruit de ferraille, il s'avança pesamment vers Hughes qui, grave et sur la défensive, venait à sa rencontre suivi de son frère et de son écuyer.

A quarante-cinq ans, le comte était un homme grand et lourd dont la silhouette massive évoquait aisément celle d’un ours. Il en avait la force et la carrure. Mais, quand, dans la broussaille roussâtre qui lui mangeait les trois quarts du visage, on rencontrait l’éclat de son regard couleur de noisette, on en venait à penser que cette redoutable enveloppe pouvait servir de façade à quelque chose de beaucoup plus gai. Et c’était l’exacte vérité car, preux chevalier et redoutable guerrier, Anselme de Ribemont n’en était pas moins joyeux compagnon. Il s’était acquis en outre la réputation d’un homme foncièrement humain, ménager du sang de ses soldats comme de la sueur de ses serfs. Ce qui était loin d’être fréquent.

Hughes était aussi grand que lui et, quand ils furent face à face, leurs regards se trouvèrent à même hauteur. Pour une fois, celui de Ribemont était sévère, mais Hughes le soutint sans broncher, sans même articuler une parole, attendant que l’autre annonçât ses intentions. Allait-il lui jeter au visage l’épais gant de cuir qu’il avait glissé à sa ceinture? Mais Anselme n’était pas l’homme des gestes inconsidérés.

- Où est ta courtoisie, Hughes de Fresnoy? grogna-t-il au bout d’un instant. Tu ne me souhaites pas la bienvenue?

- Je te la souhaiterai de grand cœur si tu le désires. A toi de voir.

- Essaie toujours!

Hughes eut un demi-sourire.

- Soit! Si tu viens en paix, tu es ici chez toi. Dois-je ordonner de dresser les tables ou veux-tu seulement que nous allions au verger débattre de nos affaires?

- J’entrerai volontiers chez toi si tu veux faire prendre soin de mes hommes et de mes chevaux. Et je crois que j’accepterai un gobelet de vin.

Tandis que Robert donnait les ordres nécessaires, Hughes précéda son visiteur jusqu’à la salle où les servantes s’activaient déjà à dresser les tréteaux sur lesquels on placerait les grandes planches et on étendrait les nappes, cependant que des valets plaçaient dans l’énorme cheminée un tronc d’arbre coupé en plusieurs morceaux. Puis il se tourna vers lui.

- Permets-tu à mon écuyer de prendre ton heaume?

- Et aussi mon manteau, et même mon épée! Nous n’allons pas nous battre. Mais éloigne tes gens. Nous devons parler sans témoins.

Un geste du baron fit disparaître la valetaille puis, tandis que Bertrand s’en allait chercher un pot de vin et des gobelets. Anselme de Ribemont alla offrir à la flamme ses mains rougies et ses braies de cuir qui se mirent à fumer, répandant une désagréable odeur de cuir mouillé et de graisse chaude.

Lorsque Bertrand eut quitté la salle, Anselme se retourna et considéra d’un œil inquiet son gendre qui semblait attendre qu'il parlât, à demi étendu sur un banc et apparemment indifférent à la suite de l’entretien.

- Quelle histoire ridicule! soupira-t-il. Je n'arrive pas à comprendre comment tu as pu te fourrer dans pareil pétrin.

- Oh! Je reconnais que c'est surtout de ma faute. Mais on m'y a aidé.

- Tu sais qu’Ida est allée se plaindre à l’évêque Martin?

- Elle n'a pas perdu de temps. J’espérais seulement que tu pourrais l’en empêcher, qu'elle se contenterait d’un duel entre nous. Enfin... j’osais l’espérer en souvenir de notre amitié...

- Tu avais raison pour l’amitié. Quant au duel, pas question, justement à cause de ce qui nous lie. Mais je ne suis rentré de Lille qu’hier au matin. Le mal était fait. Tu vas avoir à répondre devant l’évêque du meurtre public d’un religieux.

- Un misérable qui m’a espionné, dénoncé, après avoir comploté contre moi durant des années. Je suppose qu’il était à la solde de Bohain. Celui-ci n’a renoncé ni à ta fille ni à sa dot!

- Bohain n’est pas près de devenir mon gendre. Jusqu’à présent c’est toi le tenant du titre.

- Pas pour longtemps. Je n’ai pas d’illusions. Tout ça parce que j’ai couché avec une autre femme!

Anselme eut un étroit sourire qui ne lui tira qu’un coin de la bouche.

- Tu sais, nous le faisons tous à un moment ou à un autre. Ne fût-ce que besogner une servante quand la dame est enceinte! Voilà pourquoi je dis que cette histoire est ridicule! D’ailleurs, si j’avais été là, Ida ne serait jamais venue faire ici cet esclandre qui a causé tout le drame.

Il parut lutter soudain contre des mots difficiles, déglutit plusieurs fois, puis finalement lâcha :

- D’autant que la dame Le Housset ne vaut vraiment pas une tragédie domestique. Ce n’est pas, et de loin, une vertu.

- Comment ça? Que sais-tu d’elle? fit Hughes choqué.

Conscient, en attaquant l’honneur d’une femme noble, de proférer une énormité, Ribemont se tirailla les moustaches, fourragea dans sa barbe et, finalement, choisit d’éclater d’un énorme rire, un peu forcé à vrai dire, mais qui s’en alla résonner jusque dans les hauteurs du donjon et en fit envoler les corneilles.

- Parce que tu te croyais son seul doux ami? Mais, malheureux, sache que si Gippuin revient un jour de croisade il aura toutes les peines du monde à passer sous la voûte de sa maison forte tant ses cornes sont hautes et drues!

- Une femme seule! s’écria Hughes scandalisé. Comment peux-tu!

- Il est bon de faire entendre, de temps en temps, la vérité même si elle est difficile à entendre et encore plus difficile à dire. Sache que, si j’en crois ce que j'ai entendu chez le comte de Flandres, nous sommes au moins trois à nous être portés au secours d'une noble dame dans la misère.

- Nous?

Anselme prit un air modeste et retourna se chauffer.

- Eh oui! Moi aussi je la connais. Pas autant que toi, bien sûr, car je n'ai dû aller que deux fois à sa tour où l’on m’avait dit qu’elle manquait du nécessaire. La dernière fois, c’était environ un mois avant la Noël. Ce qui fait...

- Que tu as peut-être autant de chances que moi d’être le père de l’enfant qu’elle attend?

- Peut-être. C’est ça que je suis venu te dire, Hughes, et c’est pour ça aussi que je refuse de te rencontrer en champ clos pour nous entre-tuer. Seulement tu comprends bien que je ne peux pas me confier à mon épouse ni à ma fille. Je me suis borné à leur dire ma façon de penser à l’une comme à l’autre. Surtout à l’autre d’ailleurs qui, n’ayant pas encore porté de fruit, devrait songer à se montrer plus discrète et moins arrogante.

Son donjon s’écroulant subitement sur sa tête n'aurait pas ahuri Hughes plus que les confidences de son beau-père. Ainsi Osilie, en l'amour de laquelle il avait cru, trompait non seulement son mari, mais le trompait lui aussi? Il éprouvait un vague dégoût à découvrir que cette eau qu'il croyait innocente et assez limpide pouvait laisser remonter des profondeurs vaseuses. Mais il était trop soulagé pour en éprouver réellement de la colère. De tout ce qu’Anselme lui avait dit, il ne voulait retenir qu'une chose : le comte de Ribemont ne pouvait que refuser de garder chez lui la dame de Fresnoy et ne lui permettrait pas la séparation.

- Alors, fit-il sans songer à dissimuler sa satisfaction. Hermelinde va revenir ici?

Un nuage rembrunit le visage du comte qui secoua sa grosse tête chevelue.

- Non. Pas maintenant tout au moins. Je n’ai pas pu obtenir qu’elle m’accompagne. D’ailleurs je n’y tenais pas, étant donné ce que j’avais à dire. S’il n'y avait eu sa mère, je te l’aurais déjà renvoyée, sous escorte au besoin, car sa place est chez son époux. Mais Ida s’y oppose. Elle espère que l’évêque te punira sévèrement et elle ne veut pas que sa fille subisse les effets d’une punition qu’elle ne mérite pas.

- C’est raisonner en mère. Je ne peux pas le lui reprocher. (Se levant, le baron rejoignit son beau-père près de la cheminée.) Quant à toi, je te remercie d’avoir eu assez confiance en moi pour m’apprendre la vérité sur Osilie. Je l’apprécie d’autant plus que tu pouvais te montrer doublement offensé de voir ta fille trompée par une femme dont tu étais l’amant...

- Pas à ce point-là Je te l’ai dit. Je lui dois quelques moments agréables, mais ce n’était pas une habitude...

- Tu as été moins bête que moi! C’est égal, ce pauvre Gippuin, qui est vaillant chevalier, ne mérite pas un sort pareil et j’ai regret, à présent, d’avoir contribué à l’encorner. Mais laissons cela. Accepteras-tu maintenant de prendre place à ma table?

Apparemment soulagé lui aussi, Anselme de Ribemont s’étira largement, ce qui fit grimacer les mailles de son haubert.

- Pour sûr! J'ai une faim du diable! Et j’ai soif aussi. Buvons encore et fais-moi chercher mon écuyer pour qu’il vienne me débarrasser de cette ferraille. Il est temps de nous divertir.

On festoya tard la nuit. Ersende, qui avait tenu avec grâce la place vacante de la maîtresse du logis, s'était retirée depuis longtemps avec les damoiselles que l’on buvait encore autour des longues tables chargées de reliefs de toute sorte. Et ce fut seulement le lendemain après-midi que Ribemont, la langue pâteuse et la tête lourde, se décida à reprendre le chemin de ses domaines avec une escorte qui n'était pas beaucoup plus fraîche que lui.

Il mettait le pied à l’étrier pour se hisser sur son cheval quand un messager portant les couleurs de l’évêque de Laon sous une couche de poussière et des macules de boue fit son entrée dans la cour du château. Un instant plus tard, il remettait au baron de Fresnoy l’ordre de venir, le mardi suivant, jour de la Sainte-Félicité, répondre des accusations portées contre lui.

- J’aurais bien voulu t’éviter ça! soupira Anselme. Si mon épouse n’était allée te dénoncer, l’évêque n’en aurait jamais rêvé. Veux-tu que j’aille avec toi?

- Pour avoir droit à une éternité d’ennuis domestiques? Jamais! Ce moine est mort de ma main, même si je ne voulais pas réellement le tuer. Un homme doit savoir répondre de ses actes.

Lancée fièrement dans le vent du matin au début d’une journée qui, éclairée d’un petit soleil encore fragile, annonçait le printemps, la phrase était belle et ronde, vaguement héroïque, et ne manquait pas d’allure, mais ce qu'elle sous-entendait était déjà beaucoup plus difficile à vivre. Quand, au jour fixé, le baron de Fresnoy fut introduit dans la grande salle capitulaire du palais épiscopal de Laon, il se sentit beaucoup moins assuré qu’il ne voulait le paraître. Car, même si, en apparence, Hughes avait tendance à faire étalage de quelque désinvolture en face de l’Eglise, il n’en était pas moins l’un de ses fils à peu près soumis et, surtout, il n’ignorait pas quelles redoutables menaces elle pouvait faire peser sur un seigneur temporel, si riche et si puissant fût-il, puisque les rois eux-mêmes comptaient avec elle au point, parfois, de se courber sous la menace de ses foudres.

Hughes avait remâché ces pensées peu récréatives, tandis qu’escorté de Gerbert, de Bertrand et de quelques soldats, il grimpait la rampe menant aux portes de Laon. L’antique ville romaine de Bibrax était bâtie sur une colline d’où l’on découvrait un immense horizon de plaines et où se rejoignaient Ile-de-France, Picardie, Vermandois et Champagne. Le roi y possédait un palais où il ne venait guère, sinon jamais et, seul, le puissant évêque dont la demeure montrait sa tour carrée au-dessus des chemins de ronde, juste au bord du ravin, régnait ou s’efforçait de régner en autocrate sur un peuple turbulent de liniers, de chanvriers et de potiers d’argile qui s’entendaient à merveille à créer le désordre dès que l’on faisait mine de leur reprendre les franchises qu’ils avaient obtenues de haute lutte.

Il y pensait encore lorsque, franchi les défenses du palais épiscopal, il pénétra, seul, dans la grande salle capitulaire, lourdement voûtée de plein cintre, où l’évêque tenait sa justice. Elle s’ouvrit soudain devant lui, immense et vide comme une nef de cathédrale avec ses stalles rangées contre les murailles et, au bout, très loin, un siège de pierre où, mitre en tête et crosse en main, se tenait un homme sans âge, plutôt corpulent et qui eût peut-être été petit sans sa haute coiffure, un homme qui le regardait venir avec des yeux aussi froids que la pierre de ses murs, en la seule compagnie de deux moines bénédictins en robe noire qui se tenaient de chaque côté de son trône.

Sa voix gronda jusqu’au baron qui n’avait point encore quitté l’ombre de la porte.

- Approchez, baron de Fresnoy!

Un pas, puis un autre et encore un autre, le talon des bottes résonnant sur les dalles. Le chemin semblait interminable qui menait à ce juge mitré. Hughes le parcourut, le regard fixé sur la belle croix pectorale, d'or ciselé et d'améthystes grosses comme des prunes, qui brillait d’un éclat neuf sur la soie violette. Il n’y avait pas si longtemps qu’il avait vu Martin et il ne connaissait pas ce joyau. Se pouvait-il qu’il fût le présent de certaine noble et riche dame qu’il connaissait bien, par contre?

Enfin, il fut devant l’évêque et plia le genou respectueusement, attendant ce qui allait suivre.

- Nous avons appris avec douleur, mon fils, commença l’évêque d'un ton pompeux et en omettant de l’inviter à se relever, le crime affreux dont vous vous êtes rendu coupable, crime d’autant plus haïssable qu'il a été perpétré contre la personne d’un prêtre de la Sainte Eglise.

Apparemment, Martin avait décidé de fulminer ses reproches sur le coupable sans lui permettre de l’interrompre un seul instant, et Hughes, rongeant son frein, dut se résigner à le laisser déverser sur sa tête, et cela pendant un grand quart d’heure, les reproches les plus sanglants et les comparaisons les plus injurieuses avec les pires sacripants dont les méfaits illustraient tristement l’Ancien et le Nouveau Testament. Comparé tour à tour à Caïn, à Goliath, à Achab, à Hérode et à Judas Iscariote, le coupable sentit passer sur sa tête le vent des catastrophes à mesure que se développaient les savantes périodes de l’évêque. Après une telle diatribe, ce petit homme rageur allait, à coup sûr, l’excommunier et mettre son fief en interdit, à moins qu’il ne l'envoyât lui-même, le plus simplement du monde, au bourreau.

Enfin Martin s’arrêta, d’abord pour reprendre haleine et ensuite parce qu’il n’avait plus rien à dire. Hughes entreprit alors de se défendre. Ce fut beaucoup moins long et beaucoup plus clair : il se borna à expliquer, aussi simplement que possible, l’affreux tour que lui avait joué Rinaldo puis exprima, avec la contrition qui convenait, ses regrets sincères de s’être laissé entraîner à un geste aussi grave. Enfin, il attendit, n’ayant, lui non plus, rien d'autre à dire.

L’évêque se pencha vers l’un de ses moines puis vers l’autre, opina du bonnet et, finalement, déclara solennellement :

- Relevez-vous, baron de Fresnoy, et préparez-vous à entendre, en bon chrétien, notre sentence. En expiation du crime exécrable dont vous vous êtes rendu coupable, vous paierez à notre trésorier dix livres d’argent fin [1 - La livre d'argent correspondait à 491 g de métal] afin que messes soient dites pour le repos de l’âme de votre victime partie vers son Créateur sans avoir reçu les consolations de l’Eglise...

- Oh! Un si saint homme en avait-il tellement besoin?

- ... après quoi, gronda Martin en le foudroyant du regard, vous prendrez la croix et, puisque vous semblez aimer à tuer vos semblables, vous vous en irez en Terre sainte afin d’y combattre l’infidèle pour la plus grande gloire du Christ-Roi!

Miséricorde, la croisade! Hughes n’y avait jamais pensé car il se sentait peu attiré par les mirages brûlants de l'Orient mystérieux et leur préférait de beaucoup les petits brouillards matinaux de ses bonnes terres de Fresnoy. Les récits qu’il avait pu entendre de ceux qui revenaient le confortaient encore dans ses goûts casaniers. En effet, l’enthousiasme batailleur qui arrachait parfois, ici ou là, un baron, un chevalier à sa tour et à sa glèbe pour l’envoyer au hasard des grands chemins et au péril de la mer jusqu’à ces terres brûlées qu’ils atteignaient parfois, lui semblait assez sujet à caution. Car s’il était parfois inspiré par le désir sincère de servir Dieu et de protéger les pauvres pèlerins, le plus souvent ce bel enthousiasme s’adressait surtout au mirage doré du pillage et des femmes à la peau couleur d'ambre que l'on violerait joyeusement dans les maisons infidèles pour la plus grande gloire de Dieu. Maître d’un beau fief, d’un solide château et de bonnes terres, Hughes n’avait aucune envie d’abandonner tout cela à la concupiscence toujours possible d’un voisin - et malheureusement Gerbert, bien que vaillant, n’était pas véritablement un homme de guerre - pour s’en aller galoper à la poursuite d’une fortune hypothétique dont il n’avait pas vraiment besoin.

Bien décidé à batailler pour ne pas y aller, mais conscient du fait qu’il allait falloir mener une délicate négociation pour obtenir d’être dispensé de croisade, Hughes commença à s’incliner avec humilité.

- Les dix livres d’argent seront portées demain, seigneur Martin, mais, avant de quitter cette salle, j’ose implorer Votre Révérence de consentir à m’accorder un moment d’entretien...

- Eh bien, parlez!

- D’entretien sans témoins.

L’évêque commença par froncer le sourcil. Visiblement hésitant, il se mit à tripoter sa belle croix neuve, marmonna quelque chose entre ses dents, se racla la gorge et finalement se pencha derechef vers ses moines qui, agitant gravement leurs têtes tonsurées, prirent dignement le chemin de la sortie.

- Voilà, nous sommes seuls, fit-il avec humeur. Qu’avez-vous à dire?

- Tout d’abord, je demande permission d’aller prendre, dans le vestibule, un petit coffre que j’ai laissé aux mains de mon écuyer.

Permission accordée, Hughes alla jusqu’à la porte, fit un signe à Bertrand et le délesta d’une boîte, de dimensions réduites, qu’il portait sous son manteau. Puis il revint à l’évêque devant lequel il plia de nouveau le genou.

- Tout-puissant et bon seigneur évêque, dit-il avec hypocrisie, je veux tout d’abord vous redire combien j’ai regret et douleur de ma lourde faute. La colère m’a emporté plus loin que je ne l’aurais voulu devant le désastre que ce malheureux avait causé chez moi en mettant ma dame au courant d’une aventure sans grande importance au fond.

- Il vous plaît à le dire! Sans importance quand il s'agit d’adultère et que cet adultère est sur le point de porter fruit? Votre maîtresse est enceinte à ce que l’on m’a dit... et aussi que vous songiez à lui donner la place de votre légitime épouse? Tout cela, en vérité, est de peu d’importance!

- L’idée de me séparer de dame Hermelinde, mon épouse, ne m’a jamais effleuré, fit Hughes sèchement. Nous n’avons pas encore d’enfants, certes, mais nous attendons sans impatience qu’il plaise à Dieu de bénir notre union quand il le jugera bon. Quant à celle qui est aujourd'hui en attente, je désire pouvoir lui donner toute l’aide dont elle pourrait avoir besoin tout en cessant, avec elle, nos relations coupables. (Il prit une longue respiration car l’instant délicat était venu, puis ajouta aussi doucement qu’il put :) Voilà pourquoi, j’ose supplier humblement Votre Révérence de consentir à modifier sa sentence, toute juste et bénigne qu’elle soit, en renonçant à m’envoyer pour le moment en Terre sainte.

- Quoi! Vous osez en appeler de mon jugement? s’écria Martin du ton qu’aurait pu prendre Salomon si un lévite quelconque s’était avisé de le contester.

- Nullement, saint évêque, nullement! J'ai trop de respect pour vous. Tôt ou tard, d’ailleurs, j’en viendrai à prononcer le vœu de croisade pour l'honneur de Dieu et la sauvegarde des pèlerins mais, à l’heure présente, je souhaite demeurer afin de veiller, justement, à ce qu’il n’arrive aucun mal à la malheureuse que j’ai entraînée dans le péché.

- Eh bien, vous partirez quand elle aura mis l’enfant au monde!

- Ce n’est pas suffisant. Songez que son époux peut revenir. En ce cas, qui la défendra de sa juste colère? Qui l'affrontera en champ clos comme il se doit en pareil cas? La malheureuse est sans famille, sans défense. Il faudra bien que je me constitue son champion pour lui éviter la mort. (Martin allait dire quelque chose, mais Hughes le prit de vitesse.) En témoignage de mon respect filial et en gage de ma bonne foi autant que de mon repentir, je me suis permis d’apporter, pour le trésor de l’Eglise, ce modeste présent.

Il prit le coffret sous son bras et le présenta tout ouvert à l’évêque. En dépit de son attitude pleine de majesté, celui-ci ne résista pas à la curiosité et tendit le cou.

- Qu’est-ce?

- Un trésor familial, souvenir du grand roi Hughes, en l’honneur de qui j’ai reçu mon nom et qui l’avait offert à mon aïeul après son élection au trône. (Et Hughes exhiba un large cercle d’or guilloché, d’un beau travail mérovingien, enrichi de quatre améthystes et d’une topaze, qu’il avait en fait gagné à Evrard de Fonsommes, au jeu des tables [1 – C’était en quelque sorte l'ancêtre du jeu de dames] quelques mois auparavant.) Peut-être pourrait-on en faire une couronne pour quelque statue de la benoîte Sainte Vierge?

- Voyons cela!

Martin prit le bracelet, assez large pour cercler le bras d’un homme vigoureux, et le fit jouer un instant dans la lumière des gros cierges qui éclairaient la salle. Puis, sans en avoir l’air, il l'approcha de sa croix pectorale pour voir, sans doute, si la teinte violette des améthystes s’harmonisait. Il brûlait certainement d’envie de passer le cercle d’or à son poignet. Mais il remit la chose à plus tard, reposa le joyau dans son coffret qu’il referma et porta auprès de lui sans parvenir à dissimuler tout à fait un air de satisfaction qui l’empêcha de reprendre le ton abrupt d’auparavant.

- L’intention est louable, mon fils, et nous vous remercions de vouloir honorer Notre Dame. Mais de là à vous dispenser de partir en croisade! Dix livres d'argent ne sont pas une punition suffisante : il est bon que vous soyez puni de façon publique et sur vous-même.

- On ne punit pas un chevalier en l’envoyant guerroyer, seigneur évêque, et je serais déjà parti si je n’étais retenu ici par les obligations que vous savez.

Un gros pli se creusa entre les sourcils de l’évêque.

- J’entends bien, j’entends bien. Mais il faut que je vous punisse. La justice l’exige et...

Il s’arrêta à temps. Peut-être allait-il ajouter : « Et je l’ai promis à la dame de Ribemont. » Il y eut un petit silence qu’Hughes se garda bien de troubler et, finalement, l’évêque s’écria, comme si l’inspiration venait de lui venir :

- Passons pour la croisade momentanément. Mais, en attendant, faites pèlerinage! Allez à Rome, par exemple.

- C’est très loin et, encore une fois, je dois veiller à...

- A Compostelle de Galice, alors?

- C’est presque aussi loin.

L’évêque eut un geste d’agacement.

- Prenez garde à ne pas lasser notre patience! Vous ne faites guère preuve de bonne volonté. (Nouveau silence au bout duquel il proposa d’un ton maussade :) Écoutez bien ceci car c’est ma dernière offre : vous irez à Tours prier au tombeau de notre saint patron vénéré, le grand saint Martin.

Hughes n’en espérait pas tant, et il retint le large sourire qui lui venait.

- Avec joie, monseigneur! Avec une très grande joie et avec toute la reconnaissance...

- Je n’ai pas fini. Vous irez donc à Tours, mais vous paierez douze livres d’argent!

Interloqué d'abord puis indigné, Hughes de Fresnoy se retint de dire à l’évêque ce qu’il pensait de son chantage. Mais cela aurait grandement compromis la fin d’une négociation dont il n'avait pas tellement lieu d'être fier, car il l'avait menée avec une duplicité et une fourberie qui n'avaient rien de très honorable. Il avait, lui, chevalier adoubé, menti à un serviteur de Dieu, et cela avec une constance remarquable.

Tout en se livrant aux respectueuses salutations d'usage, il songea qu'évidemment il se tirait de l'aventure quelque peu appauvri mais somme toute satisfait. Par contre, il allait lui falloir confesser son chapelet de mensonges à son chapelain. Du moins quand il en aurait retrouvé un, ce qui ne pressait pas autrement.

Huit jours plus tard, le baron de Fresnoy partait pour Tours en compagnie de son écuyer Bertrand.

Où Etienne propose un marché...

Une surprise attendait Marjolaine au logis. Etienne était là. Assis sur la pierre de l’âtre, une écuelle entre les genoux, il trempait des châtaignes dans du lait. Il n’était pas arrivé depuis longtemps car son nez était encore bleu de froid et de menus points de givre brillaient ici et là dans ses cheveux couleur de paille.

Il se leva poliment à l’entrée de sa jeune tante et la salua comme il convenait. Il était exactement le même que d’habitude, avec son visage plat et large où les yeux étroits mettaient deux taches verdâtres et sa bouche mince qui souriait rarement mais, à partir du cou, les choses changeaient. Ainsi l’habituelle tunique de laine brune avait fait place à un beau drap d’Arras, épais et soyeux, d’une chaude couleur de prune mûre, la chaussure de cuir souple s’était affinée et, posée sur un escabeau, il se trouvait une cape doublée de vair, visiblement neuve et ornée d’un large fermail d’argent où brillaient des améthystes. Enfin, dans l’attitude du garçon, généralement si modeste, il y avait une assurance nouvelle, quelque chose de triomphant que Marjolaine flaira, comme le chien flaire un danger encore lointain.

Elle planta son regard clair bien droit dans celui du visiteur.

- Peste, mon neveu! Comme vous voilà mis. Mais vous risquez de gâter vos habits sur cette pierre souillée de cendres. Dame Aubierge aurait dû vous conduire dans la salle.

L’incriminée, occupée à surveiller la préparation d’un pâté d’anguilles au verjus, releva un regard courroucé.

- Voudriez-vous pas aussi, dame Marjolaine, que je donne à ce morveux du monseigneur? La salle? Voyez-moi cela! Et pourquoi faire, s’il vous plaît?

Marjolaine se permit l’ombre d’un sourire.

- Mais, pour y recevoir comme il convient l’héritier de mon défunt époux. N'avez-vous donc rien remarqué? Ce n’est plus notre petit Etienne qui nous arrive là : c'est maître Grimaud.

- Maître Grimaud? Depuis quand est-il passé maître? La mort de maître Foletier ne lui a pas pour autant conféré la maîtrise et, dans ces conditions, la cuisine est toujours assez bonne pour lui. D'ailleurs, dès son entrée, il a réclamé à manger.

- J'a... j'a... j'avais froid et f... faim! protesta Etienne qui, lorsqu’il s'énervait, avait tendance à bégayer. Mais je... je ne refuse pas la... la salle, ma... ma tante car j’ai à p... parler de choses importantes... qu’on ne peut dire dans une cuisine! acheva-t-il tout d’une traite en jetant à Aubierge un regard meurtrier.

- Dans ce cas, venez! soupira Marjolaine en ouvrant la marche. Dame Aubierge nous fera porter du vin chaud pour achever de vous réchauffer.

Dans la salle, un grand feu flambait dans la cheminée neuve, éclairant les peintures géométriques des murs et la grande tenture de lin, brodée jadis par la mère de Gontran, qui constituait le principal ornement du fond de la pièce. Marjolaine vint tendre ses mains à la flamme après avoir, du geste, invité Etienne à prendre place sur une bancelle.

- Eh bien, fit-elle calmement, qu'avez-vous à me dire, mon neveu? Je vous écoute.

Etienne ne répondit pas tout de suite. Peut-être cherchait-il ses mots. En outre, Aubierge venait d'entrer, portant sur un plateau le vin chaud embaumant la précieuse cannelle, et des gobelets. Elle fit toute une affaire de reposer l'ensemble sur un dressoir, d'emplir les gobelets. Etienne la regardait faire et, de toute évidence, il n'ouvrirait pas la bouche tant qu’elle serait là. De son côté, la gouvernante souhaitait, visiblement, pouvoir mettre son grain de sel dans la conversation. Ce fut Marjolaine qui dénoua la situation.

- J’allais oublier, dame Aubierge! Le seigneur abbé de Saint-Denis que je quitte à l'instant souhaite recevoir votre visite le plus tôt possible. Laissez la cuisine aux filles et allez-y. Il est à la maison d'œuvre.

Le soupir d'Aubierge aurait fait tomber des murs moins solides.

- J’y vais, fit-elle.

Et elle sortit non sans jeter sur Etienne un coup d’œil qui en disait long sur ses sentiments intimes. Mais l’ordre que Marjolaine venait de donner fournissait au jeune homme une entrée en matière inespérée et il sauta dessus.

- Vous avez vu Mgr Suger? demanda-t-il.

- Je le quitte.

- Ah! Et vous a-t-il dit quand il compte enfin faire justice de l’assassin de mon oncle? Un tel retard est scandaleux et fait jaser.

- Je ne conseille pas à ceux qui « jasent » d’aller le faire trop près de ses oreilles. Le seigneur abbé est un homme de Dieu, mais il peut avoir la main lourde. Quant à pendre Ausbert Ancelin, il faudrait pour cela être sûr de sa culpabilité.

Une brusque bouffée d’indignation empourpra le visage pâle du neveu de Gontran.

- Sûr de sa culpabilité? Mais, il a été pris pratiquement la main dans le sac.

- Vous trouvez? S’il fallait pendre tous les gens qui, un beau matin, trouvent un cadavre à leur porte, on refuserait du monde chaque jour aux fourches patibulaires. Il y a bien assez de bandits qui courent les rues la nuit.

- Et l’outil? L’outil qui a servi à tuer? Il n’appartenait pas à ce misérable peut-être?

Marjolaine répéta ce qu'elle avait dit tout à l’heure :

- Un outil se vole ou s’emprunte.

- Allons donc! Cela ne tient pas debout! Cet homme est l’assassin. Qui voulez-vous que ce soit d’autre?

La sainte indignation qui s'étalait sur le visage plat du garçon souleva le cœur de Marjolaine et lui donna envie de lui taper dessus.

- Ne soyez donc pas si prompt à condamner autrui, mon neveu! Vous savez ce que dit la Sainte Ecriture : ne juge pas, si tu ne veux pas être jugé. Laissez plutôt ce soin à Mgr Suger qui est prud’homme et plein de sagesse. S’il décide qu’un complément d’information est nécessaire, c’est qu’il a ses raisons.

- Ses raisons? Je voudrais bien les connaître! Quant à vous, dame Marjolaine, je vous trouve bien peu ardente à la recherche de la vengeance.

- Quel mauvais chrétien vous faites! Voilà que vous mélangez encore tout : la vengeance appartient à Dieu. D’ailleurs, pendre un innocent ne ressusciterait pas maître Foletier. Méditez tout cela, mon neveu.

Etienne rougit encore un peu plus : il venait d’avaler d’un coup tout le contenu de son gobelet, d’où Marjolaine conjectura que le moment était venu pour lui de faire connaître le but de cette visite inhabituelle. En effet, il se racla la gorge puis lâcha, non sans se remettre à bégayer, ce qu’il n'avait pas fait tant que la colère lui avait dénoué la langue.

- Ne... ne pourriez-vous... cesser de m’a... appeler votre ne... neveu? Les cir... constances ne sont plus... les mêmes!

- Je ne vois pas en quoi ! Me devez-vous moins de respect parce que votre oncle n’est plus? fit Marjolaine avec quelque hauteur.

Brusquement, la timidité d’Etienne s’envola comme se lève un voile de brume. Marjolaine en eut conscience au frisson prémonitoire qui glissa le long de son dos, à la courte flamme qui brilla un instant dans les yeux du garçon.

- Le temps du respect est passé, lui aussi, dit-il d’une voix redevenue curieusement ferme. C’est à présent celui de l’amour.

- De quoi? dit Marjolaine qui crut avoir mal entendu.

Mais, comme il se rapprochait d’elle, et que ses mains levées vers elle tremblaient bizarrement, elle jugea plus prudent de se lever du fauteuil où elle était assise pour en faire le tour et s’en faire un rempart.

- De l’amour, répéta Etienne, pas désarçonné le moins du monde. Mon oncle est mort : je suis son neveu et l’héritier de son négoce comme vous êtes, par votre douaire, héritière d’une belle part de sa fortune. La coutume veut que vous deveniez ma femme et moi je ne souhaite rien de mieux. Quand nous marions-nous?

Le mariage? Déjà? Il y avait décidément quelque chose de changé dans le silencieux et timide Etienne! Et Marjolaine comprit qu’il allait falloir se battre. En dépit de l’angoisse qui lui venait, elle s’efforça de paraître toujours aussi calme, comme il est d’usage de le faire avec les enfants coléreux - ou avec les fous.

- La coutume n’est pas absolue, mon cher Etienne. Quant à vos sentiments envers moi, pour flatteurs qu’ils soient, ils n’entrent pas en ligne de compte car il y a un troisième élément que vous semblez décidé à négliger : moi. Moi, qui n’ai pas la moindre envie de vous épouser.

- Et pourquoi cela, s’il vous plaît?

- Mais parce que je ne vous aime pas.

- La belle affaire! Est-ce que, par hasard, vous aimiez mon oncle quand vous l'avez épousé? Laissez-moi vous dire qu’il n’y paraissait guère.

Marjolaine comprit que sa garde était faible, qu’il fallait trouver autre chose et que seule, peut-être, une volonté bien trempée pouvait la libérer de ce garçon visiblement amoureux et qu’elle savait têtu.

- En effet, je n’aimais pas maître Foletier, dit-elle. Mais mon père avait ordonné ce mariage et je lui devais obéissance absolue. A présent je suis veuve et maîtresse de moi-même par-devant Dieu comme par-devant la loi des hommes. Et je dis que je ne deviendrai pas votre femme. Contentez-vous de ce qui vous revient et, d’ailleurs, vous fait riche. Et laissez-moi vivre comme je l’entends. Fondez une famille et oubliez-moi.

- Les biens de l’oncle ne doivent pas sortir de la famille. Si vous alliez vous remarier et les porter à un autre, ce serait une malhonnêteté.

- Dites plutôt que vous ne supportez pas l’idée qu’une partie pourrait vous échapper! N’insistez pas. Etienne. J’ai déjà dit que je ne vous aimais pas. Ne m'obligez pas à le répéter car je ne veux pas vous désobliger.

Si Marjolaine s'attendait à le voir se troubler, bégayer, pleurer peut-être, elle se trompait lourdement. Tout ce qu'elle vit fut un insolent sourire.

- Que vous m'aimiez ou non est sans importance. Marjolaine. Ce qui compte, c'est que moi je vous aime.

- Que savez-vous de l’amour? Êtes-vous seulement capable d'aimer?

- Cela aussi, tout compte fait, est sans importance. Vous êtes très belle et j’ai eu envie de vous le jour de votre mariage. Ce jour-là, je me suis juré qu’un jour je vous tiendrais dans mon lit et vous n’imaginez pas ce que je suis capable de faire lorsque je me suis promis quelque chose.

Le regard vert plongea, impitoyable, dans celui du garçon qui vacilla puis se détourna.

- Je crois que si, fit tranquillement Marjolaine. Mais quoi que vous ayez fait dans ce but ou dans un autre, cela ne vous donnera pas la victoire sur ma volonté. Et ma volonté est la suivante : jamais vous ne serez pour moi autre chose que le neveu de maître Foletier.

- Vous en êtes certaine?

- Tout à fait certaine.

- Rien ne peut vous faire changer d’avis?

- Rien!

- Pas même la possibilité d’être enterrée vivante pour le meurtre de votre mari?

Un silence pesant comme une pierre s’abattit sur la grande pièce calme. Même le feu cessa de crépiter comme si l’horreur des paroles qui venaient d’être prononcées l’avait gelé. Marjolaine pour sa part crut avoir mal entendu.

- Qu'est-ce que vous venez de dire? articula-t-elle enfin.

- Que si vous n'acceptez pas de m’épouser, vous serez accusée d’avoir fomenté l’assassinat de votre mari. Vous serez condamnée à mort et, vous le savez, les juges, trouvant la pendaison peu bienséante pour les femmes, préfèrent les enfouir convenablement sous quelques pieds de terre.

Marjolaine eut besoin de tout son courage pour lutter contre la brusque terreur qui l’envahissait. Elle y parvint, non sans peine, en serrant très fort ses mains l'une contre l’autre.

- Il y a un instant, fit-elle d'une voix blanche, vous réclamiez la tête d’Ausbert Ancelin pour le même crime. Il faut savoir ce que vous voulez.

- Je vous l’ai déjà dit : vous! fit l'autre avec impudence. Au fond, Ancelin ne m'intéresse que jusqu’à un certain point : il fait un coupable très convenable, mais je renoncerai à lui sans peine si vous refusez de devenir mon épouse bien-aimée.

La jeune femme haussa les épaules et se détourna pour ne plus voir cette figure qui lui faisait horreur.

- Sottise! Je ne vois pas du tout comment vous pourriez faire.

- C’est pourtant fort simple : la Jacqueline Ancelin peut être prise de remords et, avec beaucoup de larmes, se souvenir d’un fait qu’elle avait oublié à cause de la peur affreuse que lui inspire l'assassin qui l'a menacée de mort : c’est elle qui a vendu l’outil de son époux... et c’est vous qui l'avez acheté!

- Qui croira une fable pareille?

- Tout le monde, si elle l'affirme avec assez de force et assez de larmes mais, sur ce point, je lui fais confiance : c'est une excellente comédienne. Mon oncle en a su quelque chose. En outre, que sait-on de vous? Que vous êtes fille noble, que sans sa fortune vous n'auriez jamais, si jeune et si belle, épousé un pelletier. Dans les quartiers, on aime à rester entre soi. Une créature comme vous ne peut inspirer que la méfiance ou la passion. Les hommes vous regardent trop doucement et les femmes pas assez. A part cette vieille folle d'Aubierge et votre Aveline, soyez certaine qu'il n’y en a pas une, vous m'entendez, pas une seule, qui ne soit prête à vous croire sorcière ou pire encore! La mise en accusation de la veuve trouvera tous les échos que je voudrai. Plus encore peut-être car une fois l’accusation lâchée, je ne pourrai plus rien pour vous! Alors choisissez, mais choisissez vite!

Marjolaine savait qu'il avait raison, qu’on ne l'aimait guère, que ce soit à Paris ou à Saint-Denis. Les femmes, en effet, avaient pour elle plus de regards obliques et venimeux que de sourires, tandis que la concupiscence était l'expression qu'elle rencontrait le plus couramment sur le visage des hommes. Elle savait qu'il y avait là un danger réel, mais elle avait trop de courage pour se rendre ainsi sans combat.

- Confidence pour confidence, « beau neveu », il ne fait plus aucun doute pour moi que vous avez, peut-être de votre propre main, tué mon époux.

- Pas peut-être! confirma Etienne avec un sourire cruel. C'est bien moi qui l'ai tué après avoir volé le fameux maillet. Voyez-vous, il se trouve que la belle tonnelière avait aussi des bontés pour moi et, à présent, elle me mange dans la main grâce à certaines promesses que la mort de l'oncle me permet de tenir. Que voulez-vous, c'est une femme qui aime la toilette et qui en a assez de son hameau crotté. Tout comme elle en avait assez de l'oncle et même de son imbécile d'époux. Elle a d'autres ambitions. Un seigneur du voisinage, il me semble.

- Alors, elle refusera de m'accuser puisque cela signifierait le retour au logis de son mari.

- Que vous êtes simple, ma pauvre! En ce cas, Ancelin pourrait ne plus jamais sortir de sa prison. Un suicide, cela s'achète aussi, vous savez?

Cette fois, Marjolaine ferma les yeux, malade de dégoût et d'horreur. Elle avait l'impression de s'être penchée sur le plus puant des trous à purin. Pourtant, même contre cela elle entendait lutter encore. Elle rouvrit les yeux, toisa Etienne :

- Je peux choisir le couvent. J'y songeais déjà d'ailleurs car, en vérité, les hommes tels que je les vois ne me plaisent guère. Dieu, au moins, est sans surprise.

Le sourire s’accentua, inspirant pour la première fois à Marjolaine une folle envie de tuer. Etienne hocha négativement la tête :

- N’en soyez pas trop sûre. D’ailleurs, je ne vous permets pas le couvent! C’est moi ou la fosse.

- Le choix est mince. Eh bien, je vous rendrai réponse demain.

- Pour... pourquoi pas tout de suite? bredouilla Etienne visiblement déçu.

- Parce que j’ai besoin de réfléchir cette nuit. Après tout, conclut froidement la jeune femme, peut-être préférerai-je la mort. J’ai besoin de savoir si le contact de la terre ne me sera pas plus supportable que le vôtre. A présent, partez!

- M... mais!

- Demain, vous dis-je! Même heure, même lieu! Je vous attendrai.

Il comprit qu’il n’y avait rien de plus à en tirer et n’insista pas davantage. Reprenant sa cape, il la jeta sur son dos et sortit, non sans lancer un dernier regard à la jeune femme. Debout près de la cheminée, les bras croisés sur sa poitrine, elle fixait les flammes sur le fond ardent desquelles son fin profil se découpait avec une grâce et une jeunesse exquises. Grimaud eut envie de se jeter sur elle, de la forcer là, sur la jonchée de paille fraîche et de foin odorant qui couvrait les dalles, mais il se maîtrisa. Rien ne servirait de brusquer les choses. Mieux valait sans doute laisser la nuit - et ses terreurs - passer sur Marjolaine. Elle lui inspirerait une crainte salutaire des ténèbres lourdes et gluantes qui l’attendaient.

Il eut, de la main, en franchissant le seuil, un geste dérisoire.

- A demain donc! claironna-t-il. Je crois que vous ferez le bon choix. Je suis un assez bon garçon, vous savez? Et puis je suis jeune et je vous aime!

Cette déclaration sans tendresse, jetée presque comme une insulte, n’arracha même pas à Marjolaine un haussement d’épaules. Non qu’elle fut indifférente mais elle demeura, durant un temps dont elle ne put apprécier la durée, privée de toute réaction et môme de tout sentiment. La cynique et cruelle menace d'Etienne, l'impudence tranquille avec laquelle, se sachant seul avec Marjolaine, il avait avoué son crime, tout cela enveloppait le cœur et l’esprit de la jeune femme d’un carcan glacé. Elle se sentait éteinte comme si l'on avait soufflé son âme telle une chandelle.


En rentrant de l’abbaye, Aubierge la retrouva à la même place, debout près de la cheminée, le regard fixe, les bras abandonnés le long du corps et si pâle qu'elle paraissait pétrifiée sur place. Et tout de suite la brave femme s'affola, prit Marjolaine dans ses bras, constata que ses mains étaient glacées et que de lourdes larmes glissaient lentement au long de ses joues blanches.

- Mais qu'est-ce qu'il vous a fait ce vilain, mon agneau? Qu'est-ce qu'il vous a fait pour vous mettre dans cet état? Sainte Vierge bénie! Mais regardez-moi cela! Elle est toute glacée, toute pareille à ce bonhomme que les enfants ont fait avec de la neige la semaine passée, sur le parvis de l'abbaye!

Sans que la jeune femme opposât la moindre résistance, Aubierge la fit asseoir, courut à la cuisine, revint avec un chauffe-doux qu'elle mit sous ses pieds, puis avec un bol de vin très chaud qu'elle lui fit avaler avant de se mettre à lui frictionner le dos et les bras, ne s'arrêtant que lorsqu'elle eut vu les couleurs revenir à son visage.

- Là, voilà qui est mieux! A présent, il faut tout me dire.

Ce fut vite fait. Marjolaine avait trop besoin d’une épaule pour y poser sa tête, d’une oreille pour y déverser sa peur et son angoisse. L'une et l'autre d'ailleurs faillirent bien lui manquer car, en apprenant l'incroyable machination ourdie par Etienne Grimaud, Aubierge crut se pâmer tout de bon. Mais c’était une femme qui récupérait vite : trois signes de croix, l’absorption vertigineuse de tout ce qui restait de vin aux herbes et elle était de nouveau prête à affronter la vie et les hommes.

Elle trouva tout de suite une solution radicale.

- Il faut nous débarrasser de ce misérable!

- C’est aisé à dire, bien moins à faire, dame Aubierge! Qu’on le trouve mort et la femme parlera. Elle doit être bien payée. Je gage qu'il lui a donné toutes ses économies.

- ... ou ce qu'il a pu voler en vendant clandestinement des peaux! Alors, il faut trouver la femme.

- C'est impossible! Elle est cachée, paraît-il. Peut-être même chez ce seigneur dont Etienne prétend qu'il lui veut du bien...

- Si bien cachée qu'elle soit, le seigneur abbé devrait avoir le pouvoir de la faire chercher.

- Et que dira-t-elle? Elle m'accusera.

- A moins qu'on ne lui fasse avouer son mensonge sous la torture! On a des moyens et, si elle avoue avoir trafiqué avec l'héritier de la victime, on pourrait lui poser d'autres questions. Ne fût-ce que si elle admet vous avoir vendu l'outil.

- Il n'y a aucun crime à vendre un innocent outil à une dame mystérieuse et riche quand on est une pauvre femme sans cesse à court d'argent. En outre, il se peut qu’Etienne ait raison quand il dit qu'on ne m’aime guère.

- Possible. Mais moi je vous aime et je suis capable de retourner les plus solides commères.

Avec un sourire triste, Marjolaine caressa sa joue ridée.

- Pas en face des hommes de justice, ma pauvre amie. On en a trop grand-peur. Et quand cette peur s’accorde avec l'envie de nuire à quelqu'un, personne ne peut grand-chose. Il faut que je trouve une autre solution.

- Vous n’allez tout de même pas accepter d’épouser ce monstre? demanda Aubierge inquiète.

- A aucun prix! Même si je dois y laisser la vie. Mais j’avoue que, pour l’instant, je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Peut-être fuir cette nuit, aller m’enfermer dans un couvent éloigné dont je ne sortirai plus jamais. Si Etienne me dénonce, cela n’aura plus d’importance puisque la justice des hommes s'arrête au seuil de la maison de Dieu.

- Autrement dit, ce sera une autre sorte d'enterrement et ce misérable pourra profiter en paix de la totalité des biens de sa victime. Je vous jure bien, moi, qu'il n'en profitera pas longtemps.

- A moins qu'il ne vous supprime vous aussi, ma pauvre Aubierge. Croyez-moi, il est capable de tout. Alors, à quoi bon vous exposer inutilement?

- C'est ce que nous verrons. Quelle histoire, mon Dieu! Et moi qui étais si contente de vous rapporter une bonne nouvelle!

- Laquelle?

- Le pauvre Ancelin ne sera pas pendu! Mgr l'abbé, avec qui j’ai parlé longuement, a décidé de s'en remettre au Seigneur pour trancher la question, aucune preuve n’existant de l’innocence ou de la culpabilité de ce malheureux. Un jugement de Dieu en quelque sorte.

Marjolaine fronça le sourcil.

- L’ordalie? Je n’aime pas cela car, selon la façon dont on la pratique, elle ne signifie rien. Des innocents paient alors pour les vrais coupables qui n’y sont pas soumis. Que va-t-on faire subir à ce malheureux Ancelin? On va le jeter à l’eau, le faire marcher sur des socs de charrue rougis au feu, lui faire traverser un buisson enflammé?

- Rien de tout cela. L’esprit du seigneur abbé est trop éclairé pour se payer d’une telle monnaie. Il va remettre seulement le prisonnier à la merci de Dieu : maître Ancelin partira en Galice avec le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.

- Vraiment? fit la jeune femme dont le visage s’éclaira comme sous un rayon de soleil. Quel homme de bien est Mgr Suger. La route est dangereuse à ce que l’on dit, mais la plus grande partie de ceux qui s’y engagent en reviennent vivants.

- Ce sera plus difficile pour votre protégé, dame Marjolaine. Ancelin doit partir pieds nus, enchaîné et gardé. Je crois, moi, qu’il a peu de chances de s'en tirer.

Le regard de la jeune femme se couvrit d'un nuage.

- Pieds nus et enchaîné! Mais pourquoi? N'est-ce pas tenter de peser sur le jugement de Dieu? Et nous savons, nous, qu’il est innocent puisque le coupable a avoué. Qu'il parte pour Compostelle, c'est bien car, au fond, cela le mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis mais pas enchaîné, pas pieds nus. Il risque d'en mourir avant le tombeau de l'apôtre.

- L'abbé ne peut pas faire autrement. C'est déjà beau qu'il lui évite la corde. Songez que l’homme est réputé coupable et que c'est déjà faire preuve d'une grande mansuétude que de le laisser en vie.

- Pour combien de temps? sanglota Marjolaine.

- Je vous en supplie, calmez-vous! L'homme est jeune et solide. Les autres pèlerins l'aideront. Il faut cesser de vous tourmenter pour lui à présent que vous êtes certaine qu'on ne le pendra pas. Oubliez-le! C'est à vous qu'il faut songer, à vous qui êtes en si grand danger.

- Que puis-je faire?

Soudain très lasse, Marjolaine se laissa tomber sur un escabeau. Un instant, elle avait oublié la menace qui pesait sur elle pour ne songer qu’à l'homme si injustement condamné. A présent le choix impossible qu'on lui infligeait s'imposait de nouveau à elle et avec une insistance d'autant plus cruelle. La voix d’Aubierge lui parvint comme perdue dans le brouillard.

- Pourquoi n’iriez-vous pas à la Pêcherie? Vous avez un père, des frères. Ils vous protégeraient.

- Pas contre les gens du roi, et c’est le premier endroit où Etienne me ferait chercher. En outre, mon père est malade. J'ai appris qu’il boit beaucoup depuis mon mariage. C’est ma mère à présent qui mène tout à la maison et elle n’a pas envie de se souvenir trop souvent de sa fille bourgeoise.

- Après tout ce que cela lui a valu? Ce n’est pas possible, mon agneau, vous vous trompez.

- Oh si, c’est possible.

C’était même certain. Une fois le manoir de la Pêcherie rénové et les coffres familiaux plus confortablement remplis par la générosité de Foletier, dame Richaude avait subtilement espacé des relations qui, à la mort du pelletier, étaient devenues pratiquement inexistantes. Renier, le frère aîné, qui avait brillamment servi sous le seigneur de Marie et qui promettait de devenir un guerrier exemplaire, allait être prochainement armé chevalier. Son adoubement, qui ouvrirait pour lui la voie des fructueux tournois et des aventures lointaines, était à présent la grande affaire de sa mère, d'autant que l’on parlait aussi, pour lui, d’épousailles avec la plus jeune des filles du seigneur d’Ostel.

Mais ni pour la chevalerie ni pour les noces de Renier, on ne se souciait, chez les Bruyères, de voir figurer Marjolaine et son peu décoratif époux, bien que la bourse du pelletier parisien eût été mise à contribution discrètement pour le ruineux équipement du futur chevalier. Et la mort de Gontran ne changeait rien à la chose, bien qu’elle soulageât grandement la noble dame en supprimant un créancier qui risquait, à la longue, de devenir encombrant. Quant à Marjolaine, le grand deuil où elle se trouvait dispensait de l’inviter à des fêtes. Ce que l’on n’eût pas fait de toute façon, sa situation la mettant en quelque sorte au ban de la famille.

Par la suite, sans doute, dame Richaude se réservait de faire de nouveau appel à la bourse de sa bourgeoise de fille, tout en la maintenant quand même à une certaine distance d'une noblesse dont elle était déchue...

Tout cela, Marjolaine le savait et s'en attristait, mais elle était certaine que, dans de telles conditions, il ne pouvait être question pour elle de demander asile à la Pêcherie, et encore moins si elle se retrouvait sous le coup d'une accusation de meurtre. Une pareille tache, en effet, se révélerait indélébile et replongerait tous les Bruyères mâles et femelles dans les ténèbres extérieures où il n'est que pleurs et grincements de dents. Autrement dit, dans une situation encore plus désastreuse que celle dont le mariage de Marjolaine les avait tirés.

Indignée, Aubierge qui, au demeurant, n'avait guère d'illusions sur les sentiments maternels de la dame des Bruyères, en appela solennellement à la vengeance du Ciel, mais admit finalement, non sans regret, qu'en fait on en était toujours au même point.

- Il faut pourtant trouver une solution, soupira-t-elle en se penchant pour tisonner les braises de la cheminée et y remettre quelques bûches. Vous ne pouvez épouser l'assassin de votre mari, mon agneau, ni vous laisser condamner sottement à... oh! c'est tellement affreux que je ne peux même pas prononcer ces mots-là! (Elle s'arrêta soudain, le tisonnier brandi comme si une inspiration céleste venait de la frapper.) Et si j'allais un peu raconter tout ça au seigneur abbé?

- C'est inutile. Tout à l'heure, quand je lui ai confié ma conviction de l'innocence de ce pauvre Ancelin, j'ai bien vu qu'il était très surpris, sinon indigné. Il doit penser que je m’accommode trop aisément de mon veuvage et de là à accueillir favorablement une accusation d’incitation au meurtre...

- Mais elle ne tient pas, cette accusation! Il suffit de vous connaître.

- Et justement il ne me connaît pas. Pas assez, tout au moins, dit Marjolaine doucement. Je suis, pour lui, une fille pauvre qui a épousé par intérêt un homme riche.

- ... sur l'ordre de ses parents!

- Qu'en sait-il?

- Allons donc! Comme si, de nos jours, une fille de noblesse pouvait se marier sans la bénédiction des siens.

- Peut-être. Mais je peux avoir souhaité ce mariage. Il existe aussi des enfants difficiles pourvus de parents faibles.

- C'est ridicule!

Découragée, Aubierge se laissa tomber sur la pierre de l'âtre aux pieds de la jeune femme et se mil à pleurer. Elle sentait bien qu'il n'y avait pas grand-chose à faire et que le piège, pour grossier qu’il fût, avait été bien tendu et qu’à moins d’un miracle, il faudrait que Marjolaine en passât par l’une de ces obligations également affreuses : épouser l’immonde Etienne ou se laisser exécuter d’abominable façon.

Durant un long moment, le silence ne fut troublé que par le crépitement du feu, les sanglots de la gouvernante et le bruit que faisaient les servantes, occupées au ménage dans les hauteurs de la maison ou au soin de la volaille dans la basse-cour. Immobile sur son siège, Marjolaine se laissait aller à un engourdissement de tout son être qui apaisait un peu les battements angoissés de son cœur. Elle n’avait pas le courage de chercher les mots qui eussent consolé Aubierge et elle la laissait pleurer parce qu’elle ne savait pas quoi lui dire. D'ailleurs était-ce elle qui avait le plus grand besoin de secours?

Au bout d'un moment, celle-ci se releva lourdement, essuya ses yeux à un coin de son tablier et soupira :

- Il faut que j’aille veiller au dîner, dame Marjolaine.

- Je n’ai pas faim du tout.

- Il faudra vous forcer. L’esprit marche mieux quand l’estomac reçoit son content. Ensuite, j’irai prier Mgr saint Denis et Mme la Vierge et la Bienheureuse Aubierge, ma sainte patronne, et Notre Doux Seigneur de nous prendre en pitié. (Elle se dirigea vers la porte en traînant les pieds, courbée sous le poids d’un chagrin qui la dépassait. Mais, au seuil, soudain elle se retourna.) Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, dame Marjolaine, mais il me semble que la meilleure solution est encore d’épouser ce chenapan parce que, voyez-vous, la mort n’offre pas d’issue. Un mariage, on peut toujours en sortir et, s’il ne tient qu'à moi, cela ira peut-être plus vite que vous ne pensez. Il est des recettes, des herbes que l’on peut accommoder. Il y aussi les champignons.

Marjolaine l’arrêta d'un geste.

- N’en dites pas plus, ma bonne Aubierge. Je vous crois bien capable de mettre votre âme en péril pour me sauver. Mais cela, je n’en veux à aucun prix. Il faut que je trouve toute seule ce que Dieu attend de moi. Allez, à présent, je vais monter me changer.

En quittant la salle. Marjolaine trouva Aveline derrière la porte. Assise sur la dernière marche de l’escalier, elle pleurait comme une fontaine, sa tête rousse enfouie dans son tablier.

- Eh bien, mais que fais-tu là? s'exclama la jeune femme.

La petite releva vers elle un visage tout brouillé de larmes.

- J'ai tout entendu, hoqueta-t-elle. Je... je ne veux pas que vous... mouriez!

Sa désolation était si évidente que Marjolaine ne put s’empêcher de sourire.

- Alors tu veux que j'épouse Etienne, toi aussi?

- Oh non! Pas ça non plus!

- Je n'ai pas beaucoup le choix, tu sais? Que ferais-tu à ma place?

- Il faut fuir! Il faut s’en aller loin, très loin, là où il ne pourra pas nous retrouver. Car, bien sûr, j’irai avec vous!

C’était la première fois qu’Aveline la peureuse laissait paraître son affection pour sa jeune maîtresse. Il fallait qu’elle aimât bien fort Marjolaine pour lui proposer de s’en aller ainsi avec elle au loin, au péril des chemins, n’importe où, mais là où ni Etienne ni le bourreau ne pourraient les atteindre.

Marjolaine se pencha sur le rond visage mouillé et l'embrassa, puis s’assit sur la marche à côté d’Aveline.

- Où pourrions-nous aller?

- En pèlerinage, par exemple. Là où l'abbé veut envoyer le pauvre maître Ancelin. C'est loin?

- Très loin. Et puis le pèlerinage ne part qu'à Pâques. Et, de toute façon, Etienne ne me permettra pas de m'éloigner. Tu as entendu? Je dois lui rendre réponse demain, sinon...

- Alors il faut partir cette nuit, tout de suite.

- Toutes les deux toutes seules sur les grands chemins? A la merci des brigands? Nous sommes trop jeunes.

- Et puis surtout vous êtes trop belle. C'est difficile de passer inaperçue quand on a votre figure. Tout le mal vient de là.

Marjolaine regarda la petite avec étonnement.

- Tu es sûre?

- Si je suis sûre? Je pense bien! Si vous étiez un laideron ou simplement une fille ordinaire, l'Etienne vous laisserait bien tranquille. D'ailleurs, maître Foletier ne se serait pas assolé d'amour pour vous. Et puis vous voyez bien qu’il n’y a pas beaucoup d'hommes ou de garçons qui ne vous regardent doucement.

- Tu exagères. Je m’en serais aperçue.

- Mais vous vous en êtes aperçue! Prenez le garçon qui taille les images à l’abbaye et les amis de maître Foletier qui savent si bien vous regarder par en dessous quand ils viennent festoyer à la maison. Et Colin, le jardinier, qui passe des heures la nuit devant votre fenêtre à rêver aux étoiles, même quand il n’y a pas d’étoiles et qu’il pleut à plein temps, ou qu'il neige, ou qu’il gèle.

- Colin?

Marjolaine ne put s’empêcher de rougir, se rappelant soudain le rêve qu'elle avait fait à la fin de la nuit. Ainsi, le jeune homme lui aussi pensait à elle? Et peut-être même était-il malheureux à cause d'elle?

- Eh oui, Colin à qui j’ai vu des larmes de colère dans les yeux quand, au verger, le maître vous baisait la bouche ou vous mettait la main sur le sein. Même que ça ne devait pas vous être tellement agréable à vous non plus.

- Pas tellement, non. Mais c’était mon époux et il avait tous les droits.

- Des droits que l’Etienne il veut s’adjuger en héritage. Marchez, dame Marjolaine! Depuis que je vous sers j’ai bien souvent pensé que, dans certains cas, c’était pas un cadeau du ciel d'être trop jolie. Il aurait fallu que vous soyez la dame d'un jeune et beau seigneur qui vous aurait aimée, servie, adorée comme notre reine Aliénor prétend qu'il faut en user avec les dames et qui vous aurait gardée bien à l’abri d’un château où vous auriez été la reine des fêtes. Mais, à présent, vous n'avez même plus votre vieil époux pour vous protéger des galants.

- Et aucun jeune et beau seigneur n'acceptera plus jamais de prendre pour sa dame la veuve d'un bourgeois. Il faut donc me défendre seule. Le malheur, c'est que je ne sais pas comment. Je ne peux tout de même pas, en un seul jour, vieillir ou devenir laide.

Elle s'arrêta brusquement, traversée par une idée terrible mais qui, peut-être, arrangerait tout, lui laisserait une vie à consacrer à Dieu et écarterait d’elle l’impensable idée d’unir, pour éviter une mort qui l’épouvantait, son sort à celui d’un assassin.

Marjolaine se releva et obligea Aveline à en faire autant.

- Va me chercher Colin et amène-le dans ma chambre. Je veux lui parler.

Aveline brûlait visiblement de poser des questions et de se faire expliquer un ordre aussi étrange, mais Marjolaine savait prendre certain air que n’eût pas désavoué dame Richaude et qui ôtait toute envie d’indiscrétion. La petite partit sans demander son reste, tandis que sa maîtresse remontait lentement vers sa chambre tout en songeant à cette idée qui ne pouvait lui avoir été inspirée que par le Seigneur en personne.

Un instant plus tard, Colin pénétrait dans cette chambre dont il rêvait si fort, selon Aveline. Celle-ci le fit entrer puis, sur l’ordre de Marjolaine, s'éclipsa non sans désappointement. D’autant que la jeune femme lui avait formellement interdit d’écouter aux portes.

- Vous m’avez demandé, dame? bredouilla le garçon en martyrisant le bonnet qu’il avait ôté de sa tête en entrant.

- Oui. Aveline prétend que je peux compter sur ton dévouement. Est-ce vrai?

Une étincelle s’alluma dans les yeux gris du garçon et les fît vivre subitement d’une ardeur inhabituelle, mais ce fut tout. Sa voix demeura paisible pour répondre :

- Commandez, dame! Vous jugerez par vous-même.

- Bien. Alors ce soir, après vêpres et quand la nuit tombera, tu selleras ma mule et tu te prépareras à m'accompagner. Mais tu ne diras rien à personne.

- Je ne dirai rien si c’est votre vouloir. Où irons-nous?

- Je veux aller près du nouveau marché aux Champeaux [1 - Ce marché devait devenir plus tard les Halles de Paris. Il se tenait hors les murs de la ville, près de ce qui est devenu le cimetière des Innocents. Louis VI l’avait installé en 1135 et Louis VII l'avait agrandi en 1141 pour y installer les marchés de la place de Grève et de la place Baudoyer qui encombraient trop la ville]. Connais-tu l’endroit et ceux qui l’habitent?

- Je le connais mais ce n’est pas un lieu où il faut aller la nuit. Surtout une dame.

- Il faut pourtant que j’y aille. J’y veux voir un homme dont on m’a parlé, qui possède d’étranges pouvoirs et sait faire bien des merveilles. On l’appelle Sanche le Navarrais, ou Sanche le mire.

Le visage de Colin vira d’un seul coup au rouge ponceau.

- C’est Sanche le sorcier qu’il faut dire, et tout ce qu’il mérite, c’est une pile de rondins et une brassée de fagots entassés devant sa maison pour y mettre le feu! En tout cas, je ne vous conduirai pas chez cet homme-là. C’est déjà bien trop que vous sachiez qu’il existe.

- Que lui reproches-tu? T’a-t-il fait quelque chose, à toi?

- A moi non. Je sais même des gens qui prétendent, ou plutôt qui chuchotent, qu’ils ont été guéris par lui de vilaines maladies, mais on dit aussi qu’il sait faire des monstres pour les foires et pour les confréries de mendiants. On dit qu’il sait empêcher les enfants de grandir pour qu’ils deviennent des nains qu’on lui paie très cher.

- On dit cela, vraiment? Comment se fait-il, alors, qu’il ne soit pas déjà en prison ou même brûlé? Notre roi Louis, que l’on dit si pieux et si prud’homme, devrait-il laisser vivre à sa porte ce suppôt du démon?

- Notre sire l'ignore sûrement. Quant aux gens du quartier, ils en ont peur et se tiennent bouche cousue. D’ailleurs on dit qu’un important personnage le protège, qu’une fois - il y a bien six ou sept ans - il a été dénoncé. Le guet est venu le chercher. Mais le lendemain matin il était revenu chez lui comme si de rien n’était et le dénonciateur a été trouvé égorgé dans les fossés de la ville. Alors, les gens préfèrent le supporter. D’autant qu'il sait rendre quelques services.

- Quel genre de services?

- Faire passer l'enfant d'une fille, ou guérir les coliques - ou je ne sais quoi d'autre. Moi je ne suis jamais allé chez lui et vous n'irez pas davantage -. Et d'abord, pour quoi faire?

- Cela ne te regarde pas! fit Marjolaine avec hauteur. Ce n'est pas à toi de poser des questions. Si je veux voir cet homme c'est que j'ai, pour cela, mes raisons. Mais, dis-moi, aurais-tu peur?

- Je n'ai peur de personne, sauf pour vous, dame! Ce Sanche est un mauvais homme. Il porte le mal sur sa figure qui est noire et tordue mais qui doit être encore moins noire que son âme. Vous ne pouvez aller chez lui.

- Est-ce là ton obéissance, ton dévouement tant vantés?

- C'est justement parce que je vous suis dévoué que je ne vous conduirai pas chez le diable.

Il y eut un court silence, puis Marjolaine haussa les épaules.

- Fort bien! Tu ne m'y conduiras pas. D'ailleurs tu ne me conduiras plus nulle part car, dès demain, tu quitteras cette maison.

Le dos de Colin, si droit l'instant précédent, se plia sous sa condamnation comme sous le fouet, tandis que des larmes montaient à ses yeux.

- Dame! implora-t-il, vous savez bien que j'aime mieux mourir que quitter votre service. Vous savez bien que je suis prêt, à n'importe quel moment, à vous suivre jusqu'en enfer si vous l'exigez.

- Je ne t’en demande pas tant. Seulement de m’accompagner chez ce Sanche. Mais je ne t'interdis pas de prendre de quoi nous défendre en cas de besoin. (Elle leva la main pour le congédier, mais il ne bougea pas.) Eh bien, qu'attends-tu?

- Avec votre permission, dame, j'aimerais vous demander quelque chose.

- Quoi?

- Qui vous a parlé du Navarrais?

- Cela a-t-il de l'importance?

- Oui. Parce que c'est un péché d'apprendre à une dame telle que vous qu'il existe des gens tels que lui.

- Ne dis pas de folies. Mme la reine elle-même entend parler de bandits, de sorciers et de pire encore peut-être. Je ne suis ni si fragile ni si précieuse.

- Pour moi, si!

Elle eut un sourire.

- Tu n'es qu'un enfant. Va, à présent, et songe à exécuter scrupuleusement mes ordres. Et pas un mot à qui que ce soit.

Il sortit cette fois et Marjolaine écouta décroître le bruit de ses pas. Puis étouffa un soupir. Pauvre garçon! S'il soupçonnait seulement ce qu'elle comptait faire chez Sanche le mire, il refuserait avec horreur et rien sans doute, ni prières ni menaces, ne pourrait le convaincre de l'accompagner, cette nuit. Pourtant c'était l'unique issue que lui laissait le piège trop bien tendu dans lequel Etienne l'avait jetée, la seule qu’elle pût emprunter sans encourir la colère de Dieu.

Lentement, elle se leva, alla jusqu'à un étroit miroir d'argent poli qui mettait une lumière près de la fenêtre et s’y contempla longuement, passant sur les contours de son visage et sur la douceur de ses joues une main qui tremblait un peu. Ce qu’elle avait décidé l’effrayait et l'angoissait même, mais cela représentait le prix de sa liberté car c’était l’unique et rapide moyen qu’elle possédât de faire lâcher prise à Etienne et d'éviter l'abominable mort dont il la menaçait. Elle aurait sans doute le droit, après cela, d'aller où elle le voudrait. Dans un couvent peut-être, une fois rempli le devoir qu'elle se traçait afin de réparer, dans la mesure de ses moyens, le mal fait par le neveu de Gontran : partir, au jour de Pâques, avec les pèlerins de Mgr saint Jacques afin de veiller, autant qu’elle le pourrait, sur l’homme injustement condamné et d’essayer d’empêcher que ce terrible voyage soit pour lui le dernier.

Avec un soupir. Marjolaine s’arracha au trop joli reflet du miroir, ce miroir que demain elle donnerait à Aveline. Puis elle alla s’agenouiller devant une petite Vierge de pierre noire que Gontran lui avait offerte au moment de leurs épousailles et qui emplissait de sa silhouette une niche creusée dans le mur et devant laquelle une veilleuse brûlait aux heures d’oraisons. Sur son genou, Marie portait l’Enfant Dieu, aussi raide qu’elle-même mais, en dépit de la gravité un peu sévère de leurs deux visages, Marjolaine aimait cette petite statue et lui adressait la meilleure partie de ses prières.

Cette fois, plus que jamais, elle éprouvait le besoin d’obtenir le secours divin pour affronter jusqu’au bout l’épreuve terrible qui allait venir. Durant des heures, elle demeura là, priant éperdument, presque avec affolement dans les premiers instants, puis de plus en plus calmement à mesure que le lénifiant engourdissement des longues oraisons pénétrait ses nerfs. Sa porte demeura close tout le temps car elle refusa de se laisser distraire, que ce fût par Aveline inquiète de ce soudain besoin de réclusion ou par dame Aubierge qui prétendait l’obliger à se nourrir. Mais quand revint la triste nuit d’hiver. Marjolaine avait atteint une sorte de sérénité, un peu factice peut-être mais qui, l’obligeant à se sublimer, lui faisait rejoindre ce chemin étrange qui mène au martyre joyeusement accepté.

Lorsqu’elle se releva, les genoux raidis mais l’esprit flottant très loin au-dessus de la terre, Marjolaine était plus fermement que jamais ancrée dans sa décision de rencontrer Sanche le Navarrais et d’en obtenir ce qu’elle voulait. Et quand vint le moment de rejoindre Colin, ce fut avec des gestes fermes et précis qu’elle enroula un voile sombre autour de son visage et s'enveloppa d’une épaisse et ample cape noire. Puis, sur un dernier signe de croix, elle quitta sa chambre.

Sanche le mire

La maison de Sanche le Navarrais ou le mire était située non loin de la route de Flandre, entre le nouveau marché aux Champeaux et l’antique cimetière vieux de deux siècles au moins, que l’on appelait depuis peu le cimetière des Innocents. Cela tenait à ce que l'église voisine, élevée par le feu roi Louis VI le Gros et dédiée alors à saint Michel, avait changé de nom par la grâce de son fils, Louis VII le Jeune, qui jugeait préférable de placer plutôt l’église sous l’invocation des jeunes victimes d’Hérode le Sanguinaire. C’était une maison biscornue et légèrement de guingois qui ressemblait assez à une vieille en bonnet légèrement prise de boisson, par la vertu d’un toit pointu et décalé. Mais c’était un logis fait de bonnes pierres car il n’était rien d'autre qu’un ancien tombeau romain écroulé dont l’habileté du Navarrais avait su tirer un logis convenable. Et, si la porte était basse, elle n'en était pas moins armée de pentures qui lui assuraient une solidité à toute épreuve et garantissaient l’occupant des voleurs et bandits de tout poil auxquels la mauvaise réputation de l'ancien tombeau n’aurait pas inspiré une crainte suffisamment salutaire.

Dans les ombres incertaines de la nuit, la maison et l'unique œil rouge que découpait l'étroite fenêtre évoquaient la forme monstrueuse d'un cyclope accroupi et Marjolaine, en la découvrant, sentit un désagréable frisson glacé courir le long de son dos. Le lieu était sinistre avec son horizon barré par les murs de Paris. Le brouillard nocturne les grandissait encore en cachant les chemins de ronde et les feux des guetteurs. Plus lugubre encore était le pilori tout neuf que l'on avait installé à l’un des angles de la halle dont les carcans vides semblaient toujours attendre quelque victime et rappelaient perpétuellement la cruelle justice du temps.

Marjolaine n’avait pas besoin de ce rappel pour y songer. Pourtant, arrivée devant la porte du Navarrais, elle resta là un moment à la regarder avec autant d’angoisse que si elle eût été la porte de l’enfer. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine que la peur étreignait.

Avec l’instinct de ceux qui aiment. Colin sentit son hésitation.

- Dame, souffla-t-il, retournons! Il est encore temps. Croyez-moi, vous n’avez rien à faire dans cette maison et seul le mal peut vous y advenir.

- Il m’adviendra plus grand mal encore si je n’y entre pas. Il faut que j’y aille. Aide-moi plutôt à mettre pied à terre car je n’y vois goutte. Puis tu m’attendras ici.

- Ça, n’y comptez pas. Je ne vous laisserai pas entrer seule chez ce sorcier.

- Ne me rends pas les choses plus difficiles, Colin. Tu sais bien que tu dois m’obéir.

- Je sais. Eh bien, vous me chasserez demain si vous voulez, mais cette nuit je resterai auprès de vous. Je dois vous garder et je ne manquerai pas à mon devoir. J'en jure le Dieu Tout-Puissant!

Marjolaine comprit qu'elle n'en viendrait pas à bout si facilement et elle se reprocha d’avoir choisi Colin pour cette expédition nocturne, plutôt que Guillot ou n’importe quel autre serviteur. Mais il était vraiment le seul qu’elle eût envie de traiter en ami et, pour ce qui l’attendait, c’était justement d’un véritable ami qu’elle avait le plus grand besoin. Mais qu'allait-il dire, qu’allait-il faire quand il saurait quel genre d’aide elle était venue chercher auprès du mire?

- Écoute-moi bien. Colin. Si je te laisse entrer avec moi, ce sera à une seule condition.

- Dites toujours.

- Quoi que tu puisses voir ou entendre, tu ne diras pas un mot, tu ne feras pas un geste. Ce que je vais demander à cet homme est une chose terrible, mais retiens bien ceci : c’est pour moi une question de vie ou de mort.

- De... mort? Vous?

- Moi. Je te supplie de me croire, Colin. Un danger terrible me menace si cet homme ne fait rien pour moi : je devrai choisir entre un mariage abominable et le bourreau. Je ne peux pas t'expliquer.

- N’expliquez rien, mais sachez que je suis prêt à tuer quiconque vous menace. Allons-nous-en!

- Non. Tant qu’il me restera une chance d’échapper sans crime, on ne tuera personne, fit-elle si durement que Colin baissa la tête. A présent, tu choisis de rester avec moi ou de partir sur-le-champ. Mais sache que si tu m’empêches de faire ce que je veux, je choisirai la mort et je le maudirai tout le temps qu'il me restera encore à vivre. A présent, choisis!

Pour toute réponse. Colin cogna sur la porte, de son poing fermé, avec tant d'énergie qu'il l'ébranla.

- Allez seule, alors! J'attendrai ici. Vous n’aurez qu’à appeler si vous avez besoin de moi.

- Qui va là? fit à l’intérieur de la maison une voix volontairement assourdie.

- Une dame, répondit Colin, une dame qui veut vous parler.

- Elle a une drôle de voix, la dame. Nommez-vous!

- Je suis dame Foletier, intervint Marjolaine. Je vous en prie, ouvrez-moi!

Silencieusement, la maison ouvrit sa bouche rougeoyante qui parut à la jeune femme la gueule même de l'enfer. Quant à l'homme qui y inscrivait sa silhouette contrefaite, il semblait tellement accordé à son ambiance que Marjolaine eut un mouvement de recul. Petit, tordu, sec comme un vieil olivier dont il avait la couleur, Sanche le Navarrais, avec son visage grimaçant, ses yeux de braise, sa barbe pointue et ses cheveux noirs qui pendaient raides sous son bonnet noir fourré, offrait du diable une image presque trop réussie. Mais sa voix, à la fois profonde et veloutée, était une joie pour l'oreille et distillait une étrange douceur.

- Entrez, dame, dit-il courtoisement. La maison vous est ouverte. Vous n'avez rien à craindre de moi.

Alors, elle entra et, avec une soudaine décision, referma la porte derrière elle, se coupant ainsi volontairement du reste de l’univers. Le sort en était jeté et elle était prête à affronter le destin qu’elle se choisissait. Plus rien ne devait la faire revenir en arrière.

Lentement et comme attirée par le regard étincelant du mire, elle descendit les quelques marches qui menaient à l’unique pièce ronde, un peu en contrebas, et qui était l'ancienne chambre funéraire. Le tout sans rien voir du décor cependant étrange de cette encore plus étrange demeure : ni la table, faite d'une dalle de pierre qui supportait un étonnant bric-à-brac de fioles, de bottes d’herbes, de pots fermés par des morceaux de vessie de porc, de vases aux formes bizarres, ni le foyer central flambant autour d'un trépied de fer dont les fumées se perdaient dans les hauteurs de la voûte pour rejoindre le trou pratiqué sur le toit, ni le grand coffre peint de couleurs vives, ni la chaire d’ébène polie garnie de coussins d’un rouge fané qui se dressait superbe et insolite dans cet antre de sorcier au milieu d'un menu peuple d'escabeaux plus ou moins bancals.

Ce fut pourtant vers elle que le regard de Sanche conduisit sa visiteuse avant que, du geste, il lui fît signe de s'asseoir, restant debout devant elle, les mains perdues au fond des manches de sa robe noire, usagée et de coupe presque monastique, mais dont les plis étaient resserrés autour de son corps maigre par une belle ceinture de cuir ouvragé.

Un moment, tandis qu’en déroulant lentement le voile qui enveloppait sa tête, Marjolaine s'efforçait de calmer les battements désordonnés de son cœur, Sanche scruta le ravissant visage, si pâle sous le cerne las des yeux, qui se révélait à lui, mais sans rien laisser paraître de ses impressions. Simplement, il attendait que sa visiteuse parlât.

- Je vous remercie, finit-elle par dire d'une voix un peu enrouée, de me recevoir à une heure si tardive car vous ne savez même pas qui je suis.

- Croyez-vous? Comment ne pas connaître la jeune et noble épouse d'un des plus riches bourgeois de Paris quand chacun s’accorde à vanter sa beauté et que...

D’un geste agacé, la jeune femme coupa court au compliment. Entendre parler de sa beauté était bien la dernière chose qu’elle souhaitât à cette heure.

- Que savez-vous encore? demanda-t-elle.

- Rien de plus que tout un chacun : que votre époux est mort voici peu de jours, qu’il a péri de mâle mort et que l’on a pris son assassin. Je sais aussi que vous vous refusez à exercer votre droit à la vengeance ou à la justice.

- Je n’ai pas à me venger d’un homme qui n’a rien fait, ni à mon époux qui lui avait volé sa femme ni à moi-même. Quant à la justice, elle est aveugle et croit n'importe quoi. Mais je ne suis pas venue ici pour parler de ce drame. Je suis venue vous demander votre aide.

- Contre qui?

- En vérité contre personne, sinon peut-être contre moi-même.

Sanche haussa les épaules.

- Elle vous est acquise si je le peux et si vous me payez!

- Vous aurez de l’or. Puisque vous savez tout, vous devez savoir que je suis riche.

- Je le sais. Que voulez-vous?

Cette fois le moment vraiment difficile était arrivé et les doigts de la jeune femme se nouèrent convulsivement.

- On dit, commença-t-elle, que vous tenez commerce de philtres, de charmes et autres choses défendues par l’Eglise.

- Cela se peut, fit le Navarrais avec une moue dédaigneuse, mais on ne saurait avoir besoin de « ces choses » lorsque l’on vous ressemble.

- On dit aussi que vous savez empêcher les enfants de grandir, que vous savez tordre les membres pour faire un estropié, changer un visage au point qu’une mère ne pourrait plus reconnaître son enfant. Que vous pouvez à votre gré guérir ou détruire.

A l’étonnement de Marjolaine, l’homme se mit à rire.

- N'en dites pas plus! Je sais depuis longtemps ce que l'on dit de moi et depuis plus longtemps encore, je sais à quel degré de sottise peuvent atteindre les ragots de carrefours. Mais, après tout, j'y trouve ma tranquillité : la peur est une bonne protection. A présent, que voulez-vous? conclut-il non sans rudesse.

- Je veux que vous me rendiez laide!

- Quoi? Vous voulez...

- Devenir laide, oui! Affreuse! Je veux que l'on cesse de me regarder avec envie, haine ou désir. Je veux que vous fassiez de moi un monstre qu’aucun homme n'ait envie d'épouser. Voilà ce que je veux. Le pouvez-vous?

Abasourdi, Sanche considéra longuement cette admirable créature qui, avec des larmes dans la voix, réclamait la laideur comme tant d'autres, disgraciées de nature, l'imploraient d'apporter une amélioration à leur aspect. C'était incompréhensible. A moins que cela ne représentât un nouveau piège tendu par ses nombreux ennemis. Il fallait voir.

- Il est bien plus facile de détruire la beauté que de la créer car elle est le privilège de Dieu.

- Dieu? Vous parlez de Dieu? Vous?

- Pourquoi pas moi? Parce que je suis aussi laid qu'un diable? L'enveloppe d'un homme et son âme ne sont pas toujours en accord parfait. Et vous, vous privilégiée entre toutes, vous que le Créateur a favorisée d'une beauté comme on en rencontre peu, voilà que vous en faites fi? Voilà que vous la repoussez?

- Qui vous dit qu’elle est l'œuvre de Dieu? sanglota Marjolaine. Elle ne m'a apporté jusqu'ici que souffrance et malheur et, demain, si vous ne m'aidez pas, elle m’apportera la mort, la plus horrible des morts. Elle me fait horreur.

Brusquement le mire se pencha, saisit entre ses doigts osseux les minces poignets de sa visiteuse pour l'empêcher de cacher entre ses mains son visage, déjà ruisselant de larmes.

- Regardez-moi! ordonna-t-il durement. Ouvrez les yeux et regardez-moi! Je veux savoir, vous entendez? Je veux tout savoir de vous si vous voulez que je vous aide car ce que vous demandez me semble le plus damnable des péchés, et je n'en chargerai pas mon âme sans savoir pourquoi. Parlez : pourquoi voulez-vous devenir un objet d’horreur? Croyez-vous que ce soit un bonheur que de traîner à travers une vie entière un visage comme le mien? Et je suis un homme! Allons, parlez!

Alors Marjolaine parla. A cet homme dont la figure évoquait Satan lui-même, elle fit la confession totale qu'elle n'avait pas pu se résoudre à faire, le matin même, à un prêtre de Dieu. Elle dit tout : comment elle avait été contrainte d'épouser Foletier, l'horreur de ses nuits, puis les concupiscences incessantes qu'elle rencontrait sur son chemin et, pour finir, le meurtre de son mari et l'aveu cynique fait par Etienne Grimaud. Enfin le marché abominable qu'il lui imposait.

- A présent vous savez, conclut-elle en essuyant ses yeux au revers de sa manche, et je pense que vous pouvez comprendre. Si je deviens laide, Etienne se détournera de moi et je pourrai au moins aller m’enfermer pour le reste de ma vie dans un couvent afin d’y vivre dans la paix de Dieu.

- Quel âge avez-vous?

- Je crois que j'ai dix-sept ans.

- Dix-sept ans! Et vous parlez de vous enfermer pour le reste de vos jours dans un couvent. N'avez-vous donc jamais songé à l'amour?

- Autrefois, si. Ce que j’en sais à présent ne m'inspire que dégoût et répulsion. L'amour est une monstruosité sale et répugnante. Je vivrai en paix quand les hommes se détourneront de moi et me rendront l'horreur qu'ils m'inspirent.

- Pauvre! Vous ne savez pas ce que vous dites! Mais pourquoi en ce cas ne pas fuir, dès cette nuit, pour un bon couvent?

- Parce que je voudrais essayer de réparer un peu le mal fait à un innocent à cause de moi. Je voudrais partir, à Pâques, avec ceux de Compostelle de Galice, afin d'adoucir le calvaire d'un malheureux et essayer de le sauver. Le couvent ne viendra qu'après.

- J'ai compris. Mais ne savez-vous pas que, pour vous rendre laide, il faudrait vous faire souffrir? N'avez-vous pas peur de la douleur?

- Si, mais je me suis efforcée de m'y préparer. Avec l'aide de Dieu et de Mme la Vierge, j'espère pouvoir la supporter.

Sanche se redressa et, tournant le dos à la jeune femme, se dirigea vers le foyer central qu’il tisonna avant d’y rajouter un fagot et quelques bûches. Puis il prit un pot de fer dans lequel il jeta quelques ingrédients avant de le déposer sur le trépied.

- Qu’allez-vous me faire? chuchota Marjolaine d'une petite voix écrasée d'angoisse.

- Je vais vous montrer quelque chose. Attendez-moi ici.

Avant que Marjolaine, surprise, ait pu protester, il était sorti, fermant soigneusement la porte derrière lui. Quand il revint, au bout de quelques minutes qui parurent autant de siècles à la jeune femme, il traînait après lui un homme en haillons, encore plus laid que lui-même par la vertu d’un énorme ulcère qui lui dévorait la moitié du visage. Le nouveau venu avait une jambe de bois et puait comme l’étal d'un tripier par forte chaleur.

- Voici Adam le Picard, fit le mire en amenant le misérable devant Marjolaine qui, révulsée, reculait le plus qu’elle pouvait au fond de son fauteuil. Comment le trouvez-vous?

- C’est vous qui?...

- Oui, c’est moi, dit Sanche avec une note de satisfaction dans la voix que la jeune femme trouva effroyable.

- Oh non! Tout de même pas ça!

Le mire se contenta de sourire. Alors, un stupéfiant miracle se produisit : les doigts osseux s’étaient posés sur la figure d'Adam, firent quelques gestes rapides. Et soudain l'affreux ulcère disparut comme par enchantement, laissant paraître une figure matoise, pas très belle sans doute mais parfaitement saine, tandis que le magicien jetait sur la table un morceau de peau tachée.

- Ce n’est pas possible! Je rêve! souffla la jeune femme dont les yeux effarés allaient du Navarrais à son bizarre compagnon.

Celui-ci s’esclaffa :

- Bien sûr que si c’est possible! Avec le mire tout est possible, ma jolie. Du grand art, hein, ma figure?

- Mais pourquoi?

- Parce qu’à la porte de l’église où j'implore la charité, mes malheurs font grand effet aux âmes sensibles, surtout quand je dis que j’ai reçu de la poix sous les murs d’Antioche pour la gloire du Christ. Ça me rapporte gros. Mais faudra voir à pas me vendre, la belle. Ça pourrait te coûter cher! En attendant, à ton bon cœur.

Il tendait une main dans laquelle Marjolaine, encore mal remise de sa frayeur et de sa surprise, mit une pièce d’argent que l’autre fit sauter avec une adresse de chat.

- Grand merci! Dis donc, Sanche, faudrait voir à me remettre en état. J’ai à faire cette nuit.

- Assieds-toi là.

Le miracle se reproduisit mais dans le sens inverse. En quelques minutes, l’ulcère fut remis en place, consolidé, et Adam le Picard avec un clin d'œil complice à l'adresse de Marjolaine clopina vers la porte et disparut comme un cauchemar, laissant derrière lui un silence stupéfait. Mais l'angoisse s’était envolée comme par enchantement du cœur de Marjolaine qui découvrait soudain des perspectives insoupçonnées, un avenir qui pouvait ne pas être d’horreur et de souffrance vécu sur les pierres glacées d’un moutier. Perdue dans ses pensées, elle en oubliait que le temps passait et Sanche la ramena à l’heure présente.

- Eh bien, que décidez-vous? fit-il. La nuit avance.

- Pardonnez-moi. Mais c’est tellement incroyable. Pourquoi faites-vous cela?

- Je vous l'ai dit, pour de l’argent. Adam m’a bien payé pour ce travail et j'aime l’argent. Sans compter que, du temps où nous vivons, il vaut mieux en avoir.

Marjolaine prit alors, dans l'aumônière pendue à sa ceinture, une bourse assez ronde qu'elle mit dans la main immédiatement tendue pour la recevoir. Sanche la soupesa puis, l'ouvrant, fit couler sur la dalle une douzaine de pièces d’or qui brillèrent sur la pierre grise.

- Je crois que je vais faire merveille, jeune dame! Votre amoureux pensera que vous vous êtes brûlée au vitriol romain, ou à l'huile bouillante, comme l’avait fait cette sainte dont j'ai oublié le nom pour échapper aux entreprises d'un proconsul romain. Cela m’étonnerait qu'il ait encore envie de vous épouser. D’ailleurs, j'ai commencé à préparer ce qu'il faut, ajouta-t-il en se dirigeant vers la mixture qu'il avait mise à cuire et qu'il retira du feu. Dites-moi, fit-il au bout d'un moment, est-ce que l'homme qui vous accompagne est sûr?

- Tout à fait. J'en réponds comme de moi. Il m'aime lui aussi.

- C’est bien ce que je pensais. Aussi vaudrait-il mieux le mettre dans la confidence car il s’agite beaucoup, là-dehors. J’ai eu du mal à le faire tenir tranquille tout à l'heure quand je suis sorti et je n’ai pas envie qu’il me fasse un mauvais parti, ou pire encore, lorsqu’il découvrira votre nouveau visage. Ce gardon est capable de me tuer.

- J’y pensais, dit Marjolaine. Il vaut mieux l’appeler et tout lui dire.

Lorsque Colin entra, son œil orageux s'adoucit considérablement en découvrant Marjolaine assise, paisible et souriante dans sa chaire confortable. Son soupir de soulagement aurait pu s'entendre à dix pas.

- Viens ici! ordonna la jeune femme. Prends cet escabeau et assieds-toi. Ce que j'ai à dire est grave car tu vas tenir ma vie entre tes mains.

- N’ayez crainte, elle sera bien gardée.

Tandis que le mire procédait aux préparatifs de la transformation. Marjolaine mit Colin au courant du péril qui la menaçait et lui expliqua ce qui venait d'être décidé. C'est dire qu’en quelques instants le jeune homme passa de la fureur au désespoir pour finalement s’apaiser et se mettre à réfléchir. Après quoi, il se tourna vers le Navarrais.

- Tu jures qu'elle ne souffrira pas? Qu'elle ne sera pas réellement abîmée?

- Sur tout ce que tu voudras, garçon. Sous l'emplâtre que je vais lui mettre, elle sera aussi belle et aussi pure qu'à cet instant. Mais il vaudra mieux que tu ne la regardes pas quand j'en aurai fini. Et puis, dans quelques jours, il faudra qu'elle revienne ici.

- Pourquoi?

- Parce que, si grave qu'elle soit, une brûlure finit toujours par guérir; il faudra que je la remplace par une cicatrice. Je suppose, ajouta-t-il en se tournant vers Marjolaine, que vous n'avez pas l’intention de retrouver votre aspect naturel avant de partir pour Compostelle?

- Non. Cela me sera protection contre les dangers de la route et des hommes. Je ne le retrouverai qu'au moment d'entrer au couvent que je choisirai au retour. J'en jure.

- Non! cria le mire. Ne jurez pas. Je vous le défends. Sinon je vous laisse comme vous êtes. Vous ignorez ce que la vie vous réserve et vous n'avez pas le droit de prendre ainsi un engagement aveugle. Peut-être qu’au retour vous n'aurez plus du tout envie de devenir nonne. El, si vous voulez mon sentiment, le tombeau de l’apôtre me semble un bon endroit pour y accomplir le miracle de votre guérison.

Marjolaine rougit de colère.

- Une tromperie? Une tricherie? Quelle honte! Jamais je ne ferai pareille chose.

- Vous auriez tort. Saint Jacques ne vous tiendrait certainement pas rigueur d’un petit miracle supplémentaire ajouté à sa liste déjà longue. Et cela vous mettrait définitivement à l’abri des entreprises du neveu. Vous pensez, une miraculée ! Alors ne jurez pas car, après tout, rien ne dit que vous reviendrez vivante de ce long et dangereux voyage.

- Moi, je serai là, et je veillerai, s’écria Colin. Et peut-être qu'au bout du chemin, dame Marjolaine comprendra que vous avez raison.

Occupé à étirer la vessie de porc qu'il venait de tremper dans sa mixture. Sanche s’arrêta et regarda la jeune femme en souriant.

- Vous vous appelez Marjolaine? Quel joli nom! C’est celui d'une plante dont les bienfaits sont connus depuis bien des siècles. Elle a de toutes petites fleurs blanches et roses et elle répand un parfum à la fois suave et revigorant. Elle soigne quantité de maux, elle donne du goût aux mets les plus fades et les anciens Grecs pensaient même que, plantée sur les tombes, elle assurait le repos de l'âme des défunts. C'est une plante de mon pays que l'on trouve peu par ici et j'ignore qui a eu l’idée de vous nommer ainsi, mais je crois que vous êtes destinée à faire beaucoup de bien sur la terre. A présent, à l’ouvrage!


Il était bien près de minuit quand Marjolaine et Colin regagnèrent le clos de Saint-Denis où veillait dame Aubierge à qui la jeune femme avait bien été obligée de dire qu'elle sortait sous peine de retrouver toutes portes closes. A sa grande surprise, elle trouva aussi Aveline. La petite, craignant d’entendre encore le fantôme, avait refusé d’aller se coucher.

Chemin faisant, la veuve de Gontran et son serviteur étaient convenus de la nécessité qu'il y avait à mettre également dans le secret Aubierge et la jeune Aveline. Leur fidélité ne pouvait être mise en doute et leur ignorance aurait rendu les choses trop difficiles. Mais, pour tous les autres, dame Foletier, désireuse de se vouer à Dieu et d’éviter d’épouser un homme qu’elle n’aimait pas, aurait choisi le martyre en détruisant elle-même une beauté qui ne lui avait causé que déboires et chagrins.

L'une impassible et sombre, l’autre les yeux écarquillés de stupeur, les deux femmes écoutèrent le bref récit que leur fit leur maîtresse. Quand ce fut fini, Aubierge se contenta de dire, désignant le voile noir qui couvrait la tête de la jeune femme :

- Laissez-moi voir.

Marjolaine s’exécuta et découvrit son visage dont presque tout le côté gauche disparaissait sous ce qui ressemblait, à s’y méprendre, à une brûlure fraîche, large comme une main. Cela étirait la bouche et le coin d'un œil, s’avançait sur le menton et se perdait dans les cheveux. Aveline poussa un cri d’horreur, mais dame Aubierge se signa avec une sorte d’enthousiasme.

- Loué soit Dieu qui vous a inspiré cette idée, mon agneau, soupira-t-elle. Vous voilà sauvée! Jamais l’Etienne n’acceptera de passer sa vie auprès d’un visage à ce point abîmé. Mais arrangez-vous pour qu’il ne voie pas trop le côté droit qui est à peu près intact. Il pourrait se contenter d’une femme de profil. A présent, reste à lui préparer une digne réception.

En dépit de l’assurance insolente dont il avait fait étalage la veille, le cœur d’Etienne Grimaud lui battait un peu vite quand il descendit de sa mule, à l’heure convenue, devant la maison de Marjolaine. Et les rencontres qu’il fit, une fois franchie la porte du courtil, ne le réconfortèrent guère. Guillot et Jeannet, les deux jeunes valets, s’enfuirent, avec un cri inarticulé comme s'il avait la peste, la fille de cuisine se signa précipitamment, la fille de basse-cour cracha dans sa direction et pour finir, il trouva le seuil de la maison barré par la haute silhouette de dame Aubierge qui le regardait venir, les bras croisés sur sa vaste poitrine avec un air d’autant moins rassurant que la lame d’un long couteau brillait dans l’une de ses mains.

Quand il approcha, la gouvernante ne s’écarta pas pour lui livrer passage. Ses yeux se rétrécirent encore dans son visage où se voyaient les traces de larmes récentes.

- Qu’est-ce que vous venez faire ici? gronda-t-elle, vrillant sur lui deux yeux gris comme pierre qui le clouèrent au sol.

- En voilà un a... accueil! Je... viens voir da... dame Marjolaine.

Du coup, Aubierge décroisa les bras et la pointe de son couteau s’en vint menacer le bout du nez de l’héritier.

- Et il ose prononcer son nom, ce gueux malfaisant, ce suppôt de Satan, cette vomissure de l’enfer! S’il ne tenait qu’à moi, misérable avorton, tu y retournerais, sur-le-champ, en enfer. J’aurais dû t’étouffer sous un oreiller ou te jeter dans un grand feu quand ton pauvre saint homme d’oncle t’a rapporté ici pour y susciter, en remerciement, le malheur et la désolation.

Fut-ce l’indignation de se voir reçu de la sorte ou la surprise, bien inattendue, d’entendre sanctifier aussi hardiment la mémoire de feu Gontran, toujours est-il qu’Etienne retrouva quelque assurance, cessa de bégayer et attaqua à son tour :

- Vous avez la langue bien pendue, ma commère! Rangez donc votre couteau et m’annoncez à votre maîtresse car c’est à elle que j’ai affaire.

- Ma commère? Non mais pour qui se prend-il, ce mal venu, ce chenapan! Je t’en donnerai des commères!

Et sans autre forme de procès, Aubierge, le couteau brandi, fondit sur Etienne qui ne l’évita que de justesse et se mit à courir dans tous les sens à travers la cour, poursuivi par une furie déchaînée qui, ne se possédant plus, lui eût sans doute fait un mauvais parti si Colin n’était apparu à cet instant, sortant de l’écurie. Il attrapa Aubierge au vol, la maîtrisa et lui ôta son couteau.

- Souvenez-vous, dame Aubierge, dit-il avec une sévère tristesse. « Elle » a donné des ordres.

- Pas à moi. Personne d'ailleurs ne peut m’empêcher de faire ce que veut la justice.

- Si! « Elle ». Il faut lui obéir et elle défend qu'on lui fasse quoi que ce soit. Sinon, ajouta Colin avec une menaçante douceur, vous pensez bien qu’il serait déjà mort.

- Mais enfin! hurla Etienne d'autant plus furieux qu'il avait eu plus peur. Qu'est-ce que vous avez tous? Qu'est-cc que j'ai fait? Je... vais être... votre maître et épouser la v... veuve de mon oncle comme le prescrit... la cou... coutume!

Le poing du jardinier se noua au col du jeune homme et le souleva de terre pour l’amener au niveau de son visage.

- Jamais tu ne seras mon maître, Etienne Grimaud. J'aimerais mieux me jeter dans la Seine. Quant à ce que tu as fait, on va te le montrer. Tu veux voir ta victime? Eh bien, tu vas la voir! Elle t'attend. Mais arrange-toi pour ne pas lui faire plus de mal encore car, aussi vrai que je m'appelle Colin, ma cognée te fendra le crâne, malfaisant!

- Lâ... lâchez-moi! râla Grimaud, lâchez-moi, vous m’étranglez!

- Vraiment? J'ai bonne envie de continuer. Mais ça irait trop vite. Au fait, il me semble que vous avez demandé que je vous lâche, maître Grimaud? Voilà!

Et, ouvrant les mains, Colin abandonna Etienne à la flaque de boue dans laquelle il s'étala au grand dommage de sa belle robe neuve et de son manteau bien fourré.

- Je vous ferai pendre! Bandit, maraud!

Colin haussa les épaules et se mit à rire.

- Et dire qu'il croit me faire peur, ce pourri! Mais j’irai au gibet en chantant « Alléluia! », maudit, si avant j’ai eu le bonheur de te voir les bras en croix et ta vilaine cervelle à trois pas. Allez, ouste! Relève-toi et va voir notre pauvre petite dame.

Moitié porté, moitié traîné par Colin, Etienne, complètement éberlué et plus mort que vif, entra dans la maison et se retrouva devant la porte d'une chambre sans même savoir comment il avait monté l'escalier. Là, Aveline, muette et triste elle aussi, ouvrit devant lui le battant de chêne. La voix de Marjolaine curieusement feutrée lui parvint comme du fond d’un mauvais rêve.

- Entrez, Etienne Grimaud. Je vous attendais.

Il entra et se crut d’abord en présence d’un fantôme. La jeune femme vêtue de blanc, la tête entièrement enveloppée d’un voile, blanc lui aussi, était à demi couchée dans le grand lit, appuyée sur des carreaux [1 - Coussins carrés] et des oreillers. Le jour d’hiver entrait parcimonieusement par l’étroite fenêtre et n’éclairait que faiblement la blanche silhouette sous l’ombre des courtines. Un peu de lumière venait aussi d’une veilleuse qui brûlait sur un coffre auprès d’un pot à tisane, d’un bol et d'une boîte à onguent, mais ne faisait que renforcer l’atmosphère étrange et un peu fantastique de cette pièce close où flottait une odeur indéfinissable d’encens et d’herbes sèches.

Figé au seuil et s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains, Etienne restait là, n'osant avancer, regardant cette apparition à laquelle la peur que lui avait inspirée Colin ôtait toute apparence humaine.

- Allons, entrez, reprit la voix qu’il avait peine à reconnaître. N’êtes-vous pas venu chercher une réponse?

- C’est que... je... si vous êtes souffrante, dame, je... je reviendrai plus tard!

Il se détournait, déjà prêt à courir vers l’escalier, mais la retraite lui était coupée. Par Aveline d'abord, qui n'eût pas représenté un grand obstacle, près de l’escalier par la silhouette beaucoup plus redoutable de Colin qui attendait, adossé au mur.

- On vous a dit d’entrer, gronda-t-il sans bouger de sa place. Faut-il vous aider?

- Je... non, c’est inutile.

Et il entra. Derrière lui. Aveline referma la porte dont il ne s'était pas éloigné, ne sachant quelle contenance prendre en face de cette forme blanche et rigide qu'aucun geste n'animait.

- Approchez. Je suis souffrante, il est vrai, mais j'ai tenu à vous annoncer moi-même que vous avez gagné, que je suis prête à vous épouser puisque c’est votre volonté.

La joie subite qu'il éprouva balaya d'un seul coup la vague angoisse qui lui serrait la gorge depuis que cette porte s'était ouverte devant lui.

- C'est vrai? Vous acceptez! Marjolaine! Marjolaine, je suis si heureux. Mon Dieu, je n’aurais ja... jamais cru que c’était po... possible!

- N'avez-vous pas fait tout ce qu'il fallait pour cela? Eh bien, à présent, venez près de moi et me donnez le baiser de fiançailles.

- Alors, ôtez ce voile. Laissez-moi vous contempler. Oh, Marjolaine! Je suis si amoureux de vous.

- C'est tout naturel.

Avec des gestes lents, elle commença à dérouler le voile qui enveloppait sa tête. Ses yeux apparurent les premiers, et de claires et soyeuses mèches de cheveux. Puis d'un seul coup le voile tomba et Marjolaine se pencha pour qu'il la vît mieux.

Il allait s'élancer vers elle mais, brusquement, il s’arrêta, tout élan coupé, tandis qu'un cri d’horreur traversait sa gorge et éclatait, emplissant la chambre.

- Non! Non! Ce n’est pas vrai!

Ce qu’il découvrait était affreux : une énorme plaie qui allait d’une tempe au menton ravageait tout un côté de ce visage, si ravissant la veille encore, une plaie toute fraîche qui parut horrible à l’homme terrifié et qui, en guérissant, ne pourrait laisser que de profondes, d’irréparables cicatrices.

Impassible. Marjolaine regardait l'homme se dissoudre dans une affreuse terreur, mais sa voix demeura aussi calme, aussi froide quand elle dit :

- Eh bien, ne souhaitez-vous plus embrasser votre fiancée?

Il eut un geste d'affolement qui repoussait l’affreuse image.

- Comment est-ce arrivé? Qu’avez... vous fait?

- J’ai accompli la volonté de Dieu et aussi celle de mon époux dont l’âme en peine vient chaque nuit hanter cette maison. Ce que vous avez fait l’a été à cause d’une fatale beauté qui ne doit plus causer d’autres drames. Je me suis punie d’avoir, sans le souhaiter, causé la mort de maître Foletier, mon époux. Vous serez puni en passant le reste de votre vie auprès du monstre que j’espère être devenue.

- Non! Non! Jamais! Faites ce que vous voulez. Entrez dans un couvent ou restez dans cette maison à votre idée, mais je ne veux plus vous voir. Je vous rends votre parole et vous n’aurez plus rien à craindre de moi.

Il y eut un silence coupé par la respiration haletante du garçon. Puis Marjolaine murmura :

- Voulez-vous dire que je suis désormais libre de ma vie, de ma personne?

- Oui, je le dis! Nous ferons ce que vous vouliez. Je mènerai le négoce des peaux. Vous resterez chez vous. Mais, par pitié, re... remettez ce voile!

- Comme vous voudrez. Mais sachez que je n'ai pas l'intention de rester ici car je n’ai pas fini d’expier. Si vous le permettez, fit-elle en appuyant intentionnellement sur le dernier mot, je souhaite me joindre aux errants de Dieu qui partiront, à Pâques prochaines, pour le sanctuaire de Mgr saint Jacques, en Galice, afin que, par son intercession, j’obtienne le pardon d’un crime que je n’ai pas commis, mais que j’ai inspiré sans le vouloir.

- Je n’ai rien à vous permettre! Je l’ai dit, vous êtes li... libre. Partez, si vous en avez la force. C’est une excellente idée et je veillerai à vos é... équipages.

- Merci, mais c’est inutile. Je n’ai pas l’envie de voyager comme une grande dame. Je vous sais gré de l’intention. Eh bien, adieu. Que Dieu et l’âme en peine de mon époux vous pardonnent, s’ils le peuvent!

Elle pensait qu’il allait sortir, mais il ne bougeait pas. Visiblement il avait encore quelque chose à dire, rassuré par la présence du voile blanc. Enfin, il se décida.

- Vous ne direz rien?

- De ce que je sais? Non. Ce n’est pas à moi à confesser votre crime, mais à vous quand le remords aura fait son œuvre. Et il la fera, j’en suis certaine. Moi, je vais essayer de racheter ce que vous avez fait. La vengeance n’appartient qu’à Dieu.

Cette fois, il sortit après l’ébauche d’un salut gêné, refermant sur lui la porte aussi doucement que si cette chambre renfermait un cadavre. Avec un soupir, Marjolaine se laissa aller sur ses oreillers et ferma les yeux, écoutant les battements désordonnés de son cœur. Elle les rouvrit au bout d’un moment, les leva vers le plafond. Cette nuit encore, elle avait entendu le bruit des peaux remuées. Gontran était sans doute très mécontent de la solution qu’elle avait adoptée, mais il faudrait bien qu’il comprenne que c’était la seule possible si elle voulait vivre encore et vivre autrement que dans la honte et le dégoût.

Peut-être allait-il se faire entendre encore cette nuit, en dépit des prières qu’elle avait fait demander à Saint-Denis? Mais cela n’avait plus d’importance car Marjolaine n’avait plus peur du fantôme.

Bientôt, elle serait loin sur un chemin qui l’effrayait et l’attirait tout à la fois, mais elle n’y serait pas seule car, à présent plus que jamais, Colin et Aveline souhaitaient l’accompagner. Elle savait bien qu’elle n'aurait pas le courage de refuser cette affection dont la chaleur lui faisait tant de bien. Elle allait tourner, pour longtemps sans doute et peut-être pour toujours, le dos à une vie douillette mais dangereuse et qui ne lui plaisait pas, si elle l'avait jamais tentée, passant par un homme tel que Gontran Foletier.

Évoquant son défunt époux, une idée saugrenue lui vint : pour un pur esprit, il ne faisait guère preuve de clairvoyance en venant semer la terreur dans l'innocente maisonnée de sa femme au lieu de s’en prendre au sommeil de l’assassin. Une fois Marjolaine partie, il faudrait bien, s’il tenait essentiellement à hanter quelqu’un qu'il se décidât à se manifester chez Grimaud.

On pouvait en douter. Il n'avait jamais été fort intelligent, maître Foletier et, pour être désincarné, son esprit n'avait peut-être pas fait beaucoup de progrès.

Le voile empêchait Marjolaine de respirer. Elle l'ôta puis posa, très doucement, un doigt sur sa joue gauche. Alors seulement, elle se mit à pleurer. De soulagement sans doute en pensant au mortel péril évité, mais aussi de crainte devant un avenir qui lui apparaissait sans joie, tout entier consacré à l'austère devoir. Un avenir où il n’y avait plus de place pour la ravissante et insouciante Marjolaine des Bruyères ni pour la petite épouse trop parée de maître Foletier. Un avenir qu’il lui fallait à présent chercher par le vaste monde, au péril des grands chemins, noble qui n’avait plus le droit de l’être et bourgeoise que les bourgeois n'acceptaient pas. Alors qu'elle eût tant aimé, comme une enfant malheureuse, rentrer simplement à la Pêcherie pour y retrouver la chaleur de la tendresse paternelle, la douceur de ses rêves d’autrefois.

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