ÉPILOGUE Un chemin pour l’éternité

La neige recouvrait tout. Il faisait froid et noir, car le jour semblait sortir à peine de la nuit pour ne donner que bien peu de lumière. Il flottait durant quelques heures au-dessus de la terre glacée, indécis et blafard, comme un malade qui s'oblige à faire quelques pas puis retombe exténué dans l’obscurité de son lit. Le vent hurlait en courant d’un bout à l’autre de la plaine.

Assis devant l’âtre de sa grande salle où brûlait un monceau de bûches, Hughes de Fresnoy se pencha pour prendre le pot de vin aux herbes qu’un page avait posé sur la pierre brûlante afin qu'il se tînt chaud. Il en vida d’un trait une bonne moitié.

Fort et épicé, le vin entra en lui comme une flamme parfumée qui épanouit aussitôt, irradiant sa chaleur jusqu'au bout de ses doigts. C'était l'instant, bien fugitif, où Hughes avait l'impression qu'il redevenait vivant. Alors il avala le reste du pot pour prolonger la divine sensation, puis le rejeta avec une grimace avant de brailler qu'on lui en apportât un autre.

Cette fois, ce fut une servante qui accourut, excusant le page qui était aux écuries, offrant un nouveau pot. Hughes s’en saisit avec avidité et, comme la fille restait là, il leva les yeux sur elle.

- Eh bien, va-t'en! Qu’attends-tu? grogna-t-il.

Comme elle ne répondait ni ne bougeait, il la regarda mieux et reconnut la Perrine, la servante qu'il réclamait toujours jadis quand il allait aux étuves parce qu’elle savait laver un homme aussi bien que lui faire l’amour.

- Tiens! Où étais-tu donc passée? Je ne t’ai pas vue depuis mon retour.

- J’étais grosse et dame Ersende ne veut pas que les femmes travaillent quand elles sont dans l’attente, ni après la venue du petit, au moins pendant quelques semaines. A présent me voilà... tout à votre service, seigneur!

Sa voix était émue, mais ses yeux brillaient et sa bouche humide tremblait un peu. Sous prétexte de mieux étaler la paille sous les pieds du baron, elle s’agenouilla, s’arrangeant de façon à ce que son regard pût plonger plus facilement dans l’ouverture lâche de sa chemise qu’elle avait déboutonnée discrètement. Elle avait de beaux seins veinés de bleu pâle que la maternité avait gonflés davantage encore. Mais alors que jadis une telle vue eût allumé l’incendie dans le sang du baron, elle le laissa cette fois parfaitement indifférent.

- Les hommes suffisent pour mon service, dit-il sans dureté. Reste à celui de dame Ersende. Elle est bonne et tu y es bien. Et puis maintenant que tu as un fils... c’est bien un fils? (Elle fit signe que oui, débordante de fierté.) Alors occupe-toi de lui. Et surtout, occupe-toi davantage de ton homme. Laisse-moi à présent. Ah, non! Va aux écuries et dis au jeune Geoffroy qu’il s’occupe à me rapporter du vin.

Elle s’éloigna en tramant les pieds, visiblement déçue, tandis qu’Hughes commençait à lamper son vin en regardant d’un œil vague les flammes danser au milieu des bûches. Un léger rire l’interrompit de nouveau.

- La Perrine ne te plaît plus? Il me semble qu’elle est pourtant plus appétissante qu’avant ton départ. Tu l’aurais dévorée à belles dents autrefois.

Gerbert de Fresnoy venait d’entrer, secouait la neige qui collait à son grand manteau bleu, en détachait le fermail d'or et le jetait sur un banc avant de venir rejoindre son frère devant la cheminée pour offrir au feu ses bottes trempées qui se mirent à fumer.

- Tu pues! grogna l’aîné. Quant à la Perrine, non, vraiment, elle ne me dit plus rien. Ni aucune autre d’ailleurs! Je suis las de ces souillons sur lesquelles je me vautrais comme un porc!

- Tu as changé.

Le silence enveloppa les deux hommes, bientôt troublé par l’entrée prudente du jeune page Geoffroy de Cérizy, un petit cousin d’Ersende, qui arrivait portant un pot de vin, comme s’il se fut agi du saint sacrement.

- Pardonnez-moi, sire Hughes, commença-t-il, mais j’étais...

- Tiens, donne-moi donc ça! coupa joyeusement Gerbert. Je suis gelé moi...

- Hé là! protesta Hughes. C’était pour moi.

- Tu n’auras qu’à en demander d'autres. D’ailleurs, on va bientôt mettre les tables pour le souper et corner l’eau. Et puis tu bois trop!

- Qu'est-ce que tu veux faire d’autre par un temps pareil?

- Une foule de choses. Tu n’étais jamais en peine autrefois quand tu avais du temps devant toi.

- Parbleu! ricana l’autre. J’allais coucher avec une fille.

- A la limite, j’aimerais mieux que tu continues. Ce serait moins mauvais pour ta santé.

Gerbert but lentement deux ou trois gorgées, tout en observant son aîné par-dessus le bord du hanap qu’il reposa bientôt. Il ne reconnaissait plus son frère. Depuis qu’il était rentré, quelque dix-huit mois plus tôt, de cet incroyable pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle pour lequel il était parti sans prévenir personne, grâce à quoi on l’avait cru mort, Hughes de Fresnoy n’avait plus jamais été le même. Sa vitalité énorme, cette espèce d’appétit de vivre qui le portait aux pires excès, cette goinfrerie de grand air et de chair fraîche qui en faisait le coq le plus infatigable d’au moins trois comtés, tout cela avait disparu, balayé, emporté par on ne savait quel mauvais vent. Gerbert et sa jeune épouse Ersende avaient vu revenir un homme sec comme un sarment de vigne, aussi brun qu'un Sarrasin, mais sombre et triste comme une maison abandonnée depuis longtemps.

C’était à cela d'ailleurs qu’il faisait penser : une demeure vide. Hughes de Fresnoy faisait mouvoir une grande carcasse sans âme, un assemblage d’os, de muscles et de nerfs que rien ne semblait plus capable d'émouvoir. Il avait écouté sans paraître s’y intéresser le moins du monde son frère lui rendre avec exactitude les comptes de sa gestion, l’avait félicité d’une voix monocorde, puis l’avait prié de continuer comme s’il n’était pas là.

- Tu t’en tires mieux que moi. La châtellenie s’en trouvera bien.

De même il n’avait pas ri en apprenant le retour de Gippuin Le Housset, couvert de gloire et de brillantes étoffes sarrasines, traînant après lui des esclaves à peau basanée et certain grand coffre dont on disait merveille. Cela se passait deux mois environ après le départ d’Hughes. On disait à la ronde que, trouvant son épouse enceinte jusqu’aux oreilles, il avait commencé par la battre comme il convenait, mais trop content de trouver un héritier tout fait, exploit dont il était bien incapable, il s’était donné les gants d'un noble pardon. Depuis, dame Osilie, heureuse mère d’un garçon qui apparemment ne ressemblait à personne, mais surtout pas à Gippuin, promenait partout des robes de sultane, d’étranges bijoux de filigrane d’or et des chairs plus rebondies, plus somptueuses que jamais. Aux dernières nouvelles, on chuchotait qu'elle pourrait bien être de nouveau enceinte et les paris étaient ouverts pour savoir qui pouvait bien être l’heureux père.

De cette picaresque histoire, Hughes n’avait même pas souri.

- Grand bien lui fasse! s’était-il contenté de dire. Tout ce que je souhaite c’est de ne plus entendre parler d’elle.

Enfin, il n’avait pas montré la moindre émotion quand Anselme de Ribemont était venu lui dire qu’Hermelinde était prête à revenir au foyer conjugal. Le bruit du pèlerinage en Galice avait fait, en effet, le tour de la province. Hautement édifiée sur le compte d’un gendre qu’elle ne croyait pas capable d’un tel exploit, Ida de Ribemont avait conseillé à sa fille de reprendre sa place de dame de Fresnoy.

- Je ne puis ni la prier de revenir ni l’en empêcher, s’était contenté de déclarer Hughes qui, décidément, semblait avoir pris le goût des phrases courtes. Elle est toujours mon épouse devant Dieu.

Sans préciser à quel point il le regrettait.

Hermelinde était donc rentrée au bercail beaucoup plus timidement qu’elle n’en était partie. Elle était aussi beaucoup moins grasse et son teint, si éclatant jusque-là, s’était curieusement bruni, plombé même. Elle semblait malade et c’était à cause de cela peut-être qu’Hughes l’avait accueillie avec gentillesse.

- Cette maison est toujours vôtre, gracieuse dame, lui dit-il en baisant sa main amaigrie. Vous pouvez y vivre à votre guise et je ferai tout pour que vous y soyez heureuse.

Tout? Pas tout à fait. Jamais Hughes n’avait repris le chemin de la couche conjugale. D’abord, parce qu’il n’en avait pas envie et qu’Hermelinde lui était devenue plus indifférente encore que ne l’étaient les filles comme la Perrine qui, jadis, lui donnaient si joyeusement du plaisir. Ensuite, à cause de certaine mise en garde venue de Bertrand.

Peu satisfait de ce retour, l’écuyer avait interrogé, après boire, les gens de Ribemont qui avaient ramené la dame de Fresnoy. Il apprit ainsi que, persuadée de voir son mariage prochainement annulé par l’Eglise, Hermelinde avait accueilli, avec quelque avance, les hommages du comte de Bohain qu’elle pensait épouser ensuite. Or, en Terre sainte, Bohain avait pris une mauvaise maladie et l’on chuchotait qu’il l’avait communiquée à la dame de ses pensées. Ce qui expliquait abondamment la mine terreuse d’Hermelinde.

Mais de cela non plus, Hughes ne se souciait. Lui et son épouse se rencontraient aux repas quand la dame de Fresnoy ne les prenait pas dans sa chambre, comme cela lui arrivait de plus en plus fréquemment. Le mire du château la visitait régulièrement et lui faisait essayer non seulement la pharmacopée de l’époque, mais tout nouveau remède dont le bruit venait à ses oreilles. En vain, semblait-il.

Quant à Hughes, sa vie ressemblait davantage à celle d’un moine qu’à celle d’un honnête seigneur. Il ne fréquentait plus les tournois, ne chassait plus guère, sinon en compagnie de Bertrand et de cet étrange bonhomme, ce forestier nommé Guegan qu’il avait ramené avec lui, qui ne le quittait pas et qui, avec ses molosses, effrayait les servantes. Parfois, il piquait une tête dans l’étang, ou bien faisait à pied de lentes promenades, Guegan et ses chiens sur les talons. Mais le plus souvent, il restait assis devant une fenêtre ou devant le feu, sans rien dire, se contentant de boire comme il le faisait en ce moment.

« Cela ne peut pas durer, songeait Gerbert inquiet. Il s’est passé quelque chose sur le chemin de Saint-Jacques. Mais quoi? »

Ce soir-là, après le souper où ne parut pas Hermelinde, et quand on eut enlevé les tables, le cadet alla rejoindre son frère qui avait repris sa place auprès du feu. Il avait embrassé Ersende qui s’en allait coucher ses enfants et lui avait chuchoté de ne pas l’attendre et de dormir. Elle avait accepté sans mot dire, avec un sourire tendre. Ersende était une femme qui comprenait toujours tout sans qu’on eût besoin de rien lui dire.

Gerbert alla chercher l’échiquier d’ivoire et l’apporta près de son frère.

- Veux-tu jouer?

Hughes refusa de la tête sans quitter les flammes des yeux. Gerbert alors s’assit à même la pierre de l’âtre, étendit ses longues jambes et dit :

- Si tu me racontais?

- Quoi?

- Je ne sais pas... Tout! Tout ce qui ne va pas, tout ce qui t’est arrivé. Tu ne peux pas passer le reste de ta vie à regarder brûler le feu sans rien faire, sans rien dire. Tu as changé, Hughes. Et je voudrais savoir pourquoi.

- Qu’est-ce que ça peut bien te faire? Tu as une femme, des enfants, tu es heureux. Alors laisse-moi!

- Non. J’ai tout ça en effet, mais je suis ton frère. Et ni Ersende ni moi ne pouvons supporter de te voir malheureux. Ne proteste pas, tu l’es! C’est écrit sur ta figure qui ne sait plus sourire, dans tes yeux qui n’ont plus de vie. Raconte-moi ce que tu ressasses à longueur de journée dans ta tête. Je ne pourrai peut-être rien pour toi. Mais je crois qu’après tu te sentiras mieux.

- Tu le crois vraiment?

- J’en suis sûr. Quand une blessure s’infecte, il faut l’ouvrir.

Hughes soupira, tourna la tête. Son regard las rencontra celui amical et chaud de son frère. Aucune mauvaise curiosité sur ce visage étroit aux traits burinés. Rien que cette tendresse pudique d’un homme pour son semblable. Pour la première fois depuis son retour, il ébaucha un sourire.

- Tu as raison. A toi je peux tout dire.

Et il parla.

Doucement d’abord, puis avec de plus en plus d’ardeur et de passion, il évoqua le long voyage, la route sous tous les temps et toutes les heures du jour, la fatigue, le danger, les pièges de la nature et des hommes. L’amour aussi et, pour décrire celle dont l’image enchantait sa mémoire en empoisonnant sa vie, il trouva des mots si vifs, si évocateurs que Gerbert crut voir soudain se dresser, sur les dalles de la salle, la blonde silhouette aux yeux couleur de mer, la douce dame qui tenait prisonnier le cœur de son frère. Et quand, au récit du dernier adieu, il vit s’emplir de larmes les terribles yeux verts, il comprit que cet amour était de ceux dont on ne guérit pas.

- Et tu ne sais pas ce qu’elle est devenue? demanda-t-il quand le silence revint s’installer entre eux.

- Non. A Rochella où je suis revenu avec mes compagnons pour remettre à Bénigne ce qu’Odon de Lusigny m’avait chargé d’aller chercher, j’ai vu Pernette. Elle était heureuse. Elle avait retrouvé son Pierre. Il travaillait à bâtir une digue en bois pour abriter le nouveau port. Bénigne dessinait des plans de bateaux et aussi ceux d’une église. Pernette vit à présent au bord d’un marais vert, dans une petite maison couverte de roseaux qui lui semble le plus beau palais du monde. Mais elle ne sait pas où est Marjolaine. Celle-ci l’a remise à son époux et puis elle est partie vers le nord, m’a-t-on dit, avec Aveline et Colin.

- Tu as dû suivre la même route. Des gens l’ont sans doute remarquée. Tu n’as pas retrouvé sa trace?

- Non. Ce n’est pas faute d’avoir cherché pourtant.

Avec Bertrand et les autres, il avait quêté au long de la route tous les renseignements possibles, interrogeant les paysans rencontrés, les couvents, les abbayes, les hospices qui jalonnaient la route. Mais personne n’avait rien pu leur dire. C’était comme si, en quittant Rochella, Marjolaine et ses deux compagnons avaient pu prendre place sur quelque char ailé qui les avait emportés au ciel, à moins que la terre ne se fût ouverte sous leurs pas pour les engloutir.

En arrivant à Paris, Hughes reprit espoir. Avec Léon Mallet et Ausbert Ancelin, il était allé dans le quartier Saint-Barthélemy à la maison de pelleteries de feu Gontran Foletier car, en dépit de ce qu’avait exigé Marjolaine, il entendait faire expier à Etienne Grimaud tout le mal qu’il avait fait. Mais il n’avait pas trouvé celui qu’il cherchait : la justice de Dieu était passée avant lui; une nuit, alors que le nouveau bourgeois sortait d’un bourdeau du port Saint-Landry où il avait ses habitudes avec certaine fille folieuse, il s’était fait proprement égorger par un truand qui guignait sa bourse.

Alors, avant de ramener Ausbert Ancelin et le pauvre Fulgence, toujours aussi fou, à l’abbé Suger, Hughes était allé à la maison de Saint-Denis, non sans émotion, puisque c’était la maison qu’avait aimée Marjolaine, celle où elle avait connu les quelques rares bons moments de sa vie d’épouse. Il y avait vu dame Aubierge, en grand deuil, comme il sied à quelqu’un qui vient de perdre encore une fois son maître, mais pas autrement triste de l’événement. Par contre, elle ne savait rien, elle non plus, de Marjolaine qu’elle croyait encore en chemin.

- Je voudrais pourtant bien qu’elle revienne à présent qu’elle n’a plus rien à craindre. Elle est libre, riche et si belle! Ce serait bonne chose qu’elle trouve un gentil compagnon qui saurait lui faire oublier ses tourments et lui donner de beaux enfants.

Cette image-là, Hughes ne l’avait pas beaucoup aimée. Néanmoins, il avait fait promettre à la gouvernante de lui faire parvenir un message dès qu’elle apprendrait quelque chose. Et Aubierge avait promis.

- Mais depuis des mois que je suis rentré, elle ne m’a rien fait tenir. Elle a oublié sa promesse.

- Ou on ne lui a pas permis de la tenir. Tu m’as dit toi-même que ta douce amie ne voulait plus te revoir jamais.

- Je sais. Mais je n’arrive pas à me résigner à l’idée de l’avoir perdue pour toujours. La suite, tu la sais déjà : j’ai laissé mes Parisiens à Paris et, avec Bertrand et Guegan, je suis revenu ici. Voilà.

- Non, tu ne m’as pas tout dit, se plaignit gentiment Gerbert. Parle-moi de ces gens que tu es allé voir à Noya. De ce qu’ils t’ont remis. L’ont-ils fait sans difficulté à la seule vue du joyau que l’on t’avait donné?

Brusquement, le regard d’Hughes s’illumina. Noya, cela avait été une halte rafraîchissante dans le désert de sa douleur. Il avait trouvé là des gens comme il ne croyait pas qu’il pût en exister et un site si beau qu’il avait eu envie d’y rester. Et tout à coup, il redevint prolixe comme il l’avait été pour évoquer Marjolaine car dans son esprit Noya et la jeune femme se rejoignaient : celle-ci était la halte, celle-là était la source, et le bonheur suprême eût été de vivre auprès de l’une dans le doux climat de l’autre.


Noya, pourtant, ce n’était rien qu’un village de pêcheurs au bord d’une de ces profondes rias galiciennes où la mer rejoint un petit fleuve. Un village au milieu de la verdure, avec des maisons blanches, une église courtaude, des barques, effilées comme des poissons, à l’abri d’un petit port, des filets séchant au soleil et d’étranges pierres disséminées un peu partout, de grosses pierres portant des sculptures étranges, des dessins qui étaient peut-être une écriture, des formes de labyrinthes devant lesquelles Bran Maelduin avait pleuré de bonheur en disant qu’en son pays d’Irlande il y avait des pierres semblables. Et puis les habitants, bien différents du peuple galicien : des hommes grands, blonds le plus souvent, avec le port altier des races seigneuriales, des filles dont certaines avaient la beauté de déesses antiques, de purs profils de médailles, des cheveux d’or ou des cheveux de nuit, de larges yeux qui ne semblaient pas appartenir à ce monde. Ils parlaient entre eux une langue étrange qu'à la grande surprise d'Hughes, Bran Maelduin parlait avec une parfaite aisance. Selon lui, d'ailleurs, la chose était simple : après le grand cataclysme, qui avait brisé l’île d'Atlantide, une petite partie du peuple, les marins surtout, avait pu fuir. Ils avaient abordé en différents points de la figure de proue européenne : en Irlande, en Armorique, en Galice et, plus bas, à Tartessos qui était déjà une colonie atlante. La langue commune avait été apportée par eux.

Et puis, il y avait eu Arganthonios, le chef du village, le grand vieillard que tous révéraient parce qu’il détenait le savoir et les antiques traditions. Et Hughes qui s’était attendu à combattre peut-être, pour obtenir ce qu’il était venu chercher ou pour défendre l’étrange joyau qu’on lui avait confié, s’était trouvé soudain en face d'un homme aux longs cheveux blancs, d'une grande noblesse et d'un maintien si majestueux qu'il en était impressionnant. Et cet homme s'était prosterné, le front dans la poussière, quand le messager d'Odon de Lusigny avait montré le trident portant le soleil et les hippocampes. Puis il avait montré aux voyageurs le chemin de sa maison où il leur avait offert le pain et le vin, les poissons et le miel sur une petite terrasse blanche ombragée d'une somptueuse vigne chargée de pampres violets.

En échange du trident, Hughes avait reçu, pendu à un lien de cuir, un poisson de métal ciselé dont le museau pointait toujours dans la même direction : celle du sud quand on le posait sur un bol d'eau. C'était grâce à ce simple instrument que les navigateurs atlantes sillonnaient jadis les mers.

- Nous en avons tous ici, dit Arganthonios, car la fabrication en est simple : il suffit de chauffer le fer à blanc quand on a découpé le poisson, puis de le jeter vivement dans de l'eau froide. Ce n'est pas un présent d’un grand prix pour toi qui nous apportes l’antique emblème royal de nos pères.

Il avait alors ajouté un rouleau de fine peau étirée et tendue où était peint le contour de l’île engloutie et des terres qui limitaient le grand océan qui la baignait.

- Si tu as le courage de t’embarquer au péril de la grande mer, dit-il à Hughes, tu retrouveras peut-être des restes de ce qui fut l’Atlantide.

- N’as-tu jamais essayé?

- Non. Nous avons perdu le secret de la construction des grands navires qui faisaient notre richesse. Et puis à quoi bon? Je suis vieux. Notre terre est ici depuis longtemps. Mes fils chercheront s’ils le souhaitent.

Après une nuit passée au foyer du vieillard, Hughes et ses compagnons étaient repartis, emportant, avec eux le souvenir d’un instant exceptionnel. A leur tour, ils avaient gagné La Coruña pour s’y embarquer car aucun ne se sentait plus le courage de refaire l’interminable chemin. Ils avaient eu hâte d’atteindre Rochella où Bénigne leur avait réservé un accueil enthousiaste. Mais quand il leur avait offert de rester avec lui, de travailler à ce port, à ces vaisseaux destinés à être lancés vers l’inconnu, aucun n’avait accepté car, à mesure qu’ils s’éloignaient de Noya, les rêves perdaient de leurs couleurs. Et puis presque tous avaient été malades en mer. Chacun souhaitait retourner à sa vie et ses habitudes.

- Il y a des jours pourtant où je pense à tout cela. Peut-être aurais-je dû rester à Rochella.

- Tu es fou. J’ai déjà entendu parler de la grande mer occidentale. Chacun sait qu’elle ne mène à rien qu’à un gouffre sans fond, au néant. Un Fresnoy n’a rien à faire dans une si folle aventure.

- Pourtant, cette terre engloutie, s’il en restait quelque chose?

- Si elle a existé, elle a dû glisser, elle aussi, dans l’abîme. Il ne faut pas tenter Dieu. Allons dormir à présent. La nuit est bien près de sa fin. Comment te sens-tu?

Hughes s’étira, bâilla.

- Je ne sais pas encore. Mieux, je crois. Cela m’a fait du bien de parler d'elle.


Sorti au matin pour surprendre le bailli d’un de ses villages dont Gerbert lui avait signalé la conduite coupable, Hughes rentrant à Fresnoy trouva Bertrand qui, armé d’un arc et de flèches, tirait les corbeaux près de l'étang gelé.

L’écuyer s’était absenté deux jours pour se rendre chez son père, un petit seigneur des environs de Laon. Mais si l’on en jugeait la mine fort sombre qu’il arborait et l'espèce de rage qu’il mettait à lancer ses flèches - très mal d'ailleurs -, on pouvait supposer que cette visite ne lui avait pas été aussi agréable qu’elle aurait dû être.

- Te voilà rentré? dit Hughes en guidant son cheval à travers l'herbe gelée. Comment vont sire Guillaume et dame Cécile?

- Bien, grogna Bertrand sans s’étendre davantage sur le sujet.

Avançant encore Hughes vit qu’il avait les yeux pleins de larmes et luttait difficilement pour les retenir. Du coup, il descendit de cheval et rejoignit son écuyer sur la levée givrée où il se tenait.

- Que s’est-il passé, Bertrand? demanda-t-il. Je ne t’ai jamais vu avec cette figure à l’envers.

Lâchant à la fois son arc et ce qui lui pesait sur le cœur, Bertrand s’assit, les coudes aux genoux.

- Mon père veut me marier. Il a demandé la main d’une mienne cousine sans s’inquiéter de ce que j'en pensais.

Hughes vint s’asseoir à côté de lui.

- Tu devais bien penser que ça arriverait un jour. Il est normal que ton père veuille te voir fonder une famille.

- Pour lui transmettre quoi? Nous n’avons rien. Je ne suis même pas chevalier et sans doute ne le serai-je jamais car le simple achat du haubert ruinerait la famille entière.

- Cela ne devrait pas te tourmenter. Je suis là pour ce genre de choses.

- Je sais, sire Hughes, mais là n’est pas la question. Je me fiche éperdument d’être chevalier. Je suis bien avec vous. Mais je ne veux pas me marier puisqu’il ne m’est pas possible d'épouser celle que j’aime.

- Que vas-tu faire, alors?

- Je ne sais pas. Partir.

- Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout ça? Tu es mon écuyer et tu ne peux partir sans mon autorisation.

Cette fois, les larmes jaillirent en dépit de la volonté de Bertrand.

- Vous n’allez pas me la refuser, n’est-ce pas, sire Hughes? D’ailleurs, vous n’avez plus guère besoin d’un écuyer. Pour ce que nous faisons ici depuis le retour.

Le reproche frappa Hughes au plus sensible parce qu’il faisait écho à ses propres pensées.

- Pas grand-chose, je l’avoue. Moi aussi j’aimerais partir. Pourquoi pas la Terre sainte? Nous pourrions aller y faire quarantaine comme Gippuin Le Housset et les autres.

- Et ça changerait quoi? A moins d’être tués, il faudrait toujours revenir ici.

- Oh, rien ne nous y obligerait. Nous pourrions nous faire templiers. (La moue de Bertrand lui fit comprendre qu'il ne souhaitait guère s’en aller en Palestine.) Alors? Qu'est-ce que tu proposes? Où veux-tu aller si la défense du tombeau du Christ ne te tente pas?

Bertrand, rageusement, essuya ses larmes. A présent il tournait vers son maître un regard incertain.

- Vous allez me prendre pour un fou.

- Nous le sommes tous plus ou moins. Dis toujours!

- Je voudrais aller rejoindre Bénigne, Pierre et les gens du Temple qui bâtissent Rochella.

- Tu veux te faire charpentier, tailleur de pierre, calfat ou quelque chose comme ça? Drôle d’idée!

- Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je veux m'embarquer sur l’un de ces navires qu'ils construisent. Je veux partir sur le grand océan à la recherche des restes d'Atlantide.

- Tu es fou! Il ne reste rien. Le cataclysme a été total. En dépit de ce qu'il s’efforce de croire, Arganthonios lui-même est persuadé que la mer a tout pris et que la grande île a glissé dans le gouffre qui termine l’océan.

- Si je suis fou. Bénigne l’est aussi, et fou aussi Robert de Craon, le grand maître du Temple qui l'anime et animait Odon de Lusigny. Ces hommes croient qu'il y a quelque chose et je voudrais, moi aussi, y aller voir.

- S'il n'y a rien, dit Hughes tristement, tu ne reviendras pas.

- Et après? Je ne souhaite pas revenir. Du moins serai-je mort en cherchant quelque chose de valable, pas pour quelques pierres, d'où le Christ est parti depuis longtemps. Si vous voulez tout savoir, je suis las des reliques, des oraisons, de tout ce que nous avons vu dans cet interminable voyage. Et s’il est bon de construire des temples nouveaux, superbes et toujours plus nombreux à la gloire de Dieu, cette dévotion à quelques fragments d'os me paraît dérisoire. Dieu a créé un monde immense; je veux voir jusqu'où il va.

Hughes garda le silence un instant. Puis soupira ;

- D’accord! mais dis-moi la vérité vraie. Tu espères qu’à Rochella Pernette aura reçu quelques nouvelles?

- Peut-être. En ce cas, j’irai vers Aveline et je lui demanderai de me suivre. Ou bien nous irons ensemble bâtir un autre monde, ou bien nous périrons ensemble. Mais tourner complètement le dos à tout ce qu’il y a ici, c’est le seul moyen que nous ayons d'être ensemble, au moins dans la mort. Mon père a ricané quand je lui ai dit que j’en aimais une autre. Qu’Aveline soit belle et bonne et douce ne signifie rien pour lui : ce n’est qu’une servante. L’autre, celle qu’il veut me faire épouser, a des yeux louches, un nez qui coule perpétuellement, mais elle a une chaîne d’or et trois bouts de terre. Je ne veux pas lui sacrifier ma vie. Que je meure, mais heureux ou libre! Et sur le plus beau chemin que Dieu ait créé pour atteindre l’éternité : la mer.

La mer! Cette immensité dont les yeux de Marjolaine possédaient la couleur, Hughes savait qu’il l’aimait aussi. Il en avait senti les frémissements profonds sous ses pieds dans le bateau qui les ramenait de La Coruña. Non seulement il n’avait pas été malade, mais il avait éprouvé une sorte de joie animale.

Il se releva, tendit la main à Bertrand pour l’aider à en faire autant.

- Viens! On gèle ici. Rentrons. Nous reparlerons de tout cela bientôt. Peut-être as-tu raison : c’est un beau chemin pour l’éternité.

Ils en parlèrent plus tôt qu’ils ne l’imaginaient.

Le lendemain soir, tandis que les serviteurs allumaient les chandelles et dressaient les tables, l’un des soldats de garde au pont-levis vint dire à Hughes que trois hommes demandaient à le voir.

- Je voulais les chasser, dit le garde, car ils me semblaient gens de peu, mais ils ont insisté. Ils sont au corps de garde.

- Qui te permet de décider de garder ou de chasser celui qui frappe à ma porte? gronda Hughes. Ne recommence pas ou je te fais fouetter.

L’homme s’excusa sur la petite mine des arrivants. C’était un jeune soldat qui n’avait pas encore l’habitude du château. Chez certains, on ne recevait à la nuit close que les gens connus ou ceux d’Eglise.

- Ont-ils donné un nom? demanda Hughes.

- Oui. Celui qui paraît le chef m'a dit qu'il s'appelait Arcelin... ou Aucelin.

- Ancelin, imbécile! J’y vais!

Envahi d'une joie inexplicable, si l'on s'en tenait au peu de sympathie qu'il avait naguère nourri contre le pénitent, Hughes se précipita au corps de garde et y trouva trois hommes occupés à secouer la neige de leurs manteaux. Non seulement c'était bien Ausbert Ancelin, mais ceux qui l'accompagnaient n'étaient autres que Nicolas Troussel et Léon Mallet.

Fresnoy les accueillit chaleureusement comme il aurait accueilli tout ce qui avait touché, de près ou de loin, à Marjolaine, mais sans dissimuler sa surprise.

- Ce m'est joie de vous voir, amis! Mais quel vent vous a conduits jusqu'ici et par ce temps?

- Il fallait que l'on vous voie, sire Hughes, dit Nicolas. Le hasard nous a fait nous rencontrer il y a trois jours, à la taverne des Trois Maillets. On s'est raconté notre vie et on s’est aperçus qu'elle ne nous convenait plus. Moi j'ai vu trop de choses au cours du chemin et je ne m’intéresse plus aux bagarres d'étudiants entre collèges, ni aux dissertations sur des sujets fumeux. Et surtout je n’ai pas envie d'être clerc puis prêtre comme le veut mon tuteur, le prieur de Long-pont. Il a été d'accord pour que je parte à Compostelle dans l'espoir que je reviendrais, doux comme un agneau, me mettre sous le joug qu'il m’a préparé. Comme je lui ai dit qu'il n'en était rien, il m'a fait fouetter et enfermer. Je me suis sauvé. Depuis, j'ai vécu chez les mendiants.

- Moi, dit Ausbert, je suis retourné, après la grâce de l'abbé, dans ma maison de Cercelles. Mais je n'y ai plus rien trouvé. Ma femme était partie et elle avait tout emporté, même mes outils de tonnelier. J'ai d’abord essayé de la retrouver, mais quand j’ai su où elle était, le maître de la maison a lancé ses chiens sur moi. Alors j’ai essayé de vivre dans mon village, mais même après que l'on m’eut proclamé innocent, il y avait encore des gens qui ne voulaient pas le croire. Il a eu de la chance, qu'ils disaient, mais ça ne prouve pas qu'il n'ait pas tué. Alors je suis allé chercher refuge à Saint-Denis pour ne pas mourir de faim. Mais l'abbé a pris d'autres tonneliers. On m'y a employé à la porcherie, mais puisque je ne pouvais plus travailler le bois, faire mes tonneaux, ça ne m'intéressait pas, même si j'avais à manger et un peu d'argent.

- Moi, dit Léon Mallet, j'ai bien retrouvé ma boutique et on ne m'avait rien volé parce que j'ai de bons voisins. Mais la mercerie, je n’y ai plus le cœur. Auner du fil, vendre des aiguilles, entendre cancaner les commères à longueur de journée, je ne pouvais plus. Si encore Modestine était revenue avec moi, mais sans elle!... Alors j'ai vendu ma boutique et j’ai commencé à boire.

- ... aux Trois Maillets, reprit Nicolas. C'est là qu'il nous a trouvés et, si on peut paraître devant vous habillés convenablement, c'est grâce à lui. Et puis on est venus.

- Je vois! dit Hughes, en leur versant à chacun un grand gobelet de vin chaud. Et j'ai vraiment joie à vous voir. Mais que voulez-vous de moi?

Les trois hommes s'entre-regardèrent puis, finalement, Ausbert se décida.

- On est venus vous dire qu'on aimerait repartir avec vous si vous en aviez l'idée. Vous avez été pour nous un bon chef et un bon guide.

- Et puis, ajouta Nicolas, on a pensé aussi que, peut-être, vous n'êtes pas vous non plus si content que ça d'avoir retrouvé vos habitudes. Alors, si vous aviez envie de faire un autre voyage, d'aller... je ne sais pas...

- En Terre sainte?

- Pourquoi pas, si ça vous chante? Aller là ou ailleurs! Les Sarrasins ne doivent pas être pires que les gens de Paris quand ils vous suspectent. Et il faut bien mourir quelque part.

- Et si je ne souhaite pas partir? fit Hughes. Qu’allez-vous faire? Voulez-vous rester ici? Vous n’aurez peut-être pas une vie bien passionnante, mais vous serez à l'abri, protégés, et on essaiera de vous faire travailler.

- Non, dit Ausbert. Si vous n’avez pas idée de départ, on s’en ira. J’aimerais aller à Rochella, rejoindre Bénigne.

- Moi aussi, dit Nicolas.

- Moi aussi, dit Léon.

- Mais, en ce cas, pourquoi diable n’y êtes-vous pas restés quand Bénigne vous l’a proposé?

- Parce qu’on était idiots, soupira Léon. On espérait retrouver des choses que l’éloignement et le voyage rendaient bien plus belles qu’elles ne sont. On ne savait pas!

- Vous voulez naviguer alors que vous avez été malades comme des bêtes?

- Qui parle de naviguer? On a des bras pour travailler, reprit Ancelin. Bénigne et Pierre, ils travaillent le bois de charpente. Je peux m’y mettre.

- Et ils auront besoin de voiles pour leurs bateaux. Je peux les coudre, renchérit Léon.

- Et toi? dit Hughes en regardant Nicolas.

- Moi? Moi, je veux embarquer! s’écria le garçon, les yeux soudain pleins d’étoiles. Vous savez bien que les voyages m’attirent. Je suis un curieux, moi.

- Je sais. Mais puisque vous savez où vous voulez aller, pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici, au risque d’être emmenés ailleurs? Il fallait prendre la route et aller tout droit à Rochella.

- Je vais vous dire, fit Ausbert après avoir consulté ses compagnons du regard. Mais pardonnez-nous si on a l’air de s’occuper de ce qui ne nous regarde pas. Voilà. Quand on a quitté Rochella, il nous a semblé que vous n’aviez pas vraiment envie d’en partir. Vous êtes resté longtemps à regarder la mer du haut de votre cheval. Et puis vous regardiez aussi dame Pernette, comme si vous étiez quelqu'un en train de se noyer et elle une petite branche. Trois fois vous êtes revenu vers elle.

C'était vrai. Hughes avait eu beaucoup de peine à quitter Pernette. Elle avait été la compagne de Marjolaine, elle l’avait aimée, soignée et il avait l’impression que si, au monde, quelqu’un pouvait savoir où elle se cachait, c’était elle. Pourtant Pernette était claire, limpide comme une source. Si elle disait qu’elle ne savait rien, on devait la croire.

Brusquement, Hughes demanda :

- Avez-vous eu des nouvelles de dame Marjolaine? Savez-vous ce qu’elle est devenue?

- Non. J’aurais bien voulu pourtant. Mais on dirait qu’elle a disparu de la surface du monde, comme si le vent l’avait emportée et sans laisser la moindre trace. C’est peut-être normal d’ailleurs. Elle doit être dans quelque couvent, mais lequel? Il en est tant en France. N’avez-vous pas cherché?

- Si. Autour de Paris et dans la région où elle est née. Je suis même allé à sa maison natale. Personne n’a pu me dire quoi que ce soit. Personne ne sait où elle est.

- Voilà pourquoi nous avons pensé que vous aimeriez peut-être reprendre la route avec nous. Peut-être que, depuis le temps, dame Pernette a appris quelque chose.

- Moi, j'irai avec vous, dit Bertrand qui était entré sans qu'on l'entendît. Laissez messire Hughes. Toute sa vie est ici. Pourquoi voulez-vous qu'il reparte? Vers quel rêve fumeux? Vers quel espoir impossible? Ne faites pas miroiter de fausses espérances à ses yeux. Dame Marjolaine s’est fait disparaître elle-même. Je crois, moi, que nul n’entendra plus parler d'elle.

- Alors, dit doucement Hughes, qu’est-ce que tu veux que je fasse ici à présent? La mer, au moins, me rappellera ses yeux. Je partirai avec vous, mes amis. Il sera plus passionnant de voguer vers l’infini que de croupir dans quelque monastère.


Quelques jours plus tard, Hughes faisait ses adieux à tout ce qui avait été sa vie jusqu’à ce jour. A son frère Gerbert, il avait fait remise pleine et entière de ses biens, terres et titres, à charge pour lui de servir pension à dame Hermelinde si elle souhaitait demeurer à Fresnoy. A ses vassaux, à ses serviteurs, il avait dit adieu au cours d’une belle et imposante cérémonie aux torches, dans la cour du château, en remettant à chacun une pièce d’argent et en leur recommandant de servir sire Gerbert comme ils l’avaient servi lui. A quelques pas de lui, le nouveau baron de Fresnoy pleurait sans honte auprès de sa jeune femme.

Ensuite, il était allé saluer une dernière fois celle qui avait été sa femme. Elle l’avait regardé venir du fond de l’immense lit couvert de fourrures qu’elle ne quittait plus et il avait eu le cœur serré de voir qu’à présent elle y tenait si peu de place. Son visage était mince et gris comme du parchemin et, sur la couverture de menu vair, ses mains ressemblaient à des griffes.

- Ainsi vous partez, sire Hughes, murmura-t-elle. Et vous partez sans espoir de retour, m’a-t-on dit?

- Oui, dame. Le dur chemin de Compostelle m'a donné le désir d’en parcourir un autre, plus dur encore pour l’expiation de mes fautes qui sont sans nombre. Mais avant de l’entreprendre, j’ai voulu venir à vous, pour vous prier humblement de me pardonner tout ce que vous avez souffert par moi.

Le petit rire qu’elle eut le surprit.

- Je n’ai pas souffert par vous, Hughes, sinon dans mon orgueil. Je ne vous aimais pas assez. Pas plus que vous ne m’aimiez d’ailleurs. Et je ne peux vous reprocher de partir, surtout pour une si noble cause. Moi-même, je vais aussi partir bientôt.

- Vous souhaitez retourner à Ribemont?

- Non. Je vais partir pour ce pays que l’on ne peut atteindre que seul. Il est proche. J’entends déjà, la nuit, ses messagers qui m'appellent. Eussiez-vous eu quelque patience, nous serions peut-être partis ensemble. (Comme Hughes, ému, se penchait pour baiser une dernière fois sa main où brillait le large anneau d'or du mariage, elle le fit glisser de son doigt et le lui mit dans la main.) Tenez! Je vous délivre de moi. Que Dieu vous garde, mon seigneur! Je le prierai pour vous s’il m’accorde la grâce infinie de l’approcher.

Elle tourna la tête sur l’oreiller et Hughes ne vit plus d’elle qu’un profil perdu. Il ne vit pas trembler ses lèvres.

Il quitta la chambre sur la pointe des pieds comme si c’eût été déjà une chambre mortuaire et descendit pour la dernière fois l’escalier de ce château qui n’était plus le sien. Dans la cour, les chevaux piaffaient. Ausbert, Nicolas et Léon étaient déjà en selle. Seul Bertrand, tenant en bride le cheval de son maître, était encore à pied. Autour d’eux toute la maisonnée formait un large cercle muet mais non silencieux. Beaucoup pleuraient...

Pour ne pas éterniser des adieux pénibles, Hughes embrassa Ersende, ses enfants et, pour finir, étreignit son frère.

- Laisse-moi au moins espérer que tu nous reviendras un jour, murmura Gerbert contre son oreille. Ce serait trop cruel!

- Il en sera ce que Dieu voudra. Moi aussi je t’aime, frère.

L’émotion enroua les derniers mots. Alors, sautant sur son cheval, il le fit volter puis, le bras tendu en un dernier adieu, il s’élança au galop sous la voûte sonore du pont-levis. Il n’était plus rien qu’un chevalier errant qui s’en allait chercher sa dernière maîtresse : l’aventure mortelle.

Rochella les surprit lorsque, au terme d’une chevauchée sans histoire, ils l’atteignirent. La forêt voisine avait reculé pour faire place à une masse d’échafaudages dont certains s’avançaient dans la mer et où s’agitaient de nombreux travailleurs. Les petites maisons couvertes de roseaux étaient plus nombreuses au bord de l’étang. Deux ou trois constructions de pierres neuves s’étaient édifiées également. Sur l’une flottait l’étendard blanc et noir du Temple. Le temps était doux, la mer paisible et lisse pour une fois, du même vert que les jeunes feuilles qui, aux arbres, commençaient à paraître.

La première personne qu’ils rencontrèrent sur la petite place du village fut Pernette. Armée d’une grosse cruche, elle prenait de l’eau à la fontaine. Et sa surprise fut telle, qu’en les voyant, elle lâcha ladite cruche que Nicolas rattrapa au vol.

Elle l’en remercia par un gros baiser plaqué sur sa joue mal rasée.

- Comment? Te voilà, sacripant? Et Ausbert! et maître Mallet et sire Bertrand! Et... Dieu me pardonne, vous aussi, sire baron?

- Je ne suis plus baron, Pernette. C’est mon frère qui l’est à présent. Moi, j’ai quitté Fresnoy pour n’y plus jamais revenir. Je veux demander à Bénigne de m’envoyer en mer à la recherche des terres auxquelles il croit. Bertrand a le même désir, et aussi Nicolas. Les autres veulent seulement travailler ici avec votre époux.

- Eh bien, qu’ils aillent donc vers la mer. Ils trouveront Pierre à la grande digue et Bénigne à l’église ou au chantier de bateaux. Un peu de marche leur fera du bien par ce beau temps.

- Entendu, fit gaiement Hughes. Nous y allons.

- Non, pas vous, sire Hughes! S’il vous plaît, venez avec moi jusque chez moi. Je voudrais que nous parlions un peu.

- Volontiers. En ce cas, donnez-moi votre cruche.

- Vous ne voudriez pas! Un seigneur comme vous.

- Je ne suis plus seigneur, Pernette, je vous le répète. Un simple chevalier sans sou ni maille, mais libre.

Il chargea la cruche ruisselante sur son épaule puis se mit en marche aux côtés de Pernette. Elle lui était apparue resplendissante de santé et même, sous son tablier, il était visible que la robe avait une courbe nouvelle.

- Vous attendez un enfant, n'est-ce pas?

- Oui. Pierre est si heureux! Et frère Bran prétend que la naissance portera bonheur à la ville.

- Comment? Il est là, lui aussi?

- Bien sûr! Il est arrivé d’Irlande juste avant l’hiver.

Il veut s’embarquer lui aussi, pour, dit-il, suivre les traces de son cher saint Brendan qui avait découvert le paradis. J’avoue pourtant que cela me fait peur et je suis heureuse que Pierre ne soit qu’un simple charpentier. Cette terrible aventure ne le tente pas. Mais revenons à vous. Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous êtes libre. Comment l’entendez-vous?

- D’une façon bien simple. J’ai abandonné tous mes biens et titres à mon frère. Depuis que j’ai perdu Marjolaine, tout cela m’est apparu sans intérêt, dérisoire. Qu’a-t-on besoin d’un château, de riches vêtements, d’or et de joyaux, si ce n’est pour les offrir à celle que l’on aime? Elle a disparu et je sais que je ne la reverrai de ma vie. Alors pourquoi ne pas tenter la folle aventure que prépare le Temple? Si la mer n’a pas de fond, elle me conduira au moins là où je suis certain que je reverrai Marjolaine.

- Mais votre épouse? L’avez-vous répudiée?

- Non. Pourtant nous nous sommes dit adieu, fit Hughes en montrant le lourd anneau qu’Hermelinde lui avait remis. Elle était très malade quand je l’ai quittée. A cette heure, elle a sans doute cessé de vivre. Voilà, Pernette, vous savez tout. Je suis heureux d’avoir tout abandonné, d’être ici avec vous. Au moins, jusqu’à ce que vienne le jour du grand départ, je pourrai parler d’elle avec vous.

- Je crois qu’il y a quelqu’un d’autre avec qui vous pourrez en parler.

Ils avaient atteint les maisonnettes et le marais. Un peu à l’écart, Hughes reconnut celle de Pernette aux touffes de lis d’eau qui la bordaient sur un côté et au grand saule qui l’abritait. Pernette poussa la barrière et guida Hughes à travers le minuscule jardin qu’elle avait tracé de ses mains mais, au lieu d’entrer dans la maison, elle la contourna.

Derrière s'étendait un potager et, au-delà, se trouvait une autre maison que la première cachait quand on venait par le chemin. Entre les deux, Hughes vit une femme, longue et mince, vêtue de futaine bleue, la tête couverte d’une large coiffe blanche. Les bras levés, elle mettait du linge à sécher sur une corde tendue.

Quelque chose, dans l’attitude de cette femme, fit battre le cœur d’Hughes à un rythme plus rapide. Sans doute la silhouette et la grâce du geste, cependant bien humble. Pernette, les mains en porte-voix, cria dans le vent :

- Je vous amène une visite! Voilà quelqu’un qui souhaite vous saluer et vous dire qu’il n’a plus au monde que vous, si vous voulez de lui.

La femme se retourna brusquement. Son bras, encore levé, fit basculer la coiffe de lin qui tomba à terre, libérant l’épaisse natte couleur de soie claire.

- Marjolaine! souffla Hughes pétrifié. Elle, ici?

- Mais oui, dit Pernette très satisfaite. Ni elle ni Aveline n’ont jamais été plus loin que Rochella. Nous n’avons pas voulu, Pierre et moi, qu’elle s’en aille seule vers Dieu sait quel destin. Le couvent ne lui apparaissait plus que comme un pis-aller, nous l’avons bien compris. Et puisqu’une vie modeste ne lui faisait pas peur. Elle dit qu’elle retrouve ici son enfance.

Là-bas, Marjolaine s’était figée, elle aussi. Le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, elle regardait la haute silhouette sombre qui accompagnait son amie. Lentement, d’un pas hésitant, elle s’avança un peu dans les hautes herbes qui s’attachaient à sa robe comme pour la défendre d’une illusion dont le réveil serait cruel. Tant de fois, elle avait rêvé de le revoir.

Alors, ce fut Hughes qui s’élança.

Pernette les regarda se rejoindre, s’étreindre, ne plus faire qu’une seule silhouette, corps confondus, ivres d’une joie si forte qu’elle semblait les envelopper de lumière. Ils n’avaient plus besoin de personne au monde.

Alors, reprenant la cruche abandonnée par Hughes, Pernette rentra dans sa maison.


Fin

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