Troisième partie LES MERCENAIRES

CHAPITRE VIII UN CONDOTTIERE

La pluie ne cessait pas. Le temps, détraqué, faisait de la fin de ce mois d’août une sorte d’automne précoce et apocalyptique où les grondements du tonnerre alternaient avec des pluies diluviennes et des sautes de vent violentes. Il fallait s’estimer heureux quand on ne recevait sur le dos que ce fin crachin qui enveloppait le paysage d’un brouillard d’eau. Cela trempait tout autant qu’un gros orage mais c’était, à tout prendre, plus facile à supporter. Fiora, enveloppée de sa grande mante noire à capuchon en dépit de la chaleur encore lourde, et Esteban sous son manteau de cheval faisaient le gros dos, mais la Bourrasque, comme s’il se sentait dans son élément, allait son chemin, drapé dans sa couverture sans perdre un pouce de sa taille. Bien droit sur sa selle, la plume en bataille, il menait son cheval par les chemins transformés en bourbiers et en fondrières avec autant de dignité que s’il eût escorté le roi. Sa large carrure coupait le vent devant Fiora lui bouchant un paysage qui, à vrai dire, n’avait rien de réconfortant. La Champagne que l’on traversait de part en part avait terriblement souffert des dernières guerres et en dépit de la poigne du roi Louis qui faisait régner au moins la sécurité, l’effort de redressement demeurait faible. Même à Reims, la ville royale, la ville du sacre, la misère montrait son visage blême. Des villages entiers avaient été brûlés que l’on s’efforçait de reconstruire mais la pluie incessante ne permettait guère de distinguer ce que l’on rebâtissait de ce qui était en ruine.

Après Reims ce fut pire. Crayeuse et désolée, la campagne montrait de grandes plaques blanchâtres entre les touffes de végétation. Il n’y avait pas d’auberges. Seuls, de maigres prieurés accueillaient le voyageur et, en dépit de leur bonne volonté, ne pouvaient lui offrir que des fruits, du miel et du fromage plus l’abri d’une grange qui ne contenait guère de paille. Néanmoins, Mortimer récompensait cette hospitalité royalement en homme qui a reçu des ordres et les exécute à la lettre plus qu’en généreux seigneur : chaque fois qu’il devait se séparer d’une pièce d’or, ses sourcils se fronçaient et sa moustache se tortillait sur une grimace.

– Je parierais qu’il est avare, chuchota Esteban un matin où l’on quittait l’un de ces pauvres relais. Le roi doit le savoir et a ordonné en conséquence. Sans cela cet olibrius aurait été capable de nous laisser mourir de faim et coucher à la belle étoile.

Les relations entre Fiora et son guide ne s’étaient guère améliorées. Une seconde algarade avait eu lieu à Senlis même, quand la jeune femme avait refusé fermement la litière que l’Ecossais lui destinait et, ouvrant son manteau, avait montré son costume de garçon.

– C’est une dame que j’escorte, fulmina-t-il. Pas un galopin !

– Vous escortez Fiora Beltrami, lui déclara tranquillement la jeune femme, et cela m’étonnerait beaucoup que le roi ait pris la peine de vous dire comment je devais m’habiller et par quel moyen de locomotion je voyagerai. Je monte à cheval depuis ma plus tendre enfance et n’ai aucune envie de passer des heures secouée comme prunier en août dans cette espèce de boîte. Nous irons d’ailleurs plus vite !

Ce dernier argument avait emporté la décision mais, depuis, Douglas Mortimer n’adressait la parole à sa compagne que lorsque c’était tout à fait indispensable. Matin et soir, il la saluait sans piper mot.

Avec Esteban, les relations n’étaient pas plus chaleureuses. L’Ecossais et le Castillan faisaient assaut de morgue et, eût-on dit, l’impossible pour être désagréables l’un envers l’autre. C’est ainsi qu’Esteban ayant découvert que Mortimer détestait l’entendre chanter, entreprit de charmer les longueurs de la route en régalant ses compagnons de toutes les ballades, romances et cantilènes qu’il avait pu emmagasiner depuis son enfance. Il avait d’ailleurs une voix agréable mais pour rien au monde Mortimer n’en aurait convenu. Il se contenta de dire à haute et intelligible voix qu’il pleuvrait sans doute moins si Esteban consentait à se taire.

Néanmoins, Fiora et son mentor furent bien obligés de reconnaître que la présence de la Bourrasque n’avait rien de superflu. Il allait son chemin avec sûreté, sans jamais se tromper et quand, au passage d’un petit bois, une demi-douzaine de brigands tomba sur les voyageurs avec l’intention évidente de les soulager de leurs biens, ils furent obligés de constater que le sergent la Bourrasque valait une escouade à lui tout seul. A la vue de l’ennemi, il entra dans une sorte de fureur sacrée et, poussant un hurlement à faire tomber des murailles s’il y en avait eu en vue, il fondit l’épée haute sur les nouveaux venus. En un clin d’œil il en coucha trois à terre pour l’éternité, ce que voyant, les trois autres s’enfuirent sans demander leur reste poursuivis par les tonitruantes malédictions d’un gosier digne d’avoir vu le jour à Glenlivet, berceau des Mortimer. Ces vociférations vouaient leurs descendances au pire destin après avoir émis des doutes insultants sur la qualité de leurs pères et mères. Esteban, aussi éberlué que les brigands, n’avait même pas eu le temps de tirer sa propre lame... Il ne put que joindre ses compliments – pas très sincères car il se sentait frustré – à ceux de Fiora tout autant abasourdie que lui-même :

– Si le roi en a seulement une douzaine comme vous, dit celle-ci, il devrait pouvoir aplatir les armées de Bourgogne en une seule bataille...

– Nous sommes tous comme ça ! Je n’ai rien fait d’extraordinaire, répondit Mortimer redevenu instantanément aussi froid qu’il était bouillant la minute précédente.

Il ajouta, avec une désarmante simplicité : -Nous, Écossais, sommes les meilleurs soldats du monde.

Puis rajustant son bonnet qui avait résisté victorieusement à une hache envoyée perfidement et à tout hasard, il reprit le chemin un instant interrompu suivi avec une sorte de respect par ses deux compagnons.

Lorsque l’on atteignit la Meuse qui, dans cette région, marquait la frontière entre le royaume de France et les états du duc de Bourgogne, Fiora pensa que l’heure était venue de se séparer de Mortimer, un des membres de la fameuse Garde Ecossaise ayant bien peu de chance d’être accueilli aimablement sur les terres du Téméraire. Le pont et la petite ville de Dun était déjà en vue, et elle arrêta son cheval.

– Puisque c’est ici la Bourgogne, n’est-il pas temps de nous quitter, messire Douglas ?

Il s’arrêta lui aussi et tourna vers la jeune femme un regard glacé :

– Campobasso tient garnison à Thionville. Je vous conduis jusque-là. Le roi veut savoir comment vous serez reçue : ces mercenaires italiens sont des gens dont il convient de se méfier.

– Pourquoi seraient-ils moins honorables que d’autres ? demanda sèchement Fiora atteinte dans son amour-propre florentin.

– Justement parce que ce sont des mercenaires. Ils vont au plus offrant et, dans le combat, sont fort ménagers de leur sang, plus encore de leur vie. En tout cas, Campobasso n’a jamais passé pour un parangon de vertu. S’il en allait autrement, voulez-vous me dire ce que nous ferions ici ?

– S’il était si facile de le détourner de ses devoirs, voulez-vous me dire pourquoi l’on m’aurait envoyée ? riposta la jeune femme. Un sac d’or aurait suffi. Cela dit je suis... très heureuse de vous conserver comme guide.

– J’aimerais bien en être sûr, marmotta l’Écossais en rendant la main à sa monture.

Un moment plus tard, après de brèves palabres avec le capitaine commandant la petite place de Doulcon qui, face à Dun, surveillait le vieux pont bâti jadis par les légions romaines, et après avoir acquitté le droit de passage, Fiora et ses compagnons franchissaient ledit pont pour entrer dans la ville. Celle-ci marquait la frontière de l’ancien duché de Luxembourg devenu terre bourguignonne depuis qu’en 1441 la duchesse Elisabeth de Görlitz l’avait cédé au père du Téméraire. Pas pour son bien. La campagne se révélait plus misérable peut-être que la Champagne, ravagée qu’elle était tour à tour par les Français trop proches et par l’occupant bourguignon.

Contrairement à ce que pensaient les trois voyageurs, ils n’eurent aucune peine à se faire admettre. A la dernière étape, Fiora avait troqué son costume de garçon pour une robe et une coiffure de femme. Sa beauté, son élégance et l’air martial de ses deux compagnons impressionnèrent visiblement l’officier qui commandait la garde du pont. S’il montra quelque surprise en se trouvant en face d’une noble dame d’au-delà des Alpes et s’il émit quelques doutes sur l’agrément qu’elle pouvait trouver à parcourir un pays à ce point abandonné du ciel, il s’inclina lorsque la jeune femme dit calmement :

– Le comte de Campobasso que vous connaissez peut-être est mon cousin et je désire le rejoindre au plus tôt...

– Il aura sans doute grande joie d’une aussi belle visite mais, jusqu’à Thionville où il se trouve, le chemin n’est guère sûr pour une femme. Je serai heureux de vous faire escorter car, s’il vous arrivait malheur, il ne me le pardonnerait sans doute pas.

– Un laissez-passer sera amplement suffisant, capitaine. Mon écuyer et mon secrétaire sont de taille à me défendre en cas de mauvaise rencontre...

– Je ne mets nullement en doute leur valeur mais un laissez-passer ne suffira pas si vous tombez sur un parti de soldats en train de fourrager car la plupart ne savent pas lire. Croyez-moi, le tabard de Bourgogne sur les épaules de deux solides gaillards vous sera d’une plus grande aide que tous les papiers du monde.

Et c’est ainsi que le lendemain, après avoir accepté pour la nuit l’hospitalité de l’officier et enchanté sa mémoire pour de longues semaines, Fiora, qui s’en allait travailler à la perte du duc de Bourgogne, quitta Dun sous la garde de ses couleurs. Dans deux jours, si rien ne se mettait à la traverse, elle rejoindrait celui dont elle avait mission de faire un traître...

Le surlendemain, vers la fin du jour, deux hommes jouaient aux échecs dans la salle haute du château de Thionville. Bien que le jour ne fût pas encore éteint, un haut chandelier de fer forgé portant une douzaine de chandelles éclairait le jeu d’ébène et d’ivoire. Dans la grandiose cheminée, un feu flambait pour tenter de combattre l’humidité. Construit au siècle précédent pour les ducs de Luxembourg, le château avec ses murs énormes était une solide forteresse capable de supporter n’importe quel assaut. En effet Thionville et sa région formaient un coin enfoncé dans le duché de Lorraine avec lequel les Luxembourg n’étaient pas toujours d’accord. Il fallait que la cité et ses défenses fussent à la hauteur de leur mission et elles l’étaient, mais le confort intérieur avait ce quelque chose de Spartiate qui est l’apanage des bâtiments militaires.

La salle où jouaient les deux hommes n’échappait pas à cette règle. En dehors de la petite table où reposait le jeu et des deux chaises à bras garnies de daim sur lesquelles ils étaient assis, l’ameublement se composait strictement d’un grand coffre de bois noirci par le temps et de deux trophées d’armes anciennes. Une tapisserie qui aurait gagné à être trois ou quatre fois plus grande et quelques bannières aux couleurs passées accrochées très haut sous la voûte faisaient ce qu’elles pouvaient pour réchauffer une salle construite pour les grandes assemblées et où les deux hommes semblaient un peu perdus. Les fenêtres, hautes et étroites, s’ouvraient au fond de profondes embrasures comportant chacune deux bancs de pierre et il fallait vraiment un soleil éclatant pour qu’elles donnassent un éclairage convenable. Par temps gris, elles ne dispensaient qu’un jour pauvre auquel il convenait de suppléer. D’où le feu et les bougies.

Les deux hommes, pour différents qu’ils fussent, étaient également remarquables. L’un était grand, bien bâti avec cette sorte de grâce animale des grands fauves. Sous la tunique de daim noir qui le vêtait on devinait une musculature longue, déliée, une souplesse d’homme entraîné à tous les exercices du corps. Ses épais cheveux noirs s’argentaient aux tempes et adoucissaient un peu un visage aux traits durs, au teint basané, sillonné de cicatrices qui en déparaient l’harmonie classique, à l’œil noir, vif et perçant : c’était Campobasso. L’autre, nettement plus petit mais bâti en force, avait la peau couleur de terre cuite et les cheveux diversement colorés d’un qui a passé sa vie sous le soleil. L’œil vif lui aussi mais d’un vert foncé qui devenait presque jaune autour de la pupille, il ne quittait pratiquement jamais la cotte aux mailles brillantes qui apparaissait sous un tabard rouge à ses armes : c’était son collègue et ami, Galeotto.

Cola di Monforte, comte de Campobasso, appartenait à une antique famille des environs de Naples qui s’était attachée à la fortune de la maison d’Anjou. D’étranges bruits couraient sur lui et les siens. On disait que son père était mort lépreux et qu’il avait tué sa femme infidèle dont il avait eu cependant deux fils. Quand, en 1442, le « bon roi René » qui régnait sur Naples et sur la Lorraine avait été chassé, par Alphonse d’Aragon, de son royaume méditerranéen sur lequel veillait le Vésuve, Campobasso, alors âgé de dix-huit ans et attaché à la suite de Jean de Calabre, le fils aîné de René, ami de surcroît de son fils Nicolas, avait quitté sans regret une terre pauvre et qui ne rapportait guère pour les doux horizons de la Provence et de l’Anjou. Du château de Tarascon à celui d’Angers, Campobasso avait suivi la fortune de Nicolas de Calabre devenu duc de Lorraine à la mort de son père Jean. Cela lui avait valu de devenir maître et seigneur du château de Pierrefort, à Martaincourt, une vigoureuse forteresse dominant de ses hautes murailles la pittoresque vallée de l’Esch où il tenait garnison comme un prince. En effet, condottiere dans l’âme, attaché à la guerre autant qu’à l’argent, Campobasso n’était pas parti seul de ses terres campaniennes mais avec quelques-uns de ses vassaux qui lui composaient l’agréable début d’une petite armée avec laquelle il convenait de compter car, bien équipée et bien entraînée par un homme pour qui les armes n’avaient plus de secrets, elle composa rapidement une « condotta » de valeur.

Peut-être Campobasso serait-il demeuré fidèle à la maison d’Anjou si, à la fin de juillet 1473, le jeune duc Nicolas n’était mort subitement. Si vite même que l’on parla d’empoisonnement mais il fallait un successeur. La noblesse lorraine porta la couronne ducale à la fille aînée du vieux roi René, Yolande, veuve du comte Ferry de Vaudémont, mais celle-ci ne souhaitait pas régner : elle vivait de ses souvenirs dans son château de Joinville. Cependant elle avait un fils de vingt-deux ans auquel, tout naturellement, elle transmit ses droits héréditaires. Celui-ci devint le duc René II.

Mais ce maître-là ne convenait pas à Campobasso. Il le jugeait trop frêle, trop aimable, trop « damoiseau ». En revanche, quand en septembre et à Luxembourg, alors qu’il faisait encore partie de la garde de René II, il rencontra le duc de Bourgogne, il pensa que c’était là le chef qui correspondait à ses vœux. Il connaissait d’ailleurs le Téméraire pour l’avoir rencontré, huit ans plus tôt, lorsqu’il prenait la tête de cette fameuse Ligue du Bien Public montée contre le roi de France et dont faisaient partie Jean de Calabre, alors duc de Lorraine, et son fils Nicolas. Il s’en fallait de deux ans que Charles ne s’installât sur le trône de son père mais son arrogance et sa splendeur séduisirent Campobasso. Devenu le Grand-Duc d’Occident, il l’éblouit.

Résultat : toujours en cette année 1473 mais en décembre, le Téméraire mettait pied à terre dans la cour du château de Pierrefort où le condottiere l’accueillait. Le Bourguignon n’eut aucune peine à détourner son hôte du service de « l’Enfant », car celui-ci n’attendait que cela. Royalement payé et couvert de présents par le plus fastueux des princes, Campobasso accepta le poste de commandement des troupes lombardes qu’il se chargeait d’aller recruter à Milan.

En dépit des apparences, c’était à peine une trahison. Charles de Bourgogne se disait le meilleur ami du jeune René qu’il avait obligé à accepter sa protection « contre les menées du roi de France ». Protection qui coûtait au jeune souverain quatre de ses meilleures villes où s’installèrent des garnisons « protectrices », essentiellement bourguignonnes et entièrement tyranniques.

« L’Enfant » cependant ne s’y trompa pas et, trois mois plus tard, il faisait incendier le donjon de Pierrefort en l’absence de son propriétaire – il n’eut pas le temps de détruire le reste – privant ainsi le château du Napolitain de sa meilleure défense.

Pour consoler Campobasso le Téméraire lui promit que, la Lorraine soumise, il pourrait choisir telle ville qui lui conviendrait. Son intention était en effet d’écraser le petit duc pour s’assurer ses terres qui étaient le meilleur lien pour unir les Pays-Bas à la Bourgogne proprement dite.

Promesse encore à tenir, en cette fin d’année 1475, car, depuis, le Téméraire n’avait cessé de guerroyer et Campobasso de le servir avec un talent et une fidélité qui semblaient à toute épreuve.

Jacopo Galeotto était moins compliqué. Condottiere au service du duc de Milan, il rejoignit sans se faire prier l’armée bourguignonne au siège de Neuss lorsque Campobasso vint le lui demander. Les deux hommes étaient liés d’amitié et se complétaient car, si l’un et l’autre étaient des guerriers endurcis et des cavaliers émérites, Galeotto possédait un talent supplémentaire et bien utile : c’était un ingénieur traînant après lui une troupe de charpentiers habiles à construire tours de siège, béliers et autres machines de guerre – et ces engins firent merveille au siège de Neuss mais sans parvenir à vaincre la résistance acharnée des habitants et de la garnison. Galeotto, bien sûr, en conçut quelque rancœur cependant que Campobasso commençait à se poser des questions. Il avait vu la superbe armée bourguignonne bloquée durant des mois devant un caillou têtu et s’y user sans résultat intéressant. Or, gagner à Neuss, c’était mettre l’empereur à genoux et c’était ouvrir l’Allemagne à ses appétits. Au lieu de cela, il avait fallu se replier sous la bénédiction d’un évêque italien ce qui n’était qu’une mince consolation pour qui espérait un gros butin.

Campobasso y pensait encore. Il y avait à présent deux grandes heures qu’il jouait aux échecs avec son ami sans s’intéresser vraiment au jeu. Son esprit était ailleurs. Soudain, il se leva. Si brusquement que l’échiquier se renversa. Les pièces noires et blanches roulèrent sur le dallage qu’aucun tapis ne réchauffait.

– C’est malin ! grogna Galeotto. Le prochain coup, tu étais échec et mat mais tu ne comprendras jamais que s’obstiner à défendre sa reine est une erreur.

– Excuse-moi. Je joue mal, c’est vrai, mais je ne suis pas à ce que je fais.

– Où es-tu alors ?

Sans répondre, le condottiere alla jusqu’à l’une des fenêtres qui dominaient la Moselle et en considéra un instant le flot vif qui reflétait un ciel désespérément gris. Au-delà du pont gardé par ses mercenaires, il pouvait distinguer quelques faibles lumières jaunes qui s’allumaient dans le vieux quartier juif presque désert d’ailleurs car, si les ducs de Luxembourg avaient montré aux enfants d’Israël une certaine tolérance, il n’en allait pas de même avec le duc de Bourgogne. Les plus jeunes d’entre eux étaient partis pour rejoindre les colonies juives de Francfort ou de Cologne. Seuls, quelques vieux restaient pour le service de l’antique synagogue et ils étaient les seuls, dans une ville où Campobasso faisait peser une férule impitoyable, à se féliciter de sa présence. Habitué depuis toujours aux ghettos des cités italiennes, le commandant de la place n’avait pas jugé utile d’exterminer quelques vieillards qui avaient d’ailleurs eu la bonne idée de lui acheter leur tranquillité.

Galeotto rejoignit son ami près de la fenêtre et considéra un instant la grisaille extérieure :

– Que trouves-tu de si passionnant à regarder tomber la pluie sur la rivière ?

– Ce n’est pas la pluie que je regarde : ce sont nos hommes. Ils sont tous nés au-delà des Alpes et ils sont tous aussi malheureux que moi.

– Malheureux ? En voilà un mot dans ta bouche ! Qu’est-ce qui te gêne ?

– Tout ! Et d’abord cette ville où tout est noir ! Noir comme cette terre où il ne pousse rien...

– Mais qui nous donne du fer avec lequel on forge des armes. Ce n’est pas un mince avantage.

– Tu crois ? Moi je donnerais tout le fer du monde pour revoir la baie de Naples et mes collines sous le soleil...

– Nous sommes condottieri, fit Galeotto en haussant les épaules avec philosophie. Un jour ici, un jour là et si la paye est bonne...

– Tu la trouves bonne, toi ? Nous n’avons rien touché depuis Neuss où nous espérions si beau butin. Ensuite, nous sommes venus ici pour nous refaire mais le pays n’est pas celui de Cocagne. N’importe, nous espérions la France que nous devions conquérir de compte à demi avec les Anglais et tu as entendu ce qu’a dit ce moine que nous avons pris ce matin : le roi Edouard, gavé d’argent et de vins français, a repassé la mer et nous, nous restons là comme des imbéciles dans ce nid à chauves-souris suspendu au-dessus de la Lorraine... dans laquelle nous n’avons pas le droit d’entrer !

– Il y a pourtant des Bourguignons en Lorraine. Nous tenons quatre villes...

– Nous ? As-tu oublié que nous ne sommes que des mercenaires ? Le duc Charles réserve les bonnes places à ceux de son proche entourage, à des seigneurs nés sur son terroir, pas à des coureurs d’aventures comme nous...

– Nous n’en avons pas moins un poste de confiance. Et la place n’est pas si mauvaise... ou bien es-tu en train de me dire que tu préférerais servir le roi Louis ? Alors là je t’arrête ! Louis XI n’a que faire de nous. Il possède peut-être la meilleure armée du monde, une armée permanente entretenue toute l’année sur le pied de guerre et il ne s’en sert même pas. Celui-là, c’est avec sa cervelle qu’il se bat !

– Il a pourtant des mercenaires. Sa fameuse Garde Écossaise...

– La plupart de ses hommes sont nés en France. Ils sont devenus plus français que les vrais...

– Mais ils sont couverts de privilèges, d’honneurs et d’or...

– Sans doute mais ils sont fidèles, ce que nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Après tout fais-toi écossais si le cœur t’en dit !

– Ne sois pas stupide. Nous avons l’un et l’autre des hommes qui attendent de nous profit et gloire. Si nous...

L’entrée d’un page trempé dont les longs cheveux noirs dégouttaient d’eau sous un bonnet à la plume réduite de moitié lui coupa la parole. C’était un garçon d’une douzaine d’années, beau comme un ange mais dont le regard insolent avouait une assurance nettement au-dessus de son âge et de sa condition. Ce regard ignora Galeotto pour se poser, câlin et vaguement complice sur Campobasso qui sourit :

– Que veux-tu, Virginio ? -J’apporte des nouvelles, Monseigneur...

– Des nouvelles du duc ? s’écria le condottiere avec une hâte qui lui mit le feu aux joues.

Le page haussa les épaules :

– Rien d’aussi important, Monseigneur. Trois voyageurs viennent d’arriver à la porte de France : deux hommes et une femme. La femme dit qu’elle est votre cousine.

– Ma cousine ? Du diable si j’ai encore une cousine ! Comment est-elle ? Jeune ? -Je crois... -Belle ?

Le page haussa de nouveau les épaules avec un dédain qui amusa Galeotto.

– A ta place, fit-il, je demanderais à voir. Ce cher Virginio est mauvais juge en matière de femmes. Et puis une cousine qui t’arrive ainsi du bout du monde, cela mérite quelques égards.

– Si Monseigneur dit qu’il ne la connaît pas, ce ne peut être qu’une espionne. Je vais dire au corps de garde qu’on les jette en prison, elle et ses compagnons....

Avant que Campobasso ait trouvé le temps de répondre, Galeotto avait empoigné le page par le col de son tabard armorié et le soulevait de terre :

– Hé ! là, moucheron ! Pas si vite ! Depuis quand est-ce que tu donnes des ordres ici ? Pour que cette femme te déplaise tant, elle doit être intéressante...

– Repose-le ! fit Campobasso. Et toi, Virginio, va chercher ces gens et amène-les-moi. Ou plutôt amène la femme et laisse les hommes au corps de garde. A propos, où est Salvestro ?

D’une voix soudain enrouée, le page qui se massait la gorge en jetant à Galeotto des regards furieux répondit :

– Votre écuyer est chez le bourgmestre. Celui-ci a tué un cochon et il a oublié d’en envoyer la moitié au château.

– Dans ces cas-là il faut prendre le cochon tout entier. Je ferai des reproches à Salvestro. Va à présent !

– Tu lui laisses prendre un peu trop de place, dit Galeotto quand le garçon eut disparu. Il y a tout de même des femmes ici, sans compter les ribaudes de la troupe...

– Aucune de ces femelles n’est aussi belle que lui, fit le comte avec un sourire ambigu. Il a le corps d’un jeune dieu grec... et il aime l’amour.

– Un jour viendra où tu ne pourras plus t’en faire obéir. Tu devrais l’envoyer rejoindre ton fils à Pierrefort car si un jour le duc venait à s’apercevoir...

– Ai-je encore assez d’importance à ses yeux pour qu’il s’occupe de ce qui se passe dans mon lit ? fit Campobasso avec amertume. Je me demande parfois si lui-même n’en fait pas autant ? Jamais aucune femme ne franchit le seuil de sa chambre ou de sa tente...

– Il n’en a pas besoin. Le père a eu tellement de maîtresses qu’il en a dégoûté le fils. Et puis, on dit qu’il ne peut oublier sa première épouse, Isabelle de Bourbon. Même la seconde qui est cependant désirable n’a pu obtenir de lui qu’un intérêt poli. Il est vrai que l’on dit aussi qu’elle n’était pas vierge quand il l’a épousée... Par tous les saints du ciel !

Les yeux de Galeotto venaient de s’arrondir en même temps que la porte s’ouvrait pour livrer passage à Fiora. Elle se tenait debout au seuil, enveloppée de sa grande mante noire où brillaient les gouttelettes de pluie, le capuchon rejeté en arrière libérant sa tête fine que ses nattes brillantes où s’attachait un voile vert couronnaient superbement. Hautaine, elle posait ses grands yeux gris sur ces deux hommes qui la contemplaient, muets d’admiration.

– Voilà votre cousine, Monseigneur, lança Virginio. Sa voix mauvaise rompit le charme.

– Qu’elle soit la bienvenue ! murmura Campobasso comme du fond d’un rêve. Va-t’en, Virginio ! ... Toi aussi, Galeotto !

– Que je... commença l’autre, sidéré.

– Je veux être seul un moment... avec ma belle cousine, coupa le comte qui ne quittait pas Fiora des yeux. Sois sans crainte, tu pourras la revoir au souper... mais ce premier instant m’appartient.

Il demeura debout en face de la jeune femme jusqu’à ce que les deux autres eussent quitté la pièce dans un silence que troublait à peine le bruit du feu dans la cheminée. Fiora n’avait pas encore prononcé une seule parole et lui ne disait plus rien. Simplement il la regardait... comme si le temps venait de s’arrêter, comme si toute sa vie était suspendue à ce regard. Et ce fut Fiora qui rompit le silence.

– Ne m’offrirez-vous pas, dit-elle doucement, de m’asseoir auprès du feu ? Je suis trempée...

– Et moi je suis impardonnable...

Il s’empressait à présent, conduisait sa visiteuse près de la cheminée, tisonnait les bûches qui s’écoulèrent en une multitude de braises étincelantes, ajoutait du bois avec des mains qui tremblaient un peu, avançait l’un des sièges recouverts de daim, enfin aidait Fiora à se débarrasser de sa mante mouillée. Ne sachant qu’en faire, il la mit sur son bras et frappa dans ses mains. Virginio, qui ne devait pas être loin, apparut instantanément :

– Encore toi ? Est-ce qu’il n’y a plus de valets dans ce château ? ... Porte ce vêtement dans ma chambre où tu le mettras à sécher devant le feu. Et puis va aux cuisines : fais-nous porter du vin et veille à ce que l’on serve promptement le souper !

Le page arracha le manteau plus qu’il ne le prit et partit en courant, des larmes de rage au fond des yeux. Campobasso revint vers Fiora et s’assit devant elle sur la marche de l’âtre.

– Ainsi nous sommes cousins ? C’est à n’y pas croire ! fit-il avec un sourire plus émerveillé que sceptique. Etes-vous napolitaine ?

– Non, florentine. Je me nomme Fiora Beltrami. Mon père était l’un des puissants citoyens de Florence...

– Était ?

– Je l’ai perdu voici quelques mois. Quant à notre cousinage il est, je crois, assez lointain et remonterait à une aïeule venue de Naples. Les Florentins prenant rarement femme hors de Toscane, le fait était assez exceptionnel pour qu’on en ait gardé le souvenir.

– Remercions donc cette aïeule ! Personnellement je sais peu de chose sur les femmes de ma famille, hormis que certaines furent assez turbulentes. Mais que faites-vous si loin de votre ville ? Ce n’est tout de même pas pour me rejoindre que vous avez fait ce long voyage ?

– Non. Je vous l’ai dit : mon père est mort... et les Médicis m’ont chassée pour s’emparer de sa fortune. J’ai cherché refuge en France où il avait... de grandes amitiés...

– Si grandes que cela ?

– Je crois qu’il ne saurait en exister de plus hautes. C’est dans cet entour que j’ai entendu prononcer votre nom pour la première fois et la fantaisie m’est venue, à moi qui n’ai plus de famille, de vous voir de plus près... L’été me semblait une bonne saison pour voyager. Hélas, le ciel n’était pas du tout de cet avis !

Elle se leva pour s’approcher du feu et les yeux de l’homme qui la regardait se mirent à briller d’un éclat sombre. La robe de fin drap, souple comme un gant, qui la revêtait épousait les formes d’une gorge exquise, ronde et ferme, la finesse d’une taille dont on avait envie de prendre la mesure. C’était plus une fantaisie de couturière parisienne qu’une robe vraiment à la mode mais Agnelle avait pressé Fiora d’acheter cette robe qui semblait peinte sur son corps, du moins jusqu’aux hanches, avant de s’évaser pour finir en une courte traîne que l’on pouvait attacher au poignet.

– Néanmoins, vous êtes arrivée jusqu’ici. Puis-je demander si vous regrettez ce pénible voyage ?

Elle le regarda entre ses cils rapprochés et se mit à rire, un rire aussi doux que le roucoulement d’une colombe :

– Vous voulez savoir si je suis déçue ? Eh bien non... Vous êtes... très beau, messire mon cousin, mais je pense que vous ne l’ignorez pas et que plus d’une belle dame vous en a persuadé. Telle est du moins votre réputation.

– J’ignorais que cette réputation fût allée jusqu’en France ?

– Il faut bien qu’il en soit ainsi puisque je suis là. J’ai voulu vérifier... Mais n’en soyez pas surpris : à Florence les femmes sont accoutumées à dire librement ce qu’elles pensent, et ce qu’elles désirent. Il se trouve que je suis libre de faire ce qu’il me plaît...

Se moquait-elle de lui ? Campobasso l’envisagea un instant mais il était déjà au-delà de tout raisonnement clair et ne savait plus qu’une chose : cette fille qui lui tombait du ciel ou qui lui venait de l’enfer, il fallait qu’elle soit à lui. Jamais il n’avait vu de femme aussi belle, aussi séduisante. Elle lui faisait bouillir le sang et il n’aimait pas attendre... Se levant d’un brusque coup de reins, il posa ses mains sur les hanches de Fiora pour la rapprocher de lui :

– Sais-tu, fit-il en italien, qu’il peut être dangereux de me plaire... un peu trop ?

– Pourquoi dangereux ? Je n’ai peur de rien, répondit-elle dans la même langue. Moins encore depuis que je t’ai vu. A cet instant j’ai espéré que tu me trouverais belle...

– Belle ? ...

Il voulut se pencher sur sa bouche, grisé par l’étrange odeur de fleur, d’herbe et de laine mouillée qui émanait de ce corps souple qu’il sentait vivre entre ses doigts, mais déjà elle lui échappait en tournoyant sur elle-même comme pour une figure de danse.

– Ne me regardez pas comme si vous étiez un loup affamé et moi une pauvre agnelle, cousin ! fit-elle en souriant. Songez que je viens de faire un long voyage et que c’est plutôt à moi d’être affamée ! Nourrissez-moi, cousin ! Nous aurons tout le temps de... causer après, non ?

Avec l’impression de s’échapper d’un rêve, Campobasso se secoua comme s’il sortait de l’eau et se tourna vers Fiora, craignant qu’elle n’ait été qu’un mirage, mais elle était toujours là. Les bras haut levés, ce qui faisait saillir ses seins, elle détachait les épingles qui retenaient son voile et sa chevelure :

– Mes cheveux sont tout mouillés et me coulent dans le cou ! dit-elle en riant.

Instantanément, la masse noire et luisante glissa sur ses épaules et le long de son corps. L’homme qui la dévorait des yeux pensa que, dans cette robe verte, avec ses longs cheveux humides, elle ressemblait à une sirène et il la désira plus encore. Mais il résista à l’envie qui lui venait de se jeter sur elle, de déchirer sa robe et de la prendre tout de suite, sur les dalles de pierre. En bon Napolitain, il savait apprécier la savoureuse souffrance de l’attente, à condition qu’elle ne dure pas trop longtemps et, sur ce point, il était rassuré. Son orgueil de mâle lui soufflait que cette affolante sorcière aux yeux couleur de nuages n’était apparue que pour s’offrir à lui... Et puis ne venait-elle pas de France ? Cette France où elle avouait avoir de si hautes amitiés ?

Il levait les mains pour appeler de nouveau quand la porte s’ouvrit, livrant passage à des valets chargés de tréteaux, d’un plateau de bois et de nappes pour dresser la table. Virginio les suivait et ses yeux sombres s’arrêtèrent d’abord, pleins de haine, sur Fiora qui, devant le feu, faisait sécher ses cheveux, puis sur son maître avec une interrogation muette qui fit sourire celui-ci. Campobasso jouissait cruellement de la jalousie qu’il sentait bouillonner dans l’âme de son page.

– Où va-t-elle coucher ? demanda Virginio en désignant la jeune femme d’un mouvement de tête dédaigneux.

– Donna Fiora, répondit le condottiere en appuyant sur l’appellation, couchera dans ma chambre, bien entendu. C’est la seule convenable avec celle du seigneur Galeotto. Tu veilleras à ce que les draps soient changés...

– Et vous alors ? Où coucherez-vous ?

– Chi lo sa ? ... Peut-être dans ma chambre ? Pourquoi pas ?

– Et moi ? fit le garçon avec insolence.

– Toi ? ... Où tu voudras. Tiens... avec Salvestro quand il reviendra de chez son bourgmestre...

Le garçon devint très pâle et ses yeux noirs lancèrent des éclairs :

– Je la tuerai, tu entends, fit-il entre ses dents serrées. Je la tuerai si tu y touches...

D’un doigt négligeant, Campobasso caressa la joue duvetée du page et son sourire s’accentua, découvrant des dents fortes et blanches, de vraies dents de carnassier :

– Alors j’aurai le regret de te faire pendre, mon petit Virginio, fit-il doucement. C’est d’ailleurs ce qui t’arriverait si elle était victime du moindre accident... Avoue que ce serait dommage car nous pourrions avoir encore de belles heures tous les deux. Songes-y !

– Mais enfin qu’est-ce qu’elle est, cette femme, pour prendre tout d’un coup la meilleure place ici ?

– Comment ? Tu ne le sais pas encore ? Mais... c’est ma cousine et j’ai toujours eu l’esprit de famille. Comme tous ceux qui n’en ont pas beaucoup.

La voix de Fiora résonnait, chaude et musicale à travers la vaste salle :

– A propos, mon beau cousin, me direz-vous ce que vous comptez faire de mes gens ? Vous n’allez pas, j’imagine, les laisser toute la nuit dans votre corps de garde ? Le voyage aura été aussi peu agréable pour eux que pour moi.

– Pardonnez-moi ! Je les avais oubliés. Va les chercher, Virginio ! ... que je voie à quoi ils ressemblent, ajouta-t-il sotto voce.

Un moment plus tard, le Castillan et l’Écossais faisaient leur entrée dans la salle qui, avec sa table disposée pour le repas et les suppléments de chandelles et de torches que l’on y avait allumés, avait perdu son aspect glacial. Des odeurs de viandes cuites les accompagnaient :

– Voici Esteban, présenta Fiora. Il est tout à la fois mon écuyer, mon secrétaire, mon mentor et mon garde du corps. Et voici Denis Mercier qui a bien voulu me servir de guide depuis Paris.

Le condottiere considéra les deux hommes avec intérêt. Esteban avec sa tête carrée, son nez cassé, ses cheveux drus et son corps trapu était l’image même du soldat de fortune tel qu’il aimait à en recruter. Et n’avait guère l’aspect d’un secrétaire. Quant à l’autre avec ses épaules de corsaire et son air arrogant, il sentait le militaire plus encore que son compagnon...

– Pour connaître si bien les chemins, tu es de par ici ? demanda-t-il à Mortimer qui, sans se soucier de formules de politesse excessives, répondit paisiblement :

– Non. Je suis du Berry mais j’ai beaucoup voyagé.

– Tant que ça ? Un bon guide peut être très précieux. Je pourrais sûrement t’employer... à moins que tu ne préfères rentrer chez toi. A qui es-tu ?

– A personne. Mais j’ai ma maison et mes habitudes et dès l’instant où ma mission est remplie...

« Le diable m’emporte, pensa Campobasso, si ce géant n’appartient pas à la fameuse Garde Ecossaise du roi Louis ? En ce cas, la belle cousine pourrait être... une messagère ? » Et comme des valets entraient portant bassins, aiguières et serviettes, immédiatement suivis de Galeotto qui avait fait quelque toilette, il déclara :

– Passons nous laver les mains, ma belle cousine et puis à table !

– Tu pourrais me présenter ! grogna Galeotto dont la figure, rasée de frais, montrait quelques estafilades.

– C’est trop juste. Donna Fiora, voici le seigneur Jacopo Galeotto, de Milan, qui commande avec moi le corps des Lombards de Mgr le duc de Bourgogne. Donna Fiora Beltrami, de Florence.

– Ah Florence ! soupira le capitaine avec âme, je l’ai visitée, jadis quand le duc Galeazzo-Maria Sforza et la duchesse Bona sont allés visiter les seigneurs de Médicis ! Quelle fête nous avons eue ! Quelles belles joutes ! Quels vins ! Quelles femmes... C’était en...

– En 1471, il y a quatre ans, dit Fiora avec un sourire en voyant s’éclaircir sous cette précision qui affirmait sa qualité de Florentine le visage un instant soucieux de Campobasso. Votre duchesse Bona était bien belle ! Mon père a eu l’honneur de danser avec elle...

Et l’on prit place à table en évoquant la splendeur du Magnifique pour le plus grand plaisir de Fiora, heureuse de pouvoir parler de sa ville bien-aimée, de cette Florence qui lui avait fait tant de mal et dont, pourtant, l’image et le souvenir ne quitteraient jamais son cœur...

Deux heures plus tard, debout dans l’embrasure de la fenêtre étroite de la chambre où on l’avait conduite, Fiora attendait Campobasso. Elle savait qu’il viendrait car il n’y avait pas à se tromper sur le regard appuyé qu’il avait eu, tout à l’heure, en lui baisant la main pour un « bonsoir » hypocrite. Elle y était résignée car Commynes, sur l’ordre du roi, lui avait tracé, du condottiere napolitain, un portrait à l’acide d’une extraordinaire fidélité. Elle savait sa propre situation ambiguë et aussi qu’elle avait affaire à un homme emporté et sans patience. Si elle se refusait après l’avoir si bien ensorcelé, elle risquait de le subir de force. Mieux valait lui laisser croire encore qu’elle était séduite : elle n’en aurait que plus de puissance...

Mais elle n’avait pas voulu se coucher et c’est debout qu’elle l’attendait. Le lit à courtines rouges, datant du siècle précédent et au moins assez vaste pour quatre personnes, que l’on avait ouvert, demeurerait vide aussi longtemps qu’elle le désirerait. Son orgueil, en effet, refusait de recommencer les prémices de la scène affreuse vécue chez Pippa, dans le bordel du quartier Santo Spirito : la fille offerte plus qu’à demi nue, telle une venaison sur un plat-Autour de ses épaules qui frissonnaient malgré elle, comme si l’on eût été en plein hiver, elle serrait une écharpe. Elle n’avait pas peur pourtant. Campobasso allait être le troisième homme à posséder son corps, après Philippe et l’affreux Pietro. L’un lui avait apporté l’éblouissement de l’amour comblé, l’autre l’horreur d’un viol sadique dont elle gardait le souvenir épouvanté. Entre ces deux extrêmes, Campobasso n’avait guère de chance de laisser une trace quelconque. Elle l’attendait avec l’indifférence qui devait être celle d’une courtisane car elle acceptait de jouer ce rôle. Son corps était le piège tendu en vue de la perte d’un prince. Il fallait engluer le condottiere assez fortement pour le détacher entièrement du Téméraire. Néanmoins, c’était une chance – et Fiora l’admettait volontiers – que l’homme ne soit pas dépourvu de séduction.

A Florence... un siècle plut tôt, Démétrios lui avait promis de l’armer pour les combats à venir et il avait tenu parole. Un soir, sur le bateau qui les avait conduits en Provence, il avait dessiné pour elle un corps masculin en lui indiquant les zones érogènes. Il l’avait fait avec la froideur et le détachement d’un professeur d’anatomie en face d’une élève et celle-ci avait reçu son enseignement dans le même esprit...

– Dans certains pays d’Afrique et d’Orient, les filles sont éduquées dès le jeune âge en vue des plaisirs de l’homme, lui dit-il alors, et ce n’est pas une mauvaise chose car le pouvoir de la femme s’en trouve renforcé. Même une créature aussi belle que toi peut avoir besoin d’être initiée. Tu n’en seras que plus redoutable.

En outre, le Grec avait composé pour elle un parfum dont il lui avait recommandé de se servir avec modération et uniquement dans certaines circonstances.

– Les femmes de harem en usent pour exciter les sens de leur seigneur et maître mais, avait ajouté Démétrios avec une satisfaction d’inventeur, je lui ai apporté quelques perfectionnements.

Ce soir, pour la première fois, Fiora en avait mis. Très peu, juste, du bout du doigt, une goutte derrière l’oreille et une entre les seins. C’était peu mais elle avait tout de même l’impression d’embaumer comme une cassolette allumée. Elle en tirait plus d’assurance, sans doute, mais aussi la bizarre impression d’avoir changé de personnalité, d’être en train de se dédoubler en quelque sorte. Son âme s’éloignait un peu d’un corps dont elle allait pouvoir contrôler froidement les réactions et le comportement...

Au-dehors s’éteignaient les bruits de cette ville inconnue. Les feux qui mettaient un reflet rougeâtre au plafond de la chambre étaient ceux des postes de garde échelonnés sur les remparts et au long de la Moselle. Les cris que se renvoyaient les sentinelles étaient en dialecte lombard, si proche du toscan que la jeune femme ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du plaisir... La cité luxembourgeoise, muette et noire au fond de la nuit, disparaissait complètement. Les troupes qui l’occupaient lui imposaient ainsi leur propre couleur...

La porte, en s’ouvrant, grinça légèrement. En dépit de son courage, Fiora sentit un frisson glacé courir le long de son dos. L’instant difficile était venu, l’instant où il fallait, plus que jamais, demeurer maîtresse d’elle-même...

De l’ombre se détacha une ombre plus dense que le reflet lointain de la veilleuse effleura à peine :

– Vous n’êtes pas encore au lit ? fit Campobasso. Ne saviez-vous pas que... j’allais venir ?

– Si fait... mais je ne me couche jamais pour attendre une visite. Ce serait me placer en état d’infériorité...

– Il y a visite et visite et je n’ai pas conscience que ma présence dans cette chambre en soit une... J’espérais...

Elle lui fit face brusquement, les yeux chargés d’éclairs.

– Quoi ? Me trouver dans ce lit, nue et les jambes écartées, n’attendant que votre bon plaisir ?

– Par San Gennaro ! Quelle violence soudaine ! Ne pouvons-nous reprendre notre conversation de tout à l’heure là où nous l’avions laissée ? Souvenez-vous ! J’allais vous prendre dans mes bras...

Elle s’attendait à une réaction brutale et il n’en était rien. Sa voix n’était au contraire que douceur et prière. Il était si près d’elle que Fiora pouvait entendre sa respiration courte et retint un sourire de triomphe : se pouvait-il qu’elle l’eût enchaîné si vite, alors même qu’il n’avait rien reçu d’elle sinon le droit de baiser sa main ? Le fauve était-il déjà rendu à sa merci ? Elle eut la tentation de l’éprouver en le renvoyant avec hauteur mais une phrase de son cher Platon délaissé depuis des mois lui revint en mémoire : « Donne et tu recevras... »

– Eh bien qu’attendez-vous ? fit-elle avec un sourire provocant. Ou bien... préférez-vous me déshabiller d’abord ?

Elle sentit frémir les mains qu’il posait déjà sur sa taille. Puis elles remontèrent, caressèrent sa gorge au passage, saisirent le décolleté de la robe et tirèrent... L’étoffe se déchira jusqu’à la taille mais, déjà, Campobasso serrait Fiora contre lui, enfouissait son visage dans la masse des cheveux noirs dénoués, couvrant son cou de baisers dévorants puis s’emparait de ses lèvres avant de l’emporter jusqu’au lit où il acheva de réduire sa robe à l’état de haillons avant de se jeter sur son corps dénudé... comme une bête assoiffée sur un ruisseau frais.

Emportée dans un ouragan de caresses et de baisers, Fiora, la première explosion de brutalité passée, découvrit que ce fauve pouvait être un amant passionné, et sachant jouer d’un corps féminin avec brio. Elle attendait un soudard, elle eut un amoureux. Elle avait cru pouvoir garder la tête froide mais, trahie par ses sens, elle dut laisser à plusieurs reprises le plaisir la rouler dans sa vague brûlante. Et la nuit allait vers sa fin quand le sommeil, à son tour, la vainquit et lui fit oublier que si elle avait, elle aussi, remporté une victoire, celle-ci ressemblait beaucoup à une victoire à la Pyrrhus.

L’oreille collée derrière la porte de la chambre, le page Virginio, ses dents plantées dans son poing et défaillant presque de rage impuissante, avait compté toutes les plaintes, tous les soupirs, tous les râles que le jeu ardent de l’amour avait arrachés à ce couple invisible...

Quand les tambours de la diane sonnèrent le réveil des soldats, Campobasso, trop entraîné aux combats de Vénus pour qu’une nuit d’amour l’ensevelît dans le sommeil au point de l’empêcher d’entendre, glissa du lit en prenant soin de ne pas éveiller Fiora, passa sa chemise et ses chausses puis gagna la grande salle où l’attendait déjà Salvestro, son écuyer.

-Va me chercher les deux hommes qui accompagnaient hier donna Fiora ! ordonna-t-il tout en dévorant un quignon de pain resté sur la table. Puis tu amèneras une vingtaine de soldats dans l’escalier.

Esteban et Mortimer furent là presque aussitôt. L’inquiétude avait tenu le Castillan éveillé toute la nuit ; quant à l’Écossais, il était habitué lui aussi à s’éveiller avec le jour.

– Vous allez pouvoir rentrer chez vous, leur dit Campobasso. Donna Fiora n’a plus besoin de vos services.

– Pardonnez-moi, monseigneur, fit Esteban dont le visage venait de se fermer, mais je suis à son service depuis longtemps et, si elle n’a plus besoin de moi, c’est à elle de me le signifier ! Jamais je ne la quitterai de mon plein gré... ou sur un ordre étranger !

– J’ai reçu, moi aussi, l’ordre de veiller sur elle, dit tranquillement Mortimer, et j’ai pour habitude d’aller toujours jusqu’au bout de mon devoir.

– Un grand mot pour un guide. Tu étais chargé de la conduire jusqu’à moi ? Eh bien voilà qui est fait ! Tu peux partir.

– Vous m’avez mal compris : je dois la conduire partout où elle souhaitera se rendre. Elle aura encore besoin de moi.

– Inutile de jouer au plus fin avec moi, je sais qui tu es : l’un des gardes écossais du roi de France. Alors écoute ceci : tu vas retourner vers ton maître et tu le remercieras grandement pour le beau cadeau qu’il m’a envoyé. Tu ajouteras que j’espère, un jour, pouvoir lui en marquer ma gratitude... lorsque donna Fiora sera devenue la comtesse de Campobasso. Va à présent ! Quant à toi, ajouta-t-il à l’adresse d’Esteban, tu as entendu : je vais épouser ta maîtresse et je peux t’assurer que je saurai la défendre de tous périls. Je te conseille de suivre ton compagnon.

– Et si je refuse ? grogna le Castillan qui sentait monter sa colère.

– C’est tout simple : avant une heure tu seras pendu.

– Je n’ai pas envie, moi non plus de repartir, articula Mortimer. Où alors, allez chercher donna Fiora. D’elle j’accepterai un ordre...

Il avait tourné les yeux vers Esteban et celui-ci lut sans peine que la Bourrasque était sur le point de se déchaîner. Entre eux deux, le condottiere désarmé ne pèserait pas lourd... Mais Campobasso soupirait d’un air excédé :

– Dieu que vous êtes fatigants !

Il frappa dans ses mains et, aussitôt, une vingtaine d’hommes armés pénétrèrent dans la salle :

– Vous n’aurez pas le dernier mot avec moi. Partez tranquillement et séparons-nous bons amis. Mes hommes vous donneront quelques vivres pour la route... et vous pourrez vous partager ceci.

Il détacha la bourse attachée à sa ceinture et la lança vers les deux hommes mais aucune main ne se tendit pour la saisir et son contenu se déversa sur les dalles. A nouveau l’Ecossais consulta son compagnon du regard puis, haussant les épaules, déclara :

– Partons ! Je ferai vos commissions à mon supérieur... toutes vos commissions !

– Parfait ! On va donc vous accompagner hors des portes de la ville.

Mortimer et Esteban partirent sans se retourner, suivis par les soldats. Salvestro fermait la marche. Quand ils eurent disparu, Campobasso se mit en devoir de récupérer les pièces d’or qui avaient roulé à terre, les remit dans la bourse qu’il fit sauter dans sa main avec satisfaction tout en se dirigeant vers la chambre.

Fiora dormait toujours dans la masse brillante de ses cheveux en désordre qui sertissaient son corps charmant.

Le comte la contempla un instant puis, ôtant ses vêtements, il se glissa auprès d’elle et, appuyé sur un coude, il se mit doucement à la caresser. Elle gémit, sans ouvrir les yeux, s’étira pour mieux s’offrir à la main qui glissait sur elle, dispensatrice d’un plaisir dont elle sentait déjà la chaleur monter au creux de ses reins. Quand elle commença à se tordre avec une plainte heureuse, il entra en elle pour la rejoindre dans le spasme suprême…

CHAPITRE IX L’ARRESTATION

Durant trois jours et trois nuits, Campobasso et Fiora demeurèrent enfermés dans le double isolement de leur chambre et des rideaux du lit. Seul Salvestro franchissait, deux fois le jour, la porte de celle-ci pour apporter des repas mais sans jamais rien voir de ce qui se passait derrière ceux-là. Galeotto avait été chargé d’assurer le commandement et de veiller à l’ordre dans Thionville. Il s’en acquittait avec hargne, serrant les poings quand il lui arrivait de tourner les yeux vers certaine fenêtre close où il imaginait bien qu’on ne faisait point pénitence.

Ces heures ardentes, Fiora les vécut entièrement dans les bras de son amant. Il la gardait contre lui pour dormir, pour la faire manger et boire et quand, au bout de vingt-quatre heures, elle réclama un bain, la porta lui-même dans le bassin que le vieil écuyer avait rempli d’eau fraîche, la lava, la sécha sans cesser de lui prodiguer caresses et baisers. Quand il ne lui faisait pas l’amour, il la regardait avec émerveillement, touchait ses paupières, ses lèvres, son cou, ses seins, ses pieds et ses mains, et lui murmurait des mots d’amour qu’elle ne comprenait pas toujours.

Jamais la jeune femme n’avait imaginé qu’elle allait allumer pareille passion. Cet homme n’était jamais comblé, jamais rassasié et la possession, au lieu d’apaiser ses sens, semblait les exaspérer et décupler son désir au point, parfois, d’effrayer Fiora. Il dormait peu et ne la laissait lui échapper dans le sommeil que durant de courts laps de temps : une heure ou deux après quoi elle le retrouvait plus affamé d’elle que jamais :

– Tu es à moi pour toujours, lui dit-il un soir en la serrant à l’étouffer. Je ferai de toi ma femme...

Prise de court par cette déclaration inattendue, elle choisit le parti de rire.

– Tu veux m’épouser ? ... et je ne sais même pas ton prénom...

– Cola... ici, on dit Nicolas comme le jeune duc que j’ai perdu et que j’aimais servir. Mais je ne veux de toi d’autres mots que d’amour.

– Je ne crois pas avoir dit que je t’aimais ? Seulement que tu me plaisais...

– Qu’importe si ta bouche ne le dit pas ! Ton corps, lui, le crie sans cesse, ton corps qui m’appelle, ton corps que je fais chanter, vibrer, crier même. Cela vaut toutes les fadaises des poètes. Et d’ailleurs tu m’aimes déjà sans même t’en rendre compte...

– Peut-être, mais tant que je ne m’en rendrai pas compte, je ne t’épouserai pas...

Nouant ses poings dans ses cheveux il lui tira cruellement la tête en arrière :

– Tu en aimes un autre ? Dis-moi ! Est-ce que tu aimes un autre homme ? Allons, réponds !

Emporté par une fureur subite, il planta ses dents à la naissance de son cou. Les yeux soudain pleins de larmes, Fiora poussa un cri de douleur...

– Pourquoi serais-je ici... si c’était le cas ?

Il la lâcha, vit que des larmes coulaient et que sa peau portait une marque rouge...

– Pardon ! pardon mon amour ! ... Je deviens fou... Tu brûles mon sang et tu me donnes des joies que je n’ai jamais connues avec aucune femme. Et toi, dis-moi... un autre homme t’a-t-il jamais donné autant de plaisir ? Dis-moi ! Je veux savoir...

– Non, murmura Fiora en pensant qu’elle ne mentait qu’à peine car sa nuit de noces avait été brève auprès de ce déchaînement de passion, de cette orgie d’amour qu’elle vivait et qui l’épuisait mais qui, curieusement, lui rendait toute sa présence d’esprit.

Elle avait pleinement conscience de la dualité existant entre sa tête et un corps dont elle ne pouvait contrôler les réactions. Et sa tête lui disait qu’elle n’aurait plus jamais besoin d’utiliser le parfum de Démétrios dont la senteur avait disparu depuis des heures et que Campobasso était bel et bien son prisonnier. Entre elle et un duc dont d’ailleurs le service lui plaisait moins qu’il ne l’avait cru, le condottiere n’hésiterait pas... mais tandis qu’il léchait la petite blessure de son épaule, Fiora pensa, repue d’amour, qu’elle aimerait voir s’achever cette claustration à deux que rien ne semblait susceptible de faire cesser.

Pourtant, au matin du quatrième jour, le vantail de la porte retentit des coups que lui portait un gantelet de fer. En même temps, la voix rude de Galeotto braillait :

– Sors d’ici... Cola ! Il faut que je te parle et c’est urgent !

Campobasso s’arracha du lit nu, traversa la chambre et courut ouvrir. Il reçut en plein visage le regard furieux de son ami.

– Que se passe-t-il ?

– Le page a disparu !

– C’est cela ta nouvelle ? Qu’il aille au diable et que...

– Non. Ce n’est pas seulement cela : le duc Charles est à son château de Soleuvre, à douze lieues d’ici. Que crois-tu qu’il va se passer si ce damné Virginio est allé lui raconter que tu délaisses ton commandement parce que tu ne peux plus t’arrêter de baiser une espionne du roi de France ?

La main de Campobasso fila comme un serpent jusqu’à la gorge de son compagnon qu’elle serra furieusement :

– Je t’interdis de parler ainsi, tu m’entends ? Elle sera ma femme !

– Alors, si tu veux qu’elle vive assez longtemps pour ça, tu ferais bien de la renvoyer d’où elle vient ! rugit Galeotto en s’arrachant à la poigne de son ami.

– Jamais je ne la renverrai !

– Alors mets-la à l’abri mais fais quelque chose. Le gamin a dû partir dans la journée d’hier...

Le comte réfléchit un instant puis grogna :

– Tu as peut-être raison. Envoie-moi Salvestro et donne l’ordre qu’on cherche une litière et que l’on prépare une escorte : dix hommes !

– A quoi penses-tu ?

– Je vais la faire conduire à Pierrefort !

– En plein pays lorrain donc en pays ennemi ? Tu es fou ?

– Justement. Le Téméraire n’ira pas la chercher là si ce sale petit bougre est allé me dénoncer. Pierrefort m’appartient toujours comme nous appartiennent toujours les villes que ce jeune imbécile de René II nous a laissé occuper.

L’heure qui suivit fut difficile pour Fiora. Non que les projets de son amant lui déplussent particulièrement – car elle était prête à n’importe quoi pour dormir une grande nuit tranquille – mais les choses se gâtèrent quand il lui avoua qu’il avait renvoyé ses compagnons de route. Il dut faire face à une fureur tout italienne qui le stupéfia quelques instants.

– De quel droit t’es-tu permis de renvoyer mes serviteurs ? criait-elle. Parce que tu as couché avec moi, tu t’imagines que tu peux tout faire, tout détruire de ce qui est ma vie ? Esteban m’est attaché depuis longtemps et tu l’as renvoyé comme un valet indélicat ! Je ne te pardonnerai jamais et je refuse de rester ici plus longtemps !

– Calme-toi, je t’en supplie. Tu vas partir, je viens de te le dire...

– Sans doute, mais pas comme tu l’entends ! Si tu crois que je vais me laisser enfermer dans ton château, tu te trompes lourdement. Fais-moi seller un cheval et adieu !

– Tu es folle ! Où iras-tu...

– A présent que je n’ai plus de guide ? Je vais te surprendre : j’irai rejoindre le duc de Bourgogne !

– Il te fera pendre !

– Crois-tu ? M’as-tu fait pendre, toi, quand je suis arrivée, parfaite inconnue et même un peu suspecte ? Non. Tu m’as mise dans ton lit et j’ai accepté car je te croyais un homme. Mais tu es là à trembler comme un gamin parce que, peut-être, ton page est allé te dénoncer. Le Téméraire me paraît d’une autre envergure... et ce pourrait être amusant d’essayer de le séduire.

Envahi d’une rage soudaine, il la prit à la gorge :

– Sale petite putain ! Tu en as assez de moi, n’est-ce pas ? Un lit princier serait plus intéressant que le mien ? ... Mais je ne te laisserai pas faire. Je t’ai dit que je voulais te garder et je te garderai !

– Tu... garderas mon cadavre... alors ! souffla-t-elle à demi étranglée.

Comprenant qu’il était en train de la tuer, Campobasso la lâcha mais ce fut pour l’expédier à terre d’une bourrade :

– Tu feras ce que j’ai dit ! Lève-toi et habille-toi... si tu ne veux pas que je te fasse habiller par mes hommes...

Elle se releva en effet mais ce fut pour lui éclater de rire au nez :

– Voilà qui serait amusant ! Bonne idée ! Appelle donc tes hommes ! Quelques archers en guise de chambrières, cela peut être drôle...

L’absurde défi le calma net mais réveilla son ardeur. D’un geste brutal il la saisit dans ses bras, la poussa contre l’une des colonnes du lit et la prit debout avec tant de violence qu’elle cria de douleur.

– Ne me pousse pas à bout, Fiora ! Jamais je n’accepterai de te perdre, tu entends ? Je veux pouvoir te posséder encore et encore chaque fois que j’en aurai envie et pour cela il faut que je te cache, que je t’éloigne du danger. Si le duc ordonnait ta mort, je serais capable de le tuer... Je t’aime, comprends-tu ? Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! ...

– Que vas-tu faire ? demanda-t-elle un moment plus tard tandis qu’avec des gestes redevenus caressants il l’aidait à s’habiller.

– Dès que tu auras quitté Thionville, je partirai pour Soleuvre et je verrai le duc sans attendre qu’il m’appelle. Je lui dirai à quel point je tiens à toi et aussi que je veux faire de toi ma femme. Il n’osera plus, dès lors, s’en prendre à toi. Il a trop besoin des troupes que je commande. Alors, je t’enverrai chercher et nous nous marierons...

– Pourquoi ne pas le quitter au lieu de braver sa colère ? Pars avec moi !

Il hésita, visiblement tenté car la pensée de voir s’éloigner de lui, même pour peu de temps, cette femme adorable le déchirait mais il fallait bien, enfin, que la raison reprît ses droits...

– Je ne peux pas, avoua-t-il. J’ai à payer mes hommes et le duc me doit de l’or...

– Un autre t’en donnerait peut-être davantage ? ...

– Je sais... et il se peut que j’y vienne un jour. Mais pour l’instant, j’entends recevoir mon dû. Le Téméraire a envoyé en Lombardie le Grand Bâtard Antoine, son demi-frère et son meilleur capitaine, pour ramener des mercenaires. J’entends que les miens soient payés avant ces nouveaux venus...

Fiora n’insista pas. Une idée lui venait : elle allait se laisser conduire où il l’avait décidé. De là elle trouverait sûrement un moyen de s’enfuir et, s’il tenait à elle autant qu’il le disait, Campobasso abandonnerait tout pour la rejoindre...

Une heure plus tard, étendue sur les coussins d’une litière un peu antique mais solide et dont les rideaux de cuir fermaient hermétiquement, Fiora quittait Thionville dont elle n’avait pratiquement rien vu et traversait le camp planté au bord de la Moselle pour tous les soldats qui n’avaient pas trouvé place dans la ville. Salvestro, indifférent à son ordinaire, chevauchait auprès d’elle cependant qu’une escorte de dix hommes partagée en deux groupes précédait et suivait l’attelage. Par précaution, les hommes d’armes portaient, au lieu du tabard vert à croix de Saint-André blanche qui était de Bourgogne, la cotte d’armes à la double croix de Lorraine... On prit la direction du sud à vive allure. Il fallait couvrir dans la journée la petite vingtaine de lieues qui séparaient la ville luxembourgeoise du château lorrain de Campobasso. Quitte à arriver au cœur de la nuit, le condottiere préférant de beaucoup que cette arrivée se fît dans l’obscurité.

Bâti au siècle précédent par Pierre de Bar, le château de Pierrefort, baptisé selon son géniteur, dressait ses murailles sur un éperon dominant un vallon encaissé qui formait une voie naturelle entre le Barrois et la Moselle. C’était un pentagone d’environ vingt mille mètres carrés défendu par quatre tours représentant chacune un échantillon de l’architecture militaire de l’époque : une tour carrée, une tour ronde, une tour à bec et enfin une grosse tour octogone : le donjon. C’était cette tour que la colère du duc René II avait à demi détruite mais le château n’avait que peu souffert de l’incendie[xi]. Donnant, au nord et à l’est, sur un ravin abrupt, il était bordé, au sud et à l’ouest, par de larges et profonds fossés qu’enjambait un pont dormant sur lequel venait s’abattre le grand pont-levis. Une première ligne de défense, faite de palissades et d’échauguettes de bois qui avaient brûlé en partie, précédait les fossés. C’était à la fois un ouvrage d’art et une puissante forteresse où Campobasso gardait une garnison d’une vingtaine d’hommes sous le commandement d’un de ses fils...

Mais Fiora ne vit rien de ces abords, pas plus d’ailleurs que de la route suivie car, sans souci des cahots de la litière sur le chemin raboteux, elle dormit comme une souche tout au long du voyage et n’ouvrit les yeux qu’au

1. Pierrefort est encore debout en partie, mais il renferme une exploitation agricole qui ne l’améliore pas.

bruit apocalyptique du pont-levis qui s’abaissait et de la herse que l’on relevait. La troupe passa sous l’arc brisé de la porte, pénétra dans une cour immense qu’éclairaient mal quelques pots à feu et s’arrêta enfin devant l’entrée d’un beau logis dont les fenêtres étaient élégamment sculptées et portaient sous le gable les armes des anciens seigneurs de Bar.

Un jeune homme qui ressemblait à Campobasso, vêtu de cuir sous une cotte de mailles brillantes, se tenait debout sur le seuil.

– Salut à toi, Salvestro, vieux brigand ! cria-t-il joyeusement. Tu as bien failli recevoir quelques carreaux d’arbalète avec tes cottes lorraines. En voilà une idée ?

– La Bourgogne n’est pas en odeur de sainteté. C’était plus prudent...

– Et quel bon vent t’amène ?

– Un vent qui va te remporter, messire Angelo. Ton père te réclame et m’envoie tenir Pierrefort à ta place.

– Dis-tu vrai ? Je vais enfin quitter ce nid de hiboux et revoir la guerre ? Vive Dieu ! Voilà des jours que j’attends ça !

Les deux hommes s’embrassèrent, se bourrèrent de quelques coups de poing en riant puis Angelo demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a dans cette litière ?

– Le précieux trésor de ton père. Celle qui sera bientôt la dame de ces lieux : ta future belle-mère, quoi !

Ouvrant les rideaux de la litière, il offrit la main à Fiora pour l’aider à descendre. Mal réveillée, la jeune femme clignait des yeux dans la lumière des torches que tenaient deux valets.

-Sommes-nous arrivés ? demanda-t-elle.

-Oui, madonna. Voici messire Angelo qui est l’aîné des fils de Mgr Cola.

Mais, déjà, le jeune homme s’inclinait, avec une grâce inattendue chez un homme vêtu d’acier et s’emparait de la main de la jeune femme.

– Il n’y a qu’un instant, je croyais être heureux de m’éloigner d’ici, belle dame. Mais voilà que l’envie m’en passe puisque vous allez rester alors que je m’en vais !

– Merci de votre accueil, messire ! Je n’espérais pas rencontrer un galant homme dans cette forteresse...

– Moi non plus, fit Salvestro goguenard. Tu as fait des progrès dans l’art de parler aux dames, gamin. Quant à la guerre, n’y compte pas trop ! Le duc Charles qui est à Soleuvre a dépêché, paraît-il, messire Hugonet, son chancelier, à Vervins pour y discuter de la paix avec les envoyés du roi de France.

Toute gaieté s’effaça du visage du jeune homme :

– La paix ? Le Téméraire veut la paix avec son plus mortel ennemi ? C’est à n’y pas croire ! Le Français lui a repris la Picardie et ses troupes ont attaqué le nord de la Franche-Comté depuis la fin de la trêve, en mai.

– Il a d’autres chats à fouetter et préfère sans doute tenir Louis XI à distance même au moyen d’une paix boiteuse. On dit qu’à l’appel du duc René de Lorraine, les Suisses et les Alsaciens sont entrés aussi dans la Franche-Comté qu’ils ravagent. Après tout, tu pourrais bien l’avoir quand même, ta guerre ! acheva-t-il avec un sourire narquois.

-Tout cela est fort intéressant, messieurs, dit Fiora avec un sourire qui corrigea son rappel à l’ordre, mais j’aimerais assez entrer dans cette maison... et souper si possible ?

– Pardonnez-nous, fit Angelo, vous avez mille fois raison. Mais vous arrivez bien car j’ai chassé tout le jour et j’allais me mettre à table.

– Vous pouvez chasser alors que cette forteresse bourguignonne en pays lorrain doit être en péril continuel ?

– Nous ne sommes pas vraiment en Lorraine mais à la frontière du duché et de la France. Comme cette frontière n’est pas très bien délimitée, je vis à peu près tranquille mais vous le serez plus encore si nous sommes en paix avec Louis XI... Et le duché ne bouge pas. René II a rejoint le roi. Mais entrons !

En pénétrant dans le logis, Fiora découvrit que l’on pouvait être homme de guerre et homme de goût. Des tapis et de grandes tentures brodées habillaient la salle où ne manquaient ni les meubles, ni les coussins, ni les beaux objets. Elle en fit compliment à son jeune hôte ajoutant que Thionville, cependant ancien château ducal, n’offrait rien de comparable.

– Mon père ne fait qu’y passer. Il s’en accommode simplement. Ici, c’est chez lui, comme d’ailleurs à Ainvelle-aux-Jars, non loin de Neufchâteau où il ne va guère, se contentant d’y maintenir mon frère et un bailli chargé de récupérer les impôts mais où le château mériterait qu’on fît quelques aménagements. Vous vous en chargerez sans doute puisque vous allez devenir son épouse ? Ce dont je me réjouis sincèrement...

Fiora fit honneur au souper de poissons et de venaison qu’on lui servit et se déclara ensuite satisfaite de la chambre que l’on venait de préparer pour elle, une pièce agréable avec ses rideaux à grands ramages et la tapisserie mille fleurs qui enjolivait le panneau faisant face aux fenêtres... Celles-ci, malheureusement, donnaient sur la seule cour comme les autres fenêtres du logis.

La jeune femme s’y enferma à clé, craignant que ce jeune homme, qui la contemplait avec un plaisir évident, ne voulut vérifier par lui-même les charmes dont son père se voulait captif. Mais personne ne vint frapper et elle s’en trouva grandement soulagée.

Livrée à elle-même pour la première fois depuis des jours – et surtout des nuits ! -, Fiora employa une grande partie de celle-ci à réfléchir. Ayant dormi toute la journée, elle n’avait plus sommeil et se retrouvait l’esprit clair pour faire face à une situation tout à fait inattendue. En arrivant à Thionville, elle espérait plaire à Campobasso, sans doute, mais de façon paisible, se l’attacher peu à peu et l’amener doucement là où Louis XI voulait le voir venir : abandonner la cause du Téméraire et rentrer en France avec elle, en emmenant, bien sûr, ceux de ses soldats qui lui étaient attachés. Le tout avec l’appât d’une honnête quantité d’or...

Cela aurait pu, aurait dû marcher si deux facteurs nouveaux ne s’étaient présentés : d’abord la présence de Galeotto, de ses hommes d’armes et d’une partie de l’armée bourguignonne dans la cité luxembourgeoise : ils auraient empêché Campobasso de partir par tous les moyens. Ensuite la passion insensée qu’elle avait allumée dans le cœur et dans les sens du condottiere. Violente, exclusive, voire dangereuse, elle avait joué dans le sens contraire de ce qu’espérait Fiora : au lieu de la suivre, Campobasso n’avait plus pensé qu’à une chose : garder pour lui seul celle qu’il aimait, la cacher le temps qu’il le faudrait puis l’épouser au grand jour : tout cela sans quitter pour autant le clan bourguignon. D’ailleurs, si la paix avec la France était faite, sa trahison ne serait que de peu de prix et le priverait des grands avantages offerts sans doute par un prince lancé à la conquête d’un royaume. Et maintenant, Fiora se retrouvait au cœur d’un pays inconnu, enfermée dans un château fort sans aucune possibilité d’assistance pour en réchapper. Privée de l’astuce d’Esteban et de la force prodigieuse de Mortimer ainsi que de leur courage à tous les deux, elle était presque désarmée car elle se voyait mal tentant sur le vieux Salvestro une entreprise de séduction dans l’espoir de se faire ouvrir la porte.

Où se trouvaient-ils, à cette heure, le Castillan et l’Ecossais ? Campobasso les avait fait reconduire, d’après ce qu’il en avait dit, à une lieue de Thionville. On ne leur avait restitué leurs armes qu’à ce moment-là et ceux qui les accompagnaient avaient pu les voir s’éloigner en direction de la France. Y étaient-ils déjà arrivés et les choses s’étaient-elles passées comme on le lui avait raconté ? Leur avait-on « vraiment » rendu leurs armes ou bien les avait-on égorgés sans plus de façon ? Fiora connaissait assez son amant, à présent, pour savoir que tout était à redouter de son génie tortueux...

S’il n’en était rien – et elle l’espérait de tout son cœur -Douglas Mortimer devait être en train de revenir à bride abattue vers son roi pour lui rendre compte de sa mission. Mais Esteban ? Etait-il parti avec lui dans l’espoir de ramener un quelconque secours ? Fiora en doutait un peu. Le Castillan lui était attaché. En outre, pour rien au monde, il n’eût transgressé un ordre de Démétrios et celui qu’il en avait reçu était formel : veiller sur Fiora en tout temps et en toutes occasions. Peut-être n’était-il pas si loin qu’on le pensait ? ... En tout cas, une chose était certaine : il fallait parvenir à sortir d’ici, coûte que coûte. Peut-être alors, apprenant qu’elle lui avait échappé, Campobasso se lancerait-il à sa recherche, privant ainsi le Téméraire d’un de ses meilleurs capitaines ? De toute façon, elle ne voulait plus être le jouet de cet homme et revivre ces jours et ces nuits qu’elle ne pouvait même plus évoquer sans honte : elle s’était conduite comme une courtisane sans doute, s’y étant d’ailleurs préparée mais le pire est qu’elle y avait pris plaisir. Elle avait découvert qu’elle pouvait aimer les jeux de l’amour sans en éprouver le sentiment, tout comme un garçon, et qu’un parfait inconnu, s’il était habile, saurait faire vibrer ses sens et lui faire oublier un instant qu’elle était autre chose qu’une chair avide de jouissances.

Et ce fut en pensant à sa prochaine évasion qu’elle finit par s’endormir, si profondément même qu’elle n’entendit pas, au petit matin, le jeune Angelo partir avec l’escorte qui l’avait amenée.

Quand il eut quitté le château, Salvestro fit baisser la herse et relever le pont-levis. Puis, jetant un rapide coup d’œil à la fenêtre derrière laquelle dormait cette femme qui avait envoûté son maître, il esquissa un sourire, haussa les épaules et s’en alla inspecter les quartiers et les armes des hommes chargés de garder la forteresse. Fiora ne le savait pas encore mais elle était prisonnière d’un vieux soldat qui ne l’aimait pas et qui ferait tout pour qu’elle comprenne bien le rôle qu’on lui attribuait : celui d’un bel objet entièrement voué au repos du guerrier et à ses plaisirs. Rien de plus !

Elle s’aperçut très vite du sort qui lui était fait. Dès le matin, constatant que, pour une fois il ne pleuvait pas et que le ciel était presque clair, elle demanda un cheval pour faire un tour dans les environs. On lui répondit alors que c’était impossible, les promenades à cheval ou à pied n’étant pas compatibles avec la défense d’une place forte frontalière. Et on lui désigna l’escalier qui, près de la porte d’entrée, montait d’un seul jet jusqu’au chemin de ronde. Mais quand elle commença à en gravir les degrés, elle entendit sonner derrière elle les pas ferrés des deux soldats chargés de l’accompagner. Et c’est escortée de leur présence vigilante qu’elle parcourut le chemin de ronde du château à pas lents, regardant à peine le paysage alentour qui cependant n’était pas sans charme, envahie qu’elle était par une sensation désagréable.

Ce fut pis encore quand, redescendant, elle s’aperçut que deux maçons étaient occupés à sceller des barreaux à la fenêtre de sa chambre sous la surveillance attentive de Salvestro. Emportée par une brusque colère, elle courut à lui :

– Qui vous a permis de faire cela ? Ignorez-vous que votre maître souhaite que je devienne son épouse.

– Soyez sans crainte : personne ne vous manquera de respect dans ce château mais, voyez-vous, je ne suis pas certain que vous ayez, vous, très envie de devenir sa femme et, comme il tient à vous, je veux être assuré que vous serez prête à le recevoir quand il le souhaitera.

– Quelle sottise ! Ne suis-je pas venue à lui de bon gré ? -Sans doute... mais dans quel but ? Parce que vous rêviez de lui depuis longtemps ? Je ne crois pas cela : vous êtes toute jeune et lui sera bientôt vieux.

– Ne savez-vous pas que je suis sa cousine ?

– C’est possible... mais ce n’est pas certain. Quant à moi, j’ai reçu mission de vous garder et je vous garderai, au besoin contre vous-même. Et croyez bien qu’il m’en coûte ! Sans vous je serais à ses côtés pour la guerre qui se prépare.

– Quelle guerre ? On est en train de signer la paix...

– Et moi je vous dis que le duc va repartir en guerre. -A la mauvaise saison ? Comme c’est vraisemblable !

– C’est sans importance pour d’authentiques soldats. Voulez-vous rentrer à présent ?

– Je me plaindrai du sort que 1 ‘on m’a fait ici !

– Mais le maître, lui, ne se plaindra pas : ce qu’il veut, c’est vous avoir dans son lit, et moi je veillerai à ce que vous n’en sortiez pas, justement, de ce lit !

Furieuse, Fiora rentra au logis en se donnant le plaisir dérisoire de faire claquer la porte derrière elle.

Et les jours, et les nuits se mirent à couler, tristes, gris, tous pareils et étouffants d’ennui. Le temps avait repris ses couleurs désolantes et l’été s’était achevé dans les grandes pluies et les vents démesurés de l’équinoxe. Pierrefort, environné de nuages et de tourbillons, ressemblait à un vaisseau dans la tempête et Fiora aimait alors à monter sur les remparts pour le plaisir violent de se laisser fouetter par les bourrasques. Elle rêvait d’être emportée par l’une d’elles et de pouvoir, comme un oiseau, voler par-dessus les créneaux pour se plonger dans la campagne détrempée comme elle eût plongé dans la mer... Mais il fallait toujours redescendre... et au logis elle étouffait.

Elle passait de longues heures assise dans la salle, au coin de l’immense cheminée où le bois brûlait tout le jour, sans rien faire, le regard perdu dans le jeu capricieux des flammes. Elle n’avait aucun moyen de s’occuper car on ne trouvait pas un livre dans ce château ni rien qui permît de broder ou d’occuper ses mains à quelque ouvrage. La nuit, Salvestro l’enfermait à clé dans sa chambre et couchait en travers de la porte pour plus de sûreté encore : Fiora pouvait l’entendre ronfler comme une toupie d’Allemagne. Entre-temps n’ayant rien à se dire, ils n’échangeaient que peu de mots. La seule péripétie notable était représentée par les nouvelles que, deux fois la semaine,

Salvestro envoyait chercher à Toul ou à l’abbaye de Domèvre quand on allait aux provisions.

Ainsi que l’avait prédit le vieil écuyer, le Téméraire avait levé son étendard violet et noir et rouvert les portes de la guerre. Après avoir envoyé, le 15 septembre, au jeune duc René un manifeste qui n’était rien d’autre que la plus belliqueuse des déclarations, il avait pris le commandement de son armée et commençait à envahir la Lorraine. Il était précédé par un premier corps de troupes aux ordres du maréchal de Luxembourg et de Campobasso qui avaient mis le siège devant Conflans-en-Jarnisy. René II était parti pour la France afin d’essayer d’obtenir l’aide de Louis XI sans y croire tout à fait puisque le roi venait de signer la paix de Soleuvre avec la Bourgogne. L’écho des combats faisait frémir le vieux Salvestro comme un cheval de bataille qui entend la trompette et le rendait plus désagréable encore s’il était possible.

Une nuit, Fiora fut réveillée par le vacarme de la herse et du pont. Il y eut le galop d’un cheval, des cris. Elle sauta à bas de son lit et enfilait sa chemise pour aller voir ce qui se passait mais n’eut qu’à peine le temps de se poser des questions. Déjà Campobasso, le casque sous le bras, son armure dégouttante et le regard étincelant était entré. Un instant ils se regardèrent en silence puis, laissant tomber son heaume et arrachant ses gantelets, il marcha vers elle...

– Il fallait que je vienne ! dit-il. Conflans se passera de moi pendant une vingtaine d’heures...

– Tu veux dire... que tu as abandonné ton poste pour venir jusqu’ici ?

– Oui... au risque de me déshonorer mais je n’en pouvais plus... J’ai besoin de toi... plus encore que de l’air que je respire. Viens m’aider à ôter cette ferraille ! J’ai deux heures environ.

Au lieu d’obtempérer, elle s’empara d’une grande écharpe pour en couvrir son trop mince vêtement, croisa les bras sur sa poitrine et s’adossa à la fenêtre :

– Non ! C’est un peu trop facile de tomber ici comme la foudre en déclarant que tu as besoin de moi ! Eh bien, vois-tu, moi, je n’ai nullement besoin de toi, aucune envie de toi et, si tu me veux, il faudra me faire violence !

Décontenancé par sa réaction, il ne sut que balbutier penaud :

– Mais... Fiora... nous nous aimons ! As-tu déjà oublié Thionville, notre chambre... et comme nous nous sommes aimés ?

-Je n’oublie rien. Toi, en revanche, tu sembles avoir perdu de vue ce que l’on doit à une femme de ma qualité. Que suis-je ici ? Une fille soumise à ton bon plaisir ? Regarde ces barreaux à ma fenêtre ! Sais-tu que je n’ai le droit de prendre l’air que sur le chemin de ronde et flanquée de deux gardes ? Sais-tu que ton écuyer couche en travers de ma porte ? ...

– N’en sois pas fâchée, je t’en supplie ! C’est moi qui ai donné ces ordres à Salvestro. Il le fallait... pour ta sûreté !

– Qu’est-ce que ma sûreté peut bien venir faire ici ?

– Il faut comprendre ! Outre que cette place n’est pas absolument sûre, je ne pouvais te laisser seule au milieu d’une garnison sans prendre quelques précautions. Je sais trop qu’aucun homme n’est à l’abri de ta beauté. Ceux d’ici sont faits comme les autres et, après boire, une fenêtre est vite escaladée... Salvestro !

Le vieux soldat apparut aussitôt. Il devait être collé contre la porte, comme d’habitude...

– Aide-moi à enlever tout ça ! lui ordonna Campobasso.

– Peine superflue, ricana Fiora car tu repartiras comme tu es venu. Je n’accepterais jamais d’être traitée comme une ribaude !

– Je te traite comme ma femme, un point c’est tout. -Vraiment ? On dit que tu l’as tuée ! Vas-tu recommencer ?

– Vous êtes bien indulgent, Monseigneur, de discuter avec cette créature, grogna Salvestro qui achevait d’ôter les pièces d’armure. Je vais vous la maintenir et vous en userez à votre plaisir...

Mais Campobasso, d’une bourrade, l’envoya balader sur le mur :

– Va me chercher du vin ! Ensuite, ferme cette porte à clé et reviens me quérir dans deux heures. Que l’on me tienne un cheval frais !

Pendant ce temps, l’esprit de Fiora travaillait. Deux heures, ce n’était pas beaucoup. Et, même, ce n’était pas suffisant... Que se passerait-il si elle réussissait à l’empêcher de repartir ? Il serait déshonoré, certes, mais de cela elle ne se souciait d’aucune façon... Et le jeu en valait comme on dit, la chandelle...

Lorsque Salvestro eut rapporté le vin et que le bruit de la clé tournant dans la serrure se fut fait entendre, elle se mit à rire. Il restait là, à quelques pas d’elle, le front soucieux, remâchant visiblement l’accusation qu’elle lui avait jetée à la tête :

– Cesse de rire ! Qui t’a dit...

– Que tu as tué ta femme ? Mais mon cher, cela fait partie de ta légende. Au surplus, cela ne me préoccupe en rien !

– Qu’est-ce qui te préoccupe alors ?

– Toi, peut-être ! Je n’aime pas être traitée comme une esclave captive mais j’aimerais assez tenir pour assuré d’être réellement ta maîtresse... dans tous les sens du terme.

– Alors, mets-moi à l’épreuve ! Commande ! J’obéirai... Mais, je t’en supplie, ne te refuse pas !

– Soit ! je consens à t’éprouver. Je t’ordonne de rester où tu es et de n’en bouger sous aucun prétexte avant que je ne te le dise.

– Que veux-tu faire ?

– Juger de ton obéissance. Tu ne bougeras pas, sinon... Lentement, très lentement, sans le quitter des yeux, elle ôta l’écharpe de ses épaules, dénoua le ruban de sa chemise et la laissa glisser à terre, puis s’étira voluptueusement en soulevant la masse lustrée de ses cheveux. Campobasso était devenu violet :

– Fiora ! implora-t-il.

– Non, tu ne bouges pas !

Sans se hâter, gracieuse et nue, elle alla jusqu’au coffre sur lequel Salvestro avait posé le vin, s’en versa un gobelet et le but à petites gorgées sans cesser de sourire à l’homme qu’elle torturait ainsi. Il tomba à genoux et cria son nom :

– Fiora ! Le temps passe ! Cesse ce jeu cruel !

– C’est vrai : tu as soif ! Attends ! ... Je vais te faire boire. Cette fois elle se détourna pour remplir la coupe d’étain mais, en même temps, prit sur le coffre son aumônière dans laquelle elle gardait son parfum ainsi qu’une petite fiole, cadeau de Démétrios, bien entendu, et qui contenait un somnifère dont elle versa deux gouttes. Ses grands cheveux formaient un abri suffisant pour que Campobasso ne vît pas ce qu’elle faisait. Enfin, élevant la coupe entre ses deux mains, elle s’approcha de lui et lui tendit le vin.

– Bois ! fit-elle doucement. Pendant ce temps, je vais te déshabiller. Ensuite... nous irons au lit !

Il avala le breuvage d’un trait puis, jetant la coupe, enleva la jeune femme dans ses bras et alla s’effondrer avec elle sur le lit qui protesta. Mais l’effet du somnifère n’était pas assez rapide pour que Fiora évitât l’assaut furieux que son amant lui infligea.

Quand il fut endormi, elle se glissa hors du lit, s’en fut rincer le gobelet avec un peu de vin qu’elle jeta par la fenêtre, en reversa dans le récipient qu’elle posa au chevet et vida le restant du pot au-dehors. La pluie faisait rage et diluerait les traces. Puis elle revint se coucher, but un peu de vin, renversa la coupe sur les draps, et fit semblant de dormir.

Naturellement, quand Salvestro entra pour rappeler son maître au devoir, il fut impossible de le réveiller :

– Il a bu comme une éponge, soupira Fiora. Il est ivre mort !

– Il est surtout ivre de fatigue. Et vous y êtes pour quelque chose... N’importe ! Il faut qu’il reparte sinon il est perdu. Aidez-moi à l’habiller !

Détournant les yeux pour ne pas voir Fiora se lever, il commençait déjà à passer les chausses au corps inerte qui émettait des grognements de protestation entre deux ronflements. A eux deux, ils réussirent à l’habiller puis Salvestro alla chercher le sergent qui commandait la petite garnison pour qu’il l’aide à enfermer Campobasso dans son armure. Cachant sa déception, Fiora les regardait faire. Elle découvrait que la pire ruse féminine était impuissante contre le dévouement aveugle d’un vieux serviteur.

Habillé et armé, le condottiere fut hissé et attaché sur un cheval que Salvestro, qui s’était équipé en un clin d’œil, prit par la bride :

– Je vais le reconduire jusqu’à ce qu’il se réveille. S’il faut aller jusqu’à Conflans, j’irai jusqu’à Conflans, dit-il au sergent.

Et, se penchant sur sa selle, il lui glissa quelques mots à l’oreille et quitta le château.

Avec un haussement d’épaules résigné, Fiora retourna se coucher dans son lit taché de vin...

Salvestro revint dans la journée. Campobasso avait repris conscience à l’aube et regagnait son camp à francs étriers, sans rien comprendre à ce qui lui était arrivé.

Cependant son escapade allait avoir, pour son orgueil, de rudes conséquences. Durant cette nuit, du secours était arrivé à Gratien d’Aguerre, le vaillant gouverneur de Conflans, en la personne de Gérard d’Avilliers, gouverneur de la ville frontière de Briey[xii] qui venait à son aide avec une partie de ses troupes. Campobasso réussit néanmoins à regagner son camp mais ce fut pour voir arriver sur ses arrières le duc René II en personne, revenu de France avec quatre cents lances (environ deux mille cinq cents hommes) placées sous le commandement de Georges de La Tremoille, qui lança sur lui cette force nouvelle augmentée d’un corps de chevaliers et d’arbalétriers lorrains. Comprenant qu’il allait y laisser la vie, le condottiere se hâta de lever le siège... et essuya l’une des plus terribles colères du duc de Bourgogne. Traité de lâche et d’incapable, Campobasso, la rage au cœur, ne put que courber le dos sous l’orage en jurant qu’il se rattraperait.

Quand la nouvelle en parvint à Pierrefort, Salvestro jeta feu et flammes et Fiora fut un instant en danger :

– II me tuera peut-être ensuite mais s’il recommence pareille folie pour vous, je jure que je vous étranglerai de mes mains ! brailla-t-il en lui mettant sous le nez deux puissantes tenailles velues capables de briser le cou d’un ours mais qu’elle considéra froidement :

– Vous me rendriez peut-être service, fit-elle. Croyez-vous que je puisse aimer ce genre de vie ?

Et, haussant les épaules, elle tourna les talons et se dirigea vers la chapelle attenante au logis. Les bâtisseurs du château avaient dû être des gens fort pieux car, outre cette chapelle, un oratoire avait été édifié entre les cuisines et le corps de garde à l’usage des serviteurs et des soldats.

Ce n’était pas la première fois que Fiora entrait dans le petit sanctuaire mal éclairé, lourdement voûté d’ogives dont personne ne prenait soin. Un autel nu, une croix de pierre et, sur les murs, des fresques en partie désagrégées par l’humidité, un vieux banc mangé des vers... c’était tout ce que l’on y voyait. Pourtant la jeune femme aimait à y venir à cause de la qualité de silence qu’elle y trouvait. Et elle restait assise de longues heures sur le vieux banc sans prier – elle en avait perdu l’habitude et n’essayait même pas de la retrouver – les mains nouées sur ses genoux, cherchant à démêler un fil clair dans l’écheveau embrouillé de sa vie naufragée.

Ce brin lumineux auquel, avec obstination, elle s’était accrochée durant tant de jours, c’était l’amour de Philippe mais cela même n’avait plus de sens puisqu’il était marié, ou remarié. Elle n’avait plus le droit de penser à lui et, malgré tout, il était toujours au fond de son cœur, comme la pointe de flèche qu’aucun chirurgien ne saurait arracher sans causer la mort du patient. Et Dieu sait si elle en souffrait parfois ! L’espérance qu’elle avait emportée avec elle en quittant Florence s’était éteinte sans parvenir à guérir l’invisible blessure qu’empoisonnait à présent le souvenir de Campobasso et des joies charnelles qu’elle en avait reçues. Que ferait-elle quand le Téméraire aurait reçu son châtiment ? Le couvent ? A aucun prix ! Le souvenir de Santa Lucia renforçait la répulsion qu’elle avait toujours eue pour la vie monastique. Rejoindre Démétrios et continuer avec lui son errance à la recherche du savoir ? Cela ne la tentait guère et d’ailleurs Démétrios n’avait pas besoin d’elle. Alors... mourir serait peut-être la meilleure solution, mais à condition que cette mort vînt la prendre sous le ciel de Florence afin que ses cendres pussent reposer dans la terre même qui recouvrait le corps du seul homme qui l’eût aimée vraiment et sans rien demander en échange : Francesco Beltrami... son père. Quant à Campobasso, jamais plus il ne la toucherait, dût-elle se tuer si c’était la seule façon de l’éviter.

Cette décision, elle la changea en serment quand on apprit ce qui s’était passé à Briey tandis que le duc Charles, à la tête du gros de son armée, descendait vers le sud pour contourner Nancy et s’attaquer à Épinal. Campobasso chargé de réduire la ville frontière s’y était attaqué avec la rage et la fureur nées de son humiliation. Briey n’avait pour garnison que quatre-vingts Allemands et ses habitants, plus la troupe que lui avait laissée René II avant de repartir quêter d’autres soldats car, ayant conscience de la faiblesse de son armée, il l’avait répartie dans ses villes principales avant de s’éloigner. L’artillerie non plus n’était pas fameuse : trois ou quatre pièces. Le condottiere avec ses six mille hommes l’emporta sans beaucoup de peine mais il se souvenait de l’aide que Gérard d’Avilliers, le gouverneur, avait apportée à Conflans. Une fois entré dans la ville qui s’était défendue courageusement et que ses soudards mettaient au pillage, il fit pendre à des arbres tous les soldats de la garnison sous les yeux de leurs chefs et surtout de Gérard d’Avilliers dont un bras avait été emporté par un boulet de canon. L’horreur submergeait la Lorraine en ce mois d’octobre tandis que le Téméraire, qui avait tourné la capitale par Custines et la Neuveville, ravageait le sud du duché qu’il voulait s’assurer avant d’attaquer Nancy. Toute la Lorraine en criait vers le ciel tandis que son peuple essayait de fuir la férocité des vainqueurs.

Du haut des remparts de Pierrefort, Fiora pouvait voir des files de paysans misérables, n’ayant plus ni toit ni foyer, traînant avec eux des enfants et des vieillards, des blessés aussi et se cherchant au moins un abri contre cette pluie qui ne cessait pas et qui grossissait rivières et ruisseaux. Certains venaient vers le château, suppliant qu’on voulût bien leur ouvrir et les secourir mais Salvestro était impitoyable et les chassait à coups de pierres et de flèches, sans se soucier de la fureur écœurée de Fiora.

– Quelle sorte de mère t’a porté, vieux misérable ! lui jeta-t-elle à la face devant ses archers. Même les loups ne tuent que s’ils ont faim. Toi et ton ignoble maître, vous tuez par plaisir parce que vous vous croyez à l’abri du châtiment...

– Mon ignoble maître ? Tu ne le trouves pas si affreux quand il te baise, sale petite putain florentine. Je sais quelle chanson tu chantes quand il te couvre. Et il y reviendra encore !

– Jamais, tu entends ? Jamais plus il ne me touchera. Sur le salut de mon âme !

– Ton âme ? ricana le vieux. Il ne lui reste plus grand-chose à perdre ! Celle d’une coureuse de routes, d’une espionne prête à faire n’importe quoi. Ote-toi de là avant que je ne perde patience.

Alors, à toute volée, elle le gifla puis lui cracha au visage avant de s’enfuir en courant, poursuivie par la voix rauque de fureur de Salvestro :

– Il va venir ! Il va venir bientôt, celui qui est ton maître et le mien, et je saurai quoi lui dire !

Haussant les épaules, elle courut s’enfermer dans sa chambre mais elle passa d’abord par la cuisine où elle rafla un couteau, bien décidée à s’en servir contre quiconque l’attaquerait et, s’il n’y avait plus d’espoir, contre elle-même.

Mais Campobasso ne revint pas... Ce qui vint, par un matin chargé de brume des premiers jours de novembre, ce fut, sous la bannière de Bourgogne, une troupe de cavaliers escortant un officier déjà âgé, à la mine hautaine, devant lequel il fallut bien ouvrir les portes quand il eut crié :

– De par Monseigneur Charles, prince et duc de Bourgogne, comte de Charolais, moi, Olivier de La Marche, chevalier de l’honorable ordre de la Toison d’or et capitaine des gardes de mondit seigneur le duc, vous somme d’ouvrir à notre requête l’accès de ce château !

Rassemblant en hâte un piquet d’honneur et passant son meilleur tabard, Salvestro fit abaisser le pont et lever la herse. Aussitôt les cavaliers s’engouffrèrent et s’avancèrent jusqu’au milieu de la cour.

– J’ai à parler, dit le chef, à celui qui commande cette place.

– C’est moi, monseigneur. Salvestro da Canale, écuyer de Mgr le comte de Campobasso et tout à votre service.

– Je l’entends bien ainsi. Vous devez me remettre une femme, une certaine Fiora Beltrami. Elle est bien ici ?

– Certes... mais j’ai reçu ordre de veiller sur elle et de la garder par-devers moi tant que mon maître ne me donnera pas ordre de la libérer.

Le capitaine se pencha et, sans effort apparent, saisit Salvestro par le col de sa tunique et le souleva de terre :

– Moi, c’est au duc de Bourgogne que j’obéis et il m’a commandé de quérir cette femme et de la lui amener ! As-tu entendu ?

– Il a très bien entendu, coupa la voix froide de Fiora qui s’avança de quelques pas hors du logis. Je suis Fiora Beltrami. Que me voulez-vous ?

Sans songer à cacher sa surprise en face de cette mince jeune femme à l’allure fière et toute de noir vêtue qui posait sur lui le calme regard des plus grands yeux qu’il ait jamais vus, Olivier de La Marche baissa involontairement le ton pour déclarer :

– J’ai ordre de vous arrêter et de vous conduire par-devers mon maître.

– M’arrêter ? Ai-je donc commis quelque crime ?

– Je l’ignore. Etes-vous prête à me suivre de bon gré ?

– Et même avec plaisir ! fit-elle avec un étroit sourire dont elle adressa la fin à Salvestro qui luttait visiblement contre une colère. Puis-je emporter ce qui m’appartient ? C’est peu de chose, d’ailleurs.

– Sans doute. Un de mes hommes va vous assister. Pendant ce temps j’entends qu’on amène ici un cheval tout sellé.

Un moment plus tard, Fiora revenait, enveloppée de sa mante noire et suivie d’un soldat qui portait son léger bagage. Un cheval attendait. Elle se dirigea vers lui mais le capitaine qui avait mis pied à terre s’interposa. Il tenait à la main une cordelette :

– Je dois vous attacher. Si vous promettez de ne pas tenter de vous échapper, je lierai vos mains devant vous...

– Ah ! ... C’est à ce point ?

– Oui.

– Bien... De toute façon, soupira-t-elle, je vous ai dit que j’étais heureuse de quitter cette prison.

– Même si une autre vous attend ?

– Quelle qu’elle soit, je suis certaine de m’y plaire davantage.

Ses poignets une fois liés, on l’aida à enfourcher son cheval et l’officier disposa même son manteau autour d’elle, rabattant le capuchon sur sa tête pour la garantir de la pluie. Puis, remontant en selle, il prit la bride du cheval de la jeune femme qu’il passa au-dessus de son gantelet.

– Avez-vous le droit de me dire où vous me conduisez ?

demanda Fiora tandis que, côte à côte avec La Marche, elle franchissait la porterie de Pierrefort.

– Il n’y a là aucun secret. Je vous conduis devant Nancy au camp de Monseigneur le duc. Nous y serons ce soir.

– Alors, tout est bien ainsi.

Sous l’abri de la capuche, elle se permit un sourire. Tout valait mieux que demeurer la captive de Campobasso, même si cela signifiait l’échec de sa mission. Elle allait enfin approcher ce prince fabuleux dont ses amis ne disaient jamais assez de bien et ses ennemis jamais assez de mal, ce Charles le Hardi ou le Téméraire auquel Philippe de Selongey était enchaîné par son serment de chevalier de la Toison d’or et sa foi féodale... cet homme enfin que Démétrios et elle-même avaient juré de tuer. Et voilà qu’elle était à présent sa prisonnière et que c’était lui qui, peut-être, la ferait mourir. Mais, au fond, c’était sans importance... à condition, toutefois, que le destin ne la remît pas en présence de Philippe... Il ne fallait pas que la blessure secrète se remît à saigner si elle voulait affronter la mort d’un front serein.

CHAPITRE X DEVANT NANCY...

Des hauteurs du village de Laxou, Fiora vit s’étendre à ses pieds deux villes. L’une, faite de tentes aux couleurs vives surmontées de flammes aux teintes assorties, disposées autour d’une bâtisse à demi écroulée entre de minces tours pointues ; l’autre, couronnée de fumées, dressait ses remparts et ses tours, défendus par des fossés et des ouvrages de terre. Rangés en ligne devant l’une et sur les murailles de l’autre, des canons tiraient dont le vacarme s’accompagnait de cris. Des hommes s’agitaient de part et d’autre. En dépit du temps gris, on voyait briller les armes et les cuirasses. Des hommes tombaient sur les parapets des tranchées creusées devant la ville de toile et sur les boulevards[xiii] de la ville de pierre dans laquelle on pouvait voir flamber, avec de hautes flammes rouges et des nuages de fumée noire, ce qui devait être une maison...

Nancy n’était pas une très grande ville. Cinq à six mille habitants vivaient dans ce quadrilatère long d’environ six cents mètres sur quatre cents, mais c’était tout de même la capitale du duché de Lorraine et une noble ville pour la défense de laquelle ses princes avaient édifié de hauts murs dont de grands hourds de bois protégeaient les créneaux. Peu de tours cependant : en dehors de celles, jumelles, qui défendaient la porte de la Craffe – celle du nord – et la porte Saint-Nicolas – celle du sud – et les deux poternes, celle que l’on appelait Sarate et la poterne Saint-Jean, quatre tours seulement : celle du Vannier au nord-est, celle de Sar au nord-est ; celle du Terreau, plein ouest, et enfin la grande tour, véritable donjon qui commandait, au sud-est, la route vers la commanderie Saint-Jean. Plus, bien sûr, celles qui défendaient le palais ducal sur le long côté est regardant vers la Meurthe.

Cinquante ans plus tôt, le duc Charles II, conscient des progrès de l’artillerie et du fait que les vieilles murailles droites et les fossés ne formaient plus pour sa ville une défense suffisante, avait ordonné, pour éloigner l’ennemi de la base des remparts et protéger les portes tout en permettant des sorties, la construction de ces « bellewarts » -ou boulevards. On avait renforcé les loges de guet et, un peu plus tard, le duc Jean II avait érigé les tours jumelles à poivrières d’ardoise qui défendaient la porte de la Craffe[xiv]. Et telle qu’elle était, la capitale lorraine résistait fièrement aux assauts de l’armée bourguignonne... Une armée qui, cependant, grâce à des contingents luxembourgeois, comtois, savoyards et anglais, était redevenue puissante et redoutable et qui, de Metz[xv] par le nord ou de Franche-Comté par le sud, pouvait recevoir aide et ravitaillement, ce qui n’était pas le cas de la cité investie : dès le début du siège, Campobasso avait capturé les troupeaux qui paissaient hors des murs. Combien de temps, dans ces conditions et par cet automne froid et pluvieux, Nancy résisterait-elle ?

Apparemment insoucieux de la canonnade, Olivier de La Marche dirigea sa prisonnière vers l’immense camp et traversa les divers quartiers où travaillaient nombre de corps de métiers : armuriers, charrons, bourreliers, charpentiers, couteliers, boulangers, bouchers et même un apothicaire. Une armée, c’était alors un gros bourg où ne manquaient ni les tavernes ni les ribaudes dont le campement se trouvait un peu à l’écart sur les bords de l’étang Saint-Jean. Le duc Charles en avait réduit le nombre à trente par compagnie mais cela faisait encore pas mal de monde.

Avec la tombée du jour – et le jour baissait vite par ce novembre maussade – les bouches à feu cessèrent de tirer. Les assaillants regagnèrent leur camp en rapportant leurs blessés, ceux tout au moins qui n’étaient pas au-delà de tout secours humain. Dans la cité assiégée, les cloches de Saint-Epvre et de Saint-Georges sonnèrent l’Angélus et, d’un côté comme de l’autre, les têtes se découvrirent tandis que l’on s’immobilisait pour une courte prière. L’escorte de Fiora fit de même... Enfin, passé les anciennes fortifications de la vieille commanderie des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui se trouvaient à environ douze cents mètres des remparts, on découvrit, gardé militairement, un groupe de tentes fastueuses rangées autour de la plus grande, un immense trèfle pourpre dont la pointe centrale était surmontée d’une bulle d’or couronnée. Une grande bannière violet, noir et argent était plantée tout auprès et un peuple d’écuyers, de valets et de pages habillés aux armes de Bourgogne s’agitait autour. Les autres tentes portaient les armes du duc de Clèves, du prince de Tarente, de divers ambassadeurs et de nombreux chevaliers de la Toison d’or mais celle qui était la plus proche du logis ducal était un peu plus grande que les autres, d’une riche teinte violette surmontée d’une croix d’or et abritait le légat du pape, Alessandro Nanni, évêque de Forli.

Toutes ces habitations provisoires, dont certaines auraient pu rivaliser avec de vraies maisons pour la solidité et l’élégance, étaient, à cette heure, pleines d’activité cependant que dans les bâtiments encore debout de la commanderie, les cuisiniers poussaient leurs feux sous les rôtis et les ragoûts dont les parfums épicés emplissaient l’air. Cela donnait lieu à un joyeux brouhaha grâce auquel on pouvait oublier un peu que l’on était en guerre...

L’apparition du capitaine des gardes menant en bride une belle jeune femme vêtue de noir aux poignets entravés suscita plus que de l’intérêt mais, apparemment sourd et insensible aux appels et aux questions de ses compagnons d’armes, Olivier de La Marche poursuivit son chemin sans même tourner la tête. Fiora, elle non plus, ne regardait rien ni personne. Très droite sur son cheval, elle avait l’attitude hautaine d’une reine captive et ne vit pas, à quelques pas d’elle, deux chevaliers dont l’un aidait l’autre à se débarrasser d’un heaume cabossé. Une immense stupeur figea un instant le visage du premier qui, du coup, arracha le casque un peu trop vite :

– Doucement, s’il te plaît ! protesta Philippe de Selongey. Tu as failli m’arracher le nez !

– Regarde ! ... et dis-moi si, par hasard, je n’aurais pas des visions ?

De son bras tendu, Mathieu de Prame désignait les deux cavaliers qui se dirigeaient vers la tente du duc. Sous son hâle Philippe rougit brusquement.

– Ce n’est pas possible ! Cela ne peut pas être elle ? murmura-t-il. Si elle était encore vivante, que ferait-elle ici ? Et prisonnière ?

– Je ne sais pas. Mais crois-tu que pareille ressemblance soit possible ? J’aurais cru cette beauté unique...

– Il faut savoir !

Philippe s’élança, mais déjà La Marche et sa captive avaient mis pied à terre devant la demeure ducale où veillaient des gardes et étaient entrés. Les lances se croisèrent silencieusement devant Selongey quand il voulut pénétrer à son tour.

– Je veux entrer ! protesta-t-il. Il faut je voie Monseigneur le duc sur l’heure !

– Impossible ! Messire Olivier vient de donner ordre de ne laisser passer quiconque après lui.

– Mais enfin, cette femme qui vient de pénétrer avec lui les mains liées, qui est-elle ?

– Je l’ignore...

Avec fureur, Selongey arracha son gantelet et le jeta à terre. Prame, qui l’avait rejoint, s’efforça de l’apaiser :

– Calme-toi ! La colère ne te servirait à rien. Il suffit d’attendre qu’elle sorte... Le duc ne va pas la garder éternellement chez lui...

– Tu as raison... Attendons !

Et tous deux allèrent s’asseoir sur le tronc d’un des nombreux arbres qui avaient été abattus...

Pendant ce temps Fiora, après avoir attendu quelques instants seule dans une sorte d’antichambre tendue de velours pourpre, accédait, toujours guidée par le capitaine des gardes, à une pièce somptueuse, tendue d’une toile entièrement brodée d’or qui brillait comme une mitre d’évêque. Au milieu, éclairé par un candélabre où brûlaient une profusion de cierges, et par des lampes de cristal, une sorte de trône se dressait sous un baldaquin de pourpre frappé des armes de Bourgogne. Sur ce trône, un homme était assis que Fiora reconnut aussitôt pour l’avoir entendu décrit par sa nourrice : « Il a le visage large et coloré au menton puissant, aux yeux sombres et dominateurs. Ses cheveux sont noirs et drus... » Cet homme, c’était le Téméraire.

Il portait une longue robe de velours rouge ceinturée d’or, réchauffée d’un collet d’hermine sur lequel s’étalait le collier de la Toison d’or. A son bonnet de même velours brillait un joyau étrange et fascinant : une aigrette de diamants retenue par un petit carquois fait de perles et de rubis, et la prisonnière pensa qu’il ressemblait à l’un de ces princes de légendes dont son père lui contait les belles histoires quand elle était enfant. Très certainement l’empereur n’était pas plus imposant que lui. Cependant, elle n’en eut pas peur et même elle eut un peu envie de rire en pensant que, depuis des mois, elle rêvait d’abattre cet homme défendu par une armée de gardes et une autre de serviteurs, plus encore que par sa propre légende. Elle, simple fille sans aucune puissance, et son ami Démétrios, un médecin grec vieillissant, ils avaient juré de tuer le Grand Duc d’Occident sans même savoir s’ils pourraient un jour l’approcher... Et voilà qu’elle était devant lui, mais captive, liée de cordes et que, sans doute, elle ne vivrait pas assez pour voir se lever la prochaine aurore, car ce visage sombre, ces yeux chargés d’éclairs qui la considéraient en silence n’auguraient rien de bon. Mais elle n’avait toujours pas peur.

– Ainsi, dit-il enfin d’une voix grave et sonore qui aurait pu être celle d’un chanteur, ainsi tu es la fille pour laquelle un de mes meilleurs capitaines oublie ses devoirs et abandonne son poste devant une ville assiégée ? D’où sors-tu donc pour ne pas savoir que l’on s’incline devant un prince ?

– Une femme ne s’incline pas, monseigneur, et je ne saurais saluer comme il convient avec les mains liées. Je cherche d’ailleurs, depuis que l’on m’est venu chercher, la raison de ceci, ajouta-t-elle en élevant ses poignets entravés. Je n’ai, que je sache, tué ni volé personne ?

– Tu es une espionne au service de mon beau cousin, le roi Louis de France. C’est pire à mes yeux.

– Vraiment ? N’ai-je pas entendu dire qu’une trêve de neuf années avait été signée à Soleuvre entre le roi et Votre Seigneurie ? Je pensais qu’il était possible de voyager à son aise dès l’instant où les armes se sont tues ?

– Ici elles parlent encore. Ainsi, tu as eu fantaisie de visiter les frontières et singulièrement une ville où, comme par hasard, était concentrée une grande partie de notre armée ?

– J’ai eu le désir de rencontrer le seul cousin qui me reste, oui monseigneur.

– Cousin ! Campobasso est ton cousin ?

– Je ne vois pas en quoi, dit Fiora avec un demi-sourire, ce lien de parenté peut offenser le puissant duc de Bourgogne. Et puisque nous parlons d’offense, j’aimerais,

Monseigneur, que vous cessiez de me tutoyer. Je suis de bonne naissance et le roi Louis que j’ai rencontré, en effet, m’a toujours parlé avec déférence. Je n’ai pas entendu dire que Sa Majesté soit de moins bonne maison que Votre Seigneurie.

Devant l’audace de cette femme dont les grands yeux gris le considéraient avec une ironique insolence, la colère de Charles éclata. Le visage soudain aussi rouge que sa robe, il se dressa debout et ordonna :

– La Marche ! Obligez cette femme à s’agenouiller devant nous et faites-lui comprendre que sa vie ne tient qu’à un fil. Elle a tout intérêt à cesser d’exciter ainsi notre colère !

Sans un mot, le capitaine des gardes vint derrière Fiora et pesa sur ses épaules jusqu’à ce que ses genoux plient. Ils tombèrent assez rudement sur le tapis mais la jeune femme ne baissa pas la tête pour autant.

– Il eût été plus simple, dit-elle, de me délier les mains. Vous auriez pu constater alors, monseigneur, que je sais saluer un prince comme il convient de le faire. Un geste obtenu par force n’a jamais été signe de respect... Cela dit, faites-moi exécuter si cela peut vous satisfaire.

Ce tranquille courage éteignit la fureur de Charles. C’était, en effet, de toutes les vertus, celle qu’il appréciait le plus :

– Vous ne craignez pas la mort ?

– Pourquoi la craindrais-je ? La vie ne m’a rien apporté qui mérite d’être regretté.

Le Téméraire s’approcha et se pencha un peu pour scruter les profondeurs de ce regard qui ne fuyait pas le sien. Soudain, il tira de sa ceinture une dague dont la poignée d’or était enrichie de pierreries et en appuya la pointe sur le cou de la jeune femme :

– Je vous accorde le temps de dire une prière !

– C’est inutile, murmura Fiora. Dieu n’a rien à me pardonner car je ne crois pas l’avoir jamais offensé gravement. Lui, en revanche, s’est plu à me faire souffrir. S’il consent à entendre de moi une prière, qu’il me réunisse à mon père assassiné !

Elle ferma les yeux, attendant que l’arme s’enfonce mais déjà elle s’éloignait. D’un geste vif, le duc trancha les cordes qui liaient les mains de la jeune femme :

– Je crois, pardieu, que vous dites vrai, fit-il d’une voix sombre. Vous n’avez pas peur... Sors, La Marche ! Et vous, relevez-vous !

Mais Fiora n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Campobasso venait de faire irruption dans la pièce. Il vit Fiora à genoux et le duc, un poignard à la main :

– Monseigneur ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu ne touchez pas à cette jeune femme ! Je l’aime et je veux l’épouser !

Il se précipitait vers Fiora, la relevait et, passant un bras autour de ses épaules, il reprit :

– Ne la rendez pas responsable des fautes que j’ai pu commettre, mon prince ! Sans bien s’en rendre compte, elle a allumé en moi un feu dévorant qui ne me laisse ni trêve ni repos. Je ne peux plus vivre sans elle et...

– Dehors ! hurla le duc. Qui t’a donné l’audace d’entrer ici sans y être appelé ? Où sont mes gardes ? ... La Marche !

– Non, n’appelez pas, Monseigneur ! pria Campobasso avec un regard douloureux à Fiora qui l’avait repoussé. Je ne cherche en rien à offenser Votre Seigneurie mais on m’a dit que vous aviez fait conduire ici donna Fiora et à la pensée qu’elle était livrée sans défense à votre colère...

– Sans défense ? Je trouve, moi, qu’elle s’en tire fort bien ? Qui t’a prévenu ?

– Mon écuyer, Salvestro da Canale, que j’avais chargé de la garder en mon château de Pierrefort. Il a suivi l’escorte qui l’amenait ici. Ne me la prenez pas, Monseigneur, je vous en conjure, car elle ne mérite pas l’irritation où je vous vois. Comprenez ! Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons et il ne manque, à notre bonheur, que la permission de notre prince et la bénédiction...

– Et pourquoi pas ma permission à moi ? claironna une voix furieuse dont le son fit manquer un battement au cœur de Fiora. Mal contenu par Olivier de La Marche et un page qui faisaient de courageux efforts pour le maîtriser, Philippe de Selongey venait de faire irruption à son tour dans la tente ducale. Le visage du duc devint couleur de brique :

– Selongey maintenant ? gronda-t-il. Ah ça, mais on entre ici comme dans un moulin ! Que venez-vous faire ici ? Sortez !

Au lieu d’obéir, Philippe mit un genou en terre mais sans baisser la tête et sans perdre un pouce de sa fierté :

– Je demande excuse, monseigneur, pour ce manquement à l’étiquette ! Votre Seigneurie me connaît : elle sait combien je lui suis fidèle et attaché mais il fallait que je vienne et je n’ai pas pu m’en empêcher quand j’ai vu ce reître forcer votre porte...

– Personne apparemment n’aurait pu vous en empêcher ! J’attends à présent que vous me disiez ce que vous venez faire ici. Avez-vous cru – et ce serait une bonne excuse – que Campobasso en voulait à notre vie ?

– Non, monseigneur. Je viens réclamer ce qui m’appartient. Cette jeune dame est ma femme !

Un boulet tombant au milieu de la tente princière n’eût pas causé surprise aussi grande. Le duc considéra un instant chacun des trois personnages de cette étrange scène avec un regard qui ne présageait rien de bon puis retourna, plus sombre que jamais, siéger sur son trône. Campobasso réagit le premier. Tirant son épée, il voulut se jeter sur Philippe qui se relevait sur un geste du duc :

– Par tous les diables de l’enfer, tu mens, misérable ! Mais tu ne me la prendras pas...

– Assez ! cria le duc et déjà Olivier de La Marche avait bondi sur le condottiere et lui arrachait son épée cependant que son maître reprenait : On n’assassine pas, chez moi ! Pour avoir osé dégainer devant moi, vous devriez être puni, comte de Campobasso ! Retirez-vous !

– Mais, monseigneur...

– Ne m’obligez pas à répéter si vous voulez éviter la honte d’être jeté dehors ! ... Et maintenant Selongey à nous deux ! Faites très attention à ce que vous allez dire car il n’a jamais été permis à quiconque de se moquer de moi et moins encore à ceux qui sont dans ma faveur.

– Dieu me garde de jamais vous déplaire, mon prince. Depuis l’enfance je suis votre féal et je mourrai avant d’avoir usé à votre encontre d’une ironie qui serait sacrilège à mes yeux.

– Je te crois, Philippe ! En ce cas, réponds sans crainte : tu prétends que cette femme est tienne ?

– Je l’ai épousée à Florence où vous m’aviez envoyé auprès des Médicis, en février dernier. Son père, Francesco Beltrami, était alors l’un des deux ou trois hommes les plus riches et les plus puissants de la ville. Nous nous sommes mariés...

– Afin de pouvoir offrir au trésor de guerre de Votre Seigneurie les cent mille florins d’or qui constituaient ma dot et que les Fugger d’Augsbourg vous ont versés ! coupa Fiora enfin parvenue à maîtriser l’émotion ressentie quand Philippe était apparu devant elle, tellement semblable au souvenir qu’elle en gardait et pourtant différent.

Cela tenait peut-être à cette armure qu’il portait avec-aisance et qu’elle ne lui avait jamais vue, à ces cheveux plus courts, à ces traits creusés par la fatigue, à cette petite cicatrice qui entaillait sa joue mais son cœur avait bondi vers lui et la blessure secrète saignait à nouveau en dépit de la joie fugitive éprouvée lorsqu’il avait revendiqué son titre d’époux. Une joie qui s’était vite effacée. Reniée et abandonnée jadis, trompée à présent puisqu’une autre femme portait son nom, Fiora appela sa rancune au secours de ce cœur trop faible.

– Certes, admit Selongey, et je n’ai pas caché à votre père l’usage auquel je destinais cette somme importante mais je vous ai épousée pour une autre raison, Fiora. Souvenez-vous !

– N’allez pas prétendre aujourd’hui que vous m’aimiez alors que vous ne vouliez de moi qu’une seule nuit ? Vous m’avez abandonnée sans esprit de retour au lendemain de nos noces pour revenir à la seule femme que vous aimiez réellement et que vous avez dû épouser dès que vous m’avez crue morte. En admettant que vous ne l’eussiez point épousée avant ? ...

– Une autre femme ? Moi j’ai épousé quelqu’un d’autre ? Moi, Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or, je serais bigame ?

– Je ne vois pas d’autre terme à employer. Ou alors expliquez-moi qui est cette Béatrice qui règne en votre château de Selongey. On m’a appris là-bas qu’elle en était la dame...

– Béatrice ? s’écria Philippe. Elle est encore là ?

– Et pourquoi donc n’y serait-elle pas si elle est chez elle ?

Selongey se mit à rire de bon cœur, une petite flamme de gaieté soudain allumée dans ses yeux noisette.

– Je la croyais rentrée depuis longtemps chez ses parents. Sachez qu’elle est ma belle-sœur et rien de plus.

– Quand dites-vous la vérité et quand mentez-vous ? Une belle-sœur, cela suppose au moins un frère et vous avez dit à mon père que vous n’aviez aucune famille.

– Et c’était vrai. Mon frère aîné, Amaury, a été tué à la bataille de Montlhéry, il y a dix ans. Sa veuve espérait, je ne vous le cache pas, que je l’épouserais, ainsi que cela se fait assez couramment dans nos familles. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à prendre pour femme qui je n’aimais pas. Vous, Fiora... je vous aimais.

– Vous m’aimiez... et cependant vous êtes parti sans me laisser l’espoir de vous revoir un jour.

– Je suis revenu pourtant et ce fut pour apprendre quelle catastrophe s’était abattue sur vous. On vous disait morte. Je n’avais aucune raison d’en douter.

– Philippe ! ... Mon Dieu... je vous ai tant haï !

A la fois bouleversée et envahie d’une joie presque trop forte après tout ce qu’elle avait enduré, Fiora, oubliant la présence du prince, tendait déjà les mains vers son amour retrouvé et Philippe allait peut-être s’élancer vers elle quand la voix froide du Téméraire, qui les observait en silence, les cloua sur place.

– C’est une belle histoire sans doute mais puisque, Madame, vous avez l’honneur d’être la comtesse de Selongey, voulez-vous m’expliquer comment il se fait que vous soyez aussi la maîtresse du comte de Campobasso et une maîtresse assez ardemment aimée pour qu’il souhaite l’épouser lui-même ?

Comme s’ils s’éveillaient d’un songe, ils se tournèrent vers lui du même mouvement automatique. La joyeuse lumière du bonheur vacilla et s’éteignit dans l’âme de Fiora comme elle venait de s’éteindre dans les yeux de Philippe ; la jeune femme comprit que ce prince, qui les dominait de sa splendeur quasi barbare, allait tout faire pour lui arracher l’homme qu’elle aimait et elle se prépara à combattre.

– N’ayant plus personne au monde, pourquoi n’aurais-je pas recherché le seul parent qui me restât, même si ce n’était qu’un lointain cousin ? fit-elle calmement.

– Et votre hâte était si grande que vous n’avez pas hésité à venir le trouver à Thionville, au milieu de nos armées ? Comment saviez-vous où il était ?

– Il suffisait de savoir où se situaient ces armées. Les faits et gestes d’un aussi grand prince que Votre Seigneurie sont vite connus. En allant vers l’endroit où résidait le duc de Bourgogne, on pouvait espérer rencontrer l’un de ses principaux capitaines. Il n’était que d’interroger en chemin...

– Et l’idée de rejoindre celui que vous aviez épousé ne vous effleurait pas ?

– J’ai déjà dit que je ne croyais plus à la réalité de notre mariage. D’ailleurs... je pensais qu’il n’était plus de ce monde. Il avait assuré à mon père que, pour effacer la mésalliance dont il marquait son nom en le donnant à la fille... d’un marchand, il espérait trouver au combat une mort honorable...

Le duc se tourna vers Philippe qui, le regard au loin, avait écouté sans rien dire, aussi froid que son armure.

– Est-ce vrai ?

– Que je voulais mourir ? Oui, monseigneur mais j’avais présumé de mes forces et surtout je n’avais pas prévu que j’aimerais autant. Au lendemain de notre mariage, je savais déjà que je n’accepterais pas de ne plus la revoir et qu’il faudrait qu’un jour ou l’autre je revienne...

Il parlait comme du fond d’un rêve, de cette étrange voix blanche et détachée de ceux que Démétrios soumettait à son pouvoir hypnotique. Fiora voulut aller vers lui mais un geste impérieux du Téméraire l’en empêcha.

– Vous m’aimiez donc vraiment, Philippe ? Pourquoi n’avoir rien dit ? Pourquoi être parti sans un mot, sans...

– Assez ! s’écria le duc. Je ne vous ai pas autorisée à parler au comte de Selongey. Dites-moi plutôt d’où vous veniez quand vous avez atteint Thionville ?

– De France, bien entendu. Après la mort de mon père j’ai rejoint à Paris messer Agnolo Nardi, son frère de lait qui tient rue des Lombards le comptoir et la banque Beltrami...

– Des marchands ! Des boutiquiers ! fit le duc avec un écrasant dédain. Voilà ce que vous avez épousé, Philippe de Selongey, vous dont les ancêtres étaient aux croisades ! La fille est belle, j’en conviens, mais il en est d’autres...

– Ces autres vous apportent-elles en mariage cent mille florins d’or ? gronda Fiora souffletée par ce mépris. Chez nous, la noblesse tient à honneur de contribuer à la richesse de l’État en menant de grandes affaires et plus d’une Florentine a épousé un prince.

– Baissez le ton, s’il vous plaît ! Vous n’êtes pas ici devant l’un de ces Médicis nés à l’ombre d’un comptoir ! En outre, vous oubliez un peu facilement que vous avez été dénoncée comme étant une espionne de Louis XI chargée par lui de séduire Campobasso... et que vous avez scrupuleusement accompli votre mission. Nierez-vous qu’au soir même de votre arrivée chez votre « cousin » vous l’avez accueilli dans votre lit ? Nierez-vous que durant trois jours et trois nuits les portes de votre chambre ne se sont point ouvertes ? Nierez-vous qu’il vous a fait conduire à son château de Pierrefort où, pour coucher encore avec vous, il a abandonné son poste devant Conflans ? Tout à l’heure encore, n’était-il pas à cette même place, prêt à se traîner à genoux pour que je vous rende à lui et lui accorde de vous épouser ? « Nous nous aimons, disait-il. Nous sommes l’un à l’autre »... Que vous faut-il de plus ? Dois-je l’appeler pour qu’il nous conte ici, par le menu, ce que furent ces jours et ces nuits de Thionville ?

Brusquement, Selongey perdit son immobilité de statue et plia un genou :

– Avec votre permission, monseigneur, je me retirerai. Et sans attendre son congé, il tourna les talons et quitta la tente. Sa figure était celle d’un homme que l’on vient de frapper à mort. Fiora, envahie par le désespoir, le regarda sortir mais ses yeux étaient secs. Pour rien au monde, elle ne laisserait voir sa souffrance à cet homme féroce qui attendait sans doute des cris, des pleurs et des supplications mais pas ce silence atterré qui changeait la jeune femme en statue. Quand Philippe eut disparu, elle se tourna vers le duc, très droite dans sa longue robe noire et leva vers sa splendeur pourpre ses yeux aussi gris que le ciel d’hiver :

– Il semblerait, monseigneur, qu’il fasse meilleur servir un prince né derrière un comptoir que le Grand Duc d’Occident. Votre Altesse déteste sans doute messire de Selongey ?

– Lui ? Il a notre estime et notre amitié.

– C’est l’évidence même. Que serait-ce si vous le haïssiez ?

– Ne vous flattez pas trop. Il préférera souffrir que vivre aussi publiquement bafoué. L’adultère, chez nous, est puni de mort.

– Sauf quand il est princier, si j’en crois la légende du père de Votre Seigneurie. Eh bien, faites-moi exécuter : cela arrangera tout.

– Et serait d’un bon exemple car je hais l’adultère et vous me faites horreur, si belle que vous soyez ! Nous verrons la suite à donner à ceci. Pour l’instant, vous allez rester dans ce camp sous bonne garde. Ceux qui veilleront sur vous m’en répondront sur leur tête car je ne vous permettrai pas d’échapper au sort que vous méritez. Mais pour l’heure, nous avons une ville à prendre... Soyez cependant certaine que nous ne vous oublierons pas !

Remise à nouveau au seigneur de La Marche, elle allait sortir quand le Téméraire l’arrêta :

– Un instant ! Avant que de vous rendre en France, aviez-vous déjà quitté Florence ?

– Non, monseigneur. Jamais...

– Bizarre ! ... Il me semble pourtant vous avoir déjà vue... il y a fort longtemps...

– On dit qu’en ce bas monde nous avons tous un sosie, Votre Seigneurie aura rencontré une femme qui me ressemble... Dans une rue peut-être ? ... Ou dans quelque marché ? Ou derrière un comptoir ? ...

Haussant les épaules, il lui fit signe de sortir. Alors sans incliner la tête si peu que ce soit, elle lui offrit la plus gracieuse et la plus parfaite des révérences puis quitta le pavillon ducal environnée de gardes. La nuit était venue mais les entours du grand tref étaient éclairés par de nombreuses torches et de larges feux près desquels se chauffaient les hommes étaient allumés un peu partout.

Quand Fiora apparut au-dehors, Campobasso, qui attendait sur ce même tronc d’arbre où s’étaient assis tout à l’heure Philippe et Mathieu, s’élança vers elle mais La Marche l’écarta :

– Eloignez-vous ! Les ordres de Monseigneur le duc sont formels : aucun entretien n’est permis...

– Où la conduisez-vous ?

– Ici près, mais ceux qui seront chargés de veiller sur elle en répondront sur leur vie... Il vous est interdit de l’approcher.

Le condottiere recula comme si on l’avait frappé : Fiora était passée devant lui sans même lui accorder un regard. Alors il voulut s’élancer vers l’intérieur du pavillon mais, prévoyant son geste, les gardes avaient déjà croisé leurs lances... Fou de rage, il les insulta sans réussir à troubler leur impassibilité, ce que voyant il s’élança sur les traces de l’escorte afin d’apprendre au moins où l’on conduisait celle qu’il aimait.

Il n’alla pas loin. Derrière le grand tref pourpre, des tentes beaucoup moins spacieuses étaient attribuées à certains des officiers de la maison ducale. Ce fut dans l’une de celles-ci, laissée libre par la mort récente de son propriétaire, que La Marche fit entrer sa prisonnière, éclairant d’une torche prise au-dehors un intérieur assez confortable où se voyaient un lit de camp garni de coussins et de couvertures, deux coffres dont l’un contenait des ustensiles de toilette, un grand chandelier de fer, un brasero éteint et un tapis posé sur le plancher qui isolait la tente de l’herbe rase sur laquelle on l’avait plantée. Une provision de bois attendait contre l’une des parois...

L’un des soldats alluma le feu tandis qu’à l’aide de sa torche le capitaine des gardes enflammait les chandelles :

– Je vais vous faire porter à souper, dit La Marche à Fiora qui s’était assise, frissonnante, sur le lit. J’enverrai aussi votre bagage et, demain, une femme viendra s’occuper de vous.

– Grand merci. Mais pourquoi tant de soins ? Ne suis-je pas prisonnière ?

– Nous n’avons guère de cachots à notre disposition. En outre, les ordres de monseigneur sont que vous ne manquiez de rien. Je dois y veiller personnellement...

– C’est trop de bonté... mais consentiriez-vous à y mettre un comble en me disant où loge messire de Selongey ? Est-ce loin d’ici ? ...

– Je n’ai pas le droit de vous l’apprendre, madame. Vous êtes ici au secret en quelque sorte avec défense d’en sortir ou de communiquer avec qui que ce soit en dehors de moi ou de qui aura la permission d’entrer...

Fiora hocha la tête, signifiant qu’elle avait compris puis se leva et alla offrir ses mains froides à la chaleur du brasero qui emplissait son étroit logis d’une bonne odeur de bois brûlé. La tête vide comme cela doit être lorsque l’on a subi un naufrage, elle n’essayait même pas de penser, uniquement occupée de sentir son corps transi et douloureux se réchauffer lentement. Dans ses os et dans sa chair, elle ressentait une immense fatigue qui allait jusqu’à une sorte de souffrance ; tout cela bien au-delà de la lassitude procurée par une chevauchée de cinq ou six lieues, mais le passage avait été cruel d’une joie éblouissante à un profond chagrin et Fiora ne désirait plus qu’une seule chose : dormir ! plonger pour des heures dans ce sommeil des bêtes harassées qui ressemble à la mort ! Tôt ou tard, il faut bien émerger mais il arrive alors que le courage et les forces soient restaurés. Sinon, il ne reste plus qu’à chercher un sommeil plus profond encore et, surtout, irrémédiable...

Elle allait se jeter sur son lit quand, dans l’encadrement de toile, un jeune garçon, vêtu avec élégance d’un justaucorps de velours violet brodé d’argent sur des chausses gris clair et des bottes courtes de daim violet, apparut un plateau entre les mains :

– La noble dame m’accorde-t-elle permission d’entrer ? demanda-t-il en s’inclinant avec aisance.

Il avait parlé italien et Fiora, presque machinalement, lui sourit. C’était le premier mâle qui la traitait avec respect.

– Bien sûr ! fit-elle. Est-ce que nous serions compatriotes ?

– Pas tout à fait. Je suis romain : Battista Colonna, des princes de Paliano, page de mon cousin, le comte de Celano, mais récemment passé au service de Mgr le duc de Bourgogne. A présent, si vous y consentez, madame, nous parlerons français pour ne pas inquiéter les sentinelles, ajouta-t-il dans cette langue tout en posant son plateau sur un coffre.

– Le service du comte de Celano ne vous convenait plus ?

– Ce n’est pas cela mais je chante assez bien et Mgr Charles, qui entretient un chœur de jeunes chanteurs, aime que je joigne ma voix aux leurs. Je suis, pour ainsi dire, prêté.

– Et l’on vous a chargé de m’apporter à souper, vous qui êtes de très noble famille si je vous ai compris ? Qui vous a donné l’ordre ?

– Messire Olivier de La Marche. Nous n’avons guère au camp que des valets d’armes et faute de femme sachant servir une noble dame florentine, messire Olivier a pensé qu’il vous serait plus... quel terme a-t-il employé ? ... Ah oui : réconfortant d’être servie par un garçon né dans la péninsule.

– Voilà une attention que je n’aurais jamais imaginée il y a seulement cinq minutes. J’espère seulement que le duc Charles n’en sera point contrarié ?

– Messire Olivier ne fait jamais rien sans l’autorisation de monseigneur. A présent, donna Fiora, je vous souhaite bon appétit et un bon repos !

– Vous connaissez mon nom ?

– Messire Olivier n’oublie jamais rien, fit le jeune Colonna avec un salut qui était presque une pirouette et un joyeux sourire.

Un peu revigorée par la visite inattendue de ce gamin -il pouvait avoir une douzaine d’années – chaleureux et charmant, Fiora remercia mentalement l’impassible capitaine de la garde ducale en se promettant bien de le faire de vive voix quand l’occasion lui en serait donnée. Puis elle découvrit qu’elle avait faim et dévora littéralement le pâté d’anguilles, les rissoles et les fruits séchés que le page avait apportés avec une petite cruche de vin de Bourgogne. Après quoi, se jetant tout habillée sur le lit en s’enveloppant d’une couverture, elle laissa sa fatigue l’emporter vers un paradis paisible où les anges chantaient la gloire de la bienheureuse Vierge Marie... Dans sa chambre somptueuse, le Téméraire, le menton dans la main, écoutait la maîtrise de sa chapelle composée de vingt-quatre jeunes garçons sous la direction du maître Adam Busnois, interpréter un motet à Notre-Dame... Les voix célestes emplissaient la nuit froide annonciatrice d’un hiver précoce et dans l’immense camp étendu bien au-delà de l’étang Saint-Jean jusqu’au pied des coteaux de Malzéville, chacun retenait son souffle pour puiser dans tant de beauté un peu de réconfort pour les combats à venir.

Durant plusieurs jours, Fiora demeura enfermée sous sa tente sans voir personne d’autre que le jeune Battista Colonna qui lui apportait ses repas et la fille visiblement terrifiée et apparemment muette qui venait vaquer à un semblant de ménage, lui portant du bois et de l’eau, nettoyant l’âtre et les bassins sans que Fiora réussît à lui tirer seulement une parole.

Heureusement, Battista était un peu plus bavard. Fiora, à demi assourdie par la canonnade qui faisait rage tout le jour, apprit de lui que Nancy se défendait bien. Le bâtard de Calabre qui en était le gouverneur était un habile homme de guerre. Non content d’avoir, à l’approche de l’armée bourguignonne, fait ajouter aux bastions, demi-lunes, redoutes et contrescarpes déjà existant des terrasses, des cavaliers[xvi] et des parapets en tout genre, son artillerie, aux mains d’un maître canonnier nommé Desmoulins qui était peut-être le meilleur artificier de son siècle, rendait coup pour coup à l’assaillant. Les deux canons que Desmoulins avait fait monter sur la Grande Tour regardant la commanderie avaient déjà obligé deux fois le Téméraire à changer la place de ses tentes et mis en pièces le « Courtois », la longue couleuvrine avec laquelle les Bourguignons attaquaient ladite tour et celle de la porte Saint-Nicolas. Le jeune Romain ne cachait pas qu’un certain découragement commençait à poindre chez les assaillants. Allait-on recommencer l’interminable siège de Neuss ? Dans la ville, par ailleurs, l’espoir renaissait en dépit des réserves de vivres qui commençaient à diminuer. La pluie d’ailleurs venait à l’aide des gens de Nancy, transformant le camp ennemi en cloaque...

Malheureusement pour eux, les Bourguignons reçurent du renfort : le Grand Bâtard Antoine de Bourgogne, demi-frère du Téméraire et son meilleur général, arriva du sud, amenant avec lui les troupes lombardes fraîches qu’il était allé chercher à Milan. Avec son aide, Charles put achever l’encerclement de la cité, trop serré pour que le moindre ravitaillement pût être apporté...

– Est-ce à dire, demanda Fiora, que le siège va bientôt s’achever ou sommes-nous ici pour des mois ?

– J’espère pour vous que la résistance des Lorrains ne sera pas éternelle. Cette tente est assez agréable mais à condition d’en sortir plus que vous ne le faites.

En effet, Fiora avait le droit, la nuit venue et sous la surveillance étroite des soldats qui veillaient à sa porte, de sortir quelques minutes pour respirer un peu d’air frais. Le reste du temps, elle pouvait ouvrir les rideaux masquant la porte mais pas davantage. En général, elle ne profitait guère de la permission pour éviter les paquets de pluie que le vent charriait. Néanmoins, la remarque du page l’inquiéta :

– Voulez-vous dire que je ne sortirai pas d’ici avant que Nancy ne se soit rendue ?

Battista hésita un instant puis, baissant la voix, répondit en italien :

– C’est tout à fait exact. Je ne devrais pas vous le dire mais après tout vous avez, selon moi, le droit de savoir ce qui vous concerne : Campobasso a attaqué messire de

Selongey et les deux hommes ont commencé à se battre quand Monseigneur le duc est intervenu. Il leur a commandé de remettre l’issue de leur querelle jusqu’à ce que l’armée soit entrée dans Nancy, ajoutant qu’il ne voulait pas risquer d’avoir l’un, ou peut-être deux de ses meilleurs capitaines, hors d’état de servir. Et même en faisant peser sur eux sa colère, il a eu du mal à en venir à bout. Il a fallu qu’il menace... de vous faire exécuter immédiatement. Cela les a calmés net. Chacun est reparti vers son commandement...

– Sauriez-vous me dire quand cela est arrivé ?

– Le lendemain matin de votre venue et je ne sais, en vérité, lequel des deux était le plus acharné. Si on les avait laissés faire, ils s’entre-tuaient. Aussi, pour éviter que cela ne se reproduise, monseigneur en a envoyé un à l’est et l’autre à l’ouest...

– Merci de m’avoir renseignée, dit Fiora. Vous agissez envers moi en ami véritable et j’en suis extrêmement touchée. Puis-je encore vous demander quelque chose ?

– Si c’est en mon pouvoir... et ne contrarie pas trop mes ordres.

– J’espère que non. Je voudrais que vous acceptiez de me prévenir au cas où... il arriverait quelque chose au comte de Selongey.

Le jeune Colonna lui sourit et son étroit visage, brun comme une châtaigne, s’illumina puis, s’inclinant bien bas devant Fiora, il lui fit un beau salut :

– Ce fut toujours dans mon intention... Madame la comtesse ! C’est trop naturel-La gentillesse de cet enfant était bien le seul rayon de soleil qui mît un peu de chaleur dans les jours uniformément gris et tristes de la jeune femme. Les heures s’écoulaient lentes, interminables, toutes semblables. Un couvent avec sa rigidité eût été préférable à cette prison de toile d’où l’on ne voyait rien mais où l’on entendait tout. Le crépitement de la pluie alternait avec le bruit du canon, les cris de joie ou de douleur et le vacarme des assauts sans cesse repoussés. L’écho des prières aussi arrivait jusqu’à la captive car la tente du légat papal était proche et il y avait eu l’énorme explosion de joie suscitée par l’arrivée triomphale du Grand Bâtard de Bourgogne. Enfin, et c’était au moins agréable, Fiora entendit plusieurs fois chanter la maîtrise que dominait parfois la voix sonore de Battista. Mais Fiora avait tout de même l’impression déprimante d’être l’une de ces recluses comme elle en avait vu deux à Paris, qui vivent toute leur existence entre quatre murs de pierres que l’on maçonne autour d’elles et qui n’ont plus, sur la vie, que la vue très limitée d’une étroite fenêtre par laquelle leur arrivent les dons de la charité, et l’ouïe de ce qui se passe autour de ce tombeau à peine ouvert que l’on boucherait tout à fait à leur mort. Sans le jeune Colonna elle se fût crue oubliée mais elle ne savait plus très bien si elle souhaitait tellement la fin du siège qui ouvrirait sa prison – sans doute pour une autre et peut-être pour l’échafaud – et qui serait le signal du combat à mort auquel se livreraient les deux hommes qui déchiraient sa vie...

Un soir où le tintamarre avait été particulièrement fort et où elle avait même entendu rugir, non loin d’elle, la voix du Téméraire, elle attendit Battista avec plus d’impatience encore que de coutume pour savoir ce qui se passait et, quand elle entendit des pas, elle jeta le livre d’heures qu’elle avait trouvé dans l’un des coffres et qui était la seule lecture à sa disposition, donc sa seule distraction même si les prières qui s’y trouvaient n’éveillaient guère d’écho sensible dans son cœur.

Elle le vit apparaître dans l’ombre de la porte et constata qu’il avait tiré son bonnet jusque sur son nez.

– Fait-il donc si mauvais ? lui dit-elle gaiement. Je n’entends pourtant pas la pluie...

Sans répondre, il posa le plateau couvert d’une serviette à terre et, presque d’un même mouvement, arracha son bonnet et tira une dague de sa ceinture en s’avançant dans le cercle de lumière dispensée par le candélabre :

– Vous n’êtes pas Battista ? s’exclama Fiora. Qui êtes-vous ?

En même temps qu’elle posait la question, elle le reconnut. C’était le page de Campobasso, ce Virginio dont elle n’avait pu oublier le regard haineux et qui, à présent, dardait sur elle des yeux flambant d’une joie féroce :

– Qui je suis ? Je suis ta mort, ribaude ! grinça-t-il, en continuant à avancer lentement, un pas après l’autre, dégustant cet instant qu’il avait dû appeler de toutes ses forces durant des jours.

Une seule chose le troublait un peu : la femme ne manifestait aucun signe de crainte.

– Remettez cette dague au fourreau et allez-vous-en ! s’écria Fiora. Je n’ai qu’à appeler...

– Tu peux toujours appeler. J’ai endormi tes gardes avec du vin drogué. Tu n’as plus devant ta porte que deux paquets inertes et tu ne m’échapperas pas.

– Pourquoi voulez-vous me tuer ? Que vous ai-je fait ? -Je veux te tuer pour être sûr que Campobasso ne retournera plus jamais dans ton lit. Avant toi, je régnais sur lui. Il aimait mes baisers et mes caresses et puis, tu es venue... A présent, quand nous faisons l’amour, son esprit est absent et ça je ne peux pas le supporter.

Virginio se détendit soudain comme un ressort et fondit sur Fiora, la dague haute. De toutes ses forces, celle-ci hurla :

– A l’aide ! A moi ! ... Au secours ! ...

Elle tendait toutes ses forces pour écarter la lame meurtrière mais le page était grand pour son âge et bien entraîné alors que la claustration avait ôté à Fiora une partie de ses moyens. Il allait avoir le dessus et, dans une seconde, l’arme s’enfoncerait dans sa gorge. Elle ferma les yeux appelant encore à l’aide.

– J’arrive ! cria une voix qui lui parut celle même d’un ange.

Virginio fut arraché d’elle, désarmé, jeté à terre et bientôt il se tordit sous le genou vigoureux qui coinçait sa poitrine.

– Un peu jeune, l’ami, pour faire un assassin ! dit Esteban mais, apparemment, la valeur n’attend pas le nombre des années. Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

– S’il vous plaît, messire, tenez-le-moi et prêtez-moi votre dague que je lui règle son compte, fit Battista qui apparaissait en chemise, couvert de boue et se frottant la tête où se gonflait une énorme bosse. Cette brute m’a assommé, dépouillé de mes vêtements et de mon plateau et, si j’ai bien compris, il a mis aussi les gardes hors d’état de servir ?

– Vous êtes dans le vrai. Mais si vous voulez m’en croire, vous feriez mieux d’aller chercher du secours... Je peux très bien tenir encore quelque temps. Je ne fatigue pas.

– Vous devez avoir raison. On ne peut pas étouffer l’affaire surtout quand on s’en prend aux soldats de monseigneur... et à son otage préféré. Le duc nous a tous rendus responsables de donna Fiora sur nos têtes...

Et Battista, s’enveloppant dans la couverture que lui tendait Fiora, repartit en courant et en appelant « A la garde ! ». Cependant, la jeune femme qui n’avait pas encore bien retrouvé ses esprits vint s’accroupir auprès d’Esteban qui maintenait toujours Virginio à terre en lui pointant une dague sur la gorge et considéra non sans stupeur la cotte verte à croix de Saint-André blanche serrée par un ceinturon sur une chemise de mailles, la longue épée qui pendait à son côté et le chapel de fer qui avait roulé à terre quand il s’était jeté sur le page.

– Esteban ! soupira-t-elle. Mais c’est un miracle ! Vous voilà bourguignon à présent ?

– C’est tout récent, donna Fiora ! fit-il avec un sourire aussi paisible que s’ils s’étaient quittés la veille. Mais je n’en ferai pas moins un bon soldat, ajouta-t-il avec un clin d’œil qui conseillait la prudence. Vous allez bien depuis notre dernière rencontre ? C’était... en Avignon, je crois ? Quant à moi, en faisant une ronde, j’ai vu ce gredin qui assommait un page, lui volait ses habits et son plateau, revêtait l’un et prenait l’autre et je l’ai suivi pour voir ce qu’il comptait faire. J’ai vu... mais c’est une vraie chance de vous rencontrer ! Si j’avais pu supposer que vous étiez là, en plein milieu de ce camp ! ...

Fiora avait compris à quoi rimait ce bavardage à bâtons rompus : même mis hors d’état de nuire, Virginio restait dangereux car il avait malheureusement une langue de vipère et savait s’en servir.

Ils causèrent ainsi sur un ton superficiel et parfaitement irréaliste jusqu’à ce que revînt Battista toujours aussi sale. Mais cette fois, La Marche en personne l’accompagnait avec quelques-uns de ses gardes. Le garçon fut remis debout sans douceur tandis que le Castillan faisait toute une affaire d’épousseter ses genouillères. Le capitaine des gardes était visiblement furieux :

– De soldats endormis, un page attaqué ! Qu’est-ce que cela signifie ? Et d’abord qui es-tu ?

– Virginio Fulgosi, sire capitaine. Je suis attaché à la personne de Mgr le comte de Campobasso, fit le jeune prisonnier qui visiblement reprenait son aplomb. C’est sur son ordre que je suis venu ici... Cette... cette femme avait fait tenir à mon maître un billet le suppliant de la faire évader...

– Curieuse façon de faire évader quelqu’un en l’attaquant avec ça ! s’écria Fiora indignée en brandissant la dague tachée de sang et la blessure qu’elle avait reçue à la main en se défendant. Ce misérable a tenté de me tuer et sans ce brave homme, ajouta-t-elle en désignant Esteban qui avait recoiffé son chapel et qui prenait un air modeste, je serais morte à l’heure qu’il est. Interrogez-le : il vous dira comment cela s’est passé... Ensuite vous pourrez toujours demander à Campobasso quels ordres il a donnés à ce garçon...

– Elle ment ! hurla Virginio qui se tordait comme une couleuvre sous la poigne des hommes qui le maintenaient. Cet homme et elle se connaissent. C’est un de ses anciens amants !

La gifle que lui asséna le Castillan avait de quoi assommer un bœuf mais sa voix n’était que vertueuse indignation quand il proclama :

– Bien sûr que je connais donna Fiora depuis longtemps ! Elle était haute comme trois pommes, quand je l’ai vue pour la première fois, à Florence chez son noble père. Et je connais aussi donna Léonarda, sa pieuse gouvernante, et Mgr le prince Lascaris, son grand-oncle... et je voudrais bien savoir ce qu’elle fait ici au milieu de tous ces hommes d’armes et à la merci du premier coquin venu !

-C’est bien, l’ami ! Nous verrons ce que Monseigneur le duc pensera de tout cela. Tu vas venir avec moi pour lui raconter ce qui s’est passé. Ensuite je ferai appeler messire Campobasso... Donna Fiora, je vous demande excuses pour tout ceci. Je vais vous envoyer maître Matteo de Clerici, le médecin de monseigneur, pour panser votre blessure.

– N’en faites rien, messire Olivier. Ce n’est pas profond et je saurai soigner moi-même cette écorchure. Mais je vous remercie de votre courtoisie et je vous recommande ce brave garçon, qui ne peut être qu’une excellente recrue pour l’armée de Monseigneur le duc : c’est un cœur vaillant et un bras solide.

Elle n’avait plus qu’un désir : être seule puisqu’il était impossible de parler avec Esteban mais, de le savoir près d’elle, veillant sur elle, était d’un grand réconfort. Ce qui ne l’empêchait pas de griller de curiosité. Par quel incroyable cheminement le Castillan en était-il venu à s’engager dans l’armée bourguignonne ? Il avait dit cette péripétie récente : mais qu’avait-il fait durant ces deux mois ? ... Incapable de trouver une réponse, elle mangea un peu de viande froide, une ou deux cuillerées de confiture et alla s’étendre sur son lit, y étalant son manteau pour suppléer la couverture qu’elle avait donnée à Battista. Pour la première fois depuis bien des nuits, son sommeil fut paisible, confiant, tant il faut peu de chose à un être jeune pour se sentir en sécurité. Pour qu’Esteban ait pu arriver à point nommé et sauver Fiora d’une mort certaine, c’est qu’une providence veillait sur elle. Mais ce secours venu de l’au-delà, elle ne l’attribuait pas à Dieu. Non parce qu’elle n’y croyait plus – elle n’avait jamais cessé de croire – mais parce que le Tout-Puissant semblait ne s’occuper des humains que pour les submerger de souffrances et d’épreuves. Non, si quelqu’un, là-bas, veillait sur elle, ce ne pouvait être que l’âme douloureuse de l’homme qui lui avait consacré sa vie, de ce Francesco Beltrami qu’elle ne cesserait jamais d’appeler son père.

Quand il revint, le lendemain, Battista apportait un plein panier de mauvaises nouvelles : d’abord, Philippe de Selongey avait été blessé – légèrement il est vrai — au cours d’une sortie tentée par les assiégés pour faire entrer un convoi de vivres par la porte de la Craffe. Ensuite, le page Virginio que Campobasso, fou de rage, avait ordonné d’exécuter, avait été sauvé par l’intervention du Téméraire en personne. Selon le duc, il n’était pas du tout certain qu’il n’ait pas dit la vérité et qu’il n’y eût pas tentative d’évasion. Le garçon avait été remis au prévôt de l’armée en attendant que l’affaire fût tirée au clair. Enfin, la pluie diluvienne avait provoqué un glissement de terrain qui avait enseveli toute une compagnie. L’armée, exaspérée par ce temps abominable, était à deux doigts de la rébellion et, selon le page, l’évêque de Metz, Georges de Bade, qui aurait voulu voir son frère le margrave devenir au moins gouverneur de Lorraine, ne cessait de parcourir le camp pour exhorter les hommes à la patience affirmant que le camp abondait en vivres, ces vivres qui manquaient cruellement à la ville bloquée...

– Mais, enfin, dit Fiora, leur fameux duc René, où est-il ? Ne va-t-il pas venir au secours de sa capitale affamée ?

– Je crois qu’il voudrait bien mais ne peut pas. Il est en France pour essayer d’obtenir du secours et des troupes du roi Louis mais celui-ci, si j’ai bien compris, ne tient pas du tout à rompre encore une fois les accords signés à Soleuvre...

– La place d’un chef est à la tête de ses troupes, surtout quand le combat est désespéré. Quant à vos Bourguignons je ne vois pas de quoi ils se plaignent : ils n’ont qu’à attendre tranquillement que la ville meure de faim. Est-ce si difficile ?

– Peut-être pas, mais c’est le second hiver qu’ils voient venir à se geler devant des portes qui refusent de s’ouvrir. Ils n’ont pas digéré Neuss et Nancy ne leur inspire aucune confiance. Il faut comprendre !

La dernière mauvaise nouvelle surgit en la personne du capitaine des gardes : le duc Charles ordonnait qu’on lui amenât sa prisonnière. Sans un mot, Fiora prit son manteau, jeta le capuchon sur sa tête et suivit l’officier à travers les rafales de pluie dans lesquelles le camp commençait à se dissoudre...

Elle trouva le duc dans une pièce plus petite que celle où il l’avait reçue la première fois. C’était, tendu de précieuses tapisseries d’Arras parfilées d’or, une sorte de cabinet d’armes. Le duc s’y tenait assis en compagnie d’un petit homme tout rond dont la figure avenante couronnée de courts cheveux gris frisottants était surmontée d’une mitre violette brodée d’or. Des flots de cendal couleur d’améthyste emballaient un corps qui donnait l’impression d’être ovoïde. Une grande croix d’or et de rubis pendait à son cou au bout d’un ruban assorti à la robe d’où dépassaient de petits pieds chaussés de pantoufles de velours et de petites mains blanches et dodues que l’anneau pastoral avait l’air d’écraser.

Comprenant que ce devait être là le légat papal, Fiora plia le genou devant lui, se donnant ainsi le plaisir de faire attendre un instant au Téméraire le salut qu’elle lui devait. Quand elle lui eut rendu cet hommage de politesse, elle attendit calmement ce qui allait suivre.

– Voici, dit le duc d’un ton bref, la femme dont j’ai parlé à Votre Eminence et dont on ne sait trop ni qui elle est ni d’où elle vient. Elle se nomme Fiora Beltrami, secrètement épousée paraît-il par le comte de Selongey, notre fidèle serviteur, mais il semblerait qu’elle soit aussi une espionne de Louis de France qui, dans un but obscur, est devenue la maîtresse du comte de Campobasso. Elle l’a rendue à moitié fou et il a provoqué en duel, comme vous le savez, messire Philippe...

– J’ai cru comprendre, coupa l’évêque avec un demi-sourire, qu’ils s’étaient provoqués mutuellement. On dit qu’ils se sont empoignés comme charretiers dans une taverne et qu’il a fallu cinq hommes pour les séparer...

– Certes, certes ! ... Il n’en demeure pas moins qu’il y a là, pour la paix de cette armée, un danger que j’ai voulu éloigner en ordonnant aux deux adversaires de remettre le combat après la chute de Nancy. Ils y ont consenti mais, en dépit de la parole donnée, un page de Campobasso s’est introduit la nuit dernière chez cette femme. Il y a eu bataille et, à présent, on parle... trop. Les esprits sont en émoi...

– J’en demeure d’accord, mais, mon fils, ce grand émoi me semble venir davantage de ce siège interminable et du temps détestable que nous envoie le Seigneur Dieu pour notre pénitence à tous.

Fiora regarda Alessandro Nanni avec étonnement. Ses précédentes relations avec le moine Ignacio Ortega lui avaient donné une idée toute différente de ce que pouvait être un envoyé de Sixte IV. Celui-là semblait à la fois aimable et plein d’humour. Le froncement de sourcils du Téméraire la convainquit de ce que cette impression était la bonne.

-Quoi qu’il en soit, reprit le duc, il faut que cette situation scandaleuse cesse. Le mariage de Selongey et de cette femme a été célébré à Florence dans le secret. En outre, il n’est pas valable à nos yeux. Selongey a violé le droit féodal qui lui interdisait de contracter union sans l’assentiment de son suzerain, c’est-à-dire nous !

– C’est une faute sans doute mais je crains, mon fils, qu’aux yeux de Dieu il en aille autrement. Qui vous a mariés, mon enfant ?

– Le prieur du couvent San Francesco à Fiesole, Eminence.

– Vous étiez consentante ou contrainte ?

– Consentante... et si heureuse !

– Et messire de Selongey ? Etait-il heureux lui aussi ?

– Il le disait... mais peut-être vaudrait-il mieux le lui demander. Il avait juré de m’aimer et de n’aimer que moi. Il se peut qu’il ait menti...

– Vous en aviez juré autant ? Et cependant, si ce que l’on rapporte est vrai...

– Je me suis donnée au comte de Campobasso, c’est exact. Je croyais mon mariage nul... et je pensais avoir été bafouée.

– L’aimez-vous donc, lui aussi ?

– Non... murmura Fiora qui sentit ses joues s’enflammer, mais... j’ai été... trahie par la nature et j’avoue y avoir pris plaisir.

– Je vois... et je vous sais gré de votre franchise. A présent, monseigneur, je souhaiterais apprendre de vous comment vous entendez faire cesser ce que vous appelez... « une situation scandaleuse » puisque, à l’exception des intéressés, de Votre Seigneurie et de moi-même, personne jusqu’à présent n’en sait rien ?

– Elle l’est à mes yeux, et devrait l’être aussi à ceux de Votre Eminence, fit le duc avec hauteur. Certes, Selongey et Campobasso n’ont pas donné la véritable raison de leur querelle et le duel découle naturellement de la rixe qui les a opposés. C’est à l’issue de la rencontre qu’il nous faudra prendre une décision : si Selongey l’emporte il n’en demeure pas moins l’époux d’une femme adultère et celle-ci devra être exécutée...

– N’est-ce pas une solution un peu... excessive ? Donna Fiora me semble avoir quelques excuses et, avant de la livrer à l’épée du bourreau...

– Je ne souhaite pas en venir là car, même en la faisant mourir au fond d’une prison, il en resterait toujours une trace. Voilà pourquoi je fais appel à Votre Eminence. En tant que légat de Sa Sainteté Sixte IV, vous avez tous pouvoirs pour prononcer l’annulation du mariage. Ainsi, et quelle que soit l’issue du combat, cette créature pourra aller se faire pendre ailleurs et, s’il plaît à Campobasso de la ramasser, personne n’y verra d’inconvénients.

Dans un bruissement soyeux, Mgr Nanni se leva brusquement et, bien que debout il fût vraiment petit, il revêtit une impressionnante majesté qui dut frapper Charles de Bourgogne car il se leva à son tour :

– Vous faites, il me semble, très bon marché de la vie d’une femme et des sacrements du Seigneur, fit sévèrement le légat. Nul n’a le droit de séparer, fût-ce par le glaive, ceux qui se sont unis devant Dieu de bonne foi. Si votre Selongey a été assez bête pour s’estimer amoindri par un mariage avec la fille d’un riche Florentin, il est l’unique responsable de ce qui lui arrive. Un autre a pris ce qu’il dédaignait et c’est tant pis pour lui. Qu’il s’en explique avec cet autre et qu’ils s’entre-tuent est leur affaire. Mais je refuse que cette pauvre enfant, déjà bien éprouvée, devienne leur victime expiatoire. Attendons l’issue du duel. Si, à ce moment, l’un des deux époux demande l’annulation, j’étudierai la question. Pas avant !

-Je peux vous prédire que Philippe désirera cette annulation. Il ne peut souhaiter demeurer uni à une telle femme !

– Surtout si vous l’y contraignez. Songez seulement qu’il va se battre pour elle...

– Pas pour elle ! Pour son honneur bafoué !

– L’honneur paraît infiniment plus précieux quand il a d’aussi beaux yeux !

– Eminence ! protesta le duc indigné, votre indulgence envers cette créature est, en vérité, excessive, déroutante. Est-ce parce qu’elle est italienne, comme vous ?

– Je pourrais m’estimer offensé si je ne savais à quels excès peut vous porter la colère, monseigneur. En tout cas, je serais fort surpris que cet étrange mari vous laisse conduire sa femme à l’échafaud.

– Alors, ce sera l’annulation. Je saurai bien l’en convaincre car il est digne d’une princesse et cette fille de marchands...

– Pourrait alors avoir le regret de vous réclamer, coupa Fiora, les cent mille florins d’or de sa dot ! Vous voyez, monseigneur, vous n’avez d’autre solution que de la faire exécuter...

Elle salua l’évêque puis, jetant au Téméraire que la colère empourprait un regard de mépris glacial, elle tourna les talons et sortit de la tente...

Peut-être aurait-elle eu à pâtir de la colère qu’elle avait allumée chez le duc si un événement inattendu ne s’était produit presque simultanément : dans la ville assiégée, les trompettes et les tambours se mirent à battre la chamade, ce qui était signe certain que Nancy souhaitait se rendre et le duc Charles en éprouva une grande joie.

On apprit, plus tard, qu’une lettre du duc René était parvenue à entrer dans la cité : « Puisque pour mon malheur, écrivait le jeune prince, je me trouve réduit à ne pouvoir rien faire pour votre bien et à ne pouvoir rien tenter pour ma gloire, je vous exhorte par l’intérêt même de la patrie pour laquelle vous vous êtes sacrifiés, de ne point prodiguer davantage votre sang par de plus longs efforts qui vous conduiraient à des pertes plus grandes et à une capitulation moins favorable... »

Ce message que tous écoutèrent en pleurant n’entama pas la résolution du gouverneur : le bâtard de Calabre voulait se battre encore, car les fortifications n’étaient pas endommagées ni le peuple effrayé. On pouvait tenir encore deux mois et, dans deux mois, le Téméraire se découragerait... mais les échevins et tout le conseil de la ville furent d’avis qu’il fallait obéir au duc dont on savait qu’il était à présent retiré chez sa mère, Yolande de Vaudémont, au château de Joinville. On ne viendrait jamais à bout de cette grande armée. Mieux valait essayer d’obtenir une capitulation honorable.

Le gouverneur brisa son épée et en jeta les morceaux devant les robes rouges des magistrats. C’était le 29 novembre 1475...

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