TROISIÈME PARTIE TEMPÊTE SUR VERSAILLES

1784-1785

CHAPITRE XII LA MAISON DE MONSIEUR BEAUSIRE

Le billet, écrit sur papier rose et coquettement plié, était charmant. Il avait un air innocent et juvénile. Cependant son contenu avait de quoi faire réfléchir.

« Si vous souhaitez recevoir des nouvelles d’une belle jeune fille rousse, priez M. Lecoulteux de la Noraye, votre ami, de vous conduire à l’une des soirées de jeu qui se tiennent plusieurs fois la semaine dans certaine maison sise au no 10 de la rue Neuve-Saint-Gilles au Marais… »

Pas la moindre signature à ce billet si ce n’est le dessin grossier d’un trèfle à quatre feuilles, symbole de chance. Quant à l’écriture, assez élégante, elle était totalement inconnue du destinataire.

— Qui peut bien m’envoyer cela ? fit Gilles en se levant pour descendre chez Mlle Marjon demander qui avait apporté, quelques instants auparavant, le billet rose.

Il le tendit à Winkleried qui, les yeux mi-clos et les pieds sur les chenets de la cheminée, fumait, avec une mine de matou satisfait, une immense pipe, accompagnement logique, pour lui, d’une heureuse digestion.

— Tiens ! fit-il. Tu me diras ce que tu en penses à mon retour.

Mais Gilles n’apprit rien d’intéressant de sa propriétaire. Un commissionnaire comme il en existait des centaines avait apporté le billet sans en révéler la provenance. Il était impossible d’en savoir davantage.

Quand il revint chez lui, Ulrich-August avait ouvert tout à fait les yeux et quitté sa pose détendue. Il tournait et retournait le papier entre ses doigts.

— Alors ? dit-il en levant les yeux sur son ami.

— Rien ! Un commissionnaire ! Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

— Que c’est un billet de femme. La couleur, l’écriture… mais quelle femme ?

— C’est toute la question, dit Gilles en se baissant pour remettre du bois dans le feu. Le 10, rue Neuve-Saint-Gilles, c’est la maison de Mme de La Motte… or, j’y suis encore passé il y a dix jours, cette maison est fermée, vide. Les gens du quartier interrogés ont dit que les La Motte, mari et femme, étaient partis pour Bar-sur-Aube, pour voir ceux de leur parentèle, avec un vrai déménagement…

Près de quatre mois s’étaient écoulés depuis l’entrevue que Tournemine avait eue avec la Reine à Trianon… Quatre mois désespérants au fil desquels Gilles s’était senti mille fois devenir fou à force de monotonie et de silence. Sans l’amitié tonique de Winkleried, il eût peut-être repris le chemin des États-Unis mais le Suisse, considérant la patience comme la vertu capitale par excellence, s’employait de son mieux à calmer les rages de son ami. Ainsi Judith, cent fois décrite, lui était devenue à ce point familière que la rencontrant dans une rue, il l’eût reconnue sans l’ombre d’une hésitation. Mais il n’ignorait rien non plus de son caractère difficile et les homélies à tournure philosophique qu’il délivrait périodiquement à son ami se terminaient généralement par une phrase lapidaire du genre :

— Les femmes de caractère ça fait des épouses admirables mais il y a des moments où ça vous empoisonne sérieusement l’existence. Je ne suis pas du tout pressé de marier Ursula, moi ! Un jour viendra peut-être où tu regretteras le joyeux temps du célibat !

— Je donnerais cher pour être certain d’en arriver là un jour, soupirait Gilles, et les deux amis, armés chacun d’une pipe s’enfonçaient alors dans un silence peuplé de pensées et de songes.

Ceux du Breton étaient rarement gais. Il voyait autour de lui le ciel s’assombrir. Judith avait disparu sans laisser plus de trace que si quelque main géante l’avait tout à coup effacée de la surface de la terre. Quant à Madame de Balbi l’aventure forcée que Gilles vivait avec elle en était venue à lui peser singulièrement car il n’avait jamais éprouvé d’amour pour elle et le désir, privé des ailes de la passion, s’émoussait rapidement.

Elle était trop intelligente pour ne pas s’en rendre compte et la plupart de leurs rencontres se muaient peu à peu en scènes désagréables, violentes de sa part à elle, excédées de celle du chevalier qui cherchait à rompre un lien dont on refusait farouchement de le libérer.

— Je sais que tu ne m’aimes pas, mais cela m’est égal, disait-elle. Ce que je veux c’est te garder autant que je le souhaiterai. Prends garde ! S’il te prenait fantaisie de m’abandonner avant que je n’aie décidé notre séparation ! Prends garde, non à toi mais peut-être à ceux qui te sont chers…

Alors, pour que Judith, dont il ne savait rien mais dont elle savait peut-être quelque chose, n’eût pas à souffrir des rancunes de cette femme, il restait…

À Paris l’atmosphère n’était pas meilleure. Force était aux serviteurs de la Royauté de constater que la popularité de la Reine se détériorait avec une vitesse effrayante sans que d’ailleurs elle en eût conscience le moins du monde.

L’annonce de sa nouvelle grossesse était accueillie, grâce aux nombreux pamphlétaires à gages de Monsieur ou des Orléans, par des libelles insultants et des sarcasmes dont le moins sordide chantait sur un air de gavotte :

« Belle Antoinette

Qu’importe d’où nous vient cet enfant

C’est sans doute quelque planète

Qui nous a fait ce doux présent

Belle Antoinette… »

Et le nom de Fersen, de Fersen qui était justement à Paris au moment de la conception de l’enfant, de voltiger sournoisement sur certaines bouches malintentionnées. On disait même que le comte de Provence avait l’intention de protester contre la légitimité des enfants de son frère par une lettre secrète adressée au Parlement. On disait… Que ne disait-on pas ? Et, durant ces tristes semaines, le fourreau de l’épée du Gerfaut alla s’abattre plus d’une fois sur les épaules d’un libelliste dont il avait réussi à découvrir l’identité, souvent aidé d’ailleurs par celui d’Ulrich-August qui voyait dans ces expéditions punitives une espèce de sport.

— La saison de la chasse est ouverte ! disait-il en rossant joyeusement un scribouillard terrorisé qu’il finissait par arroser du contenu de son encrier.

Mais il était plus difficile de lutter contre l’immense campagne de dénigrement qui se développait autour de Marie-Antoinette et à laquelle, malheureusement, elle ne fournissait que trop d’aliments.

Dans les cafés, les clubs et sous les galeries neuves du Palais-Royal dont les travaux attiraient les curieux, on s’indignait des nouvelles de Versailles. Il y avait d’abord l’affaire du château de Saint-Cloud : pour achever justement ses énormes travaux, le duc d’Orléans souhaitait vendre son plus beau château et Marie-Antoinette poussait le Roi à le lui acheter pour la somme de six millions 1.

— Trianon ne lui suffit plus ! Il lui faut Saint-Cloud à présent, grondait la foule indignée. Elle arrivera bien à nous ruiner !

Infiniment plus grave, cependant, était l’affaire des bouches de l’Escaut intervenue au mois d’octobre entre l’empereur Joseph II, frère de la Reine, et les Pays-Bas qui avaient tiré sur un brigantin autrichien tentant de forcer la sortie du fleuve. Tout de suite on avait fait des préparatifs de guerre et tandis que l’Empereur levait une armée de 80 000 hommes, la France, protectrice des Pays-Bas, envoyait deux corps d’armée aux ordres du prince de Condé, en Flandre et sur le Rhin. Alors, Marie-Antoinette, oubliant qu’elle était reine de France et manœuvrée depuis Vienne par son frère par le truchement de l’ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, avait exercé sur Louis XVI un indigne chantage au sentiment, exigé de lui qu’il retirât ses troupes et convainquît les Pays-Bas de faire des excuses à l’Autriche et même participât financièrement à l’indemnisation.

De garde aux appartements du Roi, quelques jours plus tôt, Tournemine n’avait rien perdu des imprécations de la Reine et de la scène violente qu’elle avait faite au comte de Vergennes, farouchement hostile naturellement à une politique aussi inféodée à l’Autriche, allant même jusqu’à exiger une démission que Louis XVI heureusement lui avait refusée.

Bien entendu, l’officier avait enfermé au fond de son cœur les paroles entendues et la profonde tristesse qu’il en avait ressentie mais Versailles était une sorte de moulin ouvert à tous les vents et, le soir même, la nouvelle de cette scène courait vers Paris, envahissait les salons et les places publiques. Un cri avait jailli alors, dans le tumulte d’un café, une insulte qui, désormais, allait coller à la Reine comme la tunique de Nessus et jusqu’à l’heure de sa mort :

— À bas l’Autrichienne !

Cette fois, force était à l’épée de Tournemine de rester au fourreau. Comment s’en prendre à un peuple entier… surtout quand ce peuple a raison ? Mais son instinct d’enfant de la vieille terre bretonne lui faisait sentir qu’un orage allait venir et que le trop bon, mais hélas trop timide Louis XVI aurait besoin d’un rempart solide d’hommes fidèles et de dévouements inconditionnels pour lutter et défendre son trône.

Ce roi dont ils connaissaient la bonté, la générosité, la piété, l’honnêteté et la culture profondes, Gilles et Ulrich-August brûlaient à présent de le défendre, au besoin contre une épouse abusive et capable de se servir de l’amour qu’elle inspirait sans le rendre pour mieux se dévouer aux intérêts de la Maison d’Autriche.

— Peut-être avons-nous le goût des causes perdues, disait Gilles. Je n’aime pas jouer les oiseaux de mauvais augure mais j’ai peur que les folies de la Reine ne mènent le Roi aux abîmes. Elle sait, cependant, combien ses ennemis, Provence ou Orléans, sont à l’affût de son moindre faux pas pour l’amplifier et s’en faire des armes ! Pourtant elle accumule les erreurs et les défis. Elle est intelligente, cependant…

— Non, coupa Winkleried. Elle a de l’esprit, du charme, de l’éclat… mais elle n’est pas vraiment intelligente sinon elle ne demeurerait pas enfermée dans Versailles tandis que l’hiver ravage les campagnes et cause tant de misères ! Elle sera la seule reine de France qui n’aura jamais mis les pieds hors de Versailles et Paris…

Les premiers jours de décembre, en effet, l’hiver s’était abattu sur Paris comme une malédiction, un hiver qui promettait d’être aussi rude et aussi meurtrier que le précédent. Une neige épaisse, charriée par un vent glacial, enveloppait toutes choses et y demeurait attachée, sans fondre si peu que ce soit « en attendant de l’autre ! » comme disaient les paysans. Les vieillards et les malades mouraient dans les galetas sans feu, les oiseaux aussi dans les gouttières ou sur la terre gelée qui refusait aux animaux toute nourriture. Des loups avaient même fait leur apparition dans les bois de Marly. Le Roi, qui distribuait continuellement de larges aumônes, leur avait donné la chasse et en avait tué deux avec cette habileté qui confondait ses courtisans. D’où ce myope qui ne reconnaissait pas un familier à dix pas tirait-il cet étonnant coup d’œil ?

— C’est un vrai chasseur, disait Gilles. Il sent le gibier et il n’a presque pas besoin de le voir.

Il s’était levé et, le billet rose au bout des doigts, allait vers la fenêtre pour le relire comme si la lumière du jour pouvait lui révéler quelque signe caché.

— Que vas-tu faire ? demanda Ulrich-August occupé à vider sa pipe en la tapant contre le manteau de la cheminée avant de la bourrer de nouveau.

— Y aller, bien sûr. Je ne sais pas qui m’envoie ce billet mais s’il y a la moindre chance de retrouver Judith, pour rien au monde je n’y manquerais.

— Et si c’était un piège ?

— Un piège ? De qui, mon Dieu ? Et pourquoi ? Si la Reine a chassé cette La Motte, il n’y a aucune raison pour qu’elle lui ait dit que j’en étais la cause. Voilà des mois que je me ronge les poings dans l’attente d’un signe, d’un mot, d’un appel. Je suis capable d’aller jusqu’en enfer pour une simple trace. Non, ce qui m’intrigue le plus c’est la référence à Lecoulteux. Ce n’est pas un ami, tout juste une relation et encore ! Une ancienne relation serait plus exact car depuis la lettre de la duchesse et la visite que je lui ai faite, nous ne nous sommes plus revus.

En effet, contrairement à ce que pensait Gilles, Cayetana avait pris comme une offense personnelle le délai réclamé par Boehmer. Son ambassadeur avait reçu d’elle une lettre fort aimable mais fort péremptoire lui enjoignant d’avoir à rompre immédiatement les accords pris avec les joailliers.

« J’admire beaucoup la reine Marie-Antoinette, disait-elle, mais je n’ai aucune raison d’attendre humblement qu’un caprice lui vienne ou lui passe. Vous avez fait, en mon nom, mon cher chevalier, une offre plus que généreuse. Les joailliers parisiens n’ont pas su lui donner une préférence immédiate, je leur laisse donc leur collier, sans grands regrets d’ailleurs, puisque je sais, depuis peu, qu’il ne viendra pas tenter d’embellir certaine vilaine tête à laquelle la couronne ira déjà suffisamment mal… »

Il semblait, en effet, que les joailliers de la rue de Vendôme eussent perdu leurs deux clientes espagnoles à la fois. Le chevalier d’Ocariz était reparti pour Madrid afin d’y subir le mécontentement de son maître car, apparemment, Maria-Luisa n’avait pas jugé utile de s’assurer du consentement de son beau-père avant de lancer le consul d’Espagne à l’assaut des diamants de Boehmer. Or, Charles III trouvait, avec certaine raison peut-être, que la future reine possédait bien assez de diamants comme cela et que le trésor royal était hors d’état de supporter pareille extravagance.

La sagesse forcée de son ennemie avait-elle entraîné celle de la duchesse d’Albe, ou bien, avec sa manie des constructions, pensait-elle que l’argent du collier serait mieux employé dans un nouveau palais ? La lettre ne le disait pas mais sous la désinvolture des mots, Gilles crut découvrir une sorte de soulagement ; évidemment avec une femme aussi capricieuse, qui pouvait se vanter de connaître avec précision le jeu changeant des pensées ?… Elle avait eu envie de ce collier, à présent elle n’en avait plus envie… quoi de plus simple, après tout ?

Par contre, la double défection espagnole plongeait Boehmer et Bassange dans un véritable désespoir. Car si la Reine ne se décidait pas à acheter le collier c’était pour eux la ruine sans phrase. Or, la fin du délai demandé par le comte de Provence approchait et aucun signe encourageant n’étant arrivé de Versailles, les deux associés en arrivaient à offrir mille écus à qui leur ferait vendre le trop fastueux objet.

Du côté de Lecoulteux, les choses avaient été fort simples. Le banquier s’était borné à informer la succursale de Cadix de l’annulation du marché et à offrir à Gilles, au nom de la duchesse, un dédommagement que le jeune homme avait d’ailleurs refusé.

— Je n’ai eu d’autre peine que faire votre connaissance et celle des joailliers de la Reine, dit-il au banquier. Cela ne mérite vraiment aucun dédommagement.

Lecoulteux de la Noraye s’était mis à rire.

— L’homme du monde vous approuve, chevalier, mais pas l’homme d’affaires. Les beaux sentiments mènent rarement à la fortune. Cela dit, je serai toujours très heureux de vous voir…

Cette parole, Gilles venait de se décider à la lui rappeler et à le prier, dès le lendemain, de lui servir d’introducteur dans la maison La Motte quand, à cet instant même, Javotte, la domestique de Mlle Marjon, reparut avec un autre billet.

Le nouveau venu n’avait rien de féminin. Il ressemblait beaucoup plus à un pli ministériel qu’à un poulet galant… et il était signé Lecoulteux de la Noraye, comme par hasard :

« Il m’est apparu, chevalier, que la chance pourrait vous offrir les avantages financiers que vous refusez des dames. Laissez-moi le plaisir de vous conduire à elle, dans le salon d’une charmante femme où l’on ignore ce que peut être un tricheur car on y joue honnêtement entre gens de bonne compagnie. Si vous en êtes d’accord, passez chez moi demain vers sept heures et nous irons ensemble rue Neuve-Saint-Gilles, au Marais… »

— Eh bien, qu’en dis-tu ? s’écria Gilles après avoir lu la lettre à haute voix. Je crois que nous aurions tort de garder encore une prévention. Lecoulteux est un homme droit, très fortuné et il n’a pas grand-chose à voir avec Monsieur.

— Je suis d’accord ! Si je ne devais souper demain chez notre colonel qui donne à manger à ses officiers, je serais même allé avec toi. Le billet rose a peut-être été envoyé par une jolie femme…

— Peut-être ! De toute façon, je verrai bien… et je t’emmènerai la prochaine fois si c’est intéressant !

Le lendemain, au premier coup de sept heures sonnant à l’église des Capucines, Gilles arrivait place Louis-le-Grand 2, où un énorme Louis XIV de bronze caracolait sous une épaisse couche de neige, et allait s’annoncer au no 19 où quelques-uns des membres de l’immense famille Lecoulteux 3 possédaient un magnifique hôtel servant à la fois de maison de banque et de résidence parisienne aux deux financiers Lecoulteux de la Noraye et Lecoulteux de Canteleu, son cousin.

Il y reçut l’accueil auquel il était habitué et, laissant son cheval dans les grandes écuries de la maison, il prit place dans la voiture du banquier.

— Je vous admire de vous déplacer à cheval par un temps pareil, dit celui-ci en glissant ses jambes habillées de soie sous une épaisse couverture en peau de renard. Moi, j’aurais peur de geler tout vif.

— Nous autres militaires avons la peau dure, fit Gilles en riant. Mais dites-moi, cher ami, chez qui donc me conduisez-vous, rue Neuve-Saint-Gilles ?

— Ah, je vous ai intrigué ! Chez une amie charmante, la comtesse de La Motte-Valois. Elle tient un salon fort agréable, surtout depuis que la faveur de la Reine lui a permis de sortir de l’indigne misère dans laquelle végétait cette authentique descendante de nos rois.

— Elle était dans la misère ?

— Noire ! Elle et sa sœur ont été recueillies jadis, tout enfants, par l’excellente marquise de Boulainvilliers, la défunte épouse du Prévôt de Paris qui s’est chargée de leur éducation et a marié Jeanne avec le comte de La Motte, un gendarme aimable et bon vivant mais sans fortune. Le ménage, dans les débuts, a eu bien du mal à joindre les deux bouts mais ce sont des jeunes gens si charmants ! Ils ont su s’attirer d’abord l’amitié du cardinal Louis de Rohan qui les a secourus. Moi-même j’ai fait ce que j’ai pu mais il est bien évident que sans l’immense charité et la haute protection de Sa Majesté la Reine, ils n’en seraient pas où ils en sont actuellement.

— Ah ! Leur situation s’est donc améliorée ?

— Beaucoup, surtout dans les derniers temps. Le mari est des Gardes du comte d’Artois, quant au frère de Jeanne…

— Jeanne ?

— La comtesse, voyons ! Ah ça, vous ne les connaissez vraiment pas du tout ?

— Pas du tout ! fit Gilles sincère. J’ai un peu entendu parler de la comtesse mais je ne lui ai jamais adressé la parole.

— C’est étrange… car c’est elle qui m’a fait connaître son désir exprès de vous voir chez elle. Il est vrai que vous appartenez à cette brillante cohorte des héros d’Amérique et que vous, personnellement, êtes auréolé d’une légende qui passionne toutes nos belles romanesques. Madame de La Motte aura entendu parler de vous, dans un salon, et aura souhaité vous voir chez elle d’autant plus vivement que l’on vous dit assez sauvage.

— Mais comment a-t-elle su que nous nous connaissions ?

— Je pense qu’il me faut plaider coupable ! Je vais souvent chez elle où je me plais et je crois bien que j’ai dit vous connaître. Vous ne m’en voulez pas, au moins ?

— En aucune façon ! Il est toujours agréable de rencontrer des gens aimables…

— … et une fort jolie femme ! Vous verrez, elle est irrésistible ! Une grâce, un charme ! Sa sœur vit avec elle mais elle est beaucoup moins belle. Oh, c’est une très bonne famille, le frère de Jeanne est chevalier de Saint-Louis et sert dans la Marine. Il commande une frégate et…

Jean-Jacques Lecoulteux était un homme charmant mais il était affreusement bavard, ce qui, pour un homme d’argent, ne laissait pas d’être un défaut. Une fois lancé, il n’y avait plus qu’à le laisser aller et Gilles l’abandonna au plus chaud d’un ardent panégyrique des Saint-Rémy de Valois et autres La Motte pour s’enfoncer dans ses pensées… Il était étrange tout de même qu’à peine rentrée à Paris – car elle n’était certainement pas là depuis longtemps – cette femme eût manifesté le désir de le rencontrer. C’était elle, sans doute, qui avait écrit le fameux billet rose dont il s’était demandé, un instant, s’il ne venait pas de Cagliostro…

Après tout, cette femme connaissait Judith, elle était peut-être son amie et, en dehors du médecin italien, il n’y avait guère qu’elle et Mme de Balbi qui fussent capables d’en avoir des nouvelles et l’important était de retrouver la jeune fille sans se préoccuper autrement du chemin emprunté par ces nouvelles…

En s’inclinant sur la petite main chargée de bagues qu’elle lui tendit, au seuil d’un élégant salon tendu d’étoffe brochée sur fond bleu, Gilles se surprit à penser que sa beauté justifiait assez le lyrisme de Lecoulteux.

Sous la lumière dorée d’une profusion de bougies roses, sa ressemblance avec Judith était moins évidente. Elle était plus âgée d’abord et son visage avait plus de mollesse que celui de la jeune fille. Elle n’avait pas non plus cette façon insolente qu’avait Mlle de Saint-Mélaine de porter bien haut sa petite tête fière ni l’éclat quasi transparent de sa peau, ni le scintillement de diamant noir de son regard. Ses yeux à elle étaient bleus, emplis d’une vraie coquetterie et d’une fausse candeur que le jeune homme jugea désagréables. Mais il ne trouva rien à reprendre à la gorge éblouissante que découvraient plus qu’à demi les mousseuses dentelles noires d’un grand décolleté carré et fort généreux que limitait à peine un fort beau collier d’or et de topazes, assorti aux pendants d’oreilles et aux bracelets qui chatoyaient sur la peau de la jeune femme.

— Monsieur Lecoulteux de la Noraye mérite de chauds remerciements pour vous avoir décidé à venir nous rejoindre, Monsieur. C’est un privilège que vous n’accordez pas facilement m’a-t-on dit ?…

— Vous êtes trop bonne, Madame, de considérer la visite d’un simple officier des Gardes comme un privilège ! Il vous suffisait de la demander vous-même : on ne saurait rien refuser à une dame aussi séduisante.

— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir ! Venez que je vous présente…

Elle passa une main souple sous son bras et glissa avec lui vers les profondeurs d’un salon illuminé et peuplé de silhouettes vêtues de soie et de velours qui appartenaient en grande majorité à des hommes. Là, dans le grand miroir rectangulaire au-dessus de la cheminée flambante, Gilles vit s’avancer à sa rencontre sa propre image bleu et argent avec, au bras, une femme noir et or qui souriait et dont la tête poudrée à frimas semblait vouloir à chaque instant se poser sur sa large épaule. L’expression tendue de son propre visage bronzé que la blancheur de la perruque faisait plus sombre encore le surprit et il se força à sourire pour qu’aucun de ces gens ne devinât la vague inquiétude, l’instinctive méfiance plutôt, qui s’était emparée de lui quand la main de Jeanne s’était posée sur sa manche.

On le présenta à « Mlle de Saint-Rémy de Valois », sœur de la maîtresse de maison, grosse fille blonde et plutôt fade qui n’avait rien du charme piquant de sa sœur mais auprès de laquelle s’empressait cependant un fort beau jeune homme à l’énigmatique regard vert qui portait un uniforme d’officier un peu râpé et que l’on annonça comme étant « le vicomte Paul de Barras, un aimable Provençal et le chevalier servant attitré de notre chère Marie-Anne… ».

Une dizaine de personnes environ évoluaient autour des tables disposées dans le grand salon : une grande où un « banquier » taciturne disposait les cartes et les jetons du pharaon et plusieurs petites où joueraient au whist ou au nain jaune ceux qui le préféreraient. Mais, en dehors de la comtesse et de sa sœur, la seule femme était une vieille fille sèche et malicieuse auréolée d’un fantastique bonnet à rubans couleur de feu qui s’annonça elle-même pour être « Mlle Colson, lectrice de Madame… quand il lui arrive de lire et sa cousine par distraction ! ».

Les hommes appartenaient au monde de la finance ou de la haute administration. Il y avait là, outre le mari, bellâtre vantard et trop souriant que Tournemine jugea aussitôt foncièrement antipathique, l’intendant de Champagne Rouillé d’Orfeuil, le comte de Saisseval, un joueur impénitent, le Receveur Général Dorcy, l’abbé de Calbris, Conseiller au Parlement. Un soldat, mais d’importance : le comte d’Estaing que le chevalier considéra avec quelque stupeur : qu’est-ce que ce général transformé brusquement en amiral par la vertu d’un décret, qu’est-ce que le héros du combat de la Grenade pouvait bien faire dans cette galère ?… Décidément, les combattants d’Amérique remportaient de grands suffrages, rue Neuve-Saint-Gilles !

La voix de Jeanne, qui s’était chargée d’une douceur accrue, le tira de sa brève méditation en roucoulant :

— Voici à présent l’un de nos plus chers amis, Monsieur le chevalier Reteau de Vilette, un écrivain de talent et un délicieux poète…

Et Gilles se retrouva en train de saluer courtoisement le dandy secrétaire, plus dandy que jamais, dans un étonnant frac bleu lumière à boutons d’or fin. À le voir de plus près, il put constater qu’il devait être d’une vigueur à peu près égale à la sienne propre et que ce délicat poète était pourvu de mains de déménageur.

« Quelle recrue cela ferait pour les galères !… » se surprit-il à penser.

Le dernier personnage de cette bizarre collection était un moine, aussi incongru dans ce tripot déguisé en salon qu’une rosière dans une maison close. Mais le père Loth, Supérieur des Minimes de la Place Royale 4, semblait étonnamment à son aise au milieu des joueurs et se qualifia lui-même « d’ami de la famille et confesseur particulier de la comtesse Jeanne… ».

— Commettez-vous donc de si gros péchés, comtesse, qu’il vous faille garder constamment votre confesseur à portée de la main ? chuchota Gilles à l’oreille de son gracieux mentor.

Elle se mit à rire mais baissa les yeux.

— Ne sommes-nous pas tous pécheurs, chevalier ? soupira-t-elle. Dans les temps difficiles que nous vivons, une bonne part de nos actions de chaque jour sont autant d’offenses au Seigneur.

— Le jeu par exemple ?…

— Comment oserais-je me permettre de croire que le jeu offense Dieu quand les plus grands de ses serviteurs ne dédaignent pas de s’y adonner. Voyez plutôt…

Et lâchant enfin le bras du jeune homme qui en éprouva un bizarre soulagement, peut-être parce qu’il n’avait pas aimé cette façon qu’elle avait eue de claironner son nom aux quatre coins de son salon comme si elle tenait essentiellement à ce qu’aucun des assistants ne l’oubliât, Jeanne s’avança vivement vers la porte au seuil de laquelle venait d’apparaître l’imposante silhouette du Cardinal de Rohan.

Le beau prélat était vêtu comme il l’était lors de sa visite à Cagliostro mais son visage, alors tendu et inquiet, était éclairé, ce soir, par un sourire dont il enveloppa la jeune femme avec une extraordinaire expression de joie et de tendresse.

— Chère comtesse ! Enfin vous voilà de retour ! Vous nous avez tellement manqué !…

Tandis que la jeune femme s’inclinait pour baiser l’anneau de Son Éminence, Gilles, qui avait rejoint Lecoulteux près de la cheminée, ne put s’empêcher d’entendre ce que murmurait l’abbé de Calbris, qui lui tournait le dos, à son voisin l’intendant de Champagne.

— Elle lui a peut-être manqué, mais j’imagine que sa trésorerie a dû se trouver bien de l’absence en question. Notre belle Jeanne lui coûte une fortune… Le décor de la maison a changé du tout au tout depuis quatre mois !

— Et vous pensez que c’est le cardinal qui…

— Bien sûr, voyons ! Jeanne est sa maîtresse. Tout le monde sait cela…

— On dit pourtant que la Reine se montrerait extrêmement généreuse…

— La Reine ? Elle n’a jamais assez d’argent. Et d’ailleurs les Polignac ne permettraient pas qu’elle distribue à d’autres qu’eux-mêmes ou leurs amis, des libéralités de cette importance.

Le personnage principal de la soirée étant arrivé, accompagné d’ailleurs d’un de ses amis, le baron de Planta et d’un jeune secrétaire : Ramón de Carbonnières, on prit place aux tables de jeu. Gilles nota alors que la belle Jeanne n’avait pas jugé utile de le présenter au Cardinal. Elle avait même mis une certaine hâte à installer l’Éminence à une table de whist avec l’amiral d’Estaing, le baron de Planta et l’abbé de Calbris sans lui laisser beaucoup le temps d’entrer en conversation avec les autres personnages réunis dans son salon.

Le jeune homme se disposait à rejoindre Lecoulteux à la table de pharaon quand la pittoresque Mlle Colson l’interpella :

— Vous qui êtes jeune et qui semblez avoir d’excellents yeux, chevalier, voulez-vous venir à mon secours ?

— Bien volontiers, Mademoiselle. Je suis tout à votre service.

— Merci. Alors voyez donc si vous n’apercevez pas quelque part mes besicles ? Je les perds à longueur de journée et sans elles je n’y vois goutte… Allez donc jouer dans ces conditions-là !…

Suivi par elle, il entreprit le tour du salon, scrutant les consoles, les dessus de commodes, le manteau de la cheminée. Soudain, alors qu’ils se penchaient ensemble sur les rayons d’une petite bibliothèque de femme, il l’entendit murmurer très vite :

— Trouvez un prétexte quelconque mais partez ! Si vous restez ici, il vous arrivera malheur…

— Que voulez-vous dire ? chuchota-t-il sans que son visage souriant eût subi la plus légère altération.

— Je ne sais pas ! Je n’ai entendu que quelques paroles. Mais ce que je sais bien c’est qu’on ne vous veut, ici, aucun bien…

Elle se redressait déjà et, dans le mouvement qu’elle fit, il vit soudain entre ses mains à demi couvertes de mitaines noires les fameuses besicles qu’elle faisait mine de chercher.

— Ah ! Vous êtes un ange ! s’écria-t-elle très haut. Maintenant allez vite jouer et pardonnez-moi de vous avoir retardé.

Il hésita un instant. La première idée de Winkleried avait donc été la bonne : le billet rose était un piège ourdi vraisemblablement par la comtesse. Elle avait dû apprendre, d’une manière ou d’une autre, qu’il était son ennemi et elle s’apprêtait à se venger.

L’avis que lui donnait cette aimable demoiselle, si sympathique avec sa figure de furet et ses joyeux yeux bruns, était certainement un conseil de sagesse mais il lui déplaisait de fuir devant une femme. Et puis, qui pouvait dire s’il n’apprendrait pas, tout de même, quelque chose touchant Judith ? Enfin, il portait une épée au côté, il savait se battre et, à toute extrémité, il était fermement décidé à vendre chèrement sa peau.

Le salon s’emplissait. De nouvelles personnes arrivaient. Sortir sans être vu eût été la chose du monde la plus simple mais Gilles n’avait aucune envie de se couvrir de ridicule aux yeux de Lecoulteux. Avec un sourire rassurant à l’adresse de Mlle Colson qui, derrière son éventail déployé, l’épiait avec une sorte d’angoisse, il alla d’un pas nonchalant prendre, à la table, la place que lui avait gardée le banquier, tira un louis de sa poche, le jeta sur le tapis et s’efforça de s’intéresser à la partie mais sans y mettre d’acharnement car il considérait le jeu comme une simple distraction tandis que la plupart des autres, et Lecoulteux en particulier, s’y adonnaient avec une passion qui leur mettait le feu aux joues et des éclairs dans les yeux.

Naturellement, comme tous les néophytes, il gagna, et bientôt un petit tas d’or commença à s’amasser devant lui.

— Je vous avais bien dit que la chance vous sourirait ! remarqua son compagnon.

— J’en suis le premier surpris.

— Vous devriez vous retirer, lui conseilla son voisin de gauche. C’était ce jeune vicomte de Barras qui s’intéressait de si près à l’apathique Mlle de Saint-Rémy de Valois. Il devait être plus riche de noblesse que d’écus et c’était sans doute l’opulence toute neuve de cette maison qui l’intéressait mais il offrait un curieux mélange d’arrogance et de timidité qui n’était pas sans charme.

— Me retirer ? Pourquoi donc ?

— Parce que la chance est encore plus capricieuse qu’une jolie femme. C’est la première fois que vous jouez, n’est-ce pas ?

— Cela se voit à ce point ?

— Non, pas vraiment, mais on a toujours de la chance la première fois. Vous pouvez juger d’après la mienne qu’elle me connaît peut-être depuis trop longtemps, ajouta-t-il avec un sourire qui rendit son âge exact – vingt-neuf ans – à un visage aux traits agréables, auréolé d’une chevelure blonde et bouclée, mais déjà marqué par la débauche. Sa main fine balaya devant lui le tapis résolument vierge de toute pièce.

— Si vous partez, nous partirons ensemble ! dit-il encore mais avec un soupir qui en disait long sur ses regrets.

Gilles entreprit de couper en deux son propre gain.

— Partageons ! proposa-t-il obéissant à une impulsion soudaine.

Les yeux verts de Barras s’effarèrent.

— Êtes-vous fou ? Vous ne m’avez jamais vu. Je suis peut-être un truand…

— Bah ! J’en accepte volontiers le risque ! Voyez-vous, je n’arrive pas à considérer cet argent comme m’appartenant réellement. Et puis… vous portez un nom que j’ai appris à respecter à Newport et durant la campagne d’Amérique.

— Je n’y étais pas ! fit l’autre d’un ton où entraient à la fois un défi et un regret.

— J’ai connu, pourtant, à Newport un amiral de Barras !

— Mon oncle ! Le héros d’une famille dont j’ai l’honneur d’être la brebis galeuse. Tandis qu’il atteignait à la renommée en Amérique, je me faisais dévorer par les moustiques à Pondichéry sans y trouver pour autant les trésors de Golconde.

— De toute manière vous êtes un frère d’armes. Alors… acceptez ! Vous me rendrez cela quand la chance vous reviendra.

Quelque chose qui ressemblait à une émotion passa sur le visage froid et sarcastique du jeune Provençal.

— Après tout, vous êtes peut-être un saint !… Mais je vous remercie et j’essaierai de vous revaloir cela, d’une façon ou d’une autre.

Il se remit au jeu avec une ardeur qui disait assez sa joie. La chance lui revint comme par miracle et, une heure après, il pouvait restituer à Gilles la somme qu’il lui avait prêtée.

— Vous êtes un sacré porte-veine, mon ami ! lui dit-il en lui tendant la main. Je ne suis pas près de vous oublier !

— Mais personne ici n’a envie d’oublier Monsieur de Tournemine ! fit derrière eux la voix aimable de la comtesse. C’est plutôt lui, il me semble, qui, dans l’ardeur du jeu, oublie son hôtesse… une hôtesse qui n’a encore jamais eu l’occasion d’échanger plus de trois paroles avec le fameux Gerfaut et qui cependant en meurt d’envie !

Gilles se leva instantanément.

— Pardonnez-moi, Madame ! Mais me voici à vos ordres !

— Ah ! non, comtesse, vous n’allez pas l’enlever ! protesta Barras. C’est une hérésie ! La chance est avec lui !

Il reçut pour la peine un léger coup d’éventail qui effleura sa joue.

— Vous êtes un insolent, vicomte ; et si vous souhaitez devenir mon frère, je vous conseille d’en user autrement avec moi. Qui vous dit que je n’ai pas une chance meilleure que la vôtre à offrir ?

Le vicomte haussa les épaules.

— Tout dépend, ma chère, de ce que vous pensez lui offrir, fit-il avec impertinence. Il est bien certain qu’une jolie femme dispose de trésors auprès desquels ceux d’une banque ne sont que poussière ! Eh bien, bonne chance, chevalier, mais revenez-nous vite !

— Laissons ce malotru, chevalier, et allons boire ensemble un verre de « Giroflée du Dauphiné » ou une tasse de café… Rien de tel pour faire connaissance que partager le pain et le sel…

Ils s’éloignèrent ensemble vers la salle à manger où, sur une grande table ovale garnie d’une pyramide de fruits et de deux belles aiguières de cristal et d’argent, un buffet était disposé. Gilles accepta une tasse de café et attendit que Jeanne entamât la conversation. Mais elle ne semblait pas pressée et même, depuis qu’ils avaient quitté la table de jeux, elle n’avait pas prononcé une parole, se contentant de lui sourire avec grâce tandis qu’ils traversaient les deux salons au rythme des battements nonchalants de son éventail de dentelle noire.

Elle buvait, elle aussi, du café et ses yeux bleus l’observaient attentivement par-dessus le bord doré de la tasse mais elle ne disait toujours rien.

À la lumière jaune des bougies ses prunelles verdissaient et accentuaient sa ressemblance avec une jolie chatte en train de se pourlécher avec une tendresse cruelle en face de la souris qu’elle va griffer puis croquer dans un instant…

— Eh bien, comtesse, dit le chevalier avec un nonchalant sourire, de quoi souhaitez-vous parler ?

— De vous !… de moi !… pourquoi me détestez-vous sans me connaître ? fit-elle à brûle-pourpoint. Est-ce parce que je ressemble à quelqu’un que vous aimez… beaucoup ?

— Qui vous a dit que je vous détestais, Madame ?

— Personne. Ce n’est qu’une… impression.

— Une impression erronée. Comment pourrais-je vous détester alors que nous nous voyons pour la première fois ?

— Nous nous parlons pour la première fois. Mais nous nous sommes déjà vus… Souvenez-vous, dans cette même rue, un soir. Vous sembliez attendre quelque chose et j’ai cru naïvement que c’était moi, que… je vous plaisais. Alors qu’en fait c’était une autre que vous attendiez, une autre qui est venue plus tard et que vous aimez ! Car vous l’aimez, n’est-ce pas, cette Julie de Latour ?

— Je vous aurais peut-être aimée si je vous avais connue avant elle, fit Gilles, surpris par la soudaine tristesse qui pesait dans la voix de la comtesse.

Elle haussa ses blanches épaules.

— Certainement pas ! Je ne suis pas de celles que peut aimer un homme d’honneur, n’est-ce pas ?

— Madame ! Votre époux…

Elle reposa la tasse que le tremblement soudain de ses mains fit tinter. Des larmes mal contenues brillaient à présent dans ses yeux.

— Ne me parlez pas de lui, se plaignit-elle à voix basse. Il est le mauvais génie de la pauvre fille que j’ai été… que je suis peut-être encore mais que pouvais-je espérer d’autre ? Avez-vous jamais connu la misère, chevalier ?

— La misère, non, mais une grande pauvreté, oui, Madame, dit-il gravement.

— Ce n’est pas pareil ! La faim, le froid, la neige comme cette nuit quand on ne sait comment s’en défendre et qu’on n’est qu’une toute petite fille, ce sont des choses qu’on ne peut oublier… Pour éviter le retour de ce cauchemar on ferait n’importe quoi…

Surpris par cette douleur soudaine et incapable de résister à la pitié que faisait lever en lui toute souffrance il prit doucement la main que Jeanne crispait sur les branches fragiles de son éventail.

— La misère est loin, à présent ; elle ne reviendra plus jamais. Vous avez des amis riches, puissants…

— Que sont des amis riches, puissants auprès d’un amour vrai ? souffla-t-elle avec une sorte de rage. Vous qui le connaissez, cet amour, gardez-le, gardez-le précieusement. Et tenez… partez, chevalier, partez à l’instant même. Ne restez pas plus longtemps dans cette maison. Mon mari… vous déteste, vous craint, je ne sais pourquoi.

— Votre mari ? Mais que lui ai-je fait ?

— Rien, sans doute, mais avec lui cela suffit.

Elle semblait tout à coup si inquiète, si fébrile, qu’il lui sourit d’un air encourageant. Était-ce là ce danger dont avait parlé Mlle Colson ? Il n’était pas bien grand dans ce cas mais, pour une vieille demoiselle, La Motte pouvait prendre aisément des allures de croquemitaine.

— Je pars, dit-il… et je vous remercie. Mais n’aviez-vous pas quelque chose à me dire, ou bien ce qu’annonçait le billet rose n’était-il qu’un appât ?…

— Le billet… mon Dieu, c’est vrai, j’allais oublier !… Non, ce n’est pas seulement un appât. On a réussi à reprendre Julie à ce démon de Cagliostro, ce mage maudit qui s’en sert pour ses expériences démoniaques, mais…

— On ? Qui, on ?

— Je ne puis vous le dire mais elle est obligée de se cacher, car le Diable est puissant, rusé. Il semble avoir des yeux partout.

— Dites-moi où elle est, rien de plus, et je m’en vais…

Elle jeta un regard circulaire autour d’elle comme si elle craignait d’être entendue, déploya son éventail et l’agita doucement tandis qu’un sourire revenait sur ses lèvres.

— Rue de Cléry, no 15… chez un exempt de police, un certain Beausire ! Mais, pour l’amour de Dieu, ne faites semblant de rien. On nous observe. Plus haut, elle ajouta : Je suis navrée que vous deviez partir, chevalier, mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Elle lui tendait la main. Il la prit, la baisa.

— Je n’y manquerai pas, comtesse, et j’aurai plaisir à revenir chaque fois que vous voudrez bien m’y autoriser…

Il repassa dans le premier salon. La partie faisait rage mais il était impossible de partir sans prévenir Lecoulteux. Il alla l’avertir discrètement.

— Êtes-vous si pressé ? dit le banquier. C’est stupide, nous sommes au fort de l’action…

— Il faut que je rentre. Je dois être au palais de bonne heure demain matin.

— Prenez au moins ma voiture pour vous ramener place Louis-Le-Grand et vous lui direz de revenir me chercher. Il fait un temps du diable !…

Gilles remercia, salua à la ronde et rendit la solide poignée de main, à l’anglaise, que lui assenait Barras, accompagnée d’un « À bientôt » tout sonore de joie méridionale.

En se dirigeant vers la porte, il dut passer tout près du cardinal de Rohan qui, las sans doute de jouer, s’était levé et faisait quelques pas avec son hôtesse, pour chercher refuge dans l’embrasure d’une fenêtre. Il salua le couple et, sans le vouloir, saisit au vol la phrase que Jeanne, redevenue très souriante, lançait au galant prélat :

— Ma foi, je n’ai pu résister à ma curiosité de femme, Éminence. Ce tantôt, je suis allée contempler le fameux collier de Messieurs Boehmer et Bassange… Quelle merveille !… Et quelle pitié que notre Reine ait dû renoncer à une telle parure…

Un instant plus tard, rencogné dans la voiture chaude et parfumée du banquier, il roulait vers la rue de Cléry sans se douter un seul instant qu’une voiture le précédait de peu, une voiture dans laquelle avait pris place l’élégant Reteau de Vilette auquel Jeanne avait glissé quelques mots tandis que Tournemine faisait ses adieux aux joueurs de pharaon…

Il ne savait plus trop que penser de Jeanne. Était-elle vraiment une victime, comme elle l’avait laissé entendre, au lieu de la redoutable aventurière qu’il avait cru découvrir dans les bosquets de Trianon et de Versailles ? En ce cas, elle devait avoir sur elle-même un immense empire pour avoir joué son rôle avec cette perfection. Mais la misère, cet implacable dissolvant de toute dignité humaine, n’était-elle pas capable de dévoyer un être fragile qui, né dans le confort et la sécurité, n’eût peut-être jamais quitté le droit chemin ?… Au fond, le principal coupable dans cet immense complot dont Tournemine avait décelé quelques parcelles, ce n’était pas la femme aux yeux brillants de larmes qu’il avait eue devant lui tout à l’heure, même si elle jouait son rôle sans résistance, c’était l’homme qui la manœuvrait froidement, c’était le prince avide, ambitieux et félon, c’était le glacial calculateur qui, au fond de ses palais, tissait, avec une patience d’araignée, la toile mortelle où il espérait engluer son propre frère sans s’apercevoir que la couronne qu’il en retirerait n’en sortirait pas sans souillures. Si, grâce à elle, Judith lui était rendue, Gilles tenterait peut-être d’aider Jeanne à sortir de ce qui, après tout, devait être pour elle un cauchemar…

Arrivé rue de Cléry, il n’eut aucune peine à découvrir le logis de l’exempt Beausire. C’était une maison étroite et haute, à la façade vétuste et à l’apparence modeste, coincée entre un grand hôtel datant du siècle précédent mais soigneusement rénové, et le magasin aux volets clos d’un marchand drapier. Ayant trouvé l’endroit, il renvoya sa voiture à Lecoulteux comptant, sa reconnaissance terminée, trouver une voiture de place sur le boulevard tout proche, près de la porte Saint-Denis où il y avait une station.

Ancienne voie plutôt mal famée, la rue où avait vécu Corneille presque jusqu’à sa mort avait cependant subi de notables transformations depuis qu’elle avait eu l’honneur de voir naître la marquise de Pompadour. La plupart de ses maisons étaient, sinon fastueuses, du moins fort convenables. Beaucoup avaient des jardins et les lanternes axiales, dont les lumières tremblantes faisaient, sur la neige, de grandes taches pâles, avaient le mérite de fonctionner toutes, ce qui n’était pas donné à toutes les rues.

Lorsque la voiture eut disparu à l’angle du boulevard, plus aucun bruit ne se fit entendre. Il était plus de dix heures et la plupart des habitants devaient dormir mais, dans la maison qui intéressait Gilles, un peu de lumière filtrait sous un volet du dernier étage ainsi d’ailleurs que dans l’hôtel voisin où l’écho étouffé de harpes se faisait entendre.

Gilles s’approcha de la porte, souleva le marteau de bronze mais le reposa doucement, évitant au contraire le moindre bruit parce qu’il venait de s’apercevoir que le vantail était entrouvert sur l’obscurité d’un couloir filant vers les profondeurs d’une cour qui, sans la neige qui la tapissait, eût été difficilement visible.

Il sortit son briquet et le battit pour se procurer un peu de lumière. Il y avait, en effet, une porte percée dans le mur du couloir mais, faite de grosses planches mal équarries, elle ne devait ouvrir que sur une cave ou un bûcher et le jeune homme avança jusque dans la cour.

Là, tout au fond, une porte, au-dessus de laquelle une imposte éclairée montrait une lumière rougeâtre, se dressait au-dessus de deux marches déclives, usées par le temps et les pas. En face, desservant le bâtiment de façade, s’ouvrait le trou noir d’un escalier mais, tout naturellement, Gilles alla vers la lumière. Les habitants de ce logis n’étaient sans doute pas encore couchés et pourraient lui indiquer au moins où habitait l’exempt Beausire.

Doucement, puis plus fort, il frappa à la porte sans obtenir de réponse. Cependant il devait y avoir quelqu’un sinon à quoi rimait cette lumière ? Il frappa encore, appuyant la main gauche sur le clapet qui joua tout naturellement. La porte s’ouvrit sans autre protestation qu’un léger grincement et Gilles se trouva dans un petit vestibule, pauvrement meublé de deux chaises de paille et d’un coffre sur lequel une chandelle brûlait dans un bougeoir de cuivre.

Il fit quelques pas sans prendre la peine de les étouffer sur le carrelage rouge qui dallait l’entrée, espérant voir apparaître quelqu’un mais rien ne bougea.

Au fond du couloir, il y avait une porte fermée. Une autre se découpait en face du coffre, et sous celle-là filtrait un rai de lumière. Ce fut à celle-là que Gilles frappa.

— Entrez ! fit une voix étouffée.

En s’ouvrant, la porte découvrit une pièce d’assez belles dimensions qui devait servir à la fois de salon et de salle à manger. Une table, quelques chaises tendues d’un tissu râpé, un buffet, trois fauteuils couverts d’indienne à fleurs criardes, une petite commode et une horloge en formaient tout le mobilier. Une femme était assise dans l’un des fauteuils, tournant le dos à la porte et les pieds appuyés sur les chenets d’une cheminée où flambait un grand feu.

— Madame, commença Gilles, je vous supplie de me pardonner une intrusion parfaitement insolite à cette heure, mais je voudrais savoir si Monsieur Beausire habite bien cette maison.

La dame se leva lentement, comme si elle avait des difficultés à se mouvoir, et en s’appuyant des deux mains aux bras de son fauteuil. Elle était grande, blonde et, quand elle se tourna vers lui, le chevalier retint une exclamation de surprise car cette femme, c’était celle qu’il avait vue dans le Bosquet de Vénus, c’était celle qui ressemblait à la Reine… En outre elle était fort peu vêtue, d’un peignoir de mousseline transparente qui, visiblement, fermait mal.

— C’est bien ici, Monsieur ! Puis-je savoir ce que vous désirez ?

Sa voix était à peine audible et elle paraissait terrifiée, mais Gilles n’eut même pas le temps de lui demander pourquoi : une tenture dissimulant sans doute l’entrée d’une autre pièce venait de se soulever. Deux hommes parurent, masqués de noir et l’épée à la main, au moment même où trois autres sortaient de ce qui devait être la cuisine…

Le jeune homme demeura un moment immobile tandis que la femme, avec un faible cri, se jetait sur lui comme pour lui faire un rempart de son corps en jouant, mal d’ailleurs, la comédie du désespoir.

— Sauve-toi ! Sauve-toi si tu m’aimes ! balbutia-t-elle d’une voix étranglée.

Gilles la repoussa si brutalement qu’elle alla choir à la renverse dans un fauteuil qui s’effondra avec elle puis tira son épée dont il abaissa lentement la pointe devant lui.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ! fit-il froidement.

L’un des deux hommes apparus en premier s’avança vers lui en donnant tous les signes d’une indignation grotesque.

— C’est à vous de nous le dire, misérable, vil suborneur ! Il y a longtemps que je me doutais de quelque chose mais enfin je vous prends la main dans le sac, mes tourtereaux ! Vous êtes témoins, messieurs, que je viens de surprendre ma femme à peu près nue, en compagnie de son amant.

Il y eut un murmure approbateur. Gilles éclata de rire.

— J’imagine que vous êtes le sieur Beausire ? Eh bien, mon garçon, je ne vous fais pas mon compliment : vous êtes un piètre comédien. Quant à cette femme que je ne connais pas, j’admets volontiers qu’elle est bien faite mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

— Vous l’entendez, hurla l’autre. Vous l’entendez ? Non seulement je le surprends avec ma femme dans les bras…

Il sauta en arrière avec un cri de douleur. D’une brusque détente de son bras armé, Gilles avait tranché l’un des cordons de son masque qui tomba, découvrant un visage qui eût été beau s’il n’avait été si vulgaire et sans les traces visibles d’une ivrognerie habituelle. Une coupure saignante en marquait à présent la joue.

— Puisque je suis censé te faire cocu, mon garçon, autant savoir au moins à quoi tu ressembles ! Et puis tu cries vraiment trop fort ! Alors ? ajouta-t-il en faisant du regard le tour des hommes encore masqués qui se tenaient devant lui. On s’en tient à cette version grotesque ? Vous êtes là pour venger l’honneur d’un croquant, mes bons amis ?… Personnellement je n’en crois rien : un peu de courage, que diable ! Vous êtes cinq contre un seul… vous pouvez au moins vous offrir le luxe de la vérité.

— Regardez mieux ! fit l’homme qui était entré avec Beausire. Nous sommes huit… et il y en a encore dans le couloir !

D’autres hommes en effet sortaient de la cuisine et Gilles comprit qu’il avait peu de chances, cette fois, de sortir vivant de cette maison, d’autant moins qu’il venait d’identifier celui qui avait parlé.

— Ah, c’est donc vous, Monsieur d’Antraigues ? Votre masque est bien inutile car je vous ai reconnu… Ainsi, le crime de lèse-majesté ne vous suffit pas ? Vous êtes aussi assassin à vos heures ? En tout cas vous auriez pu trouver un prétexte moins misérable qu’une prétendue aventure avec une fille de bas étage mariée à un maraud !

— Je n’aime pas laisser mes dettes impayées… et puis personne ne vous assassine : vous avez une épée, défendez-vous !

— C’est bien ce que j’ai l’intention de faire. Mais puis-je savoir qui m’en veut assez pour avoir monté cette vaste opération ? Vous ne travaillez tout de même pas pour cette chère comtesse Jeanne ? Pas vous… pas un d’Antraigues tout de même !

— Et pourquoi donc pas ? fit une autre voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître. Est-ce qu’un d’Antraigues ne peut servir une Valois ?

— Tiens, vous êtes là vous aussi, monsieur le secrétaire à tout faire ? Décidément, le piège a été bien monté et vous ferez mon compliment à votre maîtresse. Dire que j’ai cru un instant qu’elle me ferait abattre chez elle ! Quel idiot j’ai été mais il faut avouer qu’elle est une miraculeuse comédienne !… Eh bien, braves gens, que faisons-nous ? Oserais-je vous prier de me livrer passage ?…

Son persiflage déchaîna la brusque fureur d’Antraigues.

— Allons, vous autres, sus à cet homme ! Sus pour l’honneur de Monseigneur le duc de Chartres ! Arrangez-vous pour gagner ses écus !

— Le duc de Chartres ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? s’écria Gilles sincèrement surpris. Eh bien, puisqu’il paraît que nous sommes chez les fous, traitons-les comme tels : gare à vous, messieurs !

Sa lame décrivit un moulinet fulgurant qui fit reculer les premiers assaillants. De sa main libre, il saisit une chaise, la lança sur l’un d’eux qui s’écroula frappé à la tête. Puis, reculant jusqu’au mur contigu à la porte d’entrée, il empoigna l’une des sculptures du buffet que, d’une traction terrible, il jeta à terre où il rebondit avec un bruit de vaisselle brisée avant de lui assurer une protection efficace sur la droite.

— Mon buffet ! Ma vaisselle ! glapit Beausire avec un gémissement si grotesque que Gilles éclata de rire.

— Tu n’auras qu’à envoyer la note au duc de Chartres, puisque apparemment c’est lui qui donne le bal !

Puis, oubliant l’exempt, il entreprit de se frayer un passage vers la porte jusqu’à laquelle le buffet lui assurait une protection suffisante. Mais un barrage de trois hommes se dressait devant lui, cherchant à l’embrocher comme un sanglier dans sa bauge. D’une brusque fente en avant, il toucha l’un à la gorge, se replia, se détendit de nouveau, trouva une poitrine puis, bondissant brusquement jusqu’au seuil, envoya son pied dans l’aine de son troisième adversaire qui s’écroula en poussant des cris de douleur.

Il était enfin dans le couloir mais sa joie ne fut pas de longue durée : six ou sept hommes barraient le chemin de la cour.

« Seigneur ! pria Gilles mentalement, le moment est venu de te demander pardon de mes fautes car je ne vais guère tarder à paraître devant toi ! »

Il se jeta le dos au mur, pour au moins mourir face à tous ses assaillants. Une lame l’atteignit à l’épaule, une autre à la cuisse mais il réussit à mettre encore quatre adversaires hors de combat. Dans un instant, cela allait être l’hallali. Déjà, il sentait son sang couler chaud, sous sa chemise…

Soudain, quelqu’un poussa un cri :

— Sainte Anne bénie. Mais c’est lui !… Par ici, Monsieur, par ici… Je vous fais le chemin !

Avec stupeur, il s’aperçut tout à coup que l’un des hommes masqués du couloir venait de se retourner contre ses compagnons, en frappait un dans le dos et d’un bond le rejoignait…

— Qu’est-ce qui te prend, morveux ! gronda l’un des assaillants.

— J’ai été payé pour abattre un fauve… pas les gens de bien, ni mes amis ! Venez, Monsieur, vous êtes blessé mais à nous deux nous passerons peut-être.

Et comme un tigre, il se jeta sur ses anciens camarades dégageant suffisamment Gilles pour lui permettre de gagner la cour.

— Mais qui êtes-vous ? haleta le chevalier. Pourquoi m’aidez-vous ?…

— Rappelez-vous le Pont Neuf ! Vous m’avez sauvé du sergent recruteur. Je suis Gildas le Breton ! Courage !

En même temps, il arrachait son masque et le jetait à terre.

Le combat reprit dans la cour, acharné autour de ces deux hommes qui se battaient dos à dos chacun d’eux garantissant l’autre. Atteint au bras droit, Gilles se battait maintenant de la main gauche. Il avait reçu deux autres blessures sans pouvoir les localiser mais il se sentait faiblir. Le sang perdu sans doute… Il semblait qu’Antraigues eût réuni contre lui une armée. Il avait devant lui un tel fouillis d’épées qu’il lui semblait se trouver en face d’un nid de vipères furieuses dans lequel son épée piquait inlassablement, ouvrant des jours. Gildas, lui aussi, se battait comme un lion et Gilles se surprit à se demander où diable ce garçon qui avait dû tâter des galères avait appris à tenir une épée. Autour d’eux la neige était rouge de sang et jonchée de corps.

— Essayons de gagner la rue, souffla Gilles… Là, nous aurons peut-être du secours.

Rompant en même temps, ils coururent vers le couloir.

— Attention, vous autres ! cria Antraigues, ils vont nous échapper…

— Battez-vous vous-même, espèce de lâche, au lieu de laisser faire votre sale besogne par vos sbires ! hurla Gilles fou de rage en se retournant pour faire face à trois épées à la fois et protéger la fuite de Gildas dont il entendait les pas claquer dans le couloir. Encore une fois, son épée frappa arrachant un cri de douleur, un autre de terreur.

— Mais c’est le Diable, cet homme-là !

— Parbleu ! ricana le chevalier en trouant une poitrine.

La chute du corps lui assura un court répit. Il enfila le couloir aussi vite que le lui permettaient ses jambes qui s’alourdissaient d’instant en instant. Mais, comme il passait près de la porte de bois grossier qu’il avait remarquée en entrant, celle-ci s’ouvrit. Un homme surgit, un poignard à la main. La main se leva, frappa dans le dos… Gilles poussa un cri étouffé, plia les genoux mais ne tomba pas. Titubant sur ses jambes qui fonctionnaient encore par la vitesse acquise, il surgit enfin dans la rue et tomba dans les bras de Gildas qui revenait vers lui après avoir abattu l’homme qui faisait le guet au-dehors…

Les yeux du jeune homme devenaient vitreux. Il aperçut le visage angoissé du petit Breton comme à travers un brouillard, essaya de lui sourire.

— Je… suis mort ! souffla-t-il… Adieu… ami !

Et, échappant des bras épuisés du jeune homme, il glissa dans la neige, face contre terre, au moment même où Antraigues et ce qui restait de ses hommes jaillissaient de la mortelle souricière qu’ils avaient tendue au Gerfaut.

— À l’aide ! cria Gildas de toute sa voix. Au secours ! À moi !…

Un coup d’épée l’atteignit à l’épaule. Lui aussi portait plusieurs blessures mais aucune n’était mortelle. Il comprit néanmoins qu’il ne pourrait pas, seul, tenir tête à la meute, d’autant plus furieuse qu’elle était terriblement clairsemée à présent. Alors, avec un hoquet fort bien imité, et sans attendre que tous lui tombent dessus, il se laissa glisser à terre, s’arrangeant pour couvrir de son corps celui du chevalier assassiné… priant éperdument pour qu’ils le croient suffisamment mort pour n’être pas tenté de l’achever.

— Ils sont morts tous les deux, dit quelqu’un. Filons !

— Il vaudrait mieux s’en assurer, coupa la voix froide d’Antraigues… Frappez encore !

Mais les cris du jeune homme avaient alerté la rue. Des fenêtres s’ouvraient. Des volets claquaient. Des têtes apparaissaient. Des gens criaient à la rescousse et à la garde !

— Plus le temps, dit le chef. Il faut filer !… le poste des Gardes Françaises de la porte Saint-Denis peut nous tomber dessus…

Ils s’enfuirent dans la rue blanche comme une volée de sinistres corbeaux, traînant les blessés, fuyant les boulevards et les zones éclairées. Avec un indicible soulagement, Gildas comprit qu’il était sauvé et se redressa péniblement, priant pour que le poids de son corps n’eût pas éteint le dernier souffle de vie, s’il en restait encore, dans le grand corps de celui qu’il avait voulu sauver… Il avait envie de pleurer et il ne pouvait pas, il cherchait à prier et il ne trouvait plus les mots. À genoux dans la neige, il ne sentait ni le froid ni même ses blessures mais il était tellement épuisé que ses membres lui refusaient tout service. Il ne pouvait même plus appeler…

— On vient, cria quelqu’un. Tenez bon !…

Au même instant, un cavalier déboucha du boulevard, grimpa la courte pente et sauta à terre en voltige auprès du garçon toujours agenouillé.

— Bon dieu de bon dieu ! gronda-t-il en découvrant le corps étendu sur la neige dans son uniforme haché de coups. J’arrive trop tard… Est-ce qu’il est mort ?

— Je ne sais pas, Monsieur, je n’ose pas le toucher…

— Tu as raison. Il faut du secours…

Et le vicomte Paul de Barras alla se pendre à la cloche du grand hôtel d’où venaient toujours des échos de musique. En même temps il se mit à crier d’une telle voix de stentor qu’en un instant il y eut, pataugeant dans la neige, une demi-douzaine de bourgeois en bonnet de nuit emballés de manteaux et de couvertures sur leurs chemises de nuit et qui se mirent à crier tous à la fois sans apporter aucune aide appréciable. Barras apprit seulement d’eux qu’une troupe d’hommes s’était enfuie après avoir tenté d’assassiner le gentilhomme et le jeune garçon qui était agenouillé près de lui.

— Ouais ! marmotta Barras pour lui-même… quand le cocher de Lecoulteux a dit qu’il l’avait conduit 15, rue de Cléry, c’est-à-dire chez ce truand de Beausire, j’ai eu raison de me méfier. Malheureusement !… Ah, vous voilà tout de même !

Le grand portail de l’hôtel venait enfin de s’ouvrir livrant passage à une foule d’hommes et de femmes d’aspect étrange aussi bien pour l’époque que pour la saison car, sous d’énormes manteaux de fourrure, ils portaient tous des toges et des tuniques grecques taillées dans les plus belles soieries de Lyon. Cet hôtel était celui qu’habitait un couple de peintres, le célèbre Lebrun et sa non moins célèbre jeune femme, Madame Vigée-Lebrun, portraitiste attitrée de Marie-Antoinette et des plus jolies femmes de la Cour. Le couple donnait ce soir-là une de ses célèbres soirées « antiques » où l’on s’efforçait d’oublier les grâces du XVIIIe siècle pour vivre un instant à l’heure de la Grèce de Périclès.

— Je ne sais pas à quoi vous jouez, s’indigna Barras qui les considérait avec stupeur, mais vous feriez mieux de vous préoccuper de ce qui se passe à votre porte quand on y égorge les officiers du Roi !

— Holà, vous autres, cria Lebrun à l’adresse d’une escouade de valets qui accouraient avec des flambeaux, moins de lumières et plus d’aide ! Un brancard, des couvertures ! Que l’on transporte les blessés dans la maison. Et que chacun rentre chez soi, ajouta-t-il superbement à l’adresse des bourgeois qui ne se le firent pas dire deux fois, trop heureux de se remettre bien vite les pieds au chaud.

Avec d’infinies précautions, le corps sanglant de Gilles fut emporté sur une civière jusque dans l’antichambre illuminée et fleurie tandis que l’on soutenait Gildas qui semblait frappé de stupeur. Barras dirigeait les opérations avec autant d’autorité que s’il eût été chez lui.

— Allez chercher un médecin ! ordonna-t-il.

— Je suis médecin ! déclara un jeune homme blond au visage ouvert qui, gracieusement couronné de roses, surgissait à cet instant des profondeurs d’un salon en compagnie d’une jeune personne dont la coiffure, un brin déséquilibrée, était assez révélatrice du genre de conversation qu’ils y tenaient.

— Eh bien, voilà de l’ouvrage ! fit Barras superbement.

Arrachant sa couronne de roses, le jeune homme écarta sans douceur la foule des « Athéniens » qui se pressait autour du brancard près duquel Mme Vigée-Lebrun, agenouillée, essuyait avec un mouchoir fin la neige et la boue qui maculaient le visage blême de Gilles.

— Comme il est beau ! soupira une femme.

— Quelle pitié ! dit une autre. Si jeune ! Est-ce qu’il est vraiment mort ?

— Comment voulez-vous que je le sache, grogna le jeune médecin. Laissez-moi au moins approcher.

— Mon Dieu !… Mais je le connais, s’écria une ravissante créature drapée dans une lourde soie blanche agrafée d’un cabochon d’émeraudes qui rendait pleinement justice à une admirable silhouette.

Vivement, Aglaé d’Hunolstein alla vers Gildas que l’on avait fait entrer dans une curieuse salle à manger où la grande table habituelle était remplacée par une série de lits disposés comme les rayons d’une roue, et fait asseoir près du feu. Un valet le débarrassait de sa souquenille noire trempée et déchirée tandis que Lebrun lui versait un verre de vin.

— Que s’est-il passé ? demanda la jeune femme d’un ton tellement autoritaire qu’il perça l’espèce de stupeur de Gildas. Qui a fait cela ?

Le jeune Breton leva vers elle un regard qui reprenait vie.

— On nous a dit… que c’était Monseigneur le duc de Chartres.

Aglaé poussa un cri indigné

— L’horreur !… Qui a pu prétendre une chose pareille ? Jamais le duc ne donnerait l’ordre d’assassiner quelqu’un, et surtout pas un officier du Roi. Il n’est pas fou !

— Je suis de votre avis, Madame, intervint Barras qui avait entendu. Je connais le duc. Il est violent, emporté, orgueilleux mais c’est un vrai gentilhomme. Eût-il été offensé par ce jeune homme qu’il eût exigé réparation par les armes… mais il n’eût jamais ordonné qu’on le massacre lâchement dans un coupe-gorge ! Il faut d’ailleurs l’en avertir. Oh ! Je saurai le fin mot de tout cela !…

Un murmure de satisfaction arriva du vestibule en même temps que les porteurs qui amenaient la civière. Le jeune médecin venait de déclarer :

— Il n’est pas encore mort. Il est vrai qu’il n’en vaut guère mieux. Il me faudrait un vrai lit, une chambre… je dois l’examiner en détail.

Le joli visage du peintre de la Reine se décolora :

— Ici ? Vous êtes fou, Corvisart ! Cette histoire trouble est capable de nous brouiller aussi bien avec Versailles qu’avec le Palais-Royal tant que les responsabilités ne seront pas établies. Ne peut-on le transporter ailleurs ? Je ne sais pas, moi… chez un ami ?…

— Chez moi ! coupa sèchement Mme d’Hunolstein. Ce sera la meilleure manière d’affirmer que le duc Philippe n’est pour rien dans ce lâche attentat. Peut-on l’emporter, docteur ?

Nicolas Corvisart haussa les épaules.

— Il faudra bien ! De toute façon, il peut aussi bien mourir pendant qu’on lui fera monter l’escalier.

— Alors, vite, mes gens, ma voiture ! Sans vous compromettre trop, ajouta-t-elle en se tournant vers le couple de peintres : vous me prêterez bien des couvertures, des fourrures, des chaufferettes pour éviter le refroidissement ? Venez aussi, mon garçon, dit-elle à Gildas. Puis, tournée vers le jeune médecin : vous venez aussi, Monsieur, j’espère ?

— Le temps de reprendre un vêtement plus convenable, même pour un disciple d’Esculape. Où habitez-vous, Madame la baronne ?

— J’occupe actuellement le pavillon de l’Hermitage, près du château de Bagnolet qui est à Monseigneur le duc d’Orléans. Par les boulevards nous y serons vite.

Un instant plus tard, Gilles emballé comme un ver à soie dans son cocon, était transporté sur les coussins de velours crème d’une belle voiture dont le confort douillet avait été soigneusement étudié pour une femme délicate. Mme d’Hunolstein s’y installa de façon que la tête du blessé reposât sur ses genoux. Corvisart et Gildas, que l’on avait pansé et auquel on avait donné une houppelande fourrée, prirent place sur le devant, Barras reprit son cheval.

— Faites vite, Florentin ! jeta la baronne à son cocher, mais essayez d’éviter le plus possible les cahots…

D’une main légère, le cocher enleva ses chevaux ferrés à glace et l’équipage, glissant sur la neige plus qu’il ne roulait, partit le long du boulevard que les feux allumés par les différents postes de garde ponctuaient de brasiers rougeoyants. La porte de l’hôtel Lebrun se referma, cependant que, dans la maison d’à côté, le sieur Beausire entreprenait de débarrasser son logis des cadavres qui l’encombraient avec l’aide du seul de ses complices qui n’avait pas pris la fuite. Il n’avait aucune envie d’être pendu pour une poignée d’écus. Heureusement pour lui, la neige se remit à tomber dru, recouvrant les taches de sang et les traces du combat…



1. L’achat devait se réaliser en février 1785, à peine deux mois plus tard.

2. Place Vendôme actuelle.

3. La famille comptait 13 branches.

4. Place des Vosges actuelle.

CHAPITRE XIII AGLAÉ

La chambre ressemblait à une infirmerie de campagne tandis que Nicolas Corvisart achevait de panser les blessures de Gilles. Ce n’étaient partout que paquets de charpie, linges sanglants, débris de vêtements découpés aux ciseaux qu’une camériste, à genoux par terre, rassemblait dans un panier. Le corps absolument inerte, étendu sur une table afin de faciliter l’examen et les soins, avait la beauté d’un marbre antique et l’immobilité tragique d’un transi de cathédrale. À chaque bout de la table un valet en livrée bleue brandissait un buisson de hautes bougies pour éclairer le médecin qui s’activait, les manches de sa chemise haut retroussées sur ses bras vigoureux. Assise non loin de la table, dans une débauche de dentelles blanches, Aglaé d’Hunolstein, presque aussi pâle que Gilles, regardait avec des yeux agrandis le visage aux yeux clos envahi d’une inquiétante teinte bleuâtre. On n’entendait rien d’autre que la respiration haletante du blessé, le cliquetis léger des instruments du médecin et, parfois, l’éclatement d’un tison dans la cheminée…

— Allez-vous pouvoir le sauver ? murmura enfin la jeune femme.

— Sincèrement je n’en sais rien !… Il est en piteux état. S’il n’y avait que les quatre blessures faites à l’épée j’en répondrais à coup sûr mais le coup de poignard dans le dos est beaucoup plus grave car le poumon est atteint… La fièvre monte…

Il se mit avec deux doigts à taper de petits coups secs sur la poitrine découverte comme s’il cherchait à éveiller les échos de ses profondeurs.

— Que faites-vous donc ? dit Aglaé.

— J’emploie une nouvelle méthode d’examen, celle du médecin viennois Auenbrugger. Mon maître, Desbois de Rochefort, estime que c’est une méthode d’investigation infiniment plus précise que la palpation, surtout dans les affections de poitrine. Elle permet de délimiter le mal beaucoup plus sûrement 1… Avez-vous enfin convaincu l’autre blessé d’aller se coucher et de boire le calmant que je lui ai préparé ?

— Hélas non ! Il a voulu repartir à tout prix… il parlait d’une sœur infirme qui deviendrait folle d’inquiétude s’il n’était pas là au matin et quand je lui ai proposé d’envoyer chercher cette enfant, il a eu un drôle de sourire et il m’a dit que mes gens ne reviendraient peut-être pas vivants s’ils allaient là où il habite… « Les carrières de Montmartre ne sont pas un lieu où il fait bon se promener la nuit, Madame la baronne, a-t-il ajouté. Il faut que j’y aille moi-même… »

— À Montmartre, par cette neige, à pied et blessé ? Mais c’est de la folie ! Il n’arrivera pas vivant !

— Rassurez-vous. Je lui ai donné des vêtements chauds, un peu d’or pour qu’il fasse quitter à sa sœur cet abominable endroit et il vous attend dans le vestibule. Mon cocher le déposera à la Barrière des Martyrs après vous avoir déposé chez vous. Et il m’a promis de revenir…

— Jamais de la vie ! Nous le déposerons avant moi. Je veux m’assurer de son état, sinon je le ramène moi-même aux carrières.

Tout en parlant, le jeune médecin avait fini de poser son dernier appareil. Il alla se laver les mains à une cuvette d’eau chaude que lui tendait une servante, puis il revint examiner son patient que deux valets vigoureux étaient en train d’installer dans le lit soigneusement bassiné, le dos soutenu par une pile d’oreillers pour prévenir le retour de l’hémoptysie 2 qui s’était produite au moment de l’arrivée à l’Hermitage. Il le considéra un moment, sourcils froncés.

— Vous êtes inquiet ? demanda Madame d’Hunolstein.

— Oui, je l’avoue. Je n’aime ni cette respiration difficile ni cette fièvre qui monte trop vite. Le temps qu’il a passé dans la neige après sa blessure peut être fatal en entraînant la pleurésie et je ne sais pas si je ne préfère pas l’hémoptysie à l’hémothorax 3. De toute façon, je reviendrai à l’aube avec les drogues convenables que je passerai prendre chez Baumé 4, mais si vous le permettez j’amènerai avec moi Philippe Pelletan, notre meilleur chirurgien, car il sera peut-être bon de pratiquer rapidement une thoracentèse 5… à moins que vous ne préfériez que je remette le malade à votre médecin personnel ?

— Je n’ai pas de médecin personnel, ma santé est excellente et, depuis la mort de Tronchin 6, je n’ai pas pris confiance en son successeur.

— Bien. Puis-je cependant vous conseiller un peu de repos ? Il suffira de faire veiller le patient par un serviteur.

— Je préfère le veiller moi-même. Aussi bien je n’ai pas sommeil.

Corvisart baissa ses manches, enfila son habit et considéra attentivement la jeune femme.

— Pourquoi faites-vous cela ? Vous connaissez à peine ce garçon, m’avez-vous dit. Une simple rencontre dans un « restaurant », n’est-ce pas ? Et cependant voilà que vous bouleversez votre vie pour lui. Est-ce seulement pour défendre la réputation de la maison d’Orléans ?

Elle haussa ses belles épaules avec une désinvolture que démentait la mélancolie du regard.

— Est-ce que je sais ? Peut-être parce qu’il y a des moments où je suis lasse d’une existence vouée uniquement au plaisir, à la futilité et, tout compte fait, à une certaine solitude. Mon époux ne quitte guère ses terres de Lorraine, mes fils leur collège. Quant à l’amour auquel vous pensez, n’est-ce pas, sachez que ma place auprès du duc de Chartres est davantage celle d’une indispensable amie plus que d’une sultane favorite. Alors pourquoi donc n’userais-je pas un peu de ce temps dont j’ai à revendre pour venir en aide à l’un de mes semblables ?

Le médecin retint un sourire, admirant avec quelle aisance une femme d’esprit pouvait atteindre à bon compte aux sublimations du dévouement et se gardant bien de dire que l’action eût été sans doute moins facile et plus méritoire si le « semblable » de la belle Aglaé eût été vieux et laid. Le superbe animal qui gisait présentement sous le baldaquin azuré du lit avait tout ce qu’il fallait pour susciter l’intérêt passionné de toute femme digne de ce nom sans distinction d’âge ou de condition. Restait seulement à savoir s’il quitterait ce lit pour celui de la belle Provençale ou pour les quatre planches d’un cercueil car non seulement il n’avait pas encore repris connaissance mais la fièvre augmentait encore et le délire n’était pas loin….

Lorsque le blessé émergea du coma, un peu plus tard dans la nuit, personne ne s’en rendit compte, pas même lui. Une fièvre ardente le dévorait, desséchant ses lèvres et brûlant sa poitrine. Elle faisait resurgir de son inconscient des bribes incohérentes de l’heure sanglante qu’il avait vécue rue de Cléry mêlées à des images plus lointaines, de guerre et de mort. À d’autres instants un vertige l’emportait au fond de cratères enflammés où des rochers d’un poids intolérable s’abattaient sur lui pour l’écraser cependant qu’éclataient à ses oreilles les hurlements de hordes démoniaques. L’enfer lui-même semblait vouloir s’ouvrir devant son âme torturée que son corps ne retenait plus qu’avec peine.

Prisonnier d’une succession ininterrompue de cauchemars effrayants, Gilles subissait cependant toutes les souffrances de son corps déchiré. Il étouffait interminablement cependant que le feu qui le dévorait refusait de s’éteindre.

Durant des jours et des nuits, son organisme en proie à un délire violent lutta inconsciemment contre la mort. La fièvre lui arrachait des cris, des supplications, des appels qui terrifiaient tous ceux qui l’approchaient et faisaient pâlir la femme immobile à son chevet. Parfois, aux prises avec ses phantasmes, le blessé hurlait des malédictions, des défis et des accusations si étranges qu’Aglaé, inquiète, allait s’assurer que portes et fenêtres étaient bien fermées pour que les domestiques, au moins, n’entendissent pas.

Mais parfois aussi la voix haletante s’adressait, suppliante, à un fantôme invisible qu’elle appelait Judith, avec des accents d’amour si passionnés, si déchirants aussi que la silencieuse gardienne laissait ses larmes couler tandis que les doigts brûlants étreignaient sa main. Et, à d’autres instants, elle appliquait ses deux paumes sur ses oreilles, pour ne plus rien entendre.

Alors, Pongo qui ne quittait la chambre de son maître ni de jour ni de nuit, la prenait doucement par le bras et la conduisait jusqu’au salon voisin où il l’obligeait à s’asseoir dans un fauteuil.

— Cris mauvais !… dangereux, disait-il, causés par esprit mauvais ! Femme trop faible pour supporter…

Winkleried et l’Indien étaient arrivés, en effet, comme une tempête une douzaine d’heures après que Gilles fut tombé sous les coups des meurtriers. Dès l’aube, Paul de Barras avait couru chez Lecoulteux pour se faire donner l’adresse du blessé et il avait galopé jusqu’à Versailles afin de prévenir la famille du jeune Breton si d’aventure il en avait eu. Il avait trouvé au moins aussi bien, sous les traits de Mlle Marjon qui avait éclaté en sanglots avant de se ruer à la plus proche église sans même prendre le temps de mettre un chapeau, sous ceux de Pongo qui n’avait pas soufflé mot mais qui était devenu gris et enfin sous ceux de Winkleried qui, fou de rage, avait failli l’étrangler pour lui arracher plus vite les renseignements.

Guidés par Barras, les deux hommes étaient arrivés à l’Hermitage juste à temps pour en voir sortir le duc de Chartres qui se trouvait alors au château de Bagnolet et qu’Aglaé avait fait prévenir.

— Je vous conseille de faire comme moi, messieurs : attendez, dit le duc qui avait reconnu le Suisse du premier coup d’œil. Les médecins sont auprès de votre ami. (Puis, se tournant vers Barras qui était un habitué du Palais-Royal et qu’il connaissait bien :) J’espère, vicomte, que vous aurez assuré à ces messieurs que je ne suis pour rien dans l’ignoble traquenard tendu à votre ami ? Je me rends de ce pas chez le Lieutenant de Police Lenoir pour exiger de lui qu’il fasse, sur cette lamentable affaire, une lumière pleine et entière. Je ne me tiendrai pour satisfait que lorsque le vrai responsable sera sous les verrous…

— Monseigneur, coupa Ulrich-August, je crois être l’interprète du chevalier de Tournemine en suppliant Votre Altesse Royale de n’en rien faire. Elle causerait à Monsieur Lenoir des soucis bien encombrants car il ne pourra jamais prendre le véridique coupable.

— Comment cela ? Voulez-vous dire…

— Que le coupable est hors d’atteinte parce qu’il est placé trop haut ? dit Barras qui avait attentivement examiné le visage embarrassé du jeune Suisse. Je le croirais assez volontiers pour ma part…

Philippe d’Orléans regarda tour à tour les trois hommes, hocha la tête.

— Je vois. Eh bien ! nous nous contenterons pour commencer des comparses tels que ce Beausire par exemple… Vous n’avez rien contre, Barras ?

Le Provençal se mit à rire.

— Rien du tout, mais de ce côté-là aussi, Votre Altesse fera chou blanc. Je connais le bonhomme. Il aura tiré au large sans attendre son reste.

— Eh bien, soupira le prince, il nous reste à espérer que le blessé ne mourra pas et pourra nous renseigner. Il aurait reconnu le chef de ses assassins ? C’est du moins ce que prétend le jeune homme qui l’a sauvé mais il n’a pas compris le nom prononcé par le chevalier…

Jean-Nicolas Corvisart et Philippe Pelletan qui sortaient à ce moment de la chambre interrompirent la conversation. Mme d’Hunolstein les suivait et leurs mines à tous trois étaient si graves que chacun des assistants sentit son cœur se serrer.

— Eh bien ? demanda le duc.

— Il faut attendre, Monseigneur, dit Pelletan. Nous ferons de notre mieux mais la vie du patient est dans la main de Dieu. Sa jeunesse et sa vigoureuse constitution sont sans doute ses meilleures armes…

Sans un mot, alors, Pongo était entré dans la chambre. Un long moment, il avait regardé Gilles puis, sous l’œil effaré de la baronne, il avait ôté sa perruque, découvrant son crâne rasé et la mèche de cheveux noirs qui en ornait le sommet, ouvert sa chemise pour prendre sur sa poitrine le petit sac de peau qui ne le quittait pas et qui contenait ses talismans personnels et il l’avait passé au cou du moribond.

— Moi rester ici auprès de seigneur Gerfaut ! déclara-t-il avec hauteur à la jeune femme stupéfaite. Moi ne plus quitter jusqu’à ce que Grand Esprit décide de vie ou de mort. Si c’est mort, elle devra passer sur corps de Pongo !

Puis, les jambes croisées et l’échine aussi raide qu’une baguette de fusil, il s’était assis sur le tapis, au pied du lit et, croisant ses bras sur sa poitrine, il avait entamé une interminable attente qu’il n’interrompait qu’à de très rares intervalles et seulement pour quelques instants, afin de satisfaire aux obligations naturelles d’un corps humain ou pour calmer d’un mot, d’un geste, les angoisses de la baronne.

Or, si la présence de l’Iroquois impressionnait les domestiques de la maison et faisait régner autour de la chambre une sorte de crainte sacrée, Aglaé s’habitua très vite à voir dressée au pied du lit cette statue de cuivre qui ressemblait à quelque dieu tutélaire venu là pour défier la mort d’approcher. Ils passaient de longues heures face à face sans prononcer une seule parole et la jeune femme tirait un curieux réconfort de cette longue confrontation car Pongo savait rendre ses silences plus éloquents que les plus longs discours.

Quant à Winkleried, il avait complètement disparu depuis le premier jour, se bornant à informer Mme d’Hunolstein qu’il serait sans doute absent pendant quelque temps. On ne l’avait pas revu.

Une nuit, alors que Gilles était aux prises avec l’un de ses rêves affreux et s’agitait dans son lit à tel point que Pongo ne parvenait plus à le maîtriser, les démons qui assiégeaient l’esprit enfiévré du jeune homme disparurent brusquement. Leurs images grimaçantes firent place à un regard fixe et étincelant tout à la fois, deux yeux immenses, sombres et lumineux qui plongeaient jusqu’à l’âme du blessé et lui apportaient le soulagement en lui faisant rompre soudainement ses amarres. C’était comme si l’esprit se dégageait du poids intolérable de la chair souffrante et planait au-dessus d’elle à la manière d’un oiseau sur une bête abattue.

À cet instant, Gilles « se » vit lui-même étendu dans un lit aux draps en désordre au milieu d’une chambre qu’il ne connaissait pas. Il vit une femme brune, très belle, dont le visage ne lui était pas inconnu. Il vit Pongo debout, les bras croisés au fond de la pièce, impassible auprès d’un Winkleried couvert de boue et qui semblait exténué. Enfin, il vit… Judith qui sanglotait à genoux auprès de ce lit où gisait son double de chair, la tête contre le drap dans la position même qu’il lui avait vue à Hennebont, la nuit où était mort son père.

Il y avait encore un autre homme, et en fait c’était lui qui tenait le centre du tableau. Un homme de taille moyenne, vigoureusement bâti, entièrement vêtu de noir mais avec des mains admirables et couvertes de pierreries qui effectuaient devant les yeux clos du moribond des gestes étranges, doux et cependant pleins de force, qui arrachaient des éclairs à ses bagues. En même temps il murmurait des mots bizarres dans une langue inconnue et cet homme c’était Cagliostro…

Gilles le reconnut sans surprise, sans colère non plus comme si sa présence devant son lit de mort eût été chose toute naturelle. Des hauteurs où son âme planait les gangrènes morales de la terre perdaient toute signification et elle pouvait sentir alors que les intentions du médecin étaient bonnes.

Lorsque ses mains eurent achevé leur curieux ballet, le médecin tira de sa poche une petite fiole de verre brun, en versa quelques gouttes dans la bouche entrouverte du blessé et tendit le flacon à Pongo qu’il avait appelé d’un geste.

Et puis il n’y eut plus rien. L’esprit déjà errant du chevalier réintégra son enveloppe épuisée et sombra avec elle, enfin apaisée, dans un sommeil aussi profond que l’océan, un sommeil sans rêves tandis que la mort, déjà embusquée derrière le ciel de lit, s’envolait dans la nuit plus noire du petit matin…

Le bienfaisant sommeil dura longtemps. Lorsque Gilles posa, pour la première fois depuis plusieurs semaines, un regard intelligent sur ce qui l’entourait, la douleur n’était plus qu’une légère difficulté à respirer et la fièvre, sous la forme d’une sueur abondante qui avait obligé ses gardiens à changer ses draps par deux fois, avait enfin abandonné le champ clos.

Ses yeux découvrirent une grande chambre claire tendue d’un tissu bleu semé de fleurs, au milieu desquelles des bergers d’opéra-comique et des moutons enrubannés folâtraient, une cheminée de marbre blanc où flambait un feu de sapin qui embaumait, des meubles laqués blancs, d’un élégant modernisme, et puis, insolite à souhait dans ce décor résolument féminin, Pongo qui se tenait accroupi, jambes croisées, sur le grand tapis décoré de bouquets blancs et roses. Il était tellement immobile qu’il ressemblait à sa propre statue mais ses yeux brûlaient comme des chandelles dans son visage amaigri.

— Pongo !… appela Gilles d’une voix si ténue qu’elle ne lui parut pas franchir la limite de ses lèvres.

Mais l’ancien sorcier des Onondagas n’avait pas besoin d’entendre pour accourir. Déjà il était debout.

— Maître ! souffla-t-il d’une voix incrédule où la joie n’osait pas encore dire son nom. Maître… toi… vivant. Toi voir, toi entendre ?…

Pour la première fois de sa vie, Gilles vit une larme rouler sur la joue creuse de l’impassible Indien.

— Oui… je crois, fit-il en essayant un sourire qui n’atteignit évidemment pas la perfection. Mais, dis-moi…, où est-ce que nous sommes ?

— Vous êtes chez moi…

Précédée d’un petit plateau d’argent où fumait une tasse, Aglaé, fraîche comme une laitue nouvelle dans une robe vert feuille, ses beaux cheveux noirs sans poudre haut relevés et brillants sous un soupçon de mousseline verte baptisé bonnet, faisait son entrée dans la chambre. Le sourire qui découvrait ses dents très blanches illuminait son visage.

— Dieu merci ! fit-elle en déposant son plateau sur la table de chevet. Je crois que nous pouvons respirer et que vous voilà sauvé ! Comment vous sentez-vous ?

— À peu près aussi solide qu’une poignée de sable. Mais je croirai vraiment que je vais mieux si je peux faire suffisamment travailler mon pauvre cerveau ramolli et découvrir sans aide en quel lieu et en quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, Madame.

— Le beau compliment que voilà ! Eh bien, cherchez ! Vous avez de la chance de nous avoir fait si peur car bien peu de femmes apprécient que l’on oublie leur première rencontre. Mais vous avez toutes les excuses. Voulez-vous que je vous aide ?

— Non, non… Ma mémoire n’est seulement pas encore bien débarrassée de ses brouillards. Attendez… Il me semble… Oui ! Le salon du sieur Hue, le restaurateur ! Vous m’avez sauvé d’un crime de lèse-altesse contre le duc de Chartres… Malheureusement on ne m’a pas dit votre nom.

— Bravo pour la mémoire ! Quant au reste, je suis Aglaé de Barbentane, baronne d’Hunolstein. Cette demeure est un pavillon qui se nomme l’Hermitage, situé sur la route de Bagnolet, aux confins du parc du château. Je la loue à son propriétaire, un gouverneur de province, parce que je m’y trouve près de mes amis d’Orléans et plus à l’aise que dans mon hôtel du faubourg Saint-Germain. Au reste elle est enclavée dans les murs du domaine.

« Et maintenant que vous savez l’essentiel, cessez de parler car vous allez vous fatiguer. Et puis, buvez ceci.

Aidée par Pongo, elle souleva les oreillers afin de permettre au malade de boire la tisane additionnée de miel qu’elle avait apportée. Il l’avala sans protester mais fit la grimace.

— Faut-il que je boive uniquement des herbes ? Je donnerais un semestre de solde pour une grande tasse de café ! Il me semble que cela me rendrait des forces.

— Si le docteur en est d’accord, vous aurez votre café, mais, pour l’amour de Dieu, cessez de parler et de vous agiter ainsi. Songez qu’il y a trente-six heures vous étiez mourant !

Il eut un pâle sourire tandis que les bras amicaux qui le soutenaient le reposaient dans le lit. Ce simple mouvement où, cependant, ses muscles n’avaient joué aucun rôle, l’avait épuisé.

— J’en ai… pleinement conscience, vous savez ? Mais… il y a tant de choses… que je voudrais savoir…

— Vous aurez tout le temps de poser une foule de questions car vous n’êtes pas à la veille de remonter à cheval et de courir les routes… Alors, pour le moment, tenez-vous l’esprit en repos.

Il sortit ses mains des draps, les étendit devant lui. Elles étaient si maigres qu’elles paraissaient interminables : des os articulés recouverts d’un peu de peau.

— J’ai tellement changé ?

— Vous voulez en juger ?

Elle alla jusqu’à une petite table, y prit un miroir à main qu’elle tendit au jeune homme, sans lui dire qu’à plusieurs reprises ce miroir avait servi à s’assurer qu’il respirait toujours.

Ce qu’il y vit n’avait rien d’agréable. Sous la peau irrémédiablement basanée par trop de soleils et de vents marins pour jamais perdre son hâle, la chair avait fondu ne laissant que l’ossature hardie et au fond des orbites creuses deux yeux sans couleur bien définie mais où, dans la grisaille générale, n’apparaissait aucune trace de bleu.

Aglaé, cependant, ne le laissa pas contempler longtemps cet affligeant spectacle. Doucement, mais fermement, elle lui ôta la glace.

— Voilà ! Si j’ai permis que vous vous regardiez, mon ami, ce n’est pas par cruauté c’est pour que vous compreniez qu’il vous faut être très raisonnable si vous voulez retrouver aussi vite que possible votre superbe apparence. Cela dit, je ne vous rendrai cet objet que lorsque ce que vous pourrez y contempler me conviendra ! Et maintenant, dormez ! On vous apportera à manger dès que le médecin vous aura vu.

— Qui est le médecin ?

— Un jeune savant fort intelligent et fort habile qui exerce à l’hôpital de la Charité : le docteur Corvisart…

— Ah !…

Il était déçu car il avait espéré un autre nom. En retrouvant une conscience à peu près claire, il s’était ressouvenu de l’étrange rêve qui lui avait montré Cagliostro à son chevet et surtout Judith, effondrée près de son lit et pleurant toutes les larmes de son corps, les lèvres collées à sa main.

Mais apparemment ce n’était rien d’autre qu’un songe engendré par le délire et par ce besoin douloureux qu’il éprouvait de la présence de la jeune fille. L’épreuve qu’il subissait lui faisait prendre une conscience exaspérée de la profondeur de son amour. Judith !… Elle avait suscité le premier battement d’un cœur d’homme dans une poitrine d’adolescent, elle avait, par le charme innocemment pervers de sa beauté, éveillé son premier désir. Aucune autre, jamais, ne pourrait occuper la place qu’elle avait prise et Gilles savait bien, à présent, qu’en étreignant d’autres femmes il n’étreindrait jamais que le vide, car il avait été écrit depuis toujours, dans le livre du Destin, qu’il ne constituait qu’une moitié d’un tout dont le nom était peut-être Bonheur mais dont l’autre moitié s’appelait Judith…

Alors, parce qu’il n’avait plus de question vraiment importante à poser, Gilles tourna la tête vers le mur, ferma les yeux et s’efforça de se rendormir pour essayer au moins de retrouver son rêve…

Lorsque Corvisart vint, un peu plus tard dans la journée, visiter son malade, il se montra extrêmement satisfait encore que passablement surpris du changement extraordinaire survenu en quelques heures : les blessures se refermaient, le drain que Pelletan avait posé après la ponction n’avait plus rien à rejeter, la respiration se régularisait et tout rentrait dans l’ordre.

— C’est extraordinaire, avoua-t-il avec une grande honnêteté. Ce poumon semblait ne devoir jamais s’arrêter de saigner, le patient n’avait plus que quelques heures à vivre et je me sentais cruellement impuissant et puis, tout s’est arrangé sans que je puisse dire pourquoi… Je n’oublierai jamais ma surprise d’hier soir en le découvrant dormant paisiblement alors que je m’attendais à un tout autre sommeil… Dans ce cas, ajouta-t-il en souriant, mon ordonnance d’aujourd’hui tiendra en deux mots : nourriture et repos. Il faut à présent laisser faire la nature qui semble se débrouiller si bien dans ce jeune homme…

Gilles eut son café et se sentit plus fort. Il en éprouva une joie presque enfantine. Après l’enfer qu’il avait enduré, c’était merveilleux de sentir la vie revenir doucement comme une source apparue soudain et qui sourd peu à peu à travers une terre desséchée.

Ses pensées elles aussi se faisaient plus claires et, chose bizarre, il pouvait de moins en moins les empêcher de revenir obstinément à son rêve. Elles s’y raccrochaient au contraire, cherchant toujours à y découvrir de nouveaux détails.

Naturellement, il s’efforça d’apprendre d’Aglaé si vraiment, au cours de la nuit où il glissait inéluctablement vers la mort, rien, ni personne, n’était venu s’interposer mais elle l’avait regardé avec une sorte d’indignation.

— Ne croyez-vous pas au miracle et à la puissance de Dieu, vous, un Breton ?

— J’y crois fermement au contraire. Seulement… je ne vois pas pourquoi Dieu se serait donné la peine d’un miracle pour un personnage aussi mince que moi…

— Laissez donc Dieu décider lui-même de l’importance de ses créatures et cessez de poser des questions stupides.

Elle sortit sur ces fortes paroles qui n’empêchèrent nullement Gilles de remarquer que, tout compte fait, elle n’avait pas vraiment répondu à sa question.

Brusquement, un détail du rêve lui revint et, d’un signe, il appela Pongo auprès de son lit.

— Pongo, dit-il doucement, où as-tu mis le flacon que t’a remis, l’autre nuit, le médecin étranger ?

Malgré son empire sur lui-même l’Indien tressaillit légèrement.

— Flacon… médecin ? répéta-t-il avec un regard involontaire vers la porte mais Gilles avait déjà compris qu’il y avait, dans son rêve, une part de réalité et qu’une sorte de conspiration du silence avait été décidée, peut-être par son hôtesse, peut-être avec les meilleures intentions du monde et pour son propre bien, encore qu’il ne comprît pas quel mal une grande joie pouvait lui faire.

Gilles tendit la main, saisit celle de l’Indien.

— Pongo ! Tu es mon ami bien plus que mon serviteur, et jamais tu ne m’as menti. Il est possible que l’on t’ait demandé le secret et tu n’as jamais manqué à ta parole. Mais moi, j’ai besoin que tu m’aides à savoir si mon esprit est demeuré sain ou si je suis en train de devenir un fou, sujet aux hallucinations. Veux-tu répondre à une ou deux questions ?

L’Indien hésita un court instant.

— Pongo promis de ne rien raconter, fit-il avec un sourire qui découvrit ses dents de lapin géant, mais pas promis pas répondre à questions. Parle !

— Bien ! Est-ce que tu as vu venir ici un homme vêtu de noir qui était un médecin étranger, un homme accompagné d’une très belle jeune fille rousse ?

— Oui. Pas dernière nuit mais fin de nuit avant. Jeune fille beaucoup pleurer. Pas vouloir partir, pas vouloir quitter toi… mais obligée. Homme noir dire grand danger pour elle si elle rester ! Elle obéir à condition homme noir jurer toi guérir.

— Je vois. Et qui les a menés jusqu’ici ?

— Seigneur Ours Rouge ! déclara Pongo pour qui le nom de Winkleried était aussi hermétique et imprononçable qu’un discours de mandarin. Lui parti sur cheval jour où toi attaqué. Allé loin. Mauvais temps. Revenu seulement l’autre nuit avec homme noir et Fleur de Feu…

Le surnom indien fit sourire Gilles. Il allait si bien à Judith !… Ainsi, c’était Winkleried qui était allé chercher Cagliostro et Judith. Mais où ? Mais comment avait-il réussi à les retrouver en si peu de temps alors que lui-même cherchait vainement depuis des mois ?…

— Au fait, où est-il celui-là ? Depuis que j’ai repris connaissance, je ne l’ai pas vu.

— Lui promettre revenir vite, mais lui très très fatigué. Presque rien mangé pendant plusieurs jours.

— Eh bien, soupira Gilles, ému, si ce n’est pas là une éclatante preuve d’amitié, je veux bien être pendu ! Il va avoir diminué de moitié…

Mais quand Ulrich-August fit son apparition chez son ami, il n’y avait rien en lui qui pût inspirer la pitié. Plus rutilant que jamais dans son superbe uniforme rouge bleu et or, le bicorne à cocarde blanche et plumet or crânement penché sur l’oreille, il éclatait à la fois de santé et de satisfaction. Il commença par se planter au pied du lit, regardant son ami d’un œil à la fois méfiant et scrutateur.

— Eh bien ? fit Gilles. Comment me trouves-tu ?

— Beaucoup moins boueux ! Ce n’est pas encore le grand fleurissement mais on commence à te reconnaître. Oh ! Je suis si « extravagamment » content !

Et, se ruant sur Gilles impétueusement, il l’embrassa avec tant d’ardeur que le jeune homme se sentit pâlir.

— Eh là ! … doucement !… Je suis encore fragile, tu sais !

— Désolé…

— Il ne faut pas ! C’est l’affection qui compte ! Ulrich… je sais ce que je te dois ! je sais ce que tu as fait pour moi ! Si je suis vivant à cette minute, c’est uniquement grâce à toi.

— Moi ? Je n’ai rien fait… que du cheval !

— Eh bien disons que c’est grâce à toi et à ton cheval.

— Mes chevaux… Je crois bien que j’en ai crevé dix !

— Dix ? Où as-tu donc été ?

— À Lyon ! C’est là que résidençait ton sorcier italien. Il fallait bien y aller pour lui dire que tu avais besoin d’aide… et bien plus encore si tu devais mourir de revoir au moins une fois certaine belle demoiselle qui pourrait être ma sœur pour la couleur des cheveux !… À propos, mes compliments ! Quelle ravissante créature ! Même Ursula n’est pas si émerveillante !… Seulement, ce qu’elle a pu verser comme larmes quand j’ai dit le piteux état où tu étais, c’est pas imaginable. De quoi remplir le lac de Zurich ! Et des cris, et des supplications, et des injures et des trépignements parce que le médecin ne montait pas assez vite en voiture ! Elle jurait de se tuer sur ta tombe si elle n’arrivait pas à temps… et aussi si le Cagliostro ne pouvait pas te sauver ! Je crois bien qu’elle a pleuré tout le long du chemin…

Le cœur épanoui, Gilles écoutait la voix vigoureuse du jeune Suisse, faite pour les commandements hurlés dans le fracas des batailles, avec le ravissement qu’il eût réservé à une harpe céleste. Le désespoir de Judith était pour lui le plus merveilleux des baumes et la plus douce des espérances.

— Tu ne peux pas savoir la joie que tu me donnes, Ulrich ! Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est comment tu as fait pour les retrouver. Tu ignorais autant que moi ce jour-là où se cachait Cagliostro ?

— C’est vrai, mais en réfléchissant un peu et surtout en me rappelant ce que tu m’avais raconté, j’ai fini par conclure qu’il y avait à Paris quelqu’un qui devait le savoir. Et je suis allé lui demander, tout simplement !

— À qui, mon Dieu ?

Winkleried prit un temps comme un comédien chevronné qui tient à fignoler son effet, sourit largement et déclara :

— Au cardinal de Rohan !

— Au cardinal… Tu as osé ? Et il ne t’a pas fait jeter dehors ? Le Grand Aumônier de France ?

— Quand la vie de mon meilleur ami est dans le péril, il n’y a pas de Grand Aumônier de France qui tienne ! J’aurais été le demander au Pape s’il avait fallu… ou plutôt au comte de Provence, c’est-à-dire au Diable ! D’ailleurs, je suis protestant, moi. Et je dois dire qu’il a été très gentil… très compréhensible !

— Compréhensif ! rectifia Gilles machinalement. Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que le Cagliostro avait quitté Bordeaux pour Lyon où il avait à fonder un logement en maçonnerie pour des Égyptiens…

— Une loge maçonnique, tu veux dire ! Mais pourquoi des Égyptiens ?

— Je ne sais pas. De toute façon, il ne faisait que passer à Lyon. Le cardinal m’a appris comme la bonne nouvelle que le Cagliostro avait enfin décidé de venir s’installer à Paris et même que son secrétaire, un certain Ramón de Carbonnières, était chargé de lui trouver une maison pour lui et sa famille.

— Il a donc une famille ?

— Il a au moins une femme et même une belle ! C’est une grande dame romaine, paraît-il, qu’il appelle Sérafina. Maintenant, ne me demande pas où tout ce monde se trouve à cette heure parce que je n’en sais absolument rien. Parlons d’autre chose maintenant et dis-moi…

— Encore un mot ! Pongo m’a dit que Judith voulait rester auprès de moi et qu’on l’en a empêchée. Sais-tu pourquoi ?

— Pas vraiment… Peut-être est-elle en danger. Le médecin lui a dit : « Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre tant que vous demeurerez sous ma protection… » N’empêche qu’il a dû lui jurer sur toutes les divinités possibles que tu allais guérir pour qu’elle accepte enfin de le suivre… Mais, au fait, comment sais-tu tout cela, toi ? Tu étais presque mort et le Cagliostro avait exigé le secret…

— Je crois que c’est justement parce que j’étais presque mort que j’ai vu, tu entends, « vu » comme un spectateur devant une scène de théâtre, ce qui s’est passé dans cette chambre. Je sais qu’il y avait, autour de mon lit, Cagliostro, Judith, toi, Pongo et Mme d’Hunolstein, mais personne d’autre. Que dis-tu de cela ?

— Que c’est une très bizarre chose et, dans ce cas, qu’il vaut mieux ne pas dire à ton… hôtesse que tu sais. Elle a une redoutable peur du Cagliostro.

— Je commence à croire que tout le monde a peur de tout le monde ici ! Mais tu as raison : je ne lui dirai rien…

Il n’avait d’ailleurs plus de questions à poser. Il savait qu’il n’était pas fou, il savait que le médecin italien allait venir s’installer à Paris et il savait, surtout, que Judith l’aimait d’un amour égal au sien. Il pouvait prendre sa guérison en patience.

La longue convalescence qu’il dut subir se révéla d’ailleurs, à l’usage, une agréable période de rémission. L’Hermitage était une charmante maison et Aglaé une charmante hôtesse qui faisait de son mieux pour distraire et fortifier un malade auquel visiblement elle s’attachait, mais qui le lui rendait bien. Le charme de la jeune femme était de ceux qui séduisent et retiennent.

Chez Tournemine, cet attachement se doublait d’une vive reconnaissance mais, chose étrange si l’on considérait la qualité de beauté essentiellement voluptueuse de la belle Provençale, elle n’éveillait en lui que des sentiments purs de tout désir. S’il l’aimait, c’était avec la chaude tendresse d’un frère pour une sœur aînée très belle et très admirée mais rien de plus…

Grâce à elle les amis de Gilles prirent l’habitude de se réunir quotidiennement ou presque autour du lit, puis de la chaise longue où il redevenait lentement lui-même. Winkleried d’abord, lorsqu’il n’était pas de service, accourait depuis Versailles apportant toujours, avec le vent de ses chevauchées forcenées, une saine bouffée de l’air vif du dehors. Barras ensuite, qui vivait du jeu, plutôt mal que bien, et parfaitement désœuvré en dehors de ses nuits passées dans les tripots, venait se chauffer les pieds au feu de la cheminée en buvant force tasses de chocolat et en racontant les derniers potins de Paris. L’excellente Mlle Marjon, elle aussi, fit plusieurs fois le voyage depuis la rue de Noailles afin d’assurer elle-même son pensionnaire de son affection… et de lui apporter les lettres qui s’entassaient chez elle, lettres parfumées à la rose dont Gilles devinait trop bien la provenance et qu’il la priait régulièrement de remporter sans même les avoir ouvertes.

— Le mieux est, si l’on vient vous interroger, que vous prétendiez ignorer tout de l’endroit où je me trouve. Cela vous sera plus facile si vous pouvez éventuellement rendre ces lettres à leur propriétaire.

Elle s’exécutait de bonne grâce, regrettant vivement dans son for intérieur de n’avoir pas le plaisir de veiller elle-même sur la convalescence de son locataire. Mais, instruite par l’assaut dont sa maison avait été le théâtre, elle admettait sans peine que l’Hermitage, enclos dans un domaine des Orléans, assurait une sécurité que son pavillon était incapable d’offrir.

Le duc de Chartres, qui apparut un matin flanqué du Lieutenant de Police Lenoir, en avait assuré lui-même le jeune homme.

— C’est en mon nom que l’on vous a attaqué, chevalier, lui dit-il. Il y va donc de mon honneur que vous ne quittiez cette maison qu’entièrement guéri et seulement quand vous serez en état de reprendre votre service à la Maison du Roi. J’y tiens essentiellement et, si vous le voulez bien, c’est un sujet que nous ne discuterons plus car je ne sais personne d’assez fou pour oser s’en prendre à l’un de mes amis sur mes terres. À présent, veuillez écouter ce que souhaite vous dire Monsieur le Lieutenant de Police.

Lenoir venait, en fait, recueillir la déposition du blessé car, il n’en fit aucun mystère, l’enquête, ordonnée cependant par le Roi en personne que Winkleried avait averti et exigée par Chartres, piétinait lamentablement. Le sieur Beausire avait disparu sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air et sa maîtresse, une certaine Nicole Legay, dite Oliva, la femme qui ressemblait à la Reine, s’était elle aussi volatilisée. Il n’était jusqu’à leur maison qui n’eût subi un nettoyage si minutieux qu’il était impossible de soupçonner que le sang y avait coulé en telle abondance.

Tout avait dû y être disposé dans ce but car, si la défense désespérée de la victime et l’aide inattendue qu’elle avait reçue n’avaient conduit le combat jusqu’au-dehors, ameutant le quartier, personne n’aurait jamais pu soupçonner quoi que ce soit. Gilles eût été effacé de la surface de la terre sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il était devenu…

Cependant, aux questions de Lenoir, le jeune homme opposa une fin de non-recevoir. Il ignorait tout de ceux qui composaient la troupe de ses assassins.

— Le garçon qui vous a porté secours, et qui d’ailleurs n’a pas reparu, a déclaré en arrivant ici que vous aviez reconnu le chef de la bande mais qu’il n’avait pas compris le nom que vous aviez prononcé. Nous l’avons fait chercher cependant aux carrières de Montmartre mais nul ne sait ce qu’il est devenu.

— Il s’est trompé d’ailleurs, répondit Tournemine qui répugnait au rôle de dénonciateur même envers des misérables tels qu’Antraigues ou Reteau. Il se peut que j’aie cru, à certain moment, reconnaître quelqu’un mais comme je n’en ai eu aucune assurance vous comprendrez aisément qu’il m’est difficile de donner un nom.

— Laissez-nous le soin d’en juger ! Vous avez failli être assassiné, Monsieur ! Aucun code de l’honneur ne vous oblige envers des meurtriers.

— Ni à accuser sans preuves un innocent ! Je regrette, Monsieur le Lieutenant de Police, mais je ne puis rien vous dire de plus.

Lenoir se leva en soupirant. Policier dans l’âme, mais dans la grande tradition des La Reynie, il avait appris depuis longtemps à connaître les hommes et bien peu pouvaient se vanter de pouvoir dissimuler le fond de leur âme à son œil à la fois perçant et taciturne. Mais il y avait des exceptions et il en prenait parfois conscience avec quelque mélancolie.

— Je n’en crois pas un mot, Monsieur, soupira-t-il. Mais après tout, il s’agit de votre vie et je ne puis être plus royaliste que le Roi. Je vous souhaite le bonsoir… Réfléchissez néanmoins…

Le duc de Chartres ne repartit pas avec lui. Il avait encore apparemment quelque chose à dire.

— J’admire votre discrétion, chevalier, fit-il en se plantant en face du jeune homme, les mains nouées au dos qu’il chauffait devant le feu. Pourtant… si j’en crois Mme d’Hunolstein, votre délire, naguère, a été moins… hermétique. Vous avez prononcé un nom. À plusieurs reprises même ! Un nom que la baronne connaît fort bien car c’est celui d’un de ses amis… et des miens. Est-ce parce que j’étais présent que vous avez refusé de parler du comte d’Antraigues ?

— Certainement pas, Monseigneur ! Je respecte profondément Votre Altesse Royale mais elle me pardonnera, j’espère, de lui avouer que je n’ai pas peur d’elle. Je n’ai rien dit parce que, recouvrant chaque jour un peu de mes forces grâce aux soins de Mme d’Hunolstein et espérant fermement en retrouver bientôt la totalité, je n’ai pas la moindre raison de m’en remettre à la Police du soin de régler mes propres affaires. Je me suis déjà trouvé en face de Monsieur d’Antraigues l’épée à la main et cela n’a pas été pour son bien. La prochaine fois je le tuerai, voilà tout !

Le visage rouge du prince s’éclaira d’un sourire qui n’alla pas jusqu’aux yeux demeurés attentifs et froids.

— Au fait… êtes-vous bien certain qu’il s’agisse d’Antraigues ? Il n’était pas à Paris en décembre et, lorsque vous avez été attaqué, il était parti depuis trois jours pour ses terres du Vivarais afin d’y passer le Noël en famille. Il doit y avoir une erreur quelque part.

Le sourire de Gilles répondit à celui du prince sans qu’il y fît, lui non plus, participer son regard.

— Si Votre Altesse Royale le dit, cela doit être vrai ! fit-il tranquillement. Vous voyez bien, Monseigneur, que j’ai eu raison de garder le silence… puisque le comte n’était pas là. J’ai dû voir, ou entendre, un fantôme…

Il y eut un petit silence que les deux hommes employèrent à se jauger mutuellement, mais Philippe de Chartres le rompit brusquement d’un éclat de rire.

— Faites à votre idée, chevalier ! Vous êtes décidément un homme d’esprit ! J’aurai plaisir à revenir causer avec vous pendant le reste de votre séjour ici. Peut-être avec quelques amis. Vos exploits américains vous ont fait un succès auprès des femmes. Voyons ce que vous ferez auprès des hommes… À propos, j’ai pu voir en entrant chez vous que vous aviez un serviteur bien étrange. N’est-ce pas un Indien ?

— C’en est un, Monseigneur. Un guerrier iroquois de la tribu des Onondagas que j’ai attaché à moi en lui faisant… euh ! traverser la Delaware en crue. C’est même un sorcier !

— Magnifique ! Vous devriez me le vendre ! Je lui ferais reprendre le costume de son pays et il aurait un énorme succès dans mon antichambre.

— Vous le vendre ? Monseigneur, mais c’est impossible, s’écria Gilles, scandalisé. On ne vend pas ses amis ! et Pongo est un ami pour moi… un ami très cher même !

— Bah ! je sais ce que valent les amis. Tout dépend du prix ! Et je suis prêt à payer une fortune pour ce garçon. Voyez-vous, mon cher, ce bon La Fayette vient de rentrer d’un voyage, triomphal à ce qu’il prétend, auprès du général George Washington et il en a ramené un jeune Indien superbement emplumé qui lui sert de domestique et qui le suit partout. Flanqué de ce jeune oiseau il a un succès tel que j’enrage ! Grâce à votre serviteur je pourrais reprendre le dessus…

Gilles se mit à rire.

— Ne me dites pas, Monseigneur, que le premier prince qui ait été assez hardi pour s’aventurer dans les airs a besoin d’un Indien décoratif pour s’assurer la suprématie dans les salons ! Je regrette. Si Pongo n’était qu’un serviteur je le donnerais à Votre Altesse sans hésiter et sans qu’il soit question de prix. Mais il est un ami fidèle… et un homme libre ! Je ne saurais en disposer. Et puis, accordez-moi permission d’être aussi scrupuleux envers mes amis qu’envers ceux de Votre Altesse Royale !

— Touché ! s’écria Philippe. Décidément, vous me plaisez. À bientôt !…

Philippe de Chartres tint parole. Lorsque Gilles, étayé d’un côté par l’épaule de Pongo et de l’autre par une canne, put quitter sa chambre pour le grand salon en rotonde qui occupait la majeure partie du pavillon, il put y voir venir pour les thés à l’anglaise que le prince, anglophile passionné, affectionnait, quelques-uns de ceux qui composaient la « petite bande » de Philippe : Victor de Broglie, Mathieu de Montmorency, Louis de Narbonne, le beau bâtard de Louis XV, les Girardin et certains autres qui étaient pour lui d’anciens compagnons d’armes comme les deux Lameth. Enfin un véritable ami : le vicomte de Noailles qui lui sauta au cou sans cérémonie et grâce auquel le thé à l’anglaise prit la tournure de réunions d’anciens combattants.

— Le service des rois n’est valable qu’en temps de guerre, lui déclara-t-il, sans phrases. Tu n’as rien à faire à Versailles, mon ami ! le temps de la servitude s’achève. Viens voir se lever avec nous celui des hommes libres, les temps bénis de la fraternité. L’Amérique nous montre le chemin…

— Noailles, mon ami, dans un instant tu vas me parler république, je te dirai des choses désagréables et nous serons obligés d’aller sur le pré. Laisse-moi au moins le temps de me réparer. As-tu des nouvelles de Fersen ?

— Ma foi non ! Toujours en Suède ! Tu sais que La Fayette est revenu ? Il m’a chargé de te dire son chaud sentiment et ses vœux de bonne santé.

— Que n’est-il venu lui-même ? Nous avons fait tant de coups de main ensemble ! Je serais heureux de le revoir…

— Lui aussi mais il est déjà reparti, non seulement de Paris mais pour une nouvelle croisade. Cette fois, il s’agit des Protestants de France dont il veut améliorer la condition. Il dit que cette condition est détestable bien qu’il n’y ait pas contre eux de persécution ouverte, qu’ils dépendent d’un caprice du Roi, de la Reine, du Parlement ou d’un ministre et c’est vrai ! Nous ne sommes plus au temps des Dragonnades, mais leurs mariages ne sont toujours pas légaux, leurs testaments n’ont pas forme officielle, leurs enfants sont pratiquement bâtards et, même s’ils sont gentilshommes, on peut parfaitement les pendre comme manants. La Fayette dit que cela a assez duré !…

— On voit qu’il revient d’Amérique, soupira Gilles. J’aimerais l’aider ! Tu as raison quand tu dis qu’à Versailles les idées et les esprits se déforment. L’éclat de la royauté et la splendeur des palais couvrent trop de menées tortueuses, de pensées sordides, de complots sinistres… Tu n’imagines pas à quel point parfois j’ai envie de retourner en Virginie !

— Alors, n’hésite pas ! Retournes-y !… Moi, j’y retournerai un jour ! Écoute… ajouta-t-il en baissant la voix, l’histoire qui a failli te coûter la vie je ne la connais pas mais je sais que tu t’es fait des ennemis, ou tout au moins un ennemi puissant ! Le Roi est un faible, il ne saura pas te défendre longtemps contre cet ennemi et ta casaque de Garde du Corps ne te servira pas de cuirasse. Retourne là-bas où tu as laissé une légende, des amitiés puissantes. Tu auras des terres, une situation et surtout tu seras un homme libre…

— Je sais, soupira Gilles. Mais il y a le devoir. Celui d’un soldat est de défendre son roi, non d’être défendu par lui ! Et j’ai grand peur que le mien n’ait besoin de tous ses soldats avant longtemps !

Dans le salon tiède d’Aglaé, embaumé par les énormes lilas mauves provenant des serres de Bagnolet, les nouvelles arrivaient toutes fraîches, apportées avec les dernières neiges d’un hiver qui ne voulait pas mourir et les premières bourrasques d’un printemps qui n’arrivait pas à naître. Des pluies diluviennes s’abattaient journellement sur le royaume tandis qu’un brusque réchauffement de la température accélérait la fonte des neiges, créant un peu partout de dramatiques inondations, augmentant la misère, faisant renaître un peu partout la colère et la haine…

Quand on apprit, à Paris, que la Reine avait enfin réussi à faire acheter Saint-Cloud par le Roi, ce fut une flambée de fureur. Les clubs et les cafés, les loges maçonniques et les faubourgs soufflèrent le feu et la tempête, les libellistes se déchaînèrent avec plus de violence que jamais cependant qu’avec les six millions de la vente, et ceux tirés de ses équipages de chasse vendus au comte d’Artois, le duc d’Orléans faisait achever ses Galeries du Palais-Royal. On porta les Orléans aux nues, on traîna la Reine dans la boue et quand le 27 mars, cent un coups de canon tonnant sur Paris annoncèrent que Marie-Antoinette était heureusement accouchée d’un fils, il n’y eut pas de véritable liesse, pas de cris de joie et d’explosions d’enthousiasme comme en avait déchaîné la naissance du Dauphin, quatre ans plus tôt.

Paris, d’ailleurs, avait la fièvre. Désireux de se concilier l’Église, le comte de Provence et le baron de Breteuil avaient obtenu une lettre de cachet contre Beaumarchais et le trop heureux auteur du Mariage de Figaro était allé réfléchir à Saint-Lazare, la prison des voyous et des mauvais garçons, sur les inconvénients que l’on éprouve à s’attaquer à un archevêque de Paris, Mgr de Juigné, maladroitement chansonné par lui. On ne lui avait pas donné le fouet comme cela se pratiquait pour les nouveaux pensionnaires mais c’était tout juste. Il n’y était resté heureusement que cinq jours mais, à peine sorti, s’était hâté de se faire consoler par les amis de la Reine. On lui avait promis que son Barbier de Séville serait joué à Trianon et que la Reine elle-même jouerait le rôle de Rosine… Ce qui constituait un désaveu flagrant d’un ordre du Roi.

Mais Paris s’était aussi trouvé un médecin. Le comte Alexandre de Cagliostro s’était installé rue Saint-Claude au Marais dans le bel hôtel d’Orvilliers qu’avait fait louer pour lui son protecteur le cardinal de Rohan. Le succès qu’il y rencontrait était immense et rejoignait celui qu’avait connu jadis le fabuleux comte de Saint-Germain. On disait qu’il faisait de l’or, des diamants, qu’il possédait un élixir de jeunesse éternelle, qu’il pouvait guérir n’importe quelle maladie, qu’il prédisait l’avenir et cent autres choses encore… Des foules se pressaient à sa porte.

Alors, Gilles ne vécut plus que dans l’attente du jour où il serait assez fort pour quitter l’Hermitage et pouvoir, lui aussi, rendre visite à cet homme dont la principale valeur à ses yeux tenait en bien peu de mots : il savait où était Judith…

Cependant, à mesure que les forces revenaient à son pensionnaire, le charmant visage d’Aglaé s’assombrissait et, un matin d’avril, alors qu’ils faisaient, ensemble, au jardin une courte promenade en profitant d’une éclaircie, elle ne put s’empêcher de soupirer.

— Encore un peu de temps et vous serez guéri, mon ami. Encore un peu de temps et nous ne nous verrons plus…

— Ne plus nous voir ? Mais pourquoi ? Allez-vous m’interdire votre maison parce que je ne serai plus votre malade ? J’en serais très malheureux.

— Croyez-vous ? Votre cœur a bien d’autres sujets d’intérêt que le souci d’une amie.

Ils s’étaient arrêtés près d’un buisson de pivoines fraîchement écloses, aussi roses que le visage de la jeune femme. Gilles prit doucement sa main pour en baiser la paume.

— Une amie ? Vous êtes beaucoup plus qu’une amie pour moi, Aglaé.

— Une sœur alors ?… Eh bien, soit ! Je serai votre sœur… assez heureuse si vous avez, un jour, à nouveau besoin d’elle.

— Besoin ? Quel mot !

Elle eut un petit sourire triste.

— L’avenir m’apparaît si sombre, mon cher Gilles ! Ce que j’entends autour de moi me fait frémir. J’ai peur que nous n’allions vers des temps redoutables où les familles se déchireront, où le père reniera le fils, où le frère haïra la sœur…

— Vous haïr, vous ? Vous, la grâce, le charme, la douceur, la générosité ?

— Moi, la maîtresse du duc de Chartres, bientôt duc d’Orléans car son père décline, moi qui serai dans un camp différent du vôtre un jour, un camp ennemi car la rancœur s’amasse lentement dans le cœur de Philippe qui n’est pas vraiment mauvais. Lentement mais sûrement. Un jour, elle l’envahira entièrement. Il aurait pu être un mouton heureux de vivre, les tracasseries de Versailles en feront un loup enragé. Ce jour-là, oui, vous commencerez à me détester.

— Jamais ! Même si Orléans entrait en révolte ouverte, vous me resteriez chère entre toutes les femmes…

— Vous en êtes bien certain ?

— Sur mon honneur… et ma tendresse pour vous !

Elle lui sourit, rejetant sur son front une mèche de cheveux que le vent faisait voltiger.

— Dieu veuille que je n’aie jamais à vous rappeler ce serment, mon ami…



1. C’est cette méthode qui allait conduire Laennec, élève de Corvisart, à la découverte du stéthoscope.

2. Le sang de l’hémorragie interne passe dans les bronches et s’écoule par la bouche.

3. Le sang s’accumule dans la cavité de la plèvre.

4. Le premier véritable et grand pharmacien parisien.

5. Ponction du liquide accumulé dans la plèvre au moyen d’un trocart.

6. Célèbre médecin suisse, partisan de la médecine naturelle, qui était au service du duc d’Orléans. Mort en 1781.

CHAPITRE XIV DEUX CŒURS DE FEMMES…

Deux mois plus tard, Gilles de Tournemine et Merlin, enfin ressoudés, contemplaient ensemble la façade muette de la maison de Cagliostro.

Dans la lumière indécise du crépuscule, la demeure du sorcier avait l’air d’attendre quelque chose, tapie derrière le triple abri des arbres du boulevard, d’un fossé assez profond pour se donner des allures de douves et de grands murs hérissés d’artichauts de fer qui ne laissaient apercevoir que les fenêtres de l’étage supérieur et les hauts combles à la Mansart, habillés d’ardoise. Elle avait assez l’air d’un gros chat patient, roulé en boule sur lui-même mais toujours prêt à lancer une patte preste sur toute imprudente souris passant à sa portée… La rue Saint-Claude ouvrait à son flanc un boyau en pente raide qui plongeait vers le couvent des Filles du Saint-Sacrement. C’était sur ce côté que donnait la porte cochère de l’hôtel, une porte cochère rébarbative à souhait avec les énormes clous qui la renforçaient et la féroce tête de griffon en bronze qui lui servait de marteau.

Pourtant, jamais demeure royale, éclatant Versailles ou délicieux Trianon n’avait inspiré au chevalier une joie aussi vive que cet hôtel austère et vaguement inquiétant. Il ne savait pas très bien quelle sorte de paroles allaient s’échanger entre lui et le médecin italien. Peut-être seraient-elles aussi dangereuses que les balles d’un duel car il fallait qu’elles fussent définitives…

Dans le valet qui vint ouvrir le portail, à l’appel du marteau, Gilles reconnut le gigantesque et fugitif concierge de l’hôtel Ossolinski. Mais si celui-ci reconnut le jeune homme il n’en montra rien.

Il acquiesça d’un signe de tête quand on lui demanda à voir son maître, appela d’un geste un palefrenier qui se chargea du cheval et guida le visiteur vers le fond de la cour où, sous un portique vaguement grec, s’ouvrait un large vestibule et s’enroulait la dernière volée d’un bel escalier de pierre blanche. Des banquettes couvertes de velours rouge étaient disposées au pied de cet escalier pour les nombreux visiteurs qui, journellement, assiégeaient la demeure du thaumaturge avec autant d’ardeur qu’ils avaient, tout récemment encore, assiégé le fameux baquet magnétique de Mesmer ; mais l’heure était déjà tardive et Gilles s’y trouva seul quand on le pria, du geste, d’y prendre place. Puis le valet disparut dans les hauteurs de la maison : il allait prévenir son maître…

Un silence absolu régnait. Aucun bruit ne se faisait entendre : ni le grincement d’une porte, ni le craquement d’un parquet, ni l’écho d’un pas, comme si la maison cherchait, par son ambiance de mystère, à préparer dès le seuil l’esprit de ceux qui y pénétraient. Mais ce silence n’en fit éclater qu’avec plus de majesté le fracas du carrosse qui pénétra dans la cour quelques instants après Tournemine.

Les valets d’écurie se précipitèrent. Les laquais accrochés aux ressorts du magnifique véhicule dont la laque pourpre se rehaussait d’armes imposantes sautèrent à terre, ouvrirent la portière et abaissèrent le marchepied pour permettre au cardinal de Rohan, superbe et rayonnant sous la pourpre cardinalice, de faire son apparition…

Le prélat mit pied à terre, pénétra dans la maison d’un pas vif et s’élança dans l’escalier en homme qui connaît les lieux et qui n’a aucun besoin d’introducteur. Gilles vit la robe rouge onduler sur les marches et disparaître. Il y eut le bruit d’une porte que l’on ouvre et que l’on referme, l’écho d’une voix puis plus rien… La maison retomba dans le silence…

Le gigantesque valet reparut sans faire plus de bruit qu’un chat, informa Gilles, dans un mauvais français, que le comte le priait de patienter un moment puis disparut, laissant le jeune homme à des réflexions qui manquaient de gaieté : si le cardinal en avait pour longtemps l’attente risquait d’être longue…

Mais, au bout d’une demi-heure, le cardinal reparut, et seul, ce qui était assez extraordinaire car les usages voulaient qu’un visiteur fût reconduit jusqu’à sa voiture par le maître d’une maison, à plus forte raison quand il s’agissait d’un prince de l’Église. En le voyant descendre l’escalier, Gilles se leva, salua tandis qu’à sa surprise le prélat venait vers lui.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, Monsieur de Tournemine, dit-il aimablement, mais je n’ai pas eu le plaisir que l’on vous présente à moi… Les jolies femmes ont de ces étourderies. Vous êtes breton, naturellement… et vous êtes l’homme que les Indiens ont surnommé le Gerfaut ?

— En effet, Monseigneur. Votre Éminence me fait beaucoup d’honneur en se montrant si renseignée à mon sujet.

— Vous êtes Tournemine, Monsieur, et je suis Rohan. Nos maisons sont aussi anciennes l’une que l’autre en Bretagne.

— Mais la mienne a moins d’éclat, fit Gilles avec ce sourire qui lui donnait tant de charme. Le cardinal y fut sensible.

— N’importe. Bien souvent nos ancêtres ont combattu côte à côte. En outre, j’ai eu l’occasion d’entendre parler de vous de façon plus intime, voici quelques mois, par un jeune Suisse qui a virtuellement pris mon hôtel d’assaut, quelque peu rossé mes gens et fait, dans mon cabinet, une irruption tout à fait spectaculaire. Vous avez de bons amis, Monsieur !

— Le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried n’est pas l’homme des demi-mesures, Éminence. L’ouragan est son élément normal. Évidemment, il ne m’avait pas dit que les choses s’étaient passées de cette manière… tumultueuse et j’en demande bien pardon pour lui. Son excuse est qu’il était, je crois, sous le coup d’une grosse émotion.

— Il n’a pas besoin d’excuses. Vous étiez mourant… une très vilaine histoire si j’ai bien compris, et ce pauvre garçon avait besoin du seul être qui pût, effectivement, agir puissamment en votre faveur. Lorsque quelqu’un cherche le grand Cagliostro, je me trouve tout de suite en communion d’idées avec lui. Je vois d’ailleurs que le miracle s’est produit une fois de plus. Vous êtes vivant et en parfaite santé apparemment.

— En parfaite santé, en effet. Mais puis-je demander à Votre Éminence si Winkleried lui a appris comment… et grâce à qui j’avais été ainsi… endommagé ?

La cardinal hocha la tête tandis que son regard bleu s’assombrissait.

— Il l’a fait… mais je lui ai dit que j’avais peine à le croire. Il doit y avoir une confusion quelque part. La charmante comtesse est…

— Une femme dangereuse, Monseigneur ! Sur la mémoire de tous ces vieux Tournemine qui furent souvent bons serviteurs des Rohan je supplie Votre Éminence d’y prendre garde.

— C’est étrange ! Savez-vous que vous me dites, presque mot pour mot, ce que vient de me faire entendre Cagliostro ? J’admets qu’il y ait chez elle des bizarreries, des contradictions, des idées folles parfois mais, j’en suis certain, son cœur est bon et elle a fait pour moi des merveilles telles qu’il m’est impossible de les oublier. Mes paroles peuvent vous sembler obscures. Pourtant bientôt vous pourrez les comprendre mieux quand le Destin m’aura élevé à une place si haute que plus rien n’aura d’importance pour moi, sinon… la joie que j’aurai à m’entourer de gens tels que vous, Monsieur, et à leur faire tout le bien que je pourrai…

Le souvenir de ce qu’il avait vu et entendu dans la nuit du Bosquet de Vénus revint à la mémoire de Gilles et surtout les paroles pleines de colère de la Reine ? « Savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre… » De quelle illusion insensée l’infernale comtesse de La Motte bernait-elle cet homme trop confiant ?…

— Monseigneur… commença-t-il.

Mais déjà Rohan prêt à se retirer lui offrait son anneau à baiser et le courbait sous le poids du respect religieux.

— J’aurai toujours plaisir à vous voir, Monsieur de Tournemine, ne l’oubliez pas !…

Malgré l’incorrection qu’il y avait à poursuivre un entretien contre la volonté d’un prince, Gilles allait se risquer à le retenir mais quelqu’un toucha sa manche et il s’aperçut que le valet était revenu sans qu’il l’entendît seulement approcher et lui faisait signe de le suivre… Le cardinal, d’ailleurs, était déjà remonté dans sa voiture.

À la suite de l’homme il gagna le premier étage, traversa une antichambre sans fenêtres mais éclairée par une profusion de bougies et dont le mur était orné d’une grande plaque de marbre noir gravée de caractères orientaux et d’une sorte de prière dont les premiers mots étaient :

« Père de l’Univers, Suprême Intelligence… »

Le valet poussa une porte et le visiteur se trouva en face du maître de la maison…

— Entrez, chevalier, dit Cagliostro. Je vous attendais…

La pièce dans laquelle il se tenait était un grand cabinet sévèrement meublé de chêne sombre et encombré d’une foule d’objets étranges allant des cornues de l’alchimiste à des statuettes égyptiennes verdies par le temps. Des rayonnages chargés de livres montaient à l’assaut des murs. D’autres livres encore, d’énormes in-folio, s’empilaient à même le sol. Une table de travail chargée de papiers et d’échantillons de minéralogie occupait une petite partie de cette pièce dont les vastes dimensions échappaient un peu à la mesure car les murs qui n’étaient pas changés en bibliothèques étaient tendus de velours noir dissimulant sans doute d’autres portes. Une odeur d’encens et de myrrhe brûlée flottait dans l’air portée par la fumée bleuâtre qui montait d’un grand brûle-parfum de bronze posé sur un trépied.

Cagliostro lui-même n’était pas moins impressionnant que son décor composé très certainement pour frapper l’imagination des foules. Son corps vigoureux disparaissait sous les plis d’une dalmatique noire où les signes du zodiaque apparaissaient brodés d’argent et de soie rouge. Ses cheveux, partagés en plusieurs cadenettes, se réunissaient sur la nuque sous un catogan noir et ses mains disparaissaient sous les éclairs lancés par une profusion de diamants et de rubis.

Machinalement, Gilles s’assit dans le fauteuil qu’une de ces mains lui indiquait.

— Vous m’attendiez, dites-vous ? Comment cela est-il possible ? Votre serviteur ne m’a même pas demandé mon nom…

— C’était inutile. Je savais que vous alliez venir comme j’ai su, depuis plusieurs mois, chacune de vos actions.

— Là où j’en étais, ce n’était guère difficile. Il suffisait d’avoir à vos gages l’un des serviteurs de Mme d’Hunolstein.

— Vous me faites crédit de bien peu de puissance, Monsieur ! fit dédaigneusement le médecin. Le bas espionnage ancillaire n’est pas mon fait. Puisque vous doutez de mon pouvoir, voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis vingt-quatre heures ? Vous verrez ainsi qu’aucun serviteur à gages n’aurait pu m’en dire autant.

— Faites !…

— Vous avez quitté le pavillon de l’Hermitage, sans esprit de retour, à deux heures dix, dans la voiture que vous avait amenée votre ami, le baron von Winkleried. Vous lui avez d’ailleurs reproché de vous traiter en vieille femme, assurant qu’il aurait beaucoup mieux fait de vous amener votre cheval, Merlin. Vous avez fait à la baronne des adieux qui lui ont mis les larmes aux yeux. Je crois… qu’elle aurait aimé vous garder un peu plus longtemps, mais elle est destinée à vous revoir ! De là vous êtes rentré directement à Versailles où votre propriétaire vous attendait…

« C’est une bien charmante demoiselle. Ses sentiments pour vous sont ceux d’une mère et elle avait fait, pour vous accueillir, une superbe toilette. Une robe de soie grise, n’est-ce pas, avec des rubans et un bonnet roses ? Elle pensait vous offrir noblement sa main à baiser mais en vous revoyant, elle n’a pas pu résister et elle s’est jetée dans vos bras en pleurant… J’ajoute qu’elle avait préparé pour vous un repas des plus fins. Il y avait, je crois, une alose au beurre blanc, des cailles farcies, des cardons à la moelle, le tout arrosé de ce bourgogne que vous aimez tant. Mais vous n’avez pas voulu vous mettre à table tout de suite. Vous avez couru à l’écurie afin d’y retrouver votre cheval et là vous avez pris sa tête dans vos bras… et vous l’avez embrassé ! Est-ce que cela vous suffit ou bien désirez-vous savoir autre chose ?

— Ma foi non, cela suffit ! souffla Gilles abasourdi. C’est de la magie… de la sorcellerie !

— Disons de la clairvoyance, le mot est plus aimable, moins dangereux aussi, bien qu’en notre siècle de Lumières on ne brûle plus les sorciers.

— Admirable ! En ce cas, et puisque vous semblez posséder le don de lire à votre gré dans la pensée, vous devez savoir aussi pourquoi je suis ici ce soir ?

— En effet ! Encore que votre pensée ne soit pas des plus claires… même pour vous-même ! Vous êtes venu ici partagé entre le désir de me témoigner votre reconnaissance et l’envie de me combattre parce que vous voyez en moi un obstacle à votre bonheur…

Cagliostro s’était assis dans le grand fauteuil de cuir brun, patiné par le temps, de sa table de travail. Les coudes sur la table, le menton dans ses mains, il dardait sur le jeune homme un regard si étincelant que celui-ci se sentit brusquement mal à l’aise. Afin d’échapper à son pouvoir, il se leva, s’éloigna de quelques pas comme s’il souhaitait examiner les objets renfermés dans une vitrine.

— Ne l’êtes-vous pas ? dit-il amèrement.

— En aucune façon !

— Allons donc ! Vous prétendez lire dans les âmes, vous savez donc à quel point j’aime Mlle de Saint-Mélaine, vous savez que je lui ai voué ma vie et qu’il n’est aucune de mes actions, en dehors du service dû à mon roi, dont elle n’ait été l’inspiratrice, le moteur et le but. Cependant, sachant tout cela, vous voulez me faire croire que mon amour peut lui être néfaste ?

— Je ne veux pas vous le faire croire car vous ne le croirez jamais ! Et pourtant cela est ! dit le mage tristement. Parce que vous aimez très profondément et très ardemment vous vous croyez de taille à vaincre tous les obstacles, à combattre toutes les armées du monde pour défendre votre bonheur. Pourtant, vous n’êtes qu’un homme… ainsi que vous venez d’en avoir la preuve tragique. Par mon humble entremise le Créateur vous a rendu la vie, la force… mais pas la paix car votre destin vous pousse en avant. Vous êtes de ceux qui peuvent atteindre à la gloire. Malheureusement votre chemin passe par trop d’embûches, de sang et de drames pour qu’il soit sage d’y attacher une femme.

— Que savez-vous de mon destin ? s’écria Gilles avec colère. Et pourquoi serais-je le seul officier du Roi qui ne devrait pas avoir droit à un foyer, à une famille ? Au nom de quoi empêchez-vous Judith de venir à moi ?

— Du droit qu’elle a, elle, d’être préservée, défendue. Elle n’a que faire de la gloire et de l’aventure. Avez-vous oublié le drame épouvantable qui a marqué sa jeunesse ?

— J’ai tué l’un des deux misérables qui l’avaient jetée vivante au fond d’une fosse boueuse… et je tuerai le second dès que je l’aurai retrouvé !

— Mais vous ne tuerez pas le souvenir ! N’importe quelle femme serait devenue folle. Judith a pu résister, mais elle est demeurée fragile. Elle a besoin de calme, de paix, de sécurité, tout ce qu’elle n’arrive pas à trouver. Regardez où elle en est depuis que vous l’avez revue : elle doit se cacher afin de fuir les trames tortueuses d’un prince dont vous êtes l’ennemi, qui le sait et qui sait aussi qu’il peut vous atteindre à travers sa fragilité !

— Je n’ignore rien de tout cela, figurez-vous, et je veux autant que vous-même lui donner la paix, le bonheur tranquille d’un foyer, la liberté ! Rendez-la-moi et je partirai avec elle. Depuis que je la connais, je rêve de l’emmener en Amérique, là où les hommes ont commencé à apprendre à vivre libres. Nous irons bâtir notre maison en Virginie…

— Vous, l’homme du Roi, vous, l’oiseau chasseur, qui protégez et armez sa main, vous, le Gerfaut… vous partiriez pour aller vous mêler aux querelles des bavards du Congrès, aux sordides luttes d’intérêts qui commencent à se développer là-bas ? Vous abandonneriez vos armes pour les mancherons d’une charrue ?

— Pourquoi pas ? Je suis né paysan. Quant à ce gerfaut que vous me jetez au visage, sachez qu’il est né là-bas et qu’il peut y vivre à l’aise. Il y a assez de place, assez d’immenses forêts, assez de terres vierges pour que les bruits du Congrès n’y atteignent jamais. Je porte l’aigle de Cincinnatus. Je peux, comme son modèle, redevenir laboureur si, en rentrant le soir au logis, je retrouve le sourire de Judith, les bras de Judith, l’amour de Judith… Quand donc aurez-vous compris que je l’aime ?…

— Et elle ? Vous êtes sûr qu’elle vous aime aussi ? Vous ignorez tout de ses sentiments. Peut-être qu’elle ne vous aime pas…

— Si ! Oh si !…

L’une des portières de velours venait de se soulever, presque de voler sous la main nerveuse de la jeune fille qui, avec ce cri, jaillissait de l’obscurité pour se jeter dans les bras de Gilles.

— Oh si, je t’aime ! Ne l’écoute pas !… Il ne peut pas savoir, lui… Il m’avait enfermée mais je t’ai vu arriver !… Oh, tu es là, vivant… bien vivant ! Tu es guéri… et l’on voudrait te faire croire que je ne t’aime pas ? Mais je ne respire que par toi !

Elle l’entourait de ses bras, se serrait contre lui secouée de longs frissons. Avec une infinie tendresse, il prit entre ses deux mains le ravissant visage inondé de larmes brûlantes et baisa longuement ses lèvres tremblantes.

— Ma douce… mon amour, ne pleure pas, ne tremble pas !… C’est fini, nous allons partir !…

— Il ne veut pas, il ne voudra jamais !… Il dit que je ne peux pas être à toi… ni à aucun homme d’ailleurs, que je dois rester vierge pour que l’Esprit demeure en moi !

Farouchement, Gilles enferma la fragile forme blanche entre ses bras tandis que son regard glacé toisait le médecin.

— Si vous m’expliquiez ce nouveau mystère, maître sorcier ? Ainsi, vous vous arrogez le droit de lui interdire l’amour, le bonheur, le don d’elle-même ? À quel titre ? Êtes-vous Dieu ?… Ne seriez-vous pas plutôt amoureux d’elle ? C’est cela, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas qu’elle soit à moi parce que vous voulez la garder pour vous ?

— Imbécile !…

Lentement, Cagliostro alla prendre un candélabre chargé de bougies allumées et le porta jusqu’à une alcôve dans laquelle Gilles aperçut soudain la table au tapis noir et aux objets d’argent qui avait si bien disparu de l’hôtel Ossolinski. Mais cette fois, le miroir tournant était remplacé par une simple carafe de cristal remplie d’eau.

— Judith ! appela Cagliostro sans élever la voix. Venez ici !

Dans le nid que lui faisaient les bras de Gilles la jeune fille tressaillit. Le chevalier gronda :

— Laissez-la en repos ! Je lui défends de bouger !…

— Je ne lui veux aucun mal. Je veux seulement que vous, vous compreniez !

Comme si une force irrésistible eût soudain commandé à sa volonté, les bras du jeune homme retombèrent, libérant Judith sans qu’elle protestât. Elle se redressa, se tourna vers le regard étincelant qui l’appelait, alla à lui d’un pas qui avait perdu sa souplesse habituelle au profit d’un bizarre automatisme.

— Me voici, maître…

Et elle alla, sans qu’il fût besoin de le lui ordonner, s’agenouiller devant la table.

— Qu’est-ce que ce nouveau tour ? gronda Tournemine, inquiet. Que lui voulez-vous ?… Reviens, Judith, ne l’écoute pas !

— Elle ne vous entend pas. Soyez en repos, je vous répète qu’elle n’éprouvera aucun mal de tout ceci. Mais vous, vous, aveugle et sourd qui ramenez les manifestations de la puissance divine aux misérables limites de l’amour humain, je vais vous faire toucher du doigt votre erreur et votre aveuglement. Tout à l’heure, dans le vestibule, vous avez rencontré, n’est-ce pas, le cardinal de Rohan ? Il vous a parlé ?

— En effet, mais…

— Je vais vous dire plus : vous avez été sur le point de lui apprendre certaines choses qu’il est incapable d’entendre car lui aussi, tout comme vous, est sourd et aveugle à ce qui n’est pas sa passion. Vous plairait-il de savoir ce que fait, à cette minute précise, le cardinal ?

Le regard clair du jeune homme soutint celui, sombre et scintillant, du médecin.

— Pourquoi pas ?

Cagliostro hocha la tête et posa, très doucement, sa main droite sur la tête de la jeune fille.

— Un grand personnage a quitté cette maison voici peu. C’est un prêtre, un cardinal. Cherchez-le ! Est-il encore dans sa voiture ?

Les paupières de la jeune fille battirent rapidement puis son regard se fixa sur la carafe dans les profondeurs de laquelle la lumière faisait vivre des zones lumineuses et des ombres. Sa voix, étrangement lointaine, s’éleva :

— Je vois la voiture… Elle est arrêtée devant le perron d’un hôtel illuminé mais elle est vide.

— Où est le cardinal ? Je vous ai dit de le chercher.

— Il est dans une grande chambre, une chambre très belle, très riche…

— Pouvez-vous la décrire ?

— Elle ressemble à un jardin de rêve… Il y a des boiseries peintes. Je vois des fleurs, des arbres… oh ! et des petits animaux noirs, des singes, je crois…

— Très bien. Le cardinal est dans sa chambre. Qu’y fait-il ?

— Il écrit…

— À qui écrit-il ?

— À une femme… une femme qu’il appelle « le Maître »…

— Savez-vous qui est cette femme ?…

— Ce n’est pas difficile, elle occupe entièrement sa pensée. C’est la Reine !…

— Que lui dit-il ?

— Rien pour le moment… Il n’est pas satisfait de ce qu’il a écrit. Il froisse sa lettre, il la jette… Il prend une autre lettre qui est ouverte devant lui… Il la relit… C’est une jolie lettre… Je vois un papier à tranche dorée, une fleur de lys d’or gravée dans un coin…

— Pouvez-vous lire cette lettre en même temps que lui ?

Le front de la voyante se plissa sous l’effort tandis que Gilles, d’un revers de main, essuyait la sueur qui coulait du sien.

— « D’après tout ce que j’ai entendu dire de l’homme extraordinaire dont tu me parles, je ne peux le regarder que comme un charlatan ; c’est peut-être une prévention de ma part et je sais, par expérience, qu’on ne doit jamais juger personne sur le rapport des autres mais j’ai beaucoup de raisons pour ne pas céder à tes instances. Je ne suis pas superstitieuse et l’on m’en fait difficilement accroire, mais comme ces sortes de gens font quelquefois des choses qui vous étonnent et vous disposent par là à voir et croire tout ce qu’ils vous disent, je ne suis point dans une position à endurer de pareilles épreuves. D’ailleurs, il serait très difficile et même impossible de le recevoir aussi mystérieusement que je le voudrais et tu sais les précautions que j’ai à prendre en ce moment.

« La Comtesse m’a beaucoup fait rire en me racontant la dernière scène ; cela tient du prodige et me donne le plus grand désir de voir le Grand Copte. Cependant, si j’en crois la Comtesse, il faut être bien innocent pour voir les mystères de ce grand homme mais, à en juger d’après les circonstances de tous ses apprêts, je crois qu’il te regarde, ainsi que la Comtesse, comme deux innocents et vous traite comme deux dupes. Ne te fâche pas de ma franchise, je te promets d’en juger par moi-même.

« Le Ministre 1 me quitte le moins qu’il peut. Je n’en devine pas encore la raison mais cela ne tardera pas. Je n’ai pas, heureusement, affaire à un Égyptien comme ton Cagliostro qui devine le passé, prédit l’avenir. Il n’a pas le talisman qui fait parler les bijoux ; aussi je suis tranquille et je ne crains pas l’indiscrétion du mien.

« Pardonne mes folies : il m’arrive si rarement de me divertir depuis quelque temps que tu seras sans doute charmé de m’avoir fourni l’occasion de m’égayer un instant. »

Judith se tut. La main de Cagliostro se posa sur son épaule.

— Très bien !… reposez-vous un moment après cet effort. Dans un instant, nous reprendrons.

Les genoux de la jeune fille plièrent, elle s’assit sur ses talons et parut s’endormir cependant que Cagliostro se tournait vers Gilles qui la contemplait avec une sorte d’épouvante.

— Eh bien ?

— C’est effrayant !

— Nullement ! Simplement le sommeil hypnotique fait surgir des profondeurs d’un être des pouvoirs insoupçonnés à la condition expresse qu’il soit entièrement pur. Judith est une voyante au degré le plus élevé. Je m’en suis aperçu lorsque j’essayais de l’arracher à la folie. Mais ce don, qui est une étincelle de pure divinité, ne peut vivre que dans le corps d’un enfant, ou d’une fille vierge. Voilà pourquoi j’essaie de la préserver de l’amour et du vôtre en particulier car, vous, elle vous aime. Souhaitez-vous savoir autre chose ?

Sans en avoir clairement conscience, l’intérêt de Gilles s’était éveillé. Il en oubliait presque son amour car les paroles de la jeune fille découvraient devant lui des choses obscures, étranges et menaçantes.

— Oui. Cette lettre incroyable… Il est impossible qu’elle ait été écrite par la Reine !

— C’est ce que nous allons savoir. Reprenons, ma colombe ! Vous devez être reposée.

D’un mouvement gracieux, la jeune fille se redressa. Ses grands yeux lumineux se posèrent de nouveau sur le cristal.

— Revenez à la lettre que vous venez de lire. Examinez-la bien, regardez l’écriture.

— Je la regarde.

— Pouvez-vous dire qui l’a écrite. Est-ce la Reine ?

— Non.

— Est-ce une femme ?

— C’est une femme qui l’a apportée, mais ce n’est pas elle qui l’a écrite.

— C’est donc un homme ?

— Oui.

— Ne quittez pas la lettre. Pouvez-vous voir l’homme qui l’a écrite ?

Judith hésita. À nouveau son front se plissa.

— Je ne sais pas… Je ne le vois pas.

— Voyez-vous la femme qui a apporté la lettre ?

— Oui.

— Cherchez autour d’elle !

Il y eut un instant de silence puis, soudain, avec une expression d’indicible soulagement, la jeune fille s’écria :

— Ah ! je le vois ! C’est un jeune homme pâle… Il a des cheveux roux. Il est habillé comme un Anglais… très élégant.

— Reteau de Vilette ! traduisit spontanément Gilles. Encore lui ! Mais que vient-il faire dans cette histoire ?

Cagliostro haussa les épaules.

— Il est l’amant et l’âme damnée de la comtesse, de la comtesse qui vous hait parce que vous l’avez dénoncée à la Reine, et qui me hait tout autant d’ailleurs. C’est elle qui avait chargé les bandits dont vous m’avez défendu de m’assassiner.

— Pourquoi ? Je vous croyais amis.

— Nous avons été associés un temps… d’ordre supérieur ! Mais elle a vite eu peur de moi et elle a choisi de m’éliminer. À présent nous entretenons d’excellentes relations de façade. Nous soupons ensemble, nous nous adorons… Le succès que je rencontre à Paris l’impressionne, ma fortune aussi et elle essaie de me séduire. Tout ce qui brille l’attire : l’or… les diamants, les bijoux…

Il étala devant lui ses mains chargées de pierreries auxquelles la flamme des chandelles arracha des éclairs. Une idée soudaine traversa l’esprit de Gilles.

— Il y a quelques mots, dans cette prétendue lettre de la Reine, que je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ce bijou auquel il est fait allusion ? Le cardinal n’a tout de même pas l’audace d’offrir des bijoux à la Reine ?…

Un gémissement poussé par Judith le fit tressaillir. Toujours aussi droite, le regard toujours fixé sur la carafe, la jeune fille se plaignait.

— Je suis lasse !… Je suis si lasse !…

Vivement, Cagliostro alla vers elle, la prit sous les bras pour l’aider à se relever.

— Cela a été trop long ! Pardonnez-moi et recevez mes remerciements. À présent vous allez dormir… dormir longtemps pour vous reposer de l’effort fourni… Sérafina !

Comme si elle n’avait attendu que cet appel pour paraître, une femme blonde d’une grande beauté, élégamment vêtue d’une robe de faille du même bleu que ses yeux, entra. Elle alla vivement jusqu’à Judith que Cagliostro soutenait et se substitua à lui, cependant que son regard examinait curieusement le chevalier.

— Voici ma femme, la comtesse de Cagliostro, présenta le mage. Elle aime beaucoup Judith et la soigne comme une sœur aînée. À défaut de moi, ajouta-t-il avec un sourire, vous pouvez lui faire entière confiance. Emmenez-la, Sérafina, et veuillez la coucher. Elle est très fatiguée…

Soutenue par la comtesse, sur l’épaule de laquelle s’appuyait sa tête, Judith quitta la pièce sans un mot, sans un geste à l’adresse de Gilles qui la regarda sortir avec un mélange de douleur et de colère.

— Vous gagnez, n’est-ce pas ? fit-il amèrement à l’adresse de Cagliostro. J’étais pourtant décidé à ne repartir qu’avec elle…

— Je ne gagnerai pas toujours, dit l’Italien gravement. Un jour vous et elle serez réunis à tout jamais. Cela je peux vous l’assurer. Mais le temps n’est pas encore venu… loin de là ! Il vous faudra beaucoup de patience… beaucoup d’amour aussi !

— Qui m’oblige à vous croire ?…

— Rien ni personne. Le destin se chargera de vous convaincre. Asseyez-vous, maintenant, et acceptez un verre de vin d’Espagne, vous en avez besoin pour entendre ce que j’ai à vous dire concernant les bijoux de la Reine ou plutôt certain bijou que vous connaissez bien !…

Gilles accepta le siège et le vin dont la chaleur le réconforta. Malgré la douceur de ce soir de printemps, il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. Curieusement, il craignait à présent de poser la question que les dernières paroles du thaumaturge suscitaient naturellement. Mais il n’était pas homme à demeurer longtemps sur une impression de crainte.

Vidant d’un trait le précieux verre vénitien gravé d’or, il le reposa.

— Que je connais bien ? reprit-il. Ne me dites pas qu’il s’agit de ce damné collier de diamants ?

— Mais si… c’est bien de lui qu’il s’agit. Vous n’avez pas pu apprendre dans votre hermitage que Boehmer et Bassange avaient enfin vendu l’encombrant objet. La chose devait en effet demeurer très secrète…

— La Reine aurait donc finalement répondu par l’affirmative ? Elle a levé l’option qui expirait en janvier ?

— C’est ce que croit Boehmer. En fait, la Reine ignore complètement qu’elle a acheté le collier !

Gilles fronça les sourcils.

— Vos propos me semblent obscurs, Monsieur le Sorcier ! Comment cela est-il possible ? Comment la Reine aurait-elle pu acheter, sans le savoir, un collier de seize cent mille livres ?

— De la façon la plus simple du monde. C’est le cardinal de Rohan qui l’a acheté pour elle.

— Le cardinal ? Il a donc vu la Reine, fait la paix avec elle ?

— Je me tue à vous dire que la Reine ignore tout ! fit Cagliostro avec impatience. Le cardinal a acheté le collier au nom de la Reine parce qu’il croit, dur comme fer, que la Reine l’en a chargé. Voyez-vous, depuis certaine nuit du mois d’août l’an passé… depuis certaine rencontre dans les jardins de Versailles, le cardinal est intimement persuadé qu’il est devenu l’ami… le tendre ami de la Reine. Avez-vous oublié le Bosquet de Vénus, chevalier ? Il me semble pourtant que vous y étiez !

— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela ! C’est vrai, j’y étais ! Mais je n’ai vu qu’une assez pauvre comédie ; jouée pour amuser la Reine, une comédie où l’on s’est beaucoup diverti à voir un grand Aumônier de France baiser en tremblant les pieds d’une catin !

— Si vous voulez vivre à l’air libre au lieu de pourrir sur la paille d’une prison tout le reste de vos jours, seigneur Gerfaut, je vous conseille d’oublier que la Reine était alors spectatrice ! Quoi qu’il en soit, le cardinal a tout avalé, l’appât, l’hameçon et même la ligne. Il est persuadé que la Reine l’aime d’un tendre amour, qu’elle n’attend que l’occasion propice pour déclarer hautement, à la face de tous, que non seulement elle ne garde plus aucun ressentiment contre lui mais encore qu’elle souhaite lui voir occuper à l’avenir la charge de Premier ministre. Il se voit Mazarin plus encore que Richelieu ! Aussi il n’est rien qu’il puisse désormais refuser à celle qu’il appelle son Maître !… et à son intermédiaire bien entendu.

— Mais la Reine l’exècre ! Je l’ai entendue le dire, de mes oreilles !

— Dites cela à Rohan, il n’en croira pas un mot. Il est sûr d’être aimé. Il a des preuves, des lettres… Cela ne servirait à rien, non plus, d’essayer de lui faire entendre que la belle Jeanne n’est qu’une misérable et une voleuse. Il pense qu’il sera bientôt ministre grâce à elle !

— Je sais. Il m’en a touché deux mots tout à l’heure.

— Vous voyez bien ! Elle peut en tirer ce qu’elle veut. Ainsi, peu de temps après l’affaire du Bosquet, elle lui a dit que la Reine avait besoin de 120 000 livres pour des aumônes à une famille digne d’intérêt, qu’elle était gênée et notre dupe, bien qu’ayant elle-même des ennuis de trésorerie, a donné les 120 000 livres sans un battement de paupières…

— Les 120 000 livres qui sont à l’origine de la subite aisance des La Motte, j’imagine ?

— Exactement ! Notre comtesse aurait pu se contenter de cela mais… l’appétit vient en mangeant. Et puis… il y a dans l’ombre un personnage qui tire de loin toutes les ficelles de ce beau pantin, un personnage qui a compris depuis longtemps quel parti l’on pouvait tirer des habitudes de dissipation de Marie-Antoinette, de sa passion pour les diamants et de l’amour du cardinal pour sa souveraine. Ce personnage avait espéré que Jeanne parviendrait à faire rentrer en grâce le cardinal, qu’il réussirait à séduire la Reine.

— Séduire la Reine ? Songez-vous à ce que vous dites ?

— C’est une question que vous devriez poser, Monsieur, à votre ami Fersen dont les mauvaises langues prétendent qu’il est le père du jeune duc de Normandie, né en mars !… Mais la Reine a l’aversion tenace. On a donc trouvé un autre moyen, plus subtil. Et Jeanne a eu simplement à dire que la Reine avait le cœur déchiré de ne pouvoir faire acheter le collier par le Roi – avec les six millions de Saint-Cloud, cela eût causé une révolution ! –, qu’elle garderait une éternelle gratitude à qui réussirait à s’entremettre pour le lui assurer et notre cardinal s’est rué chez Boehmer. Le 24 janvier, il achetait le collier au nom de la Reine en effectuant un premier versement de 100 000 livres et en stipulant que le reste serait payé par quartiers de 400 000 livres payables de six mois en six mois. Et, le 1er février, le cardinal, entré en possession du collier, le portait à Versailles, place Dauphine chez Mme de La Motte où il pouvait le remettre à un soi-disant valet de chambre de la Reine… qui n’était en fait que l’ineffable Reteau déguisé…

— Mais le collier… qu’est devenu le collier ?…

— Il n’y a plus de collier ! Le chef-d’œuvre de Boehmer et Bassange ne doit plus être, à cette heure, qu’un tas de diamants démontés que l’heureuse Jeanne écoule par fractions, ici et en Angleterre !

Gilles se leva si brusquement que le fauteuil dans lequel il était assis s’abattit sur le sol avec un grand bruit. La sueur coulait le long de son dos et il avait l’impression qu’un abîme sans fond venait de s’ouvrir sous ses pas. Le coup d’œil qu’il jeta à l’Italien était chargé à la fois d’horreur et de colère.

— Quel homme êtes-vous donc ? Vous savez tout cela, vous savez que l’on a abusé du nom de la Reine, que l’on entraîne le Grand Aumônier de France dans une mare de boue et vous restez là sans rien faire ? Mais qu’attendez-vous pour courir chez le Lieutenant de Police, chez le cardinal, chez la Reine même ?

— Pour être envoyé à la Bastille… ou à la rigueur à Charenton ? Calmez-vous, mon ami, et sachez bien que tout ce que je pourrais dire à présent ne servirait à rien. Le mal est fait, le collier est vendu, il a disparu. Il est trop tard, on n’y peut plus rien. Croyez-vous que je n’aie rien dit au cardinal lorsqu’il m’a annoncé cette belle opération ? Je jure que j’ai voulu le mettre en garde. Il n’a fait que rire, aveuglé qu’il est par son rêve d’amour et de portefeuille…

— Que le cardinal soit fou, je ne dis pas le contraire, mais le Roi, lui, ne l’est pas ! Demain il saura la vérité !

Le jeune homme, saisissant son chapeau sur une chaise, s’élançait déjà hors de la pièce. Cagliostro se jeta derrière lui et le retint d’une main de fer.

— Qu’allez-vous faire ? Vous aimez le Roi, n’est-ce pas ? Alors, comment allez-vous dire à cet homme, à cet époux profondément épris de sa femme, que son Grand Aumônier, se croyant l’amant de cette femme, ou tout comme, s’est permis de lui acheter le collier jadis commandé par Louis XV pour une courtisane ? Vous vous sentez vraiment le courage de lui dire cela en face ? À moins que vous ne préfériez lui apprendre que son frère est un misérable qui ourdit dans l’ombre les complots les plus noirs contre sa couronne, son honneur… ou même sa vie ?

Brisé dans son élan, les jambes fauchées, Gilles se laissa tomber sur une banquette sous la plaque de marbre noir où s’étalait la prière de Pope.

— Non… vous avez raison, je ne pourrai jamais ! Pourtant il va bien falloir qu’il l’apprenne un jour !

— Ce n’est pas obligatoire. Le coup de la comtesse… et de son complice a été bien monté : elle pense qu’au moment du premier paiement le cardinal, s’apercevant qu’il a été trompé, n’aura rien d’autre à faire qu’à payer sans bruit le collier pour échapper au ridicule et à la honte. Ce ne sera pas sans peine mais il vendra des terres, des abbayes, que sais-je ? Malgré la faillite récente du prince de Guéménée, les Rohan sont encore riches. Ils étoufferont l’affaire.

— Mais la Reine, la Reine saura inévitablement ! Alors, que fera-t-elle ?

— Si elle était avertie, je ne saurais dire comment elle réagirait car elle est imprévisible et je n’ai pas le secret des pensées qui n’existent pas encore. Mais il est possible que tout se résolve entre le cardinal et les bijoutiers. Ceux-ci viennent d’être nommés joailliers de la Couronne en survivance de M. Aubert qui vient de mourir. Ils sont au pinacle et je les vois mal allant compromettre leur dignité nouvelle en déchaînant sur Versailles un affreux scandale. Selon moi les choses se passeront dans l’ombre. À moins que…

— À moins que ?

— Vous connaissez le baron de Breteuil ?

— Le Secrétaire d’État à la Maison du Roi ? Naturellement !

— Il est l’ennemi mortel du cardinal qui lui a jadis soufflé au nez l’ambassade de Vienne. Il est aussi des amis de Monsieur. Qu’il ait vent de la chose et il fera tout pour envoyer l’homme qu’il exècre dans la boue, dût cette boue éclabousser jusqu’aux marches du Trône ! Comprenez-vous enfin que la seule chance d’éviter le moindre remous nauséabond autour de cette histoire, la seule, vous entendez bien, c’est le silence ?

Avec effort Gilles se releva, dominant de toute la tête Cagliostro dont le regard fouillait le sien.

— Pourquoi m’avez-vous raconté tout cela si vous craignez à ce point que je parle ?

— Parce qu’il fallait que je vous donne une preuve de confiance pour obtenir la vôtre. Et pour que vous compreniez que je ne veux ni votre malheur ni celui de Judith. Ce royaume est condamné, chevalier de Tournemine. Tôt ou tard la tempête s’abattra sur lui et en balayera la surface. Trop d’hommes, comme vous-même, ont appris, outre-océan, à prononcer un mot admirable, le plus beau des mots… le plus redoutable aussi par les pièges qu’il recouvre : le mot Liberté ! Tournez le dos à ce vieux monde en décomposition : partez ! Franchissez de nouveau les mers ! Allez vers les terres vierges où peuvent vivre les cœurs purs. Quand vous y serez décidé, quand vous aurez tout disposé pour cela, revenez me demander Mlle de Saint-Mélaine et, j’en fais serment, je la mettrai moi-même et avec joie entre vos bras !…

— Je m’en souviendrai. Adieu, comte !

Debout au milieu de l’antichambre où la flamme des bougies se reflétait sur la plaque de marbre poli, Cagliostro écouta le pas rapide du jeune homme décroître dans l’escalier. Quand il entendit sa voix résonner dans la cour et grincer la porte de l’écurie où son cheval l’attendait, il sourit et, lentement, regagna son cabinet.

— Il ne partira pas ! murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ce serait trop facile !…

Tandis que le palefrenier lui amenait Merlin, Gilles aperçut un morceau de papier qui voltigeait à ses pieds et se baissa pour le ramasser.

C’était un portrait de Cagliostro, levant au ciel un regard inspiré et dominant une légende composée de quatre vers :

« De l’ami des humains reconnaissez les traits

Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits

Il prolonge la vie, il secourt l’indigence

Le plaisir d’être utile est sa seule récompense… »

Avec un haussement d’épaules agacé, il froissa le papier et le rejeta au sol. « Drôle de bonhomme en vérité ! pensa-t-il. Esprit surhumain ou charlatan rusé ? Cette grossière publicité était tout juste bonne pour les faibles d’esprit. Pourtant cet homme semblait doué de pouvoirs étranges, qui eussent dû l’en dispenser, et possédait les secrets des rois… Où était la vérité ? »

Remettant à plus tard l’examen de la question, le jeune homme enfourcha son cheval, en voltige suivant sa vieille habitude, piqua des deux et s’élança au galop en direction de la barrière de la Conférence et de la route de Versailles, où il voulait en effet rentrer ce soir même. Après tout ce qu’il venait d’entendre, il lui était impossible d’aller s’enfermer dans une chambre d’hôtel. La chevauchée dans la fraîcheur du soir lui ferait du bien et l’aiderait à débarrasser son esprit des miasmes étouffants que lui avait fait respirer le sorcier de la rue Saint-Claude. Il avait besoin d’air pur, des reflets de la Seine, de l’odeur des roses dans les jardins au long de la route. La terre, gorgée d’eau durant les inondations, avait fini par faire jaillir un printemps tardif mais foisonnant.

Il était près de minuit quand il atteignit les faubourgs de la ville, après un parcours qui lui avait paru incroyablement rapide, tant il s’était absorbé dans ses pensées. Si Cagliostro avait pu lire dans sa pensée tandis qu’il galopait au rythme joyeux des sabots du cheval, il eût peut-être éprouvé quelque surprise car le jeune homme n’avait rêvé que de cet instant où il irait lui réclamer celle qu’il aimait, et des moyens d’arriver à cette minute éblouissante.

Or, tandis que, passé la barrière de la Conférence, il courait le long du fleuve longeant le village de Passy, il avait vu briller dans la nuit, au-delà des jardins de la princesse de Lamballe, les lumières du magnifique hôtel de Valentinois, propriété du financier Leray de Chaumont, dont la fortune et les navires avaient si puissamment aidé les Insurgents d’Amérique. Là, il le savait, logeait encore l’homme dont la parole avait su galvaniser toute une jeunesse et sceller l’union de la vieille France et des jeunes États-Unis, l’homme que des deux côtés de l’Atlantique on révérait maintenant comme un prophète et un génie : Benjamin Franklin !

D’après Philippe de Chartres qui entretenait avec lui les meilleures relations, Franklin, sa tâche terminée, s’apprêtait à quitter la France pour rentrer à Philadelphie, tandis qu’arriverait le nouvel ambassadeur des États-Unis Thomas Jefferson. Pourquoi ne pas essayer de partir avec lui ?…

En arrivant rue de Noailles, Gilles n’avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à cette importante question mais il ne s’en tourmentait pas outre mesure. L’espoir du bonheur, c’est déjà une joie suffisamment enivrante…

Il trouva Pongo au bas du perron et lui jeta la bride de Merlin.

— Ne me dis pas que tu étais inquiet, vieux père nourricier. Tu sais bien que je me porte à présent comme un charme…

— Pongo pas inquiet pour santé. Pongo inquiet à cause de femme qui attend là-haut ! Pongo pas aimer…

— Une femme ? Comment est-elle ?

— Difficile savoir : elle porte grand voile bleu. Mais Pongo pas aimer tout de même…

Ainsi, Mme de Balbi savait déjà son retour ? À quelle surveillance avait donc été soumis le paisible pavillon de la rue de Noailles ?…

Elle était là, en effet, debout près de la cheminée du salon où Mlle Marjon avait remplacé les flammes du foyer, que la douceur du temps rendait inutiles, par un feu d’artifice de genêts dorés. Elle était vêtue exactement comme au soir de leur première rencontre, mais le voile bleu était abandonné sur un fauteuil et, au bout de ses doigts fins, un petit éventail d’ivoire battait une mesure paisible.

Une mesure qui ne s’accéléra qu’imperceptiblement lorsque le chevalier pénétra dans le salon et offrit à sa visiteuse un salut volontairement trop cérémonieux. Mais elle n’avait pas décidé de se laisser mener par lui sur un terrain strictement protocolaire et mondain. Sans plus tarder elle attaqua :

— Pourquoi n’as-tu répondu à aucune de mes lettres ?

— Pourquoi aurais-je dû y répondre ? dit-il doucement.

— Parce que cela se fait ! N’as-tu donc pas aimé ce que je t’écrivais ?

— Je ne saurais en juger : je n’ai pas lu ces lettres !

— Menteur ! Tu as simplement envie d’être désagréable, mais quel homme peut laisser s’accumuler sans les lire les lettres d’une femme ?

Pour toute réponse, il alla jusqu’à un petit secrétaire à demi dissimulé entre les grands plis soyeux des rideaux gris décorant ses fenêtres, l’ouvrit au moyen d’une clef qu’il prit dans sa poche, et en tira un paquet noué d’un ruban bleu qu’il tendit à la jeune femme.

— Comptez ! fit-il brièvement. Elles y sont toutes !…

Elle ne prit pas les lettres et il dut les reposer sur une table. Un silence s’établit, si profond qu’il pouvait entendre sa respiration devenue tout à coup plus rapide tandis que l’éventail, lui aussi, battait plus vite. Mais elle avait détourné la tête et il ne put voir l’expression de son visage.

Avec un léger soupir, elle quitta enfin son coin de cheminée et s’approcha de Gilles.

— Tu ne m’aimes plus ?

— Vous aurais-je déjà laissé entendre que je vous aimais ? Je ne m’en souviens pas.

— En effet ! Disons alors que ton comportement faisait assez bien illusion et que l’on pouvait s’y tromper. D’ailleurs, quelle idée stupide et bourgeoise de vouloir toujours et à tout prix que l’amour ait son mot à dire ? A-t-il jamais été question, entre nous, d’autre chose que de plaisir partagé ?

— Je serais un ingrat si je niais avoir passé auprès de vous d’agréables moments.

— Alors pourquoi n’y pas revenir ?…

Insensiblement, elle était venue tout près de lui, l’enveloppant de son parfum de rose. Ses lèvres pleines et rouges frémissaient, déjà prêtes à monter vers les siennes mais, avec beaucoup de douceur, il la repoussa.

— Non ! Comment ne comprenez-vous pas que plus rien n’est possible entre nous, même le plaisir ?

Elle ouvrit de grands yeux tellement innocents qu’ils en devenaient une gageure.

— Pourquoi cela ?

— Mais, ma chère, parce que l’arrêt de mort de nos agréables relations a été signé, dans ma chair, par les épées et les poignards des assassins aux gages de votre royal amant. À vous entendre, cependant, vous aviez obtenu de lui qu’il consente à m’oublier un peu ? Or, la preuve de cet oubli est encore assez cuisante en moi… du moins les jours de pluie !

— Il fait un temps idéal. Et puis, ce n’est pas lui ! Ce ne peut pas être lui ! Les assassins étaient à la solde du duc de Chartres et leur chef…

— Je sais qui était leur chef. Le duc de Chartres aussi d’ailleurs. On a simplement trouvé commode d’essayer de lui faire endosser l’affaire afin d’éviter les remous du côté du Roi. Mais le prince m’a donné trop de preuves pour que je puisse croire encore à cette sinistre fable.

— Cependant…

— Vous perdez votre temps et vos paroles, Madame ! C’était bien à Monseigneur de Provence qu’obéissait cette nuit-là le comte d’Antraigues, en même temps qu’à sa propre rancune d’ailleurs, car nous nous haïssons cordialement, Mais vous voyez bien que plus rien n’est désormais possible entre nous…

Les yeux noirs de la comtesse laissèrent échapper un éclair de colère.

— C’est elle, n’est-ce pas ? C’est cette putain d’Hunolstein qui t’a embobiné en te soignant ? Je devine sans peine comment ! Elle est très forte et tu n’as dû éprouver aucune peine à retrouver toute ta vigueur avec elle. Il n’y a pas, dans tout le royaume, de plus chaude garce que…

— Je crois qu’il est grand temps de vous retirer, Madame ! coupa Gilles froidement. Vous devenez vulgaire ! Permettez-moi de vous reconduire jusqu’à votre voiture.

Il alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit et maintint ouverte de la main, attendant qu’elle la franchît.

— Réponds-moi d’abord ! cria-t-elle. As-tu couché avec elle ?

— Je n’ai pas remarqué ! Si cela doit vous mettre en repos, sachez que Madame d’Hunolstein m’a seulement montré une affection et un dévouement de sœur. Dévouement et affection que je lui rends avec usure et qui font que je ne tolérerai jamais qu’on l’insulte devant moi ! Une dernière fois, sortez, Madame, si vous ne souhaitez pas que je vous reconduise un peu énergiquement. Et ne vous avisez jamais de revenir ici !

Elle ramassa son voile, le jeta sur son bras d’un geste désinvolte et marcha jusqu’à la porte. Au seuil, elle s’arrêta et toisa le chevalier.

— C’est bien. Je m’en vais ! Inutile de me reconduire, ce serait grotesque ! Un mot encore cependant : je ne reviendrai jamais dans cette maison, soyez-en persuadé. Mais vous n’en avez pas fini avec moi pour autant, mon bel ami, et nous nous reverrons.

Il s’inclina, ironique, et, désinvolte :

— Quel plaisir ce sera ! Ne vous pressez pas, cependant : ma convalescence est encore trop récente pour me permettre de supporter sans inconvénients les trop grandes joies ! Adieu, Madame…

Resté seul, il alla reprendre le paquet de lettres abandonné sur la table et alla rejoindre, dans la cuisine, Pongo qui, connaissant son maître, était occupé à faire du café suivant la recette précise que lui avait enseignée Niklaus.

— Tiens, lui dit-il, jette cela dans le feu. Il y a des influences qu’il est dangereux de garder dans une maison honnête…



1. Le Ministre désignait le Roi dans la prétendue correspondance secrète échangée entre la Reine et le cardinal de Rohan. Cette lettre est tirée des Mémoires de Madame de La Motte édités à Londres en 1789.

CHAPITRE XV « ARRÊTEZ MONSIEUR LE CARDINAL !… »

Le lundi 15 août 1785, Versailles s’apprêtait à célébrer tout à la fois la grande fête religieuse de l’Assomption, le renouvellement du vœu du roi Louis XIII dévouant la France à la Vierge Marie et la fête patronale de la Reine. Aussi, dès neuf heures du matin, les Grands Appartements et la Galerie des Glaces furent-ils envahis d’une foule énorme et très brillante qui mêlait la Cour entière, le Corps diplomatique, les habitants de Versailles, les visiteurs venus de Paris et ceux venus de province, voire même de l’étranger. Car, ce jour-là, les portes du palais s’ouvraient, plus largement encore que de coutume, à ceux qui souhaitaient admirer le traditionnel et magnifique cortège qui, tout à l’heure, mènerait à travers les pièces d’apparat et jusqu’à la Chapelle la famille royale au grand complet pour entendre la grand-messe célébrée traditionnellement par le Grand Aumônier de France.

Par les fenêtres de la Galerie des Glaces, largement ouvertes sur la longue perspective bleue du Grand Canal, sur les parterres fleuris et sur la féerie étincelante des jets d’eau qui faisaient retomber leurs immenses plumes irisées sur les bassins où se reflétait le ciel indigo, le joyeux soleil d’été glorifiait l’or des boiseries et des bronzes, des torchères et des meubles, l’éclat limpide des hautes glaces et les chamarrures de toute cette foule en habit de fête qui s’entassait tout au long du chemin gardé libre pour le cortège par le cordon bleu et rouge des soldats de la Maison du Roi : Gardes du Corps, Cent-Suisses, Gardes de la Porte ou de la Prévôté, tous les régiments chargés de la protection des souverains s’échelonnaient entre les portes des Appartements Royaux et la Chapelle.

Planant sur tout cela le brouhaha des conversations et le battement scintillant des éventails faisaient ressembler plus que jamais le palais à une immense volière parfumée par la poudre des chevelures et les eaux de senteur dont était inondée cette foule élégante.

Débout dans le salon de l’Œil-de-Bœuf qui servait d’antichambre au Roi et où se groupaient lentement les ministres et les chefs des plus hautes maisons de la noblesse, Gilles de Tournemine, en grande tenue, assurait la surveillance de la porte des appartements de Louis XVI où deux Gardes de la Porte, habit bleu et rouge et baudrier à damiers blancs et or, montaient une garde rigoureusement immobile et muette. Dans un coin, le beau Calonne, Ministre des Finances, s’entretenait avec Vergennes tandis qu’un peu plus loin, le Garde des Sceaux Miromesnil avait avec le baron de Breteuil un entretien qui semblait singulièrement passionné.

Tout à coup, l’atmosphère de fête s’alourdit. Ceux qui se trouvaient dans le salon, et Gilles tout le premier, eurent l’impression qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. La Reine venait de surgir brusquement de son appartement, traversait l’Œil-de-Bœuf sans un regard pour personne et s’engouffrait dans la Chambre du Roi si rapidement que les valets galopant derrière elle n’eurent même pas le temps d’ouvrir la double porte.

Un murmure de stupeur parcourut l’assistance car le visage de la souveraine, habituellement souriant, avait une expression dure, tendue et montrait des traces de larmes récentes. En outre, si elle était vêtue, avec une extrême élégance, d’un grand habit de soie de Chine lilas jaspé surchargé de dentelles, il était absolument évident qu’elle n’était pas coiffée ! Ses beaux cheveux blond cendré, dépourvus de poudre, retombaient en boucles molles sur ses épaules, négligence qui, chez la coquette souveraine et pour un tel jour, représentait la plus effarante des entorses au protocole.

Les occupants de l’antichambre eurent à peine le temps de commenter l’événement, qu’un huissier de la Chambre apparaissait à son tour, récupérait Breteuil et Miromesnil et les introduisait rapidement chez le Roi.

Winkleried, dont les hommes gardaient les portes de la Reine et qui effectuait une petite tournée d’inspection, rejoignit discrètement son ami.

— Je ne sais pas ce qu’il se passe, chuchota-t-il, mais il y a du drame dans l’air.

— À quel propos, selon toi ? J’avoue ne rien comprendre.

Ulrich-August haussa ses larges épaules aussi dorées qu’un missel.

— Va savoir ! La comtesse de Provence, la comtesse d’Artois et Mesdames Tantes 1 se morfondent dans le Grand Cabinet de la Reine qui n’a pas daigné les recevoir encore et qui vient de sortir de chez elle comme une tempête pour s’engloutir chez le Roi. J’ai entendu des cris indignés, des larmes… Si cela continue le cortège ne partira jamais à l’heure pour la chapelle. Le cardinal risque de faire le pied de grue.

— Cela m’étonnerait, fit Gilles. Le Roi est toujours fort exact.

— Eh bien, il sera en retard aujourd’hui. Tu imagines la Reine assistant à la grand-messe les cheveux dans le dos ? Tiens, d’ailleurs, à propos du cardinal, le voilà ! Flanqué lui aussi d’un huissier de la Chambre. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Madame l’Étiquette ne s’en remettra pas ! ajouta-t-il avec un coup d’œil vers la sévère duchesse de Noailles, jadis affublée de ce sobriquet par la Dauphine et qui avait suivi, d’un face-à-main offusqué, l’irruption fort peu protocolaire de Marie-Antoinette.

Le cardinal de Rohan venait en effet de pénétrer dans l’antichambre en grand costume pontifical. La traîne de faille rouge de sa simarre allongeait derrière lui une langue de feu. Les pierreries de sa croix du Saint-Esprit et celles des bagues qui couvraient ses gants de pourpre renvoyaient en éclairs les rayons du soleil parmi les dentelles sans prix de son rochet. Il tenait d’une main un grand bonnet carré en velours rouge et offrait machinalement l’autre aux lèvres des nobles fidèles. Son visage rayonnait. Jamais il n’avait été aussi splendide et, à lui tout seul, il accaparait la lumière…

Tout cela disparut à son tour dans la Chambre du Roi dont les portes se refermèrent. Une nouvelle attente commença. Une attente qui allait durer une heure portant à son paroxysme la curiosité des courtisans. La célèbre antichambre où avaient pris naissance la plupart des potins de Versailles depuis sa construction, frémissait comme une eau sur le point de bouillir. Les regards allaient sans cesse de la grande pendule d’or moulu posée sur la cheminée à la double porte close de la Chambre. Quelque chose allait se passer certainement. Tout le monde le sentait mais personne ne pouvait dire quoi…

Et soudain Tournemine comprit. Il venait d’apercevoir, se glissant à travers les rangs des courtisans, les silhouettes apeurées des joailliers de la Couronne, Boehmer et Bassange, qui sortaient de chez la Reine. Avec leurs yeux effarés et leurs vêtements sombres, ils ressemblaient à des rats fuyant une demeure condamnée. Boehmer pleurait et Gilles l’entendit murmurer :

— Nous sommes ruinés… nous sommes ruinés.

Ainsi, la catastrophe à laquelle ne croyait pas Cagliostro s’était produite. La Reine, de toute évidence, venait d’apprendre la vérité sur le collier. Cela expliquait son agitation, son désordre mais…

Brusquement, la porte du Roi venait de s’ouvrir à deux battants. Pas pour le cortège mais pour le cardinal seul. Un murmure d’étonnement salua son apparition : il était plus blanc que ses dentelles et son regard halluciné était celui d’un homme frappé à mort. Derrière lui venait le baron de Breteuil qui retenait avec peine, très visiblement, les éclats d’une joie sauvage.

La porte franchie, celui-ci vint près du cardinal et, côte à côte, ils firent quelques pas comme s’ils continuaient une conversation. Puis, comme ils approchaient de la porte de la Galerie des Glaces, Gilles entendit le cardinal murmurer :

— Nous ne pouvons pas rester là. Ne pouvez-vous pas me garder en nous promenant ?…

En même temps, il pénétrait dans la Galerie et s’avançait au milieu de la double et épaisse haie des courtisans. À cet instant précis, le regard de Gilles croisa celui de Breteuil… et ce fut le drame.

D’une voix de stentor qui roula jusqu’au salon de la Guerre par-dessus les têtes déjà inclinées, le Ministre de la Maison du Roi cria, s’adressant au jeune officier :

— Par ordre du Roi : arrêtez Monsieur le Cardinal de Rohan !

En s’abattant sur lui, la fabuleuse voûte du plafond n’aurait pas assommé davantage le jeune homme qui, abasourdi, regarda Breteuil comme s’il devenait fou.

— Obéissez ! siffla Breteuil entre ses dents. Assurez-vous de lui et conduisez-le à son appartement !…

Foudroyé par l’ordre, le cardinal s’était arrêté, si droit au milieu du silence terrifié de la foule que Gilles se surprit à penser qu’il était changé en statue. Mais il fallait obéir.

— Gardes ! appela-t-il d’une voix tellement enrouée qu’il ne la reconnut pas. Entourez Monsieur le Cardinal !…

À cet instant arriva le duc de Villeroi, capitaine par quartier des Gardes du Corps à qui le Roi venait de donner, lui-même, l’ordre de s’assurer de la personne du prélat. Il informa le prisonnier de ce que son devoir l’obligeait à l’escorter jusqu’à l’appartement de fonction qu’il occupait au palais, près de la Chapelle, et à y saisir tous les papiers qui s’y trouveraient.

Encadré par les Gardes avec Villeroi à son côté et Tournemine derrière lui, le cardinal-prince de Rohan parcourut d’un pas calme l’admirable galerie éblouissante sous sa parure de fête, puis les Grands Appartements : salons de la Guerre, d’Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus, de l’Abondance, d’Hercule…

Révolté, car tout en lui, son orgueil de Breton comme son respect de l’Église, protestait contre une arrestation qu’il savait injuste et qui servait seulement une vengeance privée, le chevalier de Tournemine suivit la haute silhouette pourpre et blanc, passant lentement comme le fantôme d’une gloire déjà mourante à travers le noble décor peuplé de merveilles amassées par trois rois.

En abordant le salon d’Hercule, le cardinal s’arrêta un bref instant, parut se courber. Gilles put voir qu’il écrivait quelques mots sur un papier dissimulé au fond de son bonnet et bien entendu ne dit rien. Villeroi, occupé à donner ordre à l’aide-major-comte d’Agout de faire venir le carrosse du prélat et de se préparer à l’accompagner à Paris, n’avait rien remarqué. Quant à Breteuil, après avoir visiblement joui de son triomphe durant la traversée de la galerie, il avait disparu.

La nouvelle avait traversé le palais à la vitesse d’une traînée de poudre. En arrivant à la porte de son appartement, le cardinal trouva son valet de chambre en larmes qui l’attendait et se jeta à ses genoux pour baiser sa main. Rohan se pencha vers lui pour le relever, mais le petit papier passa d’une main dans l’autre tandis qu’il murmurait à l’oreille de son serviteur :

— Ce mot à l’abbé Georgel ! Vite !…

Redressé et les yeux soudain séchés, le valet s’éclipsa sans que personne d’ailleurs songeât à l’arrêter, tandis que le cardinal pénétrait dans son appartement pour y prendre un habit plus conforme à son nouvel état de prisonnier. Il passa dans sa chambre et fit signe au chevalier de le suivre tandis que Villeroi commençait à rassembler les papiers disposés sur la table du cabinet de travail.

— Venez avec moi, Monsieur, dit-il avec hauteur. Je suis votre prisonnier et vous devez, j’imagine, me garder à vue !

— Escortez Monsieur le cardinal ! ordonna le capitaine qui avait entendu. Tant que vous ne l’aurez pas remis à Monsieur d’Agout, vous ne devez pas le quitter.

Gilles s’inclina et pénétra dans la chambre à la suite du prélat qui, à peine la porte refermée, se tourna vers lui.

— Vous êtes breton et je suis Rohan, Monsieur de Tournemine. Puis-je me fier à votre honneur ?

— Oui, Votre Éminence… pour tout ce qui n’est pas contraire à la fidélité que je dois au Roi !

— Cela va sans dire. Si j’eusse atteint les sommets que l’on m’avait laissé espérer, je vous eusse accordé toute ma protection. C’était un rêve fou, je le sais bien, et je me vois aussi contraint d’y renoncer. Néanmoins, voulez-vous bien faire à un malheureux prisonnier d’État l’aumône d’un service ?

— De tout mon cœur ! s’écria le jeune homme avec une ardeur dont il ne fut pas le maître. La noblesse et la grandeur avec lesquelles cet homme, élevé si haut par sa naissance, supportait la catastrophe qui venait de s’abattre sur sa tête forçait son admiration.

Vivement, alors, le cardinal ouvrit sa simarre, sa chemise et prit, à son cou, un petit sachet de soie rouge brodé des huit mascles d’or qui constituaient les armes de sa famille. Une chaîne d’or fin le soutenait. Il la fit passer par-dessus sa tête et mit le tout dans la main du jeune homme.

— Il y a là une lettre… et un portrait. Brûlez la lettre, mais gardez le portrait. Si je recouvre un jour la liberté, vous me le rendrez car il sera ma consolation. Si je meurs en prison, gardez-le comme un témoignage de l’amitié que je n’aurai pas eu le temps de vous donner.

Avec respect, Gilles baisa le sachet, geste qui fit monter des larmes aux yeux du cardinal, puis le mit dans la poche intérieure de sa veste.

— Je le rendrai un jour à Votre Éminence, affirma-t-il tout en l’aidant à se débarrasser de ses moires rouges au profit d’un habit noir infiniment plus simple. Il n’y a aucune raison pour que le Roi vous tienne en prison jusqu’à la fin de vos jours.

Avec un sourire amer, le cardinal, qui achevait de nouer son jabot, se tourna vers le jeune homme.

— Savez-vous de quoi l’on m’accuse, chevalier ?

— D’avoir déplu au Roi… ou à la Reine, je pense !

— Si ce n’était que cela ! On m’accuse d’avoir volé un collier de diamants… un collier que la Reine elle-même m’avait chargé d’acheter pour elle !

La protestation jaillit des lèvres de Gilles avant même qu’il ait eu le temps d’y penser.

— Mais ce n’est pas vous qui l’avez volé ! C’est Mme de La Motte !…

Le cardinal le regarda avec une sincère stupeur.

— Pensez-vous réellement ce que vous dites ? Cette femme si charmante, cette amie si parfaite…

— Est la pire des rouées ! Sur mon honneur, je pense chacun des mots que je dis… et Cagliostro les pense encore plus que moi !

Il y eut un silence.

— Cagliostro ! soupira Rohan… pourquoi ne l’ai-je pas écouté ! Tant de fois il a essayé de me mettre en garde ! Lui aussi joue un jeu étrange, mais je crois qu’il m’aime bien !

Le duc de Villeroi, en entrant dans la chambre, mit fin à l’entretien. Il eut un geste d’approbation en constatant que le prisonnier était prêt et salua.

— Avec votre permission, Monseigneur, nous allons partir.

— Où me conduisez-vous ?

— Chez vous, à l’hôtel de Rohan-Strasbourg d’abord… puis à la Bastille !

— Ah !…

Traçant vivement le signe de la bénédiction sur le front du chevalier qui s’agenouilla, il quitta enfin l’appartement où il ne devait jamais revenir…

Dans le joyeux ruissellement de cette belle journée de l’Assomption, Gilles regarda s’éloigner, environné d’un escadron de Gardes de la Prévôté à cheval, le carrosse qui emportait le Grand Aumônier de France vers une prison d’État… Il était midi.

Rentré chez lui, il fit allumer du feu par Pongo dans la cheminée de sa bibliothèque puis lui demanda de le laisser seul. Alors, il tira de son habit le sachet de soie rouge, l’ouvrit et en tira effectivement deux objets : un petit billet au parfum fané, au papier vieilli, à l’écriture maladroite et décolorée qu’il jeta dans les flammes sans autoriser son regard à s’attarder même sur un mot de la suscription et un petit portrait serti dans un cadre d’or et de saphirs. Et ce portrait c’était naturellement celui de la Reine…

Pourtant, le sourire espiègle que le peintre avait si bien reproduit sur 1’étroite plaquette d’ivoire n’était plus celui de la femme épanouie, courroucée et vengeresse qu’il avait vue tout à l’heure s’engouffrer dans le Cabinet du Roi. C’était celui d’une très jeune fille blonde et ravissante, d’une Marie-Antoinette de quinze ans. C’était celui de la Dauphine dans tout l’éclat de sa fraîcheur, au temps où il n’était pas un Français qui ne fût amoureux d’elle.

Il le garda longtemps au creux de sa main, regardant d’un œil vague bondir les flammes qui, depuis longtemps, avaient dévoré le mince billet. Il éprouvait une pitié profonde pour l’homme qui, durant des années peut-être, avait gardé ces reliques sur son cœur. Qui pouvait dire depuis combien de temps Louis de Rohan aimait celle qui était devenue l’épouse de son Roi ? Qui pouvait dire si ce grand désir qu’il avait de devenir Premier ministre n’était pas dicté par le besoin impérieux de se rapprocher d’elle et si, à tout prendre, ce n’était pas encore de l’amour ? L’aventure fabuleuse d’un Mazarin avait de quoi faire rêver même un moindre personnage qu’un Rohan !

Finalement, Gilles enferma la miniature dans un petit coffret qui se trouvait dans le tiroir de sa table à écrire et s’en alla retrouver Ulrich-August dont il entendait la voix de basse-taille rugir dans le salon.

— Je t’invite à souper au Juste ! déclara le Suisse. Arrêter un prince de l’Église en plein Versailles, c’est un événement qui compte dans la vie d’un homme ! Te voilà historique. Il faut arroser cela !

— Arroser cela ? fit Gilles scandalisé. Tu as de ces mots ! Mais, mon pauvre ami, c’est une épouvantable catastrophe que cette arrestation à grand fracas. Et il paraît que c’est la Reine, poussée par Breteuil et par son confesseur l’abbé de Vermond, qui l’a exigée du Roi. Elle doit être folle pour n’avoir pas mieux mesuré quelles désastreuses conséquences cela pouvait avoir dans le peuple quand on a sa réputation. Tu imagines le bruit que cela va faire à Paris ? Les pamphlétaires vont s’amuser…

— Nous aussi ! riposta Winkleried épanoui. La chasse au pamphlétaire est mon « sport » favori. Parle-moi d’un vilain petit pamphlétaire à la broche, c’est immangeable mais c’est excessivement réjouissant pour l’œil ! Viens-tu souper, oui ou non ?

— Je n’ai jamais dit que j’avais l’intention de me laisser mourir de faim ! fit Gilles en riant. Bien sûr je viens ! Ne serait-ce que pour entendre ce qu’on raconte au Juste ce soir. Après I’Œil-de-Bœuf, c’est la meilleure boîte à cancans de Versailles !

— Eh bien voilà ! conclut Ulrich-August. Tu as compris !…

À vrai dire c’était plus à un chaudron de sorcière qu’à une simple potinière que ressemblait ce soir-là la célèbre salle à manger. Le silence terrifié qui avait plané sur le palais au moment de l’arrestation avait éclaté dès le cardinal disparu en un brouhaha indescriptible que seul le passage, plus que tardif, du fameux cortège royal avait réussi à éteindre momentanément. Encore le visage fermé de la Reine, ceux effarés de ses belles-sœurs et de ses tantes avaient-ils eu de quoi alimenter les hypothèses et les suppositions car, dix minutes après la messe, le bruit du scandale prenait possession de Versailles et, deux heures après, pareil à une vilaine inondation, il envahissait Paris où il déchaîna de nauséabonds remous.

Lorsque parut, quarante-huit heures plus tard, la Gazette de France qui était l’organe officiel de la Cour, on s’en arracha les feuilles dans l’espoir d’y découvrir d’autres détails sur ce que l’on appelait déjà « L’Affaire » mais les espoirs furent déçus. Prise d’une tardive sagesse, la Cour n’avait fait paraître qu’un communiqué fort anodin :

« Le 15, Fête de l’Assomption de la Vierge, Leurs Majestés et la Famille Royale assistèrent dans la chapelle du château à la grand-messe célébrée par l’évêque de Digne et chantée par la musique du Roi. La comtesse de Sérent fit la quête. Dans l’après-midi le Roi, accompagné de la famille royale, se rendit à la chapelle et assista à la procession qui a lieu tous les ans pour l’accomplissement du vœu de Louis XIII… »

Rien de plus. Du drame de la Galerie des Glaces, pas un mot C’était une erreur car, faute d’aliment, les imaginations s’en donnèrent à cœur joie et aussi les pires suppositions dont la plus courante fut que la Reine avait fait voler le collier de ses joailliers par le cardinal de Rohan qui était son amant. Une légende qui allait avoir la vie dure. En n’écoutant que sa colère et ses mauvais conseillers la Reine était en train de faire lever, des bas-fonds du royaume, une vague immonde dont elle ne soupçonnait pas encore la puanteur.

En attendant, on continuait à Versailles à accumuler les sottises. Ainsi, tandis que Marie-Antoinette, pressée d’effacer de son esprit les traces de sa colère, courait s’enfermer dans son cher Trianon pour y reprendre les répétitions du Barbier de Séville sans se rendre compte que ce n’était guère l’instant d’y jouer le rôle de la piquante Rosine : « … la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit… », ces ordres d’arrestation ne partaient vers les vrais coupables qu’avec une sage lenteur et une étrange discrimination. Il est vrai qu’un sérieux flottement régnait alors à la Lieutenance Générale de Police où, comme par hasard, le consciencieux et habile Lenoir avait été remplacé, quatre jours avant le scandale de Versailles et à l’instigation du comte de Provence, par l’incapable Thierry de Crosne. On l’avait envoyé exercer ses talents sur les services sans danger de la Bibliothèque Royale !…

Aussi fut-ce seulement trois jours après le cardinal que Jeanne de La Motte fut arrêtée à Bar-sur-Aube, alors qu’elle revenait d’une fête donnée à Châteauvillain par le duc de Penthièvre. Encore fut-elle arrêtée seule et laissa-t-on à son époux toute latitude de conserver ses bijoux et de prendre paisiblement le chemin de l’Angleterre. Le secrétaire-dandy avait disparu lui aussi. De toute évidence le baron de Breteuil se donnait un mal affreux pour que le pauvre cardinal demeurât seul coupable…

Au soir du 23 août, alors que Gilles et Ulrich-August, installés devant la fenêtre de la bibliothèque, ouverte sur la fraîcheur du jardin, s’affrontaient en une partie d’échecs aussi acharnée que silencieuse et que Mlle Marjon, assise dans un grand fauteuil d’osier, sa chatte Bégonia sur les genoux et son chien Brutus, un énorme bouvier des Flandres, couché à ses pieds, prenait le frais sous le seringa du jardin en attendant l’heure d’aller au lit, la cloche de la porte se fit entendre. Berthe, la servante, étant allée se coucher, ce fut la vieille demoiselle qui alla ouvrir…

Dans la lumière de la chandelle qu’elle avait prise dans le vestibule, elle découvrit un jeune visage noyé de larmes dans l’encadrement d’un grand capuchon brun.

— Est-ce bien ici que loge le chevalier de Tournemine ? balbutia la nouvelle venue d’un air si égaré que Mlle Marjon se demanda si ce n’était pas une pauvre démente échappée de l’asile.

— C’est bien ici mais…

Elle eut tout juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être précipitée à terre. Avec un gémissement inarticulé, la jeune folle – ou ce qu’elle croyait bien en être une – s’élança dans le jardin en appelant Gilles d’une voix déchirante.

Les pièces de l’échiquier roulèrent à terre cependant que le jeune homme se jetait à la fenêtre, n’osant croire à ce qu’il entendait.

— Judith ! cria-t-il… Mon Dieu !…

Il était déjà dans l’escalier qu’il dégringola quatre à quatre. L’instant suivant il recevait dans les bras une Judith sanglotante et désespérée qui s’accrochait à son cou avec des gestes d’aveugle. Il la serra contre lui.

— Mon cœur !… Ma douce ! Que t’est-il arrivé ?… Qui t’a fait du mal ?

Il ne reçut pas de réponse. Avec un petit soupir de délivrance, la jeune fille venait de s’évanouir. Vivement, il l’enleva de terre, l’emporta en haut de l’escalier où il trouva Winkleried et Pongo qui accouraient.

— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le premier. Elle n’est pas blessée ?

— Je ne crois pas… Je vais la mettre sur mon lit. Pongo, cours demander à Mlle Marjon des sels, un cordial, quelque chose !

— Inutile de vous déranger, cria la vieille demoiselle dans les profondeurs de l’escalier. J’arrive ! Je vous apporte tout cela !…

Elle apparut quelques instants plus tard armée de flacons variés. Avec d’infinies précautions, Gilles avait étendu la jeune fille et l’avait débarrassée de sa grande mante sombre. Elle portait en dessous une simple robe de percale blanche à pois verts et un fichu de mousseline noué sur sa poitrine. La robe était tachée, maculée de poussière et portait des accrocs. L’une des mains où apparaissaient des traces de sang était entourée d’un mouchoir. Les cheveux défaits, encore humides de sueur, pendaient sur ses épaules.

— On dirait qu’elle a été prise dans une émeute ! remarqua Ulrich-August. Pauvre petite ! quand je l’ai vue courir dans le jardin, elle avait l’air d’un oiseau épouvanté.

— Si vous vous écartiez ? fit sévèrement Mlle Marjon, je pourrais peut-être la soigner. Ce n’est l’affaire ni d’un Garde du Corps ni d’un Suisse de délacer le corset d’une fille !…

— C’est encore une idée toute faite, marmotta Winkleried. Moi, je fais ça très bien !

— Oui ? eh bien, allez donc voir dehors si j’y suis, Don Juan !

Et prenant le jeune homme par le bras elle le poussa dehors sans cérémonie après quoi elle toisa Gilles d’un œil dubitatif.

— C’est une de vos parentes ?

— C’est ma fiancée !

— Compliments ! Elle doit être d’une grande beauté quand elle est propre ! Mais, dans ce cas, vous pouvez rester.

Rapidement, elle ouvrit la robe dont le corps baleiné gênait la respiration de la jeune fille, bassina ses tempes avec un vinaigre aromatique et lui passa doucement sous les narines un flacon de sels d’ammoniaque dont l’effet se révéla foudroyant. Judith éternua violemment, ouvrit de grands yeux effrayés qui se remplirent instantanément de larmes puis, apercevant Gilles, tendit les bras vers lui.

— Tu es là… enfin ! hoqueta-t-elle. Ne me… quitte pas !

Et elle se remit à sangloter de plus belle. Alors il vint s’asseoir au bord du lit, prit les deux mains qu’elle tendait, les réunit dans les siennes et les baisa doucement.

— Calme-toi, ma chérie ! fit-il navré de ce chagrin qui ne voulait pas finir. Tu es en sûreté ici ! Personne ne te fera de mal. Il n’y a que des amis, et moi je ne te quitterai plus !

— B… bien vrai ?… Tu… pro… promets ?

Elle avait du mal à reprendre sa respiration.

— Tenez, faites-lui boire cela, dit Mlle Marjon qui était allée verser dans un verre le contenu de l’un de ses nombreux flacons. Cela lui fera du bien.

Il la soutint pendant qu’elle buvait, éprouvant une absurde émotion à la voir tremper ses lèvres roses dans le liquide doré. Presque autant qu’elle il aurait eu besoin d’un cordial car, à cette minute, son amour pour elle l’oppressait. Puis, comme calmée, elle se laissait aller avec un soupir parmi les oreillers, il se rassit sur le bord du lit et reprit sa main, s’efforçant sagement de ne pas s’apercevoir du ravissant désordre que présentait sa robe ouverte sur une lingerie trop fine pour n’être pas transparente.

— Si tu te sens mieux, dit-il doucement, veux-tu me dire ce qui t’est arrivé… ou bien préfères-tu dormir un peu avant ?

Elle lui offrit un sourire encore tremblant.

— Non… je vais te dire ! Mon Dieu… je dois avoir l’air d’une folle !… mais j’ai vécu une si terrible journée ! Pardonnez-moi, Madame, ajouta-t-elle en tournant sa tête vers Mlle Marjon. J’ai dû vous bousculer… mais je ne savais plus ce que je faisais. J’étais… désemparée !

— C’était l’évidence même, ma pauvre enfant ! dit Mlle Marjon avec un bon sourire, et personne ne songe à vous en vouloir. À présent, il faut vous détendre. Vous êtes en sûreté ici. Je vais vous laisser tous les deux et redescendre chez moi. Voulez-vous qu’on lui prépare une chambre ? demanda-t-elle à Gilles. En ce cas je reviendrai la chercher tout à l’heure.

Mais ce fut Judith qui se chargea de la réponse. Son regard sombre s’emplit d’angoisse tandis qu’elle se cramponnait aux mains du jeune homme en protestant :

— Non… non, je vous en prie ! Je ne veux pas aller ailleurs qu’ici ! Je ne veux pas me séparer de lui !

Pour la calmer, Gilles se pencha sur elle et l’embrassa doucement sur la joue.

— N’aie pas peur, je suis là ! (Puis, se tournant vers la vieille demoiselle :) Pour cette nuit, elle dormira dans ce lit, chère Mademoiselle. Le canapé du salon sera très suffisant pour moi.

— Comme vous voudrez. Mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi !

Laissant les deux jeunes gens tête à tête, elle quitta la pièce sur la pointe des pieds et ce fut seulement la porte refermée qu’elle se permit un sourire plein de malice.

— Pas folle, cette petite, marmotta-t-elle. À son âge moi aussi j’aurais préféré le lit d’un beau garçon à celui d’une vieille bique ! Et je crois bien que ce diable de chevalier est encore plus séduisant que le feu roi Louis !…

Avant de descendre, elle écouta un instant à la porte et n’entendit rien… pour l’excellente raison que, demeurés enfin seuls, les deux jeunes gens n’avaient pu résister plus longtemps à l’élan de leur amour : ils s’embrassaient passionnément.

Ce fut seulement quand ils se séparèrent que Judith, bien calée dans les bras de Gilles, consentit enfin à lui faire le récit de ce qui s’était passé et qui tenait en peu de mots : le matin même, à sept heures, le Procureur Chesnon, accompagné de l’Inspecteur de police de Brugnières et d’une troupe armée, avait fait irruption dans l’hôtel de Cagliostro. Surpris encore au lit, Cagliostro et sa femme avaient été arrêtés mais, tandis qu’un premier piquet emmenait aussitôt le médecin, lui laissant tout juste le temps de s’habiller, Sérafina, par égard pour son sexe, reçut permission non seulement de faire sa toilette, de rassembler quelques effets qui pourraient lui servir en prison mais encore de réunir ses valeurs dans un portefeuille, ses bijoux dans une cassette, sur lesquels le procureur, débordant d’une galanterie visiblement émoustillée par la beauté de cette femme, apposa un large cachet de cire. Après quoi, il l’engagea à fermer à clef les portes de son appartement privé et à mettre la clef dans sa poche au lieu de la remettre à sa femme de chambre comme elle en avait eu l’idée tout d’abord. Les domestiques restés dans les autres parties de l’hôtel reçurent l’ordre de calfeutrer les fenêtres et de s’en aller tandis que deux argousins veilleraient à la porte cochère jusqu’à nouvel ordre.

— Ainsi, fit Gilles songeur, Cagliostro est arrêté ? Sous quelle inculpation, le sais-tu ?

— Le procureur l’a dit. Cette La Motte, cette affreuse femme qui voulait être mon amie, l’a dénoncé comme complice du cardinal de Rohan dans le vol du collier ! Quelle infamie ! Il faut que cette femme soit le Diable en personne ! Pauvre comte Alexandre !… Il est si bon, si…

— Mais au fait, et toi, où étais-tu ? coupa Gilles que ce début de panégyrique n’enchantait qu’à demi. Du côté où étaient les domestiques ?

— Non. Ma chambre n’était séparée de celle du comte et de la comtesse que par un petit couloir obscur pris dans l’épaisseur d’un mur. On n’en pouvait sortir que par leur chambre. Le Maître voulait que je sois toujours sous sa garde…

— Sous sa surveillance serait plus juste, non ? Qu’était-il pour toi, au juste ?

— Un père ! fit Judith sévèrement. Il m’aimait beaucoup, il avait peur pour moi d’une foule de dangers.

— Mais enfin, la comtesse t’a tout de même fait sortir avant de fermer à clef ?

La jeune fille hocha la tête négativement.

— Devant lui, elle me montrait toujours beaucoup d’amitié, d’affection même… mais je savais bien qu’elle me détestait ! Elle a dû être enchantée de me jouer un mauvais tour… à moins qu’elle ne m’ait oubliée, tout simplement. J’avoue qu’il y avait tout de même un peu de quoi !

— Mais toi, pourquoi n’es-tu pas sortie puisque tu entendais tout ? Pourquoi ne t’es-tu pas montrée ? Tu pouvais te faire passer pour l’une des chambrières et partir tranquillement avec les domestiques.

— Non. C’était impossible. Si je m’étais montrée, j’étais perdue…

Elle se serra plus étroitement contre le jeune homme, posa son front contre son cou et, tout à coup, il sentit qu’elle tremblait.

— Mais… tu as encore peur, tu meurs de peur ! murmura-t-il navré en couvrant de baisers le petit visage où les larmes s’étaient mises à couler de nouveau. Et tu pleures !… Mon Dieu, qu’est-ce que je peux faire ?…

— Rien, rien, mon amour ! mais il faut que tu saches : du couloir de ma chambre non seulement je pouvais entendre mais je pouvais entrevoir les gens qui étaient avec la comtesse. Il y avait là un homme… un exempt de police qui ne me connaissait que trop et dont la vue m’a fait défaillir un moment !

— Un exempt de police ? Comment peux-tu connaître ces gens-là ? Qui était-ce ?

— C’était mon frère !

— Ton…

— Oui. C’était Morvan…

Un instant, ils gardèrent le silence cependant que se levait, au fond de la mémoire de Gilles, avec une âcre bouffée de haine, la silhouette brutale du plus jeune des Saint-Mélaine. Ainsi, l’homme qu’il s’était donné à tâche de retrouver et d’envoyer en enfer rejoindre Tudal son aîné était à Paris ? Il l’avait peut-être côtoyé dans la foule sans le reconnaître…

Sentant que Judith tremblait encore, il caressa doucement sa tête puis, obligeant sa voix à demeurer parfaitement calme :

— Eh bien, disons que c’est une bonne nouvelle ! Puisqu’il appartient à la Police je n’aurai guère de peine à le retrouver.

— Que veux-tu faire ?

— Rien de plus simple : le tuer ! Tant qu’il vivra, tu ne connaîtras pas la paix et je ne veux plus te voir ces yeux de biche épouvantée. Je t’aime, Judith. Tu es toute ma vie et je veux être toute la tienne ! Il n’y a pas de place entre nous pour un misérable comme Morvan… Oublie-le un instant en attendant de l’oublier tout à fait et raconte-moi la fin de ton histoire. Comment as-tu réussi à sortir de ta souricière ?

— Par le toit !… Il y a au-dessus de la chambre du comte des soupentes, un grenier que l’on peut atteindre par un petit escalier intérieur. Je suis sortie par là et par les gouttières… comme un chat mais un chat qui mourait de peur ! J’ai réussi à gagner le toit de la maison voisine non sans peine. Heureusement que nous sommes en été car il y avait une lucarne ouverte. Je suis passée dans un grenier très encombré et très sale. C’est là que je me suis blessée à la main avec le loquet de la porte. Mais j’ai trouvé l’escalier et j’ai pu enfin arriver dans la rue. Là, tournant le dos au boulevard, j’ai couru, couru jusqu’à ce que je trouve un fiacre qui accepte de me conduire jusqu’à Versailles. Encore m’a-t-il laissée à la grille de la ville car il était pressé de rentrer à Boulogne où il remise. J’ai dû chercher seule cette maudite rue de Noailles et j’ai cru un moment que je n’y arriverais pas, tant j’étais lasse et apeurée. À chaque instant il me semblait que j’allais voir reparaître Morvan…

— Tu ne le reverras plus ! Je ferai ce qu’il faut pour cela. Mais ton fiacre, comment as-tu pu le payer ? Tu avais de l’argent ?

Pour la première fois depuis qu’elle était arrivée, il vit une lueur joyeuse briller dans ses grands yeux. Même elle se mit à rire.

— Eh oui !… Je suis riche, figure-toi ! enfin… assez riche ! Regarde !

Et, se penchant en avant, elle retroussa le bas de sa robe, l’un de ses jupons brodés et découvrit, cousue à celui de forte toile qui donnait l’ampleur à sa jupe, une grande poche de toile dont elle tira une grosse liasse de billets et un petit sac d’or qu’elle jeta sur le lit.

— Qu’est-ce que tout cela ?

— Le contenu du portefeuille de Sérafina. Ce n’est pas solide du tout un cachet de cire rouge, même très gros ! Et cela lui apprendra à m’oublier, volontairement ou non ! Je lui ai laissé ses diamants, c’est déjà bien.

— Eh bien, et ton cher comte Alexandre ? Je croyais que tu l’aimais tant. Cet argent est à lui…

— S’il avait été là il aurait été le premier à me le donner. L’or ne signifie rien du tout pour lui, tu sais ? Il en fabrique !

— Il en fabrique ! fit Gilles éberlué.

— Mais oui. Dans la cave de la maison où il a installé des fourneaux, des cornues, des tas de choses bizarres. Je l’ai vu faire une fois. Oh ! c’était tellement impressionnant ! Voilà pourquoi j’ai pris cet argent sans remords. Oh, Gilles ! je t’ai entendu dire à Cagliostro que tu étais prêt à tout abandonner pour moi, ta carrière, le Roi, Versailles, à m’emmener en Amérique mais, lorsque j’en ai parlé au Maître, il a souri en disant que tu étais sûrement sincère mais que tu étais loin d’avoir assez d’argent. Maintenant nous en avons, quand partons-nous ?

— Bientôt ! J’espérais même que nous pourrions profiter du départ de Benjamin Franklin mais lorsque je suis allé chez lui, il venait de partir pour Brest. Il était trop tard.

— Grâce à cet argent, cela n’a plus d’importance à présent. Nous pourrons partir demain, tout de suite… Nous allons enfin pouvoir être heureux.

Toute sa pétulance retrouvée, elle glissa de ses bras, sauta à bas du lit et, retenant sa robe dénouée contre sa poitrine, elle virevolta autour du lit avec une légèreté de ballerine. Puis, dans un mouvement plein de grâce, vint s’abattre près de Gilles sur les genoux duquel elle posa sa tête rousse dont les longs cheveux brillants tombèrent jusqu’à terre.

— Allons-nous-en !… enlève-moi, mon beau chevalier, et allons nous aimer au bout du monde ! Je te donnerai des fils aussi vaillants que toi, des filles aussi odieuses que moi… et tant d’amour, tant d’amour ! J’en ai tellement à te donner ! Épouse-moi et partons !

Bouleversé il se pencha sur elle jusqu’à ce que ses lèvres touchent la masse soyeuse de ses cheveux.

— Judith… mon amour, murmura-t-il, songes-tu à ce que tu dis ?…

Il l’entendit rire presque contre sa bouche.

— Bien sûr que j’y songe ! Je suis peut-être stupide, mais je sais ce que c’est que le mariage. Et je veux être ta femme !

— As-tu oublié ce qu’a dit Cagliostro ? Il disait que tu ne devais pas céder à l’amour, que tu étais un être rare et qu’à cause de cela tu devais rester…

Elle se redressa brusquement, dardant sur lui un regard étincelant.

— Vierge ? Je sais. Seulement je ne veux plus ! Quelle sottise que tout cela et pourquoi devrais-je être privée des joies les plus normales qu’une femme puisse connaître ? Cagliostro est en prison, il n’en ressortira peut-être jamais ! Il n’a plus besoin de moi et moi je ne veux plus être une voyante, un être hybride ni tout à fait ceci ni tout à fait cela ! Je ne veux plus être qu’une femme, ta femme ! Je t’aime, Gilles, je t’aime comme la folle que je suis et je veux, tu entends, je veux être à toi, rien qu’à toi et tout entière.

— Tu le veux ? Tu le veux vraiment ? fit-il d’une voix déjà enrouée par le désir.

— Regarde… et juge !

Elle écarta légèrement ses mains qui retenaient sa robe, dégagea ses épaules d’un mouvement souple et se releva lentement tandis qu’en même temps robe et lingerie glissaient de sa gorge, de ses hanches. Comme Vénus sortant de la mer, elle s’érigea tout à coup, aux yeux émerveillés du jeune homme, sur le cercle écumeux de ses jupons. Le reflet tendre des bougies dorait sa chair lisse et ferme comme celle d’un fruit, la sculptait d’ombres si douces et de courbes si lumineuses que le jeune homme se laissa glisser à genoux comme devant une statue divine, prêt à se prosterner, en adoration devant cette enivrante beauté qu’elle lui offrait et qui, parvenue à la perfection, laissait loin derrière elle la petite sirène encore fragile du Blavet…

Mais la déesse voulait être adorée de plus près. Entre ses deux mains, elle saisit la tête du jeune homme, cherchant son regard dans lequel elle enfonça le sien, brûlant à travers les mèches cuivrées de ses cheveux.

— Aime-moi… chuchota-t-elle. Il y a si longtemps que mon corps désire s’ouvrir pour toi… Depuis le premier jour ! Je te détestais mais tu me plaisais tellement ! Si tu avais essayé de me prendre, je crois que je t’aurais laissé faire… quitte à te déchirer le visage ensuite !

De ses deux mains, il entoura la taille, si fine qu’elles en faisaient presque le tour puis, dévotieusement, caressa des lèvres le ventre ferme et la courbe tendre des petits seins parfaits, s’attardant aux délicates pointes roses qu’il sentait frémir et se durcir sous sa caresse… Les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, Judith s’abandonnait frissonnante. Il sentait trembler contre lui ses jambes nerveuses.

Alors, brusquement, il se releva, la fit basculer dans ses bras et la reporta sur le lit.

Elle s’y tordit comme une couleuvre d’or, battit l’air de ses bras.

— Viens ! gémit-elle.

— Un moment…

Croyant qu’il allait se dévêtir, elle ouvrit toutes grandes ses larges prunelles pleines de curiosité et d’un vague défi. Mais elle le vit aller jusqu’aux différents chandeliers disposés dans la pièce et en allumer toutes les bougies. Puis, quand ce fut fini, il passa dans le salon, revint avec deux grandes torchères illuminées qu’il disposa de chaque côté du lit, alla chercher encore une paire de girandoles que, faute de place, il mit aussi sur le tapis.

Avec étonnement Judith considéra la chambre illuminée plus étincelante qu’un salon de Versailles un soir de fête.

— Que fais-tu donc ? souffla-t-elle.

— Je veux beaucoup de lumière, dit-il tendrement. J’avais rêvé de t’aimer pour la première fois dans le plus beau des rayons de soleil pour qu’il n’y ait aucune ombre sur ta beauté, ni aucune dans tes yeux à l’instant où tu deviendrais mienne. Demain, je t’épouserai devant Dieu mais cette nuit, notre première nuit, je la veux éblouissante et païenne et, parce que tu es ma déesse incomparable, je veux pour toi un autel…

Tout en parlant, il s’était rapidement débarrassé de ses vêtements. Un instant, dans le brasillement des flammes, il érigea auprès du lit illuminé son grand corps nerveux dont la peau brune modelait la puissante musculature mais montrait, roses et fragiles encore, les déchirures des récentes blessures et les sillons déjà patinés des anciennes ; puis, mettant un genou sur la soie rouge de la courtepointe, il se glissa contre la jeune fille dont les bras tendres se refermèrent étroitement autour de son cou et prit sa bouche tandis que, de sa main libre, il commençait à jouer habilement de ce superbe instrument qu’était le corps tout neuf de cette adorable fille. C’était une joie grisante et nouvelle de le sentir vibrer, se soumettre avec émerveillement. Il avait tout à lui apprendre de l’amour mais elle avait de tout temps été créée pour lui et il sentit que même si, plus tard, la vie quotidienne les opposait parfois dans ces conflits que les couples les plus unis évitent difficilement, il leur suffirait de se rejoindre au creux d’un lit et que leurs corps, du moins, seraient toujours d’accord.

Quand, avec une attentive douceur, il s’enfonça au cœur de sa chair brûlante et douce, elle poussa un petit cri qu’il étouffa sous un baiser puis, immobile en elle, il se redressa sur ses bras tendus afin de contempler ses yeux grands ouverts. Ils étincelaient, à la fois triomphants et noyés de langueur.

Tout bas, il souffla :

— Je t’ai fait mal ?…

Elle eut un sourire éblouissant qui fit briller ses petites dents blanches entre ses lèvres humides.

— Je suis heureuse… Je t’aime !…

— Ma femme !… Ma Judith adorée…

Il s’allongea de nouveau sur elle, l’enveloppa de ses bras pour mieux la souder à lui et, lentement, doucement, il commença sa danse d’amour dans ce corps dont la chair s’adaptait si étroitement à la sienne qu’il ne lui était plus possible de douter qu’elle ne lui ait été destinée depuis la nuit des temps, qu’elle était véritablement l’autre moitié d’une entité plus divine et plus parfaite qu’eux-mêmes et qui était peut-être le véritable amour…

Et le soleil rouge du plaisir à son paroxysme éclata en eux à la même seconde…



1. Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV qui vivaient habituellement dans leur château de Bellevue où elles cultivaient les fleurs, les livres, la cuisine, l’horlogerie et le cor de chasse!

CHAPITRE XVI « JUSQU’À CE QUE LA MORT NOUS SÉPARE… »

Trois jours plus tard, dans la chapelle de la Vierge de la cathédrale Saint-Louis, Gilles de Tournemine épousait Judith de Saint-Mélaine sans le moindre apparat. Il était huit heures du soir. Seuls quelques cierges éclairaient l’église obscure et deux témoins seulement assistaient les jeunes gens : Mlle Marguerite Marjon, admirable dans une robe de soie couleur « jeune puce » et chapeau de dentelles à plumes assorties, et le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried dans son uniforme de gala. Quant au public, infiniment plus modeste, il se composait de Pongo, de Niklaus, de Berthe, la bonne de la vieille demoiselle, du jardinier rhumatisant qui, devenu l’intime de Pongo, se considérait comme de la famille, du bedeau de la cathédrale qui était là pour veiller à ce que les cierges ne brûlassent pas plus longtemps que nécessaire et du mendiant attitré de l’église qui, en l’honneur d’un mariage, jugeait utile de faire des heures supplémentaires. On avait vainement cherché à prévenir Barras. Il avait subitement disparu.

Mais les deux fiancés étaient aussi heureux, aussi rayonnants que si leur mariage se déroulait dans la chapelle du château et en présence de toute la Cour. Ils l’étaient même infiniment plus car dans le calme de cette petite nef ils n’avaient à redouter aucune pensée malveillante, aucune jalousie ; seule l’amitié était avec eux.

Vêtue d’une robe de mousseline des Indes blanche, légèrement brodée d’argent, que Mlle Marjon, assumant avec délices le rôle de mère adoptive, avait trouvée chez Mme Eloffe, une excellente couturière parisienne, Judith était belle comme un ange et comme le printemps. Inexplicablement, elle s’était opposée à ce que l’on prévînt la tante qu’elle avait à Paris. De même elle avait refusé, pour sa coiffure et son bouquet, les fleurs d’oranger avec une jolie confusion qui avait fait sourire Mlle Marjon. Un simple piquet de roses pâles retenait le voile qui ennuageait sa tête rousse, exactement semblables à celles qui ornaient son corsage et composaient le bouquet de sa main. Elle était si belle que Gilles, émerveillé, n’arrivait pas à la quitter des yeux.

Et leur bonheur était si évident que le vieux prêtre à la mine renfrognée qui vint vers eux en boitillant flanqué de deux enfants de chœur apathiques ne put s’empêcher de sourire, d’instinct, à ce couple si merveilleusement assorti. Bouche bée, les deux gamins tombèrent dans une telle extase devant la ravissante mariée qu’il fallut les secouer d’importance pour les rappeler à leurs devoirs et commencer le service du mariage.

Comme dans un rêve Gilles prit la main de Judith et, obéissant à l’invitation de l’officiant, répéta, après lui, d’une voix forte, volontaire et qui sonna comme un défi, les paroles du serment :

« Moi, Gilles, je te prends, toi, Judith, pour ma femme et légitime épouse afin de te garder dans ma maison, t’aimer et te chérir dans la joie comme dans la souffrance et jusqu’à ce que la mort nous sépare ! »

Puis ce fut au tour de Judith dont la voix s’éleva, claire et ferme dans le silence :

« Moi, Judith, je te prends, toi, Gilles, pour mon seigneur et légitime époux. Et je demeurerai dans ta maison pour t’aimer, t’obéir et te chérir, dans la joie comme dans la souffrance et jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

À la petite main qu’il tenait, le jeune époux passa un anneau d’or semblable à celui que Judith, une seconde après, glissait à son propre doigt tandis que, sur leurs mains unies, le prêtre traçait le signe de bénédiction qui les soudait pour la vie. Ensuite, agenouillés l’un près de l’autre sur des coussins de velours rouge, ils entendirent pieusement une courte messe basse. Enfin, après que Judith eut déposé son bouquet de mariée aux pieds de la Mère de Dieu, ils quittèrent l’église appuyés l’un sur l’autre, emportant leur lumineux bonheur vers la nuit versaillaise tandis que leurs témoins distribuaient au mendiant ravi une large aumône. La vie, une vie toute nouvelle faite d’amour partagé et de travail quotidien, les attendait de l’autre côté de l’Atlantique sur lequel ils avaient décidé de s’embarquer prochainement.

Tendrement, Gilles baisa les doigts de celle qui était désormais sa femme en la faisant monter en voiture.

— Je suis votre serviteur, Madame de Tournemine !…

Elle devint rose de joie.

— C’est vrai ? C’est bien vrai ? Nous sommes mariés ?

— On ne peut mieux mariés. Tu n’as pas remarqué ?

— Pas vraiment… C’était comme un rêve ! Il me semblait planer dans un immense ciel bleu.

Il s’installa auprès d’elle tandis que Mlle Marjon et Ulrich-August prenaient place dans une autre voiture et l’entourant de ses bras, il l’embrassa longuement. Le petit cortège s’ébranla en direction de la rue de Noailles où un souper avait été préparé par les soins attentifs des deux témoins… mais avec le bel égoïsme des amants heureux, le jeune couple voguait déjà bien au-delà de Versailles.

Durant ces trois jours, en effet, Gilles avait entièrement changé sa vie. D’abord il avait obtenu du Roi, amusé de l’ardeur que l’on mettait à les lui demander, un congé sans limite précise et l’autorisation de se marier sans tambour ni trompette.

— Je ne veux pas démissionner, expliqua-t-il à un Winkleried passablement désorienté et malheureux de voir son ami s’éloigner. Je ne peux renier le serment que j’ai fait au Roi et si le malheur voulait qu’il eût un jour besoin de moi, je reviendrais sans hésiter reprendre ma place auprès de lui.

— Autrement dit, s’il n’arrive rien au Roi, on ne te reverra jamais ?

— Pourquoi ne reviendrais-je pas ? Et toi, pourquoi ne me rejoindrais-tu pas ? Je sais, tu as des terres, un château, une fiancée mais, crois-moi, l’Amérique est un pays qui te conviendrait. Il est à tes dimensions et tu pourrais t’y tailler un domaine grand comme la Suisse… ou presque ! Épouse Ursula et venez !

— Ce serait peut-être, au contraire, une excellente occasion de ne pas épouser Ursula… À bien réfléchir, elle n’est pas tellement éblouissante, bougonna Ulrich-August à qui le charme et la beauté de Judith avaient visiblement ouvert de nouveaux horizons.

Grâce au chapelain du palais et à l’évêque de Versailles, le fiancé pressé avait obtenu une dispense pour se marier immédiatement et, à présent que la chose était faite, il n’y avait plus qu’à réaliser le plan si droit, si simple, que lui et Judith avaient tracé pour leur avenir : dans deux jours, ils partiraient pour la Bretagne. Gilles voulait revoir encore une fois La Hunaudaye et le vieux Gauthier. Il voulait revoir aussi les lieux de son enfance et les rives de ce Blavet qui lui avait un soir apporté Judith. Il voulait la présenter à son parrain, l’abbé de Talhouët, qu’il souhaitait embrasser une dernière fois ainsi que sa vieille Rozenn et, peut-être, avant de quitter la France pour bien longtemps, tenter de faire, une bonne fois, sa paix avec sa mère, la Bénédictine de Locmaria. En le retrouvant marié, prêt à fonder une famille honorable, peut-être que la dure Marie-Jeanne céderait enfin et consentirait à éprouver, pour une fois, des sentiments de mère.

Ensuite, ils gagneraient Brest où, avec Pongo et Merlin, ils chercheraient le navire capable de les porter tous quatre de l’autre côté de l’eau. Judith, pour sa part, n’avait envie de revoir personne si ce n’est, au cimetière d’Hennebont, la tombe où reposait son père et le couvent qui avait abrité son adolescence menacée.

Ce n’était pas sans mal qu’elle avait obtenu de Gilles qu’il abandonnât Morvan à son sort. Non par un reste de convenances familiales : depuis l’atroce épreuve qu’il lui avait imposée, Morvan avait cessé d’être son frère mais parce qu’elle craignait qu’en fouillant le monde louche de la basse police, Gilles ne risquât sa vie plus sûrement que sur le plus sanglant des champs de bataille.

— Et puis, le rechercher prendrait du temps, lui avait-elle dit à l’un de ces moments où aucun homme amoureux ne peut refuser quelque chose à la femme aimée. Il faudrait rester, attendre… Puisque, aussi bien, j’ai survécu, laissons-le vivre de la vie misérable qu’il s’est choisie et partons ! Nous serons tellement mieux vengés…

L’argument était bon. Il avait prévalu. D’ailleurs, le cœur du chevalier était tellement plein d’amour qu’il n’y restait plus pour la haine la moindre place.

Lorsque l’on arriva au pavillon Marjon, fleuri jusqu’au plafond et illuminé par les soins de sa vieille amie, Gilles, qui d’accord avec sa femme avait une requête à présenter, commença par lui demander la permission de l’embrasser. Ce à quoi elle consentit bien volontiers mais en rougissant comme une jeune fille.

— Ceci est d’abord un merci, un grand merci plein d’affection, chère Mademoiselle Marguerite ! Mais c’est aussi une prière.

— Une prière ? Mon Dieu… vous savez bien que je souhaite avant tout vous faire plaisir. Je vous dois tant ! J’étais seule… grâce à vous j’ai retrouvé une famille… Mon seul regret est de la reperdre si vite !…

— Justement ! C’est de cela que nous souhaitons vous parler, Judith et moi, dit-il en attirant à lui sa jeune femme. Vous nous connaissez depuis bien peu de temps, pourtant vous nous avez traités comme si nous étions vos enfants. Eh bien vos enfants veulent vous garder : venez avec nous !

— Oui, appuya la jeune femme, accompagnez-nous.

— Vous accompagner ? Où cela, mon Dieu ? En Bretagne ?

— Non. En Amérique ! C’est un pays magnifique et étonnant. Je suis certain que vous vous y plairez ! Vous y trouverez des dames qui vous conviendront, une société que vous ne soupçonnez pas… et puis nous ! Notre maison sera la vôtre.

— Moi ? en Amérique ? Mon pauvre enfant ! Mais je ne sais pas l’anglais…

— Judith non plus. Vous apprendrez toutes deux.

Elle éclata de rire mais il vit bien qu’elle était tentée.

— Quelle folie ! Vous voulez emmener une vieille fille dans votre belle aventure ? Le bonheur, cela se vit à deux…

— Un bonheur rien qu’à deux est égoïste et ne survit guère. Et vous verrez grandir nos enfants ! dit Judith avec une assurance qui amena des larmes aux yeux de Mlle Marjon. Venez avec nous !… Vous avez tout le temps de faire vos préparatifs tandis que nous serons en Bretagne et vous nous rejoindrez à Brest avec Berthe, Brutus et Bégonia… et même le jardinier car je crois bien qu’il ne voudra jamais se séparer de Pongo !

— Eh bien ! je vous promets d’y réfléchir ! Passons à table à présent ! Je crois, en vérité, que ce jour est le plus beau de toute ma vie ! Dieu ! Quelle merveille !…

Ulrich-August, qui avait tenu à confectionner pour ses amis un magnifique pâté de mariage à la mode de son pays, venait d’apparaître avec son chef-d’œuvre, un vaste tablier blanc étalé sur son gilet brodé d’or et toutes les joies du triomphe peintes sur sa figure quand Berthe accourut :

— Monsieur le Chevalier, il y a en bas un homme qui demande à vous parler d’urgence…

Les rires et les exclamations admiratives s’arrêtèrent net cependant que Judith, instinctivement, se rapprochait de son mari.

— Un homme ? Quel homme ? demanda Gilles.

— Ce doit être un serviteur de la Reine. Il porte sa livrée sous un manteau noir et il y a une voiture de la Cour arrêtée devant la porte.

— C’est bon, j’y vais…

L’homme qui attendait au bas de l’escalier portait en effet la livrée rouge et or commune à tous les serviteurs de Trianon. Son visage d’ailleurs n’était pas inconnu à Gilles qui croyait bien l’avoir aperçu lorsqu’il avait demandé audience à Marie-Antoinette. En apercevant le chevalier, il salua en homme qui connaît son monde, tira un billet soigneusement cacheté du revers de sa manche et le tendit au jeune homme.

— De par la Reine, dit-il seulement.

Tournemine fit rapidement sauter le cachet, déplia le billet. Il ne contenait qu’une dizaine de mots à peine.

« Suivez cet homme. Venez ! Vous seul pouvez me sauver… »

Le ton était si étrange que le chevalier ne put s’empêcher de demander :

— C’est… Sa Majesté qui vous a remis ce billet ?

— C’est Madame Campan, Monsieur le Chevalier… de la part de Sa Majesté. Elle a beaucoup insisté pour que je fasse diligence.

— Vous avez une voiture ?

— Elle attend devant la porte.

— Je vous suis. Veuillez m’attendre un instant.

Fourrant le billet dans sa poche, il rejoignit hâtivement ses amis, embrassa Judith qui, les yeux déjà pleins d’angoisse, se jetait à son cou.

— Pardonnez-moi !… Il faut que je m’absente un moment !

— Ce soir ?… Alors que vous venez de vous marier ? s’écria Mlle Marjon suffoquée.

— En dehors de vous qui êtes ici réunis, bien peu de personnes savent que je me mariais aujourd’hui. Je ne serai pas long, je pense, mais il faut que je me rende à Trianon. La Reine m’a fait demander.

— La Reine ? Mais pourquoi ? Que te veut-elle ? s’écria Judith, déjà partagée entre les larmes et la colère.

Il caressa sa joue et lui sourit.

— Peu de chose sans doute, mais je ne peux me dispenser d’y aller, mon cœur ! Winkleried te dira qu’une fois, déjà, j’ai été mêlé sans le vouloir à une affaire privée de Sa Majesté, une affaire qui touche à cette affreuse histoire de collier volé. C’est certainement de cela qu’il s’agit encore. Je dois y aller !

— Enfin, pourquoi toi ? La Reine ne manque pas de serviteurs, que je sache !

— Peut-être parce qu’elle sait qu’elle et le Roi ont en moi un cœur fidèle et dévoué. Ne pleure pas, ma douce, il n’y a aucune raison, car je ne serai pas longtemps absent. Commencez à souper sans moi, ajouta-t-il gaiement… mais ne mangez pas tout le pâté ! Ce serait une trop cruelle punition !

Avec un dernier baiser à sa jeune femme, il prit son chapeau, son épée, tapa dans le dos d’Ulrich-August qui, la mine songeuse, ôtait lentement son tablier et rejoignit le messager de la Reine.

Dans la rue, en effet, une berline de ville semblable à toutes celles des remises royales qui assuraient le service de la Cour attendait, lanternes allumées, marchepied baissé, portière entrouverte.

Le messager l’ouvrit largement. Gilles s’élança à l’intérieur.

— Un mot, un cri, un simple soupir et vous êtes mort, Monsieur le Chevalier… articula une voix aimable.

Gilles vit alors, braqué sur lui, un gros pistolet fermement tenu en main par un homme tout vêtu de noir qui se tenait assis au fond de la voiture.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Qui êtes-vous ?…

— Asseyez-vous et restez tranquille ! Vous le verrez bien.

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir. Gilles s’assit près de l’homme en noir dont l’arme décrivit un léger arc de cercle pour continuer à viser son cœur. Le messager en livrée monta derrière lui et, brusquement, le jeune homme ne vit plus rien : on venait de lui appliquer un bandeau sur les yeux.

La portière claqua. La voiture s’ébranla en cahotant sur les gros pavés carrés de la rue. Coincé entre ses deux ravisseurs, Gilles s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses pensées et surtout de garder son calme.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Nous ne sommes pas autorisés à vous l’apprendre. Mais rassurez-vous, il ne vous sera fait aucun mal. Nous avons ordre de vous traiter avec les plus grands égards.

— Jolis égards ! Vous êtes d’assez impudents coquins pour avoir osé vous servir du nom sacré de Sa Majesté la Reine… et de sa livrée. Car j’imagine qu’elle n’y est pour rien ?

— Absolument pour rien ! ricana l’homme en noir. Mais, si vous le permettez, nous allons prendre une petite précaution supplémentaire. Les égards en souffriront peut-être un peu et vous voudrez bien nous le pardonner mais, voyez-vous, on ne nous a pas dit que vous étiez un gaillard de cette carrure… et un mauvais coup est bien vite arrivé !

En un clin d’œil et avec une vélocité qui dénonçait une longue habitude, les mains du jeune homme furent liées étroitement puis, avec un soupir de soulagement, l’homme reprit sa place et la voiture continua sa route dans le silence.

Dans les débuts du voyage, Gilles s’efforça de suivre, par la pensée, le trajet de l’attelage, mais il acquit bientôt la conviction que l’on tournait en rond afin de brouiller la piste et quand, enfin, les chevaux s’élancèrent le long d’une ligne droite, il ne lui était plus possible de définir dans quelle direction ils se dirigeaient tant on avait décrit de méandres et de détours. Tout ce qu’il put constater c’est que l’on ne roulait plus sur des pavés…

Quand la voiture s’arrêta enfin, après avoir décrit une courbe et cahoté dans un chemin en pente qui devait être détestable tant il secoua les voyageurs, Tournemine avait évalué le trajet à une heure environ. Ses deux gardiens le prirent chacun sous un bras, le firent descendre de voiture et le guidèrent avec des soins attentifs à travers ce qui était peut-être une prairie en pente car il sentit une déclivité et de l’herbe sous ses pieds. L’air nocturne était humide. Un léger bruit d’eau courante se faisait entendre. Une porte grinça sous la main de l’un des gardiens.

— Prenez garde à la marche ! dit-il.

On était à présent dans une maison qui devait être assez vétuste car cela sentait furieusement le moisi et l’atmosphère était celle d’une cave mais Gilles eut l’impression que l’on suivait un couloir dallé. Une porte s’ouvrit, puis une autre et, enfin, après que l’on eut descendu une volée de marches glissantes, un peu de lumière filtra sous le bandeau du prisonnier. Mais on ne le lui enleva pas…

Toujours aveugle, on le conduisit jusqu’à ce qui devait être un lit ou un divan recouvert d’une fourrure sur lequel on le fit étendre non sans s’être assuré que le bandeau tenait bien sur ses yeux et que les entraves de ses mains étaient trop solides pour qu’il pût s’en défaire. Mais quand deux mains immobilisèrent ses jambes pour lier aussi ses pieds il se tordit comme un ver, essayant d’échapper à l’étreinte de ses ravisseurs.

— En voilà assez ! hurla-t-il furieux. Dites une bonne fois ce que vous voulez de moi et finissons-en !…

Mais personne ne lui répondit. Les hommes achevaient leur ouvrage. L’un d’eux glissa un oreiller sous sa tête puis ils parurent s’éloigner car Gilles entendit leurs pieds traîner sur un sol inégal. Pendant un moment il y eut un silence au fond duquel naquit bientôt l’écho d’un autre pas, plus léger, accompagné du frou-frou d’une robe de soie. Un parfum de rose parvint jusqu’aux narines du jeune homme…

— Eh bien, chevalier, fit une voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, comment vous sentez-vous ? J’espère que mes gens ont été aussi respectueux que je l’avais ordonné et qu’on ne vous a point maltraité ?

— Ainsi, c’était vous ! fit-il avec un soupir excédé. Vous n’imaginez pas, j’espère, que vous avez réussi à me faire peur ?

— Ce n’était pas le but recherché. Je souhaitais seulement vous offrir mes vœux de bonheur, sans témoins, et vous dire combien j’apprécie votre goût. La jeune fille est charmante, absolument ravissante… un peu bécasse peut-être, un peu… paysanne mais charmante ! Il est bien dommage que la nuit de noces soit encore lointaine. La jeune épousée, je le crains, va trouver le temps long. Quant à vous, nous allons faire de notre mieux pour que vous ne souffriez pas trop d’impatience.

— C’est cela que vous avez trouvé ? C’est cela votre vengeance ? M’écarter de ma femme cette nuit ? fit-il méprisant. Je ne vous fais pas mon compliment. Je suis marié, ma chère, et vous n’y pouvez rien. Quant à calmer ce que vous appelez mes impatiences, il n’y faut pas compter. Vous n’avez pas l’intention de me violer, j’imagine ?

Elle eut un rire de gorge en forme de roucoulement qui passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.

— Cela pourrait être amusant ! D’ailleurs, si je le voulais vraiment… je n’aurais pas besoin de te violer. Je sais si bien comment éveiller ton désir ! Mais, ce soir, je préfère te laisser à tes regrets. Et maintenant, je te souhaite une bonne nuit, mon bel amour, une longue nuit bien reposante.

Elle avait dû faire un signe car Gilles se sentit soudain soulevé par les épaules tandis que l’on approchait un gobelet de ses lèvres. Il serra les dents. Alors, sans la moindre douceur, deux doigts pincèrent son nez et, bon gré mal gré, il lui fallut bien ouvrir la bouche dans laquelle on fit couler une liqueur sucrée de goût agréable d’ailleurs qu’il avala mécaniquement. Ce n’était certainement pas du poison ainsi qu’il l’avait imaginé tout d’abord. Puis on le reposa sur son lit.

— Il était bien inutile de te défendre, dit Mme de Balbi en riant. Je n’ai pas du tout l’intention de t’empoisonner. D’abord ce n’est pas du tout mon style et, ensuite, ne t’ai-je pas dit que nous ne nous séparerions définitivement que lorsque je n’aurais plus de goût pour toi ? Ce temps n’est pas encore venu… Tu vas dormir à présent. Demain tu auras encore un peu de cette délicieuse liqueur, après-demain aussi… Sois sans crainte, elle ne te fera aucun mal. Dormir… simplement dormir ! Pauvre petite Madame de Tournemine ! Il va lui falloir conserver sa virginité plus longtemps que prévu…

Elle s’éloigna en riant et son rire décrut lentement dans les profondeurs de la maison. Un instant Gilles eut envie de lui crier que son absurde vengeance était sans objet, que Judith était bel et bien sa femme mais il se retint pour ne pas risquer de livrer sa petite sirène aux représailles toujours possibles de cette harpie. Et puis, il avait sommeil… tellement… tellement sommeil tout à coup… tellement… sommeil.

Lorsqu’il en émergea après un temps impossible à déterminer mais qui, même dans le profond anéantissement où il avait été plongé, lui avait paru durer interminablement, il ouvrit les yeux sur un décor gris de prison ou de cave et mit quelque temps à recouvrer ses esprits. Les brumes de la drogue dont il avait été gorgé ne se dissipèrent que lentement et il lui fallut un certain temps pour rassembler ses souvenirs. Puis il avait de nouveau retrouvé l’usage de ses yeux.

Quand il y vit plus clair, il constata que ses poignets et ses chevilles ne portaient plus aucune entrave, qu’il était étendu sur une sorte de paillasse recouverte de peaux de mouton et que le jour entrait dans sa prison par un soupirail devant lequel retombait la verdure d’une végétation. Il était seul…

Il commença par s’asseoir sur son lit de fortune pour laisser au vertige qui l’avait saisi en se redressant le temps de s’apaiser. Il vit alors qu’un plateau garni d’un poulet fraîchement rôti, d’un pain et d’une bouteille de vin, était posé à terre.

La faim lui vint à la vue des victuailles. Jamais il ne s’était senti l’estomac aussi creux… Cette chère Anne était décidément pleine d’attentions pour ses prisonniers et il entreprit sans plus tarder de restaurer ses forces défaillantes, écartelant le poulet à deux mains pour en avoir raison plus vite. Après quoi il se mit enfin debout, éprouva l’élasticité de ses bras et de ses jambes et se dirigea vers la porte pour voir les possibilités d’évasion qu’elle lui offrait. Mais, à sa grande surprise, il constata qu’elle était ouverte…

Sans perdre une seconde de plus, il s’élança dans une sorte de boyau qui menait à un escalier aux marches branlantes et rendues glissantes par l’humidité, l’escalada et déboucha dans le couloir dallé dont il avait gardé le souvenir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte, ouverte elle aussi sur une prairie inondée de soleil. De frêles branches de vigne vierge bougeaient doucement dans l’encadrement de cette porte. Aucun bruit ne se faisait entendre. La maison était silencieuse et vide…

Quand il franchit le seuil ensoleillé, Gilles les yeux fermés laissa un instant la chaleur matinale des rayons caresser son visage. C’était comme un merveilleux réveil après un affreux cauchemar…

Un hennissement tout proche lui fit rouvrir les yeux et il vit qu’un cheval tout sellé était attaché à un peuplier à quelques pas de lui.

Son regard fit le tour de l’horizon tandis qu’il sortait de la maison qui était un moulin à demi ruiné. Un petit cours d’eau coulait tout auprès avec un bruit frais, sous la roue veuve de la plupart de ses pales. Il alla y tremper son visage pour achever de retrouver son équilibre, plongeant même sa tête tout entière dans la fraîcheur bienfaisante… puis courant vers le cheval qui d’un nouveau hennissement paraissait l’appeler, il le détacha, sauta en selle et, franchissant la prairie en pente qui menait à la route, partit au grand galop dans la direction qui lui semblait être celle de Versailles… Son esprit ne formulait qu’une pensée moins bien claire : rejoindre Judith !

— Vous ?… Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ?

Berthe venait d’ouvrir la porte et, sur le seuil de son salon, Mlle Marjon accourut. Elle se jeta vers Gilles, le prit aux épaules et le regarda avec une sorte de terreur comme s’il sortait tout droit de l’enfer. Il vit qu’elle avait les yeux rouges, le visage délavé de quelqu’un qui a beaucoup pleuré.

— Je ne sais pas moi-même… On m’a enlevé. Laissez-moi passer… Je veux voir Judith !

Et il s’élança dans l’escalier appelant de toute la force de ses poumons.

— Judith ! Judith… Où es-tu, mon cœur !…

Mais seul Pongo apparut sur le palier. Un Pongo aux yeux creux dont la peau était grise comme s’il relevait d’une longue maladie. Sa figure était si tragique qu’une épouvante s’empara de Gilles. Bondissant vers l’Indien, il le prit aux épaules et le secoua.

— Où est-elle ? Où est ma femme ?…

— Elle est partie… hier soir ! dit derrière lui la voix éteinte de Mlle Marjon.

— Partie ? Mais où, mais comment ?

— Je ne sais pas !… Elle paraissait plus calme cependant. Elle s’était endormie. Je suis allée jusqu’à l’église pendant que Berthe préparait le souper. Pongo était à l’écurie pour soigner les chevaux. Quand nous sommes revenus le lit était vide… elle avait disparu ! Oh, Gilles, comment avez-vous pu lui faire cela ?…

— Lui faire quoi ? Pouvez-vous me dire ce que je lui ai fait ?… Je vous dis que j’ai été victime d’une infâme machination !

La vieille demoiselle détourna ses yeux qui s’emplissaient à nouveau de larmes et tira son mouchoir.

— Oh… je ne sais pas au juste, mais cette absence de trois jours sans nouvelles ! Trois jours ! Pauvre petite !… Même une Reine n’a pas le droit de faire cela ! C’est infâme !

— La Reine n’est pour rien là-dedans ! C’était un traquenard, un piège… J’ai des ennemis redoutables, vous devriez le savoir !…

Elle haussa les épaules, accablée de chagrin.

— Et des amies auxquelles on n’a pas le droit de dire non, n’est-ce pas ? Sainte Vierge ! Dieu m’est témoin que jamais je n’ai prêté l’oreille aux bruits qui courent, ni sur tout ce que l’on dit de la Reine…

— Encore une fois, hurla Gilles hors de lui, je me tue à vous dire qu’elle n’y est pour rien !

— Et ça alors ?…

Elle tira de son fichu de soie grise un papier froissé trituré, informe, qu’elle mit dans la main de Gilles.

— Tenez ! Un commissionnaire a apporté ce billet pour votre femme le lendemain de votre disparition… Judith avait passé la nuit à la fenêtre à vous attendre. Elle a lu la lettre puis elle a poussé un cri affreux et elle est tombée dans les bras de Pongo, évanouie… Vous aurez peut-être du mal à la lire. Elle a tant pleuré dessus avant que je ne réussisse à la lui reprendre !

Défroissant de son mieux le billet sur son genou d’une main qui tremblait, Gilles réussit à déchiffrer les quelques lignes d’une écriture visiblement féminine.

« Prenez patience, petite Madame, vous ne reverrez pas de sitôt votre séduisant époux. Il faut être bien naïve, bien sourde et bien fraîchement sortie de sa province… ce que vous êtes, pour ignorer que votre beau chevalier est l’amant de la Reine et qu’on n’a jamais rien repris à Marie-Antoinette parce qu’elle ne le permet pas. Consolez-vous ! Vous êtes si jeune… Votre tour viendra !… Une amie sincère ! »

Le poing de Gilles écrasa le petit chiffon empoisonné. Il se sentait devenir fou et serra les paupières pour retenir les larmes qui lui venaient.

— Elle a lu ça !… Elle a lu ça ! Mais comment a-t-elle pu y croire ?… Elle sait pourtant bien que je n’aime qu’elle ! Ah ! Dieu… Je l’aime tant !…

— Elle… trouver aussi portrait ! Alors… elle croire !

Et Pongo vint mettre entre les mains de son maître le coffret dans lequel il avait enfermé la miniature du cardinal. Et le coffret était vide…

D’un geste insensé, Gilles saisit le coffret dont il n’avait jamais songé qu’il pût lui faire un jour tant de mal et de toute sa force le jeta à travers une fenêtre dont les vitres volèrent en éclats, avant d’aller s’abattre, secoué de sanglots convulsifs, sur le lit que personne n’avait eu le courage de refaire et où demeurait la trace du corps léger de sa femme… Pendant des heures il appela Judith à grands abois rauques de fauve en furie…

Quand le jardin s’emplit de soldats, vers la fin du jour, il n’en entendit rien. Ce fut seulement quand une main ferme se posa sur son épaule qu’il émergea de l’abîme de désespoir où il s’était englouti.

Relevant la tête, il vit, sans la moindre surprise, un officier debout auprès du lit, un officier qu’il reconnut. C’était M. Gaudron de Tilloy, Lieutenant des Gardes de la Prévôté, qui le regardait avec une immense pitié. Mais sa voix n’en perdit rien de son officielle fermeté en prononçant les paroles fatidiques :

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au nom du Roi, je vous arrête !…

Cherchant vainement la signification de ces mots incroyables Gilles se releva, murmura :

— Vous m’arrêtez ?… Moi ?…

— Vous êtes accusé de collusion et de complicité avec le cardinal prince de Rohan, inculpé de vol et d’atteinte à la majesté royale ! Veuillez me suivre.

Les yeux de Gilles, presque aveugles d’avoir tant pleuré, firent le tour de la chambre. Ils découvrirent Mlle Marjon qui, à genoux sur le parquet, pleurait et priait, Winkleried qui venait d’arriver et qui, dans un coin, se rongeait les poings, Pongo raide comme une lance auprès d’un sac qu’il venait de remplir à la hâte et déjà prêt à suivre le destin de son maître. Puis ils revinrent se poser sur l’officier qui attendait sans impatience. Alors, haussant les épaules, il murmura :

— Je vous suis, Monsieur… Après tout, pourquoi pas ?

Plus rien n’avait d’importance !…

Saint-Mandé, septembre 1977.

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