Juliette Benzoni Fiora et le Téméraire

Première partie CEUX DE BRÉVAILLES

CHAPITRE I UNE TOMBE ABANDONNÉE...

Fiora regardait l’échafaud.

Les yeux durs et secs, les mains nouées ensemble et serrées si fort que les jointures en blanchissaient, elle détaillait du regard le vieux bâti de pierre et de bois. Dépouillé du dérisoire habit de drap noir qu’il revêtait pour les exécutions importantes, il montrait sa carcasse, de poutrelles et de planches écaillées brunies par le sang, dont aucun lavage à grande eau n’effacerait jamais les traces, tachées et brûlées par le contact du fer rouge ou de l’huile bouillante, et témoignait ainsi de la cruauté humaine...

Sous la plate-forme, la jeune femme pouvait même voir les coffres où le « carnacier » rangeait ses outils de travail et la grande marmite dans laquelle il arrivait que l’on mît des faux-monnayeurs à bouillir cependant que, sur le plancher, s’érigeaient la potence, la roue et, au pied d’une haute croix, signe de l’ultime miséricorde, le billot de bois rugueux, verni, noirci, révélant des traces de coups d’épée ou de doloire anciennes. C’était, en vérité, une parfaite image de l’enfer qu’offrait cet échafaud de la prévôté de Dijon et, pourtant, c’était là qu’un matin d’hiver étaient tombées les têtes de Marie et de Jean de Brévailles, les jeunes parents de Fiora, exécutés pour crimes d’inceste et d’adultère, cinq jours après sa naissance... Au prochain mois de décembre, le dramatique épilogue de cet amour condamné serait vieux de dix-huit années. Tout comme Fiora elle-même...

Le dégoût, l’horreur et la colère gonflaient son cœur en face de cette machine à supplicier où s’étaient brisés ces parents inconnus dont le miroir seul pouvait lui donner un reflet. Elle eût aimé y porter le feu purificateur. Pourtant, le vieil échafaud exerçait sur elle un attrait morbide, une sorte de fascination dont elle ne pouvait se déprendre. Son esprit recréait l’affreuse scène. Elle entendait monter en elle le glas et les murmures de la foule. Le ciel azuré de cette belle journée de juin s’effaçait devant un autre chargé de neige, gris comme la robe de Marie et le pourpoint de Jean, gris comme leurs yeux et le seul froid soleil de ce jour de malédiction brillait alors dans les cheveux blonds de la condamnée... Dans un coin de la place, il y avait aussi un jeune homme venu de Florence dont le cœur s’était élancé vers cette belle jeune femme qui allait mourir et ne s’était jamais repris. Francesco Beltrami, à cet instant suprême, avait voué sa vie à celle qui allait la perdre, qui ne le connaîtrait jamais et à l’enfant qu’elle venait de mettre au monde. La petite fille abandonnée avait été par lui sauvée d’un assassinat, recueillie, adoptée, élevée comme si elle était née sur les marches d’un trône et non d’un échafaud...

Dans ce même coin du Morimont, il y avait des mules chargées de riches étoffes, des valets qui en prenaient soin et leur chef, ce Marino Betti qui, en dépit d’un vœu de silence juré sur un autel, avait, au début de ce printemps 1475, trahi son serment, tué le maître qui s’était fié à lui et arraché de la sorte Fiora au doux paradis de sa jeunesse pour la réduire, proscrite, et privée de sa fortune à fuir la ville de son enfance. Aujourd’hui, Marino Betti, massacré par un ordre de Lorenzo de Médicis, avait payé d’un juste prix son parjure et son crime mais sa complice, celle pour laquelle il s’était damné, Hieronyma Pazzi, courait encore, enfuie vers on ne savait quel horizon...

Contrainte elle-même à l’exil, Fiora avait dû laisser cette femme disparaître, mais sans perdre l’espoir de la retrouver un jour et de lui faire enfin payer ses crimes.

Cependant, il y avait pour elle, dans ce pays de Bourgogne où elle venait d’arriver, une tâche sacrée à accomplir : tirer vengeance de ceux qui avaient conduit ses parents à cet échafaud. Et ils étaient trois : d’abord Regnault du Hamel, l’époux de Marie qui, par ses mauvais traitements, l’avait contrainte à s’échapper avec le frère qu’elle aimait trop, et qui avait poursuivi le couple d’une haine impitoyable. Puis Pierre de Brévailles, le père qui, pour une sordide question d’argent, avait obligé sa fille à un mariage dont elle avait horreur et qui, le drame venu, n’avait rien fait pour tenter de sauver ses enfants. Enfin, le duc Charles de Bourgogne dont Jean de Brévailles était l’écuyer au temps où celui-ci n’était que comte de Charolais et qui, par orgueil blessé et parce que le jeune homme avait quitté son service sans autorisation, ne sut pas accorder la clémence qui sied à un prince, surtout envers un compagnon d’armes...

Ces trois hommes, Fiora les avait condamnés à mort, de compte à demi, pour le Téméraire, avec son vieil ami Démétrios Lascaris, le mage-médecin de Byzance qui tenait, de son côté, à venger la mort de son jeune frère Théodose, exécuté par les Turcs pour avoir cru ingénument au serment de ce prince... Et l’heure était venue, à présent, de se mettre à l’œuvre.

S’arrachant soudain à son amère réflexion, la jeune femme tourna les talons et fit face au trio silencieux que formaient, avec Démétrios et son serviteur Esteban, dame Léonarde Mercet, la vieille fille que Francesco Beltrami avait jadis emmenée, de cette même ville de Dijon, pour servir de seconde mère au bébé abandonné. Ce fut à elle que Fiora s’adressa :

– Où se trouve la maison du bourreau ?

– Pourquoi cette question ?

– Ne m’avez-vous pas dit que mon père, avant de quitter cette ville, avait remis à cet homme de l’or pour qu’il donne une sépulture décente à ma mère et... à son frère ?

– Ce frère était votre vrai père, reprocha doucement Léonarde.

– Je ne le considérerai jamais comme tel. Il m’a seulement donné le souffle de la vie mais mon père véritable sera toujours et à jamais celui qui repose sous les dalles de l’église d’Or San Michele, à Florence. Néanmoins, je veux voir cette tombe.

– Ce pourrait être difficile, voire impossible. L’exécuteur de l’époque, Arny Signart, était un homme déjà âgé. Il n’est peut-être plus de ce monde et, de toute façon, il n’exercerait certainement plus...

– Eh bien, son successeur nous apprendra ce qu’il en est. Allons le voir !

Sans attendre d’autre réponse, elle se dirigeait vers les chevaux qu’Esteban avait attachés à l’anneau de fer d’une maison mais Démétrios arrêta son élan :

– Laisse-moi y aller ! Ta place n’est pas dans ce genre d’endroit. L’homme, le tourmenteur qui manie ces instruments, ajouta-t-il en désignant l’échafaud et ses accessoires, est tenu à l’écart par tous les autres. Il est une sorte de lépreux que l’on évite...

– Et lorsqu’il se rend au marché, car il faut bien qu’il vive, renchérit Léonarde, il est muni d’une baguette à l’aide de laquelle il doit désigner ce qu’il veut acheter.

– Et son argent ? On n’en veut pas ? demanda Fiora, sarcastique.

– Il est tenu de porter des gants. Mais beaucoup préfèrent lui donner plutôt que d’accepter des pièces qui sont le prix du sang. Jadis, le duc Jean de Bourgogne que l’on disait Sans Peur, a causé un scandale à Paris, lors des troubles de 1413, en serrant la main de Capeluche, le bourreau de la ville.

– Tout ceci ne me concerne pas, coupa Fiora. Merci de ta sollicitude, Démétrios, mais cette visite fait partie de la tâche que je me suis imposée et je dois l’accomplir tout comme j’accomplirai encore bien d’autres choses déplaisantes. Où habite cet homme ?

– Comme vous voudrez ! soupira Léonarde, sachant bien qu’il était inutile d’insister. Suivez-moi ! Ce n’est pas loin d’ici. Inutile de prendre les chevaux...

Laissant les montures à la garde d’Esteban, Léonarde guida sa compagne et le médecin grec vers le fond de la place où coulait un ruisseau, le Suzon, près duquel s’élevait le moulin des Carmes. Une maison apparut sur l’arrière de ce dernier, appuyée au rempart et sans qu’aucune autre lui fît face ou se tînt à ses côtés ; une maison solide et solitaire dont la porte rouge était peinte de neuf. Un guichet grillagé permettait aux habitants de reconnaître le visiteur avant de lui ouvrir.

A l’appel du marteau de fer, un visage barbu apparut derrière les minces barreaux :

– Que voulez-vous ? fit une voix sèche.

– Etes-vous le bourreau de cette ville ? demanda Fiora, je voudrais vous parler.

– Qui êtes-vous ?

– Une voyageuse, une étrangère et mon nom ne vous dirait rien. Mais je paierai si vous répondez à mes questions.

– Chez moi, on paie plus volontiers pour que je n’en pose pas.

Le guichet se referma mais la porte s’ouvrit. Un homme vêtu de cuir et qui devait être d’une force peu commune se montra. Il pouvait avoir quarante ans mais, de sa figure envahie par des moustaches et une barbe brune, on ne distinguait qu’un nez court et des yeux sombres profondément enfoncés sous d’épais sourcils qui se rejoignaient. Il tenait un livre à la main.

Sans prier ses visiteurs d’entrer plus avant que le couloir sur lequel ouvrait sa porte, le bourreau croisa les bras

– Ecoutons vos questions en attendant de voir votre argent.

– Je voudrais vous parler de votre devancier, maître...

– Arny Signart, souffla Léonarde.

– Maître Signart n’est pas mon devancier. Celui-là se nommait Jean Larmite et, avant lui, c’était Etienne Poisson. Et moi, je suis Jehan du Poix. Il y a dix ans que Signart a reposé l’épée de justice. Après trente-cinq ans de service !

– Il est mort ?

– Pas encore que je sache mais il est fort âgé...

– Sauriez-vous me dire où je peux le trouver ? s’enquit Fiora en portant la main à l’escarcelle retenue par une châtelaine à sa ceinture.

Les yeux de l’homme suivirent son geste avec intérêt :

– Il avait amassé quelque bien qui lui a permis d’acheter un petit clos, hors les murs, près du prieuré de Larrey. On dit qu’il s’entend avec les moines qui seront ses héritiers... Si vous voulez le voir, c’est là que vous le trouverez... à moins qu’il ne soit mort dans la nuit.

– Ce qu’à Dieu ne plaise ! Merci de m’avoir répondu... Elle tendit trois pièces d’argent et il avança la main pour les recevoir sans quitter des yeux cette jeune femme vêtue de fin drap gris dont le visage se dissimulait derrière le voile qui couvrait sa tête. Mais elle semblait belle et, d’après son allure, on pouvait supposer qu’elle était une noble dame. Il s’attendait à ce qu’elle cherchât des yeux un meuble quelconque pour y déposer cet argent mais, sans hésiter, elle le plaça dans la paume ouverte.

– Vous ne craignez pas de toucher la main d’un bourreau ?

– Pourquoi non ? Vous faites au grand jour et sur ordre ce que d’autres font en secret ou sous le couvert de la nuit. Beaucoup d’entre nous sont des exécuteurs – et nous n’en savons rien... Adieu, Jehan du Poix. Dieu vous garde !

Il ouvrit la porte devant elle et, cette fois, s’inclina quand la jeune femme la franchit :

– S’il peut entendre la prière d’un misérable, c’est vous qu’il gardera, noble dame...

En silence et sans prêter même attention aux yeux ronds d’une commère qui les regardait passer, les trois voyageurs rejoignirent leurs chevaux. Léonarde, qui était entrée chez l’exécuteur avec une certaine répugnance, s’était hâtée de dire une prière dès qu’elle en fut sortie.

Elle l’achevait quand Fiora, un pied sur l’étrier, lui demanda :

– Vous savez, j’imagine, où se trouve ce prieuré ?

– A une demi-lieue environ de la porte d’Ouche. Voulez-vous donc y aller maintenant ?

– Bien sûr. La journée n’est pas encore avancée. Est-ce que cela vous contrarie ?

– Non, mon agneau. Je suis d’ailleurs la seule à pouvoir vous montrer le chemin. Il faut néanmoins nous hâter si nous voulons revenir avant la fermeture des portes.

Hors de la ville, on franchit l’Ouche, une jolie rivière ombragée d’aulnes et de saules. Au bord, des lavandières frappaient leur linge à grands coups de battoirs sans arrêter un seul instant de rire et de bavarder car le temps était beau, doux et incitait à la gaieté. Le long du coteau au sommet duquel se profilaient les bâtiments et la tour d’un vieux couvent, quelques arpents de vigne se chauffaient au soleil...

– Qui pourrait croire, soupira Démétrios, que ce pays est en guerre ? Tout y respire la paix et la prospérité...

Depuis des mois, en effet, le duc Charles de Bourgogne, toujours à la poursuite du rêve qui le hantait de reconstruire l’antique royaume lotharingien en réunissant par de nouvelles terres ses domaines flamands à son duché proprement dit et à la Franche-Comté, assiégeait, près de Cologne, la forte ville de Neuss dont il ne pouvait venir à bout. Et cela indépendamment du fait qu’il avait donné rendez-vous, en ce même été 1475, au roi d’Angleterre Edouard IV pour l’aider à conquérir la France, cette France dont il haïssait le roi, Louis, onzième du nom, et avec laquelle la trêve, conclue depuis trois ans, venait de s’achever sans autre espoir de prorogation. Le Téméraire méritait bien son surnom...

– La guerre est loin, fit Léonarde, et le duc ne peut tirer de ses provinces que ce que lui accordent, en hommes et en argent, les États de Bourgogne pour ce pays-ci, les États de Flandres pour ceux de par-delà... Et il faut, tout de même, bien des bras à cette terre...

– Mais le duc commence à manquer d’or à ce que l’on dit, reprit le Grec avec une sombre joie. Alors qu’il était le prince le plus riche de toute la chrétienté... S’il cherche à contracter des emprunts...

Il se tut brusquement, conscient de ce qu’il était en train de dire. Rappeler les besoins en argent frais du Téméraire au moment où Fiora s’obligeait à ce pénible pèlerinage ne pouvait qu’être douloureux à la jeune femme. C’était ramener à la surface le souvenir cuisant de l’étrange mariage conclu en trois jours, l’hiver précédent, entre l’héritière du riche Francesco Beltrami et le comte Philippe de Selongey, l’ambassadeur envoyé par le Téméraire auprès de Lorenzo de Médicis pour tenter de négocier un emprunt. Emprunt que le Magnifique avait refusé par fidélité à son alliance avec le roi de France. La dot royale de Fiora avait alors rejoint les coffres du duc de Bourgogne cependant que sa vie d’épousée se réduisait à la seule nuit de noces. Et puis Philippe s’en était reparti, à l’aube, pour aller se faire tuer, ayant, pensait-il, souillé son nom par cette union avec l’enfant de l’inceste. Fiora qui l’aimait avait beaucoup pleuré mais, à présent, il était difficile de deviner quels étaient au juste ses sentiments envers son fugitif époux. L’aimait-elle encore ou l’avait-elle ajouté au nombre de ceux dont elle entendait se venger ? Il est vrai que Selongey avait reparu discrètement à Florence au moment où s’écroulait la fortune des Beltrami, mais qu’il en était reparti encore plus vite sans chercher à savoir ce qu’était devenue sa jeune femme. Voulait-il la revoir ou bien tenter de procurer à son maître de nouveaux subsides ?

Conscient du silence qui avait suivi ses derniers mots, Démétrios, après un bref coup d’œil à Fiora qui chevauchait, impavide, à son côté, reprit la parole mais se contenta de vanter le charme du paysage et la beauté opulente de cette ville de Dijon où les ducs de Bourgogne avaient accumulé œuvres d’art et bâtiments prestigieux. Telle cette Sainte-Chapelle couronnée d’or où se tenaient les grands chapitres de la Toison d’or, l’ordre de chevalerie fondé par le père du Téméraire et dont Selongey était honoré.

En fait, Fiora n’entendait guère ses propos. La violence des drames qu’elle avait vécus, ce dernier printemps, s’atténuait en elle pour laisser place au souvenir de celui vécu jadis par ses jeunes et imprudents parents. Etait-ce la magie propre à cette terre de Bourgogne vers laquelle, depuis l’instant où elle y avait posé le pied, elle se sentait attirée ? Toujours est-il que Jean et Marie de Brévailles lui devenaient plus proches et plus chers à mesure qu’elle remontait le temps pour rejoindre leur drame.

Aux abords du prieuré de Larrey, se trouvait un petit clos dont les murs bas jouxtaient ceux du couvent. C’était un minuscule domaine composé d’une vigne, d’un grand carré potager avec quelques arbres fruitiers et d’une maison basse, abritée sous un toit à deux pentes. Un homme en sarrau de toile bise, ses longs cheveux blancs dépassant d’un bonnet de laine, y travaillait, courbé sur les ceps couverts de feuilles vertes. C’était un homme âgé mais, quand il se redressa, soutenant de ses mains ses reins qui devaient lui faire mal, on put voir qu’il était grand et encore vigoureux.

– C’est lui, dit Léonarde. Voulez-vous que je lui parle ?

– Non, merci, répondit Fiora. Je préfère y aller moi-même. Si vous voulez bien m’attendre un moment ?

Elle sauta à terre, marcha vers la barrière faite de grosses branches qui fermait l’étroit domaine, la poussa et se dirigea vers le vieillard qui, une main en auvent au-dessus des yeux, la regardait venir à lui dans un rayon du soleil.

– Pardonnez-moi d’entrer chez vous sans y être invitée, dit-elle. Vous êtes maître Arny Signart, n’est-ce pas ?

Peu habitué à des visites de cette qualité, l’ancien bourreau salua gauchement :

– Si vous savez mon nom vous savez donc aussi ce que j’étais ?

– Je le sais. C’est à ce titre que j’ai désiré vous voir...

– Je n’aime guère me rappeler ces années-là mais... à votre service, madame ! Voulez-vous vous asseoir un peu devant la maison ?

– Ne pouvons-nous marcher ? Vous avez là une belle vigne...

Sous la barbe blanche qui donnait à ce solitaire l’air d’un patriarche, naquit un timide sourire :

– Et qui donne de bon vin... Marchons donc puisque c’est votre désir...

Ils firent quelques pas entre les rangées régulières de plants que le vieil homme caressait au passage d’un geste affectueux.

– Il y aura dix-huit ans en décembre prochain, dit Fiora, un inconnu, un riche marchand florentin, vous a donné de l’or pour accomplir une mission qu’il vous avait confiée et qui lui tenait à cœur. C’est de cela que je suis venue vous parler...

Maître Signart s’arrêta et Fiora, qui marchait devant lui, se retourna. Elle vit que son visage était devenu très pâle :

– Qui êtes-vous, fit-il d’une voix soudain enrouée, pour évoquer ce terrible jour dont j’implore chaque jour le Tout-Puissant de m’ôter le souvenir ?

Lentement, Fiora fit glisser le voile blanc qui enveloppait sa tête pour mettre son visage à découvert :

– Regardez-moi ! ... Je suis « leur » fille, celle que le marchand florentin avait adoptée...

Vivement, le vieillard se signa comme devant une apparition puis cacha sa figure dans ses mains que la jeune femme put voir trembler.

– Que... que voulez-vous ? balbutia l’ancien bourreau. Quelle vengeance voulez-vous exercer sur un vieil homme ?

– Je leur ressemble donc à ce point ?

– Au point de réveiller mes cauchemars. Vous n’imaginez pas combien de fois je les ai revus, tous les deux ! Ils étaient jeunes... ils étaient beaux, ils se souriaient... et moi j’ai dû les abattre...

– C’est peut-être le meilleur service que vous ayez pu leur rendre parce qu’ils sont partis ensemble. Je hais ceux qui les ont conduits à l’échafaud mais, si on les avait enfermés, séparés l’un de l’autre et jusqu’à ce que la mort les prenne, je crois qu’ils auraient été infiniment malheureux. Quand on s’aime, il doit y avoir une douceur à partir ensemble, même par ce chemin-là...

Le vieil homme avait laissé retomber ses mains et contemplait cette belle jeune femme qui, de toute évidence, l’avait oublié et se parlait à voix haute. Il la regardait avec étonnement mais non sans une sorte de soulagement...

– Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

Elle lui sourit sans la moindre arrière-pensée. Ce vieillard déplorant le crime qui n’était pas le sien, qui même en était obsédé la touchait. Lui, le malheureux, n’avait été qu’un instrument et il demeurait hanté par le souvenir de ces deux êtres qu’il lui avait fallu décapiter. Ceux qui avaient voulu, ordonné cette double mort avaient-ils connu, eux aussi, les mauvais rêves et les obsessions ? Fiora en doutait beaucoup. Regnault du Hamel était un homme sans cœur, Pierre de Brévailles ne devait pas en avoir davantage. Quant au duc de Bourgogne, le souvenir d’un jeune frère d’armes assassiné ne devait pas peser beaucoup auprès de ses royales ambitions.

– Je pense chacun des mots que je dis, reprit Fiora, et je ne suis pas venue vous tourmenter mais uniquement vous demander où se trouve cette tombe que mon père avait souhaitée pour eux. Je voudrais pouvoir y prier...

Tout en disant ces mots et se souvenant de ce qui s’était passé chez Jehan du Poix, elle porta la main à son escarcelle mais le vieillard l’arrêta :

– Surtout, ne m’offrez rien ! Votre père a royalement payé la tâche qu’il m’a confiée : c’est à lui que je dois de posséder cette maison qui me rapproche du ciel, moi qui vivais dans la fange. La tombe que vous cherchez est tout près d’ici...

– Vous allez pouvoir m’y conduire, alors ?

– Non, car il vaut mieux que l’on ne nous voie pas ensemble. Mais vous trouverez facilement : en sortant d’ici et en prenant le chemin à main gauche, vous verrez, près du petit bois qui couronne ce coteau, une fontaine. Elle appartient au prieuré comme les terres qui l’entourent et s’appelle la fontaine Sainte-Anne. Le sol en est sacré. C’est à côté de la fontaine que je les ai enterrés et j’ai planté dessus une aubépine qui est en fleur plus tôt et plus longtemps que les autres. Les gens de la région ont vu, dans sa floraison, une sorte de miracle et, au printemps, les filles viennent y cueillir quelques brindilles comme porte-bonheur...

– Quand avez-vous fait cela ? ...

– Trois jours après l’exécution, il n’y avait plus de neige et il valait mieux ne pas attendre que la terre soit trop tassée. C’était la lune nouvelle et il faisait très noir mais je suis comme les chats et j’y vois dans l’obscurité. Et puis, j’ai eu de l’aide...

– Qui donc ? L’un de vos valets ?

– Oh non ! Je n’avais pas assez confiance. C’est le vieux prêtre qui m’a donné la main. Il n’a pas voulu repartir pour Brévailles avant d’avoir accompli avec moi ce qu’il considérait comme un devoir pieux. Pauvre brave homme ! Il n’était pas très solide mais il m’a été tout de même bien utile. Et il a pu au moins bénir la terre... Voyez-vous, madame, ce m’est une douceur de savoir que ces malheureux enfants reposent là, dans la paix d’un sol béni et tout près de moi. Même si mes nuits restent pénibles. Ma paix à moi, je ne l’ai trouvée que lorsque j’ai abandonné le métier et suis monté ici pour n’en plus redescendre. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, j’ai eu si peur en vous reconnaissant...

– Vous voyez bien qu’il n’y avait aucune raison. Je suis certaine qu’ils vous ont pardonné eux-mêmes depuis longtemps. Sans doute depuis l’instant où vous avez frappé. Adieu, maître Signart ! Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Sachez pourtant que je vous remercie du fond du cœur...

Le laissant rentrer dans sa maison, peut-être pour y prier mais plus certainement pour y boire un verre de son vin afin de se remettre, Fiora rejoignit ses compagnons.

– Les savoir en paix et dans une terre sainte change-t-il quelque chose à tes projets de vengeance ? demanda Démétrios.

– Cela n’atténue en rien les fautes des coupables. J’irai jusqu’au bout...

– Hormis le duc Charles, les autres sont peut-être morts ?

– C’est ce qu’il faudra découvrir. Seule la justice de Dieu peut leur éviter la mienne. Mais voici, je crois, la fontaine.

La description de l’ancien bourreau avait été parfaite et l’endroit paraissait charmant. A l’orée d’un joli bois de pins, un filet d’eau coulait dans un petit bassin fait de grosses pierres veloutées de mousse et, tout auprès, un gros buisson d’aubépine poussait ses branches vigoureuses, ses feuilles finement découpées et la neige parfumée de ses fleurs délicates qui poudraient déjà le sol et tremblaient sur l’eau de la fontaine. Mais ce que n’avait pas prévu le vieux Signart, c’était une présence : quelqu’un priait devant l’aubépine.

C’était un jeune homme pauvrement vêtu et si grande était sa ferveur qu’il n’avait pas entendu le pas des chevaux. Du regard, Fiora interrogea Démétrios. Le médecin haussa les épaules :

– Si l’on vous a dit que cet arbuste passait pour miraculeux, cela s’explique. Il suffit de laisser ce garçon achever sa prière...

Ce ne fut pas long. Sentant peut-être qu’il était observé, le paysan – car tout indiquait que c’en était un – termina bientôt son oraison sur un ample signe de croix puis, se penchant vivement, il baisa la terre, se redressa, cassa une petite branche qu’il enfouit sous sa blouse, enfin, se retournant, enfonça son bonnet sur sa tête d’un geste rageur et jeta aux nouveaux venus :

– Que venez-vous chercher céans ? Si c’est pour faire boire vos chevaux, sachez que cette fontaine est sainte.

– Nos chevaux n’ont pas soif, répondit Fiora et nous ne souhaitons rien faire d’autre que ce que vous faisiez vous-même : prier. Y voyez-vous quelque empêchement ?

Le jeune homme ne répondit pas mais s’avança lentement vers les cavaliers qui, d’ailleurs, mettaient pied à terre. C’était un garçon qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente ans, assez grand mais, en dépit de ses habits grossiers, d’une complexion plus délicate et, pour tout dire, plus élégante que l’on ne pouvait s’y attendre. Son visage sans beauté avait des traits rudes et un peu brouillés mais qui, pourtant, semblèrent curieusement familiers à Fiora. Pour sa part, le paysan avait fixé sur elle son regard sans plus s’occuper des autres personnages. Il vint droit à elle :

– Marie ! murmura-t-il, trompé par le voile blanc qui cachait la chevelure noire de la jeune femme, Marie ! Ce n’est pas toi ? ... Ce ne peut pas être toi ? ... et pourtant...

– Non, dit Fiora, je ne suis pas Marie. Mais je suis sa fille. Et vous, qui êtes-vous ? L’avez-donc connue pour reconnaître son visage après tant d’années ?

– Je suis son jeune frère, Christophe. J’avais dix ans lorsque... et je les aimais tant, tous les deux ! Vous ne pouvez pas savoir : ils ont été la seule lumière de ma vie et voilà bientôt dix-huit ans que cette lumière s’est éteinte. Depuis, je n’ai pas cessé d’être malheureux...

Un sanglot lui noua la gorge. Alors, il se détourna et, arrachant son bonnet, courut s’agenouiller de nouveau sous l’aubépine comme il aurait couru vers un refuge :

– Regarde, murmura Démétrios. C’est un prêtre.

En effet, dans la masse broussailleuse des cheveux châtains, une tonsure découpait la rondelle blanchâtre qui est le signe du sacerdoce...

– Il n’a pas dû avoir d’autre alternative ! fit Léonarde avec un regard plein de compassion sur la maigre silhouette secouée par le chagrin. Fiora le rejoignit et récita une courte prière. Puis, prenant le jeune homme aux épaules elle l’aida à se relever, offrant son mouchoir pour qu’il essuie son visage inondé de larmes.

– Je me croyais sans famille, dit-elle doucement, et voilà que je trouve un jeune oncle ! Peut-être puis-je vous aider à être moins malheureux. Je m’appelle Fiora et je viens de Florence... Et vous, vous êtes d’Église, n’est-ce pas ?

Il eut un geste de dénégation violente puis, comprenant que sa tonsure l’avait trahi, enfonça rageusement son bonnet jusqu’aux sourcils :

– Je ne le suis plus... Hier je me suis enfui du monastère de Cîteaux où j’étouffais depuis dix-sept ans et je ne sais pas encore où je vais, mais loin, le plus loin possible ! ... Avant, pourtant, j’ai voulu venir prier ici, voir leur tombe au moins une fois...

– Qui vous l’a indiquée ?

– Notre vieux chapelain, le Père Antoine Charruet, qui les avait accompagnés jusqu’au bout et qui est venu mourir dans mon couvent après que mon père l’eut chassé comme un valet malhonnête à cause de ce qu’il avait fait. Mon père est un monstre. Il n’a ni cœur ni entrailles... J’ai été conduit à Cîteaux trois jours après l’exécution tandis que l’on menait ma petite sœur Marguerite chez les Bernardines de Tart... où elle est morte l’hiver dernier...

– Et... votre mère ? Est-elle encore vivante ?

– Malheureusement, car sa vie est un enfer. Elle vit autant dire recluse dans notre château, enfermée avec ce vieux démon qui n’a jamais assez d’injures pour les maudire ; elle et les fruits de ses entrailles. Elle, si bonne et si douce, elle qui a tant souffert et qui doit encore endurer ce calvaire dont il semble que Dieu se complaise à prolonger la durée. Oh, si je pouvais la délivrer ! ...

– Pourquoi ne pas chercher ensemble le moyen d’y parvenir ? dit Fiora, émue par la profonde douleur de ce garçon aux yeux hagards de bête traquée...

– Que voulez-vous dire ? Et d’abord, pourquoi êtes-vous revenue par ici ? N’étiez-vous pas heureuse auprès de ce marchand florentin dont le Père Charruet m’a tant vanté la générosité ?

– Oh si... mais mon père est mort et je suis venue ici pour payer de vieilles dettes. Si vous ne savez où aller, venez avec nous ! Je prendrai soin de vous...

– Vous êtes bonne... mais ce que je veux, c’est faire la guerre, c’est aller me battre. C’est le seul moyen d’en finir honorablement avec une vie qui me fait horreur...

Démétrios s’avança et posa sa grande main sur l’épaule de Christophe :

– Vous ne trouvez pas que cela fait déjà assez de morts dans la famille ? Pourquoi ne pas chercher plutôt à vous faire une vie plus conforme à vos goûts et digne d’un gentilhomme ?

– D’un gentilhomme ? Je n’ai même plus de nom ni de prénom. A Cîteaux j’étais le frère Anthime, rien d’autre. Mon père entend qu’il ne reste aucune trace de notre famille...

– Eh bien, faites-vous un autre nom ! Soyez un ancêtre au lieu d’être un descendant ! De toute façon, votre départ pour la guerre pourra tout de même attendre jusqu’à demain ? Et je crois que, d’ici là, vous aurez encore beaucoup de choses à apprendre à... votre nièce ? Venez avec nous ! Il se fait tard et les portes de la ville vont bientôt fermer...

A la lueur qui s’était allumée dans les yeux de l’ex-moine – ces yeux gris des Brévailles si semblables aux siens ! – Fiora comprit qu’il mourait d’envie d’accepter et •elle insista gentiment :

– Venez, je vous en prie ! Vous n’imaginez pas combien je suis heureuse que le destin nous ait fait rencontrer...

– Moi aussi je suis heureux et pour la première fois depuis bien longtemps ! J’avais oublié ce que c’était !

Et, sans plus se faire prier mais en refusant le cheval que Fiora lui offrait dans l’intention de partager celui de Léonarde, il sauta joyeusement en croupe d’Esteban.

La jeune femme, cependant, retournait vers la tombe cachée, et, s’agenouillant :

– Je suis venue ici pour tirer vengeance de ceux qui vous y ont mis, murmura-t-elle. Lorsque ma tâche sera accomplie je reviendrai vous en rendre compte mais, en attendant, je vais faire en sorte que les autres victimes, votre mère et votre frère, retrouvent au moins la paix du cœur. Je suis votre enfant et je vous aime...

Se courbant tout à fait, elle baisa la terre sous l’herbe verte et se releva, emportant sur ses cheveux un semis de pétales blancs. Gomme l’avait fait Christophe, elle cassa une brindille et revint vers ses compagnons :

– Nous pouvons aller, fit-elle avec un sourire.

Après un dernier signe de croix, les cavaliers quittèrent la fontaine Sainte-Anne dans l’eau claire de laquelle le soleil jetait des étincelles. Ils redescendirent en silence vers Il ville.

C’était à présent au tour de Léonarde d’aller à la rencontre de ses souvenirs...

Quand elle franchit la porte Guillaume, qui ouvrait la ville au nord-ouest, le cœur battait à la vieille fille un peu plus vite que de coutume en dépit de ses allures imperturbables. Elle avait vécu près de dix ans dans cette auberge de la Croix d’Or dont on pouvait déjà apercevoir la belle enseigne peinte et découpée et elle ne l’avait pas revue depuis dix-huit années. Elle y était venue peu de temps après la mort de sa mère quand sa cousine Bertille, la maîtresse du lieu, lui avait proposé de l’y aider dans ses tâches quotidiennes. Et, en vérité, Léonarde s’était trouvée bien dans cette opulente auberge, réputée par tout le duché – et même au-delà – pour le confort de ses chambres et la perfection de sa cuisine. On y voyait beaucoup de monde, beaucoup de riches voyageurs et, souvent aussi, de grands personnages. Il était même arrivé du duc Philippe en personne de venir avec quelques gentilshommes de son entourage souper à la Croix d’Or. Inutile de dire que, ce soir-là, maître Huguet, le propriétaire, avait vidé son auberge pour la consacrer uniquement à son seigneur.

Oui, Léonarde Mercet se plaisait bien chez ses cousins. Pourtant, il avait suffi qu’un soir on mît entre ses bras un bébé maigre, une petite fille abandonnée, pour qu’elle sentît s’éveiller en elle ce qu’elle n’espérait plus ressentir : l’instinct maternel, le besoin de se dévouer, d’étreindre et de se donner de tout son être sans même envisager qu’un jour cela lui soit rendu. Et, dès le lendemain, elle tournait délibérément le dos à tout ce qui avait été sa vie jusque-là pour s’en aller à l’aventure, avec un inconnu dont elle pressentait seulement qu’il était aussi généreux qu’elle-même. Aussi, dans la litière que Francesco Beltrami avait achetée tout exprès pour ce voyage, la petite Fiora, baptisée la veille dans la chambre même du négociant, reposait entre les bras d’une Léonarde infiniment heureuse...

En revenant de la sorte à son point de départ et tandis que sa monture descendait la rue Porte-Guillaume, Léonarde pensait qu’elle avait fait le bon choix en dépit du drame par lequel s’était achevé son séjour à Florence et que, si c’était à refaire, elle recommencerait sans la moindre hésitation, car elle avait vécu dix-sept années de vrai bonheur dans le palais des bords de l’Arno. De ce bonheur, il ne restait plus aujourd’hui de réel que ce qu’elle avait connu en quittant Dijon jadis : sa tendresse pour Fiora et le devoir de veiller sur elle.

Evidemment, c’était à présent moins facile. Fiora était une femme et une femme qui connaissait la souffrance, une femme altérée de vengeance qui avait rencontré son semblable en Démétrios et qui n’aurait trêve ni repos jusqu’à ce que tout soit accompli. Léonarde s’était alors donné pour tâche essentielle de veiller à ce que l’enfant de son cœur ne sorte pas de ce dangereux chemin plus blessée encore qu’elle ne l’était en s’y engageant.

Quand les cavaliers arrivèrent devant l’auberge, Léonarde pensa que rien n’avait changé, du moins en apparence. C’était toujours la même impeccable propreté, les mêmes rutilances de cuivres et d’étains briqués à grand renfort de son et d’huile de coude ainsi que le montraient les fenêtres ouvertes dont les petits carreaux brillaient autant qu’autrefois, les mêmes effluves gourmands qui débordaient jusque dans la rue et les mêmes dallages de belles pierres blanches du pays que l’on récurait chaque jour à grande eau. Par contre, le ventre de maître Huguet, le propriétaire qui vint à leur rencontre, était plus rebondi qu’autrefois et son haut bonnet blanc, bien amidonné, laissait dépasser des mèches grises...

Impressionné par l’allure de Fiora et de Démétrios qui allaient en tête du groupe, le digne homme fit tous ses efforts pour se plier en deux – sans grand résultat d’ailleurs – et informa les « nobles voyageurs » que sa maison comme lui-même étaient tout à leur service si toutefois ils voulaient bien lui confier ce qu’ils désiraient de lui.

– Savoir si la maison est toujours aussi bonne, mon bon cousin, déclara gaiement Léonarde qui s’était avancée auprès de la jeune femme. Nous sommes des voyageurs fatigués et... affamés !

La stupeur arrondit les yeux et la bouche de Donatien Huguet et il dut faire appel à ses besicles pour s’assurer qu’il n’avait pas la berlue :

– Par tous les saints du paradis ! Léonarde ! Est-ce bien vous ?

– C’est bien moi, en chair et en os ! Plus d’os que de chair, d’ailleurs comme autrefois mais vous, que vous voilà gras et fleuri ! L’image même de la prospérité ! Pour ne pas dire de l’abondance !

– Je ne me plains pas, je ne me plains pas ! La maison marche à souhait et nous gardons notre réputation...

Sur ce, les deux cousins s’embrassèrent avec toute l’effusion que l’on met quand on ne s’est pas vus depuis longtemps. Les baisers claquaient à la bonne franquette. Léonarde, cependant, les interrompit pour demander :

– Et ma cousine Bertille ? Où est-elle ? J’ai hâte de l’embrasser.

Le bon visage épanoui de maître Huguet parut se recouvrir de brume et même une larme monta à ses yeux :

– Ma pauvre femme nous a quittés il y aura quatre ans à la Saint-Fiacre et je n’en suis pas encore consolé. C’est ma jeune sœur Magdeleine qui m’aide à présent mais, bien qu’elle ait beaucoup de bonne volonté, elle n’est pas si entendue que ma Bertille...

On se réembrassa avec des larmes des deux côtés car Léonarde était de ceux qui savent garder leur affection au chaud sans que le passage des années y change quoi que ce soit. Elle aimait bien Bertille et, à présent, elle la pleurait d’un cœur sincère. Mais, cette fois, ce fut l’aubergiste qui rompit l’embrassade :

– Mais nous sommes là à parler famille, à nous attendrir, et nous faisons languir ces nobles personnes qui vous accompagnent...

– Il y en a une encore que vous connaissez, fit Léonarde en glissant son bras sous celui de Fiora. Vous souvenez-vous de messire Beltrami, mon cousin ?

– Comment aurais-je pu l’oublier ? Un seigneur si généreux, si aimable... et qui aimait tellement mon coq au vin de Beaune ! Par exemple, il y a belle lurette que nous ne l’avons vu..,

– Et vous ne le reverrez plus, hélas, car lui aussi a quitté ce monde mais voici donna Fiora, sa fille, dont je suis toujours la gouvernante...

En face de cette belle jeune femme dont les grands yeux gris lui souriaient, maître Huguet joignit les mains avec un étonnement plein de ferveur mais qui pourtant ne sonnait pas très juste.

– La... petite fille qui a été baptisée ici ? Doux Jésus ! Qu’elle est belle ! ... comme ma Bertille aurait été heureuse de la voir !

– Quant à ce seigneur, ajouta Léonarde, c’est messire Démétrios Lascaris, médecin personnel de Mgr Lorenzo de Médicis que celui-ci envoie au roi de France. Il y a aussi son écuyer et... un ami. A présent, tâchez de nous bien loger et de nous bien nourrir ! ...

Escorté de l’aubergiste qui avait retrouvé sa bonne humeur, tout le monde pénétra dans l’auberge où Magdelaine, qui ressemblait fort à son frère de par son tour de taille et son bon visage épanoui, embrassa Léonarde et offrit à Fiora sa meilleure révérence. Puis elle les précéda dans l’escalier pour les conduire à la plus belle chambre de la maison, une grande pièce blanchie à la chaux mais réchauffée d’une tapisserie de laine, à personnages, meublée d’un grand lit à courtines de velours vert et de quelques beaux meubles bourguignons luisants de bonne santé et de cire fine dont le parfum embaumait plus encore que le grand bouquet de genêt qui mettait un éclaboussement de soleil sur un coffre de chêne sculpté.

Léonarde la reconnut aussitôt car, en dépit des années écoulées, cette chambre, grâce au plus soigneux entretien, était celle-là même où Francesco Beltrami avait rapporté l’enfant arrachée à la fureur haineuse de Regnault du Hamel, le mari de sa mère, et où la petite Fiora avait reçu le baptême. Elle l’apprit à cette grande Fiora qui regardait autour d’elle avec des yeux pleins d’émotion et choisit de l’y laisser seule un moment pour redescendre à la cuisine où elle était certaine de rencontrer maître Huguet. Tout à l’heure, en effet, elle lui avait trouvé un son de voix bizarre quand il avait constaté que Francesco Beltrami n’était pas venu à la Croix d’Or depuis longtemps, un peu comme s’il en éprouvait de la satisfaction. Il aurait aussi bien pu ajouter, du même ton : « Dieu en soit loué ! » Et la vieille demoiselle tenait à savoir pourquoi.

Elle surprit son cousin occupé à mesurer les précieuses épices qu’il destinait à un pâté de veau dont un de ses marmitons avait entrepris la confection. Sachant l’importance d’une telle opération, elle attendit qu’il en eût terminé puis l’entraîna à part dans la petite pièce où l’aubergiste faisait d’ordinaire ses comptes :

– Tirez-moi d’un doute, mon cousin ! Tout à l’heure, lorsque vous avez dit n’avoir pas vu messire Beltrami depuis longtemps, il m’est apparu que vous n’en étiez pas autrement désolé ?

– Comment pouvez-vous penser cela, Léonarde ? C’était un si bon client...

– ... et un client qui, la dernière fois, vous a laissé une belle somme en paiement des petites choses inhabituelles qu’il vous avait demandées. Les... folies de ce brave homme vous ont rapporté pas mal d’or. Cela pourrait justifier pour le moins un regret ?

Les joues vernies de maître Huguet passèrent au rouge ponceau et il jeta un rapide regard à la cuisine en pleine activité pour s’assurer que personne n’écoutait :

– Pas mal d’or, en effet mais aussi pas mal d’ennuis. Avez-vous l’intention de séjourner ici longtemps ?

– Eh bien, fit Léonarde estomaquée, vous pouvez vous vanter d’avoir une curieuse façon de comprendre l’hospitalité, sans parler de votre sens du commerce ! Nous pouvons payer largement, vous savez ?

– Je n’en doute pas mais vous comprendrez mieux tout à l’heure qu’en disant cela je ne pense pas seulement à moi mais aussi à vous et surtout à cette belle jeune femme. Qui pourrait imaginer, à lui voir cette allure de reine, qu’elle est la même que ce pauvre petit être...

– Vous célébrerez la beauté de donna Fiora plus tard ! Dites-moi plutôt ce qui s’est passé ici après notre départ !

La voix de l’aubergiste baissa de plusieurs tons au point que sa compagne dut se pencher pour mieux l’entendre :

– Une véritable catastrophe ! On avait négligé de nous dire que la petite fille « trouvée » était, en réalité, l’enfant de ces deux malheureux exécutés le jour même... Et nous ne savions pas davantage que messire Beltrami avait abandonné le sire du Hamel, ligoté et bâillonné, dans l’ancien hospice des pestiférés où il a failli mourir de froid...

-Failli seulement ? C’est bien dommage ! Quant au reste, je ne vois pas pourquoi on vous en eût fait part. Messire Francesco était homme à savoir ce qu’il faisait et ne jugeait pas utile de le crier sur les toits. Ainsi du Hamel en a réchappé ? Qui est l’auteur de ce joli coup ?

– Un paysan qui passait par là en allant aux tanneries et qui a entendu des gémissements. C’est lui qui a appelé à l’aide. Mais vous étiez déjà partis depuis plus de vingt-quatre heures...

– C’est encore heureux ! Et comment cela s’est-il passé ?

– Assez mal. Messire Regnault, une fois réchauffé et réconforté, a jeté feu et flammes. On a fouillé cette maison, en dépit de mes protestations, pour retrouver l’homme qui « avait osé s’opposer à la justice du prince » et, bien sûr, on ne l’a pas retrouvé.

– C’eût été étonnant ! fit Léonarde avec un demi-sourire.

– Moi, j’ai dit uniquement ce que j’étais censé savoir : le marchand florentin avait quitté Dijon la veille et à l’aube, sans doute pour se rendre à Paris où il avait affaires. De l’enfant, ni moi ni ma femme n’avons touché mot, bien que le sire du Hamel soit fort acharné à la retrouver. Nous n’avons rien su dire non plus de ce qu’était devenu le Père Charruet sinon qu’il était parti en même temps que son nouvel ami. C’était d’autant plus facile que nous ne savions absolument rien de ses intentions.

– Et votre parent, le chanoine de Saint-Bénigne qui vous a vendu au poids de l’or sa vieille litière ? Il n’a rien dit ?

– Encore aurait-il fallu que l’on sût l’affaire. Personne n’a même songé à lui...

– Et votre personnel qui a néanmoins vu certaines petites choses, à commencer par mon départ, n’a-t-il pas été interrogé ?

– Si fait mais, ajouta maître Huguet d’un air de dignité offensée, vous devriez savoir, ma cousine, que n’entre pas ici qui veut. Je suis très difficile sur le choix de mes gens et, une fois qu’ils font partie de la maison, ils se feraient hacher menu plutôt que de risquer d’en être chassés. On aurait pu penser qu’ils étaient tous sourds, muets et aveugles. Ils ont juré en chœur que messire Beltrami était parti pour Paris où il comptait confier à quelque couvent enfant qu’il avait trouvée...

– N’a-t-on pas couru après nous ?

– Si. Le prévôt de la ville a envoyé des hommes à vos trousses... mais dans la mauvaise direction...

– Eh bien, mais... tout est pour le mieux ? Pourquoi donc avez-vous si grande hâte de voir nos talons ? D’autant que l’histoire ne date pas d’hier – ni même d’avant-hier ! ...

– Pour certains, tel messire Regnault, elle est toujours actuelle et s’il venait à apprendre qu’une jeune femme du nom de Beltrami est à la Croix d’Or...

-Je ne vois pas comment il pourrait l’apprendre ? Il habite Autun et ce n’est pas la porte à côté...

– Il habitait Autun quand il était conseiller dans cette juridiction. A présent il est conseiller du duc et « lieutenant » du chancelier au siège de Dijon. C’est un personnage important !

– Diantre ! C’est pour le consoler d’avoir été si fort cocu qu’on l’a ainsi honoré ? En vérité, on croit rêver ! Et, si je vous ai bien compris, il habite donc ici ?

– Pas dans cette maison mais pas très loin. Il a acheté, rue du Lacet, près de la Vieille Poissonnerie, la maison d’un ancien chevaucheur du duc Philippe le Hardi. C’est là qu’il vit depuis près de dix ans et, hormis pour se rendre à la chancellerie, il n’en sort pour ainsi dire jamais...

– En ce cas, pourquoi vous en inquiéter ?

– Parce qu’il est très lié avec le fonctionnaire chargé des auberges et des étrangers. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que nous tenons registre des voyageurs ? Je ne me vois pas du tout y inscrivant le nom de Beltrami.

– Eh bien, ne l’écrivez pas ! répondit vivement Léonarde. Et comme le mien, si modeste qu’il soit, pourrait peut-être aussi vous compromettre... prenez plutôt celui du docteur Lascaris ? ... Oui, c’est cela : vous avez reçu ce soir messire Démétrios Lascaris, médecin grec au service de Mgr Lorenzo de Médicis, sa nièce, la gouvernante de celle-ci, autrement dit moi, son écuyer et... son secrétaire ? Cela vous convient ?

– Le secrétaire, c’est celui qui était en croupe de l’autre et qui a l’air d’un paysan ?

– Soyez certain que, dès demain, il aura tout à fait l’allure de l’emploi, fit Léonarde goguenarde. Pour l’instant, évidemment...

– Qui est-il ? Je lui trouve un drôle d’air...

– Ne vous souciez donc pas de cela ! Si je vous le disais, vous seriez capable de vous évanouir dans votre marmite et cela gâterait la soupe. Au fait, on vous réclame là-bas si j’en crois les bruits que j’entends.

– Je viens, je viens ! cria maître Huguet qui ajouta, plus bas : Qu’avez-vous décidé ?

– Je vous le dirai demain. Vous m’avez appris des choses fort intéressantes dont je dois discuter avec donna Fiora et nos compagnons... Ah ! pendant que j’y pense : veillez à nous servir dans notre chambre et tous ensemble. Vous redoutez par trop les curiosités. Et puis, nous serons plus tranquilles !

– Moi aussi, approuva maître Huguet qui ne put cependant s’empêcher de ronchonner, en homme qui se méfie d’instinct de l’exotisme, qu’un médecin grec cela ne faisait pas très sérieux. Du coup Léonarde se fâcha :

– Le roi de France s’apprête bien à le prendre au sérieux, lui ? Pourquoi pas vous ? Mais si vous tenez tellement aux honneurs, vous pouvez toujours l’appeler Monseigneur, parce que j’ai négligé de vous spécifier qu’il est aussi prince, descendant d’un empereur de Byzance.

Et, sur cette flèche du Parthe qui laissa son cousin sans voix, Léonarde, abandonnant la cuisine d’où montait, avec des fumets délectables, le joyeux tintamarre du coup de feu, s’en alla rejoindre Fiora mais ne la mit pas tout de suite au fait de ce qu’elle venait d’apprendre, préférant s’accorder un temps de réflexion. Elle savait en effet que, sur la liste de ceux dont la jeune femme entendait purger la terre, Regnault du Hamel venait en première place. Comment allait-elle réagir en apprenant que son ennemi se trouvait si près d’elle quand elle pensait devoir le chercher à Autun ?

La tentation de ne rien dire était grande pour la vieille demoiselle qui craignait profondément de voir son « agneau » s’engager dans le chemin du crime, mais, d’autre part, si elle la laissait faire le voyage d’Autun pour y apprendre finalement que du Hamel se trouvait à Dijon, cela ne ferait que retarder l’inéluctable. Elle connaissait trop bien la jeune femme pour entretenir la moindre illusion : Fiora irait jusqu’au bout de la tâche qu’elle s’était assignée, quelles qu’en puissent être les conséquences.

Léonarde se borna donc, sur le moment, à dire qu’elle avait demandé que l’on servît le souper dans leur grande chambre et s’en alla en informer leurs compagnons.

Le repas que l’on prit en commun fut excellent car maître Huguet y avait apporté un soin tout particulier et se déroula dans une atmosphère joyeuse. Fiora était heureuse d’avoir pu accomplir le pèlerinage qu’elle souhaitait et plus encore d’avoir rencontré ce jeune oncle vers lequel se penchait instinctivement son cœur compatissant. Elle voyait dans ce hasard heureux un signe du destin.

Assis en face d’elle, Christophe de Brévailles n’était pas loin de se croire en paradis. Les deux nuits précédentes, il les avait passées, dans un bois d’abord, puis dans un trou de haie, mangeant le pain qu’il avait emporté du couvent et quelques fruits sauvages, buvant de l’eau des ruisseaux. Il n’avait pas été malheureux parce que la saison était belle et qu’il était soutenu par ce désir accroché en lui depuis tant d’années : voir la tombe près de la fontaine Sainte-Anne et y prier car, s’il fuyait le couvent, il n’avait pas perdu pour autant la foi. Et voilà qu’au moment où il allait devoir décider de son avenir et se choisir un chemin – mais dans quelle direction ? – le ciel avait suscité cette belle jeune fille qui était l’image identique de ceux qu’il avait tant pleurés. Et le même sang coulait dans leurs veines. Grâce à elle, sa vie misérable venait de prendre un tour nouveau et il ne pouvait s’empêcher de trouver amusant, lui qui n’avait jamais rencontré que des gens de son terroir, de partager la même table avec un médecin venu de Byzance, un Espagnol de Castille, sans compter cette ravissante nièce tombée du ciel qui se voulait florentine, bien qu’elle ait vu son premier jour de douleur sur la paille d’une prison bourguignonne... Elle avait vraiment les plus beaux yeux du monde et que ce prénom de Fiora était donc joli ! ... Sans compter que ce repas était bien le meilleur qu’il eût jamais dévoré de toute sa vie !

De son côté, en vrai philosophe volontiers épicurien, Démétrios se contentait de goûter l’instant de chaude convivialité autour d’une table agréable. Il était satisfait que Fiora eût commencé sa quête tragique par un succès et en tirait les meilleurs augures pour ce qui leur restait à accomplir même si le but final pouvait, d’ici, apparaître démentiel : abattre Charles le Téméraire, l’homme qui était peut-être le plus puissant d’Europe et cela, selon toute vraisemblance, au milieu de l’armée qu’il ne quittait plus depuis qu’il s’était mis en tête de devenir roi. Mais Démétrios croyait fermement aux miracles et, plus encore, à son inflexible volonté...

En fait, autour de cette table, Esteban était à peu près le seul à trouver la vie vraiment belle. Il avait goûté pleinement, en amoureux des grands horizons, le voyage depuis Florence, au long du rivage méditerranéen puis à travers la Provence pour rejoindre les vallées du Rhône et de la Saône. A présent, il découvrait, après quelques autres libations en chemin, la magnificence des vins de Bourgogne... et y prenait un plaisir extrême. Les yeux mi-clos et la mine épanouie il ne voyait pas plus loin, pour l’instant, que son gobelet empli d’un chaleureux vin de Chambertin...

Léonarde ne s’était guère mêlée à la conversation dont Démétrios avait heureusement fait les frais en homme qui a beaucoup vu et beaucoup retenu. Elle attendit que le dernier plat eût été emporté et la table débarrassée à l’exception d’une ultime bouteille. Elle avait conscience, en effet, de ce que pouvait représenter d’exceptionnel cette réunion avec le jeune Brévailles. Fiora souriait et c’était quelque chose qui importait fort à sa gouvernante.

Néanmoins, quand la porte de la chambre se fut refermée sur le dernier valet, elle se leva, marcha vers la cheminée où l’on avait allumé un feu en raison de la fraîcheur du soir, lui tendit ses mains qu’elle frotta un instant l’une contre l’autre. Puis, se retournant, elle fit face à ses compagnons. Esteban étant précisément en train de constater que cette auberge de la Croix d’Or était sans aucun doute la meilleure de toute la chrétienté :

– C’est certainement vrai, le coupa-t-elle. Le malheur est que nous ne puissions guère y séjourner longtemps. J’ai un certain nombre de choses à vous dire...

Tous parurent se figer : Fiora assise au pied du lit, Démétrios sur la bancelle près de la cheminée, Christophe sur un escabeau. Seul Esteban alla remplir son verre une dernière fois mais il ne souriait plus. Tous avaient conscience que l’instant privilégié venait de prendre fin...

CHAPITRE II LA MAISON SUR LE SUZON

La décision de Fiora fut instantanée : puisque Regnault du Hamel habitait Dijon, elle y resterait tout le temps qu’il lui faudrait pour débarrasser cette terre de l’homme qui avait martyrisé sa mère et tenté de massacrer un bébé Mais l’appréhension justifiée que montrait maître Huguet à garder chez lui des voyageurs compromettants posait un cas de conscience car la peur est mauvaise conseillère. Dans une autre auberge, d’ailleurs, le risque encouru serait le même :

– La meilleure solution, suggéra Démétrios, me paraît de louer, si cela est possible, une maison pas trop éloignée de celle qui vous intéresse. Pour une affaire de ce genre, il faut savoir prendre son temps, étudier les habitudes de l’ennemi, épier... et patienter.

La patience ! Elle était l’arme préférée du médecin grec et il s’efforçait inlassablement d’inculquer cette rare vertu à celle dont il faisait, jour après jour, à l’aide d’une infinité de petites leçons, la meilleure des élèves... Ce qui n’était pas le cas d’Esteban.

– Nous n’allons tout de même pas nous installer ici : protesta-t-il. Ne devons-nous pas aller à Paris ?

– Chaque chose en son temps. Nous avons largement celui de rejoindre le roi, qui d’ailleurs n’est pas à Paris Et, pour l’heure présente, c’est ici que nous avons à faire Est-il possible de nous trouver un logis convenable pour quelques semaines, dame Léonarde ?

– C’est toujours possible. Reste à savoir si nous en trouverons un bien situé !

C’est le problème qu’elle alla, dès le matin, soumettre à Magdelaine, la jeune sœur de maître Huguet qu’elle avait connue lorsqu’elle avait l’âge de Fiora et qui avait témoigné, en la revoyant, d’une joie sans arrière-pensée. Il y aurait, de ce côté-là, une aide assurée sans qu’il soit besoin, peut-être, de nombreuses explications.

Magdelaine, en effet, était une âme simple. Elle écouta sagement Léonarde lui exposer que ses « maîtres », séduits par la beauté de la ville et de la région, souhaitaient séjourner quelque temps à Dijon et donc y découvrir une maison agréable à habiter, au centre si possible, pour n’être pas trop éloignés des halles, etc. Elle se montra enchantée d’une idée qui allait lui permettre de rencontrer pendant quelque temps cette chère Léonarde mais lui fit remarquer, avec un brin d’amour-propre froissé, que l’auberge de son frère était malgré tout et sans conteste l’endroit le plus agréable pour tout séjour, fût-il long.

– A condition d’être en bonne santé, riposta Léonarde. Or donna Fiora est souffrante ce matin. Le long voyage depuis Florence l’a fatiguée. Elle a besoin de repos et de calme. En outre, messire Lascaris, qui est un savant, n’aime pas séjourner trop longtemps dans une hostellerie, même aussi bonne que la nôtre. Il a en cours d’importants travaux et il lui faut le silence d’une pièce bien à lui...

– Mais, objecta Magdelaine qui, bien qu’étant une âme simple, ne manquait ni de logique ni de mémoire, je croyais que ce grand médecin se rendait auprès du roi de France ?

Démétrios prévoyait cette objection lorsqu’il fit remarquer à Léonarde qu’elle avait eu la langue trop longue...

– Le roi est aux armées en ce moment et ne nous attend qu’à l’automne. Nous le rejoindrons alors en son château du Plessis-lès-Tours sur le fleuve de Loire...

Ainsi éclairée, Magdelaine se déclara satisfaite et ajouta même qu’elle aurait peut-être le moyen de contenter rapidement cette amie d’autrefois :

– Avez-vous gardé souvenance, lui dit-elle, de la noble dame Symonne Sauvegrain qui est veuve de l’ancien gouverneur de la Chancellerie, messire Jehan Morel ?

– Celle qui fut autrefois la nourrice du Téméraire et qui, en échange de son lait, a reçu un titre de noblesse ?

– Plus récemment encore, elle a donné, pendant près de trois ans, ses soins à la jeune princesse Marie, fille unique de notre duc, ce dont Monseigneur lui garde de la reconnaissance.

– Si je me souviens bien, feu Jehan Morel avait fait construire un grand et bel hôtel rue des Forges ?

-Un hôtel devenu trop grand pour dame Symonne. Elle y vit seule avec son fils Pierre depuis le mariage de sa fille Ysabeau et je suppose qu’elle louerait volontiers le bâtiment qui est voisin du Suzon. Voulez-vous que j’aille voir son intendant ?

– Allons-y ensemble ! Le temps de m’habiller pour sortir et de demander à donna Fiora si elle serait d’accord...

C’était d’ailleurs façon de pure révérence car Fiora n’avait aucune raison de refuser une maison située presque en face de celle de son ennemi et, donc, à un emplacement stratégique inespéré.

La maison que Jehan Morel avait construite, quarante ans plus tôt, pour sa femme à laquelle il vouait une vraie dévotion, était, avec ses fenêtres en double accolade, ses vitraux de couleur et l’élégant balustre sculpté qui soulignait son toit de tuiles brillantes, l’une des plus belles de la ville. Construite en U, son bâtiment arrière avait vue sur le Suzon, et possédait une installation indépendante qui permettait de l’isoler du reste de l’hôtel. Ce pavillon se composait d’une salle commune, d’une cuisine et de quatre petites chambres. Ce n’était certes pas immense mais c’était commode, bien meublé et, surtout, l’orientation de certaines des fenêtres permettait d’observer les allées et venues du logis appartenant à du Hamel. Seule la largeur du Suzon qui, à cet endroit, disparaissait sous la rue du Lacet séparait les deux maisons. Quant à l’entrée, elle donnait sur la rue des Forges ce qui la laissait hors de vue puisque, pour atteindre la porte, il fallait traverser par un couloir toute la largeur de l’hôtel Morel-Sauvegrain et une cour que l’on franchissait sous galerie.

Pensant que c’était vraiment là un présent du ciel, Léonarde se hâta de conclure engagement et versa trois mois de location à Jacquemin Hurtault, l’intendant des Morel qui fournissait en outre une servante pour l’entretien... Le prix était au demeurant raisonnable compte tenu du fait que la maison, confortable, ne manquait de rien.

Pendant ce temps, dans sa chambre, Fiora causait avec Christophe qui avait souhaité lui parler. Grâce à Esteban qui avait couru la ville dès potron-minet pour lui procurer des vêtements convenables, le jeune homme avait à présent meilleure allure avec son costume gris foncé, ses bottes noires et le chaperon drapé qui cachait sa tonsure. Esteban, pour qui un homme sans arme est un homme incomplet, avait ajouté une dague d’une facture un peu archaïque mais en bon acier de Tolède. Elle avait fait sourire l’ancien moine :

– Je n’ai jamais appris à me servir de cela, dit-il. On en porte rarement au monastère...

– L’épée demande un long apprentissage mais, en cas de danger, on se sert de la dague presque instinctivement, lui répondit le Castillan. En outre, n’avez-vous pas dit que vous vouliez être soldat ? L’armée vous enseignera...

Christophe venait donc remercier Fiora de tous ses bienfaits et la saluer avant de s’éloigner car il ne voulait pas être à sa charge plus longtemps.

– Vous voulez nous quitter déjà ? dit celle-ci. Je vous assure que, si charge il y a, elle est bien légère et j’étais heureuse d’avoir, auprès de moi, quelqu’un de ma famille. Mais je comprends que vous ayez hâte d’aller vers un nouveau destin. Quel chemin comptez-vous prendre ? Hier vous sembliez hésiter ?

– Je n’hésite plus. J’ai beaucoup réfléchi cette nuit et je crois que je vais rejoindre l’armée du duc Charles !

Fiora eut un haut-le-corps :

– Vous semble-t-il donc un maître tellement souhaitable alors que votre mère, jadis, a vainement imploré sa pitié ?

– Je sais, mais votre ami grec, hier, m’a dit une chose qui m’a donné à réfléchir. Je voulais chercher la mort, il m’a conseillé de chercher plutôt la vie et d’essayer de me faire un nom. Or, je suis bourguignon quoi qu’il en soit et, ce nouveau nom, j’aimerais qu’il soit de Bourgogne. Hier, après souper, je suis descendu avec Esteban dans la salle d’auberge et j’ai écouté parler des marchands. Ils disaient qu’un légat du pape s’est entremis pour faire cesser le trop long siège de Neuss. Le duc songerait à ramener son armée en Lorraine afin de punir le jeune duc René II qui a rompu leur alliance. On dit aussi que le roi de France fait marcher ses troupes sur l’Artois d’une part et sur la Comté Franche de l’autre. Il va y avoir de la besogne pour défendre le pays. Je veux en être. Vous, vous allez partir pour la France, n’est-ce pas, puisqu’un plus long séjour vous mettrait en danger ?

Christophe ignorait en effet que Fiora avait décidé de rester à Dijon. La veille au soir, le jeune homme s’était retiré avec Esteban pour aller boire dans la salle un dernier gobelet de vin. C’était alors que la jeune femme avait avisé Léonarde et Démétrios de ce qu’elle pensait faire. Bien qu’il lui eût inspiré une instinctive sympathie, elle estimait qu’elle ne connaissait pas suffisamment Christophe pour lui faire part de tous ses projets. Mais comme elle crut déceler de l’inquiétude dans son regard, elle lui sourit gentiment :

– Je n’aime pas quitter un endroit sous prétexte que je pourrais y craindre quelque chose. D’autant que j’ai envie de mieux connaître cette ville que mon père aimait. Il se peut que je reste encore quelques jours.

– C’est de la folie ! Vous avez entendu dame Léonarde hier au soir ? Ce misérable Regnault du Hamel vit ici et il est toujours aussi mauvais. S’il allait vous rencontrer ? Vous ressemblez tellement à ma douce Marie ! ...

– C’est peut-être là ma grande différence avec ma mère. Elle était infiniment douce, tendre et vulnérable – ce que je ne suis pas... ou, plutôt, ne suis plus ! Si le sire du Hamel s’en prend à moi – et je ne vois pas sous quel prétexte valable il pourrait m’attaquer – soyez sûr que je serai sur mes gardes. D’ailleurs j’ai de bons défenseurs. Partez tranquille ! Un jour peut-être nous nous reverrons...

L’entrée tumultueuse de Léonarde lui coupa la parole. La vieille demoiselle rayonnait littéralement de satisfaction et, n’ayant pas vu Christophe, lança du seuil :

– J’ai ce qu’il nous faut ! Une maison juste en face de celle qui nous intéresse...

S’apercevant que la jeune femme n’était pas seule, elle s’arrêta court et devint toute rouge, ce qui amusa Fiora : c’était la première fois qu’elle voyait à sa vieille Léonarde les couleurs de la confusion. Mais il y eut soudain un silence gênant. Christophe de Brévailles regarda tour à tour les deux femmes. Ses épais sourcils s’étaient froncés mais il avait pâli :

– Et pour mieux visiter Dijon, articula-t-il lentement, vous avez besoin d’une maison voisine de celle de du Hamel ? C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Fiora se leva et s’avança vers le jeune homme dans les yeux de qui elle planta son regard :

– C’est bien cela mais je vous prie de ne pas vous en soucier.

– Vous me demandez trop. Qu’avez-vous dans l’idée ?

– Je pourrais vous répondre que c’est là mon affaire mais, après tout, vous avez peut-être le droit de savoir. Hier, je crois vous avoir dit que je venais payer de vieilles dettes ? Regnault du Hamel en est la plus criarde. J’allais me rendre à Autun pour l’y chercher mais le ciel – ou l’enfer – a décidé de m’épargner du chemin puisqu’il est ici. Et je ne quitterai cette ville qu’après l’avoir purifiée de sa présence...

– Vous voulez... le tuer ?

– Vous traduisez à merveille mon intention.

– C’est insensé...

– Je ne crois pas. De toute façon, et quoique vous puissiez objecter, vous ne me ferez pas changer d’avis.

Avec effroi, Christophe la regarda, droite et fière en face de lui, si mince dans cette robe noire qui la faisait plus longue encore, avec ses grands yeux gris où semblaient voyager les nuages et cette allure d’altesse... Elle paraissait plus inflexible qu’une lame d’épée et le jeune homme comprit qu’il ne parviendrait pas à la faire céder. Alors, éperdu sans qu’il comprît vraiment pourquoi cette jeune femme comptait tellement pour lui à présent, il se tourna vers Léonarde et chercha son regard, espérant un secours de ce côté-là, mais elle hocha la tête...

– Vous pensez bien que j’ai déjà essayé...

– En ce cas, décida Christophe, je reste. Je vous aiderai et ne partirai que lorsque ce sera fait. Et si quelqu’un doit frapper, ce sera moi !

Sans lui répondre, Fiora prit les deux mains du jeune homme et les retourna pour en considérer la paume comme si elle tentait d’en déchiffrer le réseau de lignes puis releva les yeux :

– Avez-vous reçu les ordres majeurs ? demanda-t-elle doucement.

Sous ce regard qui interrogeait sans dureté, Christophe rougit.

– Oui... mais je ne le voulais pas. – Néanmoins, cela est ! Ces mains ont été consacrées. Vous ne pouvez les souiller de sang...

– Et que ferai-je d’autre à la guerre ?

– C’est différent. Il y eut, il y a encore des moines-soldats. En outre, vous engagerez votre vie dans les combats.

– Mais je ne veux plus être moine du tout, ni soldat ni autrement. Je veux être un homme libre de choisir son sort...

– Il en sera comme vous voudrez, mon ami, mais du moins ne serez-vous pas souillé d’un crime froidement prémédité. En outre, je ne laisserai à personne le bonheur de frapper à ma place... Enfin, après ce meurtre, il y en aura d’autres qui me conduiront peut-être un jour à l’échafaud. Je refuse de vous y entraîner car voilà dix-sept ans que vous souffrez. Vous avez le droit de vivre comme vous l’entendrez et cela me sera doux. Ne m’enlevez pas cette consolation qui sera peut-être ma dernière bonne action !

– Je vous en supplie, laissez-moi rester ! Je veillerai sur vous, je vous protégerai...

– Nous sommes là pour cela, intervint la voix grave de Démétrios qui venait d’entrer. Donna Fiora a raison : vous devez aller vers votre destin et nous laisser décider du nôtre. Partez sans arrière-pensée !

– Croyez-vous que ce soit possible à présent ?

– J’en suis certain. Cela est même nécessaire car il faut qu’un jour vous vous trouviez en un certain lieu, à une certaine heure, pour payer la dette que vous avez contractée aujourd’hui.

– Que voulez-vous dire ?

– Il arrive que le voile de l’avenir se lève, par moments, devant moi. Il viendra un jour où il vous sera donné de rendre ce que vous avez reçu.

– Il faut le croire ! assura Fiora. Il ne se trompe jamais... Quittons-nous à présent... et priez pour nous !

Sans un mot, Léonarde prit le manteau noir que Christophe avait déposé sur un escabeau en pénétrant dans la chambre et le disposa sur ses épaules. Il se laissa faire en fixant Fiora comme s’il ne pouvait plus en détacher son regard. Mais il tressaillit quand Démétrios glissa dans son escarcelle quelques pièces d’or puis le poussa vers la jeune femme :

– Allez l’embrasser ! Il en est temps. Esteban vous attend dans la cour avec un cheval. Dirigez-vous sur la Lorraine où les troupes bourguignonnes commencent à se reformer. On parle de Thionville...

Fiora fit la moitié du chemin vers le jeune homme qui, soudain, la prit dans ses bras. Elle l’éloigna doucement mais l’embrassa sur les deux joues avec une tendresse fraternelle :

– Dieu vous garde, mon bel oncle ! Où que vous alliez, vous lui appartiendrez toujours...

Il la baisa au front puis, se détournant brusquement, partit en courant suivi de Démétrios. On l’entendit dégringoler l’escalier. Les deux femmes sortirent sur le balcon de bois qui régnait tout autour de la cour pour assister à son départ. Elles le virent sauter en selle comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie au lieu d’user ses genoux sur les dalles d’un couvent, serrer les mains de Démétrios et d’Esteban puis, ôtant son chaperon d’un geste empli d’élégance naturelle, en saluer les dames avant de rendre la main à son cheval et de s’engouffrer sous la voûte de l’auberge.

– Vous avez bien fait de l’éloigner, fit Léonarde.

– Pourquoi ? Est-ce qu’il ne vous inspirait pas confiance ?

– Pauvre garçon ! Bien sûr que si... mais il était en train de tomber amoureux de vous, mon agneau... et vos affaires de famille sont bien assez compliquées comme cela. A présent, venez vous préparer à emménager dans votre nouveau logis. J’espère qu’il vous plaira.

– C’est sans importance. Si ses fenêtres offrent la vue que j’espère, le reste peut être aussi délabré qu’il voudra...

– Heureusement, il n’en est rien ? Voilà bien l’égoïsme de la jeunesse ! Pensez un peu à moi, Fiora, qui suis passée de cette belle hostellerie à l’élégance du palais Beltrami. J’ai de mauvaises habitudes, que voulez-vous ? ...

Léonarde, d’accord en cela avec ses compagnons, avait loué la maison au nom du médecin Démétrios Lascaris voyageant avec sa nièce Fiora, son secrétaire et la gouvernante de la jeune femme. C’est donc en tant que princesse Lascaris que Fiora, étroitement voilée et portée dans les bras d’Esteban comme la malade qu’elle était censée être pénétra dans le bel hôtel des Morel-Sauvegrain et gagna la chambre qui lui était réservée, l’une des deux donnant sur l’arrière de la maison.

Cette chambre, dont la porte lui fut ouverte courtoisement par l’intendant Hurtault, était tout éclairée par un grand bouquet de pivoines disposées dans un pot d’étain auprès d’un drageoir rempli de fruits confits.

– Ma maîtresse, dit-il, souhaite la bienvenue à Votre Seigneurie, et espère, lorsque sa santé sera meilleure, avoir le plaisir de venir la saluer...

Fiora répondit, d’une voix faible, par quelques remerciements auxquels Démétrios ajouta qu’il serait heureux, pour sa part, d’être admis à l’honneur de présenter ses devoirs à une hôtesse dont le renom et le mérite étaient venus jusqu’à lui...

– Je n’y manquerai pas, confia-t-il à Léonarde une fois la porte refermée sur l’intendant. Elle peut sûrement nous apprendre des choses fort utiles...

-Je me charge, moi, de questionner les servantes, répondit celle-ci. C’est encore par les cuisines que les commérages vont le meilleur train...

Fiora n’écoutait pas, ayant déjà sauté à bas du lit où Esteban l’avait étendue pour courir à la fenêtre. La maison de Regnault du Hamel était bien là où Léonarde l’avait indiquée... Elle était aussi telle que la jeune femme l’imaginait : sombre et sinistre, comme dut l’être la maison d’Autun où Marie de Brévailles avait gravi son calvaire avant de s’enfuir.

C’était une demeure presque aussi solitaire que celle du bourreau. Encadrée sur trois côtés par la rue de la Tonnellerie, la rue du Lacet et le Suzon, un maigre jardin mal entretenu tenait le quatrième à distance des habitations voisines. Un soubassement de pierre qui n’offrait d’autre ouverture qu’une porte de bois sombre armée de pentures de fer soutenait deux étages d’encorbellement à croisillons noircis par le temps, le tout sous un grand toit abritant le pignon pointu. Deux fenêtres à l’étage noble, une ouverture fermée de volets de bois et une lucarne donnant sur le ruisseau ne devaient pas procurer beaucoup de jour. Il est vrai que, de son observatoire, Fiora ne pouvait voir la façade côté jardin mais, telle qu’elle était, cette maison était aussi triste qu’une prison... ou qu’un tombeau car, en dépit du beau temps, aucune vitre n’était ouverte, aucune vie ne s’y manifestait...

Démétrios, qui avait choisi l’autre chambre arrière, celle qui faisait l’angle de la maison, à pic, à cet endroit, sur le Suzon, et qui avait la meilleure vue sur l’entrée, vint rejoindre Fiora :

– Il faudrait savoir, lui dit-il, comment se présente le côté jardin. Cette nuit, j’enverrai Esteban en reconnaissance...

– C’est trop tôt, remarqua Fiora. Notre arrivée, saluée si aimablement par notre hôtesse, a dû faire quelque bruit dans ce quartier. Mieux vaut ne pas risquer de se faire remarquer trop tôt...

Avec un sourire amusé, le Grec applaudit silencieusement :

– Bravo ! Je vois que mes leçons de sagesse ont porté leurs fruits. J’espérais que tu me répondrais cela, sans trop oser y croire. Et tu as raison. Tu es une jeune femme malade, moi un vieux savant qui ne quitte guère la compagnie de ses livres et on se fera vite à cette paisible image. Cependant, Esteban n’a aucune raison de se priver de courir les tavernes. Il n’a pas son pareil pour s’y faire des amis et délier les langues. Et dame Léonarde pourra peut-être tirer quelque chose de cette servante que l’on nous a donnée...

La servante en question se nommait Chrétiennotte Yvon. C’était une solide commère d’une trentaine d’années à l’œil rond mais vif, à la figure épanouie et avenante, à qui ne faisaient peur ni le travail ni les longs bavardages. Comme les autres servantes de la nourrice ducale elle était, sur sa personne comme dans son ouvrage, d’une propreté flamande. Mais ce qui n’appartenait qu’à elle seule, c’était l’heureux caractère qui la poussait à chanter du matin au soir. Elle rappelait un peu à Léonarde la grosse Colomba, son amie florentine qui était toujours la femme la mieux renseignée de la ville. Elle se retint néanmoins de se laisser aller à témoigner trop de sympathie à Chrétiennotte en pensant que dame Morel-Sauvegrain leur avait peut-être dépêché une servante aussi loquace avec une idée de derrière la tête : celle d’être parfaitement renseignée de son côté sur les faits et gestes de ses nouveaux locataires.

– Parlez-lui le moins possible, conseilla-t-elle à Fiora, et laissez-moi faire. Je saurai bien lui tirer les vers du nez !

La vie, dans la maison sur le Suzon, s’organisa, paisible et silencieuse, rythmée par les coups de maillet que « Jacquemart et sa femme Jacqueline » frappaient sur une cloche, à l’église Notre-Dame voisine pour marquer les heures[i]. Fidèle à ses anciennes habitudes, Léonarde se rendait chaque matin à la première messe puis, le reste du temps, veillait à l’entretien de la maison. Démétrios compulsait les ouvrages emportés de Florence et rédigeait le traité sur la circulation sanguine qu’il avait entrepris. Esteban courait la ville. Quant à Fiora, au bout de deux jours, elle ne supportait plus que difficilement ce personnage de malade si contraire à sa nature mais auquel la contraignait son extrême ressemblance avec ses parents : elle risquait d’être reconnue. Sa seule distraction, en dehors de la broderie que Léonarde lui avait placée dans les mains et d’un livre grec prêté par Démétrios, était d’épier la maison d’en face.

Assise durant des heures dans la cathèdre garnie de coussins qu’elle ne quittait que pour son lit, elle observait obstinément ce qui se passait de l’autre côté du ruisseau. Et, en vérité, ce n’était pas grand-chose : par deux fois, elle vit sortir ou entrer, avec des paniers, l’un ou l’autre des deux valets qui, au dire d’Esteban, constituaient tout le personnel du conseiller ducal. Mais lui-même, elle ne l’avait pas encore aperçu car il s’était rendu pour quelques jours dans une terre qu’il possédait près de Vergy, dans l’arrière-côte.

Elle se morfondait tellement qu’au matin du troisième jour, elle ne résista pas à l’envie d’interroger Chrétiennotte :

– Cette maison, de l’autre côté du pont, qui n’ouvre jamais ses fenêtres et rarement sa porte, à qui donc appartient-elle ?

La servante roula des yeux plus ronds que jamais et se signa précipitamment deux ou trois fois et, comme Fiora s’étonnait, elle soupira :

– Demoiselle, vaudrait mieux qu’on vous change de chambre si vous devez vous intéresser à cette bicoque...

– Une bicoque ? il me semble que c’est une assez belle maison, solide et bien construite...

– Oui, bien sûr, mais mal habitée. Moi qui vous parle, j’aime guère à passer devant quand la nuit tombe.

– Vous voulez dire que c’est... un mauvais lieu ?

– Pas vraiment, mais le maître est un mauvais homme. Il est riche, pourtant, et de belle position, mais ladre comme un juif. Et il déteste les femmes pour lesquelles il a toujours un mauvais regard ou même un mot méchant. Il n’a pas de servante d’ailleurs, mais deux valets, deux lourdauds qui grognent comme des chiens hargneux et qui mordent au besoin. Malheur au mendiant qui oserait frapper à cette porte : il ne récolterait que des coups de bâton...

– Il n’est pas marié ?

– Messire du Hamel ? Marié ? Si riche qu’il soit, aucune femme ou fille, même miséreuse, ne voudrait de lui. Faut dire qu’il a déjà eu une épouse jadis, quand il habitait par ici. Une jeune demoiselle dont on dit qu’elle était belle comme tous les anges et il l’a si fort maltraitée qu’elle s’est enfuie de chez lui pour rejoindre son frère. Le malheur a voulu que, ce frère et elle, ils s’aimaient plus qu’il aurait fallu et ça a mal fini. Le mari les a retrouvés et les a fait exécuter par le bourreau... alors, vous pensez si ça donne envie à d’autres ! ... Tenez, vous voyez ! Voilà un des valets qui sort pour aller aux provisions...

Un homme de forte corpulence, le visage inexpressif sous les cheveux gris coupés au carré, vêtu d’une livrée gris et noir assez propre et portant au bras un grand panier, quittait en effet la maison dont il refermait soigneusement la porte derrière lui avant de mettre la clé dans sa poche.

– Celui-là, c’est le Claude, l’aîné. L’autre, le Mathieu, son frère, est un peu plus jeune. Ils ne sortent jamais ensemble. Quand y en a un qui s’en va, on peut être sûr que l’autre reste à la maison. C’est le maître qui veut ça...

– En tout cas, si le maître est avare, le valet n’a pas l’air si mal nourri...

– Le maître est pas fou. Il sait bien qu’il faut donner à manger à des molosses si on veut pas qu’ils vous dévorent. On dit que les deux frères lui sont tout dévoués. Ils sont peu causants... N’empêche que j’ai idée qu’y doit se passer des choses pas catholiques dans cette maison si bien gardée !

– Pourquoi cela ?

Chrétiennotte parut hésiter et regarda Fiora comme si elle se demandait jusqu’à quel point elle pouvait lui faire confiance. Puis, finalement se décida :

– Bon, je vous raconte encore ça et puis j’vais à mon travail. Sans ça, votre dame Léonarde va gronder. C’était y a deux ans à peu près, au temps où mon défunt Janet était encore sur cette pauvre terre. Un soir qu’y rentrait un peu tard de son travail – il était maçon – il est revenu chez nous tout sens dessus dessous parce que en passant par la rue du Lacet il avait entendu pleurer et gémir quelqu’un et ce quelqu’un c’était une femme qu’avait l’air de souffrir beaucoup... Comme c’était un gars courageux, mon Janet, il a cogné à la porte en demandant si on avait besoin d’aide mais personne n’a répondu...

– Il y avait peut-être une femme à ce moment-là ?

– Ça se serait su ! D’ailleurs, mon pauvre Janet est pas seul à avoir entendu des bruits du même genre, mais on pense dans le quartier que c’est peut-être l’âme de sa pauvre petite femme qui revient le tourmenter : c’est ici, au Morimont, qu’elle a été mise à mort... et le Morimont, c’est pas loin.

– Si je comprends bien, conclut Fiora, ce... du Hamel... a bien tort de se donner tant de mal pour faire garder une maison où personne n’a envie d’entrer ?

– C’est ça tout juste ! fit Chrétiennotte avec satisfaction. Moi j’sais bien qu’y faudrait me payer, et cher, pour que j’y aille. Et encore, ça serait pas sûr !

Ayant ainsi donné son opinion catégorique, la veuve de Janet reprit son balai, ses torchons et, avec une espèce de révérence à Léonarde qui franchissait la porte au même instant, elle disparut dans le couloir en fredonnant un cantique.

Mais l’histoire qu’elle venait de raconter laissait Fiora songeuse. Que la maison eût mauvaise réputation et qu’elle passât pour hantée lui convenait tout à fait – et même lui donnait une idée pour la façon dont elle pensait attaquer Regnault du Hamel. Dès son arrivée à Dijon, en effet, elle avait refusé tout net la proposition radicale d’Esteban :

– Vous voulez la mort de cet homme ? lui avait dit le Castillan. C’est la chose la plus facile du monde. Je l’attends un soir à son entrée ou sa sortie de chez lui et je vous l’étrangle.

C’était simple, en effet, trop simple même et surtout trop rapide. Elle ne voulait pas que le bourreau de sa mère tombât soudainement dans la mort, frappé d’un coup qu’il n’aurait pas vu venir et sans savoir qui l’avait ordonné. Fiora voulait être l’instrument de la vengeance ; elle entendait savourer le trépas de son ennemi En digne fille de la subtile et cruelle Florence, elle était décidée à dépenser le temps et l’or qu’il faudrait afin que cette mort atteignît à la perfection d’une œuvre d’art...

Elle y songea longuement ce soir-là, les yeux perdus dans l’azur pâlissant du ciel où se poursuivaient des bandes d’oiseaux, écoutant les bruits de cette ville où elle était née et que, cependant, elle ne connaissait pas. Contrairement à Florence si animée au coucher du soleil, Dijon, à la fin du jour, paraissait s’endormir sous ses toits dont les tuiles de couleur jaune, rouge ou noire, dessinaient des tapisseries entre les bouquets verts des jardins... Dans chaque quartier, le bourgeois le plus considérable se rendait auprès du vicomte-mayeur[ii] afin de lui remettre les clés de la porte dont il avait la garde. Ces hommes, pour qui c’était un fief viager, avaient la responsabilité de ces portes dont ils entretenaient les défenses à l’aide d’une part des droits de vivres et de marchandises. Ils se rendaient toujours en cérémonie à la maison de ville, mettant un point d’honneur à conserver cet usage un peu solennel dans une cité que ses ducs désertaient le plus souvent. Et Fiora savait que Pierre Morel avait la charge d’une de ces clés.

Quand elle l’eut entendu rentrer et que les marguilliers de Saint-Jean eurent sonné le « crève-feux » après lequel les rues devenaient désertes hormis pour les amateurs d’aventures, Fiora descendit dans la salle où Léonarde achevait de ranger après le souper auquel la jeune femme n’avait pas voulu participer. Démétrios et Esteban, assis auprès d’une fenêtre, profitaient des derniers instants de lumière pour disputer une partie d’échecs mais tous levèrent des yeux surpris en constatant que Fiora portait le costume de garçon dans lequel elle avait quitté Florence et tenait à la main un chaperon d’homme destiné à cacher ses cheveux.

– Doux Jésus ! s’écria Léonarde. Où prétendez-vous aller à cette heure, mon agneau ?

– Pas très loin. Je voudrais aller voir de près la maison de du Hamel, dès qu’il fera nuit tout au moins. Si Esteban veut bien m’accompagner...

– Naturellement, dit le Castillan qui se leva aussitôt. Mais pour quoi faire ? Le maître n’est pas encore rentré...

– C’est la raison pour laquelle je veux y aller. Quand il sera revenu, cela ne sera plus possible...

– Qu’as-tu derrière la tête ? demanda Démétrios qui avait pris le roi d’ivoire et l’examinait comme s’il s’agissait d’un objet rare.

– Je te le dirai plus tard. Pour l’instant, je désire voir le jardin et, si possible, y pénétrer.

Démétrios rejeta la pièce d’échecs et fronça les sourcils :

– C’est de la folie ! A quoi cela t’avancera-t-il ?

Sans répondre, Fiora alla jusqu’à un dressoir où se trouvait une corbeille de cerises, en prit une poignée et se mit à les croquer tout en regardant le ciel s’obscurcir lentement :

– Dans ces conditions, j’irai aussi, soupira Démétrios.

– Je préfère que tu restes avec Léonarde. Je n’en aurai pas pour longtemps et on remarque moins deux personnes que trois...

Le Grec n’insista pas. Il savait qu’il était inutile de discuter avec la jeune femme quand elle employait un certain ton. Pour en atténuer le côté péremptoire, elle ajouta gentiment :

– Sois sans crainte, tu sauras tout. Je t’expliquerai à mon retour.

Quand la nuit fut complète, Fiora et Esteban quittèrent l’hôtel en évitant de faire le moindre bruit et gagnèrent l’angle de la rue du Lacet où ils restèrent un instant cachés dans l’ombre épaisse fournie par l’encorbellement d’une maison, observant celle de du Hamel. Esteban avait conseillé cette halte :

– Mieux vaut attendre. Les valets sortent régulièrement, chacun à son tour, quand les rues sont désertes.

– Où vont-ils ?

– Rue du Griffon, dans une maison de filles. Reste à savoir s’ils y vont aussi quand le maître est là ! Tenez ! En voilà un qui sort.

En effet, le même homme que Fiora avait observé dans l’après-midi venait d’apparaître et fermait soigneusement la porte dont il mit la clé dans sa poche avant de s’éloigner d’un pas tranquille.

– Je me demande pourquoi ils ne sortent pas tous les deux, remarqua Fiora. Puisque la maison est vide ?

– Si le maître est avare, il doit être riche. Il tient sans doute à ce que sa demeure soit gardée. Allons-y à présent !

Sans faire plus de bruit que des chats, les deux compagnons d’aventures s’avancèrent sur le petit pont qui enjambait le ruisseau. Ils avaient tous deux la légèreté de la jeunesse et leurs pieds, chaussés de cuir souple, n’éveillaient aucun écho. Parvenue devant la porte, Fiora l’examina soigneusement. La nuit d’été était claire et la jeune femme avait de bons yeux mais elle acquit très vite la certitude qu’à moins de l’attaquer avec un bélier, cette porte se révélerait impossible à forcer. Comme elle représentait la seule ouverture du rez-de-chaussée, la maison était donc inviolable de ce côté.

– Allons voir le jardin ! souffla Fiora.

Il s’étendait sur l’arrière de la bâtisse, entre le Suzon et la rue de la Vieille-Poissonnerie. Le quatrième côté donnait sur une ruelle étroite et noire mais des murs assez élevés le défendaient.

– Si j’ai bien compris, fit Esteban, vous voulez entrer là-dedans ? Je vais passer le premier...

La vie de soldat de fortune menée si longtemps avait entraîné le Castillan à tous les exercices du corps. Escalader le mur fut pour lui un jeu d’enfant. Il s’y installa à califourchon puis se pencha pour aider Fiora. Il saisit les mains qu’elle lui tendait et la hissa auprès de lui. Après quoi tous deux examinèrent les lieux.

– C’est bien la peine d’avoir un jardin pour le laisser dans un état pareil ! marmotta Esteban. En effet, de leur observatoire, les visiteurs n’entrevoyaient qu’une masse confuse de buissons et d’herbes folles dans laquelle on ne pouvait distinguer le moindre sentier. La maison elle-même montrait une tourelle percée d’étroites ouvertures qui devait renfermer l’escalier mais les fenêtres étaient aussi rares que sur la façade rue : deux à l’étage dont l’une était ouverte sur les ténèbres intérieures et une sous le toit fermée par des volets.

– Restez là ! ordonna Fiora. Je reviens...

Et avant que son compagnon ait pu la retenir, elle avait glissé de l’autre côté du mur où elle resta accroupie un instant pour laisser se dissiper le bruit des feuillages froissés. La voix étouffée d’Esteban lui parvint comme de très loin :

– Faites attention, je vous en prie ! Vous n’avez même pas d’armes !

– J’ai un couteau, cela devrait suffire en cas de besoin, répondit-elle en posant la main sur la gaine de cuir qui pendait à sa ceinture. Puis, sans plus attendre, en prenant la maison comme point de repère, elle se faufila, toujours courbée, à travers la végétation sauvage du jardin. Elle allait lentement, un pas après l’autre, écartant les branches de ses mains gantées de cuir épais et les jambes bien protégées par des bottes souples qui lui montaient jusqu’aux genoux. Un bruit de fuite dans l’herbe l’immobilisa, le cœur arrêté, mais un miaulement aigu vint la rassurer presque aussitôt : c’était un matou que les approches de la pleine lune mettaient en émoi.

Elle arriva enfin au pied de la maison et toucha de la main le bois d’une porte découpée dans la tourelle, mais cette porte-là était aussi solide, aussi bien armée que l’autre. La seule possibilité d’entrée était offerte par cette fenêtre ouverte à l’étage mais l’encorbellement en rendait l’accès impossible à moins que de posséder une échelle.

Déçue, Fiora allait rebrousser chemin quand un nouveau bruit suspendit son mouvement. Cette fois, ce n’était lus le cri d’un chat mais des sanglots qui semblaient monter du sol. Ecartant doucement les grandes herbes qui croissaient contre le soubassement, elle aperçut soudain un étroit soupirail défendu par un croisillon de fer. Il y avait là une cave, très certainement, et, dans cette cave, quelqu’un pleurait...

Se jetant à genoux, Fiora se courba pour essayer d’apercevoir quelque chose mais ses yeux ne purent fouiller l’obscurité.

– Qui pleure ici ? murmura-t-elle, bouleversée par cette invisible douleur qui évoquait celle d’une âme en peine. Puis-je vous aider ?

Les sanglots cessèrent sur un reniflement. Fiora allait renouveler son appel quand un vacarme de verrous tirés parvint jusqu’à elle, suivi d’une voix rude qui grondait :

– Assez pleuré comme ça ! Tu m’empêches de boire ! ... J’ veux plus t’entendre, t’as compris ?

Le silence retomba, à peine coupé par un petit gémissement. La créature enfermée là s’efforçait sans doute de contenir ses sanglots. L’homme qui devait être le second valet ne bougeait pas. Et soudain, Fiora entendit :

– Tu peux pas dormir ? ... Pas étonnant avec c’t’attirail ! ... Tiens ! bois un coup... et si t’es gentille t’en auras encore...

Il y eut un bruit de chaînes puis un lappement semblable à celui d’une bête qui boit. L’homme éclata de rire :

– Là ! Tu vois ? Ça va mieux ! ... Allez, laisse-toi faire ! Autant s’amuser un peu, pas vrai ? Tant qu’ le vieux est pas là !

Fiora, épouvantée, n’eut aucune peine à identifier les bruits qui suivirent. Lentement, se retenant même de respirer, elle s’éloigna du soupirail et rejoignit le mur sur lequel Esteban se morfondait. A nouveau il l’aida à grimper jusqu’à lui.

– Alors ? Vous avez trouvé quelque chose ?

Elle appuya vivement sa main sur la bouche de son compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas l’endroit pour en parler. ! souffla-t-elle.

Quelques minutes plus tard ils étaient de retour et Fiora faisait le récit de son aventure avec la passion qu’elle mettait toujours lorsque son cœur était touché :

– Il y a une femme dans cette cave, une femme enchaînée sans doute et qui sert de jouet à ces misérables. Il faut faire quelque chose !

– Je ne demande pas mieux, fit Démétrios, mais quoi ? Pénétrer dans cette maison par la force ? Tu as pu constater toi-même que c’est impossible. Dénoncer le sire du Hamel aux autorités ? Nous ne sommes que des étrangers, on ne nous écouterait même pas et avant qu’une enquête, si nous l’obtenions, soit entamée, cette malheureuse aurait sans doute disparu. De toute façon, si l’histoire que t’a racontée Chrétiennotte est véridique, est une situation qui dure depuis pas mal de temps...

– Est-ce une raison pour qu’elle s’éternise ? Il faut que j’entre dans cette maison, il le faut à tout prix. Sinon, comment atteindre du Hamel ?

– Quand il sera là nous aviserons...

– Il faut aviser avant et nous préparer. D’ailleurs, j’ai une idée, risquée sans doute, mais c’est notre seule véritable chance.

– Laquelle ?

– Je t’expliquerai. En attendant, il me faut trois objets.

– Qui sont ?

– Une robe de velours gris dont je donnerai le modèle, de faux cheveux blonds... et la clé de la maison du Hamel. Il doit être possible de la voler à l’un des valets quand il sort la nuit pour aller chez les filles.

– Ça doit pouvoir s’arranger, approuva Esteban. J’aurai cette clé... mais il faudra agir dès qu’elle sera en notre possession.

– Une heure devrait suffire, dit Fiora mais peut-être, ensuite, serons-nous obligés de quitter la ville...

Le lendemain, comme il avait été dit, dame Morel-Sauvegrain se présenta chez sa jeune locataire pour faire sa connaissance et prendre des nouvelles de sa santé.

Fidèle à son rôle, Fiora la reçut avec un empressement qui n’était pas exempt d’une certaine curiosité car cette dame connaissait bien l’homme contre lequel Démétrios et elle-même s’étaient unis par un lien de sang.

L’ancienne nourrice ducale était une grande femme de plus de soixante ans mais qui conservait de la fraîcheur et dont les cheveux argentés se souvenaient qu’ils avaient été blonds. Elle portait avec élégance le deuil, jamais quitté, d’un époux mort depuis trente-sept ans, mais ce deuil était de soie brodée et sa haute coiffe s’ornait de précieuses dentelles.

Une immédiate sympathie rapprocha les deux femmes. Fiora remercia son hôtesse des attentions qu’elle avait eues pour elle et dame Symonne déplora qu’une si jeune créature soit contrainte au repos.

– Est-ce que la campagne ne serait pas meilleure pour vous ? lui dit-elle. J’y possède plusieurs manoirs et je pourrais facilement mettre l’un d’eux à votre disposition ? ...

– Vous êtes infiniment bonne, répondit Fiora, et j’ai honte de vous avouer que... la campagne m’ennuie. J’aime à sentir, autour de moi, l’animation d’une ville et celle-ci me plaît...

– Notre cité est belle, sans doute, soupira dame Symonne, mais voilà bien longtemps qu’elle ne connaît plus guère d’animation. Songez qu’elle ne voit jamais plus ses princes ! Le duc Charles est venu l’an dernier, en février, et il n’avait pas vu Dijon depuis douze ans. Encore était-ce dans une circonstance funèbre...

– Funèbre ? Quelqu’un de sa famille était-il mort ?

– Non. Il venait recevoir les corps de son père et de sa mère, le duc Philippe et la duchesse Isabelle, ensevelis auparavant à Bruges et à Gosnay, dans les pays de par-deçà, afin qu’ils reposent auprès de leurs parents, à la chartreuse de Champmol qui est nécropole des ducs de Bourgogne... C’était jour de grande froidure sous un ciel lourd de neige et pourtant j’étais heureuse parce que ma chère duchesse, à qui j’étais si fort dévouée, revenait ici, près de moi, pour y attendre la résurrection...

Pour elle-même plus encore peut-être que pour sa silencieuse auditrice, dame Symonne laissa sortir de sa mémoire le long et fastueux cortège qui entra dans Dijon ce jour-là, mené par le seigneur de Ravenstein et le connétable de Saint-Pol montés sur des chevaux couverts de velours noir, la pompeuse ordonnance des insignes du duc défunt : le pennon armorié, le cheval de guerre que menaient les frères de Toulongeon, l’épée à la garde étincelante de pierreries, puis l’écu, le heaume, la bannière portés par les plus hauts seigneurs, enfin la cotte aux symboles de la Toison d’or, que le roi d’armes de l’ordre tenait déployée entre ses mains, et toute la noblesse des différents pays du grand-duc d’Occident en habits de deuil suivant le duc Charles tout de noir vêtu qui accueillait les deux cercueils en présence des archevêques de Cologne, de Besançon et d’Autun, des ambassadeurs d’Aragon, de Bretagne, de Venise et de Rome. Et puis tous les chevaliers de la Toison d’or portant les lourds colliers de l’Ordre...

A cet instant, quelque chose bougea dans le cœur de Fiora. Doucement, elle interrompit la narratrice :

– L’hiver dernier, à Florence, nous avons vu venir l’un de ces chevaliers envoyé en ambassade auprès de Mgr Lorenzo de Médicis. Il se nommait... le comte de Selongey. Vous le connaissez peut-être ?

L’émotion qui avait vibré dans la voix de dame Symonne fit place à un rire amusé :

– Messire Philippe ? Qui ne le connaît à la cour de Bourgogne ? Mgr Charles, auquel il est dévoué corps et âme, l’aime beaucoup. Et pas seulement lui !

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il est fort apprécié par ses compagnons de combat car il est d’une grande bravoure, mais aussi par beaucoup de dames et de damoiselles. Il a du charme et je gage que les dames florentines lui ont volontiers souri ? ...

– Elles n’en ont guère eu le temps car il n’est resté que peu de jours, dit Fiora furieuse de sentir que sa voix tremblait et qu’elle avait peine à cacher sa colère. Ainsi, il a beaucoup de belles amies ?

– On le dit mais je ne saurais vous répondre avec certitude car je vis éloignée d’une cour qui nous boude et nous réduit à l’état de cité provinciale, nous qui sommes pourtant ville capitale. Les bruits en sont lointains pour nous et tout ce dont je suis certaine c’est que, là où est le duc Charles, là est aussi le seigneur de Selongey. Or le duc ne cesse de guerroyer. Cela laisse peu de temps pour les amours. Mais vous-même, ma chère, comment avez-vous trouvé cet ambassadeur-là ?

– Il m’a paru... séduisant, encore que je ne l’aie guère rencontré. Mais laissons ce sujet, et si vous le voulez bien, parlez-moi du duc ! Quel homme est-ce ?

Fiora s’attendait à une explosion d’enthousiasme et cependant il n’en fut rien. Dame Symonne resta un moment silencieuse, contemplant les bagues d’or, de perles et d’améthystes qui ornaient ses doigts :

– Comment vous le dépeindre au plus près de la vérité, cette vérité qui change suivant les regards ? Le mien est sans doute celui de la tendresse puisque je l’ai nourri de mon lait et il est vrai que je l’aime infiniment, mais j’avoue qu’à présent il me fait un peu peur à cause de cet orgueil sans mesure auquel se joint une étrange propension à la mélancolie. Cela m’a frappée lorsque je l’ai vu l’an passé et tient, je pense, à son sang portugais...

– Portugais ?

– Mais oui. Sa mère nous est venue de Portugal. Elle était la sœur de ce prince Henri le Navigateur qui prétendait conquérir les mers et elle lui a donné ses rêves de gloire et d’infini. Monseigneur Charles n’est heureux que dans l’action et, cependant, depuis toujours il craint la mort et la brièveté de la vie lui est insupportable. Pourtant il ne recule jamais devant le danger et, même, il aime à le rechercher. Jeune homme, lorsqu’il vivait à Gorcum, il aimait s’embarquer seul sur une barque à voile et affronter ainsi la tempête. D’ailleurs, la tempête est comme la guerre son élément naturel. Elle trouve en lui des résonances car il a de terribles accès de fureur. Je redoute que ce vieux rêve qu’il poursuit de reconstituer l’antique royaume bourguignon ne le mène plus loin qu’il ne faudrait. Il cherche à unir par la conquête les pays de par-deçà aux pays de par-delà[iii] où nous sommes, et mieux vaudrait sans doute qu’il songe d’abord à protéger ce qu’il possède. Ce n’est pas un mince ennemi que le roi de France et il surveille notre duc comme l’araignée guette sa proie du fond de sa toile...

– Comment est-il physiquement ?

– Que voilà une question bien féminine ! fit dame Symonne en riant. Sachez donc, jolie curieuse, que c’est un bel homme, moins grand que n’était son père, mais de belle stature et bien proportionné... et très vigoureux, ce qui le rend endurant à la fatigue et aux privations. Il a le visage large et coloré au menton puissant, aux yeux sombres et dominateurs. Ses cheveux sont noirs et drus. Il sourit rarement, beaucoup moins qu’autrefois et c’est dommage car cela lui conférait un grand charme...

– On dit que son père aimait fort les dames. Lui ressemble-t-il à ce sujet ?

– En aucune façon car il tient beaucoup plus de sa mère et se plaît d’ailleurs à dire : « Nous autres, Portugais... », ce qui faisait enrager le duc Philippe en son temps. Celui-là a eu des maîtresses sans nombre et sa femme en a trop souffert pour que le fils ne prît pas la débauche en horreur. Charles a aimé, profondément, Isabelle de Bourbon, sa défunte épouse qui lui a donné la princesse Marie, et je crois qu’il est attaché à Marguerite d’York, la duchesse actuelle, mais son cœur s’est arrêté là et il ne se laisse jamais entraîner par ses sens. Il se méfie des femmes, leur préfère de beaucoup ses compagnons d’armes – en tout bien tout honneur car il est chaste. Comme il préfère la guerre aux fêtes, lui le prince le plus fastueux d’Europe, il déteste les grands banquets et les bals que son père aimait tant...

– N’aime-t-il donc pas se distraire ?

– Si, mais à sa manière. Il aime lire et, surtout, il adore la musique et passe des heures à écouter les chantres de sa chapelle que dirige maître Antoine Busnois. Ils le suivent partout et il lui arrive de chanter avec eux... C’est un étrange prince, n’est-ce pas, que je vous décris là ?

– C’est, je crois, le fait des princes de n’être pas comme tout le monde. Le duc est-il aimé de ses peuples ?

– Je n’en suis pas certaine. On le craint et, d’ailleurs, il a dit un jour aux Flamands : « Je préfère votre haine à votre mépris. » Mais il dédaigne ce qui est bourgeois ou populaire. En outre, il peut être d’une impitoyable cruauté. Les gens de Dinant et les Liégeois dont il a rasé les villes en savent quelque chose, ceux tout au moins qui sont encore vivants pour s’en souvenir...

Sur leur tourelle, Jacquemart et sa femme sonnèrent quatre coups et dame Symonne se leva aussitôt.

– Vous ne partez pas déjà ? s’exclama Fiora.

– Si, il est tard et j’ai à faire... Alors, vraiment, vous tenez à rester ici, à contempler les eaux du Suzon et cette maison aux volets clos ?

– Elle est un peu mélancolique, sans doute...

– Dites qu’elle est sinistre. Et autrefois elle paraissait si charmante et si gaie ! Le jardin en été semblait un bouquet de fleurs. La maîtresse en était une lingère de la duchesse Marguerite de Bavière, grand-mère de notre duc, et elle adorait toutes les plantes. Il en poussait le long de tous ses murs...

– On dit que le maître en est absent ?

– Qu’il soit là ou non ne change rien. Si mes bavardages ne vous fatiguent pas, je vous en parlerai à ma prochaine visite. Mais c’est un assez vilain oiseau...

Tout en parlant, dame Symonne s’était approchée de la fenêtre pour jeter un regard machinal à la maison en question et, soudain, son œil s’anima :

-Vous allez pouvoir en juger par vous-même, ma chère, car le voilà qui rentre.

Fiora jaillit de ses coussins avec une vivacité qui eût sans doute surpris sa visiteuse si le regard de celle-ci n’avait été retenu ailleurs. Un homme, en effet, descendait péniblement d’une belle mule devant la porte de la maison d’où venait de surgir l’un des valets.

S’efforçant de rester à l’abri du meneau qui partageait la fenêtre, Fiora dévora des yeux le nouveau venu avec une haine dont la violence la surprit. C’était un vieillard maigre qui semblait courbé par le poids du riche manteau ourlé de fourrure qu’il portait en dépit de la chaleur. Entre les cheveux gris et ternes qui pendaient de l’épais chaperon de velours, la jeune femme aperçut un long visage couleur de vieil ivoire, un nez pointu, une barbe clairsemée mais ne put voir les yeux sous le bourrelet proéminent des sourcils broussailleux...

– Dieu qu’il est laid ! fit-elle, sincère.

– L’âme n’est pas plus belle, croyez-moi !

– Et... il vit seul dans cette maison ?

– Avec deux valets, deux frères qui ressemblent davantage à des reîtres qu’à d’honnêtes serviteurs.

– Aucune femme ? Pourtant, on m’a soutenu avoir, un soir, entendu des plaintes et des gémissements... Dame Symonne se mit à rire :

– Ça, c’est du Chrétiennotte tout pur ! Elle est persuadée que la maison du Hamel est hantée et raconte son histoire à qui veut bien l’entendre. Mais, vous savez, elle est comme beaucoup de filles de la campagne et voit du merveilleux partout...

– Elle se dit, en effet, persuadée qu’un fantôme est attaché à cette triste maison... Celui de...

– La malheureuse qui a jadis été mariée à ce triste personnage ? dit dame Symonne qui ne riait plus. Après tout, c’est peut-être vrai, car elle aurait toutes les raisons pour cela... Mais assez parlé ! Le marguillier de Notre Dame doit déjà m’attendre pour parler de la procession de dimanche. Je vous souhaite le bonsoir !

Elle s’éclipsa dans un grand bruit de soie froissée, laissant après elle une agréable odeur d’iris. La rue du Lacet était vide à présent. Du Hamel, sa mule et son valet avaient disparu. Fiora retourna s’asseoir dans ses coussins et resta là un long moment à réfléchir, le menton dans sa main. L’heure d’agir n’allait plus tarder...

CHAPITRE III MARGUERITE

Minuit venait de sonner et le cœur de Fiora battait lourdement dans sa poitrine, lui donnant parfois l’impression d’étouffer. La chaleur avait sévi toute la journée sans que le crépuscule annonçât de fraîcheur. La nuit était pesante, orageuse, opaque, mais le roulement lointain du tonnerre laissait prévoir de la pluie avant l’aube. Fiora espérait néanmoins que la tempête ne viendrait pas trop tôt : ces ténèbres vaguement menaçantes lui convenaient tout à fait pour accomplir ce qu’elle avait décidé : l’heure était venue pour Regnault du Hamel, d’expier ses forfaits...

Debout devant le miroir que dame Symonne avait fait installer dans sa chambre, Fiora se regardait et ne se reconnaissait pas : ce pâle visage blanchi à l’aide d’une pâte, ces cheveux blonds qu’un barbier avait procurés à Démétrios ! ... Seul lui était familier le petit hennin de dentelle taché de sang que Léonarde avait réussi à sauver, avec quelques objets précieux, du désastre du palais Beltrami et qu’elle avait épingle, de ses mains tremblantes, sur la tête de « son agneau ». La robe de velours gris moucheté d’or était lourde et pénible à porter par cette température, pourtant Fiora ne transpirait même pas. Cette manifestation humaine lui était refusée comme si l’âme de Marie de Brévailles était entrée en elle pour assumer sa vengeance et l’eût désincarnée. Comme si elle n’était plus qu’une apparence...

Derrière elle, Fiora entendit Léonarde gémir. La vieille fille était terrifiée par ce qu’elle voyait et plus encore, peut-être, par ce qui allait se passer. Elle avait lutté de toutes ses forces pour détourner la jeune femme de son dangereux projet...

– La haine de cet homme n’est pas éteinte, mon agneau. S’il allait vous tuer ou seulement vous blesser ?

– On ne tue, on ne blesse pas un fantôme ! Et je ne serai pas seule. Démétrios tient à entrer avec moi pour s’occuper du valet de garde...

– Cette vengeance vous tient donc tellement à cœur ? L’homme est vieux, il ne vivra plus très longtemps...

– Trop longtemps de toute façon pour la malheureuse qu’il retient captive. Je vais prendre une vie mais en libérer une autre...

Démétrios frappa à la porte et pénétra sans attendre d’y être prié mais s’arrêta net à l’entrée de la chambre, considérant la jeune femme qui se tournait vers lui.

– Comment me trouves-tu ?

– Impressionnante... même pour moi ! N’oublie pas le voile blanc et, auparavant, laisse-moi parfaire notre œuvre !

S’approchant de la jeune femme, il lui passa, autour du cou, un mince ruban rouge puis, prenant des mains de Léonarde une grande pièce de mousseline blanche, il la jeta sur la tête de Fiora dont le personnage devint brumeux à souhait sans toutefois cesser d’être reconnaissable...

– Il faut me laisser ma liberté de mouvements, dit-elle en désignant la dague qu’elle portait attachée à sa haute ceinture mais dissimulée dans les plis de la robe...

Le cri d’un oiseau de nuit, répété trois fois, se fit entendre par la fenêtre ouverte :

– C’est Esteban, dit Démétrios, il nous attend. Viens à présent si tu es toujours décidée !

– Plus que jamais !

Elle s’enveloppa d’une ample et légère mante de soie noire destinée à la rendre invisible dans la nuit et suivit Démétrios. Bien graissée, la porte de l’hôtel s’ouvrit sans bruit et, un instant plus tard, Fiora et Démétrios rejoignaient Esteban.

– Tu as la clé ? demanda le Grec.

– Sinon je n’aurais pas sifflé, mais faites vite tout de même, le gros Claude qui a bu comme une éponge dort dans les bras d’une fille de la rue du Griffon mais il pourrait se réveiller.

– De toute façon, dit Fiora, s’il ne retrouve pas sa clé ce sera sans importance. La maison sera ouverte...

– Je tiens tout de même à la lui rapporter. Pour le bon ordre et pour que les hommes du prévôt ne se posent pas trop de questions demain quand ils découvriront le cadavre.

En deux sauts légers, le Castillan fut à la porte qui s’ouvrit sous sa main sans le moindre grincement. L’obscurité de la maison engloutit les trois amis qui restèrent immobiles un moment pour habituer leurs yeux aux ténèbres environnantes. L’absence de fenêtres ne rendait pas la chose aisée mais ils aperçurent finalement un charbon qui rougeoyait, probablement dans une cheminée, et Esteban alla y allumer la chandelle qu’il avait dans sa poche. Ils virent alors qu’ils se trouvaient dans une cuisine au fond de laquelle apparaissait la spirale d’un escalier et la porte donnant sur le jardin. Personne n’était en vue.

Fiora abandonna sa mante noire et disposa son voile blanc de façon à garder l’usage de sa main droite. Esteban marchant en tête, ils se dirigèrent vers l’escalier qu’ils montèrent aussi silencieusement que possible et ils atteignirent ainsi la grande salle qui était parfaitement vide.

– Ils doivent être en haut, chuchota Esteban. Effectivement, quand sa tête émergea au ras du second étage il aperçut Mathieu, le second valet, qui dormait profondément, étendu devant une porte, sur une simple couverture. Il n’était pas difficile de deviner qui reposait derrière cette porte...

– Reste là ! souffla Démétrios à l’oreille de Fiora. Il faut que nous nous en débarrassions...

Esteban, souple et silencieux comme un chat, se glissait déjà vers le dormeur qui, du fond de son sommeil dut deviner son approche car il remua, grogna et changea de position. A genoux à deux pas de lui le Castillan retenait sa respiration. Mais, avec un soupir de contentement, Mathieu se rendormait. Alors, d’un maître coup de poing, asséné avec la rapidité et la force de la foudre, Esteban l’assomma. Ensuite, aidé par Démétrios, il tira sur la couverture lui servant de couche pour éloigner l’homme de la porte. Le chemin était libre à présent pour Fiora qui vit un mince rai de lumière filtrer à l’endroit où le valet avait été couché.

Laissant son serviteur ficeler et bâillonner Mathieu, Démétrios revint vers Fiora et doucement, tout doucement, ouvrit la porte dont le loquet joua sans bruit. La zone lumineuse s’élargit et la jeune femme aperçut enfin son ennemi. Assis plutôt qu’étendu dans son lit comme font les asthmatiques, Regnault du Hamel lisait à la lueur d’une chandelle posée à son chevet. Un bonnet de nuit était enfoncé sur ses oreilles et son buste disparaissait sous une camisole de laine grise. Des besicles chaussaient son long nez. Il ressemblait à une gargouille de cathédrale, si laid que Fiora eut envie de bondir sur lui et de frapper tout de suite. Mais elle se retint. Ce qu’elle voulait voir, sur cette figure jaune, c’était la peur. Très lentement, elle s’avança dans la chambre, glissant plus qu’elle ne marchait sur le plancher en espérant qu’il ne grincerait pas, nais ses pieds trouvèrent un tapis et elle se sentit plus assurée. Du Hamel ne l’avait pas encore aperçue. Il lisait toujours.

Alors elle fit entendre une faible plainte, puis une autre... Le vieillard leva les yeux et vit, à quelques pas de son lit, une ombre blanche. Le livre s’échappa de ses et tomba à terre avec un bruit sourd, mais l’ombre hait toujours... A présent Regnault pouvait distinguer un visage, des cheveux blonds, un cou qui semblait porter la trace sanglante de l’épée du bourreau... Une folle épouvante envahit sa figure. Il essaya de reculer dans son lit et voulut crier mais, comme dans les cauchemars, aucun son ne sortit de sa bouche aux lèvres violettes. Il tendit ses deux bras devant lui pour repousser l’apparition et réussit à souffler :

– Non... non ! ...

– Tu vas mourir, chuchota la voix basse du fantôme. Tu vas mourir de ma main...

Fiora ébauchait déjà le geste de tirer la dague pour frapper quand, soudain, du Hamel porta ses deux mains à sa gorge. Sa bouche qui cherchait désespérément l’air s’ouvrit sur un râle, ses yeux parurent jaillir de leurs orbites. Un spasme secoua tout son maigre corps qui glissa sur le côté et ne bougea plus. Son visage était devenu violet comme si une main invisible l’avait étranglé.

Stupéfaite, Fiora demeura un moment immobile puis, enlevant son voile, se pencha sur l’homme inerte et appela :

– Démétrios ! Viens voir !

Le médecin grec accourut, prit la main abandonnée sur le drap, posa son oreille à l’emplacement du cœur puis, considérant la bouche ouverte sur un cri qui ne serait jamais poussé, les yeux qui ne verraient plus rien de ce monde, il soupira :

– Il est mort, Fiora... mort d’épouvante.

– Est-ce que cela est possible ?

– La preuve ! Néanmoins, il ne devait pas avoir le cœur bien solide... Viens à présent, et surtout ne touchons à rien. On dirait que le ciel t’a évité de faire couler le sang. Il faut qu’on trouve le corps tel qu’il est... Esteban va libérer le valet et reporter la clé à l’autre.

Il avait pris son bras pour l’entraîner mais elle résista :

– Tu oublies quelque chose, Démétrios. Cet homme est mort et je suis satisfaite mais il y a ici quelqu’un à délivrer, cette femme que j’ai entendue pleurer et je ne partirai pas sans elle...

Rassemblant ses robes qui la gênaient dans ses mouvements, Fiora s’élança dans l’escalier après avoir pris la chandelle des mains du Grec. Elle alla ouvrir la porte qui donnait sur le jardin dans l’espoir de mieux y voir mais la referma aussitôt car le vent se levait. Le tonnerre d’ailleurs s’était rapproché et grondait sur sa tête. Elle cherchait encore une porte descendant à la cave quand Esteban et Démétrios la rejoignirent.

– Ce n’est pas une porte qu’il nous faut trouver, dit le Castillan, c’est une trappe... et vous avez les pieds dessus.

En effet, à cet endroit, le dallage cédait la place à des planches épaisses mais il y avait tellement de poussière que Fiora n’avait pas vu la différence. Les muscles solides d’Esteban eurent tôt fait de soulever l’abattant qui révéla un escalier de pierre plongeant dans les entrailles de la maison. Une bouffée d’odeur infecte sauta au visage de Fiora quand elle mit le pied sur la première marche. Démétrios la retint en arrière :

– Laisse-moi passer le premier. Je t’éclairerai...

Il commença à descendre puis tendit une main à Fiora :

– Prends garde ! Les marches sont glissantes. Cela pue l’humidité...

– Mais au moins on n’étouffe pas, déclara Esteban qui suivait. Il fait nettement moins chaud que dans le reste de la maison.

Au bas des marches, ils se trouvèrent dans une sorte de caveau à voûte ronde sur lequel donnaient deux portes faites de vieilles planches vermoulues :

– C’est celle-ci qu’il faut ouvrir, indiqua Fiora. Le soupirail du jardin doit donner de ce côté. Mais nous n’en avons pas la clé...

– Pas besoin de clé pour ouvrir ça ! fit Esteban. Et, d’un magistral coup de pied, il enfonça le battant qui n’était tenu que par une mauvaise serrure. Un gémissement pitoyable fit écho au vacarme qu’il déclencha. La prisonnière devait craindre de nouveaux sévices. Mais Fiora s’était déjà précipitée par l’ouverture en se baissant pour ne pas s’assommer. Ce qu’elle entrevit grâce à la chandelle de Démétrios qui l’avait suivie lui arracha un cri d’horreur : au fond d’une sorte d’in pace où il était impossible de se tenir debout, une femme vêtue d’une robe en loques était étendue sur une litière de paille à demi pourrie. Des bracelets et des chaînes de fer la rattachaient à un gros anneau pendu au mur. Fiora ne vit pas son visage mais une longue, une immense chevelure blonde, sale comme l’étaient les haillons de la malheureuse.

Entendant pénétrer dans son cachot, celle-ci se tourna péniblement, révélant une petite figure maigre qui portait des égratignures et des traces de coups, comme ses membres menus et sans doute tout le reste de son corps. Les larmes aux yeux, Fiora se jeta à genoux près d’elle sans souci de souiller sa robe, cherchant déjà comment lui retirer ses chaînes :

– N’ayez pas peur, dit-elle doucement. Nous venons vous délivrer. Votre bourreau est mort... Dites-nous seulement qui vous êtes.

La prisonnière ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l’effort pathétique qui fit perler des larmes à ses yeux pâles mais sans couleur définie.

-Mon Dieu ! soupira Fiora. Est-ce qu’elle serait muette ?

– Peut-être, fit Démétrios, mais écarte-toi et laisse-moi faire. N’essayez pas de parler ! ajouta-t-il pour la prisonnière. Nous allons vous emmener d’ici, vous soigner... Nous sommes des amis. Il faudrait briser ces fers ou les ouvrir, ajouta-t-il pour Esteban qui repartit en courant. La clé doit bien en être quelque part...

Le Castillan revint heureusement peu après, tenant la clé qu’il avait retrouvée, avec d’autres, dans la chambre du mort. Les bracelets de fer tombèrent révélant de cruelles ecchymoses.

– Nous allons la ramener chez nous, n’est-ce pas ? pria Fiora qui, d’une geste plein de douceur, avait enveloppé la jeune femme qui ne devait guère avoir plus de quinze ou seize ans – dans le grand voile blanc qu’elle avait porté tout à l’heure.

Pour toute réponse, Esteban se courba, l’enleva dans ses bras et se dirigea vers la porte, sans négliger de se courber pour la franchir. Fiora et Démétrios le suivirent et remontèrent dans la cuisine dont le Grec laissa retomber la trappe. Le bruit s’en confondit avec un violent coup de tonnerre. Cependant Démétrios ouvrait la porte avec précaution pour voir si la rue était vide. Les éclairs qui se succédaient sans interruption montraient qu’il n’y avait pas une âme. Fiora ramassa la mante noire qu’elle avait abandonnée tout à l’heure et s’en couvrit. Ils allaient sortir quand Démétrios se tourna vers Esteban qui ne semblait guère peiner sous son fardeau :

– Donne-la-moi ! fit-il. Toi, tu devrais aller t’assurer que le valet est toujours évanoui...

– C’est sans importance, il est ficelé et n’a rien vu.

– Comme tu voudras... Quant à son frère, après tout, il est inutile de lui restituer la clé. Donne-la-moi. Je vais la jeter dans la rivière...

Comme ils atteignaient le coin de la rue des Forges, la pluie s’abattit sur eux avec une telle violence qu’ils furent instantanément trempés bien qu’ils n’eussent plus que trois pas à faire. Les vannes du ciel s’étaient ouvertes, précipitant des trombes d’eau qui en quelques secondes transformèrent les rues en autant de ruisseaux et gonflèrent le paisible et modeste Suzon à l’importance d’un torrent... Tonnerre et éclairs se succédaient sans interruption et leur vacarme couvrit le bruit, léger il est vrai, de la rentrée du groupe.

Fiora décréta d’emblée que l’on donnerait son lit à l’inconnue mais Démétrios ayant obligeamment décidé de partager le sien avec son « secrétaire », c’est finalement dans la chambre d’Esteban que l’on porta la rescapée auprès de laquelle Léonarde s’empressait déjà. Elle envoya le Castillan faire chauffer de l’eau à la cuisine, pendant qu’aidée de Fiora elle délivrait la malheureuse de ses haillons infects. Le corps qui leur apparut était maigre, couvert de marques pénibles mais plus formé toutefois que ne le pensait Fiora qui, jusque-là, n’avait pas attribué plus de quinze ou seize ans à la prisonnière.

– Elle doit avoir une vingtaine d’années, apprécia Léonarde, qui ajouta, examinant le ventre légèrement gonflé : Je me demande si elle n’est pas enceinte...

– Cela n’aurait rien d’étonnant d’après ce que j’ai perçu par le soupirail, dit Fiora. L’une de ces brutes s’amusait d’elle et peut-être bien les deux...

Démétrios qui était allé prendre chez lui ce dont il pouvait avoir besoin rentra à cet instant mais infirma le diagnostic de Léonarde...

– e ne pense pas. Mais je me demande qui elle peut être et pourquoi ces misérables la tenaient séquestrée ?

L’inconnue ne disait toujours rien. Elle tenait ses yeux fermés et se laissait faire comme si elle n’avait plus la force d’accomplir le moindre geste. Entre les mains de Démétrios qui l’examinait, elle était aussi molle qu’une poupée de chiffons.

– Elle a dû être battue souvent car certaines de ces traces sont anciennes et elle a sans doute manqué de nourriture, mais elle devrait être en assez bonne santé...

– Tu as oublié qu’elle semble muette ? dit Fiora. On lui a peut-être coupé la langue ?

Démétrios s’assura aussitôt qu’il n’en était rien puis déclara que la terreur et les mauvais traitements pouvaient priver quelqu’un de la parole, parfois pour un temps et parfois pour toujours.

– Lorsqu’elle sera en meilleur état, nous tenterons une petite expérience, ajouta-t-il. Pour l’instant c’est trop tôt...

Léonarde et Fiora lavèrent de leur mieux la rescapée avant de lui passer l’une des chemises de Fiora. On enduisit de baume ses poignets que les fers avaient mis à vif et on les banda de fine toile. Puis on s’attaqua au visage que l’on avait gardé pour la fin. On le débarrassa de la crasse et des traces de sang que l’on y voyait mais on ne put estomper les bleus qui dénonçaient les coups reçus.

– Quels beaux cheveux ! soupira Fiora en maniant la longue chevelure blonde. Quel dommage qu’ils soient si sales ! Il faudrait les laver !

– Soyez sûre que nous n’y manquerons pas quand elle sera assez forte pour cela... Oh ! voyez, mon agneau, elle ouvre les yeux !

Les deux femmes et le Grec se penchèrent sur le lit où l’inconnue venait, en effet, de soulever ses paupières, révélant des prunelles d’un bleu pâle tirant légèrement sur le vert. Elle regarda les trois visages et s’efforça de sourire sans y parvenir réellement.

– Vous êtes en sûreté ici, dit doucement Fiora. Personne ne vous fera plus de mal et nous veillerons sur vous...

– Nous allons commencer par vous donner quelque chose à manger, fit Léonarde, et un peu de lait à boire...

– Avec ce temps orageux votre lait a dû tourner, dit Démétrios. Faites-lui plutôt une tisane de tilleul bien sucrée au miel dans laquelle vous mettrez une pincée de ceci, ajouta-t-il en lui tendant une petite boîte de bois peint.

Demeuré seul avec Fiora, Démétrios revint vers le lit et considéra le jeune visage douloureux qui ressortait sur la blancheur de l’oreiller. Soudain, il se pencha et prit le chandelier qui brûlait au chevet pour l’élever au-dessus du lit.

– Sais-tu, murmura-t-il, que cette malheureuse te ressemble ?

– A moi ?

– Oui... pas beaucoup d’ailleurs. En fait, c’est surtout à ce garçon qu’elle ressemble, ce jeune moine échappé que nous avons envoyé à la guerre.

– Christophe ? Tu penses qu’elle pourrait être de la famille ?

Léonarde revenait avec sa tisane et, tandis que celle-ci refroidissait assez pour être buvable, Fiora lui fit part de l’idée de Démétrios en ajoutant qu’elle ne voyait pas très bien qui la jeune femme pouvait être. Mais Léonarde, elle, voyait. Après avoir considéré de plus près le visage aux yeux clos, elle rappela à Fiora le récit en forme de confession qu’un soir de printemps Francesco Beltrami avait fait à sa fille :

– Souviens-toi ! Il nous a dit que ta mère avait donné une fille à Regnault du Hamel. Je jurerais que c’est elle. En ce cas, elle devrait bien avoir vingt ans comme je le pensais...

– Sa fille ? Il aurait traité sa fille de cette manière ignoble ? Et cela depuis des années ? C’est impossible : elle serait morte depuis longtemps ? ...

– Non, dit Démétrios, cela n’a rien d’impossible. On a vu des prisonniers, même des femmes, s’obstiner à vivre dans des conditions affreuses. La résistance humaine peut se révéler stupéfiante, surtout lorsqu’il s’agit d’êtres jeunes et, à présent, je suis certain d’avoir raison : cette jeune femme est ta sœur, Fiora !

– Ma... sœur ?

Le mot et plus encore l’idée cheminèrent lentement dans l’esprit de la jeune femme cependant si vif. Elle n’avait guère jusqu’ici arrêté sa pensée à cette péripétie du récit de son père et jamais songé, surtout pas comme à une sœur, à l’unique enfant que Marie de Brévailles avait eu de son mariage. Elle n’avait pas non plus posé de questions à ce sujet parce qu’elle n’imaginait pas qu’un père, fût-ce un du Hamel et si abject soit-il, pût se faire le bourreau de son propre enfant. Selon elle, la fille du conseiller avait dû être confiée, après la fuite de sa mère, à quelque couvent, à moins que sa grand-mère ne l’eût réclamée, ce qui eût été normal. Mais elle découvrait à présent que l’infâme personnage avait reporté sur l’enfant la haine qu’il vouait à Marie. Il en avait fait son souffre-douleur, lui infligeant un long martyre qu’il dut se complaire à observer. La tuer aurait été trop rapide, moins délectable sans doute, mais qu’il eût poussé l’ignominie jusqu’à la livrer aux entreprises de ses valets... cela passait l’entendement et toute tolérance ! Tremblante de colère, Fiora pensa qu’il était bien dommage que du Hamel fût mort si vite. Quelques secondes à peine de folle terreur alors qu’il eût largement mérité une lente agonie subie dans les plus cruelles tortures !

Lentement, elle s’en revint vers le lit où Léonarde faisait boire cette sœur dont elle ne savait même pas encore le nom et se sentit envahie par une immense pitié. Elle prit doucement une des mains si maigres qu’elles ressemblaient à des griffes et la conserva dans la sienne. Léonarde lui jeta un rapide coup d’œil :

– Vous pensez, n’est-ce pas, que ce misérable n’a pas pavé assez cher ? Sur cette terre, sans doute. Encore que je remercie Dieu qu’il vous ait évité de tremper vos mains dans ce sang pourri ! Mais je ne crois pas que l’enfer soit un lieu si délectable et vous pouvez être certaine qu’à cette heure messire du Hamel en a déjà franchi le seuil brûlant.

Spontanément, Fiora vint entourer de son bras le cou de sa vieille gouvernante et l’embrassa :

– Vous savez toujours trouver les mots qu’il faut me dire, n’est-ce pas, ma chère Léonarde ? Faites-moi penser à vous rappeler plus souvent que je vous aime beaucoup !

– C’est bien agréable à entendre. Et puisque vous trouvez que mes discours ont quelque à-propos, écoutez donc celui-là : il est affreusement tard et vous tombez de sommeil. Allez dormir ! Demain il fera jour et nous verrons à mettre un peu d’ordre dans nos idées. Je sais en tout cas que les miennes en ont le plus grand besoin ! ...

Le lendemain matin, le quartier était en révolution et son vacarme montait à l’assaut des nobles demeures et des ateliers d’armuriers de la rue des Forges. Trouvant la porte de la maison du Hamel largement ouverte, une voisine poussée par une curiosité ancienne s’y était hasardée non sans avoir, tout de même, lancé quelques appels dans le vide. Elle en était ressortie peu après en poussant d’affreux hurlements qui avaient réveillé en sursaut tout ce qui dormait encore et attiré sur-le-champ une foule excitée au premier rang de laquelle on pouvait remarquer Chrétiennotte, tenant de grands discours avec des airs de tête superbes et racontant à qui voulait l’entendre l’aventure nocturne de son défunt Janet, agrémentée de quelques trouvailles de son cru.

– D’ici qu’elle nous mêle à ses histoires il n’y a pas loin ! grogna Démétrios en constatant que, par trois fois, la bavarde avait désigné leurs fenêtres. Et il expédia Esteban chercher Chrétiennotte pour la rappeler à une plus juste compréhension de ses devoirs domestiques. Celle-ci se laissa ramener sans résistance mais ne s’occupa pas pour autant du ménage. Penchée jusqu’à mi-corps à la fenêtre de Fiora, elle ne fit que changer de poste d’observation. En effet, elle ne voulait à aucun prix manquer l’arrivée du prévôt et de ses gens qui s’en venaient constater les dégâts. Ce que voyant, Léonarde haussa les épaules, s’empara d’un panier et s’en alla faire le marché après avoir pris, toutefois, la précaution de fermer à double tour la chambre où reposait la malheureuse que Fiora avait tirée de l’enfer.

Naturellement généreuse, Léonarde n’aimait pas beaucoup cependant l’intrusion de ces successifs rappels, dans la vie de Fiora, à un passé qu’elle souhaitait lui voir oublier. Christophe de Brévailles avait pris, grâce à Dieu, son propre chemin et, la nuit dernière, il avait été épargné à Fiora de faire couler le sang – ce dont Léonarde avait éprouvé un grand soulagement. Du Hamel était mort de peur, tué par sa propre conscience et c’était très bien ainsi mais, à présent, il y avait cette fille, muette et peut-être idiote, qu’il fallait cacher, ce qui ne serait pas facile, et qui représentait une charge bien lourde pour des épaules de dix-huit ans à peine...

Au retour du marché, Léonarde semblait plus inquiète encore qu’au départ. Partout on ne parlait que de la mort du conseiller ducal et de celle de son valet Mathieu que l’on avait trouvé poignardé à quelques pas de sa chambre. Quant au second valet, Claude, il avait disparu, et ce n’était qu’une voix pour l’accuser du double crime bien que le corps de du Hamel ne portât aucune marque de sévices quelconques. En revanche, ses coffres et armoires avaient été scrupuleusement fouillés et vidés...

Ce qui s’était passé n’était pas difficile à imaginer. Rentrant tard dans la nuit, et sans doute bien soulagé de trouver la porte ouverte, Claude, craignant peut-être d’être accusé de la mort de son maître, avait trouvé plus simple de prendre la fuite avec tout ce qu’il avait pu ramasser après avoir assassiné son propre frère pour éviter de partager avec lui. Quant à la prisonnière, personne n’en parlait, sa présence étant ignorée de tous, mais elle n’en constituait pas moins un danger permanent par les bavardages que son sauvetage et son hébergement chez le médecin étranger pouvaient susciter. Ces bavardages, ces cancans... la grande spécialité de Chrétiennotte ! Bien sûr, Esteban avait fait une défense expresse à la brave femme d’entrer dans sa chambre, prétextant un travail délicat qu’il y avait entrepris, mais pendant combien de temps pourrait-on la tenir à distance ?

Aussi, à peine rentrée, Léonarde posa son panier à la cuisine, alla tirer d’autorité Chrétiennotte de son observatoire – où il n’y avait d’ailleurs plus rien à voir – en lui intimant l’ordre d’éplucher les légumes pour la soupe. Puis elle s’en vint conter ses angoisses à Démétrios qu’elle trouva dans sa chambre en train d’écrire.

Le Grec l’écouta sans rien dire suivant son habitude mais, quand elle eut fini, il se leva et se mit à marcher de long en large, d’un bord du tapis à l’autre.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Léonarde. Dieu m’est témoin que j’ai pitié de cette pauvre fille, mais nous ne pourrons pas la cacher éternellement, pas plus que nous ne resterons toujours ici. Alors ?

– Honnêtement, je ne sais pas moi non plus comment il faut agir. La meilleure solution serait encore de confier cette malheureuse une fois guérie à un couvent du voisinage. Mais un couvent exige une dot, et c’est une telle dépense ! Nous ne pouvons pas nous la permettre. Nous verrons assez vite le bout de l’or remis par Lorenzo de Médicis et il faudra bientôt songer nous-mêmes à rejoindre le roi Louis. D’autre part, si cette fille est vraiment celle du triste sire qui est mort cette nuit, elle devrait être aussi son héritière ?

– Le moyen de réclamer l’héritage en son nom sans risquer de nous faire accuser du meurtre ?

– Ce serait possible, à la rigueur, mais encore faut-il être assurés qu’elle est vraiment ce que nous pensons ?

– Comment faire ? Elle est muette.

– Ce n’est pas tout à fait certain car elle émet des sons. Jadis, en Egypte, j’ai vu une femme qui avait perdu l’usage de la parole à la suite d’une grande frayeur. Un imam, dont je suivais alors l’enseignement, la lui a rendue. Etant donné ce qu’elle a enduré, cela pourrait être le cas de notre rescapée. Dès qu’elle pourra le supporter, je tenterai une expérience. En tout état de cause, soyez certaine, dame Léonarde, que j’entreprendrai tout pour que nous partions d’ici le plus tôt possible. Il n’est pas bon, pour Fiora, de se retremper dans l’atmosphère malsaine de ces anciens drames...

– Vous l’encouragez pourtant à poursuivre ces vengeances qui lui empoisonnent le cœur ?

– L’impunité des coupables le lui empoisonnerait bien plus encore. En outre, je n’ai aucun pouvoir sur sa volonté qui est inflexible. Je crois voir revivre en elle ces princesses de la Grèce antique, Antigone, Hermione ou Médée. qui allaient implacablement au bout de leurs desseins quel qu’en soit le prix à payer...

– Libre à vous ! Moi j’aimerais revoir en elle l’enfant qu’elle était, l’adolescente tendre et joyeuse qui courait dans le jardin de Fiesole...

– De toute façon, et même si le drame n’était intervenu, cette enfant-là ne pouvait subsister. Il vient toujours un moment où la fillette fait place à la femme. Fiora en est une, à présent, et une femme robuste, forgée au feu du malheur : ce sont les meilleures... ou les pires ! Mais c’est là leur secret.

– Tâchez au moins de ne pas trop la pousser dans cette seconde catégorie !

Ayant parlé, Léonarde s’en alla voir si Chrétiennotte s’était enfin décidée à se remettre au travail.

Démétrios n’était pas le seul à vouloir découvrir avec certitude l’identité de la prisonnière. Fiora, qui s’était instituée son infirmière, avait entrepris de connaître au moins son nom et, deux jours après son arrivée, voyant que la santé ne demandait qu’à revenir et que sa protégée progressait presque à vue d’œil, elle lui mit dans les mains du papier et une plume préalablement trempée dans l’encre :

– Puisque vous ne pouvez dire votre nom, lui proposât-elle doucement, écrivez-le.

Mais la jeune malade, devenue soudain toute rouge, lui rendit ces objets en hochant la tête d’un air si désolé que Fiora, émue, passa un bras autour de ses épaules fragiles et l’embrassa :

– Vous ne savez pas écrire ? C’est peu de chose et vous apprendrez vite. Mais nous allons essayer de connaître au moins votre nom de baptême. Je vais dire des noms et vous m’arrêterez lorsque j’aurai trouvé le vôtre...

L’inconnue approuva avec un sourire. Le jeu devait l’amuser mais Fiora s’aperçut vite qu’elle avait besoin d’aide car elle connaissait surtout des prénoms florentins qu’il lui fallait traduire. Aussi trouva-t-elle plus facile d’aller chercher Léonarde, mieux au fait qu’elle-même des prénoms portés en Bourgogne.

– Cela ne devrait pas être trop compliqué, fit celle-ci. Dans les familles nobles, on donne souvent aux filles le nom des duchesses, présentes ou passées. Lorsque cette enfant est née, la duchesse s’appelait Isabelle. Vous appelez-vous Isabelle ?

C’était non. Fiora émit l’hypothèse que ce pouvait être Marie ? Mais ce n’était pas non plus Marie...

– Continuons avec les princesses, reprit Léonarde. C’est assez simple : la mère, la grand-mère et l’épouse du duc Charles se recommandent toutes les trois de la même patronne : Marguerite...

Léonarde tombait juste. La jeune femme battit des mains cependant qu’un semblant de sourire éclairait son visage :

– Marguerite... répéta Fiora. C’est une très jolie fleur, toute blanche avec un cœur doré. Cela vous convient bien : vous êtes toute blanche et vous avez des cheveux couleur de soleil...

Démétrios félicita vivement la jeune femme de son initiative et ajouta que l’on pouvait peut-être même tenter d’aller plus loin. Quand vint le soir, tout le monde se réunit dans la chambre de Marguerite, dont, en dépit de la chaleur, on ferma soigneusement les fenêtres et les volets. La pièce ne fut plus éclairée que par un chandelier posé sur un coffre assez loin du lit et par une chandelle posée à son chevet.

Le Grec prit Fiora par la main et la conduisit au chevet pour que Marguerite se sentît plus en confiance. Puis il se pencha sur la jeune femme :

– Je voudrais d’abord que vous répondiez à une question afin que je sache s’il m’est possible de vous aider. Avez-vous toujours été muette ?

Marguerite hocha la tête négativement.

– Donc, il y a eu un moment, dans votre vie, où vous parliez ?

– Oui...

– Avez-vous perdu la parole à la suite d’un accident ?

– Non...

– A la suite d’une grande peur ou d’une violente émotion ?

– Oui...

– Bien. Alors, il est possible que je parvienne à vous la rendre. Si toutefois vous avez confiance en moi et m’obéissez. Je vous assure que je ne cherche que votre bien et que vous n’avez absolument rien à craindre de moi. Je ne vous ferai aucun mal et ne vous toucherai même pas...

– Il faut faire ce qu’il dit, Marguerite, murmura Fiora en lui prenant la main. Il va essayer de découvrir le mal dont vous avez souffert et dont vous souffrez encore...

Au regard apaisé que Marguerite posa sur elle, Fiora comprit qu’elle lui faisait confiance. Démétrios alla souffler l’une après l’autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu’il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l’oreiller, de façon à ce que Marguerite n’eût qu’à garder ses yeux ouverts pour la voir.

– Il faut fixer attentivement la flamme, dit le médecin avec une ferme douceur. Et il fut obéi : les yeux clairs reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Marguerite lâcha Fiora, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre crainte.

– Bien ! approuva Démétrios qui, aussitôt, ordonna : A présent, regardez bien la lumière et ne la quittez surtout pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux...

La voix profonde, incantatoire du Grec entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles les trois spectateurs. Cependant les paupières de Marguerite frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.

– Vous avez sommeil, très sommeil... Vos paupières sont si lourdes... Ne luttez pas contre le sommeil qui vous envahit. Laissez-vous aller... dormez, dormez ! Tous vos membres sont détendus, votre corps est infiniment las ; il réclame le repos... Abandonnez-vous à ce repos... Dormez... dormez... dormez ! ...

A présent, les paupières étaient complètement fermées.

Les mains étaient retombées, sans force, le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Démétrios alors reprit :

– Je sais que vous dormez, Marguerite, mais m’entendez-vous ?

Lentement, celle-ci approuva de la tête...

– Bien... Maintenant votre esprit se trouve libéré de votre corps et les influences mauvaises sont repoussées. Nous allons ensemble remonter dans votre vie jusqu’à votre enfance. Considérez-vous, Marguerite. Vous avez dix ans... Vous parlez alors ?

Des larmes montèrent instantanément aux yeux de la dormeuse. Elle fit signe que oui mais aussitôt eut le réflexe de protéger sa tête contre d’invisibles coups. Fiora serra ses mains l’une contre l’autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...

– Vous étiez une enfant malheureuse et cependant vous parliez. Que s’est-il passé ensuite ? Regardez votre vie de façon à revenir vers le drame où vous avez laissé votre voix. Egrenez les années...

Soudain, le corps de Marguerite commença à s’agiter. Les draps furent rejetés cependant que, de ses deux bras, la dormeuse cherchait à repousser quelque chose qui l’horrifiait. Elle faisait des efforts terribles pour garder ses jambes jointes et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Elle pleurait, elle gémissait... et tout ceci était d’une clarté incroyable :

– Dios ! souffla Esteban : elle a été violée...

Puis tout s’apaisa et Marguerite demeura inerte, comme privée de vie. Démétrios lui accorda un moment de repos puis revint vers elle.

– Est-ce au moment de cette affreuse épreuve que vous avez perdu l’usage de la parole ?

Marguerite hocha lentement la tête de droite à gauche.

– Donc c’était après. Souvenez-vous de ce qui s’est passé ensuite. Il faut que vous reveniez à l’instant où votre voix s’est éteinte... Est-ce si douloureux ?

Marguerite, en effet, se tordait à présent sur son lit. Elle tenait ses mains au-dessus d’elle comme si elle soutenait un ventre devenu beaucoup plus gros et elle poussait d’affreux gémissements.

– On dirait, fit Léonarde d’une voix blanche, qu’elle est en train d’accoucher ? ...

Et, se laissant tomber à genoux, elle se mit à prier...

– Ne pourrait-on pas, murmura Fiora, l’empêcher de revivre toute cette souffrance ?

Démétrios posa ses mains sur celles de la jeune femme en appuyant doucement...

– A présent, dit-il, l’enfant est né... vous êtes délivrée. Instantanément, Marguerite s’apaisa. Un sourire émerveillé illumina son visage. On put la voir tendre ses mains vers un bébé imaginaire, le prendre contre sa poitrine, le bercer doucement, l’embrasser. Ce bonheur serein, étendu sur ce petit visage émacié, avait quelque chose de poignant... Mais, soudain, ce fut le drame. Épouvantés, les spectateurs virent Marguerite serrer ses bras contre sa poitrine avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s’abattait sur elle. On la vit lutter de son mieux mais elle était sans doute vaincue d’avance. Et tout à coup, elle cria d’une voix enrouée, comme rouillée :

– Mon fils ! Rendez-moi mon fils ! ... Vous ne pouvez pas le prendre ! C’est mon enfant... ayez pitié !

Elle ouvrait la bouche pour pousser un cri qui aurait dû être inhumain, mais déjà Démétrios avait imposé ses mains sur la tête de la malheureuse et ordonnait :

– Ne criez pas, Marguerite ! Tout est fini... Ne pensez plus à cet instant où vous avez atteint le sommet de la souffrance humaine. Vous n’avez pas eu ce cri... Vous pouvez encore parler... N’est-ce pas que vous pouvez encore parler ?

Encore haletante et couverte de sueur, la jeune femme ressemblait à une naufragée qui vient d’atteindre une plage après une lutte épuisante. Fiora voulut la prendre dans ses bras mais, d’un geste, Démétrios la cloua sur place...

– Répondez-moi, Marguerite ! Pouvez-vous parler, Dites : Je le peux...

– Je... le peux...

La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.

– C’est bien, dit Démétrios. A présent, reposez-vous ! Vous avez fourni un effort terrible mais le mal est vaincu... Dans un instant je vais vous réveiller. Vous ne vous souviendrez plus d’avoir revécu ce martyre et vous pourrez maintenant parler tout à votre aise à ceux qui vous entourent et qui vous aiment. Vous m’avez entendu ?

– Oui... j’ai entendu.

– Alors, je vais donc vous rappeler parmi nous. Vous vous éveillerez quand je prononcerai votre nom. Attention ! Marguerite, ouvrez les yeux !

Et les yeux s’ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d’abord vers le visage attentif du médecin puis ceux émerveillés de Fiora et de Léonarde que la lumière jaune découpait sur l’obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Esteban, d’une main qui tremblait, rallumait le chandelier. Fiora s’approcha de Marguerite et l’embrassa :

– Vous êtes guérie, mon amie. Votre voix est revenue.

– Ma voix ? ... C’est vrai... Oh ! que s’est-il passé ? Il me semble que je viens de faire un rêve... un rêve effrayant...

– Ce n’était qu’un rêve mais les forces maudites qui tenaient votre voix prisonnière ont été vaincues. Désormais vous êtes et serez comme tout le monde et nous pourrons parler ensemble !

Esteban qui s’était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.

– Après ce que nous venons de vivre, je pense que nous avons tous grand besoin d’un peu de vin. Vous êtes aussi exténué que votre patiente...

S’étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, Démétrios en vérité semblait infiniment las, et son visage était d’une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il volontiers le gobelet que lui tendait son serviteur et le but lentement, presque voluptueusement. Léonarde s’empressait auprès de Marguerite pour changer sa chemise trempée car elle ne demandait qu’à dormir, Fiora s’approcha de son vieil ami :

– Tu as accompli un miracle, Démétrios... D’où tires-tu cette étonnante puissance que je t’ai déjà vu employer par deux fois, sur la Virago et sur cette misérable Hieronyma ? Tu les endormais pour leur donner des ordres mais, cette fois, tu as obtenu que Marguerite retrouve la parole...

– Elle l’avait perdue à la suite d’un terrible choc. Il fallait donc lui faire revivre cette épreuve. Par l’effet de ma volonté, j’y suis parvenu, mais j’admets volontiers que je suis épuisé...

-N’était-ce pas dangereux... pour elle ? Le médecin leva vers Fiora ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira :

– Si. Elle pouvait en mourir.

– Et tu l’as fait tout de même ?

– Pourquoi pas ? fit-il rudement. Qu’avait-elle à perdre ? Sa vie est à jamais brisée. On ne saurait la guérir de tout ce qu’elle a subi durant des années ! Elle peut parler à présent et, dans peu de jours, elle sera sur pied. Mais pour quel avenir ? Penses-tu te charger d’elle ?

– Toi qui peux lever le voile qui nous cache les temps futurs, pourrais-tu m’aider à répondre à cette question ?

– Non... non, je n’ai rien vu. Sans doute ne m’intéresse-t-elle pas assez ? N’oublie pas que nous avons une tâche importante à accomplir ensemble...

– Je n’oublie pas, lui accorda Fiora. Quant à Marguerite, si elle est vraiment ma sœur...

– Rien ne l’assure, qu’une vague ressemblance... fit Démétrios avec agacement.

– Si vague... qu’elle vous a néanmoins frappés, Léonarde et toi ! Si, donc, elle est vraiment la fille de ma mère

– si tu préfères cette formule – je crois que j’ai quelque idée de ce que nous pourrions en faire...

– Ne pourriez-vous parler moins fort ? reprocha Léonarde qui était en train de clore les courtines autour du lit de Marguerite. D’ailleurs, il serait peut-être temps d’aller dormir, nous aussi ?

Démétrios se leva et s’étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Fiora, silencieuse. Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, ils marchèrent lentement jusqu’à celle de la jeune femme.

– Ne me diras-tu pas à quoi tu penses ? demanda le Grec.

– Je pense, répondit Fiora, que nous quitterons bientôt cette maison. Nous n’avons plus rien à y faire...

– Et pour aller où ? Rejoindrons-nous le roi Louis ?

– Pas encore, s’il te plaît ! Je n’oublie pas ce que nous a raconté Christophe. Il y a encore, non loin d’ici, une femme qui gravit elle aussi un calvaire par la faute de son époux. Regnault du Hamel a payé sa dette, mais nous devons examiner à présent celle de Pierre de Brévailles... Et peut-être qu’en la lui réclamant, je réussirai à procurer un peu de bonheur à deux êtres qui en ont le plus urgent besoin...

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Fiora posa un baiser furtif sur la joue barbue de Démétrios, puis disparut dans sa chambre dont la porte se referma, sans bruit.

Ce soir-là, Fiora, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant cette ville qu’elle habitait depuis un certain temps déjà, mais qu’elle allait devoir quitter et qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais mieux. La nuit d’été était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d’étoiles – et aucun nuage annonciateur d’orage n’en troublait l’immensité bleue : un ciel presque florentin... Négligeant la maison muette et désormais silencieuse où sa vengeance s’était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Suzon qui plongeait sous la rue Musette pour reparaître au chevet de l’église des Jacobins. La petite rivière entrait dans la ville par le nord et c’était au nord que se trouvait Selongey, le domaine de Philippe...

Elle s’accorda le loisir de penser à lui, – ce qu’elle s’était refusé le plus souvent jusqu’à présent pour ne pas se laisser distraire de ses projets – mais la mort de du Hamel avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers lui pour tenter de connaître la vérité de son cœur. Etait-ce par amour pour elle et pour la revoir qu’il était venu secrètement à Florence et en avait parcouru les rues sous un déguisement ? Ou bien souhaitait-il seulement chercher, auprès de Francesco Beltrami, une nouvelle aide financière pour les guerres de son maître ? ... Léonarde penchait pour la première hypothèse que partageait le cœur de Fiora, mais la jeune femme s’avouait qu’en fait elle ne connaissait pas son époux et qu’elle ignorait tout de ses pensées et de ses réactions. Un coureur de jupons ? C’était le portrait hâtif tracé par dame Symonne, un coureur qui ne devait pas avoir besoin de beaucoup courir pour attraper sa chance. S’il était à ce point entouré et couvert de femmes, quelle place elle-même pouvait-elle espérer tenir dans un cœur ainsi assiégé ?

Pourtant, devant Dieu et devant la loi florentine – à défaut de celle des hommes – devant l’amour aussi, elle était bien réellement sa femme, et le lourd anneau d’or aux armes des Selongey pendait toujours entre ses seins, au bout de sa chaîne d’or. Fiora tira sur le mince lien précieux pour prendre la bague dans sa main. Elle était pesante, chaude de sa propre chaleur, presque vivante... Fiora la baisa comme elle eût baisé la bouche de Philippe...

Où était-il à cette heure ? Quelque part en Luxembourg où le gros de l’armée se réunissait dans l’intention d’occuper la Lorraine ? A Bruges, où l’on disait que le duc Charles réunissait les États de Flandres pour en obtenir une aide de guerre en hommes et en argent ? Quoi qu’il en soit, il n’était pas, il ne pouvait pas être à Selongey où, cependant, Fiora savait bien qu’aucune force humaine ne l’empêcherait de se rendre une fois qu’elle en aurait fini avec ceux de Brévailles...

En les évoquant, sa pensée revint tout naturellement à Marguerite et s’interrogea : qu’éprouvait-elle au juste pour cette demi-sœur tombée du ciel ou, plutôt, remontée des Enfers ? De la pitié, bien sûr, et aussi de la sympathie, toute la compassion du monde, mais, à vrai dire, cela n’allait pas beaucoup plus loin. La voix du sang ne s’était pas encore manifestée alors qu’elle avait plaidé hautement, spontanément, en faveur de Christophe.

Honnête avec elle-même, Fiora se reprocha cette tiédeur qui venait peut-être du fait qu’il avait été impossible, jusque-là, de communiquer réellement avec la prisonnière libérée. Etait-ce à cause de ce long nez pointu signant son unique ressemblance avec un père qui n’en méritait pas le titre ? De toute façon, qu’elle l’aimât ou non était de peu d’importance : elle n’était pas destinée à vivre avec Marguerite, et, à cela au moins, Fiora était bien déterminée.

Aux approches de l’aube vint la fraîcheur. Otant ses vêtements, la jeune femme alla s’étendre sur son lit pour se laisser baigner par elle. Sa tête était un peu lourde, d’avoir sans doute respiré trop longtemps l’odeur délicieuse d’un tilleul qui s’épanouissait dans un jardin voisin. Elle découvrait que cette terre de Bourgogne pouvait être enivrante et qu’il devrait être doux d’y vivre à la condition d’être deux...

Un instant, Fiora caressa l’idée d’aller s’installer à Selongey pour y attendre patiemment le retour de Philippe. L’expression de son visage au moment où il la reverrait répondrait sans doute à toutes ses questions. Mais comment subsister là-bas ? Comment y arriver aussi démunie qu’une pauvresse, elle que Philippe avait connue si riche ? Démétrios n’était pas seul à se tourmenter pour les jours à venir. L’or du Magnifique fondait à vue d’œil. Bientôt s’imposerait une visite rue des Lombards, à Paris, au comptoir qu’Agnolo Nardi tenait pour son frère de lait et où, si Lorenzo de Médicis n’avait pas trompé Fiora, des fonds seraient déposés à son nom. Et puis, il y avait le serment qui la liait à Démétrios, ce serment qu’ils avaient sacralisé en mêlant leur sang. Fiora pouvait d’autant moins le transgresser qu’elle jalousait et haïssait le Téméraire presque autant que l’ancien médecin de Byzance. Seule, sa mort pourrait libérer Philippe du sortilège qui le retenait captif et, peut-être, le ramener à Fiora... s’il ne s’était pas fait tuer avant pour la plus grande gloire de son prince ! Mais elle chassa cette idée funeste. Si Philippe ne respirait plus quelque part sous le ciel, un pressentiment l’en aurait avertie. Elle aurait senti qu’une partie d’elle-même avait cessé de vivre...

– Dès que Marguerite sera suffisamment remise, décréta-t-elle, nous partirons pour Brévailles...

Et, forte de cette résolution, elle tomba d’un seul coup dans le sommeil tandis que résonnait au loin le premier chant du coq...

CHAPITRE IV LA VENGEANCE APPARTIENT AU SEIGNEUR

« Renonce, Fiora ! », dit soudain Démétrios en rapprochant son cheval de celui de la jeune femme. Ils allaient en tête de la petite troupe qui se dirigeait vers Brévailles. Léonarde et Marguerite venaient derrière sur des mules bien dociles et Esteban, armé jusqu’aux dents contre les infortunes de la route, fermait la marche.

– A quoi veux-tu que je renonce ? A conduire Marguerite à sa grand-mère ?

– Tu sais très bien ce que je veux dire. Même sans Marguerite tu serais venue ici pour y abattre ton grand-père... Ne proteste pas ! Que tu le veuilles ou non, il l’est ?

– Il ne le serait que s’il avait d’abord été un père mais il est à l’origine de tous les malheurs de ma mère. Non seulement il l’a mariée de force à ce misérable du Hamel mais il n’a rien fait pour la sauver quand l’heure en est venue. Tu voudrais que je lui pardonne ?

– Non, mais je voudrais que tu t’épargnes toi-même. Laisse-moi conduire Marguerite avec Léonarde et retourne avec Esteban à l’hôtellerie de Verdun[iv] où nous avons dormi. Il vaut mieux que tu ne pénètres pas dans cette maison, ajouta-t-il en désignant de sa houssine le château dont les tours semblaient flotter sur la nappe de brouillard blanc qui montait de la rivière.

Ce n’était pas un grand château mais, avec ses trois tours, son donjon et ses hautes courtines habillés de lourds visiblement en parfait état, il offrait un aspect redoutable et il ne devait pas être facile d’en forcer l’entrée. Campé au-dessus du Doubs dont les eaux tumultueuses emplissaient ses fossés et l’isolaient quand le pont-levis était relevé, il ressemblait à quelque guerrier obstiné qui, sans se soucier de se mouiller les pieds, surveille et commande la rivière...

– Que crains-tu ? demanda Fiora avec une pointe de dédain.

– Ton visage !

– Mon voile le cache.

– Mais tu seras bien obligée de le découvrir. Quel accueil crois-tu que l’on va te réserver dans une demeure où le maître fait régner une discipline qui ressemble à la terreur ? Souviens-toi de ce que t’a dit Christophe ! C’est un homme dur, impitoyable et qui, non seulement n’a pas tenté de sauver ses enfants coupables, mais a aidé le mari à obtenir le châtiment. Si tu entres ici, j’ai grand-peur que tu n’en sortes pas...

– C’est ce que nous verrons ! Et puis qu’ai-je à craindre en ta compagnie ? Aurais-tu perdu ce pouvoir qui te permet de dominer les gens au moment d’une forte émotion ? Tu pourrais l’exercer ! La vue de ma figure a toutes les chances de provoquer cette réaction.

– C’est toujours plus difficile sur un homme et je redoute que ce Brévailles ne soit un vieux dur à cuire imperméable à tout état émotionnel.

– L’occasion est d’autant plus belle de tenter une expérience intéressante ! D’ailleurs, je ne vois pas comment on pourrait refuser de recevoir une petite-fille on ne peut plus légitime ? Marguerite, elle, n’est pas née dans le péché ! ajouta-t-elle avec une pointe d’amertume. Je n’ai pas le droit de lui refuser cette chance.

– En admettant que ce soit une chance ! Je ne sais pas si ce château est l’endroit idéal pour oublier des années de souffrances.

Marguerite, en effet, avait réussi à leur raconter peu à peu ce qu’avait été sa vie dans les demeures successives de son père. Quatre ans de relative douceur aux mains d’une nourrice qui l’avait quittée pour un monde meilleur, puis le quasi-abandon auprès de domestiques indifférents et, pour la plupart du temps, loin des yeux d’un père qui ne celait pas son aversion. Ses seules sorties la conduisaient à l’église voisine, sous la garde d’une servante bigote qui ne trouvait jamais assez longues les stations que l’on faisait, à genoux, sur des dalles froides. Elle avait fini par penser qu’un couvent ne serait pas plus pénible que sa vie dans la maison paternelle et, un jour, elle avait osé demander qu’on lui permît d’entrer en religion.

Du Hamel avait refusé sèchement. Il n’avait aucune envie de payer une dot pour une fille qui lui économisait déjà une servante de cuisine. Et puis, quand l’adolescence avait formé le corps de Marguerite, elle avait dû subir les violences d’un palefrenier qui l’avait odieusement forcée dans la paille de l’écurie. La suite, les nouveaux amis de la malheureuse – elle ignorait toujours le lien de sang qui l’unissait à Fiora car Démétrios, prudent, l’avait exigé. Ils en avaient appris le plus noir durant la transe où la jeune femme avait été plongée : l’accouchement dans la cave où du Hamel l’avait séquestrée après l’avoir cruellement frappée quand son état était devenu visible, la naissance d’un petit garçon qu’on lui avait arraché et froidement étranglé sous ses yeux...

C’était alors l’époque où du Hamel avait été nommé à Dijon. Il en avait profité pour réduire son train de maison à deux valets ; deux frères qui avaient su gagner son entière confiance à défaut de plus amples gages et il avait emmené Marguerite enfermée dans une litière à rideaux hermétiquement clos, qui contenait aussi la plupart des bagages et ne s’était ouverte que de nuit, devant la maison de la rue du Lacet. La malheureuse enfant avait été alors enchaînée dans la cave, pour la nuit tout au moins car, le jour, elle travaillait dans la maison, mal nourrie, maltraitée souvent. Seul, le gros valet Claude lui témoignait quelque compassion quand du Hamel n’était pas au logis. Il lui apportait un peu de nourriture, du vin aussi dont il lui avait donné le goût, mais il lui faisait payer ses bienfaits de la seule monnaie que la pauvre enfant eût à sa disposition. Fort heureusement, ces infâmes et brèves étreintes n’avaient jamais eu de conséquences extrêmes.

En dépit de cette aide intéressée, Marguerite s’affaiblissait et, surtout, désespérait. L’envie de vivre – si l’on pouvait appeler cela vivre ! – l’avait quittée et elle en était venue à souhaiter ardemment une fin prochaine quand le secours, enfin, lui fut porte-Elle allait bien mieux à présent. Les forces lui revenaient et ses joues reprenaient couleur mais elle ressemblait plus à un être mécaniquement animé qu’à une femme naturellement vivante. A ses sauveurs, elle montrait beaucoup de reconnaissance mais elle ne semblait guère s’intéresser à l’avenir. Elle était douce, plutôt silencieuse, bien que l’usage de la parole lui fût revenu tout à fait. Avec elle, Fiora avait l’impression de se trouver en présence d’une ombre...

– J’ai bien peur, dit Léonarde, que son âme ne s’en soit allée avec celle de son enfant... Peut-être lui reviendrait-elle si quelqu’un lui apportait beaucoup, beaucoup d’amour ? Nous n’avons à lui offrir quant à nous que de l’amitié.

Arrêtée au bord du chemin qui suivait le cours de la rivière, Fiora songeait à tout cela. Le château, il est vrai, n’avait pas un air très engageant avec ses murailles noircies par le temps. Marguerite n’allait-elle pas troquer un cachot contre un autre genre de prison ? Fiora se détourna pour apercevoir la jeune femme restée un peu en retrait avec Léonarde, profitant de l’arrêt pour s’isoler. Elle lui avait dit qu’elle l’emmenait chez sa grand-mère en négligeant tout à fait de parler du grand-père. Comment celui-ci accueillerait-il la fille de Marie, la réprouvée, même née dans le mariage ? Cette sombre demeure à l’abord hostile ne lui inspirait pas grande confiance.

Davantage par acquit de conscience que pour apaiser cette troublante suspicion, Fiora héla un paysan qui, faux sur l’épaule, se dirigeait vers un champ.

– C’est bien Brévailles ?

L’homme ôta poliment le bonnet qui bâchait sa tête et approuva :

– Sûr que c’est Brévailles ! Mais... c’est-y qu’vous voudriez y aller ? ajouta-t-il avec un intraduisible mélange d’inquiétude et de curiosité. N’entre pas qui veut, vous savez ?

– Pourtant, je voudrais voir dame Madeleine. Je suppose qu’elle est chez elle ?

– Où qu’vous voulez qu’elle aille ? Elle sort jamais et, d’puis qu’ le seigneur est malade, on voit plus personne qu’ l’intendant et une fille de cuisine qu’est à peu près aussi causante qu’une carpe.

– Il est malade ? intervint Démétrios. A merveille ! Je suis précisément médecin. Et de quoi souffre-t-il ?

Le paysan se gratta le crâne, fit un effort suprême et méritoire de réflexion et, finalement, hocha la tête avec une moue significative :

– J’crois ben qu’personne en sait rien par ici. Quand on d’mande des nouvelles, on vous répond qu’y va pas mieux. En tous les cas, médecin ou pas, ça m’étonnerait ben qu’on vous ouvre.

– Pourquoi ? demanda Fiora.

– Parc’qu’on n’ouvre jamais à personne : ni moine, ni mendiant, ni baladin, ni voyageur attardé... C’t’une mauvaise maison qu’celle où on n’donne pas l’hospitalité chrétienne... Faut dire quand même qu’y a eu d’grands malheurs par ici...

Visiblement, l’homme ne demandait qu’à bavarder, mais Fiora en savait autant que lui et sinon plus sur les épreuves qui s’étaient abattues sur les hôtes de ce château. Elle remercia le paysan au moyen d’une pièce d’argent et, le restant de la troupe l’ayant rejointe, elle guida résolument son cheval vers les tours solitaires. Démétrios la rattrapa, prétendant poursuivre sa mise en garde, mais Marguerite le suivait de près et il était impossible de discuter devant elle.

Le brouillard matinal se levait sur le Doubs, laissant voir les tourbillons qui agitaient l’eau verte. Puis le chemin dévia aux abords du château pour s’engager dans un petit bois au-delà duquel on peut apercevoir quelques simples maisons recouvertes de chaume, le petit clocher d’une église... Un sentier envahi d’herbes folles qui ne portait guère de traces de passage s’ouvrait à gauche et permettait de rejoindre la petite forteresse. Fiora y dirigea son cheval et trouva rapidement le pont dormant que le pont-levis devait atteindre pour peu qu’on l’abattît. Mais dans l’instant présent, celui-ci se dressait, telle une infranchissable muraille, de l’autre côté d’un large fossé broussailleux que l’eau de la rivière emplissait presque à ras bord. En face, refermé comme un poing serré, muet et silencieux comme un tombeau, Brévailles érigeait ses pierres moroses et fières qui semblaient défier le clair soleil de ce jour d’été...

Sans mettre pied à terre, Esteban emboucha la trompe de corne et d’argent qui pendait à sa ceinture et lança un son prolongé qui fit s’envoler une famille de martins-pêcheurs. On attendit mais rien ne vint.

– Est-ce vraiment là le château de ma grand-mère ? questionna Marguerite qui se tenait au côté de Fiora.

– Oui, pour ce que j’en sais, répondit celle-ci, qu’en pensez-vous ?

– Rien, sinon que cela semble bien triste. Notre maison d’Autun ne l’était pas autant. Pourquoi donc ma mère ne s’y plaisait-elle pas ?

– Peut-être parce que l’époux qui l’y faisait entrer n’avait pas su gagner son cœur. Une chaumière vaut mieux qu’un palais si c’est l’amour qu’elle héberge.

– Elle aurait pu m’aimer, moi ? Mais elle ne m’aimait pas, sinon elle ne m’aurait pas abandonnée... C’était la deuxième fois, depuis qu’elle avait été recueillie, que Marguerite faisait allusion à Marie. La première, c’était en parlant avec Léonarde qui semblait lui inspirer une confiance toute particulière, mais la vieille demoiselle n’avait pas insisté car elle avait cru s’apercevoir que Marguerite détestait Marie presque autant que son époux. La cruauté de Regnault du Hamel n’avait épargné à l’enfant aucun détail affreux ou sordide et, pour elle, sa mère n’était qu’une femme perverse et dépravée qui n’avait délaissé son foyer que pour assouvir de bas instincts dont elle avait été fort justement punie. Fiora avait tenté un jour de modifier ce jugement sans concessions mais Marguerite avait fermé les yeux en affirmant que cela ne l’intéressait pas... Là était peut-être la raison primordiale pour laquelle Fiora ne réussissait pas à s’attacher réellement à sa demi-sœur.

Elle arrêta le bras d’Esteban qui s’apprêtait à renouveler son appel.

– Souhaitez-vous que je vous conduise plutôt dans quelque couvent ? demanda-t-elle.

Mais Marguerite secoua sa tête dont les magnifiques cheveux blonds, à présent propres et sagement tressés, brillaient dans le soleil :

– Non... Puisque ma famille habite ici, je n’ai aucune raison de souhaiter vivre ailleurs. C’est une maison noble et peut-être que l’on m’y aimera...

C’était prononcé d’une petite voix tranquille, unie, presque sans intonation et cependant le cœur de Fiora se serra. Du geste, elle fit signe à Esteban de réitérer et, pour la seconde fois, la corne lança son mugissement dans l’air calme du matin.

Son insistance fut récompensée. Une tête surmontée d’un casque apparut au créneau cependant qu’une voix rude criait :

– Qui va là et que voulez-vous ?

– Que l’on baisse ce pont car nous avons à faire ici, lança Esteban avec une morgue digne d’un grand d’Espagne qui ne parut d’ailleurs pas produire tout l’effet escompté.

– Passez votre chemin. On n’entre pas ! A son tour, Démétrios prit la parole :

– Il le faudra bien pourtant. Allez dire à la dame de Brévailles que son gendre, messire Regnault du Hamel, est mort et que nous lui amenons céans damoiselle Marguerite, sa petite-fille !

Sur son chemin de ronde, l’homme parut hésiter un instant sur ce qu’il convenait de faire puis, finalement, cria :

– Je vais voir ! Et il disparut...

L’attente qui suivit parut interminable. Campée sur son cheval qui grattait la terre d’un sabot impatient, Fiora allait prier Esteban de sonner une troisième fois quand une sorte de grondement se fit entendre à l’intérieur du château et lentement, lentement, le grand pont-levis s’abaissa vers eux tandis que la herse se relevait en grinçant.

– Eh bien, allons ! fit Démétrios avec un soupir qui semblait monter de la terre tant il était profond. Fiora lui sourit :

– Tu vois que nous avons réussi à entrer ?

– Espérons seulement que nous sortirons aussi aisément. Ce castel ressemble comme un frère à une prison.

L’intérieur, cependant, était plus aimable. En pénétrant dans la cour dont le haut donjon occupait le centre, les voyageurs virent qu’un logis de deux étages, éclairé par de belles fenêtres à meneaux sculptés, dont les plus hautes s’ornaient de gables fleuronnés, était adossé à la muraille donnant sur la rivière. Un perron de trois marches y menait sur lequel un vieil homme tout vêtu de noir se tenait debout dans une attitude pleine de dignité.

Les nouveaux arrivants mirent pied à terre, laissant leurs brides aux mains d’un valet d’écurie. De toute évidence, leur venue constituait un événement de taille et, près des cuisines, trois servantes les regardaient avec des mines effarées en frottant leurs mains à leur tablier. Un gamin qui poursuivait des poules accourut et resta planté là, un doigt dans la bouche, en contemplation muette.

Fiora avait tiré son voile sur son visage autant que le permettait la bienséance, néanmoins ce fut elle que le vieux serviteur regarda d’abord :

– Pouvons-nous voir la dame de céans ? s’enquit-elle doucement. Voici sa petite-fille, damoiselle Marguerite, que nous nous sommes chargés d’amener jusqu’à elle...

Le vieillard salua en homme qui sait son monde mais il redemanda :

– Me direz-vous enfin qui vous êtes ?

– Nos noms ne vous diront rien, intervint Démétrios, car nous sommes des voyageurs étrangers et seul le hasard nous a permis d’apporter une aide à damoiselle Marguerite, que voici. Cette jeune dame, ajouta-t-il en désignant Fiora qu’une émotion soudaine étreignait au moment de pénétrer dans cette maison qui avait vu grandir ses jeunes parents et s’éveiller leur passion fatale, cette jeune dame est une noble florentine, donna Fiora Beltrami, et voici dame Léonarde Mercet, sa gouvernante. Quant à moi, je me nomme Démétrios Lascaris, prince et médecin, et je viens de Byzance.

Le vieux serviteur approuva de la tête et fit signe aux arrivants de le suivre dans un bel escalier de pierre parfaitement entretenu et qui menait à une grande salle où, entre une cheminée sans feu et une étroite fenêtre donnant sur la rivière, une dame en deuil était assise dans une grande chaise à bras, un chapelet entre les doigts. Elle avait dû être très belle et gardait quelque reflet de cette beauté passée mais, sous la haute coiffe noire, ses cheveux et son visage étaient d’une blancheur diaphane. Le bord de ses yeux était rougi par trop de larmes. Elles avaient décoloré les prunelles dont le bleu ne se percevait plus guère. L’expression habituelle de ce visage devait être empreinte de tristesse et cependant, à cet instant, il semblait animé par un rayon de lumière. Elle se leva pour accueillir ses visiteurs et Fiora s’aperçut qu’elle était presque aussi grande qu’elle-même... et qu’elle tremblait comme une feuille, bouleversée par une émotion qu’elle ne parvenait pas à dominer.

– On me dit, fit-elle d’une voix émue dont la douceur frappa Fiora, que ma petite-fille, Marguerite, se trouve parmi vous ? ... Mais comment est-ce possible ? ... Voici des années que je ne sais plus rien d’elle. J’avais même fini par la croire morte...

– C’est sans doute ce que souhaitait son père, dit Démétrios de sa belle voix grave, mais, à présent, messire du Hamel n’est plus. Il est mort il y a maintenant trois semaines et nous avons eu le bonheur, étant de ses proches voisins, de recueillir demoiselle Marguerite qu’il retenait en sa maison comme en une étroite prison. Elle n’a plus que vous au monde et nous avons pensé qu’il était de notre devoir de vous l’amener...

– Et vous avez bien fait. Comment vous en remercier ? ... Marguerite... ne veux-tu pas venir jusqu’à moi ?

Mais, déjà, la jeune femme s’était précipitée à genoux devant elle. Son étrange indifférence venait de s’évanouir d’un seul coup et elle versait d’abondantes larmes sur les mains tremblantes qui s’étaient tendues vers elle et qui la relevaient. Un moment, les deux femmes restèrent étroitement embrassées. Debout à quelques pas, Fiora les contemplait avec un peu d’amertume. L’envie soudaine lui venait de se jeter, elle aussi, dans ces bras affectueux, d’embrasser ce visage pâle. Car cette femme était sa grand-mère plus encore peut-être que celle de Marguerite et elle pensait à présent qu’il devait être bien doux d’être la petite-fille de Madeleine de Brévailles...

Mais celle-ci dominait son émotion. Sans quitter la main de Marguerite, elle offrit à ses hôtes inattendus un sourire charmant.

– Vous me rendez la vie et je ne vous accueille même pas comme je le devrais ! Prenez place, je vous en prie et racontez-moi tout ce que vous savez de cette enfant. Je vais faire servir des rafraîchissements en attendant l’heure du repas. On préparera aussi vos chambres...

Mais Fiora émit de vives objurgations :

– N’en faites rien, dame, je vous en prie. Nous voyageons, mes compagnons et moi-même, et ne souhaitons pas nous attarder car la route est encore longue qui s’étend devant nous.

– Si longue soit-elle, elle supportera bien une halte ? Vous avez tant de choses à m’apprendre...

– Sans doute... mais l’on nous a dit que le maître de ce château était malade et nous ne voudrions pas...

Au prix de sa vie, Fiora eût été incapable de dire pourquoi, parvenue dans ce château avec la décision bien arrêtée d’y abattre Pierre de Brévailles, elle souhaitait à présent s’en éloigner le plus vite possible. Elle pensait y entrer en libératrice mais la femme qu’elle avait devant elle ne semblait pas avoir besoin d’un quelconque secours. Elle en eut même la certitude quand dame Madeleine déclara paisiblement :

– Mon époux est malade, en effet, mais je vous assure que votre présence ne saurait le déranger. Ne vous tourmentez donc pas pour lui et causons...

Tandis que Démétrios faisait pour leur hôtesse le récit – un peu arrangé – du sauvetage de Marguerite, Fiora qui avait choisi à dessein de s’asseoir le dos à la luminosité de la fenêtre ne l’écoutait que d’une oreille. Elle scrutait cette salle aux meubles sévères mais admirablement entretenus. Elle regardait la table que deux servantes étaient en train de dresser, la nappe d’une éclatante blancheur qu’elles étendaient et les différents objets qu’elles y disposaient, tous rutilants. Elle considérait aussi son hôtesse, assise sur une bancelle garnie de coussins, Marguerite dont elle tenait toujours la main assise auprès d’elle et ne la quittant pas des yeux. Toutes deux goûtaient évidemment un moment d’ineffable bonheur. Elles se souriaient, riaient même de temps en temps comme deux fillettes bien que le récit du Grec ne fût guère récréatif et leur rire sonnait bizarrement dans une atmosphère que Fiora trouvait de plus en plus lourde... Elle se sentit sur le point presque d’étouffer et laissa glisser légèrement son voile. Une des servantes, la plus âgée lâcha brusquement les couteaux qu’elle tenait et qui résonnèrent sur les dalles cependant que ses yeux s’agrandissaient de stupéfaction. Dame Madeleine lui jeta un coup d’œil agacé, puis tourna les yeux vers Fiora et lui dit à mi-voix, d’un ton futile :

– Nos servantes campagnardes sont d’une grande maladresse. Etes-vous mieux servie à Florence ?

– Dame Léonarde vous répondrait mieux que moi à ce sujet mais je n’ai jamais eu à me plaindre de nos serviteurs...

– Quelle chance vous avez !

Puis, revenant à Démétrios dont l’œil, entre les paupières resserrées, s’était fait soudain aigu, enchaîna :

– Ainsi, vous disiez que...

La vue du visage de Fiora qui venait de frapper de stupeur une simple servante ne lui causait apparemment aucune émotion. Il en fut ainsi durant tout le repas qui suivit. Démétrios tenait le dé de la conversation et avait entrepris de raconter par le menu quelques-uns de ses voyages aux deux interlocutrices ravies qui bavardaient joyeusement avec lui. Marguerite semblait avoir complètement oublié ses deux compagnes et ne tournait jamais les yeux vers Fiora ou vers Léonarde qui, silencieuses, mangeaient du bout des dents. L’idée de passer la nuit dans cette demeure était insupportable à la jeune femme et elle en voulait un peu à Démétrios de tous les frais qu’il déployait. Etait-ce le même qui, tout à l’heure, la suppliait presque de renoncer à ses projets ?

Qu’en restait-il, d’ailleurs, de ces fameux projets à cette heure où, assise à la table d’un aïeul détesté, elle n’en mangeait pas moins son pain ? La mort brutale d’un homme qui semblait tenir si peu de place dans l’esprit de sa femme – elle éludait chaque fois que le Grec tentait d’en savoir plus sur la maladie de Brévailles – serait-elle de nature à améliorer la situation ? Elle semblait parfaitement maîtresse d’elle-même et de cette maison où chacun lui obéissait sans faillir...

Le repas s’achevait sur d’exquises confitures accompagnées de belles tranches d’un boichet[v] qui embaumait, lorsque le vieil homme qui avait accueilli les voyageurs et devait être l’intendant reparut à l’entrée de la salle :

– Le maître, dit-il cérémonieusement, désirerait recevoir personnellement la jeune dame étrangère qui a ramené damoiselle Marguerite...

Et comme tous les autres convives se levaient d’un même mouvement, il ajouta :

– Il désire la voir seule !

– Montrez-moi le chemin, consentit Fiora. Je vous suis. Sans songer seulement à s’excuser auprès de son hôtesse mais avec une sorte de soulagement, elle quitta la table pour se diriger vers l’escalier. A son étonnement, au lieu de monter celui-ci vers l’étage supérieur, on le descendit. Derrière l’intendant, Fiora traversa la cour et pénétra dans le donjon. En dépit de la chaleur extérieure, une chape de froid et d’humidité lui tomba sur les épaules dès la porte franchie, mais elle y prit à peine garde car son esprit était agité de questions... De quelle maladie pouvait bien souffrir le seigneur de Brévailles pour qu’on l’installât dans ce donjon antique ?

Toujours précédée de son guide, elle gravit un étage et pénétra dans une salle ronde qui lui parut d’autant plus immense qu’elle était sombre et dégarnie de meubles à l’exception d’un lit isolé parmi des ombres denses et de deux ou trois tabourets. Mais le spectacle qui l’y attendait n’en était pas moins impressionnant : près d’une ouverture à peine plus large qu’une meurtrière, un homme barbu aux longs cheveux gris était assis dans une haute cathèdre de bois noir, une couverture sur les genoux et totalement immobile. Auprès de lui et presque aussi rigide, presque aussi âgé d’ailleurs, un homme d’armes se trouvait debout tenant d’une main un pennon voilé de noir et, de l’autre, une épée dégainée. Saisie, Fiora s’arrêta au seuil de la porte que l’intendant avait ouverte devant elle :

– Approchez ! intima une voix qui semblait émaner des profondeurs mêmes des fondations.

Fiora s’avança et, derrière elle, l’huis se referma sans bruit. Elle avançait comme dans un rêve. Etait-ce donc, là, cet aïeul dont elle avait juré la perte ? Il ne paraissait pas affaibli le moins du monde. Au contraire et bien que la lumière fût incertaine, ce que la barbe et les cheveux laissaient transparaître de son visage trahissait la santé... Machinalement, elle chercha, à sa ceinture, la dague que les plis de sa robe dissimulaient et s’arrêta à quelques pas des deux hommes...

– Approchez encore, dit Brévailles. Je vous vois mal ! Elle atteignit la tache de soleil que l’étroite ouverture plaquait sur le dallage au bout d’un rayon lumineux où dansaient des myriades de grains de poussière. Et resta là sans plus bouger, consciente de ce regard presque immobile qui la scrutait intensément...

– Justine a raison, dit le vieux seigneur comme pour lui-même, c’est étonnant...

Puis, sèchement, il ordonna :

– Va-t’en, Aubert !

La statue armée qui se tenait à son coude protesta :

– Vous voulez que je m’éloigne, seigneur ? Songez que je suis votre bras, votre force...

– J’estime n’avoir besoin ni de l’un ni de l’autre. Va ! Je te rappellerai plus tard...

– Etes-vous certain que vous n’aurez besoin de rien ?

– Je n’ai jamais besoin de rien et maintenant moins que jamais, dit le seigneur sans quitter Fiora des yeux. Il attendit que son écuyer ait franchi la porte puis reprit :

– Ainsi, c’est vous qui avez conduit jusqu’ici cette Marguerite que nous croyions perdue ? Où l’avez-vous trouvée ?

– A Dijon, enchaînée dans la cave de l’homme indigne qui était son père, à ce qu’il paraît. Il s’en est fallu de bien peu qu’elle ne soit à jamais perdue, en effet...

– Et lui ? J’ai cru comprendre qu’il est mort ? De quoi ?

– De peur ! D’avoir vu un fantôme...

– Étrange ! Je ne l’aurais jamais cru émotif à ce point ! Mais tout dépend, évidemment, du fantôme en question. Peut-être vous ressemblait-il ?

– Peut-être...

– C’est ce que je supposais... Vous venez de Florence, m’a-t-on dit ? Quel est votre nom ?

– Fiora... Fiora Beltrami. Je suis, en effet florentine...

Il y eut un silence que troublait seulement la respiration de ces deux êtres qui, du premier regard, s’étaient reconnus comme ennemis. Aucune courtoisie n’atténuait le ton agressif de leur voix. Les paroles tombaient, à la limite de l’insolence, de part et d’autre, tranchantes comme des couteaux. Un duel s’établit dès le premier abord entre ce vieil homme aussi rigide qu’une statue, appuyé sur le dossier de son siège, et cette belle jeune femme dressée en face de lui, refrénant de son mieux une instinctive aversion.

Brévailles émit un petit rire sec et reprit, plus mordant que jamais :

– Florentine ? Allons donc ! Vous êtes « leur » fille ! Croyez-vous que j’ignore ce qui s’est passé après l’exécution de ces deux misérables ? Avant que je ne le chasse d’ici, ce vieux fou d’Antoine Charruet avait eu le temps de tout raconter. Je sais qu’un marchand de Florence a ramassé le fruit désastreux de l’inceste et de l’adultère... Eh bien, vous ne dites plus rien ? C’est bien cela, n’est-ce pas ? J’ai deviné juste ?

– Je suis leur fille, en effet, et figurez-vous que j’en suis fière, parce qu’ils ont été des victimes avant tout : vos victimes ! C’est vous qui êtes la cause première du drame dont je suis issue...

– Moi ? Vous osez ? ...

– Oui, j’ose et plus encore ! Rien ne serait arrivé d’irrémédiable si, quand vous vous êtes aperçu de ces liens trop tendres noués entre Marie et Jean, vous aviez choisi pour elle un autre époux que ce du Hamel. Mariée à un homme jeune, aimable et amoureux, elle aurait oublié son frère. Mais vous avez préféré le pire – et pourquoi ? Parce qu’il était riche ? Malheureusement c’était un monstre ignoble qui n’aura jamais su que martyriser sa femme tout comme il a martyrisé sa fille...

– J’ai pris le premier parti convenable qui s’est présenté. On commençait à jaser sur...

– Jean et Marie ? Vous ne parvenez même pas, encore aujourd’hui, à prononcer leurs noms, n’est-ce pas ? Ils vous empoisonnent la bouche ? Quant à la fortune de du Hamel, vous allez pouvoir la revendiquer à présent que vous avez Marguerite ! Car elle est en droit d’y prétendre ! Cependant, je ne crois pas – et c’est tant mieux ! – que vous en profiterez longtemps...

Il eut un ricanement déplaisant :

– Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? En tout cas, vous n’êtes guère logique. Vous me haïssez, n’est-ce pas ? Alors pourquoi avoir mené céans Marguerite et son héritage ?

– Parce que après tant d’années d’oppression et de souffrance, elle a bien droit à un légitime bonheur et j’espère qu’elle le trouvera auprès de sa grand-mère. Quant à vous...

– Quant à moi ? lança-t-il, la défiant avec arrogance.

– Vous n’aurez plus le loisir de la rendre encore malheureuse parce que je suis venue vous tuer...

– Me tuer ? Et comment ?

– Avec ceci.

La dague venait d’apparaître, fermement brandie dans sa main. D’un mouvement rapide, Fiora passa derrière le siège et appuya la lame contre la gorge de Brévailles...

– Surtout n’appelez personne ! Vous n’auriez pas le temps d’achever votre cri...

– Pourquoi appellerais-je ? Tuez-moi donc si vous en avez envie... et si le parricide ne vous fait pas peur !

– Non, car vous n’êtes rien à mes yeux qu’un homme presque aussi méprisable que Regnault du Hamel. Si vous avez quelque prière à dire, dépêchez-vous...

En dépit de sa ferme résolution, la force d’âme de cet homme la confondait : il n’avait même pas remué un bras pour tenter d’écarter la dague de sa gorge. Pourtant, il ne devait pas manquer de force ?

– Je n’ai jamais été diseur de patenôtres. Mais, après tout, vous avez peut-être raison de m’assassiner. La venue inopinée de cette Marguerite ne me cause aucune joie : elle n’est après tout que la fille d’une putain incestueuse et...

Il n’acheva pas. La porte, violemment poussée, venait de frapper contre le mur et Madeleine de Brévailles se précipitait :

– Ne le tuez pas, Fiora ! Vous lui feriez trop de plaisir ! Si vous voulez vraiment venger votre mère, laissez-le vivre et priez même pour qu’il vive encore de nombreuses années !

Stupéfaite, Fiora découvrait cette femme nouvelle et insoupçonnée qui se dressait devant eux, la bouche amère et les yeux brûlants de haine. Plus rien de similaire avec la tendre grand-mère qui il y a peu cajolait Marguerite et riait avec elle. Celle-ci rejetait d’un bloc des années de souffrances et de rancœur et, en face d’elle, l’homme accusé se terrait, muet, bien que son visage ne reflétât qu’une rage impuissante. Il hurla :

– Tue-moi ! Pourquoi as-tu retenu ton bras ? Je n’ai commis que des crimes et j’en suis heureux... Tue-moi, te dis-je !

Immobile entre dame Madeleine et son époux, Fiora les regardait tour à tour sans parvenir à comprendre. Elle ne vit pas ainsi Démétrios entrer et ne s’aperçut de sa présence que lorsqu’elle le vit tout à coup près du malade, soulevant un bras, puis rejetant la couverture afin d’examiner ses jambes...

– Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea Fiora. Démétrios hocha la tête et haussa les épaules :

– Que cet homme est paralysé. Il est même étonnant qu’il puisse encore parler... Comment est-ce arrivé ?

– Une chute de cheval il y a un an environ, déclara la dame d’un ton aussi satisfait que si elle avait été elle-même la cause et la force agissante qui avaient provoqué l’accident. Depuis, je me suis enfin remise à vivre. Finies les années d’esclavage ! Finie l’impitoyable tyrannie qui durant tant d’années a terrorisé ce château ! C’est moi la maîtresse à présent et, puisque, grâce à Dieu et grâce à vous, ma petite-fille m’est rendue, notre vieille demeure va s’ouvrir et s’égayer à nouveau ! Nous avons, désormais, bien des jours de joie devant nous...

– Tu es folle ! Serons-nous moins déshonorés parce que tu as récupéré un être de ton sang ? Mais celle-ci que tu as empêché de me tuer est aussi ta petite-fille !

– Je sais parfaitement qui elle est. Je n’avais pas oublié le nom du marchand florentin dont m’avait parlé le bon père Charruet...

– Et tu n’as pas envie de la garder, elle aussi ? Elle me hait de toute son âme et, un jour ou l’autre, je saurai bien l’amener à me délivrer...

– Ce n’est pas moi qui ne désire pas la garder, dit Madeleine avec une tristesse subite, bien au contraire ! C’est elle qui n’a pas envie de rester... Elle est trop belle et vive pour cette austère demeure... Mais j’espère ardemment qu’elle n’oubliera pas tout à fait une grand-mère qui lui gardera une bonne part de son cœur...

Elle ouvrit les bras et Fiora s’y jeta, les larmes aux yeux.

– Moi non plus je ne vous oublierai pas ! Tout à l’heure... j’enviais Marguerite...

– Touchante scène de famille ! grinça Brévailles. Charmant tableau ! Et moi, serai-je oublié ? On ne m’embrasse pas ? J’ai toujours apprécié qu’une jolie fille me caresse... et j’ai quelquefois regretté de n’avoir pas tenté ma chance avec cette jolie garce de Marie, après tout, puisque ça ne la gênait pas de coucher avec son frère. Pourquoi pas avec moi ?

Démétrios empoigna Fiora qui, emportée par une colère sauvage, allait se jeter sur lui, la dague haute. Il la lui arracha puis, se tournant vers l’infirme et sans lâcher la jeune femme, il prononça fermement :

– Vous n’y parviendrez pas, messire ! Fiora doit admettre qu’en ce qui vous concerne la vengeance appartient au Seigneur. Celle qu’il exerce pour l’heure est terrible mais vous la méritez amplement. Que Son nom soit béni ! Viens, à présent, il est temps de partir...

L’un après l’autre, ils quittèrent la salle ronde où le vieil Aubert vint reprendre auprès de l’infirme sa garde fidèle et dérisoire. La dernière image que Fiora emporta fut celle d’un visage barbu aux yeux étincelants de fureur impuissante mais d’où glissaient de lourdes larmes...

Ils repartirent dans la chaleur de cet après-midi de juillet encore pénible bien que le jour fût déjà avancé. L’air vibrait au ras de l’eau dans laquelle glissait une couleuvre. Tout était silence quand, soudain, un éclair zébra le ciel blanc...

– Si seulement nous pouvions avoir un bel orage ! soupira Léonarde en s’éventant avec son mouchoir. Rien ne me plairait autant qu’une grosse ondée...

– A vous peut-être mais sûrement pas aux paysans ! Cela pourrait gâter leurs foins, s’exclama Démétrios en surveillant Fiora du coin de l’œil.

Depuis leurs adieux à la dame de Brévailles, celle-ci n’avait pas desserré les dents. Elle allait droit son chemin, le regard absent. Quand on fut rendu au coude de la route d’où l’on pouvait apercevoir encore le château veillant au bord de la rivière, elle arrêta son cheval et resta là, figée sur place.

Démétrios respecta sa rêverie durant quelques instants mais, comme Fiora semblait s’éterniser, il s’approcha d’elle :

– Regretterais-tu quelque chose ?

– Peut-être... mais pas dans le sens que tu imagines. Je regrette d’être venue...

– Ne nous fallait-il pas ramener Marguerite ?

– J’aurais pu t’en charger et attendre à Beaune, par exemple, que tu reviennes...

– Tu voulais accomplir ta vengeance à tout prix. Souviens-toi comme j’ai essayé de t’en détourner ! ...

– Je sais... Et je reconnais que tu avais raison puisque Dieu s’en était déjà chargé ! Bien illogique, d’ailleurs, le Seigneur ! Il a frappé ici mais laissait prospérer le monstrueux du Hamel...

– Tout cela signifie-t-il que tu regrettes... de quitter cet endroit ? Après tout, là est ton authentique famille et il serait naturel que tu désires y vivre. En ce cas, tu peux t’en retourner en compagnie de dame Léonarde. Je te délie de ton serment... et je n’en demeurerai pas moins ton ami à jamais.

– Tu ne me comprends pas, Démétrios ! Il est exact que mon cœur était tout près de se donner à Madeleine de Brévailles. Les bras d’une grand-mère sont... infiniment doux. Mais rester ici, non, jamais ! Je crois d’ailleurs que Marguerite ne l’eût pas apprécié, ajouta-t-elle avec un demi-sourire.

En effet, le visage de Marguerite avait soudain pris une expression chagrine quand dame Madeleine, à l’instant du départ, avait embrassé Fiora avec une tendre effusion et ses adieux, à elle, avaient été livrés du bout des lèvres. Elle était visiblement soulagée de quitter cette jeune femme, trop belle peut-être, à qui elle devait la vie.

– Elle est tout de même la fille de du Hamel, remarqua Léonarde qui s’était approchée. Et vous avez bien fait de recommander à dame Madeleine le silence absolu sur votre lien de parenté. Je crois bien qu’elle vous détesterait si elle vous savait sa sœur. Quant à vous, mon agneau, ces regrets vous passeront plus vite qu’ils sont venus ! Votre destin n’est pas ici.

– Je sais ! Mais j’ai voulu regarder encore une fois ces lieux que je ne reverrai sans doute jamais... Même si, un jour, je revenais habiter la Bourgogne... Ce qui peut toujours se faire.

A présent qu’elle était dégagée de ces devoirs de vengeance qu’elle s’était imposés en Bourgogne, Fiora pouvait tout à loisir laisser son esprit, et son cœur, vagabonder sur les pas d’un autre Bourguignon qui était son époux. Elle pouvait se souvenir qu’elle était ici dans son pays, et ce n’était pas sans une douce nostalgie puisqu’elle n’avait toujours pas reçu de réponse à la question qu’en quittant Florence elle se posait : était-ce pour la revoir, en dépit du pacte passé avec Francesco Beltrami, que Philippe était revenu sous un déguisement dans la cité des Médicis ? Et c’était infiniment plus important que la jalousie d’une demi-sœur à laquelle rien ne la liait...

Résolument, elle fit faire demi-tour à son cheval pour reprendre la route et ne permit plus à son esprit de retourner à Brévailles où elle souhaitait que sa grand-mère trouvât enfin un peu de bonheur véritable auprès de la fille de Regnault du Hamel... Il faisait beau, elle n’avait pas dix-huit ans et elle aimait passionnément l’homme dont l’anneau pendait sur sa poitrine, à l’abri de sa robe... Même l’image lointaine et d’ailleurs indistincte de l’impitoyable duc de Bourgogne ne parvenait pas à troubler cette minute de paix heureuse qu’elle s’accordait à elle-même. Pourquoi donc, après tout, le ciel ne se chargerait-il pas de lui comme il avait disposé de Pierre de Brévailles ? Les bruits qu’elle avait entendus depuis son arrivée en Bourgogne pouvaient lui donner à ce sujet quelque espérance car les ennemis acharnés à la perte du Téméraire commençaient à être légion : les Suisses, les princes allemands, le duc de Lorraine et, surtout, surtout, ce roi de France dont on murmurait à juste titre qu’il était le plus habile de tous les diplomates et peut-être le plus puissant de ces ennemis. Les gens hasardaient volontiers qu’entre lui et le Téméraire la haine ne prendrait fin que par la mort de l’un d’eux. Et c’est vers ce souverain énigmatique – car son image différait selon ceux qui en parlaient – qu’elle et Démétrios allaient s’acheminer de concert... non sans un petit détour que Fiora était bien décidée à obtenir...

Ils firent étape à Beaune, dans un relais proche de l’admirable Hôtel-Dieu édifié trente-deux ans plus tôt par le chancelier de Bourgogne, Nicolas Rollin, et son épouse Guigone de Salins. Sans avoir la splendeur architecturale de son voisin, l’auberge du Grand Saint Vincent leur offrit, avec ses lits aux draps soigneusement repassés, sa cuisine abondante et variée et la fraîcheur de la vigne qui revêtait ses murailles, une halte aussi reposante pour le corps que pour l’esprit. Après le souper qu’on leur servit, toutes fenêtres ouvertes sur les grands toits bruns des Halles, dans la chambre que partageaient Fiora et Léonarde, Démétrios s’inquiéta auprès de l’hôte, maître Baudot, du chemin qu’il convenait de prendre pour se rendre à Paris.

Afin de calmer les soupçons de ce brave homme qui, en digne serviteur du duc Charles, commençait à regarder de travers des gens qui souhaitaient se rendre dans la ville capitale de « l’infâme roi Louis XI », Démétrios se hâta de préciser qu’ils devaient rejoindre un cousin, marchand drapier dans la rue des Lombards. Satisfait, Baudot lui exposa que le meilleur chemin sans contredit passait par Dijon et par Troyes, en Champagne, celui qui, après avoir traversé une partie du Morvan et l’Auxois, rejoignait la vallée de l’Yonne n’étant plus praticable.

– On dit, observa maître Baudot, que les troupes du roi Louis, après la rupture de la trêve, se sont ruées sur nos terres et sont arrivées jusqu’à Auxerre où elles dévastent, ravagent, pillent et brûlent tout ce qui leur tombe sous la main. C’est bien le fait d’un mauvais homme, ajouta-t-il, car ce roi sait bien que Mgr Charles, – que Dieu nous veuille garder en santé ! – vient tout juste d’en finir avec le siège de Neuss...

– La ville est-elle enfin tombée ? demanda Fiora qui savait parfaitement à quoi s’en tenir mais tenait à jouer jusqu’au bout son rôle d’étrangère nouvellement débarquée.

– Oui et non. Elle s’est ouverte devant le légat de sa sainteté le pape Sixte qui en a pris possession au nom de l’Église. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu mais notre duc a tout de même perdu beaucoup d’hommes et pas mal d’or... Profiter de cela, c’est indigne !

– Croyez-vous ? fit Démétrios d’un air innocent. Des marchands flamands que nous avons rencontrés au-dessus de Lyon nous ont appris que le duc, laissant son armée derrière lui, rejoignait à marches forcées ses possessions de Flandres pour y réunir les États et pour retrouver à Calais son allié le roi d’Angleterre en compagnie duquel il entend entreprendre la conquête de la France. Il voudrait même le faire couronner à Reims...

– Le roi d’Angleterre est frère de Mme la duchesse, repartit dignement Baudot. Lui et Monseigneur peuvent se rencontrer sans qu’il y ait mauvaise intention à l’égard de la France. Mais les gens ont si méchante langue qu’ils sont capables d’aller jusqu’à prétendre que si le roi Louis nous envahit ce serait entièrement de notre faute ! Vos marchands me font l’effet de fieffés cancaniers et...

Démétrios mit un terme à l’indignation du brave homme en lui commandant un pichet de son meilleur vin de Beaune puis, quand il fut servi, se tourna vers ses compagnes.

– Notre chemin est tout tracé. Il faut remonter à Dijon mais nous n’entrerons pas dans la ville. Nous la contournerons pour rejoindre la route de Troyes qui se trouve vers le nord...

– Passerons-nous par... Selongey ? hasarda Fiora mécontente de se sentir rougir comme si elle était fautive. Lorsque nous étions à Dijon, j’ai appris que cette terre se trouvait aussi au nord...

– Certes, répondit Léonarde avec un regard plein de compassion, mais cela nous détournerait. Nous prendrons par Troyes. Selongey est sur le chemin qui mène à Langres et, de là, aux pays lorrains...

– Le détour serait-il si grand ? Je désire vraiment y aller ! reprit la jeune femme d’une voix soudain raffermie.

N’est-il pas naturel que je souhaite au moins apercevoir le château dont je devrais porter le nom ?

– Espères-tu y rencontrer messire Philippe ? demanda doucement Démétrios. Tu sais parfaitement qu’il ne quitte jamais le duc Charles. Il doit être en Flandres à l’heure actuelle, à moins qu’il ne soit resté avec l’armée en Luxembourg.

– Il l’a néanmoins quitté deux fois à ma connaissance : la première quand nous nous sommes mariés, la seconde quand il a été reconnu à Florence alors que la populace pillait mon palais ! Je t’en prie, Démétrios : conduis-moi à Selongey ! C’est, je le jure, ma dernière prière...

Les grands yeux gris suppliaient et le médecin crut bien y voir briller une larme. Sa longue main se posa sur celle de sa jeune amie, compréhensive et apaisante :

– Le détour serait-il si grand, dame Léonarde ?

– Je ne sais pas au juste... mais au moins une douzaine de lieues... et par des chemins incertains qui ne vont pas tout droit...

– Une journée de cheval, traduisit Esteban, et nous sommes en été. C’est peu de chose...

– Nous pouvons aussi nous égarer. Je suis née dans cette région mais je ne m’y suis guère promenée...

– Eh bien, nous demanderons notre route ! fit Démétrios avec bonhomie, et nous n’en sommes pas à un jour près ! Nous ne saurions refuser à la dame de Selongey de visiter son domaine. Et nous demanderons même l’hospitalité, si tu le veux, conclut-il en baisant la main de Fiora. Qui peut savoir ce que nous y trouverons ?

Fiora ne répondit pas mais ses yeux, soudain emplis d’étoiles, trahirent l’espoir qui lui était venu. Puisque, pour l’instant, les armes du duc Charles semblaient s’être calmées, pourquoi le comte de Selongey n’en profiterait-il pas pour passer quelques jours chez lui ? A l’idée de le revoir peut-être bientôt, le cœur de Fiora s’affola et elle eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil, tandis qu’à côté d’elle, bienheureuse, Léonarde ronflait comme un soufflet de forge...

Vers la fin du second jour, Fiora, le cœur battant toujours au rythme de son espoir, galopait à travers le plateau coupé de bosquets et de masses forestières que l’on avait atteint après Til-Châtel et qui filait droit vers la cité épiscopale de Langres. Un bûcheron du cru, rencontré à une croisée de chemins, avait indiqué celui de Selongey :

– C’est le prochain village : un gros bourg dans la vallée de la Venelle avec une vieille église et un fort château dont vous apercevrez les tours quand vous serez parvenus à cet arbre penché que vous voyez là-bas !

Une pièce avait récompensé le bonhomme de son précieux renseignement et, quelques instants plus tard, Fiora découvrait, en effet, le château de son époux. Son émotion redoubla à cet aspect redoutable : dix tours en poivrière dont les ardoises luisaient sous le soleil, gardées par des hommes d’armes ; de grandes murailles solides et un donjon massif dressé vers le ciel comme le doigt tendu d’un géant. Ainsi, c’était là « sa » maison, là qu’il était né, qu’il avait passé son enfance et quitté les bras tendres d’une mère pour apprendre la rude vie des hommes...

– Mais je ne crois pas qu’il y soit ! soupira Léonarde. Et Fiora s’aperçut alors qu’elle venait de penser tout haut...

– Pourquoi donc ?

– Aucune bannière ne flotte sur le donjon. Cela signifie clairement que le seigneur n’est pas au bercail.

Fiora haussa les épaules, cachant sa déception sous un demi-sourire.

– Tant pis ! Essayons, au moins, de nous faire accorder l’hospitalité pour la nuit.

L’espoir de rencontrer Philippe était faible et Fiora le savait mais n’est-il toujours permis d’espérer...

– Compterais-tu te faire reconnaître comme la dame de ces lieux ? demanda Démétrios.

– Non. Nous sommes de simples voyageurs désorientés. Quand j’entrerai ici en tant que maîtresse, ce sera au bras de mon époux... si j’arrive à le retrouver car j’ai toujours tendance à négliger cet affreux désir qu’il avait de se faire tuer...

– Il était sincère sans doute, coupa Léonarde qui n’aimait pas voir l’esprit de Fiora s’engager dans ces pensées affligeantes, mais, pour ma part, je n’y ai pas vraiment cru...

– Moi non plus, fit Démétrios en écho. Je suis persuadé qu’il est toujours vivant.

Fiora leur adressa, à l’un et à l’autre, un regard chargé de gratitude pour ces paroles encourageantes et pressa un peu l’allure de son cheval. Elle avait hâte à présent d’arriver...

Ils avaient atteint le village et la barbacane d’entrée du château était déjà en vue quand, débouchant de la forêt qui couronnait le coteau, quelques cavaliers apparurent. Les faucons qu’ils portaient sur leur poing ganté de cuir épais disaient assez qu’ils venaient de chasser et quelques ciseaux pendaient au troussequin de la selle de l’un des hommes. Ils étaient six en tout : quatre hommes un peu plus armés peut-être qu’il n’eût fallu pour un divertissement, et deux femmes.

Celle qui allait en tête et qui riait en posant un baiser sur la tête encapuchonnée de son oiseau pouvait avoir une trentaine d’années. Elégamment habillée de soie bleue elle avait de longs cheveux blonds étroitement nattés sous un hennin court de velours assorti à sa robe et où s’attachait un voile azuré. Elle était d’ailleurs très jolie et, à le constater, le cœur de Fiora tressaillit.

A présent les chasseurs qui n’avaient pas remarqué les quatre cavaliers entraient dans le château de l’allure toute naturelle de gens qui reviennent chez eux.

– Qui sont-ils ? fit Léonarde sans cacher sa surprise. Messire Philippe n’avait-il pas dit qu’il n’avait aucune famille ?

– Il peut avoir des invités, dit Démétrios. Même en l’absence du seigneur c’est une chose possible... Le mieux vois-tu, c’est d’entrer à notre tour...

Mais Fiora avait froncé les sourcils et l’arrêta. Elle avisa une lavandière qui, sa corbeille de linge à la hanche, remontait de la rivière et l’appela :

– Pardonnez-moi si je vous parais curieuse, dit-elle gentiment, mais je croyais ce château inhabité. Le comte Philippe n’est pas là, n’est-ce pas ?

La servante ne devait pas être un puits d’intelligence car elle adressa à Fiora son plus béat sourire.

– Pour sûr qu’il est pas là !

– Alors, cette dame qui vient d’entrer ? Savez-vous qui elle est ?

– Ben... c’est la dame du château. C’est dame Béatrice... -Béatrice... de Selongey ?

– Ben... oui.

Ce « oui » frappa Fiora comme une gifle. Elle devint soudainement très rouge. Sentant qu’elle allait se mettre à hurler, à sangloter ou à se livrer à toute autre manifestation insensée, elle serra les rênes, fit volter son cheval qui manqua renverser la lavandière puis, enfonçant ses talons dans le flanc de la bête avec un cri sauvage, elle s’élança au triple galop à travers le village qu’elle traversa comme un boulet de canon. L’appel de Démétrios lui parvint de très loin, comme du fond des âges :

– Arrête-toi ! Par pitié...

Pitié pour qui ? Et pour quoi faire ? L’eût-elle voulu, d’ailleurs, qu’il lui était impossible de retenir l’animal emporté. Les yeux fous, les oreilles couchées, l’écume à la bouche, il fonçait droit devant lui mais Fiora, éperdue de douleur et de honte, ne voyait rien, n’entendait rien, attendant passivement que cette course à l’abîme s’achevât dans la mort. Et la mort n’était pas loin car la bête affolée courait droit vers un bois épais dont les branches basses représentaient autant de pièges redoutables.

Esteban s’était élancé derrière Fiora, suivi de Démétrios qui, plus lourd, ne pouvait aller au même train, et de plus loin encore par Léonarde qui, peu familière du grand galop, sanglotait éperdument. Le Castillan était un remarquable cavalier. Couché sur l’encolure de son cheval qu’il ne cessait de cravacher, faisant corps avec lui, il s’efforçait de gagner du terrain dans l’espoir de rejoindre

Fiora avant le bois car il avait pleinement conscience du danger encouru. Il ne criait pas, n’appelait pas, car cela n’eût fait qu’exciter davantage l’animal emballé. Mais il réussit à se rapprocher jusqu’à se trouver botte à botte avec la jeune femme dont il était visible qu’elle ne résistait pas, ne se défendait pas... Alors, mettant sa bride entre ses dents, Esteban se pencha et, saisissant Fiora à bras-le-corps, réussit à l’arracher de sa selle et à la coucher devant lui. A cet instant seulement, il retint sa monture qui freina des quatre fers et finit par stopper, trempée de sueur. Fiora glissa à terre, sans connaissance, tandis que son cheval, libéré de son poids, allait bouler dans un buisson dont il se releva sans autres dommages que des égratignures.

La nuit venait et il leur fallait trouver un abri. Léonarde qui, un peu remise de la peur qu’elle avait éprouvée, les avait rejoints et s’efforçait de ranimer Fiora, proposa le prieuré de Til-Châtel où la maison d’hôtes les recevrait peut-être.

– Si nous pouvons y arriver, c’est la meilleure solution, fit Démétrios. Mais, par tous les diables de l’enfer, j’aimerais étrangler de mes mains ce Philippe de Selongey...

– Je n’arrive pas à comprendre, murmura Léonarde. Si j’ai jamais vu homme amoureux, c’est bien celui-là... lorsqu’il a quitté la chambre nuptiale.

– Allez donc essayer de percer le mystère d’une âme ! Il l’aimait sans doute, à ce moment-là, mais il avait trouvé plus commode à son gré d’oublier qu’il était déjà marié. Je l’avais mal jugé...

En reprenant connaissance, Fiora remercia Esteban puis, sans autre commentaire, remonta sur son cheval que l’on avait laissé reposer un moment. Mais lorsque la porte de la petite chambre qu’elle partageait avec Léonarde au prieuré se fut refermée, elle déclara, les yeux tournés vers cette campagne envahie par la nuit qu’elle avait tant espérée et où elle avait reçu si cruelle blessure : -J’ai cru en cet homme et je l’ai aimé. Lui s’est moqué de moi et m’a joué la plus indigne, la plus triste des comédies... Mais un jour viendra où il regrettera de m’avoir seulement rencontrée...

Tout en parlant, elle avait fait passer par-dessus sa tête la chaîne qui soutenait l’anneau de Philippe et le contempla un instant :

– Le gage de sa foi ! fit-elle avec amertume. Puis elle tendit la bague à Léonarde : Tenez, vous la donnerez demain au prieur de cette maison pour ses charités... Et, je vous en supplie, ne me parlez jamais... plus jamais de cet homme ! ...

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