12.
Andrew demanda son chemin au gardien du campus.
Suzie le précéda en s'engouffrant dans le bâtiment C de la résidence étudiante.
Andrew frappa à la porte. Colman devait travailler avec un casque sur les oreilles. Suzie frappa à son tour, et comme Colman ne répondait toujours pas, elle entra dans la chambre.
Jack dormait, la tête sur son clavier. Intriguée, Suzie regarda Andrew et s'approcha du bureau. Elle posa la main sur l'épaule de Colman, le bras du jeune homme retomba lourdement le long de son corps, son visage était blême.
Suzie poussa un cri qu'Andrew tenta d'étouffer en lui mettant sa main sur la bouche. Elle le repoussa et secoua Colman par les épaules. La tête de Jack dodelinait sur le clavier, mais ses yeux restaient mi-clos, sans la moindre expression de vie.
– Appelez une ambulance, implora Suzie.
Andrew appuya son index sur la carotide de Colman.
– Je suis désolé, vraiment désolé, dit-il, la gorge serrée.
Suzie s'agenouilla à côté de Jack Colman, et empoigna sa main inerte. Et tandis qu'elle conjurait Colman de se réveiller, Andrew la força à se relever.
– Vous êtes en train de laisser des empreintes partout, murmura-t-il. Allez, venez, fichons le camp.
– Je m'en moque de mes empreintes !
– C'est tragique, mais on ne peut plus rien faire.
Andrew remarqua un bout de carton blanc sous la joue de Colman. Il tira dessus et reconnut sa carte de visite. Une idée lui vint, comme une fulgurance qui pendant un court instant l'arracha à la situation dans laquelle il se trouvait.
– Et merde, tant pis pour les empreintes, bougonna-t-il.
Il déplaça la tête de Colman et s'empara du clavier, devant Suzie qui ne comprenait rien à sa précipitation.
Il ouvrit le navigateur, se connecta à la messagerie du New York Times, tapa son identifiant et son mot de passe et accéda à sa boîte mail.
Il y découvrit les courriels qu'il n'avait pas ouverts depuis plusieurs jours, le plus récent apparaissait en haut de l'écran et émanait de Jack Colman.
Le jeune homme avait dû le rédiger après leur conversation téléphonique. En s'effondrant sur les touches de son clavier, il en avait activé l'envoi.
Et pendant qu'Andrew essayait de lire les premières lignes, il s'aperçut que les autres courriels en attente disparaissaient l'un après l'autre.
– Quelqu'un pirate ma messagerie, cria-t-il.
La liste des e-mails se réduisait de seconde en seconde.
Andrew appuya précipitamment sur deux touches. L'imprimante de Colman se mit à ronronner et un feuillet apparut dans le bac.
Andrew le rangea dans sa poche, ralluma son portable et appela le 911.
*
La chambre d'étudiant grouillait de policiers. Les ambulanciers dépêchés sur place s'en étaient allés après avoir constaté le décès. Il n'y avait aucune blessure apparente, aucune trace de lutte, aucune seringue, rien qui indiquât à première vue une agression ou même une overdose.
Un jeune homme était mort devant son écran d'ordinateur et l'inspecteur qui recueillait le témoignage d'Andrew lui dit que la cause du décès semblait être d'origine naturelle. Ce ne serait pas le premier jeune à mourir d'une malformation cardiaque, d'une rupture d'anévrisme, d'un abus d'amphétamines ou simplement des effets d'une hygiène de vie déplorable. « Les étudiants ne reculaient plus devant rien pour réussir leurs examens », soupira-t-il. Il en avait vu d'autres dans sa carrière. L'autopsie confirmerait tout cela. En attendant, Suzie et Andrew étaient priés de ne pas quitter l'État de New York et de se présenter au commissariat dans les vingt-quatre heures pour y faire chacun leur déposition.
Avant de les autoriser à partir, l'inspecteur appela le New York Times et souhaita s'entretenir avec la rédactrice en chef d'Andrew pour s'assurer que le reporter Stilman travaillait bien à un article sur la Juilliard School et qu'il devait à cet effet rencontrer cet après-midi un certain Jack Colman. Olivia Stern le lui confirma sans la moindre hésitation. Elle demanda à l'inspecteur si elle pouvait dire un mot à son journaliste. L'inspecteur lui tendit le téléphone.
– Il va de soi que je vous attends à mon bureau dans l'heure, dit Olivia.
– C'était une évidence.
Andrew rendit le portable à l'inspecteur.
– Désolé, j'étais obligé de vérifier, c'est la procédure. Mais je n'ai pas dit que vous étiez avec votre petite amie.
– Je vous remercie, répondit Andrew, bien que ce ne soit pas interdit par notre règlement.
L'inspecteur les libéra.
*
– Pourquoi n'avez-vous rien dit ? s'exclama Suzie sur le trottoir.
– Dit quoi ? Qu'en demandant à ce garçon de nous aider à assembler les morceaux manquants d'un opéra, nous l'avions condamné à mort ? Qu'il a probablement été exécuté par un tueur professionnel et que nous avons de bonnes raisons de croire à cette hypothèse parce que vous avez dessoudé un de ses collègues avant-hier soir ? Vous avez besoin que je vous rappelle ce qui s'est passé sur l'île ? Qui de nous deux ne voulait pas qu'on prévienne les flics de peur que son enquête s'arrête ?
– Je dois parler à Knopf, que ça vous plaise ou non.
– Faites comme bon vous semble, moi, je dois aller parler à ma rédactrice en chef et je n'ai pas la moindre idée du bobard que je vais lui servir pour qu'elle me foute la paix. J'emporte le texte, je l'étudierai au journal, on se retrouve en fin de journée à l'hôtel. Je n'aime pas l'idée de vous laisser seule, soyez prudente et ne rallumez pas votre portable.
– Vous l'avez bien fait, vous !
– Je n'avais pas le choix et je le regrette.
*
Andrew avait besoin de se remettre les idées en place. Une vingtaine de blocs le séparaient du journal, il décida de les parcourir à pied. En entrant dans le premier bar venu, il commanda un Fernet-Coca, le barman n'en servait pas et Andrew ressortit furieux.
En chemin, il s'arrêta devant une cabine téléphonique et composa un numéro à San Francisco.
– C'est Andrew Stilman à l'appareil. Je vous dérange ?
– Tout dépend du service que vous allez encore me demander, répliqua l'inspecteur Pilguez.
– Je me suis retrouvé accidentellement sur une scène d'homicide. J'y ai laissé pas mal d'empreintes, j'ai besoin d'une recommandation auprès de vos collègues.
– C'est-à-dire ?
– Que quelqu'un comme vous leur assure que je ne suis pas le genre d'homme à assassiner un gosse. La victime avait vingt ans au plus. J'ai besoin qu'on me laisse tranquille, le temps de boucler une enquête.
Pilguez ne répondait pas, Andrew entendait le souffle de sa respiration.
– Et bien sûr, vous vous trouviez sur les lieux du crime par hasard ? finit-il par lâcher d'un ton flegmatique.
– Plus ou moins.
– Ça s'est passé où ?
– À la résidence étudiante de la Juilliard Academy, sur la 65e.
– Vous avez une idée de qui a fait le coup ?
– Non, mais c'est un travail de professionnel.
– C'est bon, je vais passer ce coup de fil. Dans quelle histoire êtes-vous encore allé vous fourrer, Stilman ?
– Si je vous disais que je n'en sais rien, vous me croiriez ?
– Est-ce que j'ai le choix ? Vous avez besoin d'un coup de main ?
– Je ne pense pas, non, en tout cas pas encore.
– Le cas échéant, n'hésitez pas, je m'ennuie comme un rat mort en ce moment.
Pilguez raccrocha.
Arrivé devant les locaux de la rédaction, Andrew releva la tête pour contempler les lettres du New York Times sur la façade. Il enfouit ses mains dans les poches de sa gabardine et poursuivit son chemin.
*
Knopf attendait Suzie, lisant le journal, sur un banc du Washington Square. Elle s'assit à côté de lui.
– Vous faites une tête, dit Knopf en repliant son journal.
– Je suis paumée, Arnold.
– Ce doit être sérieux pour que vous m'appeliez par mon prénom.
– J'aurais dû vous écouter et renoncer à aller sur cette île. J'ai tiré sur quelqu'un, et je vais devoir vivre avec ça toute ma vie.
– Vous avez tué le journaliste ?
– Non, l'homme qui tentait de le noyer.
– Alors c'était de la légitime défense.
– Quand vous regardez le crâne ensanglanté de quelqu'un que vous venez de tuer, ça ne change pas grand-chose.
– Bien sûr que si. Si c'était lui qui s'était penché sur votre crâne ensanglanté, ça aurait changé beaucoup de choses, pour moi comme pour vous. Vous en avez fait quoi de ce corps ?
– Nous l'avons balancé au fond du lac.
– C'est ce qu'il convenait de faire.
– Je n'en sais rien, j'aurais peut-être dû écouter Andrew et appeler la police. Mais je n'écoute personne.
– Je ne compte plus les heures que j'ai passées à vous protéger. Des autres et de vous-même. Je vais nous épargner à tous deux le récit de vos exploits d'adolescente rebelle, mais que vos empreintes apparaissent sur un cadavre, même dans un contexte de légitime défense, aurait été tout à fait contrariant.
– Je crains hélas que ce soit pourtant le cas.
– Vous me disiez qu'il était au fond d'un lac ?
– Lui, oui. Mais il y a autre chose : nous avions rendez-vous avec un étudiant à la Juilliard School et nous l'avons trouvé mort en arrivant dans sa chambre.
– Et vous avez laissé vos empreintes dans cette chambre ?
– Sur la rambarde d'escalier, sur la poignée de la porte d'entrée, sur lui, sur sa chaise, son bureau... Mais cette fois, nous avons prévenu les flics. Je dois aller faire une déposition demain au commissariat.
– Auprès de quel inspecteur ?
Suzie tendit la carte que lui avait remise le policier.
– Je verrai ce que je peux faire, dit Knopf en s'en emparant, et je vous tiendrai au courant. À condition toutefois que je puisse vous joindre ! Vous avez perdu votre téléphone ?
– Non, il est éteint.
– Eh bien rallumez-le, bon sang ! Comment voulez-vous que je vous protège si je ne sais pas où vous trouver ? Je vous avais prévenue, Suzie, poursuivre cette enquête était une entreprise des plus dangereuses.
– Épargnez-moi vos leçons, et puis vous allez être content, j'ai décidé d'y mettre un terme, il y a eu assez de sang versé. C'est au-dessus de mes forces.
Knopf lui prit la main et la tapota gentiment.
– Il y a encore quelques jours, ma chère, vous entendre dire cela m'aurait en effet comblé de joie.
– Plus maintenant ?
– Je crains qu'il ne soit trop tard. Je vais vous faire une confidence, Suzie, et vous devez me jurer de ne la répéter à personne, pas pour le moment en tout cas. J'espérais n'avoir jamais à vous le révéler, mais la situation m'y oblige. Votre grand-mère avait volé des documents bien plus importants que de simples positions militaires au Vietnam. Cette rumeur n'avait d'autre raison que d'endormir l'ennemi. Liliane était une activiste, opposée à la force nucléaire. Et l'épisode de la baie des Cochons n'avait fait que renforcer ses convictions. Les positions qu'elle avait dérobées dans le bureau de son mari étaient celles de nos installations de défense nucléaire, plus grave encore, celles de missiles à longue portée que nous avions installés dans le plus grand secret en Europe, aux frontières du bloc de l'Est. Nous avons toujours nié leur existence. Ils sont toujours là-bas, des dizaines de silos enterrés dans des forêts. La Russie n'est plus un ennemi de nos jours, mais certains de nos hauts gradés doivent considérer que révéler leur présence aurait encore des conséquences diplomatiques désastreuses. Dans ce pays, on ne joue pas avec la sécurité nationale.
– Vous n'avez qu'à leur dire que nous arrêtons tout, j'abandonne.
– Si c'était aussi simple ! Je ne sais même pas quelle agence veut vous éliminer, la CIA, la NSA, l'armée ? Et mes contacts ont hélas le même âge que moi, un contingent de papys à la retraite.
Suzie dessinait un rond avec son pied dans la terre sèche de l'allée du Washington Square.
– Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? demanda-t-elle, en détournant les yeux de Knopf.
– Quand on ne peut plus freiner une machine qui se dirige droit vers un mur, la seule solution est de foncer. Pulvériser l'obstacle au lieu de s'écraser contre lui. Aussi raisonnables que soient désormais vos intentions, ils ne vous croiront pas. La seule chose qui pourrait les retenir serait que vous trouviez ces documents et que vous me les remettiez. Je pourrais m'en servir pour négocier votre sécurité. Dans ce contexte, vous comprenez qu'il est très important de ne rien dire à votre ami reporter, vos intérêts ne sont plus les mêmes.
– Et si cela ne suffisait pas ? murmura Suzie, pensive.
– S'ils s'entêtent, nous changerons de stratégie. Nous utiliserons le journaliste, il publiera, et lorsque ce sera fait, vous n'aurez plus grand-chose à craindre, vous serez intouchables.
– Pourquoi ne pas faire cela directement ?
– Parce que cela reviendrait à perpétuer la trahison de votre grand-mère. Je préférerais que nous n'en arrivions pas là. Mais à choisir entre un incident diplomatique aussi grave soit-il, et votre vie, je n'aurai pas à réfléchir longuement.
Suzie se tourna vers Knopf et affronta son regard, pour la première fois depuis le début de leur conversation.
– Alors, elle était vraiment coupable ?
– C'est une question de point de vue. Elle l'était aux yeux de ceux qui nous gouvernaient, et puis quinze ans plus tard, le monde s'est finalement rendu à sa raison, nous avons signé le traité de désarmement. Depuis 1993, les carcasses de nos glorieux B-52 rouillent par centaines sous le soleil du désert d'Arizona, même si ce démantèlement n'était alors qu'une vaste mascarade puisque nos missiles les remplaçaient.
– Pourquoi ne m'avez-vous pas raconté tout ça plus tôt, Knopf ?
– Auriez-vous accepté de m'entendre ? J'ai essayé, mais votre grand-mère comptait tant pour vous. Mathilde n'était que le fantôme d'une mère et vous aviez fait de Liliane votre modèle. Comment enfoncer plus encore le couteau dans la chair vive d'une blessure d'enfance ?
Suzie balaya le parc du regard. L'hiver lui avait ôté ses couleurs. Quelques promeneurs parcouraient les allées, mains dans les poches et nuque courbée.
– J'ai escaladé une montagne, causé la mort de trois hommes dont l'un avait à peine vingt ans, tout ça pour prouver son innocence, et il faut maintenant que je poursuive cette folie, comme vous le dites si souvent, à la recherche des preuves de sa culpabilité. Quelle ironie !
– Je crains que la saga de votre famille n'en soit une encore plus grande. Où se trouve votre ami journaliste ?
– Il rend des comptes à sa rédactrice en chef.
– Je sais que cela ne me regarde pas, mais y a-t-il quelque chose entre vous ?
– Non, ça ne vous regarde pas. Vous qui avez si bien connu Liliane, aviez-vous entendu parler d'un endroit où elle emmenait parfois Mathilde en cachette de son mari ?
Knopf se frotta le menton.
– Votre grand-mère entretenait tant de secrets. Votre visite sur l'île a dû vous en convaincre.
– Avec qui mon grand-père l'avait trompée ?
– Vous voyez, il faut toujours que vous preniez sa défense ! Et pour revenir à votre question précédente, un seul endroit me vient en tête. Liliane était une passionnée de jazz, son mari n'appréciait que l'opéra et certaines œuvres du répertoire classique. Le jazz n'était pour lui qu'une succession de dysharmonies barbares. Quand votre grand-mère jouait sur son piano, il lui imposait de fermer les portes du salon de musique et d'appuyer sur la sourdine. Chaque mois, Edward se rendait à Washington pour ses affaires, et Liliane en profitait pour aller exercer sa passion dans un célèbre club de jazz de Manhattan. Le Vanguard, si ma mémoire est bonne, mais je ne me souviens pas qu'elle y ait emmené votre mère. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Sur l'île, nous avons trouvé une lettre que Liliane avait écrite à Mathilde. Elle lui parlait d'un endroit où elles se rendaient toutes les deux.
– Et que lui disait-elle d'autre dans cette lettre ?
– Rien que des mots d'amour d'une mère à sa fille. Elle se savait en danger, j'y ai lu une sorte de testament.
– J'aimerai beaucoup pouvoir la lire aussi, si cela ne vous dérange pas.
– Je vous l'apporterai la prochaine fois, promit Suzie. Merci, Arnold.
– De quoi ? Je n'ai rien fait.
– D'avoir toujours été là pour moi, d'être l'homme que vous êtes, celui sur qui je peux toujours compter.
Elle se leva et embrassa Knopf sur la joue, un geste de tendresse qui le fit presque rougir.
– Au fait, dit-il en se levant, avant de mourir, ce Colman vous a appris quelque chose ?
Suzie adressa un regard appuyé à Knopf, et hésita avant de lui répondre.
– Non, nous sommes arrivés trop tard.
Elle s'éloigna dans l'allée et se retourna pour adresser un dernier salut à son parrain.
*
Andrew l'attendait au bar de l'hôtel. Un verre à moitié vide devant lui.
– C'est le premier et je ne l'ai même pas fini, dit-il.
– Je ne vous ai rien demandé, répliqua Suzie en grimpant sur le tabouret.
Elle prit le verre et trempa ses lèvres.
– Comment faites-vous pour boire un truc aussi amer ?
– Question de goût.
– Votre petit rendez-vous était instructif ?
– Question de point de vue ! Ma grand-mère était coupable, lâcha Suzie. Pas de ce dont on l'accusait, mais elle allait tout de même trahir son pays.
– Et comment se porte votre ange gardien ?
– Bien, mais je crois qu'il me ment.
– Ma pauvre, vous allez de désillusion en désillusion.
Suzie se retourna et le gifla. Elle reprit le verre, le vida cul sec et le reposa sur le comptoir.
– Vous aussi vous êtes un menteur, vos yeux pétillent et vous puez l'alcool. Vous en avez bu combien ?
– Trois, lâcha le barman en essuyant son comptoir. Je vous sers quelque chose, mademoiselle ? C'est la maison qui offre.
– Un bloody mary, répondit Suzie.
Andrew se frottait la joue, incrédule.
– Knopf m'a demandé si Colman nous avait appris quelque chose, poursuivit Suzie, je ne lui avais pas donné son nom.
Le barman posa le bloody mary devant elle, et reçut au passage un regard glacial d'Andrew.
– Vous ne dites rien ? murmura Suzie.
– Je vous dirais bien que je vous avais prévenue, pour votre grand-mère comme pour Knopf, mais j'aurais peur de m'en prendre une autre.
– Knopf n'est pas notre ennemi, vous ne me ferez pas changer d'avis. Il ne me dit pas tout, mais dans son métier le secret est un art.
– Qu'avez-vous découvert d'autre ?
– La vraie nature des documents dont ma grand-mère s'était emparée. Ce n'était pas l'argent son motif, elle agissait par idéalisme. Elle espérait contraindre l'armée à cesser d'enfouir des missiles nucléaires dans les forêts d'Europe de l'Est. C'était cela le grand mystère qui se cachait derrière l'opération Snegourotchka.
Andrew fit signe au barman de la resservir.
– Vous aussi vous me surprenez un peu plus chaque jour, continua Suzie, je pensais vous révéler un énorme scoop et vous avez l'air de vous en foutre comme de votre première chemise.
– Ne dites pas ça, je tenais beaucoup à ma première chemise. Mais que l'armée américaine ait planqué des missiles en Europe dans les années 1960, oui, ça, je m'en contrefiche. Les rumeurs à ce sujet n'ont pas manqué, et qu'est-ce que ça peut bien faire aujourd'hui ?
– Un énorme scandale diplomatique.
– Tu parles ! Quand des sous-marins nucléaires russes se font piquer à croiser au large de l'Alaska ou à naviguer dans les eaux territoriales norvégiennes, ça ne donne pas trois lignes dans un canard. Et si c'est ça le scoop que j'ai promis à ma rédactrice en chef, ma prochaine enquête sera d'aller les compter, les canards, sur le réservoir de Central Park. Allez, ça suffit, il faut que je vous parle, mais pas ici.
Andrew régla l'addition, sans oublier de rappeler au barman que le bloody mary était pour lui. Il prit Suzie par le bras et l'entraîna vers la rue. Il lui fit remonter deux blocs sans dire un mot, jusqu'à ce qu'ils s'engouffrent dans la bouche de métro sur la 49e.
– Je peux savoir où on va ?
– Vous préférez le quai nord ou le sud ?
– Ça m'est totalement égal.
– Alors le sud, répondit Andrew en bousculant Suzie vers l'escalier.
Il repéra un banc au bout du quai et s'y assit. Une rame de métro passa dans un grondement assourdissant.
– Les notes de Colman ne racontent pas du tout la même histoire que celle de votre cher ami Knopf.
– Vous avez lu sa retranscription ?
– Colman n'a pas eu le temps d'achever son travail. Difficile d'en tirer des conclusions définitives, dit Andrew en haussant la voix pour couvrir le bruit du métro qui filait dans le tunnel, mais je m'explique mieux pourquoi il voulait une augmentation ; ça fait froid dans le dos.
Andrew remit à Suzie le feuillet qu'ils avaient imprimé dans la chambre de Jack Colman.
Ils veulent assassiner la Demoiselle des neiges.
Si rien n'est fait pour la protéger, elle disparaîtra à jamais.
L'or coule en abondance sous son manteau de glace et nos gens de haut rang veulent s'en emparer.
Le seul moyen de s'approprier ses richesses était de précipiter sa fin.
Mais le tombeau de Snegourotchka sera aussi celui de l'hiver, annonçant un bouleversement destructeur.
Ils en connaissent les conséquences et les méprisent, j'en ai maintenant la preuve.
La voie du nord libérée assurera leur domination et leur prospérité.
Est ou Ouest, alliés ou ennemis n'a plus d'importance. Les prévenir est le seul moyen de mettre un terme aux assauts qui ont déjà commencé.
Nos gens de haut rang recourent aux pires moyens pour arriver à leurs fins.
Les fractures sont volontaires et la nature accomplira le reste.
Sauver Snegourotchka est un devoir qui ne connaît ni obéissance ni patrie, celui d'assurer la survie de millions d'êtres humains.
– Vous y comprenez quelque chose ? s'enquit Suzie.
– Le style est un peu lyrique, j'en conviens, mais votre grand-mère a composé ce texte à partir d'un livret d'opéra. À la première lecture, je me suis interrogé, comme vous. Et puis je me suis souvenu de l'excitation de Colman au téléphone, au point de me demander ce qu'il avait bien pu y voir qui m'échappait. Je n'avais pas regardé mon portable quand je l'ai rallumé pour appeler les flics. Mais tout à l'heure en vous attendant au bar, j'ai vu que Colman m'avait envoyé un texto. Peut-être en comprenant que ce n'était pas nous qui frappions à sa porte. C'est ce dernier message qui a éclairé ma lanterne.
Andrew tira son téléphone de sa poche et le montra à Suzie.
« La Demoiselle de neiges est la banquise arctique. »
– Relisez ce texte maintenant, reprit Andrew, et vous comprendrez tout, sauf la folie qui a pu animer des hommes à vouloir précipiter sa fonte.
– Ils ont voulu détruire la banquise ? demanda Suzie.
– Et ouvrir enfin la voie du nord. Une aubaine pour nos gouvernants qui ont toujours redouté le blocage ou l'asphyxie du canal de Panamá qui reste aujourd'hui encore le seul passage pour le transport maritime entre l'Atlantique et le Pacifique en évitant les « quarantièmes rugissants ». Un corridor unique qu'empruntent trois cents millions de tonnes de marchandises chaque année. Et ce canal est la propriété d'une toute petite république d'Amérique centrale. Ouvrir une nouvelle voie au nord est d'une importance stratégique considérable. Mais cette route demeure impraticable à cause des glaces. Ce serait aussi une aubaine pour nos compagnies pétrolières. Souvenez-vous du CV de l'amant de votre grand-mère. Politiciens, argentiers, magnats, lobbys et multinationales, tout ce beau monde se côtoie, se mélange, partage les mêmes intérêts. Quarante pour cent des réserves mondiales d'or noir se trouvent sous la banquise et elles aussi restent inaccessibles tant que la calotte glaciaire n'aura pas fondu. Je me souviens avoir lu quelque part que cela représentait une manne estimée à plus de sept mille milliards de dollars. De quoi en motiver plus d'un. Voilà pourquoi nos gouvernements successifs s'acharnent à s'opposer à toute mesure freinant le réchauffement climatique. Ouragans, raz-de-marée, sécheresses, famines, élévation du niveau des mers, déplacements des populations côtières, tout ça ne pèse rien contre sept mille milliards de dollars et deux siècles de domination énergétique assurés. Voilà quarante ans que les États-Unis, le Canada et la Russie se disputent les droits territoriaux de l'Arctique. Les Russes ont même envoyé un sous-marin nucléaire pour aller planter leur drapeau au fond de l'océan.
– Nous sommes bien allés planter le nôtre sur la Lune sans en être devenus propriétaires, rétorqua Suzie.
– Elle est un peu loin, et on n'y a pas encore trouvé de pétrole. Combien de guerres avons-nous entreprises pour contrôler les vannes de l'or noir, combien d'hommes y ont perdu la vie... Mais ce qui m'effraie le plus dans ce message que votre grand-mère s'était donné tant de mal à crypter, c'est qu'elle y laisse entendre que ces hommes avaient mis leur projet à exécution.
– Mais quel projet ?
– « Les fractures sont volontaires et la nature accomplira le reste. » Attaquer la banquise en profondeur pour accélérer sa fonte.
– Comment ?
– Je n'en sais rien, mais quand on voit à quelle vitesse elle se réduit d'année en année, je crains que ce scénario ne soit pas qu'une simple fiction. Quoi qu'ils aient fait, j'ai la triste impression que ça a fonctionné.
– Notre gouvernement aurait sciemment provoqué la disparition de la banquise pour aller faire des forages pétroliers en Arctique ?
– Quelque chose dans ce genre, oui. Vous devinez ce qu'il arriverait si nous trouvions les preuves formelles de ce que nous révèle ce bout de papier ? Je doute que les conséquences se limitent à un simple incident diplomatique. C'est toute la crédibilité des États-Unis qui serait remise en cause sur la scène mondiale. Imaginez la réaction des mouvements écologiques, des altermondialistes, des pays qui pâtissent du réchauffement climatique. Sans parler de nos alliés européens qui ont tous des revendications sur les réserves de l'Arctique. Snegourotchka est une véritable poudrière, et on est assis dessus.
– Mais c'est aussi le plus beau sujet de votre carrière.
– Si nous restons en vie pour que je puisse le publier.
Et tandis qu'Andrew et Suzie relisaient encore le texte que leur avait indirectement légué Liliane Walker, les caméras de surveillance fixées au-dessus du quai relayaient leur présence sur les écrans du poste de sécurité. Le logiciel de reconnaissance faciale, mis en place depuis les attentats du 11 Septembre, transmettait déjà leur signalement.
*
L'homme en costume sombre se tenait en appui contre la fenêtre, regardant la ville qui s'étendait jusqu'à la pointe de l'île où l'océan reprenait ses droits. Un paquebot descendait l'Hudson, et Elias Littlefield se fit la remarque que, s'il avait eu une famille, il ne l'aurait jamais emmenée en vacances à bord de l'un de ces HLM flottants. Voyager en troupeau était pour lui aussi vulgaire qu'insupportable.
Il rangea ses lunettes dans la poche haute de son veston et fit claquer sa langue sur son palais. Puis il se retourna et observa l'assemblée autour de la table de réunion, l'air grave et exaspéré.
– Je croyais que la particularité de cette unité était d'anticiper et non de subir. L'un d'entre vous aurait-il un peu de temps libre pour nous rapporter ce document maintenant ? !
– Vous commettriez une erreur en les interpellant « maintenant », répondit Knopf en insistant volontairement sur ce dernier mot.
Littlefield s'approcha de la table de réunion et se servit un grand verre d'eau. Il le porta à ses lèvres en faisant un bruit de succion qui révulsa Knopf.
– Vos oiseaux ont réussi à disparaître pendant quarante-huit heures, enchaîna-t-il, je n'autoriserai pas que cela se reproduise.
– C'est vous qui avez commandité cette brillante intervention sur l'île de Clarks ?
Littlefield regarda ses collaborateurs d'un œil complice et bienveillant. Pour que chacun d'eux sache qu'il appartenait à une équipe soudée dont il était le chef.
– Non, nous n'y sommes pour rien.
Littlefield retourna à la fenêtre contempler la vue.
Les projecteurs éclairaient d'une lumière vert et rouge la structure de l'Empire State Building, signe de l'approche des fêtes de fin d'année. Elias Littlefield pensa que lorsque ce dossier ne serait plus qu'une affaire de plus réglée par ses soins il irait bien skier dans le Colorado.
– Vous en êtes encore réduit à faire la course avec d'autres agences ? reprit Knopf. Je me demande si c'est vraiment votre pays que vous voulez protéger, ou votre carrière ?
– Pourquoi ce ne serait pas les Russes, les Canadiens ou même les Norvégiens qui chercheraient à nous prendre de vitesse ?
– Parce qu'ils sont intelligents. Ils attendraient de mettre la main sur les preuves avant d'agir.
– Épargnez-moi ce ton condescendant, Knopf. Vous nous avez assuré pendant des années que de telles preuves n'existaient plus. La seule raison qui justifie que nous vous ayons sorti de votre retraite est la connaissance que vous aviez de cette affaire. Mais plus les jours passent et plus je doute de votre utilité. Je vous rappelle que votre rôle ici se limite à celui d'observateur, alors gardez vos remarques pour vous.
Knopf repoussa sa chaise. Il attrapa sa gabardine au portemanteau et s'en alla.
*
Le métro s'arrêta dans un grincement mécanique, les portières de la rame s'ouvrirent. Andrew et Suzie s'engouffrèrent dans le wagon de tête et allèrent s'asseoir sur la première banquette libre.
– Une heure après notre départ, les policiers qui se trouvaient chez Colman ont été priés de quitter les lieux.
– Par qui ?
– Par des agents de la NSA qui, paraît-il, prenaient leur relève.
– Comment l'avez-vous appris ?
– J'avais demandé un petit service à un ami. Il m'a rappelé peu de temps après pour me donner cette information.
– Je croyais que nous ne devions pas rallumer nos portables ?
– C'est pour ça que nous sommes ici, pour disparaître de leurs écrans. Nous sortirons au terminus de Brooklyn.
– Non, nous descendons à Christopher Street, moi aussi j'ai du nouveau.
*
Les lumières du chantier de la Freedom Tower ne formaient plus qu'un halo dans la nuit grise. Une de ces nuits où le crachin d'hiver vous glace jusqu'aux os. Les voitures filaient sur la Septième Avenue dans un tohu-bohu de klaxons et de crissements de pneus sur l'asphalte humide.
Suzie repoussa la porte du 178 et descendit les marches abruptes de l'escalier qui menait au sous-sol. Ils entrèrent dans la salle du Village Vanguard. Il était encore tôt et le Steve Wilson trio s'époumonait pour deux clients au bar, un homme esseulé dans un box et un autre qui lisait ses e-mails sur son portable, relevant la tête de temps à autre. Lorraine Gordon, depuis son tabouret, scrutait la salle avec son air installé de patronne. Quarante-deux ans, qu'elle était là, fidèle au poste, six soirs par semaine.
Thelonious Monk, Miles Davis, Hank Mobley, Bill Evans, elle les avait tous accueillis dans son club. Et pour ces musiciens venus des quatre coins de l'Amérique, elle était simplement « Lorraine », la muse de la Mecque du jazz, sauf Shirley Horn, qui l'avait baptisée le « sergent », mais peu de gens s'autorisaient à l'appeler ainsi.
Suzie et Andrew s'installèrent au plus loin de la scène. Lorraine Gordon s'approcha et n'attendit pas leur permission pour s'asseoir avec eux.
– Un revenant ! Où étais-tu passé ?
– Ici aussi vous êtes un habitué ? demanda Suzie.
– Monsieur a sa bouteille chez moi, ma petite, rétorqua la patronne, sans lui adresser un regard.
– J'étais en vadrouille, dit Andrew.
– Je t'ai connu plus mauvaise mine, quoique l'éclairage chez moi soit toujours flatteur. Qu'est-ce que tu as fait de ta femme ?
Et comme Andrew ne répondait pas, elle s'enquit de ce qu'il voulait boire.
– Rien, déclara Suzie à sa place. Il n'a pas soif.
Lorraine apprécia son culot, mais se garda bien de le lui dire. Elle n'aimait pas les filles un peu trop jolies à son goût, les soupçonnant de se servir de leur cul pour arriver à leurs fins. Chaque fois qu'un musicien lui avait fait défaut, où s'était pris de jouer saoul comme une barrique, c'était à cause d'une jolie fille qui lui avait brisé le cœur.
– Sa grand-mère aurait joué dans ton club, il y a longtemps, dit Andrew en désignant Suzie d'un coup d'œil. Liliane Walker, ce nom te dit quelque chose ?
– Rien du tout, affirma Lorraine en considérant Suzie. Des musiciens, ma chérie, j'en ai vu défiler quelques-uns.
– Et si elle s'était appelée Liliane Mc Carthy ? interrogea Suzie en résistant à l'envie de remettre Lorraine à sa place.
– En quelle année elle est venue jouer, ta mamy ?
– La dernière fois, ce devait être en 1966.
– Tu te rends compte, j'avais vingt-six ans, ma chérie. Max et moi n'étions même pas encore mariés.
Lorraine Gordon fit un tour d'horizon et arrêta son regard sur le mur tapissé de portraits en noir et blanc.
– Non, je ne me souviens pas d'elle.
Suzie tira la photo de Liliane de sa poche et la posa sur la table. Lorraine la regarda et se dirigea vers le mur qu'elle parcourut des yeux. Elle décrocha un cadre et revint s'asseoir.
– Tiens, la voilà, ta grand-mère. Tous ceux qui ont joué ici ont droit à leur photo au mur. Tu n'as qu'à retourner le cadre, chacun la dédicaçait.
Suzie, mains tremblantes, observa attentivement le visage souriant de Liliane. Elle avait l'air d'une autre femme, incomparablement plus rayonnante que celle qui figurait sur les photos que Suzie avait vues d'elle. Elle retourna le cadre et, sans montrer son étonnement, le repoussa vers Andrew.
Au lieu d'une dédicace, était écrit : « Oslo, Kulturhistorisk, Frederiks Gate 3. »
Andrew s'approcha de Lorraine et se pencha à son oreille.
– Tu me rendrais un service ? Si quelqu'un vient te poser des questions, tu ne nous as pas vus ce soir.
– Ce n'est pas mon genre, de couvrir les adultères.
Andrew la fixa dans le blanc des yeux et Lorraine Gordon sut qu'il s'agissait d'autre chose.
– Tu as des ennuis avec les flics ?
– C'est plus compliqué que ça, et j'ai besoin de gagner du temps.
– Alors filez tous les deux. Passez par les coulisses. Au bout du couloir, il y a une porte qui donne sur Waverly Place. Si on ne vous a pas vus entrer, on ne vous verra pas plus sortir.
Andrew emmena Suzie chez Taim, une gargote qui ne payait pas de mine, mais où l'on venait depuis Uptown pour ses falafels. Ils décidèrent ensuite de faire quelques pas dans les rues du West Village.
– On ne retourne pas au Marriott, l'adresse est grillée, dit Andrew.
– Il y a d'autres hôtels à New York, suggéra Suzie, choisissez celui qui vous plaira, je suis frigorifiée.
– Si c'est à la NSA que nous avons affaire, tous les hôtels de la ville ont dû recevoir notre signalement et même les plus miteux ne rigolent pas avec ça.
– On ne va pas passer la nuit à errer dehors ?
– Je connais deux trois bars où nous serions tranquilles.
– J'ai besoin de dormir.
Andrew repéra une cabine téléphonique à l'angle de Perry et de Bleecker Street.
– Un nouveau meurtre ? s'inquiéta l'inspecteur Pilguez.
– Pas encore, j'ai juste besoin d'un endroit sûr où passer la nuit.
– Allez dans le Bronx, ordonna Pilguez après un temps de réflexion, le café Colonial sur White Plains Road, tâchez de parler à Oscar, et dites-lui que vous venez de ma part, il vous logera sans vous poser de questions. Qui veut en découdre avec vous, Stilman ? L'inspecteur Morrelli à qui j'avais demandé la faveur de vous laisser tranquille m'a rappelé tout à l'heure. Tous les flics de la ville vous recherchent.
– La NSA, répondit Andrew.
– Alors oubliez l'adresse que je viens de vous donner. Raccrochez et déguerpissez de l'endroit où vous êtes, et vite.
Andrew prit Suzie par la main et l'entraîna en courant vers l'Hudson River. Il se rua au milieu du premier carrefour pour arrêter un taxi et l'y fit grimper sans ménagement.
– Je sais où ils n'iront jamais nous chercher, grommela Andrew.
*
Dolorès venait d'éteindre son ordinateur. Elle s'apprêtait à quitter son bureau quand elle vit Andrew s'y faufiler en compagnie d'une jeune femme. Elle releva la tête et contempla ses deux visiteurs.
– Suzie Baker, je présume ?
Suzie tendit la main à la recherchiste qui la lui serra sans enthousiasme.
– J'ai besoin de vous, Dolorès, dit Andrew en ôtant son imperméable.
– Je pensais que vous veniez m'emmener dîner ! Vous avez de la chance, enchaîna-t-elle, Olivia Stern sortait d'ici il y a moins de dix minutes. Je ne sais pas ce que vous lui avez encore fait, mais elle est remontée contre vous et elle vous cherche partout. Elle voulait savoir si je vous avais vu ou eu au téléphone récemment. Je n'ai pas eu besoin de lui mentir.
Dolorès ralluma son écran et posa ses doigts sur son clavier.
– Ce sera quoi cette fois ?
– Rien, aucune recherche, nous allons juste dormir ici.
– Dans mon bureau ?
– Le mien se trouve dans l'axe de celui d'Olivia, et j'ai Olson pour voisin.
– Vous trouvez toujours les arguments qui font mouche, Stilman. Dites-moi que toutes les polices du monde la recherchent et que ce n'est pas pour assouvir un ignoble fantasme que vous voulez passer la nuit avec elle dans mon bureau !
– Il n'est pas du tout mon genre d'homme, s'exclama Suzie. Et vous avez vu juste, j'ai besoin de me cacher.
Dolorès haussa les épaules et repoussa sa chaise.
– Alors, faites comme chez vous. Les gars du ménage passent à 6 heures, vous souhaitez que je vous réveille avant ? Il arrive qu'on me tire du lit vers 5 h 30 ! ajouta Dolorès d'un ton pince-sans-rire.
Elle se dirigea vers la porte.
– Dolorès ? appela Andrew.
– Quoi encore ?
– J'aurai aussi quelques recherches à vous demander.
– Ah, tout de même ! J'ai cru que vous m'aviez prise pour une tenancière de bordel. Je vous écoute, de quoi s'agit-il ?
– De documents officiels, d'articles, de la moindre déclaration que vous pourriez me trouver sur les réserves pétrolières en Arctique, les comptes-rendus d'expéditions géologiques et météorologiques entreprises autour du cercle polaire, et aussi du rapport le plus récent sur la fonte des glaces, de préférence rédigé par des scientifiques étrangers.
– Et tout ça pour demain ?
– En fin de semaine, ce serait parfait.
– Vous repasserez me voir ?
– Non, pas avant quelque temps.
– Alors, je vous l'envoie où, ce dossier ?
– Vous allez créer une boîte mail à votre nom et vous n'aurez qu'à prendre celui de votre chat comme mot de passe, je m'y connecterai.
– Vous êtes sur un gros coup, Stilman ? demanda Dolorès sur le pas de la porte
– Plus gros que tout ce que vous pourriez imaginer.
– Avec vous, je n'imagine rien, comme ça, je ne suis jamais déçue, dit-elle en lançant un dernier regard à Suzie.
Et Dolorès s'esquiva.