5.
L'homme guettait patiemment, adossé à une voiture, en consultant un guide touristique. Lorsque la locataire du troisième étage sortit promener son chien, il jeta le guide et se faufila avant que la porte ne se referme.
Arrivé au dernier étage, il attendit que s'efface le bruit de ses pas et vérifia d'un coup d'œil dans la cage d'escalier que personne ne s'y trouvait. Il repéra la porte 6B, sortit de sa poche un trousseau de crochets et força la serrure.
L'appartement en angle comptait six fenêtres. Les stores étaient baissés, aucun risque qu'un voisin l'aperçoive de l'autre côté de la rue. L'homme vérifia l'heure à sa montre et se mit au travail. Il lacéra l'assise et les dossiers du canapé, retourna le tapis, les cadres photo accrochés aux murs, ouvrit les tiroirs du bureau et, après avoir fait le tour de l'appartement, continua sa fouille dans la chambre à coucher. La literie subit le même sort que le canapé, puis ce fut au tour du fauteuil à l'entrée de la salle de bains, et le contenu de la commode atterrit sur le matelas éventré.
Quand il entendit des bruits de pas sur le palier, l'homme regagna rapidement le salon, serra le manche du couteau qui se trouvait dans sa poche et se plaqua au mur, retenant sa respiration. Derrière la porte, une voix appelait.
L'homme sortit lentement son arme, et se força à rester calme. La voix se tut mais un souffle persista de l'autre côté de la cloison. Enfin, le souffle s'éteignit et les pas s'éloignèrent.
Le silence revenu, l'homme jugea qu'il était trop dangereux d'emprunter l'escalier intérieur. Celui qui avait suspecté sa présence avait peut-être appelé les flics. Le commissariat se trouvait à quelques rues et les rondes étaient fréquentes.
Il attendit encore un instant avant de se décider à sortir de l'appartement. Il repéra la fenêtre entrouverte au bout du couloir et gagna l'escalier d'incendie qui longeait la façade. En décembre, bien que l'hiver tardât à venir, la frondaison des arbres n'était plus qu'un lointain souvenir ; s'il descendait jusqu'à la rue, on finirait par le voir et il était souhaitable pour son commanditaire que personne ne puisse donner son signalement. À l'étage inférieur, il enjamba le garde-corps et se faufila sur l'escalier adjacent. Il regarda par la fenêtre du cinquième, et, d'un coup de coude, en cassa le carreau. Le loquet glissa sans difficulté, le châssis de la fenêtre ne fut guère plus difficile à soulever. L'homme se contorsionna pour entrer dans l'immeuble voisin dont il ressortit sans avoir croisé âme qui vive.
Puis, il bifurqua au croisement de rues et disparut.
*
Andrew avait pris soin de ne pas adresser la parole à sa voisine depuis qu'elle s'était installée en face de lui. Pour tout bonjour, il s'était contenté d'un signe qu'elle lui avait rendu en s'asseyant. Depuis deux heures, chacun était attelé à sa lecture.
Le téléphone portable de Suzie Baker vibra sur la table. Elle prit connaissance du message qui venait de s'afficher et murmura un juron.
– Un problème ? finit par questionner Andrew.
– Oui, je crois, répondit Suzie Baker en le regardant droit dans les yeux.
– Je peux vous aider ?
– J'en doute, à moins que vous ne m'ayez menti et ne soyez de la police, répliqua-t-elle en se levant.
– Je ne sais pas mentir, ou si mal. Qu'est-ce qui vous arrive ?
– La porte de mon appartement est entrouverte, l'intendant de mon immeuble pense qu'il y a quelqu'un à l'intérieur, il n'a pas osé entrer et veut savoir si j'y suis.
– Mais vous n'y êtes pas, dit Andrew, se maudissant aussitôt d'avoir formulé une réponse aussi stupide.
Suzie acquiesça de la tête et s'éloigna vers la sortie, oubliant son livre.
Andrew attrapa l'ouvrage et la suivit. Un petit cahier glissa des pages et tomba par terre. Andrew le ramassa, posa le livre sur le comptoir devant Yacine, accéléra le pas et arriva sur le parvis juste à temps pour voir Suzie Baker s'engouffrer dans un taxi.
– Et maintenant tu fais quoi, gros malin ? jura-t-il dans sa barbe.
La circulation était dense sur la Cinquième Avenue, les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs, et Andrew était certain que la Septième comme la Neuvième ne seraient guère plus fluides. En prenant le métro, il arriverait avant elle.
– Une ânerie de plus ! conclut-il en s'engouffrant dans la station.
Lorsqu'il ressurgit à la hauteur de la 4e Rue, il n'eut de cesse de se demander comment il expliquerait à sa voisine de table qu'il connaissait son adresse. Aucune idée ne lui vint.
Alors qu'il arrivait à proximité de l'immeuble, Suzie Baker descendait de son taxi. Sans réfléchir, il cria un « Mademoiselle » qui la fit se retourner.
– Qu'est-ce que vous faites là ?
– Vous aviez oublié votre livre, je l'ai rendu à votre place, et en sortant, je vous ai vue grimper dans votre taxi. L'idée que vous vous retrouviez seule en face d'un cambrioleur m'inquiétait. C'est idiot, j'en conviens. Vous avez certainement appelé la police. Mais comme je ne vois aucune voiture de patrouille devant votre porte, je suppose qu'il s'agissait d'une fausse alerte et qu'ils sont déjà repartis. Je vais faire de même. Au revoir, mademoiselle, dit Andrew en tournant les talons.
– Comment avez-vous eu mon adresse ? cria-t-elle dans son dos.
Andrew se retourna.
– J'ai sauté dans un taxi, je lui ai donné un pourboire pour qu'il vous suive. Je suis arrivé en même temps que vous.
– À la vitesse à laquelle nous roulions, vous auriez pu en descendre et monter dans le mien.
– J'y ai pensé, dit Andrew, je n'ai pas osé.
Suzie Baker observa son interlocuteur.
– Je n'ai pas appelé la police, dit-elle sèchement.
– Et votre intendant ?
– Je lui ai envoyé un message pour lui dire que j'étais dans ma salle de bains et que j'avais dû mal refermer ma porte.
– Pourquoi ce mensonge ?
– J'habite ici depuis peu, en sous-location. Une combine pas très légale. La véritable locataire est une amie, partie quelques mois en Europe. À la moindre histoire, le petit billet que je glisse à l'intendant chaque semaine ne suffirait plus à acheter son silence. Je ne peux pas me permettre d'être mise à la rue ; vous savez à quel point il est difficile de dégotter un chez-soi à New York ?
– Ne m'en parlez pas !
Suzie Baker hésita un instant.
– Vous voulez bien m'accompagner ? Je vous mentirais si je vous disais que je suis rassurée. Mais ne vous sentez pas obligé, je ne veux pas vous faire courir de risque.
– Je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup. Si votre porte a été fracturée, le cambrioleur a dû se faire la malle depuis belle lurette. Et puis je suis là, alors autant que je serve à quelque chose. Allons-y, dit-il en prenant Suzie par le bras. C'est moi qui entre en premier.
En constatant l'état du salon, Andrew ordonna à Suzie de l'attendre sur le palier. Il regarda autour de lui et sortit le petit Walther TPH qu'il avait acheté à sa sortie de l'hôpital.
Cinq mois plus tôt, il aurait traité d'imbécile quiconque portait une arme. Mais après avoir été attaqué au couteau, s'être vidé de son sang dans une ambulance, et avoir passé deux mois sur un lit d'hôpital, il estimait légitime d'en conserver une dans la poche de son veston. Son assassin courait encore.
Il entra dans l'appartement, repoussa du pied la porte de la chambre et inspecta les lieux.
Il se fit la réflexion que Suzie aurait un choc en découvrant son « chez-soi » sens dessus dessous, et jugea bon d'être à ses côtés quand elle entrerait. Il se retourna, et sursauta en la voyant derrière lui.
– Je vous avais dit de m'attendre dehors !
– Je ne suis pas d'une nature obéissante. Vous pouvez ranger ce truc ? dit-elle en regardant le pistolet.
– Oui, bien sûr, répondit Andrew, gêné de tenir une arme à la main.
– Ils n'y sont pas allés de main morte, soupira Suzie. Quel capharnaüm !
Elle se baissa et commença à ramasser les objets éparpillés, tournant le dos à Andrew qui se sentit gauche à l'observer ainsi.
– Je peux ? dit-il en s'agenouillant pour ramasser un pull-over.
– Oui, mettez ça sur le lit, je ferai le tri plus tard.
– Vous ne vérifiez pas ce qu'on a pu vous voler ?
– Il n'y a rien à voler ici. Ni argent ni bijoux, je n'en porte pas. Vous iriez nous chercher à boire dans la cuisine ? Je vais en profiter pour ranger les choses un peu personnelles, dit-elle en faisant remarquer à Andrew qu'il avait le pied posé sur un soutien-gorge.
– Évidemment, répliqua-t-il.
Il revint quelques instants plus tard avec un verre d'eau que Suzie but d'un trait.
– Celui ou ceux qui ont visité votre appartement ne cherchaient pas d'argent et encore moins des bijoux.
– Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
– Votre cambrioleur n'a pas mis les pieds dans la cuisine. La plupart des gens cachent leurs objets de valeur dans une fausse canette de soda, au fond d'une boîte de céréales ou dans un sachet en plastique planqué derrière les glaçons.
– Il a peut-être été dérangé par l'intendant.
– Il aurait commencé par là, et puis pourquoi s'en prendre à votre canapé et à votre matelas ? L'époque où l'on cousait des pièces d'or dans sa literie est révolue, ce n'est pas là qu'une femme dissimule ses bagues et ses boucles d'oreilles. Ce serait un peu compliqué pour les récupérer avant de sortir le soir.
– Vous êtes cambrioleur à vos heures ?
– Je suis journaliste, on est curieux de tout dans mon métier. Mais je suis presque certain de ce que j'avance. Ce que je vois autour de moi ne correspond pas à un cambriolage. Celui qui a foutu ce bazar cherchait quelque chose de précis.
– Alors il se sera trompé de porte, ou d'immeuble. Ils se ressemblent tous dans cette rue.
– Vous allez devoir racheter un lit et un canapé à votre amie.
– Heureusement qu'elle ne rentre pas tout de suite. Vu l'état de mes finances, ça devra attendre un peu.
– Je connais un endroit dans Chinatown où trouver du mobilier d'occasion pour trois fois rien, je pourrais vous y conduire, si vous le voulez.
– C'est très gentil à vous, répondit Suzie en continuant de ranger. Vous pouvez me laisser seule maintenant, je suppose que vous avez des choses à faire.
– Rien d'urgent.
Suzie lui tournait toujours le dos, son calme et sa résignation intriguaient Andrew, mais peut-être refusait-elle de montrer ses émotions. Allez savoir où la fierté va se loger. Andrew se serait comporté de la même façon.
Il se rendit dans le salon, ramassa les cadres photo et commença à les remettre à leur place, essayant de reconnaître l'endroit où ils étaient accrochés aux marques laissées sur le mur.
– Elles sont à vous ou à votre amie, ces photos ?
– À moi, cria Suzie depuis la pièce voisine.
– Vous êtes alpiniste ? dit-il en observant un tirage en noir et blanc. C'est bien vous accrochée à cette montagne ?
– Toujours moi, répliqua Suzie.
– Courageux, j'ai le vertige sur un escabeau.
– L'altitude, on s'y fait, c'est une question d'entraînement.
Andrew prit un autre cadre et examina une photographie de Suzie et Shamir au pied d'un rocher.
– Et cet homme à côté de vous ?
– Mon guide.
Mais Andrew remarqua, sur une autre prise de vue, le guide enlaçant Suzie.
Pendant qu'elle rangeait sa chambre, Andrew fit de son mieux pour remettre un peu d'ordre dans le salon. Il retourna à la cuisine, ouvrit les tiroirs et trouva un rouleau de ruban adhésif, celui dont on se sert pour fermer les cartons. Il en recouvrit les lacérations du canapé et contempla le résultat de son travail.
Suzie apparut dans son dos.
– Ce n'est pas parfait, mais vous pourrez vous y asseoir sans passer au travers.
– Je peux vous offrir à déjeuner pour vous remercier ?
– Et vos finances ?
– Je devrais pouvoir vous offrir une salade.
– Je déteste tout ce qui est vert, venez, je vous emmène avaler un steak. Vous avez besoin de prendre des forces.
– Je suis végétarienne.
– Nul n'est parfait, déclara Andrew. Je connais un petit italien près d'ici. Les pâtes c'est végétarien, non ?
La serveuse de Frankie's salua Andrew et lui laissa choisir sa table.
– Vous êtes un habitué ?
– Qu'est-ce que vous faites dans la vie, mademoiselle Baker ?
– Des recherches.
– Quel genre de recherches ?
– Ça vous ennuierait au plus haut point. Et vous, quel genre de journaliste êtes-vous ?
– Un reporter qui aime fourrer son nez dans les affaires des autres.
– Un article récent que j'aurais pu lire ?
– Je n'ai rien écrit depuis trois mois.
– Pourquoi ?
– C'est une longue histoire qui vous ennuierait aussi. Ce type sur la photo, il n'est pas que votre guide, n'est-ce pas ?
Suzie observa Andrew, essayant de deviner les traits de son visage sous sa barbe épaisse.
– Vous étiez comment avant de la laisser pousser ?
– Différent. Vous n'aimez pas ?
– Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question.
– Ça démange un peu, mais on gagne un temps fou le matin, dit Andrew en passant la main sur sa figure.
– Shamir était mon mari.
– Divorcée, vous aussi ?
– Veuve.
– Je suis désolé, je me mêle trop souvent de ce qui ne me regarde pas.
– Votre question n'était pas indiscrète.
– Si, elle l'était. Comment est-ce arrivé ? Je veux dire sa mort.
Andrew fut étonné d'entendre Suzie rire.
– La mort de Shamir n'a rien de drôle, et je n'ai toujours pas fini d'en faire le deuil, mais pour quelqu'un qui redoutait d'être indiscret ! Vous êtes très maladroit, j'aime ça, je crois. Et vous, qu'est-ce qui n'a pas collé dans votre couple ?
– Moi ! Mon mariage doit compter parmi les plus brefs. Unis à midi et séparés à 20 heures.
– Je vous bats. Le mien a duré moins d'une minute.
L'incompréhension se lisait dans les yeux d'Andrew.
– Shamir est mort dans la minute qui a suivi notre échange de vœux.
– Il était gravement malade ?
– Nous étions suspendus dans le vide. Il a coupé la corde qui le retenait à moi, pour me sauver la vie. Mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préférerais changer de sujet.
Le regard d'Andrew plongea vers son assiette. Il se tut un instant et releva la tête.
– Ne voyez aucune idée déplacée de ma part dans ce que je vais vous proposer. Vous ne pouvez pas dormir chez vous ce soir. Pas avant d'avoir fait les frais d'une nouvelle serrure. Votre cambrioleur pourrait revenir. Je possède un petit appartement que je n'occupe pas, tout près d'ici. Je peux vous en confier les clés. Je dors depuis trois mois chez un ami. Quelques nuits de plus ne changeront pas grand-chose.
– Pour quelles raisons n'habitez-vous plus chez vous ?
– J'ai peur des fantômes.
– Vous me proposez de séjourner dans un appartement hanté ?
– Le fantôme de mon ex-femme ne rôde que dans ma tête, vous ne craignez rien.
– Pourquoi feriez-vous ça pour moi ?
– C'est pour moi que je le fais, vous me rendriez service en acceptant. Et puis, ce ne serait que pour quelques jours, le temps...
– Que je fasse remplacer ma serrure et que j'achète un autre matelas. D'accord, dit Suzie. Je n'y avais pas réfléchi, mais maintenant que vous m'en parlez, l'idée de dormir chez moi ce soir m'effraie un peu. J'accepte votre hospitalité, deux nuits, pas plus, je vous le promets. Je ferai le nécessaire demain. Et c'est moi qui vous invite à déjeuner, c'est le minimum.
– Si vous voulez, répondit Andrew.
Après le repas, il accompagna Suzie jusqu'au bas de son immeuble et lui confia ses clés.
– C'est au troisième étage. Ce devrait être propre, la femme de ménage vient régulièrement, et comme je n'y ai pas mis les pieds depuis longtemps, elle ne croule pas sous le travail. L'eau chaude met un peu de temps à venir, mais une fois qu'elle arrive, faites attention, elle est brûlante. Vous trouverez des serviettes dans l'armoire de l'entrée. Faites comme chez vous.
– Vous ne me faites pas visiter ?
– Non, je n'y tiens pas.
Andrew salua Suzie.
– Je pourrais avoir votre numéro de téléphone ? Pour vous rendre vos clés...
– Vous me les rendrez à la bibliothèque. J'y suis tous les jours.
*
Suzie inspecta méticuleusement l'appartement d'Andrew, lui trouvant du charme. Elle repéra la photographie de Valérie, dans son cadre posé sur la cheminée.
– C'est toi qui lui as brisé le cœur ? Quelle idiote, je voudrais pouvoir échanger nos rôles. Je te le rendrai, peut-être, mais plus tard, pour l'instant j'ai besoin de lui.
Et Suzie retourna le cadre face contre mur avant d'aller visiter la chambre.
Au milieu de l'après-midi, elle passa chez elle chercher quelques affaires.
En entrant, elle ôta son manteau, alluma et sursauta à la vue de l'homme assis à son bureau.
– J'avais dit « mettre en désordre », pas tout dévaster ! dit-elle en refermant la porte.
– Il vous a confié ses clés. Pour ce qui est d'attirer son attention, c'est plutôt réussi. Vous devriez me remercier.
– Vous me suivez, maintenant ?
– Simple curiosité. Il est rare que l'on fasse appel à mes services pour se cambrioler soi-même, alors forcément, je me pose des questions.
Suzie se rendit dans la cuisine, ouvrit le placard, attrapa un paquet de céréales sur l'étagère, sortit une liasse de billets cachée au fond de l'emballage et retourna dans le salon.
– Six mille, le solde de ce que vous m'aviez prêté, vous pouvez compter, dit-elle en lui tendant l'argent.
– Qu'est-ce que vous lui voulez à ce type ? s'enquit Arnold Knopf.
– Vous le dire ne fait pas partie de notre petit arrangement.
– Notre petit arrangement tire à sa fin. J'ai fait ce que vous m'aviez demandé. Et j'ai passé plus d'heures à la bibliothèque au cours de ces derniers jours que tout au long de ma vie, même si j'apprécie la lecture d'un bon livre. N'eût été le respect que je portais à votre grand-père, je ne serais jamais sorti de ma retraite.
– Ce n'est pas une question de respect, mais de dettes, combien de fois mon grand-père vous a-t-il tiré d'affaire ?
– Mademoiselle Baker, vous ignorez tant de choses.
– Quand j'étais gamine, vous m'appeliez Suzie.
– Mais vous avez grandi.
– Je vous en prie Arnold, depuis quand prend-on sa retraite dans votre métier ? Et ne me dites pas que c'est en jardinant que vous réussissez à entretenir une telle forme à votre âge.
Arnold Knopf leva les yeux au ciel.
– Pourquoi l'avoir choisi lui plutôt qu'un autre ?
– Sa tête dans le journal, elle m'a plu, je me fie toujours à mon instinct.
– Vous êtes plus retorse que cela. C'est parce qu'il a frôlé la mort, vous croyez que cela a fait de lui une tête brûlée que vous pourrez manipuler à votre guise.
– Non, pas tout à fait. C'est parce qu'il l'a frôlée pour aller jusqu'au bout de son enquête et que rien ne l'aurait fait renoncer. Il recommencera, ce n'est qu'une question de temps. La quête de la vérité est sa came, nous sommes pareils.
– En ce qui le concerne, je n'en sais rien, vous avez peut-être raison, mais vous vous surestimez, Suzie. Et votre quête obsessive vous a déjà coûté beaucoup. Vous auriez pu y passer vous aussi. Vous n'avez pas oublié ce qui est arrivé à celui que vous avez entraîné dans votre projet ?
– Fichez le camp, Arnold. Vous avez votre argent, nous sommes quittes.
– J'ai promis à votre grand-père de veiller sur vous. Nous serons quittes le jour où je ne serai plus. Au revoir, Suzie.
Et Arnold Knopf s'en alla.
*
Le matin suivant, Andrew arriva pile à l'heure en conférence de rédaction. Il y prit même quelques notes, ce qui n'échappa pas à sa rédactrice en chef.
Au sortir de la réunion, elle s'arrangea pour emprunter l'ascenseur avec lui.
– Vous êtes sur un coup, Stilman ?
– Je vous demande pardon ?
– Ce matin en réunion, j'ai croisé le regard de quelqu'un que je n'avais plus vu depuis longtemps.
– J'en suis ravi pour vous, de qui s'agit-il ?
– Sur quoi travaillez-vous ? Et ne me reparlez pas de l'Afrique du Sud, je n'y crois pas une seconde.
– Je vous le dirai en temps voulu, répondit Andrew.
Les portes de la cabine s'ouvrirent. Andrew se dirigea vers son bureau, attendit qu'Olivia Stern s'éloigne et fit demi-tour pour redescendre au sous-sol par l'escalier de secours.
Il passa la matinée à la salle d'archives. Il trouva trace d'une Suzie Baker, notaire à Dexter, d'une Suzie Baker professeur de psychologie à l'université James Madison en Virginie, d'une Suzie Baker artiste peintre, d'une Suzie Baker professeur de yoga, d'une Suzie Baker administratrice à l'université de Warwick, et de vingt autres Suzie Baker. Mais après avoir consulté tous les moteurs de recherche imaginables, il fut incapable de glaner la moindre information sur la Suzie Baker qu'il avait rencontrée à la bibliothèque. Et ceci l'intrigua bien plus que s'il avait découvert quoi que ce soit à son sujet. À l'heure des réseaux sociaux, il était impossible qu'une personne n'eût laissé aucune trace de sa vie sur Internet.
Andrew songea à passer un coup de fil à l'un de ses contacts dans la police, mais il se rappela que sa voisine de bibliothèque sous-louait son appartement. Il n'y avait aucune raison que l'électricité ou le gaz fussent à son nom. Sans pièce administrative, impossible d'en apprendre plus. La Suzie Baker à qui il avait confié les clés de son appartement restait dans un anonymat complet ; quelque chose clochait là-dedans et Andrew savait que lorsque ses sens étaient en alerte, il se trompait rarement.
L'un de ses copains de collège travaillait au service des impôts municipaux. Il décrocha son téléphone et apprit par lui que l'appartement 6B au 65 Morton Street était la propriété d'une société norvégienne. Drôle d'identité pour une prétendue amie partie quelques mois en Europe. Andrew se leva pour se dégourdir les jambes et réfléchir.
– Qui êtes-vous, Suzie Baker ? grommela-t-il en reprenant place devant son écran d'ordinateur.
Il pianota « Accident mont Blanc » sur le clavier et trouva une liste de drames survenus en montagne.
Un entrefilet sur le site d'un quotidien français relatait l'intervention d'une équipe de secours qui avait récupéré en janvier dernier une alpiniste qui avait passé deux nuits bloquée par une tempête à 4 600 mètres. La victime, qui souffrait d'engelures et d'hypothermie, avait été évacuée vers le centre hospitalier de Chamonix. Andrew jeta un coup d'œil à la pendule murale. Il était 11 heures du matin à New York, 17 heures en France. Il attendit de longues minutes au téléphone avant de réussir à joindre la rédaction du Dauphiné, mais il ne comprit pas un mot de ce que son correspondant lui disait, bien que ce dernier eût fait l'effort de s'adresser à lui dans sa langue. Il passa un autre appel, au centre hospitalier de Chamonix et souhaita parler au directeur, se présentant pour ce qu'il était, c'est-à-dire un journaliste du New York Times. On le fit patienter, la personne au bout du fil nota le numéro auquel on pouvait le rappeler et elle raccrocha. Andrew était persuadé que sa demande resterait lettre morte et qu'il lui faudrait harceler l'hôpital avant qu'on veuille bien le renseigner. Mais son téléphone sonna trente minutes plus tard. Edgar Hardouin, directeur du CHU, voulait savoir en quoi il pouvait lui être utile.
Andrew lui parla de Suzie Baker, déclarant qu'il écrivait un papier sur les soins prodigués aux touristes américains voyageant en Europe. Le directeur ne se souvenait pas de ce cas. À sa décharge, expliqua-t-il, son hôpital accueillait un nombre important de blessés en montagne, mais il promit de consulter les dossiers et de le joindre le lendemain.
Après avoir raccroché, Andrew se rendit à la bibliothèque.
*
En arrivant en salle de lecture, Suzie trouva la place de son voisin inoccupée. Elle posa son ouvrage et se rendit à la cafétéria. Andrew buvait un café en lisant son journal, à une table près de la fenêtre.
– Les boissons sont interdites là-bas, et j'ai besoin de caféine ce matin.
– Mal dormi ?
– Sur un lit... J'en avais perdu l'habitude. Et vous ?
– Le vôtre est très confortable.
– Qu'est-ce qu'elle a, cette main droite pour que vous la cachiez toujours dans votre poche ?
– Je suis gauchère, je m'en sers peu.
Suzie hésita un instant.
– C'est plutôt ce qu'elle n'a plus, dit-elle en présentant sa main.
L'index et le majeur étaient sectionnés au niveau de la deuxième phalange.
– Dette de jeu ? demanda Andrew.
– Non, dit Suzie en riant, engelures. Le plus étrange, c'est qu'on continue de les sentir, comme si l'amputation n'avait jamais eu lieu. Parfois la douleur se réveille. Il paraît que ça passe au bout de quelques années.
– Quand est-ce arrivé ?
– L'hiver dernier, nous escaladions le mont Blanc, nous sommes tombés dans une crevasse.
– C'est au cours de cette expédition que votre ami s'est donné la mort ?
– Il ne s'est pas donné la mort, je l'ai tué.
Andrew fut stupéfié par cet aveu.
– Mon imprudence et mon entêtement lui ont coûté la vie, ajouta Suzie.
– Il était votre guide, c'était à lui que revenait d'apprécier le danger.
– Il m'en avait avertie, je n'ai pas voulu l'entendre, j'ai continué à grimper, il m'a suivie.
– Je peux comprendre ce que vous ressentez. Moi aussi, je suis responsable de la mort d'un homme.
– Qui ?
– Le garde du corps d'un type que je traquais. On avait jeté de la ferraille sur une route pour crever les pneus de leur voiture et les forcer à s'arrêter. Ça a mal tourné, la bagnole a fait un tonneau et le passager avant a été tué.
– Vous n'y allez pas par quatre chemins dans vos enquêtes ! siffla Suzie.
– C'est drôle, je n'en ai jamais parlé à personne, pas même à mon meilleur ami.
– Alors, pourquoi me l'avoir dit ?
– Pour témoigner que les choses se passent rarement comme prévu, que les accidents existent. Qu'est-ce que vous fichiez sur le mont Blanc en plein hiver ? Je n'y connais rien en alpinisme, mais j'imagine que ce n'est pas la meilleure saison pour aller faire de la grimpette en montagne.
– C'était une date anniversaire.
– Vous fêtiez quoi ?
– Le crash d'un avion qui s'est abîmé sur les rochers de la Tournette.
– C'est sympathique de faire la fête avec vous.
– Moi aussi, je viens de vous faire une confidence. Je crois même vous en avoir dit plus que je ne le voulais.
– Si c'était de la provocation, c'est réussi.
– Aucunement, répondit Suzie. Restez ce gentleman qui a confié les clés de son appartement à une inconnue et changeons de sujet.
– Vous avez raison, après tout, cela ne me regarde pas.
– Je m'excuse, je ne voulais pas être brutale.
– Pourquoi alliez-vous célébrer l'anniversaire d'un accident d'avion à 4 600 mètres d'altitude ? Un de vos proches se trouvait à bord ? Vous vouliez lui rendre un dernier hommage ?
– Quelque chose comme ça, répliqua Suzie.
– Je peux comprendre aussi. C'est difficile de faire le deuil de quelqu'un sans pouvoir se recueillir sur une tombe. Mais entreprendre ce genre de pèlerinage et perdre votre compagnon, c'est d'une cruauté sans nom.
– La montagne est cruelle, la vie aussi, non ?
– Que savez-vous de moi exactement, mademoiselle Baker ?
– Que vous êtes reporter au New York Times, vous me l'avez dit hier.
– Et c'est tout ?
– Vous êtes divorcé, et vous avez une addiction à l'alcool, mais est-ce que les deux sont liés, vous ne me l'avez pas dit.
– Non, je ne vous l'ai pas dit.
– Ma mère buvait, je sais reconnaître quelqu'un qui picole à cent mètres.
– Si loin que ça ?
– Oui, comme tous les enfants d'alcoolique, et j'en garde de très mauvais souvenirs.
– J'ai arrêté, longtemps, repris, et...
– ... vous arrêterez à nouveau et replongerez à chaque coup dur.
– Vous savez choisir vos mots.
– On me l'a souvent reproché.
– On a eu tort. J'aime les gens qui n'ont pas peur d'être directs, dit Andrew.
– C'est votre cas ?
– Je crois, oui. Mais j'ai du travail et vous aussi. Nous nous verrons peut-être demain.
– Certainement, je vous rendrai vos clés. J'ai écouté vos conseils et cassé ma tirelire. Je me suis commandé une nouvelle literie.
– Et une serrure ?
– À quoi bon, si quelqu'un voulait encore la forcer, vieille ou neuve, ça ne changerait pas grand-chose. À demain, monsieur Stilman, je retourne en salle de lecture.
Suzie se leva et emporta son plateau. Andrew la suivit du regard, décidé à en apprendre plus sur cette femme au comportement déroutant.
Il quitta la cafétéria et se fit déposer en taxi devant le 65 Morton Street.
*
Il sonna à chaque interphone et attendit que quelqu'un finisse par lui ouvrir. Il croisa une femme sur le palier du second étage et lui annonça très naturellement qu'il venait livrer un pli à Mlle Baker. En arrivant devant la porte du 6B, il lui suffit d'un petit coup d'épaule pour l'ouvrir. Une fois à l'intérieur de l'appartement, il regarda autour de lui, s'approcha du bureau, et fouilla les tiroirs.
Ils ne contenaient que quelques stylos et un bloc-notes. La première page comportait une série de chiffres incompréhensible. Sur la deuxième on pouvait distinguer l'empreinte d'un message rédigé sur une feuille qui avait dû être arrachée. Les marques étaient suffisamment formées pour rester lisibles.
« Je ne plaisantais pas en vous mettant en garde, Suzie. Faites attention, ce jeu est dangereux. Vous savez comment me joindre, n'hésitez pas en cas de besoin. »
Le reste du carnet était vierge. Andrew photographia les deux premiers feuillets avec son téléphone portable. Il alla inspecter la chambre à coucher et la salle de bains. De retour dans le salon, alors qu'il examinait attentivement les photographies au mur et redressait un cadre, il entendit la voix de sa conscience lui demander à quoi il jouait, qu'imaginerait-il comme excuse si quelqu'un entrait ? Et la même petite voix l'incita à quitter les lieux sur-le-champ.
*
Quand Simon rentra chez lui, il trouva Andrew assis au petit bureau de sa chambre, le nez collé sur son ordinateur portable, un verre de Fernet-Coca à moitié vide en main.
– Je peux savoir ce que tu fais ?
– Je bosse.
– Tu en as bu combien ?
– Deux, peut-être trois.
– Trois ou quatre ? s'enquit Simon en lui confisquant le verre.
– Tu m'emmerdes, Simon.
– Tant que tu dors sous mon toit, accepte la seule chose que je te demande en contrepartie. Le Coca sans Fernet, c'est si difficile que ça ?
– Plus que tu ne le penses. Ça m'aide à réfléchir.
– Parle-moi de ce qui te tracasse, on ne sait jamais, un vieil ami pourrait rivaliser avec une boisson amère.
– Quelque chose ne tourne pas rond chez cette fille.
– Celle de la bibliothèque ?
Simon s'allongea sur le lit, bras derrière la nuque.
– Je t'écoute.
– Elle m'a menti.
– À quel sujet ?
– Elle prétend avoir emménagé il y a peu dans cet appartement de Morton Street, mais c'est faux.
– Tu en es certain ?
– L'air de New York est pollué, mais pas au point que des cadres photo laissent des marques aux murs en quelques semaines. Maintenant, la question est pourquoi ce bobard ?
– Pour que, justement, tu n'ailles pas fouiner dans sa vie. Tu as dîné ? questionna Simon.
– Oui, répliqua Andrew en montrant le verre que Simon lui avait confisqué.
– Mets ta veste !
La nuit approchait, les rues du West Village étaient de nouveau fréquentées. Andrew s'arrêta sur le trottoir en face de son immeuble et leva les yeux vers les fenêtres du troisième étage qui venaient de s'éteindre.
– C'est une couche-tôt, ta locataire, dit Simon.
Andrew regarda sa montre. La porte de l'immeuble s'ouvrit. Suzie Baker remonta la rue, sans les avoir aperçus.
– Si l'envie de la suivre te traversait l'esprit, c'est sans moi, chuchota Simon.
– Viens, répondit Andrew en l'empoignant par le bras.
Ils s'engagèrent sur West 4th Street dans les pas de Suzie. La jeune femme entra chez Ali, l'épicier qui connaissait tous les gens du quartier. Elle en ressortit à peine entrée, et se dirigea droit vers Andrew.
– Quelles piles faut-il mettre dans la télécommande ? J'adore m'endormir devant la télé, dit-elle à Andrew en ignorant Simon.
– Des doubles A, je crois, bafouilla Andrew.
– Des doubles A, répéta-t-elle en retournant à l'intérieur de l'épicerie.
Andrew dévisagea Simon et lui fit signe de venir. Ils retrouvèrent Suzie devant la caisse. Andrew tendit un billet de dix dollars à Ali pour les piles.
– Je préfère quand vous me suivez de plus près, c'est moins inquiétant, dit Suzie.
– Je ne vous suivais pas. Nous allions dîner au café Cluny, à deux rues d'ici, si le cœur vous en dit, vous pouvez vous joindre à nous.
– Je me rendais à une exposition de photos dans le Meatpacking, accompagnez-moi, nous irons ensuite dîner tous ensemble.
Les deux compères échangèrent un coup d'œil et acceptèrent.
– Je vous assure que nous ne vous suivions pas, insista Simon.
– J'en suis convaincue !
*
La galerie était immense et la hauteur sous plafond vertigineuse. Suzie regarda les aspérités sur les murs en béton architectonique.
– Ce doit être assez amusant de grimper au plafond ici, dit-elle rieuse.
– Mademoiselle est alpiniste à ses heures, précisa Andrew à l'attention de Simon qui restait bouche bée.
Suzie s'approcha d'une photographie reproduite sur une toile de quatre mètres par trois. Deux alpinistes faisant face à un vent dont les spirales de neige laissaient imaginer l'intensité plantaient un fanion au sommet de l'Himalaya.
– Le toit du monde, dit Suzie rêveuse. Le but ultime de tout grimpeur. Hélas, cette grande dame est souillée par trop de touristes.
– L'escalader fait partie de vos projets ? demanda Andrew.
– Un jour peut-être, qui sait.
Puis Suzie se dirigea vers un autre cliché pris depuis la moraine d'un glacier. Des sommets inquiétants se découpaient dans un ciel bleu nuit.
– C'est la Siula Grande, au Pérou, dit Suzie, 6 344 mètres. Seuls deux alpinistes ont réussi à la dompter. Des Anglais, en 1985, Joe Simpson et Simon Yates. L'un d'eux s'est brisé la jambe en dévissant sur le chemin du retour. Deux jours durant, son compagnon de cordée l'a aidé à redescendre. Et puis le long d'une falaise, Joe a heurté la paroi. Simon ne pouvait pas le voir. Il ne sentait que ses quatre-vingts kilos au bout de la corde. Il est resté la nuit entière, dans le froid, les pieds ancrés dans la glace à retenir son camarade, au bout de cette corde qui l'entraînait, centimètre par centimètre, vers le gouffre. Au matin, la corde était immobile, Joe, en gesticulant, l'avait coincée dans une anfractuosité. Convaincu que son compagnon était mort, Simon s'est résolu à faire la seule chose qui pouvait lui sauver la vie, il a tranché la corde. Joe a fait une chute de dix mètres, la croûte neigeuse a craqué sous le poids de son corps et il a été englouti dans une crevasse.
Mais Joe était toujours en vie. Incapable de remonter avec sa blessure, il a eu le courage fou de descendre vers le fond de la crevasse. La Siula Grande ne devait pas vouloir de lui, car il a découvert un passage, et, en dépit de sa jambe cassée, il a réussi à sortir. Ce qu'il a fait ensuite pour se traîner jusqu'à la moraine dépasse l'entendement tant l'effort nécessaire était surhumain. L'histoire de Joe et Simon est entrée dans la légende de l'alpinisme. Personne n'a réussi à renouveler l'exploit. La Siula Grande a retrouvé sa pureté.
– Impressionnant, siffla Andrew. C'est à se demander s'il faut du courage ou de l'inconscience pour aller s'aventurer sur de tels sommets.
– Le courage, ce n'est qu'un sentiment plus fort que la peur, dit Suzie. On va dîner ?
*
Simon avait succombé au charme de Suzie, Suzie s'en rendait compte sans rien en faire paraître et en jouait, ce qui fascinait Andrew. Qu'elle le fasse boire et feigne d'être intéressée par sa conversation sur les voitures de collection l'amusait beaucoup. Andrew profita de ce moment pour l'observer, parlant peu, jusqu'à ce qu'elle demande à Simon quel genre de reporter était Andrew.
– Le plus têtu que je connaisse, répondit Simon, un des meilleurs, aussi.
– Mais tu n'en connais qu'un, intervint Andrew.
– Je lis le journal, mon vieux.
– Ne l'écoutez pas, il est ivre.
– Quel était le sujet de votre dernière enquête ? questionna Suzie en se tournant vers lui.
– Vous êtes née à New York ? interrompit Simon.
– À Boston, je me suis installée ici depuis peu.
– Pourquoi Manhattan ?
– J'ai fui mon passé et Boston avec.
– Une histoire d'amour qui s'est mal terminée ?
– Arrête, Simon !
– Oui, on peut voir les choses sous cet angle, lâcha Suzie impassible. Et vous Simon, vous êtes célibataire ?
– Non, dit Simon, un œil fixé sur Andrew.
*
À la fin du dîner, Andrew et Simon raccompagnèrent Suzie.
La porte de l'immeuble refermée, elle prit son portable qui n'avait cessé de vibrer dans sa poche au cours du repas.
Elle lut le message et leva les yeux au ciel alors que le téléphone vibrait de nouveau.
– Quoi encore, Knopf ?
– Chez Ali, répliqua son interlocuteur avant de raccrocher.
Suzie se mordilla la lèvre, rangea le téléphone dans son sac et ressortit de l'immeuble. Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l'épicerie et se dirigea vers le fond du magasin. Ali somnolait sur sa chaise, bercé par le son du petit poste de radio posé sur le comptoir.
Arnold Knopf, lunettes sur le nez, étudiait la composition d'une boîte d'aliments pour chat qu'il reposa sur l'étagère avant d'en choisir une autre.
– Il s'est rendu à votre appartement cet après-midi, dit-il à voix basse.
– Vous en êtes sûr ?... Oui, vous en êtes sûr, enchaîna Suzie.
– Vous n'aviez pas laissé traîner mon petit mot, j'espère ?
– Ne soyez pas idiot. Il est vraiment entré chez moi ?
– En se donnant moins de mal que moi, ma chère, c'en est presque vexant.
– Au moins, ça prouve que j'ai raison.
– Suzie, écoutez-moi bien. Votre projet est resté confidentiel jusque-là, parce que vous étiez seule à le mener, aussi parce que votre amateurisme vous protégeait du pire, d'une certaine façon. Si vous lancez un type comme ce Stilman sur cette affaire, il remuera ciel et terre. Et je doute que vous demeuriez longtemps dans l'ombre de votre marionnette.
– C'est un risque à prendre, et je vous en prie, Arnold, arrêtez de vous ronger les sangs pour moi, vous l'avez dit vous-même, j'ai grandi, je sais ce que je fais.
– Mais vous ne savez ni quoi ni où chercher.
– C'est bien pour cela que j'ai besoin de lui.
– Je ne vous ferai pas changer d'avis, n'est-ce pas ?
– Je n'y connais rien en pâtée pour chat, mais la boîte rose a l'air plus appétissante, dit-elle en la prenant sur l'étagère avant de la donner à Knopf.
– Alors, suivez au moins ce conseil. Puisque nous parlons de chat, cessez de jouer à la souris avec lui, briefez-le, dites-lui le peu que vous savez.
– C'est trop tôt, je sais comment fonctionne ce type, personne ne peut lui imposer son sujet. Il faut que ça vienne de lui, sinon, ça ne marchera pas.
– La pomme ne tombe vraiment pas loin de l'arbre, soupira Knopf.
– Qu'est-ce que vous suggérez par là ?
– Vous m'avez très bien compris. Au revoir, Suzie.
Knopf emporta la boîte de pâtée pour chat à la caisse, déposa trois dollars sur le comptoir d'Ali et sortit de l'épicerie.
Cinq minutes plus tard, Suzie en sortit à son tour et fila dans la nuit vers l'appartement d'Andrew.
*
– Et si elle nous avait vus, râla Simon, tu lui aurais dit quoi ? Qu'on promenait le chien ?
– Elle est vraiment bizarre.
– Qu'est-ce qu'elle a de bizarre ? Elle aime s'endormir devant la télévision, tu t'es gouré sur le modèle des piles, elle est retournée en acheter.
– Peut-être.
– On peut y aller maintenant ?
Andrew jeta un dernier regard vers l'épicerie et se mit en marche.
– D'accord, admettons qu'elle ait menti sur sa date d'arrivée à New York, ce n'est pas très grave. Elle doit avoir ses raisons.
– Il n'y a pas qu'elle qui ait menti ce soir. Depuis quand tu n'es plus célibataire ?
– C'est pour toi que j'ai fait ce mensonge. J'ai bien vu que je lui avais tapé dans l'œil, mais cette femme, c'est ton genre à toi. Je vous observais assis côte à côte et c'était comme une évidence. Tu veux que je te dise le fond de ma pensée ?
– Pas sûr, non.
– La paranoïa que tu entretiens à son sujet, c'est parce qu'elle te plaît et tu te cherches mille raisons de ne pas te l'avouer.
– Je savais que j'aurais préféré ne pas entendre ça.
– Lequel de vous deux a engagé la conversation avec l'autre la première fois que vous vous êtes parlé ?
Andrew ne répondit pas.
– Ben tiens ! s'exclama Simon en écartant grand les bras.
Et avançant dans les rues du West Village, Andrew se demanda si son meilleur ami était loin de la vérité. Puis il repensa à cet homme qui était sorti de chez Ali, peu de temps avant Suzie. Il aurait juré l'avoir aperçu à la bibliothèque.
*
Le lendemain, alors qu'Andrew arrivait à la bibliothèque, il reçut un appel du professeur Hardouin.
– J'ai effectué les recherches que vous m'aviez demandées, dit-il. Mais elles ne sont pas très concluantes.
– Je vous écoute.
– Nous avons bien admis au début de l'année une jeune femme de nationalité américaine victime d'un accident sur le mont Blanc. D'après l'une de nos infirmières, la patiente souffrait d'hypothermie et d'engelures sérieuses. Elle devait subir une amputation le lendemain.
– Que devait-on lui amputer ?
– Des doigts, c'est classique dans ce genre de cas, mais je ne sais pas à quelle main.
– Vos dossiers médicaux n'ont pas l'air d'être bien renseignés, soupira Andrew.
– Ils le sont parfaitement, mais nous n'arrivons pas à retrouver celui de cette patiente. L'hiver fut rude, entre les skieurs, les randonneurs et les accidentés de la route, nous étions débordés et en sous-effectif, je l'avoue. Son dossier administratif a dû être emporté par mégarde avec son dossier médical lors de son transfert.
– Quel transfert ?
– Toujours d'après notre infirmière, un proche de la victime s'est présenté quelques heures avant l'intervention et l'a emmenée à bord d'une ambulance médicalisée qu'il avait affrétée. Ils sont partis à Genève où un avion les attendait en vue d'un rapatriement aux États-Unis. Marie-Josée m'a confié s'être opposée à ce départ, car l'amputation devait être réalisée sans délai, le risque de gangrène était sérieux. Mais la jeune femme avait repris connaissance et elle tenait à ce que l'intervention soit pratiquée dans son pays. Nous n'avons pas pu nous opposer à sa volonté.
– Donc, si je comprends bien, vous n'avez aucune idée de son identité ?
– Hélas, non.
– Et vous ne trouvez pas ça bizarre ?
– Si, enfin non, je vous l'ai dit, dans la précipitation...
– Le dossier de la patiente s'est envolé avec elle, oui vous me l'avez dit. Les soins vous ont été réglés tout de même. Qui les a payés ?
– Cette information se trouvait aussi dans le dossier, avec le bon de sortie.
– Vous n'avez pas de caméras de surveillance à l'entrée de votre hôpital ? Question idiote, à quoi servirait une caméra à l'entrée d'un moulin...
– Je vous demande pardon ?
– Rien, et l'équipe qui lui a porté secours en montagne ? Ils ont bien dû trouver des papiers sur elle ?
– Figurez-vous que je me suis fait la même réflexion. J'ai même pris l'initiative de téléphoner à la gendarmerie, mais ce sont des guides de montagne qui l'ont repérée. Compte tenu de son état, ils l'ont évacuée sans perdre de temps. Dites-moi, vous enquêtez sur la qualité de nos soins hospitaliers ou sur le sort de cette femme ?
– À votre avis ?
– Dans ce cas, vous m'excuserez, mais j'ai un hôpital à gérer.
– Et vous avez du boulot, apparemment !
Andrew n'eut pas le loisir de remercier Edgar Hardouin, qui venait de lui raccrocher au nez.
Préoccupé par sa conversation, Andrew rebroussa chemin sur les grands escaliers de la bibliothèque. Suzie, qui l'observait depuis la dernière marche, le vit s'éloigner vers la 42e Rue.