10.
Suzie dormait, recroquevillée sur le tapis.
Andrew se rendit dans la cuisine, emportant avec lui les papiers que lui avait confiés Ben Morton. Il prépara du café et s'installa au comptoir. Sa main tremblait de plus en plus et il dut s'y reprendre à deux fois pour porter la tasse à ses lèvres. En essuyant les éclaboussures qu'il avait faites sur le dossier, le rabat lui parut étrangement épais. Il le décolla délicatement et découvrit deux feuillets dactylographiés.
Morton s'était plus investi dans son enquête qu'il n'avait voulu le confier à Andrew lors de sa visite au cabanon. Le reporter avait recueilli des témoignages de proches de Liliane Walker. Ceux qui avaient accepté de lui parler étaient peu nombreux.
Le professeur de piano de Liliane avait déclaré par téléphone avoir obtenu des confidences de son élève. La rencontre prévue entre Ben Morton et le professeur Jacobson n'eut jamais lieu, puisqu'il succomba à une crise cardiaque la veille de leur rendez-vous.
Jeremiah Fishburn, responsable d'une organisation caritative fondée par le clan Walker, s'étonnait d'une contradiction dont aucun journaliste ne faisait état. Pourquoi consacrer autant de temps et d'argent à porter secours aux vétérans et commettre des actes mettant en danger de jeunes soldats ?
Une personne dans l'entourage de la famille, qui avait tenu à rester anonyme, avait confié au reporter que la vie de Liliane n'était pas si lisse qu'elle voulait le faire croire. Elle avait entendu parler d'un petit arrangement entre Mme Walker et l'une de ses amies qui prétendait être en sa compagnie alors que Liliane se rendait sur l'île de Clarks.
Andrew recopia le nom de l'île sur son carnet et poursuivit sa lecture.
Il entendit couler la douche, attendit un peu, et dès que l'écoulement d'eau cessa, il remplit une tasse de café et rejoignit Suzie dans la chambre. Elle lui avait emprunté son peignoir de bain.
– Vous saviez que votre grand-mère jouait du piano ?
– J'ai fait mes gammes sur son Steinway. Il paraît qu'elle était virtuose. Lorsque mon grand-père organisait des soirées, elle jouait du jazz aux invités.
– L'île de Clarks, ça vous dit quelque chose ?
– Ça devrait ?
Andrew ouvrit son armoire, attrapa deux pantalons, deux pulls chauds et une petite valise.
– Nous passerons chez vous tout à l'heure, pour que vous preniez quelques affaires. Habillez-vous.
*
Le Pilatus d'American Eagle se posa sur la piste de l'aéroport municipal de Ticonderoga en début d'après-midi. L'hiver sévissait sur les Adirondacks et les bois étaient couverts de neige fraîche.
– La frontière canadienne n'est pas loin, remarqua Andrew en montant dans la voiture de location.
– Combien de temps ? demanda Suzie en mettant le chauffage.
– Une demi-heure de route, peut-être un peu plus avec cette météo. J'ai l'impression qu'une tempête se prépare.
Suzie, songeuse, regarda le paysage. Le vent commençait à souffler en rafales, faisant virevolter la poudreuse sur une campagne morne, son sifflement strident entrait jusque dans l'habitacle. Suzie descendit la vitre et passa la tête au-dehors avant de tapoter le genou d'Andrew pour lui indiquer de s'arrêter.
La voiture se rangea sur le bas-côté et Suzie se précipita vers le fossé pour aller vomir le sandwich avalé à l'aéroport.
Andrew la rejoignit et la soutint par les épaules. Lorsque les spasmes cessèrent, il l'aida à s'installer dans la voiture et reprit place derrière le volant.
– Je suis désolée, pardon, dit-elle.
– Cette bouffe sous cellophane, on ne sait jamais ce qu'ils mettent dedans.
– Au début, dit Suzie d'une voix à peine audible, je me réveillais en pensant que ce n'était qu'un cauchemar, qu'il s'était levé avant moi et que je le retrouverais dans la cuisine. J'ouvrais toujours l'œil avant lui, mais je faisais semblant de dormir en attendant qu'il prépare le petit déjeuner. Lorsque la bouilloire sifflait, je savais que je n'aurais plus qu'à mettre les pieds sous la table. Je suis paresseuse. Les premiers mois qui ont suivi sa mort, je m'habillais et passais mes journées à marcher sans la moindre idée de l'endroit où j'allais. J'entrais parfois dans des grandes surfaces où j'arpentais les allées en poussant un chariot, sans jamais rien acheter. Je regardais les gens et je les enviais. Les journées sont interminables quand la personne que vous aimez vous manque.
Andrew entrouvrit sa vitre et ajusta le rétroviseur, cherchant ses mots.
– Après être sorti de l'hôpital, finit-il par lâcher, j'allais m'installer l'après-midi sous les fenêtres de Valérie. Je restais là, assis sur un banc pendant des heures, à fixer la porte de son immeuble.
– Elle ne vous a jamais surpris ?
– Non, aucun risque, elle avait déménagé. On fait une belle équipe tous les deux.
Suzie demeura silencieuse, les yeux braqués sur la tempête qui avançait vers eux. La voiture godilla à l'entrée d'un virage. Andrew leva le pied de l'accélérateur, mais la Ford continua sa glissade avant d'aller heurter une congère qui amortit le choc.
– C'est une vraie patinoire, dit-il dans un éclat de rire.
– Vous avez bu ?
– Un petit rien, dans l'avion, mais vraiment un petit rien.
– Arrêtez le moteur tout de suite !
Et comme Andrew n'obtempérait pas, Suzie se mit à le rouer de coups sur le bras et sur le torse. Andrew attrapa ses mains et les retint de force.
– Shamir est mort, Valérie m'a quitté, nous sommes seuls et nous n'y pouvons rien, maintenant calmez-vous ! Je vous laisse le volant si vous préférez, mais même à jeun, je n'aurais rien pu faire contre une plaque de verglas.
Suzie se dégagea de son emprise et se tourna vers la vitre.
Andrew reprit la route. Le vent redoublait de force, faisant tanguer la Ford. La visibilité se réduisait à l'approche de la nuit. Ils traversèrent une bourgade désolée et Andrew se demanda quel genre de paumés pouvaient vivre ici. Il aperçut dans le blizzard l'enseigne criarde d'un Dixie Lee et se rangea sur le parking.
– Nous n'irons pas plus loin ce soir, dit-il en coupant le contact.
Il n'y avait que deux clients dans le restaurant dont le décor aurait pu inspirer Hopper. Ils s'installèrent dans un box. La serveuse leur offrit du café en leur présentant deux menus. Andrew commanda des pancakes, Suzie repoussa la carte sans rien choisir.
– Vous devriez manger quelque chose.
– Je n'ai pas faim.
– Vous avez déjà envisagé que votre grand-mère soit coupable ?
– Non, jamais.
– Je ne dis pas qu'elle le soit, mais mener une investigation avec une opinion déjà faite conduit généralement à se mentir à soi-même.
Un chauffeur de camion assis au comptoir lorgnait Suzie de façon déplaisante. Andrew soutint son regard.
– Ne jouez pas au cow-boy, dit Suzie.
– Ce type m'emmerde.
Suzie se leva et aborda le chauffeur.
– Vous voulez vous joindre à nous ? Seul au volant toute la journée, seul au moment des repas, venez profiter d'un peu de compagnie, lui dit-elle sans la moindre ironie dans la voix.
L'homme fut désemparé.
– La seule chose que je vous demande, c'est d'arrêter de reluquer mes seins, ça met mon ami mal à l'aise et je suis sûre que votre femme n'aimerait pas ça non plus, ajouta-t-elle en effleurant l'alliance du chauffeur.
Le camionneur régla sa note et s'en alla.
Suzie retourna s'asseoir en face d'Andrew.
– Ce qui vous manque à vous, les hommes, c'est du vocabulaire.
– Il y a un motel de l'autre côté de la route, nous ferions mieux de passer la nuit ici, suggéra Andrew.
– Il y a aussi un bar à côté de ce motel, n'est-ce pas ? dit Suzie en se tournant vers la fenêtre. Vous comptez vous y ruer dès que je serai endormie ?
– C'est possible, qu'est-ce que ça peut vous faire ?
– Ça ne me fait rien. Quand je vois vos mains trembler, ça me dégoûte, c'est tout.
La serveuse apporta son plat à Andrew. Il poussa l'assiette au milieu de la table.
– Si vous mangez quelque chose, je ne bois rien ce soir.
Suzie considéra Andrew. Elle prit une fourchette, trancha la pile de pancakes en deux portions égales et la noya de sirop d'érable.
– Schroon Lake est à trente miles d'ici, dit-elle, une fois là-bas on fait quoi ?
– Pas la moindre idée, nous verrons demain sur place.
À la fin du repas, Andrew s'esquiva pour se rendre aux toilettes. Dès qu'il eut le dos tourné, Suzie prit son portable.
– Mais où êtes-vous, cela fait deux jours que je vous cherche ?
– Je me promène, répondit Suzie.
– Vous avez des ennuis ?
– Vous aviez entendu parler d'une île où ma grand-mère se rendait de temps à autre ?
Knopf resta silencieux.
– Je dois prendre ça pour un oui ?
– N'y allez sous aucun prétexte, finit par dire Knopf.
– Vous m'avez caché d'autres choses comme celle-là ?
– Seulement ce qui aurait pu vous faire du mal.
– Qu'est-ce qui me ferait du mal, Knopf ?
– De perdre vos illusions. Elles ont bercé votre enfance, mais comment vous le reprocher, vous étiez si seule.
– Vous essayez de me dire quelque chose ?
– Liliane était votre héroïne, vous réécriviez son histoire au gré des divagations de votre mère, mais je suis désolé, Suzie, elle n'était pas la femme que vous croyez.
– Si vous m'affranchissiez, Knopf, maintenant que je suis une grande fille.
– Liliane trompait votre grand-père, lâcha-t-il.
– Il le savait ?
– Bien sûr qu'il le savait, mais il fermait les yeux. Il l'aimait beaucoup trop pour risquer de la perdre.
– Je ne vous crois pas.
– Rien ne vous y oblige. De toute façon, vous découvrirez bientôt la vérité par vous-même, puisque je suppose que vous êtes déjà en route vers le lac.
À son tour, Suzie retint son souffle.
– Lorsque vous arriverez à Schroon, présentez-vous au propriétaire de l'épicerie du village, il n'y en a qu'une. La suite vous appartient, mais si je peux réitérer un conseil qui vient du fond du cœur, faites demi-tour.
– Pourquoi le ferais-je ?
– Parce que vous êtes plus fragile que vous ne voulez l'admettre, et que vous vous accrochez à des illusions.
– Qui était son amant ? questionna Suzie en serrant les dents.
Knopf raccrocha sans lui répondre.
Accoudé au distributeur de cigarettes, Andrew attendit patiemment que Suzie ait remis son téléphone dans sa poche pour s'avancer vers elle.
*
Knopf reposa le combiné du téléphone sur son socle et croisa ses bras derrière sa nuque.
– Quand pourra-t-on dormir toute une nuit sans être dérangés ? s'enquit son compagnon.
– Dors, Stan, il est tard.
– Et te laisser tout seul à ton insomnie ? Si tu voyais ta tête. Qu'est-ce qui te tracasse à ce point ?
– Rien, je suis fatigué.
– C'était elle ?
– Oui.
– Tu t'en veux ?
– Je ne sais plus, parfois oui, parfois non.
– Qu'est-ce que tu ne sais plus ? demanda Stan en prenant la main de Knopf.
– Où se trouve la vérité.
– Cette famille mine ton existence depuis que je te connais, et nous fêterons bientôt nos quarante ans de vie commune. Quel que soit le dénouement, si cela pouvait cesser, j'en ressentirais un véritable soulagement.
– C'est la promesse que j'ai faite qui nous a pourri la vie.
– Cette promesse, tu l'as faite parce que tu étais jeune et amoureux d'un sénateur. Aussi parce que nous n'avons jamais eu d'enfant et que tu as choisi d'endosser un rôle qui n'est pas le tien. Combien de fois t'ai-je mis en garde ? Tu ne peux pas continuer à mener ce double jeu. Tu finiras par y laisser ta peau.
– À mon âge, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Et ne raconte pas d'idiotie, j'admirais Walker, il était mon mentor.
– Il était bien plus que cela pour toi. On éteint ? dit Stanley.
*
– Je n'ai pas été trop long, j'espère, demanda Andrew en se rasseyant.
– Non, je regardais la neige tomber, c'est comme les feux de bois, on ne s'en lasse jamais.
La serveuse revint remplir leurs tasses de café. Andrew observa le badge épinglé à sa blouse sur lequel était écrit son prénom.
– Dites-moi, Anita, il est bien, le motel en face ?
Anita avait la soixantaine passée, elle portait des faux cils, longs comme ceux d'une poupée de cire, sa bouche était outrageusement dessinée d'un trait épais de rouge à lèvres, et le fard sur ses joues ne faisait qu'accentuer les rides d'une vie d'ennui à servir une cuisine quelconque dans un restaurant de bord de route du nord de l'État.
– Vous arrivez de New York ? interrogea-t-elle en mâchant son chewing-gum. J'y suis allée une fois. Times Square et Broadway, c'est drôlement chouette, je m'en souviens encore. On a marché des heures, j'avais le torticolis à force de regarder les gratte-ciel. Quel malheur pour les tours, dire que je les ai visitées, ça me fait mal au cœur chaque fois que j'y pense. Faut être tordu quand même pour nous avoir fait ça.
– Oui, faut être tordu, répondit Andrew.
– Quand ils ont buté ce salopard, on a tous pleuré de joie ici. J'imagine qu'à Manhattan vous avez dû faire une sacrée bringue pour fêter l'événement.
– J'imagine, soupira Andrew, je n'y étais pas à ce moment-là.
– Dommage d'avoir raté ça. On s'est promis avec mon mari d'y retourner pour mes soixante-dix ans. Ce n'est pas demain que je sortirai les valises, heureusement.
– Et ce motel, Anita, il est comment ?
– Il est propre, mon chou, c'est déjà pas mal. Pour un voyage de noces avec une aussi jolie fille, ce n'est pas Copacabana, ajouta la serveuse d'une voix aussi pointue que ses talons. Il y a bien un Holiday Inn un peu plus chic à vingt miles, mais par ce temps, j'éviterais de reprendre la route. De toute façon, quand on s'aime, un bon oreiller suffit. Je vous ressers quelque chose ? La cuisine va bientôt fermer.
Andrew lui tendit un billet de vingt dollars, la remerciant de sa délicatesse, compliment qu'elle prit au premier degré, et lui fit signe de garder la monnaie.
– Dites au taulier que vous venez de ma part, il vous fera un petit prix, et réclamez une chambre sur l'arrière, sinon vous serez réveillés par les camions qui se garent ici le matin, et je peux vous dire qu'il en passe.
Andrew et Suzie traversèrent la rue. Andrew demanda deux chambres au propriétaire du motel, mais Suzie le contredit, une seule suffirait.
Un grand lit, une moquette usée, un fauteuil qui l'était encore plus, une desserte des années 1970 et un téléviseur de la même époque, voilà ce qui composait le mobilier de cette chambre, au premier étage d'un bâtiment terne.
La salle de bains n'était guère plus engageante, mais l'eau chaude y coulait abondamment.
Andrew prit une couverture dans le placard, un oreiller sur le lit, et prépara un couchage près de la fenêtre. Puis, il se glissa sous les draps et laissa la lampe de chevet allumée pendant que Suzie se douchait. Elle ressortit, une serviette autour de la taille, seins nus, et vint se blottir à côté de lui.
– Ne faites pas ça, dit-il.
– Je n'ai encore rien fait.
– Je n'ai pas vu de femme nue depuis longtemps.
– Et ça vous fait de l'effet ? chuchota-t-elle en glissant sa main sous les draps.
Sa main allait et venait lentement, serrant la verge d'Andrew, dont la gorge était trop nouée pour qu'il prononce un mot. Elle continua, jusqu'à ce que la jouissance arrive. Il voulut lui offrir du plaisir à son tour et se retourna pour embrasser ses seins, mais elle le repoussa délicatement et éteignit la lumière.
– Je ne peux pas, murmura-t-elle, pas encore.
Puis, elle se serra contre lui et ferma les yeux.
Andrew les garda grands ouverts, le regard rivé au plafond en retenant son souffle. Son bas-ventre collait aux draps, lui procurant une sensation désagréable. Celle d'une faute commise, d'un péché véniel auquel il n'avait su résister et qui, l'excitation retombée, lui donnait maintenant l'impression d'être sale.
La respiration de Suzie s'apaisa. Andrew se leva et se dirigea vers le bar d'appoint situé sous le poste de télévision. Il l'ouvrit, contempla avec envie les fioles d'alcool qui luisaient dans la lumière et le referma.
Il se rendit dans la salle de bains et s'appuya contre la fenêtre. La tempête de neige balayait les champs qui s'étendaient au-delà d'une ligne d'horizon qu'on ne devinait plus. Une éolienne rouillée virevoltait en gémissant sur son axe, la toiture d'une grange claquait sous les assauts du vent, un triste épouvantail aux airs de danseur décharné semblait vouloir parfaire une arabesque improbable. New York était bien loin, pensa Andrew, mais l'Amérique de son enfance était là, intacte en ces lieux désolés, et il eut envie de revoir, ne serait-ce qu'un instant, le visage rassurant de son père.
Quand il retourna dans la chambre, Suzie avait quitté le lit et poursuivait sa nuit sur le sol.
*
La salle du Dixie Lee ne ressemblait plus du tout à celle où ils avaient dîné. Une cacophonie de voix accueillait le matin. Les box et tabourets, qui la veille étaient vides, étaient tous occupés. Anita courait d'une table à l'autre, portant jusque sur ses avant-bras des superpositions d'assiettes qu'elle distribuait avec la dextérité d'un équilibriste de cirque.
Elle décocha un clin d'œil à Andrew et lui montra une petite table que deux chauffeurs routiers s'apprêtaient à quitter.
Suzie et Andrew s'y installèrent.
– Alors, bien dormi, les tourtereaux ? Ça a drôlement soufflé cette nuit, vous auriez vu la route à l'aube, elle était toute blanche, mais la neige n'a pas tenu. Il est quand même tombé presque un pied1. Je vous sers un hamburger ? Je rigole, mais comme vous prenez des pancakes au dîner...
– Deux cafés et deux omelettes complètes, la mienne sans jambon, répondit Suzie.
– Mais elle a une voix, la princesse ! Hier, j'ai cru que vous étiez muette. Deux omelettes, dont une sans jambon, et deux cafés, chantonna Anita en repartant vers le comptoir.
– Et dire qu'un homme dort dans son lit, soupira Suzie.
– Je la trouve pas mal, elle a dû être jolie.
– C'est chouette Broadway ! reprit Suzie d'une voix criarde, exagérant sa parodie en faisant semblant de mastiquer un chewing-gum.
– J'ai grandi dans un patelin comme ça, dit Andrew. Les gens qui vivent ici sont plus généreux que mes voisins new-yorkais.
– Changez de quartier !
– Je peux savoir ce qui vous met de si bonne humeur ?
– J'ai mal dormi et je n'aime pas le bruit quand j'ai l'estomac vide.
– Hier soir...
– C'était hier soir, et je n'ai pas envie d'en parler.
Anita leur apporta leurs petits déjeuners.
– Qu'est-ce qui vous amène par ici ? demanda-t-elle en les posant devant eux.
– Des vacances bien méritées, répondit Andrew, nous visitons les Adirondacks.
– Allez voir la réserve de Tupper Lake. Ce n'est pas la meilleure saison, mais même en hiver, c'est magnifique.
– Oui, nous irons à Tupper Lake, répliqua Andrew.
– Arrêtez-vous au musée d'Histoire naturelle, il vaut le détour.
Suzie n'en pouvait plus. Elle réclama l'addition à Anita qui comprit que sa présence n'était pas appréciée. La serveuse griffonna sur son carnet, détacha la fiche et la tendit à Suzie.
– Le service est inclus, dit-elle en s'éloignant, l'air hautain.
*
Une demi-heure plus tard, ils traversaient le village de Schroon Lake.
Andrew arrêta la voiture au milieu de la grande rue.
– Rangez-vous devant l'épicerie, dit Suzie.
– Et ensuite ?
– Dans ce genre de bled, les épiciers jouissent d'une grande autorité, je sais de quoi je parle.
L'épicerie avait l'aspect d'un grand bazar. De part et d'autre de l'entrée étaient répartis des cageots de légumes et des tonneaux de salaison. Au centre, les rayonnages étaient remplis d'articles ménagers, l'arrière du commerce faisait office de quincaillerie et de magasin de bricolage. On pouvait tout trouver chez Broody & Sons, sauf un semblant de modernité. Suzie s'adressa à l'homme qui se tenait derrière la caisse et lui demanda à parler au propriétaire.
– Vous l'avez devant vous, répondit Dylon Broody, du haut de sa trentaine.
– Celui que je cherche est un peu plus âgé que vous.
– Jack est en Afghanistan et Jason en Irak, vous n'avez pas de mauvaises nouvelles, j'espère ?
– La génération d'avant, reprit Suzie, et non, aucune mauvaise nouvelle.
– Mon père fait ses comptes dans l'arrière-boutique, ce n'est pas le moment de le déranger.
Suzie traversa le magasin et frappa à la porte du bureau alors qu'Andrew la rejoignait.
– Fiche-moi la paix, Dylon, je n'ai pas fini, entendit-elle crier.
Suzie entra la première. Elliott Broody était un petit homme au visage buriné. Il releva la tête de son grand livre et regarda cette visiteuse inattendue en fronçant les sourcils. Il ajusta ses lunettes sur son nez et replongea dans ses comptes.
– Si c'est pour me vendre quelque chose, vous vous êtes déplacés pour rien. Je suis en inventaire et mon couillon de fils ne sait toujours pas gérer un stock.
Suzie sortit une photographie de sa poche et la posa sur le livre de comptes.
– Vous avez connu cette femme ?
L'épicier observa la photographie oblitérée par le temps. Il l'examina attentivement et fixa Suzie. Puis il se leva et approcha le visage en noir et blanc de Liliane Walker de celui presque aussi pâle de sa petite-fille.
– Bon sang que vous lui ressemblez, dit le vieil épicier. Cela fait si longtemps. Mais je ne comprends pas, vous êtes trop jeune pour être sa fille ?
– Liliane était ma grand-mère, vous l'avez donc connue ?
– Fermez cette porte et asseyez-vous. Et puis non, se ravisa l'épicier, pas ici.
Il attrapa sa canadienne au portemanteau et tourna le loquet d'une petite porte qui s'ouvrait sur le terrain vague à l'arrière de l'épicerie.
– C'est là que je viens fumer en cachette, avoua Elliott en soulevant le couvercle d'un fût. Il sortit un paquet de cigarettes, en proposa à ses deux visiteurs, avant de s'en coller une entre les lèvres et de gratter une allumette.
– Après, je vous emmène prendre un café ?
La tension qui s'emparait de Suzie était palpable. Andrew posa sa main sur son épaule et lui fit comprendre d'un regard appuyé de ne rien laisser paraître.
– Au village, on appelait votre grand-mère Mata Hari.
– Pourquoi ce surnom ?
– Personne n'était dupe de ce qu'elle venait faire ici. Au début, ça ne plaisait pas beaucoup, mais votre grand-mère savait s'y prendre pour séduire son entourage. Elle était aimable et généreuse. Alors, les gens du coin ont fini par fermer les yeux et l'apprécier pour ce qu'elle était.
– Fermer les yeux sur quoi ? demanda Suzie d'une voix chancelante.
– Tout ça n'a plus grande importance, c'est du passé. Ce qui compte, c'est ce qu'elle vous a laissé. Je me doutais bien qu'un jour quelqu'un viendrait, avec tout cet argent dépensé, mais c'était sa fille que j'attendais.
– Ma grand-mère a laissé quelque chose pour moi, ici, dans votre magasin ?
Elliott Broody partit d'un grand éclat de rire.
– Non, pas vraiment, j'aurais eu du mal à la ranger dans ma remise.
– Ranger quoi ?
– Allez, suivez-moi, dit Elliott en sortant un trousseau de clés de sa poche.
Il s'éloigna vers un pick-up garé au bout du terrain vague.
– On tient à trois à l'avant, dit-il en ouvrant la portière. Grimpez !
Les cuirs de la banquette étaient aussi burinés que le visage d'Elliott. L'habitacle sentait l'essence. Le moteur toussota et se mit à ronronner. Elliott Broody enclencha une vitesse au volant et le pick-up fit un bond en avant.
L'épicier klaxonna en passant devant la vitrine de son commerce et fit un signe à son fils, qui le regarda étonné. Trois kilomètres plus loin, le pick-up bifurqua sur un chemin de terre et s'arrêta devant un ponton.
– On est presque arrivés, dit l'épicier en descendant.
Il marcha jusqu'au bout du ponton, et invita Suzie et Andrew à monter dans l'embarcation qui s'y trouvait amarée. Elliott cracha dans ses mains avant de tirer de toutes ses forces sur l'enrouleur d'un vieux moteur à deux temps accroché à l'arrière de sa barque. Il dut s'y reprendre à trois fois. Andrew lui proposa son aide, mais reçut un regard noir en réponse.
La barque traçait sur le lac un sillage qui s'effaçait à peine formé, naviguant vers une petite île boisée qui s'étendait comme une longue barge flanquée sur un banc de sable.
– Où allons-nous ? demanda Suzie.
Elliott Broody sourit avant de lui répondre :
– Dans le passé, à la rencontre de votre grand-mère.
La barque contourna l'île et accosta le long d'un quai. Elliott coupa le moteur, sauta à terre, un cordage en main qu'il arrima autour du bollard. La manœuvre lui était familière. Suzie et Andrew le suivirent.
Ils montèrent un chemin qui serpentait à travers bois, et dans le ciel terne qui annonçait une pluie neigeuse se détacha le mitron d'une cheminée en pierre grise, grise comme une terre argileuse asséchée.
– Par ici, clama Elliott Broody en arrivant à une fourche devant laquelle se dressait un cabanon de jardinier. Si on continue tout droit on débouche sur une jolie petite plage. Votre grand-mère adorait s'y promener au coucher du soleil, mais ce n'est pas la saison. Encore quelques pas et nous y serons, ajouta l'épicier.
Et derrière une haie de pins argentés, Suzie et Andrew découvrirent une maison endormie.
– Voici le chalet de votre grand-mère, annonça Elliott Broody. Toute l'île était à elle, et maintenant, je suppose qu'elle vous appartient.
– Je ne comprends pas, dit Suzie.
– À l'époque, il y avait un petit aérodrome au nord du village. Deux vendredis par mois, un Piper Cherokee se posait avec votre grand-mère à bord. Elle passait le week-end ici et repartait le lundi. Mon père entretenait la propriété, j'avais seize ans, je lui donnais un coup de main. Le chalet n'a plus été occupé depuis la fin de l'été 1966. Un an après la disparition de votre grand-mère, son mari est venu nous rendre visite. Nous ne l'avions jamais vu et pour cause. Il nous a dit qu'il tenait à ce que cette maison reste dans sa famille. C'était le seul bien appartenant à sa femme que l'État ne lui avait pas confisqué. Il nous avait expliqué que le titre de propriété était au nom d'une société et qu'on ne pouvait pas la saisir. Bref, ça ne nous regardait pas, les choses étaient suffisamment tristes et gênantes pour que nous ne posions pas de question. Chaque mois, nous recevions un virement pour maintenir le chalet en bon état et nettoyer les bois. Quand mon père est parti, j'ai pris la relève.
– Bénévolement ? demanda Andrew.
– Non, les virements se sont poursuivis et ont même légèrement augmenté d'année en année. La maison est impeccablement tenue. Je ne dis pas que vous n'y trouverez pas de poussière, mais avec mes fils, nous avons fait de notre mieux, même si maintenant que j'en ai deux sous les drapeaux, c'est un peu plus difficile. Tout est en état de marche, la chaudière a été changée l'an dernier, la toiture réparée chaque fois que c'était nécessaire, les cheminées tirent bien, et la citerne de gaz est pleine. Un bon coup de ménage et cette maison sera comme neuve. Vous êtes chez vous, mademoiselle, puisque telle était la volonté de votre grand-père, conclut Elliott en tendant une clé à Suzie.
Suzie observa longuement la bâtisse. Elle grimpa les marches du patio extérieur et inséra la clé dans la serrure.
– Je vais vous aider, dit Elliott en s'approchant, cette porte est capricieuse, il faut avoir le coup de main.
Et la porte s'ouvrit sur un vaste salon au mobilier recouvert de linges blancs.
Elliott repoussa les volets, la lumière entra dans la pièce. Au-dessus d'une immense cheminée, Suzie découvrit un portrait de sa grand-mère qui paraissait lui sourire.
– C'est incroyable ce que vous lui ressemblez, dit Andrew. Vos regards sont les mêmes, vos yeux et vos bouches identiques.
Suzie s'approcha du tableau, son émotion était visible. Elle se hissa sur la pointe des pieds et caressa le bas de la toile d'un geste tendre où se mêlait une certaine tristesse. Elle se retourna et balaya du regard le salon.
– Vous voulez que je découvre les meubles ? demanda Elliott Broody.
– Non, j'aimerais mieux d'abord visiter l'étage.
– Attendez-moi un instant, dit l'épicier avant de ressortir de la maison.
Suzie arpentait la pièce, effleurant les meubles de la main, le moindre recoin ou rebord de fenêtre, se retournant chaque fois pour contempler les lieux d'un point de vue différent. Andrew l'observait en silence.
On entendit le ronflement d'un moteur et les ampoules du lustre qui pendait au plafond se mirent à luire avant de s'éclairer pleinement.
Elliott revint vers eux.
– C'est un groupe électrogène qui fournit le courant. On s'habitue au bruit. S'il calait, vous le trouverez dans la cabane de jardinier. Je le fais tourner tous les mois, le réservoir est presque plein. Il donne ce qu'il faut d'intensité, mais n'allumez pas tout en même temps. J'ai aussi rallumé la chaudière, vous aurez de l'eau chaude dans une heure. La salle de bains et la chambre sont à l'étage, suivez-moi.
L'escalier sentait l'érable et la rambarde chancelait un peu quand on s'y appuyait. Arrivée en haut des marches, Suzie hésita devant la porte qui se trouvait en face d'elle.
Andrew se retourna et fit signe à M. Broody de redescendre avec lui.
Suzie ne remarqua pas leur absence, elle posa la main sur la poignée et entra dans la chambre de Liliane.
Ici, aucun linge ne recouvrait le mobilier. La chambre était apprêtée comme si ses occupants allaient arriver le soir même. Une couverture indienne épaisse maillée de rouges et de verts recouvrait un grand lit sur lequel deux oreillers épais attendaient qu'on y pose la tête. Entre deux fenêtres carrées où couraient les rameaux d'une vigne se dressaient un bureau et une chaise en bouleau. Un grand tapis appalachien recouvrait le plancher en pin à lattes larges dont les nœuds étaient gros comme des poings, et sur la droite une cheminée de pierre au foyer noirci par les soirées d'hiver grimpait le long du mur.
Suzie ouvrit le tiroir d'une commode. Les vêtements de Liliane s'y trouvaient parfaitement rangés sous des papiers de soie qu'elle souleva.
Elle déplia un châle et le passa sur ses épaules avant de se regarder dans le miroir. Puis elle entra dans la salle de bains et s'approcha de la vasque en émail. Un verre contenant deux brosses à dents et deux flacons se jouxtaient sur l'étagère qui la surplombait. Un parfum de femme et un parfum d'homme. Elle les huma, reboucha les flacons et quitta la pièce.
Quand elle redescendit dans le salon, Andrew était en train d'ôter les draps qui recouvraient les meubles.
– Où est Broody ?
– Il est reparti. Il a supposé que nous voudrions passer la nuit ici. Son fils nous déposera un cageot de provisions sur le ponton dans l'après-midi. La remise est pleine de bois, m'a-t-il dit, j'irai en chercher tout à l'heure. Ensuite, nous ferons le tour du propriétaire, si vous le voulez.
– Je n'arrive pas à me faire à cette idée.
– Que vous êtes l'héritière d'un aussi bel endroit ?
– Que ma grand-mère avait un amant.
– Ce ne sont peut-être que des ragots de village ?
– J'ai trouvé un parfum là-haut qui n'était pas celui de mon grand-père.
La porte s'ouvrit et Elliott Broody réapparut essoufflé.
– J'avais oublié de vous laisser mon numéro de téléphone. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous appelez.
– Monsieur Broody, qui était l'amant de ma grand-mère ? demanda Suzie.
– Personne ne le voyait, il arrivait le vendredi soir, après votre grand-mère, à l'heure où tout est fermé, et il repartait le dimanche. Nous apportions le ravitaillement avant sa venue et, durant le week-end, il ne nous était pas autorisé d'approcher de l'île. Mon père ne se serait pas permis d'enfreindre cette consigne, votre grand-mère était très stricte à ce sujet.
Andrew s'approcha de Broody.
– Votre père, je n'en doute pas, mais un adolescent de seize ans ne résiste pas à la tentation d'enfreindre un interdit, dit Andrew.
Broody baissa les yeux et toussota.
– J'ai besoin de savoir, enchaîna Suzie, vous l'avez dit vous-même, tout ça est de l'histoire ancienne. Qu'est-ce que ça peut bien faire maintenant ?
– J'entretiens cette maison depuis quarante ans, je suis payé chaque mois, sans jamais avoir à réclamer mon argent. Ce n'est pas le cas avec tous mes clients. Je ne veux pas d'ennuis.
– Quels genres d'ennuis ? interrogea Andrew.
– Votre grand-père avait fait jurer sur l'honneur à mon père qu'il ne dirait jamais rien des escapades de Mme Walker. Si quelqu'un venait à apprendre quoi que ce soit, l'île serait mise en vente et les paiements cesseraient.
Andrew fouilla la poche de son pantalon et sortit cinq billets de vingt dollars.
– J'ai deux questions à vous poser, monsieur Broody. La première est : qui vire cet argent tous les mois ?
– Rien ne m'oblige à vous répondre, mais je vais le faire quand même, par souci d'honnêteté, dit Broody en prenant les billets de la main d'Andrew. Je suis payé quatre mille dollars, ce qui est raisonnable pour le travail qu'on fait sur l'île. Les règlements sont effectués par une société, je n'en sais pas plus, je ne connais que son nom qui apparaît sur mes relevés de banque.
– Quel est ce nom ?
– Brewswater Norvegian Inc.
– Et à présent la seconde question : qui était l'homme qui passait ses week-ends en compagnie de Liliane Walker ?
– Nous étions adolescents. L'été, votre grand-mère aimait se baigner avec lui. Elle était vraiment belle. De temps en temps on traversait à la nage et on se cachait dans les bois au-dessus de la crique. Il n'était pas encore très connu à l'époque. Je ne l'ai vu que deux fois, je vous le promets. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qui c'était.
– Bla, bla, bla, soupira Suzie, qui était-ce ?
– C'est drôle, votre grand-mère faisait exactement la même chose quand elle s'impatientait. C'était un homme aussi fortuné qu'influent, poursuivit Elliott Broody, pas le genre de type dont vous voulez vous faire un ennemi. L'ironie dans tout ça, c'est que votre grand-mère n'était pas le seul sujet de rivalité entre votre grand-père et lui. Imaginez, l'épouse d'un sénateur démocrate entretenant une liaison avec un républicain. Mais tout ça est du passé et doit le rester. Qu'est-ce qui me prend de vous raconter ces choses-là ?
Suzie s'approcha de l'épicier et lui prit la main.
– Ces secrets de famille m'appartiennent, et puis à partir de maintenant, dit-elle, c'est moi qui vous réglerai l'entretien de cette propriété. Alors, monsieur Broody, prenez cela comme le premier ordre d'une patronne aussi exigeante et têtue que l'était ma grand-mère, et dites-moi ce que vous savez.
Broody hésita un instant.
– Raccompagnez-moi jusqu'à ma barque, il faut que je rentre.
Et descendant le chemin qui menait à l'embarcadère, Elliott Broody se remit à parler.
– Je dois vous dire une chose que j'avais confiée à votre grand-père le jour où il est venu. Votre grand-mère et son amant se sont séparés sur cette île. Nous étions là avec les copains le jour de leur dispute, tapis derrière les arbres que vous voyez là-bas. On ne savait pas ce qui avait mis le feu aux poudres entre eux, ils ne parlaient pas encore assez fort pour qu'on puisse les entendre depuis notre poste d'observation. Mais une fois que ça a démarré, nous étions aux premières loges et nous n'avions jamais entendu proférer autant d'injures... pourtant, j'en connaissais quelques-unes. Elle l'a traité de lâche, de pourriture, et j'en passe, je n'oserais pas vous le répéter. Elle lui a dit qu'elle ne le reverrait jamais, qu'elle irait jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte, avec ou sans lui. Il s'est emporté et l'a giflée plusieurs fois. Des sacrées torgnoles. Au point qu'avec les copains, on s'est même demandé si on n'allait pas devoir intervenir. Personne ne doit lever la main sur une femme. Mais quand elle est tombée sur le sable, il a fini par se calmer. Il a ramassé ses affaires, et il est parti avec la barque en la laissant là.
– Et elle, qu'est-ce qu'elle a fait ? insista Suzie.
– Je vous le jure mademoiselle, si mon père m'avait décoché ne serait-ce qu'une seule des gifles qu'elle a reçues, j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps. Votre grand-mère, rien, pas une seule ! On crevait d'envie d'aller lui porter secours, mais on avait la trouille ! Elle est restée agenouillée un moment, elle s'est relevée, a remonté la sente et elle est entrée dans sa maison. Le lendemain, je suis revenu voir en douce comment elle allait, mais elle était partie. Je ne l'ai jamais revue.
– Qui était ce gentleman ? s'enquit Andrew.
– Un homme qui s'est marié par la suite et dont le pouvoir n'a cessé de grandir, jusqu'à atteindre les plus hautes sphères, mais bien des années plus tard. Maintenant, j'ai assez parlé comme ça. Je vous laisse, dit Elliott Broody en sautant dans sa barque. Quand mon fils viendra vous apporter le ravitaillement, ne lui posez pas de questions, il ne sait rien de tout ça. Je ne lui en ai jamais parlé, pas plus qu'à qui que ce soit d'ailleurs. Profitez de votre séjour ici, c'est un endroit paisible et merveilleux.
La barque d'Elliott Broody ne fut bientôt plus qu'un point à l'horizon. Suzie et Andrew se regardèrent abasourdis.
– Cela fait beaucoup d'informations à digérer et autant de pistes à explorer, dit Andrew.
– Pourquoi mon grand-père tenait-il tant à préserver cet endroit ? Ce devait être un lieu cauchemardesque pour lui ?
– Je ne pensais pas commencer par là, mais c'est une question qui mérite réflexion. Je vous laisse élucider ce mystère familial, ce qui m'intéresse, c'est d'en savoir plus sur cette société qui paie royalement cet épicier qui ne nous a pas tout dit. Et j'aimerais également savoir de quoi parlait votre grand-mère quand elle a menacé son amant d'aller jusqu'au bout, avec ou sans lui.
– À qui pouvait-il faire allusion quand il a dit « jusqu'à atteindre les plus hautes sphères du pouvoir » ?
– Je n'en sais rien, répondit Andrew.
Ils se séparèrent à la fourche en haut du chemin. Andrew s'engouffra dans la remise et Suzie traversa la rangée de pins pour retourner dans la maison.
Dans un angle du salon apparaissaient les formes d'un piano. Elle souleva le drap, ouvrit le couvercle et posa ses mains sur le clavier.
Andrew arriva peu après, les bras chargés de bûches.
– Vous nous jouez quelque chose ? demanda-t-il. Le silence ici est oppressant.
Suzie leva les mains, souriant tristement en désignant du regard l'index et le majeur où manquaient des phalanges. Andrew posa le bois près de la cheminée et vint s'asseoir à côté d'elle. Il tapota quelques notes de la main droite et donna un coup de coude complice à sa voisine. Elle hésita et finit par plaquer les accords qui accompagnaient la mélodie pianotée par Andrew.
– Vous voyez qu'on est complémentaires, dit-il en accélérant le tempo.
Puis chacun retourna à ses occupations. Andrew rentrait plus de bois qu'il n'était nécessaire, mais il ressentait le besoin de s'occuper. Comme si charrier des fagots au grand air l'aidait à se vider l'esprit. Suzie, elle, inspectait méthodiquement tiroirs et placards.
– Vous perdez votre temps. Vous vous doutez bien que cette maison a dû être fouillée de la cave jusqu'aux combles, dit Andrew en se penchant sous le linteau de la cheminée.
Il attrapa la chaîne qui ouvrait la trappe et tira dessus. Un rai de ciel gris apparut dans le conduit alors que des morceaux de suie dégringolaient sur l'âtre.
– Vous jouez au père Noël ? questionna Suzie, en le voyant passer franchement la tête dans le conduit.
– Vous pourriez m'apporter la lampe torche qui se trouve dans ma sacoche ? demanda Andrew.
Suzie s'exécuta.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Quelque chose d'étrange, répondit-il.
La cheminée était assez grande pour que Suzie s'y tînt aussi.
– Regardez, dit Andrew en dirigeant le faisceau de la lampe. Ce conduit est recouvert de suie, le mortier entre les briques est noirci partout, sauf autour de celles-ci au-dessus de ma tête. Il doit y avoir des outils dans l'appentis. Suivez-moi.
Suzie frissonna en sortant sur le perron. Andrew ôta sa veste et la lui posa sur les épaules.
– Il commence à faire vraiment froid, dit-il.
Et tandis qu'ils avançaient vers le cabanon de jardinier, ils entendirent au loin le bruit d'un petit hors-bord.
– Ce doit être le fils Broody qui nous apporte à dîner. Ça tombe bien, je meurs de faim. Essayez de me trouver un gros tournevis, et un marteau. Je vais chercher notre ravitaillement au ponton et je reviens.
Suzie vit Andrew s'éloigner sur le chemin, elle entra dans le cabanon.
En ouvrant la porte, elle entendit le fracas d'une pelle, d'un râteau, d'une houe et d'une fourche qui tombaient sur le sol. Elle se pencha pour les remettre en place et eut bien des difficultés à les faire tenir contre le mur. Au-dessus d'un établi, elle aperçut des scies de différentes tailles ainsi qu'une multitude d'outils pendus à des crochets. Elle hésita un long moment avant d'attraper un ciseau à bois, un maillet et une longue lime en fer.
Elle sortit de la remise. Les branches nues des bouleaux s'inclinaient dans le vent du soir. Suzie regarda machinalement sa montre et commença à s'impatienter, Andrew aurait déjà dû être de retour. Elle imagina qu'il n'avait pas dû résister à la tentation de cuisiner un peu le fils de l'épicier. Suzie n'avait pas envie de marcher, mais elle pensa qu'Andrew avait peut-être besoin d'aide pour porter les vivres. Elle alla déposer les outils devant le patio de la maison et rebroussa chemin, mains dans les poches.
Approchant du débarcadère, elle entendit un bruit d'eau, un clapot sourd qui devenait de plus en plus fort. Elle accéléra le pas et s'arrêta brusquement en entendant des cris étouffés. Un homme de forte corpulence était agenouillé à l'extrémité du ponton, en appui sur ses jambes, les bras immergés jusqu'aux coudes dans le lac. Soudain, Suzie vit émerger à la surface le visage asphyxié d'Andrew que l'homme replongea ardemment sous l'eau.
Elle n'eut pas peur, il lui sembla juste que le temps se distendait, qu'elle savait exactement ce qu'elle allait faire et que ses gestes s'enchaîneraient parfaitement. La tête d'Andrew réapparut un bref instant. Suzie accéléra. Avant que l'homme eût le temps de remarquer sa présence, elle saisit le revolver dans la poche du veston d'Andrew, fit sauter le cran de sûreté et tira deux coups à bout portant.
La première balle toucha sa cible sous l'omoplate, l'homme se redressa en hurlant alors que le second projectile lui transperçait la nuque. La balle pulvérisa une vertèbre avant de déchirer l'artère cervicale. L'homme s'écroula, face contre terre, dans une mare de sang qui se répandit dans le lac.
Suzie laissa tomber le revolver et se précipita vers Andrew qui surnageait péniblement. Elle s'allongea pour le hisser. Andrew réussit à prendre appui sur un anneau de l'embarcadère et ils roulèrent à terre après un dernier effort.
– Chut, lui dit-elle en le frictionnant. Tout va bien maintenant, respire, ne pense à rien d'autre qu'à respirer, murmura-t-elle en lui caressant la joue.
Andrew se tourna sur le côté, emporté par une quinte de toux qui lui fit régurgiter l'eau avalée. Suzie ôta sa veste et le recouvrit.
Andrew la repoussa et s'agenouilla près de la dépouille de son assaillant, la tête entre les mains. Suzie se tenait derrière lui, silencieuse.
– Je croyais que c'était le fils Broody, dit-il en hoquetant. Je l'ai même aidé à accoster. Quand j'ai vu que ce n'était pas lui, je ne me suis pas méfié. Il a sauté sur le ponton et, avant que j'aie pu dire un mot, il m'a a attrapé à la gorge et a essayé de m'étrangler et puis il m'a poussé dans le lac...
– Et je suis arrivée, dit Suzie en regardant le cadavre.
– On va prendre son canot à moteur pour aller chercher les flics, dit Andrew, grelottant.
– Vous allez d'abord vous changer, avant de mourir de froid. Nous aviserons après, répliqua Suzie d'un ton ferme.
Elle l'aida à se relever et à grimper le chemin.
Dès qu'ils furent dans la maison, elle le fit monter à l'étage et le précéda dans la chambre.
– Déshabillez-vous, ordonna-t-elle en se rendant à la salle de bains.
Andrew entendit couler l'eau, Suzie revint avec une serviette de bain.
– Elle est rêche comme du bois, mais c'est mieux que rien, dit-elle en la lui lançant. Allez prendre une douche tout de suite, vous allez attraper une pneumonie.
Andrew obtempéra, emportant la serviette avec lui.
Il fallut du temps avant que son corps se réchauffe, et l'eau qui ruisselait sur son visage n'arrivait nullement à chasser de son esprit celui de l'homme ensanglanté qui gisait sur le ponton.
Andrew ferma le robinet et enroula la serviette autour de sa taille. Il contempla son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo et ouvrit machinalement l'armoire à pharmacie. Il trouva un blaireau, un rasoir et un savon dans une boîte ronde en laque de Chine. Il remplit la vasque, immergea le blaireau sous l'eau chaude, se savonna la barbe et hésita un instant avant de se raser.
Peu à peu, son visage d'autrefois réapparut.
Quand il sortit de la salle de bains, il découvrit un pantalon en lin, une chemise et un gilet de laine, posés sur le lit. Il s'habilla et rejoignit Suzie dans le salon.
– À qui sont ces vêtements ? demanda-t-il.
– Pas à ma grand-mère en tout cas. Au moins, je sais à présent que son amant avait votre corpulence.
Suzie s'approcha et posa sa main sur la joue d'Andrew.
– J'ai l'impression d'être en compagnie d'un autre homme.
– Vous préfériez celui d'avant ? questionna Andrew en repoussant sa main.
– Les deux se valent, rétorqua Suzie.
– Il faut partir.
– Nous n'allons nulle part.
– Vous êtes vraiment barrée.
– Je dois prendre ça pour un compliment ?
– Vous venez de tuer un homme et vous donnez l'impression que cela ne vous fait rien.
– J'ai perdu ma capacité à m'émouvoir le jour où Shamir s'est donné la mort pour me sauver la vie. Oui, j'ai tué quelqu'un, c'est terrifiant, mais il était en train d'essayer de vous noyer, vous voulez que je pleure sur son sort ?
– Peut-être. Ou que vous manifestiez au moins un semblant de remords, moi j'ai la nausée.
– D'accord, je suis barrée, complètement barrée, et je l'ai toujours été ! Ça vous pose un problème ? Vous voulez allez vider votre sac chez les flics, allez-y, la porte est là ! cria Suzie, furieuse.
– Il est trop tard pour traverser le lac, la nuit tombe, répondit Andrew d'une voix calme en regardant par la fenêtre. Mon portable est dans ma veste, je vais les appeler.
– J'ai déjà essayé, on ne capte aucun signal et le téléphone dans l'entrée n'a pas de tonalité.
Andrew s'assit sur une chaise, le visage livide. Dès qu'il fermait les yeux, il revoyait la scène qu'il avait vécue sur le ponton.
Suzie s'agenouilla devant lui et posa sa tête sur ses genoux.
– Je voudrais pouvoir revenir en arrière, n'avoir jamais foutu les pieds sur cette île de malheur.
Ses mains tremblaient. Andrew ne pouvait en détacher son regard.
Ils restèrent longtemps silencieux. Suzie frissonna, Andrew caressa ses cheveux.
– Pourquoi Broody serait-il revenu nous donner son numéro s'il n'y a aucun moyen d'appeler ? murmura-t-elle.
– Pour qu'on ne se méfie pas. Une fois reparti dans sa barque, il nous laissait ici coupés du monde.
– Vous le soupçonnez d'avoir monté ce coup ?
– Qui d'autre savait que nous étions là ? s'interrogea Andrew.
Il se leva et s'approcha de la cheminée.
– Cette amie à qui vous sous-louez l'appartement de Morton Street, vous avez eu de ses nouvelles récemment ?
– Non, pourquoi me demandez-vous ça ?
– Parce que si vous n'aviez pas autant manigancé pour que je m'intéresse à votre cas, je penserais que vous me prenez pour un imbécile.
– Je n'ai rien manigancé.
– Encore un mensonge et je repars à New York, s'emporta Andrew.
– Vous devriez, je n'ai pas le droit de vous mettre en danger.
– Non, vous n'aviez pas le droit ! Alors, cette amie, vous la connaissez depuis longtemps ?
Suzie ne répondit pas.
– Il m'est déjà arrivé de me laisser manipuler, j'ai payé la note et elle était au-dessus de mes moyens. Et je ne pourrai jamais oublier ce qui vient de se passer ce soir. Hier au Dixie Lee, quand je vous ai vue téléphoner en douce dès que j'ai eu le dos tourné, j'avais pris la décision de vous laisser tomber.
– Et vous avez changé d'avis ?
– Je ne sais pas si votre grand-mère passait ou non des documents à l'Est, mais ce dont je suis désormais certain, c'est que quelqu'un est prêt à tout pour vous empêcher d'enquêter sur elle.
– Knopf m'avait prévenue, quelle conne je fais !
– Votre grand-mère n'était peut-être pas seule à trahir. Et si son ou ses complices ont réussi à passer jusque-là entre les mailles du filet, rien ne les arrêtera pour protéger leur anonymat. Ce qui s'est produit sur le ponton le prouve. Maintenant, dites-moi à qui vous téléphoniez chez Dixie Lee ?
– À Knopf, murmura Suzie.
– Et tout à l'heure, quand vous vous êtes aperçue que nos portables ne captaient pas, c'est encore lui que vous vouliez appeler ?
– J'ai un cadavre sur la conscience. Votre agresseur n'était pas armé, moi si. Si nous prévenons la police, notre enquête se terminera là. Knopf est l'homme de ce genre de situations, je voulais lui demander quoi faire.
– Vous avez des fréquentations intéressantes ! Et quel conseil vous aurait-il donné ? interrogea Andrew d'un ton amer.
– Il aurait envoyé quelqu'un.
– L'idée qu'il ait déjà envoyé quelqu'un ne vous a pas traversé l'esprit ?
– Que Knopf ait commandité ce tueur ? Sûrement pas ! Il veille sur moi depuis mon enfance, il ne toucherait jamais à l'un de mes cheveux.
– Aux vôtres peut-être, mais aux miens ? Broody n'aurait pas eu le temps de planifier cette agression. En revanche, Knopf, grâce à vous, était au courant depuis hier de l'endroit où nous allions.
– Et si l'épicier espérait garder cette maison pour lui et que notre visite soit venue contrarier ses plans.
– Ne dites pas n'importe quoi. Vous trouvez qu'il avait l'air d'un assassin avec ses petites lunettes et son livre de comptes ?
– La femme qui vous a poignardé avait la tête d'une tueuse quand vous l'avez rencontrée ?
Andrew accusa le coup sans répondre.
– Et maintenant, reprit Suzie, on fait quoi ?
Andrew parcourut la pièce de long en large, tentant de recouvrer ses esprits. Le manque d'alcool l'empêchait de réfléchir, de s'opposer à une décision qu'il savait contraire à tous ses principes. Il fusilla Suzie du regard et sortit de la maison en claquant la porte.
Elle le rejoignit sur le perron et le trouva assis sur la rambarde, les yeux perdus dans le vide.
– On enterre le corps, finit-il par lâcher.
– Pourquoi ne pas le balancer dans le lac ?
– Rien ne vous arrête, n'est-ce pas ?
– Vous nous voyez creuser un trou en pleine nuit, vous n'avez rien imaginé de plus sordide comme programme ?
Andrew abandonna la rambarde et se retourna pour faire face à Suzie.
– D'accord, à condition de dénicher de quoi le lester.
Il alluma la mèche de la lampe à pétrole accrochée près de la porte d'entrée et précéda Suzie dans l'obscurité des bois.
– Comment ma grand-mère trouvait-elle le courage de passer ses dimanches soir seule sur cette île ?
– Elle devait être comme vous, pleine de ressources, répondit Andrew en entrant dans la remise. Voilà qui devrait être suffisant, ajouta-t-il en soupesant une caisse à outils bien remplie qu'il avait repérée sur l'établi.
– Broody se demandera où est passé son matériel.
– Il en aura une petite idée puisque vous pensez que c'est lui le commanditaire. Je ne crois pas que notre agresseur nous aurait laissés dans le chalet après avoir achevé sa besogne. Enfin, si Broody est responsable.
– Je vous jure que Knopf n'y est pour rien.
– Nous verrons. Attrapez cette corde et finissons-en.
*
Ils retournèrent au ponton. Andrew posa la lampe à pétrole près du cadavre. Il attacha une extrémité de la corde à la poignée de la caisse à outils et noua l'autre autour du torse de l'homme.
– Aidez-moi, dit-il.
Suzie grimaça de dégoût en soulevant les jambes du mort tandis qu'Andrew l'attrapait par les épaules. Ils déposèrent le corps au fond de la barque et Andrew s'installa à côté du moteur.
– Restez ici avec cette lampe, ça me guidera au retour.
Suzie la plaça au bout du ponton et sauta dans l'embarcation.
– Je viens avec vous !
– Je vois ça, soupira Andrew en lançant le moteur.
Ils s'éloignèrent vers le large.
– Si elle s'éteint, nous ne retrouverons jamais l'embarcadère, protesta-t-il en se retournant.
La lueur de la lampe à pétrole devenait de plus en plus discrète. Andrew coupa les gaz, la barque glissa silencieusement et finit par s'immobiliser.
Ils firent basculer l'homme et la caisse à outils par-dessus bord. Son corps s'enfonça lentement dans l'eau noire.
– On aurait dû l'attacher par les pieds, dit Suzie en regardant les derniers remous disparaître de la surface.
– Pourquoi ?
– Parce qu'en arrivant au fond ce con va se retrouver la tête en bas. Quel malheur, faut être tordu pour avoir fait ça ! ajouta Suzie en imitant encore la serveuse Anita.
– Votre cynisme m'horripile.
– C'est moi qui l'ai tué et c'est vous qui faites une tête d'enterrement. Allez, rentrons avant que le vent n'éteigne votre lampe.
La traversée se fit sans un mot. Le vent froid griffait leurs visages, mais il charriait une odeur de neige et de résineux, un bouquet d'hiver qu'exhalaient les bois et qui les ramenait tous deux à la vie.
– Le fils Broody ne nous aura jamais apporté de vivres, dit Suzie en entrant dans la maison.
Andrew souffla la lampe, la remit en place et se dirigea vers la cuisine.
– Parce que vous avez faim, en plus ? dit-il en se lavant les mains.
– Pas vous ?
– Non, vraiment pas.
– Alors je ne vous propose pas de partager ? dit-elle en sortant une barre de céréales de la poche de son manteau.
Elle la croqua à pleines dents, regarda Andrew en mastiquant, et en sortit une autre qu'elle lui tendit.
– Je crois que la seule chose qui nous reste à faire est d'aller nous coucher. Et puis si cela peut soulager votre conscience, demain, nous irons chez les flics.
Elle monta à l'étage et entra dans la chambre.
Andrew la rejoignit quelques instants plus tard. Suzie était allongée sur le lit, dans une nudité complète. Il se dévêtit et se coucha sur elle, ardent et malhabile. La chaleur de son corps réveilla le désir, elle sentit son sexe pressé sur son bas-ventre. Suzie prit Andrew dans ses bras, sa langue parcourut son cou.
Andrew promenait ses lèvres sur sa peau, il embrassa ses seins, ses épaules et sa bouche. Elle resserra ses jambes autour de lui et de sa main le guida en elle. Et tandis qu'il la pénétrait, elle le repoussait pour le retenir aussitôt. Leurs souffles se confondaient, pleins d'ardeur et de vie, chassant pour un temps le souvenir macabre qu'ils partageaient. Elle roula pour se dresser sur lui, reins cambrés, mains en arrière accrochées à ses cuisses qu'elle serrait fermement. Son ventre dansait pendant que ses seins se dressaient et retombaient lourdement. Elle poussa un long cri quand Andrew vint en elle.
Elle s'allongea à son côté, il lui prit la main et voulut l'embrasser. Mais Suzie se leva sans rien dire et disparut dans la salle de bains.
Quand elle revint dans la chambre, Andrew avait quitté la pièce. Elle entendit ses pas dans le salon. Elle se glissa sous les draps, éteignit la lumière et mordit l'oreiller pour qu'il ne l'entende pas sangloter.
*
On frappait, frappait et frappait encore. Elle ouvrit les yeux et se rendit compte qu'elle s'était endormie dans un lit. Le vacarme se poursuivait, elle enfila ses vêtements et descendit.
Andrew avait la tête passée dans le conduit de la cheminée, elle ne voyait que ses jambes et le bas de son torse.
– Vous ne dormez jamais ? dit-elle en bâillant.
– Je dors peu, mais je dors vite, grommela-t-il en continuant à marteler le mortier.
– Je peux savoir ce que vous faites ?
– Je n'arrive pas à fermer l'œil, alors je m'occupe, et je n'y vois rien, ce qui ne me facilite pas la tâche.
Elle se rendit dans l'entrée, décrocha la lampe à pétrole, alluma la mèche et la posa sur l'âtre.
– C'est mieux comme ça ?
– Oui, beaucoup mieux, répondit Andrew, en lui tendant une brique, vierge de suie, qu'il venait de desceller.
– Vous comptez démonter toute la cheminée ?
Elle l'entendit râler, une autre brique tomba et se brisa au sol.
– Soulevez la lampe, dit-il d'un ton autoritaire.
Suzie fit de son mieux pour le satisfaire.
Andrew lui fit signe de se pousser, il se courba pour repasser sous le linteau et croisa le regard de Suzie qui l'observait.
– Quoi ?
– Rien, je partage ma nuit avec un type qui a choisi de passer la sienne dans une cheminée. Mais à part ça, rien.
– Tenez, grommela Andrew en lui tendant un petit paquet enveloppé de papier kraft.
– Qu'est-ce que c'est ? s'exclama Suzie, stupéfaite.
– Je vais chercher un couteau et nous le saurons bientôt.
Suzie le suivit jusque dans la cuisine. Ils s'installèrent autour de la table.
Le colis renfermait des photographies de Liliane, certainement prises par l'homme qu'elle avait aimé en secret sur cette île perdue des Adirondacks, une partition musicale et une enveloppe sur laquelle était écrit à la main le prénom de Mathilde.
Suzie s'empara de l'enveloppe.
– Vous ne voulez pas la remettre à sa destinataire ? demanda Andrew.
– Un an après son plongeon dans le port de Boston, maman a recommencé. Cette fois, il n'y avait pas de patrouille de police.
Suzie décacheta l'enveloppe et déplia la lettre.
Mathilde,
Sur cette île d'où je t'écris se promenait une femme autre que ta mère. Cette femme aimait un homme qui l'aimait bien moins qu'elle. Il s'en est allé à midi et ne reviendra pas.
Ne crois pas que je trahissais ton père. Il m'a fait le plus beau des cadeaux que je pouvais espérer de la vie, et l'enfant que tu es a comblé la mienne. Tu avais cinq ans quand je l'ai surpris dans notre lit, en autre compagnie que moi. Il m'a fallu du temps, mais je lui ai pardonné. Le jour où j'ai compris en aimant à mon tour que le mur des convenances l'avait fait prisonnier de sa propre existence. Un jour peut-être, le monde sera aussi tolérant que j'ai appris à l'être. Comment méjuger ceux qui aiment ?
Dans cette maison d'où je t'écris cette lettre se promenait un homme qui n'était pas ton père. Un homme qui me disait ce que j'avais toujours rêvé entendre, il me parlait d'avenir, de richesses partagées, d'une politique au service des peuples et non de ceux qui les gouvernent. Au-delà des rivalités de partis, j'ai cru en lui, en sa ferveur, en sa passion et sa sincérité.
L'appétit du pouvoir est incontrôlable et corrompt les plus belles intentions.
J'ai entendu tant de secrets d'alcôves, tant de mensonges que je taisais, jusqu'au jour où mes yeux trop curieux se sont perdus sur ce que je n'aurais peut-être jamais dû lire.
Pour créer une illusion, la première chose dont les hommes de pouvoir ont besoin, c'est d'obtenir votre confiance. L'illusion doit apparaître aussi vraie que la réalité qu'elle cache. La moindre imperfection peut, comme une épingle au contact d'un ballon, faire éclater l'illusion. Et la vérité devient criante.
Je dois partir, Mathilde, il est trop tard pour renoncer. Si j'échoue, on te dira des choses sur ta mère que tu ne dois pas croire.
C'est en pensant à cela que je t'écris ce soir, tout en priant pour que tu n'aies jamais à me lire.
Demain, je confierai un colis au seul ami que j'aie afin qu'il te le remette, quand tu seras en âge de comprendre et d'agir. Tu y trouveras une partition musicale que tu sauras déchiffrer et une clé. Si le pire m'arrivait, souviens-toi, lorsque je te manquerai, de l'endroit où nous allions parfois en cachette quand ton père était en voyage ; tu y feras mon deuil.
Agis selon ta conscience. Le choix de prendre ma relève t'appartient, mais rien ne t'y oblige.
Si tu le décidais, je ne te demande qu'une chose, ne fais confiance à personne.
Je t'aime ma fille, si fort que tu ne pourras le comprendre avant d'avoir eu un enfant à ton tour.
Pardonne-moi mon absence, d'avoir pris des chemins qui t'auront privée de ta mère. L'idée de ne plus te revoir est d'une cruauté que je ne peux concevoir. Mais certaines causes valent plus que votre propre vie. Je veux croire que si tu étais à ma place, tu ferais de même.
Où que je sois désormais, sache que jamais je ne cesserai de t'aimer. Tu es en moi à chaque instant et pour l'éternité.
Tu as été ma raison de vivre.
Ta maman qui t'aime
Suzie tendit la lettre à Andrew, qui la lut à son tour.
– Qu'est-ce que j'aurais aimé la connaître, murmura-t-elle.
– Vous avez une idée de cet endroit dont elle parle à sa fille ?
– Non, ça ne me dit rien du tout.
– Et la partition, vous seriez capable de la jouer ?
– Mes souvenirs de piano sont lointains. La jouer certainement pas, mais la déchiffrer me semble possible.
– Quand ceux qui ont voulu se débarrasser de nous apprendront leur échec, nous n'aurons plus beaucoup de temps, alors essayez de vous rappeler. Mathilde ne vous a jamais parlé d'un lieu où elle se rendait en cachette avec sa mère ?
– Vous aussi vous l'appelez Mathilde, maintenant ? Non, je vous l'ai dit, je n'en ai aucune idée, mais Knopf le sait peut-être. Je veux croire que c'est lui, l'ami auquel elle voulait confier ce paquet.
– Si je l'ai trouvé ici, c'est qu'elle s'était ravisée au dernier moment !
– Elle n'en a pas eu le temps, c'est tout.
Andrew étala les photos sur la table. Des portraits de Liliane, pris sur l'île. Elle posait allongée sur la plage, tenant une hachette à la main devant la remise à bois, arrangeant des pots de fleurs sur le perron de la maison, agenouillée devant la cheminée allumant un feu et faisant une grimace. Sur une autre, Liliane était nue, de dos, dans la salle de bains. Elle avait tourné la tête au dernier moment en découvrant celui qui se tenait derrière elle et la photographiait.
– Vous voulez que je vous aide à reluquer ma grand-mère ? demanda Suzie en arrachant la photo des mains d'Andrew.
– À cette époque, vous n'étiez même pas née, se justifia-t-il.
– Elle était plutôt bien faite, dit Suzie.
– Vous n'avez rien à lui envier.
Suzie se pencha sur la photographie, plissant les yeux pour en examiner les détails.
– Regardez, dit-elle, là, dans le miroir au-dessus du lavabo, on aperçoit le reflet du visage de son amant.
Andrew reprit la photo et l'observa à son tour.
– Peut-être, mais je n'arrive pas à distinguer ses traits.
– Sur le guéridon à côté du canapé, il y a une loupe, s'exclama Suzie en se levant.
Elle emporta la photographie. Andrew attendit dans la cuisine et, ne la voyant pas revenir, il la rejoignit dans le salon.
Suzie étudiait la photo à la loupe.
– Je comprends mieux pourquoi Knopf me disait qu'elle était avant-gardiste.
– Je vous demande pardon ? interrogea Andrew en s'asseyant à côté d'elle.
– L'amant de ma grand-mère avait au moins vingt ans de moins qu'elle.
– Faites voir ça ? dit Andrew en reprenant la loupe des mains de Suzie.
– Maintenant, je comprends mieux aussi ce que suggérait Broody en disant « jusqu'à atteindre les plus hautes sphères du pouvoir », souffla Andrew, bouche bée. L'homme, sur cette photo, est devenu trente et quelques années plus tard le plus puissant vice-président des États-Unis, et certainement le plus redoutable de toute notre histoire.
– Il est toujours en vie ?
– Oui, affaibli par des problèmes de cœur, mais vivant.
– Il faut absolument que je lui parle.
– Vous êtes aussi folle que naïve, la plus naïve des femmes que j'ai rencontrées de toute mon existence, répliqua Andrew.
– Et vous en avez rencontré beaucoup ?
– Vous n'avez pas la moindre idée du genre d'homme qui se cache derrière ce visage débonnaire, et je parierais que votre grand-mère en a pris conscience le jour de leur dispute.
– Ils se sont aimés, il sait forcément des choses sur elle.
– Des choses ? Laissez-moi vous en raconter quelques-unes. Il a commencé sa carrière politique à vingt-sept ans en ayant pour mentor Ronald Rumsfeld, le plus controversé des secrétaires d'État à la Défense, et ils ont noué des liens indéfectibles. Douze ans après que cette photo fut prise, l'amant de votre grand-mère est devenu député. Un député qui s'est opposé aux sanctions économiques à l'encontre de l'Afrique du Sud à l'époque de l'apartheid, à une mesure du Congrès appelant le gouvernement sud-africain à libérer Mandela et, dans un autre registre, à la création du département d'État à l'Éducation, il trouvait que l'éducation coûtait trop cher. Après avoir été nommé chef de file des Républicains, il a succédé à son mentor au poste de secrétaire d'État à la Défense. Il a dirigé l'invasion militaire du Panamá, et l'opération Tempête du désert. Ce qui est un comble quand on pense qu'il avait usé jadis de toutes les astuces possibles pour fuir ses propres obligations militaires et échapper au Vietnam. Quand les Démocrates ont repris le pouvoir, il a quitté momentanément la vie politique pour présider l'une des plus importantes compagnies d'extraction pétrolière. Une multinationale qui, sous sa gouvernance, s'est diversifiée dans des activités paramilitaires en tous genres, planquées dans de nombreuses filiales. Après dix ans de bons et loyaux services, celui qui fut jadis l'amant de votre grand-mère démissionna, pour devenir vice-président des États-Unis, touchant au passage une petite indemnité de départ avoisinant les trois cents millions de dollars. Mais en homme d'affaires avisé, il se fit aussi offrir un bon paquet de stock-options. Il aurait eu tort de s'en priver, car après avoir menti sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak et de liens entre Al-Qaïda et Saddam Hussein, il usa de tout son pouvoir pour inciter au déclenchement de la guerre, la faisant passer comme une riposte aux attentats du 11 Septembre. Guerre dont la logistique fut pour une grande partie sous-traitée aux milices sécuritaires dont son ancienne compagnie fournissait les services. Et ces actions ont dû sacrément prospérer puisque, durant son mandat de vice-président des États-Unis, sa multinationale rafla pour près de sept milliards de dollars de contrats gouvernementaux. C'est lui qui, en tant que chef des opérations militaires, distribuait ces mirifiques contrats. Et pour finir, si tant est qu'il y ait une fin à ses agissements, il fut directement impliqué dans l'affaire Enron. Un des plus grands scandales pétroliers, alors qu'il présidait également la commission nationale pour le développement des énergies. J'allais oublier, on le soupçonne d'être le fomenteur de l'affaire Valerie Plame. Valerie Plame était un agent de la CIA dont la couverture fut révélée à la presse par des fuites émanant d'une aile de la Maison-Blanche. Valerie Plame était aussi la femme d'un ambassadeur des États-Unis qui avait eu le tort d'être parmi les premiers à affirmer que les rapports présentés au Congrès sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak avaient été truqués et les preuves créées de toutes pièces. Vous voulez toujours le rencontrer pour lui parler de votre grand-mère ?
– Comment savez-vous tout cela ?
– Probablement parce que j'ai eu mon diplôme de journalisme dans une pochette-surprise, répondit Andrew de fort mauvaise humeur. Cet homme fut l'un des trois « faucons » de la Maison-Blanche. Et croyez-moi, cette analogie n'a pas dû plaire aux défenseurs de l'espèce.
– Et vous êtes certain que c'est lui sur cette photo ?
– À moins qu'il ait un jumeau, et ça se saurait, je n'en ai aucun doute. Maintenant, on range nos affaires, on essaie de dormir deux heures et on fiche le camp dès le lever du jour.
– C'est si grave que ça ?
– Je ne sais pas encore dans quel pétrin s'était fourrée votre grand-mère, mais nous avons mis les pieds en plein dedans et, croyez-moi, nous n'avons pas affaire à des enfants de chœur.
– Vous croyez qu'il aurait pu être complice de ma grand-mère ?
Andrew réfléchit un instant à la question de Suzie.
– Ça ne collerait pas avec le témoignage de Broody sur leur dispute.
– Il a pu se dégonfler au dernier moment, c'est peut-être même lui qui l'a dénoncée.
– De sa part, rien ne me surprendrait, mais je suis heureux de constater que vous envisagiez enfin que votre grand-mère ait pu trahir son pays.
– Par moments, je vous déteste, Stilman, dit Suzie.
– Vous m'avez demandé de vous aider à trouver la vérité, pas d'être aimable !
1. Environ 30 centimètres.