Automne 1783
Le vent d’automne déchirait les nuages en longues écharpes, les roulait et les emportait dans ses tourbillons pour les accrocher aux cimes des arbres, mais la forêt semblait les refuser. Elle secouait son immense chevelure roussie, chassant les oiseaux de leurs nids démantelés. Ils jaillissaient des branches dans un grand tapage de cris et de battements d’ailes, pour s’élancer vers le ciel fuligineux, s’y regroupaient puis, en formations harmonieuses, prenaient la grande route du sud chaleureux…
Seuls, les étourneaux poursuivaient leur ronde imperturbable autour des remparts de La Hunaudaye, muette et sombre comme un tombeau abandonné depuis longtemps. Pourtant la vieille forteresse des Tournemine, rénovée par les Rieux qui leur avaient succédé, n’avait rien d’une ruine. Sa cuirasse pentagone dressait, au creux du vallon, cinq tours encore redoutables unies par d’épaisses courtines, cinq donjons toujours menaçants avec leurs parapets intacts et leurs mâchicoulis soulignés de grandes vernissures noires qui étaient les glorieux paraphes des défenses de jadis. Une douve profonde prolongeant l’étang voisin cernait le château…
La nuit venait. Le jour déclinait rapidement. Pourtant les trois cavaliers qui se tenaient à la corne de l’étang ne semblaient pas disposés à bouger. Très droits sur leurs montures, ils restaient là, dans le vent du soir qui s’engouffrait sous les plis lourds de leurs manteaux, aussi immobiles que s’ils eussent été taillés dans le même granit que le château lui-même. Comme s’ils attendaient quelque chose… quelque chose qui ne venait pas.
Ils formaient un groupe étrange, disparate et cependant harmonieux comme les horizons différents qui les avaient vus naître. Très grand et vigoureux mais sans lourdeur, Gilles de Tournemine semblait aussi indestructible que sa Bretagne natale. Son visage hâlé échappait au piège de la beauté parfaite par l’arrogance du nez, la glace bleue du regard, l’énergie des maxillaires et la nonchalante ironie du sourire, rare, mais qui alors découvrait l’éclat sans défaut des dents.
Auprès de lui, Jean de Batz semblait petit, encore qu’il n’en fût rien. De type méridional achevé, il avait les yeux et les cheveux noirs, la peau ambrée, le regard facilement étincelant, la main et la jambe nerveuses et, si son compagnon semblait échappé à quelque roman de la Table Ronde, lui-même évoquait à la moustache près le mousquetaire de Louis XIII, le fameux d’Artagnan dont il gardait dans ses veines quelques gouttes de sang.
Le troisième cavalier était laid mais d’une laideur sauvage et parfaitement insolite sous un ciel de France. Si sa figure, grâce à deux longues incisives, faisait penser à la gueule d’un lapin, son maintien farouche le préservait très suffisamment des sourires moqueurs. C’était un Indien Onondaga, un Iroquois, mais en dehors de son teint foncé aucun signe particulier dans sa vêture ne le signalait à l’attention des foules. Un sévère habit de drap noir, du linge blanc et de hautes bottes souples en recouvrant un torse puissant et des jambes trop courtes dissimulaient les anciennes cicatrices rituelles, celles reçues au combat et les traces indélébiles d’anciennes peintures de guerre. De même que le tricorne et la perruque à marteau recouvraient un crâne en forme d’œuf, entièrement rasé à l’exception d’une longue mèche noire soigneusement entretenue qui en ornait le sommet et dont l’étrange personnage faisait une sorte d’amusant petit chignon sous sa coiffure occidentale.
Dans la langue de son pays, son nom, à peu près imprononçable, signifiait « le-Castor-qui-a-trouvé-la-plume-magique-de-l’aigle » mais Gilles de Tournemine, qui se l’était attaché en lui sauvant la vie, avait simplifié le tout en le rebaptisant Pongo.
Durant plus d’une année, Pongo et celui qu’il s’était donné spontanément pour maître avaient été séparés. Revenu précipitamment en France, avec le duc de Lauzun, pour rapporter au Roi la victoire de Yorktown, Gilles avait dû, non sans regret, laisser Pongo derrière lui. Il pensait n’effectuer qu’un rapide voyage et revenir aux jeunes États-Unis afin d’y achever une campagne que le général Washington, aidé du corps expéditionnaire de Rochambeau, tenait désormais bien en main. Le jeune homme s’était pris à aimer en effet ce grand, ce magnifique pays où la nature encore vierge semblait sortie la veille même de la main de Dieu, où les cœurs des hommes avaient encore la fraîcheur, la témérité, l’ardeur, la cruauté et l’inconscience des cœurs d’enfants. Ce pays où le Destin bienveillant lui avait rendu un instant le père qu’il n’espérait jamais retrouver et qui d’un petit bâtard nommé Gilles Goëlo avait fait le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Ce sont de ces choses qui attachent quand on a l’âme bien placée…
La volonté royale n’avait pas permis au nouveau chevalier, promu lieutenant aux Dragons de la Reine, de rejoindre ses compagnons de combat et de reprendre avec eux ces coups de main et ces embuscades foudroyantes qui lui avaient valu un totem indien : « le Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard » bientôt raccourci en Gerfaut tout court.
Mais au retour du général de Rochambeau et de ses troupes au printemps de cette année 1783, Gilles avait eu la surprise de retrouver Pongo dans les bagages de son ami Axel de Fersen.
— Si je ne l’avais emmené, il aurait été capable de venir à la nage, lui confia le Suédois après la première, et chaude, embrassade : Tu as acquis là, chevalier, une fidélité à toute épreuve. Cet homme n’a pas vraiment vécu depuis ton départ. Jusqu’à ce que je lui donne ma parole de l’emmener, il n’a quitté les quais d’embarquement ni de jour ni de nuit !
Pongo avait donc rejoint Gilles, tout aussi naturellement, tout aussi simplement qu’une rivière rejoint la mer. Il avait repris son rôle de serviteur-garde du corps sans que l’adaptation à un mode de vie si nouveau pour lui se marquât sur son visage impassible. Et si sa présence, sur les talons du chevalier, suscitait bien des curiosités Pongo, pour sa part, n’en montrait aucune en face des villes, des rues, des coutumes et des habitudes que lui offrait la France. C’était sa manière, à lui, de rester fidèle à une race qui se voulait aussi impavide dans la joie que dans la souffrance.
Pour son jeune maître, son arrivée avait marqué la fin d’une longue pénitence car, lorsqu’il avait rejoint, après le cauchemar de Trécesson 1, son régiment cantonné alors à Pontivy, Gilles s’était trouvé confronté à une situation très différente de ce qu’il attendait. Lieutenant « à la suite », il pensait accomplir une simple formalité en se présentant à son colonel-commandant, le chevalier de Coigny. Or, il s’était trouvé bel et bien incorporé grâce aux effets désastreux de certain duel qui, la veille même de son arrivée, avait opposé deux officiers dudit régiment et envoyé fort proprement ses protagonistes l’un à l’hôpital et l’autre au cimetière.
— Vous tombez comme marée en Carême, Monsieur, lui déclara le chevalier de Coigny dont l’œil intéressé considérait ce combattant d’Amérique qui lui arrivait si juste à point. Pour une fois que l’on ne m’envoie pas un muguet de cour uniquement attaché à l’éclat de ses bottes et à la blancheur de ses manchettes, vous souffrirez que je vous garde. Savez-vous jouer aux échecs ?
— Un peu… oui, fit Gilles, initié depuis longtemps aux finesses de ce noble jeu par les soins de l’abbé de Talhouët, son parrain.
— Parfait, nous aurons au moins des soirées convenables car, en dehors de cela, on meurt d’ennui ici ! Vous prendrez logis chez la veuve Jan, place du Martray… en remplacement de votre malheureux prédécesseur…
Et Gilles, qui brûlait de galoper vers Paris pour y chercher la trace de celle qu’il aimait, pour essayer d’y retrouver la rousse Judith de Saint-Mélaine disparue dans de si étranges circonstances, dut user près d’une année sous l’uniforme vert et garance et sous le casque de cuivre garni de panthère sans autres distractions que les manœuvres du régiment, quelques promenades avec Merlin, son cheval, sur les bords du Blavet, la rivière de son enfance d’où Judith était sortie un beau soir pour bouleverser sa vie, les rares lettres que lui envoyaient d’Amérique Axel de Fersen et Tim Thocker, et les échecs avec son colonel. Encore cette dernière distraction lui fut-elle enlevée quand, à l’automne, le chevalier de Coigny fut remplacé par le marquis de Jaucourt qui venait de mitrailler Genève… et qui n’aimait pas les échecs.
L’arrivée en trombe de Fersen, fraîchement débarqué à Brest, vint dissiper la grisaille routinière de la garnison bretonne. Le Suédois apportait une lettre du général de Rochambeau, exprimant courtoisement le désir de voir son ancien secrétaire figurer à Versailles avec tous ceux du corps expéditionnaire. Et Gilles, frémissant de joie, pourvu en outre d’un congé en due forme, enfourcha Merlin, non plus en galopade nostalgique à la quête d’une ombre au long des berges du Blavet mais pour dévorer le grand chemin de la capitale, à l’horizon duquel se levait un soleil d’espoir dont les rayons ressemblaient infiniment plus à quelque flamboyante chevelure de femme qu’à l’éclat d’une cour royale…
La lumière devenait grise. L’éclat rouge du soleil couchant se fondait dans les ombres du soir mêlées à la brume qui montait de l’étang. Trompé par l’immobilité des trois cavaliers, un blaireau imprudent quitta son gîte presque sous les sabots de Merlin qui, dérangé, tressaillit, hennit furieusement et se mit à encenser, secouant d’importance son maître dont il coupa net la rêverie. Mais il fut rapidement ramené au calme.
— Paix, mon fils ! fit doucement le jeune homme en flattant la longue encolure soyeuse. Je te demande encore un instant…
Mais le charme était rompu. Jean de Batz vint aligner sa monture sur celle de son ami.
— Dans un instant il fera noir, dit-il. On ne pourra seulement plus distinguer les tours des murailles. Qu’espères-tu encore ?
Les yeux sur l’énorme tour d’entrée près de laquelle s’emmanchait le double pont-levis, Gilles haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Un miracle peut-être… Il me semblait qu’en approchant ce château il se passerait quelque chose… qu’il me reconnaîtrait de lui-même et s’ouvrirait à moi comme une main qui se tend. Peut-être… qu’il m’offrirait ses propres clefs !…
Le rire sonore du Gascon éveilla les échos de la forêt et fit envoler une sarcelle.
— La clef… car il n’y en a qu’une, tu la trouveras quand tu voudras si tu m’écoutes : elle se nomme l’argent ! L’argent qui ouvre toutes les portes, même celles des cœurs. Deviens son maître et cette vieille demeure s’ouvrira pour toi comme une femme amoureuse.
Les yeux clairs du chevalier s’attachèrent à la figure du baron gascon dont le regard, dans l’ombre grandissante, brillait d’une flamme presque diabolique. Mais l’ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes avait depuis longtemps perdu cette crainte superstitieuse du Malin qu’on lui avait si soigneusement enseignée dans son jeune âge et si, à plusieurs reprises, il avait pu constater, chez son ami, des théories fleurant volontiers le soufre, cela n’altérait en rien l’amitié qui s’était tissée entre eux, spontanément, quelques mois plus tôt.
Bien que Batz appartînt, comme lui-même, aux Dragons de la Reine, cette amitié n’était pas née au régiment pour l’excellente raison que le Gascon n’y mettait jamais les pieds. Depuis quelques années tout au moins car il y était entré comme volontaire… à l’âge de douze ans, s’y comportant de telle façon qu’en 1776, à quinze ans, il devenait sous-lieutenant… au prix d’ailleurs d’une gasconnade car, pour obtenir ledit grade, il s’était vieilli de cinq ans, falsifiant son acte de naissance sans la moindre hésitation. Mais l’épaulette d’officier une fois amarrée à son uniforme, Batz, aussi satisfait de lui-même que s’il eût conquis un bâton de maréchal, s’était totalement désintéressé du sort d’un régiment qui s’obstinait à demeurer cantonné dans des garnisons aussi peu attrayantes que Vesoul ou Pontivy. Car l’endroit où il souhaitait vivre, c’était Paris, cette étonnante boîte de Pandore assez proche du soleil de Versailles pour que toutes les fortunes y fussent possibles et assez éloignée cependant pour que l’on pût s’y faire oublier ou même mourir de faim sans que personne s’en souciât.
À Paris, le jeune baron était certain d’arriver très vite à se tailler un chemin qu’il voulait confortable et largement pavé d’argent grâce aux relations qu’il ne manquerait pas de s’y créer. L’argent, c’était, en effet, le maître mot pour lui, l’argent qui seul pouvait apporter la puissance à un garçon de bonne noblesse, certes, mais né beaucoup trop loin des grandes charges du royaume ; l’argent dont, comme beaucoup de nobles provinciaux, il avait toujours cruellement besoin, l’argent enfin qu’il déclarait aimer au-dessus de toutes choses avec le cynisme encore naïf de sa jeunesse. S’il souhaitait si fort devenir riche, d’ailleurs, ce n’était pas pour le plaisir de thésauriser mais pour s’offrir tout ce que la fortune représentait de bien-être, d’éclat et de beauté introduits dans la vie de chaque jour… et aussi pour la possibilité de corriger, ici et là, les criantes injustices du Destin. Car ce Gascon avide, rapace même, capable de dépouiller froidement au jeu une douairière endiamantée ou de spéculer sur telle ou telle denrée coloniale, était tout aussi capable d’abandonner ses derniers écus sur la table boiteuse d’un maçon aux jambes brisées, menacé d’expulsion par un propriétaire impitoyable. Lequel propriétaire se voyait d’ailleurs rossé d’importance quelques heures plus tard, au plus profond d’une nuit obscure…
Cynique, réaliste et volontiers amoral surtout en ce qui concernait les femmes mais follement brave, généreux jusque dans le dénuement et d’une intelligence passablement diabolique, c’était pourtant cet homme-là que le Destin avait présenté un beau soir à Gilles pour en faire un ami.
Cette rencontre mémorable avait eu lieu le 28 avril précédent. Ce soir-là, Paris inaugurait la nouvelle salle construite pour la Comédie Italienne sur un vaste terrain proche des Boulevards concédé par le duc de Choiseul et adossé à son hôtel 2. La soirée s’annonçait particulièrement brillante car la Reine devait y assister et avait elle-même choisi le programme : une œuvre de Grétry, Les événements imprévus, dans laquelle la charmante Madame Dugazon, l’étoile de la Comédie Italienne, devait tenir le rôle de Lisette.
On s’était arraché les places qui n’étaient pas retenues pour Marie-Antoinette et sa suite avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une cabale, comme cela se produit presque toujours en pareil cas, avait été montée pour saboter la soirée. Les tenants de l’Opéra, jaloux de voir les Italiens quitter le vénérable mais fort vétuste hôtel de Bourgogne pour cette salle luxueuse, étaient en effet très décidés à faire autant de bruit que possible.
L’opération avait été assez bien montée. D’abord on avait critiqué, depuis longtemps, l’architecture du nouveau théâtre en prenant bien soin de monter contre les futurs occupants tout le reste de la corporation théâtrale. Les Italiens n’avaient-ils pas exigé que le bâtiment tournât le dos au Boulevard afin que son entrée ne risquât pas d’être confondue avec les multiples petits théâtres qui y fleurissaient ?… Pour les punir de leur outrecuidance, un quatrain fielleux courut Paris.
Dès le premier coup d’œil on reconnaît très bien
Que ce nouveau théâtre est très italien
Car il est disposé d’une telle manière
Qu’on lui fait, aux passants, présenter le derrière…
On avait également fait circuler des libelles perfides attaquant la protection que la Reine accordait à la Comédie Italienne et insistant assez lourdement sur l’obstination qu’elle mettait à accorder ses faveurs à qui n’en valait pas la peine.
Naturellement, ces débordements pseudo-littéraires produisirent effet et, au soir de l’inauguration, la belle salle neuve ressemblait assez à un chaudron de sorcière où bouillonnaient de concert les spectateurs venus pour applaudir à tout rompre et ceux qui entendaient contester systématiquement.
Un chaudron fort brillant, d’ailleurs, car tandis que les loges s’emplissaient de femmes ruisselantes de pierreries sous les dômes extravagants de leurs coiffures qui dressaient dans la salle même un bizarre décor de montagnes neigeuses surmontées d’objets hétéroclites, le parterre non moins éclatant résonnait sous les talons rouges d’une foule de gentilshommes.
C’était grâce à Fersen que Gilles y avait trouvé place. Depuis son arrivée à Paris, le jeune Suédois s’était institué l’hôte et le mentor de son ami. En attendant sa présentation à la Reine, dont il ne voulait laisser le soin à personne, il le promenait dans tous les salons parisiens où il était habitué, depuis celui du comte de Creutz, ambassadeur de Suède, à celui de l’ancien ministre Necker en passant par ceux des nombreux membres de la puissante famille financière des Lecoulteux. Le jeune homme y rencontrait un franc succès. Sa haute mine et son charme lui assuraient, auprès des femmes, un accueil flatteur qui se changeait en vif intérêt lorsque Fersen, bon camarade, se lançait dans le récit de ses exploits.
Passant pudiquement sur le vol de son cheval, le Suédois ne se lassait pas de conter comment Tournemine lui avait sauvé la vie à Yorktown puis, entraînant deux ou trois jolies filles dans un coin de salon, il leur confiait sotto voce le secret du passionnant roman des amours de son ami avec une éblouissante princesse indienne et ainsi, peu à peu, le jeune homme devenait une sorte de héros aux yeux de la bonne société féminine. Au point d’en être parfois gêné…
— Tu me fais une réputation incroyable, lui dit-il un jour. Tu devrais cesser de chanter mes louanges comme tu le fais. Ma vie passée ne mérite pas tant d’éloges. Et puis, pourquoi donc vouloir à toute force intéresser les gens à moi ?
— Pas les gens, les femmes ! Tu souhaites refaire ta fortune : marie-toi ! Tu as, dès maintenant, l’embarras du choix.
— C’est inutile. Il n’y a pour moi au monde qu’une seule femme. Je ne veux qu’elle, avec ou sans fortune. J’épouserai Judith ou personne…
— Qui peut se vanter de n’avoir jamais changé d’avis, un jour ?…
Et Fersen continuait de plus belle ses contes héroïco-galants. Mais, en dépit de ces succès de salon, la soirée théâtrale n’en était pas moins, pour le jeune Breton, la première grande soirée parisienne et il ne songeait pas à dissimuler le plaisir qu’il y prenait.
Beaucoup des hommes qui l’entouraient étaient en effet d’anciens compagnons d’armes. Il y avait là Lauzun, Noailles, les Lameth, Ségur et bien d’autres que leur récent retour d’Amérique mettait à la mode. Certains spectateurs, s’ils ne lui étaient pas encore familiers, n’étaient plus tout à fait des inconnus, telle cette trinité réjouissante et fort peu sainte de jeunes lurons rencontrés chez Creutz et qui se composait d’un charmant boiteux, le jeune abbé de Périgord, d’un séduisant bâtard du feu roi Louis XV, le comte Louis de Narbonne-Lara, et de leur inséparable, le comte de Choiseul-Gouffier, jeune diplomate plein d’esprit.
Les femmes, évidemment, étaient beaucoup plus étrangères au chevalier et s’il examinait avec tant d’attention la guirlande scintillante courant le long des loges, c’était moins par curiosité que dans l’espoir de reconnaître un visage parmi tous ces visages, un sourire parmi tous ces sourires… Ses yeux qui savaient fouiller les profondeurs d’une forêt noyée de brume ou les ombres de la nuit la plus opaque détaillaient avidement chacune de ces figures de femmes dont presque toutes étaient à la fois jeunes et belles. Mais son cœur, qui aurait tant voulu battre plus vite sous l’effet de la joie, dut, bon gré mal gré, conserver son rythme tranquille : aucune de ces femmes n’était Judith…
— Toujours rien ? demanda Fersen qui n’ignorait plus l’amour secret de son ami et qui l’observait du coin de l’œil. Elle n’est pas là ?
— Non ! Paris est trop grand, vois-tu ! J’ai été fou d’imaginer que je pourrais la retrouver dans une fête et en pleine lumière. Après ce qu’elle a vécu, elle doit plutôt se cacher, chercher l’ombre car elle ignore que j’ai tué l’un de ses frères. Il est vrai que l’autre court toujours !
— Mais il n’a vraiment aucune raison d’être venu à Paris. Quant à ta belle Judith, je te rappelle qu’elle passe pour morte, que personne ne la connaît ici et qu’en conséquence elle n’a aucune raison de se cacher !
— Peut-être ! Pourtant, il y a des moments où je perds courage, où il me semble que je ne la retrouverai jamais.
Le Suédois sourit.
— Voyons, chevalier, tu n’es ici que depuis peu de temps ! Le Gerfaut qui savait guetter l’ennemi durant des heures aurait-il désappris la patience ? Nous n’avons encore rien tenté de sérieux pour la retrouver. Demain, mon ami Creutz te donnera une introduction pour le Prévôt de Paris et puis… dans deux jours, je te conduirai à Versailles ! Dans deux jours, tu seras devant celle qui peut tout, à qui tout obéit, celle qui règne plus haut que le Roi parce qu’elle règne aussi sur le Roi, celle qui…
Fersen s’interrompit au moment précis où un brusque silence s’abattait sur la salle. Surpris, Tournemine regarda son ami qui semblait frappé d’extase, suivit son regard jusqu’à la loge royale et s’immobilisa enfin, lui aussi saisi d’admiration. La Reine venait d’entrer.
Pour qui voyait Marie-Antoinette pour la première fois, son apparition causait toujours un certain choc. Il existait sans doute des femmes plus belles, il n’en existait pas de plus rayonnante. Elle avait tant de grâce et tant d’éclat, tant de majesté naturelle aussi que l’on ne remarquait même pas sa lèvre inférieure un peu épaisse et le fait que ses yeux, d’un joli bleu doux, étaient légèrement globuleux.
Ce soir-là, elle portait une immense robe de satin de Chine d’un blanc crémeux brodé de légères feuilles d’or. Ses beaux cheveux blonds, coiffés très haut et légèrement poudrés, supportaient un chapeau de feuilles d’or d’où fusait un bouquet d’aigrettes. Elle n’avait que très peu de bijoux : des bracelets de perles à ses poignets et, au creux de son corsage, un seul diamant, mais splendide, étincelait : le fabuleux Sancy. Le comte d’Artois tout de blanc vêtu lui aussi et la duchesse de Polignac l’accompagnaient.
Le parterre s’inclina d’un seul mouvement, présentant un étonnant damier de dos de toutes couleurs ponctués de perruques blanches tandis que, dans les loges, la révérence des dames abaissait brusquement le niveau des montagnes neigeuses derrière les rampes de velours rouge. La Reine sourit, salua et s’assit tandis que le parterre éclatait en une longue ovation qui s’adressait peut-être davantage à la beauté de la femme qu’à la dignité de la souveraine.
C’est alors que le chevalier de Tournemine remarqua l’homme qui occupait sa gauche et qui faisait preuve d’un enthousiasme réjouissant. Irréprochablement vêtu de satin gris tourterelle, il poussait de retentissants « vivats » d’une voix éclatante, ensoleillée d’accent gascon et plutôt disproportionnée avec sa taille qui était moyenne. À lui tout seul, le gentilhomme gris tourterelle faisait plus de bruit que le reste du parterre.
Cette ardeur ne fut pas du goût de son voisin de gauche, un élégant de grande taille et d’une trentaine d’années qui portait avec assurance un fort beau costume de velours incarnat et un admirable profil romain malheureusement gâté par un air de fatuité assez insupportable.
Tapant sur l’épaule de l’enthousiaste, le gentilhomme incarnat l’apostropha.
— Holà, mon petit monsieur, moins de bruit, s’il vous plaît ! En voilà un tapage !
L’autre sursauta comme si une vipère l’avait mordu.
— Tapage ? Comment l’entendez-vous ?
— Comme je le dis ! Je trouve que vous faites beaucoup de bruit pour… pas grand-chose !
— Je regrette que ce bruit vous déplaise, mais il s’adresse à la Reine !
— C’est bien ce que je dis : pour pas grand-chose !
Le teint bronzé du gentilhomme tourterelle prit une curieuse teinte olivâtre.
— Ou bien vous êtes fou, Monsieur, ou bien vous êtes le dernier des goujats. Choisissez ! Mais choisissez vite !
— Ni l’un ni l’autre ! Une reine qui traîne les mauvais lieux et qui s’offre des amants…
Il n’eut pas le temps d’en articuler davantage. Vif comme l’éclair, le Gascon s’était emparé du chapeau qu’il tenait sous son bras et le lui avait enfoncé sur la tête avec tant de vigueur que le fond se déchira tandis que tout le haut du visage de l’insulteur disparaissait.
La scène s’était déroulée très rapidement pendant le temps des acclamations et n’avait attiré que très peu l’attention : tout le monde regardait la Reine. Ainsi Fersen, qui semblait en adoration, n’avait rien vu mais Gilles n’en avait rien perdu. Et quand, écumant de fureur, le gentilhomme incarnat réussit à se débarrasser du couvre-chef qui lui avait, en passant, endommagé le nez, il se pencha vers son voisin.
— Si vous souhaitez un second, Monsieur, je vous suis tout acquis.
Le regard étincelant du Gascon l’évalua.
— Ma foi, Monsieur, je ne dis pas non ! Dans cette foule il n’est guère facile d’en appeler à ses amis et le spectacle va commencer.
L’insulteur de la Reine semblant n’avoir éprouvé, à cet égard, aucune difficulté, les quatre hommes quittèrent leurs places au moment précis où toute la salle se rasseyait et où l’orchestre attaquait le prélude.
— Où vas-tu ? demanda Fersen, surpris.
— Je reviens. Ce gentilhomme a besoin d’aide. Non, ne bouge pas, nous n’en avons pas pour longtemps…
Adversaires et seconds se retrouvèrent sous le péristyle du théâtre. On délibéra un instant. La grande place qui s’étendait devant le bâtiment était bien éclairée et encombrée d’une foule d’équipages, de valets, de cochers et de porte-falots attendant les spectateurs sans voiture pour les ramener chez eux. Mais les deux rues qui la reliaient au boulevard en longeant le théâtre étaient désertes et plutôt obscures. D’un commun accord on choisit la future rue Favart et l’on se dirigea de ce côté.
Tout en marchant, le gentilhomme gris tourterelle s’enquit de l’identité de son compagnon.
— Vous êtes fort obligeant, Monsieur, mais puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?
— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Dragons de la Reine.
Le Gascon éclata de rire.
— Vous aussi ? La rencontre est plaisante. Je suis le baron Jean de Batz, lieutenant également aux Dragons de la Reine. Enfin… en principe !
Ce fut le tour de Gilles de se mettre à rire.
— Ah, c’est vous ? Je suis ravi de vous connaître.
— Comment cela ? Vous me connaissez ?
— Vous êtes presque célèbre aux Dragons. On vous y surnomme l’Homme Invisible.
— Il est vrai qu’on ne m’y voit guère. Mais je crois qu’ici nous serons bien, ajouta-t-il en se retournant pour faire face aux deux autres hommes qui venaient derrière. Sans même ôter son habit, il tira son épée dont il fouetta l’air avec impatience.
— Ça ! Dépêchons un peu ! J’aimerais assez ne pas manquer tout le premier acte. Mme Dugazon a beaucoup de charme et j’aime infiniment sa voix. Au fait, monsieur le goujat, me ferez-vous la grâce de me dire votre nom ? Malgré vos manières, vous me semblez tout de même gentilhomme, si j’en crois cette lame qui vous bat les mollets !
— Je suis le comte d’Antraigues… et sans doute de meilleure maison que vous, monsieur de Batz !
— Ah, vous me connaissez ? Décidément c’est mon jour ! Je n’en dirais pas autant de vous mais comme nous ne sommes pas ici pour comparer nos arbres généalogiques : en garde, Monsieur… et faites votre prière : je ne suis pas comte mais je descends de d’Artagnan !
Tandis que le combat s’engageait avec une fureur qui en disait long sur les sentiments réciproques des deux duellistes, Gilles alla proposer au personnage qui secondait Antraigues de mesurer son épée à la sienne, comme cela se faisait encore fréquemment mais celui-ci, petit bonhomme sans grande apparence, le regarda avec une sorte d’horreur.
— Avez-vous votre bon sens ? Je ne suis ici que pour obliger un ami mais je réprouve vivement ces engagements. Ils ne riment à rien !
Tournemine se pencha pour regarder l’autre sous le nez et ricana.
— Vous êtes un homme prudent à ce que je vois ?
— Je suis un homme sage, un magistrat ! Je me nomme Jean-Jacques d’Epréménil, avocat au Parlement.
— Un robin ! conclut Gilles. Cela explique tout.
Et, le laissant à ses réflexions, il se retira dans l’angle d’une porte cochère afin d’observer le combat. Très vite, d’ailleurs, le plaisir qu’il y prit lui fit oublier l’avocat si prudent… Les deux hommes savaient incontestablement manier l’épée encore que leurs jeux fussent fort différents. Antraigues se battait avec beaucoup de technique et de méthode, en homme qui traite une affaire et entend la mener à bien, mais Batz y mettait une sorte de génie. Il se battait avec une ardeur et une agilité incroyables, en homme pressé, mais sans que cette hâte lui fît faire la moindre faute. Il tournait comme une guêpe autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes et son terrain. Au bout de son poignet d’acier sa lame voltigeait, cherchant l’ouverture.
Par l’une des portes latérales du théâtre, entrouverte, un flot de musique leur parvenait, assourdi, léger comme la brise du soir. Puis ce fut une voix de femme, limpide, fraîche comme un ruisseau de printemps.
— Voilà Mme Dugazon qui chante ! gémit Batz. La plaisanterie a assez duré.
Il chargea avec une fureur telle que son adversaire, surpris, voulut rompre trop vite et, déséquilibré, fit un faux pas. Son exclamation de mécontentement fut suivie aussitôt d’un gémissement de douleur : la lame de Batz venait de disparaître sous le velours incarnat de son bel habit. Il chancela, tomba dans les bras de d’Epréménil qui se précipitait pour le recevoir tandis que Batz, après un bref salut, remettait tranquillement son épée au fourreau.
— Êtes-vous mort, Monsieur ? demanda-t-il aimablement. Ou bien souhaitez-vous que nous poursuivions ?
— C’est impossible… à mon grand regret ! J’en réchapperai, cependant, soyez-en sûr… et nous nous retrouverons !
— Rien ne pourra me faire plus plaisir et je suis tout à votre service. Puis-je cependant vous conseiller, à l’avenir, de veiller sur votre langue ?
— Allez au diable !
— Certainement pas ! J’aurais trop peur de vous y retrouver. Venez, chevalier, ajouta-t-il en passant son bras sous celui de Gilles. En nous pressant un peu nous pourrons entendre la fin de cet air délicieux…
La fin de la soirée se passa sans autre incident. La Dugazon remporta un tel triomphe que la cabale si soigneusement préparée se vit étouffée dès qu’elle tenta de se manifester. En quittant le théâtre, Jean de Batz remercia encore Gilles de son assistance et l’invita à souper chez lui, rue Cassette.
Copieusement arrosé, le souper fut des plus gais. Les deux jeunes gens, tout en faisant honneur à la cuisine du traiteur voisin, firent plus ample connaissance. Ils se découvrirent nombre d’idées communes et, enchantés l’un de l’autre, se portèrent tant de toasts qu’ils finirent la soirée royalement ivres.
Ce fut le début d’une solide amitié qui se tissa d’autant plus vite que, quelques jours après avoir présenté le chevalier de Tournemine à la Reine, Fersen quittait Paris pour rejoindre son maître, le roi Gustave IV de Suède, qui réclamait sa compagnie pour un voyage à travers l’Europe. Afin d’éviter à son nouvel ami de rester à l’hôtel d’York, assez onéreux pour sa bourse légère, Batz lui offrit de partager à la fois son logis de la rue Cassette… et les jolies créatures qui venaient l’y visiter.
Tous deux, en effet, aimaient les femmes et en usaient avec l’appétit de leur âge sans d’ailleurs y attacher beaucoup plus d’importance qu’à un bon déjeuner. Le cœur de Gilles, entièrement occupé par l’image de Judith l’absente, était bien à l’abri des surprises ; mais son corps vigoureux, habité par un tempérament ardent, ne lui permettait guère les longues abstinences. Batz lui ressemblait et bientôt tous deux furent inséparables.
Les tours de La Hunaudaye n’étaient plus qu’une masse noire vaguement profilée sur un ciel à peine moins sombre. Pourtant, le chevalier ne parvenait pas à s’en éloigner.
Il fallait s’y résoudre, cependant, à regret et avec l’impression d’arracher un petit morceau de sa propre chair. Avec un soupir, il faisait volter Merlin quand le grincement d’une lourde porte vint s’ajouter aux bruits de la forêt nocturne.
Balancée au bout d’un bras, une lanterne apparut sur le pont-levis, éclairant le bas du corps d’un homme vêtu comme un paysan et chaussé de sabots à demi recouverts par des guêtres à boutons.
Gilles considéra un moment l’apparition puis, lançant brusquement son cheval :
— Suivez-moi ! s’écria-t-il.
Les trois cavaliers dévalèrent vers le château. Un bref galop arrêté au ras des planches du pont. L’homme, surpris, leva sa lanterne, révélant, sous l’ombre d’un chapeau rond, un jeune visage verni de bonne santé et encadré de cheveux raides, couleur de paille mûre.
— Qui va là ? demanda-t-il, employant le vieux langage celte sans paraître autrement effrayé par l’apparition de ces cavaliers inconnus.
— Nous sommes des voyageurs égarés, répondit le chevalier dans la même langue. Nous avons aperçu votre lanterne. Le maître de ce château accepterait peut-être de nous loger pour cette nuit ?…
Le jeune homme sourit, salua avec cette politesse innée des paysans bretons.
— Le maître ne vient guère ici, mon gentilhomme. Mais mon grand-père, Joel Gauthier, intendant de ce château, sera heureux et fier de vous offrir l’hospitalité si vous voulez bien faire cet honneur à sa modeste maison, car le logis seigneurial n’est plus en état depuis bien longtemps.
— Qu’importe ! Nous sommes des soldats : une simple paillade suffira. Merci de votre accueil.
Ce ne fut pas sans émotion que Tournemine franchit la profonde voûte ronde, large de plus de deux mètres et timbrée d’armes cernées d’une cordelière qui ouvrait sur le cœur du château. La lanterne du jeune paysan fit d’abord surgir de l’ombre un arbre immense, un frêne géant dont les branches noueuses s’étendaient au-dessus de la grande cour comme des bras protecteurs. Mais, si grand qu’il fût, il semblait écrasé par la masse des tours et par le jaillissement des hautes lucarnes fleuronnées du grand logis appuyé aux murailles de l’ouest. C’était une magnifique construction parée des grâces de la Renaissance, flanquée d’un noble escalier à volées droites dont les pilastres cannelés annonçaient qu’il avait dû naître au début du siècle précédent ; mais l’ensemble, malgré sa beauté, donnait un sentiment d’invincible tristesse, celle d’une demeure faite pour l’activité, pour la lumière, pour la vie et laissée à la solitude, à l’abandon…
Lentement, Tournemine, les yeux fixés sur ce fantôme de granit, mit pied à terre, s’efforçant de maîtriser le tremblement subit de ses mains. Il avait envie de courir vers le perron dont les pierres se disjoignaient, vers la porte dont le bois sculpté se fendillait, vers ces murs où déjà se montraient de dangereuses lézardes. Il avait envie d’étreindre, d’embrasser le tout et il sentait son cœur tiré vers cette grandeur passée des siens comme un chien par sa laisse.
— C’est par ici, Monsieur, fit la voix tranquille du jeune paysan.
À regret, le chevalier se détourna pour suivre son guide vers les communs, adossés à la courtine est et dont les petites fenêtres laissaient paraître une lumière rougeâtre. Au bruit des chevaux, la porte s’était ouverte et la silhouette d’un homme de haute taille, coiffé d’un grand chapeau noir et appuyé sur une canne, s’y encadrait, vigoureusement découpée sur la lumière jaune de l’intérieur.
En approchant, les trois cavaliers virent qu’il s’agissait d’un vieillard, droit et robuste, à la figure sévère encadrée de longs cheveux blancs. Les rides de son visage proclamaient son grand âge ; pourtant l’éclair de son regard disait assez qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur. Devant lui, son petit-fils s’inclina comment devant un seigneur.
— Mon père, dit-il avec respect, voici des voyageurs égarés qui demandent abri pour la nuit.
— Leur as-tu dit, Pierre, que l’abri était celui d’un paysan ?
— Je leur ai dit, mon père.
— Alors, entrez, Messieurs, et prenez place auprès du feu. Le souper sera servi dans un moment. Pierre, tu prendras soin des chevaux.
Il s’écarta pour leur livrer passage. Impressionnés malgré eux par la noblesse étrange émanant de cet homme, les deux gentilshommes saluèrent en franchissant son seuil tandis que Pongo, toujours muet, réunissait dans sa main les brides des trois chevaux pour les mener à l’écurie. La pièce où l’on pénétra était basse, plafonnée de lourdes poutres aboutissant toutes à une cheminée occupant toute la largeur. Deux femmes vêtues de noir, l’une déjà âgée, l’autre à peine sortie de l’enfance, s’activaient devant l’âtre flambant, préparant le souper.
— Voici ma bru Anna et ma petite-fille Madalen, dit le vieux Joel. Prenez place, elles vont nous servir dans l’instant.
Les hommes s’assirent autour de la longue table de châtaignier et, après que le vieillard eut dit le Benedicite, les femmes entamèrent le silencieux ballet du service. Personne ne parlait. Le vieux Joel et son petit-fils mangeaient avec gravité, en hommes pour qui chaque bouchée de nourriture est sacrée parce qu’elle est le produit du travail quotidien. Les femmes ne se fussent pas permis d’ouvrir la bouche sans l’accord de l’ancêtre et, en outre, l’aspect farouche de Pongo, à qui elles jetaient furtivement de craintifs coups d’œil, leur inspirait une visible inquiétude. Jean de Batz, silencieux contre son habitude, n’avait pas ouvert la bouche depuis le porche franchi. Quant à Gilles, il s’emplissait les yeux et le cœur de ce décor austère qu’il aurait voulu familier, sans s’apercevoir que, sous la broussaille blanche de ses sourcils, le vieux Joel l’observait attentivement. En effet, depuis que le jeune homme était entré dans la lumière du foyer, ses yeux ne l’avaient pas quitté un seul instant.
Tout le repas, qui se composait de choux, de lard, de « lait cuit » et de tartines beurrées, se déroula tout entier sans qu’une seule parole fût prononcée à l’exception de quelques mots chuchotés par le vieillard à l’oreille de sa belle-fille, à la suite desquels, avec un regard effaré, elle s’éclipsa en compagnie de sa fille. À l’exception aussi des grâces finales clôturant le repas.
Ce fut Gilles qui, le premier, rompit le silence tandis que l’on quittait la table, en remerciant son hôte pour la nourriture et l’hospitalité reçues.
— Vous nous avez accueillis à votre table comme des amis, et pourtant vous ne savez rien de nous, pas même nos noms !
Pour la première fois, un léger sourire flotta sur les lèvres sévères du vieillard.
— L’hôte, envoyé de Dieu, est toujours un ami dans cette maison. Quant à votre nom… ajouta-t-il avec une étrange inflexion.
Il s’interrompit, prit dans un coin de l’âtre une torche résineuse qu’il plongea dans les flammes au moment précis où les deux femmes reparaissaient. Il leur jeta un coup d’œil rapide.
— Est-ce fait ?
— Oui, Père. Vos ordres sont exécutés.
— C’est bien.
La torche flambante fermement tenue dans son poing noueux, il se tourna vers ses hôtes.
— Suivez-moi, Messieurs. Je vais vous conduire à votre chambre. Vous n’y serez pas bien… mais vous y serez chez vous.
Sans plus s’expliquer il se mit en marche, sortit de la maison et, levant haut la torche, d’un geste plein de majesté il traversa la cour, se dirigeant droit sur le logis seigneurial à travers les fenêtres duquel rougeoyait à présent le reflet d’un feu. La porte vermoulue s’ouvrit en criant sous sa main, découvrant une salle lourdement voûtée, des piliers assez épais pour soutenir une cathédrale, une majestueuse cheminée armoriée dont l’écu, simplement écartelé, fit battre plus vite le cœur de Gilles. Un tronc d’arbre y flambait…
La salle n’avait aucun meuble. Simplement trois tas de paille fraîche recouverts de blanches peaux de mouton. Et puis, devant une fenêtre, l’accueil d’un bouquet : les derniers genêts et de brillantes branches de houx dans un grand pot de bronze.
Gilles, Batz et Pongo, celui-ci chargé des sacoches des deux gentilshommes, s’avancèrent dans cette salle aussi lentement, aussi précautionneusement que dans une église. À mi-chemin, le chevalier se tourna vers le vieil homme :
— Votre petit-fils avait parlé d’une grange. Ceci est le logis du maître…
— En effet ! Ne vous ai-je pas dit que vous seriez chez vous ? Tout à l’heure, Monsieur, vous vous êtes étonné que je ne m’enquière point de votre nom. Mais ce nom, je l’ai connu dès la minute où vous êtes apparu dans ma maison. Vous êtes, n’est-ce pas, le dernier des grands Tournemine ? Et moi, seigneur, je suis votre serviteur… trop heureux de voir enfin revenir le descendant des anciens maîtres, des vrais maîtres !
Lentement, il ôta le grand chapeau noir que les hauts paysans bretons ne quittent jamais et, s’agenouillant, il prit la main de Gilles et la porta respectueusement à ses lèvres. Vivement, le jeune homme s’inclina, prit le vieillard aux épaules pour l’obliger à se relever et l’embrassa, les larmes aux yeux.
— C’est vrai. Je suis Gilles de Tournemine. Mais comment avez-vous su ?…
— Il y a une vingtaine d’années, un homme est venu ici. Il s’appelait Pierre de Tournemine et il partait pour un long, un très long voyage dont il espérait rapporter assez d’or pour racheter ce château où, depuis le XVIe siècle, aucun mâle du nom de Tournemine n’avait vécu. Le propriétaire d’alors, le baron Louis-François de Rieux, se trouvait par hasard au château mais il n’a pas daigné recevoir ce parent lointain et visiblement pauvre qui lui arrivait. C’est moi, alors simple garde-chasse, qui l’ai reçu dans ma maison des bois où il a pleuré, de honte et de colère. Oui, seigneur, j’ai vu pleurer cet homme qui vous ressemblait… comme un père ; j’ai vu pleurer devant moi, pauvre homme, le dernier descendant du redoutable Gerfaut et j’ai pleuré avec lui. Mais il s’est vite repris : « Je reviendrai, Joel Gauthier, sur la mémoire de mes pères, je jure que je reviendrai et que je reprendrai ce fief que le ventre des femelles a égaré dans des nids étrangers. » Ce soir, quand je vous ai vu, j’ai compris qu’il était revenu…
— Non, soupira Gilles, il n’est pas revenu ! Il est mort, loin d’ici, sur la terre d’Amérique, devant une ville qui s’appelle Yorktown, comme Olivier le Gerfaut devant Mansourah, comme Geoffroy devant la Roche-Derrien, comme Olivier II devant Auray, comme Jean devant Pontorson, comme René, le dernier, devant Rouen. Il est mort glorieusement, mais il était toujours aussi pauvre ! Il n’a laissé que son rêve…
— Mais vous, seigneur, vous qui êtes jeune, qui êtes fort, vous allez, n’est-ce pas, accomplir le vœu de votre père ! Vous allez, n’est-ce pas, reprendre La Hunaudaye à ceux qui la méritent si peu et qui la laissent périr ! Le baron Louis-François l’avait vendue à un riche seigneur, le comte de La Moussaye, mais de lointains descendants de vos ancêtres se sont jetés sur lui comme des vautours. Il y a eu procès et ces gens se sont fait adjuger le fief : l’un a pris le château, les métairies, les droits féodaux, l’autre a pris la forêt… Cela ne leur a pas été difficile, ce sont des « robins », ajouta Joel avec mépris. Il faut que vous repreniez au moins le château, mon maître, pour que je puisse mourir heureux…
— Je le voudrais ! Oui, je le voudrais de tout mon cœur, mais je doute d’y parvenir. La Reine, pourtant, m’a promis que château et fief me seraient rendus si l’actuel propriétaire consentait à me les céder. Mais celui-ci, que j’ai vu à Rennes, ne veut rien entendre pour céder au moins La Hunaudaye… à moins que je ne lui paie un prix exorbitant, un prix qu’il m’est impossible de demander à Sa Majesté, si bien disposée soit-elle à mon égard…
En effet, le jour où Axel de Fersen avait conduit son ami à Trianon, Marie-Antoinette avait réservé au jeune homme l’accueil le plus charmant. Elle avait écouté avec un intérêt non dissimulé le récit de ses exploits et, singulièrement, celui du sauvetage du Suédois dans les bois de Virginie 3. L’histoire lui avait tant plu qu’elle avait spontanément tendu au chevalier sa main royale :
— Vous m’avez conservé, seigneur Gerfaut, le meilleur de mes serviteurs. C’est à moi de vous récompenser. Que souhaitez-vous ?
Sans laisser à son ami le temps de répondre, Fersen s’était alors chargé du vœu :
— Sa Majesté le Roi a bien voulu rendre au chevalier son nom et son titre. Mais, comme il souhaite se marier, il aimerait retrouver la terre et le domaine de ses ancêtres qui, par malheur, appartiennent à d’autres.
— Qu’à cela ne tienne ! Voyez ces autres, chevalier, et revenez me dire quel prix ils mettent à une cession. La Reine, Monsieur de Tournemine, n’a rien à vous refuser.
La parole était royale, le ton d’une grande gentillesse, la Reine, visiblement pleine de bonne volonté, mais, après avoir rendu visite au marquis de Talhouët-Boishorand, cousin cependant de son parrain, le recteur d’Hennebont, Tournemine avait vu s’évanouir le bel espoir qu’il avait emporté en Bretagne. Le moyen de revenir à Versailles demander à la Reine la somme fabuleuse qu’on lui réclamait ?…
— Voulez-vous me dire quel prix l’on vous demande ?
Ce fut Batz qui se chargea de la réponse :
— 500 000 livres 4 ! Une bagatelle comme vous le voyez. C’est parfaitement incompréhensible quand on considère l’état du château et le fait qu’il n’y a plus guère de terres autour puisque la forêt appartient à un autre.
Le vieux Joel parut soudain vieilli, vidé de cette étonnante vitalité qui le tenait si droit, si fièrement dressé au-dessus du niveau des autres hommes. Mais ce ne fut qu’un instant. Très vite il se reprit :
— Je crois que je peux expliquer. Pour refuser de vendre – car de telles prétentions équivalent à un refus – je ne vois qu’une raison : il espère trouver un jour le trésor…
L’éclat du feu émigra brusquement dans les yeux de Batz.
— Un trésor ?… murmura-t-il. Quel trésor ?
— Celui de Raoul de Tournemine, l’homme qui, après avoir combattu en Italie, fut ambassadeur auprès du roi d’Angleterre et du Pape Jules II. Extrêmement riche, il adorait les joyaux et en possédait une grande collection, dont beaucoup pris en Italie. Il ne permettait à personne qu’à lui-même de la contempler. Elle reposait dans un coffre de la maîtresse tour mais quand il a compris que la mort était proche, il l’a cachée dans un lieu que personne n’a jamais pu découvrir. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché au cours des siècles…
— Pourquoi ne pas l’avoir simplement léguée à ses enfants ? Pourquoi cacher ?
— Parce qu’il ne pouvait pas supporter, je crois, l’idée que d’autres pourraient toucher ses pierres, les manier. Et puis il craignait que la collection ne soit dilapidée. Enfin, il n’aimait pas ses enfants. Le sang du Gerfaut est un sang redoutable. Il est difficile à porter sans y laisser son âme…
— Il ne me fait pas peur, affirma Gilles.
— Alors, je vous en prie, essayez de lui rendre son nid. Et moi, je vais prier Dieu de me laisser sur la terre assez longtemps pour voir ce retour.
Dignement, le vieillard salua puis se retira. La porte cria sur ses pas, se referma. Demeurés seuls, les deux amis se regardèrent un long moment sans rien dire tandis que Pongo, près de la cheminée, ouvrait les sacoches de son maître. On n’entendait plus que le crépitement du feu car Joel avait laissé derrière lui assez de rêves pour occuper bien des nuits et ces rêves habitaient à présent l’esprit de ces trois hommes si différents, réunis au cœur d’une formidable coquille de granit comme des grains de blé dans un poing fermé. À l’aube, le poing s’ouvrirait pour les jeter au vent des lendemains afin qu’ils puissent germer et porter leurs fruits.
Lentement, Gilles s’approcha de Pongo. Celui-ci lui tendit, débouchée, une gourde qu’il venait de tirer des sacoches.
— Du rhum ? Tu crois que j’en ai besoin ?
L’Indien hocha la tête :
— Eau de feu bonne pour stimuler l’esprit ! Toi, devoir prendre une décision.
— Il a raison, coupa Jean. Tu as, devant toi, trois chemins entre lesquels il faut choisir. Le premier est droit, plat et sans aventures. C’est celui qui t’attend si tu renonces à reprendre ton domaine. Tu rejoindras Reine-Dragons et tu y continueras une carrière honorable, pas très éclatante peut-être sauf en cas de guerre mais qui te fera vivre convenablement. Évidemment cela m’étonnerait que tu décroches le bâton de maréchal…
— Tu sais parfaitement à quoi t’en tenir. Je veux La Hunaudaye ! Je la veux pour y bâtir mon propre nid. Je la veux pour Judith et pour moi… si Dieu permet que je la retrouve un jour.
— Ce n’est qu’une question de temps. Elle est vivante, elle est sans doute à Paris et le Prévôt Boulainvilliers a remis l’affaire entre les mains de M. Lenoir, le lieutenant de Police. C’est un homme habile et, dès qu’il aura des nouvelles, il te fera prévenir où que tu sois. Il en a engagé sa parole.
— On peut toujours espérer, soupira Gilles. Voyons tes autres chemins…
— Tu peux rester ici, te faire paysan et fouiller, chercher, creuser partout, démolir le château pierre à pierre pour trouver ce trésor… mais ça peut être long.
— C’est surtout absurde !
— Je le pense aussi mais je voyais là… une image poétique un peu dans le style du père Rousseau. Le troisième chemin, tu le connais, c’est celui de l’Espagne. Imite-moi : demande l’autorisation de servir un temps le Bourbon de là-bas au titre du Pacte de Famille. Tu partiras avec le grade de capitaine et, là-bas, je me fais fort de te faire gagner une fortune. C’est le pays d’Europe où il y a le plus d’or.
— Tes amis les banquiers, toujours ?
— Eh oui ! Tu as tout intérêt à ce qu’ils deviennent aussi les tiens. L’Espagnol paie bien et, entre leurs mains, même la solde d’un simple officier peut prendre d’intéressantes proportions. Alors, que décides-tu ?
Le jeune homme ne répondit pas, incapable justement de se décider. Il s’était mis à parcourir la grande salle qui, contemporaine des premières fondations du château, avait dû voir briller les colliers d’or sur les plumes blanches de Taran, le gerfaut légendaire. Ses mains s’attardaient à caresser les vieux murs rugueux, les lourds piliers noircis où s’appuyait la voûte. Les racines profondes de sa race, enfouies dans cette terre bretonne, avaient fait surgir de vigoureux surgeons, aussi durs que des chaînes, aussi solides que ces lianes tropicales qui s’emparent d’un homme et ne le lâchent plus, des pousses vivaces qui s’enfonçaient à présent au plus profond de sa chair et qu’il n’était plus possible d’arracher sans blessures. C’était ici « sa » maison, « son » toit, « son » foyer. C’était ici que, navigateur des tempêtes, passager des vents sauvages, il voulait bâtir son nid avec celle, aussi farouche que lui-même, qu’il s’était choisie pour compagne…
Mais un autre possédait ce domaine qu’il sentait sien si intensément et, paradoxalement, il lui fallait, pour le conquérir, s’en éloigner. Le château, pareil à quelque dieu impitoyable, exigeait déjà de lui un sacrifice cruel : quitter la France, s’arracher encore de la terre natale pour s’en aller demander à l’Espagne un peu de l’or qu’elle extrayait toujours, avec le sang et les larmes, de son Amérique à elle où elle n’avait cependant d’autres droits que ceux de la conquête et de la redécouverte par un mercenaire illuminé.
Pire encore : s’exiler c’était renoncer à chercher lui-même la trace, chaque jour plus ténue, de Judith ; c’était confier à d’autres, à des fonctionnaires capables peut-être mais indifférents, cette quête de la bien-aimée, pour lui tendre et douloureuse à la fois…
La voix de Pongo perça le silence obstiné où il s’enfermait en contemplant, des larmes au fond des yeux, l’écu rongé d’humidité des Tournemine.
— Quitter terre des ancêtres est cruel, dit-il. Mais dans pays indien, Sages qui cherchent vérité dans cœur brûlant du feu disent que Vallée Heureuse s’ouvrir seulement après long et difficile chemin avec épines et pierres tranchantes. Savoir choisir chemin difficile c’est souvent choisir victoire… et c’est être homme vrai !
— « … car le chemin est malaisé et la porte étroite ! » récita gravement Batz. On dirait qu’entre la sagesse indienne et l’Évangile il existe bien des points communs. Allons, chevalier mon ami, bois un peu de cet excellent rhum pour chasser les humeurs noires et dormons ! Demain tu décideras de ta route : celle de Madrid via Versailles avec moi… ou celle de Pontivy tout seul !
Gilles saisit la gourde, en lampa une longue rasade, s’essuya la bouche à sa manche puis rendit le flacon à son ami. Son regard était redevenu clair.
— Celle de Madrid, morbleu ! Et que le Diable t’emporte !…
Alors seulement le vieux Joel qui, debout, aussi immobile qu’une pierre, derrière la porte, avait écouté passionnément leur conversation, se signa d’un geste large, murmura quelques paroles d’actions de grâces puis, appuyé sur son bâton noueux, s’éloigna vers son logis. Il souriait, heureux depuis bien longtemps car il avait l’espoir de voir revenir un jour le jeune maître. En attendant, avec Pierre, il allait reprendre les recherches du trésor, interroger les vieilles pierres, les troncs noueux, les souterrains écroulés, ce qu’il s’était toujours refusé à faire. Mais à présent, il savait pour qui lui et son petit-fils allaient peiner…
1. Voir Le Gerfaut des Brumes.
2. Notre actuel Opéra-Comique mais le bâtiment fut reconstruit en 1883.
3. Voir Le Gerfaut des Brumes.
4. Il s’agit de livres or, donc d’une très forte somme.