DEUXIÈME PARTIE LES VOIES DU SEIGNEUR

Deux yeux couleur de mer

C’était comme un soleil irradiant le chœur de la vieille basilique encore vaguement romaine. Le tombeau de Martin, apôtre des Gaules, reflétait la lumière des centaines de cierges allumés autour de lui sur le revêtement d’or, d'argent et de pierreries qui l'habillait. L'antique sarcophage en était tout recouvert et, chaque jour, à travers la grille dont on l'avait protégé, des mains implorantes se tendaient vers lui, avides de toucher les plaques de métal ciselé que leur contact polissait continuellement.

Il y avait alors plus de sept cents ans que, sur les bords de la Loire et tout près de la cité de Tours, le corps de Martin, soldat romain devenu par amour de l’humanité évêque et confesseur, de Martin, l’homme du manteau partagé un soir d'hiver, attirait les foules venues de tous les horizons pour implorer leur guérison. On disait qu’il avait ressuscité trois morts et rendu la santé à quantité de malades incurables. Des lépreux, des infirmes, des déments que l'on appelait des lunatiques et même des possédés du démon avaient été délivrés de leurs maux par le seul contact du tombeau. Aussi les pèlerins venaient-ils toujours plus nombreux vers celte espérance et il était de plus en plus difficile de protéger le sanctuaire.

Depuis la mort du thaumaturge, survenue vers l'an 400, trois bâtiments s'étaient succédé au-dessus de sa sépulture : un modeste oratoire de bois d'abord, puis une véritable église élevée par l'un de ses successeurs, mais qu'un incendie avait détruite en respectant toutefois le sarcophage, enfin une basilique, celle que l’on pouvait contempler, édifiée, après les terreurs de l'an mille, par la piété de l'évêque Henri de Buzançais. Mais, pour les moines de l'abbaye voisine qui l'entretenaient, il ne faisait aucun doute qu'il allait falloir procéder bientôt à une nouvelle construction car l'église, déjà, menaçait ruine. On avait fermé le transept sud dont les trop grandes foules avaient ébranlé les murailles.

Comme d'habitude, l'église était pleine à craquer lorsque Hughes de Fresnoy et son écuyer Bertrand s'efforcèrent d'y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants et surtout des malades s'y entassaient, attendant patiemment leur tour d'approcher le tombeau sacré par le déambulatoire qui entourait le chœur. Ils chantaient à plein gosier les louanges du grand saint Martin, tandis que des moines s'efforçaient de canaliser leur foule et de convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser la place aux autres. Ce n'était pas toujours facile car certains prétendaient demeurer là jusqu'à ce que leurs vœux fussent exaucés et se cramponnaient aux grilles en suppliant qu'on voulût bien les laisser là.

Peu patient de nature, Hughes entreprit de se frayer un passage. Il voulait, comme tout un chacun, faire ses dévotions dans le célèbre sanctuaire, comme on lui avait ordonné de le faire, mais surtout il souhaitait se débarrasser de ce qu'il considérait comme une corvée : se confesser à l'un des prêtres présents et, ensuite, obtenir le « billet » signé qui attesterait auprès de l'évêque de Laon l'accomplissement de la pénitence imposée. Après quoi, il n'aurait plus qu'à rentrer aussi vite que possible dans son cher Fresnoy. Mais pas trop vite tout de même, afin de pouvoir jouir un peu des agréments de ce beau pays de Loire où la vie semblait si douce et qui, en ce mi-avril, se parait de bien jolie façon d'herbe verte et fine et de jeunes feuilles fraîches au milieu desquelles commençaient à paraître les blanches fleurs des arbres fruitiers.

En bon noble sûr de son droit et de ses prérogatives seigneuriales, il se mit à jouer des coudes pour s'enfoncer comme un coin dans la masse humaine et, en général, misérable, tandis que Bertrand réclamait :

- Place! Place pour le noble baron de Fresnoy!

Certains s'écartèrent et Hughes put avancer, mais bientôt il se trouva devant une sorte de barrière : des hommes, des femmes portant uniformément de longs manteaux sombres et, pour la plupart, de larges chapeaux dont une coquille de plomb marquait le retroussis. Il était facile de voir qu'il s’agissait là d'une troupe de pèlerins de Saint-Jacques en route pour Compostelle car les vêtements étaient encore neufs et les mines vigoureuses. Ceux-là avaient dû quitter Paris à Pâques, Paris où se rassemblaient alors, chaque année, tous ceux qui venus des pays du Nord, du Nord-Ouest ou du Nord-Est souhaitaient prendre ensemble, pour être mieux protégés des dangers et des mauvaises rencontres, la longue route que l'on appelait le Chemin d'Etoiles parce qu'elle suivait la voie lactée. Le « Chemin de Saint-Jacques » comme les Rois mages avaient, jadis, suivi l'étoile de Bethléem.

Partis pour un si noble dessein, ceux-là n'étaient nullement disposés à céder la place à un quelconque seigneur et ils firent la sourde oreille aux appels de Bertrand. Il semblait impossible de franchir la barrière des manteaux noirs. Mais, apercevant un prêtre, Hughes, entêté, voulut forcer son chemin jusqu'à lui, donna un violent coup d'épaule qui lui attira la protestation indignée d'un homme de haute taille à la barbe grisonnante, vêtu avec une rigueur toute monastique mais dont la voix, profonde et cultivée, était de celles qui savent ordonner. En même temps, jaillissait le cri d'une femme sur le pied de laquelle Hughes venait de marcher.

Poliment mais fermement, le pèlerin pria le bouillant seigneur de se tenir tranquille et d’attendre son tour comme tout le monde.

- Tous ici nous avons parcouru une route déjà longue, soutenus par l'espoir d’une halte vivifiante auprès de ce saint lieu. Tous ici nous attendons sans impatience en chantant les louanges du Seigneur Dieu. Faites comme nous, mon frère!

- Je veux seulement parler à ce prêtre. Laissez-moi passer!

- Vous voyez bien qu'il prie. Ne le troublez pas.

- Mais je suis pressé. Très pressé même.

Et il voulut avancer de nouveau, mais le pèlerin le retint d'une main singulièrement vigoureuse pour un homme déjà âgé.

- Néanmoins, vous attendrez, mon frère. Le Seigneur a dit que les premiers seraient les derniers. Que vous soyez baron est de peu d'importance. Il n’y a ici que des hommes et vous troublez la prière et la joie de ces pauvres gens.

En effet, plusieurs pèlerins se tournaient vers eux, mi-curieux, mi-indignés. La femme dont le pied avait reçu Hughes et qui n’avait pas pour autant interrompu sa prière se retourna. Alors Hughes oublia totalement pourquoi il était là.

Jamais encore il n’avait vu d’yeux semblables à ceux qui le regardaient sévèrement par-dessus le bord d’un voile blanc drapé de façon à ne laisser voir qu'eux et une soyeuse mèche de cheveux d'un rare blond argenté, qui avait glissé de la coiffure jusque sur un sourcil.

Une fois dans sa vie, Hughes avait pu contempler la mer et en avait gardé une impression inoubliable.

C'était dans la baie de Saint-Valéry où il s’était rendu pour un tournoi par un beau jour d’été. Et, durant un temps dont il avait été incapable de déterminer la durée, il était resté assis sur la plage, fasciné par l'immensité mouvante dont il ne pouvait pas dire si elle était plus bleue que verte, plus verte que bleue. A la nuit tombante seulement, quand la teinte magique était devenue bleu foncé puis violette, il était allé rejoindre les autres pour le festin. Mais pour une fois, il n’avait pas bu plus que de raison et, au lever du jour, il était retourné sur la plage. Hélas, le temps était gris, la mer couleur de mercure, houleuse et crêtée d’écume. C'était beau aussi, mais ce n'était plus pareil.

Or, les yeux de l’inconnue possédaient cette merveilleuse couleur et, en les contemplant, Hughes, incrédule, retrouvait l’enivrante sensation de paix et de bonheur qu'il avait goûtée sur la plage de Saint-Valéry.

Inconsciente de l'effet produit, la jeune femme au voile blanc se retournait vers le tombeau après avoir foudroyé l'importun du regard et reprenait son cantique tout en continuant à avancer, presque imperceptiblement. Hughes, alors, trouva tout naturel de la suivre, prit rang derrière elle et n'en bougea plus, sans voir le coup d’œil surpris que lui lançait le grand pèlerin, étonné d’une si soudaine accalmie.

Un moment plus tard même, sa voix, hésitante d’abord car il y avait bien longtemps qu’il n'avait chanté de cantique, rejoignait celle des pèlerins. Habitué depuis longtemps aux imprévisibles sautes d’humeur de son maître, Bertrand en fit autant.

Malheureusement, Hughes chantait faux, et entendre soudain derrière elle ce malappris qui avait failli lui écraser les pieds se mettre à écorcher une musique pieuse qu’elle aimait particulièrement acheva d’indisposer Marjolaine. La belle et sainte envolée de son âme partie rejoindre les hauteurs célestes s’était dissipée d’un seul coup, chassée par cet imbécile qui non seulement lui avait fait mal mais offensait à présent ses oreilles, en admettant qu'il n’offensât pas celles de Dieu.

Se penchant vers Aveline qui avait mal dormi la nuit précédente à cause de la trop grande fatigue et qui somnolait appuyée à un pilier, elle chuchota :

- Viens, nous rentrons.

- Mais, et le tombeau? Nous ne l'avons pas encore touché.

- Nous irons après les vêpres.

Habituée à suivre Marjolaine sans jamais chercher à comprendre la raison de ses évolutions parfois inattendues, Aveline quitta docilement son pilier, assez satisfaite, au fond, à l’idée de regagner la maison-Dieu de l’abbaye où les dames hospitalières prenaient si gentiment soin de vous. Se faufilant habilement et renonçant à regagner le grand portail obstrué par la foule, les deux femmes réussirent à rejoindre le portail du transept nord, proche voisin des murs d’enceinte de la petite cité de « Martinopolis », consacrée au culte du saint et édifiée tout près de Tours. Longeant la haute tour Charlemagne qui couronnait l’église, elles se dirigèrent vers l’abbaye.

Odon de Lusigny, le grand pèlerin qui était en quelque sorte le chef des pèlerins de langue d'oïl, les vit partir mais ne chercha pas à les retenir, devinant que l’intrusion du baron avait déplu à cette jeune femme à laquelle il s'intéressait depuis le départ comme à un cas peu banal, une sorte de rareté sur ce chemin de Compostelle qu'il entreprenait pour la troisième fois.

Les lamentations des servantes et les bavardages habilement dosés de dame Aubierge avaient tissé, en effet, autour de Marjolaine une sorte d'auréole tragique assez proche d’une réputation de sainteté. Le voile blanc que la jeune femme portait continuellement sur la tête et qui ne laissait libres que les yeux quand elle se trouvait dans un endroit éclairé inspirait tout à la fois la crainte et le respect joints à une espèce d’horreur sacrée. On disait que la jeune veuve du pelletier avait, de ses propres mains, détruit une beauté trop parfaite afin de demeurer fidèle à la mémoire d’un époux assassiné. On disait aussi que son visage n’était qu’une plaie affreuse. On disait encore qu'elle s’en allait en Galice, moins pour obtenir une guérison qu'elle ne souhaitait pas que pour prier afin d'obtenir le salut et le repos de l'âme inquiète du mari volage. On disait enfin... Mais que ne disait-on pas quand, dans l'imagination populaire, le goût du merveilleux se mêlait à cet étrange besoin de pénitence et d’incessante rédemption qui était l'une des caractéristiques des gens de ce temps-là?

Pour sa part, Marjolaine avait un peu honte d'une réputation acquise à trop bon compte, mais elle découvrit aussi qu'en la lui octroyant, Aubierge avait fait preuve de sagesse en lui assurant une certaine tranquillité, sans compter le respect de ses compagnons de voyage.

D'autant que ceux-ci avaient pu remarquer, dès le départ, la sollicitude pleine de miséricorde que la veuve de la victime montrait au meurtrier supposé. On voyait là l’expression d'une charité chrétienne parvenue à son plus haut degré, bien que l’homme condamné au pèlerinage dans les pires conditions eût tout ce qu’il fallait pour inspirer la pitié.

Marjolaine, pour sa part, savait bien qu'elle n’oublierait jamais le matin d'avril pluvieux où, sous des rafales de vent aigre, les pèlerins s'étaient réunis pour entendre la messe et recevoir l'ultime bénédiction devant le portail délabré des deux vieilles églises, Notre-Dame et Saint-Etienne, qui marquaient le centre de l’île de la Cité [1 - Notre-Dame de Paris dont l'évêque, Maurice de Sully, devait entreprendre la construction vingt ans plus tard, occupe l’emplacement de cette double église]. Si délabré même, que nombre de riches bourgeois, dont feu Gontran Foletier, jugeaient ces églises indignes de leur ville et pensaient qu'il serait temps de les jeter bas pour en construire d'autres.

Pour bien montrer qu'il n'était pas un pèlerin comme les autres, Ausbert Ancelin avait été amené au lieu du rendez-vous dans une charrette, comme s’il devait aller au gibet. Un moine chargé de le surveiller tout au long du voyage l’accompagnait.

Le condamné avait dû, avant la messe, faire une sorte d’amende honorable qui d’ailleurs n’en avait pas été une, car il s’était contenté de clamer son innocence à tous les échos. Et pour la première fois, Marjolaine avait pu voir de près cet homme dont le sort tragique, et tellement injuste, la hantait depuis la mort de Foletier. Elle débordait de compassion pour lui, une compassion qui se mêlait de honte puisqu'elle n’avait pas le courage de risquer la mort pour tenter de faire éclater son innocence. Mais elle savait que les mesures d'Etienne étaient bien prises et qu'Ausbert Ancelin n'aurait pas été sauvé pour autant...

Le pèlerin forcé était un homme vigoureux, de trente-cinq ans environ, mais deux mois passés dans les geôles de l’abbaye, et surtout le chagrin et l’angoisse de son sort immérité, l’avaient considérablement amaigri et pâli. Grand et blond comme le sont souvent les Normands dont il avait du sang, il paraissait osseux et sa peau avait une vilaine couleur d’un gris jaunâtre. Il avait un curieux visage sans réelle beauté, mais non dépourvu de charme par la vertu de traits singulièrement expressifs striés d’une multitude de rides précoces. Ces rides étaient dues surtout à l’heureux caractère d’Ausbert qui, jusqu’à son malheur récent, avait aimé à rire et à chanter tout au long du jour quand il maniait les outils d’un métier auquel il portait un véritable amour. Le rire s’était éteint, mais les plis tracés par les joies d’autrefois n’étaient pas encore effacés.

Les moines de Saint-Denis avaient lavé le pénitent avant le départ et lui avaient donné une tunique et des braies décentes pour remplacer les vêtements pourris par la prison, mais ils n'avaient pas jugé bon d’y ajouter un manteau, et le malheureux tremblait visiblement sous l’aigre brise de cc matin de Pâques précoces, brumeux et froid. Ses pieds nus, qu’une chaîne, assez longue pour permettre la marche et assez légère pour n’être pas une entrave, reliait l’un à l’autre, étaient déjà maculés de boue et, s’il s’efforçait de faire bonne contenance, le chagrin marquait son visage mangé de barbe et surtout ses yeux bruns rougis par trop de larmes dont le regard avait perdu tout éclat.

Marjolaine, alors, s’était approchée de lui, fendant le cercle de curiosité qui s’était formé autour de sa misérable silhouette. Elle portait sur son bras un grand manteau de bure bien épaisse qu’elle avait jeté sur ses épaules, et un chapeau de pèlerin qu’elle avait placé sur sa tête. Le tout sans se soucier des murmures mi-approbateurs, mi-scandalisés de l’assistance. Certains savaient qui elle était et peut-être aurait-elle essuyé quelques injures s’il n’y avait eu ce masque de voile, dont, déjà, on se chuchotait la provenance.

Le moine chargé de la garde du condamné avait voulu protester.

- Si le seigneur abbé n’a pas jugé bon de donner de manteau, est-ce à vous, ma fille, de le faire?

- Le seigneur abbé, dit-elle d’une voix haute et claire, a remis cet homme au jugement de Dieu qui, s’il le juge bon, lui permettra de revenir vivant. Il n’a pas dit qu’il était défendu de lui faire la charité, car ce serait prévenir la décision du Seigneur. D’autres auraient fait, sur la route, ce que je viens de faire ici. Et c’est mon devoir de chrétienne de porter secours à mon prochain dans le besoin.

Quelque chose alors s’anima dans le regard d’Ausbert Ancelin.

- Dame, balbutia-t-il d’une voix timide et douce qui contrastait avec sa carrure, pourquoi faites-vous cela? pourquoi vous soucier de moi que vous ne pouvez que haïr?

- Parce que, sur le salut de mon âme, je crois que vous n’êtes pas coupable du crime dont on vous accuse, Ausbert Ancelin, répondit-elle, haussant encore la voix pour qu’on pût l’entendre sur le parvis [1 - Qui était à peu près le sixième du parvis actuel]. Et que, si Dieu doit disposer de vous, encore faut-il éviter de paraître lui dicter son jugement.

Deux larmes roulèrent alors sur les joues ravagées du malheureux.

- Dame, fit-il encore, même si je dois mourir dans un instant, je jure sur le salut de mon âme qui m'est plus cher que tout, je jure que je n’ai pas tué votre époux.

- J'en ai toujours été certaine. Soyez en paix, pauvre homme, et songez à vous garder en vie afin que puisse éclater votre innocence.

Une acclamation avait alors salué ses paroles. Une bande d'escholiers descendus de leur montagne Sainte-Geneviève ovationnait la jeune femme, huant la justice des moines et clamant, dans le vent du matin, le nom de leur ancien maître, Pierre Abélard, mort l'année précédente au prieuré de Saint-Marcel sans avoir eu droit de reprendre un enseignement qui attirait à lui de grandes foules.

- Maître Abélard n'aurait pas permis cette honte! cria l'un d'eux, un grand garçon qui paraissait leur chef. Enlevez la chaîne! La route est assez dure et longue pour qu'un homme y laisse la vie.

- Les moines de Saint-Denis ne s'y connaissent pas plus en justice qu'en histoire! cria un autre. Ils haïssaient Abélard parce qu'il les empêchait de nier les actes des apôtres et qu'il prêchait la vraie charité!

- A bas, les moines! A bas, Suger! Honte à eux! Et damnation si l’homme est innocent!

- Le Christ a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur! » Où est leur douceur? Où est leur charité?

Le tumulte commençait à s’installer. Certains, parmi les pèlerins, protestaient. Des soldats s’avancèrent vers les étudiants, mais ceux-ci, braillant de plus belle, s’égaillèrent comme une volée de moineaux et s’enfuirent à travers les vignes dont se couvrait leur montagne, regagnant en hâte leur collège où ils se savaient inexpugnables. L’agitation se calma dès qu’ils eurent disparu. Les prêtres, devant Notre-Dame, tracèrent une dernière bénédiction sur les bourdons que tendaient les pèlerins et l’on partit, justement par le chemin qui, à travers les vignes, montait vers le sommet de la savante montagne.

Le chef des pèlerins entonna l’antique chant de marche qui retentissait depuis deux cents ans déjà sur la route de Saint-Jacques et rythmait si bien la marche.

E ultreia

E sus eia

Deus aia nos [1 - Et outre, et sus, Dieu nous aide]

Ceux qui allaient à pied venaient en tête, groupés d’instinct derrière cet Odon de Lusigny dont les nombreuses croix et coquilles qui couvraient son manteau et son chapeau proclamaient qu’il était un habitué des chemins sacrés. Ensuite venaient ceux qui feraient la route à cheval ou à dos de mule et qui devaient retrouver leurs montures, de l’autre côté de l’eau, au chevet d’une petite chapelle dédiée à saint Séverin qui avait été jadis précepteur du jeune prince Clodoald échappé aux fureurs de son oncle Clotaire.

Colin attendait là avec trois vigoureuses mules destinées à Marjolaine, à Aveline et à lui-même. Mais quand il eut rejoint les deux femmes, tous trois continuèrent la route à pied, ainsi que Marjolaine l'avait choisi, au moins pour cette première étape, les mules ne devant servir, dans son esprit, qu’en cas de trop grande fatigue.

Ceux qui partaient étaient une soixantaine, hommes et femmes venus de Flandre, de Champagne et môme d'Allemagne ou d'Angleterre. Ils avaient rejoint ceux de Paris qui n'étaient guère qu’une dizaine. Ils se groupaient par région ou par affinités, chaque groupe se donnant un chef, mais certains choisissaient de voyager à l’écart afin peut-être de se sentir plus seuls en face de Dieu, mais sans trop s’éloigner de façon à bénéficier tout de même de la protection des autres.

Hormis Odon de Lusigny qui l’avait accueillie. Marjolaine n'avait guère, au départ, prêté d'attention à ses compagnons de route. D'ailleurs, durant toute la première étape, on avait beaucoup prié afin que Dieu accorde à ces errants un heureux voyage et elle s'était associée passionnément à cette prière commune. Elle lui donnait une occasion nouvelle de remercier le Seigneur pour lui avoir inspiré l’idée salvatrice de rencontrer Sanche le Navarrais. Sans lui, où serait-elle à cette heure? Liée, le désespoir au cœur, à un homme qui lui faisait horreur ou bien morte. La seule idée de ce qui aurait pu lui arriver si elle avait choisi le martyre la réveillait encore la nuit, trempée de sueur et le cœur fou, croyant sentir sur elle pour l’étouffer lentement le poids de la terre grasse.

Elle s’était efforcée de pardonner à son inquiétant neveu, comme l'exigeaient les lois de la pénitence et celles du pèlerinage et, en ce qui la concernait personnellement, elle y était arrivée, mais elle ne pouvait pardonner le crime commis et, moins encore, les souffrances de l'homme dont, à quelques pas derrière son dos, elle pouvait entendre tinter les chaînes. Et si elle espérait de tout son cœur qu'Ausbert Ancelin sortirait vainqueur de l'épreuve, elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que, tôt ou tard, la justice divine s’abattrait, redoutable, sur le véritable coupable.

Passé Longjumeau, ses odorantes tanneries et son joli pont sur l’Yvette, on atteignit le prieuré clunisien de Longpont, élevé un siècle plus tôt par une pieuse dame, Hodierne de Montlhéry, et l'on y vénéra, avant de reprendre la route, une antique statue de la Vierge et de l’Enfant trouvée miraculeusement jadis au creux d’un chêne et déjà l’objet d'un culte fervent au temps des druides.

On y fit aussi l’acquisition d’un nouveau pèlerin : un jeune garçon à l’œil vif et à la mine éveillée dont le nez retroussé s’ornait d’une abondance de taches de rousseur. Il déclara s’appeler Nicolas Troussel, être le neveu du prieur de Longpont et « escholier » de son état ainsi que l'attestaient sa robe de clerc et l’écritoire pendue à sa ceinture. Sous l’œil vaguement scandalisé de ses nouveaux compagnons, il commença, en prenant place parmi eux, par retrousser sa robe dans sa ceinture, montrant de longues jambes maigres mais solides, puis, saluant les dames du petit groupe parisien - en l’occurrence Marjolaine, Aveline, une certaine Modestine Mallet qui faisait le chemin avec Léon, son époux, et une autre femme qui répondait au nom d'Agnès - il envoya à la ronde un ample salut accompagné d’un large sourire. Enfin, empoignant son bourdon, il se mit en marche, sifflant gaiement l'une de ces chansons de toile que les femmes aimaient à chanter en filant.

Il ne siffla pas longtemps. Non sans rudesse Odon de Lusigny lui signifia que seuls les cantiques avaient droit de cité dans les rangs des pieux voyageurs et Nicolas se le tint pour dit.

- C’est dommage, chuchota-t-il à Aveline près de laquelle il avait déjà choisi de s'établir, sans doute par attirance pour leur commune couleur de cheveux. Un cantique n’est pas très entraînant pour marcher d’un bon pas.

- Alors? fit la jeune fille indignée, que venez-vous faire ici, messire? Ne comptez-vous pas prier tout au long du chemin?

- Je compte surtout voir du pays, lui confia Nicolas avec un sourire si désarmant qu'elle n’eut pas le courage de lui en tenir rigueur. Tout seul, je n'irais pas loin. Et j'ai grande envie de voir tout ce qui se cache derrière l’horizon.

Le garçon pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans et ses yeux bruns pétillaient de malice. Marjolaine, qui avait entendu, ne put s’empêcher de sourire sous son voile. Son premier sourire depuis bien longtemps, mais la pensée de faire route avec un compagnon aussi joyeux n’avait, après tout, rien de triste. Quant à Nicolas, il joignit de bon cœur sa voix à celle des autres qui entonnaient le premier cantique de la journée, tandis que l'on repartait, sous un vent léger et frais qui chassait les brumes matinales et laissait espérer un peu de soleil.

A présent, Marjolaine connaissait mieux ceux qui composaient le petit groupe des gens de Paris. Elle savait que le moine revêche et visiblement mécontent de la corvée, qui accompagnait Ausbert Ancelin, se nommait Fulgence. Que le couple de merciers entre deux âges, si pieux qu'ils semblaient ne connaître d’autres paroles que celles de la Bible ou les litanies des saints, avaient pour nom Léon, surnommé le borgne à cause d'un œil perdu dans un accident, et sa femme Modestine.

Il y avait encore un petit homme rond et d'aimable figure nommé Isidore Bautru dont l’aspect extérieur était celui d’un bon vivant que l’on pouvait imaginer placide et qui, cependant, paraissait habité d’une excessive nervosité et d’une perpétuelle inquiétude. Il sursautait au moindre bruit un peu fort et, durant les marches, il ne cessait de se retourner comme s’il craignait de voir arriver quelque chose ou quelqu’un.

Un autre personnage était une veuve d’une quarantaine d’années, Agnès de Chelles, dont le maintien discret et les habits convenables annonçaient une femme de bon lieu, mais dont le visage doux et régulier trahissait une incurable tristesse. Elle parlait peu ou pas du tout, priait tout au long du chemin, mêlant rarement sa voix aux chants religieux, et il n’était pas rare de voir ses yeux se remplir de larmes. Il y avait aussi un malade dont on ne savait rien, sinon qu'il voyageait dans une grande litière fermée, portée par des mules et gardée par quatre hommes aussi muets et aussi peu communicatifs que des portes. Au long de la route, la litière fermait la marche, laissant même une certaine distance entre elle et le cortège des pèlerins. A l’étape, elle était toujours portée largement à l'écart, dans une grange par exemple, et l’occupant n'en sortait pas. On lui portait sa nourriture et seul le chef des pèlerins allait, chaque matin, voir comment il se portait.

Un tel comportement ne pouvait qu'exciter les curiosités. Le bruit courut qu’il s’agissait de quelque grand personnage peu désireux de se mêler au commun de ses compagnons. On le laissa bientôt dans son superbe isolement, encouragé en cela par la mine volontiers hargneuse de ses gardes. Plus tard, on en vint à se poser des questions au sujet de sa maladie et la distance se creusa davantage encore.

Enfin, il y avait un jeune couple qui s’était annoncé comme venant du village de Suresnes, à l'ouest de Paris, et s'en allant remercier Mgr saint Jacques d'avoir fléchi l'humeur contraire de leurs familles qui ne s'aimaient pas. Eux s’adoraient visiblement. L’amour irradiait chacun de leurs gestes, chacun des regards qu'ils échangeaient.

Quant aux autres pèlerins, venus de régions plus lointaines, on ne se liait guère avec eux, les différences de langages ne rendant pas facile la communication. Mais il n'allait pas falloir bien longtemps au jeune Nicolas Troussel pour se procurer une abondante documentation sur les plus intéressants d’entre eux.

Par Orléans où les pèlerins communièrent dans le miraculeux calice de saint Euverte et où Odon de Lusigny les régala du récit des étonnants miracles d’un saint dont bien peu connaissaient l'existence, on gagna Cléry, Beaugency, Blois, Amboise et finalement Tours où il était convenu que l'on resterait au moins trois jours pour se remettre des fatigues du chemin et soigner ceux qui étaient malades ou meurtris.

Aussi il fallut, en dépit des furieuses protestations du frère Fulgence, déferrer et coucher Ausbert Ancelin dont les pieds étaient en sang. L’une de ses blessures s’était infectée et le faisait beaucoup souffrir. Mais si intransigeant était le moine que Marjolaine dut faire appel à l’autorité du chef des pèlerins pour obtenir que le malheureux reçût les soins dont il avait si grand besoin.

Ainsi, en quittant l’église avec Aveline, Marjolaine souhaitait-elle autant s’éloigner d’un importun que rentrer voir comment allait son protégé qu’elle n’avait pas trouvé bien le matin. Ausbert avait de la fièvre et son pied était enflé. En outre, Marjolaine n’avait pas aperçu Fulgence dans la basilique et elle se méfiait à présent de sa hargne : cet homme devait souhaiter que son prisonnier mourût au plus vite, ce qui lui permettrait de regagner Saint-Denis sans faire l’interminable chemin.

Les deux femmes allaient atteindre le porche de l'hôtellerie abbatiale où logeaient les pèlerins quand elles entendirent quelqu'un qui courait derrière elles. En même temps, on appelait :

- Damoiselle! Damoiselle! Je vous en prie, attendez-moi !

Marjolaine tourna la tête et, à son grand mécontentement, s'aperçut que le rustre de tout à l'heure l’avait suivie. Voyant cela, elle hâta le pas au lieu de s'arrêter. Mais l'homme se mit à courir et, s’ils arrivèrent ensemble devant la porte, du moins réussit-il à en barrer l’accès.

- Je vous en prie, souffla-t-il un peu haletant, rien qu’un mot!

- Tout à l’heure, dit la jeune femme, j'ai quitté l’église parce que votre agitation troublait ma prière. Et voilà que vous osez me poursuivre? Je n’ai rien à vous dire. Passez votre chemin!

- Moi aussi je voulais prier et vous m’en avez empêché.

- Quel mensonge éhonté! Moi, je vous ai empêché de prier?

- Vos yeux l’ont fait. Je les ai vus et j’ai oublié Dieu, saint Martin et même ce que j’étais venu faire ici.

- Vous parlez comme un insensé et je n’entends rien à ce que vous dites. Passez votre chemin, vous dis-je!

- Pas sans avoir appris de vous au moins votre nom. Je veux savoir qui vous êtes, d’où vous venez, où vous allez.

- Je vais où Dieu me mène et je n’ai, moi, aucune envie de savoir qui vous êtes.

- Pourtant, je le dirai. J’ai nom Hughes, baron et seigneur de Fresnoy et bien d’autres terres en pays de Vermandois. Jusqu’à ce jour, je me croyais ambitieux et libre. Mais depuis que j’ai vu vos yeux, je ne suis plus libre et n’ai d’autre ambition que de vous servir.

Hughes avait mis tant d’involontaire passion dans ces quelques mots, tant d’inconsciente sincérité que la colère de la jeune femme s’apaisa un peu. Elle sentit qu'en elle quelque chose vibrait d’une curieuse palpitation. Alors elle regarda plus attentivement cet inconnu qui disait des choses folles avec assez de conviction et d’ardeur pour laisser croire que sa vie risquait d'en dépendre.

Elle vit que ce grand gaillard aux yeux farouches mais d'une si joyeuse couleur de feuilles printanières était beau. Dans un genre sauvage peut-être, mais son sourire pouvait avoir toute la gentillesse et l'innocence d’un sourire d’enfant quand le pli ironique de sa bouche ne l'accusait pas.

Malgré elle, Marjolaine lui rendit son sourire, ce que le voile dissimula. Mais ses yeux étincelèrent dangereusement et Hughes crut revoir la mer sous le soleil.

- Sire baron, dit-elle plus doucement, vous ne devez pas prendre souci de moi et moins encore me servir car je suis de plus modeste condition que vous et mon chemin n’est pas le vôtre. Je ne fais que passer ici, en route pour le sanctuaire de Mgr saint Jacques dans les terres lointaines de Galice.

- Oh non! Ne me dites pas que vous voulez aller là-bas, que vous comptez faire cette interminable et dangereuse route, vous qui semblez si fragile, si délicate?

- De plus fragiles que moi l’ont faite. A présent, laissez-moi passer, seigneur. Je vous en ai dit bien plus que je ne le souhaitais.

- Non, puisque vous ne m’avez pas confié votre nom.

- Alors ce seront mes dernières paroles. J’ai nom Marjolaine des Bruyères, damoiselle en effet, mais veuve de défunt maître Gontran Foletier, qui fut pelletier en la grande ville de Paris.

- Je savais bien que vous étiez fille noble, s’écria Hughes, enchanté de son propre jugement. Quant à ce pelletier dont je ne comprends pas... Oh! Laissez-moi vous parler encore.

- Non, coupa derrière lui une voix grave. Plus un mot! Laissez-la en paix.

Hughes, tout de suite furieux, fit volte-face et se retrouva nez à nez avec le grand pèlerin.

- De quoi vous mêlez-vous, compère?

- De ce qui me regarde car je suis le chef de ce groupe de pèlerins. Pour le reste, je suis Odon de Lusigny, chevalier et banneret, ce qui me donne droit de parler d'égal à égal avec un baron. Aussi, je vous dis de laisser cette jeune dame aller tranquillement son chemin car elle a, pour cela, payé bien chèrement. Allez, ma sœur.

Devant Marjolaine et Aveline - qui s’était d’ailleurs désintéressée de la question pour sourire à Bertrand dont la haute silhouette doublait celle de son maître - Odon ouvrit la porte de l’hôtellerie et les fit entrer, puis se disposa à les suivre, mais Hughes l’arrêta.

- Ne pouvons-nous parler encore un moment?

- De quoi, mon Dieu?

- Eh bien, de cette dame, dit Hughes avec une gêne qui lui était bien inhabituelle et qui fit lever les sourcils de Bertrand, témoin muet de la scène. Ne croyez surtout pas, ajouta-t-il vivement en voyant l’autre hausser les épaules, que je lui veuille déplaire ou l’importuner si peu que ce soit. Mais je voudrais en savoir plus. Je n’ai jamais rencontré quelqu'un comme elle.

- Je le crois volontiers.

Mais, soudain, le regard d’Odon de Lusigny s'attacha à l'annulaire gauche de Fresnoy où brillait un large anneau d'or. Il fronça le sourcil.

- Êtes-vous marié?

- Oui, encore que mon mariage soit bien malade.

- Cela ne change rien au fait et, dans ce cas, je ne comprends pas ce que vous pouvez vouloir de dame Marjolaine.

- Je ne le sais pas moi-même, mais ce que je sais bien c’est que ce n’est rien de mal. Simplement, je l’ai vue et il me semble à présent qu’elle fait partie de ma vie.

- Non, vous ne l’avez pas vue vraiment. Vous obéissez seulement au caprice d’un instant. Alors, croyez-moi, le plus sûr moyen de lui plaire c’est encore de suivre le conseil qu'elle vous a donné : allez votre chemin et ne pensez plus à elle.

- C’est impossible! Mais, tout à l’heure, vous avez dit que cette jeune dame avait payé chèrement le droit de suivre sa route en paix. Cela signifiait quoi?

Le grand pèlerin hésita un instant puis, comprenant qu’il ne viendrait pas à bout de cet obstiné sans lui jeter au moins quelques miettes, il se décida.

- Dans notre groupe, nous respectons et admirons beaucoup dame Marjolaine, mais beaucoup moins pour la beauté de ses yeux que pour celle de son âme. Vous n'êtes pas de Paris et vous ignorez qu’elle est veuve depuis peu, que son époux, l’un des plus riches bourgeois de notre ville, est mort assassiné par un homme dont il avait séduit la femme, mais dont on dit aussi qu’il était épris de la très jeune épouse de son rival. Très jeune et très belle.

- Je l’avais compris.

- Non. Vous n’avez rien compris et, comme nous tous, vous ignorez ce que cette pauvre enfant cache sous son voile qu’elle ne quitte jamais. Il paraît que, pour échapper au désir des hommes et demeurer fidèle à son époux, elle a brûlé au vitriol la moitié de son visage. (Le double cri d’horreur d’Hughes et de Bertrand n’interrompit pas son récit et il continua :) Aussi sommes-nous très honorés d’être ses compagnons pour le saint voyage qu’elle accomplit d’ailleurs, non pour elle-même, mais pour le repos de l’âme de son époux et par charité.

- Par charité envers qui?

- Ausbert Ancelin, le meurtrier de maître Foletier, a été condamné à faire le pèlerinage pieds nus et enchaîné. Dame Marjolaine qui est persuadée de son innocence s’efforce de l’assister de son mieux.

- Pourquoi? Elle aime cet homme?

Le regard d’Odon pesa un univers de mépris en se posant sur le baron.

- Je vous parle d’une sainte! Que venez-vous me parler d'amours humaines? A présent j'en ai assez dit. Allez prier au tombeau, baron, et puis retournez chez vous. Nous sommes les errants de Dieu. Vous êtes un homme avide de jouissances terrestres comme je l'ai été moi-même jadis. Un monde nous sépare.

Et, cette fois, tournant résolument le dos à Fresnoy, Odon de Lusigny entra dans l'hôtellerie.


En se dirigeant vers la grande salle où les dames hospitalières logeaient les femmes. Marjolaine passa devant la salle des hommes et s'arrêta, attirée par les éclats de voix qui s'en échappaient car elle avait cru reconnaître la voix aigre du frère Fulgence. Passant alors la tête par la porte entrouverte, elle découvrit la double enfilade d'alcôves fermées par des rideaux verts, vit que celle d’Ausbert Ancelin était ouverte et que le malheureux était le centre inconscient d'une véritable bataille qui mettait aux prises son geôlier et dame Léonarde, la supérieure des hospitalières.

- Cet homme n'est pas là pour se prélasser dans un lit, hurlait le frère, mais pour subir la pénitence d'un crime et apprendre si Dieu entend le laisser en vie. J'exige donc qu'il se lève à l'instant et vienne avec moi faire dévotion au tombeau du saint!

- Et moi je m'y oppose! Se lever quand il n'a même pas sa conscience? Ce malheureux est peut-être mort plus qu'à moitié. Croyez-vous que notre grand saint Martin serait heureux de le voir expirer auprès de son tombeau? Il brûle de fièvre et ne peut poser pied à terre sans de grandes douleurs.

- Tant pis! Si saint Martin souhaite le guérir, il le guérira, mais moi j'ai ordre de veiller à ce qu'il expie son forfait. Et je vais le lever.

Il se penchait pour arracher les couvertures, mais déjà Marjolaine s'était élancée et, les bras en croix, barrait l’accès du lit.

- Et moi je dis que vous n'y toucherez pas, dussé-je ameuter toute l'hôtellerie pour la prendre à témoin de votre cruauté. Vous avez l'ordre de veiller à ce qu’il ne s’échappe pas, à ce qu’il aille jusqu’au bout du chemin; vous n’avez pas reçu ordre de le tuer car je vous rappelle qu’il n’est pas condamné, sinon à s’en remettre au jugement de Dieu. Si le Seigneur veut qu’il meure, il mourra, mais sans votre assistance.

La fureur du moine se tourna instantanément vers elle.

- Une fois de plus, femme, vous vous interposez entre moi et mon prisonnier. Vous oubliez la condition de votre sexe et, en outre, il est impudique, pour une veuve, de porter tant d’intérêt à un homme, surtout quand cet homme a tué son époux.

- Je dis, moi, qu’il est innocent et je ne cesserai jamais de le dire.

- Ce qui vous rend suspecte au premier chef. Vous le défendez trop et l’on pourrait imaginer que votre indulgence n’est peut-être que de la reconnaissance, sinon un sentiment plus tendre. De là à penser qu’il était peut-être votre amant...

- Vous n’avez pas honte, mon frère? tonna Odon de Lusigny qui venait d’entrer dans la salle.

- Honte de quoi? De dire ce que chacun pense?

- Vous aggravez votre cas en proclamant que tous ces braves gens, partis avec nous pour le service de Dieu, nourrissent les mêmes idées sordides que vous. Laissez cet homme, frère Fulgence, j’en aurai soin moi-même, et allez seul au tombeau pour déverser devant lui vos péchés de cruauté, de calomnie et de jugement téméraire. Dieu serait à plaindre s’il n’avait que des serviteurs tels que vous.

- Alors, vous aussi osez vous opposer à moi, le mandataire du très haut et très puissant seigneur Suger, abbé de Saint-Denis?

- J’ose en effet et j’oserai plus encore si vous ne vous tenez en paix. Tant que je mènerai notre troupe, ceux qui la composent recevront de moi aide et secours car je m’en tiens pour comptable. Et personne, moi vivant, n’essaiera de dicter à Dieu sa conduite. Sinon je vais trouver de ce pas l’évêque de Tours qui se trouve être un peu mon cousin pour lui demander de vous relever de votre mission et de me la confier. Choisissez.

- Vous n'avez pas le droit! Vous n'êtes ni prêtre, ni moine, ni...

D’un geste brusque Odon écarta sa robe de pèlerin, découvrant dessous une autre robe plus courte, barrée sur la poitrine d'une grande croix rouge.

- Je suis chevalier du Temple! Moine et guerrier de Dieu, j’ai plus de droits que vous. Et si, pour ce voyage, j’ai choisi d’oublier ce que je suis, ne m’en faites pas souvenir. Et oubliez-le, vous aussi! (Comprenant qu’il était battu, Fulgence choisit de disparaître, tandis qu’Odon refermait sa robe et souriait aux deux femmes.) Puis-je vous demander, mes sœurs, de garder le secret? Il n'a rien de répréhensible car je fais ce voyage par ordre du grand maître, mais je préfère que l'on me croie simple pèlerin.

Rassuré par leurs réponses, il sortit à son tour, tandis que dame Léonarde et Marjolaine revenaient se pencher sur le blessé. Ausbert reposait dans une pénible torpeur traversée par instants de longs frissons et de paroles indistinctes. Il était très rouge et semblait souffrir.

- Il me paraît bien mal, dit Marjolaine inquiète. Ne peut-on rien faire pour le soulager?

- Nous ne faisons que cela, bougonna l’hospitalière. Notre sœur apothicaire renouvelle trois fois par jour l'emplâtre de farine et de miel pour tenter de faire sortir l’humeur de ce pied qui est cause de tout le mal, mais cela ne semble pas donner de grands résultats.

- Si vous permettre, murmura derrière les deux femmes une voix hésitante agrémentée d’un fort accent étranger, je pouvoir peut-être faire quelque chose.

Elles virent alors qu'un petit bonhomme, presque aussi bizarre que son discours, avait brusquement poussé sur les dalles du dortoir. Sur son corps aussi large que haut, il portait une robe qui avait dû être blanche autrefois, mais qui ne se voyait plus guère. Ses cheveux montraient la peau du crâne par une curieuse tonsure en forme de hache. Ils ressemblaient à un toit de chaume frais et retombaient en frange sur son front. Quant à la figure, cuite et recuite par trop de soleil et de vent, elle semblait taillée un peu n’importe comment par un sculpteur négligent qui avait jugé bon de faire obliquer le nez vers la droite. Mais les yeux, du bleu candide des fleurs de lin, trouaient le cuir brun de cc visage comme deux minuscules fenêtres ouvertes sur un ciel d’été.

Voyant que les dames le regardaient avec curiosité, il rit et salua gauchement, les mains au fond de ses manches.

- Vous pouvez quelque chose pour ce malheureux, étranger? demanda Léonarde. Pouvez-vous nous dire qui vous êtes?

- Je être Bran Maelduin. Je venir grande monastère à Bangor, dans l’île d'Irlande. Je savoir un peu médecine.

Le visage sévère de l’hospitalière s’éclaira d’un sourire de bienvenue.

- Nous connaissons bien ici le puissant monastère de Bangor, mon frère. Voici peu de temps, nous avons eu le bonheur d'accueillir ici son ancien prieur, l’évêque d'Armagh. Pardonnez-moi si j’écorche son nom, très difficile : Ma... Malachie, je crois?

L'Irlandais fronça un sourcil indigné.

- Quoi vous dire? Quel nom? Chez nous dire Maol-Maodhog Ua Morgair. Pas difficile du tout. Je être sa cousin et je rejoindre lui, après sacré voyage, chez grand abbé Bernard.

- Si vous préférez parler latin, proposa Léonarde qui avait quelque peine à suivre le discours du petit moine que l'accent rendait d’une audition épineuse.

- Merci grandement mais facilitation coupable! Je ici pour prière et pénitence mais aussi pour le apprendre. Montrer le pied à moi.

De nouveau on souleva l'emplâtre qui couvrait la peau rouge et enflée par l'œdème. Bran Maelduin se pencha dessus, renifla, tâta d'un doigt aussi léger qu’une aile de papillon, hocha la tête et finalement déclara :

- Pas beau. Vous avoir racine... euh... lilia candida?

- Des oignons de lis? Nous en avons au jardin, mais naturellement ils sont enterrés en attendant de fleurir dans un mois.

- Vous chercher ça! dit-il en montrant ses deux mains aux doigts écartés. Vous laver terre, vous porter ici.

- Vous voulez qu’on déterre dix oignons de lis? s'écria Léonarde scandalisée. Mais le frère jardinier ne voudra jamais! Il les réserve pour la Très Sainte Mère de Dieu.

- Si pas déterrer lilia, fit Bran Maelduin péremptoire, bientôt enterrer homme. Chercher racine, cuire deux dans lait et seigle farineux puis mettre sur pied. Trois le jour! ajouta-t-il en montrant trois doigts.

- Il faut faire, trois fois par jour, des cataplasmes avec deux oignons cuits dans du lait avec de la farine de seigle? traduisit Marjolaine. C'est bien cela?

Enchanté d'être si bien compris, l’Irlandais secoua énergiquement la tête et dédia à la jeune femme un large sourire.

- Oui. Il faut faire.

- Eh bien, soupira dame Léonarde résignée, on peut toujours essayer.

Et elle s'en alla circonvenir le frère jardinier. Puis avec l'aide de Marjolaine qui s'était mise à son service, elle prépara le premier cataplasme que l’on appliqua tiède sur le pied du malade sous l’œil approbateur de Bran Maelduin qui s’était institué garde-malade pour surveiller l'effet de son traitement et s’installait sur un tabouret au chevet d’Ausbert, toujours à demi inconscient, après avoir réclamé un grand pot de tisane de sauge qu’il entreprit de lui faire boire.

- Je rester là, dit-il à la jeune femme qui lui demandait s’il avait encore besoin d’elle. Vous pouvoir aller.

Ainsi rassurée sur le sort de son protégé. Marjolaine décida de retourner achever son pèlerinage au tombeau de saint Martin et se rendit dans la salle des femmes pour y chercher Aveline. Mais la petite suivante, trop contente d’un instant de repos, s’était roulée en boule sur sa couchette et dormait avec tant d’application que la jeune femme n’eut pas le courage de la réveiller.

Resserrant son voile autour de sa tête, elle quitta la salle et suivit le large couloir qui coupait en deux l’hôtellerie abbatiale. Elle n’était pas loin de la porterie quand elle s’entendit appeler par une voix timide accompagnée d’un trottinement de souris. Elle s’arrêta et sourit à la petite femme qui accourait vers elle.

- Iriez-vous par hasard à l’église, dame Marjolaine? demanda celle-ci.

- En effet. Je n’ai pas pu, tout à l’heure, aller vénérer le tombeau parce qu’il y avait trop de monde. Cela sera peut-être plus facile maintenant.

- Je n’ai pas pu y aller du tout. J’avais un terrible mal de tête et mon époux était très mécontent d’y aller seul. Puis-je vous accompagner?

- Vous sentez-vous mieux?

- Oui. Et puis si je ne rejoignais pas maître Mallet, il se fâcherait sûrement. Je ne suis pas ici pour me dorloter.

Fidèle à son nom, Modestine était une petite femme sans âge, sans aucun relief et totalement effacée par la personnalité acariâtre de son époux sans laquelle on ne l’eût jamais remarquée. Elle était grise de cheveux, de teint, de vêtements et ressemblait davantage à une ombre qu’à un être vivant. Elle et son mari, Léon Mallet, merciers dans le quartier Saint-Leufroy à Paris, avaient pris le départ pour Compostelle en accomplissement d’un vœu pour remercier de la guérison quasi miraculeuse de Modestine, ainsi qu’ils l’avaient confié à leurs compagnons de route.

A regarder la mine de la mercière, Marjolaine pensa à part elle que, sans doute, elle n’allait pas beaucoup mieux mais qu’elle redoutait suffisamment la colère du mari pour se faire violence. En outre, elle pensait certainement qu’en se faisant accompagner d’une autre femme, Léon ne manifesterait pas trop sa mauvaise humeur en la voyant arriver tellement en retard.

- En ce cas, dit-elle gentiment, allons-y ensemble.

Modestine remercia d’un sourire timide mais, comme toutes deux franchissaient le seuil de la mai-son-Dieu, elle s’arrêta soudain et, très confuse, pria Marjolaine de bien vouloir l’attendre un instant : elle avait oublié son escarcelle dans son alcôve, ce qui l’empêchait de faire aumône comme il se devait.

- Dépêchez-vous, alors, dit la jeune femme un peu contrariée, sinon nous arriverons à la fumée des cierges. Il se fait tard.

- Oh, je n’en ai que pour un instant. Attendez-moi, je vous en prie.

Demeurée seule, Marjolaine poussa un soupir puis se mit à marcher lentement, de long en large, devant la porte. Les yeux à terre, elle ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle.

Et soudain, il y eut un cri, un hurlement même.

- Attention!

Presque en même temps, quelqu’un jeta Marjolaine à terre et elle se retrouva à plat ventre, à demi écrasée par un corps pesant qui, d’ailleurs, la libéra aussitôt. Et, quand il se releva, la jeune femme constata, avec une stupeur indignée, que son agresseur n’était encore personne d’autre que cet insupportable baron de Fresnoy qui, décidément, semblait prendre à tâche de lui être désagréable.

- Encore vous? s’écria-t-elle furieuse. Mais est-ce que vous êtes devenu tout à fait fou? Qu’est-ce qui vous a pris de me jeter à terre? Regardez dans quel état vous m’avez mise? Je suis pleine de boue.

- Mais vous êtes vivante, dit le jeune Nicolas Troussel qui était arrivé au moment même où Hughes avait jeté Marjolaine dans la boue. Une pierre s’est détachée de là-haut, ajouta-t-il en montrant l’espèce de chemin de ronde qui couronnait le mur de l’abbaye. Sans ce seigneur, elle vous arrivait droit dessus. Vous l’avez échappé belle.

En effet, un énorme parpaing occupait la place où la jeune femme se tenait un instant auparavant, menaçant à souhait. Marjolaine regarda tour à tour la pierre et celui qui l’en avait sauvée : l’une avec un frisson de crainte rétrospective et l’autre avec une sorte de gêne. Mais comme il lui tendait la main pour l’aider à se relever, elle accepta. Or, quand cette main nerveuse, chaude et ferme, enveloppa la sienne, elle en éprouva une étrange impression de réconfort. La peur qui lui était venue se dissipait et, si elle eut soudain envie de pleurer, ce fut surtout de soulagement.

- Merci, seigneur, dit-elle timidement. Merci et pardon de m’être montrée grossière.

- Ce n’est rien. N’importe qui aurait réagi de même façon dans de pareilles circonstances.

Cependant, l’accident avait fait quelque bruit. Des passants s’étaient arrêtés, deux dames hospitalières étaient sorties de l’hôtellerie et aussi Modestine qui accourait, sa bourse à la main. Les trois femmes s’empressèrent autour de Marjolaine qu’elles firent rentrer dans la maison pour l’aider à se nettoyer et la faire reposer après une telle émotion.

Avant qu’elles ne fussent rentrées, pourtant, Hughes arrêta l’une d’elles.

- Est-ce donc en si mauvais état là-haut? demanda-t-il en désignant le sommet de la maison.

- Pas vraiment. C'est seulement en réparation. Le gel de cet hiver a fait éclater des pierres. Je ne comprends pas comment l'une d’elles a pu se détacher car les travaux sont très avancés. De toute façon, je vais demander que l’on aille vérifier. Cette jeune femme aurait pu être tuée.

C’était exactement l'avis d’Hughes et, en rejoignant avec Bertrand leur auberge des bords de Loire, il ne put s’empêcher de livrer le fond de sa pensée :

- J’ai peut-être trop d'imagination, mais je me demande si cette pierre s’est détachée toute seule. Encore que je ne voie pas du tout pourquoi ou qui pourrait en vouloir à la vie de cette jeune dame!

- Il y avait quelqu'un, dit Bertrand. Quand la pierre est tombée, j’ai aperçu une vague silhouette qui a disparu aussitôt.

- Tu en es sûr?

- D'avoir vu quelqu’un, oui. Mais qu’il ait poussé la pierre, non. Néanmoins il est difficile de ne pas faire le rapprochement.

- Autrement dit, tu penses qu’il s'agit bien d'une tentative de meurtre. Mais alors qui? Et pourquoi? Tu as entendu le grand pèlerin, tout à l’heure. On la vénère presque. Et puis, qui peut vouloir fermer de pareils yeux?

Il y eut un instant de silence troublé seulement par le pas tranquille des chevaux. Puis Bertrand osa demander :

- Elle vous plaît beaucoup, n’est-ce pas?

- Je ne sais pas. Je sais, oui, qu’elle m’attire sans que je puisse comprendre pourquoi. Il y a ce merveilleux regard, sans doute, et toute cette grâce et la soie de ses cheveux.

- Il y aussi ce voile qu’elle porte continuellement, ce voile qui cache sans doute une affreuse brûlure. Peut-être ne pourriez-vous même pas soutenir la vue de son visage si elle le découvrait pour vous.

- Tu me prends pour une femmelette? J’en ai déjà vu des blessures horribles. J'ai vu aussi des lépreux et je n’ai jamais seulement fermé les yeux en face des pires abominations. Et puis là n’est pas la question. Ce que je veux savoir, c’est qui peut vouloir détruire aussi froidement une créature fragile dont chacun prétend qu'elle est noble et d'âme haute.

- Peut-être, après tout, sommes-nous en train de nous faire un conte. Je n'ai peut-être aperçu qu’un ouvrier passant sur le chantier et il se peut qu’une pierre, mal posée, se soit détachée juste à cet instant. Il y a des coïncidences.

- Mais tu n’y crois pas. Et moi non plus.

- Alors, tout ce que nous avons à faire c'est aller prévenir le seigneur Odon de Lusigny, le chef des pèlerins, des soupçons qui nous sont venus. Après tout, c’est à lui de veiller sur son troupeau. Il devra prendre des précautions, veiller plus étroitement sur cette dame. Mais j’ai bien peur qu’il ne nous traite d’illuminés.

Les deux hommes longeaient la Loire et, d’un accord tacite, s’arrêtèrent sur une levée herbue qui descendait doucement jusqu’à l’eau. Le fleuve, encore gros des récentes pluies qui avaient lavé le paysage et nourri l’herbe jeune, roulait des eaux jaunâtres entre les doux coteaux où s’installait le printemps. Le soleil encore timide jouait à cache-cache parmi des nuages blancs et faisait de la Loire un fleuve de nacre traversé d’étincelles. En face d’eux, au-delà de l’île que le grand pont reliait aux deux berges, ils pouvaient voir s’étager les blanches maisons de ce qui n’était plus que le faubourg de Saint-Symphorien après avoir été le berceau même de Tours, et les imposants bâtiments de la grande abbaye de Marmoutier, jadis fondée par saint Martin lui-même. Elle était en passe de devenir l’une des plus puissantes de la chrétienté depuis que le pape Urbain y était venu, en 1095, prêcher la croisade sainte. C’était un tableau d’une grande beauté et d'une paisible majesté.

Mais, de tout cela, Hughes ne voyait pas grand-chose, s’il se laissait volontiers baigner par cette douceur de lumière et de paysage. Il suivait des yeux le vol bleu-vert d’un martin-pêcheur souligné de l’éclair argenté du poisson que l’oiseau venait de pêcher. Et il crut voir une larme au bord des yeux qui l’avaient ensorcelé.

Descendu de cheval, Bertrand vérifiait la sangle de sa selle ou faisait semblant, et ne disait rien, respectant un silence dont il savait qu’il était toujours malsain de le troubler quand le baron choisissait de se taire...

- Écoute, dit enfin Hughes, nous allons ici nous séparer.

Les doigts de l’écuyer marquèrent un arrêt, mais il ne dit rien, attendant ce qui allait venir.

- Tu vas rentrer à Fresnoy et tu diras à sire Gerbert qu’il devra veiller sur mon fief plus longtemps que je ne le pensais.

- Combien de temps? fit Bertrand d’une voix égale.

- Je ne sais pas. Le temps qu’il faut pour aller à Compostelle de Galice et en revenir, si Dieu m’accorde d’en revenir. Tu aideras et serviras mon frère de ton mieux et puis tu iras aussi voir l’évêque Martin pour lui dire que, touché par la grâce, j’ai décidé de ma propre volonté d’allonger la pénitence qu’il m’avait imposée.

- Vous voulez partir, après-demain, avec le pèlerinage?

- Oui. Et n’essaie pas de m’en dissuader. Tu as raison, je pourrais prévenir Odon de Lusigny, le prier de veiller sur Marjolaine, mais il mène une troupe trop nombreuse pour pouvoir se consacrer à une seule personne. Et moi, je ne vivrai plus tranquille si je la sais en danger! Je veux moi-même veiller sur elle. Et ne me dis pas que je suis fou! Il est possible que je le sois mais, outre que personne n’aime se l'entendre dire, je tiens à ma folie.

- Aussi ne le dirai-je pas, mais...

- Pas de mais! Je ne veux rien entendre. Je suivrai les errants de Dieu et toi, tu rentreras au logis.

- Non!

Les yeux fulgurants d’Hughes se posèrent, hautains, sur le visage paisible de son écuyer.

- Qu’as-tu dit? J’ai mal entendu.

- Je ne crois pas. J’ai dit non. C’est clair. Cela veut dire que je ne retournerai pas à Fresnoy. Pas sans vous en tout cas. Et ne me dites pas que vous pourriez me faire périr sous le fouet pour avoir refusé de vous obéir, cela aussi je le sais. Seulement vous n’avez plus aucun droit sur moi dès l’instant où je suis touché par la grâce, moi aussi. Depuis un instant, en effet, je me sens pèlerin dans l’âme. Et il serait injuste à vous, criminel même, de vous en aller quérir votre salut en me refusant à moi le droit de faire en même temps le mien.

Jamais de sa vie Bertrand n’avait prononcé si long discours et Hughes, stupéfait, avait suivi ce flot de paroles, débitées d’un ton tranquille d’ailleurs, sans trouver seulement la force de l’interrompre.

- Tu n’as jamais autant parlé, Bertrand!

L’autre sourit de son curieux sourire qui se contentait d’étirer les lèvres sans découvrir les dents.

- Je ne parle que dans les grandes circonstances ou quand le jeu en vaut la chandelle. Il est probable que cela ne me reprendra pas avant longtemps. Ainsi donc, nous partons ensemble avec les pèlerins. Vous savez qu’il faut que le chef nous accepte?

- S’il refuse, nous suivrons de loin. Nul ne peut nous empêcher d’aller où nous le voulons. Le chemin est à tout le monde et le saint ne refusera pas un dévot de plus.

- Même si ses desseins sont de terrestre amour et non d'amour divin?

- Cela, je le saurai là-bas. s’écria Hughes avec passion. S’il agrée ma prière, Mgr saint Jacques fera un miracle de plus. Il guérira cette fleur blessée que l’on appelle Marjolaine.

Halte à Sainte-Catherine-de-Fierbois

Le traitement de Bran Maelduin opéra sur Ausbert Ancelin une sorte de miracle. En vingt-quatre heures, l’abcès mûrit et commença à suinter. Le petit moine Irlandais l’incisa alors avec une parfaite habileté, le vida autant que possible, lava la plaie avec du vin, puis plaça un nouvel emplâtre destiné à favoriser l’expulsion des sanies qui pourraient se former encore et finalement pansa le tout de linge propre.

Cette opération n’alla pas, bien sûr, sans déchaîner l'indignation du frère Fulgence qui surveillait son prisonnier comme un chien veille sur son os et déclarait furieusement toutes ces « douilletteries » incompatibles avec une pénitence subie selon la règle. Mais, à toutes ses injonctions, Bran Maelduin se contentait de répondre : « Je ne pas comprendre », préférant de beaucoup laisser l'autre débattre la question avec Odon de Lusigny, dame Léonarde. Marjolaine et Nicolas Troussel qui s’étaient pris d’un prodigieux intérêt pour l’homme à la tonsure en forme de hache. A eux quatre ils formaient autour du blessé un barrage difficile à franchir. Mais quand Fulgence, le pansement dûment mis en place, tenta une fois de plus d’arracher Ausbert à son lit, l’Irlandais, qui s'était écarté de quelques pas pour laver ses mains tachées de sang, se déchaîna. Attrapant son confrère par le col de sa robe, il lui fit en même temps un vigoureux croc-en-jambe qui l'envoya à terre avec la vitesse de l'éclair.

- Miserere mei, frater, fit hypocritement Bran Maelduin, employant le latin pour être bien certain d’être compris, tandis que son adversaire se relevait péniblement, encore éberlué de ce qui venait de lui arriver. Si vous voulez qu’il marche demain, il faut le laisser tranquille encore cette nuit, ajouta-t-il dans la même langue.

- Eh bien, nous verrons demain. Mais il faudra bien qu'il marche, dussé-je ameuter la foule contre vous.

Quand vint, pour les pèlerins, l'heure de quitter la maison-Dieu, une scène analogue faillit se reproduire lorsque Fulgence exigea que les fers, enlevés au pénitent pour pouvoir soigner son pied enflé, lui fussent remis. Bran Maelduin protesta. Il se mettait même en position de combat quand Ausbert Ancelin lui-même s'en mêla.

- Laissez-le me les remettre, mon frère, dit-il doucement à son irascible défenseur. Je crois que je pourrai les supporter puisque ma cheville n'est plus enflée. C'est déjà beau que vous ayez réussi à me soigner et à chasser le mal. Je vous en ai grande et profonde gratitude. Mais à présent je dois me soumettre. Vous vous feriez un ennemi.

Les fers furent remis, puis les choses recommencèrent à se gâter. Fulgence exigeait que les linges fussent ôtés : Ancelin devait aller pieds nus. Alors les hurlements indignés de Bran Maelduin en appelant à la justice divine contre la cruauté du moine qui voulait sans doute infecter de nouveau le pied blessé roulèrent sous les voûtes de la salle et ameutèrent tous les pèlerins dont certains étaient au réfectoire et d'autres déjà dans la cour. Odon de Lusigny accourut et régla définitivement le conflit en décidant que le pansement resterait en place.

- Il ne s'agit pas d'une chaussure, mais d'une protection contre la saleté. L'autre pied demeurera nu. Quant à vous, mon frère, c'est le dernier avertissement que je vous donne. Ou vous cessez de tourmenter cet homme, ou je vous chasse. Sœur Léonarde, veuillez, s’il vous plaît, trouver une paire de béquilles pour cet homme afin de l’aider dans une marche qui, de toute façon, sera pénible.

Aux premiers rayons du soleil qui se levait au milieu de la plus rose aurore, les pèlerins se retrouvèrent devant la basilique afin d'entendre la messe et de recevoir les dernières bénédictions avant de prendre le chemin du Sud. La halte de Tours avait fait grand bien à tous. Les mines des bien-portants étaient reposées, les malades avaient repris des forces, les vêtements avaient été dépoussiérés, nettoyés, le linge lavé et, dans les besaces et les panières, fromage et pain frais libéralement distribués par les gens de la ville attendaient l’occasion de réconforter les voyageurs, tandis que les gourdes s’étaient emplies d’un joyeux vin de Loire, présent de l'évêque. Les pauvres avaient reçu aumône en vue des gués et des péages à venir et tous se sentaient pleins de courage pour entamer la seconde partie du chemin.

Cela s'entendit à l'ardeur que l’on mit dans les répons et les chants de la messe célébrée devant le grand portail afin que tous puissent y avoir part.

Pour la première fois depuis que l'on avait quitté Paris, Marjolaine suivit l'office sans vraiment s'y intéresser. L'accident qui avait failli lui coûter la vie en était cause en grande partie. Elle en avait été profondément troublée. D'abord pour une raison quasi superstitieuse, voyant dans cette pierre tombée sans raison du ciel un signe de mécontentement du Seigneur. Durant la nuit d'insomnie qui suivit, elle avait cherché la raison profonde d'une si haute désapprobation. En quoi avait-elle irrité Dieu? Était-ce en se prêtant à une supercherie pour échapper à un sort que, peut-être, « on » lui avait de tous temps destiné? Était-ce en tentant de secourir un homme condamné par l'Eglise? Encore que cette dernière hypothèse lui parut improbable puisqu'elle avait, de ses propres oreilles, recueilli l'aveu cynique du véritable coupable. Alors?

Au matin, elle était presque décidée à abandonner le pèlerinage, à retourner à Paris, à arracher la fausse cicatrice qui tiraillait sa joue et à s'abandonner finalement à la justice divine quand Colin était apparu. Très sombre, il avait commencé par tancer vertement Aveline en lui reprochant de ne pas veiller suffisamment sur sa maîtresse et de se prélasser tandis qu'elle courait seule les pires dangers. Il criait si fort que Marjolaine, indisposée, avait crié encore plus fort que lui. Qu’est-ce qu'il lui prenait de s'attaquer à une innocente? Et en quoi la présence d'Aveline eût préservé sa maîtresse d'une pierre en train de glisser?

- En rien, fit Colin. Mais elle est là pour vous aider et, comme moi-même, pour veiller à ce qu'il ne vous arrive rien. Je m'en veux assez de ne pas avoir fait mon service avec assez d'attention. Mais elle non plus. Désormais, il y en aura toujours un de nous deux qui surveillera vos entours : devant, derrière, au-dessus et sous vos pieds.

- Es-tu devenu fou? C’était un accident simplement.

- Non. On a tenté de vous tuer. C’est le seigneur qui vous a sauvée qui me l’a dit, assez durement d'ailleurs, en m'accusant de ne pas faire mon travail. Et il avait raison.

- Il t'a dit qu'on avait voulu me tuer?

- Exactement. Son écuyer a vu quelqu’un près de la pierre au moment où elle est tombée.

- C'est impossible. Qui peut en vouloir à ma vie?

- Je n’en sais rien. Lui non plus d’ailleurs, mais je vous jure que je vais ouvrir l'œil et quiconque tentera la moindre chose contre vous y laissera ses os.

Ayant ainsi appris que le fameux signe du Ciel n’en était pas un. Marjolaine ne s’était sentie que très peu soulagée. Simplement ses questions sans réponses possibles avaient changé d’objectif. Et elle eût peut-être passé une seconde nuit blanche si Aveline, agacée de la sentir s’agiter, se tourner et se retourner sans cesse, n’avait fini par lui faire avaler une tisane calmante qu’elle était allée demander à dame Léonarde.


Le jour qui se levait promettait d’être clair et, dans la lumière pure du matin, prières et chants semblaient monter plus droit, plus aisément que d’habitude. Quand le temps était ainsi, Marjolaine adorait ces instants offerts à Dieu où la route de la journée semblait mener vers quelque paradis. Pourtant, ce jour-là, le cœur de la jeune femme demeurait inquiet et plus lourd qu’il ne l’avait été depuis le départ car, en arrivant sur le parvis, la première personne qu’elle aperçut fut le seigneur de Fresnoy et, en le revoyant, elle éprouva une curieuse émotion.

Un grand manteau sombre négligemment rejeté sur ses larges épaules, découvrant une simple tunique de laine noire ceinturée de cuir et d’argent, il se tenait très droit sur sa selle et semblait attendre quelque chose. Les longues mèches noires de ses cheveux brillaient comme la robe de son cheval dans les premiers rayons du soleil et la peau de son visage dur parut à la jeune femme refléter un peu de cette lumière nouvelle. Quand elle entra dans son champ de vision, elle reçut le choc de son regard vert, soudain étincelant, qui s’attacha à elle et ne la lâcha plus.

Troublée sans trop savoir pourquoi, apeurée même, comme devant un danger encore caché mais que les nerfs devinent, elle pressa le pas en détournant les yeux pour atteindre les rangs les plus proches de l'autel, ce qui était pour elle une manière de se protéger. Mais le poids du regard vert demeura sur sa nuque et elle en eut une conscience aiguë. C’était comme une brûlure à laquelle il était impossible d’échapper.

Elle n’eut pas longtemps à se demander pourquoi l’étranger était là car, aussitôt, elle entendit sa voix toute proche. Il discutait avec Odon de Lusigny auquel il venait de remettre l’agrément de l’évêque de Tours l’autorisant à prendre part au voyage vers Compostelle, ainsi que le voulait la règle pour chaque pèlerin. Or, cette recrue ne semblait guère convenir au templier et, malgré elle, Marjolaine tendit l’oreille pour deviner ce que les deux hommes se disaient.

- Je croyais vous avoir conseillé de retourner chez vous, sire baron, reprochait Odon de Lusigny. D’où vient que je vous retrouve ici à cette heure et décidé à vous joindre à nous?

- Ne puis-je, entraîné par l’exemple, avoir choisi de faire avec vous quelques pas sur le chemin du salut? La route est à tout le monde, mon frère, et chacun peut choisir de s’y engager quand bon lui semble.

La voix, ironique, arrogante même, n’avait pas grand-chose de l’humilité requise pour entamer un voyage pieux. Peut-être Fresnoy cherchait-il à prendre le chef des pèlerins au piège de la colère mais il n’y réussit pas.

- Sans doute. Pourtant, avant de vous autoriser à vous mêler à ceux que je mène, je désire savoir quel est le but réel que vous poursuivez car si vous souhaitez seulement porter le trouble dans une âme innocente et chercher à l’entraîner dans le péché, je ne vous accueillerai pas.

- Sa Grandeur l’évêque de cette ville m’a autorisé...

- J’ai vu, mais cela ne suffit pas. Vous savez très bien qu’il vous faut aussi mon agrément. Tout au moins pour vous mêler à nous car je n’ai, comme vous le dites, aucun pouvoir pour vous empêcher de suivre telle ou telle route.

Il y eut un court silence durant lequel Marjolaine lutta contre l’envie de se retourner pour voir les deux hommes. Puis elle entendit :

- Je voudrais vous parler un instant à l’écart. Ce que j’ai à dire n’est pas pour toutes les oreilles.

- Alors faites vite car la messe va commencer.

Force fut à Marjolaine de refréner sa curiosité, une curiosité qui la poussa cependant à tourner la tête pour voir Hughes de Fresnoy et Odon de Lusigny retirés sous l’auvent d'une maison et parlant avec animation. Ce fut bref. Un instant plus tard, le chef des pèlerins revenait prendre sa place au pied de l’autel. Marjolaine l'avait entendu dire assez haut, quand il avait quitté son interlocuteur :

- Soit! Vous marcherez à l'arrière du cortège avec les cavaliers car nous avons beaucoup de femmes et guère de défenseurs pour les mauvais passages. Mais veillez à ce que je n’aie rien à vous reprocher.

- Lui reprocher quoi? chuchota Aveline qui apparemment s’était intéressée elle aussi à la scène. Je ne comprends pas pourquoi sire Odon traite si mal ce beau seigneur qui vous a parlé si doucement et vous a sauvée. Moi je suis très contente qu'il vienne avec nous.

Marjolaine ne put s'empêcher de sourire.

- Te plairait-il?

La petite rougit.

- C’est un seigneur. Je n’oserais... Mais son écuyer est assez bel homme. Cela va être agréable de faire le chemin avec eux, ajouta-t-elle avec une satisfaction que sa maîtresse s’empressa de calmer.

- C’est surtout Colin qui fera route avec eux. Moi, j'ai décidé de continuer à pied le plus possible et j’espère que tu en feras autant.

- Oh! pourquoi?

- Parce que nous n’allons pas cueillir des fleurs en compagnie d’aimables jouvenceaux comme on le fait quand revient le mai nouveau. Nous allons prier au tombeau d’un apôtre du Christ. Ne confonds pas. Et tais-toi. La messe commence.

Le chant de l’« Asperges me... », saluant l’arrivée du clergé, noya le gros soupir de la petite Aveline.


Quand la troupe des marcheurs de Dieu s’ébranla pour s’engager dans la route du Sud et, surtout, quand franchi les portes de Tours on atteignit le passage du Cher, Marjolaine vit que l’on était plus nombreux qu’à l’arrivée dans la ville de Martin. Une dizaine de nouveaux pèlerins avaient rejoint la troupe venue de Paris. Des gens simples sans doute car ils allaient à pied, à l’exception du seigneur de Fresnoy, bien sûr, que la jeune femme pouvait voir, chevauchant avec son écuyer en queue de convoi, non loin de la fameuse litière aux rideaux si bien clos.

- Les nouveaux, sait-on d’où ils viennent? demanda Modestine qui trottait auprès de Marjolaine qu’elle entourait, depuis l’histoire de la pierre, de soins timides, se reprochant d'avoir, par le retard qu’elle lui avait imposé, failli être cause d’un grave accident.

Pour sa part, Marjolaine aurait préféré qu’elle l’entourât un peu moins car, à la longue, la pauvre Modestine bavarde et un peu sotte pouvait se révéler fatigante, mais elle avait pitié d’elle car son époux montrait une tendance certaine à la rudoyer. C’était charité que permettre à la mercière de fixer quelque distance entre elle et son Léon, rendu d’ailleurs parfaitement infréquentable par des douleurs dentaires qui l’avaient pris dans la nuit.

- Ma foi, je ne sais pas, répondit Marjolaine. Je viens seulement de m’apercevoir de leur présence.

- Je peux vous répondre, dit Nicolas Troussel qui cheminait auprès du moine Irlandais à quelques pas derrière les trois femmes. Il y en a trois qui viennent de Bretagne, les autres sont d’Anjou ou des marches de Normandie. Seul, ce grand pèlerin que vous voyez cheminer en tête auprès de messire Odon vient de Bourgogne.

- De Bourgogne? s'étonna Bran Maelduin. Cela faire un grand détour.

- Il en a fait un plus grand encore car il arrive d’un lieu saint, la montagne où l’on prie Mgr saint Michel au-péril-de-la-mer. Peut-être achève-t-il par Compostelle un pèlerinage circulaire aux grandes églises?

- Oh, c’est un grand pèlerin alors, dit Modestine. Cela explique pourquoi il marche auprès de messire Odon qui semble lui montrer honneur et considération.

- Oui. C’est assez étonnant d’ailleurs car ce n’est qu'un simple charpentier.

Marjolaine regarda le garçon avec une curiosité amusée.

- Seigneur! Mais comment arrivez-vous à savoir tant de choses en si peu de temps?

- J’observe, gracieuse dame, et je me renseigne.

- C’est possible. Ainsi, pour ce nouveau venu, qu’avez-vous observé et auprès de qui vous êtes-vous renseigné?

- Mais, auprès de lui-même. J’avais remarqué le grand sac qu’il porte et d’où sortent des manches d’outils. Alors je lui ai demandé qui il était. Il m’a répondu très civilement qu'il se nommait Bénigne Prêt-à-bien-faire, natif de Dijon et charpentier passant du Saint Devoir.

- Passant du Saint Devoir? Qu’est-ce que cela veut dire?

Nicolas repoussa son bonnet et se gratta la tête avec une grimace comique.

- Ça, je n’en sais rien car je n’ai pas eu le temps de le lui demander, la messe commençait. Mais, n’ayez crainte, je me renseignerai.

La voix d’Odon entamant le chant de marche des pèlerins pour scander l’effort que représentait la montée du plateau de Champeigne. Marjolaine joignit machinalement la sienne à celles des autres, bien plus par habitude que par conviction. Elle n’avait nul besoin d’un cantique pour grimper la faible pente de l’antique voie romaine dont les dalles, où avait jadis couru le char de César, affleuraient encore de loin en loin. Marcher dans ce joli matin traversé du vol rapide des oiseaux libérés de l'hiver lui semblait l’exercice le plus agréable du monde. Et c’eût été plus doux encore sans les voix souvent mal accordées de ses compagnons de route car elles n’ajoutaient rien, bien au contraire, à la grâce d’une campagne en train de reverdir. C’eût été tellement mieux de cheminer en silence afin de mieux écouter les bruits paisibles de la terre et du ciel. Il y avait longtemps, bien longtemps en vérité, que Marjolaine n’avait ressenti pareille joie intérieure.

Elle pensa que cette joie était due, peut-être, à la sainteté du voyage, à l’espoir de l’éblouissement final lorsque l’on atteindrait la ville sanctifiée. Mais, tout à coup, elle se retourna comme si une voix secrète le lui avait impérieusement commandé. Et par-dessus le moutonnement des têtes, elle rencontra le regard du chevalier et n’en éprouva nulle colère. Tout au contraire, il lui parut que son allégresse augmentait encore. Circonstance qu’elle se hâta de se reprocher sans pour autant s’en trouver plus triste.

Vers le milieu du jour on passa l’Indre, sous la protection du gigantesque donjon carré de Montbazon. La forteresse appartenait au puissant comte d’Anjou dont les gens veillaient sévèrement à ce qu’on laissât passer les pèlerins sans péage. On avait alors parcouru trois lieues et Marjolaine se sentait un peu lasse. Mais elle n’en refusa pas moins fermement de rejoindre ses mules, non loin desquelles chevauchaient le baron et son écuyer. Le regard vert était suffisamment dangereux de loin. Elle craignait de l’approcher de trop près. A la longue évidemment, cela risquait de poser un problème : allait-elle devoir faire entièrement à pied le long chemin jusqu’à Compostelle?

Apparemment, Aveline pensait de même. Ses yeux se tournaient fréquemment vers Colin, les mules et les cavaliers de l'arrière. Un soupir, alors, lui échappait que Marjolaine se refusait à entendre.

Passé l’eau, on s’arrêta au revers d’un talus pour manger un peu de pain et de fromage. Colin rejoignit sa maîtresse avec les provisions, mais ne réussit pas plus qu’Aveline à la convaincre d’achever l’étape du jour plus confortablement. Elle refusa de les entendre et les planta là pour s’en aller porter un peu de fromage et de vin à Ausbert Ancelin auquel Fulgence ne tolérait que le pain et l’eau claire.

Elle trouva le pénitent effondré au bord du chemin. En dépit des béquilles procurées par le chef des pèlerins, les trois lieues de route avaient représenté une trop rude épreuve pour un homme tout juste sorti de la fièvre. Auprès de lui, Fulgence essayait, avec une maladresse agacée, de lui fourrer un morceau de pain dans la bouche, mais sans y parvenir.

Repoussant le moine, Marjolaine s’agenouilla auprès d’Ausbert et prit sa tête sur ses genoux sans qu’il parût seulement s’en apercevoir. La souffrance était inscrite sur les traits ravagés de son visage, dans le cerne qui marquait ses yeux clos. Il respirait difficilement et paraissait privé de conscience.

La jeune femme voulut approcher de ses lèvres serrées un gobelet de vin, mais s’attira aussitôt la protestation de Fulgence.

- Il est au pain et à l’eau de pénitence, s’écria-t-il en essayant de s’emparer du gobelet.

Mais, avec une vigueur inattendue chez une délicate jeune femme, Marjolaine le repoussa.

- Et il mourra ici même si l’on ne fait quelque chose. Tenez-vous tranquille, mon frère!

- Ce sera alors la volonté de Dieu, fit l’autre, têtu.

- La volonté de Dieu n’a jamais exigé que l’on manque à la charité. Il serait temps, pour vous, de revoir vos vertus théologales. Vous en faites un curieux usage.

Ne parvenant pas à faire boire Ancelin qui, en fait, était évanoui. Marjolaine se redressa, cherchant des yeux Odon de Lusigny et le moine Irlandais. Mais l’un et l’autre s’étaient éloignés vers l'arrière du convoi où une contestation s’était élevée avec des gens de Bretagne dont l’Irlandais parlait la langue. Par contre, elle ne vit pas Hughes qui l’avait suivie et se tenait à quelques pas. Il s'approcha.

- Laissez-moi vous aider, dame, puisque apparemment vous tenez tant à secourir ce misérable, dit-il.

Elle le foudroya du regard.

- Qui vous permet de le traiter de misérable? Vous ne savez rien de lui.

- Vous ne croyez pas que ce n’est pas le moment d’en discuter? S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Laissez-moi faire!

A son tour, il s’agenouilla sans que, cette fois, Fulgence impressionné par sa grande mine osât protester. Quelques claques appliquées sèchement mais sans brutalité ramenèrent le malade à la conscience. Il entrouvrit les yeux. Hughes s’empara alors de sa tête et réussit à lui faire absorber un peu de vin, ce qui ramena un semblant de couleur à ses joues blêmes.

- Comment te sens-tu? demanda le baron.

- Un... peu mieux... merci... seigneur.

- Faites-lui manger son pain, bougonna Fulgence, nous allons bientôt repartir. Puis on le remettra debout.

Les deux jeunes gens s'efforcèrent de faire absorber au malade un peu de pain et de fromage, mais la nourriture avait du mal à passer. Visiblement, Ausbert faisait de grands efforts pour faire plaisir à ceux qui voulaient le secourir. Au bout de trois ou quatre bouchées, d’ailleurs, il refusa avec un semblant de sourire timide.

- Je ne peux pas, pardonnez-moi!

- Alors debout! dit Fulgence. Il est temps.

Le saisissant sous les bras, il l'obligea à se relever, lui glissa les béquilles mais, dès l’instant où il le lâcha, Ausbert verdit et s’écroula de nouveau.

- Quoi lui faire encore? s’écria Bran Maelduin qui accourait, ayant vu la scène de loin. Je être absent la minute et lui commettre le abomination.

A son tour, il se penchait sur le malade dont Fulgence d’ailleurs s’écartait.

- Vous voyez bien tous qu'il est à moitié mort. Je vais l’absoudre de ses péchés et le laisser achever sa triste vie ici, en paix à la face de Dieu. On va le porter sous cet arbre.

Le petit moine Irlandais se releva comme si un serpent l’avait piqué.

- Je jamais laisser mort pas encore mort et même tout à fait mort! Je ensevelir alors.

Il s'affairait de nouveau. Ayant réclamé un peu de vin à Hughes, il y jeta une poudre prise dans sa besace, mélangea le tout et obligea Ausbert à en boire une bonne gorgée. Pendant ce temps, Marjolaine avait appelé Colin et lui avait ordonné d’amener la mule qu’elle ne montait pas.

- Si nous ne voulons pas retarder tout le monde, dit-elle à Bran Maelduin, le mieux serait d'installer maître Ancelin sur cet animal. Ainsi, il atteindrait sans trop de souffrances l’étape de ce soir où il pourra de nouveau recevoir vos soins.

Naturellement, le frère Fulgence ne l’entendait pas de cette oreille et il le fit savoir hautement. Qui avait jamais ouï parler d'un pénitent condamné à marcher à pied et qui se prélassât sur une mule comme un chanoine? Lui vivant, en tout cas, pareille chose ne se verrait pas! On laisserait l’homme mourir tranquille sous un arbre. Une dispute suivit cette prise de position. Dispute qui aurait pu s'éterniser si Hughes, perdant soudain patience, n'avait empoigné le moine par sa robe et, après l’avoir secoué d’importance, ne l’avait jeté à terre. Puis, tirant son glaive, il le mit sous la gorge de Fulgence.

- Vous vivant, dites-vous, saint homme? C’est une chose qui peut s’arranger très vite si vous ne vous taisez pas.

- Je suis un moine, un homme de Dieu! On ne tue pas les serviteurs du Seigneur, bredouilla sa victime.

- J’en ai déjà tué un et j’ai payé pour ça. Ce pèlerinage que je n’avais pas prévu constitue une pénitence suffisante pour me permettre d’en tuer un autre. A présent, si vous préférez nous quitter et rentrer à Paris, personne ne vous en empêche. Vous avez ma parole de chevalier que cet homme, s’il vit, ira à Compostelle.

- Non, je dois rester avec lui jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

- Tiens donc! Ai-je rêvé ou bien parliez-vous à l’instant de le laisser mourir seul sous un arbre?

- Vous n’avez rien compris! Et ôtez cette épée, vous me blessez.

- A une seule condition : cessez de vous occuper de cet homme. Contentez-vous de le suivre sans plus vous mêler de rien, ni de sa santé ni de sa nourriture. On y pourvoira. C’est promis?

Fulgence hésita un instant, mais la pointe de l’épée avança un tout petit peu et la peur le prit, d’autant plus forte que, parmi ceux qui regardaient, personne ne pipait mot ou ne faisait le moindre geste pour l’aider.

- Promis! soupira-t-il enfin, mais à condition qu’il continue le chemin pieds nus et enchaîné comme il a été prescrit par le seigneur abbé de Saint-Denis.

- C’est d’accord! Sur une mule, ses pieds nus ne blesseront guère.

Hughes remit le glaive au fourreau puis, aidé de Bran Maelduin, enthousiaste et l’œil pétillant de joie, il installa Ausbert sur la mule de Marjolaine vers laquelle enfin il se tourna.

- Vous voilà démontée, dame, dit-il gentiment. Prenez mon cheval.

Les grands yeux couleur de mer qui l'ensorcelaient lui sourirent et ce fut sa récompense.

- J’ai deux autres mules, messire. Je ne marche donc que parce que je le veux bien. Mais grand merci de votre offre et de votre aide.

Odon de Lusigny revenait en compagnie de Bénigne le Charpentier. Les pèlerins, leur repas achevé, se relevaient sur une prière d'action de grâces. Hughes, laissant Marjolaine cheminer à son gré, retourna reprendre son cheval et sa place auprès de Bertrand qui l’accueillit avec un sourire en coin.

- Nous faisons de grands progrès sur le chemin de la sainteté, sire Hughes, fit l’écuyer. J’en sais qui, à ma place, n’en croiraient ni leurs yeux ni leurs oreilles.

- Eh bien, fais comme eux, n’en crois ni tes yeux ni tes oreilles, mais tais-toi!

Il sauta en selle et rejoignit le petit groupe formé par les mules de Marjolaine sur lesquelles à présent veillaient Bran Maelduin, bien décidé à ne plus quitter son malade, et Colin. Venaient ensuite les montures de deux marchands flamands dont on ne savait trop si le commerce ne faisait pas partie de leur voyage à égalité avec la piété, celles d'un jeune Anglais qui faisait le pèlerinage par obligation pour s’assurer un héritage pour lequel le testateur avait imposé cette condition, et d’une noble dame danoise qui voyageait avec un train suffisamment imposant pour élever une barrière sensible entre elle et les autres pèlerins. Personne d'ailleurs ne comprenait son langage et, si elle se montrait d'une grande exactitude à toutes les prières et autres cérémonies, elle choisissait en général de se tenir à l'écart. La litière aux quatre serviteurs fermait la marche.

Au début, cette boîte de bois, de fer et de cuir dont ne sortait jamais aucun bruit et que transportaient de solides mules avait piqué les curiosités, mais la mine rébarbative des serviteurs les avait vite découragées. Ils s’étaient contentés de faire savoir que leur maître était un grand malade et personne n’avait jugé bon d’insister. Peu à peu, d'ailleurs, la méfiance et la crainte avaient fait le vide autour de l’équipage. Les imaginations allant leur train, quelqu'un avait avancé que le malade en question était peut-être bien lépreux et du coup plus personne n’avait cherché à s'approcher du véhicule. Seul Nicolas Troussel, curieux comme un chat, gardait sa curiosité intacte. Il s'était juré de savoir à quoi s’en tenir, bien avant que l'on fût au bout du voyage.

La halte du soir se fit à Sainte-Catherine-de-Fierbois, après quatre autres lieues de la belle route droite qui traversait le plateau de Sainte-Maure. Il y avait là, auprès de quelques maisons, une petite chapelle de grande réputation desservie par un prieuré. On y conservait l'épée que Charles Martel avait utilisée à Poitiers pour faire reculer les Sarrasins et qu’il avait ensuite offerte au Dieu Tout-Puissant. Un bosquet protégeait la chapelle des vents qui parcouraient le plateau.

Il y avait aussi, un peu plus loin, à la sortie du village, une auberge qui s’élevait au bord de la route et, en arrivant à Sainte-Catherine, Odon de Lusigny pria ceux des pèlerins qui en avaient les moyens de choisir l’auberge afin de laisser l’hospitalité du prieuré aux plus pauvres et aux malades.

Force fut à Marjolaine de choisir l’auberge, sans enthousiasme d'ailleurs, car naturellement Hughes et son écuyer y prirent logis eux aussi. En outre, il n'y avait pas beaucoup de place car ce n’était pas une grande auberge, tout juste une halte de grand chemin où ne s’arrêtaient guère que des rouliers, des pèlerins et des colporteurs. De plus, la dame danoise, les marchands flamands et le jeune Anglais accaparèrent la meilleure part, ce qui ne plaidait guère en faveur de leur charité chrétienne. Quoi qu’il en fût, Marjolaine dut partager non seulement une unique chambre mais un seul lit, vaste comme un enclos à moutons il est vrai, avec Aveline, Agnès de Chelles, Modestine et la jeune Pernette, la nouvelle mariée de Suresnes pour laquelle, d'ailleurs, elle éprouvait une instinctive sympathie.

C'était une jolie blonde aux yeux bruns, fine et souple comme une branche de saule, aussi discrète qu’un petit chat et qui ne se mêlait guère aux autres pèlerins. Elle et Pierre, son compagnon, se quittaient le moins possible. Tout le jour, ils marchaient la main dans la main, Pierre portant double charge pour épargner les fragiles épaules de Pernette. Ils ne voyaient rien qu’eux-mêmes, tellement absorbés dans leur amour que celui-ci semblait leur tenir lieu de tout, de pain comme de religion. Aux étapes, on pouvait les voir assis l’un près de l’autre, l’un contre l’autre, comme deux oiseaux sur une branche, et chacun pouvait voir les attentions tendres et les regards caressants dont ils se couvraient mutuellement. Du moment qu’ils étaient ensemble, tout était bien. Ils vivaient dans une sorte de nuage irisé flottant à mi-chemin de la terre et du ciel. Un nuage qui devait s'appeler le bonheur.

Pour Marjolaine, ce couple juvénile représentait à la fois un miracle et une énigme. Un miracle parce qu'il offrait l'image d'un amour tel qu'elle ne l'aurait jamais cru possible, un amour comme celui dont elle avait rêvé jadis dans ses marais de Samoussy quand elle y gardait les oies de la Pêcherie et accrochait ses sabots et ses rêves aux basses branches d'un saule pour dormir à leur ombre durant les jours chauds.

En les regardant vivre de la même vie, respirer à l'unisson, elle se prenait à se demander où elle en serait à ce jour si sa beauté n’avait, en attirant la concupiscence de Gontran Foletier, éveillé l’avidité de son frère Renier, si elle avait eu la chance d’épouser un garçon en accord d'âge et de cœur avec elle, un garçon qu'elle eût aimé, qui l'eût aimée. Certainement pas, en tout cas, en train de courir les routes en compagnie d’une bande de pèlerins, le visage tiraillé par une fausse cicatrice.

Le jeune couple posait aussi une énigme car, bien qu’il se donnât pour paysan, il y avait, surtout chez Pernette, quelque chose de trop affiné, une élégance naturelle dans la manière de porter ses grossiers vêtements, un certain ton dans la façon de s’exprimer qui s’accordaient mal avec les rudesses de la terre et forçaient la sympathie de Marjolaine comme si Pernette eût été l’une de ses nombreuses petites sœurs.

Ce soir-là, en s’installant avec elle et les autres dans l’immense lit, elle eût été heureuse de pouvoir causer un peu avec la petite, mais seuls un bonsoir et un sourire avaient été possibles à cause des trois autres femmes, surtout de Modestine qui bavardait sans arrêt, se mêlait de tout et n’aurait pas laissé une conversation se dérouler sans y mettre son grain de sel. Agnès de Chelles, pour sa part, était une silencieuse. Après avoir longuement prié, à genoux au pied du lit, elle s'étendit sur un bord, pareille à l'un de ces personnages de pierre que l’on commençait à sculpter sur les dalles des tombeaux.

La chandelle soufflée, alors qu’Aveline, Pernette et la mercière s’endormaient aussitôt. Marjolaine ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de la lourde fatigue due à la longue journée de marche. Cela ne tenait pas à l’inconfort du lit grossier dont le matelas de paille laissait percer de désagréables brindilles, ni même parce que Modestine s’était mise à ronfler. Cela tenait à l’excitation nerveuse, aggravée peut-être par la fatigue, qui s’emparait de Marjolaine et qu’elle ne pouvait dominer. Ne s’étant pas déshabillée entièrement, elle avait trop chaud et surtout manquait d’air car, à cause de la crainte que professait Modestine des fraîcheurs de la nuit, on avait soigneusement fermé l’unique fenêtre.

L’envie prit la jeune femme d’aller respirer quelques instants. Peut-être, ensuite, réussirait-elle à s'endormir. Se levant aussi doucement que possible, elle prit ses chaussures, son manteau, drapa son voile autour de sa tête et, ouvrant la porte avec précaution, sortit de la chambre. Celle-ci était au rez-de-chaussée et donnait sous la galerie de bois qui desservait l’étage, dominant la cour intérieure que formaient les différents bâtiments de l’auberge.

La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Marjolaine respira son parfum d'herbe neuve avec délices. Sous la galerie, des gens dormaient roulés dans des manteaux, des peaux de chèvre ou des couvertures car l’auberge était bondée. La jeune femme fit quelques pas hors de l'ombre du balcon, en direction du gros arbre qui, au milieu de la cour, abritait les chevaux et les mules qui n’avaient pas trouvé place dans l’écurie. Les siennes faisaient partie du lot et elle évita soigneusement Colin qui dormait auprès d’elles. Elle avait remarqué, en arrivant, un banc formé de trois grosses pierres où elle voulait s’asseoir un peu. Elle alla s’y installer.

Ce fut alors que, de l’ombre épaisse de l’arbre, une forme se détacha et s’approcha, étirant soudain une grande ombre sur le lac de lumière que formait la cour sous la lune. Mais cette apparition soudaine n’arracha même pas un tressaillement à Marjolaine. C’était comme si quelque chose en elle s'attendait à une rencontre.

- Comment avez-vous deviné que je désirais tellement vous voir venir ici? murmura Hughes d'une voix basse. Est-ce parce que vous avez senti que je vous appelais de toutes mes forces?

Elle leva sur lui un regard surpris.

- Je ne souhaite pas me montrer impolie, sire baron, mais ce n’est pas vous que je cherchais. Simplement un peu d’air pur car on étouffe dans l'étroite chambre où nous devons dormir à quatre.

- Quelle que soit la raison qui vous a conduite, je la bénis puisque vous êtes là.

Sous le fragile rempart du voile blanc, il l’entendit rire.

- Cela fait-il une différence?

- Une très grande différence! Ce n’était qu'une nuit de lune comme toutes les autres, une de ces nuits où l’on aime demeurer plus longtemps dehors, simplement parce que la lumière est belle. Votre présence en fait quelque chose de merveilleux. Vous changez toutes choses autour de vous.

- Seriez-vous poète? Vous n’en avez pas l’air et je ne l’aurais jamais cru.

- Moi non plus. Sans doute est-ce l’une de ces choses que vous avez changées pour moi, comme tout le reste de ma vie d’ailleurs.

- Moi? J’ai changé votre vie?

- Et qui d’autre? J’étais venu à Tours pour accomplir une pénitence imposée par mon évêque. Cette corvée terminée, j’allais rentrer chez moi au plus vite. Et puis, près du tombeau, je vous ai vue, j’ai rencontré vos yeux, les plus beaux yeux qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Alors, tout a basculé autour de moi, en moi, et au lieu de regagner mon château en Vermandois, me voilà en route vers le bout de la terre en compagnie d’une bande de pèlerins inconnus.

- Le bout de la terre? Est-ce que vous n’exagérez pas un peu? Nous n’allons pas à Jérusalem.

- Vous pourriez aussi bien y aller sans que je renonce. Par le bout de la terre, j’entendais aussi loin qu’il vous plairait de me mener car je ne désire vraiment qu’une chose : c’est vous suivre et être auprès de vous.

Cette fois, Marjolaine ouvrit de grands yeux. Pourtant, elle n’eut pas envie de rire. Cet homme parlait comme du fond d'un rêve. C’était à la fois étrange et captivant, mais elle refusa l’enchantement.

- Etes-vous bien certain d’être dans votre bon sens, sire baron? Vos paroles me semblent folles. On ne tourne pas le dos à sa vie habituelle pour suivre une parfaite inconnue.

Hughes sourit et, une fois de plus, la jeune femme fut bien obligée de constater que son sourire avait un bien grand charme.

- Mais vous n’êtes pas pour moi une inconnue. Il me semble au contraire que je vous ai toujours connue, toujours attendue.

- Quelle folie! Qu’attendez-vous donc de moi?

Il secoua ses puissantes épaules, hocha la tête et eut un drôle de sourire en coin.

- Je n’en sais rien. Mais, ce que je sais, c’est que la seule idée de ne plus vous voir m’est devenue insupportable. Alors, au lieu d’aller chez moi, je vais là où vous allez. C’est aussi simple que cela.

Il y eut un silence. Seuls, les bruits que la nuit éveille sur la campagne endormie prirent possession de l’espace. Marjolaine écoutait en elle l’écho des paroles de son compagnon. Des paroles si étranges et si douces qu’elle dut faire effort pour échapper à leur charme.

- Il ne faut pas, dit-elle enfin, il ne faut pas me suivre. Il n’est pas trop tard pour renoncer. Rentrez chez vous comme vous l’aviez décidé.

- C’est impossible. Je n’en ai plus l’envie. Rien ne m’y attire d’ailleurs.

- Comment vous croire? Etes-vous donc seigneur d’une terre déserte, d’un château vide? N’avez-vous pas une châtellenie que votre absence laisse exposée au danger?

- Mon frère Gerbert y veille et aussi dame Ersende, sa jeune femme. Avec eux, la châtellenie n’a rien à craindre.

- Vous pourriez avoir aussi une fiancée? N’y a-t-il pas là-bas quelque belle dame en peine de vous?

- Non, aucune dame. Même ma femme a quitté Fresnoy.

Le mot tomba droit sur Marjolaine, cent fois plus écrasant que la pierre dont elle avait failli être victime. Sa gorge s’étrangla, lui refusant l'usage de la parole pendant d’interminables secondes, puis se libéra brusquement et elle s’entendit crier :

- Vous êtes marié?

- Oui, mais plus pour longtemps je crois, et bientôt ne le serai plus.

- Quand on est marié, on reste marié. Ainsi le veut la loi du Seigneur. (Elle s’était levée et, possédée de la plus violente colère qu’elle n’eût jamais éprouvée, elle se dressait en face de lui comme un petit coq furieux.) Rentrez chez vous, baron, et vite! Que venez-vous chercher auprès de moi avec vos paroles mielleuses? Que venez-vous faire au milieu de ces gens à la recherche de leur salut? Marié! En vérité, vous êtes marié et vous prétendez me suivre? Mais quelle honte! Allez-vous-en! Que je ne vous voie plus jamais!

Elle voulut fuir, mais il la retint de force.

- Vous ne comprenez pas. Ma femme et moi sommes séparés, mais nous l’avons toujours été. Nous n’avons pas d’enfants et notre mariage sera cassé de par sa volonté à elle. Cela me chagrinait un peu, mais à présent cela n’a plus d’importance puisque je vous aime, moi qui n’ai jamais aimé personne!

- Vous m’aimez? Vraiment?

D’un geste plein de rage, elle arracha le voile qui couvrait son visage et en tourna le côté abîmé vers la lumière pour que le baron le vît mieux.

- Regardez-moi! Et osez dire encore que vous m’aimez!

Hughes avait trop contemplé de blessures, reçues en tournois ou au cours de coups de main, pour s’émouvoir de ce qu’il voyait : une large cicatrice en forme d’étoile irrégulière qui tiraillait la joue, remontait un coin de la bouche et étirait un peu l’une des narines. Le travail de Sanche le Navarrais était parfait et la peau plissait aussi naturellement que s’il se fût agi d’une véritable trace de brûlure, mais Hughes n’éprouva aucune horreur, pas même le mouvement de recul que Marjolaine avait escompté avec un amer désespoir. Rien qu’une immense pitié... et aussi la satisfaction de constater que le côté intact du visage était bien joli.

- C’est vous, m’a-t-on dit, qui avez fait cela? fit-il calmement.

- Oui, c’est moi. Moi-même, pour échapper à l’ignoble amour d’un misérable. Alors, qu'en dites-vous, baron? ironisa-t-elle amèrement, avez-vous encore envie de me suivre « jusqu'au bout de la terre »?

Hughes leva la main. D’un doigt plein de douceur, il voulut caresser la cicatrice, mais Marjolaine l’en empêcha en s’écartant brusquement. Il entendit sa respiration plus courte, plus pressée et devina, ou crut deviner, ce qu’elle souffrait.

- Mon pauvre amour, dit-il avec une tendresse dont il ne se serait jamais cru capable, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. Et vous venez de me donner une raison nouvelle d’aller à Compostelle, une raison que vous ne pouvez refuser.

- Laquelle?

- Je prierai Mgr saint Jacques de vous guérir. Il le peut, ayant toute puissance, et je prierai tant qu’il faudra bien qu’il m’écoute.

Il fit un geste pour attirer la jeune femme à lui, mais elle le repoussa rudement. Éclatant brusquement en sanglots, elle s’écria :

- Laissez-moi! Je vous déteste! Oh, comme je vous déteste! Vous n’avez pas le droit de vous en prendre à mon âme. Allez-vous-en. Je ne veux plus jamais vous voir, plus jamais.

Courant comme si elle était poursuivie par l’enfer tout entier, elle s'enfuit, aveuglée par les larmes, pour rejoindre l’étouffante chambrette qui lui paraissait à présent le plus proche et le plus sûr refuge.

Vers la fin de la nuit, des nuages venus de la mer apportèrent la pluie et quand vint, pour les errants de Dieu, le moment de reprendre la route, une bruine fine et pénétrante noyait le paysage, arrachant quelques soupirs, voire quelques grognements, à ceux qui partaient. C’était une chose que marcher sur une bonne route par temps frais et soleil nouveau, et une autre que courber le dos interminablement contre l’averse en s’efforçant de conserver le plus de chaleur intérieure possible.

Marjolaine qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit offrait une mine défaite et paraissait si lasse que Colin, persuadé qu'elle allait le rabrouer, alla trouver Odon de Lusigny pour lui demander d'ordonner à la jeune femme de prendre place sur une mule, au moins pour l'étape de ce jour. Or, à sa grande surprise, celle-ci accepta sans élever la moindre protestation. Elle avait, en effet, l'impression qu’elle ne pourrait pas faire cent pas sans s’effondrer car le poids de sa nuit sans sommeil s'ajoutait à celui de sa longue journée de marche. Et, docilement, elle se laissa mener vers sa mule, à la grande joie d'Aveline que, dès lors, plus rien n’obligeait à cheminer à pied. Et qui espérait bien reprendre, avec Bertrand, le début de romance auquel avait préludé un grand échange de regards et de sourires.

Tout en rejoignant les montures, Marjolaine ne pouvait se défendre d’une certaine inquiétude. Elle se demandait si Hughes de Fresnoy allait, oui ou non, renoncer à la poursuivre tout au long du voyage comme il l'avait annoncé. Il semblait un homme obstiné, mais son orgueil pouvait s'offenser des paroles violentes qu'elle lui avait jetées au visage. Elle se sentait pleine d’incertitude et ne savait plus trop si elle craignait davantage de le rencontrer que de ne plus le voir. La haute silhouette et le terrible regard vert n'avaient que trop tendance à la hanter.

Or, à peine fut-elle hors de l'auberge qu’elle le vit venir droit sur elle. Il était pâle et peut-être n’avait-il pas dormi beaucoup, lui non plus.

- Vous voilà, dit-elle, tandis qu’il la saluait avec une courtoisie un peu raide. Venez-vous me dire adieu?

- Pas encore. Pardonnez-moi, gracieuse dame, mais il y a une question que je souhaite vous poser avant de décider de ce que je dois faire.

- Que voulez-vous savoir?

Il hésita un instant comme s’il craignait les mots qui allaient suivre. Puis, désignant Ausbert Ancelin que le moine Irlandais aidait à marcher jusqu’à la mule :

- Cet homme auquel vous montrez tant d’intérêt, me direz-vous ce qu'il est pour vous?

- Je ne comprends pas le sens de votre question.

- Elle est simple pourtant, mais je vais la répéter sous une autre forme : est-ce que vous l’aimez?

Sous le regard angoissé du jeune homme, Marjolaine se sentit soudain mal à l’aise. Il y avait, dans ces yeux-là, trop de choses qu’elle refusait de voir, bien qu'elle en mourût d’envie. Et puis la question était vraiment directe et elle tenta de l'éluder, mais elle était trop lasse pour être adroite.

- En quoi mes sentiments peuvent-ils vous intéresser?

- Faut-il vraiment vous l'expliquer? C’est simple, dame, si votre cœur appartient à cet homme, cela voudra dire que je n’ai plus rien à espérer.

- De toute façon, vous ne pouviez rien espérer puisque vous êtes marié.

Il chassa l’objection d’un geste agacé qui traduisait bien le peu d’importance qu’avait à présent Hermelinde à ses yeux.

- Oubliez cela et répondez-moi. Si vous aimez cet homme je retournerai chez moi comme vous me l’ordonniez cette nuit. Je vous en prie, dites-moi la vérité, l’aimez-vous?

Quelle était donc facile à dire, cette vérité! C'était si simple de dire qu’Ausbert, victime pitoyable des machinations d’Etienne Grimaud, ne lui inspirait que compassion et simple amitié. Mais, instinctivement, Hughes avait tendu les mains vers elle en un geste inconscient de prière; sur l’une de ces mains brillait l'anneau d'or du mariage, et le cœur de la jeune femme se serra. Cet homme était à une autre et il fallait se garder de lui. Avec tout son charme il n'était qu'une séduisante image du péché. D’un péché d’autant plus grave qu'il prétendait ouvrir son abîme fleuri tout au long du rude chemin de la rédemption. Accepter de continuer avec lui jusqu'à Compostelle, c’était la damnation assurée puisque apparemment la vue d’un visage abîmé n’avait pas réussi à le décourager. Et combien de temps, elle-même, réussirait-elle à maîtriser l’élan étrange qui la poussait vers cet homme? Toute la nuit, elle avait entendu cette voix chaude lui murmurer : « Mon pauvre amour, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. »

C’était trop doux, trop tentant pour son cœur solitaire. Elle comprit qu’elle avait envie d’entendre encore ces paroles, et même d’entendre d’autres mots semblables. Et que le péril était sérieux. Alors, elle choisit le pieux mensonge.

- Oui, souffla-t-elle, je l’aime.

Elle n’osa pas lever les yeux sur Hughes, mais elle vit que ses mains se crispaient et elle l’entendit respirer plus lourdement.

- Vous l’aimez? répéta-t-il comme s’il ne parvenait pas à y croire. En êtes-vous certaine? Vous êtes si jeune.

Elle haussa les épaules avec lassitude.

- Si je ne l’aimais, pourquoi serais-je partie pour ce long et périlleux voyage? N’est-ce pas là véritable preuve d’amour?

Il y eut un moment de silence qui parut à Marjolaine durer un siècle. Elle ferma les yeux, craignant de ne plus parvenir à se maîtriser mais, au moment où peut-être elle allait se démentir, crier la vérité, elle entendit la voix d’Hughes, devenue soudain froide et lointaine :

- Pardonnez-moi, dame. Je ne vous importunerai plus. Adieu!

Les yeux soudain pleins de larmes, elle le vit rejoindre son écuyer qui l’attendait un peu plus loin, tenant en main leurs deux chevaux. Il sauta en selle, tourna la tête de son cheval vers le nord et, les épaules basses, disparut derrière un bouquet d'arbres dans le brouillard humide de ce triste matin. Seul, Bertrand se retourna et fit un geste de la main. Alors, derrière elle, Marjolaine entendit quelqu’un éclater en sanglots et vit que c’était Aveline.

Bénigne Prêt-à-bien-faire, passant du Saint Devoir

Lorsqu’ils la virent apparaître, érigée sur le ciel au soir d'une longue marche, les pèlerins crurent que Poitiers était quelque cité céleste. Dressée sur son promontoire vert au milieu des eaux claires du Clain et de la Boivre qui l’encerclaient, la ville blanche, éclairée par le couchant d’un soleil qui s’était décidé à paraître en fin d'après-midi, ressemblait à une île miraculeuse portée à la fois par les eaux et par les nuages. Ce fut tout juste s’ils ne s'agenouillèrent pas à sa vue et Bran Maelduin, plein d’admiration, demanda si ce n'était pas là l'île d'Avalon dont rêvaient les bardes de son pays. Et ce fut d'un pas ragaillardi qu'ils attaquèrent la dure rampe qui menait aux remparts.

Quand ils en franchirent les portes, la ville éclata autour d’eux comme un feu de joie. Résidence favorite de la duchesse Aliénor, devenue reine de France, dont le superbe château flanqué de sa tour Maubergeon proclamait la puissance et la richesse, Poitiers était alors en plein épanouissement grâce à l’influente protection dont elle bénéficiait. Marchands et artisans s’y associaient, comme à Paris, dans les communautés de métiers dont l’influence pesait de plus en plus fortement sur la vie de la cité. Un air de prospérité se laissait respirer dans les rues étroites aux boutiques bien achalandées, aux auberges pleines d'activité, aux visages aimables et ouverts de ses habitants comme aux places où tailleurs de pierre et « imagiers » étaient à l'œuvre pour la plus grande gloire de Dieu sur des chantiers d’églises en construction qui promettaient d’être magnifiques et dignes de la capitale d'une grande reine.

Toute la ville résonnait des marteaux, non seulement des bâtisseurs, mais aussi des armuriers car les heaumes et hauberts de Poitiers étaient célèbres, pour la solidité et la perfection, jusque dans les terres les, plus lointaines, jusque dans l’île d'Islande. Cette renommée attirait les marchands flamands et vénitiens aux grandes halles neuves de la ville et si l’essai de commune que les gens de Poitiers, forts de leur richesse, avaient tenté en 1137, n'avait pas abouti, du moins la colère royale avait-elle été fort tempérée et la ville n'en avait en rien souffert.

Odon de Lusigny avait prévenu ses compagnons que l'on passerait deux nuits à Poitiers afin de pouvoir vénérer convenablement les trois saints patrons de la ville : Notre-Dame, à laquelle on était en train d'élever l'un des plus beaux sanctuaires jamais vus, le grand saint Hilaire, faiseur de miracles réputé, et la presque aussi grande sainte Radegonde, reine jadis mariée au sauvage roi Clotaire Ier, une effroyable brute qu'elle avait choisi de fuir. Il leur promit d'ailleurs de leur raconter, en temps utile, les merveilleuses histoires de ces deux derniers et, tout en gagnant l'hospice Saint-Jacques, neuf lui aussi et bâti pour les marcheurs de Compostelle au sud-ouest de la ville près de la porte de la Tranchée, les pèlerins anticipaient déjà entre eux les plaisirs du lendemain et les nombreuses grâces qu'ils allaient retirer de leurs pieuses visites. Modestine et son lugubre époux, qui d'ailleurs avait toujours mal aux dents, en pleuraient presque de joie.

Seules, Marjolaine et son Aveline ne participaient pas à l'allégresse générale, même si l'une d'elles s'efforçait courageusement de faire semblant. Aveline, pour sa part, ne prenait même pas la peine de cacher le chagrin qui l'habitait depuis que l'on avait vu le baron et son écuyer disparaître dans la brume d'un matin pluvieux. Elle larmoyait pour un oui ou pour un non, ce qui avait le don d'agacer prodigieusement Colin.

- En voilà des pleurnicheries pour un grand tranche-montagne avec qui tu n'as pas dû dire vingt paroles! Si j'étais notre dame, je te battrais un bon coup pour te remettre les idées à l'endroit!

- Notre dame Marjolaine ne sait pas ce que c'est que battre quelqu'un. Et toi, mêle-toi de tes affaires et me laisse pleurer si je veux.

Certes non, Marjolaine n'avait pas envie de battre sa petite suivante. D'autant qu'elle se sentait tout de même responsable de ce chagrin. Elle l'enviait, au contraire, de pouvoir donner libre cours à ses sentiments sans être retenue par un respect humain dont elle n'avait que faire mais dont elle-même, fidèle par force à l'image irréelle qu'Aubierge lui avait forgée, devait rester prisonnière. Pourtant, ce qu'elle éprouvait n'était pas vraiment de l'affliction. En fait, elle enrageait surtout de constater à quel point la disparition d'Hughes de Fresnoy lui était pénible. Avait-elle fait assez d'efforts, cependant, pour se persuader elle-même du fait qu'il était, avant tout et uniquement, un être odieux et détestable! En dépit de cela, elle était obligée d'admettre, au plus profond de son cœur, que cet être impossible lui manquait et qu'à ne plus sentir, dans les longues marches, la chaleur de son regard sur sa nuque et ses épaules, elle ressentait une impression de froid et de solitude.

Sans doute allait-il falloir beaucoup de temps et beaucoup de patience pour effacer le souvenir de ce qui aurait pu être le plus délicieux des péchés. L'interminable chemin allait lui laisser tout loisir de ressasser les instants trop courts où elle avait cru entendre son propre cœur battre à un rythme différent. Peut-être trouverait-elle alors la réponse à la question qu'elle se posait sans cesse depuis la nuit de Sainte-Catherine : était-ce donc cela l'amour?


Le drame qui éclata au soir du second jour à Poitiers lui offrit de nouvelles matières à réflexion sur l’étrange puissance de cet amour et sur ce qu'il pouvait être lorsqu'il était totalement vécu.

Les pèlerins venaient de rentrer à l'hospice après une journée bien remplie, les yeux encore éblouis de ce qu'ils avaient vu : la châsse de saint Hilaire, ruisselante d'or et bosselée de pierreries, plus riche encore peut-être que celle de saint Martin, les splendeurs de sainte Radegonde et surtout la fabuleuse imagerie que des hommes simples aux mains de lumière faisaient fleurir sur la façade de Notre-Dame-la-Grande encore en construction. Ils avaient vu Adam et Eve, et le Serpent, les Prophètes, l'ange de l'Annonciation, la touchante Nativité, les apôtres, saint Hilaire et saint Martin et bien d'autres merveilles encore, telle la grande abbaye bénédictine de Montier-neuf où reposaient sous de superbes tombeaux les ducs d'Aquitaine, comtes de Poitou, ancêtres d’Aliénor.

Tous ces chantiers mettaient dans la cité une vie intense. Les pierres neuves se renvoyaient les lumières et créaient, au détour des rues étroites, de grands éclats éblouissants. Les voies ramenaient toutes aux parvis. Les échafaudages, noircis par les intempéries, n’en prenaient pas moins, sous le soleil, une couleur de vermeil qui en faisait autant d’entrelacs précieux, tendus comme de gigantesques toiles d’araignées, sur les monuments en train de naître. Sur ces toiles d'araignées œuvraient, au péril de leur vie souvent, des hommes vêtus de blanc qui, avant de gagner leur dangereux travail du jour, avaient souvent demandé une absolution et la sainte communion.

A contempler tant de beauté pure, Marjolaine avait un peu oublié son tourment. Elle se sentait lasse et, n’ayant pas faim, elle souhaitait seulement dormir une grande nuit pour être dispose au matin suivant.

Elle venait de regagner la petite chambre qui lui avait été attribuée, par chance, pour Aveline et elle seules, quand la jeune Pernette fit irruption dans la pièce et, secouée de sanglots, vint s’abattre à ses pieds.

- Dame, par pitié, dame, sauvez-moi, sauvez-nous!

Ce fut si soudain que Marjolaine, stupéfaite, ne trouva rien à dire sur l’instant. Curieusement, ce fut Aveline qui réagit la première et se précipita vers la jeune femme qui étreignait les genoux de Marjolaine en sanglotant de plus belle et suppliait, hors d’elle, qu’on voulût bien la sauver. Elle essaya de la relever, mais Pernette se cramponnait comme se cramponne à une branche quelqu’un en passe de se noyer. Elle tremblait de tout son corps et Marjolaine revenue de sa surprise joignit ses efforts à ceux d’Aveline.

- Calmez-vous, mon petit, dit-elle doucement. Personne ne vous fera de mal si je peux l’empêcher. Et d'abord relevez-vous et venez vous asseoir auprès de moi. Il faut me dire ce que je peux faire pour vous.

Un peu calmée par sa voix apaisante, la petite se laissa relever et conduire jusqu'au lit où Marjolaine s'assit auprès d'elle. Mais elle pleurait toujours et ses mots entrecoupés étaient à peu près impossibles à saisir. Il était question d'un oncle, d'un danger mortel, de Pierre. Mais impossible de démêler tout cela. En désespoir de cause. Marjolaine lui fit avaler un peu d’eau fraîche, ce qui n'alla pas sans hoquets mais, finalement, Pernette retrouva suffisamment le contrôle d'elle-même pour raconter ce qui venait de se passer : en rentrant à l'hospice avec les autres, elle avait soudain aperçu deux cavaliers couverts de poussière qu’elle avait reconnus avec terreur car c'étaient deux hommes qu’elle espérait bien ne plus jamais revoir. C’était cela qui avait causé la panique dont elle tremblait encore.

- Vous comprenez. Ces deux hommes sont mon oncle qui est aussi mon tuteur, et son fils.

- Et vous en avez si peur? Mais pourquoi? demanda Marjolaine.

- Parce que je me suis enfuie de chez eux. Mon oncle veut me faire épouser son fils et je l’ai en horreur!

- Mais, voyons, comment cela peut-il être possible? N'êtes-vous pas déjà mariée avec ce garçon qui vous accompagne?

Pernette enfouit son visage dans ses mains et se remit à pleurer.

- Non... Nous ne sommes pas mariés... pas vraiment!

Elle raconta alors son histoire, une histoire bien simple et bien triste : celle d'un amour entre gens qui n'auraient jamais dû se rencontrer. D'abord, elle ne venait pas de Suresnes mais de Pontoise, la petite cité royale à laquelle le feu roi Louis VI avait apporté tant de soins. Doublement orpheline car sa mère était morte en couches et son père, un petit seigneur des environs, avait été tué, assez étrangement, dans une embuscade tendue par des brigands dont on n'avait plus jamais entendu parler, elle avait été élevée par son oncle, seul tenant à présent du fief paternel. Or, de sa mère qui les lui avait légués en mourant, Pernette avait quelques biens, quelques terres dont l’oncle tenait à assurer la propriété à son fils en le mariant à sa pupille.

Si le cousin avait été un garçon semblable à beaucoup d’autres, c'est-à-dire s'il avait pu faire un mari possible, Pernette n’aurait jamais songé à fuir sa maison. Mais il était laid et contrefait, et c’était surtout une jeune brute sournoise et cruelle dont les instincts auraient fait honte au moins sympathique des animaux. La seule idée de passer une nuit avec lui révulsait d’horreur la jeune fille.

Quand l’âge lui était venu de se marier, elle comprit qu’il allait lui falloir se défendre. Mais comment, alors que l’oncle, remplaçant naturel du père, avait sur elle tous les droits? Elle en venait peu à peu, et cela en dépit d’une foi profonde, à songer au lit de l'Oise comme au suprême recours qui pouvait lui rester. C'est alors que l'amour, et le plus inattendu de tous, était entré dans son cœur.

De la façon la plus subite et aussi la plus simple, Pernette s'était éprise de Pierre qui, cependant, était bien loin d’elle par la condition. C’était un jeune apprenti charpentier qui travaillait alors à la construction de Saint-Maclou, la belle église neuve qui s'élevait à Pontoise. Pernette et lui s'étaient rencontrés à la messe, et le premier regard échangé avait été définitif : chacun d'eux y avait mis tout son cœur. Mais en fille bien élevée, Pernette n'avait rien fait pour revoir le jeune homme. C’était lui qui l’avait suivie discrètement pour voir où elle habitait, qui l’avait attendue lorsque accompagnée d’une servante - facilement achetée - il l'avait rencontrée aux offices ou quand elle se rendait dans Pontoise pour les achats nécessaires à la vie du petit manoir familial. L'oncle Mathieu, en effet, était veuf depuis de longues années et jugeait normal de laisser à Pernette les tâches d'une maîtresse de maison.

Peu à peu, l’amour avait grandi entre les deux jeunes gens au point de devenir, pour l'un comme pour l'autre, l'unique raison d'exister. Aussi, quand l'oncle avait annoncé à Pernette que ses fiançailles avec son cousin Guy auraient lieu le dimanche suivant celui de Pâques, Pierre et sa douce amie s’étaient affolés. Il fallait faire quelque chose et les idées les plus folles leur étaient venues. Pierre voulait même tuer l'affreux cousin, et Pernette avait eu beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il serait pris, pendu et qu'alors elle n'aurait plus qu'à reprendre son premier projet : piquer une tête dans la rivière pour en finir avec une existence dépourvue désormais du moindre charme. Restait la fuite à deux avec le risque d'être repris et toutes les conséquences désagréables qui pourraient en découler.

Et puis, l'idée miraculeuse était venue. Pierre avait un cousin qui, pour échapper à l'enfer d’une épouse odieuse, était parti un beau matin pour la Galice. Il en avait rapporté de grandes grâces et, surtout, une assurance qu'il n'avait jamais eue. Une telle considération dans son village que la femme impossible s’était faite son humble servante. Le cousin racontait les miracles de toutes sortes qui s’accomplissaient au tombeau de l’apôtre. Alors, peu à peu, à travers ses récits naïfs et enthousiastes, s’était implantée chez le jeune homme l’idée que tout devenait possible dès l'instant que l’on allait prier sur le tombeau du tout-puissant intercesseur.

Pernette et Pierre avaient donc décidé de partir ensemble. Ils s'étaient confessés à un vieux moine qui avait vu naître la jeune fille et qui, simple et miséricordieux, avait accepté de les unir en mariage afin qu’ils ne s'engagent pas sur la voie de l’irrémissible péché. Mais il avait exigé d'eux la promesse formelle de rester chastes durant toute la durée du saint voyage afin d'expier la faute commise en se passant de l’autorisation familiale. A Compostelle, s'ils y arrivaient vivants, ils pourraient demander une nouvelle bénédiction et considérer leur mariage comme valable.

Ils deviendraient alors des époux véritables à qui nul ne contesterait ce droit puisque aussi bien ils n’avaient aucune intention de revenir au pays.

Tous deux avaient juré. Le moine leur avait remis alors l’autorisation de départ au nom de Pierre L’aubier accompagnée de sa femme. C’était d’ailleurs une protection supplémentaire puisque Mathieu d’Oigny ne savait rien du roman de sa nièce et ignorait même jusqu’à l’existence du jeune homme. Et deux nuits avant le grand départ, les fugitifs avaient gagné Paris pour se mêler à la troupe des pèlerins. Hélas, toutes ces précautions n’avaient servi à rien puisque l’oncle et le cousin avaient su retrouver leur trace et qu’ils étaient arrivés jusqu’à Poitiers.

- Je vous en supplie, dame Marjolaine, aidez-nous! Si vous ne le faites, nous sommes perdus. Ils tueront Pierre et me ramèneront de force.

- Croyez-vous qu’ils m’écouteront, moi qu’ils ne connaissent pas?

- Vous peut-être pas car ils méprisent les femmes et leur faiblesse, mais messire de Lusigny vous a en haute estime. Si vous lui parliez...

Déjà Marjolaine était debout.

- Restez ici. J’y vais. Il faut se hâter! Ferme cette porte derrière moi, ordonna-t-elle à Aveline, et ne laisse entrer personne.

Elle se mit aussitôt à la recherche d’Odon de Lusigny.

Dans la cour entourée d’arcades, elle l’aperçut, assis sur une pierre. Il causait avec le grand charpentier que l’on avait pris à Tours tout en profitant d’un dernier rayon du soleil qui avait brillé toute la journée. Le soupir de soulagement qu’elle allait pousser s’arrêta dans sa gorge car, à l’entrée de ladite cour, elle vit soudain deux hommes poussiéreux dans lesquels, grâce à la description qu’en avait faite Pernette, elle n’eut aucune peine à reconnaître Mathieu d’Oigny et son fils Guy. Ce dernier était vraiment d’une laideur abominable et la pitié qu’elle éprouva soudain pour Pernette, menacée d'être livrée pour la vie à cet avorton, renforça sa détermination de l’en sauver à tout prix.

Les deux hommes causaient avec l’un des moines qui assuraient le service de l'hospice et celui-ci, d'un geste du bras, était justement en train de leur désigner le groupe formé par Odon et le charpentier. Marjolaine s'élança, traversa rapidement la cour et dit en s'efforçant de ne pas élever la voix :

- Vite, sire Odon! Venez vite! Il se passe quelque chose de grave! Venez aussi, frère pèlerin. Nous n'aurons pas trop de vous deux.

- Mais que se passe-t-il? demanda le templier.

- Je vais vous le dire, mais je vous en supplie, venez tout de suite.

L'agitation que montrait Marjolaine suffisait à prouver qu'il se passait en effet quelque drame et les deux hommes la suivirent sans poser d'autres questions. Elle les conduisit dans la chapelle, déserte à cette heure et où elle était certaine que l'on n'oserait pas la suivre.

- Eh bien? dit Lusigny.

- Pardonnez-moi de vous avoir arraché un peu brusquement à votre repos, mais il était plus que temps. Il y a, à l’entrée de cette maison, deux hommes qui vont demander à vous parler, mais il faut que je vous apprenne avant eux ce qu’ils ont à dire afin d’éviter un grand drame.

- Comment savez-vous ce qu’ils ont à dire? Les connaissez-vous?

- Je ne les ai jamais vus. Mais je vous en prie, écoutez-moi. Le temps presse.

- Dois-je, moi aussi, entendre ce que vous avez à dire? fit Bénigne.

- Vous aussi, en effet. On m'a dit que vous êtes maître charpentier. Est-ce vrai?

- C'est vrai, mais...

- Alors vous pouvez peut-être beaucoup pour les deux malheureux dont je veux parler. (Rapidement, mais clairement, Marjolaine refit le récit de Pernette.) A présent, dit-elle en conclusion, l'oncle et le cousin sont là. Je les ai vus et ils doivent vous chercher.

Sous l'éclairage pauvre de la lampe d’autel qui était la seule lumière de la sombre et étroite chapelle, le visage d’Odon de Lusigny lui apparut sévère et plus sévère encore le regard qu’il posa sur elle. Un instant, elle eut peur d’avoir mal choisi le dépositaire de ses confidences. Et aussi, elle regretta Hughes de Fresnoy. Il avait une manière à lui de régler les questions les plus épineuses qui n'était peut-être pas très morale mais qui, au fond, était bien commode.

- De par la loi féodale, dit Odon, ce seigneur possède tous droits paternels sur sa nièce, à défaut des parents. Nul ne doit s’opposer à lui pour décider du sort de sa pupille.

- Si, coupa Marjolaine sèchement, la nature d’abord et la charité ensuite. Quand vous aurez vu le cousin, messire, vous comprendrez - du moins je l'espère - que cette malheureuse enfant eût été prête à choisir le pire pour échapper à un tel sort. Penseriez-vous qu'elle eût mieux fait de se noyer?

- Certes pas! fit-il avec horreur, mais fuir avec ce garçon...

- Auquel elle est mariée, ne l’oubliez pas.

- Sans le consentement paternel, ne l'oubliez pas non plus.

- De toute façon, personne n'a le droit de la juger, ni vous ni moi. Je veux savoir si vous êtes disposé à l'aider.

- Je ne vois pas comment.

- C'est simple pourtant. De mariage ni du mari, il ne saurait être question puisque aussi bien l'oncle ignore tout de l'un comme de l'autre.

- En êtes-vous certaine?

- Pernette dit qu’il lui paraît impossible qu'il l'ait su. Je pense donc prendre toute la faute sur moi et dire à ces hommes que j'ai engagé Pernette à m'accompagner dans cc pèlerinage dans l'espoir que la grâce de Mgr saint Jacques la toucherait et lui permettrait de voir plus clair en elle-même.

- Mais le garçon? Tel que je le connais - et je le crois courageux - il revendiquera hautement son titre d’époux.

- Et se fera tuer sans que personne puisse quoi que ce soit pour lui. Mais il y a peut-être aussi une solution : il est charpentier, comme vous, frère pèlerin. Ne pourriez-vous dire qu’il vous accompagne, qu’il est...

Un grand sourire éclaira soudain le large visage du charpentier bourguignon.

- Mon apprenti? Pourquoi pas? Nous sommes de même métier et à ce titre je lui dois assistance. L’idée est bonne. Dites-moi où je peux le trouver afin que je le prévienne et l'empêche de se montrer. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard.

Renseigné par Marjolaine, Bénigne quitta la chapelle précipitamment pour se mettre à la recherche de Pierre laissant la jeune femme et le chef des pèlerins face à face. Ce dernier, visiblement, réfléchissait, hésitait.

- Je vous en supplie, gémit Marjolaine, il faut vous décider. Voulez-vous nous aider?

Il haussa les épaules.

- Je n’ai plus guère le choix à présent que Bénigne a pris parti. Mais avez-vous songé que si ces gens interrogent n’importe lequel de nos compagnons de voyage, ils seront fixés?

- C'est un risque, je l'admets, mais plus nous tarderons et plus ce risque sera grand.

- Eh bien, allons, et que Dieu nous pardonne les mensonges que nous allons proférer.

Lorsqu'ils revinrent dans la cour, le cœur de Marjolaine marqua un battement : les deux hommes étaient en train de parler avec Nicolas Troussel. Leur mine lui parut singulièrement sombre bien que celle du jeune homme fût désinvolte et souriante à son habitude. Les voyant paraître, il s’écria :

- Tenez, voici messire de Lusigny, notre chef. Adressez-vous à lui, moi je ne comprends rien à ce que vous me racontez.

- De quoi s’agit-il? dit calmement Odon.

- Si j'ai bien saisi ce qu’il dit, ce seigneur prétend que nous avons enlevé sa nièce.

Marjolaine ne laissa pas au chef des pèlerins le temps de répondre.

- Êtes-vous donc le sire d'Oigny? demanda-t-elle à l’aîné des deux hommes.

Elle n'avait pas eu besoin de le regarder à deux fois pour constater que c'était bien un rustre et de la pire espèce : celle qui essaie de faire montre d'une certaine grandeur seigneuriale.

La cupidité était inscrite dans ses petits yeux gris, froids et durs comme pierre, et la méchanceté dans la minceur sinueuse de sa bouche. La belle qualité des vêtements, sous la poussière qui les recouvrait, ne changeait rien à l'aspect du personnage, pas plus que les airs de tête superbes qu'il s'efforçait de prendre. Peut-être pour se mieux différencier de son rejeton, qui lui ressemblait beaucoup, mais en bossu, bigle et contrefait.

- Je suis en effet le sire d'Oigny, répondit l'homme avec hauteur. D'où me connaissez-vous? Et d'abord qui êtes-vous, la fille?

Le mot fit passer définitivement Odon dans le camp de Marjolaine.

- Si vous voulez que nous vous répondions, je ne saurais trop vous conseiller la politesse! gronda-t-il. Cette jeune dame...

- Laissez, messire, coupa doucement la jeune femme. Je vais lui répondre. J'ai nom Marjolaine des Bruyères, dame Foletier, ajouta-t-elle en se retournant non sans hauteur vers Oigny, et c'est moi qui ai invité Pernette à m'accompagner au cours de ce saint voyage vers Compostelle de Galice. Son âme était en peine et si proche du désespoir que le recours à un grand saint m’est apparu comme tout naturel.

- Vraiment? Vous l’avez invitée? Et de quel droit? Ne saviez-vous pas qu’elle est sous mon entière dépendance? Un tel voyage ne se pouvait accomplir sans ma permission.

- La lui auriez-vous accordée?

- Sûrement pas! Ma nièce doit épouser mon fils que voici.

- Je sais. L’âme de n'importe quelle jeune fille serait en peine en face d’une telle perspective.

- Une fille n’a pas à donner son avis dès l’instant que ses parents ont décidé. Elle doit seulement obéir!

- Sans doute. Mais justement Pernette ne souhaitait pas vous obéir. Si vous voulez tout savoir, elle songeait à mettre fin à ses jours lorsque je suis intervenue.

- Mettre fin à ses jours? fit l’homme comme si ces mots n’avaient pas de sens pour lui.

- Mais oui. Se tuer, si vous préférez. Devant un tel péril, j'ai voulu parer au plus pressé, messire.

- Dame Marjolaine a pensé, coupa Odon de Lusigny, que les grâces que l’on reçoit au tombeau de l’apôtre auraient le pouvoir de ramener votre nièce à une plus saine compréhension de ses devoirs. C’est pourquoi j'ai accepté qu'elle accompagne dame Marjolaine.

- Dame Marjolaine, dame Marjolaine! gronda Oigny. C’est la première fois que j’entends ce nom! Qui êtes-vous, d’où sortez-vous? Et d’abord pourquoi cachez-vous votre figure?

- Elle n’a pas à vous répondre sur ce point, gronda Odon. Sachez seulement que l'histoire de cette dame est de celles qui forcent le respect et que, tous ici, nous avons pour elle la plus haute estime. Votre nièce ne pourrait être entre de meilleures mains.

- C'est possible, mais cela ne me dit pas d'où elle vient ni surtout comment ma nièce a pu la connaître, alors que je ne l'ai jamais vue. Habitez-vous donc à Pontoise ou aux environs?

- Non, mais j’y fais de fréquents séjours au couvent des Bénédictines dont la prieure est de mes parentes, affirma la jeune femme qui, cette fois, ne mentait pas car elle s’était souvenue qu’une cousine de son père. Marguerite d’Avesnes, dirigeait en effet à Pontoise un couvent de moniales. C’est à l’église, ajouta-t-elle, que j’ai connu votre nièce. Nous sommes devenues amies et, en la voyant si désespérée, j’ai voulu l’aider. Il ne faut pas m’en vouloir, messire, ni à elle d’ailleurs. Elle n’est pas coupable autant que vous l'imaginez.

- Allez la chercher!

Le ton était rude et Marjolaine sentit se lever en elle le vent de la colère. Elle allait peut-être répondre avec quelque vivacité, mais la main de Lusigny se posa sur son bras, apaisante.

- Il n’y a là rien que de très naturel, ma sœur. Allez chercher cette enfant.

Inquiète, malgré tout, car la figure de Mathieu d'Oigny ne lui disait rien qui vaille. Marjolaine s’exécuta. Elle alla chercher Pernette que, chemin faisant, elle mit rapidement au courant de ce qui se passait et de ce qu'elle avait dit. La petite n’en tremblait pas moins comme une feuille quand, au bras de son amie, elle marcha vers son oncle avec plus de crainte sans doute qu’elle ne l'eût fait en allant au gibet.

Elle avait quelques raisons de craindre car, après l’avoir accablée de reproches qu'elle écouta tête basse et en pleurant, à la grande indignation de Marjolaine. Mathieu la saisit par le bras et l’attira à lui violemment.

- A présent, venez, nous partons! Et que personne n'essaie de nous en empêcher!

Brusquement, il avait saisi son épée et, l'agitant au-dessus de lui, il en menaçait alternativement Marjolaine et le chef des pèlerins.

- Vous êtes ici dans une maison-Dieu, tonna celui-ci. Comment osez-vous y tirer l'épée? C’est un péché mortel.

- Apprends ceci, bonhomme, ricana le déplaisant personnage, j'obtiens toujours ce que je veux parce que je ne reconnais à personne, même à Dieu, le droit de m'en empêcher. Alors ne bougez pas, vous deux, tandis que nous partons. Emmène ta fiancée, mon fils.

- Il aurait du mal, fit une voix goguenarde. S'il fait seulement mine d’y toucher, je lui tranche la gorge.

Avec un vif soulagement. Marjolaine vit que Nicolas Troussel avait ceinturé l’affreux Guy d'un bras et que, de l’autre, il lui maintenait sous le cou le tranchant d'une dague. Mathieu se tourna vers lui comme un furieux.

- Lâche mon fils, ou je t'embroche! cria-t-il.

- Essaie toujours, fit l'étudiant en riant. Il sera mort avant moi.

Et la dague s'appuya un peu, arrachant au garçon un hurlement de terreur.

- Faites ce qu'il vous dit, mon père! Et laissez-les emmener cette garce!

- Jamais!

- Soyez raisonnable. Le voyage est long, dangereux. Si elle crève vous aurez son bien sans que j'aie à l'épouser.

Lentement, Mathieu d'Oigny baissa son arme. Une lueur d'intérêt s'était allumée dans ses petits yeux.

- Après tout, qu'elle continue. Mais nous irons avec elle. Faisons-nous pèlerins, mon fils. Cela pourra être amusant.

C'était apparemment plus que n'en pouvait supporter Odon de Lusigny. Arrachant l'épée des mains du triste sire, il la jeta au loin puis, l'empoignant par le col de sa tunique, il le porta à bout de bras jusqu'à l'entrée de l'hospice, faisant ainsi preuve d'une force peu commune. Arrivé là, il l’envoya rouler sans ménagement dans la poussière du chemin, tandis que Nicolas en faisait autant pour le fils.

- Les misérables tels que toi n’ont rien à faire avec ceux qui peinent pour trouver la vérité et la grâce! Va-t’en et ne te retrouve jamais sur notre chemin car aussi vrai que je me nomme Odon de Lusigny, je te briserai comme je brise cette épée que tu es indigne de porter.

- Nous nous retrouverons quand même, hurla l’autre tendant un poing menaçant, et alors je te jure que tu le regretteras!

La lourde porte de l’hospice, claquée par Nicolas, lui coupa la parole. Odon essuya son front où coulait la sueur et regarda sévèrement son jeune compagnon.

- Merci de votre aide, Nicolas Troussel.

- Oh, je pense que vous vous en seriez bien tiré tout seul, fit le jeune homme avec insouciance, mais cela vous aurait obligé à tirer l’épée. J’ai pensé qu’il valait mieux que le péché de dégainer dans une maison-Dieu soit pour moi.

Lusigny fronça le sourcil.

- Qui vous a dit que j’ai une épée?

Cette fois, Nicolas se mit à rire.

- N’en avez-vous pas? Vous seriez bien le premier templier qui s’en passerait. Et ne me demandez pas qui m’a dit que vous apparteniez au très saint ordre du Temple de Jérusalem. Votre robe s’est écartée un peu l’autre jour quand vous avez maintenu l’un des chevaux qui s’emballait. J’ai vu la croix.

- Alors oubliez-la! ordonna Odon sèchement. Il n’entre pas dans mes plans que tout un chacun le sache, sinon je ne dissimulerais pas ma tunique.

- Ne me donnez pas d’explications, dit Nicolas, angélique. J'ai déjà oublié.

Sous les arcades, ils retrouvèrent Marjolaine qui, assise auprès de Pernette, s’efforçait de la réconforter. Les voyant revenir, la petite épouse de Pierre se jeta à leurs pieds pour les remercier de l'avoir protégée. Odon de Lusigny la releva et, d'un geste plein de douceur, essuya les larmes qui roulaient sur le joli visage.

- Vous avez commis une grande faute, mon enfant, pourtant je ne vois pas qui pourrait avoir le courage de vous la reprocher. J'ai fait ce que j’ai pu, mais la vérité m'oblige à vous dire que le danger n’est pas écarté. Cet homme est plein de haine et fera tout pour se venger. J'ai peur qu’il ne veuille nous suivre.

- Au milieu de vous tous, je ne crains rien, dit Pernette. Et puis Pierre saura bien me protéger. Puisque vous avez été miséricordieux au point de ne pas nous rejeter, nous ne craindrons plus rien.

- J'aimerais pouvoir en dire autant. De toute façon, il faut prendre certaines dispositions. Nicolas, allez me chercher Pierre et Bénigne. Ramenez-les avec vous dans la chapelle. Venez avec moi, dame Marjolaine, et vous aussi Pernette.

Quand les trois hommes les rejoignirent dans la chapelle, il pria Nicolas de veiller à la porte afin que personne ne vienne les déranger.

- Nous vous dirons ce que nous aurons décidé, ajouta-t-il avec un sourire. Je crois que vous en avez acquis largement le droit.

Le jeune homme salua, sourit et s’esquiva, tandis que Lusigny se tournait vers Pierre qui, à peine eut-il aperçu sa Pernette, s’était précipité sur elle et l’entourait de ses bras.

- Cc n’est ni le lieu ni l’heure des effusions, lui dit-il avec sévérité.

- Je sais, mais j’ai eu si peur de la perdre. Vous ne savez pas ce que je viens de souffrir.

- Oh, c’est simple, dit tranquillement Bénigne, je me suis demande un moment si je ne serais pas obligé de l’assommer pour le faire tenir tranquille. Ce garçon était déchaîné. Il voulait à tout prix venir pourfendre l'oncle.

- Elle est ma femme devant Dieu! s'écria le jeune homme révolté. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de la défendre, de nous défendre?

- Parce que vous n'auriez rien pu défendre du tout, dit Marjolaine. La seule chose que vous auriez réussi à faire, c'eût été de détruire notre ouvrage et, à cette heure, Pernette serait sans doute aux mains du seigneur d'Oigny et vous en route pour la prison. Peut-être pour pis encore.

- Je savais quels risques nous allions prendre et je n'ai jamais demandé à personne de me protéger. Je veux...

- En voilà assez! gronda Lusigny. Tu as de l'audace, mon garçon, d'oser élever la voix ici. Songe à regarder tes fautes avant de proclamer tes droits. Tu as détourné de ses devoirs une fille de noble maison, alors que tu es du peuple, tu l'as enlevée et vous vous êtes introduits parmi nous grâce à un mensonge.

- Quel mensonge? Nous sommes mariés.

- Oserais-tu jurer que ton mariage est valable? Avais-tu sollicité l'autorisation paternelle que détenait son oncle?

Pierre haussa les épaules.

- N'aurait-ce pas été le meilleur moyen de la perdre à jamais? Nous n'avions pas le choix.

- Peut-être, mais nous l'avions, nous, le choix. Le droit féodal nous ordonnait de rendre Pernette à sa famille et de te remettre toi à la justice. Nous ne l'avons pas fait. Mieux encore, pour vous sauver nous avons menti, dame Marjolaine et moi, de façon éhontée : elle qui est l'honneur de ce voyage, moi qui suis chevalier! Il nous faudra faire pénitence pour cela. Y penses-tu?

Maté, Pierre baissa la tête puis, humblement, s'agenouilla devant le templier.

- Pardonnez mon emportement, sire chevalier. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, je l'aime tellement que l'idée de la perdre me rend fou.

- Pourtant, il va falloir vous séparer. Pour un temps tout au moins.

Instantanément, Pierre fut debout, de nouveau prêt au combat.

- Nous séparer? Jamais!

- J'ai dit : pour un temps seulement. Et tu dois accepter car c’est ta seule chance de vivre ensuite avec elle tous les autres jours de ta vie. (Rapidement, il raconta la scène qui s'était déroulée dans la cour, il dit comment il avait fini par jeter dehors les deux Oigny et il dit aussi sa conviction que les choses n'en resteraient pas là.) Ou je me trompe fort, ou ces deux hommes vont nous suivre afin de surveiller Pernette. Toi, dès maintenant, tu es attaché à Bénigne Prêt-à-bien-faire, maître charpentier ici présent.

- Et les autres? Ceux qui sont partis de Paris avec nous? Que vont-ils penser? Si les autres nous suivent, ils seront vite renseignés.

- Je ne crois pas car vous agirez de façon que personne ne s'étonne. Quant aux étrangers, ils ne vous connaissent même pas.

- Bien. Je voyagerai avec maître Bénigne. Si c'est cela la séparation, elle ne sera pas bien pénible. Je pourrai voir Pernette tout le jour et la nuit, vous le savez, nous ne dormions ensemble qu’au milieu de tous.

Odon de Lusigny poussa un soupir et vint, lentement, poser sa main sur l’épaule du jeune homme.

- Non, car Bénigne ne nous accompagne pas à Compostelle. Il nous quittera avant Saint-Jean-d'Angély, dans trois jours, et cela pour accomplir une mission de la plus haute importance. Tu devras le suivre, garçon.

- Alors j'irai avec lui, s'écria Pernette. Il n’y a aucune raison pour que je ne le suive pas.

- Si, il y en a une, et très grave. Si vous ne poursuivez pas la route avec dame Marjolaine, Mathieu d’Oigny vous cherchera, vous trouvera et mettra alors en danger mon plan ou plutôt le plan du Temple qui ne saurait être mis en péril de quelque façon que ce soit. Au retour, vous irez rejoindre votre époux.

- Mais où va-t-il? Où pourrais-je le retrouver?

Ce fut Bénigne qui se chargea de la réponse.

- Avec votre permission, messire, laissez-moi leur expliquer. Ils comprendront alors qu'ils ont eu une grande chance de s'embarquer avec nous mais que, pour en bénéficier entièrement, il faut qu'ils jouent le jeu. (Puis, se tournant vers Pierre :) Écoute, garçon. Puisque tu es l’époux, elle te doit obéissance et ce sera à toi de décider en connaissance de cause puisqu'à présent tu sais qui je suis.

- Vous me l'avez dit tout à l'heure, dit le garçon avec un respect qu'il ne semblait pas disposé à accorder au chef des pèlerins. Vous êtes Bénigne Prêt-à-bien-faire, passant du Saint Devoir de Dieu.

- Qu'est-ce donc? ne put s'empêcher de demander Marjolaine.

- Plus tard, si vous le voulez bien, noble dame. Sachez seulement que c’est un titre très significatif pour un jeune compagnon charpentier ou tailleur de pierre. Maintenant, il me faut expliquer à ce garçon la mission dont je suis investi.

- Excusez-moi, s’il vous plaît, fit Marjolaine un peu vexée.

- Voilà des mois que, par ordre de Mgr Robert de Craon, grand maître du Temple de Jérusalem au service duquel j’ai mis tout ce que je sais, j’étudie sur les côtes de Normandie l'art de construire ces bateaux rapides qui, durant tant d'années, ont amené sur nos terres les pirates vikings, et même de les améliorer afin qu'ils puissent entreprendre de nombreux voyages sur la mer infinie, à la découverte des terres inconnues qui s'étendent au-delà. A présent, j'ai appris ce que je voulais savoir et je peux construire aussi bien des bateaux solides qu'établir les chantiers et aménager, pour eux, un port.

- Mais il n’y a pas de terres au-delà de la mer, dit Pierre. Il n'y a qu'un abîme sans fond où se précipitent ses eaux emportant les imprudents qui osent s'y aventurer.

Bénigne sourit, ce qui conféra à son rude visage un charme enfantin.

- Il y a bien des choses que tu ignores, garçon, mais ce n'est pas de ta faute car bien peu en connaissent plus que toi. Sache qu'en Orient, le grand maître est entré en possession d'antiques documents qui disent d'étranges choses dont le Temple veut s’assurer la véracité. C’est pourquoi il veut des bateaux, c'est pourquoi nous allons en construire.

- Où cela?

Du regard, Bénigne interrogea Lusigny. Pouvait-il en dire davantage encore? Ce fut le grand pèlerin qui choisit d'assumer la suite.

- A quelques dizaines de lieues d’ici, dans un village au bord de l'océan que l'on appelle Rochella et où, déjà, nos frères ont obtenu quelque terre.

Bénigne ouvrit des yeux pleins de surprise.

- Je croyais, messire, que nous nous installions à Châtelaillon qui possède déjà bien des installations.

- Cela a été changé. Je te l’aurais dit en temps utile. Depuis que le duc d'Aquitaine, père de la reine Aliénor, a ravagé trop facilement Châtelaillon, cet endroit nous est devenu suspect. En outre, la mer semble gagner sur une langue de terre qu’elle pourrait peut-être faire disparaître dans un temps assez proche. Rochella, avec son plateau calcaire bien abrité au fond d’une baie et défendu, côté terre par des marécages, peut et doit devenir un grand port. C'est de là que partiront les navires du Temple pour découvrir les terres dont parlent les documents. C'est là que tu rejoindras les frères qui t’attendent déjà, toi et l'or promis.

- Soyez sans crainte. Nous arriverons l’un et l’autre à destination. A présent, mon garçon, ajouta-t-il en revenant à Pierre, c’est à toi de nous dire ce que tu choisis : accepter la séparation d'avec les amours, et cela pendant quelques mois, pour m'aider à accomplir ma tâche, ou bien l'aventure, seuls tous les deux, avec le risque d’être bientôt unis dans la mort.

Pierre se tourna vers Pernette dont les grands yeux pleins de larmes ne le quittaient pas. Il vint à elle; prit doucement son visage entre ses mains et baisa ses lèvres tremblantes.

- Ma douce, j’ai envie de vivre et de vivre avec toi. Ce que l’on nous offre est inespéré. Je voudrais accepter.

- Ta volonté a toujours été la mienne. Je t’obéirai. (Elle ravalait courageusement ses larmes et même s’efforçait de sourire.) Moi aussi, dit-elle, j’ai envie de vivre avec toi. Peut-être que nous pourrons aller, nous aussi, à la recherche de ces terres inconnues.

- C’est bien, dit Odon de Lusigny. Tu es un homme, Pierre. En retour, j’engage ma foi de chevalier qu’il n’arrivera rien de mauvais à ton épouse tant que je vivrai. Je te la ramènerai moi-même quand nous aurons accompli notre vœu et vous pourrez alors espérer une belle vie sous la puissante protection du Temple. A présent, il est temps d’aller rejoindre les autres. Le repas du soir va bientôt être servi.

Comme ils sortaient de la chapelle. Bénigne retint Marjolaine.

- Je n'ai pas voulu vous offenser tout à l’heure, gracieuse dame, en refusant de vous répondre. Voulez-vous me pardonnez?

- Ma question était irréfléchie, maître Bénigne. C’est à moi de m’excuser.

- Je vous en prie. Laissez-moi, à présent, vous expliquer ce qu’est le Saint Devoir car je crois que vous pouvez comprendre ces choses. Messire de Lusigny vous tient en haute estime et dit que peu de femmes ont votre entendement.

- Il a trop de bonté. Pourtant, s’il s’agit d’un secret, je vous supplie de croire que je comprendrai sans peine.

- Un secret? En réalité c’en est un, mais il est de ceux gardés par la lumière et que les paroles ne peuvent trahir hors des lieux d’initiation. Le Saint Devoir est une règle à laquelle prêtent serment ceux qui ont été jugés dignes d’en être les dépositaires. Une règle de travail.

- Une règle de travail?

- Mais oui. Elle a été établie voici peu d’années dans mon pays de Bourgogne, à l’abbaye de Fontenay où se réunissent des hommes de grand savoir, des moines... et d’autres, dépositaires d’antiques traditions dans l’art de bâtir. Là, nos maîtres ont mis au point un procédé géométral de coupes de charpentes et de pierres tiré des principes d’un Grec nommé Euclide et dont est en train de sortir un art nouveau. Ce procédé s'appelle le Trait et nous, compagnons passants du Saint Devoir de Dieu, nous devons en appliquer les merveilles de par le monde. Et nous allons par les routes là où l’on a besoin de notre savoir. Comprenez-vous?

Marjolaine sourit.

- Ce sont choses bien difficiles pour l’esprit modeste d'une femme, maître Bénigne, mais je crois que j’ai compris grâce au soin que vous avez pris pour m’expliquer. Tout ceci paraît simple.

- Et pourtant, je ne vous ai rien dit en réalité. Voilà pourquoi j’ai parlé de secrets gardés par la lumière. Ils sont, de tous, les mieux gardés.

- Me permettrez-vous de montrer encore un peu de curiosité?

L’indulgent sourire du charpentier se teinta d’un très léger dédain.

- Vous êtes femme, cela vous sied. En outre, vous êtes intelligente. Que voulez-vous savoir?

- Le terme curiosité était impropre, j’aurais dû dire inquiétude. Messire de Lusigny, tout à l’heure, a parlé d'or et j'ai cru comprendre que cet or vous accompagnait puisque vous devez, l’un et l’autre, arriver en bon état à destination.

- J’y compte bien, dit Bénigne sans se compromettre, mais assez froidement.

- Ne croyez pas que je m’intéresse à cet or lui-même. Je crains seulement de comprendre qu’il se trouve ici avec vous. Autrement dit, si une somme importante est transportée parmi nous, les dangers de la route se trouvent décuplés. Un tel chargement ne peut que faire courir des risques aux simples pèlerins que nous sommes. Vu les difficultés du voyage, n'est-ce pas un peu trop?

Bénigne ne répondit pas tout de suite. Il baissait la tête semblant chercher au bout de ses souliers une réponse valable à une question difficile.

- Vous avez parfaitement raison et, croyez-le, nous avons soigneusement pesé le pour et le contre avant d’entreprendre cette aventure. Mais, en toute sincérité, je ne crois pas que vous et vos compagnons couriez un grand risque. Ce secret-là est gardé à la fois par l’évidence et par la crainte. En outre, vous serez bientôt libérés de ce danger. Un important groupe de pèlerins est une bonne protection. Nous n’aurions pas pu en trouver de meilleure et la cause, qui est celle de Dieu malgré tout, méritait que nous prenions ce risque. Puis-je cependant vous recommander le silence sur ce sujet? Messire de Lusigny a parlé un peu vite, tout à l’heure, et j’ai regretté qu’il mentionne l’or. On ne craint pas ce que l’on ignore. Votre question prouvait seulement que j’avais raison.

- Soyez sans crainte. Je ne dirai rien à personne et je saurai imposer le silence à Pernette qui, d'ailleurs, ne doit pas se soucier beaucoup de cela.

Cette nuit-là, Marjolaine resta longtemps éveillée. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité, écoutant les paisibles respirations d'Aveline et de Pernette qu’elle avait aussitôt fait installer avec elle, la jeune femme repassait dans sa mémoire la pénible scène de tout à l’heure. Elle revoyait le visage convulsé de rage de Mathieu d'Oigny et celui, pire encore, de son fils. A l’idée que ces hommes, pleins de haine et de rancune, allaient s'attacher à leurs pas, guetter les occasions d’assouvir leur vengeance et de reprendre Pernette l’angoisse lui serrait le cœur. La présence de l'or, si bien caché qu'il fut, n’arrangeait rien et elle comptait mentalement ceux de ses compagnons sur lesquels on pourrait s'appuyer en cas d'attaque, surtout quand le gigantesque Bénigne et Pierre les auraient quittés. Certes, Odon de Lusigny était fort, et vaillant comme l'étaient tous ses frères du puissant ordre guerrier. Mais - et Marjolaine se le reprochait sans parvenir pour autant à atténuer ses regrets - comme elle se fût sentie plus rassurée si elle avait pu savoir derrière elle certain chevalier pourvu d’un écuyer, d'une lourde épée et d'une paire d'yeux particulièrement insolents. Mais ledit chevalier devait être loin à présent, en route pour rejoindre un château et une vie dans lesquels Marjolaine n'aurait jamais sa place.

Fermant les yeux, elle chercha le sommeil. Mais ce fut seulement quand les larmes commencèrent à mouiller son cou qu'elle s'aperçut qu'elle pleurait.

Le coupe-gorge

La guerre entre frère Fulgence et Bran Maelduin se ralluma dès le lendemain. Se sentant mieux et ne voulant pas exaspérer inutilement son gardien, Ausbert avait humblement remercié Marjolaine de sa charité et lui avait fait rendre la mule prêtée. Mais quand il était apparu, appuyé sur ses béquilles et le pied enveloppé de linge, Fulgence, fort de la disparition de Fresnoy, avait exigé que l’on retirât le pansement.

- Il doit marcher pieds nus! répétait-il, impitoyable.

Apparemment, Bran avait prévu cela. Il s’agenouilla tranquillement devant le pénitent, lui ôta le linge incriminé puis, tirant de sa robe une paire de sandales comme en portent les moines, c’est-à-dire des semelles de cuir retenues par une simple lanière, il entreprit d'en chausser Ancelin.

- Ôtez cela, hurla Fulgence. J’ai dit pieds nus!

- Je prétendre pieds être nus, fit l'Irlandais, montrant les orteils de son protégé à peine couverts par les minces lanières.

Cette distinction était sans doute trop subtile pour l’irascible moine car il refusa d’accepter cette forme de nudité. Il prétendit ôter les sandales. Bran Maelduin s’y opposa, d’un mot en vint un autre et, sous l’œil à la fois intéressé et stupéfait de leurs compagnons de route. Fulgence et Bran Maelduin échangèrent une collection d’injures qui faisaient grand honneur à leurs connaissances en cette matière et dont certaines, pour être teintées de folklore Irlandais, n'en étaient pas moins efficaces. Ils en fussent peut-être venus aux mains si Odon de Lusigny, alors occupé à remettre, au nom de tous, une aumône au prieur de l’hospice, n’avait fait son apparition.

Les soucis que lui causait la suite du voyage étaient inscrits en grosses rides sur son visage et les criailleries de Fulgence l’agaçaient prodigieusement. Il intima aux deux hommes l'ordre de se taire, leur fit honte de s'être laissés aller à s’injurier entre chrétiens, leur imposa une pénitence pour la halte du soir et comme Fulgence, d'une voix offensée, entreprenait de lui exposer la cause du débat, il lui coupa la parole :

- En voilà assez, frère Fulgence! Nous allons bientôt aborder une région où il vaudra mieux, pour la sécurité de tous, que notre groupe comporte surtout des hommes valides. Celui-ci est vigoureux et, grâce à notre frère Irlandais, il est presque guéri. Il est inutile et même dangereux pour tous de le transformer de nouveau en invalide.

- Une région dangereuse? Quelle sorte de danger?

- Toutes sortes : les rivières en crue vers le bassin de la Garonne, les sables dans la région désertique qui s’étend au sud de Bordeaux, puis les montagnes et leurs pièges, enfin les hommes un peu partout, ajouta-t-il pensant aux deux Oigny dont son regard passant au-dessus de son troupeau s'efforçait de déceler la présence dans la petite foule d'habitants de Poitiers qui étaient venus assister au départ des pèlerins.

Il ne les vit pas et en éprouva un certain réconfort. Non qu'il eût peur de ce que ces hommes pouvaient faire car il avait confiance en sa force et en son propre courage, mais il n'aimait pas l’idée qu'une double haine pouvait cheminer autour de tous ces braves gens dont il assumait la charge. Et ce matin-là, durant la messe, il adressa au Seigneur une prière plus fervente encore que de coutume, afin d'obtenir que le chemin ne devînt pas trop cruel pour les errants qu'il devait mener en Galice.

Apparemment, Dieu n'était pas disposé à l'écouter car, au sortir de la messe, on vint lui dire que la dame danoise, souffrante, décidait de rester quelques jours à Poitiers où elle était descendue dans la meilleure auberge. Elle et ses gens étant tous montés, ils n'auraient guère de peine à rattraper les marcheurs avant les grandes montagnes; son chapelain, qui lui servait d'interprète, comptait s’adresser à des guides successifs pour ne pas perdre le chemin.

Lusigny ne put que s’incliner mais non sans regret : l’escorte de la dame représentait une dizaine d’hommes solides et bien armés qui pouvaient se révéler d'un précieux secours. Un instant, il caressa l'idée de demander jusqu'à Saint-Jean-d'Angély une escorte armée au gouverneur de la ville, comme cela se pratiquait souvent dans les endroits difficiles. Mais le Poitou, bien administré au nom de la reine et peuplé de gens hospitaliers en général parce que maîtres de bonnes terres, ne représentait aucunement une région dangereuse. Et puis pourquoi jusqu’à Saint-Jean-Angély et pas au-delà?

C'était difficile à expliquer, même à lui-même, mais le templier se sentait envahi d'un pressentiment désagréable, né sans doute de la responsabilité que représentait l'or à lui confié par les frères de Paris. L'or que cinq de ses hommes - quatre à l'extérieur et un à l'intérieur jouant les malades et qui changeait chaque jour - transportaient dans la fameuse litière qui avait si fort intrigue, puis terrifié ses compagnons. L'or qui avait ainsi parcouru sans danger la plus grande partie du trajet. Il y avait tout lieu de croire que la fin du parcours sous la garde de Bénigne, Pierre et les cinq autres gardiens, s'accomplirait aussi heureusement. Quant à Lusigny, il ne se dissimulait pas que le danger représenté par les deux Oigny lui paraîtrait beaucoup plus négligeable quand le trésor aurait quitté les pèlerins pour se diriger vers Rochella. Cela représentait encore près de trois jours de marche jusqu'au carrefour d'Aulnay où devait s'accomplir la séparation.

Bien sûr, il eût été possible de la réaliser le jour même car sous les murs du château de Lusignan où l'on devait passer, s'ouvrait un chemin en direction de la mer. Mais, serpentant à travers une dangereuse région de marais, il était mal connu et n'offrait aucune protection. Le chargement et son escorte pouvaient s'y engloutir sans que personne puisse dire ce qu'ils étaient devenus et sans laisser d'autre trace que deux ou trois grosses bulles sur de la boue. Mieux valait s'en tenir à ce qui avait été d'abord décidé.


Pourtant, ce jour-là, il ne se passa rien. Au pied du promontoire que couronnait Poitiers, le chemin filait droit à travers une vaste plaine coupée d'eaux claires qui creusaient de fraîches vallées rocheuses et des bois touffus. Des ruines romaines, parfois imposantes, surgissaient de loin en loin, des ruines qui ne tarderaient pas à disparaître car leurs pierres bien taillées leur valaient de servir de carrières pour l'édification de nouveaux villages, et surtout de l'étonnante floraison d’églises blanches que l’on voyait s’élever un peu partout. Dans ce Poitou riche et bien administré, le moindre village, le plus modeste monastère se voulaient possesseurs d’une merveille neuve. C’était comme si tout le pays se rassemblait pour faire chanter aux pierres la gloire d’un Dieu qui avait su le préserver de l’envahisseur sarrasin et qui régnait plus haut encore que la toute-puissante comtesse-reine.

Le ciel, traversé d’oiseaux, était gris et doux. La brume vint sur le soir quand on vit apparaître, au sommet d’une petite colline, la chapelle et les granges où l’on allait faire halte.

Le second jour, on traversa quelques-unes de ces brandes poitevines tapissées de bruyères, d’ajoncs, de genêts et de fougères qui laissaient le regard vagabonder à son aise sur les vastes étendues d’un paysage rassurant. Malheureusement, la pluie était revenue avec le matin et enlevait beaucoup de son charme à cette campagne fleurie. Les pèlerins en supportèrent les inconvénients sans se plaindre. Seul Léon Mallet emplissait l’air de ses lamentations et gémissements, mais personne ne songeait à lui en vouloir car sa joue enflée disait assez qu’il endurait le martyre. Modestine d’ailleurs, quittant la compagnie de Marjolaine, l’entourait de soins qui, pour être excessifs, n’en étaient pas moins touchants car elle essuyait en retour plus de rebuffades que de remerciements.

Quand, à la nuit tombante, on trouva abri dans les dépendances d’un château solide et bien clos dont Odon de Lusigny connaissait le maître, le chef des pèlerins sentit son cœur s’alléger. Quelques heures encore, et l’on se séparerait de l’encombrante litière. En vérité, Lusigny se sentirait nettement plus léger.

Bien sûr, il faudrait trouver une explication pour les autres pèlerins. Mais la litière marchait toujours avec un certain écart sur les autres, justifié par la légende qui l'entourait et que ces distances accréditaient. Quand elle aurait disparu, vraisemblablement les autres se contenteraient de pousser un soupir de soulagement. Quant à Bénigne et Pierre, le mieux serait qu’ils s’écartent, eux aussi, avec une apparente imprudence. A la halte de Saint-Jean-d’Angély, on s’apercevrait de leur absence. On ferait mine de les chercher et, finalement, on reprendrait la route sans eux. Pernette pleurerait abondamment, mais il n’y aurait certainement pas besoin de la forcer beaucoup pour obtenir ce résultat. La petite se cramponnait à Marjolaine comme un jeune chien qui a perdu son maître. Il lui était dur de ne plus marcher la main dans la main avec Pierre qui, à quelques pas derrière elle, causait métier avec Bénigne mais, surtout, elle appréhendait l’instant de la séparation et cherchait, dans l’amitié de la jeune veuve, un rempart contre un désespoir dont elle savait bien qu’elle aurait beaucoup de mal à se défendre.

Après la généreuse distribution de pain et de soupe à laquelle il procéda lui-même dans les salles basses et les granges, le maître de Brioux prit Odon de Lusigny à part.

- Mon ami, lui dit-il, il vous faudra veiller à maintenir vos gens bien groupés lorsque vous atteindrez la grande forêt d’Aulnay. Et surtout, à ne pas dévier du chemin, ce qui n’est pas facile par temps de brume comme nous avons ce soir et risquons d’avoir encore demain matin. Il y a surtout, à la Croix Pèlerine, une croisée de chemins où cela est plus aisé encore.

- Je m’en souviens. J'y suis déjà passé, il y a trois ans, quand je me suis rendu en Aragon.

- Ne vous fiez pas à vos souvenirs. Les moines de La Villedieu ont tracé d'autres chemins. Il est vrai qu’ils ont placé au carrefour de la Croix un poteau de bois avec, clouée au sommet, une planche qui indique la route de Saint-Jean mais, quand le brouillard est là, les directions s’apprécient mal et l’on peut se tromper encore.

- Ce qui nous obligerait à un détour. Je n’y tiens pas car je veux ménager les jambes de mes bonnes gens. Leur chemin est bien assez long...

- Sans doute, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Depuis quelques mois, une bande de routiers tient la forêt autour du prieuré de Saint-Mandé à l’est d’Aulnay. Ils en ont exterminé les moines, à ce que l’on dit.

- Comment, à ce que l’on dit? N’y êtes-vous pas allé voir? Que font les seigneurs d’alentour si une bande de truands peut trucider des moines impunément?

- L’hiver a été rude, sire Odon, et nous sommes peu nombreux à posséder castel ou maison forte. Nous n’avons guère de soldats. Il faut attendre les beaux jours pour se réunir et mener battue avec les gens du gouvernement de Saint-Jean qui nous a promis secours. Jusque-là, nous pensons surtout à protéger nos maisons et nos gens. Mais si vous ne déviez pas du bon chemin, vous aurez moins à craindre car, peu après le carrefour, la forêt s’éloigne de la route et les embuscades ne sont plus guère possibles. D’autant que vous êtes nombreux.

Lusigny fit la grimace.

- Sans doute, mais je n’ai guère d’hommes rompus aux armes : des moines, de bons bourgeois, des marchands, et des malades. Et aussi le pénitent que vous avez vu. Ces routiers sont-ils nombreux?

- On l'ignore. Certains disent une vingtaine, d’autres une foule. Mais c’est peut-être parce qu'ils ne savent pas compter et que, quand on a peur, une poignée d’hommes fait l’effet d’une armée. De toute façon, vous voilà prévenu. Préparez-vous en conséquence et préparez vos hommes. Si j'étais vous, je ferais ôter, pour cette étape, les chaînes du pénitent. Il est grand, vigoureux, et peut être utile dans une bataille.

- Sans doute, mais le frère qui le garde ne le permettra pas et j'ai déjà eu suffisamment d’ennuis à ce sujet. Merci de vos avis, mon ami. J'en tiendrai compte mais, surtout, je m'en remettrai à la grâce de Dieu.

Cette nuit-là, ce fut au tour d'Odon de Lusigny de ne pas fermer l'œil. Il maudissait la prudence excessive du gouverneur de Saint-Jean-d’Angély qui avait besoin d'attendre les beaux jours pour purger sa région d'une bande de malfaiteurs. N'avait-il donc jamais chassé le loup en hiver? Il était temps peut-être que, pour le bien de ce pays, les chevaliers du Temple poursuivent leur implantation dans cette région où, jusqu'à présent, aucun don de terres ne leur avait été fait. Celles qu'ils possédaient autour de Rochella, ils les avaient fait acheter discrètement par des hommes dévoués qui, ensuite, en feraient hautement don au Temple, procédé qui ne pourrait manquer de déchaîner d'autres générosités. Cette route, l'une des plus importantes reliant la chrétienté au pèlerinage majeur de Compostelle, avait besoin d'être protégée.

Au matin du troisième jour, une pluie diluvienne noyait les alentours serrant le cœur de tous ceux qui allaient devoir marcher pendant des heures sous cette averse. Aussi quand, un peu avant l'aube, Bran Maelduin célébra la messe dans la grange où la plupart des pèlerins avaient dormi, les oraisons furent plus ferventes encore que de coutume et, plus que les autres, celles d'Odon de Lusigny qui ne parvenait pas à se débarrasser d'un sombre pressentiment. Après la bénédiction, il tombait de véritables trombes d'eau et Modestine s'approcha du chef des pèlerins.

- Ne pourrait-on retarder un peu notre départ, messire? Mon pauvre mari n'a pas dormi de la nuit tant il souffre. Regardez sa joue, elle est deux fois plus grosse que l'autre.

- C’est impossible, ma pauvre femme! Et justement à cause de ce vilain temps. S’il continue, nous allons rencontrer beaucoup de rivières en crue et le passage deviendra impossible. Dites à votre époux qu’il prenne sur lui. Un peu de courage encore! A Saint-Jean-d’Angély, qui est forte ville, nous trouverons sûrement un mire.

- Pourquoi mire? protesta Bran Maelduin qui avait entendu. Je pouvoir soigner dent malade. Je arracher et tout finir. Mais époux douillet. Il refuser.

Un long hululement lui fit écho. A la seule idée que l’énergique petit moine pourrait s'attaquer à sa dent malade avec un instrument barbare qui ne pourrait être qu’une paire de tenailles, Léon Mallet se sentait défaillir... Ce fut Modestine qui traduisit.

- L’arracher? Vous risqueriez de le tuer, mon frère! La douleur serait trop forte et son cœur n’est pas bien solide, bien qu’il n’ait pas l’air.

- Pffuit! Petit instant grande douleur puis douleur envoler, finir! Homme sans courage! conclut-il avec une commisération affligée.

Puis, soudain, fouillant dans son sac, il en tira un minuscule objet brun foncé qu’il mit dans la main de Modestine et que celle-ci considéra d’un air méfiant : cela ressemblait un peu à un clou et dégageait une odeur agréable.

- Tu dire mari sucer et mettre sur le dent malade. Epice précieuse et bonne pour dents.

Convaincre Léon ne fut pas chose aisée, mais Modestine y parvint et, à sa grande surprise, elle constata bientôt que les lamentations de son époux diminuaient d'intensité et l’on put envisager de quitter Brioux.

Ce ne fut pas de gaieté de cœur que l'on se mit en route ce matin-là, par des chemins si détrempés, si boueux que l’on avait souvent peine à en arracher ses pieds, quand ils ne se transformaient pas en fondrières où l’on se trempait jusqu’à mi-mollet. Personne ne songeait à chanter et si, parfois, Odon de Lusigny ou Bran Maelduin ou le frère Fulgence entamaient une prière, ils ne trouvaient guère d’écho, chacun ayant bien trop à faire à surveiller l’endroit où il posait le pied. On marchait de son mieux en arrondissant le dos sous l'averse qui réussissait à percer les bures les plus épaisses. Il allait falloir des jours et des jours de soleil ou un feu d’enfer pour arriver à sécher tout cela.

Les trois mules de Marjolaine étaient à présent montées par Pernette, Aveline et elle-même. Colin qui allait gaillardement à pied l’avait exigé car le pas sûr des bêtes leur faisait éviter les plus mauvais endroits et si les trois femmes avaient le dos mouillé, du moins leurs jambes restaient-elles à peu près au sec.

Quand on atteignit la Croix Pèlerine, Lusigny poussa un soupir de soulagement. Il pleuvait encore, certes, mais ce n’était plus le déluge de tout à l'heure et le carrefour des chemins avec le poteau indiquant celui de Saint-Jean se voyait clairement.

- Dieu est avec nous, mes enfants, s'écria-t-il joyeusement. Allons, faisons à présent un effort et chantons pour le remercier. J’avais peur que nous ne puissions trouver le bon chemin avec cette forte pluie aussi opaque qu'un brouillard.

Il entama vigoureusement l'habituel chant de marche tout en s’engageant, lui le premier, dans le chemin choisi. Pour se donner meilleur cœur au ventre, chacun tira de son bissac qui un morceau de pain sec, qui une tranche de lard un peu rance, qui un fromage de chèvre dur comme pierre.

- C’est commode, rit Nicolas Troussel. Pour boire, il n’y a qu'à ouvrir la bouche.

On alla ainsi pendant près d’une demi-lieue. A mesure que l’on avançait, non seulement Odon de Lusigny cessait de chanter, mais encore sa figure s’assombrissait peu à peu. La forêt, en effet, ne s’écartait pas de la route ainsi que dans son souvenir, mais elle semblait au contraire se rapprocher, étrangler le chemin qui devenait un étroit layon. Soudain celui-ci plongea, avec une pente de toit, vers le fond d’une combe qui parut aux voyageurs d’autant plus sinistre que, sous l’abri serré des arbres, quelques croix de bois hâtivement taillées au moyen de branches sortaient de la mousse et des feuilles pourries par l’hiver précédent. Quelques-unes portaient des coquilles, signe certain que ceux qui dormaient là étaient des pèlerins. Mais tués par qui? Odon de Lusigny s'arrêta et, levant son bâton, fit stopper toute la colonne.

- Mes frères, dit-il, ce chemin n'est pas le bon. Il faut retourner à la Croix Pèlerine.

- Pourquoi ne serait-il pas le bon? dit quelqu'un. Il allait dans la même direction que son voisin et nous n’avons fait aucun coude.

- Ce n’est tout de même pas le bon et je crains même qu’il soit beaucoup plus mauvais que vous ne l’imaginez.

- Êtes-vous certain de ne pas vous tromper? reprit l’homme qui était l’un des marchands. Je vois là des coquilles accrochées à ces croix. Ce sont donc des pèlerins qui reposent ici. Donc ce chemin est le bon. Le connaissez-vous si bien? Êtes-vous de ce pays?

- Non, mais j’ai déjà suivi cette route, il y a trois ans, et je ne la reconnais pas.

- Tout change en trois ans! Quant à revenir en arrière, ce serait peut-être peine inutile, surtout par ce temps abominable. Je suis d’avis de continuer. Nous rencontrerons peut-être un charbonnier, un bûcheron qui nous diront ce qu’il en est.

La pluie se remettait à tomber avec violence et personne n’avait envie de revenir en arrière. Lusigny le sentit. Il aurait peut-être même mis ses souvenirs en doute s’il ne s’était rappelé ce qu’avait dit, la veille, le châtelain de Brioux : la forêt s’écartait de la route peu après la Croix Pèlerine. Elle l’avait fait, en effet, mais pour revenir plus proche et plus dense.

- Avancer encore un peu, plaida Bran Maelduin qui voyait Ausbert Ancelin peiner plus durement que les autres. Nous trouver peut-être un abri et, comme dit notre frère, quelqu’un pour renseigner. Dans toute forêt nombreux chemins.

Lusigny hésitait encore. S’il parlait des bandits signalés par leur hôte de la veille, il risquait de déchaîner une panique dont il ne viendrait pas à bout. L’important était que l’on marchât toujours vers le sud et l'on n'était pas encore à la hauteur d’Aulnay. Un chemin de traverse était toujours possible.

- Marchons encore un peu, dit-il enfin à contrecœur. Peut-être trouverons-nous, en effet, une aide.

- J’aperçois quelque chose là-bas, entre les arbres, cria Nicolas. On dirait les murs d’une chaumière, des bâtiments.

Ce n’en étaient que les ruines. Des ruines noircies auprès de gros arbres tordus par un feu récent, des ruines de cauchemar car, cloué sur une porte de grange encore debout, pendait le corps crucifié, lacéré et défiguré d’une femme dont le ventre ouvert laissait voir les entrailles. Deux autres cadavres, des hommes cette fois, gisaient dans la boue, face contre terre, à ses pieds.

Au cri d’horreur des femmes répondit le grondement furieux des hommes mêlé à quelques gémissements terrifiés.

- Ceux qui ont fait ça doivent être de rudes sauvages! dit Nicolas d’une voix blanche, cependant que Marjolaine se jetait à l’écart pour repousser son voile et vomir le peu qu’elle venait d’avaler.

Un silence suivit, accablé d’horreur. Les pèlerins se serraient les uns contre les autres comme un troupeau terrifié. Seuls Odon de Lusigny, Bran Maelduin, Nicolas, Bénigne, Pierre, les deux marchands et Colin se plaçaient instinctivement en rempart des autres. Frère Fulgence avait choisi pour sa part de se faire tout petit et de s'abriter derrière la haute silhouette de son prisonnier aux chaînes duquel il se cramponnait en dépit des protestations de celui-ci qui voulait à tout prix participer à la défense commune au cas où l’ennemi se montrerait.

- Qu’allons-nous faire? chevrota Léon Mallet.

- Nous ne pouvons faire qu'une seule chose sur deux : avancer ou reculer, répondit Lusigny. Je crois me souvenir que vous teniez essentiellement à avancer, alors que je vous avais bien avertis : ce chemin n'est pas le nôtre.

Tous les yeux se tournèrent vers le tunnel de branches et de jeunes feuilles qui, à présent, paraissait à tous singulièrement menaçant. Et il n’y eut qu’une voix unanime pour réclamer le retour à la Croix Pèlerine. Malheureusement, il était déjà trop tard.

En travers du chemin d’aval, jaillirent soudain quatre hommes déguenillés, mais armés jusqu’aux dents; quatre autres prirent position en amont et, de chaque côté du chemin, d’autres encore surgirent on ne savait d’où. C’était comme si chaque arbre avait donné soudain naissance à un bandit. L’un d'eux, un géant hirsute, vêtu de peaux de loup, qui semblait le chef, se planta à quelques pas de Lusigny, les mains aux hanches et ricana.

- Que voilà un bon troupeau bien gras pour remplacer celui que l’hiver nous a mangé! Ça va être une joie de le tondre, n’est-ce pas, garçons? Et de le tondre jusqu’à l’os! Mais on n’abîmera pas les femmes. Celles qui sont encore jeunes tout au moins...

- Nous ne sommes que des pèlerins de Saint-Jacques, dit Odon de Lusigny en s’efforçant au calme. Nous sommes pauvres et nous n’avons rien qui puisse assouvir votre convoitise.

- Rien? Allons donc! Vous êtes riches au contraire : vous avez des mules, des chevaux, des souliers, de bons vêtements, alors que nous allons en guenilles.

Vous avez même là-bas, si je vois clair, une grande litière qui doit être bien agréable.

- Si tu y touches, tu mourras et tes hommes aussi. Cette litière contient un malade qui s’en va implorer sa guérison.

- Pas de maladies qu’un bon coup d’épée ne puisse guérir.

- Crois-tu? Le sang même qu'il répandra peut tuer. Il est impur. L'homme est lépreux.

Un frisson d'horreur secoua les pèlerins au souvenir des moments où ils avaient approché, si peu que ce soit, la litière. Nicolas lui-même devint blême car il avait beaucoup tourné autour, s'étant juré de savoir ce qu'elle contenait. Le chef des routiers eut une grimace dégoûtée.

- On la brûlera avec ce qu’elle contient quand on en aura fini avec vous. De toute façon, je sais que vous êtes riches. On a été prévenus de votre arrivée.

- Comment l'avez-vous pu? Nous nous sommes trompés de chemin.

L'homme eut un large sourire qui découvrit toute une collection de dents gâtées dont certaines étaient franchement noires.

- Avec notre aide. C'est nous qui avons changé la direction du poteau de ces braves moines. Mais en voilà assez!

A cet instant, un homme surgit de derrière ses peaux de loup crasseuses et Lusigny reconnut, non sans dégoût, Mathieu d'Oigny.

- Un moment! sire Loup, dit-il. Songe à ta promesse. C'est moi qui t'ai renseigné. Fais-moi à présent rendre ma nièce.

Le gémissement de Pernette lui coupa la parole :

- Oh non! Non, par pitié!

Marjolaine, à laquelle la petite se cramponnait, sentit soudain que son bras se libérait. Terrassée par la peur, Pernette venait de glisser à terre, évanouie.

Loup, puisque apparemment c’était son nom, haussa ses formidables épaules.

- Plus tard, les épanchements. Tu n'auras qu'à la chercher toi-même. Alors, les pèlerins, êtes-vous disposés à nous remettre tout ce que vous avez sur vous?

Calmement, Odon de Lusigny rejeta son manteau et la longue robe brune qu’il portait en dessous pour apparaître vêtu de la blanche cotte à croix rouge portée sur un justaucorps et des chausses de cuir. L'apparition de cette croix déjà célèbre fit froncer les sourcils de Loup.

- Un templier? Que fais-tu sous cet habit de pèlerin? Et où est ton frère? On dit que vous devez aller toujours par deux.

- La règle n’interdit pas que l'on se sépare quand il s’agit d'aller, pour le pardon d'une faute, faire dévotion au tombeau d'un grand saint. Mais nous ne sommes pas là pour discuter notre règle. Ces bonnes gens me sont confiés et, si tu prétends les dépouiller du peu qu'ils ont, il te faudra d'abord me tuer. Et ce ne sera pas si facile.

Tout en parlant, le chevalier avait dégainé la longue épée à deux tranchants qu'il portait à sa ceinture avec un couteau.

- On va toujours essayer! Holà, vous autres! Sus au troupeau et pas de quartier.

Au milieu du groupe des pèlerins avec les autres femmes. Marjolaine ferma les yeux, entamant une prière tout en s’efforçant de protéger Pernette que nul n'avait songé à relever. L'enfer se déchaîna autour d'elles. Contre la troupe de Loup, les pèlerins qu'avaient rejoints ceux de la litière se battaient comme ils le pouvaient, sachant bien que leur vie était en jeu. Même les marchands et le jeune Anglais geignard faisaient preuve d'un courage inattendu. Tous avaient des armes, cachées sous leurs robes quasi monacales et, apparemment, savaient s’en servir. Mais l’avantage du nombre n’était pas pour eux, car, parmi leurs compagnons, certains, comme frère Fulgence et Léon Mallet, étaient des couards de la plus belle eau.

Ce n’était pas le cas d’Ausbert Ancelin. Il avait noué ses deux mains et, se servant de sa chaîne comme d’un fléau d’armes, il abattait de la bonne besogne et s’attira ainsi les compliments enthousiastes de Nicolas. Cette image fut la dernière qu’il fut donné à Marjolaine de contempler. Assommée par un coup violent qui lui fut assené par-derrière, elle s’abattit, sans connaissance, auprès de Pernette, cependant qu’une voix lui parvenait de très loin, une voix qui criait son nom pardessus le vacarme :

- Marjolaine! Où êtes-vous, Marjolaine?


Elle rouvrit les yeux dans un endroit qui lui parut être l’antichambre de l’enfer. Il y faisait sombre en dépit des lueurs que jetaient ici et là des bouquets de flammes et une sorte de démon au visage sanglant se penchait sur elle. Mais ce devait être tout de même un assez bon diable car il lui faisait boire de l’eau fraîche. Un autre, dont elle ne distinguait rien, qui devait être tout noir, et animé d’intentions beaucoup moins bonnes, s’efforçait d’ouvrir sa robe et palpait son épaule qui lui faisait très mal.

- Elle revient à elle, souffla le démon rouge d’une voix qui fit ouvrir instantanément en grand les yeux de la jeune femme.

- Comment? C’est encore vous? murmura-t-elle avec stupeur car, au milieu de ce masque taché de sang, elle venait de voir briller deux yeux d’une certaine couleur verte dont elle ne parviendrait jamais à oublier la nuance. Du coup, elle put voir briller également les dents blanches du personnage.

- C’est encore moi! dit gaiement Hughes de Fresnoy. Moi qui n’ai pas pu me résigner à vous laisser aller sans défense aux hasards de la route et qui vous suis de loin depuis Sainte-Catherine.

- Seigneur! Mais pourquoi?

- Je viens de vous le dire : je n'étais pas tranquille. Et vous devriez me remercier car, sans la bonne besogne que nous avons abattue, Bertrand et moi, vous ne seriez plus beaucoup à respirer l'air du bon Dieu à l'heure qu’il est!

- Plus être beaucoup tout de même! grogna le démon noir qui n’était autre que Bran Maelduin à cause de la boue qui couvrait sa figure. S’il vous plaît, ajouta-t-il avec impatience, en continuant à tirailler la robe, je vouloir regarder le blessure de jeune dame. Appeler fille servante pour enlever la robe.

- Quelle blessure? fit Marjolaine qui, mal remise de sa surprise, ne se rendait absolument pas compte qu'elle dévorait Hughes des yeux. J’ai seulement un peu mal à la tête.

- Votre robe est pleine de sang. Vous avez été assommée si j’en crois la bosse que vous avez là, fit Hughes en appuyant sur l'endroit indiqué, arrachant un long gémissement à la jeune femme, et par-dessus le marché on vous a poignardée dans le dos. Mais, grâce à Dieu, c’est près de l’épaule que votre robe est déchirée. Ce ne sera rien, j’espère.

Il s’efforçait de parler avec légèreté pour mieux masquer l’angoisse affreuse qui s’était emparée de lui quand, le combat terminé, il avait appelé, puis cherché Marjolaine, pour la découvrir finalement parmi les morts. Il l’avait emportée inconsciente et couchée sur de la paille dans la grange qui n’avait brûlé qu’en partie grâce à la pluie violente du matin.

Il chercha Aveline des yeux, la vit un peu plus loin qui, assise par terre, prodiguait des soins attentifs à Bertrand, blessé au bras, et l’appela un peu rudement.

- Venez un peu vous occuper de votre maîtresse, la fille! Mon écuyer est capable de se soigner tout seul.

Puis il se pencha de nouveau vers Marjolaine, hésitant à essuyer la boue qui maculait son visage et rendait plus sinistre encore la grande cicatrice.

- Il faudrait laver cela, dit-il.

- Je faire après! riposta Bran Maelduin. Je pas aimer le sang, elle couler. Saleté pas dangereuse, sang oui.

Confuse d'avoir manqué à ses devoirs. Aveline joignait à présent ses efforts à ceux du moine pour mettre à nu l’épaule de Marjolaine. Celle-ci leva les yeux sur Fresnoy.

- Par grâce, sire baron, veuillez vous éloigner. Il ne convient pas que l'on me déshabille devant vous.

Hughes allait répliquer qu'il voulait seulement s'assurer du degré de gravité de la blessure quand Nicolas Troussel, sale à faire peur et couvert de sang lui aussi, apparut soudain dans la lumière de la lanterne que Bran Maelduin venait d'allumer.

- Messire de Lusigny vous réclame, sire Hughes, dit-il d'une voix chargée de tristesse. Venez vite! J'ai peur qu'il n'en ait plus pour longtemps.

- Il est blessé? demanda Marjolaine.

- Vous voulez dire qu'il est presque mort. Allons, messire! Il faut faire vite.

A quelques pas de l’endroit où Marjolaine était étendue, le templier gisait à même la terre battue de la grange, soutenu par Bénigne dont les yeux étaient lourds de larmes contenues. Avec un bouillonnement sinistre, le sang s'échappait, à chaque respiration, d'une blessure à la poitrine et achevait de teindre en rouge la blanche tunique. Ses yeux étaient clos, mais il les ouvrit à l'approche des deux hommes. Hughes, aussitôt. s'agenouilla auprès du grand corps foudroyé.

- Me voici, seigneur chevalier, dit-il avec respect. Que puis-je pour vous?

- Déjà... vous avez pu beaucoup! Sans vous... nous serions tous morts, je pense. Sommes-nous encore nombreux?

- Guère plus d'une trentaine, dit Nicolas tristement. Et certains sont blessés. Heureusement, après la mort de leur chef que vous avez tué de votre main, les derniers brigands ont pris peur et se sont enfuis.

- Trop tard! Tant de morts, mon Dieu, tant de... morts!

De lourdes larmes emplissaient à présent les yeux de l'agonisant. Hughes ne put le supporter.

- Vous avez tant fait, sire Odon! Jamais, de mémoire de chevalier, je n’ai vu combattre avec tant d'ardeur, tant de vaillance. Vous avez fait tout ce qu’il était possible et même au-delà puisque vous voilà, vous aussi, aux portes de la mort.

- Je... le devais. J’étais le chef... Que vont devenir les survivants, à présent?

- Le mieux, je crois, est de les ramener chez eux. Je le ferai pour vous...

- Les ramener? Quiconque... s’engage dans les chemins... de Dieu doit les parcourir jusqu’au bout! Ils n'accepteront pas. Il faut les conduire là où ils doivent aller. Je vous les confie.

- A moi?

- A vous... Ah! J’étouffe. Pourtant, il faut que je parle!

Du sang jaillit de sa bouche. Bran Maelduin qui arrivait lui tourna légèrement la tête pour que ce sang s’écoule mieux.

- Je dire déjà pas trop parler, reprocha-t-il doucement. Vie partir plus vite.

- C’est... sans importance, sire Hughes, vous vouliez suivre... une femme jusqu’à Compostelle. Je vous demande maintenant de l’y conduire avec ceux qui sont encore capables de s’y rendre!

- Moi, mener des pèlerins? Pourquoi ne pas les confier à cet homme que je vois auprès de vous, votre ami?

- Parce que sa route n’est pas celle-là. Je... oh, explique-lui. Bénigne.

Tandis que Lusigny reprenait un peu de souffle. Bénigne raconta en quelques mots ce que Marjolaine savait déjà.

- Deux des gardiens ont été tués, dit-il en conclusion, mais, grâce à Dieu, la litière est intacte. Tout à l'heure, pendant le combat, un bûcheron de la forêt dont la famille a été exterminée est venu se joindre à nous. Lui aussi a fait de la bonne besogne et, surtout, il pourra nous remettre sur le bon chemin.

- Pourquoi ne pas mettre sire Odon dans votre damnée litière? Il y serait mieux que là et...

- Je suis moine-soldat, coupa Lusigny. Un moine... doit mourir à terre... Écoutez encore, car ma mission était double : mener le troupeau... mais aussi servir l’Ordre. Oh, aidez-moi, mon frère, je sens la vie qui s'en va... Quelques minutes encore!

Bran lui fit avaler quelques gouttes d'un petit flacon tiré de son sac et un peu de rose revint aux joues blêmes du mourant.

- Merci... Tenez, prenez ça!

Aidé de Bénigne, il ouvrit sa tunique, ôta un curieux bijou qu'il portail au bout d'une chaîne de fer. La forme était celle d'un trident dont l'une des faces portait, superbement ciselé mais usé par le temps, un soleil à face humaine encadré de deux hippocampes. Le métal dont il était fait était inconnu d'Hughes : assez semblable à de l'or mais plus sombre et surtout plus lourd.

Lusigny lui mit cet objet dans la main.

- Écoutez, souffla-t-il. A l'ouest de Saint-Jacques, au bord de la mer, il y a un port appelé Noya. Ceux qui le peuplent sont des hommes de l'océan, descendants d'un peuple... englouti par les eaux il y a des centaines d'années... loin à l’Occident, un peuple très savant, très puissant qui savait parcourir les terres et les mers. On les appelait... les Atlantes. Cherchez le chef de ce village... montrez-lui le trident. Donnez-le-lui aussi, mais en échange du secret de navigation de ses ancêtres. Vous le rapporterez à Bénigne, là où il vous dira.

Avec un râle douloureux, il se rejeta en arrière, cherchant l’air. Cependant Hughes contemplait avec stupeur l’étrange joyau.

- Comment cela est-il venu jusqu’à vous? ne put-il s'empêcher de demander.

L’ombre d’un sourire passa sur le visage de l’agonisant.

- Le secret... du grand maître! Le peuple de la mer avait des colonies... Tartessos, au sud de l’Espagne, engloutie mais aussi... Tyr. Oh, je meurs! Non nobis, Domine, non nobis... sed nomini tuo... da gloriam [1 - Pas pour nous, Seigneur, mais pour ton nom, donne la gloire (devise du Temple)].

Le dernier mot emporta son dernier souffle. D’un doigt léger, Hughes ferma les yeux las qui venaient de s’ouvrir à l’éternité et se releva, tandis que Bénigne laissait, avec respect, le corps reposer de tout son long sur la terre et lui joignait pieusement les mains sur son épée ébréchée.

- Je lui obéirai, dit Hughes. Sa mission, je l’accomplirai!

A son tour il passa à son cou la chaîne de fer supportant le trident et fit disparaître le tout sous sa chemise. Mais quelle étrange histoire! Comment croire à ce peuple fabuleux totalement disparu?

- Disparaître en une seule nuit! dit gravement Bran Maelduin. Chez nous, l’ancienne druide connaître royaume atlante. Raconter l’histoire merveilleuse. Je raconter aussi plus tard.

- Je commence à croire que j’aurais dû me faire templier, grogna Hughes. C’est beaucoup plus passionnant que d’être baron.

- Tous les frères du Temple ne sont pas aussi savants que l’était messire Odon, dit doucement Bénigne. Il était l’un des maîtres, un initié investi de la confiance toute particulière du grand maître, messire Robert de Craon. Mieux vaut ne pas parler de tout cela.

- Aussi n'en parlerai-je pas. fit Hughes un peu raide. A présent il faut que je sache où en sont tous ces malheureux dont j'ai la charge. Ensuite, nous verrons ensemble ce qu'il convient de faire. Mais je crois que notre premier devoir est d'enterrer sire Odon.

- Non, répondit Bénigne. Avec votre permission, seigneur, il prendra place dans la litière et je l'emmènerai afin qu'il repose dans une terre de l'Ordre. Il l'a bien mérité.

- Comme il vous plaira.

Suivi de Bertrand qui portait à présent le bras gauche en écharpe, Fresnoy alla d’abord rejoindre Marjolaine qui le rassura : sa blessure n’était pas profonde, la lame ayant dévié, sans doute par la maladresse de celui qui avait frappé.

- Celui-là, dit Hughes, il va falloir que je le retrouve. Avez-vous une idée de qui cela peut être?

- Aucune idée. Je ne l'ai pas vu. Mais dans le chaos qu'était cette bataille, on pouvait prendre un mauvais coup à chaque instant.

- Certes, mais il est facile de reconnaître une femme quand on l'a devant soi. On vous a d’abord assommée puis frappée. Il n’est pas difficile de deviner que l'on voulait vous tuer.

Il faillit ajouter « et ce n'est pas la première fois ». pensant à l'histoire de la pierre détachée du toit de la maison-Dieu à Tours. Mais il préféra ne pas reparler de cet incident désagréable pour ne pas affoler la jeune femme. Il se reprochait déjà suffisamment d'avoir succombé à un mouvement de jalousie qui la lui avait fait perdre de vue assez longtemps pour que le mystérieux assassin ait pu frapper avant son arrivée.

- N'ayez pas peur, ajouta-t-il doucement, désormais c'est moi qui veillerai sur vous. Sire Odon, avant de mourir, m’a confié son troupeau. C’est moi qui vais en être le berger jusqu’à Compostelle.

- Vraiment?

L’éclair joyeux qui illumina les beaux yeux tant aimés lui fit chaud au cœur. Inclinant sa haute taille, il prit la petite main sale et y posa, un court instant, ses lèvres.

- Vraiment. A présent et pour le temps qui vous plaira, je me déclare votre chevalier, dame Marjolaine!

Elle le regarda sortir, puis se laissa aller dans la paille, ferma les yeux pour que l’on ne pût y lire la joie qui l’emplissait. C’était merveilleux de savoir que, jusqu’au bout du chemin, elle aurait auprès d’elle cette force redoutable, cette protection, et cela sans qu’il fût besoin de se la reprocher. Odon de Lusigny avait jugé bon de remettre la conduite de ses pèlerins au courage d’un chevalier qu’il avait pu apprécier. C’était donc la volonté de Dieu qui s’était exprimée par la bouche d’un homme de bien mourant pour sa gloire. Cela ne voulait pas dire que Marjolaine fût prête, soudain, à oublier ses devoirs, ni surtout l’anneau qui brillait à la main d’Hughes, mais, durant quelques semaines au moins, elle allait vivre à ses côtés sans qu’il y eût péché. Pendant quelques semaines elle allait engranger suffisamment de souvenirs, suffisamment de bonheur pour éclairer tout le reste de sa vie quand, au retour, viendrait le moment de refermer sur elle les portes d’un cloître.


Hors de la grange ruinée, le spectacle qui s’offrit à la vue de Fresnoy était dramatique, même pour un homme habitué aux combats et à la mort. Les corps s'entassaient, pèlerins et bandits mélangés à l’instant du retour à la poussière commune. Aidé de Pierre et d’Isidore Bautru, le petit Parisien qui regardait toujours en arrière, Nicolas était déjà en train de creuser des fosses pour y enterrer ceux de ses compagnons qui ne verraient pas le ciel de Galice, tandis que deux autres hommes commençaient à faire le tri.

- Va les aider, dit Hughes à Bertrand. Moi, je vais préparer des croix.

Tirant son poignard, il alla couper des branches d’un saule qui poussait là, auprès d’un ruisseau, et chercha, pour les lier ensemble, en forme de croix, les lanières et les rubans qui serraient les chausses autour des mollets des hommes. Les morts auxquels il les prit n'en auraient plus besoin.

Ce faisant, il aperçut un homme abondamment chevelu et barbu, vêtu de toile grossière qui, à quelques pas de lui, se livrait à une affreuse besogne sur les corps des routiers que l’on avait séparés des autres. D’un coup d’une énorme cognée, il leur ouvrait la poitrine, en arrachait le cœur et le jetait à deux chiens qui l’accompagnaient. Horrifié, Hughes se jeta sur lui pour lui arracher son arme, mais l'homme était d'une force herculéenne et rejeta Fresnoy comme s’il n’eût pas pesé plus qu’un oiseau.

- Arrière! gronda-t-il. Ne te mêle pas de mes affaires si tu ne veux pas tâter de ma cognée ou des crocs de mes chiens!

- Pourquoi fais-tu cela? demanda Hughes en se relevant. N’es-tu pas chrétien pour insulter la mort?

- J’étais chrétien! Mais ces hommes, eux, ne l’ont jamais été. Ils ont tué les miens. Celle que tu as vue là, crucifiée sur la porte, éventrée après les avoir subis, c’était ma femme! Mes trois enfants, ils les ont jetés vivants dans les flammes qui ont dévoré ma maison... Alors, laisse-moi à ma besogne.

- C’est toi le bûcheron qui est venu combattre avec nous?

- Oui, c’est moi. Si seulement vous étiez arrivés au lever du jour!

- Nous nous sommes trompés de route. Nous n’aurions pas dû passer par ici. On m’a dit que tu pouvais nous remettre sur le bon chemin?

- Je connais cette forêt aussi bien que les lièvres et les sangliers. Je vous conduirai.

- Merci. Mais ne donne pas toute cette mauvaise viande à tes chiens, tu vas les faire crever.

L'homme retint la cognée qui allait frapper encore et parut réfléchir.

- Tu as peut-être raison. Et comme ils sont tout ce qui me reste, j’aimerais les garder encore. Après tout, les loups sauront bien cette nuit achever ma besogne.

- Des loups? Il y en a par ici?

- Un peu, oui! Et une sacrée bande. Quand nos maisons étaient debout, on était tout de même à l’abri et puis, mes frères et moi, on en tuait. Mais si j’étais vous, je ne laisserais pas tous ces gens ici, dans le mauvais abri d’une grange qui ne tient presque plus debout. Ces carnes vont les attirer. En plus, si la pluie recommence il vaudrait mieux trouver un refuge avant la nuit.

- Je ne demande pas mieux, mais où?

- Pas loin d’ici, il y a Saint-Mandé, un prieuré où naguère vivait une dizaine de moines. Les hommes de Loup les ont massacrés et s’y sont installés un temps, mais ils n'y sont pas restés. Les bâtiments sont vides et ils n'ont pas tout brûlé. Et puis il n’y pleut pas.

- Alors d'accord. Quand nous aurons enterré nos compagnons, nous partirons.

- C'est bien. Je vais vous donner un coup de main.

Bran Maelduin, qui avait fini de panser les blessés, vint à son tour pour dire une dernière prière et bénir les corps des compagnons que l'on ensevelissait dans la terre lourde d'eau. Le corps de la femme du bûcheron avait été décroché de la porte et reçut, avec ceux de ses deux frères, les mêmes soins pieux. Puis l'on planta les croix qu’avait façonnées Hughes.

C'est alors qu'au drame, à l'horreur, vint se mêler le grotesque le plus saugrenu. A peine les dernières psalmodies du De profundis s’éteignaient-elles qu'une voix, affreusement nasillarde, faisait retentir les échos de la forêt, une voix qui chantait :

C’étaient trois dames de Paris

Qui aimaient le petit vin gris.

Et frère Fulgence, virant sur un pied, déboucha de l’angle de la grange, les bras gracieusement arrondis, dansant et saluant à la ronde et donnant tous les signes d’une absolue béatitude. Trottant à ses côtés, Ausbert Ancelin, auquel il semblait vouer soudain la plus exubérante tendresse, tentait vainement d'obtenir de lui un comportement plus conforme à la gravité de l’instant.

Un murmure indigné parcourut les rangs de ceux qui étaient venus assister à l'ensevelissement, mais Fulgence n'en parut que plus heureux, et ce fut avec assurance qu’il clama :

Ainsi les laissa toutes nues

Trébuschiées en deux monciaux

Plus emboées que pourciaux...

Hughes se précipita, tandis que Bran Maelduin retenait de justesse Pierre qui allait se jeter sur le moine.

- Qu'est-ce qui lui prend? demanda Fresnoy en empoignant le moine par sa robe, qu’il se hâta d’ailleurs de lâcher car Fulgence, décidément plein d’une universelle affection, prétendait l’embrasser. Il est ivre, ma parole! On va lui mettre la tête dans l’eau.

- Hélas non, seigneur, il n’est pas ivre, répondit Ancelin. Je crois qu’il est devenu fou, fou de peur! Tout à l’heure, pendant la bataille, il se cramponnait à moi, criant et pleurant, essayant de m’entraîner avec lui sous le couvert des arbres. Il claquait des dents comme par temps de gel et sa voix chevrotait. Et puis, tout à coup, il m'a lâché. Il a éclaté de rire... et voilà! Il est comme ça depuis. Il y a un instant, il voulait à tout prix cueillir des fleurs. Il cherchait des violettes.

- C’est incroyable! Peut-on vraiment avoir peur au point d’en perdre la raison?

Ancelin sourit.

- Ça paraît difficile à un homme aussi vaillant que vous, sire chevalier. Le danger, la bataille, le risque, c’est toute votre vie. Mais lui, voyez-vous, c’est seulement un petit moine un peu malingre qui ne souhaitait rien d’autre que passer une vie paisible et protégée dans la belle abbaye de Saint-Denis. Et voilà que Mgr Suger l’a choisi pour le jeter au hasard et au péril des chemins en compagnie d’un homme accusé d’un crime et qu’il imaginait couvert de péchés. Un homme dont la force lui faisait peur. Et je crois bien qu’il a peur depuis que nous avons quitté Paris. C’est pour cela, je pense, qu’il s'est montré dur avec moi.

Fresnoy regarda curieusement l’homme enchaîné.

- Et tu ne lui en veux pas de ce qu’il t’a fait endurer? Il avait tellement envie de retourner à Saint-Denis qu’il faisait tous ses efforts pour que tu meures le plus vite possible.

- Ce n’était pas tout à fait sa faute. Je viens seulement de le comprendre.

- Comprendre ça? Eh bien, mon ami, je commence moi à me demander si tu n’es pas du bois dont on fait les saints.

- Ne dites pas ça! Je n’ai pas tué maître Foletier, mais j'aurais pu le faire car j’étais jaloux de ma femme. Seulement, je l’aimais et je ne voulais pas croire qu’elle me trompait. J'avais peur de la perdre. Alors, ne dites pas que je pourrais être un saint. Je suis seulement un pauvre homme un peu lâche.

- Lâche? Après t’être battu comme tu l’as fait? D’ailleurs je vais te faire déferrer. Viens ici, bûcheron! Tu dois bien être capable d’ôter ces chaînes.

L’homme s'approcha pour examiner les fers, mais Ausbert le repoussa.

- Le frère est devenu fou, mais je suis toujours condamné! Je garderai mes chaînes. J'en ai fait bon usage, je crois.

- Mais tu ferais encore meilleur usage d'une épée ou d’une hache. Nous ne sommes plus que le tiers de ce que nous étions et j'ai besoin d’hommes solides.

- Je suis solide et je dois subir le jugement de Dieu. Déjà je n’ai reçu que trop de secours.

Marjolaine, qui était sortie avec les autres pour la dernière prière et qui, un peu pâle mais debout, s'approchait des deux hommes, choisit d'intervenir.

- Nous savons tous que vous êtes innocent, mon ami. Et Dieu le sait qui a permis que nous vous aidions un peu. Vous n’avez aucune pénitence à subir. Et nous avons tant besoin d'aide à présent.

Ausbert eut pour elle un sourire tellement lumineux, tellement extasié, qu'Hughes sentit la jalousie lui mordre de nouveau le cœur.

- Dame, dit l'homme enchaîné, je vous dois beaucoup. Je voudrais vous faire plaisir, mais il me semble que profiter du malheur de ce pauvre moine pour me libérer de ma charge, ce serait mal et Dieu ne serait pas satisfait. C'est à lui de juger. Pas à moi.

- Le malheur de ce pauvre moine! ricana Hughes. Il a l’air, pour l’instant, cent fois plus heureux que nous tous. Fais comme tu veux, l’ami, mais je le répète, j’ai besoin de bras. Ta chaîne n’est qu’une mauvaise arme, même si tu en as fait bon usage. Pense un peu aux autres. Certains sont totalement incapables de se défendre.

- Je vous en prie, cher Ausbert, murmura Marjolaine, écoutez le chevalier. Messire Odon l’a investi de toute sa puissance et de toute sa charge aussi. Il faut l’aider.

Ausbert hésita un instant. Marjolaine avait pris l’une de ses mains et il regardait, avec une sorte d'horreur, ces jolis doigts fins reposant sur le fer grossier.

- En ce cas, je veux bien que l’on m’enlève la chaîne de mes mains. Ainsi, je pourrai porter une arme. Mais je garderai les fers de mes jambes.

Hughes eut un soupir agacé.

- Soit! Bûcheron, enlève cette chaîne. Au fait, comment t’appelles-tu?

- On me dit Guegan, mais tu peux m’appeler comme tu veux!

- Ça ira comme ça, grogna Hughes qui tourna les talons, incapable de voir plus longtemps la main de Marjolaine posée sur le bras d’Ausbert Ancelin.

Les bateliers du gave

- Adieu, dit Bénigne. Et que Dieu vous garde, sire baron. Vous n'aurez pas la tâche facile.

- Vous non plus, dit Hughes. Vous n'êtes plus que quatre hommes pour défendre la litière.

Le charpentier sourit.

- N'oubliez pas sire Odon! Un mort que l'on porte en terre est d'une grande puissance sur les esprits...

L'heure était venue de la séparation. Grâce à Guegan, on avait atteint Aulnay-de-Saintonge sans autre incident après une nuit passée dans l'antique église, alors abandonnée, du prieuré de Saint-Mandé. La pluie avait cessé, mais demeuraient les brouillards matinaux d'où surgissaient les échafaudages et les pierres nouvellement posées d'une église en construction. Là, c'étaient des moines qui s’activaient pour offrir à Aulnay ce qui allait être une nouvelle merveille de l'art roman.

A la croisée des chemins, la poignée de pèlerins échappée au coupe-gorge attendait, assise sur les talus.

Pernette, la tête cachée contre l'épaule de Marjolaine, pleurait sans retenue. Elle allait devoir continuer le chemin sans son Pierre, ainsi que l'avait prescrit le templier car, si l’on avait bien retrouvé, parmi les cadavres, celui de Guy d’Oigny, son dérisoire fiancé, celui du père était demeuré introuvable. On ne savait où était passé Mathieu. Peut-être se cachait-il sur les pas des pèlerins, guettant, attendant une autre occasion d'attaquer de nouveau. La mort de son fils ne pouvait le rendre que plus haineux et, puisque à présent seule la mort de Pernette pouvait lui assurer la possession de ses biens, il ferait vraisemblablement tout pour parvenir à tuer la jeune femme. Il était impossible de faire peser ce danger supplémentaire sur la litière et sa faible escorte. Mais il était bien dur pour la pauvre enfant de ne pouvoir, à cet instant de la séparation, pleurer tout à son aise dans les bras de Pierre par crainte d'être vue de l'invisible Mathieu. Leurs adieux avaient eu lieu toutes portes closes dans la chapelle de Saint-Mandé.

Avant de s'éloigner, Bénigne dit encore, sans essayer de dissimuler son inquiétude :

- Sire Odon avait déjà accompli trois fois ce voyage au tombeau de l'apôtre. Mais vous, seigneur Hughes, saurez-vous trouver le bon chemin?

- J'ai une langue, l'ami, je me renseignerai. Tous ceux qui vont là-bas n'ont pas toujours pour guide quelqu’un ayant déjà fait la route. Chaque soir, à chaque étape, je préparerai celle du lendemain, comme je l’ai toujours fait lors d’expéditions guerrières. Je suppose qu’il est possible de trouver des guides.

- Ne vous y fiez pas trop. Le mauvais guide qui vous mènera droit dans un traquenard est plus facile à trouver que le bon.

Hughes eut un large sourire qui fit briller ses dents de loup.

- Il s'apercevra alors que je ne suis pas un pèlerin tout à fait comme les autres. Moi, je ne vais pas en Galice pour y accomplir un vœu, mais uniquement parce que sire Odon m'a confié son troupeau, et j’emploierai tous les moyens, tant que j’aurai la vie, pour remplir ma mission. Tous les moyens, vous entendez? Et d’abord celui-ci, ajouta-t-il en montrant la large épée qui pendait à sa ceinture. Pour l'instant, d'ailleurs, je n'ai pas à me soucier du chemin. Guegan, que voici, nous conduira jusqu'aux Saintes.

- Je t'accompagnerai plus loin encore si tu veux de moi, dit le sombre bûcheron. Ma vie est derrière moi, sire chevalier. Plus rien ne m'attache à cette foret qui était tout mon horizon. A présent je peux aussi bien aller mourir là où il plaira à Dieu de me conduire. Si tu nous nourris, moi et mes chiens, nous te servirons bien.

Hughes accepta sans hésiter et même avec un certain soulagement. La force de l'homme et les crocs de ses bêtes représentaient une aide appréciable contre les dangers du chemin, même si les ombres de son âme désespérée en faisaient un assez sombre compagnon.

- Vous voyez, ajouta-t-il en se retournant vers Bénigne, le Seigneur Dieu prend déjà soin de nous. Allez en paix. Bientôt, j'espère, je vous rapporterai ce que l'on m'a demandé.

Bénigne sourit, salua et s'en alla prendre la tête de sa petite troupe. La litière et son funèbre fardeau s'engagèrent dans le chemin de droite, celui qui s'en allait vers la mer. La haute silhouette du charpentier que doublait celle de Pierre disparut à la corne d'un bois.

- Comment se fait-il que le garçon quitte ainsi son épouse? fit aigrement Léon Mallet qui ne songeait même pas à dissimuler sa réprobation.

Hughes faillit lui dire que cela ne le regardait pas, mais maîtrisa sa langue. S’il commençait à houspiller ses troupes, le chemin serait encore plus pénible. Il s'efforça à l'aménité.

- Il ne la quitte pas, il s'en sépare pour un temps. Il est très pauvre. Maître Bénigne qui est charpentier comme lui et qui s'en va construire une église neuve sur la côte du grand océan lui a proposé du travail.

- Et son vœu? protesta l'autre, son vœu de pèlerinage? Il n’a pas l’air d’en faire grand cas?

- Si, justement! Et c'est la raison pour laquelle ces deux enfants se séparent. Ils ont décidé que la jeune femme accomplirait seule le pèlerinage afin que Dieu et Mgr saint Jacques n'y perdent rien. Au retour, elle ira le rejoindre. Encore une question à poser?

Le ton laissait entendre que la patience du baron de Fresnoy venait d'atteindre sa limite extrême. En dépit de l'épaisseur de son entendement, Léon le borgne le sentit et préféra se rappeler qu'il avait une dent malade. Il laissa donc Hughes pour s'absorber dans ses souffrances dont, à longueur du jour, il allait rebattre les oreilles de ses compagnons de route. Il les accabla même tellement de ses gémissements, plaintes, grognements et même hurlements qu’à l’étape du soir, Bran Maelduin, excédé, jugea que les choses avaient assez duré.

- Je guérir lui très vite, déclara-t-il à Hughes qui était en train de tancer le mercier et de lui faire honte de son peu de courage, vous s'écarter un peu.

Retroussant sa manche crasseuse, le petit moine prit un peu de recul, ferma un poing noueux comme un vieux cep et frappa. Le coup vigoureusement appliqué atteignit le geignard au menton et l’expédia au pays des songes. Alors, sans perdre une seconde, ni d'ailleurs se soucier de Modestine qui piaillait et en appelait à la justice du ciel, il se jeta sur Léon sans connaissance, s’installa à califourchon sur sa poitrine, lui ouvrit la bouche, fourra le nez dedans, examinant les lieux à la lumière de la lanterne que lui tenait Hughes et, finalement, tirant de sa poche une paire de pinces trouvée Dieu sait où, l'introduisit dans la bouche ouverte puis, d’un vigoureux arrachement, extirpa la dent coupable, un extraordinaire vieux monstre noir et biscornu qu’il montra triomphalement à la ronde.

- Vous dormir tranquilles à présent! conclut-il aimablement.

Alors, sans paraître déployer le moindre effort, il retourna Léon Mallet sur le ventre afin que le sang ne l’étouffât pas en coulant dans sa gorge et le laissa finalement aux soins éplorés de sa femme.

Les autres pèlerins avaient suivi la scène avec un intérêt évident et Hughes ne put s’empêcher de rire.

- Je ne vous savais pas si rude compagnon, frère étranger. Vous avez retourné ce bonhomme aussi facilement que s’il était un sac de blé. Et on dirait aussi que vous savez vous servir de vos poings.

- Oh, tous savoir chez nous, fit Bran modestement. Et je ne pas être très fort. Ma vénérée père être l’homme qui pouvoir porter une sanglier sous chacun des bras.

- Je ne suis pas sûr que le frère n’en serait pas capable, dit Ausbert Ancelin. Il fallait le voir durant la bataille contre les routiers! Il avait empoigné une grosse branche et frappait à tour de bras sur l’ennemi. Ça tombait autour de lui comme mouches en automne.

- Mais puisque vous êtes si vaillant combattant, pourquoi donc être devenu moine? demanda Marjolaine à son tour.

Bran Maelduin rougit comme cela lui arrivait chaque fois que la jeune femme lui adressait la parole et baissa les yeux.

- Oh, parce que ma vénérée père juger je être de la fragile constitution et tout juste bon à chanter cantiques. Et puis, ajouta-t-il avec un rayonnant sourire qu’il distribua généreusement à tous, je aimer avec tout le cœur le Seigneur Dieu!

Et, sur ce, le petit moine s’en alla sous un arbre pour y prier dévotement ce Dieu qu’il aimait tant.

Machinalement, Hughes le suivit de loin. Cet homme plein de certitudes, parce qu’il savait s’ouvrir tout naturellement aux ordres du destin, l’attirait. Tout était simple pour Bran Maelduin. Il lui suffisait de s’en remettre à la volonté de Dieu en s’abstenant soigneusement d’y mêler si peu que ce soit de ses propres désirs. Mais peut-être venait-il, après tout, d'une autre planète, d’un monde enchanté où êtres, choses, plantes et animaux communiquaient quotidiennement avec la divinité et les esprits étrangers, impalpables, bienveillants ou malveillants suivant le cas, qui gravitent inlassablement entre terre et ciel. Ainsi l’Irlandais, membre hautement déclaré de l’Eglise, trouvait-il tout naturel de se déclarer aussi hautement descendant et héritier de ces anciens druides qui, jadis, vénéraient le soleil, la lune, les astres, les grands chênes et toutes les forces cosmiques dont s’agite la nature. Tout ce qui, pour le cerveau de Fresnoy, fleurait quelque peu l'idolâtrie et qui, pour cet être venu d’ailleurs, semblait entièrement naturel.


L'étrange mission dont Odon de Lusigny avait chargé Fresnoy n’étonnait pas Bran Maelduin. Et pas davantage le fait qu’un simple charpentier, comme Bénigne, s’en allât en compagnie d’un noble cadavre et d’un coffret d'or fonder un port, construire des navires pour une destination parfaitement insensée dont, selon toutes probabilités, il ne reviendrait pas. Chacun savait bien, en effet, que l’immense mer occidentale n’avait d’autre fin que le gouffre insondable de l’infini.

La veille au soir, dans les salles désertes du prieuré de Saint-Mandé, tandis que les pèlerins rescapés du coupe-gorge, exténués et meurtris, s’efforçaient de retrouver, dans le sommeil, un peu de force pour continuer leur route, Hughes avait longuement parlé avec le charpentier et le petit moine pour essayer au moins de comprendre quelque chose à ce qui lui arrivait.

Il y avait surtout ces gens qu’il devait rencontrer, ces descendants d'un grand peuple englouti par la mer et supposés détenteurs de secrets si précieux que l’on pouvait sacrifier allègrement des vies humaines pour se les approprier. Mais, à toutes ses questions, Bénigne avait répondu avec cette foi tranquille qui défie les doutes les mieux ancrés. Il répétait toujours la même chose : en Orient, le grand maître du Temple avait découvert des traces, des écrits de ce peuple mystérieux, le grand maître savait pour tous, le grand maître ordonnait à tous. En conséquence de quoi sa volonté, qui ne pouvait être que celle de Dieu lui-même, devait être accomplie.

Et Bran Maelduin renchérissait sur ces rêves fantastiques. Comme Bénigne, ce reflet du grand maître, il croyait qu’au-delà de la grande mer existaient d’autres terres, d’autres hommes. Il parlait d’un certain Brendan, saint homme de son pays qui, parti sur les flots à la recherche du paradis, s'en était revenu pour décrire les merveilles d’une île fabuleuse découverte après des jours et des jours de navigation.

- Mes deux saints patrons, Maelduin et surtout Bran, fils de Fébal, avoir passé deux mois dans la Terre des Fées, une île couverte de pommiers d’or. La doute ne pouvoir exister. Je peux être aller avec toi quand ta première bateau finir? ajouta le moine avec un sourire plein d’espoir auquel répondit celui de Bénigne.

- Il y aura toujours place sur nos bateaux pour un homme de Dieu tel que toi, frère moine, dit-il doucement.

Hughes finit par y renoncer. Ces gens semblaient sûrs de leur fait et, après tout, s’ils tenaient à prendre des légendes pour argent comptant, c’était leur affaire. Mais lui n’était aucunement convaincu et Marjolaine qui, lovée au creux de la paille où elle était censée dormir, avait écouté attentivement la conversation des trois hommes ne put s’empêcher de sourire : c’étaient là, en effet, choses bien étranges pour la compréhension d’un baron habitué à n’entendre parler que de chasses, tournois, guerres et filles à trousser. Aussi quand, entamant sa dernière ronde, Hughes passa auprès d’elle, elle lui dit :

- Vous n’y croyez pas, n’est-ce pas, sire Hughes, à ces terres merveilleuses, à ces îles lointaines où le soleil brille tous les jours?

Il s’arrêta, la regarda, si frêle et si touchante dans son creux de paille avec cet éternel voile blanc qui ne laissait voir que son regard envoûtant. A cet instant, l’envie de la prendre dans ses bras lui fut si violente qu’il dut faire un énorme effort pour n’y pas succomber. Il se contenta de mettre genou en terre devant elle, non par révérence, mais tout simplement pour être plus à sa hauteur.

- Vous y croyez, vous?

- Bien sûr. Pourquoi n’y croirais-je pas? Je ne sais rien ou si peu sur le monde qui nous entoure, sinon qu’il n’est pas bien beau quand on y regarde de près en dépit de toutes ces belles églises que l’on y bâtit. Il renferme tant de misère, tant de souffrance, tant de violence. Alors imaginer qu’il existe quelque part une terre où les fleurs durent toute l’année, où il n’y a pas d’hiver, pas de boue, pas de neige et où le soleil est plein de générosité, des terres qui ressemblent au paradis, cela fait du bien d’y croire.

- Vous n’aimez pas le monde où nous vivons?

- Pourquoi l’aimerais-je? Il ne m’a guère donné de raisons pour cela. La maison de mon père était pauvre et la vie y était rude, pourtant je la regrette. Je l’ai regrettée dès le jour où je l’ai quittée pour la riche demeure de mon époux car aucune joie ne m’y attendait. Et je ne suis pas la seule. Il y a trop de différences entre les êtres, trop d’injustice surtout. Regardez ce pauvre Ausbert Ancelin, condamné sans la moindre preuve à si dure pénitence.

Encore Ancelin! Du coup, Hughes se releva, trouvant un plaisir pervers à dominer la jeune femme de toute sa haute taille.

- Votre exemple est mal choisi, dit-il sèchement. Ancelin a eu de la chance : il aurait pu être pendu. C’est déjà bien qu'on lui ait accordé le bénéfice du doute.

Marjolaine sentit le changement de ton, mais n’en comprit pas la raison, l’attribuant seulement au fait qu’en attirant l’attention d’un si haut baron sur le sort d'un simple tonnelier elle avait dû froisser son orgueil de caste. Elle avait oublié, à le voir si simple et si prévenant, que Fresnoy n’était pas, ne pouvait pas être un pèlerin comme les autres. Elle lui sourit avec contrition, ce qui n’en fit pas moins briller ses prunelles turquoise.

- Vous avez raison : cela aurait pu être bien pire. Irréparable! Voilà pourquoi je dis que notre monde n’est pas aussi beau qu’il en a l’air et qu’il est doux de rêver d’un autre ailleurs.

Mécontent, Hughes préféra rompre les chiens.

- D’où vient que votre servante n’est pas auprès de vous?

- Je ne sais pas. Elle a dû vouloir respirer un peu l’air du soir. La fin de cette journée, si cruelle, nous a apporté un peu de douceur. Et je ne souffre presque pas de mon épaule.

Hughes imaginait sans peine où pouvait être Aveline. Avec Bertrand, introuvable lui aussi, bien sûr. Il avait bien de la chance, celui-là; ses amours ne rencontraient pas de problèmes. Il était garçon, la petite était fille et, à condition qu’il sût éviter de désagréables conséquences, il pouvait fleureter avec sa belle sans que personne y trouvât à redire. Tout le monde n’avait pas sa chance et le baron Hughes, soudain mécontent de tout, de tous, et plus encore de lui-même pour s’être laissé embarquer dans cette histoire de fous, s’en alla rejoindre son coin de grange pour y prendre au moins la part de sommeil dont il avait si grand besoin. Mais quand Bertrand, un peu confus, le rejoignit environ une heure plus tard, il n’avait pas encore réussi à fermer l’œil.

- Alors, grogna-t-il, ça va les amours?

Bertrand baissa le nez sans parvenir à dissimuler un sourire ravi.

- Je crois que oui. Est-ce que cela vous ennuie, seigneur Hughes? Pardonnez-moi ce retard, je n’ai pas senti passer le temps.

- Le contraire m’étonnerait. Ne t'excuse pas : la petite est charmante. Mais ne fais pas de bêtises. Je n'aimerais pas contrarier dame Marjolaine à qui elle appartient. En outre, tu es de bon lignage et ce n’est qu’une petite servante. Ton père ne serait sûrement pas d'accord pour un mariage.

- Oh, je sais, soupira Bertrand toute joie soudain envolée. Cela me tourmente assez car Aveline me plaît de plus en plus et j’ai grand-peur d’être en train de me mettre à l’aimer.

Il semblait si malheureux tout à coup qu’Hughes se reprocha d’avoir contrarié son bonheur. C’était la toute première fois que le garçon, si secret habituellement, se laissait aller à entrouvrir son cœur. La chose devait être grave.

- Que feras-tu si cela arrive? Je veux dire, si tu l'aimes vraiment?

- Je ne sais pas. Je me dis parfois que l'aventure où nous sommes engagés apportera peut-être une solution. Tout ce qui nous arrive depuis Tours est si étonnant. Mgr saint Jacques daignera peut-être nous aider, lui qui fait de si beaux miracles. Et puis il y a toujours la possibilité de laisser nos os dans ce voyage si mal parti. Alors pourquoi se soucier de demain si aujourd'hui sourit? Demain ne viendra peut-être jamais.

Cette fois, Hughes regarda son écuyer avec admiration. Il aimait cette philosophie et l’eût volontiers faite sienne. Le malheur voulait seulement qu'à lui-même l’amour ne sourît guère. Il devait conduire jusqu’au bout de la terre une femme qui se proclamait éprise d’un autre tout en veillant soigneusement sur cet autre. Il devait en outre accomplir une mission mystérieuse confiée par un homme qu’il ne connaissait pas et pour une cause qui ne l’intéressait pas. En vérité, à certains instants comme celui-là, il se demandait si la vie avait un sens.


Il allait se le demander plus souvent qu’à son tour dans les jours qui suivirent, tandis qu’il menait par plaines et par vaux sa troupe psalmodiante ou geignante suivant les circonstances, mais le plus souvent de mauvaise humeur. Le tout par un temps exécrable qui n’incitait guère à chanter, même des cantiques.

Car décidément les esprits célestes semblaient en vouloir à cette malheureuse troupe de pèlerins et s’ingénier à compliquer la tâche à son chef. Chaque matin, le départ s’effectuait sous des averses rageuses qui obligeaient à cheminer tout le jour dans des vêtements déjà humides pour n’avoir pas eu le temps de sécher pendant la nuit et qui arrivaient trempés à l’étape.

Aussi, lorsque l’on fut à Bordeaux, après avoir traversé la Gironde en bateau depuis Blaye, Hughes décida-t-il que l’on resterait trois jours dans l'hospice tout neuf, fondé par le duc Guillaume X d'Aquitaine, père de la reine Aliénor, pour les pèlerins de Saint-Jacques.

Cet arrêt s'imposait. Beaucoup de pèlerins avaient pris froid. Certains, comme Agnès de Chelles, toussaient et mouchaient à longueur de journée. D'autres - et Léon Mallet était de ceux-là - avaient senti se réveiller de vieux rhumatismes et Bran Maelduin ne suffisait plus à la tâche. D’autant que les réserves de son sac à remèdes n’étaient pas inépuisables et que le vilain temps ne lui avait guère permis de se livrer à la recherche des bonnes herbes qui doivent être cueillies par temps sec sous peine de pourrir. Il réussit néanmoins à soulager notablement ses rhumatisants par des applications de feuilles de chou et en fit, en quelques heures, une consommation qui stupéfia l’économe de l’hospice. Quant à ses enrhumés, il les bourra d’ail écrasé au point d'incommoder toute la communauté. Pour éviter les plaintes, il dépouilla de ses feuilles vernies un mur couvert de lierre et en fit des tisanes amères et peu agréables mais d'une odeur supportable et qui firent merveille.

Pour sa part. Marjolaine ne souffrait de rien, sinon d'une sorte de vague à l'âme depuis qu'à Blaye on lui avait montré le tombeau de la belle Aude, la douce fiancée du paladin Roland, morte de douleur en apprenant la nouvelle de sa fin sous les coups des Sarrasins à Roncevaux. Aude reposait sous une belle pierre gravée, entre son frère Olivier, le preux compagnon de Roland, et celui qu’elle avait aimé plus que la vie. Et Marjolaine avait rêvé longuement sur cette nouvelle preuve de la puissance d’un grand amour, de cet amour qu’à présent elle commençait à souhaiter connaître tout en le redoutant. Instinctivement, en quittant le tombeau, elle avait cherché le regard d’Hughes de Fresnoy. Mais le jeune baron ne s'intéressait pas aux amours de légende : appuyé contre un mur du porche de l’église, il causait avec Bertrand en attendant que sa troupe eût fini de visiter. Quand elle passa devant lui, il ne leva même pas les yeux et la laissa descendre jusqu’à l’embarcadère en la seule compagnie de Colin et d’Aveline.

D’ailleurs, depuis la halte de Saint-Mandé, il ne s’occupait pratiquement plus d’elle. Il la saluait le matin, la saluait de nouveau le soir en lui souhaitant la bonne nuit, mais plus jamais la jeune femme ne sentait sur elle le poids irritant et doux de son regard. Hughes semblait avoir totalement oublié qu’il lui avait, un soir, parlé d’amour.

Marjolaine en avait éprouvé d’abord un peu de déception, puis cela lui avait été, du côté du cœur, comme un petit pincement assez désagréable qui n'était pas encore du chagrin mais qui, peut-être, en était le signe avant-coureur. Alors, elle se réfugia dans la prière et s’efforça de ne plus tourner les yeux vers lui.

A Bordeaux, laissant Colin, dont le nez et les yeux pleuraient sous les attaques d’un rhume sévère, subir les thérapeutiques odorantes du moine Irlandais, Aveline continua à son aise le rêve éveillé dont Bertrand était la cause et qui lui donnait l’air d’une somnambule. La jeune femme, flanquée de Modestine, s’en allait vénérer le corps du saint local, Seurin, qui reposait dans l'église d’une vaste abbaye bénédictine. On lui montra le bâton de saint Martial et l’olifant de ce Roland dont l’histoire d’amour l’avait si fort émue à Blaye, ce qui réveilla sa mélancolie.

Contrairement à elle, Modestine était gaie, heureuse d’échapper pour un moment aux plaintes de son époux plié en deux par ses douleurs. Elle bavardait sans arrêt, ce qui distrayait un peu Marjolaine, mais lui faisait regretter tout de même l’absence de Pernette qui comptait, elle, au nombre des enrhumés.

La compagnie de la petite épouse de Pierre était en effet devenue chère à Marjolaine. Elle aimait à l’interroger sur son amour et prenait plaisir à l’entendre raconter comment elle avait connu Pierre et comment elle l’avait aimé. Pernette ne se faisait jamais prier car ces confidences lui rendaient moins cruelle la séparation en la rapprochant de celui qu’elle aimait tant.

En quittant l’église, les deux femmes, profitant de l’un des rares rayons de soleil de ce printemps pourri, s’arrêtèrent dans le vieux cimetière et s’assirent sur les pierres écroulées d’une ancienne tombe abandonnée. Marjolaine se sentait lasse mais, en vérité, elle l’était surtout de l’incessant bavardage de sa compagne sans savoir comment y mettre fin.

- J’aime cet endroit, fit-elle à tout hasard. Restons là un instant pour écouter les oiseaux.

- C’est une jolie idée.

Il y eut un instant de bienheureux silence mais qui ne dura guère. Bientôt, Modestine reprenait la parole. Dans les meilleures intentions du monde, il est vrai.

- Je vous trouve un peu pâle, dame Marjolaine, dit-elle, vous sentez-vous bien?

- Mais oui. Peut-être est-ce un peu de fatigue. Ces derniers jours ont été rudes.

- Pourtant, vous n’avez pas été malade sur le bateau, vous! envia la mercière qui avait pensé mourir durant la courte traversée. Mais je crois que vous ne mangez pas suffisamment. Le plus souvent, vous donner une part de votre nourriture aux autres. C’est bien, mais c’est une erreur quand on accomplit d’aussi longues marches.

- J’ai une mule à ma disposition, alors que les autres vont à pied. Et puis j’ai bonne santé.

- Peut-être, mais il faut tout de même prendre garde. Tenez, pour me faire plaisir vous allez faire collation avec moi. Ce matin, j’ai acheté quelques gâteaux à l’anis. Prenez-en un.

Elle avait ouvert son aumônière et en tirait, bien « pliés » dans un mouchoir blanc, deux gâteaux ronds qui embaumaient l’anis et en offrit un que Marjolaine prit par crainte de la désobliger.

- Je n’ai pas très faim, dit-elle en souriant. Avec votre permission, je le mangerai plus tard.

- Oh, vous n’allez pas me laisser manger seule? fit l'autre en mordant à pleines dents la croûte dorée de son gâteau.

- Moi je vous tiendrais volontiers compagnie! s’écria une voix joyeuse. (Et la tête de Nicolas Troussel apparut au-dessus d’un buisson de buis auquel s’adossait la tombe en ruine.) Je meurs toujours de faim.

- C’est que je n’ai que deux gâteaux.

- En ce cas, prenez le mien, ami Nicolas, dit Marjolaine. Je n’ai vraiment pas faim et ainsi dame Modestine aura compagnie.

- Oh! Ce ne sera pas la même chose, fit la mercière, la mine chagrinée.

Nicolas à son tour mordait avec appétit dans la pâtisserie odorante. Ce spectacle, apparemment, ne plut guère à Modestine car, se levant brusquement, elle secoua les miettes qui demeuraient sur sa robe.

- Si vous êtes reposée, dame Marjolaine, nous pourrions rentrer à l'hospice. Je suis en peine de mon époux et ne souhaite pas le laisser trop longtemps tout seul.

- Comme vous voudrez. Rentrons donc. Vous venez, Nicolas?

- Ma foi, volontiers. J’ai tout vu et l’heure du souper approche!

Comme on arrivait aux abords de l'hospice, Modestine s’agrippa tout à coup au bras de Marjolaine et se courba en deux, haletant comme une bête malade.

- Faites excuses, je... je ne me sens pas bien... Oh! mon Dieu, que m'arrive-t-il?

- Qu’y a-t-il, dame Modestine? Vous êtes malade?

La regardant, Marjolaine la trouva plus pâle que d’habitude. Son nez se pinçait et elle gémissait en se tenant le ventre.

- On... on dirait du feu! Oh, j’ai mal... j’ai mal.

Inquiète, Marjolaine la fit asseoir sur le banc de pierre qui se trouvait sous le porche.

- Restez là, je vais chercher du secours! Veillez sur elle, Nicolas, ajouta-t-elle comme Modestine se mettait à vomir.

Elle s’engouffra dans l’hospice, ameuta un moine et une dame hospitalière sur son passage et se rua à la recherche de Bran Maelduin qu’elle trouva en oraison à la chapelle.

- Venez vite, frère Bran! Il y a une malade.

Il y en avait même deux car, lorsque le petit moine et Marjolaine débouchèrent du porche, ils trouvèrent Modestine étalée sur le banc aux mains de la dame hospitalière et le bénédictin agenouillé auprès de Nicolas qui se tordait de douleur sur le sol.

- Mon Dieu, dit Marjolaine. Ces gâteaux à l’anis devaient être mauvais.

- Quels gâteaux? Gâteaux à l’anis? dit Bran Maelduin.

Elle raconta comment Modestine avait acheté deux gâteaux au marché, comment elle lui en avait offert un et comment Nicolas avait mangé celui qui lui était destiné, tandis que la mercière mangeait le sien.

- De la lait! clama l’Irlandais, beaucoup de la lait! Vite, mon sœur, de la lait! Eux être sûrement empoisonnés!

Tandis que la dame hospitalière courait à la cuisine, on emportait les malades et, soudain, Marjolaine se trouva en face d’Hughes qui arrivait, attiré par le bruit.

Il demanda, naturellement, ce qui s’était passé et Marjolaine dut refaire son récit qu'il écouta, sourcils froncés.

- Où cette Modestine a-t-elle acheté ses gâteaux? demanda-t-il.

- Je n'en sais rien. Sans doute ce matin quand nous avons fait un tour au marché. Elle m'a dit les avoir achetés à un talmelier, mais lequel? Elle est comme nous tous, elle ne connaît personne ici. Comment voulez-vous que nous le retrouvions? A moins qu'elle ne sache exactement où se trouvait son échoppe.

Hughes ne répondit pas. Il réfléchissait. Cette histoire ne lui plaisait pas et moins encore le fait que Marjolaine elle-même aurait dû manger ledit gâteau. Et puis il y avait autre chose : pour la seconde fois, la jeune veuve frôlait un danger mortel en compagnie de la mercière.

- Qu'y a-t-il, sire Hughes demanda la jeune femme inquiète d'une si sombre mine. Pourquoi cet air farouche? Ce n’est qu'un accident et j’espère sincèrement que ces deux malheureux vont guérir rapidement.

- Je l’espère aussi. Allons voir où ils en sont.

Modestine, qui avait beaucoup vomi et avalé ensuite un grand bol de lait, semblait en assez bon état. Etendue sur son lit, les yeux clos, elle s'efforça, d’une voix ténue, de répondre aux questions d'Hughes. Oui, elle avait acheté ces gâteaux au marché et même elle en avait mangé deux dès le matin. Non, elle ne se souvenait pas à qui. Ils étaient sur un éventaire. Prié doucement par la dame hospitalière de laisser la malade reposer, Hughes s’en alla chez les hommes.

Bien plus inquiétant était l’état de Nicolas. Bran Maelduin l’avait fait vomir en lui fourrant un doigt dans la gorge, puis, après l’avoir emballé de couvertures et cloisonné de pierres chaudes, il s’était mis en devoir de lui faire avaler le contenu d’un énorme pot de lait dont le pauvre garçon rejetait d’ailleurs les trois quarts. Mais, apparemment, le quart qui restait faisait son œuvre bienfaisante. Petit à petit, les spasmes douloureux parurent s’espacer et, après deux heures de lutte, cessèrent complètement. Epuisé, les traits plombés et les yeux creux, Nicolas finit par s’endormir.

- Qu’en pensez-vous? demanda Hughes à Bran Maelduin presque aussi exténué que son malade et qui commençait à remettre de l’ordre dans l’infirmerie avec l’aide d’un frère convers.

Le petit moine haussa les épaules avec lassitude et repoussa du bras ses mèches couleur de paille que la sueur trempait.

- Dieu savoir! Si la pauvre garçon encore vivant demain, être sauvé peut-être. De toute façon, pas pouvoir repartir. Je rester avec lui.

- Pas question de vous laisser en arrière, mon frère. Vous nous êtes trop précieux. Nous attendrons.

- Pour cette nuit, dit Marjolaine, je le veillerai.

Les larmes aux yeux elle avait assisté, avec ceux des pèlerins qui étaient en bonne santé, à l’épuisant combat mené par le petit moine. Mais tout de suite Hughes s’insurgea :

- Il n'en est pas question! Ce n’est pas la place d'une femme.

- De n’importe quelle autre femme, peut-être. Mais si Nicolas n’avait pas mangé, à ma place justement, ce maudit gâteau, c’est moi qui serais actuellement dans ce lit et peut-être en train de mourir.

« Non, pensa Hughes sombrement, tu ne serais pas à sa place, ma douce, car tu es moins vigoureuse que lui. Tu n’aurais sans doute pas eu la force de rentrer à l’hospice et tu serais couchée dans quelque rue avec cette pauvre idiote, cause de tout le mal. »

Cette idée de la voir morte lui causa une douleur si insupportable qu’il s’en étonna. N’ayant jamais rencontré la passion, il n’en connaissait pas la terrible puissance et il s’en effraya, comme un enfant s'affole au seuil de ténèbres profondes. Pourtant il sentait qu’à présent la vie sans Marjolaine ne serait plus que cela : d'insondables ténèbres. Il lui fallait la préserver de tout mal. Aussi ne pouvait-il être question de la laisser veiller et il le lui fit entendre fermement.

- Vous allez dormir. Nous nous relaierons, Bertrand et moi, pour veiller Nicolas.

- Pourquoi pas moi? protesta Ausbert Ancelin. Vous ne me demandez jamais mon aide, alors que je vous dois tant.

C’était vrai. Et même Hughes évitait aussi soigneusement que possible la compagnie de l’obstiné pénitent qui avait la chance inouïe de capter la sollicitude et peut-être même l’amour de Marjolaine.

- N’avez-vous pas assez à faire avec ce Fulgence que vous vous obstinez à traîner avec nous, alors que vous pourriez le laisser dans n’importe quel couvent?

Cela aussi c’était vrai. Ancelin s’était fait le guide, l’ange tutélaire de celui qui avait été son geôlier et même son bourreau avant qu’il ne perdît la raison. La sagesse eût voulu que l’on confiât Fulgence à quelque monastère de son ordre, au moins en attendant de le reprendre au retour. Mais Ausbert s’y était toujours farouchement opposé, présentant des arguments qui, d’ailleurs, n’étaient pas sans valeur.

- D’ordre de son abbé, il doit aller à Compostelle avec moi. C’est son devoir. Et puis, peut-être qu’au tombeau de l’apôtre, il retrouvera la raison.

On avait beau lui dire que si Fulgence recouvrait la raison, il récupérerait du même coup son caractère acariâtre, alors que la folie le rendait doux, bénin et aussi gai qu’un pinson au printemps. En dépit du mauvais temps et des difficultés de la route, il y avait toujours quelqu’un qui chantait dans la troupe des pèlerins. Il est vrai que ses chansons n’étaient peut-être pas toujours des chefs-d’œuvre de piété, mais il chantait et c’était là le principal.

- Vous savez pourquoi je souhaite l’emmener, reprit gravement Ancelin. Il est le témoin de ma pénitence accomplie. Et comme en ce moment il dort, je ne vois pas pourquoi je ne veillerais pas au moins un tiers de la nuit. Vous aussi avez besoin de repos, messire Hughes.

Le baron capitula.

- Soit. Assurez la première veille. Je viendrai à minuit. Prenez seulement soin de bien faire ce qu’ordonnera notre frère Bran.

Revenant à Marjolaine, Hughes lui offrit la main pour la reconduire chez elle. Il sentit les doigts de la jeune femme trembler dans les siens, mais se méprit sur la cause de son émotion.

- Ne soyez pas en peine, douce dame, fit-il du ton tendre de la consolation, je crois sincèrement que le plus fort du danger est passé puisque le garçon s’est endormi. Il est de belle constitution, il s’en tirera.

Les yeux baissés, Marjolaine regardait leurs deux mains unies. C’était la première fois que le baron la traitait comme l’une de ses égales et lui offrait son appui pour la mener quelque part. Et puis la nuance tendre de ces deux petits mots, « douce dame », qu’il employait pour la première fois lui avait aussi fait chaud au cœur. Brusquement, elle eut envie de lui dire là, sans autre préambule, qu’elle lui avait menti au soir de Sainte-Catherine-de-Fierbois, qu’elle n’avait jamais eu pour Ausbert Ancelin d’autre sentiment qu’une profonde pitié doublée de remords car elle aurait dû normalement, sachant la vérité sur la mort de son époux, accepter le martyre, plutôt que le laisser subir ce calvaire. Elle eut envie de dire qu’elle l’aimait, lui, Hughes de Fresnoy, d’un amour qui ne la quitterait qu’avec la vie et, s’il avait tourné son regard vers elle à cet instant, surtout avec cette expression d’ardente prière qu’elle y avait lue naguère, elle eût été incapable de résister. Mais il marchait calmement, regardant devant lui la perspective du large couloir qu’ils suivaient, et sa main à lui ne tremblait pas. Par contre, il semblait soucieux.

Arrivé à destination, il retint un instant encore la main de sa compagne.

- Êtes-vous en grande amitié avec cette Modestine Mallet? demanda-t-il.

- Amitié n’est pas le mot juste et je me le reproche car elle a plaisir, je crois, à ma compagnie. Je m’efforce de lui rendre cette amitié mais...

- Mais vous n’y parvenez guère. Ne vous forcez pas, dame Marjolaine. Et même j’aimerais que vous vous teniez le plus possible à l’écart.

Elle le regarda avec surprise.

- Pourquoi donc? Cette pauvre femme a acheté des gâteaux dans la meilleure intention et ce n’est pas sa faute s’ils se sont révélés faits de mauvaise farine. Vous avez vu comme elle était malade.

- Malade, oui, sans doute. Beaucoup moins que Nicolas pourtant.

- Parce qu’elle a eu la chance de vomir très vite.

- Un peu trop vite, justement. Ecoutez-moi, Marjolaine, et ne la fréquentez pas trop. C’est la deuxième fois qu'il vous arrive quelque chose en sa compagnie. Je n’aime pas ces coïncidences. (Il allait s’éloigner quand il se ravisa.) Au fait, sauriez-vous me dire où elle se trouvait quand vous avez été blessée durant la bataille?

Cette fois, Marjolaine éclata de rire.

- Vous ne la soupçonnez tout de même pas de m’avoir poignardée? Elle n’en aurait jamais eu la force, la pauvre.

- Il n'y faut pas tant de force, surtout pour manquer son coup. Mais répondez-moi, où était-elle?

- Ma foi, je n'en sais rien. Messire de Lusigny nous avait fait mettre, nous les femmes, au centre du cercle que formaient autour de nous ceux qui pouvaient combattre et je ne me souviens pas du tout d'avoir vu Modestine. Elle devait être assez loin de moi, sans doute, occupée de son mari qui souffrait beaucoup de ses dents.

« Ou bien derrière toi, pensa Hughes, ce qui est encore la meilleure position pour frapper quelqu'un sans être vu. » Mais il ne voulut pas affoler complètement la jeune femme.

- Oubliez cela, dit-il gentiment. Il se peut que je me trompe. Mais tout de même, fréquentez moins cette femme. Ne fût-ce que pour me faire plaisir.

- J’essaierai, dit Marjolaine.


Nicolas Troussel ne mourut pas. Après quatre jours de repos au lit et de saine nourriture, il retrouva toute sa belle humeur et Hughes put envisager de reprendre la route, avec d’ailleurs des effectifs remontés car la dame danoise laissée à Poitiers les avait rejoints. Mais sa joie fut de courte durée car à peine fut-on à Belin - à quelque dix lieues au sud de Bordeaux sur la grande voie romaine qui menait droit aux Pyrénées - que la Danoise décidait de s’arrêter de nouveau afin de rendre un hommage prolongé au tombeau de son compatriote Ogier le Danois, de légendaire mémoire, qui s’était illustré si glorieusement au temps du puissant Charlemagne. Ses os reposaient à présent dans une chapelle en compagnie de défunts tout aussi célèbres que lui, ses compagnons d’aventures : Aras-tain de Bretagne, Garin le Lorrain, Gondebaud roi de Frise, et bien d’autres pairs de Charlemagne qui, après avoir vaincu les armées païennes, furent massacrés en Espagne pour la foi du Christ. La comtesse Dagmar se prétendant, en outre, descendante d’au moins deux de ces preux, le Danois et le Frison, il fut impossible à Hughes, en dépit de l’impression qu’il lui fit, de la décider à abréger ses dévotions au culte des ancêtres.

- Juste une petite semaine, plaida son interprète, il faut au moins cela. Songez, seigneur, que la comtesse ne reviendra pas de sitôt en terre franque.

- Nous n’avons déjà perdu que trop de temps, rétorqua Hughes, et nous n’avons, nous autres pèlerins, aucune raison de chanter oraison pendant une semaine à des étrangers, même des compagnons de Charles le Grand. Je vous rappelle que nous allons à Compostelle!

Et l’on repartit, à la secrète satisfaction de Marjolaine, qui n’avait pas beaucoup aimé le regard caressant dont la Danoise avait enveloppé Hughes en le découvrant installé au lieu et place d’Odon de Lusigny. Il fallait que sa piété filiale fût bien forte pour la décider à demeurer en arrière, car son refus de l’attendre, en dépit de la force armée qu’elle représentait, l’avait visiblement déçue. Or, ledit regard caressant avait occupé des yeux d’un bleu de lin, beaucoup trop grands et beaucoup trop bleus pour la tranquillité de Marjolaine. Et ce fut avec un vif sentiment de délivrance qu’elle s’engagea avec les autres sur le chemin qui traversait les Landes.

Ce n’était pourtant pas, et de loin, un chemin agréable. La voie romaine piquait droit à travers un pays désolé, une plaine sablonneuse où les villages étaient rares. On n’y trouvait ni viande, ni poisson, ni vin. L’eau de source y était presque inconnue et, pour la première fois, les pèlerins bénirent le mauvais temps qui, au moins, leur permit de boire et leur évita d’être harcelés par les taons qui abondaient dans ces landes dès le début de l’été comme le leur expliqua le moine qui accepta de servir de guide jusqu’à Ostabat.

En outre, durant les trois jours de la traversée de l’inhospitalière contrée, tout le monde dut faire la route à pied, ceux qui possédaient des montures devant les tenir en bride afin de ne pas ajouter à leur poids. Cette terre était faite de sables marins qui semblaient vouloir la dévorer tout entière et il n'était pas rare que l’on enfonçât jusqu'aux genoux. Un guide était indispensable pour éviter, aux abords de la mer, les sables mouvants qui, en quelques secondes, pouvaient engloutir sans espoir de les revoir jamais un homme ou même un cheval.

Tout ce chemin, Marjolaine l’accomplit encadrée de Pernette et d'Aveline avec Colin sur ses talons. Le jeune homme auquel Hughes de Fresnoy avait fait de sévères recommandations ne la quittait plus d'une semelle et il ne consentait à la laisser échapper à sa vue, ne fût-ce que pour les besoins les plus naturels, que dûment escortée par ses deux compagnes. Ils firent tant et si bien que Modestine ne réussit pas à échanger plus de trois paroles avec la jeune femme. Encore ne fut-ce pas sans témoins.

- Je suis sûr que sa vie est en danger, avait dit Hughes à Colin. S'il lui arrive la moindre des choses durant le reste du voyage, je te tuerai de ma main.

- Vous n'aurez pas à vous donner celte peine, riposta le jeune valet non sans insolence, je le ferai bien tout seul.

Ce fut donc avec un vif soulagement qu'on atteignit les agréables terres gasconnes où l’abstinence prit fin grâce à un excellent vin rouge et à de la nourriture fraîche. On trouva du pain blanc, de la volaille, du miel, du millet, des fruits, des jambons et d'excellents poissons dont on se régala grâce à la générosité des pèlerins les plus riches que les dangers vécus en commun incitèrent à une plus juste compréhension de la fraternité et qui payèrent pour les plus pauvres. Tous les courages se trouvèrent renouvelés par cet excellent repas, en dépit du temps qui s'obstinait à demeurer détestable.

C'est ainsi que l'on arriva, vers la fin d'un jour aussi gris que les autres, sur la rive d'une rivière qu'on leur dit s’appeler gave.

Ce n'était pas une rivière très large, mais elle était grosse de tout ce vilain temps qui s'était abattu comme une calamité sur tout le pays. Ses eaux roulaient, jaunâtres et tumultueuses, entre des berges verdoyantes et aussi entre les piles encore visibles d’un antique pont romain que personne, apparemment, n’avait eu le courage de reconstruire. Par contre, une grosse corde attachée à d’énormes troncs de châtaigniers reliait les deux rives.

- Si c’est tout ce qu'il y a pour passer, dit Ausbert, cela ne va pas être facile.

- Je vais interroger ces gens, dit Hughes en désignant deux hommes maigres, noirs et déguenillés qui, assis sous un arbre, regardaient couler la rivière aussi tranquillement que s’il eût fait soleil.

- Ils n’ont pas trop bonne mine, dit Colin.

Bertrand haussa les épaules.

- Ils ne sont que deux et nous sommes une troupe suffisante. Espérons seulement qu’ils parlent un langage de chrétiens.

Depuis Bordeaux, en effet, on avait quelques difficultés à se faire comprendre. Mais ces deux-là devaient être habitués à voir passer du monde car ils répondirent fort clairement à la question d’Hughes. Bien sûr, il y avait un moyen de passer cette eau. Cela se faisait habituellement en barque, la corde n’étant là que pour la maintenir en ligne à cause de la crue.

- Je ne vois pas de barque, dit Hughes.

- On ne la laisse pas voir, dit l’un des hommes. Sans ça, on nous la volerait. On ira la chercher si on fait affaire.

- Affaire? Qu’est-ce que ça veut dire?

- Qu’il fait bien mauvais temps, qu’il n’y a qu’une barque et qu’il va falloir faire plusieurs voyages pour passer tout ce monde. Ça vous coûtera une pièce de monnaie par personne et quatre par cheval.

- Voleur!

Indigné, Bertrand allait sauter à la gorge du bonhomme, mais Hughes le retint.

- Tu es trop gourmand, l’ami! Nous ne sommes que des pèlerins en route pour Compostelle.

- Ça se peut. Vous, en tout cas, vous ne ressemblez guère à un pèlerin. Vous auriez plutôt l’air d’un seigneur.

- Cc que je suis ne te regarde pas. Veux-tu, oui ou non, aller chercher ta barque?

- C’est selon! Voulez-vous oui ou non payer?

- Et si je t’étripais, siffla Fresnoy entre ses dents, tout en posant la main sur la garde de son épée.

- Ça ne vous donnerait pas pour autant le moyen de passer l’eau.

- Ton compagnon serait peut-être plus conciliant?

- Ça m’étonnerait. C’est mon frère, mais il est sourd et muet. Le seigneur d’Aspremont le trouvait trop bavard; il lui a coupé la langue et, pendant qu’il y était, il lui a aussi coupé les oreilles. Alors vous traitez avec moi ou pas du tout. Maintenant, ajouta-t-il en se relevant et en secouant ses guenilles où s’attachaient des brins d’herbes, si le cœur vous en dit vous pouvez toujours essayer de passer en vous tenant à la corde, comme celui que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en désignant de l’autre côté de l’eau une grosse tache noire prise dans les herbes un peu en aval. Ça irait peut-être pour vos hommes et vous qui êtes jeunes et solides. Mais les dames...

Marjolaine et ses deux compagnons étaient, en effet, descendues rejoindre Hughes, et l’homme les considérait avec un sourire narquois.

- Il y en a parmi nous qui n’ont presque plus d’argent, plaida Pernette. Ne nous ferez-vous pas charité, brave homme? La route est encore longue et il y aura sûrement encore des rivières.

La mince figure brune de l’homme s’étira en un mauvais sourire.

- Pourquoi donc qu’on vous laisserait l’argent pour les autres? Vous vous arrangerez avec eux quand il sera temps. D’ailleurs, pour une jolie fille comme vous, ça ne devrait pas être bien difficile.

- Nous avons assez discuté, sire Hughes, coupa Marjolaine. Je paierai pour ceux qui n'ont pas assez. Il faut passer car il se fait tard, et d’après l’homme qui nous a conduits jusqu’ici, il y a encore une demi-lieue pour atteindre l’abbaye Saint-Jean-de-Sorde où nous devons faire étape.

- Je vais payer, moi, dit Hughes. Mais l’abbé entendra parler de toi ce soir, l’ami!

L'homme eut un rire qui laissa voir d’éclatantes dents blanches.

- Ça m'étonnerait. Il est mort y a deux jours. Les moines ont assez à faire à se chamailler pour la succession. Allez, faites voir votre monnaie et on va chercher la barque.

Fresnoy laissa tomber quelques pièces dans la main crasseuse. L'homme, alors, alla secouer son frère qui n’avait pas bougé un doigt durant la discussion et tous deux descendirent jusqu'au niveau de l'eau, puis disparurent un instant de la vue des pèlerins. Quand ils revinrent, ceux-ci purent constater que la barque en question était tout juste un gros tronc d'arbre grossièrement équarri et qui ne pouvait guère prendre plus de cinq personnes en sus du batelier.

- C'est ça ta barque? gronda Guegan dont les chiens flairaient les chausses déguenillées de l'homme en grognant. Comment veux-tu qu'on mette un cheval là-dessus?

- J'ai jamais dit que je passerais les chevaux. Les quatre pièces ça donne seulement droit au propriétaire de les tenir en bride depuis la barque. Ça nage très bien un cheval. Quant à tes chiens, retiens-les! Sinon, je refuse de te passer. Eux aussi, faudra qu’ils nagent.

- En voilà assez! cria Hughes. Nous allons commencer à passer. Dame Marjolaine, dame Pernette, Aveline, Bertrand et Colin, vous embarquez. Après, tous les autres passeront cinq par cinq. Moi, je passerai le dernier. Bertrand, tu assureras l’arrivée sur l’autre rive.

- A ce train-là on n’en finira jamais! grogna le batelier. La barque peut en tenir deux de plus! C’est ça ou je pars pas! Tiens, ces deux-là! ajouta-t-il en empoignant Modestine et Léon Mallet qui se mirent à glapir.

Colin et Bertrand s'installèrent à l’arrière du bateau pour guider la nage des mules et du cheval de l’écuyer. Puis l’homme empoigna une longue rame qui reposait au fond et, tandis que son frère saisissait la corde, détacha l'embarcation de la rive. Mais il fut tout de suite évident qu’elle était trop chargée ainsi que l'avait craint Hughes. Les bords de bois rugueux affleuraient l'eau. Elle mouillait les mains des femmes qui s'y agrippaient.

Marjolaine s'efforçait de ne regarder ni cette eau dont le bouillonnement lui faisait peur, ni ce cadavre près duquel, tout à l'heure, on allait passer. Elle tenait son regard obstinément fixé sur le chemin qui escaladait l’autre rive entre de grands arbres chevelus. Si elle n’avait eu si peur, elle eût aimé cet instant car l’air semblait se purifier depuis que la pluie avait cessé, en début d’après-midi, et l’on pouvait entendre le son argentin d’une cloche qui sonnait l’angélus, quelque part devant elle. Sans doute celle de l’abbaye.

On était à peu près arrivé au milieu du gave quand le tumulte des flots, autour de l’une des anciennes piles de pont, secoua légèrement le bateau, mais trop fort encore pour Modestine qui, poussant un cri de terreur, voulut se lever. Le déséquilibre qu'elle imprima à l’embarcation fit chavirer celle-ci. Hurlante, la mercière tenta de se raccrocher et saisit à deux mains le manteau de Marjolaine. Les deux femmes glissèrent dans l’eau grise...

Ce fut si soudain que Marjolaine n’eut pas le temps de crier, mais le hurlement de Modestine lui valut d’avaler une large rasade d’eau sableuse. L’une se cramponnant à l’autre, les deux femmes ne disparurent pas tout de suite dans le flot tumultueux. Grâce à l'ampleur de leurs vêtements, elles se maintinrent un instant à la surface de l'eau, mais les tissus s’alourdirent rapidement et les entraînèrent.

Trop terrifiée pour se débattre, Marjolaine ne voyait plus rien, seulement consciente de ce poids frénétique qui s’accrochait à ses vêtements car Modestine n’avait pas lâché prise.

Dans un réflexe de conservation, la jeune femme détacha l'agrafe qui retenait le lourd manteau autour de son cou et le vêtement glissa vers le fond du gave avec la mercière toujours agrippée à lui. Mais l'impression de délivrance fut de courte durée. Les flots roulèrent Marjolaine contre de gros rochers et, au moment où elle reparaissait à la surface, l’un d’eux heurta sa tempe. Elle plongea alors comme une pierre dans les ténèbres de l’inconscience.


- Un miracle! C’est un miracle! Jésus, Marie, soyez bénis! Le Seigneur nous favorise d’un miracle!

Le marmottement quasi mécanique d’une prière se fit entendre, ce qui acheva de persuader Marjolaine qu’elle était morte. Mais en ouvrant les yeux, elle découvrit, penchés sur elle, un cercle de visages trop connus pour appartenir au peuple du paradis. En tout premier lieu, celui d’Hughes. Ses cheveux noirs inondaient encore son visage et elle n'eut aucune peine à deviner qu’il s'était jeté à l’eau pour la sauver. Mais son regard avait la même expression émerveillée que ceux des autres.

- Guérie! souffla-t-il avec une émotion qui lui enrouait la voix, vous êtes guérie, douce dame! Dieu a fait le miracle que j'espérais tant.

Instinctivement, Marjolaine porta la main à son visage et comprit. Non seulement son voile était resté dans l'eau mais aussi la cicatrice qu'elle avait d'ailleurs de plus en plus de mal à faire tenir avec toute cette humidité. Elle en éprouva un curieux mélange de joie - puisque cela lui procurait le bonheur d'apparaître dans sa beauté intacte aux yeux de celui dont elle osait enfin s'avouer qu’elle l'aimait - mais aussi de gêne. Tous ses compagnons n'allaient pas manquer de la déclarer sainte, ce qu'à l’avance elle refusait avec horreur. C’était inscrit sur leurs visages extasiés et dans la dévotion de Pernette qui lui baisait les mains.

Elle voulut les lui retirer.

- Je vous en prie, murmura-t-elle, ce n'est pas un aussi grand miracle que vous le pensez. Depuis quelque temps, la brûlure de mon visage s'atténuait sensiblement.

- Mais il n'en reste rien! Pas la plus petite trace!... Vous voyez bien que c'est un miracle. Oh, dame Marjolaine, je suis si heureuse! Vous êtes si bonne et je vous aime tant!

C'était impossible de la détromper puisqu’elle éprouvait une telle joie. D’ailleurs, à regarder les autres et, surtout, à rencontrer le regard inquiet de Colin et le geste qu’il fit de mettre discrètement son doigt sur sa bouche. Marjolaine comprit que les détromper serait une faute grave car ils retomberaient alors de trop haut. Ils se sentaient tous honorés et distingués par Dieu à travers elle, puisqu’ils avaient la chance de voyager désormais avec une miraculée.

Quelqu’un d’ailleurs entonna le chant du Te Deum et tous le reprirent en chœur tandis que Pernette et Agnès de Chelles, dont les yeux mouillés de larmes rayonnaient d’espérance, aidaient la rescapée à s'asseoir puis à se relever. Hughes lui jeta son propre manteau sur le dos et l’y enveloppa avec des gestes presque pieux. C’est alors qu’elle aperçut Modestine que l’on avait réussi à sauver elle aussi.

Etendue dans l’herbe, elle recevait les soins que Bran Maelduin lui prodiguait avec l’assistance d’Ausbert. L’Irlandais s’occupait de la vider de toute l'eau ingurgitée, la frictionnait avec vigueur. Mais quand elle vit se dresser Marjolaine à quelques pas d’elle, débarrassée de son mystérieux voile et montrant un visage intact, Modestine lança un cri, repoussa ceux qui la soignaient et, se relevant péniblement à quatre pattes, vint sur les genoux jusqu’à la jeune femme. Un instant, elle la contempla avec une stupeur épouvantée. Puis, éclatant en sanglots, elle se prosterna face contre terre en balbutiant :

- Pardon! Oh, pardon! Je ne voulais pas. Oh. pardonnez-moi! Je ne recommencerai pas.

Ses paroles tombaient comme des pierres au milieu d’un silence que troublait seulement le bruit du gave.

- Qu’est-ce que vous ne recommencerez pas? demanda Hughes, tandis que Marjolaine, affreusement gênée, s’efforçait de relever la femme qui s’obstinait à vouloir lui baiser les pieds.

Mais Modestine n’eut pas le temps de répondre. Déjà son époux s’était précipité sur elle et, non sans la secouer d’importance, la recouvrait d’un manteau et tentait de l’arracher à sa prosternation.

- Rien du tout, messire! J’ai bien peur que ma pauvre femme ne soit devenue folle. Cet accident, la peur qu'elle a eue... Vous avez vu comme elle regardait dame Marjolaine? Elle a dû la prendre pour une apparition. Il ne faut pas faire attention à ce qu'elle dit. Je vais la soigner.

Il parlait vite comme quelqu'un qui a besoin de persuader, d’ajouter des mots les uns aux autres pour ne laisser place à aucune question. Hughes l’écoutait sans parvenir à se décider. A présent, Modestine sanglotait dans les bras de son mari qui l’entraînait à l’écart avec trop de vigueur pour qu’elle pût lui résister.

- Je voudrais tout de même bien lui poser quelques questions, fit Hughes entre ses dents.

Il allait suivre le couple, mais Marjolaine s’interposa.

- Laissez-la, sire Hughes. Maître Mallet a raison. La pauvre, dans sa frayeur, a eu l’esprit dérangé.

Il lui sourit, calmé et prêt à toutes les obéissances pour un sourire de cette créature que Dieu lui restituait dans tout l’éclat d’une beauté plus éblouissante encore qu’il ne l’avait imaginée.

- Nous allons vous conduire à l’abbaye, dit-il avec douceur. Puisque nous sommes tous passés, remettons-nous en route, sinon la nuit va nous gagner de vitesse. Et vous avez besoin de repos.

Il n’ajouta pas qu’il avait bien l’intention, une fois Modestine remise de sa frayeur, de lui faire subir, loin des oreilles de son mari, un interrogatoire de sa façon car ce pardon que la mercière suppliait qu’on lui accorde, à quelle faute, à quel crime pouvait-il bien correspondre?

Il allait remonter la pente de la berge pour rejoindre le chemin quand Marjolaine l’arrêta.

- Nous sommes pèlerins, seigneur, et en route pour le salut de notre âme. Ne croyez-vous pas que ce serait un grand péché que laisser le corps de ce malheureux pourrir dans les roseaux? La nuit est proche, mais nous avons peut-être le temps de lui donner une sépulture chrétienne? Et si nous ne l’avons pas, prenons-le.

- Vous avez raison.

Déjà Ausbert et Nicolas étaient redescendus vers l’eau. Le jeune garçon pataugeait dans les herbes, armé de la longue rame du bateau au bout de laquelle Ancelin s’arc-bouta pour le retenir. Accroché à cette branche de salut, il parvint à saisir le vêtement du mort et, lentement, le ramena vers la berge où les autres hommes l’agrippèrent. On le tira de l’eau, on le posa dans l’herbe, on le retourna.

Pernette, alors, poussa un grand cri et retomba à genoux. Le cadavre que l'on venait de tirer du gave était celui de Mathieu d’Oigny. Il ne s’était pas noyé : on l’avait poignardé avant de le jeter à l’eau.

Vivement, Hughes se retourna pour chercher les deux bateliers. Mais, dès que le corps avait été au sec, ils avaient repris leur rame et s'éloignaient aussi vite qu’ils le pouvaient.

- Le homme méchant trouver la méchante mort! soupira Bran Maelduin.

Et, traçant un large signe de croix, il entama la prière des morts, tandis qu'Ausbert et Colin se mettaient à creuser la tombe de Mathieu d’Oigny, mort sans avoir assouvi sa vengeance.

Modestine

A mesure que l’on montait, le vent se faisait plus aigre. Il ne cessait de souffler sur les contreforts des Pyrénées, chassant et ramenant tour à tour les longues écharpes de brouillard qui cachaient parfois jusqu’aux rochers les plus proches du chemin.

Depuis que l’on avait quitté, à l’aube, le village de Saint-Jean-au-pied-du-Port, l’antique voie romaine grimpait d’une seule lancée, durant plus de trois lieues, jusqu’au col de Bentarté. C’était un chemin étroit, mal tracé et rendu difficile par les fragments des anciennes dalles posées par les Romains, que le gel et les années avaient fendues et cassées. Le pied y butait plus souvent qu’à son tour et il fallait prendre grand soin de ne pas tomber, du moins pour ceux qui n’avaient pas la chance de bénéficier du pied sûr d’une mule. Le sentier était rude aussi et montait raide à travers un paysage toujours plus aride et qui finissait par se confondre avec le ciel chargé de nuages.

On l’avait préféré à celui, pourtant plus facile, du Val Carlos, à cause des bandits basques et navarrais qui l’infestaient car, en dépit de la petite troupe fidèle formée de Guegan, d’Ausbert, de Nicolas, de Colin, de Bran Maelduin et même du timide Isidore Bautru, si effacé qu’on l’oubliait sans cesse, sans omettre Bertrand et les deux marchands flamands, Hughes craignait de ne pas disposer de forces suffisantes pour affronter une troupe bien entraînée. Et Dieu sait quelles terribles histoires couraient sur le compte de ces malandrins dont on disait qu’ils ne faisaient quartier ni à femme, ni à vieillard, ni à enfant.

En dépit de la présence de Marjolaine que tous, à présent, semblaient considérer comme leur porte-drapeau, personne n’avait dit mot depuis le départ, à l’aube. La montée était trop dure pour dilapider, même en cantiques, un souffle que l’altitude rendait plus court. Et puis l’idée de ces brigands, dont on avait trop parlé et qui pouvaient peut-être changer de route pour une fois, occupait toutes les pensées.

Comme à son habitude, Hughes allait en tête, menant son cheval par la bride, suivi d’Ausbert Ancelin et de Bran Maelduin. Marjolaine venait ensuite, escortée d’Aveline, de plus en plus rêveuse, et de Pernette, heureuse depuis que la mort tragique de son oncle l’avait définitivement délivrée d’un grave danger. Et c’était avec enthousiasme qu’à présent elle marchait vers Compostelle où elle n’avait plus à offrir que la plus vibrante action de grâces. Ensuite, elle pourrait revenir joyeusement vers le bonheur qui l'attendait à Rochella.

Colin, bien sûr, suivait toujours Marjolaine, mais les craintes d’Hughes semblaient désormais sans objet. Non seulement Modestine ne recherchait plus la compagnie de la jeune femme mais, tout au contraire, elle restait à l’écart d’elle autant qu’elle le pouvait, se tenant dans les derniers rangs, juste avant Bertrand, Guegan et ses chiens qui fermaient la marche et veillaient aux arrières.

En dépit des objurgations de son époux, elle refusait de quitter cette place humble et, s’il l'avait écoutée, ils eussent été plus en arrière encore, complètement détachés du groupe des pèlerins. Mais Léon Mallet ne l'entendait pas de cette oreille et il ne quittait plus la main de sa femme qu'il obligeait à marcher au moins sous la garde des hommes et des bêtes.

Depuis le passage du gave de Pau, elle avait beaucoup changé, Modestine. Plus d'interminables bavardages, plus de longues oraisons psalmodiées durant les heures de marche en écho de son époux. Personne n'entendait plus le son de sa voix, même pendant les prières communes. Aux étapes, elle se retirait dans le coin le plus éloigné des autres, le plus caché, là où il y avait le plus d'ombre. On pouvait voir, alors, Léon le borgne l'y rejoindre, lui parler à voix basse d'un air pressant, mais elle ne répondait pas, se contentait de hocher la tête négativement, puis fermait les yeux et s’endormait ou feignait de dormir.

Apitoyée, Marjolaine avait tenté de l'atteindre dans ce désert désespéré où elle semblait se complaire, mais Modestine l’avait regardée avec une telle frayeur qu’elle n'avait pas osé insister. Bran Maelduin, qu'elle avait dépêché quand elle avait constaté que la pauvre femme mangeait si peu que rien, n'avait pas eu plus de succès : à toutes ses objurgations et à ses prières, Modestine ne répondait que par le silence et des larmes. Elle regardait le moine d’un air désolé, mais ne disait rien.

- J'ai bien peur que ma pauvre femme n’ait laissé la raison dans cette maudite rivière, se désolait Léon Mallet. Elle n’arrivera jamais jusqu'au tombeau, si cela continue. Pourtant il faudrait bien, car seul Mgr saint Jacques peut lui rendre le sens.

Et il se livrait à un désespoir bruyant qui n'émouvait personne, sauf Agnès de Chelles dont la charité et le cœur pur ne savaient rien des feintes de l’âme humaine. Elle le plaignit mais, plaignant plus encore Modestine, elle s’obligea à quitter la réserve, faite sans doute de timidité, qui la rendait un peu distante et qui avait été son comportement habituel depuis que l’on avait quitté Paris. Elle marchait près de Modestine, lui offrant son bras quand elle trébuchait, s’installait de préférence auprès d’elle et la rejoignait à l’écart des autres dans ces coins obscurs que la mercière affectionnait. Elle essayait doucement, patiemment, de briser l’espèce de maléfice qui figeait la malheureuse dans cette absence douloureuse. Mais en vain. Le seul résultat positif qu'elle obtînt fut que Modestine ne la fuît pas et même acceptât de sa main un peu de nourriture.

Cette situation troublait Marjolaine et lui inspirait du remords, comme si elle en eût été coupable. Peut-être après tout était-ce vrai, puisque le début de folie de Modestine était dû à un faux miracle. Elle se désolait de ne pouvoir lui être d’aucune aide, ce qui avait le don d’agacer Hughes. Il aurait eu plutôt tendance à se féliciter de ne plus voir Modestine bourdonner autour de Marjolaine comme une mouche de mauvais augure.

Quand on fut au col de Bentarté, le vent se mit à souffler en rafales si violentes que les voyageurs durent se courber pour avancer. Il n’y avait plus à monter pour le moment, mais il fallait suivre le sentier des crêtes qui longeait les sommets déchiquetés. Le ciel semblait si bas que Marjolaine avait l’impression qu’en tendant la main elle pourrait toucher les nuages. Elle avait froid et parfois elle avait chaud : c’était quand Fresnoy se retournait pour l'envelopper d'un regard qui faisait bondir son cœur de joie, mais qui désespérait son âme. Saint Jacques, Notre-Dame et Dieu lui-même parviendraient-ils à l’empêcher de se laisser aller à cet amour défendu pour un homme en puissance d'épouse? La lutte, en tout cas, risquait d’être dure, plus dure encore que cc chemin dangereux.

On descendait, à présent, vers le col d’Ibañeta ou de Roncevaux où s’élevaient, au milieu des sapins, les toits bas et les murs épais soutenus de vigoureux arcs-boutants de l’hospice neuf, vieux d’à peine quinze ans et bâti par l’effort conjugué de l’évêque de Pampelune, Sanche de la Rose, et du roi de Navarre, Alphonse le Batailleur. Le chemin traversait le couvent sous une voûte et une tour carrée, où s’accrochait la cloche, dominait l’ensemble. Mais on ne s'attarda guère à admirer le puissant refuge bâti pour l’éternité et pour le secours de tous ceux qui, par piété ou pour toute autre raison, devaient gravir, venant de France ou venant d’Espagne, les difficiles chemins des Pyrénées. Tous étaient recrus de fatigue et les mains secourables des moines en robe de bure en aidèrent plus d’un à franchir les quelques mètres qui séparaient la route de la grande salle où les attendait le réconfort. Ce dernier et cependant minime effort leur était devenu impossible. Cette étape était sans doute la pire que les pèlerins eussent connue, après celle qui les avait décimés.

Cette fois, il n’était pas question de chambres pour deux ou trois ou même de dortoirs. C’était là un lieu de passage, non de séjour. Seuls les malades, les blessés pouvaient recevoir des soins dans une infirmerie. Tous les autres s’entassaient dans une grande salle pourvue d’un âtre immense.

Il y avait beaucoup de monde sous les voûtes déjà noires de suie : « jacquaires » revenant de Galice, leur chapeau cousu de la coquille emblématique et leurs yeux pleins de la joie tranquille de ceux qui ont accompli leurs vœux, muletiers que l’approche de la nuit avec le danger des loups et des ours avait contraints de s’arrêter - avec joie d’ailleurs - au grand refuge, paysans navarrais en tunique noire, souvent en mauvais état, montrant leurs jambes brunes et leurs pieds encrassés dans les lavarcas de cuir poilu qui laissaient les orteils à l’air, soldats de fortune portant de vieux hauberts aux mailles tordues, voyageurs anonymes heureux d’échapper à la solitude mortelle. Tous s’entassaient autour du grand feu, assis à même le sol ou sur des bancs de bois grossier, acceptant avec reconnaissance le pain et la soupe que leur distribuaient les moines qui, dans leurs robes marquées d’une croix rouge, ressemblaient à autant de fantômes.

Marjolaine, Pernette et Aveline, parce qu’elles étaient des femmes, avaient trouvé place sur la pierre même de l’âtre. Une écuelle chaude serrée entre leurs mains, elles reprenaient peu à peu leurs couleurs et sentaient la vie revenir dans leurs corps glacés par le froid des sommets - la neige était encore présente sur les hauteurs, et peu éloignée de la route.

Marjolaine suivait des yeux la haute silhouette d’Hughes qui, flanqué de Bertrand, allait et venait dans la salle, comptant son monde pour s’assurer qu’il ne manquait personne. Mais, à sa mine soucieuse, la jeune femme sentit que quelque chose n’allait pas et, comme il passait non loin de la cheminée, elle l’appela :

- Vous semblez inquiet, sire Hughes?

- Je ne semble pas, je suis inquiet. La dame de Chelles et cette pauvre Modestine manquent. On ne sait où elles sont.

- Comment cela? Ne marchaient-elles pas juste avant maître Ancelin et votre écuyer? D’ailleurs, je vois là-bas maître Mallet qui mange sa soupe de grand appétit; il n’a pas l’air inquiet.

Hughes haussa des épaules méprisantes.

- Il n’a jamais l’air inquiet. Depuis que dame Agnès s'occupe de sa femme, il semble vivre bien tranquille. Quoi qu’il en soit, elles ne sont là ni l’une ni l’autre. Bertrand dit qu’à peu de distance du couvent, dame Modestine qui souffrait du ventre a voulu s’isoler et, naturellement, dame Agnès l’a suivie.

- Ne les avez-vous pas attendues? demanda Marjolaine.

- Non, fit Bertrand visiblement gêné de discourir sur un sujet aussi délicat. Elles nous ont demandé d’aller. Il n’y avait plus guère de chemin à parcourir, donc plus de danger. Avant d’arriver au couvent, nous les avons attendues, appelées même. Une voix nous a répondu : « Un instant, nous venons! Laissez-nous prier. » Mais ça fait un moment maintenant qu’elles prient et nous avons prévenu sire Hughes. Il a examiné les gens de cette salle, pensant qu’elles avaient pu arriver par un autre sentier.

- A présent, il faut voir où elles sont. Guegan!

Le bûcheron n’était jamais loin d’Hughes dont il s'était fait le gardien.

- Seigneur?

- Viens avec tes chiens. Il faut trouver ces femmes. Prier dans la solitude, quand la nuit tombe et dans un lieu aussi désert, c’est de la folie. Tu n’aurais pas dû les laisser, Bertrand.

- Je ne pouvais tout de même pas me mêler de ce qu’elles voulaient faire! Que ce soit prier ou autre chose.

- Bon. Laissons cela et partons à leur recherche. Il fait nuit à présent. Va demander des torches au frère hôtelier.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. La porte de la salle venait de s’ouvrir, laissant s’engouffrer une rafale de vent qui souleva la poussière. Moitié soutenue, moitié portée par un moine coiffé, sur son camail, d’un large chapeau noir, Agnès de Chelles, la robe déchirée et le visage ensanglanté, apparut, sanglotante et dans un tel état que d’un même mouvement Marjolaine et Hughes coururent à elle. Mais ce qui venait de se passer était sans doute au-delà de ses forces car à peine ses pieds eurent-ils touché les dalles de la grande salle qu’Agnès, échappant à la main de son guide, glissait à terre, évanouie.

On l’emporta près de l’âtre, on l’étendit sur un matelas, cependant que le moine racontait ce qu’il savait de l’histoire : il revenait au couvent après avoir aidé un berger à retrouver quelques-unes de ses bêtes qui s’étaient égarées, quand il avait entendu des sanglots et des appels qui semblaient venir d’au-delà des arbres, il savait qu’il y avait là une profonde faille dans les rochers et il s’était inquiété, pensant que quelqu’un y était tombé et appelait à l’aide.

En fait, il avait trouvé, au bord du trou, cette femme cramponnée à un arbuste, les pieds pendants dans le vide. Elle semblait s’être battue avec toute une portée de chats sauvages et gémissait faiblement, s’efforçant de garder assez d’énergie pour se retenir encore. Il l’avait sortie de là et aidée à revenir au couvent, mais il n’en savait pas plus.

- N’avez-vous trouvé qu’une seule femme? demanda Hughes. Elles étaient deux pourtant.

Le moine hocha la tête tristement.

- Je n’en ai trouvé qu’une. L’autre est tombée dans la faille. C’est tout ce que j’ai pu tirer de cette malheureuse : sa compagne est au fond du trou, s’il y en a un. Les jours d’orage, on entend l’eau gronder au fond.

A l’arrivée d’Agnès, Léon le borgne avait enfin abandonné sa soupe, ou plutôt son écuelle vide. Il s’était approché en traînant les pieds et considérait à présent le groupe formé autour de la femme étendue.

Son regard vide et vaguement stupide s’attacha au moine qui l'avait ramenée.

- Que dis-tu donc, homme noir? Ma femme est morte?

- S'il s’agit de la compagne de celle-ci, alors oui, ta femme a rejoint le Créateur, répondit le religieux.

Mallet retroussa la lèvre d’un air mauvais à la manière d’un chien qui va mordre.

- C’est celle-là qui l’a tuée alors! gronda-t-il en se penchant sur la forme étendue et en la menaçant de son poing fermé.

- Personne ne l’a tuée. Elle est tombée, voilà tout.

- C’est pas vrai. Cette femme a dû la jeter dans le trou. Y a qu’à voir sa figure : ma pauvre Modestine s’est débattue.

- Mais enfin, coupa Hughes, il n’y avait aucune raison. Dame Agnès, depuis le passage du gave, s’occupait de votre femme avec beaucoup de bonté. Elle n'allait pas subitement la traîner vers le premier trou venu pour l’y jeter.

- D’autant, renchérit Bertrand, que c’est Modestine qui a voulu s’écarter du chemin en disant qu’elle avait mal au ventre. Pas vrai, Guegan?

- Sûr! dit celui-ci. On avait bien, depuis le col, aperçu ce trou près des arbres, mais on pensait pas que c'était dedans qu’elle désirait aller.

Mais l’autre ne voulait pas être convaincu. Contre toute raison, il s'obstinait à prétendre qu’Agnès avait tué sa femme et qu'elle devait être punie pour ça. Il y mettait tant de hargne que Marjolaine, révoltée, lui imposa silence.

- Personne ne souhaite écouter vos sottises! Quand dame Agnès reviendra à elle, nous saurons ce qui s'est passé. Et cela ne tardera guère.

Grâce aux soins de Bran Maelduin, les couleurs revenaient peu à peu au visage d’Agnès qui, débarrassé du sang qui le couvrait, montrait des griffures profondes. On lui fit boire du vin chaud, on l’enveloppa de peaux de chèvre et on l’installa plus confortablement.

- Alors? reprit Mallet avec insolence. Vous allez enfin nous dire, méchante femme, pourquoi vous avez jeté Modestine dans ce trou?

- Je ne l’ai pas jetée, j’ai seulement voulu l’en empêcher et nous nous sommes battues auprès de ce trou. C’était affreux. Tout a été horrible, dès l’instant où nous avons quitté la file des pèlerins parce qu’elle avait besoin de s’isoler. J’étais inquiète parce qu’elle paraissait souffrir et j’ai voulu l’aider à s’accroupir mais, au lieu de cela, elle s’est jetée à genoux et elle s’est mise à pleurer en frappant sa poitrine à coups redoublés et en disant qu’elle était coupable. Elle voulait parler et parler à moi seule. Et puis elle a dit des choses abominables.

Elle s’arrêta un instant, cherchant des yeux Léon Mallet qui, chose curieuse, avait quitté le premier rang et reculait dans le groupe qui s’était formé autour de l’âtre. Voyant cela, Agnès tendit soudain le doigt vers lui.

- Il faut arrêter cet homme! C’est un assassin ! Et un assassin assez lâche pour se servir de sa femme afin d’accomplir ses crimes.

Si la stupeur figea soudain ses auditeurs, il n’en fut pas de même pour Hughes ni pour Bertrand. Le premier s’élança vers Mallet qui cette fois se frayait à coups de poing un passage vers la porte dans l’intention évidente de fuir. L’autre alla barrer cette porte.

Pris entre ces deux hommes également menaçants, le mercier se laissa tomber à genoux et croisa ses bras au-dessus de sa tête pour se garantir des coups éventuels. Mais ni le baron ni son écuyer n’avaient l’intention de frapper. Ils se contentèrent d’empoigner Mallet par les bras et le rapportèrent vers Agnès comme s’il s'agissait d’un gros panier.

- Parlez, à présent, dame. Et dites tout ce que vous avez à dire.

Ce fut vite fait. Modestine, prise d’une véritable crise de désespoir et emportée par le besoin de se laver des remords qui la ravageaient, avait livré d’un seul coup toute la lamentable supercherie : elle et son mari n’étaient pas de vrais pèlerins. Ils avaient touché une belle somme pour entreprendre le pèlerinage et faire en sorte que Marjolaine Foletier n’en revînt pas vivante.

Suffoquée, celle-ci n’en croyait pas ses oreilles. Il fallut qu’Agnès répétât une seconde fois pour qu’elle admît qu’une chose aussi monstrueuse pouvait être possible.

- C’est Etienne Grimaud qui vous a payés? demanda-t-elle en se penchant sur l’homme que Bertrand et Hughes maintenaient à genoux.

Elle espérait, sans trop savoir pourquoi, qu’il allait nier, qu’au moins Etienne ne s’était pas chargé la conscience d’un nouveau crime. Mais Léon le borgne avait trop peur à présent pour songer à nier. Les doigts de fer de Fresnoy lui entraient dans la peau, meurtrissant douloureusement sa chair, menaçant même ses os.

- Oui, c’est lui. Il avait renoncé à épouser dame Marjolaine depuis qu’elle s’était défigurée, mais il n’avait pas renoncé à sa part de fortune. Ce qu’il voulait, c’était tout l’héritage de son défunt oncle et cela n’était possible que si la veuve disparaissait.

- C’est limpide, gronda Hughes dont l’envie d’étrangler le mercier était si manifeste que Bran Maelduin vint vers lui et posa sa main sur son épaule. Alors, à Tours, la pierre tombée du toit de l’hospice?

-C’était moi. J’avais donné des instructions à Modestine pour qu’elle amène dame Foletier juste à l’endroit où je l’attendais...

- C’est donc toi que j’ai aperçu, fit Bertrand. Je savais bien que j’avais vu quelqu’un là-haut.

Mais Hughes lui fit signe de se taire.

- Et d’un! Et le coup de couteau durant le combat de la forêt?

- C’était encore moi, mais j’ai été gêné dans mes mouvements. Ça remuait tellement à cet instant. Le coup a été mal appliqué. La lame a glissé...

- Et de deux! Si nous parlions des gâteaux à l’anis de Bordeaux? Tu n’y serais pas pour quelque chose?

- Si. C’est moi qui les ai achetés. J’ai mis dedans une poudre que m’avait donnée, à Paris, un vieil homme de la rue de la Juiverie, mais bien sûr il y en avait un où je n’en avais pas mis : rien qu’une autre poudre destinée à faire vomir. C’est celui qu’a mangé Modestine.

- De mieux en mieux! Enfin, parlons de la chute dans la rivière quand nous avons passé.

- Ah non! protesta Mallet. Là, je n’y étais pour rien. Ma pauvre Modestine me craignait, mais pas au point de se jeter à l’eau pour m’obéir. Elle avait bien trop peur. C’est même parce qu’elle avait si peur qu’elle s’est accrochée à dame Marjolaine et l’a entraînée avec elle. Qu’allez-vous faire de moi?

- Te tuer! gronda Ausbert Ancelin. Et je me chargerai volontiers de la vilaine besogne, sire Hughes! Pour tout le mal qu’il a voulu faire à dame Marjolaine, je suis prêt à vous servir de bourreau car votre noble épée ne peut se souiller d’un sang si vil!

- Non, intervint Marjolaine, ne le tuez pas, sire Hughes! Ce n’est pas lui le vrai coupable, c’est celui qui a commandé le crime. C’est Etienne Grimaud, car il est aussi le véritable meurtrier de maître Foletier, mon défunt époux.

Ancelin releva vers elle des yeux effarés, incrédules.

- Comment savez-vous cela?

- Parce qu’il me l’a dit. C’est à mon tour, à présent, de me confesser, pauvre Ausbert Ancelin, car vous avez souffert tout ce calvaire uniquement parce que j’ai eu peur de parler.

Elle avait élevé la voix et toutes les têtes se tournaient vers elle. Colin alors s’approcha.

- Vous direz cela plus tard, dame. Vos affaires ne regardent pas tous ces étrangers.

- Ceux qui sont nos compagnons de route depuis tant de jours ne sont pas des étrangers, dit-elle doucement. Quant aux autres, ils ne comprennent pas notre langue pour la plupart.

C’était vrai. Les paysans, les muletiers, les pèlerins de langues étrangères, après s’être intéressés un instant à ce qui venait de se passer, retournaient qui à son repas, qui à son somme. Autour de Marjolaine qui s’était assise auprès d’Agnès et la soutenait, il n’y avait plus guère que ces gens qui lui étaient devenus peu à peu familiers.

- Il faut que je parle, reprit la jeune femme, afin que tous ici présents vous puissiez juger cet homme en toute équité.

Elle baissa la tête un moment pour une courte prière afin d’obtenir la grâce de tout dire puis, calmement, d’une voix paisible et claire, elle entama le récit de ce qu’avait été la mort de Gontran Foletier. Elle dit tout : les amours de Gontran avec l’épouse d’Ancelin, le crime, le marché odieux que lui avait imposé Etienne Grimaud et comment, pour lui inspirer l’horreur, elle avait cherché le moyen de détruire sa beauté malfaisante. Elle faillit dire sa visite à Sanche le Navarrais mais le regard implorant de Colin la retint. A l’exception d’Hughes et de Bran Maelduin, tous étaient des gens simples, épris de merveilleux et qui, peut-être, ne lui pardonneraient pas d’avoir détruit la belle illusion du miracle. Cela, elle le garderait pour les seules oreilles de l’homme qu’elle aimait quand viendrait le moment inévitable de la séparation afin qu’il ne gardât pas d’elle une image trop haute. L’humiliation qu’elle ressentirait alors serait sa punition, librement choisie, pour n'avoir pas tout dit à cet instant-là.

Hughes avait écouté attentivement le récit de Marjolaine. Quand ce fut fini, son regard fit le tour de tous ces visages pour juger de leur impression, puis finalement s'arrêta sur la figure barbouillée de larmes de Léon Mallet auquel il n'avait pas permis de se relever.

- A présent que dame Marjolaine nous a dit son histoire, qu'allons-nous faire de cet homme, compagnons?

Le moine qui avait ramené Agnès fit entendre sa voix le premier :

- La justice appartient à Dieu, mais si vous prétendez l’exercer, vous l'exercerez ailleurs qu’en cette maison, dit-il gravement. Ceci est un asile, non une prison doublée d’un échafaud.

- Je ne crois pas que notre intention soit de souiller cette sainte demeure, fit Hughes sèchement. Votre conseil, frère Bran?

Le petit moine eut quelque peine à se faire entendre car tous les autres criaient en même temps que Mallet méritait cent fois la mort et qu’en quittant l’hospice, il faudrait le pendre au premier arbre rencontré. Bran Maelduin attendit alors paisiblement que le tumulte s’apaise pour déclarer en se tournant vers Marjolaine :

- Je être pensant que mort appeler mort, que sang appeler sang, mais où être mort?

- Mais enfin, cria Nicolas, il a voulu la tuer trois fois et il aurait sans doute recommencé si sa pauvre femme n’était devenue folle.

De nouveau Marjolaine intervint. Son regard doux s'attachait aux yeux bleus du petit moine et elle sourit afin de lui faire entendre qu'elle l’avait compris.

- Peut-être pas. Notre frère veut dire que je ne suis pas morte.

- Ce n’est pas sa faute, dit Pernette. On ne doit pas lui pardonner. Ce qu’il a fait est trop grave.

- Mais je ne demande pas qu’on lui pardonne. Je pense qu’il doit continuer avec nous, dit Marjolaine. Continuer et revenir avec nous afin de témoigner devant Mgr l’abbé de Saint-Denis de l’innocence pleine et entière d’Ausbert Ancelin. Songez qu'il est le seul témoin que nous avons. Il faut lui laisser la vie pour qu’il puisse accuser le véritable meurtrier et laver définitivement le faux coupable.

Il y eut un silence. Chacun pesait, à part soi, la valeur de l’argument, mais l’idée de faire la route avec un assassin reconnu ne plaisait à personne.

- Et puis, dit Bertrand traduisant la pensée des autres, il aura peut-être l’occasion de se sauver. Sans compter que la vie de dame Marjolaine sera encore en danger tant qu’il sera avec nous.

- Pourtant, il faut le ramener à Paris, coupa Hughes. C’est en effet le seul moyen d'obtenir justice pour tous.

- Et si, une fois revenu à Paris, il refuse de parler?

- Nous sommes tous témoins. Et je vous jure qu'il parlera sinon, sur le salut de mon âme, je fais ici serment que je le tuerai de ma main!

Léon se prosterna alors sur ses pieds.

- Emmenez-moi, sire baron! Je parlerai, je le jure! Si vous me faites grâce de la vie, je dirai tout ce que vous voudrez. Tenez, si vous avez peur que je me sauve, mettez-moi les fers que maître Ancelin a portés si longtemps et qu’il porte encore. Et puis faites-moi garder. Jamais plus je n’essaierai de mal faire. Je le jure sur mon âme et à Compostelle je demanderai pardon publiquement et je recommencerai à Saint-Denis. Mais, par grâce, dites quelques prières pour ma pauvre Modestine. Je... je l’aimais bien et elle n’était pas mauvaise, elle.

C’était tellement inattendu que personne ne trouva rien à dire. Les larmes que versait cet homme dur et égoïste n’étaient-elles pas nées uniquement de la peur? S’y glissait-il donc une part de chagrin réel?

- Tu aimais ta femme, dit Hughes gravement, et cependant tu l’as obligée à tuer.

Mallet baissa la tête et cacha sa figure dans ses mains.

- Je ne voyais que l’argent. Et puis, cette Marjolaine, maître Grimaud m’avait dit qu’elle était mauvaise, que c’était un suppôt de Satan, une sorcière qui avait pris son brave homme d’oncle dans ses filets, qu’elle devait mourir et que ce serait bonne chose. Modestine aussi aimait la richesse et elle m’aimait. Elle m’obéissait en tout. Et maintenant elle est morte, morte sans confession, morte de sa main à cause de moi! Et elle n’entrera pas en paradis.

De nouveau, le silence, troublé seulement par le crépitement des flammes et les ronflements de ceux qui dormaient dans les coins sombres de la salle. Marjolaine se leva, vint s’accroupir auprès du misérable et, lui relevant la tête, essuya doucement les larmes qui inondaient sa figure tuméfiée par le chagrin.

- Demain, promit-elle, nous irons tous prier sur la tombe qu’elle s’est choisie. Et je crois qu’elle obtiendra miséricorde car elle n’avait plus son esprit lorsqu’elle est allée volontairement à la mort.


« Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur et ne me châtiez pas dans votre colère... »

Autour de la faille noire où s’était engloutie Modestine, emportant un remords trop lourd pour elle, le cercle des pèlerins se refermait, se serrait, tandis que la voix forte de l’abbé de Roncevaux adjurait le Tout-Puissant de ne pas accabler celle qui gisait là, sous le poids plus intolérable encore de sa malédiction. Le jour se levait à peine sur les pentes boisées et le vent vif du matin, venu des neiges proches, s’engouffrait dans les amples manteaux de route. Chacun regardait ce trou irrégulier entre les rochers, hérissé de maigres branches et d'où montait une brume légère comme une respiration en temps d'hiver.

« Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra lors même qu'il serait mort... »

En face de l'endroit où elle se tenait. Marjolaine pouvait voir Léon Mallet, agenouillé sur la pierre d'où Modestine s'était précipitée. Il portait les fers que l'on avait la veille ôtés à Ausbert Ancelin et celui-ci se tenait auprès de lui, déjà prêt à lui porter secours. Et Marjolaine pensa que l'âme humaine pouvait receler d'étranges surprises, le meilleur et le pire.

L'eau de la bénédiction tombait à présent sur le néant de Modestine, puis les fumées bleues de l'encens montèrent vers le ciel, pur pour la première fois depuis bien des jours. Pas un nuage sur l'immensité d'un bleu d'ardoise où brillait, solitaire et superbe, l'étoile du matin. Le ciel pâlissait d'instant en instant, annonçant que la journée allait être belle et que les premiers pas vers l'Espagne se feraient sans peine, avec cette sorte de joie qu'apporte un beau matin.

La voix de l'abbé s’enfla.

« ... Par les entrailles de la miséricorde de Dieu qui a voulu que ce soleil levant vînt d'en haut nous visiter pour éclairer ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort et pour diriger nos pas dans le chemin de la paix... »

A cet instant, comme délivré d'invisibles entraves, le soleil bondit par-dessus les pics neigeux qui s'illuminèrent d'une tendre lumière d'aurore.

- Il est temps de reprendre la route, dit Hughes.

Ausbert Ancelin se pencha et aida Léon le borgne à se relever.


Une nuit d’orage


Dès l’instant qu’il se leva sur le dernier adieu à Modestine, le soleil se fit le compagnon quotidien des errants. Ce fut comme si la haute barrière des Pyrénées avait fermé sur eux les portes du mauvais temps.

La chaleur, la lumière dispensèrent un courage tout neuf et l'on chanta d’un cœur unanime, tandis que l’on descendait vers le village de Saint-Michel, au pied des cols. L’étape du jour, jusqu’à Viscarret, passa sans que l’on s’en aperçût, et aussi celle du lendemain, qui mena les pèlerins jusqu’à la petite cité du rio Arga dont les méandres encerclaient le promontoire et qui, de ce fait, leur rappela un peu Poitiers.

Étroitement corsetée de rudes remparts, la capitale de la Navarre leur offrit, dès l’entrée, l’asile de l’hospital de la Magdalena. Mais tous n’y entrèrent pas car, au seuil même de la ville, Isidore Bautru, le petit pèlerin parisien qui faisait si peu de bruit qu’on l’oubliait toujours et qui, si longtemps, avait regardé davantage en arrière qu’en avant, vint aux genoux d’Hughes et de Bran Maelduin pour leur annoncer qu’il était arrivé et qu’il n’allait pas plus loin.

- Je viens demander mon pardon, dit-il en baisant la robe effrangée du petit moine. J’ai fait le voyage avec vous jusqu’ici, mais je ne suis pas un vrai pèlerin.

- Vous non plus? s’écria Hughes, stupéfait de constater combien de mobiles assez étrangers à la dévotion se cachaient au milieu de la piété générale.

Outre lui-même embarqué pour l’amour d’une femme, il y avait eu Pierre et Pernette partis pour avoir le droit de vivre ensemble. Léon Mallet et Modestine qui avaient pris la route pour accomplir une infâme mission, le jeune Anglais David tué par les brigands, à qui l’on avait fait obligation de partir pour avoir droit de recueillir un héritage, les deux marchands flamands dont les buts étaient aussi commerciaux que pieux. Marjolaine elle-même qui s’était engagée dans le seul but de protéger Ausbert Ancelin, lui-même condamné par voie de justice. Et si l’on y ajoutait l’étrange mission du templier mort au combat et le fait que la troupe des pèlerins avait servi à dissimuler l’or destiné à la fondation d’un port, Hughes en venait à penser que, dans ceux qui formaient le petit groupe familier qui l'entourait, il n’y avait guère de vrais pèlerins que Bran Maelduin et Agnès de Chelles. Car, pour Nicolas Troussel, le doute était permis : le garçon ne cachait nullement qu’il voyageait surtout pour voir du pays. Restait à savoir à présent pourquoi Isidore abandonnait à son tour, et il le lui demanda d'un ton assez rude qui fit baisser le nez du petit homme.

- Je fuis à la fois des créanciers voraces et une épouse acariâtre qui, tout en dévorant mon bien, a fait de ma vie un enfer. A Pampelune où il y a une importante colonie française, j’ai un cousin qui est drapier comme moi et qui m’accueillera volontiers. Là, personne ne pourra me retrouver.

- Et le Seigneur Dieu? fit sévèrement Bran Maelduin. Tu mentir à lui! Etre chose indigne.

- Il a raison, dit Hughes. Vous pourriez au moins venir avec nous jusqu'au bout. Personne ne vous empêcherait de vous arrêter au retour.

- C’est impossible. Il faut que je mette tout de suite en train certaine affaire sur laquelle mon cousin m’avait écrit. Mais ensuite, j’en fais serment entre vos mains, frère Bran, je finirai le voyage. Un peu plus tard seulement, et avec d’autres que vous, sans doute. Mais je vous regretterai; ce sera ça ma pénitence. Vous me pardonnez?

- En ce qui me concerne, dit Fresnoy, je n’ai rien à vous pardonner, chacun arrange sa vie comme il l’entend.

- Je non plus, soupira Bran dont le visage s’était détendu et qui avait retrouvé son habituelle aménité. Mais seulement si vous promettre d’aller faire pèlerinage d’ici un an.

Tout de suite, Bautru rayonna.

- C’est promis! Vous ne voulez pas venir avec moi chez mon cousin? Il habite le quartier Saint-Semin où sont les Français. Il sera content de vous voir.

- Non, merci, dit Hughes. Nous devons nous occuper des frères qui nous restent. Allez avec Dieu, comme on dit par ici.

Ils regardèrent la silhouette allègre du drapier disparaître à l’angle d’une des nombreuses ruelles poussiéreuses et noires qui constituaient la majorité des artères de Pampelune.

- Encore un de moins, soupira Hughes en rejoignant sa troupe qui attendait sagement devant la porte de la ville. Je me demande combien nous serons quand nous arriverons en Galice?

- Un seul suffire si son cœur être toute pure, sourit l’Irlandais.

Hughes préféra ne pas répondre. Il avait grand-peur de constater que, s’il s’agissait de lui, ce ne serait pas le cas. Depuis ce qu’il croyait être la guérison miraculeuse de Marjolaine, il vivait d’étranges jours et de plus étranges nuits encore. Les sentiments que lui inspirait la jeune femme offraient un curieux et assez désagréable mélange de vénération - celle que l’on doit normalement aux objets sacrés - et de folle passion. A présent qu’elle lui était apparue dans tout l’éclat de sa beauté intacte, Fresnoy avait senti s’éveiller en lui son démon familier. La continence qu’il s’était imposée, par force, depuis Tours, lui devenait affreusement pénible et quand, seul avec lui-même, il s’efforçait de se persuader de l’entière pureté de son amour pour Marjolaine, il entendait, tout au fond de sa conscience, ricaner le vieux démon qui lui soufflait une tout autre vérité : jamais encore il n’avait désiré de femme comme il désirait celle-là. Et ne s’arrêtant plus à l’éclat magique de ses yeux couleur de mer, il lui arrivait souvent, quand il savait n’être pas observé, de laisser son regard errer sur l’humble robe sombre qu’elle portait, cherchant à deviner les trésors qu’elle recouvrait et dont les mouvements de la jeune femme révélaient au moins la forme.

La chaleur qui augmentait chaque jour à présent n'arrangeait rien. Son sang battait lourdement dans ses veines chaque fois que la jeune femme s’approchait de lui et il en venait à la fuir par crainte de ne pouvoir se contrôler. Pour avoir vu, la veille au soir, Aveline ouvrir la robe et la chemise de sa maîtresse pour rafraîchir ses épaules et sa nuque d’une eau de senteur, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, se tournant et se retournant dans la paille de sa couche, tandis que se reformait continuellement devant ses yeux la vision de la naissance d’une gorge qu’il devinait exquise.

Il décida de marcher désormais le plus loin possible d’elle et, laissant Bran Maelduin et Ausbert Ancelin mener la file des pèlerins, il s’en alla rejoindre Bertrand à l’arrière-garde.

Mais il devait garder longtemps le souvenir du soir de Pampelune comme d’un ultime instant de douceur avant l’enfer d’un chemin aride enduré au milieu des tourments de la jalousie.


Généreusement entretenu par les souverains de Navarre, l’hospital de la Magdalena offrait plus de charme et de bien-être que la meilleure auberge. Au moment des repas, les pèlerins étaient conviés dans un immense réfectoire proche d’une vaste cuisine comme on n'en voyait guère en France qu’à l’abbaye de Fontevrault et où des frères lais et des marmitons s'agitaient autour de marmites pleines de succulences.

Ensuite, une fois restaurés, on pouvait aller respirer l’air du soir dans un cloître planté d’arbustes, d'herbes odorantes et de fleurs en franchissant un portail artistiquement sculpté.

Le contraste entre ce charmant jardin et la rudesse de la ville environnante en augmentait la grâce. Et plus encore ce soir-là où une chanson s’y faisait entendre : appuyé négligemment au tronc d’un olivier argenté, un petit homme brun, élégamment vêtu de fine toile brodée, caressait un luth en chantant à la lune.

Indifférent au groupe des pèlerins qui s’échelonnaient silencieusement le long du cloître, il murmurait à la nuit des mots qui ne pouvaient être que des mots d’amour, mais dans une langue inconnue, et souriait, découvrant sous la lune d'éclatantes dents blanches.

Immobile près de l’un des piliers du cloître, Marjolaine l’écoutait chanter, et peu à peu, prise par la voix caressante, elle ferma les yeux pour mieux écouter. Elle ne vit pas Hughes s’approcher d’elle. Il n’avait fait d’ailleurs aucun bruit et, un instant, il resta éloigné de quelques pas pour mieux la contempler.

Sous l’éclairage irréel de la nuit, les tresses de ses cheveux clairs semblaient faites d’argent pur. Hughes pouvait voir son fin profil se détacher sur le fond plus sombre de la pierre lisse. Et si lumineuse était cette nuit qu’il pouvait distinguer même les ombres douces de ses longs cils et le léger tremblement de ses lèvres entrouvertes.

Elle était émue. Une respiration plus rapide soulevait ses seins sous le tissu mince de la robe de toile, toute propre, qu’elle avait mise pour le soir. Pouvait-il y avoir au monde plus belle, plus douce dame? Hughes sentit les battements de son cœur s’accélérer et son sang monter vers ses tempes à la lourde cadence du désir. Il fallait qu’il l’approche, qu'il la touche. Elle était la fleur apparue soudain au revers d’un sentier aride, la rivière de fraîcheur après un jour de poussière.

Un dernier reste de prudence lui fit regarder où étaient les autres. Mais personne ne faisait attention à lui, ni à elle d’ailleurs. Chacun semblait au contraire chercher un instant d’isolement pour mieux se laisser baigner par la beauté de la voix chantant en ce jardin. Les femmes quittaient plus volontiers l’ombre du cloître pour s’asseoir au milieu des plantes. Alors, très doucement il fit un pas, puis un autre. Perdue dans son rêve, elle ne l'entendit pas. Ce fut seulement quand la main d’Hughes prit la sienne qu’elle ouvrit les yeux et tourna lentement la tête vers lui.

Le cœur d’Hughes bondit, Marjolaine n'avait même pas tressailli et le lumineux regard qu'elle levait vers l’homme était sans surprise. C’était comme si elle attendait cet instant. Peut-être, sans le savoir, Hughes venait-il de pénétrer au cœur de son rêve, un rêve que grâce à cc chant d’amour la jeune femme ne savait plus démêler de la réalité. L'instant suivant, elle était dans ses bras.

Hughes eut soudain l'impression d'avoir contre lui toutes les fleurs d'un jardin au printemps. Cette femme-enfant n'était que fraîcheur et douceur. Ses lèvres délicates semblaient fondre sous l'ardeur de ce baiser dont il ne pouvait plus contrôler la passion. De tout son corps avide, Hughes épousait les courbes tendres de ce corps qui s'abandonnait et déjà les cloches de la victoire sonnaient à ses tympans. Il la sentait s'appesantir entre ses bras et commencer à vibrer sous la très lente, très prudente caresse de sa main qui glissait le long du cou mince vers la rondeur de l’épaule pour s'acheminer ensuite vers des rondeurs plus douces encore.

Soudain grands ouverts, les yeux d'Hughes fouillèrent les ombres du jardin, cherchant l'asile où, dans un instant, dans une seconde, il l'emporterait pour enfin la faire sienne quand, à cet instant précis, le fil de la chanson cassa net sur un cri d'amour et un accord glorieux qui passa sur les nerfs d'Hughes comme une râpe. Des applaudissements éclatèrent tout autour du cloître. Réveillé de son rêve, le chanteur sourit, salua. Marjolaine s’éveilla à son tour, s'arracha des bras qui croyaient si bien la tenir.

Elle recula, enveloppa Hughes d’un regard qui n’avait plus sa pureté habituelle, ouvrit la bouche pour dire quelque chose et n'y réussit pas. Comprenant qu'elle allait peut-être crier, il ne dit rien, tendit seulement les mains vers elle dans un geste implorant. Marjolaine regarda ces grandes mains fortes dont elle venait d'apprendre la douceur, cet homme qui venait de bouleverser son être d'une sensation inouïe, telle que jamais elle n'aurait cru pouvoir en éprouver, cet homme qu'elle adorait et qui l'aimait sans doute. L’envie de se laisser prendre de nouveau par ces mains-là, de retrouver la force et la sécurité de ces bras, de cette poitrine d’homme, fut si forte que la jeune femme crut qu’elle allait y succomber. Mais un éclat de rire se fit entendre quelque part dans l’ombre du cloître. Alors, tournant le dos à la divine tentation, Marjolaine s’enfuit en courant.

Toute la nuit, Hughes demeura au jardin, assis contre un cyprès, revivant son instant de paradis et espérant à chaque instant qu’il allait reprendre, que Marjolaine allait venir le rejoindre. Mais l’aurore embrasa les toits de Pampelune sans que Marjolaine eût reparu.

Quand vint l’heure du départ, elle n’osa même pas lever les yeux sur lui et ce fut en silence qu’elle alla reprendre, entre Pernette et Aveline, sa place habituelle. Hughes, le cœur lourd, s’en alla, comme il l'avait décidé, veillera l’arrière-garde. Selon sa courte logique masculine, il avait cette nuit essuyé un échec. S'il avait pu lire, rien qu'un instant seulement, dans le cœur ensoleillé de Marjolaine, il se fût senti bien plus heureux que le plus grand roi de la terre. Mais le cœur de Marjolaine était le lieu le plus secret et le plus fermé du monde.

En dépit de l’envie qu'elle en avait et peut-être même à cause de cette envie qui lui brûlait le corps, la jeune femme s’efforça de ne plus quitter ses compagnes d’un seul instant, de fuir Hughes autant qu’elle le pouvait, sachant bien qu’à son contact, elle ne pourrait plus résister longtemps aux appétits normaux de sa jeunesse si longtemps déçus, à la passion qui la poussait vers cet homme et vers les délices interdites qu’il représentait. Et le malentendu s’installa entre ces deux êtres que tout jetait l’un vers l’autre.


Passé Pampelune, on s’engagea dans ce qu’on appelait le chemin des étoiles parce qu’il suivait, en allant vers l’occident, le tracé de la voie lactée. San Juan de la Cadena, San Antonio, Zizur, Menor, Basongaiz, Legarda et Obanos virent passer le cortège à présent bien réduit de ceux qui étaient partis, un matin d’avril, d’une île fluviale qui s’appelait Paris. On atteignit ensuite Puente la Reina et son vieux pont romain. Là se rejoignaient les deux routes venues de France, celle de Roncevaux et celle du Somport. Et, en arrivant à l’hospice, Hughes et les siens constatèrent, non sans quelque contrariété, qu’une troupe de pèlerins français et étrangers, menés par un moine du Puy-en-Velay, s’y trouvait déjà et que la place y serait réduite.

Marjolaine pour sa part ne vit qu’une chose : dans la cour de l’hospice, elle reconnut immédiatement l’un des hommes de la comtesse Dagmar, qui menait à l’écurie un cheval trop bien harnaché pour n’être pas reconnaissable. La belle Danoise devait être à Puente la Reina et la jeune femme n’en éprouva aucun plaisir.

- Comment a-t-elle fait? pensa tout haut Nicolas Troussel. Si elle avait suivi le même chemin que nous, on s’en serait aperçu. Qu’est-ce que c’est que ce col du Somport?

Personne ne pouvant lui répondre, il alla aux renseignements auprès de l’un des nouveaux venus qui arrivait de Savoie et qui possédait quelques connaissances. Il apprit ainsi que le Somport se trouvait beaucoup plus à l’est que leur propre chemin - au moins vingt lieues! - mais que, pour quelqu'un venant de Bordeaux, et même de Belin, on pouvait l’atteindre en ligne directe en passant par une ville nommée Mont-de-Marsan.

- Eh bien, conclut le garçon, elle a dû courir, la belle dame, pour être déjà là! Il est vrai qu'elle a des chevaux, elle.

- En tout cas, dit Pernette en riant, elle n’est certainement pas restée trop longtemps en oraison au tombeau de son ancêtre. Ce qui m’étonne c’est qu’elle ne nous ait pas rattrapés.

- Rappelez-vous cet affreux pays des Landes! On a bien failli se perdre, nous. Elle a dû y réussir. Et comme elle ne parle aucune langue chrétienne, elle s'est rallongé le chemin.

Nicolas se trompait en ce qui concernait les langues chrétiennes; la comtesse Dagmar ne parlait pas français en effet, mais elle parlait un peu le latin, tout au moins le latin d’Eglise tel qu’on l'apprenait dans les abbayes et les châteaux d’Europe, afin qu'il fût possible de suivre le déroulement des nombreuses cérémonies religieuses. Aussi fut-ce dans la langue de Virgile, corrigée mais certainement pas améliorée par des siècles de psalmodies plus ou moins exactes, qu’elle aborda Hughes dès qu'elle l’aperçut dans la cour de l'hospice après avoir mis sur ses lèvres, pour la circonstance, un éblouissant sourire qui fit pétiller ses grands yeux bleus.

- Quelle impudence! marmonna Marjolaine devenue toute rouge. J'aimerais bien savoir ce qu’elle lui veut.

- Je peux aller demander à messire Bertrand, proposa Aveline avec l'empressement qu’elle mettait dès que s’annonçait une occasion de rejoindre son doux ami.

Occasion qu’elle n'avait pas souvent la chance de saisir. Mais cette fois, Marjolaine accepta.

La petite revint bien vite, mais beaucoup trop lentement pour l’impatience de sa maîtresse.

- Alors? demanda-t-elle.

- Ses serviteurs ont chassé et péché. Elle invite messire Hughes à partager son repas.

- Oh! Et... il accepte?

- Je ne sais pas. Mais on dirait bien.

Fresnoy en effet, après avoir écouté avec un demi-sourire les difficiles explications de la dame blonde, semblait accueillir avec plaisir ses propos. Il désignait d'un air d’excuse ses vêtements chargés de poussière puis, finalement, s’inclina avec un large sourire qui ne pouvait avoir qu’un seul sens : il allait partager le repas de la Danoise.

- Noble dame et noble seigneur être faits pour l’entente! commenta philosophiquement Bran Maelduin qui avait suivi la scène lui aussi.

Pour la première fois depuis leur rencontre. Marjolaine lui jeta un coup d’œil sans tendresse. Elle aussi était une noble dame, après tout, et Hughes l’autre soir semblait préférer sa compagnie à toute autre. Mais il avait fallu que cette grande dinde nordique reparaisse et sourie pour qu’il n’ait même pas pour elle un seul regard.

Cette nuit-là, ce fut au tour de Marjolaine de ne pas fermer l’œil.


Au soleil suivant, ce fut une véritable cohorte qui passa le pont romain et s'engagea sur le chemin qui se tordait comme une couleuvre sur les collines jaunes et pelées de cette terre sèche et rude. Les deux troupes allaient faire ensemble le reste du chemin comme cela se pratiquait toujours. Mais n'ayant pas subi d'attaque meurtrière comme ceux de Paris, les pèlerins que menait Gerbert, le moine du Puy, étaient plus nombreux que les autres. En outre, ils étaient arrivés à Puente la Reina avant eux et considéraient que cela leur donnait droit à une certaine avance. Ils s’élancèrent donc dans l’intention évidente d’arriver premiers aux églises que l’on devait visiter obligatoirement en chemin pour en vénérer les reliques, et de prendre les meilleures places aux étapes.

Hughes et les siens les regardèrent d'abord forcer l'allure sans bien comprendre à quoi cela rimait sur une terre si fatigante. Ils comprirent quand, à la première étape, ils durent se contenter d’une grange à demi démolie, l'auberge et l’hôtellerie du petit couvent local étant déjà envahies par leurs confrères.

Cela n’arrangea pas les relations. Des disputes éclatèrent après que Fresnoy eut, avec hauteur, reproché à Gerbert son peu de goût pour la charité et son curieux sens de la fraternité chrétienne. Ce à quoi Gerbert répondit qu’il avait charge de corps autant que d’âmes et qu’il n’avait aucune raison de laisser place à des gens guidés par un laïc incapable de se débrouiller convenablement.

Cela déchaîna, entre tenants des deux chefs, une assez jolie bataille qui heureusement ne laissa pas de traces plus graves que des yeux pochés et des dents sautées, mais qui valut aux combattants de la part de l’abbé de Logroño où elle s’était déroulée une verte semonce, jointe à l’obligation d’accomplir à genoux deux chemins de croix au lieu d’un, comme le voulait la coutume. Hughes n’apprécia guère la pénitence et décida que, lorsque l’on atteindrait Burgos, on attendrait au moins vingt-quatre heures après le départ des gens du Puy. Ce serait chose facile car la capitale de Castille était riche en couvents, hospices et fondations pieuses dus au repentir de l’infante Urraca, « l’infante à l’âme cruelle » qui avait passé le plus clair de sa vie à tirer de ses ennemis d’implacables vengeances et à construire des monastères.

La halte était d’ailleurs nécessaire pour plus d’un. Le soleil était ardent, tout au long du jour, sur cette terre sans ombre. Les chemins sans herbe, poudreux et caillouteux, étaient durs aux pieds qui enflaient et se blessaient dans les chaussures bien usées déjà. On procura à ceux qui allaient à pied des espèces d'espadrilles qui leur apportèrent un vif soulagement, surtout à Léon Mallet que les fers hérités d’Ancelin faisaient beaucoup souffrir. Comme il refusait de les enlever, Bran Maelduin les lui enveloppa d’une mince bande de chiffon pour éviter que leur frottement ne fît trop enfler ses pieds.

Pour sa part, Marjolaine avait été heureuse de cette nouvelle halte. D’abord parce qu’en digne fille du Nord, elle supportait assez mal les ardeurs d’un soleil inhabituel, ensuite parce qu’elle espérait que la Danoise continuerait avec ceux du Puy. Malheureusement, ceux-ci partirent sans elle et, quand on reprit la route, il fut évident qu’elle entendait s'éloigner d’Hughes le moins possible. Quand le baron allait à cheval, la monture de Dagmar collait presque à la sienne, et lorsqu’il choisissait de cheminer à pied, la comtesse en faisait autant. Il y avait dans son attitude quelque chose qui exaspérait Marjolaine : un air d’humilité, étrange chez une femme si altière, joint à un comportement de propriétaire, exactement comme si elle eût été la dame de Fresnoy. Quand par hasard elle ne se trouvait pas auprès de lui, elle s’arrangeait en effet pour ne pas le perdre de vue.

En vérité, Hughes ne semblait guère l’encourager et ne lui montrait pas plus d’empressement qu’il ne fallait, mais Marjolaine ne le voyait pas ainsi : pour elle le moindre regard que le baron adressait à son admiratrice ne pouvait qu’être chargé d’amour. Le chemin, pour la jeune femme, devint alors une longue souffrance car son corps, n’étant plus soutenu par un esprit serein, souffrit lui aussi.

Chaque jour, il lui était plus difficile de se remettre en route, cette route qu’elle s’obstinait à vouloir parcourir à pied dans l’espoir que la fatigue viendrait à bout de son tourment d'amour. Et cela en dépit des prières et objurgations de Colin, d’Aveline et même d'Ausbert Ancelin qui observait Marjolaine avec une inquiétude croissante. Abandonnant Fulgence le fou aux soins de Léon Mallet, il s'efforçait de lui offrir son bras dans les endroits difficiles chaque fois que c'était possible. Il pensait, en effet, que Marjolaine, poursuivie par le remords de l'avoir laissé condamner, s’astreignait volontairement, et à cause de lui, à une pénible pénitence.

Le soir où Marjolaine s’évanouit en arrivant à la halte, ce fut au tour de Pernette de s'inquiéter. Elle aussi observait sa compagne préférée. Elle s’était aperçue qu’elle ne mangeait guère, mais elle-même mangeait peu, la chaleur du jour et les relents de la cuisine locale n’excitant pas l’appétit.

Quand Marjolaine revint à elle, Pernette le lui reprocha vivement et, aidée d’Aveline, réussit à lui faire avaler un peu de lait de chèvre, du pain et du miel.

- Vous n’irez pas jusqu’au bout, mon amie, si vous n’êtes pas plus raisonnable.

- Je n'ai plus jamais faim. Seule l'eau me tente.

- Il faut manger, sinon je préviendrai frère Bran. Je l'aurais fait si vous n’étiez revenue bien vite à vous.

- Ne le faites pas. Il a bien assez à faire avec les autres. J’essaierai de manger davantage pour vous faire plaisir.

Rassurée, Pernette gagna son côté de la couche de fortune qu'on leur avait attribuée à toutes trois mais ne trouva pas le sommeil. Elle sentait que quelque chose n'allait pas et que le mal de Marjolaine ne venait pas uniquement de son manque d'appétit. Elle en eut la certitude quand, plus tard dans la nuit, elle l'entendit pleurer doucement, à petit bruit, pour ne pas éveiller ses compagnes qu'elle croyait endormies. Elle la laissa pleurer afin de ne pas la priver de ce soulagement qu'apportent les larmes, mais elle en chercha la raison. Il ne lui fallut qu'un instant, le lendemain, pour la découvrir : Hughes faisait le tour de ses compagnons pour leur dire bonjour quand apparut la comtesse Dagmar qui, naturellement, se précipita vers lui, non sans bousculer ceux qui s'en trouvaient proches. Pernette vit alors s'assombrir encore le regard las de Marjolaine qui se détourna et s'éloigna vers les chevaux comme si tout le reste de la scène avait cessé de l'intéresser. Dans son esprit, Pernette s'efforça de revoir le comportement de son amie depuis que la Danoise les avait rejoints définitivement et comprit que le mal était là : Marjolaine souffrait parce qu'elle aimait Hughes et le croyait épris de la fougueuse comtesse.

Ce n'était pas une constatation agréable et, sur le moment, Pernette chercha en vain quel remède pourrait être apporté au chagrin de son amie: on ne pouvait obliger la Danoise à quitter encore une fois le groupe et pas davantage prier Hughes de la tenir à distance. Peut-être le ferait-il s'il était possible de lui révéler les sentiments de Marjolaine, mais Pernette ne reconnaissait ce droit à personne. Même dans les meilleures intentions du monde, le secret de la jeune femme n'était qu'à elle seule.

Elle retournait la question tandis que le cortège du départ se formait au milieu de l'agitation habituelle, des sonnailles des muletiers, des dernières prières avant la route et des cris des gens du pays qui appelaient sur eux et leurs familles les bénédictions des pieux voyageurs. De l'angle d'une ruelle débouchèrent soudain Aveline et Bertrand qui se tenaient par la main et se regardaient dans les yeux. Ils se séparèrent en se voyant si proches des autres et Bertrand se dirigeait déjà vers son maître justement occupé à tenir l'étrier à la Danoise. Pernette, sans plus réfléchir, fonça sur lui.

- Puis-je vous parler un instant, messire?

- Bien sûr! Je crois que nous avons encore quelques minutes.

Pernette alors se jeta à l’eau. Délibérément, elle se plaignit de l'attitude égoïste et irresponsable de son maître. A quoi pensait donc messire Hughes de consacrer exclusivement ses soins à l'étrangère alors que tout le monde, ou presque, avait besoin de lui? Il ne faisait plus attention à personne sinon à cette grande cavale blonde qui l’accaparait. Certes, sire Odon de Lusigny ne lui avait pas confié son troupeau errant pour que le voyage lui permît de filer le parfait amour avec la dernière venue! Un pèlerinage n’était pas fait pour cela, d’autant que le seigneur de Fresnoy était marié et que, très certainement, la comtesse avait dû laisser, vu son âge et sa beauté, un quelconque époux dans son pays perdu. Ce n’était ni honnête ni convenable et, surtout, c’était d’un déplorable exemple pour les gens simples que le seigneur Hughes s’était chargé de guider.

Ayant tout lâché, Pernette s’arrêta hors d’haleine, laissant s'installer entre elle et Bertrand un petit silence assez gêné du côté de la jeune femme, légèrement surpris de la part de l'écuyer. Si une autre que Pernette était venue lui tenir ce langage virulent, Bertrand se fût contenté de sourire et de la prier d'adresser ses réclamations à qui de droit; cela aurait simplement signifié que son séducteur de maître avait encore fait des siennes. Mais il connaissait bien Pernette à présent et savait qu’aucun homme au monde, eût-il le charme et la beauté de Lucifer, ne pouvait rien contre un cœur qui était tout à Pierre. Ce cœur-là était de ceux qui ne se reprennent pas, une fois donnés. Il y avait donc autre chose.

Pour en savoir plus, il décida de pousser la petite dans ses retranchements.

- Pourquoi venez-vous me dire cela à moi, Pernette? Je ne suis que l'écuyer de sire Hughes et je n’ai aucun droit de juger son comportement, encore moins de lui faire entendre qu’il se conduit mal, en admettant que ce soit le cas.

- Il est difficile de penser autre chose : il est tout le temps avec cette femme!

- Je dirais plutôt que c’est elle qui est tout le temps avec lui. Il y a une nuance... Mais d’où vient que vous vous intéressiez tellement à mon maître? L’éloignement vous a-t-il fait oublier celui que vous disiez tant aimer?

- Quoi? Oublier mon Pierre?

Le cri d’indignation vibra énergiquement.

- Alors?

- Nous errons pour accomplir pénitence et obtenir merci de nos fautes! N’est-il pas scandaleux de voir ceux qui nous doivent l’exemple en faire si bon marché?

Bertrand se mit à rire.

- Allons, Pernette, ne montez pas sur vos grands chevaux. Vous n’êtes ni prude ni tellement soucieuse du comportement des autres. Alors, si vous me disiez la vérité?

- Quelle vérité?

- La seule! Vous ne seriez jamais venue me tenir ce langage s’il s'agissait d'exprimer votre façon de penser. Ce n’est pas vous qui êtes choquée, c'est une autre. Une autre que vous voulez aider parce qu'elle est jalouse, parce qu'elle souffre peut-être...

- Pas peut-être! Je vous en prie, sire Bertrand, puisque vous avez deviné la vérité, ne m'en demandez pas davantage.

- Si, car j'ai besoin d'en savoir plus, si vous voulez que je vous aide. Cette autre, ce n'est pas Aveline qui, je crois, m'a donné sa foi. Et comme ce ne peut pas être cette sainte créature d'Agnès de Chelles qui d’ailleurs n’a plus l’âge des folies du cœur, je ne vois guère qu’une personne qui vous soit chère au point de vous inciter à cette étrange démarche. Cette autre, ce ne peut-être que...

- Par pitié, ne dites pas son nom! Je me reproche déjà assez d’avoir livré un secret qui ne m’appartenait pas. Mais elle est si malheureuse, sire Bertrand, si malheureuse! Elle ne mange plus, elle pleure la nuit et elle s'oblige à peiner sur ce dur chemin pour expier cet amour qu’elle considère comme péché mortel. Alors qu'au moins votre maître n'étale pas ses amours sous ses yeux, qu’il la laisse gagner en paix le tombeau de l'apôtre qui peut-être la guérira.

Elle avait les larmes aux yeux et Bertrand sentit son cœur s'attendrir. Elle essuya rapidement son visage au revers de sa manche car, là-bas, on les appelait. Elle allait partir quand il la retint.

- Encore un mot, dame Pernette. Vous considérez que c’est un si grave péché qu’aimer sire Hughes?

Elle leva sur lui son clair regard qui plongea bien droit dans le sien.

- Il est marié, non?

- Oui, mais...

- Il n'y a pas de « mais ». Vous venez de répondre à ma place.

En allant rejoindre Fresnoy, Bertrand passa devant Marjolaine que Colin, prévenu par Aveline du malaise qu'avait éprouvé sa maîtresse la veille au soir, était en train d'installer de force sur sa mule en menaçant d’appeler à la rescousse le frère Bran ou même sire Hughes en personne, si elle ne se laissait pas faire. L’écuyer ne put s’empêcher de dévisager la jeune femme sous l’ombre du grand chapeau qui, après l’avoir préservée de la pluie, la gardait à présent du soleil trop ardent. Pauvrette! Quelle triste figure elle avait! Son joli visage semblait diminué de moitié et les cernes qui entouraient ses beaux yeux tristes en mangeaient toute la chair. Pourquoi donc Aveline ne l’avait-elle pas prévenu du piteux état de sa maîtresse? Il est vrai que, lorsqu’ils étaient ensemble, ils ne pensaient guère qu’à eux-mêmes, oubliant tous les autres d’un commun accord, même ceux qui leur étaient le plus chers. Il allait devoir faire quelque chose. Mais quoi?


En vérité, Bertrand ne comprenait plus grand-chose au comportement de son maître depuis que la comtesse Dagmar avait fait son entrée dans sa vie. Cet homme, qui se disait éperdument amoureux de la douce Marjolaine, amoureux au point de tout abandonner pour la suivre sur les pires chemins d’Europe, semblait avoir complètement oublié pourquoi il avait entrepris ce voyage insensé. Depuis Puente la Reina, il s’entretenait souvent avec la Danoise et, bien que leurs conversations fussent plutôt réduites par les difficultés du langage, il semblait prendre plaisir à sa compagnie. En fait, il se laissait adorer par cette femme avec la satisfaction apparente d’un matou qui, après un bain dans une rivière glacée, retrouve la chaleur familière d’un bon feu.

Évidemment, le Fresnoy qu’il avait connu jusqu’à l’aventure de Tours, paillard, coureur de jupons, toujours entre deux lits, courant de la couche de l’une aux bras de l’autre, n’avait rien de commun avec le chevalier de chanson de geste, épris de pur amour et de haute spiritualité, qu’il s’efforçait d'être depuis qu’il avait rencontré Marjolaine. Et, en fait, c’était le vieil homme que la pulpeuse Dagmar avait réveillé avec ses grands yeux bleus faussement innocents, qui rappelaient si fort à Bertrand ceux d’Osilie Le Housset. Bertrand ne s’y trompait pas quand, presque chaque soir, son maître quittait la chambrée commune au moment du coucher en disant qu'il s’en allait prendre l’air. Il ne rentrait en général que deux heures après et tellement fatigué qu'il tombait sur sa paillasse comme une masse pour s’y endormir d’un sommeil de plomb.

N’ayant jamais cru à la possibilité d’un avenir quelconque avec une jeune femme belle comme une fée, mais dont la manière de vivre était celle d'une nonne, Bertrand n'avait vu aucun inconvénient à la soudaine volte-face sentimentale de son maître. C’était même mieux ainsi, car cela éviterait toutes sortes de complications, lorsque viendrait le temps du retour et de l’obligatoire séparation. Mais ce que venait de lui apprendre Pernette, ce qu’il avait deviné de la souffrance de Marjolaine, changeaient bien des choses.

Durant la marche du jour, l’écuyer tourna et retourna le problème dans son esprit. A cause de la chaleur et d'un orage qui avait menacé tout le jour et qui fit entendre son premier coup de tonnerre, on s’arrêta au bout de quatre lieues, dans un village aux maisons de torchis serrées autour d’une église et d’un hospice en construction. Les moines bâtisseurs n'avaient guère à offrir qu’une salle tout juste achevée dans laquelle les hommes s’installèrent, tandis que les femmes trouvaient abri chez l’alcade du village dont la maison forte s’élevait non loin du chantier. A peine d’ailleurs fut-on à l’abri que l’orage éclatait, laissant tomber sur la terre des trombes d’eau qui, en quelques minutes, la transformèrent en lac de boue rouge.

Bertrand apprécia à leur juste valeur le temps et le logement. Pour le soir, Marjolaine ne risquait pas de souffrir davantage : Hughes n’avait aucune chance d’aller rejoindre sa Danoise à moins d'apprécier l'amour dans la boue. D'autre part, il était difficile d'entamer une discussion intime, donc forcément épineuse, au milieu des autres hommes. Il n’y avait donc rien d’autre à faire qu’à attendre une occasion plus favorable et à passer une bonne nuit.

Ayant dévoré à belles dents son souper composé d’olives, de poisson séché et de pain de seigle heureusement arrosé d’un excellent vin castillan qu’il s’était procuré à Burgos, Bertrand s’endormit du sommeil du juste, bercé par le crépitement de la pluie sur les tuiles du toit et par les oraisons vespérales que murmurait Bran Maelduin. Il dormait si bien qu'il n’entendit pas l’orage s’éloigner vers les montagnes, le bruit de la pluie décroître peu à peu, puis cesser. Il n’entendit pas davantage Hughes se lever tout doucement, se diriger vers la porte, l’ouvrir et se glisser au-dehors. Les autres, il est vrai, ronflaient avec tant d’ardeur qu’ils auraient couvert le réveil d’une compagnie tout entière.

L’orage avait soigneusement balayé la nuit. Elle était claire et lumineuse, fraîche aussi comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Hughes aspira à longs traits la brise légère qui venait à lui chargée des odeurs de la terre mouillée. Une terre si aride et si dure qu’elle avait déjà bu presque toute l’eau déversée par le ciel. La boue ocre n’était plus que flaques espacées ici et là et, demain, redeviendrait poussière.

Levant la tête, il regarda la longue traînée scintillante de la voie lactée qui traçait un chemin laiteux sur le bleu profond du ciel. C’était le chemin de Saint-Jacques immense et majestueux, que le « Camino Francès », le chemin terrestre des pèlerins, suivait exactement, comme jadis les Rois mages avaient suivi l’étoile. Jamais sa splendeur n’avait frappé Hughes comme ce soir et il le contempla, ce grand chemin d’étoiles, avec une humilité toute nouvelle chez lui. Il en avait tant espéré en s’engageant follement sur la route de Galice à la suite de l’exquise et mystérieuse Marjolaine. A présent, il se sentait plus éloigné d’elle qu’il ne l’avait jamais été. Elle le fuyait, ne posant même plus sur lui l’un de ces regards bleus qu’il aimant tant. L'avait-il donc blessée à ce point quand il s’était laissé aller à son amour dans le jardin de Pampelune? Elle semblait malade depuis et triste aussi. Seul ce misérable Ausbert Ancelin qui la suivait comme un chien inquiet recueillait les rares sourires qui éclairaient encore son doux visage.

Hughes en était venu à penser qu'il lui faisait horreur et quand, à Puente la Reina, Dagmar s’était littéralement jetée à son cou, il l'avait acceptée comme un remède nécessaire, celui qu'il employait toujours à Fresnoy lorsqu’il avait quelque souci car le corps consentant d’une femme avait toujours été pour lui le meilleur baume. Dès le premier soir, il avait couché avec elle avec l'impression étrange de se retrouver plusieurs mois en arrière, quand il s'en allait rejoindre Osilie. La Danoise en avait les larges yeux un peu troubles, les seins fermes et la croupe généreuse. Elle en avait aussi le furieux appétit d’amour et, entre ses bras, Hughes s’était délivré avec soulagement d’une trop longue continence, pensant avoir définitivement exorcisé le sortilège qui le retenait prisonnier de deux yeux couleur de mer.

Mais il se trompait. Cela n’avait été qu’une impression fugitive chassée par le retour du jour, et sortant d'une chapelle, le simple passage de Marjolaine dans un rayon de soleil.

Par trois fois, il était retourné au lit de la Danoise. Par trois fois, à l'instant où il se répandait en elle, il s’était cru délivré, mais il oubliait Dagmar dès l’instant où il l’avait quittée. Le seul souvenir qui refusait de lâcher prise c’était celui, divinement doux et crucifiant tout à la fois, de la minute où il avait eu contre lui le corps de Marjolaine, les cheveux de Marjolaine et ses lèvres. Marjolaine qui ne le regardait plus et qui revenait à cet Ancelin dont elle avait prétendu avoir pitié.

Contrairement à ce qu’aurait pu penser Bertrand s'il l'avait vu sortir, Hughes n'avait aucunement l'intention de rejoindre la comtesse. Il avait simplement besoin d'un peu de solitude, besoin de se séparer un moment de ces gens dont le hasard et sa propre folie avaient fait ses compagnons de chaque instant. L'interminable longueur de la route lui pesait aussi. Peut-être eût-il abandonné une seconde fois s’il n’y avait eu la promesse faite à un mourant. Mais un chevalier pouvait-il sans renoncer définitivement à son honneur manquer à son serment?

Comme cela lui était arrivé dans les instants de doute et de découragement, il chercha, sous sa chemise, l’étrange emblème d’un peuple plus étrange encore, celui que Lusigny lui avait remis et dont il ne se séparait jamais. Chaque fois que ses doigts se refermaient sur lui, Hughes avait l’impression que la force et le courage lui revenaient.

Aux heures de plaisir, Dagmar lui avait posé bien des questions à ce sujet, elle avait même essayé de se faire donner, en digne fille d’Eve, ce qui lui semblait être un joyau unique. Il avait coupé court à toutes ses questions, en prétendant que cet objet était dans sa famille depuis des générations et que, sous peine de malédictions, il ne devait s’en séparer sous aucun prétexte. Superstitieuse, la Danoise n’avait pas insisté. Elle semblait au contraire prendre un plaisir pervers à sentir les pointes du trident s’imprimer dans sa peau quand Hughes la serrait contre lui et elle en recherchait le contact.

Les yeux levés vers les étoiles, le bijou serré dans sa paume, Hughes marcha lentement à travers le village. Ce fut quand il découvrit les murs quadrangulaires d’une maison forte qu’il s’aperçut qu’il était allé spontanément vers la demeure de l’alcade où les femmes avaient reçu accueil. Un vieil olivier tordu par tous les vents de Castille s’élevait à côté, non loin d’un auvent où l’on abritait la paille et les outils de culture. Hughes alla vers lui et s’adossa au tronc noueux, cherchant à imaginer derrière lequel de ces murs grossièrement crénelés reposait Marjolaine.

Il l’imagina étendue dans ses cheveux de soie claire, ayant dépouillé les lourds vêtements pour laisser l’air plus frais de la nuit caresser sa peau douce. Et son esprit la lui montra avec une précision si brûlante qu'elle lui incendia le sang. Qu'elle fût une miraculée ne signifiait plus rien pour lui, même si cela voulait dire que Dieu mettait sur elle un sceau d’interdiction.

Il avait faim et soif de cette femme. Il la voulait de toutes ses forces, de toute l’ardeur de sa jeunesse et de son exigeante virilité, dût-il, pour une seule heure d’amour, se damner irrémédiablement.

- Qu'elle vienne seulement à moi! pria-t-il avec une fureur désespérée. Qu'elle vienne et que je sois maudit!

Il crut alors que le diable avait entendu sa prière. A quelques pas de lui, la porte armée d’énormes clous venait de s’entrouvrir pour livrer passage à une silhouette féminine. A la lumière des étoiles, Hughes vit briller des cheveux clairs et sentit son cœur s’arrêter car la femme venait droit à lui. Emporté par son désir, il courut vers elle les bras prêts à étreindre. Ce fut seulement quand elle s’abattit contre sa poitrine qu'il reconnut Dagmar.

Furieux, il voulut la repousser, mais elle avait jeté ses bras autour de son cou et le tenait bien.

- Toi, toi... Deux nuits sans toi, souffla-t-elle en mauvais latin. J'attendais et tu es venu. J’étais là, ajouta-t-elle, désignant de la tête le couronnement de la maison. J'ai vu.

Sans prendre garde aux mains qui essayaient de la détacher, elle couvrait de baisers son visage et son cou, collant au sien un corps déjà frénétique et simplement protégé d'une longue chemise. Il tendit le cou pour éviter son baiser.

- Dagmar! Non. Je ne suis pas venu pour ça.

- Si, si! Je veux, je te veux.

Elle gagnait du terrain peu à peu sur cet homme déjà en proie au désir d’une autre. Instinctivement, le corps d’Hughes répondit aux sollicitations de celui qui, brûlant, épousait le sien en commençant une danse sournoise mais singulièrement efficace. Brusquement il abandonna la lutte : à quoi bon résister, refuser le soulagement délicieux qui serait le sien dans un instant? Cette femme lui apportait l’oubli d'un moment, la possibilité d'apaiser sa fièvre, de trouver ensuite un peu de sommeil. Il l’enleva de terre, se jeta avec elle dans la paille entassée sous l’auvent et la débarrassa de sa chemise avant de plonger en elle comme on se jette dans une eau profonde avec l’idée d’y laisser sa vie.

Emporté par la frénésie amoureuse, les oreilles résonnant des battements de son sang, il n’entendit pas, derrière les halètements heureux de la Danoise, le petit cri de douleur qui éclata bien près de lui cependant. Pas plus qu’il n’entendit le bruit de pas légers qui s’enfuyaient.

Le chant enroué d’un coq voisin éveilla Hughes du profond sommeil dans lequel il s’était englouti. La Danoise dormait à ses côtés, sommairement recouverte d’un pan de sa chemise qui laissait apparaître une jambe parfaite. Hughes la réveilla d’une claque sur la cuisse puis, se levant, lui montra la maison du doigt. Le jour allait venir. Il était plus que temps de rentrer.

Sans même un mot d’adieu, il lui tourna le dos et reprit, en courant, le chemin de l’hospice. La psalmodie des moines bâtisseurs qui chantaient l’office de l’aube avant de retourner au travail vint au-devant de lui. Et aussi Bertrand qu’il rencontra dans la cour encombrée de madriers. Les bras croisés sur sa poitrine, l’écuyer écœuré regardait son maître opérer sa rentrée en pensant qu’il avait la mine d’un chat qui regagne son gîte après une nuit passée sur les toits.

- Inutile de demander si la nuit a été joyeuse, sire baron! gronda-t-il sans songer à dissimuler une colère qui stupéfia Hughes. Curieuse façon de se conduire, n’est-ce pas, pour qui a charge d’âmes?

- Ça veut dire quoi, ça? grogna Hughes avec hauteur.

- Que chanter cantiques et faire oraisons tout le long du jour à tous les saints que nous rencontrons sur ce foutu chemin et passer les nuits à forniquer avec la Danoise, ça ne va pas tellement ensemble! Quand, à Compostelle, vous raconterez ça au prêtre qui vous confessera, je me demande quel genre de pénitence il vous infligera.

La colère, née de sa mauvaise conscience, s’enfla tout à coup en Hughes. Il leva le poing.

- Et toi, quelle pénitence vais-je t'infliger pour te punir de t’attaquer à ton seigneur? Le fouet me paraît le plus approprié!

- Frappez si ça vous amuse, vous ne ferez qu’aggraver votre cas. Sur ce chemin nous ne sommes que des chrétiens, tous au même niveau, et j'ai le droit de vous dire que vous vous conduisez mal, vous qui devriez donner l’exemple.

- Ça te regarde, dis? Ça te regarde? Je fais ce que je veux, tu m’entends?

Les mains en avant, Hughes s'était rué sur son écuyer et le saisissait à la gorge. Bertrand ne se défendit pas, bien que les durs doigts commençassent à serrer. Il se contenta de dire :

- Est-ce que vous ne lui avez pas encore fait assez de mal?

- A qui?

- Vous le savez bien. A elle!

Instantanément Hughes lâcha prise. Hagard, il essuya la sueur qui perlait à son front d'un revers de manche.

- Sottise! Elle se moque bien de moi. Il n’y a que son Ancelin qui compte.

Bertrand haussa les épaules.

- Ancelin? Comment pouvez-vous être aveugle à ce point? C’est la même vilaine histoire qui les a embarqués dans cette aventure. Ils sont, chacun à sa manière, les deux victimes d’un même misérable. Il est normal qu’ils s’entraident, qu’ils s'appuient l’un sur l'autre. Quand vous étiez le chevalier de dame Marjolaine, elle ne s’occupait guère d’Ancelin sur le compte duquel elle était rassurée. Seulement c’est derrière les jupes d'une autre que vous courez.

- Tu es fou. Tu inventes...

- J’invente? Vous n’avez pas vu la mine qu’elle a? Vous savez qu’elle ne dort plus, qu’elle ne mange plus, qu’elle s’oblige à marcher dans l’espoir de briser définitivement son corps et qu'elle va y arriver parce qu’elle est malade? Et pourquoi tout cela?

- Dis-le-moi si tu sais tant de choses!

- Non! Découvrez-les vous-même. Et si vous ne me croyez pas, interrogez donc Pernette. Tenez, la voilà justement!

Pernette en effet accourait, la coiffe sur le dos, sa robe claquant au vent de sa course. Elle semblait terrifiée et Aveline la suivait dans le même état d’agitation.

- Marjolaine... fit-elle haletante en s'abattant presque sur Hughes.

- Eh bien?

- Elle a disparu!

La dernière étape

Ce n’était que trop vrai. Au milieu de tous les pèlerins hâtivement rassemblés, Pernette et Aveline recommencèrent leur court récit. Dans la nuit, Marjolaine avait voulu sortir après l’orage, afin de respirer un peu d’air frais. Elle n’avait pas voulu qu’on l'accompagne, disant qu'elle avait besoin d'être seule, qu’elle ne resterait pas longtemps dehors. Elle semblait plus calme et moins lasse que d'habitude et elle avait presque bien mangé si l'on tenait compte de la frugalité du repas servi par l’alcade.

- On n'a pas osé l’empêcher d'aller faire un petit tour, dit Aveline. Cela semblait lui faire tant plaisir. Apres son départ, je me suis rendormie.

- Moi aussi, dit Pernette. Et je ne suis pas près de me le pardonner. Quand nous nous sommes réveillées, elle n'était pas dans la chambre. Nous avons pensé qu’elle était allée faire un peu de toilette à la fontaine de la cour. Mais clic n’y était pas non plus.

Alors, elles avaient cherché partout, avec l’aide des serviteurs de l’alcade, d’Agnès et des autres femmes. On avait fouillé autour de la maison en appelant Marjolaine, visité les quelques rues du village et la petite église. Mais nulle part il n’y avait trace d'elle.

- Mais enfin, personne ne l’a vue? s’écria Ausbert. Je ne sais pas, une servante, l’une des femmes de la dame danoise? Il est vrai qu’il est difficile de s'en faire comprendre.

- Et pourquoi pas la dame danoise elle-même? fit Bertrand sarcastique. Elle a un interprète pour se faire entendre.

- Je vais l’interroger moi-même, coupa Hughes.

Et il s’avança au-devant de Dagmar qui, avec ses gens, venait rejoindre le gros de la troupe. Mais elle non plus n’avait pas vu Marjolaine.

- Partie faire petit tour? suggéra-t-elle avec un sourire dont l’équivoque donna à Hughes l'envie de la battre.

L’angoisse l’étreignait à présent. Il questionna Pernette pour essayer de situer le moment où Marjolaine était sortie. Juste après l’orage ou un peu plus tard? C’était juste après l’orage, dès que le bruit de l’eau sur le toit eut cessé. Il pensa que la jeune femme devait être dehors quand il était sorti lui-même et qu’elle y était encore quand Dagmar l’avait rejoint sous l’olivier. L’idée que, peut-être, elle les avait vus l’effleura, mais il la repoussa avec une sorte d'horreur où la honte tenait une grande place. D'ailleurs, sa disparition ne pouvait avoir de lien quelconque avec son aventure avec la Danoise. Marjolaine s'était peut-être éloignée un peu trop dans ce pays inconnu, elle avait peut-être eu un léger accident. On allait la rechercher, on allait la retrouver...

- Il faut nous mettre tous à sa recherche, ordonna-t-il. Naturellement, il ne peut être question de partir d’ici sans elle. Je vais chez l’alcade pour lui demander son aide.

- Et aussi celle de la frère moine, renchérit Bran Maelduin. Eux être très bien connaissant la pays tout autour.

On se dispersa dans toutes les directions, moines, pèlerins, paysans, mais Colin n’avait pas attendu l’ordre d’Hughes pour se lancer à la recherche de sa chère maîtresse. Le cœur serré et les larmes aux yeux, il avait commencé de décrire, autour de la maison de l’alcade, des cercles toujours plus larges, le nez au sol, guettant une trace, la moindre chose qui pouvait indiquer une direction. Mais sur ce rêche plateau raboté de vent où les arbres étaient rares et où, en été, l’eau désertait les rivières, il était bien difficile de relever une trace. Pourtant, après l’orage, les pas auraient dû se relever facilement. Or, il n’en était rien. En outre, la terre mouillée n’avait pas conservé d’odeurs.

Hughes s’en aperçut quand, ayant demandé à Aveline un vêtement appartenant à Marjolaine, il le fit renifler aux chiens de Guegan : les bêtes, visiblement déroutées d’ailleurs par cette terre et ce climat qui leur étaient inhabituels et dont elles souffraient, ne parvinrent pas à se décider pour une direction nette. Néanmoins, elles semblaient tirer plus volontiers en direction des montagnes qui se dessinaient à l’horizon.

Le jour passa, épuisant, désespérant. Tandis que les hommes battaient la campagne dont les ondulations jaunes ressemblaient à des dunes de sable, les femmes agenouillées dans l’église priaient. Seule Pernette avait voulu suivre les recherches.

Elle avait interrogé Bertrand. Avait-il parlé à son maître? Oui, il l’avait fait mais seulement le matin quand, avant l’aube, il était rentré. L’écuyer avait fidèlement rapporté ce qui s’était passé entre eux, juste avant que l’on apprît la disparition de Marjolaine.

- Ainsi, conclut Pernette, sire Hughes était avec cette femme cette nuit. Où sont-ils allés?

- Je n’en sais rien. Dans ce pays pelé, je ne vois pas où ils ont pu trouver asile. Il n’est tout de même pas allé la rejoindre dans la maison de l’alcade.

- Certainement pas. Elle a dû sortir. Peut-être en même temps que Marjolaine. Si elle les a vus... Mon Dieu, il faut la retrouver! Elle a dû avoir si mal! Dieu sait ce qu’elle a pu faire! S’enfuir droit devant elle ou pire encore!

- La rivière est à sec, elle n’a pas pu s’y jeter. Et je ne vois pas comment elle aurait pu faire pour se détruire dans ce désert.

- Quand on veut mourir, on trouve toujours un moyen. Rappelez-vous Modestine. Il faut fouiller partout, dans le moindre trou que l’on pourra trouver.

C’était ce que l’on avait fait durant des heures mais sans succès. A présent le soleil était bien près d’achever sa course et les hommes découragés revenaient les uns après les autres. Seul Hughes, escorté de Guegan et des chiens, s'obstinait, accroché à cette idée simple qui l’empêchait de devenir fou : Marjolaine n’avait pu se volatiliser. Et pourtant, il semblait bien qu’elle eût complètement disparu de la surface de la terre.


Pendant ce temps, Fulgence s'ennuyait. Sous le coup de l’émotion causée par la disparition de Marjolaine, on ne s’était guère occupé de lui ce jour-là. Ausbert Ancelin, son habituel mentor, courait la campagne comme les autres et l’avait laissé à la seule compagnie de Léon Mallet qui ne s'était guère déplacé à cause d'une cheville qui le faisait sérieusement souffrir et qui, fatigué d'ailleurs par la chaleur, avait été prier à l'église après avoir vaguement participé aux recherches. Puis il s’était endormi. Et Fulgence, qui n’avait pas la moindre envie de dormir, en avait profité pour aller faire un petit tour.

Quittant l'hospice dont le chantier demeurait désert, il se dirigea vers le lit presque à sec d’une assez large rivière qui se trouvait à environ un quart de lieue du village. Tout à l'heure avec Mallet, il était passé près de ce ravin pierreux où poussait tout de même quelque végétation et il y avait aperçu des fleurs jaunes qui l'avaient tenté. Tout naturellement il avait voulu descendre les chercher, mais Léon n'avait rien voulu savoir. On n'était pas là pour cueillir des fleurs et, en outre, il avait besoin du bras de son compagnon pour rentrer au gîte. Du coup, Fulgence avait boudé : il avait envie plus que jamais de ses fleurs.

Avec l'espèce d'instinct que déploient les fous lorsqu'il s'agit de satisfaire un désir, le moine de Saint-Denis retourna droit à l'endroit qu'il avait remarqué et poussa un grand soupir de satisfaction en constatant que les fleurs étaient toujours là. Retroussant sa robe élimée et effrangée, il entreprit donc de descendre parmi la pierraille et les rochers pour les atteindre.

A cet instant Colin, revenant avec Pernette de leur quête décourageante, aperçut la robe du moine qui s'agitait en contrebas du chemin.

- Allons bon! grogna-t-il. Léon a laissé filer le fou. Le voilà qui cueille des fleurs à présent.

- Ce n'est pas bien méchant, soupira Pernette qui ne sentait plus ses jambes. Je n'aurais jamais cru qu'il pût pousser une seule fleur dans ce désert jaune.

- N'empêche qu'on ne peut pas le laisser là. Je vais le chercher.

A son tour, le jeune homme, pestant et ronchonnant, descendit vers le lit asséché. Mais à peine eut-il rejoint Fulgence qu'il l'abandonna aussitôt. En face de lui, de l'autre côté de la ravine, il venait d'apercevoir, à demi cachée par une touffe de grands roseaux que l'on pouvait voir du chemin mais sous un angle différent, une forme sombre qui lui fit battre le cœur.

Aussitôt il bondit, sautant de rocher en rocher ou enfonçant dans le sable gravillonneux, et atteignit les roseaux. Le hurlement qu’il poussa dut s’entendre jusqu’au fond de la province.

- La voilà, Pernette... La voilà, je l’ai trouvée!

Le cri de joie de la jeune femme répondit au sien et, à son tour, elle s’élança vers le fond de la rivière. Cependant, Colin examinait Marjolaine avec inquiétude. L’idée qu’elle pouvait être morte ne l’effleura pas car elle était très rouge, mais elle semblait inconsciente et sa respiration était difficile. Il posa sa main sur le front de la jeune femme et le trouva brûlant : en dépit du frêle rempart des roseaux, le soleil avait dû taper d’aplomb sur elle.

- Retournez-vous, je vais ouvrir sa robe, dit Pernette qui arrivait auprès de lui. Il faudrait un peu d’eau.

- Ne croyez-vous pas que le mieux serait de l’emporter à l’hospice? Aidez-moi à la soulever. Je peux la porter jusque-là.

Mais quand il voulut la soulever. Marjolaine poussa un gémissement et Pernette, qui s’apprêtait à saisir ses chevilles, suspendit son mouvement : le pied gauche de la jeune femme faisait avec sa jambe un angle inhabituel.

- J’ai bien peur qu’elle ne se soit cassé une jambe. Il faut un brancard pour la ramener. Allez chercher du secours, Colin, je resterai auprès d’elle, mais courez car le soleil se couche.

Colin partit comme une flèche. Cependant, Pernette, après avoir délacé la robe de la blessée, allait jusqu’au filet d’eau qui s’obstinait à couler entre les bancs de sable, y trempa son mouchoir et revint l’étendre sur ce visage dont la rougeur l’effrayait presque autant que l’inconscience de la jeune femme et sa respiration si peu naturelle.

Il ne s’écoula guère qu'une demi-heure jusqu’au retour de Colin escorté de deux moines portant une sorte de civière, faite de roseaux et de toile grossière. Bran Maelduin les précédait. Sa robe retroussée à deux mains, il trouvait le moyen de courir encore plus vite.

Le diagnostic de l'Irlandais fut vite établi.

- Etre le soleil! Elle chuter nocturnement, démolir sa pied, trouver juste force pour l'abri dans la roseau, puis soleil taper dessus!

- Mais enfin pourquoi n'a-t-elle pas crié? Nous sommes passés ici au moins deux fois sans rien voir.

- Elle était peut-être déjà inconsciente. Elle s'est peut-être aussi tapé la tête en tombant, dit Pernette. Enfin, elle n'avait peut-être pas tellement envie d'être sauvée.

- Pas envie d'être sauvée? Pourquoi? fit Bran Maelduin.

La jeune femme rougit.

- Je ne sais pas. Une idée. Elle était tellement triste tous ces jours. C'était comme si la vie lui était de plus en plus à charge.

- A cause de le seigneur baron?

Cette fois, Pernette ne répondit pas, se contentant de détourner la tête. Il était décidément bien difficile de dissimuler la moindre chose à la perspicacité de ces candides yeux bleus. Il y avait des moments où Bran Maelduin donnait l'impression qu'il avait le pouvoir d'ouvrir les cœurs humains et d'y lire sans la moindre difficulté.

Installée avec précaution sur la civière, Marjolaine, à qui Bran Maelduin avait réussi à faire boire une gorgée d'eau, fut ramenée au village toujours inconsciente, au milieu de la gloire triomphante d'un admirable coucher de soleil. La terre, le ciel et les montagnes, qui déjà bleuissaient, semblaient faits d'or en fusion, mais aucun de ceux qui entouraient la jeune femme ne participait vraiment à cette splendeur. Pernette se demandait seulement, le cœur serré, si dans toute cette lumière elle n’allait pas voir s’ouvrir pour la douce Marjolaine les portes d’or du paradis.

En arrivant, on trouva tout le monde rassemblé, sauf Hughes qui n’était pas encore rentré. Au milieu d’un profond silence, le petit cortège gagna la maison de l’alcade où les servantes et la maîtresse du logis s’étaient hâtées de préparer le meilleur lit. Aidée d'Aveline en larmes et d’Agnès de Chelles, pas beaucoup plus vaillante, Pernette y coucha Marjolaine, mais ce fut Bran qui la déchaussa, découpant sans hésiter sa chaussure pour dégager le pied qui, heureusement, ne présentait aucune blessure apparente. Peut-être n’était-il que déboîté.

Profitant de l’inconscience de la jeune femme, il remit le pied en place puis, de ses doigts habiles et singulièrement légers, il procéda à un examen aussi consciencieux que possible.

- Possiblement pas cassé, murmura-t-il.

Pendant que, sur ses instructions, Pernette, à intervalles réguliers, faisait boire à Marjolaine une gorgée d’eau, il réclama de la graisse de mouton, y écrasa quelques feuilles sèches, en fit une pommade qu’il étala sur la cheville meurtrie avant de l’envelopper d’une bande de toile fine puis d’une autre bande plus raide. Cela fait, il baigna doucement le visage brûlé par le soleil puis, réclamant de l’huile d’olive, l’en enduisit, avant de mettre des compresses humides.

Hughes revint à cet instant, rappelé par la cloche de l’église, dont on avait convenu qu’elle frapperait un certain nombre de coups pour prévenir que la jeune femme était retrouvée. Les femmes et Bran Maelduin le virent surgir comme un fou dans la chambre où l’on soignait Marjolaine. Il avait tant couru et tant transpiré qu’il était ocre des pieds à la tête, et que les femmes, à son aspect, poussèrent un cri de frayeur. Mais il n’y prit pas garde : il ne voyait que cette forme étendue, ce visage que des linges sales lui cachaient de nouveau.

- Elle n’est pas?...

- Non, dit sèchement Pernette. Elle vit. Reste à savoir pour combien de temps.

- Demain seulement savoir si la soleil tuer jeune Marjolaine, ou seulement esprit... ou rien du tout!

- Vous voulez dire qu’elle peut mourir, ou devenir folle?

- C’est exactement ce qu’il veut dire : peut-être qu’elle guérira, si Dieu veut. Mais peut-être aussi qu’elle mourra ou qu’elle ne retrouvera jamais la raison comme le pauvre Fulgence. Et le seul coupable de ce désastre, ce sera vous!

- Moi? Êtes-vous folle?

- Je ne crois pas. Cette nuit, vous avez rejoint la Danoise comme les autres nuits. Vous ne pouvez pas le nier, car ce serait mentir.

- Qui songe à nier? fit Hughes avec hauteur. Je vous trouve hardie d’oser me demander des comptes.

- Pourtant je vais continuer à vous en demander. Où avez-vous rejoint votre maîtresse après l’orage?

- Je ne l’ai pas rejointe, je l’ai rencontrée.

- A qui ferez-vous croire ça? s’écria Pernette hors d'elle-même. Pas à dame Marjolaine en tout cas, si elle pouvait vous entendre. Je suis sûre qu'elle vous a vus ensemble. Et c’est pour cela qu’elle a fui droit devant elle comme une folle qu’elle était en train de devenir. Mais au fond, c’était bien cela que vous vouliez?

- Que je voulais? répéta machinalement Hughes abasourdi par cette furieuse sortie que les autres écoutaient sans broncher.

- Bien sûr! Elle s’était laissé prendre aux douces paroles que vous lui disiez naguère, la pauvre. Seulement, elle était pure et ne voulait souiller ni son âme ni surtout le saint voyage qu’elle s’était imposé, en s’abandonnant comme l’autre! Alors vous avez voulu l’en punir et, jour après jour, soir après soir, vous avez étalé devant elle vos sales et diaboliques amours. Seulement, elle vous aimait sans même oser se l’avouer à elle-même. A présent, vous voyez le résultat. Aussi, je proclame hautement ici, comme je le proclamerai devant tous, que si Marjolaine meurt, c’est vous, Hughes de Fresnoy, qui l’aurez tuée.

En face de Pernette dressée telle une déesse de la vengeance, Hughes, à la grande surprise des témoins de la scène, baissa la tête.

- J’étais jaloux, avoua-t-il d’une voix que les larmes enrouaient. Je croyais qu’elle aimait Ausbert Ancelin. Elle me l’avait crié un soir. Je l’ai crue. A présent, je sais que c’est vous qui avez raison, dame Pernette.

Au milieu d’un profond silence, il marcha vers le lit, se pencha, prit la main brûlante qui reposait sur le drap et en baisa doucement les écorchures. Puis, se retournant, regarda Bran Maelduin droit dans les yeux.

- Voulez-vous m’entendre au tribunal de la pénitence? demanda-t-il simplement.

L’Irlandais hocha la tête.

- Venir, dit-il.


Durant trois jours, Marjolaine ne vit ni l’aube, ni le crépuscule, ni la nuit succédant au jour. Elle oscillait entre la conscience et le néant, brûlée d’une fièvre qui ne lâchait pas prise, la tête pleine de feu et le corps traversé de douleurs sourdes. Mais c’était l'esprit qui souffrait le plus. Du fond de l’abîme où il se débattait, il recréait sans cesse la scène cruelle dont Marjolaine avait été témoin après l’orage : Hughes embrassant la Danoise puis l’emportant dans ses bras, s’abattant avec elle dans la paille et lui faisant l’amour.

Pourtant, elle allait un peu mieux ce soir-là et si elle avait voulu sortir, c’était vraiment pour respirer la fraîcheur, regarder la nuit et les étoiles comme elle l’avait fait au soir de Sainte-Catherine-de-Fierbois. Elle avait marché un peu autour de la maison de l’alcade. Puis elle avait entendu des pas et, cachée derrière l’angle de la construction, elle avait vu Fresnoy venir sous l'olivier. Une joie infiniment douce l'avait envahie alors : il venait à elle comme il était venu sous l’orme de Sainte-Catherine, il avait entendu l’appel qu'inconsciemment, silencieusement, elle lui adressait. Cette fois, elle ne lui dirait plus qu'elle en aimait un autre, elle ne fuirait plus son amour comme elle l’avait fait à Pampelune. Elle allait s’élancer vers lui, avouer l’amour trop lourd pour elle et qui la ravageait. Elle allait voler dans ses bras, se laisser serrer, emporter, anéantir. Et puis, la Danoise était apparue. C’était elle qu’Hughes attendait, c’était sur elle qu’il avait refermé ses bras. Alors Marjolaine avait senti qu'en elle quelque chose craquait. Elle avait éprouvé un déchirement terrible et si douloureux qu'elle s'était enfuie, droit devant elle, courant comme une folle, aveugle et sourde à tout ce qui n'était pas cette souffrance dont elle voulait se libérer. Elle n'obéissait plus à aucune raison. Elle ne savait pas où elle allait. Elle ne voyait rien... Et puis il y avait eu la chute et elle avait basculé dans l'enfer. Cet enfer qui continuait à la tourmenter au fond de sa fièvre et que la mort miséricordieuse ne semblait pas disposée à éteindre.

Durant ces trois jours, Hughes rôda autour de la maison comme un loup malade qui cherche gîte et nourriture. Bran Maelduin l'avait absous de son péché de luxure, mais il ne parvenait pas à se pardonner à lui-même. Le cœur ravagé d'angoisse, il guettait l'instant où sa vie prendrait fin, l'instant où l'on viendrait lui dire que la bien-aimée avait cessé de vivre.

La Danoise était partie avec ses servantes et ses gardes, chassée par Bran Maelduin. Avec elle étaient partis les quelques pèlerins étrangers qui avaient échappé au coupe-gorge et qui n’avaient fait que suivre le train des autres sans jamais vraiment s’y mêler. Parmi eux, les marchands flamands à qui les gardes de la comtesse semblaient une garantie autrement précieuse que la robe usée de Bran Maelduin ou même la longue épée du sire de Fresnoy. D’autant que les trois quarts de la route étaient faits et que, pour gagner Compostelle, il suffisait de suivre le « Camino Francès » jalonné d’églises, de couvents, d’hospices et de monts-joie en allant toujours vers le coucher du soleil. Et ils ne furent plus qu’une poignée à demeurer au village, guettant le dernier soupir de Marjolaine ou son retour à la vie : Hughes et Bertrand, Aveline, Colin, Pernette et Agnès, Bran Maelduin, Nicolas, Ausbert, Fulgence, Léon Mallet et Guegan. Les femmes se relayaient au chevet de la malade, les hommes chassaient ou aidaient les moines pour payer leur hébergement, tous imploraient le ciel pour que le drame leur fût épargné.

Au matin du quatrième jour, comme Aveline, les paupières rougies par l’insomnie, se penchait sur Marjolaine et posait sa main sur son front pour en évaluer la température, elle vit soudain s’ouvrir tout grands les yeux de la jeune femme, des yeux qui avaient retrouvé leur clarté naturelle et qui lui sourirent doucement avant de faire le tour de la pièce inconnue.

- Qu’est-ce que je fais ici? demanda Marjolaine.

Aveline fut tellement saisie qu’elle resta un instant bouche bée.

- Vous vous sentez mieux? demanda-t-elle au bout d’un moment qui lui parut durer l’éternité.

- Oui, je crois. Il me semble que je vais presque bien.

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase : déjà Aveline s’était ruée hors de la chambre, clamant à pleins poumons :

- Dame Marjolaine est guérie! Dame Marjolaine est guérie! Venez tous, elle est guérie!

Elle riait et pleurait tout à la fois, criant comme une folle et éveillant tous les échos du village. En un instant, tous furent rassemblés devant la maison. Les femmes déjà s’étaient précipitées dans la chambre. Mais, quand Hughes voulut s'élancer dans l’escalier qui y menait. Bran Maelduin lui barra le passage.

- Non! Je aller seul d'abord. C’est sa corps qui aller mieux.

- Vous avez peur que je lui fasse du mal? Je veux seulement lui dire que je l’aime.

- Moment peut-être pas bien choisir pour parler de l’amour.

En entrant chez Marjolaine, le petit moine constata qu’en effet elle allait beaucoup mieux. La fièvre était tombée et, si sa faiblesse était grande encore, si son pied la faisait encore souffrir, du moins accueillit-elle volontiers la nourriture qu’on lui apporta.

Avant l’arrivée de Bran Maelduin, Pernette, avec beaucoup de ménagements, avait appris à la jeune femme comment s’était achevée sa terrible aventure, comment on l’avait retrouvée, ramenée, soignée et comment, depuis quatre jours à présent, l’existence de tous avait tourné autour de la sienne. Aussi remercia-t-elle chaleureusement l’Irlandais de ses soins, regrettant seulement que l’on eût, à cause d’elle, interrompu le voyage.

- Voyage pas interrompre, dit Bran paisiblement. Qui vouloir partir, partir.

- Ceux dont on n'avait pas besoin sont partis, traduisit Pernette avec ressentiment. La Danoise est partie avec ses gens et tout le mal qu’elle avait apporté! Il n’y a plus autour de vous que des amis. Et sire Hughes.

Marjolaine tressaillit, tandis que Bran Maelduin jetait à Pernette un regard chargé de reproche.

- Est-il donc encore ici? Il n'est pas parti avec les autres?

- Non. Il est là, en bas. Il a été là tous les jours, toutes les nuits, à toutes les heures. Oh! chère Marjolaine, il a été si malheureux du mal qu'il vous a fait et...

De la main, la jeune femme l'interrompit.

- Il ne m'a fait aucun mal. Moi seule suis coupable! Moi et ma folle imagination. J’ai failli céder à une tentation diabolique et j’en ai été punie, comme il se devait. C’est très bien ainsi, n’accusez personne.

- Alors, reprit Pernette, je peux lui dire que vous lui pardonnez? Je peux l’autoriser à venir vous voir?

- Je n’ai rien à lui pardonner. Dites-le-lui. Dites-lui aussi qu’il sera meilleur pour lui comme pour moi de ne plus nous revoir. Je voudrais qu’il parte, qu’il rejoigne les autres. Nous n’avons besoin que de frère Bran pour nous conduire à Compostelle. Et le baron a une mission à accomplir.

- Partir sans vous? Il n’acceptera jamais.

- Il faudra bien. De toute façon, nous n’avions plus beaucoup de chemin à faire ensemble. J'avais décidé qu’à Compostelle nous nous séparerions. Ne me posez pas d'autres questions, Pernette. Laissez-moi reposer un peu et ne m’en veuillez pas. Ce soir, frère Bran, je voudrais que vous reveniez causer avec moi. J’ai besoin de voir clair et de décider avec vous de ce que je dois faire.

Ayant dit, elle ferma les yeux. En silence, tous se retirèrent, mais Bran Maelduin se contenta de dire à Hughes que Marjolaine s’était endormie et qu’elle était trop lasse pour recevoir qui que ce soit. Le chagrin qui était inscrit sur ce dur visage d’homme lui inspirait une profonde pitié, née d’ailleurs dans la confession désespérée qu’il avait reçue de lui. Il serait bien temps demain de lui apprendre que la jeune femme ne voulait plus le revoir jamais et qu’elle désirait qu’il parte. Le petit moine, à présent, appréhendait ce moment dont il savait qu’il serait pénible.

Pour se donner du courage, il s’en alla prier un moment dans la petite paroisse du village. C’était une église pauvre et nue : des murs de torchis, un autel de pierre brute, une grande croix de bois noir devant laquelle brûlaient des chandelles de cire jaune qui ne sentaient guère bon. Mais par son dépouillement même, elle rappelait à l’Irlandais les chapelles de son pays et il y retrouvait la même paix.

A genoux sur la terre battue dont était fait le sol, il pria longtemps pour ces deux êtres qu’il aimait, qui s’aimaient et que pourtant tout s’acharnait à séparer.

- Toi qui es justice et bonté, Seigneur, pourquoi les as-tu fait se rencontrer puisque rien n'était possible? Elle est trop pure pour lui qui n'est qu'un homme de chair et de sang. Il ne peut lui offrir qu'un amour humain et l'amour humain la terrifie, lui fait même peut-être horreur parce qu'elle y voit un péché. Pourtant, elle l'aime et elle accepterait tout si tout était possible. Mais il est marié! Oh, Seigneur, je t'en prie, fais-leur miséricorde. Donne-leur au moins l'oubli puisque le bonheur n'est pas possible. Et moi, ton serviteur maladroit, aide-moi à leur adoucir la cruauté de la séparation. Aide-moi à trouver les mots, moi dont le langage est différent, pour leur dire qu'un jour, auprès de toi, ils se retrouveront pour l’éternité.


Ce fut dans cette même église, au pied de cette même croix, qu’il choisit de dire à Hughes, le soir même, ce que Marjolaine lui avait confirmé : elle voulait qu'il parte vers Compostelle sans attendre sa guérison qui d'ailleurs ne saurait tarder. Elle-même ne ferait qu’y passer juste le temps nécessaire pour accomplir entièrement son vœu de pèlerinage. Ensuite, elle gagnerait un port voisin car elle avait appris à Blaye qu’il était possible de gagner Compostelle par mer en débarquant dans un port nommé La Coruña[1 - La Corogne]. Et c'est par mer qu'elle reviendrait en France pour s’y enfermer dans un couvent jusqu’à la fin de ses jours.

- Elle veut que je parte? demanda Hughes d’une voix blanche.

- Oui.

- Que je parte sans la revoir?

- Oui, dit encore Bran Maelduin sans oser regarder cet homme qui semblait frappé à mort tant il était pâle.

Parce qu'il le sentait prêt à s'évanouir, il ajouta que Marjolaine demandait qu'on libérât Léon Mallet définitivement. Point n'était besoin de le livrer à la justice pour obtenir la punition d'Etienne Grimaud. Quand elle aurait atteint l'asile qu'elle se choisirait, elle ferait parvenir à son « neveu » une donation en bonne et due forme, l'abandon total de ses biens à l'exception de la dot qu'elle apporterait, dans l'espoir qu'il deviendrait meilleur. Elle demandait encore qu'Hughes voulût bien veiller à ce qu'Ausbert Ancelin pût reprendre une vie normale, définitivement déchargé de toute accusation.

Les poings serrés, Hughes écoutait ces recommandations qui ressemblaient si fort à un testament. Il ferma les yeux pour opposer la barrière des paupières aux larmes qu'il sentait monter. Il avait envie de pleurer, de crier, de se rouler par terre, de frapper même cet ami dont la voix pourtant compatissante disait des choses qui lui faisaient tant de mal. Ne plus la voir, ne plus l'entendre! Savoir seulement qu'elle existait quelque part enterrée toute vive sous les pierres d'un couvent de moniales. Quant à elle, elle garderait de lui l'image ignoble d’un homme accouplé sans amour à une autre femme. Il serait cela dans son esprit et tant qu'elle vivrait. Elle ne voulait pas lui permettre de pleurer à ses pieds, de lui dire qu'il n'était pas seulement comme elle l'avait vu, et que son amour aurait pu faire de lui un autre homme, un homme digne d'elle. Alors, comme Bran Maelduin lui demandait s'il acceptait ce que Marjolaine souhaitait, il dit :

- Oui. Mais à une seule condition. Je partirai pour Compostelle cette nuit même. Je la laisserai achever sans moi le voyage que j’aurais voulu si beau. Mais je veux la revoir à Compostelle. Je veux la revoir une seule fois!

- Elle pas accepter.

- Si. Elle ne pourra pas refuser. Je veux la revoir dans la cathédrale, au tombeau de l’apôtre où j'avais juré de la conduire. Je vous dirai le jour et l’heure car je saurai quand vous arriverez. Je la reverrai au milieu d’une foule, mais je la reverrai! A ce prix seulement j’accepte de partir.

Il y eut un silence. Bran Maelduin ne disait rien. Les yeux baissés, les mains au fond de ses manches effrangées, il semblait réfléchir, ou prier. Hughes murmura :

- Vous lui demanderez? (L’Irlandais hocha la tête. Alors Hughes dit encore :) Elle viendra?

- Oui. Je lui dire. Elle venir.


La nuit était encore noire et le coq venait de chanter quand le pas des chevaux éveilla les échos du village endormi. Marjolaine, qui ne dormait pas, l’entendit croître, s’arrêter un instant près de la maison, enfin s’enfler en un galop qui décrût bientôt et s’éteignit tout à fait. Le coq chanta une seconde fois.

Auprès d’elle, la jeune femme entendit pleurer Aveline et dit doucement :

- Tu le reverras, petite. Je l’ai promis.

- Mais pour combien de temps? C’est fini à présent. C’est fini!

- Qui sait? Tu es libre, si tu veux. Tu pourras le suivre quand je partirai.

- Vous... vous savez bien que non. Il n’est qu’écuyer, mais il sera peut-être chevalier. Il est noble et moi je ne suis rien. Je savais que ça finirait un jour. J’aurais seulement voulu que ça dure encore un peu, rien qu’un peu.

Marjolaine ferma les yeux. Quelque chose se noua dans sa gorge et, sur la douleur de sa petite servante, elle laissa couler les larmes qu’elle se refusait à elle-même.

Deux jours plus tard, Marjolaine et ses derniers compagnons quittaient à leur tour le petit village de Castille. Il était plus que temps pour eux tous d'aller chercher la paix et l'oubli dans la cité où le miracle était le pain quotidien.


Un soir, du haut du Mont de la Joie où, suivant le rite, ils plantèrent tous une petite croix, les pèlerins aperçurent enfin les clochers et les toits de Compostelle. C'était au coucher du soleil et la ville flamboyait sur un fond d'or liquide, tellement semblable à leurs rêves, sous cette lumière irréelle, que tous se jetèrent à genoux pour baiser cette terre tant espérée et pour prier. Tout à l'heure, dans la petite rivière dont le nom gaillard de Lavamentula avait fait s'esclaffer Nicolas Troussel, ils s'étaient tous baignés, lavés aussi soigneusement que possible. Il s'agissait d'abandonner les dernières poussières, les dernières sanies de la route pour aborder aussi propres que possible la ville qui leur semblait l'antichambre même du paradis.

Depuis qu'ils étaient en Galice, d'ailleurs, le chemin leur avait paru moins rude. Finie l'aridité sauvage de la Castille, finis les paysages inhumains sans herbe et sans verdure. La Galice avec ses forêts de pins et de chênes verts, ses cyprès et les fleurs que les douces pluies faisaient pousser dans les jardins, avec le vent salé qui lui venait de la mer proche était déjà pour eux un lieu de délices et de rémission. Les dernières étapes avaient paru s’enfuir allègrement sous leurs pas, tandis que leurs esprits laissaient la joie effacer tant d’épreuves, tant de peines, tant de souffrances. Ils étaient partis près d'une centaine et ils arrivaient dix fois moins nombreux. Et plus d'un se demandait s’il aurait le courage de refaire, en sens inverse, le terrifiant voyage. Tous savaient que Marjolaine rentrerait par mer et tous pensaient que ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée d’en faire autant puisque le vœu était accompli...

Il ne restait guère aux errants que trois petites lieues environ pour atteindre leur but final et, comme la soirée était douce, ils campèrent sur place, au pied de l’église neuve qu’un archevêque avait fait construire quelques années plus tôt à la gloire de la Sainte-Croix. Ils y dormirent tous comme des enfants, couchés à même l’herbe courte, heureux d’être arrivés et confiants dans Celui qui les avait menés jusque-là.

Il y avait beaucoup de monde à cette ultime étape. D’autres pèlerins étaient déjà arrivés, d’autres arrivèrent encore avant que le soleil ne fût complètement avalé par l’horizon. Aussi, quand revint le jour, ce fut une assez belle troupe qui descendit vers la ville dans la douceur d’une aurore rose. Tous avaient envie de courir, mais on se retenait parce qu’il y avait des malades que l’on brancardait, des boiteux, des estropiés qui avançaient plus lentement, bien qu’on les aidât de son mieux.

Et puis ce fut la ville. Les guetteurs, du haut des tours, avaient signalé l’approche des pèlerins. Déjà un petit cortège de prêtres entourant une croix était sorti de l’enceinte et venait au-devant d’eux en chantant. Tous tombèrent à genoux pour le recevoir et attendre la première bénédiction que leur distribua un petit chanoine sec comme un sarment de vigne dont les yeux noirs brûlaient d’un feu fanatique. Après quoi, l’on repartit tous ensemble en chantant un cantique d’action de grâces, emportés par l’appel de la grosse cloche qui là-haut, dans l’air bleu, battait en leur honneur.

La porte de France avala le cortège qu’une foule attendait déjà, resserrant la rue, se pressant en commentant leur apparence. Il y avait là aussi les valets des auberges, venus pour récupérer ceux des arrivants qui leur paraissaient le plus argentés et, autour de ceux qui avaient chevaux ou mules, on se battait presque. Pourtant, ces gens savaient bien que personne ne les suivrait avant d'avoir fait, à la cathédrale où était le tombeau, la première oraison.

La foule était si dense que Marjolaine ne vit pas Hughes qui se tenait dans l’ombre de la porte. Mais Bran Maelduin, lui, le vit et lui fit signe de les suivre.

Depuis qu’il les avait quittés, Marjolaine vivait dans un brouillard gris que ne perçait plus le soleil. A cause de son pied blessé qui lui interdisait la marche, elle n'avait plus quitté sa mule et se laissait porter par elle sans rien voir, sans rien entendre. Elle ne participait plus aux prières communes ni aux chants. C'était comme si, en s’éloignant d’elle, Hughes avait emporté avec lui un organe essentiel à sa vitalité et ceux qui l’entouraient regardaient avec une sorte de crainte cette femme qu’ils croyaient bien connaître et qui, cependant, leur apparaissait maintenant somme toute différente. Sa voix était toujours aussi douce, ses gestes toujours aussi mesurés et sa gentillesse intacte. Le changement tenait tout entier dans son sourire, beaucoup plus rare à présent et plus figé que bienveillant, et surtout dans ses yeux qui n’avaient plus de lumière.

La cathédrale, dont les chrétiens du monde entier rêvaient plus encore que de Rome et presque autant que de Jérusalem, apparut enfin aux yeux des pèlerins, passé l’angle d’une rue. Certains se mirent à pleurer : là, devant eux, ils voyaient apparaître, les accueillant et les bénissant, le Christ en majesté et le glorieux saint Jacques dont ils espéraient tant. Et puis l’église, resplendissant de toutes ses pierres claires qui semblaient absorber le soleil, l’église immense avec ses tours et ses trois portails sculptés, ses neuf nefs inférieures, ses six nefs supérieures entourant une grande chapelle qui était celle du Sauveur, l’église qui leur parut le témoin même de la gloire de Dieu. Avec un sanglot, Agnès de Chelles tomba à genoux pour s'avancer vers le seuil de la demeure divine.

Les gens de France devaient entrer par le portail nord devant lequel se trouvait l'hospice des pèlerins pauvres. Au-delà s’étendait un parvis auquel on accédait en descendant neuf marches. Au bout de ces marches s'élevait la plus belle fontaine qu’ils eussent jamais vue : une immense vasque de pierre où quinze hommes eussent pu se baigner et d'où jaillissait une haute colonne de bronze. En haut de cette colonne, quatre lions de pierre crachaient une eau claire que le soleil faisait étinceler. Au-delà c'était le marché, le plus bruyant et le plus pittoresque marché que ville sainte eût jamais : outre les petites coquilles Saint-Jacques que tout pèlerin se devait de rapporter, on y trouvait les productions locales : outres de vin et jarres d'huile, besaces en peau de cerf, chaussures pour remplacer celles que le voyage avait usées, ceintures, manteaux, panières, ainsi que des herbes médicinales à pleines bottes et même des onguents tout préparés.

Mais sur tout cela Marjolaine posait un regard presque indifférent et si, dans sa poitrine, son cœur avait battu plus vite à la vue de la cathédrale comme il avait battu plus vite en pénétrant dans la ville, c'était parce que dans cette ville respirait l'homme qui avait envahi son âme, parce que dans cette cathédrale il allait l'attendre pour cette dernière entrevue qu'elle espérait et redoutait sans pouvoir démêler lequel de ces deux sentiments l'emportait. C'était comme si le feu de l'amour avait brûlé sa foi.

Aidée de Colin et d’Aveline, elle descendit de sa mule puis, portée plus que soutenue par eux, elle pénétra dans l’ombre fraîche des hautes voûtes. Instinctivement, son regard se détourna, chercha celui de Bran Maelduin. Etait-ce le moment de l’ultime rencontre?

- Non, murmura le moine en réponse à sa question muette. Demain, avant grande messe.

Marjolaine alors s’efforça de prier, mais le cœur n'y était pas et elle s'en effraya. Qu’était-il advenu d’elle au cours de ce long chemin pour que la piété d'autrefois eût disparu? Jadis, elle ne pouvait approcher d’un autel sans se sentir transportée d'amour et de joie. Aujourd’hui, à l'instant d'aborder l'un des hauts lieux de la chrétienté, de s’agenouiller au tombeau du grand saint Jacques, elle n’éprouvait plus rien, aucune étincelle de joie. Son cœur n’était que douleur et ténèbres. Et ce n’était ni le Divin Sauveur ni le Dieu Tout-Puissant qu’elle appelait dans sa détresse : c’était le regard, le sourire, la chaleur d’un homme qu’elle savait bien semblable à tous les autres hommes mais qui, pour elle, était unique.

A l'auberge de L'Homme sauvage où la petite bande s’installa après que Marjolaine eut exigé de payer pour tous, elle s'enferma dans une chambre si étroite qu'elle ressemblait à une cellule de nonne dont elle avait d'ailleurs l'absence de confort. Mais c’était l’unique pièce que l'on pût donner à une personne seule. Pernette, Aveline et Agnès avaient protesté, mais elle avait tenu bon, acceptant seulement qu’on l’aide à se déshabiller et à se coucher après une rapide toilette.

Toute la nuit, elle resta sur son étroite couchette, étendue les yeux grands ouverts, les mains nouées nerveusement sur son estomac, guettant l’aurore, essayant encore de prier pour trouver la force d’affronter ce qui allait venir. Qu’allait-il lui dire? Quelles prières lui adresserait-il? Et que répondrait-elle? Aurait-elle seulement la force de le rejeter encore, de lui dire en face que jamais de sa vie elle ne le reverrait, qu'il devait l'oublier parce qu'il appartenait à une autre et qu'entre eux il n'y avait pas d'amour possible?

- Il le faudra bien, pourtant, murmura-t-elle. (Puis, tournant la tête vers l'étroite fenêtre par laquelle on commençait à distinguer l'un des clochers de l'église :)

Mais ensuite, Seigneur, accordez-moi de mourir vite, très vite!

Le jour venu, elle laissa ses compagnes l’habiller et la coiffer avec plus de soin encore que de coutume. Elle mit la meilleure robe qu’elle possédât encore; une robe de fine soie violette qu’elle avait apportée en vue de la grand-messe de Compostelle. Elle avait maigri durant le voyage et le vêtement flottait un peu autour d’elle, mais elle vit dans les yeux des autres femmes qu’en dépit des fatigues endurées elle était toujours très belle.

Avant de partir, elle prit Aveline à part. Les yeux de la petite étaient rouges des larmes versées et elle l’embrassa.

- Je te le répète. Aveline, si tu veux suivre ton ami, tu es libre.

- Mais lui ne l’est pas. Il ne voudra pas contrarier les siens en épousant une servante.

- Qu’en sais-tu? Pernette est fille noble, pourtant elle s’est enfuie avec Pierre qui est simple charpentier. Si Bertrand t’aime, il te priera de rester.

- Non, dame! Il m’aime sans doute car il le dit et je le crois vrai. Mais il aime son honneur et aussi son seigneur dont il ne se séparera jamais. Je crois que, si vous le voulez bien, je vous suivrai là où vous irez comme il le suivra là où il ira. J’essaierai d’être aussi brave que vous.

Les cloches déversaient sur la ville des vagues d’harmonies joyeuses quand Marjolaine et les siens pénétrèrent dans la cathédrale. Seul Bran Maelduin manquait mais il avait dit, la veille, qu’il les rejoindrait là-bas. Il les attendait en effet près d’un des grands bénitiers du portail nord et prit la main de Marjolaine pour la guider vers le maître-autel où était le tombeau, disparaissant presque sous une forêt de cierges jaunes.

Il y avait déjà beaucoup de monde dans l’église, les pèlerins se groupant par « langues » autour de leurs guides mais, apparemment, le moine Irlandais avait réussi à se faire réserver des places pour ses amis et lui-même. C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent à quelques pas seulement du tombeau qu’une cohorte de malades assiégeait de ses supplications, tendant des mains maigres ou boursouflées qui n’étaient parfois que des moignons. Des aveugles accrochés les uns aux autres et guidés par un moine approchaient lentement, des estropiés sautillaient sur des béquilles, des pénitents chargés de chaînes ou couronnés d’épines se traînaient sur les dalles déjà usées par tant de foules. Ils ressemblaient à un cortège de fantômes errant dans le brouillard d’encens qui s’échappait de grands vases dorés.

Soudain, Bran Maelduin saisit la main de Marjolaine.

- Regarder! ordonna-t-il en désignant de la main un groupe qui venait juste derrière la file d’aveugles.

Et Marjolaine, le cœur défaillant, vit s’avancer Hughes...

Très droit, les yeux fixés sur le buisson ardent de l’autel, il s’avançait lentement dans la nef. Sa tête était nue et ses mains croisées portaient un grand cierge allumé.

L’étrangeté de son costume frappa Marjolaine car il ne portait que sa chemise et ses braies serrées aux hanches. Ses pieds étaient nus. Derrière lui marchaient deux moines en froc noir, le visage masqué d’une cagoule. Enfin venait Bertrand portant, sur un coussin, une paire d’éperons d’or.

Devant eux, la foule des pèlerins s’écartait avec une sorte de respect mêlé de curiosité. Contre son bras, Marjolaine sentit frémir celui d’Aveline en même temps qu’une boule se nouait dans sa gorge. Qu’est-ce que tout cela signifiait?

Hughes vint jusqu’aux marches de l’autel qu’il ne cessait de fixer et là s’agenouilla. Il pria un instant en silence puis redressa la tête et d’une voix forte s’écria :

- Moi Hughes, baron chrétien, seigneur de Fresnoy et autres terres en pays de Vermandois, je viens à toi, monseigneur saint Jacques, apôtre des Gaules et bien-aimé de Dieu, pour t’implorer, te supplier d’obtenir du Dieu Tout-Puissant pardon et miséricorde pour les crimes, fautes et péchés que j’ai commis tout au long de ma vie d’orgueil et de folie. J’ai péché contre toi car je n’ai pris la route des étoiles qui mène à toi que pour l’amour d’une femme et, à cette femme dont un roi ne serait pas digne, je n’ai su causer que douleurs et souffrances. A toi que j’ai trompé, à elle que j’aurais pu souiller, à ceux qui me suivaient et que j’ai scandalisés, je demande pardon, merci et pitié pour les tourments que j’endure et que n’apaiseront pas ceux que je réclame.

Brusquement, il se courba. L’un des moines arracha sa chemise. L’autre retroussa l’une de ses manches et, levant un fouet de cuir, l’abattit de toute sa force sur le dos offert.

Terrorisée, horrifiée, Marjolaine voulut crier, s’élancer, mais Bran Maelduin la retint d’une main vigoureuse, tandis qu’il appuyait l’autre sur sa bouche.

- Tais-toi! gronda-t-il en latin. Tu n’as pas le droit. Il a choisi de subir devant toi cette pénitence publique. C’est sa manière à lui de te dire son amour. C’est aussi, pour que tu ne l’oublies jamais, sa manière de te dire adieu...

Le fouet était retombé une fois, deux fois, dix fois. Les dents serrées, Hughes s’efforçait de retenir des gémissements de douleur. Le sang coulait à présent sur le dos labouré. Soudain il releva la tête. Marjolaine vit sa face inondée de sueur, ses yeux verts pleins de larmes qui, comme s’il avait toujours su où elle était, cherchèrent les siens.

- Je t’aimerai toujours, souffla-t-il.

Et il s’abattit sur les marches sans connaissance. Le cierge roula à terre. Bertrand retint le bras du moine qui allait frapper encore.

- Ça suffit! Il avait dit vingt.

D’un pas lent et solennel, il alla plier le genou devant le tombeau, y déposa les éperons d’or puis, revenant vers Hughes qui gisait toujours en travers des degrés, abandonné par les moines qui étaient repartis, leur office terminé :

- Frère Bran, dit Bertrand, voulez-vous m’aider à l’emporter? Vous le soignerez bien une dernière fois? Adieu, dame Marjolaine... adieu, Aveline...

Mais ni l’une ni l’autre ne l’entendirent. Marjolaine sanglotait dans les bras de Pernette et Aveline s’était évanouie dans ceux d’Agnès.

L’orgue préluda. Les chantres de la cathédrale entonnèrent le Veni Creator, tandis que se mettait en marche le cortège de l’évêque qui, vêtu d’une belle chape dorée, entrait pour célébrer la grand-messe. Devant lui, un diacre se hâta d’essuyer les taches de sang qui maculaient les marches de pierre du maître-autel.


Le lendemain, ayant dit adieu à ceux qui, durant trois grands mois, avaient été leurs compagnons de route, Marjolaine, Aveline, Pernette et Colin quittaient Compostelle par la porte de la Fajera qui regarde vers le sud-ouest. Monté sur un âne, Bran Maelduin avait décidé de les escorter un petit bout de chemin.

A peu de distance de la ville, la route s’épanouissait en une patte d’oie. Ce fut là que Bran s’arrêta. Son bras noueux se tendit vers le chemin qui remontait vers le nord.

- La Coruña par là, dit-il. (Puis faisant opérer à son âne un demi-tour et désignant un autre chemin :) Par là, Noya. (Il vint à Marjolaine et, sans descendre de sa monture, prit sa main dans les siennes.) Demain, dit-il affectueusement, sire Hughes prendre cette chemin. Pas de regrets tu avoir, ma sœur?

- Si, d’immenses... d’infinis regrets que je porterai toute ma vie comme une croix. Rien n’était possible entre nous. Pourtant, je l’aime tant, frère Bran! Il ne me quittera jamais jusqu’au jour de la délivrance. Dites-lui cela. Il aura peut-être moins mal.

- Je dire! Dieu aller avec toi, petite Marjolaine, et avec toi Aveline, et avec toi Colin, et avec toi Pernette.

- J’ai honte, dit la jeune femme. Je suis la seule qui va rejoindre celui qu’elle aime.

Marjolaine, en effet, avait proposé à Pernette de la ramener elle-même à Pierre. De Blaye à Rochella le chemin ne devait pas être bien long. Elle sourit à sa jeune amie.

- Il ne faut pas, Pernette. Tu as bien mérité ton bonheur. Il me donne le courage d’aller jusqu’au bout. Adieu à présent, frère Bran, puisque nous ne nous reverrons plus.

Brusquement, Bran Maelduin rougit de colère.

- Tu pas dicter à Dieu ce quoi il devoir faire! Je jamais dire adieu!

Et talonnant son âne auquel il fit effectuer une magistrale volte-face, Bran Maelduin reprit le chemin de Compostelle.

- Allons, dit Marjolaine. Nous avons dix lieues à faire.

Elle lança sa mule sur la route du nord dans l’espoir que le vent sécherait ses larmes.

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