Quatrième partie LA COURSE A L’ABÎME

CHAPITRE XI LE DUEL

Le lendemain 30 novembre, jour de la Saint-André qui était le protecteur de la Bourgogne, le duc Charles fit son entrée dans Nancy à huit heures du matin par la porte de la Craffe. Le temps gris mais sans pluie, apportait au moins cet apaisement au peuple muet et en grand deuil qui regardait, contenu par une double haie d’infanterie étirée sur toute la longueur de la ville et jusqu’à la porte Saint-Nicolas par laquelle, la veille, était sortie la garnison avec les honneurs de la guerre.

Le Téméraire avait tenu à assister en personne à ce départ. Il avait pour ainsi dire passé en revue les deux mille Allemands qui repartaient vers l’Alsace, les six cents Gascons vers la France et les quelque deux mille Lorrains dont les uns rentraient chez eux et les autres allaient renforcer la garnison de Bitche. Le bâtard de Calabre vint le dernier, escorté uniquement du banneret qui portait son étendard. Armé de toutes pièces, à cheval mais tête nue, altier et superbe, il vint au petit trot de son destrier jusqu’au Téméraire et lui jeta :

– S’il n’avait tenu qu’à moi, tu te serais cassé les dents sur cette ville, Charles de Bourgogne. J’en jure Dieu ! Mais les bourgeois tiennent à la vie plus qu’à l’honneur. Que vas-tu en faire ? Les passer tous au fil de l’épée ?

Non pas. Je me suis engagé à maintenir Nancy dans la possession de ses privilèges et de la régir selon sesanciennes coutumes. J’en ferai la capitale de mon royaume. Pourquoi, toi qui es vaillant et de sang royal n’en redeviendrais-tu pas le gouverneur ? J’aime les hommes de valeur.

– Moi aussi et c’est pourquoi je pars. Il ne sera jamais dit, tant que je vivrai, qu’un prince lorrain, même bâtard, se sera incliné devant toi...

– D’autres le feront peut-être ? Tu sais que ton grand-père, le vieux roi René, songe à me léguer la Provence par testament afin que soit reformé l’antique royaume burgonde ?

– Libre à lui. Nous n’avons que faire de la Provence. Seule la Lorraine nous intéresse et tu n’en as pas fini avec nous !

Enlevant son cheval, le bâtard de Calabre partit au galop sur la route de France. Une tache de boue projetée par les sabots du destrier vint maculer le manteau de velours rouge que le Téméraire portait sur son armure... Celui-ci fronça le sourcil mais l’ombre qui passait sur son visage se dissipa rapidement :

– Nancy est à nous, mes fidèles ! lança-t-il à pleine voix. Songeons à présent à y faire notre joyeuse entrée ! Et que l’on sache que quiconque molestera l’un des habitants ou l’attaquera dans ses biens sera puni de mort !

A sa surprise, ce même soir décidément fertile en événements, Fiora apprenait que le légat du pape avait obtenu qu’elle fût placée sous sa protection immédiate et qu’elle suivît tous ses déplacements jusqu’à ce que l’issue du combat entre Selongey et Campobasso permît de statuer sur son sort. Le jeune Colonna demeurait momentanément attaché à son service et elle comptait bien obtenir de l’aimable prélat qu’on lui rendît Esteban.

Aussi, dès le lever du jour, Battista la conduisit rejoindre la petite troupe de prêtres et de moines qui composaient l’escorte de Mgr Nanni. Annoncée pour le commun des mortels comme une dame pèlerine désireuse de se recueillir devant les reliques de saint Epvre, elle prit place dans la litière de voyage du prélat cependant que celui-ci enfourchait une mule pour faire, dans la ville, une entrée plus proche du cœur des habitants. Par une de ces délicatesses inattendues et dont il avait le secret, le Téméraire avait décidé que Dieu, en la personne du légat, entrerait le premier dans la cité conquise avec l’espoir que ce geste apaiserait quelques rancœurs et disposerait favorablement pour lui les cœurs de ces ennemis d’hier dont, en toute bonne foi, il souhaitait faire les loyaux sujets de demain.

Aucune manifestation de joie, cependant, n’accueillit ce prélat qui précédait le vainqueur mais, devant lui, la foule, d’un mouvement unanime, s’agenouilla sous sa main bénissante :

– Reprenez espoir, mes enfants, répétait-il avec une pitié qui ressemblait à de la tendresse, le duc Charles ne vous veut aucun mal et vous n’aurez point à souffrir de son fait...

Derrière les rideaux de la litière frappée aux armes papales, Fiora regardait ces gens vêtus de noir, ces visages creusés par les privations, ces maisons dont certaines montraient des toits crevés par les boulets de canon et d’autres de plus graves blessures. L’odeur de la mort et des incendies semblait attachée aux murailles et elle eut honte d’entrer ainsi, cachée sans doute, mais présente, dans ce cortège qui préludait à celui du vainqueur. Heureusement, la litière pénétra directement dans le palais ducal qui se composait alors de quatre bâtiments ordonnés autour d’une cour centrale[xvii] et s’arrêta dans ladite cour tandis que le légat allait prendre place dans la collégiale Saint-Georges, voisine immédiate du palais, pour y accueillir le nouveau maître. Battista Colonna apparut aussitôt devant Fiora :

– Les fourriers de monseigneur Charles ont travaillé toute la nuit pour préparer des logements. Il y en a un pour vous. Voulez-vous qu’on vous le montre tout de suite ou préférez-vous regarder la « joyeuse entrée » ?

– Ce que j’en ai aperçu jusqu’ici n’augure pas une franche liesse mais je préfère néanmoins assister à l’arrivée du duc...

Elle eut juste le temps de gagner, dans une grande salle déserte, une fenêtre du premier étage : les six trompettes d’argent qui ouvraient la marche sonnaient sous la porte de la Craffe. Derrière elles venaient une centaine d’hommes d’armes précédant une compagnie de chevaliers empanachés sous les flammes brillantes de leurs pennons diversement colorés. Le Téméraire apparut à quelques pas derrière eux et sa splendeur coupa le souffle des assistants : montant son cheval favori, le Moro, caparaçonné de pourpre et d’or, il portait un ample manteau entièrement brodé d’or qui s’étalait sur la croupe du cheval, le grand collier de la Toison d’or et, sur la tête, la plus fabuleuse coiffure qui se puisse admirer : une haute barrette de velours couverte de perles, entourée d’une guirlande de rubis et de diamants et surmontée d’un fermail composé de trois gros rubis, célèbres d’ailleurs, et que l’on appelait les Trois Frères, de quatre perles énormes et d’un diamant pyramidal qui captait le moindre reflet lumineux. Sous ce chapeau de parade, plus précieux sans doute que la couronne impériale, le Grand Duc d’Occident rayonnait d’orgueil et jouissait visiblement de la stupeur émerveillée de la foule1 attendant des acclamations qui ne venaient pas : rien qu’un chuchotement qui courait sur la foule comme une risée de vent sur de l’eau calme... Dans le miroir de sa mémoire, Fiora revit la silhouette grise du roi de France et pensa qu’en vérité la comparaison n’était pas à l’avantage de celui-ci ; mais il n’était pas certain qu’une intelligence égale, un esprit aussi acéré fussent cachés sous cette éblouissante apparence de prince de légende...

Derrière le duc, sur des chevaux de parade magnifiquement caparaçonnés venaient le duc Engelbert de Nassau, le Grand Bâtard Antoine, le comte de Chimay Philippe de Groy, le duc Jean de Glèves, le prince de Tarente, le comte de Marie, fils du Connétable de Saint-Pol qui ignorait encore que son père, livré par le traité de Soleuvre au roi de France – qu’il avait abondamment trahi d’ailleurs -, était enfermé à la Bastille et subissait un jugement qui le mènerait à l’échafaud, Jean de Rubempré, seigneur de Bièvres, et beaucoup d’autres parmi lesquels, avec un serrement de cœur, Fiora reconnut Philippe...

Il n’avait pas sacrifié au souci d’élégance des autres seigneurs. Sous le tabard à ses armes – aigles d’argent sur champ d’azur – qui habillaient aussi son destrier, il portait le harnois de guerre. Seule, la visière relevée du casque ceint d’une couronne comtale permettait de reconnaître son profil arrogant. Retenant d’une main ferme son cheval qui encensait, il allait son chemin d’un air absent, ne regardant rien ni personne mais, dans le cadre d’acier bleui, son visage était très pâle et Fiora se souvint qu’il avait été blessé l’avant-veille... Son regard s’attacha à cette fière silhouette qui s’éloignait et elle ne vit pas, un peu après, Campobasso, rutilant et doré sur tranche, qui chevauchait en compagnie du marquis de Hochberg, du comte de Rothelin et de Jacopo Galeotto.

Mais lui l’aperçut et, pour qu’elle le regardât, s’agita tellement sur sa selle que son cheval fit un écart et bouscula ceux de ses voisins, d’où il résulta quelque désordre et Fiora, machinalement, tourna les yeux de ce côté. Alors quand elle reconnut Campobasso, elle se recula vivement et quitta la fenêtre. La seule vue de cet homme qui avait possédé son corps lui répugnait à présent parce qu’elle y prenait la mesure de sa propre honte. Elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il n’y eût pas de Thionville dans son existence.

– J’en ai assez, dit-elle à Battista qui était rentré avec elle, et j’aimerais gagner mon appartement.

– Êtes-vous si pressée ? Vous savez que des gardes vont être placés à votre porte comme il y en avait devant la tente ?

– Je n’ai guère d’illusions sur mon sort, Battista. Le duc me déteste et ne souhaite qu’une chose : me voir disparaître de son horizon, que ce soit par la mort ou par l’annulation...

– C’est possible... mais vous, que souhaitez-vous ? Vous n’êtes pas beaucoup plus âgée que moi et c’est bien prématuré pour désirer mourir...

– Je ne le désire pas mais je suis lasse de lutter contre un destin qui ne cesse de m’accabler. J’avais un père et je ne l’ai plus ; j’avais un époux et je l’ai perdu, par sa faute autant que par la mienne, et je m’aperçois qu’à vouloir me venger j’ai tout perdu. Alors, ce qui peut arriver est de peu d’importance. Je crois, voyez-vous, Battista, que je suis surtout très, très fatiguée... Je voudrais dormir et ne plus jamais me réveiller...

– Ce n’est pas raisonnable. Deux hommes vont se battre pour vous, pour votre amour...

– Non : pour leur amour-propre. Ce n’est pas du tout la même chose...

Cependant, arrivé devant la collégiale Saint-Georges[xviii], le duc Charles mit pied à terre et confia, selon la coutume du pays, son cheval à un chanoine, après quoi le prévôt du chapitre, Jean d’Haraucourt, le conduisit dans l’église pour y entendre la messe et y prêter le serment qu’au jour de leur couronnement prêtaient toujours les ducs de Lorraine. Il aurait pu s’en dispenser mais il tenait, pour rassurer les populations, à ne négliger aucune des coutumes locales pensant qu’on lui en saurait gré.

Agenouillé devant l’autel scintillant, il savourait pleinement son heure de gloire car, pour la première fois, les pays de par-deçà et les pays de par-delà se trouvaient unis grâce à ce chaînon manquant que constituait la Lorraine.

Bientôt l’Empereur, dont il espérait fiancer le fils à sa fille, poserait sur sa tête une royale couronne et la Bourgogne, enfin détachée du vieux tronc capétien comme de toute obédience impériale, voguerait librement vers le destin prodigieux auquel lui donnaient droit sa puissance et sa richesse... Bientôt... mais pas encore tout de suite. Restait à faire payer aux cantons suisses, ce ramassis de bouviers et de manants, l’audace dont ils avaient fait preuve, en lui ôtant le comté de Ferrette, en attaquant sa Comté Franche et en s’aventurant sur les terres de la duchesse Yolande de Savoie, sa fidèle alliée. Et cela ne tarderait pas. Ensuite, après un temps de repos qui permettrait au nouveau roi de lever la plus grande armée du monde, on irait jeter à bas du trône aux fleurs de lis le trop subtil Louis XI. et la France aurait enfin un souverain digne de sa grandeur passée...

Ainsi rêvait le Téméraire dans cette église où, hier encore, s’élevaient les prières pour que Dieu éloigne, du vieux pays lorrain, l’envahisseur et son armée, mais Charles ne doutait pas une seconde d’amener promptement ses nouveaux sujets à remercier le ciel de leur avoir donné pour maître un prince si fastueux, si magnanime et si vaillant. Cela les changerait de « l’Enfant », ce pauvre petit René II qui, au lieu de mourir au combat, avait préféré courir se réfugier dans les jupes de sa mère pour y pleurer son impuissance... Tandis que s’ordonnaient un grand banquet et une fête publique pour tenter de faire oublier passagèrement aux Nancéens leurs morts et leurs maisons détruites, Fiora, dans la chambre qu’on lui avait donnée et qui se situait dans une des tours regardant vers la Meurthe, recevait la visite de Mgr Nanni. Elle le remercia de la protection qu’il lui accordait et grâce à laquelle, bien certainement, on lui avait donné ce logis au lieu d’une prison.

– Je n’y suis pas pour grand-chose, mon enfant. Même si cela lui déplaît souverainement, le duc ne peut faire que vous ne soyez la très légitime comtesse de Selongey. Il vous doit des égards.

– Il n’en caresse pas moins l’idée de me faire exécuter, ce qui aurait le double avantage de libérer Philippe et d’effacer cette histoire de dot que, de toute évidence, il n’apprécie guère.

– Soyez sûre qu’alors vous auriez droit à tous les honneurs dus à votre rang, fit le prélat avec un sourire, mais nous n’en sommes pas là. Je dirai même que votre plus grande chance d’échapper au bourreau réside dans cette dette que le duc a envers vous. Cent mille florins sont une somme énorme... et il est tout à fait incapable de la restituer. Son sens chevaleresque s’oppose à ce qui serait une manière peu élégante de se débarrasser d’un créancier. C’est ce que je suis venu vous dire pour vous rassurer un peu... et aussi que le duel entre le comte de Selongey et Campobasso aura lieu demain soir, à minuit, dans le pourpris du château, sans autres témoins que le duc lui-même, vous, moi, deux assistants qui seront Galeotto pour le Napolitain, et messire Mathieu de Prame pour votre époux. Le Grand Bâtard Antoine tiendra le rôle de juge d’armes. Le combat sera... à outrance.

– Ce qui veut dire ?

– Que seule la mort de l’un ou l’autre adversaire pourra y mettre fin.

Un filet glacé coula le long du dos de Fiora qui frissonna comme si le vent d’hiver était entré dans sa chambre pour l’envelopper de froidure :

– C’est épouvantable, articula-t-elle. Ce n’est pas possible ! Le duc ne peut pas accepter une chose pareille ? ... Je ne veux pas y croire. C’est monstrueux !

– Il le faudra bien pourtant. Vous ignorez tout des lois féodales de ces pays. J’admets d’ailleurs que les coutumes de nos gens d’au-delà des Alpes ne sont pas meilleures sinon pires : chez nous on loue des spadassins pour se débarrasser d’un ennemi...

– Qu’elles soient meilleures ou pires, je ne veux pas le savoir.

Et tournant le dos au légat elle marcha rapidement vers la porte de la chambre, l’ouvrit et repoussa violemment les hallebardes qui se croisaient devant elle :

– Je veux voir le duc ! fit-elle avec hauteur. Et si vous tentez de m’en empêcher, je crierai si fort que l’on viendra. Je dirai alors que vous avez essayé de me tuer !

– Mon enfant, plaida Alessandro Nanni alarmé, vous n’y pensez pas ?

– Je ne pense qu’à cela ! Conduisez-moi sinon je saurai bien trouver seule mon chemin.

Le petit évêque trottinait à ses côtés en essayant de la retenir mais c’était impossible : Fiora avait décidé que, ce soir, elle verrait le Téméraire et ainsi, l’une courant et l’autre presque à bout de souffle ou peu s’en fallait, ils parvinrent jusqu’à l’antichambre où veillaient une demi-douzaine de gardes. Olivier de La Marche s’y promenait en compagnie du valet de chambre du duc, Charles de Visen. L’entrée tumultueuse de la jeune femme les arrêta :

– Annoncez-moi à monseigneur ! ordonna-t-elle aussi sèchement que si elle se fût adressée à un serviteur. Je veux le voir !

– C’est impossible, fit La Marche. Monseigneur est en conférence avec l’ambassadeur de Milan et vous n’avez rien à faire ici ! Gardes, ramenez cette femme chez elle !

– Ne me touchez pas ! cria Fiora. Il est urgent que je le voie : il y va de la vie d’un homme !

– Et moi je vous dis...

– Qu’est-ce que c’est ? Quel est ce bruit ?

La porte venait de s’ouvrir sous la main du Téméraire. Il embrassa la scène d’un coup d’œil, vit Fiora qui se débattait aux mains des soldats et le légat qui faisait de dérisoires efforts pour la raisonner :

– Encore vous ! fit-il. Vous forcez ma porte à présent ? Je croyais, éminence, que vous répondiez de cette folle ?

– Je ne peux répondre des élans du cœur, fit Nanni avec un soupir. Et donna Fiora est très, très émue...

– Eh bien, voyons cette émotion ! Entrez, tous les deux ! Sans un regard pour la vaste pièce dont les domestiques de Charles avaient fait une splendeur d’or et de pourpre ordonnée autour d’une admirable tapisserie où des milliers de fleurs cernaient les armes de Bourgogne, ni pour l’élégant personnage qui se tenait debout auprès d’un dressoir orné de deux statues d’or, Fiora dès le seuil offrit au duc une profonde révérence :

– Monseigneur, pria-t-elle, je viens d’apprendre que le duel doit avoir lieu demain. Je supplie Votre Seigneurie de l’empêcher...

– Une rencontre où l’honneur de deux chevaliers est engagé ? Il faut être une fille de marchands pour songer à cela...

– Il faut être surtout une femme soucieuse de justice... et une femme qui aime. Messire de Selongey est blessé : le combat ne sera pas égal.

– Vous savez cela aussi ? Pour quelqu’un que j’ai mis au secret, vous n’ignorez apparemment rien de ce qui se passe dans mon armée ? fit le duc avec l’ombre d’un sourire qui emplit d’espérance le cœur de la jeune femme. Rassurez-vous, la blessure de Selongey est bénigne.

– Mais c’est un combat à outrance !

– Et alors ?

Les jambes de Fiora se dérobèrent sous elle ; elle tomba à genoux et cacha son visage dans ses mains :

– Par pitié, monseigneur ! ... Faites de moi ce que vous voulez, jetez-moi en prison, livrez-moi au bourreau mais empêchez cette horreur ! Je ne veux pas le voir mourir !

Il y eut un silence que troublait seulement le bruit de la respiration de la jeune femme. Mgr Nanni se penchait déjà vers elle pour la réconforter mais le duc l’arrêta d’un geste puis, lentement, il vint à Fiora :

– Vous l’aimez à ce point ? ... Alors pourquoi Campobasso ?

– Par vengeance... et pour le détacher de vous... de vous pour le service duquel Philippe est toujours prêt à tout sacrifier. Il n’a voulu de moi qu’une fortune pour vos armes... et une seule nuit.

Il se pencha, prit les deux mains qu’elle gardait obstinément devant son visage et l’obligea doucement à se relever :

– Vous me détestez, n’est-ce pas ? Elle n’hésita qu’à peine et répondit, ses yeux gris dans les yeux noirs du prince : -Oui... Sans vous, je serais heureuse !

– Sans moi, vous ne le connaîtriez même pas. Que serait-il allé faire à Florence ? Rentrez chez vous, à présent, et priez Dieu ! Je sais que vous semblez décidée à vous passer de son secours mais Mgr Nanni réussira peut-être à vous convaincre de vous tourner vers Lui. Il arrive qu’il exauce les prières... Quant au duel, je n’ai même pas la possibilité de le retarder : aucun des adversaires n’y consentirait...

Guidée par le légat qui avait pris son bras, elle se dirigeait vers la porte mais, avant de la franchir, elle se retourna :

– Ne pourrais-je au moins... lui parler ?

– S’il y consent, je ne m’y opposerai pas. Dois-je aussi accorder permission à Campobasso qui ne cesse de réclamer un instant d’entretien avec vous ?

– S’il vous plaît, monseigneur... à aucun prix ! Je voudrais... ne plus le voir jamais. Mais je vous remercie de permettre que je rencontre Philippe...

Ils étaient face à face à présent, dans ce qui avait été l’oratoire des duchesses de Lorraine, un petit sanctuaire de pierre grise que le faste bourguignon avait déjà rhabillé d’azur, d’argent, d’une très belle statue de la Vierge et de quelques reliquaires devant lesquels, à l’entrée de Fiora, Philippe priait, à genoux.

Au léger grincement de la porte, il s’était levé et, une main posée sur la table de communion, il regardait la jeune femme venir à lui mais elle s’arrêta à quelques pas.

– Je ne souhaitais pas vous rencontrer, dit Selongey d’une voix basse où Fiora crut percevoir une lassitude.

Mais le duc a insisté sans d’ailleurs m’en donner la raison.

– C’est moi qui l’en ai prié. Je voulais vous voir avant que... oh, Philippe, vous êtes blessé !

La tempe droite, en effet, portait une écorchure tout juste refermée autour de laquelle la peau avait bleui mais Philippe haussa les épaules :

– Si c’est de cette estafilade que vous souhaitiez me parler...

– Un peu oui... mais surtout de ce duel qui m’épouvante. Est-il indispensable que vous vous battiez...

– Avec votre amant ? J’espère bien le tuer ! J’ai quinze ans de moins que lui et ce n’est pas cette égratignure qui m’en empêchera. Vous avez peur, dites-vous ? Alors vous auriez dû comprendre qu’en venant prier pour lui vous ne feriez qu’accroître mon envie de l’abattre.

– Prier pour lui ? C’est une pensée qui ne m’effleurait même pas. C’est pour vous que je tremble...

– Vous êtes bien bonne mais vous devriez plutôt vous inquiéter pour ce batteur d’estrade, car je ne le ménagerai pas et il trouvera cela très déplaisant. Inhabituel surtout : un condottiere, chacun le sait, est fort ménager d’une vie qu’il entend conserver pour pouvoir jouir à l’aise, sur ses vieux jours, des fruits de ses services mercenaires...

– J’ai supplié le duc d’empêcher ce combat.

– Il vous a ri au nez, j’imagine ? Croyez-vous que je puisse endurer qu’un homme vienne à la cour de mon prince réclamer ma femme comme son bien ?

– Votre femme ? dit Fiora avec amertume. Dans votre esprit je ne l’aurai été que durant quelques heures mais jamais, au grand jamais vous n’avez imaginé de vivre avec moi, de faire de moi la compagne de tous vos instants. Croyez-vous que j’ignore les termes de ce contrat insensé que vous avez arraché à la faiblesse de mon père et par quel moyen, indigne d’un chevalier, vous avez emporté la victoire ? Dans tous les pays du monde cela s’appelle du chantage !

– Je vous voulais à tout prix et j’aurais employé tous les moyens, même les pires...

– N’est-ce pas ce que vous avez fait ?

Il détourna la tête pour ne plus rencontrer ce regard étincelant de colère où il ne pouvait lire que sa condamnation.

– Je l’avoue à ma honte mais vous m’avez rendu fou... -Moi ou ma fortune ?

– Je croyais vous avoir prouvé que je vous aimais ?

– Vous me l’avez prouvé ? Etait-ce preuve suffisante que cette nuit où vous avez fait de moi une femme, après quoi vous vous êtes enfui comme un voleur sans vous demander, même un seul instant, si vous ne me laissiez pas irrémédiablement blessée ? Vous emportiez une lettre de change et une mèche de cheveux, m’a-t-on dit. C’était cela votre victoire...

– Je suis revenu à Florence.

– Vous l’avez déjà dit et cela non plus ne prouve rien. Vous avez écouté, en regardant brûler mon palais, les premiers ragots venus et vous êtes reparti, avec de grands soupirs sans doute mais, ces soupirs, je ne suis pas certaine qu’ils n’étaient pas de soulagement. Vous vous retrouviez veuf avec, devant vous, un nouvel avenir.

– Ce n’est pas vrai. Je suis revenu parce que je vous aimais, parce que je voulais vous revoir...

– C’est sans doute ce que vous avez essayé de vous faire croire à vous-même ? Si vous m’aviez aimée... comme moi je vous aimais, vous auriez détruit Florence, pierre par pierre, vous auriez creusé la terre avec vos ongles jusqu’à ce que vous eussiez retrouvé au moins mon cadavre mais vous êtes reparti tranquillement. L’histoire était finie, il n’y avait plus le moindre Beltrami au monde pour vous rappeler que, pour l’amour de votre maître, vous étiez allé jusqu’à souiller les aigles d’argent de vos armes en épousant l’enfant de l’inceste et de l’adultère, la fille de Marie de Brévailles. Vous n’aviez plus besoin de mourir comme vous l’aviez annoncé emphatiquement à mon père... et d’ailleurs, je suis bien obligée de constater que vous n’êtes pas mort !

– Et vous me le reprochez ? Vous me haïssez à ce point ?

– Décidément, vous n’avez rien compris...

L’une des broderies dorées que l’on avait tendues sur les murs de l’oratoire venait de se soulever sous la main du Téméraire qui s’avança vers Fiora, trop surprise par cette soudaine apparition pour songer au moindre salut. Philippe, lui, était devenu très rouge et voulut s’approcher de son maître mais celui-ci l’écarta d’un geste.

– Va-t’en Philippe ! Et songe à te confesser avant d’affronter Campobasso ! Je te verrai plus tard...

– Monseigneur ! Il faut que je vous dise... que je vous explique...

– Il n’y a rien à expliquer. J’ai tout compris. Laisse-moi avec elle !

Avec un dernier regard à Fiora, Philippe baissa la tête et quitta la chapelle dont les dalles résonnaient sous ses solerets d’acier sans que le duc eût seulement tourné les yeux vers lui. Charles fixait la jeune femme avec l’expression de qui vient de trouver la solution d’un problème difficile. Il vint jusqu’à elle et, avec des gestes d’une grande douceur, ôta les longues épingles qui maintenaient sa coiffure. Quand les lourds cheveux retombèrent le long du cou mince, il recula de quelques pas :

– Jean de Brévailles ! Je savais bien que ce visage appartenait à mon passé mais je ne le croyais pas si lointain ! Cela fait combien d’années ?

– Que vous avez refusé leur vie à une mère désespérée ? Dix-huit dans quelques jours. Je suis née très peu de temps avant leur mort. Ce qui m’étonne, c’est que vous en ayez conservé le souvenir ?

– Cela est, pourtant. Je l’aimais bien avant que la pure image de ce garçon fier et beau ne s’abîme dans la honte et le déshonneur...

– Pourquoi, monseigneur, n’ajoutez-vous pas, dans le sang, celui que vos bourreaux ont fait couler sur ce vieil échafaud que j’ai vu à Dijon ? Encore n’était-ce pas assez : il fallait aussi la boue, l’ordure, l’ignoble tombe où par votre ordre on les a jetés et où j’ai failli mourir...

– L’ordre venait de mon père, pas de moi.

– Mais vous n’avez rien fait pour y changer quoi que ce soit ! Si un homme, un de ces marchands que Votre Seigneurie dédaigne si hautement ne s’était trouvé là pour exercer cette pitié qui aurait dû être le fait du prince, je me serais dissoute au fond du même cloaque. Cet homme m’a recueillie, nourrie, éduquée, aimée... Il a voulu faire de moi sa fille et, ce dernier printemps, il en est mort après avoir été obligé de me marier à messire de Selongey qui avait percé son secret...

Le visage brun du prince devint couleur de brique et son regard s’enflamma :

– Ne me dites pas que Philippe, la loyauté, la droiture, l’honneur mêmes, que Philippe, chevalier de la Toison d’or a osé employer pareil moyen ? ...

– Pour vous rapporter l’argent que lui avait refusé Lorenzo de Médicis, il eût été capable de pis encore. Il vous est attaché corps et âme, même si cela me déchire le cœur de le reconnaître. Et vous savez à présent pourquoi il n’a voulu de moi qu’une nuit, pourquoi je devais couler ma vie entière à Florence sans jamais paraître en Bourgogne, afin que nul ici n’apprenne qu’il avait été jusqu’à souiller son nom en épousant la fille des Brévailles, et vous moins encore que quiconque... vous, son véritable dieu !

– Taisez-vous ! Par saint Georges, je vous ordonne de vous taire !

Les mains sur les oreilles, le duc alla s’effondrer sur l’une des deux chaires armoriées qui se faisaient vis-à-vis dans le chœur. Il resta là un moment, respirant difficilement comme un homme qui étouffe et ouvrant d’un geste brusque le col de sa longue robe fourrée de martre. Il ferma les yeux puis, quand le souffle devint plus régulier, il darda son regard noir sur Fiora :

– Vous avez admis tout à l’heure que vous me détestiez. Le mot était faible n’est-ce pas ? Vous me haïssez ? ... et c’est pour me nuire que vous avez séduit Campobasso ?

– Au point où nous en sommes, monseigneur, il serait absurde de mentir : je n’ai qu’une seule tête à vous offrir. Et puis, à la vérité, je ne me sens plus tellement envie de vivre.

– Vous voulez mourir ?

– Cela arrangerait si bien les choses...

– C’est à moi d’en juger... Sortez à présent et laissez-moi prier ! J’ai, sur mon honneur, grand besoin de prier...

Après une génuflexion qui s’adressait au duc aussi bien qu’à Dieu, Fiora quitta l’oratoire dont elle referma très lentement la porte derrière elle. Assez lentement pour voir que le Téméraire s’était laissé tomber à genoux sur la marche de l’autel et avait enfoui sa tête dans ses mains. Au mouvement des épaules, on pouvait même supposer qu’il pleurait...

Il était près de minuit, le lendemain soir, quand Battista Colonna vint chercher Fiora dans sa chambre. Silencieusement, éclairés par la lanterne que le page balançait dans sa main, la jeune femme et son guide parcoururent des salles, des galeries, descendirent des escaliers en colimaçon qui semblaient interminables et finalement débouchèrent dans le pourpris du palais dont les quelques arbres, dépouillés par l’hiver, montraient à nu leurs branches tordues, soulignées d’un léger liseré blanc. Il était tombé de la neige dans la journée et elle avait couvert l’enclos d’une mince couche floconneuse.

Autour de ce qui était, au printemps, un doux tapis d’herbe émaillé de fleurs où les dames aimaient à venir s’asseoir pour deviser, entendre des vers ou danser des rondes, se tenaient quelques hommes enveloppés de longs manteaux noirs, comme Fiora elle-même, qui les faisaient semblables à des fantômes. Deux d’entre eux étaient assis sur des escabeaux que l’on avait apportés là : c’étaient le duc Charles et le légat. Un troisième siège, auprès de ce dernier, attendait Fiora qui y prit place après avoir salué silencieusement le prélat, le prince et un homme d’une cinquantaine d’années et de haute mine qui se tenait debout auprès du Téméraire et dont elle savait qu’il était son demi-frère, ce Grand Bâtard Antoine qui, par ses exploits avait élevé sa naissance illégitime à la hauteur d’une légende. Personne ne disait mot...

Dans la flaque de lumière dispensée par les torches que portaient trois valets noirs – et peut-être muets – apparurent les deux adversaires. Leurs armures cannelées, forgées toutes deux par les célèbres Missaglia de Milan les appariaient et, à première vue, on ne put les reconnaître que grâce à ceux qui les accompagnaient : Mathieu de Prame pour Selongey et Galeotto pour Campobasso. Ils étaient sensiblement de même taille. Chacun d’eux était armé d’une épée et d’une dague...

D’un même mouvement, ils vinrent mettre genou en terre devant le duc et le légat. Le premier ne bougea pas mais quand le second leva la main pour un geste de bénédiction, Philippe ôta le grand bacinet qui emprisonnait sa tête et le jeta à terre affirmant ainsi son intention de combattre sans sa protection...

– Souhaitez-vous tellement vous faire tuer ? demanda le Téméraire d’une voix sourde où perçait une angoisse. Reprenez ce casque ! ...

– Avec votre permission, monseigneur, je n’en ferai rien. Nous ne sommes pas ici pour bosseler de l’acier. L’un de nous n’en sortira pas vivant. Ce sera plus facile ainsi...

– Comme il vous plaira mais vous vous infligez là un grave désavantage... à moins que votre adversaire ne montre pareil dédain de la vie ? ...

Tous les regards se tournèrent vers Campobasso qui paraissait changé en statue. Son hésitation était palpable mais il tourna les yeux vers Fiora et lut dans son regard tant d’implacable mépris qu’il se décida et libéra également sa tête :

– Après tout, pourquoi pas ? fit-il avec un haussement d’épaules...

Tous deux se relevèrent ensuite et vinrent se mettre aux ordres du Grand Bâtard qui leur assigna une place à chacun puis se recula et se tourna vers le duc. Celui-ci fit un signe d’assentiment :

– Allez, messeigneurs, et que Dieu juge de vos causes laquelle est la meilleure.

Comme dans une figure de danse bien réglée, les deux lourdes épées se levèrent en même temps et Fiora enfonça ses ongles dans sa main, le cœur étreint d’une angoisse mortelle. Hors de leurs carapaces de fer les deux têtes nues paraissaient étrangement fragiles. Qu’une épée s’abattît sur l’une d’elles et c’était la mort assurée, les deux hommes se battant avec une violence qui donnait la juste mesure de la haine qu’ils se portaient. Le jardin clos résonnait du choc des armes d’où naissaient parfois des étincelles. Leur habileté était sensiblement égale et le duel risquait de durer longtemps. Selongey était peut-être plus rapide et plus souple, mais Campobasso possédait une plus longue expérience car ce n’était pas la première fois qu’il affrontait un homme en combat singulier et il était impossible de prédire lequel, finalement, aurait le dessus...

Fiora aurait voulu fermer les yeux, ne rien voir, mais cela lui était impossible : il lui fallait regarder... Parfois son regard glissait, plein d’appréhension, vers le visage immobile du Téméraire dans lequel, seuls, les yeux semblaient vivre. Ils étincelaient, ces yeux, en suivant les phases de la lutte qui, pour son âme guerrière, devait être un spectacle de choix et une amère rancœur s’empara de Fiora. Comment avait-elle pu être assez stupide pour aller lui demander d’interdire un duel dont il avait dû se promettre beaucoup de plaisir et qu’il appréciait à présent, en connaisseur averti ? L’émotion de cette femme affolée avait dû l’amuser comme l’amusait sans doute l’anxiété qu’il devinait... De toute façon, et quelle que soit l’issue du combat, Fiora avait perdu tout espoir en l’avenir. Sa vie était définitivement saccagée car elle n’accepterait jamais d’être le prix d’une victoire du condottiere sur l’homme qu’elle aimait et, si Philippe l’emportait, il la rejetterait loin de lui à tout jamais.

– Qu’il vive, mon Dieu ! implora-t-elle, retrouvant soudain à cet instant de péril extrême le recours désespéré à la prière, qu’il vive et je le libérerai de moi. Je demanderai l’annulation de ce mariage insensé ! ...

Elle avait froid jusqu’à l’âme. La neige qui couvrait le pourpris et qui, sous les pas des duellistes, n’était plus que boue, lui glaçait les pieds et la faisait trembler. C’était comme si tout ce froid s’insinuait dans ses veines pour remonter sournoisement jusqu’au cœur...

Le souffle des deux hommes s’écourtait et devenait bruyant. Le combat durait, durait et, à tant frapper, la lourde épée devait à présent peser dix fois son poids dans les muscles fatigués. Les coups semblaient moins violents et aucune blessure n’apparaissait sur l’un ni sur l’autre. Fiora reprenait espoir. Le duc allait-il enfin arrêter cette lutte par trop égale ? Soudain, en voulant éviter une charge de son adversaire, Philippe recula, glissa, tomba lourdement sur le dos. Déjà Campobasso allait se précipiter sur lui, l’épée haute pour frapper à la tête, quand la jeune femme, avec un cri d’épouvante, se jeta entre les deux hommes, bousculant Campobasso dont l’épée s’abattit sur son épaule tandis que le bras vêtu de fer la frappait à la tête. Elle sentit une douleur fulgurante mais s’évanouit aussitôt, emportant dans les profondeurs apaisantes de l’inconscient l’écho des clameurs qui s’élevaient autour d’elle ; puis elle ne sut plus rien de ce monde impitoyable des hommes, contre la cruauté duquel elle venait de se briser volontairement...

En reprenant conscience, elle retrouva la douleur. Son épaule, que des mains cependant douces maniaient lentement, la faisait affreusement souffrir comme si l’on était en train de la lui arracher. Sa tête aussi lui faisait mal et les sons y résonnaient tels qu’une cloche vide... Elle ouvrit péniblement les yeux et vit qu’on l’avait ramenée dans sa chambre du palais et qu’un homme en qui elle reconnut Matteo de Clerici, le médecin ducal, était penché sur elle et lui donnait des soins :

– Aucun os ne semble brisé, commentait-il en italien. L’épaisseur du manteau et de la robe ont un peu amorti le coup, porté d’ailleurs avec une arme dont le tranchant s’émoussait, mais c’est un vrai miracle que l’épaule n’ait pas été arrachée... Ah ! je crois qu’elle revient à elle !

– Vous êtes certain que sa vie n’est pas en danger ? fit la voix du duc Charles et Fiora, en dépit des brumes qui lui obscurcissaient le cerveau, découvrit qu’il employait l’italien avec aisance.

– A moins de complications, certainement pas. J’ai enduit la blessure d’un baume qui devrait apaiser la douleur et aider à cicatriser les chairs. Quant au coup reçu à la tête, c’est chose bénigne : une bosse qui est déjà d’un joli bleu...

– Philippe, souffla Fiora... Est-ce que... Philippe est vivant ?

La puissante silhouette noire du Téméraire émergea de l’ombre et apparut dans la clarté des chandelles allumées au chevet du lit :

– Sain et sauf... de même que son adversaire d’ailleurs. Mais quelle folie que ce geste ! Croyez-vous sincèrement que j’aurais laissé Campobasso égorger Selongey ?

L’expression du visage de Fiora indiqua clairement le doute, et elle murmura : -Le combat n’était-il pas à outrance ?

– J’ai toujours le droit d’arrêter un duel quand bon me semble. Je savais que l’un comme l’autre aurait beaucoup de mal à venir à bout de son ennemi et j’espérais que la fatigue finirait par avoir le dessus. J’avoue que, cependant, j’eusse préféré que l’on gardât les casques...

– Ne... pouviez-vous... ordonner qu’on... les remît ?

– Cela, non. Chacun a le droit de se battre de la façon qui lui convient...

– Monseigneur ! reprocha le médecin, ma patiente a perdu beaucoup de sang et elle a besoin de repos. Je vais lui faire absorber une potion qui la fera dormir et nous verrons, au jour, comment se comporte la plaie...

– Un moment encore... s’il vous plaît, dit Fiora. Je voudrais vous demander... monseigneur... de parler pour moi à Sa Grandeur le légat. Je... je demande l’annulation... de mon mariage...

– Vous voulez ? ...

– Oui... et le plus tôt sera le mieux. Dites à messire de Selongey... qu’il est délié de tout engagement envers moi. Ainsi que... vous-même. Mon père... savait que cet or vous était destiné... Je ne reviendrai plus sur un don... qu’il a fait librement !

Épuisée par l’effort qu’elle venait de s’imposer, elle ferma les yeux, ne vit pas le duc se pencher sur elle, mais elle sentit la chaleur de sa main quand il y emprisonna la sienne :

– Ne hâtez rien, je vous en supplie ! Vous n’êtes pas vous-même en ce moment...

– Parce que j’ai perdu... toute agressivité ? fit la jeune femme avec un pâle sourire.

– Peut-être. Nous reparlerons de tout cela quand vous serez rétablie. Je dois vous dire que Selongey est là, dehors. Voulez-vous lui permettre d’entrer ?

– Non... non ! Ni lui... ni l’autre ! Par pitié !

– Vous avez droit à beaucoup mieux que de la pitié, mais il en sera comme vous le désirez. Reposez-vous !

– Il en est plus que temps, en effet, dit aigrement le médecin. D’autre part, il conviendrait de trouver une femme pour veiller donna Fiora. En dehors des filles de cuisine, ce palais est plein d’hommes et je ne compte pas les deux mille filles de joie qui poursuivent notre armée. Les soins d’une femme de bien seraient...

– Souhaitables ? Je partage votre avis et m’en occuperai dès le matin. En attendant, ne lui mesurez pas vos soins...

Après son départ, Matteo de Clerici fit absorber à la blessée une tisane qu’il venait de préparer sur le feu de la cheminée et dans laquelle il versa quelques gouttes d’un flacon qu’il avait apporté avec lui.

La drogue devait être efficace car, à peine la dernière gorgée avalée, Fiora s’endormit profondément...

Derrière la porte de la chambre, le duc avait retrouvé Philippe qui arpentait nerveusement le dallage : il était visible qu’il avait pleuré :

-Comment va-t-elle ? interrogea-t-il. Puis-je la voir ?

– Elle n’est pas en danger immédiat mais tu ne saurais entrer, Philippe.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle ne le veut pas.

– C’est l’autre qu’elle attend ? s’écria le jeune homme avec fureur. Il n’est pas loin : Olivier de La Marche le retient au bas de cet escalier...

– Elle ne veut voir ni l’un ni l’autre... et elle désire expressément que je sollicite du légat l’annulation de votre mariage. Elle te fait savoir que tu es délié, envers elle, de tout engagement. Ce sont là ses propres paroles et je crois qu’elle a raison.

– Monseigneur ! protesta Selongey. N’aurai-je pas, moi aussi, la possibilité de parler ? Cela me concerne, il me semble ?

– Baisse le ton, s’il te plaît ! C’est au duc de Bourgogne que tu t’adresses. Au duc de Bourgogne qui est en droit de te demander compte de ta conduite : d’abord tu t’es marié sans ma permission, ensuite, tu as usé de chantage pour obtenir la main d’une malheureuse née dans la honte et que le plus misérable de mes sujets eût été libre de refuser pour épouse. Tu mériterais que je t’oblige à rendre ta Toison d’or. A présent, je t’interdis de chercher à la revoir et plus encore à l’approcher. Contente-toi de savoir qu’elle t’a sauvé la vie et va-t’en ! Oublie-la !

– Si vous croyez que c’est facile ! s’exclama Selongey avec amertume. Voilà des mois que j’essaie car je la croyais morte. Et puis je l’ai revue et j’ai senti...

– Vos sentiments ne m’intéressent en rien. Moi, votre prince, je vous ordonne, sous peine de déshonneur public, de vous détourner à jamais d’une femme adultère, née de l’inceste et de surcroît espionne de notre beau cousin de France.

– Qu’allez-vous faire d’elle ? Vous n’allez pas au moins lui faire de mal ? Elle est si jeune et elle a tant souffert !

– Cela dépendra de votre obéissance. Tout à l’heure, je verrai le légat mais vous, préparez-vous à partir pour la Savoie où la duchesse Yolande, envahie par les gens des Cantons, appelle au secours. Vous lui annoncerez notre venue prochaine et resterez auprès d’elle jusqu’à ce que je vous rappelle. Il faut qu’avant midi vous ayez quitté Nancy avec cinquante lances !

– Monseigneur, par grâce ! Elle est innocente et vous ne l’ignorez pas.

– Beaucoup moins que vous ne le croyez. De toute façon, ce mariage doit être dissous. Ne m’obligez pas par votre obstination à la faire disparaître elle-même ! Sachez que je la tiendrai dorénavant sous mon regard pour m’assurer de votre obéissance.

– Vous a-t-elle jamais fait défaut ? Laissez-moi au moins lui dire adieu ? Je lui dois la vie !

– Non... vous ne pourriez plus partir et je vous ai donné un ordre.

La mort dans l’âme, Philippe salua et se retira avec un dernier regard sur ce panneau de bois derrière lequel reposait la seule femme qu’il eût jamais aimée. Il se dirigea vers l’escalier mais, sur le point de descendre, se ravisa :

– Un mot encore, monseigneur. Je désire que l’on vende tous mes biens. Fiora n’a plus rien et je ne le supporte pas. Faites au moins cela pour moi !

– Vraiment ? Comment vivrez-vous puisque c’est vous alors qui n’aurez plus rien ?

– Votre victoire définitivement assise, mon prince, j’irais offrir mon épée au doge de Venise. Une fortune, cela peut se reconstituer au hasard d’une guerre... à moins que tout ne s’y achève.

Saluant derechef mais avec une raideur qui traduisait bien sa colère contenue, Selongey disparut enfin dans les profondeurs de l’escalier, suivi des yeux par le Téméraire qui se prit à sourire :

– C’est ce que nous verrons... fit-il.

La maison de l’échevin Georges Marqueiz, dans la rue Ville-Vieille et près de l’église Saint-Epvre, était l’une des plus belles de Nancy et n’avait pas souffert des bombardements. C’est là qu’au matin on transporta Fiora encore à demi inconsciente afin qu’elle y reçût des soins féminins impossibles à assurer dans un palais transformé en caserne. Dame Nicole, l’aimable épouse du magistrat, avait accepté très volontiers de donner au nouveau maître ce gage de bonne volonté. C’était une grande femme dont les cheveux blonds blanchissaient harmonieusement, sans beauté réelle, mais elle avait des yeux bruns pleins de chaleur et un charmant sourire. La blessée n’eut aucune peine à gagner son cœur et fut elle-même conquise sur-le-champ.

Cependant, le nouveau duc déployait toutes ses grâces – et quand il le voulait, il en avait beaucoup – pour séduire ses nouveaux sujets. On ne vit que fêtes et réjouissances. Charles se répandait en libéralités, en magnificences et en caresses. Il convoqua, dans son nouveau palais, les états de Lorraine où il prononça un discours mémorable :

– ... On s’apercevra bientôt que je cherchais par mes armes bien plus votre félicité que la mienne, dit-il à ces gens qu’il avait affamés et dont il avait réduit quelques-uns à coucher dans des décombres, la Providence qui vous a soumis à mes lois vous réservait sans doute le bonheur de vivre sous mon gouvernement ; vous allez en effet désormais retrouver votre nation opulente, heureuse, tranquille et cette ville, maintenant le centre de mes états, sera le lieu de ma résidence. Je vais l’embellir d’un superbe palais, l’augmenter d’un grand nombre d’édifices, pousser ses remparts jusqu’à Tombelaine et lui donner le même lustre sous mon règne que Rome en reçut autrefois sous l’empire d’Auguste...

Il terminait en demandant une assurance d’inviolable attachement à sa personne et l’assemblée, enthousiasmée, n’attendit même pas qu’il en ait terminé pour lui jurer fidélité.

– C’est quelque chose que devenir la capitale d’un grand royaume, dit Nicole Marqueiz à sa pensionnaire. Quand on sait à quelle richesse ont atteint Bruges, Lille et Dijon, cela donne à rêver...

– N’aimez-vous pas votre jeune duc ?

– Il est charmant mais c’est un enfant, comme dit monseigneur Charles. Il n’est pas de taille à se mesurer à un tel prince. Il faut vivre avec son temps, que voulez-vous !

Une partie de la noblesse lorraine se rallia d’ailleurs au nouveau seigneur. Cela choquait quelque peu Fiora qui se rétablissait doucement et qui commençait à se demander ce qu’il en adviendrait d’elle-même. Battista Colonna venait chaque jour prendre de ses nouvelles et causer avec elle. Il lui avait appris le départ de Philippe pour la Savoie et aussi la scène violente qui, à cause d’elle, avait opposé Campobasso au duc Charles. Le condottiere, ayant su que Fiora demandait l’annulation de son mariage, conçut de grands espoirs et exigea qu’on lui accordât le titre de fiancé, réclamant du même coup l’autorisation d’aller visiter chaque jour celle qu’il considérait comme la future comtesse de Campobasso.

– Monseigneur, raconta Battista, lui a déclaré qu’il n’était nullement question que vous puissiez l’épouser, qu’en ce qui le concernait il s’y opposait formellement et que, d’ailleurs, il entendait vous garder par-devers lui comme otage... terme que Monseigneur Charles a employé. Toujours est-il que Campobasso est parti en claquant les portes et en jurant que, de sa vie, il ne servirait un prince qui ne reconnaissait pas à leur valeur les services rendus. -Parti ? Mais pour où ?

– Vous n’allez pas me croire : pour Saint-Jacques-de-Compostelle où il veut faire pèlerinage !

Fiora éclata de rire, Campobasso sous la bure et le chapeau du pèlerin lui semblait une image du plus haut comique.

– Et il s’y rend avec toute sa troupe de mercenaires ? Cela va faire un beau cortège !

– Je crois qu’il va laisser sa condotta à son château de Pierrefort, ce qui le dispensera de la payer. On dit que, depuis pas mal de temps déjà, il réserve pour lui-même l’argent qu’il perçoit du duc. Il a annoncé aussi qu’il comptait rendre visite au duc de Bretagne qui serait un peu son parent...

– N’importe quoi ! soupira Fiora mais, en son for intérieur, elle était plutôt satisfaite.

D’une part d’être débarrassée d’un homme qu’elle jugeait à présent plus qu’encombrant et ensuite d’avoir, somme toute, parfaitement accompli sa mission. En effet, connaissant le condottiere comme elle le connaissait, le grand saint Jacques et le duc de Bretagne devaient se résumer en un seul personnage : le roi de France, auprès duquel, très certainement, Campobasso allait déverser ses griefs. Et c’était bien à cela qu’elle avait souhaité l’amener. Ce qui lui permit de se réjouir pleinement d’en avoir terminé avec une aventure qu’elle jugeait peu glorieuse...

En revanche, cette excellente nouvelle s’accompagnait d’une autre... qui l’était moins. Peu de temps après l’entrée à Nancy, elle avait demandé au légat qu’on lui retrouve Esteban afin qu’il puisse reprendre son service auprès d’elle. Or, le jeune Colonna lui apprit que le Castillan était introuvable. Il semblait qu’au lendemain du soir où il avait sauvé Fiora du poignard de Virginio, Esteban se fût volatilisé. Ni le chef de la compagnie où il s’était engagé ni les autres soldats ne savaient ce qu’il était devenu... Et Fiora, à l’inquiétude qu’elle en éprouva, comprit qu’à son humble place, le Castillan avait gagné une petite partie de son cœur, comme Démétrios et comme tous ceux qui s’étaient comportés envers elle en amis véritables.

Cette disparition faisait qu’elle se sentait plus déracinée que jamais et elle ne comprenait pas pourquoi le duc tenait tant à la garder auprès de lui. Ne l’avait-il dit que pour se débarrasser de Campobasso ou bien cette histoire d’otage était-elle sérieuse ? Du fond de ce lit étranger, dans cette maison étrangère au cœur d’une ville et d’un pays étrangers, la jeune femme ne souhaitait plus que de retourner à Paris pour y rejoindre sa chère Léonarde dont l’absence lui était de plus en plus pénible. Noël approchait et elle appréhendait à présent cette douce fête où se réunissent ceux qui s’aiment. Pour elle ce serait le Noël de la solitude, le premier qu’elle allait vivre sans son père et sans Léonarde. Même Philippe, cette ombre d’époux, était au loin, perdu à jamais pour elle... A dix-huit ans, le cœur n’a pas encore oublié les tendres joies de l’enfance ni la douceur du foyer paternel et Fiora, durant la nuit entière, pleura, elle dont l’orgueil détestait les larmes, sur les cendres, encore chaudes, de son palais incendié et de son bonheur détruit.

– Moi aussi je suis séparé des miens, lui confia au matin Battista en remarquant ses yeux rougis, et si vous ne souhaitez pas vous mêler à vos hôtes pour la fête, je pourrais m’en venir et vous chanter de jolies chansons de chez nous...

Ce qui eut pour conséquence immédiate de la faire pleurer de plus belle à sa grande confusion. En vérité, elle devenait d’une affligeante sensibilité ! Elle embrassa l’enfant sur les deux joues pour le remercier de son amitié.

Or, à la veille de la Nativité, trois cavaliers qui ne ressemblaient en rien aux rois mages, surgirent des chemins enneigés et franchirent la porte de la Craffe : un homme, une femme et un jeune garçon. C’étaient, dans l’ordre : Douglas Mortimer superbe sous son harnois de la Garde Ecossaise mais de fort méchante humeur de se présenter en pareille compagnie, Léonarde, juchée sur une mule et emmitouflée de lainages et de fourrures, aussi sereine que son compagnon était grognon, enfin le jeune Florent, l’apprenti banquier gagné par le démon de l’aventure, qui s’était pendu aux basques de la vieille demoiselle en refusant farouchement de s’en séparer avec, bien sûr, au fond de son cœur innocent, l’espoir de revoir la belle dame de ses pensées...

Tout ce monde se retrouva bientôt devant Olivier de La Marche un peu déconcerté par cette arrivée pittoresque :

– Je dois remettre à Monseigneur le duc une lettre du roi de France et en attendre réponse, dit Mortimer du ton rogue qui lui était habituel.

– Vous serez conduit à lui dans un instant... mais quelles sont ces personnes ? Vous voyagez en famille ?

Avant que l’Écossais qui avait viré au rouge brique ait libéré les mots que la colère coinçait dans sa gorge, Léonarde s’était chargée de la réponse.

– Moi, de la famille de cet ours mal léché ? Sachez, sire capitaine, qu’il a seulement été chargé par Sa Majesté le roi de nous protéger, moi et ce jeune homme, au long du voyage depuis Paris. Sachez aussi que je désire voir votre maître. Je suis la gouvernante de donna Fiora Beltrami qu’il retient prisonnière et je suis venue la chercher car il ne convient pas qu’une jeune dame de sa qualité se trouve seule en compagnie de soudards !

– Je vois, dit La Marche. Et celui-là ? ajouta-t-il en désignant Florent.

– Mon jeune valet, ou mon page comme il vous plaira. Je suis dame Léonarde Mercet, déclara-t-elle du ton altier qu’elle eût employé pour dire : je suis la reine d’Espagne.

– Vous m’en direz tant ! fit le capitaine, mi-figue, mi-raisin. Votre nom, messire ?

– Douglas Mortimer, des Mortimer de Glen Livet, officier de la Garde Ecossaise du roi Très-Chrétien, Louis, onzième du nom, lança celui-ci en homme qui sait ce qu’il représente... La Marche d’ailleurs s’inclina : -Veuillez me suivre !

Quelques instants plus tard, l’Ecossais et la vieille fille pliaient le genou devant le Téméraire qui, superbe à son habitude, donnait ses audiences du mardi dans la salle des états de Lorraine. Si Léonarde fut impressionnée par le faste qui l’entourait, elle n’en montra rien et ce fut un regard fort paisible qu’elle posa sur l’homme dont on disait qu’il faisait trembler la moitié de l’Europe.

Avec tout le cérémonial requis par le protocole, Mortimer, familier des usages de cour, remit au duc de Bourgogne une lettre aux termes de laquelle Louis XI, après l’avoir félicité de sa victoire sur Nancy et l’assurant de sa fraternelle affection, demandait que soit remise à son envoyé « très noble et très gracieuse dame Fiora Beltrami dont nous tenions le défunt père en très particulière estime et amitié et dont nous avons appris avec inquiétude qu’elle s’était aventurée jusqu’en Lorraine pour y retrouver un sien cousin. Cette jeune dame étant chère à notre cœur paternel, nous déplorerions qu’il lui fût advenu dommage ou peine et nous considérerions comme une particulière marque d’amitié qu’elle soit confiée à notre messager et à la dame qui l’accompagne afin d’être ramenée au-delà de la ville frontière de Neufchâteau où le seigneur comte de Roussillon pourra s’en charger et la faire conduire en sûreté jusqu’à nous... ». Suivaient les effusions rituelles mais le Téméraire n’en parcourut pas moins la royale épître avec un air manifestement renfrogné. Neuf-château, qui d’ailleurs s’était rendu à lui, ne se trouvait qu’à quinze lieues de Nancy et le comte de Roussillon, l’un des meilleurs capitaines du roi, n’avait pas coutume de ne commander qu’une poignée d’hommes.

Charles laissa la lettre s’enrouler sur elle-même avant de la tendre à son secrétaire puis considéra un instant les deux personnages qui attendaient son bon plaisir :

– Nous sommes heureux d’apprendre, dit-il enfin, que les frontières de France sont si bien gardées et, en vérité, nous n’en avons jamais douté. Quant à donna Fiora, nous concevons parfaitement qu’elle soit chère au cœur de notre cousin le roi Louis. Malheureusement, nous ne la détenons pas par-devers nous...

Il prit un temps sans paraître s’apercevoir de la pâleur soudaine de Léonarde et de l’angoisse qui montait dans ses yeux, ni d’ailleurs des sourcils froncés de Mortimer.

– Et puis, reprit-il, nous ne la connaissons pas en tant que telle. Nous n’avons ici que la comtesse de Selongey, épouse de l’un de nos meilleurs capitaines et nous sommes étonné que le roi ignore ce détail. Mais il est bien certain que nous ne saurions remettre au roi de France une grande dame de Bourgogne. Nous en écrirons dans ce sens à notre cher et aimé cousin. En attendant, sire Mortimer, vous êtes notre hôte jusqu’après les fêtes de Noël qu’il ne conviendrait pas de vous faire passer dans la froidure des grands chemins. Quant à vous, madame, vous allez être conduite sur l’heure auprès de votre élève tenue de garder la chambre à la suite d’un... léger accident.

Quand, un moment plus tard, Nicole Marqueiz introduisit Léonarde auprès d’elle, Fiora, incrédule, ferma les yeux en les serrant très fort comme il arrive lorsque l’on se trouve en présence d’une lumière trop violente, mais déjà celle-ci s’était élancée vers elle et l’avait prise dans ses bras :

– Mon agneau ! Enfin je vous retrouve !

Les quatre mois de séparation qu’elles venaient de subir leur paraissaient à présent quatre siècles et pendant un long moment ce fut un festival de questions à bâtons rompus et d’embrassades. Chacune avait tellement à raconter que l’on ne savait plus par quel bout commencer...

– Nous n’y arriverons jamais, dit Fiora, si nous ne mettons un peu d’ordre dans nos propos. Comment avez-vous pu savoir que j’étais ici ?

– La réponse tient en un seul nom : Esteban. Léonarde expliqua comment, chassés par Campobasso, le Castillan et l’Écossais avaient résolu de se séparer : l’un pour retourner rendre compte au roi de l’issue de sa mission, l’autre pour rester aux alentours de Thionville ou même dans la ville afin de surveiller ce qui se passait au château. Quand Fiora était partie pour Pierrefort, il avait suivi, de loin, l’escorte de la jeune femme et grâce à un peu d’argent il avait trouvé asile chez l’un des paysans qui ravitaillaient le château en bois ou en fourrage. L’entrée en scène d’Olivier de La Marche ne lui avait pas échappé et, comme à l’aller, il avait suivi Fiora jusqu’au camp bourguignon où il s’était engagé dans une compagnie franche afin de pouvoir circuler dans le camp.

L’arrivée de la jeune femme avait suscité au moins la curiosité et Esteban situa très vite l’endroit où elle était enfermée. Cela lui permit de la sauver du poignard de Virginio mais, après la prise de Nancy et comprenant qu’il ne pouvait rien faire avec ses seules forces, il s’enfuit en pleine nuit, brûlant les étapes, et rentra à Paris d’où Agnolo Nardi l’avait emmené chez le roi au château de Plessis-lez-Tours... avec Léonarde qui avait fermement insisté pour les accompagner.

– Étant désormais en paix avec la Bourgogne, poursuivit Léonarde, notre sire a pensé que rien ne s’opposait à ce qu’il vous réclame. Je crois que le roi a beaucoup d’estime pour vous et nous étions tous fort affligés de votre sort.

– Vous n’aviez pas tout à fait tort de l’être. Mais vous ne me parlez point de Démétrios ? Est-il toujours auprès du roi Louis ?

– Non. Il est au château de Joinville, pas bien loin d’ici avec le duc René II de Lorraine. Le roi l’a « prêté » au jeune duc pour qu’il prodigue ses soins à la vieille princesse de Vaudémont, sa grand-mère, qui est fort malade.

En outre Démétrios a tiré l’horoscope de ce prince et ce qu’il y a lu l’a si fort attaché à lui qu’il ne veut plus le quitter. Le roi y a consenti. Quant à Esteban, il est allé rejoindre son maître et nous avons fait route ensemble jusqu’à Saint-Dizier...

– Ainsi Démétrios m’abandonne ? dit Fiora avec un peu de tristesse. Je croyais que nous avions conclu un pacte ? Mais apparemment mon sort l’intéresse moins que celui de « l’Enfant »...

– L’enfant ?

– C’est ainsi que le duc Charles appelle celui qu’il vient de déposséder de ses terres et de sa couronne.

– Il est assuré que lui n’a rien d’un enfant. C’est un homme impressionnant. Mais ne croyez-vous pas qu’il serait temps de m’apprendre ce que vous avez fait de tout ce temps passé sans votre vieille Léonarde ?

Le récit de Fiora fut plus long. Elle le fit honnêtement, sans concessions pour elle-même ou pour sa pudeur et il advint que, parfois, Léonarde rougît à l’écouter mais quand ce fut fini, celle-ci se contenta de se moucher vigoureusement, ce qui chez elle était signe de grande émotion et s’en vint embrasser sa Fiora sur le front.

– J’aimerais bien vous voir oublier tout cela au plus vite, mon agneau, mais ce me paraît difficile avec ce duc Charles qui tient essentiellement à vous garder par-devers lui.

– Il a dit à Campobasso que j’étais un otage.

– J’ai bien entendu. Mais alors pourquoi donc répond-il hautement à cet insupportable Mortimer que la place de la dame de Selongey est auprès de lui ? D’autant que, si je vous ai bien comprise, vous venez de renoncer à cet honneur en demandant l’annulation de votre mariage ?

– C’est étrange, en effet, mais ne me demandez pas de vous expliquer le Téméraire. Personne n’est en mesure de le faire, je crois... et peut-être non plus lui-même !

La nuit venue, les deux femmes, laissant les Marqueiz aller entendre à Saint-Epvre la messe de minuit, suivirent Battista Colonna venu, au nom du duc Charles, les convier à l’office de la collégiale Saint-Georges.

C’était la première fois, depuis Notre-Dame de Paris, que Fiora assistait à une messe. Mais sa paix avec Dieu était faite puisqu’il avait permis que Philippe ne succombât pas sous l’épée de Campobasso et, dans cette église illuminée qui, avec ses grandes brassées de houx et de gui, ressemblait à quelque forêt enchantée, elle se laissa bercer par les voix angéliques des jeunes chanteurs de Bourgogne... Scintillant de ses plus beaux joyaux, le Téméraire étalait dans le chœur la fabuleuse splendeur d’un manteau tissé d’or et semé de pierreries. Autour de lui ses officiers, bien qu’ayant revêtu leurs plus riches atours, passaient inaperçus...

– Est-il permis à un homme né de la femme de se glorifier lui-même à ce point ? murmura Léonarde.

– Je crois, répondit Fiora, qu’il considère tout cela comme très naturel. N’est-il pas le Grand Duc d’Occident et, si j’en crois les rumeurs, il pourrait être bientôt roi. Mais les fêtes de ce soir ne constituent pour lui qu’une étape. Battista m’a dit que, d’ici peu, il va reprendre les armes pour libérer les terres de la duchesse de Savoie et tirer vengeance des Suisses qui se sont emparés de son comté de Ferrette[xix] et ont mis à mal la Comté Franche...

– Que va-t-il faire de nous en ce cas ? Pense-t-il vous traîner à sa suite comme ces reines de l’Antiquité que l’on attachait au char du vainqueur ?

– On ne se sépare pas d’un otage et il prétend que j’en suis un. Je pense d’ailleurs que ce ne sera pas plus pénible pour nous que pour ces ambassadeurs étrangers que vous voyez auprès de lui et qui doivent le suivre partout...

Des « chut ! » énergiques rappelèrent aux deux femmes qu’une église n’est pas un endroit pour causer. Elles se le tinrent pour dit et joignirent leurs voix à celles des fidèles qui entonnaient un chant de Noël.

La fête passée, il leur fallut faire face à un problème quand, au moment de partir, Mortimer vint leur faire ses adieux et réclamer Florent qu’il devait emmener : le duc n’autorisait aucun Français à demeurer dans son entourage. Le garçon pleura, pria, supplia, mais rien n’y fit, jusqu’à ce que l’Écossais lui déclarât de sa voix tranquille :

– On vous fait beaucoup d’honneur en vous traitant en homme. Après tout, je peux peut-être obtenir du duc qu’il laisse le gamin pleurnicheur que vous êtes dans les jupes des dames ?

Ce fut magique. Florent devint très pâle puis alla faire son baluchon. Quand il revint en silence saluer Fiora et Léonarde, il leur lança un regard si désespéré que la vieille fille, une fois le garçon parti, s’exclama :

– Ce Mortimer est assommant mais, au moins, il n’est pas amoureux de vous, contrairement à tant d’autres – et vous n’imaginez pas comme je trouve cela reposant...

CHAPITRE XII LES TROMPES DE LA MORT

Les tourbillons de neige balayaient le col de Jougne où la trace du chemin ne se voyait presque plus. Depuis que l’on avait quitté Pontarlier et le fort château de Joux où le sire d’Arbon, qui le tenait pour le duc, avait reçu son maître en mettant sa cave et son garde-manger au pillage, le vent s’était levé jusqu’à devenir tempête tandis que l’armée montait péniblement vers la ligne de faîte entre le Rhône et le Rhin.

L’armée ? En fait c’était un monde qui s’étirait interminablement sur la route jurassienne. Cela évoquait l’Exode car, outre les vingt mille hommes de troupe sous divers capitaines, il y avait des centaines de chariots transportant les tentes et les pavillons d’apparat, les tapisseries, les coffres de joyaux, les vêtements somptueux, les manuscrits, l’argenterie, l’argent monnayé, le fabuleux trésor qui composait la chapelle ducale avec les statues d’or des douze apôtres, les châsses et les objets de culte, tous précieux, sans compter les prêtres et les chantres, enfin tout l’attirail de la Chancellerie avec ses gratte-papier et son chancelier Hugonet, les meubles et encore bien d’autres choses... Tout cela destiné à démontrer, non seulement aux Suisses mais à l’Europe entière, que la puissance, la force et l’organisation bourguignonnes étaient sans rivales au monde ; D’ailleurs, dans l’esprit du duc Charles, cette guerre qu’il entamait devait être rapide et sans appel : une simple expédition punitive destinée à asseoir sa puissance plus solidement que jamais.

En haut du col, les pieds dans la neige, le Téméraire regardait défiler ce train immense qui faisait chanter son orgueil. Il n’était plus le duc de Bourgogne, il était Hannibal franchissant les Alpes en plein hiver et peu lui importait qu’il s’agît du Jura ! Son seul regret était sans doute qu’il n’y ait pas le moindre éléphant...

Il était là depuis des heures, insensible aux bourrasques de neige et au vent coupant, contemplant avec avidité cette affirmation de sa souveraineté que traduisaient les bannières, pennons et oriflammes. Ceux qui passaient devant lui s’efforçaient de les tenir droits et de redresser l’échine en dépit de la tourmente. Et apparemment, il n’était pas question qu’il quittât la place...

A son côté, son frère Antoine et, un peu en arrière, emmitouflés jusqu’aux yeux, ceux dont il faisait sa société habituelle depuis que l’on était sortis de Nancy : l’ambassadeur milanais Jean-Pierre Panigarola, et enveloppé d’un grand manteau doublé de martre, les cheveux entièrement cachés par un vaste chaperon de velours rubis, un mince jeune homme qui n’était autre que Fiora. On avait dû laisser à Salins Olivier de La Marche, atteint de dysenterie.

La veille du jour où l’on allait quitter Nancy, c’est-à-dire le 10 janvier, le Téméraire avait appelé auprès de lui la jeune femme, tout à fait remise de sa blessure. Il l’avait reçue seul à seule dans son cabinet d’armes où il examinait un nouveau type d’arbalète qu’un armurier allemand lui avait fait porter.

– Donna Fiora, dit-il sans se retourner, vous avez appris, je pense, que nous partons demain pour châtier les Suisses pillards et envahisseurs ? J’ai décidé que vous voyageriez en compagnie de messire Panigarola, ambassadeur de Mgr le duc de Milan, qui est l’un des hommes les plus sages et les plus aimables qu’il m’ait été donné de connaître et, comme il n’est jamais bien loin de moi, c’est dire que nous cheminerons assez souvent de compagnie.

– Monseigneur, coupa Fiora, pardonnez-moi de vous interrompre, mais pourquoi tenez-vous tant à m emmener... et sous quel nom ? Suis-je un otage et, dans ce cas, pourquoi ? Vous avez dit à Douglas Mortimer que j’étais la comtesse de Selongey et cependant Votre Seigneurie sait très bien que j’ai demandé l’annulation. Une annulation qu’elle souhaite d’ailleurs autant que moi.

Tenant toujours son arbalète, le duc se retourna et considéra la jeune femme d’un œil amusé :

– Vous avez pourtant été bien élevée, donna Fiora ! Ne vous a-t-on pas appris que l’on ne questionnait jamais un souverain ? Voilà, il me semble, une belle série de questions ? ... Mais, pour une fois, je vais répondre... à condition que vous m’accordiez une faveur...

– Une faveur ? De moi au puissant duc de Bourgogne ?

– Mais oui. Je vous dirai tout à l’heure ce que je souhaite. Pour l’instant, voyons ce que vous m’avez demandé... Êtes-vous un otage ? En un certain sens oui. Vous savoir sous ma main... et peut-être en danger, vous assure à vous une certaine tranquillité et à moi l’obéissance de deux hommes...

– Deux ? Campobasso est parti à ce que l’on m’a dit.

– Il reviendra. L’important est que Selongey et lui ne passent pas leur temps à s’entre-tuer et à vous chercher aux quatre horizons. Parlons à présent de cette annulation ! Le légat s’est rendu auprès de l’empereur Frédéric pour m’assurer de sa neutralité durant la guerre que j’entreprends. Il réglera cette question à son retour. Donc, jusqu’à ce moment, vous avez droit au titre de comtesse de Selongey.

– Ce n’est pas du tout mon sentiment et je ne veux pas le porter.

– Comme il vous plaira. C’est donc sous votre nom florentin que vous serez présentée demain à l’ambassadeur.

Votre gouvernante voyagera dans son chariot le plus confortable. Quant à vous... et c’est là que j’en viens à cette faveur dont nous parlions, vous me suivrez à cheval.., si toutefois vous savez monter.

– Vous avez bien voulu admettre, monseigneur, que j’ai été bien élevée.

– C’est parfait mais ce sera mieux encore si vous acceptez de revêtir le costume que l’on a dû, à cette heure, déposer chez vous. Un costume... de garçon.

Fiora se mit à rire :

– Si c’est cela que vous désirez, monseigneur, c’est bien peu de chose. Je possède déjà un costume masculin grâce auquel j’ai voyagé plus commodément depuis Florence.

– Si vous y êtes accoutumée, ce n’en est que mieux mais je souhaite vraiment vous voir porter celui que j’ai envoyé. C’est... la raison profonde du désir que j’ai de vous garder auprès de moi durant cette campagne...

En rentrant chez les Marqueiz, Fiora trouva, en effet, étalées sur son lit, des chausses collantes de soie noire, de fines chemises brodées et une tunique de velours d’un beau rouge profond sur la manche de laquelle étaient brodées les grandes armes de Bourgogne chargées d’un lambel d’argent à trois pendants qui la laissèrent perplexe. Un chaperon de même velours, frappé d’une médaille d’or représentant saint Georges, une lourde chaîne d’or, un superbe manteau de cheval de fin drap noir doublé de martre et des bottes de daim noir fourrées accompagnaient ces vêtements, mais la jeune femme ne leur accorda qu’une attention distraite. Elle contemplait toujours le pourpoint quand Léonarde entra, les bras chargés de vêtements qu’elle allait mettre dans un coffre et Fiora pensa qu’elle pourrait peut-être l’éclairer :

– Vous êtes bourguignonne, dit-elle. Alors vous devez savoir quel est cet écu ? Monseigneur Charles m’a fait porter ces vêtements tout à l’heure. Je dois les revêtir et chevaucher près de lui.

Léonarde prit la tunique mais ne répondit pas tout de suite. D’un doigt songeur, elle suivait le dessin compliqué de la broderie et, quand elle laissa retomber le vêtement, Fiora eut l’impression qu’elle avait pâli : -Eh bien ? fit-elle avec impatience.

– Plus personne n’arbore ces armes. Elles étaient celles de Monseigneur Charles quand il n’était que comte de Charolais. Le lambel d’argent est la marque du fils aîné... Je suppose qu’étant son écuyer, Jean de Brévailles a dû en porter de semblables...

– Ah !

C’était donc cela ! Le lendemain, à la halte de Neuf-château où le Téméraire devait prendre le commandement de l’armée, Fiora s’approcha du prince tandis qu’il faisait vérifier les fers de son cheval :

– Je vous ai obéi, monseigneur, dit-elle, mais j’avoue ne pas comprendre le pourquoi de ce costume. Est-ce... pour accentuer une ressemblance ?

– Oui, répondit le duc en italien. Il m’est doux, pour cette guerre, d’avoir à mes côtés l’image d’un compagnon d’autrefois... d’un compagnon que j’aimais.

– Que vous aimiez ? protesta Fiora indignée. Vous osez dire cela quand vous n’avez rien fait pour le sauver ?

– Je ne pouvais rien faire. Le crime était sans pardon possible car il offensait Dieu autant que l’humanité. Mieux valait, cent fois, que cette tête tombât sur l’échafaud plutôt que l’enfouir dans quelque cul-de-basse-fosse. Jean était mon ami. Nous avons lu Plutarque ensemble, navigué ensemble au large de Gorcum, jouté ensemble, bu et ri ensemble. Il pouvait espérer de mon amitié un grand état, une belle alliance et cependant... cependant, continua-t-il avec une brusque flambée de colère, il est parti sans même un mot, il a rejeté tout cela, renié tout cela pour le corps d’une femme qui était sa sœur. Alors que je le croyais pur, il était comme tous les autres, comme mon père que le premier jupon venu mettait en folie... pire que tous les autres !

– Non, dit Fiora doucement. Il était seulement victime d’un amour impossible, défendu... mais c’était tout de même de l’amour.

Il la regarda avec, dans les yeux, une sorte d’égarement.

– Vous croyez ?

– J’en suis certaine. Et vous aussi monseigneur... sinon, pourquoi serais-je auprès de vous et sous ces vêtements ?

– C’est vrai. Il m’a... beaucoup manqué. Vous me donnez l’illusion de sa présence, d’autant plus précieuse que vous avez l’âge qu’il avait alors... Eh bien, ajouta-t-il en français, est-ce enfin fini ?

Le maréchal-ferrant avait achevé son ouvrage. Le duc s’enleva en selle et rejoignit, au trot, le Grand Bâtard qui l’appelait. Fiora le regarda s’éloigner sans parvenir à comprendre d’où venait le bizarre sentiment, assez proche de la pitié, qu’elle éprouvait soudainement-Depuis, il s’était montré plein de gentillesse à son égard, surtout pendant les quinze jours que l’on avait passés à Besançon pour adjoindre à l’armée quelques compagnies comtoises. Il était même étonnant de constater que, du jour où il avait su la vérité sur la naissance de Fiora, le duc avait complètement changé d’attitude envers elle. De hargneux et méprisant, il s’était fait presque amical alors que le contraire eût été plus normal. Parfois, le soir, il l’invitait à venir écouter ses chanteurs et même, ayant découvert qu’elle savait jouer du luth et possédait une jolie voix, il la faisait chanter en duo avec Battista Colonna et il lui arrivait de chanter avec eux. Les seuls bénéficiaires de ces concerts intimes étaient Antoine de Bourgogne et l’ambassadeur milanais.

Fiora noua vite amitié avec Jean-Pierre Panigarola. C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec ce visage étroit et méditatif que l’on voit à certaines statues de saints – mais il n’en avait que l’apparence. Fin, cultivé, sachant manier l’humour, il était un observateur attentif de la nature humaine et un excellent diplomate. Presque chaque jour, il écrivait de longues lettres au duc de Milan, Galeazzo-Maria Sforza, son maître, et Fiora découvrit rapidement qu’il connaissait le Téméraire mieux que ses propres frères. De même qu’il semblait se retrouver fort aisément dans la politique sinueuse de Louis XI, auprès duquel il avait rempli avec succès des fonctions d’ambassadeur avant que la mort de Francesco Sforza, père du duc actuel, grand chef d’État et ami du roi de France, ne vînt renverser les alliances et tourner Milan vers la Bourgogne.

Le faux garçon, nourri de Platon, de Sophocle et d’Hésiode, l’enchantait d’autant plus qu’il savait parfaitement que c’était une femme ravissante et qu’il appréciait les filles d’Eve en amateur éclairé de la beauté sous toutes ses formes.

– Vous devriez être florentin, lui dit un soir Fiora en riant. Je crois que vous en avez les qualités et peut-être les défauts...

– Je me trouve fort bien d’être milanais, encore que notre ville ne se puisse comparer à la cité du Lys Rouge. Néanmoins, j’avoue que je vous envie le seigneur Lorenzo ! Quelle intelligence ! quelle profondeur de vues ! Je ne vois guère que le roi de France pour lui être comparé...

– N’admirez-vous donc pas Monseigneur Charles ? Panigarola hocha la tête et se mit à contempler d’un air songeur la coupe de précieux verre de Venise emplie de vin à travers laquelle les flammes d’un chandelier faisaient scintiller des rubis :

– Il me fascine et il m’effraie. Il est le dernier représentant d’une époque révolue, d’une race en voie de disparition. Le dernier féodal, le dernier chevalier peut-être, l’élève de Jacques de Lalaing toujours captif des exploits de ce paladin errant qui usa sa vie à courir l’Europe pour y rompre des lances en joutes et tournois et se mesurer aux meilleures épées connues. La vie de chaque jour avec ses contraintes, ses petitesses aussi lui échappe complètement. Il a été trop riche et trop puissant trop tôt... Il ne s’est jamais soucié de ses peuples destinés seulement, selon lui, à produire richesse et puissance guerrière et il est triste de penser que de l’énorme fortune léguée par son père, le duc Philippe, il ne reste rien à l’exception des joyaux et des objets précieux...

– Rien ? Je sais qu’il lui arrive de faire appel à des banques étrangères, mais je ne pensais pas... ?

– Qu’il en était là ? Malheureusement si. Il vit dans un rêve de gloire et d’hégémonie quasi européenne car il se veut le plus grand capitaine de son temps. Malheureusement pour lui, il est affronté à un roi qui est peut-être l’homme le plus intelligent et le moins pourvu de scrupules qui soit. Le superbe bourdon doré pourrait bien se prendre dans la toile que tisse patiemment « l’universelle aragne »...

-Mais le roi Louis n’a-t-il pas signé la trêve de Soleuvre ?

– Bien sûr que si, mais vous ne vous imaginez pas qu’il se tient tranquille pour autant ? Certes, ses troupes ne bougent pas des frontières et il a refusé d’aider le duc de Lorraine pour ne pas renier sa signature de façon trop évidente, mais il fait la guerre autrement.

– Comment cela ?

– La fille de Francesco Beltrami... que j’ai eu le plaisir de connaître, devrait me comprendre aisément car la guerre du roi Louis est une guerre économique. Il a certes une puissante armée, mais c’est son or qu’il fait marcher et soyez certaine que les Suisses que nous allons attaquer étourdiment en ont reçu une bonne part. En outre, Louis anémie le commerce flamand et les foires bourguignonnes par une concurrence systématique. Ses navires détournent les bateaux génois et vénitiens des ports bourguignons d’Anvers et de l’Écluse qui approvisionnent Bruges, ce qui enrage les Flamands. Il interdit les expéditions de blé. Sa main est partout... Il a réussi à réconcilier Sigismond d’Autriche et les Cantons, cependant ennemis farouches jusque-là. Il a renvoyé, toujours avec de l’or, les Anglais hors de France...

– Il n’y avait pas que de l’or. Il y avait du vin et des victuailles...

– Je sais. Les Parisiens en ont même fait une chanson.

J’ai vu roi d’Angleterre Amener son gros ost Pour la française terre Conquérir bref et tôt Le roi voyant l’affaire Si bon vin leur donna Que l’autre sans rien faire Content s’en retourna

– Inutile d’ajouter que Monseigneur Charles a trouvé proprement scandaleuses et la chanson et la manière de se débarrasser d’un ennemi, ajouta Panigarola en riant...

Grâce à lui, ce soir-là, Fiora ne s’abandonna pas trop aux regrets et au désenchantement qui ne pouvaient que l’assaillir : il y avait un an tout juste qu’elle avait mis sa main dans celle de Philippe et s’était unie à lui en croyant fermement que c’était pour toujours. Mais la fin de la nuit fut plus pénible car en dépit de la fatigue d’une journée de cheval par un temps affreux, elle ne réussit pas à trouver un seul instant de sommeil...

Le 11 février 1476, le Téméraire remporta, sans coup férir d’ailleurs, sa première victoire. L’interminable cortège de ses troupes franchit le col de Jougne et vint s’installer dans Orbe qui était à trois lieues et demie du col et à pareille distance de Grandson, but premier de l’expédition. En même temps, les lances italiennes de Pierre de Lignana, qui constituaient l’avant-garde et s’étaient dirigées vers le lac Léman, récupérèrent Romont sur les confédérés. Mais le plus important c’était Grandson, une ville et un fort château situés à l’extrémité sur du lac de Neuchâtel.

En fait et en l’occurrence, le Téméraire ne voulait que reprendre ce qui, un an auparavant, était de son obédience. En 1475, les gens des cantons de Berne, Bâle et Lucerne, décidés à conquérir le pays de Vaud appartenant à la Savoie, ont fait sauter ce verrou bourguignon dont le seigneur, Hughes de Chalon-Orange, s’ennuyait alors devant Neuss avec le reste de l’armée du duc Charles. Grandson, solidement défendue par le bailli Pierre de Jougne mais envahie par les paysans refluant des campagnes, n’a pas résisté longtemps à la famine et à l’artillerie lourde des Suisses. A l’automne, le pays de Vaud tout entier tombait dans leurs mains alors sans tendresse. Seule Genève échappait à la dévastation en payant une rançon de 26 000 florins d’or qui coûta leurs bijoux aux dames de la ville et leurs cloches aux églises...

Le 19, on arrive enfin devant Grandson par un temps vraiment affreux : il pleut, il neige et il fait froid :

– On ne peut pas dire que la France et la Bourgogne vous aient réservé leurs plus beaux sourires, fit Léonarde que Fiora avait rejointe dans son chariot tandis que tentes et pavillons se montaient. A part la canicule, vous n’avez guère connu que la pluie, le vent et les pires intempéries... Vit-on jamais automne et hiver semblables ?

– Vous avez peut-être un peu oublié votre jeunesse, répondit Fiora. A Florence le temps est si doux ! ... Il est vrai que lorsque l’on a perdu quelque chose ou quelqu’un on ne se souvient plus que de ses qualités.

Le Téméraire avait choisi d’établir son camp près de Giez. Ses pavillons de pourpre et d’or couronnèrent superbement une colline[xx] tandis que cinq cents autres tentes d’une grande richesse et des centaines de bannières multicolores étalaient sur les environs le plus fabuleux des tapis. Le reste du camp, celui en « rase campagne », couvrait la plaine en demi-cercle, entre la ville et la montagne, et s’étendait jusqu’à l’Arnon, étroite rivière débouchant dans le lac près d’une lieue plus loin.

– Grandson ne devrait nous donner aucun mal, confia le duc Charles à Panigarola et à Fiora tandis qu’ensemble ils regardaient la nuit tomber sur le lac dont les lointains se perdaient dans une brume glacée et la ville tassée derrière les cinq tours de son château. Depuis trois semaines déjà, les bourgeois se sont emparés du chef de la garnison bernoise, Brandolphe de Stein, et nous l’ont livré... Il est captif en Bourgogne.

– Comment se fait-il alors que les portes ne soient pas grandes ouvertes et qu’aucune délégation ne soit encore venue à vous, monseigneur ? fit l’ambassadeur. Je crois, moi, qu’ils vont se défendre durement. Ce sont de bons soldats que les Suisses...

– Ces bouviers, ces paysans ? lança le duc méprisant. Nous n’aurons aucune peine à les balayer. Qu’ils prennent garde à ma colère car je pourrais porter la guerre dans les cantons de la Haute Ligue[xxi].

– Ce que je ne saurais conseiller à Votre Seigneurie car, dans certains d’entre eux, la rudesse des montagnes double la valeur des hommes...

– C’est ce que nous verrons !

Le siège de Grandson dura neuf jours, neuf jours pendant lesquels bombardes, couleuvrines et fauconneaux dirigèrent, même la nuit, un feu meurtrier sur la petite cité. A l’intérieur du château, des incendies se produisirent, allumés par des brandons enflammés et par l’explosion de la soute à poudre qui détruisit en partie le beau logis seigneurial... La fin était d’ailleurs prévisible, cinq cents hommes ne pouvant lutter contre quinze mille. Bientôt, bloquée de toutes parts et démoralisée d’ailleurs par l’absence de son chef, la garnison se rendit. Alors commença l’horreur...

Debout derrière le duc au milieu des seigneurs qui composaient son état-major, Fiora, Panigarola et Battista Colonna, pétrifiés, assistaient au carnage. Du haut de la tour Pierre, les Bourguignons précipitaient les soixante-dix défenseurs du chemin de ronde au milieu des rires et des quolibets en criant très fort qu’il était temps pour eux d’apprendre à voler sans ailes... Cependant, au pied des murailles, les quatre cents autres soldats de la garnison étaient pendus par grappes de trois ou quatre aux arbres d’un bois situé aux abords du château ou bien noyés dans le lac avec une pierre au cou...

L’ambassadeur milanais ne put retenir une protestation indignée :

– Est-ce façon, monseigneur, de traiter des soldats ? Ils se sont battus parce que c’était leur devoir. Pardonnez-moi mais ceci est indigne d’un grand chef de guerre.

– Allons ! Ces gens ne méritent pas d’autre traitement. Souvenez-vous que leurs pareils ont dévasté plusieurs cités du pays de Vaud... Il en arrivera autant d’ailleurs à tous les Suisses qui me tomberont sous la main.

– Encore une fois, monseigneur, ce sont des soldats ! et ils se sont rendus...

– Je vous trouve bien sensible, Panigarola ? Cela servira de leçon à ce ramassis de marchands, de toucheurs de bœufs et de chasseurs...

– Certains de ces chasseurs traquent l’aigle et l’ours.

– Et je dis, moi, que c’est une infamie ! cria Fiora qui ne pouvait plus contenir son indignation. Tuer des hommes désarmés est une lâcheté à laquelle je refuse d’assister plus longtemps !

Tournant les talons et bousculant ses voisins, elle prit sa course en direction du camp, gagna sa tente où Léonarde lisait ses heures et y pénétra en trombe :

– Venez, Léonarde ! Nous partons. Je vais chercher des chevaux. Emballez vite le peu que nous possédons et préparez-vous !

– Que se passe-t-il ?

– Le duc Charles est en train de faire assassiner les malheureux qui se sont rendus ce matin. Il arrivera ce qu’il arrivera mais je ne resterai pas auprès de ce bourreau une minute de plus !

– Enfin ! soupira la vieille demoiselle en se précipitant sur un sac de cuir qu’elle se mit en devoir de remplir. Voilà des jours que j’espérais cela !

– Vous êtes contente de partir ? Par le temps qu’il fait et alors que je ne sais même pas où nous allons ?

– Il tomberait des hallebardes et des grêlons gros comme le poing que je me précipiterais dehors quand même. Quant à savoir où nous allons, je vous le dirai tout à l’heure. Allez chercher les chevaux !

Un moment plus tard, les deux femmes galopaient sur la route de Montagny dans l’intention de refaire le chemin parcouru à l’aller et de repasser le col de Jougne puisque c’était le seul itinéraire qu’elles connussent. La route défoncée par le passage de l’armée et de l’artillerie serait au moins facile à suivre...

Soudain, à un détour du chemin, elles virent se dresser devant elles ce qui leur parut être un mur de fer : une cinquantaine de chevaliers armés de toutes pièces, en tête desquels Fiora, dont le cœur manqua un battement, reconnut les aigles d’argent sur champ d’azur. D’ailleurs, la visière relevée du casque ne laissait aucun doute sur l’identité de son propriétaire. Fiora hésita un instant mais constata vite que toute échappatoire était impossible et elle décida de faire front...

En dépit de son déguisement, Philippe la reconnut aussitôt.

– Vous ? ... Et dans cet équipage ? Mais où prétendez-vous aller ? Et avant que Fiora ait pu répondre, il ajoutait : je suis heureux de vous revoir, dame Léonarde, mais je vous croyais plus de sens.

Il avança son cheval jusqu’à toucher celui de Fiora et ne put s’empêcher de sourire :

– Quel charmant garçon vous êtes ! Mais, pour l’amour du ciel, dites-moi ce que vous faites là ?

– C’est assez évident il me semble ? Je pars, je m’enfuis, je me sauve ! L’otage a pris la clé des champs ! lança-t-elle avec colère. Pour tout l’or du monde, je ne resterai pas un instant de plus, quoi qu’il puisse arriver, auprès de ce monstre qu’est votre duc !

– Le duc un monstre ? Mais que vous a-t-il fait ?

– A moi ? rien... encore qu’il y ait peut-être matière à discussion, mais là n’est pas la question. Je viens de voir comment il traite les soldats de Grandson dont la seule faute est d’avoir osé lui résister. Ils se sont rendus à merci et on les massacre, par dizaines. On les jette du haut des remparts, on les pend ou les noie afin qu’il n’en reste plus un seul pour appeler sur votre maître la vengeance du ciel. Ce qui n’empêche qu’elle l’atteindra un jour !

Le silence qui suivit traduisit la gêne de Philippe qui avait pâli :

– Quand la colère le prend, il peut être effrayant, je le sais et...

– En colère, lui ? Pas le moins du monde. Il sourit et même il rit tant il trouve plaisant le spectacle...

– Il semble d’ailleurs coutumier du fait, dit paisiblement Léonarde. J’ai entendu parler de ses exploits à Dinant et à Liège où il n’a même pas accordé la vie sauve aux chats !

– Laissez, chère Léonarde ! Vous ne convaincrez pas messire de Selongey. Le Téméraire est son dieu... mais moi qui préfère en servir un plus clément, je vous prie de nous livrer passage afin que nous puissions continuer notre voyage.

– Etes-vous si pressées ? temporisa Philippe. J’avoue que j’espérais vous voir en rejoignant le camp...

– Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, Philippe. J’ai demandé que notre mariage soit annulé. Ainsi vous serez libre et le cher duc sera content. Je crois qu’il vous tient en réserve quelque grande dame...

– Que voulez-vous que j’en fasse ? cria Selonguey que le ton de persiflage de la jeune femme agaçait. Quant à cette annulation, je n’en veux pas. Je n’ai aimé et n’aimerai jamais que vous, Fiora, et quoi que vous ayez pu faire...

– Ce que « j’ai » pu faire ? Apparemment ce serait vous qui auriez quelque chose à me reprocher ?

– Il me semble, oui ! Avez-vous déjà oublié Thionville ?

– Inutile de crier et de réjouir vos compagnons avec nos querelles. J’en vois plus d’un sourire. Il est vrai que les distractions anodines sont plutôt rares dans ce pays. Mais, dans quelques instants vous pourrez leur offrir beaucoup mieux : des arbres supportent des grappes humaines. Le duc vous expliquera que c’est le summum du comique. A présent, je veux passer !

– Je ne vous laisserai pas partir ! dit Philippe en s’emparant de la bride du cheval de Fiora.

A cet instant d’ailleurs, un nouveau cavalier, lancé au galop, débouchait du tournant de la route et dut faire preuve d’une réelle science équestre pour arrêter sa monture avant la collision.

– Donna Fiora ! s’écria Battista Colonna. Dieu soit loué ! je vous retrouve !

– Vous me cherchiez ?

– Monseigneur vous cherche. Il ordonne que vous rentriez au camp immédiatement. J’ai ordre de vous ramener à tout prix.

– Voilà qui est fait, Battista. A présent, vous pouvez retourner dire à votre maître que je refuse de revenir. Il a exigé que je le suive dans cette guerre mais je ne m’en sens vraiment plus le courage. J’en ai vu plus que je n’en peux supporter. Dites-le-lui ! ...

– Ah !

Le jeune garçon devint très rouge et détourna la tête.

– C’est là votre dernier mot ? murmura-t-il.

– Absolument... Pardonnez-moi, Battista ! Je sais que je vous confie là une mauvaise commission mais...

– Je crois qu’elle est même plus mauvaise encore que vous ne l’imaginez, intervint Philippe. Que se passera-t-il si donna Fiora ne revient pas avec nous, Colonna ? Je jurerais que vous en répondez... peut-être même sur votre tête ?

– Ce n’est pas possible ! protesta Fiora. Il ne peut pas rendre cet enfant responsable de ma conduite ?

– C’est très possible au contraire. Quand le duc Charles entre en fureur, il ne raisonne plus, ne se contrôle plus... et vous l’avez peut-être offensé gravement ? Que lui avez-vous dit ?

– Je ne sais plus exactement mais je crois que j’ai parlé d’infamie... de lâcheté... Battista, je vous en prie, dites-moi la vérité ! Messire de Selongey a-t-il raison ?

Pour toute réponse le jeune Colonna baissa la tête...

– C’est indigne ! fit Fiora avec dégoût. Comment peut-on abuser à ce point de son pouvoir ! Et vous, Philippe, comment pouvez-vous servir un tel maître ?

– Je connais ses défauts mais aussi ses qualités. En outre, il a reçu mon allégeance lorsqu’il m’a armé chevalier et derechef lorsqu’il m’a conféré la Toison d’or...

– Moi aussi j’ai reçu votre serment, dit Fiora doucement.

– L’un ne me délie pas de l’autre. Je reviens vers lui pour me battre à ses côtés contre les Suisses dont l’armée se rassemble. D’autre part, j’ai un message de la duchesse de Savoie qui a quitté Turin pour sa ville de Genève. Il faut que je le voie... mais vous, si cela vous est trop pénible, partez ! Rentrez en Bourgogne ! Allez m’attendre à Selongey ! Je vais ramener Battista et croyez-moi, il ne lui arrivera rien ! C’est moi qui en réponds !

Un instant ils se regardèrent au fond des yeux et, dans le cœur de Fiora, quelque chose s’épanouit, s’illumina. Se pouvait-il que les temps douloureux eussent pris fin et que le bonheur pût renaître ? Le regard de Philippe était brûlant d’amour comme il l’était durant la nuit de Fiesole et, pour ce regard-là, Fiora savait qu’elle était déjà prête à endurer bien des souffrances... Elle lui sourit avec une tendresse infinie...

– A moins qu’il ne vous supprime tous les deux ? C’est un risque que je ne veux pas courir... Rentrons, Battista ! Et vous, Philippe, poursuivez votre chemin mais... s’il vous plaît... prenez bien soin de vous !

Elle posa sa main sur le gantelet de fer et une joyeuse étincelle s’alluma dans les yeux noisette du jeune homme :

– Allez donc parler d’amour à la dame de vos pensées sous cette ferraille ! murmura-t-il. Ne pensez plus à cette stupide annulation, ma douce ! Vous êtes mon épouse bien-aimée... et il faudra bien que le Téméraire s’y fasse !

Un quart d’heure plus tard, Fiora et Léonarde avaient regagné le camp des Bourguignons. Battista Colonna les déposa chez elles et s’en allait rendre compte de sa mission lorsque, sur le point de quitter la jeune femme, il mit genou en terre devant elle :

– Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi, madonna. Vous pourrez me demander ma vie si un jour vous en avez besoin...

– Voilà un jour qui ne viendra jamais, Battista, mais je vous remercie tout de même !

Quand elle l’eut vu s’éloigner, elle se tourna vers Léonarde qui, avec la grande philosophie qui était sienne, sortait les vêtements des sacs pour les replacer dans les coffres :

– Qu’entendiez-vous tout à l’heure quand vous m’avez dit que nous parlerions plus tard de l’endroit où nous pourrions aller ?

Léonarde ne répondit pas tout de suite comme si elle hésitait puis, tirant d’un étui de velours un rouleau de parchemin, elle le garda entre ses mains :

– Je pensais ne vous donner ceci que lorsque nous aurions recouvré notre liberté mais, dans le fond, je peux aussi bien vous le remettre maintenant : le roi Louis vous a fait don d’un petit castel en pays de Loire, non loin de sa demeure de Plessis-lez-Tours pour vous remercier des peines endurées à son service. Il y a ici le titre de propriété... et un message du roi...

Elle lui tendit le rouleau que Fiora repoussa :

– Je ne crois pas que je l’habiterai jamais. Ma vie, après tout, pourrait bien se fixer en Bourgogne. Oh, Léonarde, vous n’imaginez pas comme je suis heureuse ! Je n’aurais jamais imaginé que c’était encore possible. Il me semble que je reviens à la vie après une longue, longue maladie... Nous renverrons ceci au roi avec un beau remerciement.

– Sans doute, sans doute... mais ne nous hâtons pas ! Quelque chose me dit que vous n’en avez pas encore fini avec Monseigneur Charles. C’est un homme avec lequel il faut compter...

Et Léonarde rangea soigneusement l’étui de velours rouge.

A la grande surprise de Fiora, le Téméraire, lorsqu’il la revit le lendemain, ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé mais il dit au jeune Colonna, assez haut pour être entendu de la jeune femme.

– Ce que j’ai exprimé hier vaut pour demain. Je t’ai confié une personne que je tiens à garder, Battista ! Veille à ce qu’elle ne s’écarte plus...

Le sourire de la jeune femme réconforta l’enfant. Pour rien au monde, à présent, Fiora ne s’éloignerait du camp bourguignon puisque Philippe l’avait réintégré...

Ô la joie de le voir venir avec le Grand Bâtard pour prendre les ordres dans le pavillon ducal, de rencontrer son regard et son sourire ! Un instant, ils furent seuls tous les deux et la foule chamarrée qui se pressait autour du Téméraire disparut. Mais ce fut très court et il fallut bien revenir sur terre. Philippe allait repartir avec Antoine et l’avant-garde de l’armée que le duc chargeait, afin de préparer son avance prochaine vers Neuchâtel, de s’emparer du château de Vaumarcus, clé du passage le long du lac.

En effet, la longue plaine accidentée qui s’étendait entre les monts du Jura et l’immense nappe d’eau était large d’une demi-lieue à la hauteur de Grandson mais allait en se rétrécissant pour se trouver enfin coupée par un éperon boisé qui, de la montagne, descendait jusqu’au rivage. Deux routes seulement permettaient de franchir cet obstacle : l’une, la « Via Detra » qui suivait au flanc de la montagne le tracé d’une ancienne voie romaine et l’autre qui longeait le lac dont les lointains se perdaient vers le nord. Vaumarcus commandait cette seconde voie... Le duc expliqua :

– Notre belle cousine Madame la duchesse de Savoie nous a donné avis des bruits qui courent le pays de Vaud. Quelques milliers d’hommes des Cantons menés par ceux de Berne se rassembleraient à Neuchâtel pour marcher ensuite contre nous. Ils ne sont guère à craindre pour les guerriers que nous sommes mais nous allons tout de même les gagner de vitesse...

– Pourquoi ne pas les attendre ici ? fit le Grand Bâtard. Le camp est bien protégé, tant par le cours de l’Arnon et par les fossés et autres ouvrages que nous avons établis que par nos canons. En outre, ces montagnards ont peu de cavalerie. La nôtre, en plaine, pourrait s’éployer largement...

– Peut-être mais je crois que notre meilleure alliée est la rapidité. Allez vous assurer de Vaumarcus pour nous y appuyer au besoin. Ensuite je mettrai l’armée en marche. L’effet de surprise jouera pleinement et nous tomberons sur Neuchâtel avant même que ces gens aient formé de véritables corps de troupe.

– Donc vous levez le camp ?

– Non. Rien ne presse. Je vous l’ai dit, la vitesse est notre arme la meilleure et nous ne pouvons nous encombrer des chariots de bagages, des registres de la Chancellerie et de toutes ces femmes que nous traînons après nous. Croyez-moi, nous allons faire là une promenade militaire et nous serons devant Neuchâtel sans avoir peut-être besoin de tirer l’épée.

– Emmenez-vous les ambassadeurs[xxii] ?

– Pour ce qui me concerne, dit Panigarola, je suivrai monseigneur à moins qu’il ne me le défende. Ne suis-je pas les yeux et les oreilles de mon noble maître ? Sa voix aussi parfois...

– Vous êtes plus qu’un ambassadeur car nous avons de l’amitié pour vous, fit le duc aimablement. Vous serez à nos côtés...

– Puis-je espérer que vous y serez seul ? fit audacieusement Philippe les yeux sur Fiora. Certains pages me semblent un peu fragiles pour le poids de l’armure...

Le Milanais surprit ce regard et sourit :

– Monseigneur le duc laisse au camp ses trésors. Avec sa permission, j’en ferai autant de celui qu’il m’a confié.

Le lendemain 1er mars, le château de Vaumarcus tombait sans coup férir aux mains des Bourguignons qui y placèrent garnison et, à l’aube du samedi 2 mars, l’armée s’ébranla pour ce que le duc avait appelé « une promenade militaire »...

Le souvenir de ce matin frileux devait rester longtemps gravé dans la mémoire de Fiora. Debout au seuil de sa tente, serrant autour d’elle le grand manteau fourré que le duc Charles lui avait donné, elle le regarda s’éloigner dans la plaine, statue de fer couronnée d’un lion d’or, sur le puissant destrier le Moro, son cheval favori que le caparaçon d’acier changeait en bête apocalyptique et sous la flamme ondoyante de son étendard haut tenu par un chevalier banneret. Autour de lui, des chevaliers de la Toison d’or que distinguaient seulement leurs écus : un monde fantastique de griffons, de léopards, d’alérions, de taureaux, de chimères et de sirènes... Une fleur de lis d’or dont les pointes étaient des pierres précieuses dansait sur la tête du cheval ducal, symbole dérisoire et jamais abandonné de ce sang royal français que cependant le Téméraire abhorrait...

Le jour qui se lève est gris, le ciel blême... Sur la gauche, le mont Aubert et le Chasseron sont encore enneigés et le lac a des reflets de mercure... Tout là-bas, l’avant-garde, revenue de Vaumarcus, serpente à travers les vignes sur la « via Detra » cependant que le gros de l’armée contourne Grandson pour suivre le chemin de la rive et finir par disparaître. Mais cette armée semble bizarre à celle qui l’observe : le duc n’a pas pris soin de la ranger en bataille ; elle progresse sans discipline et même avec une sorte de laisser-aller. Il est vrai qu’en principe on ne va pas se battre mais parcourir une certaine distance pour aller surprendre les Suisses chez eux... C’est tout juste si l’on n’espère pas les trouver à table.

Ce que le Téméraire n’imagine pas un seul instant, c’est qu’à Neuchâtel s’est rassemblée une armée qui réunit des soldats d’élite, les meilleurs d’un pays qui en comporte presque autant que d’habitants mâles. Il y a là ceux de Bâle, venus avec un contingent de Strasbourg, ceux de Fribourg, de Soleure, de Bienne, de Baden et de Thurgovie. L’avoyer Hassfûrter a mené de Lucerne mille neuf cents hommes. Heinrich Goldli et Hans Waldmann ont conduit les gens de Zurich tandis que Schachnachthal et Hallwyll sont à la tête des sept mille hommes de Berne. Schwyz a envoyé le tiers de sa population sous le commandement de Rudolph Reding, soit mille deux cents hommes et les petits cantons montagnards d’Uri et d’Unterwalden chacun cinq cents. En tout quinze à vingt mille hommes qui, eux aussi et à la même heure que les Bourguignons, se sont mis en marche vers Grandson pour venger leurs frères massacrés... Charles va trouver en face de lui la plus redoutable infanterie d’Europe mais il ne le sait pas encore et il devise agréablement au long du chemin avec son autre demi-frère Baudoin, avec le prince d’Orange, avec Jean de Lalaing et Olivier de La Baume-Vers midi, Fiora et Battista qui jouaient aux échecs s’arrêtèrent et se tournèrent d’un même mouvement vers le nord. Dans le lointain, un bruit étrange se faisait entendre : une sorte de long mugissement que la distance atténuait mais qui, sur place, devait être effrayant. Cela s’arrêtait puis reprenait et la jeune femme sentit un frisson glacé courir le long de son dos :

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

– Ma foi, je n’en sais rien, dit Léonarde qui cousait assise auprès de la table et qui, à tout hasard, fit un signe de croix.

– J’ai entendu dire, fit le page d’une voix changée, que les montagnards suisses ont de grandes trompes dans lesquelles ils soufflent et que l’on peut entendre à plusieurs lieues... Si c’est bien cela, c’est que...

– Que le duc, qui ne s’y attend pas, a rencontré les Suisses, acheva Fiora... Mon Dieu ! Ce bruit terrible vous glace le sang.

Ensemble, la jeune femme et l’enfant sortirent. Le meuglement s’était tu et c’était à présent le silence. Dans Grandson où, sur la rive, les cadavres des suppliciés n’avaient pas été dépendus, on n’apercevait aucun mouvement. Sur les chemins de ronde, les gardes étaient immobiles écoutant eux aussi... Puis, il s’éleva une grande rumeur...

– C’est trop loin pour voir quelque chose, dit Battista, mais on se bat là-bas ! ...

Plus personne, dès lors, ne parla. Le cœur serré, Fiora pensait à Philippe. Sa vaillance était connue. Il devait être au plus chaud de la bataille, toujours prêt à donner sa vie pour son duc... Alors, elle alla s’agenouiller auprès de Léonarde qui priait et partagea de tout son cœur son oraison...

Ce fut vers le milieu de l’après-midi que la catastrophe se produisit. On vit soudain l’armée bourguignonne, semblable à une énorme vague étalée sur la plaine, refluer en désordre, hommes, chevaux et voitures mêlés dans une effroyable confusion tandis que rugissaient de nouveau – et tellement plus proches ! – les terribles trompes d’Uri et de Lucerne que, cependant, un énorme « Sauve qui peut ! » réussissait à couvrir.

– En fuite ! articula Battista effondré. L’armée est en fuite ! ...

Ce qui suivit fut, pour Fiora, comme un mauvais rêve. Panigarola surgit couvert de poussière avec des taches de sang :

– Vite ! Aux chevaux ! Il faut rejoindre le duc ! ...

Quelques instants plus tard, Fiora se retrouva, galopant en direction d’Orbe avec Léonarde, Battista et l’ambassadeur qu’avaient rejoints son secrétaire, ses serviteurs et ses chevaux. Ils n’étaient pas seuls d’ailleurs : tous ceux qui avaient la garde du camp fuyaient, à pied, à cheval ou en voiture, sans trop savoir où ils allaient mais terrifiés par les rugissements qui se rapprochaient...

– Que s’est-il passé ? demanda Fiora.

– Une chose invraisemblable : alors que certaines de nos troupes effectuaient un repli, celui-ci a été pris pour une fuite par les troupes qui montaient en ligne. D’autant que des bandes de Suisses sortant de la forêt s’apprêtaient à attaquer par le flanc. Tout de suite ça a été la panique... une déroute sans précédent, impensable et absurde. Les deux tiers de l’armée ont fui sans avoir combattu...

– Vous avez donc rencontré les Suisses ?

– Oui. Et, je l’avoue, c’était assez effrayant. J’ai vu surgir tout à coup une phalange énorme : quelque huit mille hommes marchant au coude à coude, dardant devant eux des piques deux fois plus longues que nos lances, un gigantesque hérisson sur lequel flottaient trente bannières vertes et un grand étendard blanc. Ces gens combattent bras nus, vêtus de demi-cuirasses sur des jaques de cuir, la tête couverte de chapeaux de fer. Ils ont le visage rasé et des anneaux d’or aux oreilles. Ils ont l’air sortis d’un conte fantastique... et ils ont semé la terreur...

Se retournant sur sa selle, Fiora aperçut l’immense camp abandonné avec ses tentes magnifiques, son énorme matériel et ses canons. Un rayon de soleil rouge, apparu soudain entre deux nuages gris, fit étinceler la sphère d’or sur les grands pavillons pourpres du Téméraire :

– Est-ce que... le duc Charles abandonne vraiment tout ceci ?

Panigarola haussa les épaules :

– Cela aussi est insensé, n’est-ce pas ? Mais nous avons eu assez de mal à l’empêcher de se jeter seul au milieu des ennemis. On l’a entraîné de force... Quant à ce camp, les Suisses vont ramasser à coup sûr le plus fabuleux butin de l’Histoire[xxiii]...

« Je crois, ajouta-t-il en retenant son cheval que nous pouvons ralentir. Personne ne nous poursuit... Les Suisses ont peu de cavalerie. En outre, le pillage va les occuper un long moment.

– Où est Monseigneur le duc ? demanda Battista.

– Devant nous. C’est à Nozeroy, en France-Comté que nous le rejoindrons. Mais nous prendrons quelque repos à l’hospice de Jougne. Je crois, fit-il avec un demi-sourire, que donna Léonarde appréciera.

– J’apprécie déjà beaucoup, messire ambassadeur, que vous m’épargniez les joies du galop bien que ce soit toujours intéressant de faire une nouvelle expérience...

Une poignée d’hommes resserrés autour d’un prince éperdu de chagrin et d’impuissante fureur, c’est tout ce qui, dans la nuit, atteignit la petite ville de Nozeroy, dressée sur sa colline balayée par les vents comme une main tendue vers le ciel. L’armée, la grande armée réunie par le duc Charles n’était plus qu’un souvenir. Non qu’elle comptât beaucoup de morts mais, à la suite des troupes italiennes qui avaient pris peur, toutes les autres s’étaient égaillées, éparpillées, dispersées dans toutes les directions. En quittant lui-même le champ de bataille, le duc avait donné des ordres pour qu’on tentât d’endiguer un peu cette panique mais c’était à peu près impossible. Les soldats, sourds et aveugles, avaient fui comme une horde de cerfs devant un incendie de forêt.

Au matin blême, les braves Comtois de la petite cité virent passer devant eux, toujours magnifique sous ses armes splendides, un homme pâle qui semblait vidé de toute vie et dont le regard fixé loin devant lui ne regardait personne. Il allait son chemin dans la neige qui étouffait le bruit des pas du cheval, marchant vers le château qui allait l’accueillir et chacun s’inclinait devant lui. Mais des chuchotements couraient dans le vent du matin car, parmi ceux des chevaliers qui escortaient le duc, ne se trouvait pas le seigneur de Nozeroy, Hughes de Chalon-Orange. Pour qu’il ne fût pas là afin d’ouvrir sa demeure au maître qu’il aimait, il fallait qu’il lui fût advenu quelque malheur et la tristesse pesa sur Nozeroy autant et plus que les sombres nuages du ciel[xxiv].On saluait mais, presque en se cachant, on se signait comme devant un convoi funèbre. Et le château se referma sur ce prince qui venait de regarder en face et pour la première fois le visage de la défaite... Il semblait frappé à mort.

Pourtant, quand Panigarola et ses compagnons le rejoignirent, un peu plus tard, ils trouvèrent un homme bouillonnant d’activité. Il envoyait sur toutes les routes pour qu’on lui ramène autant de fuyards que possible, il expédiait des messagers en Lorraine et en Luxembourg pour qu’on lui acheminât de l’artillerie, en Bourgogne et à Besançon pour avoir des vivres et de l’argent. Et surtout il parlait, il parlait, lui si volontiers silencieux. Il expliquait : cette bataille de Grandson n’était qu’un accident dû à la lâcheté de ses soldats italiens d’abord mais aussi picards, anglais et wallons. Dès qu’il aurait reconstitué de nouvelles troupes, avec d’authentiques braves cette fois, il retournerait combattre les Suisses :

– Dans huit jours au plus, déclara-t-il à Panigarola sidéré, nous reformerons le camp à Salins, à deux lieues d’ici. Olivier de La Marche à qui j’en ai écrit et qui doit être guéri prendra toutes les dispositions nécessaires...

Puis, se tournant vers Fiora qui le regardait avec de grands yeux incrédules :

– Pour votre première guerre vous n’avez pas eu de chance mais je vous promets que vous verrez mieux bientôt... très bientôt.

– Monseigneur, murmura-t-elle, pardonnez-moi d’oser vous questionner mais... sait-on des nouvelles de... du comte de Selongey ?

La flamme de gaieté factice se voila dans les yeux sombres du duc Charles.

– Non... et pas davantage de mon frère Antoine avec lequel il combattait. J’espère sincèrement qu’aucun mal ne leur est advenu car j’ai vu disparaître dans la mêlée le prince d’Orange qui avait aussi en charge une partie de l’avant-garde... Peut-être aurons-nous bientôt des nouvelles.

On en eut vers la fin du jour quand le Grand Bâtard Antoine fit son entrée dans la ville, amenant avec lui un fort escadron. A son côté, chevauchait Mathieu de Prame, livide et les yeux encore bouffis de larmes, qui vint s’abattre plutôt que s’agenouiller devant le duc. Ce qu’il avait à dire tenait en peu de mots : il avait vu Philippe de Selongey tomber, submergé par ce qui ressemblait à une lame de fond mais, emporté lui-même par l’irrésistible reflux suscité par la panique, il lui avait été impossible de lui porter secours et pas davantage de rechercher son corps.

De derrière lui, Charles entendit un faible cri, à peine une plainte. Se retournant, son regard rencontra celui de Fiora dilaté par la douleur. Elle ne pleurait pas, ne vacillait pas comme il arrive lorsque l’on va s’évanouir ; elle semblait changée en statue et seul le léger tremblement de ses lèvres disait qu’elle vivait encore. Alors, passant un bras paternel autour des épaules tétanisées :

– Viens, mon enfant, dit-il avec beaucoup de douceur, viens ! Allons pleurer ensemble...

Et il sortit avec elle...

CHAPITRE XIII DANS UNE TENTE ABANDONNÉE…

Une étrange amitié se noua, dès lors, entre ce souverain rongé par tous les démons de l’orgueil et de la honte, auquel sa lourde défaite venait d’enseigner le doute, et cette jeune femme qui avait perdu son unique raison d’espérer. Nul ne put jamais savoir ce qui se dit durant les longues heures qu’ils passèrent ensemble dans la petite chapelle du château sous la garde du seul Battista Colonna, raide d’orgueil en dépit de la fatigue qui le ravageait...

Au matin, Fiora, les yeux secs et résolus, tendit à Léonarde une paire de ciseaux et lui ordonna de lui couper les cheveux à la hauteur du cou, à la mode italienne :

– Le duc Charles, déclara-t-elle pour mettre fin aux protestations de sa vieille amie, a juré de ne plus raser sa barbe tant qu’il n’aura pas vengé son honneur et tiré des Suisses une éclatante revanche. Moi, je ne quitterai plus le costume de garçon parce que j’ai résolu de suivre monseigneur partout où il ira jusqu’à ce que...

– Jusqu’à ce que la mort vous prenne comme elle a pris messire Philippe ? fit Léonarde navrée. Oh, mon agneau, n’existe-t-il pas d’autre chemin pour vous que celui-là ? Vous êtes si jeune !

– Quelle voie voudriez-vous que je suive ? Celle du couvent comme font beaucoup de celles dont le cœur ne peut guérir ? Je n’en ai jamais eu le goût et l’ai moins encore à présent s’il se peut.

– Qui vous dit que votre cœur ne guérira jamais ? Souvenez-vous : quand vous avez connu le comte de Selongey, vous étiez amoureuse de Giuliano de Médicis et très jalouse de monna Simonetta ?

– J aimais tout ce qui brillait et Giuliano brillait de tant de feux ! Mais ils se sont éteints quand Philippe est apparu et j’ai compris alors que je n’aimais pas Giuliano...

– Combien j’aurais souhaité que vous ne l’apprissiez jamais ! soupira Léonarde ! Mais pour en revenir au duc, n’aviez-vous pas juré d’en tirer vengeance ?

– Je ne l’ai pas oublié mais... comment vous dire ? Il me semble qu’il est en train de se détruire lui-même et j’éprouve la même impression que lorsque j’ai vu Pierre de Brévailles cloué à sa chaise, devenu un mort vivant. Il ne demandait qu’à mourir. Lui laisser la vie était une punition plus cruelle. Démétrios qui peut voir l’avenir penserait peut-être la même chose que moi...

– C’est possible mais ce n’est pas certain. Démétrios est plus dur que vous ne le croyez. Cela dit, n’allez pas croire que je cherche à vous lancer de nouveau à la poursuite d’une vengeance que j’ai toujours redoutée. Si vous avez compris qu’il vaut mieux laisser faire Dieu...

– Dieu ? Il vient de me prendre l’homme que j’aime à l’instant même où nous nous retrouvions enfin. Je crois, décidément, qu’il n’a pas beaucoup d’amitié pour moi. Non, ne dites rien et surtout laissez-moi faire ce que j’ai décidé ! Et pour commencer, voulez-vous couper mes cheveux ou préférez-vous que je le fasse moi-même ?

– Sûrement pas ! Au moins ils ne seront pas massacrés. Avec décision, Léonarde s’empara des ciseaux et d’un peigne puis, la mine farouche, commença à tailler dans l’épaisse chevelure en pensant, pour empêcher sa main de trembler, que des cheveux, après tout, cela repousse...

Quand Fiora rejoignit le duc le lendemain, vêtue de la tunique de velours noir qu’il lui avait envoyée, il la regarda mettre genou à terre devant lui comme l’eût fait un garçon et lui sourit :

– Quel dommage de ne pouvoir vous armer chevalier ! Mais je peux au moins faire ceci...

Il alla prendre dans un coffre ouvert une dague richement damasquinée dont la poignée était ornée d’améthyste et, faisant se relever Fiora, accrocha lui-même l’arme à sa ceinture :

– Deux de mes serviteurs, voyant le désastre, ont réussi à sauver un chariot dans lequel ils ont entassé tout ce qui leur tombait sous la main. Ceci en faisait partie. Quand nous irons au combat, je vous donnerai d’autres armes...

– Je ne veux pas d’autres armes, monseigneur. Je n’en saurais que faire. Je veux seulement vous suivre comme fait l’ambassadeur de Milan qui est toujours auprès de vous.

– Il estime que c’est encore la meilleure place pour pouvoir décrire les événements à son maître[xxv]. En outre j’aime causer avec lui. Mais, ajouta-t-il d’une voix où perçait une émotion, votre présence me sera douce, je l’avoue. Même si en cela je fais preuve d’un insupportable égoïsme... Je crois que je vais avoir bien besoin d’amitié...

Les jours qui suivirent furent en effet des jours sombres. Les conséquences de la défaite commençaient à se manifester par une sorte de refroidissement dans les relations diplomatiques. En dépit des lettres de Panigarola, le duc de Milan auquel on demandait de nouveaux mercenaires répondit par de vagues excuses et n’envoya rien. Le vieux René, qui devait léguer au Téméraire son comté de Provence et sa couronne de roi de Sicile et de Jérusalem, fit volte-face et, poussé par les agents de Louis XI, commença à s’intéresser à son petit-fils, ce jeune duc René à qui l’on avait pris la Lorraine.

Cependant le duc Charles subissait le contrecoup moral de ce qu’il appelait sa honte, et après une courte période d’agitation fébrile, il tomba dans une crise de noire mélancolie. Il s’enferma chez lui, ne tolérant personne à ses côtés. Il restait étendu, refusant la nourriture mais buvant beaucoup de vin, lui qui n’en buvait que très peu. Il ne se lavait plus et, dans son visage creusé où la barbe naissante mettait son ombre noire, les yeux sombres brûlaient d’un feu désespéré...

– Il est assez sujet à ces crises de dépression, confia le Milanais à la jeune femme. C’est son sang portugais qui les lui apporte. Là-bas on appelle cela la « saudade » mais j’avoue que celle-ci est plus grave que les autres. Il faudrait faire quelque chose mais quoi ?

– Il aime tant la musique ! Pourquoi ne pas lui amener les chanteurs de sa chapelle ?

– Pardonnez-moi cette image hardie, ma chère Fiora, mais le diable seul sait où ils sont, ceux-là !

– Croyez-vous qu’il soit possible de trouver un luth ou une guitare dans cette cité des vents ?

Le château du défunt Hughes de Chalon était mieux pourvu que Fiora ne le pensait et le soir même, tenant un luth d’une main et Battista Colonna de l’autre, elle s’installa sur le coin d’un coffre dans la petite pièce qui servait d’antichambre et, après un court conciliabule avec son jeune compagnon, entama le prélude d’une chanson française déjà ancienne mais que l’on chantait un peu partout en Europe. Gardant un œil inquiet sur la porte close, Battista se mit à chanter :

Le roi Loys est sur le pont Tenant sa fille en son giron Elle lui demande un cavalier Qui n’a pas vaillant six deniers...

Mais cette première strophe n’était pas achevée que la porte volait plus qu’elle ne s’ouvrait sous la main furieuse du Téméraire qui apparut, titubant, la bouche mauvaise et l’œil injecté de sang :

– Qui ose ici chanter un roi Louis quel qu’il soit ?

– C’est moi, monseigneur, qui ai demandé à Battista de faire entendre cette mélodie, dit Fiora tranquillement.

– Vous vous croyez tout permis apparemment ? Je vous ai montré trop d’indulgente faiblesse et...

– C’est à vous-même que vous montrez trop de faiblesse, monseigneur. J’ai voulu vous rappeler que, tandis que vous vous laissez aller à une mélancolie hors de saison, le roi de France, lui, est toujours à l’ouvrage.

La main levée pour frapper retomba sans force le long du corps et peu à peu la fureur quitta le regard trouble que la jeune femme osait fixer. Le duc se détourna enfin pour regagner sa chambre.

– Que l’on aille chercher mes valets et que l’on m’apporte un bain ! ordonna-t-il. Quant à vous deux, continuez à chanter mais trouvez autre chose !

Le concert improvisé dura jusqu’à ce que Charles de Visen, le valet de chambre du duc, vint dire aux jeunes musiciens que son maître venait de s’endormir et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Il était minuit passé.

– Vous avez fait là du bon ouvrage, leur dit Panigarola qui était venu s’installer auprès d’eux pour les entendre. Je gage que la crise est passée et que demain monseigneur aura retrouvé toute son activité.

Au matin, en effet, après avoir expédié quelques dépêches dont l’une ordonnait de prendre les cloches des églises de Bourgogne pour les porter aux fondeurs de canons, le duc décida que l’on quitterait sur l’heure Nozeroy pour gagner Lausanne où il voulait réunir la nouvelle armée avec laquelle il comptait aller assiéger Berne, cheville ouvrière de son désastre, Berne où le magistrat le plus influent de la ville, Nicolas de Diesbach, menait le parti français avec son compère Jost de Silinen, tous deux amis personnels de Louis XI.

– Tant que je n’aurai pas détruit Berne, les armes de Bourgogne ne retrouveront pas leur éclat, déclara le Téméraire, et il se lança dans la préparation minutieuse de cette nouvelle campagne où il espérait restaurer sa gloire ternie.

Le Grand Bâtard Antoine et le prince de Tarente, qui avaient réussi à regrouper une partie des fuyards, choisirent d’installer le camp sur un large plateau dominant le lac Léman entre Romanet et Le Mont. On y monta la grande maison de bois qui avait abrité le duc Charles devant Neuss et qui, moins somptueuse sans doute que les pavillons perdus, en offrait tout autant de confort. Autour de ce bâtiment campèrent les nouvelles troupes que l’on avait commandées. Il en vint trois mille d’Angleterre, six mille de Bologne, six mille de Liège et du Luxembourg, enfin six mille « Savoisiens » que la duchesse Yolande amena elle-même, de Genève, à son allié le duc de Bourgogne.

La vue de cette belle femme blonde, qui avait à peu près l’âge du Téméraire, étonna Fiora. Elle ne ressemblait en rien à son frère Louis XI et montrait une féminité épanouie et rayonnante qui n’était pas sans charme. En la voyant s’avancer, souriante et les deux mains tendues vers son allié préféré, Fiora comprit soudain pourquoi cette princesse française joignait ses armes à celles du pire ennemi de son frère.

– Elle l’aime, n’est-ce pas ? dit-elle à Panigarola.

– Cela n’a jamais fait pour moi aucun doute mais je la trouve bien imprudente. Le roi Louis est à Lyon et rassemble une armée de ses fidèles Dauphinois à Grenoble. Quant à mon maître, le duc de Milan, je sais qu’il a envoyé des messagers à Louis pour lui proposer un accord... et tenter de s’approprier la Savoie.

– Est-ce que vous ne devriez pas prévenir le duc Charles ?

– Je n’ai reçu aucune commission officielle. En outre, s’il était question de prendre la Savoie, je serais fort étonné que le roi nous la laisse. Il n’empêche et je le répète que je trouve la belle duchesse bien peu sage...

Néanmoins, elle apportait avec elle le printemps qui éclata soudain avec l’irrésistible ardeur de la nature, le long des chemins défoncés par les charrois de guerre, sur ces terres où plus d’un village avait été rasé. L’herbe repoussait, verte et tendre sur les blessures de la terre et au milieu des ruines. Le lac, gigantesque miroir du ciel d’un bleu léger, avait des moirures d’argent et sur ses bords les amandiers et les pommiers refleurissaient. L’air était léger avec, au plein du jour, les douceurs caressantes d’un soleil peut-être décidé à faire oublier le désastreux automne et le rude hiver. A Lausanne que les malheurs avaient épargnée, la vie bouillonnait dans les rues aussi bien que dans les jardins où tout s’épanouissait. Les ambassadeurs étrangers s’y pressaient avec leur suite car il était impossible de les héberger au camp. Panigarola et ses confrères vénitiens, napolitains, gênois et autres gens d’Italie avaient élu domicile à l’auberge du Lion d’or, la plus belle de la ville. Les autres hôtelleries et les couvents étaient pleins et les marchands affluaient attirés par tant de nobles personnages.

Le point culminant fut l’arrivée commune du légat Alessandro Nanni et du protonotaire apostolique Hessler, envoyés tous deux par l’empereur pour conclure le mariage du prince Maximilien avec la jeune Marie de Bourgogne, héritière des Grands Ducs d’Occident. La messe de Pâques, célébrée dans la cathédrale de Lausanne le 14 avril, en revêtit un éclat exceptionnel.

Fiora y assista, en vêtements féminins cette fois, ses cheveux coupés cachés par un hennin de toile d’argent voilé de noir comme il convenait à son grand deuil. La veille et en présence du légat, le duc Charles l’avait, pour faire taire peut-être les inévitables bruits que sa présence auprès de lui faisait courir, reconnue solennellement pour « très noble et très haute dame comtesse de Selongey, veuve de messire Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or, mort vaillamment, accablé sous le nombre sur le champ désastreux de Grandson pour l’honneur de nos armes. Puis il avait ajouté : « Désormais seule au monde, Mme de Selongey a fait vœu de nous suivre au combat afin d’y prendre part, au nom de son défunt époux, à l’éclatante vengeance qu’avec l’aide de Dieu nous allons tirer d’un ennemi indigne du sang qu’il a versé. »

Durant tout l’office pascal, Fiora eut conscience, comme elle l’avait eue la veille, de nombreux regards fixés sur elle avec plus de curiosité sans doute que de sympathie mais elle s’en souciait peu. Qu’est-ce qui pouvait avoir la moindre importance à présent que Philippe avait quitté ce monde, que ses yeux à lui ne la regarderaient plus, que ses mains ne la toucheraient plus ? Qu’on la jugeât bien ou mal ne signifiait rien. Hormis le jeune Battista et Panigarola, il n’y avait aucun de ces gens qui lui tînt par quelque lien que ce soit. Hormis le duc aussi bien sûr, mais elle n’arrivait pas à analyser le sentiment qui l’attachait à lui. C’était une sorte de fascination où entrait de la pitié et cette attirance qu’exercent ceux, très rares, dont le destin exceptionnel semble prometteur de grandes catastrophes. Il était seul à poursuivre un rêve chimérique et démesuré au milieu d’une Europe positive où la plus grande puissance, désertant les vieilles lois chevaleresques, appartenait aux plus habiles et aux plus riches... Une voix secrète soufflait à la jeune femme que l’ange de la mort suivait les pas du Téméraire et que, sans en avoir conscience, c’était l’ombre de ses ailes noires qu’il essayait de fuir, que c’était contre elle qu’il se débattait.

Depuis Nozeroy, sa santé demeurait chancelante. Il souffrait d’une fièvre constante et de maux d’estomac, passait des nuits au milieu de ses hommes sans quitter l’armure et avalait au matin les tisanes que lui préparaient Matteo de Clerici et un autre médecin envoyé par la duchesse de Savoie, inquiète de cet état, mais ce n’étaient pas ces maux, nés surtout d’un système nerveux détraqué qui menaçaient la vie du prince. Le mal résidait dans son âme qui ne parvenait plus à croire en son étoile...

Au sortir de la cathédrale, Fiora, suivie de Léonarde aussi raide et hautaine qu’une duègne espagnole, regagnait l’auberge du Lion d’or où Panigarola lui avait trouvé une chambre. Le duc ne voulait pas qu’elle séjournât alors au camp où régnait trop souvent l’indiscipline et où les rixes étaient nombreuses. Soudain elle eut l’impression que quelqu’un s’était attaché à ses pas. Elle pressa l’allure et entendit que l’on courait derrière elle. Alors, s’arrêtant brusquement, elle se retourna. Un homme d’armes était en face d’elle en qui, avec stupeur, elle reconnut Christophe de Brévailles. Il avait les yeux pleins de larmes.

– Pourquoi, fit-il avec un mélange de colère et de douleur, pourquoi m’avez-vous caché votre mariage ? Quand nous nous sommes rencontrés, vous m’avez menti ! Dans quel but ?

– Cela avait-il de l’importance ? Souvenez-vous : vous veniez de fuir votre monastère et vous vouliez être soldat. Qu’aviez-vous à faire de ma vie passée ?

– Rien, bien sûr... mais c’est en vous voyant, je crois, que j’ai tant désiré une autre vie. Acquérir la gloire, la fortune et ensuite vous rechercher afin de...

– N’en dites pas plus ! Vous saviez très bien que rien ne serait jamais possible entre nous. Vous êtes mon oncle, que cela vous plaise ou non, et moi, à présent que tout est accompli, je ne veux plus même me souvenir qu’il existe encore au monde des Brévailles.

– Tout est accompli ? Que voulez-vous dire ?

– Que Regnault du Hamel est mort, mort de peur en me voyant une nuit paraître à son chevet. Quant à votre père...

En quelques mots, Fiora raconta le retour de Marguerite au château de ses ancêtres et ce que toutes deux y avaient trouvé :

– Votre mère est en paix, ajouta-t-elle et même je crois qu’elle a retrouvé quelque chose qui ressemble au bonheur...

– Mais vous, coupa Léonarde qui observait le jeune homme avec attention, vous qui espériez tant de la vie militaire, êtes-vous plus heureux que dans votre couvent ?

– Oui, parce que j’ai trop souffert à Cîteaux mais j’avoue volontiers que je n’aime pas beaucoup plus ce que je fais. Quand je vous ai quittés, je me suis enrôlé, en me donnant pour fils d’un artisan de Dôle, dans les troupes du comte de Chimay. Et j’ai assez vite compris mon erreur : j’enviais la vie brillante des chevaliers mais moi, n’ayant plus droit à mon propre nom, je n’avais rien à espérer que vieillir sous le harnois, au milieu des soldats avec le droit d’appeler une ribaude pour apaiser mes besoins d’amour. Et puis la guerre me fait horreur... J’ai vu trop d’atrocités...

– Alors, allez-vous-en ! fit Fiora d’une voix pressante. Rentrez chez vous ! Votre mère sera heureuse de vous revoir et vous n’avez plus rien à redouter de votre père...

Christophe secoua ses épaules comme pour en chasser la lourde tristesse qui l’accablait :

– Vous oubliez mes vœux rompus ! Je suis un moine en rupture de monastère. Que je reparaisse en Bourgogne et l’on me ramènera au couvent où je serai condamné à l’in pace jusqu’à ce que la mort me prenne. Je préfère encore qu’elle me trouve sur le champ de bataille, à la face du ciel plutôt qu’au fond d’une oubliette...

– Je peux peut-être vous aider encore. Le légat du pape est ici et je le connais. Si j’obtiens que vous soyez délié de vos vœux, rentrerez-vous à Brévailles ?

Christophe détourna la tête pour que son interlocutrice ne puisse lire dans son regard :

– Peut-être... mais pas maintenant ! Le duc va attaquer les Suisses et l’on dit que vous serez auprès de lui. Je veux y être aussi.

– Christophe ! soupira Fiora, il faut que vous cessiez à tout jamais de penser à moi. Cela ne me cause aucune joie et me gêne. Puisque vous avez appris mon mariage, vous savez aussi que je suis veuve...

– Vous pourrez dire ce que vous voulez. On ne commande pas à son cœur...

– Je le sais mieux que vous car j’aime d’un amour unique celui que la mort m’a enlevé et tant que j’aurai la vie, je ne cesserai pas de l’aimer. La seule chose que je souhaite, c’est le rejoindre... A présent disons-nous adieu...

– Un moment, fit Léonarde. N’oubliez pas votre promesse de parler au légat !

– C’est vrai. Sous quel nom êtes-vous engagé chez le comte de Chimay ?

– Christophe Lamé. Un grand nom comme vous voyez, fit amèrement le jeune homme.

– Tous les grands noms sont sortis d’un autre, nettement plus petit, dit Fiora avec sévérité. Même ceux des rois. Vous auriez peut-être pu faire quelque chose de celui-là mais, puisque vous regrettez le vôtre, je vais tenter de vous le rendre afin que vous puissiez rentrer chez vous en toute tranquillité...

– Vous me méprisez, n’est-ce pas ? murmura Christophe devenu tout rouge. Mme de Selongey n’a que dédain pour moi ?

– Non mais j’avoue que vous me décevez ! Il serait temps que vous deveniez un homme...

– Alors gardez votre aide et ne vous occupez plus de moi ! cria-t-il, soudain furieux et, avant que l’on ait pu le retenir, il avait fait volte-face et s’enfuyait en courant. Fiora eut un mouvement pour le suivre mais Léonarde la retint...

– Eh bien ? fit-elle, allez-vous vous mettre à courir par les rues avec une robe à traîne et un hennin haut comme une flèche de cathédrale ? Laissez ce garçon faire comme il désire même s’il ne sait pas très bien ce qu’il veut... en dehors du fait qu’il est amoureux de vous et souhaiterait ne vous quitter ni de jour ni de nuit.

– Ce dont je ne veux pas. Le mieux est, je crois, que je parle à Mgr Nanni...

– N’en faites rien pour l’instant ! Si le jeune Brévailles décide finalement de rentrer chez lui, il saura bien venir vous le dire.

Cette rencontre troubla tout de même Fiora. L’idée que sa bonne action de l’été précédent semblait tourner mal lui était insupportable et elle regretta plus que jamais l’absence de Démétrios qui savait toujours dans quelle direction il fallait se diriger, mais Démétrios semblait l’avoir abandonnée pour s’attacher à ce jeune duc de Lorraine qui accumulait les catastrophes. Fiora n’était pas très sûre de ne pas lui en vouloir.

Dans les jours suivants, le duc Charles tomba sérieusement malade et Christophe sortit de la pensée de Fiora. Atteint d’une gastrite aiguë et d’hydropisie, les jambes enflées, défiguré par la douleur, le prince fut ramené d’urgence à Lausanne où la duchesse de Savoie lui fit préparer un appartement au château. Durant trois jours et trois nuits, on craignit sérieusement pour sa vie et ses médecins ne quittaient plus son chevet. La ville fit silence, suspendue à ce souffle haletant dont on ne savait pas s’il allait s’éteindre tout à coup.

– Si encore on avait quelque bonne nouvelle à lui porter, soupira Panigarola, cela le ranimerait un peu mais toutes celles qui arrivent sont détestables. En Lorraine, les troupes du duc René, sous les ordres du bâtard de Vaudémont, ont repris Épinal ainsi que Vezelise, Thenod et le Pont-Saint-Vincent. Personne, bien sûr, n’ose le lui dire. Ce serait peut-être empoisonner ses dernières heures.

– C’est à ce point ?

– Autant qu’on puisse le savoir. La duchesse Yolande monte la garde et ferait la sourde oreille s’il réclamait l’un de nous deux, ou tous les deux. Mais on le dit inconscient. Seul, le Grand Bâtard peut l’approcher et, hier soir, je l’ai vu sortir avec des larmes dans les yeux...

– Quel dommage ! A Florence, j’avais un ami, un grand médecin de Byzance capable de miracles...

– A Florence ? Il a dû perdre de son talent alors, car votre ville natale est en deuil, ma chère Fiora.

– En deuil ? Ce n’est pas... Monseigneur Lorenzo ?

– Non. C’est une jeune femme merveilleusement belle à ce que l’on dit et peut-être la connaissiez-vous ? On l’avait surnommée là-bas l’Etoile de Gênes...

– Simonetta ! souffla Fiora atterrée. Simonetta est morte ?

– Il y a peu de jours, dans la villa des Médicis à Piombino où on l’avait conduite dans l’espoir que l’air de la mer la guérirait, mais tout a été inutile. On l’a portée en terre le surlendemain à l’église d’Ognissanti au milieu d’un peuple en larmes...

Ainsi la prédiction de Démétrios venait de se confirmer ! Elle crut entendre la voix profonde du Grec au soir du bal tandis que tous deux regardaient Simonetta et Giuliano se sourire et se parler à voix basse : « Elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas... » Sincèrement désolée, Fiora pensa que Giuliano de Médicis devait être bien malheureux.... Et aussi que le monde fragile et charmant de sa jeunesse continuait de s’abîmer, peut-être de se détruire. Florence avait vécu ses plus belles fêtes, ses plus douces heures parce que c’était le sourire de Simonetta qui les inspirait.

Qui veut être heureux se hâte Car nul n’est sûr du lendemain disait la chanson prophétique de Lorenzo. Fiora pensa que, par deux fois, le bonheur était passé auprès d’elle sans qu’elle pût le saisir. Il ne repasserait pas une troisième fois...

Contrairement à ce que l’on craignait, le Téméraire se rétablit, rasa sa barbe et revint à ses affaires. Le 6 mai, encore convalescent, il signait en privé, dans sa chambre, avec le protonotaire Hessler et en présence de Mgr Nanni, l’accord de mariage entre sa fille et le fils de l’empereur. Le mariage devrait avoir lieu en novembre à Cologne ou à Aix-la-Chapelle.

C’était la seule bonne nouvelle.

Les mauvaises par ailleurs affluaient. Les Suisses poursuivaient leurs combats contre la Savoie. Les gens du Valais tenaient la haute vallée du Rhône et, dans le Val d’Aoste, les troupes vénitiennes et lombardes recrutées pour le Téméraire ne pouvaient franchir le col du Grand-Saint-Bernard. Envoyé contre les Valaisans, le beau-frère de Yolande, le vaillant comte de Romont, avait dû battre en retraite et les Suisses avaient envahi l’est et le sud du lac Léman. De Lausanne on pouvait voir les incendies qu’ils avaient allumés... Enfin il fallut bien avouer au duc ce qui s’était passé en Lorraine.

Charles était trop faible encore pour piquer l’une de ses colères dévastatrices mais il pressa ses préparatifs. Trois jours après l’accord de mariage, il montait à cheval vêtu d’une tunique de soie brodée d’or et doublée de martre – le poids de l’armure était encore trop lourd pour ses épaules amaigries et pendant quatre longues heures alla passer la revue de ses troupes dont il avait modifié l’armement. Ainsi ses hommes avaient reçu des piques aussi longues que celles des Suisses et il avait réduit sa cavalerie. L’effectif était d’environ vingt mille combattants dont un tiers de mercenaires peu sûrs et un quart de Savoisiens fermement décidés, eux, à se battre jusqu’au dernier. Il fut décidé que le 27 mai on se mettrait en route pour Berne. L’armée, elle, allait prendre position à Morrens, à environ une lieue au nord de Lausanne. La veille du départ, Fiora, qui rejoignait le duc avec Panigarola, fit ses adieux à Léonarde qui devait rester à l’auberge du Lion d’or en compagnie de Battista. Car, bien sûr, il ne pouvait être question d’emmener la vieille demoiselle dans cette expédition militaire.

Ce furent des adieux muets. Sachant toute prière inutile devant la farouche détermination de la jeune femme, Léonarde embrassa Fiora sans rien dire mais elle la serra très fort contre elle et des larmes coulaient lentement sur son visage.

– N’ayez pas trop peur, donna Léonarda, rassura Panigarola qui vint la saluer après la sortie de Fiora. Je veillerai sur elle. Il est bien rare que l’on tue un ambassadeur...

– Mais on dit... que les Suisses ont juré de ne pas faire de prisonniers !

C’était exact. Dans tous les cantons, on avait levé un homme sur deux, ce qui représentait une puissante armée et tous avaient fait serment de tuer sur-le-champ leurs captifs.

– Sans doute. Et monseigneur en a dit autant mais je ne serai pas prisonnier non plus et donna Fiora demeurera auprès de moi. La bannière de Milan est connue. Sa vipère sera pour nous deux une bonne protection...

– Je sais que vous êtes bon et que vous l’aimez bien, messire ambassadeur,... mais elle veut mourir... et elle est l’enfant de mon cœur.

Il prit les deux mains de la vieille demoiselle et les serra :

– Je saurai bien l’en empêcher. Et puis... elle ne sait pas ce que c’est que se trouver au cœur d’une bataille. Si courageuse soit-elle, l’instinct de conservation sera le plus fort...

– Je ne la comprends plus. Faut-il qu’elle aime encore Philippe de Selongey pour en arriver là ! ...

– Il n’arrive jamais que ce que Dieu a voulu. Priez pour elle... mais ne vous tourmentez pas outre mesure !

Lui, cependant, n’était pas sans inquiétude. Cette campagne était une folie plus grave encore que celle de Grandson. Vaincre les Suisses ne rapporterait rien à Charles, ou si peu, alors qu’une défaite serait irrémédiable. Il eût été si simple de s’asseoir autour d’une table et de discuter... mais comment faire entendre raison à un homme obsédé par les blessures de son orgueil ? « Mourir plutôt que d’accepter la honte ! ... » Il ne cessait de répéter cela et tout ce que Panigarola put obtenir de lui c’était que l’armée avancerait avec une sage lenteur. En revanche, il fut impossible de l’empêcher, au lieu de se diriger droit sur Berne, d’aller mettre le siège devant la petite ville forte de Morat, au bord du lac du même nom.

– Comment ne comprend-il pas, confia le Milanais à

Fiora, qu’il va user ses forces contre cette taupinière au lieu de marcher droit sur l’ennemi ? A Grandson il n’a pas su attendre enfermé dans son camp retranché, cette fois il va s’arrêter, ce qui donnera aux Suisses tout le temps de le prendre à revers...

Mais le duc était au-delà de tout raisonnement logique. Il voulait abattre tout ce qui se trouvait sur son chemin et qui portait le nom de Suisse. Le 11 juin, il faisait investir Morat et installer son camp au bord du petit lac qu’une mince arête montagneuse séparait de celui de Neuchâtel...

Au matin du samedi 22 juin, Panigarola et Fiora, au trot paisible de leurs chevaux, effectuaient une promenade sur les arrières du camp. Il ne faisait pas beau et même il pleuvait mais ni l’un ni l’autre ne se supportait plus dans les tentes où il régnait une accablante chaleur. Il y avait eu une petite escarmouche dans la nuit du 20 au 21 mais rien de sérieux et tout était tranquille. La campagne, verte et boisée, était belle et fraîche et, en tournant le dos au camp, il était possible d’oublier un instant que l’on y était en guerre. Fiora avait même retiré le chapeau de fer que le duc l’obligeait à porter. Elle en aurait fait volontiers autant de la chemise de mailles dont il l’avait nantie quand elle lui avait refusé de s’introduire dans une armure, en disant qu’elle serait incapable de bouger sous une telle carapace. Mais Panigarola ne le lui aurait pas permis.

Les deux cavaliers avaient traversé le camp en répondant gaiement aux saluts et aux sourires qu’ils récoltaient. La jeune femme était populaire dans l’armée. Non parce qu’elle était la seule de son sexe – le Téméraire, en effet, avait fait chasser les ribaudes avant le départ de Lausanne – mais parce que l’on admirait son courage, sa gentillesse et ce vœu qu’elle avait fait de porter au combat les armes de son époux défunt pour que les aigles d’argent de Selongey puissent encore flotter au vent d’une bataille.

Fiora et son compagnon en dépit de la mise en garde des sentinelles avaient franchi la ligne de défense et atteignaient une petite éminence quand, soudain, la pluie s’arrêta et le ciel parut s’éclairer. Secouant sa tête mouillée, la jeune femme lui offrit un sourire et allait dire quelque chose quand l’ambassadeur s’écria :

– Regardez ! Par Dieu... nous allons être balayés !

Des forêts avoisinantes, les Suisses jaillissaient par centaines, par milliers, arquebusiers devant, piquiers derrière. Ils couraient vers le camp ennemi qui ne les attendait pas. D’un même mouvement les deux amis firent volter leurs chevaux et foncèrent vers les palissades en hurlant à pleins poumons :

– Alerte ! ... Nous sommes attaqués, alerte ! Le camp se referma derrière eux et avant même qu’ils eussent atteint la tente ducale, les canons et les arquebuses commençaient à tonner, étouffant l’appel lugubre des trompes montagnardes qui se faisaient entendre.

Le Téméraire était avec son médecin quand Fiora et Panigarola firent irruption chez lui.

– Vite ! Mes armes, ordonna-t-il. Et tandis qu’un écuyer allait chercher son cheval, l’ambassadeur et Matteo de Clerici le bouclèrent dans son armure. Puis tous sortirent de la tente, sautèrent en selle et coururent sus à l’ennemi derrière le grand étendard que brandissait Jacques van der Maes. La bataille déjà faisait rage, les palissades étaient enfoncées, les lignes bourguignonnes rompues. Et tout de suite, Fiora épouvantée se trouva au centre d’une mêlée furieuse dans laquelle, tout à coup, elle vit s’abattre l’oriflamme de Bourgogne et celui qui la portait. Elle fit reculer son cheval pour échapper à ce piège, sans même songer à décrocher la hache d’armes qui pendait à sa selle. L’animal affolé s’enfuit vers le lac où les troupes lombardes se jetaient par paquets. Les mercenaires savaient déterminer infailliblement quand une bataille était perdue et s’efforçaient de préserver leur vie. Le lion d’or du cimier ducal était invisible et Panigarola lui-même avait disparu emporté sans doute par le flot...

Atteint d’un carreau d’arbalète, le cheval de Fiora s’abattit. Elle s’en dégageait péniblement quand elle vit un gros Suisse qui fonçait sur elle avec une longue pique. La mort était là, devant elle, et elle en eut horreur. Pour ne pas la voir, elle ferma les yeux et, soudain, elle se sentit bousculée, jetée à terre. Un corps tomba sur le sien, qu’elle repoussa avec un cri. C’est alors qu’elle vit le Suisse courir vers une autre victime en brandissant sa pique tachée de sang... et qu’elle reconnut celui qui en avait été percé à sa place :

– Christophe ! ... Oh ! mon Dieu, c’est Christophe ! ...

La poitrine du jeune homme était couverte de sang et un filet sombre commençait à couler au coin de ses lèvres mais il ouvrit les yeux et réussit à sourire.

– Vous voyez bien... qu’il fallait me laisser faire... ce que je voulais, fit-il péniblement. Sauvez-vous, Fiora ! L’armée... est en fuite mais... la tente du duc est proche... Allez vous y cacher... et si l’on vous trouve... dites que vous êtes une femme... Il faut gagner du temps.

– Ne parlez plus ! Je vais vous tirer jusque-là, chercher de quoi vous soigner. On dirait que les Suisses s’éloignent...

– Ils... poursuivent le duc et moi... je n’ai plus besoin... de rien. Je... je... vous... aime...

Ce fut le dernier mot. La tête de Christophe roula sur son épaule. Fiora, désolée, ferma doucement les yeux gris, semblables aux siens, que la mort n’avait pas clos, puis posa un baiser léger sur la bouche entrouverte.

Voulant regarder où en étaient les choses elle vit trouble et s’aperçut ainsi qu’elle pleurait. Elle essuya ses yeux du revers de sa main, avisa une épée abandonnée sur l’herbe et s’en saisit. La grande tente rouge – le duc en avait fait refaire une autre presque aussi belle que celle perdue à Grandson – n’était pas loin en effet et le chemin presque dégagé. Se relevant, elle allait courir vers cet abri quand un homme se dressa devant elle, brandissant une masse d’arme. Elle esquiva le coup en se baissant puis, presque d’instinct, son bras armé se détendit avec une force décuplée par la peur et la rage. L’épée s’enfonça dans le ventre du soldat qui s’écroula avec un râle de douleur. Alors, abandonnant l’arme, Fiora courut jusqu’au pavillon ducal, s’y engouffra et alla s’abattre secouée de sanglots sur le lit aux draps froissés que personne ne referait.

Combien de temps dura cette espèce de crise qui l’avait secouée des pieds à la tête quand elle avait compris qu’elle venait de tuer un homme ? Une heure ou quelques minutes ? Elle était incapable de l’évaluer et cela aurait pu durer longtemps encore si une main posée sur son épaule et qui la secouait sans ménagement n’était venue l’arracher de sa prostration :

– Assez pleuré ! fit une voix rude. Levez-vous et dites qui vous êtes...

Au son de cette voix, elle sursauta et, en un instant, elle fut debout, face à Démétrios qui la considérait avec stupeur.

– Ce n’est pas possible ? exhala-t-elle, hésitant à reconnaître le Grec dans ce guerrier casqué et couvert d’une tunique de cuir renforcée de plaques de métal. Ça ne peut pas être... toi ?

– Pourquoi pas ? fit-il durement. Serait-ce plus étonnant que de te retrouver dans cette tente ? Ainsi les bruits que l’on colporte sont vrais ? Comment croire une chose pareille ?

– S’il te plaît... De quoi parles-tu ? s’écria-t-elle, la joie de ces retrouvailles coupée net par la sévérité du ton et plus encore par celle du regard. Quelle est cette chose que l’on ne peut pas croire ?

– Que tu sois la maîtresse du Téméraire ! Mais il faut bien se rendre à l’évidence puisque je te trouve en train de te lamenter sur son lit...

– Moi ? La maîtresse du duc Charles ? Qui dit cela ?

– Tout le monde. On parle beaucoup dans cette région de l’Europe d’une jeune femme déguisée en garçon qui suit le Bourguignon partout, dont il ne peut se passer, qui a accès auprès de lui de jour comme de nuit et qui...

– En voilà assez ! Me connais-tu donc si mal pour croire une telle vilenie ? Ceux qui colportent ces ragots démontrent en tout cas ceci : c’est qu’ils ne connaissent absolument pas le duc. Jamais, à l’exception de sa duchesse, il ne touche une femme. Jamais il n’a eu de maîtresse. Les débauches de son père lui en ont inspiré l’horreur.

– En ce cas, que fais-tu auprès de lui ?

– Tu ne trouves pas que tu poses beaucoup de questions ? A mon tour à présent de te demander ce que tu fais là ? Aux dernières nouvelles que m’a données Léonarde tu t’étais pris d’une immense amitié pour René de Lorraine au point de ne plus le quitter d’une semelle ? Et te voici chez les Suisses ?

– Pour une excellente raison : le duc René est ici. Il a chargé les Bourguignons en fuite à la tête d’un corps de cavalerie alsacienne et, comme d’habitude, j’étais avec lui. Il sera là dans un instant.

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Oh, je sais ! il paraît que c’est un garçon de bel avenir ? Tu aurais pressenti en lui un grand capitaine ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en donne guère l’impression. Dès qu’il essuie une défaite, il se sauve à toutes jambes sous prétexte d’aller chercher du renfort... et on ne le revoit plus. Pendant ce temps les Lorrains ont supporté tout le poids de la guerre... Le duc Charles qui l’appelle « l’Enfant » sait ce qu’il dit – et, si je comprends bien, tu es devenu sa nourrice ?

Démétrios se mit à rire, d’un rire qui avait quelque chose de féroce.

– C’est facile d’accuser quand on ne sait comment se défendre ? As-tu oublié le serment du sang ?

– Non, je ne l’ai pas oublié et j’ai rempli, moi, la mission dont m’avait chargée le roi Louis. J’ai détaché Campobasso du parti bourguignon et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté ! Dieu et Esteban d’ailleurs, car je suppose qu’il t’a rejoint ?

– Oui. Il m’a dit en effet ce que tu avais dû supporter...

– Sans lui, je serais morte, mais les dangers que j’ai courus ne t’ont pas beaucoup empêché de dormir. J’ai failli être exécutée par le duc et j’ai manqué mourir sous l’épée de Campobasso... enfin j’ai perdu... Philippe... que je venais de retrouver et c’était pour essayer de le rejoindre et aussi pour que ses couleurs paraissent encore auprès de l’étendard de Bourgogne que je suis ici.

Les larmes qui enrouaient sa voix augmentaient sa colère car elle s’en voulait de trahir ainsi sa faiblesse devant cet homme. Elle l’avait cru son ami mais il avait suffi que ce misérable petit duc lorrain passât entre eux pour le changer en ennemi impitoyable.

– Bravo ! Je vois que tu es devenue une bonne Bourguignonne, l’amie même de ce prince dont tu avais juré la mort ?

– Je ne suis pas son amie mais il s’est montré bon pour moi. Il a essayé d’apaiser ma douleur et, même, il m’a avoué pourquoi il n’avait pas sauvé Jean de Brévailles que cependant il aimait...

– Et tu l’as cru, bien sûr. C’est si facile quand on a envie de croire !

– Et si facile de nier l’évidence quand on tient à rester aveugle ! Seulement j’attends encore de voir ce que tu as fait, toi, pour tenir le serment ?

– Plus que tu ne crois peut-être. Je sais que René II a été désigné par le destin pour vaincre le Téméraire et c’est ce qu’il vient d’effectuer aujourd’hui... Ton duc est en fuite et je te ferai remarquer qu’il t’a abandonnée.

– Si le tien a vaincu, ce n’est certes pas tout seul. Je dirai même que tout le mérite en revient aux Suisses. Mais, Démétrios, si tu tiens tant à la mort de Charles de Bourgogne, pourquoi donc ne cherches-tu pas à l’approcher ? Un médecin étranger, ce serait d’autant plus facile qu’il est malade. Vas-y et tue-le ? ... Non ? Cela ne te dit rien ? Evidemment, tu n’en sortirais pas vivant et quelque chose me dit que tu tiens à la vie désormais.

– Pas plus qu’avant mais j’ai encore à faire. Par ailleurs, toi, il te serait facile d’en délivrer la terre qu’il écrase de son orgueil et de sa folie. Avec ceci, par exemple...

Du sac de peau qui pendait à sa ceinture, Démétrios tira une petite fiole qu’il fit miroiter à la lumière d’un chandelier :

– Trois gouttes et le Téméraire n’aura plus le loisir de faire massacrer ses peuples, à commencer par ses soldats ! Tu entends ces cris ? Les Suisses tiennent leur parole et égorgent tout ce qui leur tombe sous la main. Il en aurait fait autant s’il avait vaincu. C’est un monstre assoiffé de sang...

Il aurait pu parler longtemps ainsi mais Fiora ne l’écoutait pas. Elle regardait avec dégoût briller la petite fiole au bout des doigts du Grec.

– Non. Jamais tu ne feras de moi une empoisonneuse ! Je te l’ai déclaré à Florence, le poison est une arme ignoble.

– Soit ! soupira Démétrios en posant le minuscule flacon sur une table. Tu peux employer tel moyen qui te plaira mais sache ceci : c’est seulement quand le Téméraire aura cessé de vivre que je te rendrai ton mari.

– Mon mari ? ... Philippe ? Philippe serait encore vivant ?

– Oui. J’étais à Grandson moi aussi – sans le duc René pour une fois. J’ai trouvé Selongey sur le champ de bataille. Je l’ai relevé, soigné... et caché en un lieu où tu ne saurais le retrouver sans mon aide.

– Philippe vivant ! ... Mon Dieu ! Il vous arrive donc parfois d’entendre une prière et de l’exaucer ? ...

– Laisse donc Dieu où il est ! Le temps presse. Il faut que le Téméraire disparaisse, tu entends ? ... Tu peux penser de moi ce que tu veux, mais tu es la seule qui puisse l’approcher. Alors agis ! Il faut qu’il meure...

Brusquement, Fiora recouvra tout son sang-froid. Fièrement redressée, elle toisa celui qu’elle avait cru si longtemps son ami :

– Quel homme es-tu donc, Démétrios Lascaris, pour oser employer pareil moyen ? Ta haine aveugle ne te permet plus de juger sainement et j’ai l’horreur à présent de ce sang que tu as mêlé au mien...

– T’est-il donc si cher, ce Selongey dont tu sais pourtant bien qu’il t’a oubliée. Souviens-toi de la jeune femme...

– La veuve de son frère aîné mort voici des années. Encore que je ne discerne pas en quoi cela te regarde. Va ton chemin et laisse-moi suivre le mien.

A cet instant, deux hommes pénétrèrent ensemble dans la tente. L’un était Panigarola, couvert de boue et de sang, l’autre un jeune homme blond et mince, aux yeux bleus, portant sur son armure une tunique de drap d’or marquée d’une double croix blanche dont les manches étaient à ses couleurs, blanc et rouge. Voyant Démétrios mettre genou en terre devant lui, Fiora comprit que c’était le duc René...

– Elle est ici ! s’écria le Milanais en courant prendre Fiora par la main. Monseigneur, voici la jeune femme dont je vous ai parlé et, grâce à Dieu, elle est toujours vivante !

– Vous m’en voyez ravi, messire Panigarola. En vérité il eût été dommage qu’il arrivât malheur à une aussi jolie dame... et je comprends que vous ayez pris tant de risques pour la retrouver...

– Le risque n’était pas si grand, monseigneur, dès l’instant où j’ai reconnu votre bannière. Je savais que vous feriez respecter la mienne.

– Où irions-nous si nous nous mettions à présent à exterminer les diplomates ? Allez en sûreté maintenant. Mon banneret et quatre cavaliers vont vous reconduire hors d’ici... Je vous salue, madame, et j’espère sincèrement qu’il me sera donné de vous revoir... dans des circonstances moins tragiques...

Sans répondre, Fiora plia le genou devant René et sortit sans un regard pour Démétrios...

Mais ce qu’il lui fallut traverser ensuite lui mit le cœur au bord des lèvres. Partout on égorgeait, on assommait, on tirait des flèches sur les malheureux qui essayaient de fuir par le lac. C’était une effroyable vision, un enfer abominable et elle finit par fermer les yeux très fort en appuyant ses deux mains sur ses oreilles pour ne plus entendre les cris et les râles d’agonie, laissant Panigarola qui avait saisi la bride de son cheval le conduire en même temps que le sien. C’est seulement quand elle entendit faiblir ces affreuses plaintes qu’elle comprit que l’on s’éloignait du champ de mort.

– Vous pouvez ouvrir les yeux, dit calmement le Milanais, nous sommes seuls...

Elle obéit et s’efforça de lui sourire mais cet effort méritoire ne donna pas grand résultat.

– Comment vous remercier ? Vous êtes revenu pour moi dans cet enfer ?

– J’étais le seul à pouvoir le faire. Le duc a pu fuir entouré de quelques lances. Jamais je ne l’ai vu aussi éperdu, presque hagard... Je crois qu’il se serait laissé tuer sur place si plusieurs chevaliers ne l’avaient entraîné... Mais pensons à vous ! Si vous vous sentez mieux, Fiora, nous allons regagner Lausanne aussi vite que possible. D’après les bruits qui me sont parvenus, les Suisses, après cette victoire acquise, vont fondre sur la ville pour la mettre à sac... Il faut aller chercher donna Léonarda et le jeune Battista.

Fiora lui lança un coup d’œil épouvanté et lança son cheval au galop. Il ne manquerait plus qu’on lui tuât sa chère Léonarde !

CHAPITRE XIV L’ÉTANG GELÉ…


Trois jours plus tard, après un voyage mouvementé qui les avait contraints à remonter vers Orbe pour éviter les bandes incontrôlées et féroces qui se dirigeaient sur Lausanne, Panigarola, Fiora, Léonarde et Battista arrivaient dans la cité montagnarde de Saint-Claude, pittoresquement accrochée à des pentes rocheuses au-dessus du confluent de la Bienne et du Tacon. La ville, composée surtout d’artistes « ymagiers » et de tailleurs de pierre regroupés en une solide corporation, se serrait autour de ses torrents et de la grande abbaye bénédictine dont, au XIIe siècle, saint Claude, faiseur de miracles, avait été l’abbé. Ce furent les portes de ce monastère qui s’ouvrirent devant l’ambassadeur de Milan et ses compagnons.

Ils y trouvèrent le Grand Bâtard Antoine qui venait juste de descendre de cheval et qui, sans plus de façons, sauta au cou de Panigarola pour l’embrasser :

– Sire ambassadeur, vous direz à votre maître que je lui ai grande reconnaissance. Sans ce superbe coursier qu’il m’a donné, je laissais la vie à Morat. Sa rapidité m’a sauvé...

– Votre valeur aussi, monseigneur. Êtes-vous seul ici ? Je croyais que le duc avait décidé d’y venir ?

– C’était son idée en effet mais il en a changé. Apprenant que la duchesse de Savoie s’était réfugiée avec ses enfants dans son château de Gex, il s’y est rendu avec le sire de Givry et messire Olivier de La Marche pour convaincre Mme Yolande de le suivre en Bourgogne.

– En Bourgogne ? Pour quoi faire ?

– Je crois qu’il tient à s’assurer de sa fidélité. -Ah ! ... Et... comment est-il ?

– Tout furieux. Il ne décolère pas. Il jure qu’avant peu il aura réuni une armée de cent cinquante mille hommes pour fondre sur les Cantons et les ravager de fond en comble... Je crains, ajouta Antoine de Bourgogne avec tristesse que sa raison ne soit atteinte...

– Non, monseigneur... mais il rêve ! Il n’a jamais cessé de rêver. D’empire d’abord, puis de l’antique royaume lotharingien. Et c’est ce rêve qu’il poursuit à travers la haine que lui inspirent les Suisses. Fasse Dieu que le réveil final ne soit pas trop cruel ! Sait-on combien d’hommes ont été perdus ?

– Vous voulez dire massacrés ? Plusieurs milliers parmi lesquels Jean de Luxembourg, Somerset et la majeure partie des archers anglais. Galeotto qui a résisté aussi longtemps qu’il a pu devant la tente ducale a réussi à percer avec deux compagnies et à fuir. Ajoutez à cela que, cette fois encore, les Suisses ont fait main basse sur tout notre camp et sur notre artillerie neuve, comme à Grandson. C’est un désastre, pire encore que le premier...

– Puis-je demander quels sont vos ordres à présent, monseigneur ? Attendrez-vous le duc ici ?

– Non. Je pars demain pour Salins afin d’y rallier les survivants de Morat. S’il y en a ! ... Il m’y rejoindra. Voulez-vous faire route avec moi ?

– Avec plaisir si mes compagnes ne sont pas trop épuisées.

Pendant ce temps, dans la maison des hôtes où elles avaient été conduites dès l’entrée de l’abbaye, Léonarde, à l’aide de chandelle fondue, soignait son séant pas encore habitué à ces galopades éperdues à califourchon mais sans pour autant cesser de bougonner et de vouer Démétrios à tous les feux de l’enfer. Elle n’avait pas décoléré depuis que Fiora lui avait raconté son entrevue avec le Grec.

– Il faut que ce vieux fou ait perdu l’esprit ! Je ne vous ai jamais caché ce que je pense de la vengeance et, en dépit de cela, je vous ai laissée faire. Grâce à Dieu, il ne vous a pas été accordé de salir vos mains...

– Mes mains sont sales, Léonarde. J’ai tué un homme.

– C’était lui ou vous et cela fait la différence. Mais aller froidement empoisonner, ou poignarder ou étrangler un être vivant, j’étais bien certaine que vous ne le feriez jamais.

– J’aurais poignardé du Hamel sans hésiter et, pour ce qui est du duc, j’aurais pu le tuer devant Nancy quand, superbe et arrogant, il m’accablait de son mépris et disposait de moi comme d’un meuble. Je ne l’ai pas fait parce que, en retrouvant Philippe, je n’ai pas eu... le courage de me condamner à mort en assassinant le Téméraire. Mon amour était plus fort que ma haine, et puis, ensuite, j’ai compris bien des choses au point même de pardonner au duc de n’avoir pas gracié mes parents. A présent l’idée de tuer cet homme malade, affaibli, frappé dans tout ce qui faisait son orgueil et sa gloire, cette idée me fait horreur. Et pourtant...

– Pourtant quoi ? Vous n’allez pas faire cela ?

Fiora dégrafa sa tunique, l’ôta et la jeta sur l’une des deux couchettes monacales qui meublaient la chambre, puis alla prendre, dans le coffre de cuir qui suivait Léonarde partout et en quelques circonstances que ce soient, un miroir à main pour s’y regarder :

– Mes cheveux repoussent. Il va falloir...

– Les recouper ? Ne comptez pas sur moi pour cela, et d’ailleurs je vous le défends. Votre époux est vivant. Que dirait-il en vous retrouvant tondue ? Il est temps de redevenir une femme, Fiora !

– Pour quoi faire ? Je ne reverrai Philippe que si... Elle avait pris, à sa ceinture, la dague précieuse dont le Téméraire lui avait fait présent et, l’air absent, en caressait doucement la lame brillante. Léonarde pâlit :

– Je vous quitte sur l’heure, Fiora, si vous ne me jurez d’abandonner cette idée insensée. Tuez le duc et vous serez pendue sur-le-champ : je ne veux pas voir ça ! Quant à Démétrios...

– Je sais déjà ce que vous en pensez ! dit Fiora avec un demi-sourire. Vous n’avez parlé que de lui depuis que nous avons quitté Lausanne...

– Peut-être, mais j’ai encore à dire ceci : vous n’avez pas à lui obéir. L’ignominie de son marché de lâche vous délie de tout lien envers lui.

– Mais Philippe ?

– Il ne lui arrivera rien de mal tant que son geôlier espérera voir son chantage réussir. Ce qu’il faut, c’est essayer de savoir où se trouve le duc de Lorraine : Démétrios ne sera pas loin et je saurai qu’en faire.

– Vous avez sans doute raison mais comment savoir où est René II ? D’après Panigarola, il ne cesse de se déplacer...

– Alors il faut rester auprès du duc Charles... et de ce cher ambassadeur qui sait toujours tout. Ils ont tous deux leurs espions et c’est là que nous aurons les meilleurs renseignements.

– Pourquoi ne pas rejoindre le roi à Lyon et lui demander de rappeler Démétrios ? C’est son médecin et...

– Et rien ne dit qu’il obtempérera. En outre, souvenez-vous que le jeune Colonna répond sur sa tête de votre présence ?

– Après tant de catastrophes, croyez-vous que le duc Charles pense encore à cela ?

– Mieux vaut ne rien hasarder avec un homme tel que lui. Et malheureusement il tient à vous... assez pour avoir ordonné à un fils de prince de veiller sur la vieille bourgeoise que je suis. S’il revoyait Battista sans vous...

Panigarola confirma les vues de la vieille demoiselle. D’après le Grand Bâtard, Charles s’était inquiété de « Madame de Selongey » en des termes qui ne laissaient aucun doute sur le prix qu’il y attachait. Fiora pensa qu’il n’y avait rien à ajouter à cela et qu’elle avait tout intérêt à suivre les conseils de Léonarde.

Victime de ses propres avis, celle-ci en fut réduite à faire fondre double quantité de chandelle : le lendemain, on repartait pour Salins en compagnie du Grand Bâtard. En dépit des menaces de Démétrios, Fiora se sentait plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. Le plus important n’était-il pas que Philippe fût vivant, qu’il respirât quelque part sous le même ciel qu’elle ? La nuit sombre de son avenir s’éclairait d’une chaude lueur d’espérance. Enfin, elle avait une immense confiance dans la sagesse de Léonarde... Avec son aide, elle commençait à croire qu’il lui serait possible de vaincre Démétrios, peut-être en utilisant ses armes favorites : la patience et la ruse.

Quand, le 2 juillet, le Téméraire à la tête de quelques cavaliers fit son entrée dans Salins, Fiora eut peine à le reconnaître. Comme il avait changé en quelques jours ! Ce visage bouffi, ces yeux las marqués de poches, cette bouche amère, ce regard vitrifié... Était-ce bien le même homme ? Sans l’armure dorée et le casque au lion d’or couronné, elle eût douté d’être en face du duc de Bourgogne. Pourtant il souriait et saluait de la main les gens de sa ville qui l’acclamaient éblouis par cette image somptueuse à laquelle le soleil arrachait des éclairs.

En voyant s’approcher Fiora et Panigarola qui venaient le saluer, il eut pour eux un vrai sourire, chaud et communicatif et les embrassa tour à tour. Il semblait extraordinairement heureux de les revoir et les garda auprès de lui jusqu’au soir. Durant le souper qu’ils prirent ensemble et avec le Grand Bâtard, il fut d’une gaieté charmante qui confondit ses invités. Ses projets étaient immenses et il rejetait, avec dédain, la responsabilité de la défaite de Morat sur le manque de courage de ses troupes qui n’avaient su, une fois de plus, que tourner casaque et prendre la fuite.

– Monseigneur, intercéda Panigarola, montrez-leur quelque pitié. Beaucoup sont morts...

– ... Qui ne le seraient pas s’ils s’étaient bien battus et ceux de ma maison ont été les plus mauvais. Rien d’étonnant : beaucoup étaient des Français mais je vais battre le rappel de ma noblesse fieffée de toute la Bourgogne. Je sais déjà pouvoir compter...

Il alignait des chiffres, formait des escadrons, confiait des commandements à des chefs dont on ne savait pas au juste s’ils étaient déjà morts ou encore vivants...

– J’ai eu l’impression de souper avec des fantômes, confia Fiora au Milanais. Cette grande armée dont il parle existe-t-elle ailleurs que dans son imagination ? J’ai peur qu’il ne soit encore malade.

– Moi aussi. En tout cas, une chose m’étonne ? Où est passé le capitaine de sa garde qui en principe ne le quitte pas ? Il paraît qu’il aurait été envoyé en mission ? Et comme il était avec lui à Gex, je me demande ce que cela peut être ?

Il allait l’apprendre trois jours après quand les échos du château retentirent des clameurs furieuses du Téméraire : Olivier de La Marche venait d’arriver avec un détachement de ses gardes et le duc braillait à tous les échos qu’il allait lui faire « ôter la tête »... En voyant accourir Panigarola visiblement bouleversé, Fiora qui se promenait avec Léonarde au bord de la Furieuse, le torrent qui longeait toute la ville de Salins, comprit qu’il se passait quelque chose de grave.

– Je commence vraiment à croire qu’il est dément, s’écria l’ambassadeur. Il vient de commettre la pire des folies : alors qu’en quittant le château de Gex, il a embrassé la duchesse de Savoie en lui jurant une amitié éternelle, il a, en même temps, commandé à Olivier de La Marche de s’assurer de sa personne ainsi que de celles de ses enfants alors qu’elle se rendait à Genève auprès de son beau-frère l’évêque.

– Il a fait arrêter la duchesse Yolande ? Mais pour quoi faire[xxvi] ?

– Elle avait refusé de le suivre en Bourgogne et il espérait ainsi tenir fermement la Savoie. Malheureusement, un serviteur a caché le prince héritier Philibert et son jeune frère dans un champ de blé. Ils sont à Genève à présent et j’imagine d’ici le bruit qu’y fait l’évêque. Je gage qu’on va parler du baiser de Judas et que le roi Louis, qui lui n’est pas fou, va sauter sur l’occasion de s’ériger en protecteur de sa sœur et de ses neveux. C’est un coup à faire de la Savoie l’ennemie mortelle de notre duc... Comme s’il n’en avait pas assez !

– Où est la duchesse ?

– Pas très loin d’ici : au château de Rochefort près de Dôle. Quant à La Marche, qui a manqué la moitié de sa mission, je le vois mal parti...

Il garda cependant sa tête. Le duc Charles avait trop de soucis pour s’attarder longtemps sur cet épisode : les Suisses continuaient leurs exploits. Après avoir mis Lausanne à sac, ils s’apprêtaient à prendre le chemin de Genève quand le roi de France intervint. Morat l’avait ravi mais il ne tenait pas du tout à ce que les Suisses continuassent à piétiner l’héritage de son neveu : en foi de quoi il envoya son outil préféré : un sac d’or plus une petite armée à Chambéry pour leur rappeler que, même s’il ne faisait pas souvent la guerre, il n’en possédait pas moins tous les moyens de la déchaîner. Peu de temps après, la Savoie et les Cantons signaient un traité de paix.

– Quel grand homme ! s’écria Panigarola enthousiasmé. En voilà au moins un qui ne considère pas la guerre comme le dernier des beaux-arts !

Ce n’était évidemment pas l’avis du Téméraire qui avait réuni à Salins les états de Haute-Bourgogne pour leur expliquer la nécessité de lui venir en aide dans sa guerre contre les Suisses, cette guerre à laquelle il ne voulait pas renoncer. Il fit alors à ses sujets un superbe discours, appuyé sur Tite-Live et sur les grands exemples de combats perdus et de guerres gagnées. Il n’avait entrepris tout cela que pour les protéger, eux, leurs femmes, leurs enfants et leurs biens contre le danger mortel des Suisses et des Français. Il fit tant et si bien que son auditoire presque en larmes s’engagea à financer la protection des frontières mais à deux conditions : que le duc cessât de s’exposer en personne et qu’il conclût la paix dès que l’occasion s’en présenterait. Charles jura tout ce que l’on voulut et se remit au travail avec enthousiasme :

– Donna Fiora, déclara-t-il à la jeune femme un soir où, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent, elle venait de chanter en compagnie de Battista, quand j’aurai vaincu tous ces croquants et leur aurai repris mes biens, je ferai de vous une princesse. Vous pourrez choisir dans mes états celui qui vous plaira le mieux. Et je vous rendrai votre dot.

– Je n’en demande pas tant, monseigneur. Vivre en paix dans le souvenir de mon époux – elle avait jugé plus prudent, en effet, de ne lui rien révéler de ce qu’elle avait appris – est tout ce que je désire. Je n’aime pas la guerre et qui gouverne un état doit toujours s’y préparer.

– Celle-ci sera la dernière. Ensuite, je ferai de vous le plus bel ornement de ma cour...

Fiora ne répondit rien, trouvant à cette phrase une résonance étrange. D’ailleurs l’attitude de Charles envers elle se modifiait encore. Il lui demanda de reprendre les vêtements féminins qui, même s’ils étaient de grand deuil, « mettaient si bien sa beauté en valeur ». Non seulement elle n’avait plus à essuyer ses colères mais il était envers elle d’une galanterie extrême, lui offrait des présents, l’interrogeait sur son enfance, ses études, sur la vie qu’elle menait dans cette Florence dont il rêvait souvent et dont il ne désespérait pas d’y entrer un jour en maître, car, parfois, il songeait même à conquérir l’Italie...

– Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est tombé amoureux de vous, déclara Panigarola en regardant Fiora déployer une pièce d’un magnifique satin gris pâle broché d’or qu’un chevaucheur venait de rapporter de Dijon.

– Est-ce que vous n’avez pas un peu trop d’imagination ?

– Sûrement pas. Je ne saurais d’ailleurs le lui reprocher mais je ne suis pas certain que ce soit pour votre plus grand bonheur. Dans l’état d’exaltation où je le vois, une grande passion chez un homme dont on a toujours vanté la chasteté pourrait se révéler dangereuse.

– Que faudrait-il faire alors ?

– Fuir ! Le plus vite et le plus loin possible. Je vous y aiderai... tant que je serai là tout au moins.

– Est-ce que vous songeriez à partir ?

– Je crains fort d’être rappelé un jour prochain. Les conséquences de Morat sont désastreuses et la politique de mon pays est en train de changer. Milan se rapproche de la France et si mon prince rompt ses relations avec la Bourgogne.

Fiora garda le silence un instant. L’idée de voir cet ami discret s’éloigner lui faisait peine. Rejetant le tissu brillant elle marcha lentement jusqu’à la fenêtre qu’un somptueux coucher de soleil incendiait :

– Si vous partez, il vous faudra emmener Battista car je ne resterai pas non plus. De toute façon, je ne suivrai pas le duc dans une autre guerre. J’ai vu Grandson et Morat : cela me suffit.

Néanmoins, dans les jours qui suivirent, le duc se montra plus calme. Il décida de quitter Salins pour le château de La Rivière, grande bâtisse féodale hérissée de tours et pourvue d’un imposant appareil militaire, située à trois ou quatre lieues de Pontarlier, sur un haut plateau jurassien assez triste mais suffisamment vaste pour que l’on y rassemblât une armée. Sa maison et ses familiers l’y suivirent. Fiora y trouva un appartement plus riche qu’elle n’en avait eu depuis longtemps mais c’en était fini des jours paisibles de Salins où, dans la calme fraîcheur des montagnes, les rescapés de Morat avaient pu prendre un peu de repos et retrouver leur souffle.

Les premières nouvelles qui arrivèrent à La Rivière jetèrent le Téméraire hors de lui. Alors que les états de Bourgogne avaient accepté de l’aider, ceux de Flandres, réunis à Gand, avaient non seulement refusé de lui apporter quelque aide que ce fût mais encore prétendaient rogner sur les sommes précédemment allouées à l’armée sous prétexte qu’il n’y avait plus d’armée.

– Plus d’armée ! vociféra le duc. Ces misérables Flamands verront bientôt si je n’ai plus d’armée ! Je marcherai contre leurs insolentes cités dès que j’aurai châtié les bouviers des Cantons. Quant à cet âne de chancelier Hugonet qui s’est laissé tenir pareil langage il en répondra sur sa propre fortune. Je vais faire saisir ses biens...

Plus grave encore : le duc René II dont la grand-mère, la vieille princesse de Vaudémont, venait de mourir en lui léguant une fortune avait enrôlé des mercenaires suisses et alsaciens, obtenu de la ville de Strasbourg qu’elle lui prêtât son artillerie et venait de libérer Lunéville. On prétendait qu’il allait se diriger sur Nancy pour en chasser les Bourguignons.

Cette nouvelle fit battre plus vite le cœur de Fiora. Elle savait où était Démétrios. Il fallait maintenant voir aux moyens de le rejoindre au plus tôt.

– Cela ne va pas être facile, dit Léonarde, soucieuse. Sortir à la fois de ce château plus fermé qu’un coffre de marchand et de ce camp qui se forme autour et qui grandit chaque jour pose un problème difficile à résoudre car, avec ce grand amour que vous porte le duc – et même si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte – vous êtes aussi surveillée que si vous étiez sa fiancée...

– Il faudra tout de même bien trouver un moyen. Je ne vais pas me laisser emmener encore par-delà les monts quand c’est à Nancy que je dois aller ?

Cette dernière crainte fut vite effacée. Une fois sa colère passée, le duc Charles changea ses plans du tout au tout : plus question de courir sus aux Cantons avec lesquels d’ailleurs semblaient s’amorcer timidement quelques bruits de pourparlers. Désormais c’était vers le nord qu’il allait falloir marcher pour chasser définitivement de Lorraine les hommes de René II, car la Lorraine était le lien des deux Bourgognes, le maillon indispensable et trop chèrement acquis pour le laisser se rompre...

– Voilà qui simplifie les choses, commenta Léonarde. Nous ne savions pas comment nous rendre à Nancy et voici que l’on se propose de nous y conduire. L’armée se rassemble tous les jours. Bientôt nous partirons...

Le vaste plateau en effet se peuplait presque à vue d’œil. La Bourgogne tenait ses promesses et envoyait des troupes et des armes. On vit venir des Picards, des Wallons et des Luxembourgeois, quelques Anglais aussi obtenus non sans peine du roi Edouard par la duchesse Marguerite. Galeotto rejoignit l’un des premiers avec ses lances et ses charpentiers. Les soldats s’installaient dans les villages et les hameaux dont les habitants retenaient leur souffle en dépit des ordres sévères du Téméraire touchant le vol, le viol ou le pillage. D’autres campaient directement sous la tente et leurs feux de cuisine, la nuit venue, s’échevelaient sous le vent venu des montagnes. Le château s’emplissait de seigneurs et de capitaines qui y menaient grand bruit. Ce n’étaient que colloques, conciliabules, beuveries aussi il faut bien le dire, et Fiora ne quittait plus son appartement où Panigarola venait souvent se réfugier quand il était las des récits d’exploits guerriers. Elle ne voyait presque plus le duc et ne s’en plaignait pas. Le temps n’était plus aux chansons : le bruit des armes avait pris leur place et emplissait tout. Les oiseaux eux-mêmes et les animaux des bois fuyaient vers la montagne... Et puis, un matin, Panigarola vint faire ses adieux à Fiora.

En le voyant paraître botté et son manteau de cheval sur le bras, la jeune femme comprit ce qu’il en était avant même qu’il n’ait ouvert la bouche :

– Ne me dites pas que vous partez ?

– C’est bien cela pourtant. Le duc vient de me donner mon congé avec plus de bonne grâce d’ailleurs que je n’aurais osé l’espérer dans de telles circonstances...

– Milan et la Bourgogne ne sont plus alliées ?

– Non. Il est déjà inespéré que nous ne soyons pas en guerre. Monseigneur a bien voulu me dire qu’il me regretterait...

– Il n’est pas le seul. Je suis... navrée de vous perdre, mon ami. Nous reverrons-nous jamais ?

– Pourquoi pas ? Milan n’est pas si loin et je tiens à ce que vous sachiez que ma maison sera toujours prête à vous accueillir.

– Sauf si vous n’y êtes pas. Qui dit que l’on ne vous enverra pas demain chez le Grand Khan ?

– Il y a peu de chance : sa langue m’est inconnue. Mais... je suis venu aussi vous communiquer la nouvelle que je viens d’apprendre de Galeotto : Campobasso revient !

– Ici ?

– Peut-être pas. Mais il a écrit au duc pour lui proposer de reprendre du service avec sa condotta. Cela représente près de deux mille hommes et sa proposition a été accueillie avec transport.

Fiora rejoignit Léonarde qui cousait près de la fenêtre.

– Vous avez entendu ? Il faut que nous nous préparions à partir sur l’heure. Attendez-nous un moment, mon ami, nous ferons route ensemble ! ...

Elle se précipitait déjà vers un coffre qu’elle ouvrit.

– Je vous en prie, n’en faites rien. J’avais prévu votre réaction et j’ai demandé la permission de vous emmener. Monseigneur refuse formellement de vous laisser partir.

Laissant retomber le couvercle, Fiora hésita un instant puis marcha vers la porte :

– Il ne me le refusera pas à moi. Je ne veux plus rester ici, au milieu de tous ces hommes d’armes, dont les regards souvent me déplaisent, à attendre que Campobasso ne s’empare à nouveau de moi.

– N’y allez pas, Fiora ! Ce sera inutile. Tout ce que vous y gagnerez sera peut-être de vous retrouver tout à fait prisonnière.

– Mais enfin, il y a peu, vous me proposiez de m’aider à fuir ?

– En effet ! ... mais je ne savais pas tout. Et même je ne savais rien. Plus jamais le duc Charles ne vous autorisera à vous éloigner de lui. Et si vous prenez la fuite, vous savez quelle sera la conséquence ?

– C’est insensé ! s’écria Léonarde. Ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage.

– Ni l’un ni l’autre, donna Léonarde... C’est de la superstition. Quand nous avons séjourné à Besançon, l’hiver passé, un rabbin versé dans la kabbale a dit à monseigneur que la mort ne l’atteindrait pas tant que vous seriez auprès de lui, Fiora. Voilà pourquoi il vous a reconnue si hautement pour la dame de Selongey car cela fait de vous une Bourguignonne ; pourquoi il veut vous garder à sa cour quand la guerre aura pris fin ; pourquoi enfin Battista doit mourir si vous prenez la fuite. Vous êtes devenue comme son ange gardien.

D’abord médusée, Fiora éclata brusquement de rire :

– Moi, son ange gardien ? Moi qui en quittant Florence ne rêvait que de le tuer ? ... Il y a là de quoi me faire revenir à mes premières idées.

– N’essayez pas car vous n’y parviendrez pas quoi que vous fassiez. La lame du poignard cassera, le poison sera sans effet...

– Mais enfin vous croyez à ces folies, vous, si logique et si bon philosophe ? Qui vous a dit cela ? Le duc ?

– Non. Le Grand Bâtard que je priais d’intercéder pour vous et qui, depuis longtemps, a demandé que l’on vous rende votre liberté.

– Il faudrait alors que Battista rentre chez lui. Après tout il est romain, cet enfant, et il n’appartient pas vraiment à la maison de Bourgogne. Son maître n’était-il pas le comte de Celano ?

– Qui a disparu à Grandson et dont on ne sait ce qu’il est devenu. Mais je vous en prie calmez-vous ! Rien n’est encore perdu. En vous quittant, je dois m’arrêter à Saint-Claude pour y attendre Mgr Nanni. Le légat espère toujours arriver à conclure la paix entre la Bourgogne et les Cantons. Le pape et l’empereur y sont attachés et il a désiré me rencontrer. Nous verrons ensemble ce que nous pouvons faire. Le jeune Colonna pourrait être rappelé à Rome... par un deuil familial, par exemple ?

– Vous pensez obtenir du légat qu’il profère un aussi gros mensonge ?

En dépit de la gravité du moment, Panigarola se mit à rire.

– Ma chère enfant, apprenez qu’en politique comme en diplomatie, le mensonge et la vérité sont des notions tout à fait abstraites. Il n’y a que le résultat qui compte... et Mgr Nanni est l’un des meilleurs diplomates que je connaisse. Ainsi donc prenez patience ! ... et permettez à un vieil ami de vous embrasser car vous lui êtes devenue chère. Portez-vous bien, donna Léonarda !

– Je n’y manquerai pas, messire, fit celle-ci avec une petite révérence et j’en souhaite tout autant à Votre Excellence !

Le soir venu, le duc Charles, à la surprise de Fiora, se fit annoncer chez elle. Et elle constata du premier regard qu’il était triste.

– Je viens vous demander à souper, donna Fiora, dit-il en prenant sa main pour la relever de sa révérence. Et, à moins que cela ne vous contrarie, on servira ici.

-Monseigneur ne sait-il pas qu’il est chez lui ?

– Ne soyez pas si cérémonieuse. Vous devez être aussi affligée que moi. N’avons-nous pas perdu un ami ?

– Je ne crois pas. Vous avez perdu l’ambassadeur, non l’ami qui vous reste certainement attaché.

– Puissiez-vous dire vrai mais je mesure à ces défections combien la gloire de la Bourgogne est ternie. Il est urgent qu’une grande victoire lui restitue tout son éclat. Heureusement vous me restez.

En dépit de ce qu’avait dit Panigarola, Fiora ne put s’empêcher de tenter sa chance :

– Tenez-vous vraiment à m’emmener encore en guerre, monseigneur ? J’en suis... affreusement lasse ! La guerre me fait horreur...

– Vous voulez me quitter, vous aussi ? Qu’est devenu mon jeune écuyer si vaillant ? Qu’est devenue la dame de Selongey qui tenait tant à maintenir auprès des miennes les couleurs de son époux ?

– Elle a vu verser trop de sang. Ne lui accorderez-vous pas de se retirer à Selongey ?

– Pour y vivre dans la solitude d’un château campagnard ? Non, donna Fiora, je ne crois pas que cela vous tente. Il y a autre chose n’est-ce pas ? Cette amitié qui m’était si douce n’était qu’un leurre ? Comme les autres vous voulez me fuir parce que vous me croyez fini, détruit...

Il s’énervait. Sa voix montait déjà. Devinant alors qu’il lui fallait prendre le dessus, Fiora s’écria :

– Vous avez raison : il y a autre chose. Campobasso va vous revenir et moi je ne veux plus jamais revoir cet homme ! C’est pour cela que je vous demande mon congé...

– Ce n’est donc que cela ? Alors rassurez-vous. Je promets que vous ne le verrez pas. Il est vrai qu’il a demandé à reprendre du service sous ma bannière. C’est un bon capitaine et j’ai malheureusement besoin de ses soldats mais il ne viendra pas ici. Je lui ai ordonné d’aller prendre position entre Thionville et Metz où il attendra le prince de Croy et le duc Engelbert de Nassau qui vont venir des Pays-Bas avec cinq mille hommes de pied. Dans peu de jours il faut que nous ayons quitté La Rivière. L’Enfant a mis le siège devant Nancy et je veux le prendre à revers. Vous serez auprès de moi comme naguère mais Olivier de La Marche aura ordre de veiller sur vous et de vous tenir à l’écart lorsque Campobasso viendra me voir. Mais je ne veux pas que vous me quittiez. Il faut, vous entendez, il faut que vous demeuriez à mes côtés. Ne me demandez pas pourquoi !

Et, oubliant qu’il s’était invité à souper, le Téméraire s’enfuit. La porte retomba derrière lui et le bruit s’en prolongea un instant dans le silence qui s’était établi dans la chambre.

– Eh bien ! soupira Léonarde. Nous souperons seules !

– J’aime autant cela mais avouez tout de même que c’est effrayant ! Jamais je ne pourrai lui échapper..,

– N’y pensez pas ! Vous ne devez plus avoir en tête qu’une seule idée : nous allons partir pour Nancy. N’est-ce pas là le principal ? Ce serait bien le diable si dans le tohu-bohu d’une guerre nous n’arrivions pas à fausser compagnie à monseigneur. Et si le jeune Colonna n’est pas encore parti, eh bien, nous l’enlèverons.

– Léonarde, dit Fiora avec conviction, vous m’étonnerez toujours. Enlever Battista ?

– Pourquoi pas ? Ce pourrait être très amusant...

Le 25 septembre au matin, l’armée si péniblement reconstituée quittait La Rivière... D’aucuns auraient dit une apparence d’armée tant le contraste était poignant avec la superbe machine de guerre que deux semblants de bataille avaient réduite en miettes. Vieux soldats recuits au feu des mitrailles et jeunes recrues, la Bourgogne, la Picardie, le Luxembourg et le Hainaut avaient apporté tout ce qu’ils pouvaient fournir pour les adjoindre aux lances fidèles de Galeotto, le seul mercenaire dont la loyauté n’eût jamais fait défaut. Mais c’étaient les troupes de la dernière chance. Qu’une nouvelle défaite les disperse ou les anéantisse et il n’y aurait plus rien, plus même de Bourgogne dont les clochers vides n’avaient plus de bronze à fournir. Dix mille hommes, pas plus, c’est tout ce que le Téméraire traîne après lui et sur lesquels il compte pour chasser une fois de plus l’Enfant de sa terre natale.

Sous le chaperon noir qu’elle a repris pour cacher ses cheveux déjà longs, Fiora chevauche à la queue du cheval du Téméraire et en compagnie de Battista. Elle est si sombre que le page n’ose même plus chanter. Panigarola lui manque. Sa culture et sa philosophie en faisaient un compagnon inégalable grâce à qui le plus long chemin se parcourait sans peine. Les nouvelles qu’elle en avait reçues n’étaient pas des meilleures : en arrivant à Saint-Claude, le légat papal avait dû se coucher sous les assauts d’une bronchite jointe à une attaque de goutte. Il n’était pas près de rejoindre le duc Charles...

Celui-ci bouillait d’impatience. Savoir René II devant Nancy le rendait malade et aussi l’obligatoire lenteur d’une armée dont tous les membres n’étaient pas montés, tant s’en faut ! Quatre à cinq lieues par jour, sous le poids des armes, c’était tout ce que l’on pouvait demander à l’infanterie alors que le Téméraire rêvait de voler comme l’aigle pour fondre enfin sur son ennemi.

Par Levier, Ornans, Besançon et Vesoul, on atteignit les confins de la Lorraine où l’on s’enfonça vers l’ouest afin d’éviter les villes déjà reconquises par René. Le Téméraire ne voulait pas gaspiller ses forces. Il voulait d’abord Nancy et, pour cela, il fallait qu’il rejoigne les troupes de Campobasso, de Chimay et de Nassau auxquelles il avait donné l’ordre de venir à sa rencontre à Toul... Le 7 octobre, il faisait son entrée dans Neufchâteau... à l’instant même où René II entrait dans sa capitale retrouvée et en chassait le gouverneur bourguignon, Jean de Rubempré seigneur de Bièvres. Fou de rage, le duc Charles faillit tuer le messager qui lui en apportait la nouvelle...

Néanmoins, son armée grossissait. Quand il eut fait, à Toul, sa jonction avec Campobasso – qui d’ailleurs se fit attendre – et récupéré les troupes – environ quinze cents hommes – évacuées de Nancy par Jean de Rubempré, il se vit à la tête d’un effectif de dix-huit mille soldats. C’était plus que n’en pouvait aligner le jeune duc de Lorraine et tous les espoirs demeuraient permis. D’autant que le 17, les Bourguignons battaient une partie de ses gens à Pont-à-Mousson. La route de Nancy était ouverte...

Charles crut tout de bon que son étoile enfuie brillait à nouveau au-dessus de sa tête quand il apprit que René venait, une fois de plus, de quitter Nancy pour se procurer un surcroît de troupes. Celui-ci laissait la ville aux plus coriaces de ses fidèles : Gérard d’Avilliers, les frères d’Aguerre, Petit-Jean de Vaudémont, renforcés de deux capitaines gascons : Pied-de-Fer et Fortune. Deux mille hommes avec eux :

– Nous tiendrons au moins deux mois, lui dirent-ils, mais faites vite ! Sinon, ensuite, ce sera la faim qui nous décimera...

Jean de Rubempré, en effet, et la garnison en grande partie anglaise de la ville avaient résisté près de deux mois au duc René. Depuis que celui-ci y était entré, elle n’avait guère eu le temps de refaire des approvisionnements qui faisaient déjà cruellement défaut puisque l’on en était venu à manger les chevaux, et pas davantage de réparer ses murailles écornées. Aussi, quand, le 22 octobre, le Téméraire investit la ville et fit reconstruire auprès de la Commanderie Saint-Jean sa maison de bois, était-il sûr que la victoire était à portée de sa main.

– Nous fêterons Noël au palais comme l’an passé, dit-il joyeusement à Fiora, et je donnerai une si belle fête que vous dédaignerez le souvenir de celles des Médicis...

Elle le remercia d’un sourire machinal mais le cœur n’y était pas. A nouveau, il était avec elle amical, chaleureux, allant jusqu’à les installer, Léonarde et elle, dans une chambre de son logis de campagne. De même, il avait tenu sa parole et elle n’avait pas revu Campobasso. Elle lui était reconnaissante mais pas moins désorientée. Ce René II qui fuyait tel un mirage dès que l’on croyait s’approcher de lui en venait à l’exaspérer. Où était-il à présent ? A Strasbourg, à Berne, à Fribourg, Dieu sait où parmi les Cantons ? Démétrios était-il toujours avec lui ?

Et Philippe ? Où était Philippe ? Était-il guéri de ses blessures et, en ce cas, le retenait-on dans quelque prison ? Les points d’interrogation se succédaient dans l’esprit découragé de la jeune femme et elle ne voyait pas où il fallait en chercher les réponses.

– Si le duc de Lorraine est parti chercher du secours, il finira bien par revenir, prédisait Léonarde toujours pratique. Cessez de vous tourmenter ; vous ne changerez rien à cette histoire insensée que le duc Charles nous oblige à écrire avec lui...

– Savez-vous à quoi je pense ? Je me demande si Démétrios n’est pas dans Nancy. Une cité assiégée a besoin d’un bon médecin tandis qu’un jeune prince en parfaite santé peut s’en passer...

– Cela n’a rien d’impossible. Mais je ne vois pas comment vous pourriez entrer dans cette ville pour vous en assurer ?

Soir après soir, de la fenêtre de sa chambre, Fiora regardait le jour tomber sur Nancy avec le désir toujours plus ardent d’y pénétrer. Elle en venait à penser que ces murs meurtris par le tir des bouches à feu et cependant toujours debout retenaient aussi l’homme qu’elle aimait. Mais comment arriver jusque-là sans essuyer le feu des défenseurs ou se faire tuer par les assaillants ? Et elle s’effrayait quand, en fin de journée, le rouge soleil d’automne habillait les remparts de flamme et de sang.

La ville se défendait farouchement. Des attaques incessantes harcelaient le camp bourguignon qui, chaque fois, y laissait des hommes. Le bâtard de Vaudémont que la légende commençait à auréoler avait même réussi, dans la nuit de la Toussaint, à s’approcher du quartier général des assaillants et le logis du Téméraire n’avait échappé à l’incendie que de justesse. Vaudémont s’était fondu dans la nuit avec ses hommes sans en laisser un seul sur le terrain mais des cadavres marquaient son passage.

Et puis l’hiver, avec un mois d’avance, arriva comme une tempête et mit tout le monde d’accord en ensevelissant sous ses nappes de neige et ses écharpes de brume assiégeants et assiégés. En une nuit tout fut blanc ; les ruisseaux et l’étang Saint-Jean se figèrent et la Meurthe elle-même se mit à charrier des glaçons. La faim et ses souffrances s’installèrent dans Nancy, le froid, la maladie et la peur dans le camp des Bourguignons. Chaque jour qui se levait révélait des désertions.

Inquiet, Antoine de Bourgogne tenta de faire entendre raison à son frère :

– Pourquoi vous obstiner à cette campagne d’hiver ? Nous perdons des soldats tous les jours. Levons le camp et allons nous abriter en Luxembourg. Au printemps nous reviendrons...

– Ce serait donner à René le temps de refaire une armée, à Nancy celui de se ravitailler. Non, mon frère. J’ai décidé de passer Noël dans cette damnée ville dont je voulais faire la capitale d’un empire. Ils ne tiendront plus longtemps. Ils ont mangé les chevaux. A présent ils mangent les chiens, les chats et même les rats...

Ce n’était que trop vrai. Nancy endurait vaillamment son martyre, brûlait ses meubles pour avoir un peu moins froid et tentait des sorties désespérées dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture... Les Bourguignons en manquaient moins car ils contrôlaient, au nord de la ville, la route de Metz et du Luxembourg par où leur venait le ravitaillement. Le trésor de guerre, en effet, se trouvait à Luxembourg. Campobasso, Chimay et Nassau surveillaient cette route avec défense formelle d’en bouger. C’était le duc qui, chaque matin, s’en allait visiter les capitaines et les différents ouvrages avancés.

Fiora appréciait ces dispositions : elles tenaient Campobasso éloigné du camp de la Commanderie et lui permettaient de sortir sans craindre de mauvaises rencontres. Car dans la maison de bois, l’atmosphère, enfumée par les braseros, lui paraissait difficile à supporter. « Nous sortirons de là fumés comme des jambons », grognait Léonarde, et chaque jour, en compagnie de Battista, elle s’obligeait à une courte promenade autour de l’étang Saint-Jean ou vers le bois de Saurupt. C’est ainsi qu’un jour où, profitant d’un rarissime rayon de soleil, elle s’était avancée jusqu’à la lisière du bois, elle vit un bûcheron occupé à débiter un arbre dont il entassait les morceaux dans une sorte de traîneau. Elle eut l’envie soudaine de lui parler et s’approcha :

– Vous êtes de par ici, brave homme ? Il n’y a pourtant plus beaucoup de maisons aux alentours.

– J’habite assez loin mais, par ce fichu temps, faut bien trouver d’quoi s’chauffer, pas vrai ?

L’homme s’était redressé et se frottait les reins et, du haut de sa grande taille, considérait la jeune femme avec, dans ses yeux bleus, une lueur amusée. En dépit d’une barbe et d’une moustache envahissantes, Fiora stupéfaite reconnut Douglas Mortimer... Jetant un rapide regard autour d’elle pour voir où était Battista elle le vit bander l’arc qu’il emportait toujours avec lui par précaution pour tirer un vol de corbeaux. Il ne pouvait pas l’entendre :

– Qu’est-ce que vous faites là ? chuchota-t-elle.

– Vous voyez, je m’occupe. Ce n’est pas facile de vous rencontrer dites donc ? Le roi s’inquiète de vous et se demande si vous n’êtes pas devenue bourguignonne ? On lui a parlé d’une jeune femme qui ne quitte plus le Téméraire. Vous êtes sa maîtresse ?

– Ne dites pas de sottises : le duc n’a pas de maîtresse. Mais il tient à moi parce qu’il voit en moi une sorte de talisman.

La figure barbue se fendit d’un large sourire :

– Si vous étiez à Grandson et à Morat vous êtes en effet un sacré talisman.

– On lui a prédit que la mort ne l’atteindrait pas tant que je serai avec lui...

– Je vois. Mais vous avez des jambes et quelque chose qui ressemble à une intelligence. Pourquoi, depuis le temps, ne vous êtes-vous pas encore échappée ?

– Regardez cet enfant qui tire des corbeaux ! Si je m’enfuis, il sera exécuté.

– Ah ! ... C’est en effet un problème qu’il faut essayer de résoudre. Mais c’est aussi une chance que vous soyez venue jusqu’ici. Voilà plusieurs jours que je vais au camp proposer du bois, ou des lièvres comme hier. Je voulais qu’on s’habitue à me voir. Je continuerai d’ailleurs mais j’avais à vous dire ceci : le roi veut que je vous sorte de là car le danger augmente et il redoute pour vous...

– Remerciez-le mais, pour l’instant, je n’ai rien à craindre. Ce que je voudrais savoir, c’est où se trouve le duc René ? Le savez-vous ?

– Il est encore assez loin, je crois, mais il sera ici avant la fin de l’année. C’est ça, le danger.

– Je ne le redoute pas. Pourriez-vous me dire si Démétrios Lascaris est encore avec lui ?

– Le médecin grec ? Il ne le quitte pas. Dites, vous ne croyez pas que nous avons assez causé ?

– Encore une question : pourquoi Campobasso est-il revenu ?

– Pour l’argent... et pour vous. Prenez garde ! c’est un truand qui a réussi à dégoûter jusqu’au roi qui l’a renvoyé. Il désertera certainement quand l’heure sera venue. Le Roi vous est reconnaissant de ce que vous avez fait mais il craint que vous n’en soyez victime. Campobasso vous veut, à tout prix, alors, à présent que nous nous sommes vus, ne bougez plus de votre logis. Je vais essayer de veiller sur vous mais, de toute façon, ce ne sera plus long.

Depuis un moment déjà, Mortimer avait repris sa cognée. Battista qui avait tué deux corbeaux revenait avec son gibier. Fiora le félicita de son adresse.

– Vous comptez les manger ? On dit que c’est très dur.

– Pas si on les fait bouillir assez longtemps, mais je comptais les offrir à ce pauvre homme. Le gibier est rare en ce moment.

Le faux bûcheron accepta le présent avec une gratitude touchante et un accent de terroir qui amusa tellement Fiora qu’elle préféra s’éloigner rapidement avec le page que les bénédictions de l’homme poursuivaient... Cette présence faisait plaisir à la jeune femme et l’inquiétait en même temps. Si Mortimer était pris, il serait pendu comme espion ainsi que cela venait d’arriver à un maître d’hôtel du duc René, un gentilhomme provençal nommé Suffren de Baschi[xxvii] qui avait été découvert alors qu’il tentait de faire entrer dans la ville de la poudre et de la viande. Une curieuse histoire d’ailleurs ! Le duc Charles dans un premier mouvement de colère avait ordonné qu’on le branche. Le Grand Bâtard, le sire de Chimay et Campobasso avaient prié qu’on lui laissât la vie mais, tandis que les deux premiers poursuivaient le prince de leurs objurgations, Campobasso le fit pendre séance tenante. Il est vrai que le malheureux avait crié à ses avocats « Dites au duc de m’accorder un instant d’entretien en tête à tête. Il donnerait un duché s’il savait ce que je peux lui révéler... » Après ce que Mortimer lui avait appris, Fiora tira une conclusion simple : Suffren savait que le condottiere allait trahir et c’était cela qu’il voulait révéler au duc.

Dans les jours qui suivirent, Fiora ne quitta pas sa chambre et tint compagnie à Léonarde qui avait pris un rhume en allant aider Matteo de Clerici à soigner les malades. Il y eut d’ailleurs grande assemblée en l’honneur du protonotaire Hessler venu apporter une lettre et des joyaux de la part du prince Maximilien pour sa fiancée Marie de Bourgogne. Le duc et ses capitaines s’efforcèrent de lui faire aussi bonne chère que possible étant donné les moyens restreints dont on disposait. Fiora, elle, se garda bien de paraître car elle avait aperçu Campobasso parmi les autres. Et puis, elle avait espéré que Mgr Nanni accompagnerait, comme d’habitude, l’abbé de Xanten, mais Hessler était seul et plus aucune nouvelle n’était venue de Panigarola. Elle pensa que le légat, étant déjà âgé, il était peut-être mort ?

Et puis Noël vint, le plus tragique que l’on vit jamais pour les belligérants. Nancy crevait de faim et en était à arracher les charpentes des maisons démolies pour obtenir un peu de chaleur autre que celle des incendies allumés par l’artillerie bourguignonne et que l’eau gelée empêchait d’éteindre mais dans le camp la situation n’était guère meilleure. Chaque jour passé coûtait des hommes. Le froid impitoyable les paralysait, leur gelait les pieds et les tuait par centaines. Les désertions atteignaient un taux alarmant et, dans cette nuit de la Nativité qu’il s’était promis de fêter dans le palais des ducs de Lorraine, le duc Charles, après avoir entendu la messe, erra jusqu’à l’aube au milieu de ses soldats en compagnie de son médecin et du Grand Bâtard, s’efforçant de les réconforter, distribuant du vin, de l’eau-de-vie, des médicaments et tançant les capitaines qui, selon lui, ne savaient pas prendre soin de leurs hommes pour au moins les maintenir en vie :

– Il faut vraiment vous être fidèle, monseigneur, lui lança Galeotto. Partout en Europe on célèbre la venue de l’Enfant Jésus et nous nous sommes là à crever de misère et de maladies devant cette putain de ville qui préférera se laisser détruire jusqu’à la dernière pierre plutôt que se rendre. Ne vaut-il pas mieux partir avant que la mort ne nous prenne tous ?

– Il est un autre Enfant devant lequel nous ne fuirons jamais et je sais qu’il approche. Plutôt la mort ! ...

Après la messe du jour où personne ne chanta, le duc fit appeler Fiora.

– J’ai regrets et chagrin de vous avoir obligée à me suivre, madame de Selongey, dit-il – c’était la première fois qu’il l’appelait ainsi – et je vous en demande pardon du fond du cœur.. Je sais... que je n’ai plus grand-chose à attendre de la Fortune et peut-être ai-je lassé la patience de Dieu. Pourtant, je ne trouve pas le courage de me séparer de vous...

– A cause de la prédiction du rabbin ? questionna Fiora doucement.

– Ah, vous savez cela ? Mais vous vous trompez. Mourir au combat est désormais tout ce que je souhaite. La

Bourgogne dont je rêvais... demeurera un rêve. Quand le Lorrain viendra, il ne me restera peut-être que cinq mille hommes. Non, si je vous demande de m’accompagner encore c’est pour garder devant mes yeux, le plus longtemps possible, une image de pure beauté. Vous comprenez ?

– Ne perdez pas courage, monseigneur ! Cela ne vous ressemble pas. Vous êtes le grand duc d’Occident, vous êtes...

– Ce prince que vous haïssiez ? Vous souvenez-vous ?

– Il y a longtemps que j’ai changé d’avis. Mon époux vous aimait tant ! ...

– Merci, mais cessons de nous attrister. C’est Noël aujourd’hui et je voulais vous faire un présent... digne de vous.

Détachant de son cou une mince chaîne d’or, il la passa à celui de Fiora. Elle soutenait un diamant pyramidal d’une rare teinte bleutée.

– Gardez ceci en mémoire de moi car il est bien certain, ajouta-t-il avec un sourire, que vous ne reverrez jamais votre dot.

– Monseigneur ! Je ne puis accepter...

– Oh mais si, vous pouvez parce que je le veux. A présent retirez-vous et envoyez-moi Olivier de La Marche...

Profondément émue, Fiora regagna sa chambre lentement, la main posée sur la pierre encore chaude. Elle avait compris que le rêveur venait enfin de s’éveiller et qu’il considérait avec une froide lucidité les dangers qui le menaçaient. Il était le sanglier acculé par la meute, il le savait et il ne ferait rien pour échapper à son destin, rien d’autre que de se défendre jusqu’au bout. Mais il ne se laisserait jamais prendre vivant...

Comme il arrive dans les grands drames, une note burlesque apparut dans les derniers jours de l’année sous l’aspect du roi Alphonse V du Portugal, cousin du duc. Il venait proposer ses bons offices pour réconcilier son beau cousin avec le roi de France dans le but d’obtenir de ce dernier une aide financière dans sa lutte contre la reine de Castille. Le duc Charles le regarda comme s’il tombait de la lune :

– Aidez-moi d’abord à prendre Nancy, fit-il en haussant les épaules. L’autre ouvrit de grands yeux puis, comprenant qu’il n’avait rien à attendre, s’éclipsa sans demander son reste.

Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, Campobasso déserta, emmenant avec lui ses deux fils et trois cents cavaliers. Il allait rejoindre le duc de Lorraine qui n’était plus qu’à deux journées de marche pour lui demander, comme prix de sa trahison, la ville de Commercy. Il s’attendait à une réception chaleureuse, il ne trouva que des visages glacés. Les chefs suisses qui entouraient René II lui déclarèrent brutalement qu’ils n’entendaient pas combattre aux côtés d’un traître. On l’envoya garder le pont de Bouxières qui commandait le passage vers la Meurthe à une petite lieue au-dessus de Nancy :

– Vous m’accueillerez peut-être plus chaleureusement si je vous apporte la tête du Téméraire ? leur lança-t-il, furieux.

– Ce serait grand dommage que si noble tête tombât dans des mains aussi sales ! riposta Oswald de Thierstein.

Le 4 janvier 1477, l’armée lorraine s’installa à Saint-Nicolas-de-Port, un faubourg de Nancy, après en avoir massacré la garnison bourguignonne. La bataille était pour le lendemain.

Au matin de ce dimanche, Fiora regardait tomber la neige. Il faisait moins froid mais toute la campagne était blanche et le vent soulevait des tourbillons immaculés. Ni elle ni Léonarde n’avaient dormi de la nuit. C’était sans doute la délivrance qui leur arrivait mais elles n’en étaient pas moins angoissées comme à l’approche d’une catastrophe... L’une après l’autre, les compagnies quittaient le camp pour aller prendre position et s’enfonçaient dans la tourmente comme une armée de fantômes...

Après la messe qu’elles entendirent auprès de lui, le duc Charles leur fit ses adieux puis se livra à ses écuyers pour revêtir la lourde armure.

Soudain, comme l’un d’eux lui passait son heaume, le lion d’or du cimier tomba. Impassible, le Téméraire regarda, sur la prairie rouge et bleu du tapis, ce symbole de la grandeur de la Bourgogne, puis plongea son regard dans celui du Grand Bâtard :

Hoc est signum Dei ! [xxviii] dit-il seulement tandis que son valet de chambre se hâtait de fixer à nouveau l’ornement. Puis il coiffa le casque et se disposait à sortir quand Battista apparut et vint mettre un genou en terre devant le prince :

– Faites-moi donner des armes, monseigneur ! Je veux être auprès de vous pour cette bataille...

– Ne t’ai-je pas confié une mission ? Celle de veiller sur une dame.

– Donna Fiora n’a plus besoin de moi et je veux combattre à vos côtés. Je suis un Colonna ! Mon nom me donne droit au danger.

– Il en sera comme tu le désires, mon enfant, fit le duc tandis qu’un pâle sourire passait sur son visage immobile. Qu’on lui donne des armes ! Adieu... adieu à tous !

Il sortit. Le Moro, son beau destrier noir, l’attendait, superbement caparaçonné au milieu d’un groupe de gentilshommes. Il l’enfourcha, fit aux deux femmes un salut de la main et se mit en marche avec ses compagnons. Fiora vit le lion d’or et le grand étendard violet et noir s’effacer puis disparaître dans la tourmente de neige.

– Vous devriez rentrer, dit Léonarde. Il fait encore froid.

– Rien qu’un moment encore...

Elle ne voulait pas que sa vieille amie vît les larmes qui coulaient de ses yeux et fit quelques pas. L’attaque, alors, fut soudaine : trois cavaliers apparurent ; l’un d’eux s’empara d’elle et la jeta en travers de sa selle sans se soucier de ses cris puis il tourna bride et s’enfuit aussi vite que le permettait la neige déjà épaisse.

– J’ai assez attendu, cria-t-il. A présent tu es à moi et pour toujours !

Mais elle n’avait pas eu besoin de l’entendre. Elle avait déjà reconnu Campobasso et, sans cesser de crier, se mit à se débattre pour essayer de glisser à terre, ce qui ralentit la course de son ravisseur.

– Assommez-la, mon père ! conseilla l’un des cavaliers. Une bosse n’a jamais tué une femme et nous devons faire vite.

– Tuez-moi donc ! hurla Fiora. Cela m’évitera de le faire moi-même car jamais plus je ne t’appartiendrai. Tu me fais horreur...

Elle se meurtrissait à l’acier de l’armure mais n’en continuait pas moins sa défense désespérée. Le condottiere allait peut-être suivre le conseil d’Angelo quand trois autres cavaliers surgirent de l’impalpable rideau blanc et barrèrent le chemin.

– A nous deux, Campobasso ! Je sais déjà que tu es un traître. Je vais voir à présent si tu es vraiment un lâche ! déclara Philippe de Selongey. C’est ma femme que tu enlèves et tu vas le payer de ta vie...

– Viens la prendre si tu la veux ! fit le ravisseur en s’efforçant de redresser Fiora contre lui pour s’en faire un rempart. Mais la voix de Philippe avait galvanisé la jeune femme. Toutes griffes dehors, elle s’attaqua furieusement au visage que la visière relevée du casque découvrait. Campobasso poussa un hurlement et desserra son étreinte. Elle en profita pour lui échapper et glissa dans la neige...

– Belle défense ! apprécia la voix traînante de Douglas Mortimer, mais écartez-vous car nous n’en avons pas fini avec ces gens.

Le troisième cavalier, qui était Esteban, avait d’ailleurs sauté à terre pour relever la jeune femme et l’installer contre un moignon d’arbre.

– Ça va ? fit-il.

– Oui... mais d’où sortez-vous ?

– On vous le dira plus tard. Pour l’instant on a besoin de moi...

Il remonta à cheval et rejoignit les deux autres. Le combat était déjà engagé entre Selongey et son ennemi et les armures résonnaient sous le choc de la hache que maniait Philippe et du fléau d’armes qu’avait empoigné son adversaire. Mortimer luttait contre Angelo et le troisième cavalier qui était Giovanni, l’autre fils. Esteban courut vers celui-ci.

Accrochée à son arbre, l’estomac noué d’angoisse mais ne sentant ni le froid ni l’humidité qui envahissaient ses vêtements Fiora suivait le furieux combat qui se livrait sous ses yeux. Elle s’efforçait de garder confiance : le miracle qui venait de se produire ne pouvait pas être vain. Il fallait que la victoire restât à la juste cause. Soudain, dominant les injures qu’échangeaient les combattants, il y eut un cri d’agonie sitôt suivi d’un hurlement de douleur :

– Giovanni ! hurla Campobasso.

Déjà le corps sans vie roulait dans la neige qui devint rouge. Esteban, armé plus légèrement que ses compagnons, avait sauté en croupe de son adversaire et, soulevant son casque, lui avait tranché la gorge. En même temps, l’instant où l’attention du condottiere avait été détournée suffit à Philippe pour asséner un coup de hache qui enfonça le casque et blessa le Napolitain à la tête, mais il resta en selle. Ce que voyant, Angelo se déroba devant la masse d’arme de Mortimer, saisit la bride du cheval de son père et l’entraîna :

– Au large, mon père ! Nous ne gagnerons pas !

Les deux cavaliers disparurent en direction du nord...

Philippe avait déjà arraché son heaume et courait vers sa femme qu’il prit dans ses bras.

– Mon amour ! Tu n’as rien ? ... Il ne t’a pas blessée ?

– Non... Oh, Philippe, est-ce bien toi ? J’ai tant désespéré de te revoir jamais... Je croyais...

Mais il lui fermait la bouche d’un baiser passionné, la serrant contre sa poitrine vêtue de fer avec une force qui lui arracha un gémissement.

– Vous allez l’écraser, remarqua tranquillement Mortimer, et à mon avis ce serait dommage. Laissez-la vivre un peu.

Philippe lâcha Fiora et se mit à rire :

– Tu as raison, compagnon, mais un trop grand bonheur peut rendre fou. Je vous la confie : prenez-en bien soin...

– Philippe ! cria Fiora voyant qu’il remettait le pied à l’étrier, tu ne vas pas me quitter ?

Elle se leva, courut à lui mais il était déjà en selle et son sourire s’effaça :

– Il le faut, Fiora ! On se bat là-bas et mon prince n’a guère de chances d’emporter la journée. Je dois le rejoindre ! Merci à vous, amis, et merci à monseigneur René qui, en vrai chevalier, m’a permis de rejoindre les miens une fois ma femme à l’abri...

– Philippe ! hurla Fiora à s’en faire éclater le cœur, reste ! Tu vas te faire tuer !

– J’espère bien que non, parce que je t’aime !

Il piqua des deux et Fiora voulut s’élancer sur sa trace mais Mortimer la saisit à bras-le-corps et la retint :

– Restez tranquille ! fit-il rudement. Il ne vous par donnerait pas de ne pas le comprendre : il y va de son honneur !

Au même instant, le mugissement lugubre des grandes trompes montagnardes se fit entendre. Il était un peu plus de midi et la bataille était engagée...

Elle ne dura guère en dépit de la défense désespérée de la petite armée bourguignonne. Tel un bélier gigantesque, la phalange suisse hérissée de piques avait jailli de la forêt de Saurupt pour enfoncer par le travers les troupes ennemies qui devaient faire face en même temps à l’assaut frontal des Lorrains. Deux ou trois fois encore, tandis que l’armée se débandait, que Galeotto blessé se retirait vers la Meurthe avec ce qu’il restait de ses hommes, on aperçut dans la mêlée le Téméraire qui se battait furieusement avant de disparaître...

Au pas lent de son cheval, Démétrios longeait le ruisseau Saint-Jean, se dirigeant vers l’étang du même nom. Les cadavres couvraient le sol où la neige, sous les piétinements, était devenue boue sanglante. Déjà les pillards, habituels vautours des champs de mort, étaient à l’ouvrage cependant que sonnaient éperdument toutes les cloches de la ville délivrée.

En arrivant près de l’étang, le Grec crut entendre une plainte, un faible appel. Il mit pied à terre et prit son sac de médecine. L’étang était gelé mais la glace avait cédé par endroits sous le poids des corps sans vie. Avec précaution, il s’avança parmi les roseaux, tâtant le sol de la pointe du pied avant de le poser. La plainte se fit plus proche et, soudain, il le vit. Couché au milieu des plantes givrées, les pieds trempant dans l’eau, son armure dorée souillée de sang. Le Téméraire était là, devant lui, une longue pique enfoncée dans sa poitrine, une autre transperçant l’une de ses cuisses. Le casque au lion d’or reposait contre son épaule mais Démétrios n’avait pas besoin de cet emblème pour reconnaître l’homme qu’il haïssait depuis si longtemps.

Le blessé sentit sa présence et ouvrit les yeux :

– Sauve... Bourgogne ! souffla-t-il et Démétrios se pencha. Son ennemi était là, pantelant, à sa merci. Il n’avait qu’un geste à faire pour assouvir enfin sa vengeance et déjà sa main cherchait à sa ceinture la poignée de la dague mais il entendit :

– Au nom du Dieu vivant... aidez-moi !

Alors, le Grec se souvint qu’il était médecin et qu’en aucun cas un médecin n’a le droit de tuer. Ses mains qui allaient frapper n’étaient pas faites pour cela mais pour panser les plaies, pour soigner et pour guérir... et le goût amer de la vengeance quitta sa bouche Empoignant l’arme qui clouait le corps au sol, il la tira lentement avant de la jeter au loin, puis il déboucla l’armure et l’ôta avec d’infinies précautions :

– Ne bougez pas, dit-il. Je suis médecin... Je vais vous soigner puis j’irai chercher de l’aide...

Il se détourna et se releva pour chercher son sac qu’il avait déposé derrière lui. Le coup arriva à cet instant. Lancée d’une main sûre, une hache vint s’enfoncer dans le crâne de Charles qu’elle ouvrit. Le duc expira aussitôt et Démétrios, stupéfait, regarda fuir l’assassin. Il n’y avait plus rien à faire. Cette fois, le Téméraire était bien mort... et la Bourgogne avec lui sans doute.

Le Grec resta là un moment, à le contempler, cherchant en face de cette dépouille tragique à retrouver sa vieille hargne. Les armes de Lorraine qu’il portait sur sa manche le préservaient des hommes à la recherche d’un butin quelconque et l’on s’écartait de sa silhouette noire penchée sur ce nid de roseaux où commençait à se dissoudre ce qui avait été le plus fastueux des princes d’Europe...

– Vous n’avez pas pu le tuer, vous non plus ? fit une voix froide et, levant les yeux, Démétrios vit Léonarde qui le regardait les bras croisés, serrant autour d’elle une grande pièce d’étoffe grise...

– Non, fit-il avec une humilité nouvelle – non, je n’ai pas pu. Je suis médecin avant tout...

– Et vous vouliez qu’elle le tue, elle, cette innocente dont, mieux que personne, vous saviez ce qu’elle avait souffert ? C’est facile, n’est-ce pas, de dire : « Tue ! ... Poignarde ! Empoisonne ! » lorsque l’on est soi-même à l’abri et en sécurité ? Elle risquait la torture, l’échafaud, mais cela vous était égal. Et vous avez osé exercer sur elle le plus odieux des chantages...

– Ne m’accablez pas, dame Léonarde ! La pensée qu’elle ait pu devenir son amie me bouleversait. Elle avait juré de m’aider à le détruire... !

– Et vous fondiez vos espoirs sur une enfant, vous avez osé aller jusqu’à faire de l’homme qu’elle aime l’objet d’un marché ignoble ? Et vous vous imaginiez que je vous laisserais faire ? Je ne vous aimais pas, Démétrios ; à présent je vous hais...

– Je ne peux pas vous en vouloir. Esteban, lui aussi, s’est tourné contre moi ; il a aidé Philippe de Selongey à s’échapper et il a obtenu pour lui la protection de Guillaume de Diesbach et du duc René. A présent tout est fini. Demandez pardon pour moi à Fiora et dites-lui qu’en dépit de ce qu’elle a pu penser je l’aimais bien.

– Où allez-vous ?

– Je ne sais pas. Vers qui pourrait avoir encore besoin de moi. Peut-être le roi Louis...

– C’est de peu d’importance. Ce qui compte, c’est que ce soit très loin. Elle vous pardonnerait peut-être. Moi, je ne peux pas...

– Bien sûr...

Comme si c’eût été un effort immense, il se hissa sur son cheval. En un instant, ses épaules s’étaient voûtées et il eut dix ans de plus. Une fois en selle, il se retourna vers la femme qui le regardait dressée au bord de l’étang gelé, semblable à quelque impitoyable statue de la justice...

– Adieu, dame Léonarde !

– Adieu ser Démétrios ! Je ne peux rien vous souhaiter de mieux que la paix du cœur mais il faut pour cela changer de route...

Le soir même, à la lumière des torches, le duc René, au pas paisible de la Dame, sa jument blanche, faisait son entrée dans Nancy pour aller rendre grâce à la collégiale Saint-Georges. La ville était plus qu’à moitié ruinée et le palais ducal sans toit : on l’avait brûlé. Devant le couvent des Dames pécheresses, on avait fait une pyramide avec les ossements des chevaux, des chiens et des chats que l’on avait mangés durant le siège mais, grâce aux provisions du camp bourguignon, la faim s’éloignait. Elle ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir...

Les prisonniers étaient nombreux : le Grand Bâtard et son autre demi-frère Baudoin, le comte de Chimay, Olivier de La Marche, Jean de Chalon-Orbe, le seigneur de Blamont, le margrave de Roeteln et son beau-frère Philippe de Fontenoy, Philippe de Selongey et la fleur de la cavalerie bourguignonne. Ils seraient mis à rançon mais, par la grâce du duc René, Fiora, le soir même, retrouvait à la fois son époux et la chambre qu’elle avait occupée un an plus tôt dans la maison de Georges et Nicole Marqueiz...

Le duc René, cependant, n’était pas satisfait : on n’avait pas retrouvé le duc de Bourgogne et la seule idée qu’il pouvait être encore en vie mettait en péril sa victoire. Si le Téméraire avait pu fuir en Luxembourg ou ailleurs la couronne de Lorraine ne serait jamais solide sur sa tête.

Or, le lendemain, tandis que le peuple de Nancy tout entier pillait le camp bourguignon, un enfant vint aux genoux de René : c’était Battista Colonna :

– Je crois savoir où est le duc, monseigneur, car je l’ai vu tomber... Je peux guider les recherches.

On le suivit jusqu’à l’étang Saint-Jean où, parmi des dizaines de cadavres entièrement dépouillés, gisait un corps nu à moitié pris par les glaces et à peine reconnaissable. Le crâne était fendu jusqu’à la mâchoire, le corps troué de cent blessures et à demi écrasé par les chevaux, une joue dévorée par un loup ou par un chien. Auprès de lui gisait Jean de Rubempré qui avait été gouverneur de Lorraine. Les deux corps furent recueillis pieusement dans des draps blancs et rapportés dans Nancy, l’un chez un bourgeois nommé Hughes, et le duc chez Georges Marqueiz. On l’y lava, on le vêtit d’une longue robe de soie brodée, on couvrit sa tête blessée d’un bonnet de velours rouge puis on l’étendit sur un lit de parade couvert et drapé de velours noir, mains jointes, quatre torches brûlant aux angles du lit. Un autel avait été dressé dans la chambre et tous furent admis à venir saluer celui qui avait été le dernier Grand Duc d’Occident.

Le duc René vint à son tour, portant, selon l’usage des anciens preux, une barbe de fils d’or qui descendait jusqu’à sa ceinture, ultime marque de respect envers un adversaire vaincu. Il considéra un instant la dépouille mortelle, prit sa main droite et avec un soupir :

– A la mienne volonté, beau cousin, que votre malheur et le mien ne vous eût réduit en cet état...

Puis il s’inclina profondément et sortit pour aller rendre la vie à sa Lorraine martyrisée. Le lendemain, le Téméraire était inhumé dans la Collégiale Saint-Georges tendue de drap noir et en présence de tous les habitants de la ville portant à la main un cierge allumé. Tout était bien fini[xix]...

Dans leur chambre que le feu réchauffait mal, Philippe et Fiora venaient de s’aimer. Etendus, épaule contre épaule et main dans la main, ils goûtaient le bienheureux anéantissement des corps que la grande vague du plaisir vient de rejeter sur la grève blanche des draps froissés, mais ils ne dormaient pas. Ils n’en avaient envie ni l’un ni l’autre car il leur semblait que jamais ils ne réussiraient à rattraper tout ce temps perdu. Ils avaient l’impression que, par leurs mains jointes, le même sang coulait de l’un à l’autre.

Se redressant sur un coude, Philippe caressa du bout du doigt le beau visage aux yeux clos, posa un baiser sur les pointes roses des seins et passa une main tendre sur la peau bien tendue du ventre plat :

– J’espère que tu me donneras bientôt un fils, murmura-t-il contre la conque fragile de l’oreille. Il est temps, ne crois-tu pas, que nous songions à fonder une famille ?

Elle s’étira et bâilla puis, tournant la tête, colla ses lèvres à celles de son époux.

– Es-tu si pressé ? fit-elle en reprenant son souffle. Ne pouvons-nous songer simplement à nous aimer ? J’ai bien le temps d’avoir mal au cœur ! ... N’avons-nous pas toute la vie devant nous ?

– Sans doute, mais quand je t’aurai ramenée à Selongey, j’aimerais savoir que, dans ce joli corps, une petite flamme s’est allumée. Quel homme amoureux ne souhaite se fondre avec la femme aimée pour donner le jour à un enfant. Et jamais femme ne fut aimée autant que je t’aime... Mon amour, ma douce, ma belle, quand je serai loin de toi il me serait si doux.

Les derniers mots se fondirent dans un baiser ardent que Philippe prolongea le long du cou de Fiora en même temps que sa main écartait doucement ses jambes. Mais une sorte de signal d’alarme venait de s’allumer dans l’esprit de la jeune femme et, glissant hors du bras qui l’enserrait, elle s’éloigna un peu et demeura assise sur le pied du lit, les jambes repliées, considérant le grand corps étendu que de nouvelles cicatrices avaient marqué.

– Quand tu seras loin de moi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? As-tu déjà l’intention de me quitter alors que nous venons seulement de nous retrouver ?

– Il le faudra bien, mon cœur, soupira-t-il. Le duc est mort mais la Bourgogne existe encore. Elle porte un nom : la princesse Marie que la ville de Gand tient captive avec la duchesse Marguerite. C’est le devoir de ceux qui ont été les compagnons de son père d’aller lui offrir leurs bras et leurs épées...

– La princesse Marie ? Mais elle n’a besoin de personne ! N’est-elle pas fiancée au fils de l’empereur Frédéric ? Je pense qu’il est tout de même assez grand pour veiller aux intérêts de sa future femme ?

– Après ce qui vient de se passer, je ne suis pas certain que Frédéric considère toujours cette alliance comme profitable. La Bourgogne est exsangue... et les filles du roi de France sont fort riches. Ne te fâche pas, Fiora et reviens dans mes bras ! J’ai un devoir à remplir et ma femme doit le comprendre.

Il tentait de l’attirer à lui, mais elle frappa sur les mains tendues vers elle et sauta du lit...

– Non, Philippe. Ne compte pas sur ma compréhension durant tout ce temps où nous avons été éloignés l’un de l’autre, j’ai trop souffert pour accepter une nouvelle séparation... Tu es décidément l’homme des amours brèves ! Quand tu m’as épousée tu ne voulais de moi qu’une nuit d’amour et maintenant, après seulement trois nuits, tu ne songes déjà qu’à repartir ? Mais je n’ai rien à faire de ta princesse ! Elle a encore des palais, des gardes, un énorme héritage et un fiancé impérial par-dessus le marché. Et il faudrait que, moi, j’accepte d’aller m’enterrer dans un château perdu en compagnie d’une belle-sœur qui me détestera sans doute, pendant que tu iras caracoler en Flandres et jouer les preux chevaliers venus au secours de la veuve et de l’orpheline ? Eh bien n’y compte pas ! ...

– Fiora, s’écria Philippe, tu ne comprends pas. Mon amour pour toi qui est ardent et profond n’est pas en jeu. Tu sais bien que toi seule comptes pour moi...

– Après la princesse Marie !

– Non, bien avant, mais nous devons à la mémoire de son père de tout faire pour la sauver des dangers qui la menacent. Je ne vais pas partir demain. Mais dans quelques jours nous irons à Selongey où je t’installerai en souveraine maîtresse. Et il se peut que je ne sois pas longtemps absent. Je reviendrai...

– Pour la naissance de ton premier enfant ? Eh bien non, je ne suis pas d’accord. Emmène-moi ! ...

– C’est impossible. Tu n’en as pas encore assez de la guerre ?

– Plus qu’assez car je n’ignore pas qu’elle fait beaucoup plus de veuves encore qu’elle ne fabrique de héros. Alors tu restes avec moi... ou je m’en vais !

Il se leva d’un bond, courut à elle et voulut la prendre dans ses bras.

– Folle que tu es, fit-il tendrement, où irais-tu ?

– Chez moi. Agnolo Nardi, qui gère les intérêts français de la banque Beltrami, songeait à m’acheter un domaine. Bien mieux, le roi Louis m’a fait présent d’un château près de Plessis-lez-Tours. C’est là que je vais aller, Philippe... et c’est là que tu viendras me chercher quand tu auras décidé d’être pour moi un époux, un amant... enfin, autre chose qu’un courant d’air...

– Fiora ! Tes conditions sont inacceptables. Je suis bourguignon et n’ai rien à faire en France. Jamais je n’irai ! ...

– Même pour me reprendre ?

– Même pour te reprendre...

– Alors, adieu... car c’est la seule preuve d’amour que j’attends de toi.

Il avait pâli jusqu’aux lèvres mais ses yeux dorés flambaient de colère :

– Tu n’as pas le droit de faire cela. Tu es ma femme et tu dois m’obéir...

Elle le considéra un instant, luttant contre l’envie de mettre un terme à cette dispute, de se réfugier dans ses bras et de renouer avec lui le tendre duo interrompu, mais il avait malencontreusement prononcé le mot qu’il ne fallait pas dire : obéir !

– Mon père lui-même qui avait tous les droits n’a jamais réclamé de moi l’obéissance. Si être ta femme ne signifie que cela pour toi, mieux vaut nous séparer. Un mariage peut s’annuler, je ne le sais que trop, et dussé-je aller jusqu’à Rome, je ferai briser le nôtre... à moins que tu ne viennes à moi !

Arrachant du lit une couverture, Fiora y blottit sa nudité et se jeta hors de la chambre tiède en réprimant farouchement les sanglots qui montaient dans sa gorge.

Saint-Mandé, 12 août 1988.

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