Deuxième partie

CHAPITRE V UNE GRAND-MESSE A NOTRE-DAME...

Peu après vêpres sonnantes, les voyageurs couverts de poussière et recrus de fatigue descendaient la longue rue Saint-Jacques en direction de la Seine. Le jour d’août, avec son soleil voilé, avait été lourd à supporter mais avec l’approche du soir, un vent humide venu de l’ouest soufflait sur Paris accordant toutes les girouettes qui, en haut des toits, alignaient leurs banderoles de tôle peinte et découpée.

Il y avait beaucoup de monde dehors. C’était l’heure où les grands collèges – Sorbonne, collège du Plessis, collège de Marmoutiers, collège du Mans, collège de Clermont, etc. – lâchaient les troupes turbulentes de leurs étudiants libres qui, par bandes ou isolés, fuyant les subtilités de la scolastique, l’encrier à la ceinture et le chapeau en bataille descendaient vers leurs logis, pour les plus sages ou, pour les plus fous, vers les tavernes de la Cité. Robes et pourpoints étaient plus ou moins riches, plus ou moins propres et plus ou moins effilochés mais tous les yeux brillaient d’une même ardeur à vivre. Ils échangeaient des plaisanteries et certains chantaient. Toutefois rires et chansons cessèrent net quand, d’une rue latérale, déboucha une escorte de gens d’armes à cheval encadrant quelques sergents à pied qui menaient au Châtelet une demi-douzaine de malandrins, mains liées derrière le dos.

Des cris fusèrent. Certains des malfaiteurs étaient connus des escholiers qui ne se gênaient pas pour leur lancer des encouragements et pour conspuer les soldats du prévôt de la ville.

Quand on atteignit la Cité, passé le Petit-Pont, l’animation fut plus grande encore : hommes, femmes, fillettes, bourgeois, marchands se saluaient, s’arrêtaient, échangeaient des propos tandis que de petits enfants qui s’en allaient quérir du vin ou de la moutarde passaient en agitant leurs pots. Cependant et contrairement aux étudiants, personne ne riait.

– C’est un peu comme à Florence, remarqua Fiora, mais il y manque notre lumière...

– Il n’y a pas du tout de lumière aujourd’hui, dit Démétrios, mais j’ai déjà vu cette ville sous un soleil plus ardent que celui de Toscane. Et nous avons rencontré tant de jardins !

Depuis la porte Saint-Jacques, en effet, Paris s’était montré sous son plus joli jour. Clos, courtils et jardinets, appartenant à des couvents ou à des particuliers, fleurissaient un peu partout cachant les blessures encore visibles subies par la grand-ville pendant une guerre qui avait duré cent ans et, surtout, lors de l’occupation anglaise. Le roi Charles VII qui n’aimait pas Paris n’avait pas fait grand-chose pour une cité qui, selon lui, l’avait rejeté trop longtemps, mais Louis XI, s’il préférait à sa capitale ses châteaux de Loire, n’en avait pas moins compris que Paris méritait d’être défendu et rénové. Les remparts avaient été consolidés, le double fossé recreusé, beaucoup de bâtiments remis en état avec l’aide d’une bourgeoisie que le roi faisait riche et puissante.

Bien qu’il considérât la capitale comme le centre névralgique du royaume, Louis la visitait rarement. Dédaignant l’ancien hôtel Saint-Pol qu’affectionnaient ses grands-parents, il logeait alors au palais des Tournelles dont les ducs d’Orléans avaient fait une sorte d’œuvre d’art avec parc, bois, ménagerie, labyrinthe, galeries, chapelles, cloîtres et bâtiments gracieux, ou plus volontiers encore, à l’hôtel de la conciergerie de la Bastille Saint-Antoine, au cœur des défenses de sa ville.

Il n’était pas rare de rencontrer, à Paris, des voyageurs étrangers. Aussi Fiora et son escorte ne soulevèrent guère de curiosité. D’autant qu’ils n’eurent pas à demander leur chemin : Démétrios, en effet, avait séjourné jadis à l’auberge du Grand Saint-Martin, dans la rue du même nom, lorsque avec son jeune frère Théodose ils avaient fui Byzance en flammes. Sa mémoire infaillible en faisait le guide le plus sûr. Il put même, une fois dans l’île de la Cité, faire un léger détour pour que Léonarde pût contempler tout à son aise la cathédrale Notre-Dame. Elle voulut y pénétrer pour une courte prière à laquelle Fiora ne s’associa pas, préférant attendre, debout sur le petit parvis, contemplant bras croisés la formidable église avec son triple porche, ses statues de rois et ses immenses tours jumelles qui semblaient vouloir lui imposer l’image oppressante de la puissance de Dieu. D’un Dieu envers lequel, plus que jamais, elle se sentait en révolte. D’un Dieu redoutable, impitoyable qui, non content de lui avoir tout arraché, avait encore permis qu’elle donnât son cœur innocent à un homme assez vil et assez pervers pour bafouer le sacrement de mariage, dans l’unique but de posséder son corps et de porter triomphalement à son maître la dot royale qui, à cette heure, devait être engloutie dans les armes d’une injuste conquête... Fiora ne savait plus, ne voulait plus prier, au grand chagrin de Léonarde.

Quand celle-ci ressortit, encore émerveillée de ce qu’elle avait découvert à l’intérieur du saint lieu, Fiora se contenta de remonter en selle et de demander :

– Cette rue des Lombards est-elle encore très éloignée ?

– Non. Quand nous aurons traversé l’autre bras de la Seine nous n’aurons plus guère de chemin. Aimes-tu Paris ?

– Je ne sais pas. C’est sans doute une belle ville mais j’ai un peu l’impression d’y étouffer :

– Le voyage t’a fatiguée et le temps fait le reste.

On quitta l’île par un grand pont de bois, bordé de maisons toutes semblables, le pont Notre-Dame qui était le plus neuf de Paris car il avait été bâti par le roi Charles VI, grand-père de Louis XI. Un vrai tintamarre s’y faisait entendre car il desservait les moulins dont les grandes roues battaient l’eau qu’elles emportaient puis laissaient retomber en longues coulures brillantes... La Seine passée on s’engagea sur une place spacieuse qui venait mourir doucement dans le fleuve. Un imposant bâtiment reposant sur de hautes arcades et couronné de clochetons la bornaient à l’est.

– C’est la Maison aux Piliers, expliqua Démétrios. C’est là que se tiennent les échevins. La Seigneurie, en quelque sorte. On appelle cette place la Grève. Il y a là un monde de négociants, de portefaix, de bateliers, de cabaretiers même qui viennent s’approvisionner en vin aux tonneaux que tu vois sur la berge auprès de ces tas de foin. C’est le lieu le plus animé de Paris, celui des réjouissances... et des exécutions aussi, hélas !

– Seigneur que cela sent mauvais ! protesta Fiora en se bouchant les narines.

– Cela provient des tanneries que tu peux voir de ce côté, mais il y a aussi, tout près d’ici, la Grande Boucherie. Néanmoins je te trouve bien difficile tout à coup. Au cœur actif de Florence, cela ne sent pas non plus la rose. Les dames délicates emploient les pommes de senteur ici comme là-bas. Je t’en offrirai une...

On plongea enfin dans un lacis de rues étroites, rendues obscures par les grands toits des maisons en encorbellement qui les bordaient et se rejoignaient presque. En dépit du caniveau creusé au milieu des pavés, des ordures y stagnaient mais, par les fenêtres ouvertes, les relents de cuisine luttaient victorieusement contre ceux des détritus.

La vision séduisante de la rue des Lombards réconforta un peu Fiora. Ses maisons arborant toutes de belles enseignes colorées appartenaient en grande partie à des commerçants gênois, milanais, vénitiens et florentins qui s’occupaient de banque, de change ou même d’usure mais qui, en général, étaient riches. L’aspect de leurs maisons s’en ressentait.

Le comptoir d’Agnolo Nardi, frère de lait de Francesco Beltrami et son représentant pour la France septentrionale, s’élevait à l’angle de la rue des Lombards et de la Grande rue Saint-Martin, presque en face du portail de l’église Saint-Merri. C’était une grande et belle demeure dont les trois pignons alignés recouvraient tout à la fois le logis du maître, le dépôt de draps fins et une banque. Le double commerce était à l’exemple de ce qu’avait créé Beltrami à Florence. Les bâtiments étaient soigneusement entretenus et, sur les toits pointus, deux girouettes rouges, telles les langues d’animaux fabuleux, encadraient un fleuron doré du plus bel effet. Les fenêtres largement ouvertes sur la fraîcheur du soir montraient de beaux plafonds aux poutres peintes et enluminées. Enfin, derrière la triple maison, un petit jardin clos de murs la séparait de celle d’un joaillier dont les ouvertures donnaient sur la rue de la Vieille-Courroierie, ce qui assurait à ce petit enclos une tranquillité absolue.

Agnolo Nardi n’était pas tout à fait un inconnu pour Fiora et Léonarde. Elles l’avaient rencontré sept ans plus tôt au cours de la visite qu’il avait faite à sa maison mère et elles en avaient conservé le souvenir d’un petit homme rond, brun comme une châtaigne, vif et gai, ami de la bonne chère comme du bon vin. Un personnage en somme aimable et attachant dont Beltrami vantait tout à la fois la générosité, l’honnêteté et l’habileté en affaires.

Depuis, elles avaient appris son mariage avec une jeune Parisienne, fille d’un des meilleurs drapiers de la ville dont le nom, Agnelle Perrin, les avait beaucoup amusées. Ainsi l’agneau[vi] avait trouvé son complément naturel et l’on pouvait espérer qu’il trouverait du même coup son bonheur.

Elles n’en doutèrent plus quand, à peine descendues de cheval, elles le virent accourir, exactement semblable à l’image qu’elles en avaient gardée, ses petits bras courts et dodus grands ouverts avec sur sa bonne figure un sourire qui l’illuminait littéralement :

– Donna Fiora et donna Léonarda ! Enfin vous voilà ! Vous n’imaginez pas comme j’étais en peine de vous ! Je craignais qu’il ne vous fût advenu quelque mauvaise aventure !

Il les embrassa toutes les deux avec l’effusion d’un frère qui retrouve ses sœurs.

– Tu nous as reconnues ? s’étonna Fiora, retrouvant instinctivement et avec plaisir la langue toscane et le tutoiement florentin.

– C’est surtout donna Léonarda que j’ai reconnue. Toi, donna Fiora, tu as beaucoup changé. Par Santa Reparata, patronne de notre chère ville, tu es assurément la plus jolie des Florentines !

Et il en profita pour la réembrasser deux ou trois fois avec un plaisir enfantin.

– Est-ce que vous nous attendiez ? demanda Léonarde.

– Bien sûr et depuis longtemps déjà ! Messer Donati, qui gère à présent les affaires de notre pauvre Francesco, m’a fait tenir un message accompagné d’une lettre de Mgr Lorenzo dont j’ai été fort honoré...

Puis se tournant vers Démétrios qu’il salua courtoisement :

– Messer Lascaris, soyez le bienvenu dans ma modeste maison, vous et votre écuyer.

Agnelle accourait à son tour, ramassant à pleines mains ses jupes de cendal safrané qui bruissaient joliment. Elle formait avec son époux un couple assez peu ordinaire : aussi blonde qu’il était brun, pas plus grande que lui et aussi ronde, elle avait un joli teint un peu doré et ressemblait tout à fait à un pot de miel. Son charmant visage dont les prunelles possédaient le joli bleu des fleurs de lin resplendissait de santé et de belle humeur. Elle embrassa Fiora comme si elle eût été sa petite sœur – elle était nettement plus jeune que son époux – et Léonarde avec une nuance de respect qui séduisit la vieille demoiselle...

– A quoi pense maître Agnolo de vous tenir là, dans la rue, sous les yeux de toutes les commères du quartier, au lieu de vous faire entrer chez nous ! Venez, venez ! Vous avez grand besoin d’un bon repas, d’un grand repos et nous ne ferons la fête que demain seulement.

– La fête ? dit Fiora. Mais pourquoi ?

– Pour vous, voyons ! Ne faut-il pas célébrer votre arrivée ? Voilà des jours et des jours que nous vous attendons !

– Nous avions des affaires à régler en Bourgogne, dit Fiora, et cela nous a retenus plus longtemps que nous ne l’aurions souhaité sans doute. Et puis, nous ignorions que vous nous attendiez.

– Avec impatience ! Et nous avons tremblé pour vous. Messer Donati et le seigneur de Médicis ont bien expliqué, dans leurs lettres, les terribles malheurs qui se sont abattus sur vous. Nous ne souhaitons qu’une chose : vous aider...

Ayant ainsi parlé, Agnelle prit ses invitées chacune par un bras, les entraîna vers l’escalier menant aux étages et d’abord à la pièce principale. L’intérieur de la maison ressemblait à l’hôtesse : frais, élégant et d’une propreté flamande. La salle avec sa haute cheminée ornée de statues de saints, sa longue tapisserie à personnages dont était revêtu tout le mur faisant face aux fenêtres, ses dressoirs surchargés de pimpantes majoliques italiennes, de verres dorés et colorés de Venise et de belle argenterie, était digne de celle d’un château. Les sièges de chêne sculpté s’adoucissaient de coussins de velours incarnat bien gonflés de duvet et ornés de franges de soie. De hauts candélabres de bronze supportaient des chandelles de cire blanche et, devant la cheminée sans feu, un brasero en cuivre empli de giroflées et de pivoines blanches apportait une senteur exquise qui évoquait le jardin. Quant aux servantes, vêtues de toile bleue fraîchement repassée, leurs coiffes et leurs devantiers bien nets semblaient tout juste sortis d’une armoire.

Raffinement suprême, la maison possédait une petite salle pour le bain abondamment garnie de brocs, de cuvettes et d’un vaste baquet. Fiora s’y trempa avec délices dans une eau à peine tiède et retrouva la douceur, perdue depuis des mois, des merveilleux savons vénitiens. Deux servantes lui prodiguèrent leurs soins avec un enthousiasme évident mais qui diminua beaucoup quand, après Fiora, elles eurent à s’occuper de Léonarde. Pendant ce temps, enveloppée dans un drap et chaussée de socques légères, Fiora sortait dans le jardin sur lequel ouvrait l’étuve pour rentrer dans la maison par la porte de derrière et remonter dans sa chambre, quand elle se trouva nez à nez avec un jeune homme simplement vêtu de ses chausses et d’un pot de basilic en fleur qu’il serrait tendrement sur sa poitrine. La surprise que la vue inopinée de Fiora lui causa fut si forte qu’il en lâcha son pot. Celui-ci s’écrasa sans que le jeune homme parût autrement s’en soucier. Pétrifié sur place il semblait en extase mais réussit tout de même à articuler :

– Par tous les saints du paradis ! ... Vous êtes vraie ou pas ?

– Pourquoi ne le serais-je pas ? dit Fiora amusée.

– Vous avez tellement l’air d’une apparition ! Vous êtes belle... belle comme une sainte d’église !

– Rassurez-vous, je n’ai rien de commun avec les saintes et vous me faites beaucoup d’honneur mais, si j’étais vous, je ramasserais ces morceaux et j’irais tout de suite replanter mon basilic dans un autre pot...

Le jeune homme parut redescendre des hauteurs de l’empyrée. La vision de rêve avait vraiment des préoccupations bien terre à terre !

– Vous croyez ?

– J’en suis persuadée. En outre j’aimerais que vous me laissiez passer. Je voudrais monter m’habiller...

– Je... oui, bien sûr. Excusez-moi, ajouta-t-il en s’écartant. Mais prenez garde à ne pas vous blesser avec les morceaux...

Elle lui adressa un sourire puis pénétra dans la maison. Lui ne bougeait pas, se contentant de la regarder. Au moment où elle allait disparaître, il murmura :

– Je m’appelle Florent... Elle s’arrêta surprise :

– C’est un très joli nom. Je ne l’oublierai pas. Il évoque ma ville de Florence...

Cela aurait dû faire plaisir au garçon mais, au contraire, son visage aigu où les yeux bruns semblaient occuper toute la place sous une tignasse de même couleur s’assombrit.

– Ah... Vous êtes la dame que l’on attendait ? Je ne m’en suis pas rendu compte et je vous demande bien pardon...

– Pardon de quoi ?

– Eh bien... De m’être montré... un peu trop familier... d’avoir osé...

– Vous n’avez rien osé dont une femme puisse être choquée ! Un compliment fait toujours plaisir s’il est sincère. Etiez-vous sincère ?

– Oh oui !

– Alors merci. A présent, je vous en prie, consacrez-vous entièrement à ce malheureux basilic !

La rencontre l’ayant amusée, Fiora apprit plus tard que son admirateur avait été placé chez Nardi par son père, le changeur Gaucher le Cauchois, pour y étudier l’art délicat des tractations bancaires, mais le jeune homme peu attiré par les affaires et très doué pour le jardinage dépensait au service d’Agnelle, aussi bien rue des Lombards que dans son clos de Suresne, le trop-plein de forces et d’enthousiasme qu’il n’employait pas derrière son pupitre. La chaleur, la taille d’une haie et les besoins de la cuisine expliquaient son costume sommaire et le pot de basilic :

– C’est un gentil garçon, conclut Agnolo, mais très secret, très renfermé et il n’y a guère que ma femme pour deviner ce qui se passe dans sa tête...

Fiora pensa qu’à présent elles étaient deux... puis oublia Florent. L’atmosphère de Paris lui paraissait bizarre. En se rendant chez Nardi, elle et ses compagnons avaient rencontré plusieurs troupes de soldats et, tandis qu’elle se préparait pour le souper, elle entendit sonner l’Angélus et, presque aussitôt, corner la fermeture des portes alors que la nuit était encore assez éloignée.

Démétrios, de son côté, avait fait les mêmes observations et, au souper, quand la maisonnée se retrouva autour d’un cochon de lait rôti et de savoureuses pâtes au fameux basilic – Florent avait fini par approvisionner la cuisine – triomphe d’Agnelle et de l’amour conjugal, le Grec interrogea son hôte :

– Depuis la porte Saint-Jacques où l’on nous a longuement interrogés avant que de nous laisser passer, nous avons croisé beaucoup d’hommes en armes et dame Léonarde a vu, à Notre-Dame, beaucoup de femmes en prière. Les portes ont été fermées de bonne heure. Paris serait-il menacé ?

Un nuage assombrit l’aimable visage d’Agnolo. Il s’arrêta un instant de découper son rôti et regarda tour à tour chacun de ses invités :

– Je suis navré d’être obligé de parler, dès ce soir, de toutes ces choses et j’aurais aimé attendre que soit passée la petite fête que nous projetons pour demain, en votre honneur... Mais, après tout, peut-être vaut-il mieux que vous soyez au courant de la situation...

– Parce qu’il y a bien une situation... dirai-je préoccupante ? dit Démétrios doucement.

– C’est le mot juste. Paris n’est pas menacé dans l’immédiat mais il pourrait l’être bientôt. Nous sommes au début d’une nouvelle invasion anglaise. Et la fameuse guerre de Cent Ans n’est achevée que depuis vingt !

– En chemin, nous avons entendu dire, en effet, que le roi Edouard avait franchi la Manche. Savez-vous où il est, en ce moment ?

– A un peu plus de trente lieues d’ici : à Péronne !

– Si près ? souffla Fiora.

– Oui, madonna, si près. Et il n’y est pas seul : le Téméraire est avec lui.

– Mais, reprit Démétrios, je croyais le duc en Flandres ?

– Il y était en effet, à Bruges, pour essayer d’arracher aux Etats une aide supplémentaire en argent et en hommes. Grâce à Dieu il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait. Les Flamands sont las de payer pour des guerres incessantes et leur sang leur paraît plus précieux encore. Le duc est reparti alors pour Calais afin d’y joindre son beau-frère[vii], lequel, il faut bien le dire, a été fort déçu de le voir déboucher à la tête d’une mince escorte de cinquante hommes alors qu’il escomptait une armée pour l’aider à envahir la France ! Avec une parfaite mauvaise foi d’ailleurs, le Téméraire a contre-attaqué en prétendant qu’Edouard n’avait rien compris, qu’il aurait dû débarquer en Normandie pour faire sa jonction avec le duc de Bretagne, que son armée à lui était en Luxembourg et allait annexer la Lorraine. Et il a même proposé un nouveau rendez-vous : que les Anglais entrent en Champagne et, lui-même venant de Lorraine, ils se rejoindraient à Reims où l’on ferait couronner Edouard roi de France !

– C’est insensé !

– Pas vraiment, mais c’était compter sans le roi Louis. Et le roi Louis, outre sa belle armée, possède une chose que n’a aucun de ses ennemis : son génie. C’est sur ce génie que nous, gens de Paris, comptons, plus que sur les armes, pour vaincre la coalition. Il se dresse entre nous et l’armée anglaise et je le crois capable de brouiller le Téméraire avec Edouard...

– Où est-il en ce moment ? demanda Fiora.

– A Compiègne où il a établi son quartier général.

– Et... L’armée est puissante ?

– Cinquante mille hommes environ, un peu moins du double de l’armée anglaise, mais le roi est fort ménager du sang de ses soldats. Il préfère payer, ruser, enjôler plutôt que de livrer bataille...

– Est-il donc lâche ? fit dédaigneusement Fiora.

– Aucunement et il en a fourni des preuves, croyez-moi. Oh, certes, il livrera bataille si c’est la seule chance qui lui reste de défendre Paris mais il espère bien ne pas aller jusque-là.

– De toute façon, si son armée est la plus forte...

– Elle ne le serait pas contre les Anglais alliés aux Bourguignons... et à la Bretagne car le duc breton, s’il voyait le roi en mauvaise position, se hâterait de le frapper dans le dos. Il a toujours été un ami des Anglais-Tout en causant, Agnolo était venu à bout de son porcelet et chacun étant servi, le seul bruit des mâchoires remplaça un moment celui de la conversation. Comme les autres, Fiora mangeait avec plaisir, heureuse de retrouver des saveurs de son pays mais son appétit se ralentit bientôt. Elle reposa son couteau, essuya ses doigts, et dans le silence demanda :

– C’est loin, Compiègne ?

– Un peu plus de vingt lieues, répondit Agnolo. -Ah ! ...

Elle n’en dit pas plus mais Démétrios comprit qu’elle se livrait à un petit calcul mental. Trente moins vingt, cela fait dix, et dix lieues ne sont pas grand-chose pour un bon cheval. Pour prévenir une nouvelle désillusion il reprit, se tournant vers le maître du logis :

– Vous disiez que le Téméraire n’avait qu’une cinquantaine d’hommes avec lui, en arrivant à Calais ?

– Oui. Le gros de l’armée est resté à la limite de la Lorraine et du Luxembourg, aux ordres du maréchal de Luxembourg et du comte de Campobasso, un condottiere napolitain, transfuge de l’armée lorraine et que le duc Charles s’est attaché depuis deux ans...

– Transfuge... doux euphémisme ! Cela veut dire traître ? demanda Esteban avec une nuance de mépris qui fit sourire Fiora.

– En quelque sorte, mais pas exactement. Vous qui venez de Toscane, vous devriez savoir qu’un condottiere est plus lié par l’argent que par la foi jurée... Tant qu’on le paie, il marche !

On se leva de table et Agnolo vint prendre le bras de Démétrios :

– Vous souhaitez, je pense, rejoindre rapidement le roi Louis ?

– Sans doute, bien qu’il soit peut-être un peu trop occupé...

– Pour recevoir un habile médecin ? Je puis vous assurer d’une chose : c’est qu’il vous attend et avec impatience.

– Il m’attend ?

– Bien sûr. Vous avez été annoncé là-bas aussi.

– Alors nous partons demain, s’écria Fiora dont un flux de sang venait de rougir soudain les pommettes.

– La place d’une jeune dame, et même d’une dame tout court, n’est pas dans un camp, dit Agnelle. Je serais si heureuse de vous garder quelque temps ici ! Juste le temps de voir comment les choses vont tourner. Notre roi est tout à fait capable d’éviter la guerre mais, pour l’instant, il y a trop de soldats...

– C’est que... nous ne nous sommes jamais séparés !

– La séparation ne sera pas bien longue. Compiègne n’est pas si loin. En outre, le roi serait peut-être mécontent de voir arriver une femme...

– Deux femmes ! rectifia Léonarde. Je ne quitte jamais donna Fiora...

– Agnelle a raison, fit son époux arrivant à la rescousse. Les seules femmes que l’on trouve au camp sont les ribaudes que toute armée traîne après elle. Vous serez mieux ici...

Fiora ne broncha pas : elle n’était pas convaincue. D’ailleurs comment dire à ces braves gens qu’elle avait conclu avec Démétrios le pacte du sang en vue d’abattre à eux deux le grand duc d’Occident ? A Compiègne les deux justiciers se rapprocheraient de leur but et ce qu’elle venait d’apprendre fortifiait la jeune femme dans sa décision. Tuer le Téméraire serait accomplir infiniment plus qu’une vengeance, ce serait sauver Paris, sauver la France du grave danger que représenterait pour elle la jonction des armées anglaises et bourguignonnes. La pensée d’atteindre du même coup Philippe qui, peut-être, accompagnait son duc ne fit que l’effleurer et elle la repoussa avec colère comme importune, la haine comme la passion étant de mauvaises conseillères. Fiora, à cet instant, croyait naïvement haïr Philippe presque autant qu’elle l’avait aimé...

Au matin d’une nuit peu reposante car elle ne dormit guère, Fiora en s’éveillant trouva la chambre vide mais se rappela que Léonarde avait, la veille, demandé à leur hôtesse l’heure de la première messe à l’église voisine. Elle se leva, fit une toilette rapide, le bain de la veille permettant d’écourter les ablutions. Elle en était à hésiter sur ce qu’elle allait revêtir quand un brouhaha de cris et de paroles volubiles l’attira à la fenêtre. Ce qu’elle vit l’épouvanta : un groupe d’hommes portait vers la maison une Léonarde gémissant à fendre l’âme. Fiora alors se jeta sur la première robe qui lui tomba sous la main et, tout en la laçant, se précipita dans l’escalier. Elle arriva juste à temps pour voir le cortège franchir le seuil de la maison.

– N’ayez pas peur ! lui cria Agnelle qui soutenait la tête de Léonarde, elle n’est pas en danger mais je crois qu’elle a une jambe cassée.

– Comment est-ce arrivé ?

– Bêtement, comme toujours en pareil cas : en sortant de l’église, elle a glissé sur le pavé et sa jambe est venue cogner contre la roue d’un tombereau. Elle souffre beaucoup.

La pauvre Léonarde était, en effet, aussi blanche qu’une feuille de papier et de grosses larmes roulaient lentement sans qu’elle pût les retenir. Elle s’accrocha désespérément à la main de Démétrios qui, alors occupé à boucler ses sacoches, était accouru au bruit :

– Vous n’allez pas me couper la jambe, n’est-ce pas ? supplia-t-elle. Vous n’allez pas faire de moi une infirme ? ...

– Calmez-vous, je vous en prie. Nous n’en sommes pas là... Il faut que j’examine votre pied.

– Mais vous deviez partir ?

– Je partirai plus tard et voilà tout ! Le roi m’attend depuis assez longtemps déjà. Un peu plus, un peu moins... Vous n’imaginez pas que je vais vous laisser dans cet état ?

On porta Léonarde sur le lit qu’elle partageait avec Fiora. Démétrios jeta à celle-ci un regard rapide :

– Tu vas m’aider. Il faut au préalable la déchausser... Le pied formait avec la jambe un angle anormal et apparemment très douloureux. Retirer le soulier fut relativement facile, mais il fallut couper le bas blanc taché de sang qu’une mince esquille d’os transperçait. La blessure était mince et saignait peu :

– Le pied n’est que déboîté, diagnostiqua le médecin après avoir promené des doigts agiles sur les os, mais il y a fracture ouverte. Et très douloureuse. Pouvez-vous, dame Agnelle, installer ici même une table recouverte d’un drap...

– Bien sûr. Tout ce que vous voudrez... Je ferai aussi apporter des éclisses de bois doux et des bandes de linge fin...

– Pardieu, c’est une bénédiction d’être malade chez vous, fit Démétrios avec un sourire, car vous en savez plus que beaucoup de nos étudiants. Soyez assez bonne de joindre à tout cela une écuelle pleine de farine, de l’eau... et mon serviteur si vous le trouvez. Il devrait être à l’écurie...

Agnelle disparut comme un petit nuage doré pour s’en revenir peu après avec la moitié de ses servantes et Esteban, tout ce monde chargé de tréteaux, de planches et d’une foule d’objets utilitaires et variés. Pendant ce temps, le Grec avait trouvé dans ses bagages à peu près tout ce dont il allait avoir besoin. Grâce à la princière générosité du Magnifique et aux richesses de son jardin de Fiesole, il possédait un fonds de pharmacopée ambulante qui n’eût pas trouvé certainement son équivalent dans le vieil Hôtel-Dieu parisien dont les vénérables murailles s’élevaient, grises et mélancoliques, auprès de Notre-Dame.

La blessée dont la main tremblante demeurait accrochée à celle de Fiora fut étendue sur la table, la tête soutenue par des oreillers. Elle tremblait de peur autant que de souffrance en dépit des paroles douces et des encouragements que lui procurait la jeune femme. Aussi avala-t-elle avec reconnaissance les deux cuillerées d’opiat au miel que Démétrios lui fit ingurgiter et qui apaisèrent un peu sa douleur. Mais quand le médecin, d’un geste sec et précis, remit son pied en place, elle poussa un cri aigu et s’évanouit...

– C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux, fit celui-ci. Profitons-en !

Tandis que deux solides servantes maintenaient Léonarde aux épaules et qu’Esteban se couchait pratiquement sur le milieu de son corps, Démétrios après avoir nettoyé la blessure étira longuement, fermement, la jambe blessée jusqu’à ce que l’os ait repris sa place... Après quoi, avec les attelles et de longues bandes de toile fine qu’il trempait dans de la farine étendue d’eau, il confectionna un appareil qui maintint fermement le membre lésé, au bout duquel il attacha une grosse pierre après que l’infortunée Léonarde eut été ramenée dans son lit. Pendant toute l’opération, la pauvre femme s’était réveillée et réévanouie par deux fois mais, quand tout fut fini, elle s’endormit d’un profond sommeil après avoir absorbé une nouvelle dose d’opiat...

– Vous ne pouvez continuer à partager ce lit, dit Agnelle à Fiora. Je vais en faire monter un autre...

– Donnez-lui ma chambre, fit Démétrios. Je dormirai à l’écurie avec mon serviteur. Pour une nuit...

– Tu penses partir tout de même ? s’enquit Fiora alarmée à l’idée de se séparer de ce solide compagnon...

– Si la nuit a été bonne, je n’aurai aucune raison de rester. Il faudra laisser la nature faire son ouvrage comme elle l’entend.

– Et elle mettra combien de temps à le faire, cet ouvrage ?

– Six semaines environ. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant s’allonger le fin visage, je reviendrai avant. Dès que j’aurai soigné le roi, il me laissera sans doute m’éloigner.

– N’y comptez pas trop ! lança Agnolo qui revenait de chez un client à cet instant. Si vous plaisez à notre sire, il ne vous lâchera pas si facilement...

– Je lui expliquerai. Mais, à ce propos, maître Agnolo, vous me semblez bien au fait des habitudes comme de la politique du roi ?

– ... et vous êtes surpris, n’est-ce pas, qu’un simple marchand, étranger de surcroît, vous tienne des discours qu’on attendrait plutôt d’un proche du monarque ?

– Cela ne m’étonnerait pas outre mesure à Florence où chacun se mêle plus ou moins des affaires de l’Etat mais dans un royaume qui semble gouverné de main de maître...

– Et qui l’est, soyez-en certain. Mais faisons donc quelques pas au jardin, nous y serons au calme et ce sera plus agréable...

En passant auprès de la cuisine, le négociant ordonna à une servante de leur porter du vin frais sous la tonnelle d’aristoloche et de chèvrefeuille qui était l’un des attraits du jardin, l’autre étant les massifs de rosiers auxquels Florent prodiguait des soins de père. Il était justement occupé à couper des fleurs fanées quand les deux hommes pénétrèrent sur son territoire.

– Je vais finir par t’envoyer à mon clos de Suresnes, soupira Nardi. Tu passes dans ce jardin bien plus de temps que devant ton pupitre...

– Cela tient, messire, à ce que j’aime à m’occuper de fleurs beaucoup plus que d’écritures...

– Et que dira ton père ? Il ne t’a pas placé chez moi pour que tu deviennes mon jardinier...

– J’en apprends bien assez pendant la mauvaise saison. Et je suis tellement plus heureux comme cela...

D’un geste affectueux, Agnolo ébouriffa les cheveux du garçon qui n’étaient déjà pas tellement disciplinés :

– Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, fais-moi la grâce d’aller travailler un peu à tes devoirs. Nous avons à parler, ce seigneur et moi.

Florent obéit sur-le-champ et les deux hommes commencèrent à marcher lentement le long des allées sablées où ne se hasardait pas à pousser la moindre mauvaise herbe...

– Contrairement à son père, le défunt roi Charles VII dont Dieu ait l’âme, notre sire Louis fait sa compagnie la plus habituelle et une partie de son conseil de gens comme moi, bourgeois qui sont à même de lui donner l’image véridique de ce que sont les affaires commerciales du pays et de ce qui se passe dans nos villes. Je suis l’un des premiers parmi les marchands étrangers résidant à Paris. J’ai hérité aussi quelque peu de l’amitié que le roi portait à notre pauvre Francesco Beltrami. Il le connaissait bien et il est arrivé que, sur le plan de la banque, Beltrami rendît service au roi de France, en proportions plus modestes que les Médicis, sans doute, mais il n’a jamais eu à le regretter. Moi non plus.

Le vin arrivait, porté par Jeanneton, la plus jeune des servantes de la maison. Elle en emplit deux gobelets qu’elle offrit à chacun des deux hommes puis disparut. La chaleur commençait à se faire sentir et des abeilles bourdonnaient dans le chèvrefeuille. Mais sous la tonnelle il faisait plus frais... Agnolo but une bonne rasade, s’essuya la bouche à la serviette posée sur le plateau et reprit :

– Je n’ai jamais été élevé au rang de conseiller comme mon compère Jean de Paris, mais il est arrivé que l’on me confie quelques missions en accord avec les déplacements qu’implique mon négoce. En outre, j’ai eu l’honneur d’accompagner messire Louis de Marrazin et mon ami Jean de Paris quand, l’an passé, ils se sont rendus auprès de Mgr le duc René II de Lorraine pour rétablir avec lui l’ancien traité d’amitié que le duc de Bourgogne l’avait obligé à rompre... -Obligé ? Comment cela ?

– Le duc René est jeune – vingt-quatre ans – et très inexpérimenté. Le Téméraire le nomme dédaigneusement « l’enfant », mais c’est un prince aimable et plein de courage qui n’était d’ailleurs pas destiné à régner sur la Lorraine. Seule la mort prématurée de son cousin, le duc Nicolas, il y a trois ans, lui a octroyé la couronne et le roi Louis a tout de suite signé avec lui un traité d’amitié que le Téméraire, il va de soi, n’a pas pu supporter...

– Quels moyens a-t-il employés pour obliger le jeune duc à renier son alliance ?

– Oh, c’était assez facile avec un garçon droit et honnête. Ferry de Vaudémont, son père, et même Yolande d’Anjou, sa mère, devaient beaucoup au duc Philippe, père du Téméraire. Charles a rappelé à René les vieilles créances et René s’est laissé circonvenir. Mais il s’est vite aperçu de ce que pesait l’alliance du grand duc d’Occident. Il a dû laisser à son dangereux allié quatre de ses villes : Épinal, Darney, Preny et Neufchâteau, avec pouvoir d’y tenir garnison et de nommer les gouverneurs. C’était mettre la Lorraine sous la poigne du Bourguignon – et Dieu sait s’il l’a rude ! Les cités gagées en ont crié vers le ciel sans pouvoir se libérer. Quand, après le siège de Neuss dont le Téméraire n’est pas venu à bout, ses troupes ont marché sur le Luxembourg et sur Thionville, le duc René a fait alliance avec les cantons suisses qui avaient, eux aussi, à se plaindre et qui, avec les Alsaciens, tout juste libérés du Landvogt Pierre de Hagenbach, favori du Téméraire, sont entrés dans la Comté Franche. René II était mûr à point pour tomber dans les mains du roi Louis et nul ne s’entend mieux que celui-ci à cueillir les fruits soignés par d’autres...

– Je vois. Que va-t-il se passer à présent ?

– Cela, je n’en sais rien. Vous en apprendrez peut-être davantage au camp de Compiègne ?

– J’espérais que vous me conduiriez. Vous seriez, pour l’étranger que je suis, une bonne introduction...

– Vous n’en avez nul besoin. Quant au chemin, je vous donnerai demain le jeune Florent. Il connaît parfaitement la région et vous mènera à bon port. Je dois, quant à moi, rester ici car demain, à la Maison aux Piliers, messire Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, réunit les chefs de corporations et les principaux bourgeois pour délibérer de l’aide qu’ils pourraient apporter au cas où notre cité serait assiégée...

– Un conseil de guerre ? La situation serait-elle plus grave que vous ne l’avez laissé entendre ?

– En aucune façon et je ne vous ai rien caché, de ce que je sais tout au moins, mais un vieil axiome latin enseigne : Si vis pacem para bellum — Si tu veux la paix, prépare la guerre. C’est exactement ce que nous allons faire.

Agnolo Nardi et Démétrios devisèrent encore de longues minutes sous la tonnelle du jardin, tout en dégustant leur vin. C’était l’un de ces instants précieux où les hommes venus d’horizons différents s’entendent et se comprennent et où l’existence paraît plus précieuse. Tout était calme dans la maison de la rue des Lombards. Agnelle aidée de Fiora rangeait les pièces d’une lessive nouvellement repassée, Léonarde dormait, toute douleur ensevelie dans le sommeil. Esteban en faisait autant sur la paille de l’écurie et, dans les bureaux du négociant, chacun vaquait à sa besogne : les plumes d’oie grinçaient presque en mesure sur les grands livres reliés de parchemin. Seul, Florent rêvait. Assis sur une marche de l’escalier, il regardait Fiora qui, tout en bavardant, passait à son hôtesse les piles de nappes et de serviettes que celle-ci serrait dans les coffres de la grande salle. Vêtue d’une simple robe de lin blanc bordée d’une mince guirlande de feuilles vertes que Chrétiennotte lui avait confectionnée à

Dijon, la masse lustrée de ses cheveux noirs tordue en une simple natte retombant sur une épaule, elle ressemblait plus que jamais à la princesse de quelque fabliau et le jeune homme la dévorait des yeux. Sans d’ailleurs qu’elle s’en aperçût. Ce fut Agnelle qui remarqua le regard gourmand du garçon et s’en montra irritée :

– N’as-tu rien d’autre à faire qu’à rester assis à bâiller aux corneilles ? Je te croyais au jardin ?

Florent se releva avec une mauvaise volonté évidente et grogna.

– Maître Agnolo y est avec le grand homme noir et m’a signifié de rentrer.

– Sans nul doute avec l’idée de t’envoyer travailler ! Va te laver les mains et te coiffer et puis retourne à ton pupitre. Je commence à regretter de t’avoir confié le jardin...

Florent partit en direction de la cuisine, se tordant le cou pour voir un peu plus longtemps celle qu’il nommait intérieurement sa « belle dame ». Agnelle hocha la tète, haussa les épaules avec un brin de commisération et revint à sa tâche :

– Ce garçon est assotté de vous, ma mie. J’ai bien peur qu’il ne soit plus bon à rien.

– Il m’oubliera dès qu’il ne me verra plus ! Malheureusement la jambe de ma bonne Léonarde va me retenir ici encore quelque temps et nous n’avons pas fini de vous encombrer.

– M’encombrer ? Doux Jésus ! C’est un vrai plaisir de vous avoir et je suis ravie de pouvoir profiter plus longtemps, de votre présence. Sans cet accident déplorable, vous partiez ce matin, n’est-ce pas ?

– Oui. Messire Lascaris m’est très proche et nous ne nous séparons jamais. Il a pris pour ainsi dire la place de mon cher père dont le souvenir ne me quitte pas.

– Assurément, mais ne serait-ce pas plutôt à un époux de combler ce vide ? Si jeune, si belle, vous n’êtes pas faite pour courir les grands chemins. Quelque seigneur saura bien, un jour, conquérir votre cœur ? ...

– Je ne le crois pas et d’ailleurs je ne le souhaite nullement. L’amour cause plus de blessures qu’il n’apporte de joie. Demandez à ce jeune Florent.

– J’ai grande envie de l’expédier à Suresnes pour lui changer les idées. J’en parlerai ce soir à mon époux...

Mais elle n’eut pas besoin d’en parler, l’état de Léonarde se révélant tout à fait satisfaisant, Démétrios et Esteban prirent dès le lendemain matin congé de la maison Nardi. Et Florent fut chargé de les conduire à Compiègne.

Non sans regrets ! Quand vint l’heure du départ, le garçon exhibait des yeux rougis par l’insomnie plus encore que par les larmes. En enfourchant sa mule il enveloppa Fiora d’un regard pitoyable... que la jeune femme ne soupçonna même pas, tout occupée qu’elle était à tenter d’analyser ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle avait le cœur gros de voir Démétrios partir sans elle. Sans doute parce qu’il allait se rapprocher assez près de ce duc de Bourgogne dont l’empreinte avait pesé si lourdement sur sa vie mais aussi parce que au fil des jours elle s’était attachée plus qu’elle n’aurait cru à cet homme savant, silencieux et peu communicatif qui était survenu à ses côtés à l’instant où elle désespérait le plus de tout secours humain.

L’idée qu’il pût poursuivre seul sa vengeance ne l’effleurait même pas. Elle savait qu’elle entrait pour une certaine part dans les desseins du Grec mais elle n’ignorait pas non plus que le destin prend parfois un malin plaisir à se mettre en travers des projets les mieux conçus, les plus solidement établis. Il fallait espérer que Démétrios reviendrait au plus vite.

Léonarde, pour sa part, était désolée d’être à l’origine de cette séparation mais elle pensait tout de même secrètement que la volonté de Dieu y avait été pour quelque chose : elle le priait si fort de détourner son « agneau » d’un projet homicide qui avait beaucoup de chance de la jeter entre les mains du bourreau.

– Vous auriez dû partir sans moi ! soupirait-elle avec un rien d’hypocrisie...

– Et vous abandonner ici, seule dans une ville et une maison que vous ne connaissez pas ? Si charmants que soient dame Agnelle et son époux, ils n’en sont pas moins des étrangers. Cessez donc de vous tourmenter et songez seulement à guérir ! Où pourriez-vous être mieux soignée qu’ici ?

En fait, Léonarde était surtout vexée d’avoir été blessée en sortant d’une église. D’autant que l’église en question ne lui inspirait pas une confiance absolue. En effet, elle avait pu constater, comme elle l’expliqua tout en rougissant à Fiora, que les filles publiques semblaient se donner rendez-vous autour de Saint-Merri qui était en quelque sorte leur paroisse. Il n’en fallait pas plus pour que la vieille demoiselle en vînt à concevoir les pires soupçons touchant un saint qui tolérait une pareille promiscuité.

Agnelle à qui Fiora conta l’affaire s’en amusa franchement :

– Ce n’est pourtant pas faute, pour les curés de cette pauvre église, d’avoir protesté au cours des siècles avec des fortunes diverses. Mais, que voulez-vous, mesdames les ribaudes forment de nos jours une véritable corporation, reconnue, qui a ses règlements, ses juges, ses statuts, ses privilèges et qui même, pour la fête de sa sainte patronne, sainte Madeleine, qui a lieu le 22 de juillet, a droit de mener procession. Et une belle procession, croyez-moi, avec riches bannières, nuages d’encens et luminaire généreux...

– Mais alors pourquoi Saint-Merri ?

– Simple question de voisinage : deux des neuf rues de Paris où les ribaudes ont droit de tenir commerce, la rue Brisemiche et la Court-Robert, sont contiguës à l’église. Est-ce que cela vous ennuierait d’aller y entendre la sainte messe dimanche ? ajouta-t-elle plus sérieusement.

Fiora faillit répondre qu’elle avait perdu l’habitude de ses devoirs dominicaux mais craignit, par excès de franchise, de froisser son aimable hôtesse. D’autre part, au désagréable souvenir de son passage chez Pippa, elle ressentit un peu de gêne. Que dirait cette douce, claire et généreuse Agnelle, si elle apprenait cet épisode avilissant qui souillait la vie de celle qu’elle traitait comme une jeune sœur ? Aussi Fiora se hâta-t-elle de la rassurer : elle entendrait la messe du dimanche là où il plairait à Agnelle...

Néanmoins, pour être bien certaine de ne pas froisser la pudeur de celle en qui tout dénotait une noble et pure jeune fille, l’épouse d’Agnolo décida que l’on irait ouïr office à Notre-Dame de Paris et Florent, rentré la veille de Compiègne où il avait tout juste pris le temps de déposer Démétrios et Esteban au logis du roi, reçut l’ordre de préparer des mules afin d’accompagner les dames. Avec l’enthousiasme que l’on imagine !

Le dimanche matin, qui était le 15 août, on se mit en route sous un ciel sans nuages que les hirondelles, rapides et à peine visibles tant elles volaient haut, traversaient comme des flèches noires. Le vacarme des cloches annonçant les offices avait remplacé le tintamarre habituel de la grande cité où, en semaine, on était réveillé, tôt le matin, par le claquement des volets que les marchands rabattaient en ouvrant leurs échoppes et par les cris des garçons d’étuves annonçant que les bains étaient chauds... Pas davantage de ces encombrements rendus inévitables par l’étroitesse et les détours des rues. Les voix fraîches ou puissantes des marchandes de la Halle qui, paniers au bras ou escortées d’un âne, vantaient au chaland le beurre de Vanves, le cresson d’Orléans, les échalotes d’Étampes, l’ail de Gandelu, les oignons de Bourgueil, les œufs de Beauce, les fromages de Brie ou de Champagne, s’étaient tues elles aussi. On ne rencontrait que gens vêtus de leurs plus beaux atours avec lesquels on échangeait un salut ou quelques mots. Certains s’étonnaient de voir Agnelle sans son Agnolo qui, en chrétien scrupuleux, ne manquait jamais l’office du dimanche et il fallut répéter tant de fois que maître Nardi était souffrant que l’on faillit arriver en retard.

– Ne saurait-on vraiment manquer un office religieux sans en donner la raison à toute la ville ? fit Agnelle d’un ton mécontent. Et j’imagine que l’on va par la même occasion se demander pourquoi nous allons à Notre-Dame plutôt qu’à Saint-Merri ?

– Vous voyez bien ! Vous n’auriez rien dû changer pour moi à vos habitudes...

– Mais il m’arrive assez souvent de me rendre à la cathédrale ! C’est si beau ! Et puis c’est aujourd’hui l’Assomption !

Fiora, qui avait refusé d’accompagner Léonarde au jour de leur arrivée dans sa visite de bienvenue, le regretta en pénétrant dans l’immense nef toute rayonnante de centaines de cierges. Il y avait beaucoup de monde autour du maître-autel derrière lequel s’étageaient les châsses et les reliquaires d’or de nombreux saints, mais Agnelle et sa compagne purent trouver place dans les premiers rangs d’une foule que la magie des vitraux jointe à l’éclat du soleil colorait diversement. Et les yeux émerveillés de la Florentine, cependant habitués à la beauté des édifices sacrés, allaient de ces hautes ogives flamboyantes à la grande rosace scintillante au-dessus du portail d’entrée.

Tout le clergé était dans le chœur, en habits rouge et or, entourant le haut siège où avait pris place un hôte de marque : l’aimable cardinal de Bourbon, cousin du roi et primat des Gaules, qui étalait les moires pourpres de sa simarre sous le dais décoré à ses armes sommées d’un chapeau cardinalice. Auprès de sa splendeur, l’évêque de Paris[viii] semblait insignifiant...

– Nous avons de la chance, souffla Agnelle. Son Éminence n’est pas souvent à Paris l’été. C’est la période où elle se rend plus volontiers dans sa ville archiépiscopale de Lyon mais le roi a dû l’envoyer pour rassurer les Parisiens. Il appartient en effet aux deux partis en présence : son frère Pierre de Beaujeu ayant épousé il y a deux ans la fille aînée du roi et, par sa mère Agnès de Bourgogne, il est allié aussi au Téméraire. Ce qui, on le conçoit aisément, ne lui facilite pas toujours la vie...

– Chut ! souffla quelqu’un et Agnelle, confuse, opta de cacher son visage dans ses mains pour s’abîmer dans la prière.

Le cardinal d’ailleurs s’était levé et, de sa voix nonchalante de grand seigneur désabusé, adressait quelques mots au peuple de Paris, l’exhortant à garder confiance dans le Seigneur, dans la sagesse de son souverain et dans la solidité de ses murailles. Il l’assura aussi de ses prières et de son soutien en toutes choses. Après quoi, au milieu d’épais nuages d’encens, la messe commença par le chant du Veni Creator... Mais Fiora ne voyait plus rien : ni l’imposante silhouette de Mgr de Bourbon, ni les aubes de dentelle, ni les chasubles d’or qui se mouvaient dans le léger brouillard montant des encensoirs de bronze. Ce qu’elle voyait, c’était, agenouillée dans l’une des stalles du chapitre, une robe de moine blanche à demi recouverte d’un scapulaire noir, c’était un crâne en forme de dôme dont la peau olivâtre luisait dans la lumière, c’étaient deux grandes mains sèches dissimulant un visage qu’elle redouta d’apercevoir... Son cœur se mit à battre dans sa poitrine en pulsations plus rapides qui lui montaient à la gorge. Elle essaya de se raisonner, de se persuader qu’elle se trompait et que ce qu’elle croyait voir était impossible... Mais, soudain, le moine laissa retomber ses mains et tourna vers l’autel, en pleine lumière, le grand nez, la bouche serrée et les lourdes paupières de Fray Ignacio Ortega...

Une vague nausée souleva l’estomac de la jeune femme dont les yeux se voilèrent un instant mais, au prix d’un violent effort, elle réussit à surmonter son malaise. Si elle en venait à défaillir, le remous qu’elle créerait attirerait sur elle bien des attentions dont, certainement, celle de son ennemi. Elle se contenta de tirer plus bas sur son visage le voile qui recouvrait le joli hennin de soie blanche, cadeau d’Agnelle qu’elle étrennait ce matin.

Naturellement, elle n’entendit rien, ne vit rien de la grand-messe qui se déroulait sous ses yeux. Les admirables voix des chantres ne représentaient rien d’autre pour elle qu’une rumeur d’orage et une seule pensée occupait son esprit : que faisait à Notre-Dame, au cœur de la France, le dominicain espagnol que le pape Sixte IV avait naguère envoyé à Florence pour tenter de saper la puissance des Médicis ? Aux dernières nouvelles qu’elle en avait eues, Fray Ignacio, ses machinations déjouées, avait été reconduit jusqu’à mi-chemin de Rome par les soldats du Magnifique, et, cependant, il était là, à quelques pas de celle qu’il avait si cruellement persécutée. Pourquoi ? Dans quel but ? Etait-ce sa trace à elle qu’il cherchait ?

Fiora secoua la tête comme pour en chasser l’obsédante pensée. Il n’y avait aucune raison pour que le moine sût sa présence à Paris mais, s’il y était venu, on pouvait parier que ce n’était certainement pas pour y accomplir un pèlerinage ou n’importe quelle œuvre pie... Néanmoins, elle frémit quand les yeux de basilic, se tournant vers les fidèles, passèrent sur l’endroit où elle se tenait.

Après que l’Elévation eut courbé toutes les têtes sous le rayonnement de la blanche ostie, Fiora toucha le coude de son amie.

– Ne bougez surtout pas, Agnelle, mais je vais sortir... le plus discrètement que je pourrai... -Vous n’êtes pas bien ?

– Pas très. J’ai besoin d’air. Ce doit être tout cet encens...

– Nous allons sortir ensemble alors ?

– Non... je vous en prie : restez et suivez la fin de l’office. Je vais rejoindre Florent. Je reviendrai si je me sens mieux...

Il fallait, en effet, échapper à tout prix au danger que pouvait lui faire courir la Communion – à laquelle d’ailleurs elle n’était nullement préparée ne s’étant pas confessée depuis des mois. Qu’elle s’approchât de l’autel pour recevoir le sacrement ou qu’elle demeurât à sa place, mais alors en plein isolement, elle risquait de se faire remarquer. Fray Ignacio avait la vue perçante et, de toute façon, on devait lever son voile pour recevoir l’ostie. Mieux valait partir au plus vite...

Profitant de ce que tout le monde était debout, elle se glissa dans la foule en appuyant un mouchoir sur sa bouche comme quelqu’un qui se sent mal et on lui fit place. En franchissant les portes rouges ornées de grandes volutes de fer forgé, elle sentit son cœur se desserrer et aspira à pleins poumons l’air doux du matin. Mais la cohorte de mendiants qui assiégeaient toujours la cathédrale aux grandes cérémonies accourut, et elle eut toutes les peines du monde à s’en débarrasser. Avec gentillesse d’ailleurs car elle gardait le souvenir de Bernardino, le mendiant qui l’avait accueillie une terrible nuit dans un palais inachevé. Elle eut le temps d’un éclair, l’envie de prononcer le mot dont il lui avait dit qu’il était compris de tous ses semblables en pays latins : « Mendici ! » – mais c’était là un mot de passe, une sorte d’appel à l’aide dont elle n’avait pas le droit de jouer.

Sa bourse vidée, elle voulut rejoindre Florent qui devait attendre les dames assis auprès de ses mules sur le montoir à chevaux d’un vieil hôtel. Elle l’aperçut en effet mais, tout à coup, une grande joie l’envahit : Florent n’était pas assis mais debout et bavardait avec Esteban.

Elle courut vers le Castillan comme vers un ami perdu que l’on retrouve sans se soucier de perturber l’équilibre de sa coiffure :

– Esteban ! Vous êtes là ? ... Alors Démétrios est revenu ?

– Non, il est resté là-bas. Je suis rentré en escortant un seigneur conseiller du roi qui veut vous parler. Mais que vous arrive-t-il, donna Fiora ? Vous semblez bouleversée...

– Il y a de quoi.

Et, tirant Esteban à part sans prendre garde à la mine assombrie de Florent, elle lui expliqua rapidement ce qui venait de lui arriver. L’écuyer-secrétaire fronça ses épais sourcils :

– Etes-vous persuadée de ne pas vous tromper ?

– Tout à fait sûre, Esteban, n’en doutez pas. C’est lui ! Comment pourrais-je jamais oublier sa figure ? Mais que vient-il faire ici ? Il ne peut pas savoir que nous sommes à Paris ?

– Si vous voulez mon avis, je pense que nous devons être bien éloignés de son esprit mais il n’en est pas moins urgent de savoir ce qu’il trame ici. Je jurerais qu’il s’intéresse à quelqu’un dans ce pays et, tel qu’on le connaît, ce n’est certainement pas par charité chrétienne...

– Que pouvons-nous faire ?

– Vous, rien. Ce vieux démon serait trop content de remettre sa griffe sur vous. Moi, je vais voir. Où est-il placé dans l’église ?

Elle le lui expliqua. Esteban s’élança alors vers la cathédrale mais, sans cesser de courir, se retourna :

– Quand dame Agnelle vous aura rejoints, rentrez à la maison ! Ne m’attendez pas ! ...

Fiora le vit traverser les groupes de mendiants et de bateleurs qui se préparaient pour la sortie de la messe et disparaître. Elle vint rejoindre Florent qui, l’air offensé, fit toute une affaire de vérifier les brides rouge et or des mules, mais la jeune femme était trop soulagée pour y prêter la moindre attention. Elle s’assit sur le montoir à chevaux, remit en place le hennin auquel elle n’était pas habituée et dont les épingles lui tiraient les cheveux, puis sortit son mouchoir pour s’en éventer. Encore plus vexé par tant d’indifférence, Florent marmotta, l’œil sombre :

– Vous ne prêtez vraiment aucune attention à moi, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ? Je le devrais ?

– Non... non, vous avez raison. Je ne mérite vraiment pas que vous vous intéressiez à mon sort. Que suis-je pour vous ? Rien... moins que rien... Je mourrais à vos pieds que vous ne m’accorderiez pas même un regard...

La volée de cloches qui annonçait la sortie de la messe couvrit ses paroles. Occupée de ses propres soucis, Fiora les avait à peine perçues. Sans un regard pour le jeune homme qui en grinça des dents, elle se leva pour aller au-devant d’Agnelle dont elle apercevait déjà le voile couleur de miel...

CHAPITRE VI LE SIRE D’ARGENTON

Les cloches sonnaient toujours à la volée pour la plus grande gloire de la Vierge Marie, quand Agnelle et Fiora pénétrèrent dans la salle où l’on achevait de dresser le couvert. Agnolo, apparemment en excellent état, s’y entretenait avec un visiteur, assis tous deux sur une bancelle garnie de coussins en buvant du vin aux herbes dont la fraîcheur embuait leurs gobelets d’étain. A l’entrée des dames tous deux se levèrent et Fiora vit que l’inconnu était un homme jeune – il n’avait certainement pas trente ans – de taille moyenne mais bien prise dans une hucque violette dont les larges manches dentelées tombaient à la hauteur des genoux, les chausses collantes assorties révélant des jambes élégantes. Une large chaîne d’or pendait sur sa poitrine. Les bottes longues et souples étaient poussiéreuses comme il est naturel après une chevauchée. Sur tout cela s’érigeait un visage aimable aux yeux bleus bien fendus, à la bouche charnue, nettement dessinée et volontiers narquoise, au long nez dont les narines sensibles semblaient animées d’une vie propre : des plis profonds partant des ailes du nez rejoignaient presque les maxillaires. Les cheveux d’un blond foncé, très épais encadraient cette figure qui respirait la finesse et l’intelligence. L’inconnu salua les deux femmes avec une aisance toute seigneuriale, à peine plus appuyée pour Fiora qu’il fixa un instant, sourcils relevés, sans même songer à dissimuler son admiration.

– Donna Fiora Beltrami, je suppose ? fit-il avec un demi-sourire.

Sa voix bien timbrée mais souple et caressante aurait pu être celle d’un chanteur et il était évident que l’inconnu savait en jouer avec charme...

– Vous ne vous trompez pas, messire, dit Agnolo, et voici mon épouse, dame Agnelle. Souffrez que je vous présente à elles : voici, chères dames, le conseiller le plus écouté de notre sire le roi, messire Philippe de Commynes, seigneur d’Argenton qui nous est venu voir tout exprès pour s’entretenir avec donna Fiora.

– A moi ? Et de la part de qui, mon Dieu ?

– Mais... du roi, madonna !

– En vérité ? Qui suis-je pour qu’un aussi grand prince prenne souci de moi ?

Le léger persiflage du ton n’échappa pas au seigneur d’Argenton. Son sourire s’accentua tandis que ses paupières se plissaient légèrement :

– La modestie est une vertu qui convient surtout aux laides. Avec une telle beauté, madonna, c’est au moins du temps perdu et, au pire, de l’hypocrisie. Que notre sire s’intéresse à vous n’a rien d’extraordinaire. D’autant qu’il a gardé le meilleur souvenir de feu votre père. Mais peut-être pourrions-nous parler après le repas ? Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Agnelle, mais je meurs de faim. Je crois que je pourrais manger un cheval...

Le rire de la jeune femme fusa comme un jet d’eau claire :

– Nous n’en avons pas au menu, messire, mais je crois que notre repas, tout modeste qu’il soit, saura satisfaire votre appétit. Holà, petites ! ajouta-t-elle en frappant dans ses mains, que l’on apporte bassins et serviettes et que l’on voie à nous servir promptement !

Comme si elles n’avaient attendu que ce signal, trois jeunes servantes apparurent portant des cuvettes pleines d’une eau parfumée dans lesquelles les convives lavèrent leurs mains qu’ils essuyèrent à des serviettes fines avant de passer à table. Puis, les servantes disparurent pour faire place à des valets portant les pâtes, tourtes, et « chaircuiteries », très renommées car les glands des chênes nourrissaient de nombreux porcs, qui constituaient le premier service. Vinrent ensuite des poissons, carpes et saumons diversement accommodés, puis des volailles, et un quartier de bœuf rôti accompagnés de fenouil, de carottes, de choux et de raifort ; enfin les fromages, les fruits, cerises et prunes, et quelques pâtisseries. Le tout arrosé des vins de France et d’Italie car Agnolo possédait une cave bien fournie dont il n’était pas peu fier. Il ne cessait de remplir le gobelet de son invité en lui indiquant le cru et l’année que le sire de Commynes avalait avec un enthousiasme flatteur, sans d’ailleurs perdre un coup de dents et sans cesser de parler. Maître Nardi lui rendait raison bravement et les deux hommes discutaient politique avec entrain sans trop se soucier des dames – ce qui ne gênait pas Fiora très intéressée par ce qu’elle entendait, et pas davantage dame Agnelle qui veillait avec vigilance au bon déroulement du festin.

Les nouvelles étaient plutôt bonnes si l’on tenait compte des événements étranges qui se passaient et de ce qui avait failli se passer surtout. Fiora apprit ainsi qu’un certain connétable de Saint-Pol qui était en principe grand chef de l’armée royale mais qui n’en était pas moins « bourguignon » bon teint et vieil ami du Téméraire, avait une conduite fort étrange. Porteur de la grande épée fleurdelisée qui lui donnait le pas sur les princes du sang et marié d’ailleurs avec la belle-sœur de Louis XI, une princesse de Savoie, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, n’en était pas moins allé à Péronne offrir ses services au Téméraire et au roi anglais, et leur proposer d’ouvrir devant eux sa ville de Saint-Quentin, mais avait fait tirer ses canons sur eux quand ils se présentèrent devant les remparts de la cité... Étrange, non ?

– J’espère, dit Agnolo, que notre sire ne se fonde pas trop sur la fidélité de ce seigneur ?

– Il le connaît depuis si longtemps ! Saint-Pol, pour autant que j’en puisse juger, ne sait plus à quel saint se vouer ni quel maître lui sera le plus profitable. En attendant, le premier résultat de la canonnade a été le départ de Monseigneur de Bourgogne qui, le lendemain même, plantait là son allié anglais pour se retirer à Valenciennes. Ce que sachant, le roi n’a pas perdu une minute pour entamer des pourparlers avec Edouard IV. Il sait bien que les Anglais sont à court de vivres et que la défection de l’armée bourguignonne a porté un coup fatal à leur moral. Certains d’entre eux pensent que la saison s’avance et qu’il serait peut-être temps de rentrer chacun chez soi en attendant une occasion meilleure mais ils ne veulent pas quitter le camp les mains vides et le roi Louis le sait bien.

– Que demandent-ils pour s’en aller ?

– Disons que leurs prétentions sont allées en décroissant : ils ont d’abord réclamé la couronne de France...

– Ils espéraient vraiment qu’on allait la leur offrir ? fit Agnolo en riant.

– Bien sûr que non mais cela flattait leur vanité. Ensuite ils ont demandé qu’on leur rende la Guyenne et la Normandie qui leur sont toujours chères...

– Mais qui le sont encore plus à la France. Alors ?

– Alors ? ... (Commynes avala son bourgogne avec satisfaction et sourit largement à son hôte.) Le roi pense en avoir raison sans trop de peine avec de l’or et des présents... L’or, je suis chargé d’en retirer des caves de la Bastille mais je dois voir aussi avec messieurs les échevins de Paris à quel prix ils estiment leur tranquillité. Et il s’agit d’aller vite. Je repars après-demain...

– Pour Compiègne ?

– Non, pour Senlis où notre sire est revenu. Je dois rapporter l’or sous une escorte que me donnera la ville...

Il se tourna brusquement vers Fiora et ajouta aimablement :

– Ainsi vous n’aurez rien à redouter des dangers de la route, madonna, car j’ai ordre de vous ramener avec moi.

– Le roi veut me voir ? Je pensais qu’il s’agissait seulement d’un message.

– C’est un message, mais verbal. Nous quitterons Paris à l’aube dès l’ouverture des portes. Tenez-vous prête ! A présent, ajouta-t-il en se levant, je dois vous quitter, maître Nardi et vous, dame Agnelle, en vous rendant grâces pour cet excellent repas car je dois rencontrer sans plus tarder messire d’Estouteville, le chancelier Pierre Doriole et le gouverneur de la Bastille, messire Pierre Lhuillier.

Et d’un pas aussi leste que s’il n’eût absorbé qu’une aile de volaille et deux doigts de clairet, le seigneur d’Argenton quitta la maison Nardi avec ses gens qui avaient festoyé à la cuisine, en recommandant à Agnolo d’amener Fiora à la porte Saint-Denis au petit jour du surlendemain. Songeuse, celle-ci monta voir Léonarde pour la mettre au courant de ce qui arrivait. Agnelle la suivit.

– Que peut bien me vouloir le roi Louis ? s’inquiéta Fiora en gravissant l’escalier. J’aurais du parler de Léonarde à messire de Commynes et lui dire qu’il m’était impossible de l’abandonner.

– Pourquoi donc ? J’en prendrai grand soin, je vous assure, fit Agnelle en souriant. Vous ne serez certainement pas longtemps absente. Et Senlis n’est pas si loin : dix lieues, ce n’est rien. Enfin, un ordre du roi ne se discute pas.

Léonarde en dit tout autant. Elle se sentait parfaitement bien chez les Nardi et prenait son mal en patience :

– Quand il n’y a rien d’autre à faire, c’est la sagesse, fit-elle, et puisque dame Agnelle veut bien nous dire que je ne l’encombre pas trop, je vais attendre ici ma guérison. Allez en paix, mon agneau, vous n’avez rien à craindre du roi Louis.

– J’en suis certaine, renchérit Agnelle. Quant à nous, si la menace anglaise s’éloigne, nous pourrions gagner notre clos de Suresnes. Dame Léonarde y serait beaucoup mieux installée pour poursuivre sa convalescence car la campagne y est belle et nous avons sur la Seine une vue superbe.

Trop émue pour répondre, Fiora embrassa la charmante femme et, négligeant momentanément le roi Louis, tourna son esprit vers d’autres préoccupations : Esteban n’était pas encore revenu.

Il revint à la tombée de la nuit, peu avant le couvre-feu, avec la mine de quelqu’un qui, ayant beaucoup couru, a très faim et très soif. La grande Péronnelle qui veillait à la cuisine chez les Nardi se chargea de lui en dépit de l’heure tardive, l’installa sur un coin de table et lui servit du pâté d’anguille, de la tourte au pigeon, une large tranche de bœuf froid et quelques douceurs, le tout arrosé d’un vin de Bourgueil de nature à réparer les forces les plus amoindries. Le Castillan plaisait fort à la cuisinière à qui, avant de partir pour Compiègne, il rendait maints bons offices tout en s’extasiant, avec une gourmandise non dissimulée, sur les plats qu’il lui voyait accommoder. Ce soir-là, Péronnelle était trop contente de pouvoir gâter Esteban à sa guise et de l’avoir pour elle toute seule. Fiora le comprit et alla attendre dans le jardin que le festin fût achevé.

La nuit était belle d’ailleurs et c’était l’époque des étoiles filantes. Assise sur un banc près d’un grand massif de lis neigeux qui embaumaient, la jeune femme laissa son regard et son esprit se perdre dans le bleu profond du ciel, cherchant à retrouver les constellations qu’à Florence le vieux maître Toscanelli lui avait appris à reconnaître. L’an passé, en ce mois d’août, elle séjournait dans la villa de Fiesole avec son père bien-aimé et se croyait éperdument amoureuse de Giuliano de Médicis. Rien ne manquait alors à son bonheur de jeune fille gâtée, choyée. Sa vie se déroulait aimable et fleurie comme ce satin de la Chine que Francesco Beltrami avait acheté pour sa fille chérie lors d’un de ses voyages à Venise. Et puis, tout avait basculé dans une sorte d’enfer démentiel où s’était abîmée sa vie, un chaos incohérent hérissé d’épines cruelles qui l’avaient déchirée, ne laissant vivre, de son jardin secret, que la grande fleur pourpre, superbe et vénéneuse, de la passion. Ses racines tortueuses et insinuantes étaient armées de griffes puissantes qui ne se laissaient arracher qu’avec des lambeaux de chair et, telle l’hydre de la légende, repoussaient aussitôt, plus impérieuses encore. Quiconque respirait le parfum violent mais suave de cette fleur en demeurait assujetti, esclave et Fiora, ce soir, au creux de ce jardin, osait s’avouer qu’en dépit de tout ce qu’elle avait souffert par lui, elle aimait encore Philippe et sans doute l’aimerait-elle jusqu’à son dernier soupir. La fleur pourpre ne mourrait qu’avec sa vie à elle.

Elle se signait machinalement, chaque fois que, là-haut, un minuscule météore scintillant rayait le velours sombre de la nuit. Certains prétendaient que chaque étoile filante était une âme entrant en paradis. D’autres que c’était signe de bonheur et qu’il convenait de formuler un vœu mais Fiora, en dépit du geste pieux qui lui venait, ne croyait ni à l’un ni à l’autre...

Le sable du jardin crissa sous les pas d’Esteban et, sans souffler mot, il s’assit sur le banc, à la place qu’elle lui indiquait auprès d’elle. Il ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question :

– Vous ne vous êtes pas trompée, madonna, c’est bien lui. Je l’ai suivi, guetté suffisamment pour avoir acquis une certitude.

– Où est-il allé ?

– Il a d’abord suivi le cardinal de Bourbon jusqu’en son hôtel qui est proche du Louvre. Il faisait partie des gens qui l’accompagnaient et j’ai même vu, à certain moment, le superbe cardinal se pencher vers le moine pour lui parler comme en confidence. Mais celui-ci a dû seulement prendre, à l’hôtel de Bourbon, le repas du milieu du jour. Je l’en ai vu ressortir et regagner la cathédrale pour y chanter vêpres et complies... auxquelles j’ai assisté en bon chrétien. Ensuite, Fray Ignacio s’est rendu dans un couvent assez voisin de Notre-Dame que l’on m’a appris être celui des Jacobins. Et cette fois, il n’est pas ressorti. Alors je suis rentré, un peu moulu, un peu las, mais dûment sanctifié... Que dois-je faire à présent ?

– Gagner votre lit au plus vite car vous l’avez bien mérité. Et je vous remercie, Esteban, de vous être donné cette peine. Je crois qu’il faut, à présent, abandonner le moine à son destin. Aussi bien, après-demain, je suivrai messire de Commynes. Vous savez sans doute que le roi l’a envoyé me chercher ?

– En effet. Quant à vous dire pourquoi, je n’en sais pas plus que vous. Mais ce ne peut être que dans un but bienveillant si j’en juge l’accueil qu’il a réservé à mon maître. Cependant je ne suis pas de votre avis en ce qui concerne fray Ignacio. Demain, j’irai encore tournailler autour de ce couvent des Jacobins. J’arriverai peut-être à apprendre quelque chose sur ce qu’il vient faire ici.

– Soyez prudent, je vous en prie. Vous savez combien il est dangereux et il est peut-être inutile d’attirer son attention sur nous, que ce soit moi ou votre maître, puisqu’il nous hait autant l’un que l’autre...

– Faites-moi confiance. Il ne soupçonnera même pas ma présence.

Esteban avait son idée. Tôt le matin, vêtu d’une souquenille de toile et armé de deux paniers que Péronnelle lui confia volontiers avec une liste de commissions lorsqu’il lui dit son intention d’aller faire un tour aux Halles, il vint errer aux environs immédiats du couvent des Jacobins jusqu’à ce qu’il en vît sortir un frère convers équipé de paniers assez semblables aux siens. Il lui emboîta le pas et, au bout d’un instant, le rattrapa et le héla, se présentant comme un valet étranger, tout fraîchement débarqué à Paris et encore peu au fait des marchands les plus réputés.

– On m’a donné cette liste, ajouta-t-il en montrant ce qu’il avait écrit lui-même, Péronnelle ignorant tout de cet exercice, et on m’a expliqué le chemin des Halles mais c’est tout.

– Vous avez eu tout à fait raison de vous adresser à moi, mon frère, fit le moine d’un air important. Je connais tous ces marchands et je vous désignerai les boutiques où l’on trouve les meilleures denrées aux plus justes prix.

– Je vous en serai vraiment reconnaissant, mon frère, répondit Esteban avec humilité.

Sa reconnaissance se traduisant de la seule manière qu’il connût. Le Castillan, les paniers une fois remplis, entraîna son guide bénévole dans un cabaret de la rue Coquillière pour l’y régaler de quelques pots de vin frais. Le frère Guyot était un cœur simple qui savait reconnaître et apprécier les bienfaits de Dieu avec un faible pour le jus de la treille, ce divin breuvage sanctifié par le Seigneur lui-même au soir de la Cène. Au bout du troisième pot de vin de Suresnes, Esteban savait ce qu’il était venu chercher : Fray Ignacio Ortega était investi par Sa Sainteté le Pape d’une mission particulière et discrète auprès du roi de France qu’il rejoindrait prochainement -ce dont le couvent tout entier se trouvait honoré.

Ce point acquis, Esteban rappela à son compagnon qu’il était l’heure de rentrer et le remit sur le chemin du retour alléguant, pour ne pas revenir jusqu’à la rue Saint-Jacques, une dernière course à faire dans le quartier. Une demi-heure plus tard, il rapportait à Péronnelle ses paniers pleins et à Fiora ses informations toutes fraîches.

– Sa mission ne devrait pas être d’une importance capitale, estima la jeune femme, sinon le pape en aurait investi quelque cardinal-légat...

– Je ne suis pas de votre avis. Un simple moine passe plus facilement inaperçu que le pompeux cortège d’une simarre pourpre et bien des secrets d’Etat accompagnent le chemin d’hommes parfois plus modestes encore. De toutes les façons, celui-là se rend où nous allons nous-mêmes. Nous tâcherons, mon maître et moi, de le surveiller. Ne vous mettez plus en peine de lui, donna Fiora !

Cette dernière journée parisienne, Fiora l’avait passée tout entière auprès de Léonarde qu’elle se reprochait d’abandonner comme si la décision en fût venue d’elle-même. Elle ne s’en était écartée qu’un moment, après le déjeuner, pour rejoindre dans son cabinet Agnolo Nardi qui le lui avait demandé.

– N’avez-vous pas besoin d’argent, donna Fiora ? fit le négociant dès qu’elle fut entrée en lui désignant un siège.

– Ne me rendez pas confuse, ser Agnolo ! La générosité avec laquelle vous nous avez reçus, mes amis et moi m’interdit d’aborder avec vous cette question...

– Per Baccho ! donna Fiora. L’étrange fille de négociant que vous faites ? Vous mélangez tout.

– Je ne crois pas et même je vous demande de ne pas poursuivre car vous me gêneriez fort !

– Dio mio ! Vous ne comprenez rien, mais rien à ce que sont les affaires ! L’hospitalité est un devoir de chrétien qui avec vous se mue en un merveilleux plaisir mais c’est une chose qui ne fait pas partie du commerce ! En ce qui vous concerne, la réalité est ceci : Ser Angelo Donati qui assume, d’accord avec Sa Seigneurie de Médicis, les responsabilités des biens, commerces et propriétés de feu Francesco Beltrami, m’a fait savoir que les bénéfices qui dans mon négoce formaient naguère la part de votre père doivent vous être remis intégralement. Il en est de même pour le comptoir de Bruges où, pour plus de commodité, ser Renzo Capponi a reçu ordre de m’envoyer chaque année ce qui vous revient et je peux dire que, s’il ne s’agit pas d’une richesse comparable à celle de notre cher Francesco, vous êtes tout de même, dès à présent, à la tête d’une gentille fortune qui grossira chaque année et qui vous permet, si aujourd’hui vous le souhaitiez, d’acheter une belle maison en quelque endroit de France qui saurait vous plaire. En pays de Loire par exemple, où la vie est si douce et où le roi réside le plus ordinairement.

– Est-ce que, par pure bonté, vous n’exagéreriez pas un peu ?

– Mais en aucune façon, sur mon honneur ! Il faut songer à l’avenir, donna Fiora, et prendre ce qui vous revient...

– Je ne saurais qu’en faire pour l’instant. Néanmoins j’accepterais volontiers quelque liquidité pour le voyage que je vais entreprendre demain, mais pas plus qu’il n’en faut. Pour le reste, je souhaite que vous le placiez au mieux de nos intérêts communs et je désire que vous préleviez dessus tout ce qui sera nécessaire pour assurer l’entretien et le confort de ma chère Léonarde...

D’un geste désinvolte, Agnolo balaya le dernier article comme quantité négligeable et se dirigea vers l’un des lourds coffres à ferrures qui se trouvaient alignés au fond de sa pièce de travail. Il l’ouvrit et en tira un sac qui semblait d’un bon poids.

– Voilà mille livres pour commencer. Vous pourrez m’en demander chaque fois que vous en aurez besoin mais, puisque vous voulez bien me confier le soin de gérer votre fortune, je veillerai à ce que vous n’ayez jamais à le regretter.

Émue, elle alla vers lui et l’embrassa sur les deux joues.

– J’en suis certaine. En tout cas, merci d’être ce que vous êtes. Si je ne devais partir, je crois que je vous aurais prié de m’initier à ce commerce pour lequel se passionnait mon père...

– Pour cela aussi, je serai toujours à votre disposition. Ce serait bonne chose, en effet, que vous apprissiez les affaires car, si vous êtes en pleine jeunesse, je ne le suis plus guère moi-même. Nous pourrions y songer lorsque vous saurez ce que vous veut le roi notre sire !

Fiora se contenta de sourire et d’embrasser l’excellent homme. Elle n’en avait pas encore fini avec les grands de ce monde, pas plus qu’avec un certain Philippe de Selongey, et sans compter Hieronyma dei Pazzi qu’un véritable miracle avait arrachée à un juste châtiment de ses crimes. Après, il pourrait être passionnant de suivre la trace brillante qu’avait laissée Beltrami. Mais cet « après », quand viendrait-il ? Dans combien d’années ? Et que serait alors devenue cette jeune Florentine nommée Fiora qui, en dépit de ce qu’elle avait souffert, croyait encore que tout était possible à qui le voulait passionnément ?

A l’aube du lendemain, encadrée de Philippe de Commynes et d’Esteban, elle franchissait la barbacane de la porte Saint-Denis. Derrière les trois cavaliers une compagnie montée de francs-archers de la Ville de Paris escortait plusieurs haquets chargés de tonneaux qui faisaient rire les maraîchers alignés le long de la route pour laisser passer le cortège. On s’esclaffait en criant que le malin roi Louis avait grand besoin de bons vins pour donner du cœur au ventre de ses troupes avant la bataille qu’elles allaient livrer à l’Anglais rapace. Les soldats souriaient, répondaient par des plaisanteries. Seul Commynes savait que trois seulement de ces barriques contenaient le vin des coteaux de Loire qu’affectionnait le roi. Les autres étaient remplies d’or, cet or qui, mieux qu’une bataille toujours incertaine chasserait peut-être encore une fois l’Anglais hors du sol de France.

Si la campagne aux environs immédiats de Paris offrait l’image paisible d’un pays occupé à ses récoltes, la route à mesure que l’on avançait vers le nord portait plus de soldats et de charrois militaires que de paysans. Le plus petit village était gardé, le moindre châtel révélait, sur sa tour, l’éclat des casques et des fers de lance. L’épaisse forêt de Senlis où Louis XI se plaisait à chasser en perdait de son silence. L’écho d’un commandement ou de cliquetis d’armes couvraient parfois le chant des oiseaux : le roi, en homme prévoyant, entretenait ses troupes en dispositions belliqueuses alors même que ses émissaires négociaient avec ceux du monarque anglais.

Et soudain ce fut le calme, la divine paix sylvestre peuplée de chants d’oiseaux. On avait quitté le grand chemin au bout duquel se profilaient les remparts de Senlis pour un sentier herbu à peine tracé par les roues de quelques charrettes... A l’interrogation muette de Fiora, Commynes répondit par un sourire.

– Nous arrivons ! fit-il.

La forêt venait de s’ouvrir en deux comme un rideau de théâtre devant ce qui semblait être une ville en réduction : derrière des murs de hauteur moyenne, on apercevait les hautes fenêtres fleuronnées d’un palais surmonté de girouettes d’or et d’azur, la splendeur flamboyante d’une église. Les tours inachevées étaient encore prisonnières d’un lacis d’échafaudages et les ardoises neuves brillaient telles des plaques d’acier bleu. Une grande bannière, longue flamme dont l’outremer fleurdelisé d’or s’écartelait d’une croix blanche bougeait doucement au sommet de sa hampe dorée sur le plus haut pignon de l’édifice.

– L’abbaye de la Victoire, annonça Commynes. Le roi de France aime à y résider...

– Comme c’est beau ! soupira Fiora, sincère. Et quel beau nom : la Victoire !

– L’origine en est simple : l’an 1214, alors que, le vingt-septième jour de juillet, le roi Philippe-Auguste venait de l’emporter à Bouvines sur l’empereur allemand Othon, il envoya vers son fils, le prince Louis, un messager porteur de la grande nouvelle. De son côté, celui-ci, encore tout bouillant du succès qu’il avait remporté à la Roche-aux-Moines sur le roi Jean d’Angleterre, dépêchait à son père un messager. Les deux chevaucheurs se rencontrèrent dit-on à cet endroit précis et, quelques années plus tard, le roi ordonna la fondation d’une abbaye qui fut confiée à douze chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Augustin venus de l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Richement dotée, elle devint ce que vous voyez : une noble demeure digne du Seigneur Dieu...

– Sont-ce des anges qui la gardent ? Aux ailes près, ils ressemblent à une statue de Monseigneur saint Michel que j’ai souvenance d’avoir vue...

Splendides en effet sous leurs armures blanches étincelantes sur lesquelles flottaient les cottes d’armes qui restituaient en plus petit la bannière royale, coiffés de grands bonnets plats que de longues plumes de héron agrafées de médailles d’argent relevaient d’un côté, à pied ou à cheval, les plus beaux soldats que Fiora ait jamais vus montaient, de part et d’autre du haut portail, une garde vigilante. Commynes se mit à rire :

– Ce ne sont pas des anges, loin de là ! Vous voyez ici, madonna, la célèbre Garde Ecossaise du roi Louis qui compte dans ses rangs quelques-uns des meilleurs guerriers du monde. Ils ne connaissent ici-bas que deux lois : celle du roi auquel ils ont juré fidélité et celle de l’amour susceptible et intransigeant qu’ils vouent à leur honneur et à leur lointaine patrie...

Les voyageurs avaient été aperçus. Un cavalier galopait vers eux et Commynes cria :

– Salut à vous, Robert Cunningham ! Je ne vous amène que des amis. Le roi attend cette jeune dame... et les fûts de vin qui nous suivent.

– Les caves sont déjà prêtes à les recevoir. Quant à l’escorte, elle va pouvoir se rafraîchir, et prendre un peu de repos avant de regagner Paris. Mais vous, messire, vous n’avez pas besoin d’introducteur.

Après avoir salué courtoisement Fiora, en tentant toutefois de percer le léger mystère du voile dont elle aimait à s’envelopper la tête pour voyager, l’Écossais fit volter son cheval et prit la tête de la file de haquets. L’un après l’autre, les chariots et ceux qui les gardaient franchirent la porterie du monastère sous l’œil intéressé des archers de garde.

– A nous, à présent ! fit Commynes avec enjouement. Je gage que notre sire sera positivement ravi de vous voir, madonna...

Au-delà du haut portail ogival au fronton duquel des anges agenouillés aux ailes immenses semblaient protéger les armes de France, les voyageurs découvrirent un vaste espace couvert d’herbe fraîchement coupée qui formait un joyeux tapis pour les bâtiments abbatiaux et pour le jaillissement d’une admirable église de pierre blanche. Immaculés aussi les grands lévriers aux colliers de cuir cloutés d’or qui s’ébattaient sur la pelouse autour d’un homme qui devait être, selon Fiora, un valet de chiens. Maigre et de taille moyenne, vêtu d’une tunique courte de petit drap gris serrée à la taille par une ceinture de cuir, les chausses disparaissant dans de hautes bottes souples de daim gris, il portait sur un bonnet rouge qui lui cachait les oreilles un chapeau de feutre noir relevé par-derrière et sur la coiffe duquel des médailles étaient fixées.

– Les jolies bêtes ! s’exclama Fiora. Elles donnent l’impression de sortir vivantes d’une légende... Et comme elles semblent aimer l’homme qui s’en occupe !

– Elles l’aiment beaucoup en effet, assura Commynes avec un clin d’œil complice à Esteban. Voulez-vous que nous les voyions de plus près ?

Il avait déjà mis pied à terre et offrait sa main à la jeune femme pour qu’elle en fît autant. Celle-ci hésita :

– Est-ce bien prudent, pour un instant de plaisir, de faire attendre le roi ? On le dit peu patient...

– Venez toujours ! Je vous promets que vous aurez droit à toute son indulgence...

Un peu à contrecœur, Fiora se laissa conduire. Esteban demeura sur place, réunissant les trois brides dans ses mains. Sentant l’approche d’étrangers, les lévriers cessèrent déjouer et se figèrent, leurs têtes fines tournées vers les nouveaux venus. Ce que voyant, le valet se retourna. Sous l’œil stupéfait de Fiora, Commynes mit un genou en terre :

– Sire, dit-il me voici de retour ayant accompli les deux missions que le roi avait daigné me confier ! Puis, entre ses dents il ajouta : « Saluez, que diable ! »

Et Fiora, machinalement, plia les genoux pour une profonde révérence.

– Bien, bien ! fit le roi. Vous m’avez, une fois de plus, bien servi, messire Philippe et je vous en remercie. Voulez-vous à présent me laisser seul avec cette jeune dame dont j’espère qu’elle nous fera la grâce d’ôter son voile ? Mais ne vous éloignez pas : nous aurons à parler !

Sans quitter son inconfortable position, à demi agenouillée, Fiora rejeta sa mousseline par-dessus le double bourrelet de soie qui lui servait de coiffure, libérant son visage. Mal revenue de sa surprise, elle contemplait ce petit homme sans apparence qui cependant était le roi de France. Il n’était pas bien beau ni jeune – cinquante-deux ans depuis la Saint-Anatole dernière – mais sous le regard dominateur de ses yeux bruns profondément enfoncés dans leurs orbites, la jeune femme se sentit rougir et baissa la tête ayant tout juste eu le temps de remarquer le long nez sardonique, la bouche mince, sinueuse et mobile, mais elle savait déjà que, dût-elle vivre mille ans, elle n’oublierait jamais ce visage. On lui avait dit que cet homme possédait l’intelligence la plus subtile, la plus profonde qui soit et dès ce premier regard elle en avait été persuadée.

Cependant, Commynes s’éloignait sans qu’on ait encore autorisé Fiora à se relever. Et, soudain, elle vit, sous son nez, une longue main sèche qui se tendait vers elle pour l’aider à se redresser tandis qu’une voix aimable prononçait :

– Madame la comtesse de Selongey, soyez la très bien venue.

La stupeur faillit rejeter Fiora à terre. Elle vacilla comme sous l’assaut d’un brusque coup de vent et devint si pâle que le souverain la crut sur le point de s’évanouir :

– Hé quoi ? fit-il d’un ton mécontent, n’est-ce point là votre nom ? Nous aurait-on trompé ?

Comprenant qu’elle avait en face d’elle un redoutable adversaire, Fiora au prix d’un violent effort sur elle-même parvint à se ressaisir.

– Que le roi me pardonne une émotion dont je n’ai pas été maîtresse, fit-elle doucement. C’est la première fois que je m’entends nommer ainsi et je ne suis pas certaine d’avoir droit à ce titre, à ce nom. Messire de Commynes m’est venu dire que le roi voulait voir Fiora Beltrami. C’est elle... et nulle autre qui a l’honneur d’être dès cet instant aux ordres de Votre Majesté...

La révérence, réitérée, fut la perfection même : un miracle de grâce et d’élégance et le dur regard appréciateur s’adoucit d’une pointe de gaieté :

– Ha ha ! Il y a là une sorte de mystère il me semble ?

Voulez-vous, comtesse, que nous marchions un peu pour tirer cela au clair ? Tout beau, les chiens ! Suivez-nous et qu’on ne vous entende pas !

Ils firent en silence quelques pas dans l’herbe encore humide d’une petite pluie qui avait rafraîchi le début de l’après-midi. Désorientée par la brusque apostrophe dont elle avait été l’objet, et cherchant désespérément comment Louis XI pouvait être au courant de son étrange mariage, Fiora se perdait en conjectures. Il était impossible, impensable que Démétrios se fût rendu coupable de bavardages inconsidérés. Alors ? Qui ? Comment ? Pourquoi ? Autant de questions sans réponse possible puisqu’il était défendu d’interroger un roi... Celui-ci d’ailleurs mit fin à ses vaines interrogations en reprenant, sur un ton tout différent :

– Nous avons connu, jadis, messire Beltrami, votre père et nous avions de l’estime pour lui car c’était un homme droit, honnête et généreux, et c’est avec peine que nous avons appris sa fin tragique et les pénibles événements qui l’ont suivie... Nous savions déjà que le seigneur Lorenzo de Médicis possédait un beau talent de poète mais nous ignorions que sa plume pût atteindre à ce degré d’évocation lyrique quand il nous a décrit les malheureux événements dont vous avez été victime, donna Fiora, ajouta le roi avec un mince sourire. En vérité le grand Homère n’eût pas fait mieux !

– Monseigneur Lorenzo m’avait pourtant promis de ne point parler de moi, protesta Fiora qui venait de comprendre d’où Louis XI tenait cette ahurissante possession de ses secrets.

– Sans doute a-t-il changé d’avis. Peut-être dans le but de vous protéger malgré vous ? De toute façon, il nous connaît trop bien pour ignorer qu’en toutes choses nous voulons tout savoir de ceux qui sont appelés à nous approcher. Cette exigence a le mérite d’éclairer les situations, d’éviter les mensonges et de nous épargner des explications aussi filandreuses qu’embrouillées. Nos relations en seront simplifiées. Qu’en pensez-vous ?

– Que le roi a raison, sans conteste, mais que je ne m’en trouve pas moins gênée...

– Pâques-Dieu, madame ! Nous vous parlons franc et clair. Tâchez de nous payer de la même monnaie et faites-nous grâce des minauderies et afféteries féminines. D’après ce que nous savons de vous, vous êtes courageuse. Ne changez pas ! ... Et ne prenez pas cette mine contrite ! Dites-nous plutôt comment il se fait que vous ne soyez pas sûre d’être Mme de Selongey ?

Un peu soulagée malgré tout de pouvoir s’avancer sur un terrain plus stable, Fiora, aussi simplement que si cet inconnu eût été son confesseur, raconta sa malheureuse visite au château de Philippe et le surcroît de douleur et de colère qu’elle en avait recueilli. Louis XI l’écoutait sans rien dire, marchant la tête un peu penchée et les mains nouées derrière son dos.

– Ainsi donc, fit-il quand elle se tut, messire de Selongey se serait rendu bigame en vous épousant ? C’est là une faute très grave doublée d’un sacrilège et qui mérite l’échafaud.

– Je n’ai aucune raison ni aucune envie de défendre cet homme, sire, mais après la colère m’est venue la réflexion. Peut-être, me croyant morte, n’aura-t-il épousé cette Béatrice que depuis peu ?

Le vif regard que le roi lança à la jeune femme contenait de la surprise et quelque chose qui ressemblait à de la sympathie.

– C’est une qualité rare qu’être capable de raisonner ainsi avec son propre cœur ! Quels sont vos sentiments envers Selongey ?

– En vérité, je n’en sais rien. Il y a des moments où je crois l’aimer encore, d’autres où je le hais autant et plus même que je ne hais son maître, ce duc aux armes duquel il m’a sacrifiée ! cet arrogant Téméraire que nous nous sommes juré d’abattre, Démétrios Lascaris et moi !

Un éclair vite éteint sous la paupière pesante traversa le regard du roi :

– Vous avez juré d’abattre Charles de Bourgogne ? Pourquoi ?

– Si le duc Philippe vivait encore, nous eussions décidé sa perte car le père et le fils sont coupables pour nous à part égale. J’exècre ce duc impitoyable qui n’a pas eu pitié de la jeunesse de mon père, l’authentique, ce duc auquel messire de Selongey m’a sacrifiée. Quant à messire Lascaris, il lui reproche la mort de son jeune frère et la fausse espérance d’un secours entretenue par les Grecs à présent morts ou esclaves...

Louis XI fit demi-tour pour revenir sur ses pas. Les chiens suivirent docilement.

– Selon la règle une femme ne pouvant résider dans cette abbaye, Commynes va vous conduire à Senlis où vous retrouverez votre ami. Je l’ai fort en estime car c’est un grand médecin et je compte me l’attacher ainsi que le souhaitait le seigneur Lorenzo. Mais vous, donna Fiora, si je vous proposais de me servir, accepteriez-vous ?

– Si le roi me permet d’accomplir la vengeance jurée, je n’aurai aucune raison de refuser. Et je serai loyale.

Elle pensait chacun des mots qu’elle prononçait parce que, tout à coup, elle se sentait en confiance. Peut-être parce que le roi, en abandonnant provisoirement le pluriel de majesté, lui paraissait soudain plus proche et plus humain. Il hocha la tête et sourit d’un vrai sourire qui lui ôtait des années et qui, comme toute chose rare, avait beaucoup de charme.

– J’en suis certain. Il suffit pour s’en convaincre de regarder vos yeux... En outre, il serait bon que vous sachiez ceci : Philippe de Selongey est actuellement mon prisonnier... et... en grand danger d’être exécuté. Vous le voyez, je peux déjà vous offrir la moitié de votre vengeance...

Assommée et l’œil agrandi d’épouvante, Fiora parvint péniblement à articuler : -Mais... pourquoi ? Qu’a-t-il fait ?

– Il a tenté de me tuer. Les magistrats appellent cela un régicide et si on lui applique la loi, le favori du Téméraire sera mis en quatre quartiers. Mais nous reparlerons de tout cela à loisir n’est-ce pas ? Que Dieu vous ait en sa sainte garde, donna Fiora !

Tournant brusquement le dos à la jeune femme éperdue, Louis XI s’éloigna vers le logis abbatial. Autour de lui, les grands lévriers blancs, las d’une trop longue sagesse, sautaient pour saisir les friandises qu’il élevait à bout de bras. Fiora sentit une immense lassitude. Elle eut envie de s’écrouler là, dans ce moelleux tapis d’herbe, d’y pleurer, d’y dormir... Mais une main solide saisit son bras au moment où ses genoux commençaient à plier :

Venez, donna Fiora ! Je vais vous conduire auprès de votre ami. Il n’est pas loin : trois quarts de lieue au plus...

Sans rien objecter, Fiora se laissa emmener. Le coup qu’elle venait de recevoir était si rude qu’il lui ôtait jusqu’à la faculté de penser. L’idée de retrouver Démétrios était la seule qui surnageât. Elle s’y raccrocha comme à une branche...

Le château de Senlis était petit, du moins pour un château royal mais, en revanche, l’auberge des Trois Pots, sa voisine, était grande et d’agréable habitation. Le roi, quand il était à Senlis, y logeait volontiers ses invités de marque et, tout naturellement, Démétrios y avait été installé, le séjour dans une abbaye ne lui étant pas agréable, ni permis à un orthodoxe. Il l’avait déclaré franchement à Louis XI qui bien qu’étant lui-même d’une extrême piété pouvait comprendre les raisons d’un homme de la valeur du médecin grec.

Esteban était parti en éclaireur tandis que Fiora s’entretenait avec le roi, pour annoncer l’arrivée de la jeune femme et celle-ci en entrant dans l’auberge trouva une agréable chambre toute préparée pour la recevoir. Elle en fut touchée mais c’est l’accueil de Démétrios qui l’émut le plus. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il l’embrassa. En la voyant venir vers lui avec un visage pâle et bouleversé, il avait compris que c’était de ce geste-là dont elle avait besoin puisqu’elle était momentanément privée du refuge que représentait Léonarde. Mais, quand elle éclata en sanglots dans ses bras, il s’inquiéta :

– Que t’est-il arrivé ? Le roi t’aurait-il mal reçue ? Son regard cherchait celui de Commynes, témoin de la scène et qui écarta les bras en haussant les épaules pour traduire son ignorance :

– Donna Fiora n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la Victoire. Néanmoins, il semble bien que notre sire l’ait reçue avec faveur. Et moi, je ne souhaite que l’aider et si je peux quelque chose, je suis tout disposé à me conduire en ami véritable si l’on veut bien m’accepter...

Fiora s’écarta, prit le mouchoir que lui offrait Démétrios, essuya ses yeux et se moucha :

– Pardonnez-moi tous les deux, je viens de me conduire comme une enfant et j’en ai honte. Messire de Commynes... une amitié spontanément donnée est un cadeau du ciel et je l’accepte aussi simplement qu’elle m’a été offerte. Si le roi ne réclame pas votre présence ce soir, accepteriez-vous de souper avec nous ?

L’aimable visage du seigneur flamand s’illumina d’un large sourire... et Fiora en conclut que la cuisine de l’auberge devait lui être avantageusement connue.

– Très volontiers ! D’autant que cette longue route que nous avons courue ensemble m’a affamé et si vous m’acceptez tout poudreux ? ...

– Venez vous rafraîchir dans ma chambre, proposa courtoisement Démétrios, et si vous souhaitez dormir ici...

– Excellente idée ! Je rejoindrai l’abbaye demain à l’aube. L’important est d’être là quand le roi sortira de la messe.

En dehors de la sympathie que lui inspirait Commynes, Fiora, tout en faisant disparaître la poussière de la route et en enfilant sa robe de lin brodée de feuilles vertes, s’avouait que son invitation à souper n’était pas entièrement dénuée d’arrière-pensée. Conseiller privé et très écouté de Louis XI, le sir d’Argenton devait savoir à quoi s’en tenir au sujet de Philippe et la jeune femme voulait apprendre à tout prix ce qui s’était passé. Elle s’en voulait d’éprouver tant d’angoisse pour le sort d’un homme qu’elle s’efforçait de chasser de son cœur, mais ce même cœur, sourd à toute raison, à toute sagesse et même à toute rancune ne voulait savoir qu’une chose : Philippe serait peut-être mort demain. Et cette idée lui était insupportable. Si Philippe ne respirait plus quelque part dans le monde, fût-ce au bout de la terre, Fiora savait bien qu’il manquerait quelque chose à sa propre vie. Amour ou haine, les deux extrêmes des sentiments humains mettaient dans une existence la pincée sel, de poivre et d’épices qui en font toute la saveur... Il fallait que messire de Selongey continuât d’exister !

Durant tout le début du repas, Fiora sut retenir les questions qui lui brûlaient les lèvres pour ne pas rompre le plaisir de son invité. Tout en dégustant une tourte aux poireaux et à la crème, des écrevisses de la Nonette et une carpe farcie provenant d’un étang voisin, Commynes et Démétrios parlaient de toutes sortes de choses en hommes qui se connaissent déjà et s’apprécient. En dépit de son jeune âge, le seigneur d’Argenton possédait une belle culture et, surtout, adorait parler politique. Il approuvait fort Louis XI de refuser le conflit ouvert avec le roi anglais. Ses troupes se contentaient d’accompagner les marches et contremarches d’un ennemi qui, visiblement, hésitait à engager le combat. Certes, l’armée anglaise était belle, bien armée et ses fameux archers n’avaient rien perdu de leur adresse mais, depuis le débarquement à Calais, l’envahisseur n’avait trouvé devant lui que terre brûlée et villes abandonnées. Les réfugiés d’Arras et de la région environnante, dont Louis XI avait ordonné la destruction pour affamer l’Anglais, avaient trouvé asile, vivres et argent à Amiens ou à Beauvais par exemple car, s’il voulait réduire l’ennemi à la portion congrue, le roi n’entendait pas que le menu peuple eût trop à souffrir.

– A présent, conclut Commynes en attaquant gaillardement un jambon cuit sous la cendre, Edouard et les siens en sont à peu près où le roi voulait les amener : ils ont dévoré toutes leurs provisions et, comme ils ne peuvent se nourrir sur le pays, leurs ventres commencent à sonner creux... ce qui, grâce à Dieu, n’est pas encore notre lot ! Tâtez de ce cochon, donna Fiora, il est sublime. Maître Auburtin s’est surpassé...

– Le duc de Bourgogne n’a-t-il pas ravitaillé son beau-frère quand il est venu le rejoindre ? demanda Démétrios.

– Il n’avait avec lui que cinquante cavaliers et les villes de Flandres lui avaient refusé leur aide...

– Est-ce à ce moment-là que le comte de Selongey a été fait prisonnier ? demanda Fiora d’une voix qu’elle espérait paisible.

Les yeux des deux hommes se tournèrent vers elle mais elle ne les vit pas. Chauffant entre ses deux mains son gobelet de vin, elle en humait l’arôme d’un air distrait sans paraître s’apercevoir du silence qui venait de tomber.

– C’est un peu plus tard, répondit calmement Commynes comme si la question de Fiora s’inscrivait tout naturellement dans le droit-fil de son récit : Sous Beauvais. Des espions du Téméraire avaient dû apprendre que notre sire, pour se délasser un peu l’esprit, voulait certain jour chasser la sarcelle près du Therain sans grande escorte. Messire de Selongey s’est placé en embuscade avec quelques hommes dans les broussailles d’une maison en ruine. Quand le roi est apparu, il s’est jeté sur lui, l’a désarçonné et il brandissait déjà une hache d’armes au-dessus de sa tête quand Robert Cunningham, que vous avez vu tout à l’heure et à qui cette partie de chasse n’inspirait pas confiance, a surgi soudain avec une douzaine d’Ecossais. Selongey ne cessait d’insulter notre sire. Il a été maîtrisé ainsi que son écuyer Mathieu de Prame, tandis que ses hommes étaient tués sur place. Les prisonniers ont été conduits d’abord dans la prison de l’évêque de Beauvais puis au château de Compiègne où ils sont gardés au secret en attendant un jugement qui ne saurait tarder...

– Mais, est-ce qu’en temps de guerre il n’est plus coutume de mettre les seigneurs prisonniers à rançon ?

– Sans doute, néanmoins ce n’était pas une action de guerre mais bien un assassinat froidement prémédité. Le roi n’était pas armé. J’ajoute qu’une telle témérité ne m’étonne pas de ce fou de Selongey. Il ignore tout de la diplomatie et ne connaît qu’un seul argument : tuer ! ajouta Commynes avec une nuance de dédain qui fit rougir Fiora. En outre, il voue à son maître une dévotion aveugle, sourde, impénétrable à tout raisonnement. Même Dieu passe après son prince dont il ne distingue aucun des défauts, dont il ne comprend pas et ne comprendra jamais qu’il court délibérément à un abîme où s’engloutira inéluctablement ce grand duché dont il prétend faire un royaume...

Toute gaieté avait soudain déserté le visage de Commynes. L’œil assombri, la bouche amère il ne regardait aucun de ses compagnons et Fiora eut l’impression soudaine qu’il ne s’adressait pas à eux mais à lui-même. Aussi fut-ce très doucement qu’elle reprit :

– Comment êtes-vous si bien au fait des affaires de Bourgogne, messire ? Vous parlez du duc Charles comme si vous le connaissiez personnellement...

La main de Démétrios venait de s’appuyer sur celle de Fiora pour la mettre en garde contre quelque chose mais il était déjà trop tard. Philippe de Commynes tourna vers elle un regard qu’elle ne parvint pas à déchiffrer. Il lui sembla tout de même qu’il contenait de la douleur et, cependant, ce fut avec un sourire qu’on lui répondit :

– Je suis flamand, donna Fiora. Mon père Colart de Commynes fut gouverneur de Cassel, bailli de Gand, souverain bailli de Flandre et chevalier de la Toison d’or. Le duc Philippe était mon parrain et j’ai été élevé à sa cour. A dix-sept ans, en 1464, j’ai été attaché à la personne du comte de Charolais qui, en devenant duc de Bourgogne, a fait de moi son conseiller et son chambellan. Mais je savais déjà qu’aucune entente ne serait longtemps possible entre moi et un maître incapable d’entendre un conseil de sagesse ou de modération. Si vous aviez comme moi assisté à la destruction de Dinant, au massacre méthodique de tous ses habitants, hommes, femmes, enfants, vieillards et jusqu’aux nouveau-nés, et cela parce que ces malheureux avaient osé élever la voix contre leur suzerain, vous sauriez ce que je veux dire... J’avais envie de vomir mais lui considérait tout cela d’un œil froidement satisfait. J’ai revu à Liège ce genre de tuerie où nul ne trouvait grâce, même les nonnes cloîtrées, même les êtres les plus pitoyables...

– Ainsi, dit Fiora sans songer à cacher sa surprise, vous étiez bourguignon ? ...

Le sourire de Commynes se fit sarcastique :

– Et je suis à présent français. Un transfuge, n’est-ce pas ? Le Téméraire dirait un traître et pourtant je ne crois pas mériter cette épithète. On ne trahit que ce que l’on admire, que l’on estime ou que l’on aime, et je n’ai jamais éprouvé pour Charles aucun de ces trois sentiments. Tout ce qu’il souhaite inspirer, d’ailleurs, c’est la crainte...

– Quand avez-vous rencontré le roi Louis ?

– A la bataille de Montlhéry d’abord, où je l’ai vu combattre vaillamment et sans jamais cesser de ménager autant que faire se pouvait la vie et le sang de ses soldats. Je l’ai admiré. Puis je l’ai revu à cette malheureuse entrevue de Péronne, ce piège où il s’était fourvoyé pour une fois et où, pendant des heures, la mort est restée suspendue sur sa tête sans qu’il en parût effrayé. Il a dépensé des trésors de diplomatie et j’ai compris alors quel génie l’habitait. Je l’ai estimé à sa valeur je crois et j’ai alors tout fait pour retenir la colère aveugle du Téméraire. Le roi m’en a témoigné de la reconnaissance....

– On dit, fit Démétrios, que le Téméraire l’a obligé à l’accompagner à Liège et à assister à la punition de ses habitants... qui étaient pourtant ses amis de la veille. Il serait resté fort serein, en la circonstance, à ce que l’on dit...

– C’est un étonnant comédien et j’avoue qu’elle me fascine, cette « universelle aragne » qui tisse patiemment, soigneusement la toile où les insectes étourdis se feront prendre. Après Péronne j’ai accompli pour le Téméraire diverses missions en Angleterre, en Bretagne, en Castille, sans jamais recevoir autre chose que des critiques amères ou des rebuffades. En même temps, je voyais se développer une politique impitoyable et démentielle. De quoi le Téméraire n’a-t-il pas rêvé ? L’Empire ! L’hégémonie de l’Europe ! Obtenir de l’empereur Frédéric III qu’il le reconnaisse pour son héritier en lieu et place de son propre fils ! A présent, le royaume pour lequel il lui faut la Lorraine qui unirait les pays de par-deçà aux pays de par-delà... mais j’étais déjà parti. Une mission inutile où j’ai failli laisser ma vie pour rien m’a décidé : le roi Louis m’appelait. Dans la nuit du 8 au 9 août 1472, il vient d’y avoir trois ans, je l’ai rejoint en Anjou, aux Ponts-de-Cé. Et je ne regrette rien...

– Qu’adviendrait-il de vous si d’aventure le Téméraire s’emparait de vous ? fit Démétrios.

– Ma fin serait sans doute exemplaire. D’ailleurs, en attaquant le roi, Philippe de Selongey escomptait faire coup double et me ramener chargé de chaînes car il veut ma mort plus encore, je crois, que son maître. Malheureusement pour lui, je n’apprécie guère la chasse... et c’est lui qui est captif à présent.

– Vous le connaissez bien ? murmura Fiora.

– Assez bien en effet. Il n’a que deux ans de plus que moi et nous avons été longtemps compagnons d’armes. Cependant nous n’avons jamais été de vrais amis : nous sommes par trop différents.

– Néanmoins, il vous est peut-être arrivé de rencontrer sa femme ?

La surprise que manifesta Commynes était trop absolue pour n’être pas sincère.

– Sa femme ? Je n’ai jamais entendu dire qu’il fût marié ! A ma connaissance, il a refusé nombre de partis, parfois brillants, mais il n’aurait eu que bien peu de temps à consacrer à cette malheureuse...

– Pourquoi dites-vous malheureuse ?

– Ce n’est pas un destin bien plaisant que de vivre isolée dans un château bourguignon ou d’augmenter le cercle de dames éloignées de leurs époux qui entourent, à Gand, à Bruges, à Bruxelles ou à Lille la duchesse Marguerite et sa belle-fille Marie. L’époque n’est guère propice à la félicité des couples ! Ainsi de moi : depuis deux ans et demi que j’ai convolé, je n’ai guère rencontré dame Hélène, ma belle épouse. Quand elle n’est pas auprès de la reine Charlotte qui vit à Amboise avec ses enfants, elle réside sur cette terre d’Argenton qui m’est venue d’elle et où elle se plaît.

– Et... vous ne lui manquez pas ? lança Fiora avec un brin d’insolence.

– Si c’est le cas, elle est trop sage et trop bien élevée pour jamais l’exprimer.

– Alors, changeons la proposition s’il vous plaît : elle ne vous manque pas ?

Commynes, toute sa bonne humeur retrouvée, éclata de rire :

– Je vois qu’il faut vous faire plaisir, donna Fiora ! Je pourrais vous dire que notre sire ne m’en laisse ni le temps ni le loisir et ce serait vérité. Pourtant, il m’arrive, certains soirs quand la campagne sent bon et que le ciel est plein d’étoiles, de regretter son absence car elle est douce, jolie et fraîche... aussi blonde que vous êtes brune... mais de caractère beaucoup plus paisible, si vous me pardonnez cette petite méchanceté.

Il commençait à se faire tard. Commynes, qui venait de liquider un saladier de fraises et de mûres en le faisant passer avec trois doigts d’une bonne eau-de-vie de prune, prit congé de ses nouveaux amis et rejoignit la chambre qu’on lui avait préparée. Fiora écouta décroître le bruit de ses pas dans la longue galerie, dominant la cour centrale, qui desservait les divers appartements puis, s’étant assurée que le sire d’Argenton était bien rentré chez lui, elle revint vers Démétrios qui, accoudé à la fenêtre, écoutait les cloches de la cathédrale proche sonner le couvre-feu, ayant auparavant soufflé les chandelles qui éclairaient la table. Mais la nuit était assez claire pour que l’on pût se priver d’éclairage. Fiora s’installa auprès du Grec et demanda :

– En vérité, je ne sais que penser de cet homme. Il me déroute. Il semble la franchise, la loyauté, l’honnêteté mêmes et il doit être facile de lui accorder son amitié, pourtant...

– Tu ne vas pas, à présent, lui reprocher d’avoir abandonné le Téméraire pour le roi Louis ?

– Ne le devrions-nous pas ? Dans toutes les langues du monde, c’est un traître ?

– Pas dans la mienne, car la faute n’incombe pas au sire de Commynes mais bien à ce prince démesuré, fou d’orgueil et inaccessible à tout sentiment humain qui n’a pas su retenir un tel serviteur. Car je te le dis, c’est un grand serviteur que ce Commynes et il est allé naturellement vers une intelligence en laquelle il reconnaissait la sienne. Il a l’étoffe d’un homme d’Etat et Louis XI ne s’y est pas trompé... Il sait que l’on a les dévouements que l’on mérite. Le Téméraire ne le sait pas et ne le saura jamais...

– Il a su s’attacher pourtant... messire de Selongey, murmura Fiora avec amertume...

– Parce qu’ils se ressemblent : ce sont des hommes de guerre, de ces féodaux que ceux de Florence redoutent et méprisent un peu parce qu’ils achètent leurs services. Ton Philippe est le reflet que le Téméraire peut voir s’il lui arrive de se regarder au miroir.

– Ce n’est pas mon Philippe !

– Et cependant ton cœur est ravagé d’angoisse depuis que tu le sais voué à l’échafaud. Ne dis pas non. Je lis en toi comme dans un livre, tu le sais bien.

– Tu lis aussi dans l’avenir. Va-t-il mourir ?

– Je n’en sais rien. Pour te répondre, il faudrait que je sois auprès de lui...

– Mais tu es près de moi ! Que vois-tu ?

– Une longue route, le fracas des batailles... du sang et des larmes. M’écouteras-tu, Fiora, si je t’ordonne de retourner à Paris, auprès de Léonarde et des Nardi ? Les combats qui se préparent sont trop rudes pour une femme. Je t’aime assez pour souhaiter te les épargner.

– Je ne veux pas être épargnée, fit-elle avec une soudaine violence. Je hais le Téméraire plus encore aujourd’hui que je ne le haïssais hier. Et si Philippe venait à mourir à cause de lui...

Un bruit de course dans la rue lui coupa la parole. Elle reconnut la silhouette trapue d’Esteban qui rentrait à l’auberge après une soirée passée sans doute dans quelque cabaret avec les soldats qui protégeaient la ville. Depuis qu’il avait quitté Paris, le Castillan aspirait l’odeur violente de la guerre par tous les pores de sa peau et il ne perdait jamais une occasion de s’approcher des troupes pour partager, ne fût-ce qu’un instant, une vie pour laquelle il avait de tout temps été créé. Démétrios n’ignorait rien de cette attirance. Il fallait qu’Esteban fût vraiment attaché à lui pour résister à son envie de s’engager. Mais résisterait-il encore longtemps dans ce pays où l’on rencontrait plus d’hommes d’armes que de civils ?

Du haut de la fenêtre, il l’appela et lui ordonna de monter le rejoindre.

– De toute façon, je serais venu, dit Esteban en entrant dans la chambre, car j’avais quelque chose à dire à donna Fiora.

– A moi ?

– A tous les deux serait plus juste. Le moine espagnol !

– Eh bien ?

– Il est ici. Peu avant la fermeture des portes je l’ai vu entrer, monté sur une mule. Il s’est allé loger chez l’archi-prêtre de la cathédrale.

– Quel moine espagnol ? demanda Démétrios qui tombait des nues. Tout de même pas... ?

– Si, fit le Castillan avec un rictus féroce. C’est bien ça. Donna Fiora l’a vu à la messe de l’Assomption à Notre-Dame de Paris et moi je l’ai suivi ensuite et j’ai fait parler l’un des moines chez qui il habitait. Il paraîtrait qu’il vient ici pour voir le roi.

Démétrios demeura silencieux quelques instants, le temps sans doute de se faire à l’idée de voir Ignacio Ortega resurgir dans sa vie :

– bien, soupira-t-il enfin, il ne nous manquait plus que ça ! Esteban, mon garçon, je suis désolé mais il va falloir que tu surveilles cet olibrius de près...

– Ça va, fit le garçon avec désinvolture. On sera dès la première messe à la cathédrale ! Une de plus une de moins...

CHAPITRE VII LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE...

Trois jours plus tard, le roi tenait sa cour au château de Senlis. Cour étrange, dont les dames étaient absentes à l’exception d’une seule et qui ressemblait plus à un conseil de guerre qu’à l’habituelle réunion d’un souverain qui souhaite prêter l’oreille aux doléances de son peuple. Il y avait là plus d’armures que de pourpoints et de justaucorps. A peu près seul de son espèce, Louis XI portait une longue robe vert sombre ouverte devant pour laisser passer ses jambes maigres vêtues de chausses noires et ses pieds chaussés de poulaines de cuir qu’il tenait croisés. Sur le chapeau dont la pointe offrait un parallèle amusant avec son long nez, les médailles brillaient, astiquées. Ainsi vêtu, il offrait un contraste frappant avec les cottes de soie multicolores, les chaînes d’or dont se parait son entourage, et les tenues superbes de la Garde Ecossaise. Quelques-uns de ses amis se tenaient auprès de lui : le vieux seigneur du Bouchage et le seigneur du Lude qu’il avait surnommé « Jean des Habilités », Tanneguy du Chastel, mais aucun de ceux-là n’était vraiment appelé en ses conseils. Seul, Commynes, le plus jeune pourtant, pouvait, à Senlis, se targuer de ce titre auprès d’un souverain dont on disait que « son cheval portait tout son Conseil ». Il était debout auprès de lui, prêt à répondre au moindre signe... Un grand lévrier blanc, « Cher Ami », le favori, était couché aux pieds de son maître qui siégeait sous un dais fleurdelisé.

Seule exception féminine dans cette assemblée d’hommes, et parce qu’elle y avait été conviée impérieusement, Fiora, vêtue de noir, ses cheveux sévèrement tressés couverts d’une coiffe basse en velours dont les pans n’en laissaient pas dépasser une mèche, était debout auprès de Démétrios dont la haute silhouette la masquait en partie. Rarement, elle s’était sentie aussi fébrile car depuis trois jours elle tournait en rond dans sa chambre d’auberge sans parvenir à entreprendre quoi que ce soit de valable, hantée par la pensée qu’à chaque instant Philippe pouvait être conduit au supplice, et se raccrochant au faible espoir que lui avaient laissé les dernières paroles du roi ; « Nous reparlerons de tout cela à loisir... »

Elle avait espéré d’abord que Démétrios serait mandé auprès du souverain et qu’elle pourrait l’accompagner, mais il n’en avait rien été.

– Je croyais qu’il ne pouvait pas se passer de toi ? fit-elle presque agressive.

– Il ne peut surtout pas se passer de l’onguent que je lui ai concocté avec des feuilles de sureau et de ronce broyées dans la graisse fine et que l’on applique sur ses hémorroïdes après lavage avec une décoction froide de millepertuis. Il s’en trouve à merveille...

– Tellement bien qu’il n’aurait plus même besoin de toi ! N’importe quel médicastre peut se servir de ta recette...

– A condition de la connaître et je ne donne jamais mes compositions. Sauf à toi, bien sûr. Sois tranquille, le roi aura encore besoin de moi...

L’avant-veille, n’y tenant plus, Fiora avait réclamé son cheval. Elle savait que Compiègne n’était pas loin et elle voulait s’y rendre dans l’espoir d’apprendre quelque chose, si peu que ce soit, sur Philippe, mais elle s’était aperçue, alors, que s’il était aisé d’entrer dans Senlis, il l’était beaucoup moins d’en sortir sans un ordre du roi ou du gouverneur de la ville. La voyant au bord des larmes, Démétrios s’était efforcé de la réconforter.

– Prends patience ! Je suis persuadé que messire de Selongey n’est pas en danger immédiat. En te faisant venir, notre sire, comme dit le jeune Commynes, avait bien une idée derrière la tête puisqu’il n’ignore rien des liens matrimoniaux qui t’attachent à son prisonnier. Il faut lui laisser le temps de l’exprimer...

– Parlons-en de Commynes ! Lui aussi a complètement disparu ! On ne l’a pas revu.

On le revit au matin de ce troisième jour. C’est lui qui vint signifier aux deux étrangers de se rendre au château pour le plaid royal. Quant à Esteban, il était demeuré fermement suspendu aux basques de fray Ignacio grâce à qui il n’avait pas raté un seul office. L’unique promenade un peu divertissante avait été quand le moine, voulant se rendre à l’abbaye de la Victoire, s’était fait refouler par les gardes de la ville. En dépit de la protection de l’archiprêtre, lui aussi devait attendre que le roi soit disposé à le recevoir. Mais sa présence irritait Fiora qui, par crainte de le rencontrer, ne mit pas le pied hors de l’auberge des Trois Pots.

Louis XI semblait d’excellente humeur ce matin-là. De sa place, Fiora pouvait le voir rire et bavarder amicalement avec le sire du Lude. Il accueillit avec faveur quelques suppliques de bourgeois venus faire appel à sa justice et distribua de larges aumônes à la prieure d’un couvent de l’extérieur qui avait subi des déprédations du fait des mouvements de troupes. Cela fait, le roi se leva :

– Messeigneurs, dit-il en frottant l’une contre l’autre ses longues mains sèches, nous avons pour vous des nouvelles qui réjouiront le cœur de tous nos bons sujets comme elles ont réjoui le nôtre. La menace que faisait peser sur notre royaume l’ambition folle de notre cousin de Bourgogne qui a convaincu l’Anglais de passer la mer pour s’emparer de notre pays, cette menace vient de s’éloigner. Il y a eu grave dispute suivie de brouille entre le roi Edouard et Charles le Hardi qui lui est venu reprocher de ne point faire marcher ses troupes contre nous et d’accueillir avec faveur l’idée d’un accord. Notre beau cousin de Bourgogne qui était revenu à Péronne est parti, hier, rejoindre son armée en Luxembourg sans esprit de retour. Demain nous irons rendre grâce au Seigneur Dieu et à Madame la benoîte Sainte Vierge, notre protectrice, et les prier afin qu’ils veuillent bien épargner à notre bon peuple douleur et affliction car c’est laide chose que la guerre...

Les acclamations emplirent la salle faisant voltiger la rangée de bannières pendues en haut des murs. Fiora et Démétrios, surtout pour ne pas se faire remarquer, joignirent leurs voix aux autres d’autant plus volontiers pour la jeune femme qu’elle voyait là une excellente occasion d’essayer d’obtenir la grâce de Philippe, indignement abandonné par ce maître qu’il aimait tant et qui, apparemment, n’avait rien tenté pour l’arracher de sa prison.

Elle était sur le point de se diriger vers le trône quand, à la porte de la salle, un huissier royal frappa le sol par trois fois de son bâton et lança d’une voix forte :

– Plaise au roi recevoir Mgr l’archiprêtre de la cathédrale et Sa Révérence le prieur de l’abbaye Saint-Vincent qui souhaitent présenter à lui un saint moine venu de Rome !

Sur un signe de Louis XI, les portes s’ouvrirent pour laisser passer les trois religieux.

A la vue du moine espagnol, Fiora eut un frisson de répulsion et d’horreur comme si une vipère venait de se dresser sur son chemin. Il était toujours le même. Plein de dédain et d’arrogance, il s’avançait entre les deux dignitaires, les mains enfouies au fond de ses manches, ne regardant personne sinon ce roi qui s’était levé pour accueillir des hommes d’Église. Le dôme dénudé de son crâne luisait dans la lumière pauvre de ce jour chargé de nuages et, en entendant gronder le tonnerre dans le lointain, Fiora se demanda si Dieu lui-même n’avait pas choisi de mettre le roi de France en garde contre l’être malfaisant qui marchait à sa rencontre...

A mesure qu’il s’avançait, « Cher Ami » se redressait. Quittant sa pose élégante d’animal héraldique, le chien se leva et gronda. Le roi posa vivement sa main sur son collier orfévré :

– Paix, mon fils, paix ! Recouche-toi !

Mais Fiora remarqua que les yeux de Louis XI avaient curieusement rétréci. De mauvaise grâce, en montrant les dents, « Cher Ami » obéit. Le moine ne lui avait pas fait l’honneur d’un regard et même répondit à peine au salut plein de révérence que lui adressait le roi.

– Cet homme doit être fou, chuchota Démétrios. Quelle curieuse façon de se présenter devant un souverain ! Ma parole, il se prend pour le pape !

– Je ne suis pas même certaine qu’il ne se croie pas un peu au-dessus. Mais chut ! ...

Louis XI, en effet, adressait une bienvenue aimable au voyageur venu de la ville sanctifiée par le tombeau de l’Apôtre et ajoutait :

– C’est toujours une grande joie, pour un cœur chrétien, d’accueillir un envoyé de notre Très-Saint-Père.

– Ce n’est pas pour te réjouir que le pape Sixte m’envoie vers toi, roi de France, car son cœur est lourd et plein de colère.

– De colère contre nous ? Cela est impossible. Nous ne nous souvenons pas d’avoir en quelque point que ce soit offensé le vicaire du Christ...

– Ta mémoire est courte, roi, et surtout complaisante. Tu oublies bien facilement que, depuis sept ans, tu détiens en dure prison un prince de la sainte Eglise. Le pape m’envoie t’ordonner de libérer sur l’heure le cardinal Balue !

Le visage de Louis XI se ferma et un éclair jaillit de sous sa paupière :

– Jean Balue est un traître qui méritait la mort car il n’a pas craint de comploter contre nous avec les gens de Bourgogne. Contre nous qui, d’un fils de meunier, avons fait un prélat couvert de richesse et d’honneurs, contre nous qui avons demandé et obtenu pour lui le chapeau de cardinal. Qu’il se tienne satisfait d’être encore en vie !

– C’est croupir au fond d’une cage, comme une bête fauve, que tu appelles être en vie ? Tu n’avais aucun droit de porter la main sur un homme de Dieu qui relève uniquement du pape.

– Nous avons tous les droits et le pape le sait bien qui a accepté voici trois ans le Concordat de Tours ! Nous serions tout disposé à faire un geste susceptible d’alléger le cœur de Sa Sainteté à condition qu’il ne s’agisse pas des affaires du royaume. Et il s’agit précisément d’une affaire du royaume...

– Tu refuses d’élargir le cardinal ?

– Positivement !

– Consens-tu toutefois à lire la lettre que t’adresse Sixte IV ?

– Une lettre ? Que n’avez-vous commencé par là, révérend frère...

Fray Ignacio tira de sa manche un mince rouleau de parchemin attaché d’un ruban blanc et scellé d’un large sceau doré que Louis XI reçut avec révérence et dont il baisa même le sceau avant de se tourner vers son chancelier pour qu’il décachette le message. A cet instant, Fiora bouscula Démétrios et s’élança sur le moine qui, déséquilibré, tomba à terre, laissant échapper le long couteau qui, dans sa main, venait de remplacer le parchemin. Les yeux vifs de la jeune femme rivés à fray Ignacio avaient entrevu l’arme, l’espace d’un éclair, et sa réaction avait été immédiate ; foncer droit devant elle avec une seule idée : écarter du roi la menace de mort qu’elle venait d’entrevoir. Le lévrier avait réagi avec la même impétuosité et, les pattes sur la poitrine du moine, il tenait sa gorge sous la menace de ses crocs. Fiora cependant se relevait, ramassait le poignard et, genou en terre, l’offrait à Louis XI :

– Sire, cet homme voulait tuer le roi !

Sans rien dire, celui-ci saisit l’arme et l’examina, prenant tout son temps et apparemment peu pressé de rappeler son chien qui grondait toujours, ce qui, d’ailleurs, paraissait inquiéter assez peu fray Ignacio. Si son visage n’était plus qu’un masque de fureur impuissante c’est uniquement parce qu’il venait de reconnaître Fiora :

– La Florentine ! cracha-t-il. La sorcière damnée ! Elle est ici et elle tente de m’imputer ses intentions criminelles ! ... C’est elle, c’est elle qui a apporté ce poignard, c’est elle qui...

-Qui s’apprêtait à nous tuer ? fit paisiblement Louis XI. Je suis avant tout ami de la logique et de la vraisemblance. Si l’idée de donna Fiora était de nous navrer, elle en avait tout le loisir l’autre jour à l’abbaye de la Victoire. Nous avons longuement parlé ensemble tête à tète. Ce que nous aimerions savoir plutôt, c’est en quelles circonstances elle a pu rencontrer cet étrange serviteur de Dieu.

Ayant déjà mis genou en terre, Fiora levait vers le roi ses grands yeux gris dont aucun nuage ne troublait la limpidité :

– S’il plaît au roi de m’entendre, je lui dirai tout.

– Et nous l’entendrons avec plaisir. Tout enfant déjà nous aimions fort les histoires de brigands. Messire de Commynes, veillez donc à conduire donna Fiora dans notre oratoire où nous la rejoindrons sous peu... A présent, « Cher Ami », retourne te coucher. Tu nous as bien servi et tu auras ta récompense. Capitaine Kennedy !

L’officier qui commandait la Garde Écossaise vint se placer auprès du moine qui, toujours à terre, n’osait se relever par peur des crocs du lévrier qui, bien qu’ayant obéi, grondait toujours :

-Aux ordres du roi ! Qu’ordonne-t-il ?

– A Dieu ne plaise que nous trempions nos mains dans le sang de cet assassin. Ainsi tu voulais mourir pour Balue, pauvre fou ?

– Je ne le connais même pas ! C’est pour ma reine, Isabelle de Castille que je suis prêt à périr. Tes soldats foulent et meurtrissent les terres qui sont siennes...

– Pas depuis longtemps et par mariage. Sans compter que la libre Catalogne ne lui a jamais appartenu. C’est à l’Aragon que nous avons eu affaire. Il serait bon que chez les frères du grand saint Dominique on apprenne un peu l’histoire et la géographie ? Hé ? Mais je ne te crois pas. La vérité c’est que le pape Sixte t’envoie. Il est l’allié du Téméraire et rien ne le réjouirait tant que notre mort. Qu’obtiendrait-il si tu avais réussi ?

– Qu’est-ce que j’en sais ? Tu es l’Antéchrist, le suppôt de Satan ! Tôt ou tard, tu recevras la punition de tes crimes, tôt ou tard tu sauras ce que pèse la malédiction. Pour avoir osé porter la main sur moi, tu seras excommunié, tu seras...

– Et pourquoi mon royaume ne serait-il pas mis en interdit ? ironisa Louis XI. Dieu que ce moine est fatigant ! Kennedy, mon ami, ôtez-le de là avant que la colère ne nous gagne...

– Et que faut-il en faire ?

– Faites-le conduire en notre château de Loches, sous bonne escorte. Il s’y trouve, si nous ne faisons pas erreur, une cage vide dans la salle où soupire ce cher Jean Balue. Mettez-les ensemble. Ils feront ainsi connaissance puisque apparemment ce fol est venu implorer la grâce d’un homme qu’il n’avait jamais vu. Ils devraient s’entendre.

Écumant de rage et de fureur, crachant le venin et l’anathème, fray Ignacio fut entraîné par quatre solides Ecossais qui le portaient plus qu’ils ne l’encadraient. Les pieds du moine battaient l’air de façon grotesque... « Cher Ami » apaisé s’était recouché aux pieds du roi. Commynes prit Fiora par le bras :

– Vous venez, dit-il. Je crois qu’il n’y a plus rien à voir. Elle le suivit sans se faire prier. Les hurlements de son ennemi résonnaient dans son cœur comme des chants d’allégresse... Ce moine qui semblait attaché à ses traces comme une malédiction, vivant rappel de la fureur aveugle qui l’avait précipitée en enfer, voilà qu’elle en était délivrée ! Elle ne savait pas où était ce château de

Loches mais, où qu’il soit, il mettait au moins entre elle et son ennemi l’épaisseur de ses murailles, de ses portes solides, de ses cachots profonds et de ses chaînes dans les cages...

– Il faut que cet homme soit fou, commenta Commynes. Venir attaquer notre sire au cœur de son royaume, dans l’un de ses châteaux, au milieu de ses gardes, de ses serviteurs et de ses amis ? Comment espérait-il en réchapper s’il avait réussi ?

– Le mieux du monde, j’imagine. Il se croit à la fois l’épée et la foudre de Dieu. En chaque prince temporel il voit un tyran. Il comptait sur la joie reconnaissante des esclaves libérés...

– Eh bien, si c’est là tout ce que le pape trouve à nous envoyer comme ambassadeur ! Je le croyais habile ?

– Il l’est peut-être plus que vous ne le pensez ? Réfléchissez : si l’attentat avait réussi, Sixte IV était débarrassé du plus puissant allié de Florence et donc d’un ennemi dangereux. Et comme fray Ignacio a échoué, il est débarrassé de toute façon d’un homme encombrant et dont il ne savait peut-être plus que faire lui-même. Ces fanatiques ont du bon – si j’ose dire – quand on sait s’en servir.

Commynes considéra Fiora avec une sincère stupeur puis éclata de rire :

– Moi qui me prenais pour un fin politique, je reçois là bonne leçon... Ah ! maître Olivier, veuillez nous laisser pénétrer chez le roi. Cette jeune dame doit l’attendre dans son oratoire.

La dernière phrase s’adressait à un homme qui sortait de l’appartement royal, tenant sous le bras un petit coffre. Vêtu de noir, le cheveu brun coupé court, le visage étroit d’une statue de bois, il avait des lèvres minces et des yeux qui possédaient l’immobilité et l’indéfinissable couleur d’un marais. Il s’inclina un rien trop bas et Fiora qui n’aimait pas sa figure le jugea obséquieux. La voix d’ailleurs était un peu trop douce :

– Monseigneur le prince de Talmont n’a pas besoin qu’un modeste barbier le laisse pénétrer chez son maître. Il n’a qu’à paraître en personne !

Fiora crut déceler une trace de fiel dans ces dernières paroles. L’homme cependant ouvrait la porte avec une nouvelle courbette.

– Allons donc, maître Olivier ! protesta Commynes avec un léger haussement d’épaules. Lorsque vous en décidez autrement, nul ne saurait entrer ici.

– Qui est-ce ? demanda Fiora quand la porte se fut refermée sur eux et qu’ils se retrouvèrent dans une sorte d’antichambre meublée d’un seul coffre mais ornée de belles tapisseries.

– Le barbier de notre sire. Il se nomme Olivier le Daim et il est flamand comme moi mais il y a près de vingt ans qu’il est au service du roi et celui-ci apprécie beaucoup ses talents d’organisateur d’une maison. Il a en charge la préparation des voyages et déplacements et, grâce à lui, le roi retrouve toujours, où qu’il aille, ses affaires à la même place. Il est aussi de sens subtil et ne quitte jamais son maître. Il formerait même avec le secrétaire piémontais Alberto Magalotti une sorte... de... conseil étroit dont notre sire ne dédaignerait point d’écouter les avis.

– Il est si important avec si peu d’apparence ?

– L’apparence n’a aucune influence sur le roi Louis et je ne suis pas certain que le Daim ait beaucoup de pouvoir, pourtant il convient de s’en méfier. Certains l’ont surnommé Olivier le diable. Mais vous voici à destination.

Après avoir traversé une chambre d’une grande sobriété dont les plus beaux ornements étaient certainement les chiens qui dormaient sur les tapis, Commynes fit entrer Fiora dans le petit oratoire dont la richesse frappa la jeune femme : tentures précieuses et panneaux peints -tous amovibles car, suivant la coutume du temps, la chapelle du roi comme ses meubles le suivaient dans ses différentes résidences – entouraient un autel drapé de brocart sur lequel s’élevait une croix de pierre auprès d’une statuette d’or représentant Notre-Dame de Cléry à laquelle Louis XI vouait une dévotion toute particulière et d’une autre, en argent, à l’effigie de saint Michel au nom duquel le roi avait, le 1er août 1469, fondé à Amboise un ordre de chevalerie. Le collier à coquilles de cet ordre reposait sur la précieuse nappe d’autel, Louis XI se contentant d’ordinaire de porter une médaille au bout d’une simple chaîne. D’autres effigies de saints garnissaient de petites consoles au mur, certaines anciennes et une presque neuve représentant sainte Angadresme, la patronne de la ville de Beauvais qui avait opposé victorieuse défense aux troupes du Téméraire en 1472. La statuette avait été offerte au souverain par l’héroïne locale, Jeanne Laisné, dite « Jeanne Hachette », qui avait mené femmes et enfants au combat des remparts... Les couleurs chaudes d’un vitrail faisaient vivre tous ces objets.

– Que c’est beau ! soupira Fiora. Voilà enfin une pièce digne du roi de France !

– Justement parce que c’est la seule où notre sire ne le soit plus. Il n’est ici que l’humble serviteur de Dieu.

– Par saint Louis, mon aïeul vénéré, il vous arrive de dire de grandes choses, Commynes ! fit le roi qui venait d’entrer. A présent, me laissez avec donna Fiora mais attendez dans ma chambre...

Il s’agenouilla pour une courte prière et la jeune femme crut bon de l’imiter, ce qui fait qu’en se relevant il la trouva à genoux et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Quand elle fut debout, il garda un instant ses doigts dans les siens, plongeant son regard songeur dans celui de la jeune femme.

– Alors ? Ce moine espagnol ? D’où le connaissiez-vous ?

– De Florence où il tentait de saper le pouvoir de Monseigneur Lorenzo sur l’ordre du pape Sixte qui souhaite donner notre cité à son neveu, Girolamo Riario...

– Nous connaissons assez bien les idées de Sa Sainteté et c’est de vous qu’il est question.

– C’est une longue histoire, sire...

Les yeux du roi s’élevèrent vers la croix de pierre de l’autel :

– Dieu n’est jamais pressé. Nous non plus lorsqu’il s’agit du bien de l’Etat. Parlez !

Sans plus insister, Fiora entama la pénible histoire de ses relations avec Fray Ignacio. Elle le fit aussi objectivement que possible, sans essayer de foncer des couleurs déjà bien assez sombres. Elle savait qu’avec un homme de la trempe et surtout de l’intelligence de Louis XI, un récit clair, exempt de toute passion, serait mieux perçu qu’un lamento dramatique.

– Ainsi le seigneur Médicis a fait chasser ce moine de Florence, fit-il lorsque Fiora se tut. Bien sûr, c’est toujours délicate entreprise que frapper un membre de la sainte Eglise mais il nous paraît un peu désinvolte de n’avoir pas mis ce fanatique hors d’état de nuire. Quand le pape néglige ce qu’il doit aux princes chrétiens, il est du devoir de ceux-ci de mettre leurs terres, leurs gens et leur personne à l’abri. Fray Ignacio Ortega va pouvoir réfléchir longuement sur les dangers qu’il y a à mélanger les genres : ou l’on est un homme de Dieu, ou l’on est un espion et un assassin.

– Il est peut-être aisé de passer de l’un à l’autre dès l’instant où l’on se mêle de politique et je crois savoir que beaucoup de prêtres s’en occupent ?

– Et le pape plus encore que tous les autres ! Je crains qu’il ne soit un souverain temporel beaucoup plus qu’un père spirituel. En outre, il ne nous aime pas. C’est notre beau cousin, le duc Charles, qui a ses préférences. Il l’a clairement prouvé en lançant son légat, l’évêque de Forli Alessandro Nanni, entre lui et l’Empereur lors de l’affaire de Neuss. Grâce à l’habileté de celui-ci, il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu. On s’est réconciliés, du bout des lèvres sans doute, mais le Téméraire a pu retirer ses troupes qu’en ce qui nous concerne nous trouvions fort bien là où elles étaient. Il se trouvait libre alors de s’occuper de nous...

– Mais il n’en a rien fait ?

– Il est difficile de faire la guerre quand on manque d’argent et de troupes fraîches. Ce moine devait être un bon moyen d’en finir une fois pour toutes avec le roi de France...

– Le roi est-il certain... qu’il ne pourra pas s’échapper ? Louis XI plissa des yeux, laissant filtrer une lueur de gaieté et sourit :

– Si nous en avons le loisir dans les temps à venir, nous vous présenterons notre château de Loches. Viendrait-il des ailes à ce moine, qu’il ne pourrait s’en envoler. Mais assez parlé de châtiment ! Vous nous avez sauvé la vie et nous souhaitons vous en témoigner une gratitude à la mesure du service rendu. Que voulez-vous ?

Derechef Fiora plia le genou puis, inclinant la tête :

– Je sais que je vais demander beaucoup au roi mais tout ce que je désire c’est la vie... et la liberté du comte de Selongey.

Le silence qui suivit fut si pesant que la jeune femme frissonna et, sans oser relever les yeux, ajouta d’une voix faible mais cependant audible :

– Je ne désire rien d’autre, sire...

Toujours sans rien dire, Louis XI prit à deux doigts le menton de Fiora et considéra longuement les grands yeux gris aux cils desquels perlait une larme.

– Pauvre enfant ! soupira-t-il doucement. Amour vous tient en plus cruelle prison que ne sont les geôles de Loches ! Non, n’ajoutez rien ! ... Nous étions persuadé, en venant dans cette chapelle, que vous demanderiez la grâce de cet homme. Nous vous devons trop pour vous la refuser... bien que cela contrarie les espoirs que nous avions misés sur vous. Relevez-vous !

Il se détournait, allait prendre la statuette de sainte Angadresme qu’il scruta comme s’il pensait y trouver un défaut.

– Sire, commença Fiora, la reconnaissance que je...

– Non ! Ne remerciez pas ! Peut-être... ne méritons-nous pas autant de gratitude que vous l’imaginez... En vous faisant venir ici, nous avions pensé, surtout vous ayant vue, que vous seriez pour nous... un bon otage, tout à fait de nature à déterminer le sire de Selongey à nous servir. Vous nous avez laissé entendre que notre prisonnier ne tenait pas à vous à ce point-là ! Dès lors, nous avions conçu un autre plan : obtenir vos services contre le Téméraire en vous faisant espérer sa grâce. Ce maudit moine et son poignard sont venus se mettre tout à la traverse... Enfin ! soupira-t-il, demain vous serez conduite à Compiègne auprès de...

– Que le roi me pardonne de l’interrompre, sire, mais je crois que nous ne nous comprenons pas. L’idée de la mort de celui que je croyais mon époux m’était insupportable. Il vivra et j’en remercie la clémence du roi mais je ne veux rien d’autre. N’ai-je pas dit l’autre jour à Votre Majesté que j’étais disposée à la servir si, ce faisant, je pouvais assouvir la haine que j’éprouve pour le duc de Bourgogne ? Rien n’est changé.

Louis XI baisa dévotement la précieuse figurine avant de la replacer sur son support. Sans se retourner vers Fiora il demanda :

– Vous ne souhaitez pas lui porter vous-même la nouvelle inespérée de sa libération ? Ce serait, il me semble, belle et noble vengeance ?

– Non sire. Je ne veux même pas le revoir pour ne point risquer de retomber sous le charme où il m’a tenue captive. En frappant le maître qu’il chérit plus que tout au monde, je serai mieux vengée...

– Et dans ce but, vous feriez... n’importe quoi ? Jusqu’à... vous donner à un autre homme ?

– Si mon mariage ne fut qu’un leurre, je n’ai pas à redouter l’adultère. Que le roi ordonne ! J’obéirai.

– Soit. Allez rejoindre messire Lascaris. Ce soir, vous souperez tous deux à notre table, en petit comité, ce dont personne ne s’étonnera après ce que vous avez accompli ce jour pour le royaume. Vous saurez plus tard, ce que vous aurez à faire...

S’agenouillant à nouveau devant l’autel scintillant, Louis XI s’abîma dans une profonde oraison. Fiora salua à la fois Dieu et le roi puis se retira à reculons...

L’orage qui avait menacé en grondant tout le jour, tournant autour de la ville et des grandes forêts qui l’environnaient, creva quand vint le soir, déversant sur toutes choses de véritables cataractes. Chaque rue se transforma en ruisseau et les gouttières en autant de petites cascades. Le tonnerre fulminait de majestueuses imprécations et les éclairs succédaient aux éclairs... Il n’y avait plus âme qui vive dans les rues. Seuls, les soldats de garde aux remparts recevaient la douche stoïquement. Après l’étouffante chaleur qui rendait les armures si pesantes, l’énorme averse devait être délicieusement rafraîchissante.

Posté derrière la fenêtre de sa chambre, le roi Louis considérait l’orage avec satisfaction : il songeait à son « bon frère », le roi Edouard IV d’Angleterre qui, le ventre creux et les pieds dans l’eau, devait attendre avec quelque impatience à présent la conclusion de l’accord secret que lord Howard et John Cheyney étaient venus six jours plus tôt établir avec lui. Ces deux-là, dont il était convenu qu’ils resteraient comme otages jusqu’à ce que l’armée anglaise eût repassé la mer, étaient les seuls qui ne devaient pas souffrir beaucoup de la faim : avant de les renvoyer à leur maître, on les avait nourris et abreuvés royalement, circonstance qui devait donner quelque chaleur à leurs propos...

– Les Anglais doivent nous attendre comme le messie ! déclara le roi en se frottant les mains. Tant d’eau et pas une goutte de bière ou de vin pour se remonter le moral...

– Espérons tout de même que la pluie cessera de tomber d’ici demain. Si c’est toujours demain que nous partons pour Amiens ? dit Commynes.

– Bien sûr que nous partons demain. L’entrevue avec Edouard est prévue pour le 29 de ce mois à Picquigny et nous avons d’ici là beaucoup de choses à mettre au point.

Demain aussi, j’ordonnerai à Tristan Lhermite, notre Grand Prévôt, de remettre en liberté le sire de Selongey et de le faire accompagner, sous bonne escorte jusqu’à Vervins. Là on le relâchera en lui faisant savoir que le Téméraire est à Namur. Il le rejoindra ainsi sans peine...

– Vous libérez cet homme qui a voulu vous tuer ? Sire, est-ce bien raisonnable ?

– Donna Fiora m’a sauvé la vie et c’est sa liberté qu’elle a demandée en récompense.

– Pourquoi ? C’est insensé !

– Elle est sa femme. C’est pourquoi j’avais voulu la voir... Allons Commynes, ne fais pas cette tête ! En libérant ce tranche-montagne je réalise, je crois, la meilleure affaire de ma vie. Donna Fiora croit son époux bigame -et il l’est peut-être après tout ! Elle ne sait pas au juste si elle l’aime ou si elle le hait. Une chose est certaine : elle ne veut plus le voir. Mais ce qui est beaucoup plus manifeste, c’est l’exécration qu’elle voue à Bourgogne dont elle a juré la mort. Je vais lui en fournir les moyens.

– Comment cela ?

– Je vais l’envoyer à Campobasso qui est l’un des principaux chefs de guerre du Téméraire mais qui n’a pas l’air de savoir exactement de quel côté sa tartine est beurrée...

– Je vois : elle représente le petit morceau de beurre chargé d’expliquer à ce condottiere que les vaches françaises produisent de meilleur lait et plus abondant que les vaches bourguignonnes ?

Louis XI se mit à rire et assena une bonne claque dans le dos de son jeune conseiller.

– Il y a plaisir à causer avec vous, messire Philippe... encore que votre métaphore champêtre ne convienne guère à pareille beauté. On dit Campobasso fort porté sur les dames et celle-ci, merveille, vient d’Italie, comme lui.

– Ne va-t-elle pas courir de bien grands périls ? Pour rejoindre le Napolitain, il va lui falloir traverser des régions infestées de soldats ? Elle est jeune... et fragile pour être ainsi lancée dans une fournaise, ajouta Commynes gravement.

Si gravement même que le roi fronça les sourcils.

– Pâques-Dieu, mon compère, tu es en train de tomber amoureux ? Souviens-toi que ton cœur appartient tout entier à dame Hélène, ta gracieuse épouse. La belle Florentine n’est pas pour toi.

– Vous préférez en faire don à ce reître ?

– Eh oui ! Rarement j’ai eu en main si belle arme et si bien trempée. Rassure-toi, elle sera protégée... A présent, allons remercier Dieu de toutes les bontés dont il nous comble et puis mettons-nous au lit. Demain, avant de partir, je verrai donna Fiora pour lui donner mes instructions.

– Si elle réussit, que ferez-vous pour elle ?

– Au lendemain de la mort du Téméraire, elle pourra demander ce qu’elle voudra. En outre, je lui destine certain petit château entouré d’une belle terre qui n’est point éloigné de notre manoir de Plessis-lez-Tours...

– Doux Jésus, sire ! fit Commynes scandalisé. Vous ne songeriez pas à en faire...

– Notre maîtresse ? ... Hé, hé ! ... Ce n’est pas l’envie qui nous en manquerait mais nous avons juré de ne plus toucher autre femme que Madame la Reine et c’est un serment que nous entendons respecter. Néanmoins, le voisinage d’une fille d’Eve à la fois belle et intelligente est un plaisir qu’un honnête roi peut s’accorder. D’autant que le pays de Loire est bien le cadre idéal pour tant de grâce et de charme.

– J’en demeure d’accord, sire, mais... Selongey, bigame ou pas, dans tout cela ?

– Il faut espérer que, si le Téméraire trépasse, son plus fidèle chevalier n’aura pas le mauvais goût de lui survivre. Et nous pourrions alors envisager de marier sa veuve à quelque fidèle serviteur...

– Qui, bien sûr, ne serait pas moi ! grogna Commynes. -Me prendriez-vous pour le Grand Turc, mon ami ?

Je vous ai déjà marié... et fort bien marié. Ne pleurez pas !

Poussant une collection de soupirs qui en disaient long sur ce qu’il pensait des projets de son maître touchant la belle Fiora, le sire d’Argenton s’en alla coucher non sans avoir prié son valet d’aller lui chercher en cuisine quelques tranches de pâté ou de venaison escortées d’un flacon de vin. Les peines de cœur lui donnaient toujours faim...

Le soleil ne reparut pas le lendemain. Il demeura caché derrière d’épais nuages sombres, tellement tristes qu’ils ne pouvaient s’empêcher de verser, de temps en temps, quelques pleurs en forme de crachin qui détrempaient peut-être plus sûrement que les trombes d’eau de la veille... Cela n’arrangeait pas les chemins dont certains se transformaient en fondrières, mais le roi Louis n’en ordonna pas moins le départ en direction d’Amiens où Tanneguy du Châtel, qui y commandait d’importants effectifs, l’avait précédé.

Debout sur le rempart à la porte nord de la ville, Fiora, enveloppée d’une mante noire à capuchon qui la préservait de la pluie, regardait défiler le train du roi, s’émerveillant de la puissance qu’avait su réunir ce petit homme aux yeux vifs qui menait son royaume avec la sûreté de main d’un bon cocher, sans paraître se soucier des fondrières que creusaient sous les roues de son char les grands féodaux encore acharnés à se tailler la plus grosse part d’un gâteau en forme d’étoile qui s’appelait la France. Il est vrai qu’il disposait pour cela d’une puissance nouvelle et encore inconnue : une armée permanente, née des Compagnies d’Ordonnance créées par son père et qu’il avait su mener à un point de perfection rare. Cette armée se composait de quatre mille lances – la lance étant une unité tactique formée d’un homme d’armes, de son page, de son coutillier, de deux archers et d’un valet d’épée – s’ajoutaient la Garde Ecossaise et la Garde Française. Outre cela, vingt mille francs – archers et artilleurs, plus six mille gens d’armes fournis par les seigneurs français. Sans oublier les canons, la redoutable artillerie dont les frères Bureau avaient doté la France sous Charles VII et que Louis XI avait améliorée encore. Tout cela formait, entre Dieppe et Reims, un long rideau de fer et de feu capable de résister victorieusement à l’armée anglaise.

Fiora, bien sûr, ne vit passer que les deux gardes royales précédant et suivant Louis XI qui chevauchait à la tête d’un groupe chatoyant de pennons, de cottes d’armes et de caparaçons joyeusement coloriés. Lui-même était à demi armé, portant avec la cotte de mailles courte une demi-cuirasse, des cuissards, des grèves et des solerets d’acier bleu. Pas de heaume empanaché cependant, mais un chapeau de feutre noir au bord retroussé et orné d’une médaille de saint Michel mais que cerclait la couronne d’or. Ainsi, il était plus simplement équipé que n’importe lequel de ses gardes mais il eût pu se dispenser de l’insigne royal car son maintien fier et son élégance de cavalier[ix] ne laissaient planer aucun doute sur sa qualité : il était bien le roi. Quant à ses bagages, ils auraient pu être ceux d’un roi mage. Outre les chariots qui transportaient son lit démontable, sa chaise de commodités, ses tapisseries, sa chapelle et ses chiens, d’autres en interminable file portaient les lourds coffres pleins d’or qui avaient remplacé les barils parisiens ; d’autres encore chargés de victuailles de toutes sortes et de nombreux tonneaux, emplis de vin cette fois, étaient destinés à apaiser la faim de l’armée anglaise comme l’or la soif d’Edouard et de quelques-uns de ses barons. Des ribaudes suivaient, à pied ou en charrettes, afin de soutenir le moral des troupes comme cela se pratiquait dans toutes les armées du monde. Ainsi s’en allait le roi de France bouter l’Anglais hors de son royaume sans crainte d’y laisser seulement la vie du moindre de ses hommes. Néanmoins, l’oriflamme de saint Denis l’accompagnait comme il se devait en marchant vers un ennemi.

Le cœur un peu serré, Fiora vit passer Démétrios qui chevauchait auprès de Philippe de Commynes. Louis XI était trop satisfait des soins prodigués par le médecin grec pour lui permettre d’accompagner son amie :

– Il se peut que je vous autorise à la rejoindre dans quelque temps, lorsque je serai guéri. Jusque-là me suivrez !

Ni les prières de Démétrios ni celles de Fiora n’avaient pu fléchir cette volonté. Non sans raison, le roi estimait que Lorenzo de Médicis lui avait dépêché un médecin pour s’occuper de lui et pas pour courir les chemins avec une jolie femme.

– N’ayez crainte, ajouta-t-il en manière de consolation, vous serez présent pour l’hallali. Je sais que vous y tenez !

Force avait été de s’incliner mais Fiora, cependant, n’irait pas sans protection au-devant de son destin : Démétrios avait ordonné à Esteban de la suivre sans rencontrer d’ailleurs la moindre protestation. Le belliqueux Castillan n’était guère tenté par les combats à coups de jambons, de pâtés, de futailles et d’écus d’or tels que les affectionnait le roi Louis. Fiora, elle, s’en allait vers ce foudre de guerre, ce prince de la tempête et de ses fureurs qu’était le duc de Bourgogne. La balance, en dépit du dévouement qu’il portait à son maître, penchait irrésistiblement du côté de la jeune femme.

Jugeant d’ailleurs qu’Esteban constituait une escorte un peu mince, Louis XI avait commis à la garde de son ambassadrice occulte l’un des meilleurs sergents de sa Garde Ecossaise, Douglas Mortimer, surnommé Mortimer-la-Bourrasque, qui possédait peut-être le plus affreux caractère de tout le régiment... peut-être parce qu’il n’avait pas eu l’honneur de voir le jour dans les Highlands vénérés mais bien à Plaimpied, au sud de Bourges, des amours passionnées puis légitimes d’un certain Francis Mortimer. Celui-ci avait fait ses premières armes comme jeune écuyer à la bataille de Baugé, où les cinq mille Ecossais venus au secours du dauphin Charles – plus tard Charles VII – s’étaient couverts de gloire sous la bannière de John Stuart, comte de Buchan. Leur chef s’était retrouvé un jour connétable de France et comte d’Aubigny, non loin de Bourges, où il s’était établi. Le jeune Francis avait continué, le pli étant pris, à en découdre au service de la France, sous Buchan puis sous le Breton Richemont avec une parenthèse exaltante au service de Jehanne la Pucelle, l’envoyée de Dieu qui montrait courage d’homme mais dont le regard bleu avait tant de lumière... Tout cela ne lui avait guère laissé de temps à dépenser au service de l’amour et il s’était écoulé près de vingt ans avant que le guerrier se retrouvât captif d’un autre regard bleu et des blonds cheveux de Marguerite Lalliée, la jeune veuve d’un hobereau des environs d’Aubigny. Douglas était issu de ce coup de foudre mais, s’il avait toujours porté à sa mère tendresse et vénération, il ne pouvait s’empêcher de lui reprocher secrètement d’avoir fait de lui un des membres les plus représentatifs de cette race hybride, les Écossais-Berrichons, qui avaient proliféré autour d’Aubigny et de Bourges.

Aussi, fermement déterminé à ne pas perpétuer les Mortimer avant d’avoir eu la chance de retourner dans les Hautes Terres, le sergent la Bourrasque s’était-il consacré exclusivement à son métier de soldat en refusant avec obstination de s’apercevoir que villes et campagnes, sans compter la cour, offraient à son choix nombre de jolies jeunes filles et même de moins jeunes tout aussi charmantes. Pour l’hygiène, les ribaudes lui convenaient parfaitement. Quand l’envie lui en venait, il en prenait une sans y attacher plus d’importance que s’il s’agissait d’un gobelet de vin. Néanmoins, il la choisissait avec autant de soin que sa boisson.

Parvenu ainsi à l’âge de quarante ans, Douglas Mortimer élevait à près de six pieds sa tignasse roussâtre en accord parfait avec la longue moustache qui barrait son visage tanné, les épais sourcils qui abritaient ses yeux noisette – ceux de sa mère la Berrichonne ! – et un nez d’une pureté si parfaitement romaine que l’on s’était longtemps demandé, en famille, où il était allé le chercher. Brave comme tous les chevaliers de la Table Ronde, fort comme plusieurs Turcs, la Bourrasque savait dresser un cheval et montait comme un Mongol, tirait à l’arc mieux que Robin des bois, faisait sauter la tête d’un homme, casque compris, d’un seul coup de hache, maniait la lance, l’épée, la masse et le fléau d’armes avec une adresse qui confinait à la perfection et s’offrait par-dessus le marché le luxe d’être intelligent. Louis XI, pour lequel il avait déjà rempli quelques missions, l’avait choisi à cause de ces talents variés, bien sûr, mais aussi pour une autre raison : Mortimer qui avait déjà beaucoup voyagé au service de son maître connaissait la France, la Bourgogne, la Lorraine et tous autres pays limitrophes comme sa propre poche.

Un peu perplexe en face de cette force de la nature qui posait sur elle un regard d’une parfaite indifférence, Fiora demanda timidement si son guide n’était pas trop contrarié de quitter son régiment et son splendide équipement pour veiller sur une simple femme.

– Pas cette fois, répondit calmement la Bourrasque. Les Anglais, je les aime mieux au bout de ma lance qu’au bout d’une cuillère à pot ! Les Bourguignons sont plus amusants.

Esteban, lui, était franchement furieux :

– Je suis capable de vous défendre en toutes circonstances et contre n’importe quel ennemi, donna Fiora, et je n’ai pas besoin de cette montagne de muscles ! Sa présence est une offense à mon courage et à mon dévouement !

Démétrios entreprit de le calmer :

– Le roi ne te connaît pas. En outre, donna Fiora peut être exposée à de graves périls contre lesquels vous ne serez pas trop de deux. Enfin, tu pourrais penser à moi !

– Je sais, maître ! Crois-tu qu’il ne me soit pas pénible de te quitter ? Même pour peu de temps ?

– Ce n’est pas cela que je veux dire. Qu’un autre prenne ma place auprès de celle que je considère un peu comme ma fille est contrariant pour les projets que nous avons formés ensemble.

– Tu n’as rien à craindre, intervint Fiora qui rejoignait à cet instant les deux hommes dans la cour du château où le départ se préparait après un ultime entretien avec le roi. Où est ton don de double vue, Démétrios ? Le rideau de l’avenir ne se lève-t-il plus pour toi ?

– Je peux lire dans l’avenir des autres mais pas dans le mien.

– Eh bien, lis dans le mien ! Ne vois-tu rien de ce qui m’attend ? Souviens-toi du bal au palais Médicis !

– Tu n’étais pour moi qu’une inconnue alors. L’affection trouble la vue du mage. Tu m’es devenue chère, petite Fiora...

Emue, la jeune femme prit les mains du Grec et se haussa sur la pointe des pieds pour poser un baiser sur sa joue. C’était la première fois qu’il faisait allusion à un lien affectif entre eux et elle en était touchée :

– Tu me rejoindras bientôt, j’en suis certaine. Le roi me l’a promis !

Sans répondre, Démétrios avait posé ses deux mains sur la tête de Fiora en un geste qui était une bénédiction.

– De toute façon je te rejoindrai. Avec ou sans la permission du roi...

Puis, se détournant, il était parti à grands pas rejoindre son cheval et Philippe de Commynes qui, déjà en selle, lui faisait signe de se hâter. Fiora et Esteban se rendirent alors, en silence, jusqu’au chemin de ronde des remparts d’où, à présent, ils regardaient s’égrener l’interminable cortège. Celui-ci s’estompa peu à peu, ses brillantes couleurs brouillées dans la brume que formait la petite pluie fine et persistante...

– Allons nous préparer maintenant ! soupira Fiora. Notre Ecossais doit déjà nous attendre à l’auberge en trépignant...

En fait, Mortimer ne trépignait pas le moins du monde. Installé dans la grande salle, il vidait philosophiquement quelques pintes de bière tiède dans la meilleure tradition britannique. Posées devant lui, sur un banc, ses sacoches voisinaient avec une longue et large pièce de laine rousse grossièrement tissée dans laquelle un fil rouge et un fil vert dessinaient des carreaux et qui servait à la fois de manteau, d’écharpe et de couverture à l’Écossais. Vêtu de daim gris, il avait remplacé le grand béret à plumes de héron qui était d’uniforme par un autre, plus petit et en même tissu que son manteau, garni de plumes de faisan. Une dague et une longue épée pendaient de chaque côté de sa ceinture.

Ainsi équipé, Douglas Mortimer était superbe et majestueux à souhait ainsi qu’en témoignaient les yeux ronds de la jeune servante qui le contemplait, un doigt dans la bouche, sans qu’il y prêtât d’ailleurs la moindre attention. Mais, voyant entrer Fiora, il se leva, vida son pot, jeta une pièce sur la table, reprit son bagage et se dirigea vers la jeune femme :

– Prêt ! fit-il sobrement. L’étape de ce soir est à Villers-en-Retzi[x].

– L’étape de ce soir est à Paris, dit Fiora doucement mais fermement. J’ai à y faire !

– Pas question ! grogna l’Écossais. Le roi a ordonné : je vous conduis en Lorraine.

– Tout à fait d’accord mais il n’a pas précisé par quel chemin. Nous passerons par Paris !

– C’est du temps perdu. Quand le roi ordonne, on exécute. Le roi a dit en Lorraine, on va en Lorraine !

La voix du sergent la Bourrasque commençait à prendre quelque ampleur. Fiora comprit qu’il était temps pour elle d’user de cette vertu de patience que Démétrios proclamait souveraine en toutes choses :

– Écoutez, messire Mortimer : j’ai laissé à Paris, avec une jambe cassée, une femme qui m’a servi de mère, que j’aime infiniment, qui doit être en peine de moi et qui a le droit de savoir où je m’en vais. Je ne veux pas partir sans l’embrasser. Est-ce que vous pouvez comprendre cela ?

– Je ne comprends rien que les ordres du roi. Si vous vouliez faire le détour de Paris, il fallait le lui dire.

– Mais enfin qu’est-ce que cela peut vous faire de passer par un chemin ou par un autre ? s’écria Fiora qui commençait à perdre sa précieuse patience.

– A moi, rien, mais à mon cheval cela fait quinze lieues de plus et parfaitement inutiles. Sans compter le temps que nous allons perdre là-bas ! Ah, vous êtes bien une femme, hurla Mortimer dont la moustache commençait à se hérisser de fureur. Vous saurez que lorsque l’on a l’honneur...

Ils se dressaient l’un en face de l’autre comme des coqs de combat. Esteban se glissa entre les deux et prit Fiora aux épaules, tournant délibérément le dos à l’Ecossais :

– Ecoutez-moi, donna Fiora ! Vous savez combien je vous suis attaché et croyez bien que je n’ai aucune envie de donner raison à cet Ecossais entêté mais il vaut mieux ne pas retourner rue des Lombards.

– Vous voulez que je parte pour une aventure dont je ne reviendrai peut-être pas sans embrasser ma chère Léonarde ? Oh, Esteban, je vous croyais un homme de cœur !

– Et je prétends l’être mais c’est à dame Léonarde que je pense. Sa jambe ne peut être encore guérie. Il y faudrait un miracle. Donc il ne peut être question de l’emmener. Si vous allez la rejoindre, elle vous posera des questions, s’inquiétera. Ce qui n’est pas le cas pour le moment. Elle vous croit auprès du roi et de mon maître. Ne pensez-vous pas qu’il est préférable de ne pas troubler la paix de son cœur ? D’autre part, j’ignore de quelle mission vous avez été investie et je ne veux pas le savoir, mais elle le désirera. Que lui direz-vous ?

Fiora se détourna lentement et les mains d’Esteban retombèrent. Il y eut un silence que Mortimer eut le bon goût de ne pas troubler, devinant peut-être que son adversaire était vaincue. Ce qui était le cas. Fiora savait bien qu’Esteban avait raison. Elle n’avait jamais rien su cacher à Léonarde quand celle-ci voulait savoir quelque chose.

Comment lui dire que le roi l’envoyait en Lorraine pour y séduire « par tous les moyens » l’un des capitaines du Téméraire et l’amener à la trahison pure et simple ? Léonarde pousserait les hauts cris, se mettrait en travers et peut-être que toutes deux en viendraient à une dispute, peut-être à une brouille que la jeune femme ne pourrait supporter... Et, pour le moment, elle avait besoin de tout son courage. Relevant les yeux, elle vit qu’Esteban l’observait. Douglas Mortimer, se désintéressant de la question, était allé vers la porte ouverte qu’il obstruait de sa puissante carrure et regardait tomber la pluie.

– Vous avez raison, mon ami. Mieux vaut laisser dame Léonarde vivre doucement sa convalescence dans le jardin de dame Agnelle. D’ailleurs, cela convient mieux à son âge que les rudesses des grands chemins et, ainsi, elle priera pour nous en toute quiétude... Messire Mortimer ! appela-t-elle.

L’Ecossais se retourna :

– Madame ?

– Nous partirons quand vous voudrez... pour nous rendre là où vous l’avez décidé. On fit étape, ce soir-là, à Villers-en-Retz.


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