Printemps 1784
Les notes d’une chanson montaient dans l’air bleu du matin portées par les voix joyeuses d’une troupe de jeunes filles. Elles venaient des profondeurs du jardin et grandissaient d’instant en instant. C’était comme si la rivière avait choisi de remonter le coteau pour rafraîchir le parc et à l’approche de la chanson, les oiseaux se taisaient.
Soudain, près du boulingrin, il y eut, sous les arceaux de la vigne, comme un bouquet de fleurs mais un bouquet singulièrement animé. Les jupons rouges et les tabliers bariolés dansaient autour des chevilles, minces dans leurs bas blancs bien tirés, sur lesquels s’entrecroisaient les rubans des espadrilles neuves. Les longues franges des châles voltigeaient dans le vent léger.
Les filles allaient deux par deux, celles qui venaient en tête portant un grand arceau fleuri de lilas, les autres des bouquets de ces hautes bruyères bleuâtres qui adoucissent la rudesse de la sierra ; la dernière, enfin, tenait entre ses mains avec la gravité d’un évêque portant le saint sacrement une légère couronne de jasmin et d’églantines.
Sur le point de quitter la demeure de ses amis Cabarrus, le château de San Pedro de Carabanchel où il avait passé la nuit, pour regagner Aranjuez, Gilles, occupé à mettre ses gants avant d’enfourcher Merlin que lui amenait un laquais, s’arrêta, surpris par la nouveauté du spectacle.
— Qu’est-ce qui nous arrive là ?
L’homme sourit largement :
— Le cortège de la Reine de Mai, señor ! Nous sommes aujourd’hui le 3 mai et chaque année, à pareille date, les jeunes filles des villages élisent la plus belle d’entre elles afin qu’elle règne toute la journée sur le pays. Probable qu’aujourd’hui, elles ont choisi notre demoiselle.
— Il est vrai que, malgré son jeune âge, il est difficile d’en trouver une plus jolie.
À cet instant, un tourbillon de mousseline blanche et de rubans roses jaillit des portes-fenêtres et se précipita impétueusement sur lui.
— Chevalier ! Mon beau chevalier ! Vous n’allez pas partir déjà ?
Thérésia avait dû s’échapper des mains de sa camériste car la masse noire de sa chevelure croulait en désordre sur son dos. D’ailleurs ladite camériste arrivait derrière elle une brosse à la main, suivie de près par la gouvernante derrière laquelle trottait la petite Madame Cabarrus. Le père, le banquier François Cabarrus, fermait la marche avec plus de retenue. Le jeune homme sourit.
— Il le faut, Thérésia ! Je suis de garde à Aranjuez ce soir et, vous le savez, le propre des Gardes du Corps est de rester toujours le plus près possible de la personne du souverain.
Les magnifiques yeux sombres de la fillette – elle n’avait que onze ans, même si sa taille et les formes de son corps lui en donnaient quinze – s’emplirent de larmes.
— Cela, c’était la vérité d’hier. Mais aujourd’hui, regardez, Gilles, je vais être reine, moi aussi, Reine de Mai ! Il faut que vous restiez auprès de moi. Si vous n’êtes pas là, cette fête n’aura plus aucun sens !
Elle avait joint les mains. De grosses larmes rondes roulaient déjà sur ses joues dont l’ambre se teintait si délicatement de rose. En même temps elle souriait et ce sourire avait tant de charme que le jeune homme dut faire appel à toute sa force de caractère pour lui résister. Il y avait de la magicienne, dans cette gamine, et l’on pouvait, en toute sécurité, parier que les années feraient d’elle une assez dangereuse sirène. Mais si, depuis son arrivée en Espagne, Gilles s’était pris pour elle d’une véritable affection, son cœur, bien protégé, ne risquait pas de lui jouer un tour en cet endroit.
— Savez-vous qu’il y a près de douze lieues entre Carabanchel et Aranjuez ? Il faut les faire !
Pour éviter que les « demoiselles » de la jeune reine ne trouvassent leur souveraine en pleurs, François Cabarrus intervint :
— Une plaisanterie pour les jambes d’acier de votre beau coursier, mon ami ! Restez au moins jusqu’après la messe… le temps de saluer notre Thérésia sur son trône.
— Pas du tout ! intervint la fillette. Je veux qu’il reste jusqu’au bout ! Je veux danser avec lui ce soir.
— Cette fois tu en demandes trop. Un soldat est prisonnier de son devoir. Et tu ne voudrais pas que notre ami soit mis aux arrêts pour un caprice ?
La menace fit son effet. Pourtant, Thérésia, suspendue au bras de Gilles, ne se décidait pas à lâcher prise.
— S’il reste jusqu’après la messe, je veux bien le laisser aller, dit-elle enfin sans trop d’enthousiasme, mais j’y mets encore une condition.
— Voyons la condition ?
— Vous m’accompagnerez à la Pradera de San Isidro.
C’était, douze jours plus tard, le 15 mai, la grande fête madrilène en l’honneur de San Isidro, le patron de la ville. Ce jour-là, après la messe, les gens de Madrid, sans distinction de classes ou de fortune, envahissaient les prairies bordant le Manzanarès pour s’y mélanger en une fête joyeuse, y faire ripaille, y danser presque jusqu’à l’aube suivante. Les jeunes filles n’y allaient qu’avec leurs parents ou leurs fiancés.
Gilles se mit à rire.
— Avez-vous tellement besoin de moi ? Je connais vingt jeunes gens qui meurent d’envie de vous y accompagner.
— C’est vous que je veux ! Et si vous ne promettez pas, je ne vous lâche pas.
La petite main, fragile comme une patte d’oiseau, tremblait légèrement sur le bras du jeune homme qui, fraternel, la recouvrit de ses grands doigts. Elle était un peu trop fraîche, presque froide.
— Je vous le promets, Thérésia… si je ne suis pas consigné ! Maintenant, Majesté, vous vous devez à vos sujets.
Les jeunes filles approchaient du perron cependant qu’avec des glapissements indignés, la camériste reprenait possession de sa jeune maîtresse qu’elle coiffait avec une ardeur sauvage. En un tournemain, la Reine fut prête et livrée à ses suivantes qui dansèrent autour d’elle une sorte de ronde en chantant. Puis la couronne printanière fut posée sur les boucles noires ; après quoi, environnée de son escadron de jeunes filles, la Reine de Mai prit place sous l’arceau fleuri et se dirigea gravement vers l’église du village dont les cloches à présent sonnaient à toute volée.
Madame Cabarrus, qui s’était absentée un instant, reparut sous un immense chapeau de paille à la mode de Paris orné d’une profusion de choux en taffetas bleu nattier et d’un long jet de plumes d’autruche blanches, amarré tant bien que mal sur la mousse de ses cheveux poudrés et qui lui donnait assez l’apparence d’un champignon. C’était une toute petite femme, vive et sautillante comme un moineau. Sans cesse en mouvement, douée d’un tempérament fatigant pour un mari et d’un esprit acerbe auquel bien peu de personnes pouvaient se vanter d’échapper. En plus de cela, snob comme il n’est pas permis et vaniteuse à l’extrême de ce titre de comte que le roi Charles III avait, trois ans plus tôt, accordé à son époux, devenu l’un des plus importants financiers espagnols, en même temps que ses lettres de naturalisation.
Évidemment, la sévère noblesse espagnole ne cachait guère son dédain pour ce « comte » de Cabarrus fabriqué à partir de l’armateur François Cabarrus, natif de Cap-Breton dans les Landes, et pour cette comtesse dont le nom de jeune fille était tout uniment Antoinette Galabert. Mais leur propre grandeur suffisait aux parents de Thérésia qui vivaient volontiers à l’écart dans leur opulente demeure de Carabanchel avec leurs trois enfants, sachant fort bien d’ailleurs que leur fortune permettrait à leur fille, le moment venu, de choisir, si elle le voulait, sans difficulté un époux dans la noblesse locale, arrogante, couverte de titres et de noms mais en majorité impécunieuse.
Avec détermination, la comtesse Antoinette s’empara du bras laissé vacant par sa fille.
— Trouvez-vous pas, chevalier, que nous formons un couple bien assorti, vous et moi ? Le bleu de votre uniforme est tout à fait le même que celui de ma robe…
Le jeune homme portait en effet l’élégant costume des Gardes, copié par le premier roi Bourbon sur son équivalent de Versailles à quelques différences près : habit bleu aux revers incarnat soutachés d’argent, culotte et gilet chamois, large baudrier brodé, hautes bottes à entonnoir et chapeau lampion.
Il devait à sa haute taille, à son nom et à son aspect physique son entrée dans ce régiment privilégié tandis que son ami Batz devait se contenter de celui, infiniment moins élégant, des Dragons de Numance. Le Gascon s’en consolait aisément en ne s’y montrant guère plus assidu qu’à Reine-Dragons, fréquentant par contre avec beaucoup d’application les tripots madrilènes où il jouait un jeu d’enfer et certains fonctionnaires du Tribunal des Indes grâce auxquels il lui était possible, à ce qu’il disait, de conclure d’avantageux marchés sur les importations des colonies américaines. Il avait même convaincu son ami de lui confier une partie du modeste pécule amassé au service du roi de France pour l’investir dans des denrées alimentaires de luxe telles que les épices et le cacao.
Pour le reste, Gilles, sage et prudent, l’avait confié à ce François Cabarrus dont l’ancien ministre Necker lui avait chaudement recommandé le talent lorsque, avant de quitter la France, il était allé lui faire une visite d’adieu car, s’il avait entière confiance dans les talents financiers réels de son ami, il craignait un peu sa passion pour le jeu. Il s’en trouvait d’ailleurs très bien : le banquier, avec une régularité d’horloge, le tenait au courant mois par mois de l’état de ses affaires et, lorsque le jeune homme venait passer deux ou trois jours à Carabanchel, l’initiait peu à peu à ce jeu redoutable des finances pour lequel il n’avait eu, jusqu’alors, aucune disposition et même quelque répugnance très aristocratique.
— Vous seriez surpris, lui avait-il dit le premier jour, du nombre de Grands d’Espagne qui, non seulement comptent aussi bien que mes employés, mais encore rendraient des points au Shylock de Shakespeare. La hauteur méprisante de quelques-uns est solidement étayée sur des piles de livres de caisse…
— Alors, enseignez-moi ! fit le jeune homme joyeusement. Ma future famille vous en sera chaudement reconnaissante… et au moins je cesserai d’avoir l’air d’un imbécile quand Batz me délivre ses grandes tirades sur l’agiotage, les taux d’escompte et tout ce fatras beaucoup plus hermétique pour moi que le latin de mon enfance…
Fermement tenu en laisse par la petite Madame Cabarrus, Gilles assista à la messe du village puis escorta la Reine de Mai au trône fleuri que l’on avait disposé pour elle devant le portail de l’église. Mais avant d’être admis à baiser la petite main que Thérésia brûlait visiblement d’offrir à ses lèvres, il dut acquitter le droit de péage que lui réclamaient joyeusement les suivantes ainsi que le voulait la coutume. Il remit donc son obole, plia le genou devant Thérésia et posa un baiser léger sur les doigts menus qui retinrent les siens avec une vigueur inattendue.
— Vous viendrez me chercher le 15 ? Vous promettez ? pria la fillette.
— Si c’est en mon pouvoir, je serai là. Je vous le promets. Et, de toute façon, je promets aussi de n’aller à la Pradera avec aucune autre…
— Vaya con Dios, señor !… Je vous attendrai…
D’autres « fidèles sujets » approchaient amenés par les « suivantes » qui les raccolaient sans vergogne pour peu qu’ils leur parussent séduisants ou bien habillés. Gilles s’éloigna pour rejoindre l’ombre des platanes sous lesquels un valet attendait avec son cheval.
Il était moins pressé, tout à coup, de retrouver l’atmosphère étouffante d’un palais royal, fût-ce celui, plein de grâce, d’Aranjuez. Le temps était merveilleux. Très haut par-dessus les neuves frondaisons des arbres, le soleil étalait sa gloire chaleureuse dans un ciel outremer et, sur la place de l’église, la fête s’organisait. Des guinguettes de plein vent avaient poussé où l’on pouvait manger des piments, des saucisses à l’ail, des tomates, des melons, des gâteaux d’amandes en buvant des vins épais et parfumés. Des forains étalaient leurs tapis pour y montrer les tours de leurs singes savants ou de leurs chèvres dressées. Des porteurs d’eau, des marchands d’ombrelles circulaient à travers la foule à chaque instant plus dense qui entourait le trône de la Reine : hidalgos d’autant plus arrogants qu’ils étaient plus misérables, « petimetres 1 » caquetant et sautillant dans leurs vêtements de soie à la mode de Versailles, « majos » brillants comme des coqs de combat, le jarret tendu dans le bas de soie de couleur tendre, tous unis pour un instant dans leur commune admiration pour Thérésia dont ils proclamaient à l’envi la beauté en termes parfois osés.
— Béni soit le ventre qui t’a faite si belle !
— L’homme qui t’aura dans son lit sera l’égal d’un dieu !…
Les femmes aussi étaient nombreuses, paysannes en robes bariolées, un châle sur la tête, majas insolentes, 1’œil aguichant sous la mantille de mousseline, la taille cambrée dans le corset sans baleines et la jambe nerveuse sous les volants de l’ample jupe. Toutes étaient jolies…
Le son des guitares vibra dans le soleil, animant plus encore le tableau. Les pieds, légers dans leurs espadrilles, s’envolèrent dans le tournoiement des jupes au rythme du fandango ou de la séguedille. Une légère poussière se leva sous le martèlement impérieux des talons. Gilles s’accorda un regret, un soupir. C’était dommage de quitter tout cela…
De l’abri des arbres une voix joyeuse l’interpella :
— Quelle mine pour un jour de fête, señor capitano ! Le ciel est pur, le vin frais, les filles sont belles et la Reine plus belle que toutes les autres ! Que te faut-il de plus ?
Clignant sous l’éclat du soleil, le regard du jeune homme fouilla l’ombre et finit par découvrir, appuyé à un platane, un homme vigoureusement charpenté qui crayonnait négligemment en fumant un cigare. Son visage s’éclaira aussitôt.
— Paco ! Vrai Dieu ! Il y a des siècles que je ne t’ai vu…
— Les grandeurs de la Cour te brouillent la vue, mon ami. Ce n’est pas moi qui suis parti, à Pâques, pour Aranjuez. Tout ce que je sais, c’est qu’à la taverne de Los Reyes, les « Manolas » pleurent et se lamentent parce que tu ne viens plus !
Dans le large visage couleur d’olive pâle, les yeux très noirs scintillaient sous l’arcade sourcilière en surplomb. C’était un visage aux traits lourds, encadré de longues « pattes » noires coupées carrément. Sans beauté mais fascinant : celui d’un paysan habité d’une lumière intérieure. Le corps, puissant quoique dépourvu de graisse, était coulé dans un superbe costume de majo : courte veste de velours incarnat, garnie d’épaisses épaulettes de passementerie noire, ouverte sur une fine chemise de batiste brodée et laissant voir la large ceinture de satin noir, culotte collante de soie paille garnie de boutons et de pampilles d’argent, bas de même nuance, souliers à boucles et, retenant sur la nuque les longs cheveux, épaisse résille de soie noire. Une grande cape noire attendait, jetée sur une branche d’arbre.
Cet opulent personnage s’appelait don Francisco de Goya y Lucientes. Il avait trente-sept ans. Il était peintre du Roi depuis quatre ans…
Gilles de Tournemine l’avait rencontré peu de temps après son arrivée à Madrid, sur la Plaza Mayor, au cours de la dernière corrida où il s’était rendu parce qu’on lui avait dit que c’était un spectacle à ne pas manquer. Mais il n’avait pas tardé à regretter sa curiosité et, en fait, il n’avait jamais vu la fin de ladite corrida. Le spectacle d’une arène ponctuée de cadavres de chevaux éventrés par les cornes du taureau avait soulevé à la fois son horreur et son indignation.
Sans accepter d’en voir davantage et peu habitué à cacher ce qu’il pensait, il avait fait connaître son sentiment à la ronde à haute et beaucoup trop intelligible voix. Ses protestations déchaînèrent alors une mini-révolution chez les fanatiques qui l’entouraient. En un instant il se trouva affronté à une meute hurlante fermement décidée à l’étriper pour mieux lui faire apprécier les mérites de la tauromachie.
Trop furieux pour juger le danger à sa juste valeur, Tournemine tira son épée dont quelques moulinets purent tenir un moment à distance la foule des aficionados outragés. Mais de longs couteaux étaient apparus dans quelques mains et le jeune homme finalement aurait succombé immanquablement sous le nombre si l’homme qu’il appelait à présent si familièrement Paco ne s’était frayé un chemin jusqu’à lui.
— Vous insultez l’honneur espagnol pour des charognes sans intérêt ? Vous devez être fou, señor !
— Je n’ai jamais considéré les chevaux comme des charognes sans intérêt ! J’aurais plutôt tendance à réserver ce vocable au genre humain. Le cheval, monsieur, est le plus noble animal sorti des mains de Dieu ! Il n’a pas été créé pour des massacres imbéciles.
— Dès l’instant où l’homme joue sa vie, qu’importe le cheval ? Vous deviez voir la corrida jusqu’au bout avant de juger !
— J’en ai vu assez… à moins que vous ne m’assuriez le plaisir de voir le taureau venger les chevaux !
Un hurlement de fureur salua cette déclaration. Gilles salua ironiquement de l’épée.
— À votre disposition, messieurs ! Je peux aussi bien jouer le rôle du taureau.
— Pas question, coupa vivement l’homme. Vous allez vous battre avec moi d’abord !
— Ce sera un plaisir… mais vous n’avez pas d’épée.
— N’en concluez pas que je ne sais pas m’en servir. Simplement je ne l’ai pas avec moi. Mais j’ai des poings, ajouta-t-il en mettant sous le nez du Français des poings gros comme des jambonneaux. Nous nous battrons à ma manière, si vous le voulez bien. Évidemment un gentilhomme ne doit pas connaître ce genre de combat…
— Croyez-vous ?… Essayons toujours !…
Au milieu d’un large cercle, les deux hommes s’empoignèrent et ne tardèrent pas à rouler dans la poussière. L’inconnu était d’une force redoutable mais plus petit et moins rapide que Gilles, lequel avait poussé à la perfection, avec Pongo, la science de la lutte indienne acquise dans les forêts de Virginie. Le combat fut dur, s’éternisa sans parvenir à une conclusion. Au bout d’un temps qu’aucun d’eux ne put mesurer, les deux hommes se retrouvèrent assis par terre, face à face, à bout de souffle… et parfaitement seuls à l’exception d’un gamin déguenillé qui les contemplait en mangeant un morceau de pastèque : leur public, lassé, avait préféré retourner au spectacle plus épicé de l’arène. L’Espagnol alors éclata de rire.
— Je crois que nous pouvons nous en tenir là ! De toute façon, vous ne risquez plus d’être massacré…
— Autrement dit, vous ne vous êtes battu que pour me sauver ? J’avoue ne pas en voir la raison… à moins que vous ne soyez pas espagnol.
— Je suis d’Aragon, donc plus espagnol que toute l’Espagne. Mais je suis peintre et j’aimerais faire votre portrait… tout au moins quand vous aurez changé de couleur ! Allons boire un pot d’amontillado à la taverne de Los Reyes qui est voisine pour nous remettre… et je vous expliquerai la corrida. Je la connais bien, il m’arrive parfois encore de « matar el toro… 2 ».
Deux heures plus tard, superbement ivres et toujours aussi sales, les deux adversaires ronflaient avec application de chaque côté d’une table de cabaret… Mais ils étaient désormais amis à la vie à la mort.
Gilles se pencha pour voir ce que dessinait son ami. C’était le trône de la Reine de Mai environné de ses suivantes et de ses adorateurs.
— Un nouveau carton de tapisserie pour l’Académie de San Fernando ?
— Naturalmente ! C’est la seule peinture avec des portraits mondains que ma femme admette que j’exécute, répliqua Paco avec un rien d’amertume teintée de mépris. Gilles savait déjà que son mariage avec Josefa Bayeu, prude, sévère et uniquement tournée vers l’académisme, n’était pas une réussite. « Cela ne durera pas toujours !… » continua le peintre qui, brusquement, fourra son carnet dans sa poche. « Mais assez pour aujourd’hui ! Allons boire un verre de vin, manger des saucisses à l’ail et puis nous irons danser !… »
Le chevalier secoua la tête.
— Impossible, Paco ! Je suis de garde au palais ce soir. Il faut que je rentre. Cela doit t’expliquer pourquoi je n’ai pas l’air plus gai.
— Je vois ! Mais dis-moi, amigo, quel genre de garde montes-tu au palais ?
— Quel genre de… Que veux-tu dire ? Tu es peintre du Roi, tu devrais être au courant du service des Gardes du Corps ?
— En effet. Reste à savoir de quel corps il s’agit. Est-ce celui de notre vieux roi… ou bien celui de la princesse des Asturies ?
Brusquement détendu, Gilles partit d’un éclat de rire.
— Paco, mon ami, tu écoutes trop les mendiants aveugles de la Puerta del Sol qui servent de gazette et chantent à tous les vents les ragots, vrais ou faux, de la Cour.
— Les aveugles disent quelquefois la vérité. Ou bien ai-je rêvé qu’un de tes camarades aux Gardes vient d’être discrètement licencié parce qu’il allait, la nuit, donner des leçons de guitare à Son Altesse ?
— On dit tant de choses, fit Gilles, évasif et peu désireux de s’étendre sur une affaire qui, selon lui, ne le regardait pas.
Goya tira un long cigare noir d’une poche intérieure de sa veste et l’alluma avec grand soin tandis que son œil en coin observait son ami. Puis il tira quelques voluptueuses bouffées avant de déclarer enfin :
— Tu es discret, c’est bien. L’esprit de corps, sans doute ? Quoi qu’il en soit personne n’ignore plus, à Madrid, que la princesse Maria-Luisa est douée d’un tempérament excessif que son gros lourdaud de mari n’arrive pas à contenter et que les Gardes l’intéressent énormément. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais fais attention !
— À quoi ?
— À trois personnages : la duchesse de Sotomayor, d’abord, la Camerera Mayor qui a l’espionnage dans le sang, le Confesseur du Roi ensuite, l’impénétrable don Joaquin d’Eleta qui est si maigre qu’il doit pouvoir se glisser même dans les fentes des volets, ensuite et enfin, le ministre Florida Blanca qui est en général chargé de faire le ménage dans celui du couple princier. C’est lui qui a si habilement escamoté le guitariste. Mais celui-ci appartenait à une grande famille de Castille. Toi qui es étranger tu pourrais bien être escamoté… définitivement ! Et comme je n’ai pas encore fini ton portrait, cela me ferait de la peine !
— N’aie crainte ! Tu auras tout le temps de le finir. La princesse ne pense pas plus à moi que je ne pense à elle. Entre nous, ton guitariste était un garçon singulièrement courageux et, pour ma part, je préfère de beaucoup les jolies danseuses de Los Reyes ! Adios, Francisco. Je viendrai avant la fin de la semaine te demander à souper.
— Adios, Francés… Je te retiens… mais à mon atelier d’El Rastro. Josefa te ferait faire carême !
Les deux amis s’embrassèrent et, tandis que Paco reprenait son dessin, Gilles rejoignit enfin son cheval, sauta en selle et se prépara à quitter Carabanchel. Il se disposait à rejoindre Thérésia, dont les yeux le cherchaient avec avidité, pour la saluer une dernière fois quand son attention fut détournée par une voiture qui arrivait dans un grand bruit de sonnailles.
C’était, traîné par un cheval andalou particulièrement fringant, un petit cabriolet aux cuivres étincelants que tout Madrid connaissait car il appartenait au plus célèbre matador de l’époque, le grand Pedro Romero qui le conduisait lui-même.
Des « Viva ! » et des acclamations saluèrent l’apparition de l’idole somptueusement vêtue de velours canari brodé d’or et qui souriait de toutes ses dents blanches. Mais Gilles ne lui accorda qu’un regard distrait car, assise auprès de Romero, sur les coussins rouges de la voiture, il venait de reconnaître la seule femme qui eût réussi à éveiller réellement son intérêt depuis son arrivée en Espagne, une superbe maja au regard de feu qui avait fait resurgir brusquement dans son sang le souvenir brûlant de Sitapanoki, la princesse indienne dont l’image, parfois, revenait visiter ses nuits de veille.
L’Espagnole était moins belle que l’Indienne mais une vitalité quasi démoniaque émanait de chaque pouce de sa personne. Une masse de cheveux noirs et bouclés, mal retenus par une résille garnie de rubans multicolores, descendait jusqu’au milieu de son dos, encadrant un pâle visage dévoré par des yeux énormes et dans lequel saignait une bouche capable à elle seule d’éveiller la sensualité d’un ermite hors d’âge. Son corsage noir, garni d’épaulettes en passementerie ton sur ton, s’ouvrait en pointe jusqu’à la large ceinture rouge vif où étaient piquées deux roses sombres traçant entre les seins arrogants un long triangle de peau lumineuse. Un mince collier de corail serrait son cou élégant. Une mouche au coin de l’œil gauche, un étroit ruban noir nouant une autre rose à son poignet fin et un grand éventail de dentelle noire complétaient la parure de la maîtresse du torero car, à voir l’air glorieux dont se comportait celui-ci, la belle maja ne pouvait pas être autre chose…
Cette découverte fut désagréable à Gilles. Pourtant c’était seulement la seconde fois qu’il rencontrait cette fille. La première, c’était le dernier soir du Carnaval à Madrid, sur la plaza de la Cebada. Elle avait surgi d’une ruelle sombre pour saisir la main du jeune homme et l’entraîner dans la farandole grimaçante et hurlante qui passait à cet instant dans la lumière fumeuse des torches. Gilles l’avait prise d’abord pour un fantôme car elle était toute vêtue de blanc. En outre elle portait un masque sous sa mantille de mousseline et ce masque était celui de la Mort. Le mouvement de recul du jeune homme l’avait fait rire.
— Tu es soldat, hombre, et tu as peur de la Mort ?
— Je n’en ai jamais eu peur. Puisse la mienne être aussi belle que toi… car je devine que tu l’es…
Elle se contenta de rire et un moment tous deux se laissèrent emporter par la longue chaîne dansante. Et puis tout à coup l’inconnue s’était détachée, entraînant Gilles avec elle aussi subitement qu’elle était entrée. Tous deux se retrouvèrent sous le porche d’une église dont, par les portes ouvertes, on pouvait voir le chœur illuminé. La fille lâcha la main de Gilles et fit un mouvement pour entrer mais il la retint fermement.
— Montre-moi ton visage, jolie Mort, que je sache si je peux rêver de toi.
Elle avait hésité un moment. Sous les dentelles du corsage Gilles pouvait voir palpiter sa gorge. Son souffle haletait doucement. Il l’attira à lui sans qu’elle résistât.
— Tu le veux ? murmura-t-elle.
— Je t’en supplie…
Elle arracha le masque grimaçant qui vola loin d’elle et une longue minute ils se regardèrent sans prononcer une parole. Puis, à la même seconde, tous deux se rejoignirent dans un mouvement naturel. Gilles resserra son étreinte et se pencha tandis que la fille levait la tête pour offrir ses lèvres…
Le jeune homme eut l’impression de plonger dans les flammes. La bouche de la fille était de feu, son baiser une œuvre d’art tandis que son corps, comme une cassolette, dégageait un envoûtant parfum d’ambre. Mais, au moment où il allait poursuivre plus loin l’aventure, la fille glissa de ses bras et s’enfuit avec un éclat de rire…
À revoir ainsi, dans la grande lumière du soleil, sa fugitive compagne d’un instant, Gilles la trouva plus belle encore. Elle souriait et le soleil faisait briller ses lèvres rouges sur ses dents aiguës de joli fauve… La mine suffisante du torero, ses airs de propriétaire exaspérèrent le jeune homme qui résolument fonça sur la voiture. Si impétueusement même que Romero dut retenir son attelage, craignant la collision. Mais déjà Merlin, enlevé par la poigne vigoureuse de son maître, s’était cabré. Ses jambes fines battirent l’air assez près de la tête du torero pour le faire pâlir et lui arracher un juron tandis que Gilles, enlevant son tricorne d’un geste large, saluait sa compagne.
Elle n’avait pas eu peur. À son sourire, à l’œillade provocante qu’elle lui adressa, le chevalier vit qu’elle l’avait reconnu. Romero, lui, s’était contenté de reconnaître l’uniforme des Gardes et, malgré la morgue habituelle à ceux de sa profession, les injures prêtes à jaillir de sa bouche crispée se muèrent en un grondement indistinct mais ses yeux eurent pour l’officier un regard meurtrier.
Content d’avoir retrouvé son fantôme du Carnaval, celui-ci n’y prit même pas garde.
— Quand tu voudras, où tu voudras, ma belle ! lança-t-il quand Merlin eut retrouvé ses aplombs. Un mot, un signe et j’accourrai vers toi ! Je m’appelle Gilles de Tournemine.
Sans se soucier davantage du visible mécontentement de son compagnon, la maja sourit de nouveau avec une grâce plus appuyée. Tandis que l’aile noire de l’éventail accélérait son rythme, la main de la jeune femme monta à sa gorge, y prit l’une des roses pourpres et la jeta au jeune homme qui l’attrapa au vol. Il en respira le parfum avant de la glisser sous sa veste, chaude encore de la peau qu’elle avait touchée. Puis, saluant aussi profondément que si la belle eût été reine :
— Adios, señorita ! Nous nous reverrons…
Et, piquant des deux, il laissa, sans se retourner, le joyeux galop de Merlin l’emporter sur la route du sud, mais les yeux noirs de la belle maja suivirent sa silhouette aussi longtemps que la poussière le permit.
Alors, devant l’église, il se passa quelque chose. Personne ne comprit, à Carabanchel, pourquoi, au plus joyeux de la fête, alors que les adorateurs assiégeaient son trône fleuri, la plus jolie des Reines de Mai s’était échappée brusquement et, les yeux pleins de larmes, avait repris en courant le chemin du château paternel…
Bâti à l’origine par le sombre Philippe II mais reconstruit après incendie par le premier des rois bourbons, le palais d’Aranjuez n’était sans doute pas le plus majestueux ou le plus riche des châteaux royaux, surtout depuis la récente construction du monumental Palais Royal de Madrid, mais il était certainement le plus agréable…
Joyau couleur d’aurore, noble sans raideur, serti dans le foisonnement d’une « vega » luxuriante inventée par le Tage au milieu d’une steppe brune, Aranjuez étirait la grâce rose de ses bâtiments au milieu des molles douceurs de ses jardins où le jaillissement des vertes frondaisons luttait avec celui des jeux d’eaux. Tout cela s’intégrait aux méandres du fleuve dont les berges s’abritaient de saules et servaient de port aux gondoles royales habillées de soie jaune et de crépines d’or.
C’était l’un de ces endroits privilégiés créés pour le repos, la détente, la joie des sens et si les jardins ne voyaient plus courir les autruches, les gazelles et les dromadaires comme au temps de Philippe II, les milliers de fleurs qui les peuplaient ne s’en portaient pas plus mal.
Hélas, le malheur voulait que ce charmant palais subît, de compte à demi avec les autres résidences royales, le nivellement de l’ennui. Qu’il eût plus de gaieté que l’austère Escurial, plus de grâce que le Palais Royal, plus de confort que le palais montagnard de la Granja entre lesquels se partageaient les saisons de la Cour ne le sauvait pas pour autant du poids intolérable de l’étiquette espagnole ni de la morne sévérité que faisait régner autour de lui son maître, le roi Charles III.
C’était pourtant un excellent roi, le meilleur sans doute de toute la dynastie Bourbon d’Espagne : grand bâtisseur, grand politique, nourri de philosophie, grand réformateur et sachant choisir ses serviteurs mais, veuf depuis vingt-quatre ans de Marie-Amélie de Saxe qui avait mis au monde treize enfants, il était demeuré obstinément fidèle à son souvenir. Roi veuf, roi chaste, il traquait impitoyablement les amours illicites dans son entourage, ne s’accordait que le plaisir de la chasse, portait toujours les mêmes vêtements et haïssait cordialement tout ce qui était plaisir frivole. À sa cour, point de bals, point de concerts, point de festins ! La seule distraction était le « baisemain », insipide cérémonie qui avait lieu à date fixe et au cours de laquelle le Roi, assis sur son trône, voyait défiler devant lui, en grand costume d’apparat, la totalité de sa cour et de ses grands serviteurs. On s’inclinait, on baisait les phalanges royales posées sur l’accoudoir du trône, on se relevait et on laissait la place au suivant. Après quoi, chacun s’en retournait chez soi… Les princes et princesses avaient droit, eux aussi, à ce très relatif amusement… mais n’en usaient guère.
Lorsque Gilles aperçut enfin le fronton baroque du palais la nuit était presque tombée. Merlin avait perdu l’un de ses fers sur la route et l’avait retardé. Mais il savait que cette excuse ne serait guère acceptée du duc d’Almodovar, capitaine de la Garde Royale, qui ne plaisantait ni sur l’heure exacte ni sur la discipline.
La chance, cependant, était avec lui. Alors qu’il forçait l’allure de son cheval, assez inquiet de ce qui l’attendait, il s’aperçut que, bienheureusement, son arrivée au moins ne serait probablement pas remarquée car le Roi, à cette même minute, revenait de la chasse. Sous la lumière des lanternes, une véritable foule encombrait l’esplanade du palais et dominant cette foule de toute la hauteur de son grand cheval, le retardataire reconnut son capitaine qui se tenait auprès du Roi.
Sans s’amuser à contempler le souverain, toujours pareil à lui-même dans sa casaque grise en gros drap de Ségovie et ses culottes en peau de buffle, Gilles sauta à terre et tenant son cheval par la bride, il regagna le quartier des Gardes établi près du Palais, dans les Casas de Oficios y Caballeros. L’ombre des portiques sous lesquels s’ouvraient les Casas acheva de l’escamoter.
À sa surprise, il y trouva Pongo qui, abandonnant pour une fois son impassibilité indienne, faisait les cent pas en se rongeant les ongles. Celui-ci se jeta littéralement sur lui.
— Toi oublié l’heure, maître…
— Non, mais Merlin s’est déferré. Il faudra que tu regardes cela de près car je n’ai guère confiance dans le maréchal-ferrant qui s’en est occupé ! Mais pourquoi es-tu si inquiet ? On m’a demandé ? Qui ?… Le duc ?
Pongo fit signe que oui, puis ajouta :
— Lui se mettre en colère mais, par chance, Roi rentrer de chasse plus tôt que d’habitude. Lui reparti et pas encore revenu. Moi demander Grand Esprit te faire revenir vite !
— On dirait que depuis que tu as quitté la Virginie, le Grand Esprit n’a plus rien à te refuser, fit Gilles en riant. Avec un peu de chance j’aurai même le temps de rendre ma tenue plus présentable avant son retour.
Jetant la bride à son serviteur, il s’élança dans l’escalier menant à son logis car, ayant tous rang d’officiers, les Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique possédaient chacun une chambre individuelle dans les communs quand il s’agissait des résidences extérieures à Madrid. Dans ce cas, le régiment n’envoyait qu’une ou deux brigades, par roulement, les autres demeurant dans la capitale où ils possédaient une fastueuse caserne. Gilles ayant le grade de lieutenant en second avait droit à un petit appartement de deux pièces.
Il abordait en courant le couloir qui y menait quand il entra en collision avec l’un de ses camarades, le jeune Don Rafael de Molina qui arrivait en sens inverse. Le choc fut rude mais l’Espagnol le prit avec un flegme tout britannique.
— Tiens, Tournemine, fit-il en se frottant l’épaule. Quelle heureuse rencontre ! Savez-vous qu’on vous cherche partout, mon cher ?
— Vous aussi ? Mais, sacrebleu, pourquoi suis-je devenu indispensable, tout à coup ? Ma demi-brigade est de service ce soir et je suis légèrement en retard mais je ne vois pas…
— Vous allez voir tout de suite ! Autant que vous soyez prévenu avant de voir notre capitaine : votre demi-brigade n’est plus au complet, il vous manque un homme.
— Pourquoi ? Un malade ?
— Une maladie grave : la disgrâce ! Ordre de quitter le palais dans les deux heures !
— Dans les deux heures ? Diable ! Et la raison ?
Le jeune Molina prit un air mystérieux.
— Cela, mon cher, je ne me sens pas autorisé à vous le dire. Son Excellence s’en chargera elle-même. J’ajoute qu’en votre absence et celle du marquis de Peñaflor, notre brigadier, qui soigne une ancienne blessure, Son Excellence a dû procéder elle-même à une exécution fort indigne d’elle et que cela l’a mise de fort méchante humeur. Un duc d’Almodovar n’est pas fait pour balayer la poussière !
— Quand on est un véritable soldat, on fait bien plus que cela ! riposta vertement le chevalier. Vous seriez surpris de ce que j’ai vu faire au général Washington, cependant l’un des plus grands hommes de ce temps. Il est vrai que le général a très peu de points communs avec Son Excellence ! ajouta-t-il avec un rien d’insolence.
Le nom de l’Américain tombé si brutalement dans la conversation arracha au jeune Espagnol une sorte de hoquet horrifié. Il se signa précipitamment comme si son camarade venait d’évoquer l’Antéchrist.
— Ce général-là n’est point un grand seigneur ! Chacun sait que ces Américains sont de véritables sauvages et que…
Peu désireux d’entamer une controverse avec Molina, Gilles préféra couper court. Le roi Charles III était sans doute un « despote éclairé » mais, à sa cour, il était bien le seul à posséder quelques teintes de libéralisme. Seuls, des hommes tels que Paco pouvaient considérer avec sympathie la nouvelle république américaine…
— Au fait ! dit-il. Qui est l’homme renvoyé ?
— Don Luis Godoy.
— Ah !… Eh bien, merci de m’avoir prévenu, mon cher…
Tout en procédant à une rapide toilette et en changeant ses bottes fatiguées par la route pour d’autres immaculées, Tournemine essaya de deviner ce que Molina ne lui avait pas dit. Il n’avait besoin d’aucun effort de mémoire pour retrouver le personnage de Luis Godoy, jeune hidalgo issu d’une bonne famille d’Estrémadure dont le teint frais et les yeux clairs tranchaient vigoureusement sur l’aspect général des Gardes du Corps où les peaux olivâtres l’emportaient de beaucoup sur les teints de lait. C’était en plus un garçon aimable, souriant, aimant la vie et les plaisirs avec une ardeur juvénile. Courtois, toujours de bonne humeur, accomplissant son service avec une parfaite rectitude, qu’avait bien pu faire Don Luis pour se faire ainsi chasser comme un laquais indélicat ?…
Gilles trouva de lui-même la réponse quand, un quart d’heure plus tard, il affronta les six pieds de hautaine splendeur de son chef. Non que le premier duc d’Almodovar daignât donner des explications dont selon lui un officier étranger n’avait que faire car, après avoir fait comprendre au jeune homme son mécontentement au sujet d’une « absence que rien ne justifiait » et refusé d’entendre sa défense quelque peu agacée, il se borna à lui dire :
— Vous aurez, Monsieur, à prendre vous-même la garde à la porte de l’appartement de Son Altesse Royale la princesse des Asturies. Votre consigne : n’y laisser entrer personne, vous m’entendez bien, personne ! Sauf, bien entendu, le Roi ou Monseigneur le Prince Héritier !
Ainsi c’était cela ? Après Montijo, après San Fernando, c’était le tour de Luis Godoy ? L’avertissement de Goya lui revint en mémoire.
— Les Gardes du Corps intéressent énormément la princesse. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais prends garde !
Le tempérament frondeur de Tournemine, nourri au lait de la liberté par la jeune Amérique, le poussa à demander justement, et non sans insolence, ces explications que l’on ne souhaitait pas lui donner.
— Puis-je savoir, Monseigneur, à quoi je dois une si flatteuse distinction ? Ce n’est tout de même pas au fait que j’étais en retard ?
Les yeux un peu ronds de Don Alfonso le fusillèrent sur place.
— Au seul fait que vous n’êtes pas espagnol, Monsieur ! Et qu’à ce titre, rien de ce qui se passe dans ce palais ne doit présenter d’intérêt pour vous… pas plus que vous ne pouvez présenter d’intérêt aux yeux de ses habitants ! J’ajoute que c’est encore à ce titre que vous devrez de ne pas être puni pour avoir osé me poser une question !
Parce qu’il était étranger… ou bien parce que l’on avait besoin de lui ? Car cette fois la chose s’éclairait : on lui confiait la garde de l’incandescente princesse parce que, selon les idées courtes de l’entourage royal, les yeux d’une princesse des Asturies ne pouvaient seulement s’arrêter sur un barbare du Nord, à plus forte raison son cœur…
L’énoncé de ce principe un peu simpliste lui rappela une anecdote qui avait couru les corps de garde. Après l’aventure Montijo, alors que le Roi indigné mettait son fils en face de ses responsabilités et de son infortune conjugale, le bon prince Charles s’était mis à rire en déclarant que tout cela n’était qu’un conte de bonne femme et qu’il était, quant à lui, parfaitement tranquille parce qu’une princesse de sang royal ne pouvait, de toute évidence, avoir des bontés pour un homme de race inférieure. Cette parfaite tranquillité conjugale avait plongé Charles III dans un tel abîme de stupéfaction qu’il avait tout juste réussi à soupirer.
— Quel idiot tu fais, Charles ! Tu devrais savoir qu’elles sont toutes les mêmes, toutes des p… !
Le bon prince héritier s’était obstiné à ne pas suivre son père sur ce chemin qu’il jugeait inconvenant et peu confortable mais, à la Cour, il n’était pas le seul et de loin à professer ce genre de théorie. Même si Maria-Luisa prenait pour amants la moitié des Gardes du Corps ou même le régiment tout entier, il s’en trouverait toujours pour affirmer sans rire que la chose étant impensable ne pouvait pas être… et moins encore avec un être de race inférieure comme un Français. L’idée ne serait même pas venue au noble duc que la princesse des Asturies, étant née Bourbon-Parme et petite-fille du roi Louis XV, pouvait trouver quelque plaisir à rencontrer un compatriote de son séduisant grand-père.
Avec un haussement d’épaules intérieur, Tournemine, peu désireux d’approfondir les concepts par trop obscurs d’un grand d’Espagne, alla rassembler ses hommes et se dirigea vers le palais pour y procéder à la relève des Gardes du Corps.
Debout dans une rigidité de statue, à l’entrée d’un salon, il assista au souper que la princesse prenait toujours seule, sans en rien voir que le moutonnement silencieux des dos de femmes et de moines qui encombraient la pièce. Sans d’ailleurs y prêter non plus la moindre attention. Dans la hiérarchie de cour il n’était, il le savait, rien de plus qu’un meuble, l’égal des lourds candélabres de bronze doré posés à même le sol et qui supportaient les bougies de l’éclairage, mais cela ne le gênait pas car le salon baignait dans un silence de sacristie que troublait à peine le cliquetis de la vaisselle et des couverts et il pouvait laisser son esprit vagabonder autant qu’il le voulait dans le sillage parfumé de la belle maja retrouvée à Carabanchel. Les aventures extraconjugales de la princesse étaient déjà oubliées…
L’esprit peuplé d’idées agréables, du projet d’un souper chez Goya et d’une attentive visite des lieux fréquentés habituellement, à Madrid, par Pedro Romero, Gilles ne vit pas passer l’interminable cérémonie du souper. Il revint seulement sur terre quand la sévère silhouette de la Camerera Mayor vogua vers lui dans ses dentelles noires comme une galère funèbre, poussant devant elle à la manière d’un troupeau le groupe révérencieux des témoins du souper qui refluaient pour laisser Son Altesse se coucher.
— Vous prendrez votre veille dans la première antichambre, lui dit la grande dame. Fermez toutes les portes car Son Altesse Royale le prince héritier, victime d’un léger malaise, restera chez lui cette nuit. Vous vous assurerez que les soldats de la Garde Wallone sont bien à leur poste dans la galerie.
Cette dernière recommandation arracha un demisourire à l’officier à l’idée des réactions d’Almodovar s’il avait pu entendre l’autoritaire duchesse de Sotomayor empiéter ainsi sur son territoire. Mais, souhaitant surtout être rapidement délivré de cette femme dont le regard sans tendresse le détaillait avec une sorte de dégoût poli, il se contenta de s’incliner et s’en alla exécuter les consignes.
Peu à peu, le palais s’endormit. Les bruits s’éteignirent l’un après l’autre, et en tout dernier lieu le murmure feutré des prières vespérales. Bientôt l’on n’entendit plus que le pas cadencé des sentinelles sur le gravier du jardin. La chanson des jets d’eau elle aussi se tut…
Enfermé dans sa petite antichambre, Gilles contempla un long moment le merveilleux spectacle du fleuve argenté par un rayon de lune avant de se résoudre à prendre place sur un très inconfortable tabouret pour y attendre la fin de cette nuit sans agrément. Peu à peu il perdit la notion du temps…
Mais il devait être tard et il avait même commencé à s’assoupir quand un crissement léger, si léger pourtant, le remit debout instantanément, l’oreille au guet. Cela venait de chez la princesse…
Il eut tôt fait de l’identifier : quelqu’un, de l’autre côté de la porte qu’il avait consigne de garder si sévèrement, tournait une clef dans la serrure soigneusement fermée tout à l’heure par la Camerera Mayor.
Avec encore plus de précautions, le vantail s’écarta, laissant couler sur le parquet un mince ruban de lumière jaune puis la porte s’ouvrit un peu plus, assez pour laisser passer une tête féminine coiffée d’un bonnet garni de rubans.
— Monsieur l’officier ? souffla une voix prudente, Monsieur l’officier, vous êtes là ?…
— Naturellement, je suis là.
— Venez avec moi, mais par pitié ne faites pas le moindre bruit ! Son Altesse veut vous parler…
1. Du français : petits-maîtres.
2. Tuer le taureau.
La porte une fois franchie, la tête féminine se révéla être celle d’une jeune camériste à 1’œil singulièrement éveillé pour une heure aussi tardive. Cette agréable personne tenait une bougie d’une main cependant que l’autre, un doigt barrant la bouche, intimait à l’officier l’ordre de se taire.
Recommandation superflue d’ailleurs : le salon qu’on lui fit traverser sur la pointe des pieds était transformé en dortoir où quatre femmes d’âges variés dormaient à poings fermés. Le registre de leurs respirations variait du souffle léger de l’adolescence au ronflement majestueux des duègnes.
Si profonds que fussent les sommeils, la vue de cette troupe endormie inspira au jeune homme une légitime inquiétude. Si l’une d’elles se réveillait, ce serait lui qui se trouverait dans de beaux draps ! Mais, comme si elle devinait sa pensée, la soubrette se retourna, sourit.
— Rien à craindre ! souffla-t-elle. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’on dorme bien, mais il vaut tout de même mieux prendre quelques précautions…
La chambre dans laquelle on introduisit Gilles était d’une grande magnificence : les tentures de soie couleur d’or faisaient ressortir le faste d’un lourd mobilier Renaissance et la splendeur austère de quelques toiles du Greco qui montaient autour du grand lit à colonnes une garde décourageante. Louchant discrètement sur ces longues figures olivâtres, Tournemine ne put s’empêcher de penser que les folies amoureuses ne devaient guère être encouragées sous les yeux réprobateurs de ces personnages de toile peinte. Mais il n’était pas là pour contempler des peintures.
Assise près d’une fenêtre, une femme en robe de nuit, la blancheur du linge moussant sous une sorte de dalmatique rouge toute raide de broderies d’argent, attendait dans une agitation évidente : ses mains se croisaient et se décroisaient continuellement cependant que sa tête, tournant de côté et d’autre comme celle d’un moineau inquiet, semblait ne pouvoir fixer son regard.
Quand le jeune homme apparut et s’inclina avec tout le respect dû à une princesse héritière, Maria-Luisa se leva aussi brusquement qu’un diable sortant de sa boîte !
— Venez, Monsieur, venez ! s’écria-t-elle en français. Il faut que je vous parle !
Gilles rectifia la position :
— Aux ordres de Votre Altesse Royale !
Elle eut un geste agacé.
— J’ai dit : parler !… causer avec vous, si vous préférez ! Pas discourir seule devant un mur peint en bleu. Laissez là votre comportement militaire, mon ami, et venez vous asseoir sur ce siège, ajouta-t-elle en désignant un tabouret placé près de son fauteuil. Fiametta, veille dans la pièce voisine pour voir si aucune de ces vieilles pies ne se réveille !
Tandis qu’elle parlait, Gilles examinait la princesse qu’il n’avait jamais vue d’aussi près. Marie-Louise de Parme, devenue Maria-Luisa de las Asturias, était âgée de trente-trois ans. Elle avait déjà donné huit enfants à son époux dont deux jumeaux nés au mois de septembre de l’année précédente, et, selon les augures de la Cour, elle était de nouveau enceinte. Néanmoins, elle était fraîche encore, avec de jolis bras, des mains admirables et une gorge épanouie dont la fierté n’avait en rien souffert de toutes ces maternités ainsi que le proclamait le large décolleté de sa chemise de nuit. Mais à cela et à l’éclat de ses yeux trop brillants se limitait une beauté qui avait été celle du Diable, toute de vivacité et de gaieté, avant que l’étouffement des palais espagnols et de leur inhumaine étiquette n’éteignît tout cela et ne le changeât en stérile agitation. Son visage, déjà touché par la couperose aux joues et aux ailes du nez, évoquait irrésistiblement une tête d’oiseau nocturne. Cela tenait aux yeux trop ronds, au mince nez aquilin qui, plus tard sans doute, rejoindrait le menton légèrement proéminent, à la bouche presque sans lèvres qui tirait un mince trait rouge, presque rectiligne, sous la pointe un peu tombante du nez. Des cheveux noirs trop frisés encadraient ce visage sans grâce mais non sans esprit.
La porte, en se refermant, coupa court à l’examen de Gilles qui, voyant la princesse revenir vers lui, détourna la tête et ne contempla plus que deux mules argentées dépassant d’un large volant de dentelle.
Il y eut un silence que la princesse dut employer à son tour à examiner son garde du corps.
— On m’a dit que vous étiez français et que vous aviez le grade de sous-lieutenant ?
Ainsi interpellé, Gilles releva la tête. Son regard bleu glacier rencontra celui de Maria-Luisa.
— En effet, Votre Altesse. Je suis français… et breton !
— Vous avez bien de la chance. J’aurais tellement préféré que l’on me marie à un prince français ! Mais il est bien rare que l’on demande son avis à une jeune fille… et moins encore à une princesse. On nous jette aux quatre vents !
La voix, fragile, accentuant la ressemblance avec l’oiseau, était si amère, la petite crispation au coin des lèvres trop minces si douloureuse qu’une compassion s’éveilla dans le cœur du jeune homme. Au quartier des Gardes du Corps, la réputation de Maria-Luisa était fort apparentée à celle de Messaline et devait à sa seule naissance royale d’être un peu moins malmenée que celle d’une fille à soldats. Il ne serait venu à l’idée de personne que cette femme pût être tout simplement malheureuse…
— Votre Altesse semble souffrir, dit-il très doucement, du ton qu’il eût employé pour approcher un animal blessé. Dois-je comprendre qu’elle est… malheureuse ?
Maria-Luisa eut un haut-le-corps.
— Malheureuse ? Comment le pourrais-je ? Une future reine d’Espagne est une morte en puissance. Les morts n’éprouvent rien.
Puis, sans transition, comme si ses lèvres ne pouvaient plus retenir les mots qui les brûlaient :
— Qu’est devenu Don Luis Godoy ?
Gilles sentit que le terrain s’inclinait dangereusement sous ses pas et devenait glissant. Il se voyait mal discutant d’affaires intimes avec cette femme instable dont la sensibilité semblait remonter à fleur de peau. Il fit un détour prudent.
— J’ai été absent tout le jour, Madame, et ne suis revenu de Carabanchel que tard dans la soirée, juste à temps pour prendre mon service. Il y a donc peu de temps que j’ai appris le départ de Don Luis. Un départ quelque peu… précipité à ce que l’on m’a dit.
— Scandaleusement précipité ! s’écria la princesse en martelant les syllabes. Toutes les règles de l’armée, toutes les lois de ce royaume ont été violées ! C’est une honte, un déni de justice !… Pauvre garçon ! Presque sans fortune ! se voir ainsi chassé comme un valet indélicat ! Où a-t-il pu aller, mon Dieu ?
Elle rougissait sous l’assaut de la colère. Gilles chercha un apaisement.
— Mais… chez lui, Altesse, en Estrémadure où son père possède quelques biens à ce que je crois savoir. Il y a des sœurs, un jeune frère…
Comme par enchantement l’expression douloureuse quitta le visage de Maria-Luisa.
— En effet, Don Luis m’en avait parlé : un jeune frère, mais à peine plus jeune que lui. Un an ou deux je crois. Un cadet… très beau paraît-il. N’est-ce pas… Don Manuel ?
— Je ne sais pas, Madame. Don Luis et moi n’étions pas absolument intimes. Il n’y a pas sept mois que je suis entré au service de la Couronne d’Espagne…
Mais la princesse, visiblement, n’entendait rien de ce qu’il lui disait. Elle semblait poursuivre quelque image intérieure.
— Oui… il me semble que c’est bien Manuel… répéta-t-elle se parlant à elle-même. Nous verrons à le faire venir l’an prochain car ce sera justice. La solde d’un Garde du Corps est importante, surtout pour une famille peu fortunée…
Tournemine retint un sourire. Dans cette charitable perspective, la future souveraine songeait-elle davantage à cette « famille peu fortunée »… ou à son propre lit désert ?… Mais elle ne lui laissa pas le temps de creuser la question. Une angoisse venait de la reprendre, qu’elle traduisit aussitôt.
— Êtes-vous certain que Don Luis soit parti… vraiment parti ?
— Je ne comprends pas bien la question que Votre Altesse me fait l’honneur de m’adresser…
— Elle est claire, cependant, il me semble ! fit-elle avec colère mais, instantanément, elle se calma. Il est vrai que vous êtes français et qu’à ce titre elle est moins intelligible qu’il n’y paraît. Je veux dire qu’il y a… bien des façons pour un monarque de faire… partir quelqu’un…
— Je vois ! Si Votre Altesse pense que Don Luis a pu gagner non l’Estrémadure mais un monde meilleur, qu’elle se rassure pleinement : plusieurs de mes camarades ont pu le voir monter à cheval et quitter, seul, le palais. Et je sais qu’il était porteur d’une lettre du comte de Florida Blanca pour son père. Dans ces conditions, je crois que même un accident de voyage n’est pas à redouter.
— Ah !… Que vous me faites du bien ! soupira Maria-Luisa en se laissant aller parmi les coussins qui rembourraient son fauteuil. Je me sens soulagée d’un tel poids, d’une telle angoisse ! Depuis ce matin j’étais dans l’inquiétude pour ce pauvre garçon mais cela va mieux ! J’enverrai quelqu’un chez lui afin de m’assurer qu’il est arrivé à bon port.
Jugeant son audience terminée, Gilles se leva.
— Votre Altesse Royale m’autorise-t-elle à retourner à mon poste ?
Pour la première fois, Maria-Luisa sourit. Un sourire d’une espièglerie parfaitement inattendue dans ce visage inquiet. Elle eut brusquement dix ans de moins.
— Rien ne presse ! Vous devez être fort mal dans votre antichambre et je ne vois pas bien qui pourrait avoir l’idée étrange d’essayer d’y pénétrer pour voir si vous y êtes.
— Moi non plus, mais j’ai reçu une consigne…
— Et moi je vous en donne une autre : restez encore un peu. Cela me distrait de bavarder avec vous. Ne sommes-nous pas presque compatriotes ?… Tenez ! ouvrez cette fenêtre ! On étouffe dans cette chambre… et la nuit semble belle, soupira la princesse avec, dans la gorge, un léger roucoulement qui donna l’éveil au jeune homme. Aussi fit-il toute une affaire d’ouvrir la fenêtre. La nuit était belle, en effet, toute brillante d’étoiles qui argentaient ses profondeurs bleues. Les parfums du parc lui montèrent au visage avec l’odeur, plus fade, du fleuve voisin.
Mais sur sa nuque, son dos, ses épaules, il sentait le regard de la princesse comme autant de piqûres d’épingles…
— Rappelez-moi votre nom, murmura-t-elle si près de lui qu’il tressaillit.
Elle avait dû se lever, s’approcher sans qu’il l’entendît. Un parfum d’œillet très poivré se mêlait à présent aux senteurs du jardin.
Il se retourna courageusement, fit face à deux yeux étincelants, à une bouche humide, à une forme toute blanche et vaguement nuageuse. Son Altesse avait si chaud qu’elle avait retiré sa dalmatique.
Le terrain glissait de plus en plus mais dans un autre sens. S’efforçant de préserver un semblant de décorum, Gilles déclina :
— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye ! Aux ordres de Votre…
— Pas ce nom-là… l’autre… Celui que vous donnent les femmes…
— Ma mère m’a donné le prénom de Gilles, Madame, fit-il, surpris lui-même de sa réponse. – Fallait-il que le péril lui parût extrême pour qu’il cherchât à s’en protéger par ce rappel à la sévère Marie-Jeanne Goëlo qui lui avait, si fort à contrecœur, donné le jour. Mais Maria-Luisa était à cent lieues d’imaginer ce que pouvait être exactement la mère de ce beau garçon.
— Quel joli nom, roucoula-t-elle, la respiration soudain écourtée. Votre mère doit être une femme de goût, chevalier… Mais… est-ce que vous n’avez pas trop chaud, vous aussi ?… ces draps d’uniforme sont intolérablement épais ! Ôtez votre veste un moment… vous vous sentirez mieux après…
Pour étrange que fût cet ordre, ce n’en était pas moins un et il en sous-entendait un autre que l’on ne formulerait peut-être pas. Tout en s’exécutant, Gilles songea qu’il allait falloir pour l’honneur de son nom et de son pays accomplir un exploit peu ordinaire : faire l’amour à une femme dont il n’avait pas envie. Mais le corps de cette femme, après tout, semblait assez agréable pour que l’envie lui vienne car, aux jeux de l’amour, il n’avait jamais eu besoin d’encouragements…
Avant que Maria-Luisa ait pu seulement émettre un son, il l’enleva de terre, l’emporta jusqu’au lit où il la jeta sans trop de ménagement, empoigna à deux mains la chemise de nuit, qu’il déchira tout du long sans le moindre respect pour les précieuses dentelles de Malines qui l’ornaient et, se coulant contre la princesse, il l’enlaça d’un bras tout en commençant à caresser son corps ainsi dénudé. Mais le désir qui secouait Maria-Luisa n’avait pas besoin d’être excité. Elle s’enroula autour de lui comme un liseron et colla sa bouche à la sienne avec tant d’ardeur que leurs dents s’entrechoquèrent.
Il eut l’impression qu’une pieuvre aspirait son souffle mais les lèvres de la princesse étaient habiles et son propre corps s’enflamma brusquement. Il voulut s’écarter d’elle un instant pour achever de se dévêtir mais elle le retint avec une incroyable force nerveuse et râla contre sa bouche.
— Garde tes bottes !… J’ai toujours rêvé d’être violée par un soudard dans le sac d’une ville…
Avant de tout oublier dans les jeux furieux de la chair, Gilles se surprit à penser que les rêves des princesses présentaient parfois des aspects bien inattendus…
Le « sac de la ville » dura trois bonnes heures. Trois heures qui furent sans doute les plus épuisantes que le Breton eût jamais vécues. C’était la première fois qu’il avait affaire à une nymphomane et force lui était de constater que l’appétit de Maria-Luisa une fois éveillé, elle était parfaitement insatiable.
La réputation française n’en sortit pas moins intacte et même magnifiée, et lorsque enfin le nouvel amant de la princesse reçut l’autorisation de regagner son antichambre, Maria-Luisa épanouie et radieuse murmura, en s’étirant dans le lit ravagé comme une chatte heureuse :
— Comme tu ne seras pas de garde la nuit prochaine, tu n’as qu’à m’attendre à minuit au pavillon du jardin de la Isla. Je t’y rejoindrai.
— À minuit ? C’est impossible ! Comment sortirez-vous ? On vous enferme. En outre le Prince votre époux peut décider de vous rejoindre. Enfin, le pavillon est assez loin du palais…
Maria-Luisa se mit à rire :
— C’est bien pour cela que je l’ai choisi. Quant à tes autres objections, écoute bien : d’abord, je dors seule quand je le veux. Ensuite mes duègnes ont le meilleur sommeil de toutes les Espagnes grâce à Fiametta qui y veille. Elle m’est dévouée corps et âme car elle m’a suivie depuis Parme où son père est apothicaire. Va vite, maintenant, et surtout n’écoute pas les bruits de la Cour : ce soir je serai malade… les soirs suivants aussi d’ailleurs ! Mon époux craint la maladie comme le feu !…
Gilles allait sortir quand elle sauta à bas du lit, le rattrapa, jeta ses bras autour de son cou et se plaquant à lui de tout son corps, l’embrassa une dernière fois avec voracité.
— N’oublie pas ! Ce soir, minuit ! Pas une seconde de plus. Cela va déjà être si affreusement long !
Gilles quitta cette chambre trop chaude comme on se sauve. Il retrouva Fiametta et son antichambre avec une sorte de soulagement. Il y régnait un silence apaisant, délicieux, après les grondements de lionne en folie dont Maria-Luisa avait empli ses oreilles. Son seul regret était de ne pouvoir allumer une bonne pipe, l’usage du tabac étant formellement interdit durant les heures de garde. Il se consola en s’installant aussi commodément que possible pour achever une nuit somme toute plus agréable qu’il ne l’aurait imaginé.
Mais les jours qui suivirent prirent peu à peu, pour le jeune Garde du Corps, les couleurs affligeantes du cauchemar. Tandis que, réfugiée au fond de son lit assiégé par les médecins, les moines et les vieilles duchesses, Maria-Luisa jouait à la malade et s’évadait dans un sommeil aussi prolongé que possible où elle puisait des forces nouvelles, les journées de Gilles prenaient un rythme accablant.
En dehors de ses heures de service, il devait demeurer confiné dans son appartement en compagnie de Pongo ou bien il errait dans l’immense parc, sans aucune possibilité de s’éloigner, même une journée, d’Aranjuez. Terrifiée à l’idée qu’il pourrait ne pas rentrer à temps pour la rejoindre, la princesse des Asturies le lui avait formellement interdit. Il devait, comme elle le disait romantiquement, « passer ses jours dans l’attente des délices de la nuit… ».
Et puis, chaque nuit, dans le petit pavillon au bord du Tage où il devait attendre dans une obscurité totale, la même scène se renouvelait, identique : la porte bien huilée s’ouvrait sans un bruit pour livrer passage à la noire silhouette d’une femme vêtue comme une camériste puis se refermait.
— Tu es là ? soufflait une voix prudente.
— Oui…
Il y avait un bruit d’étoffes froissées et, l’instant suivant, Maria-Luisa déjà délirante et complètement nue s’abattait dans ses bras pour l’entraîner avec elle au plus fort d’une incroyable tempête sensuelle dont il sortait, chaque matin, un peu plus las, moralement tout au moins car, sur le plan physique, sa vigoureuse constitution et son exigeante virilité en faisaient un partenaire à la hauteur des désirs de sa royale maîtresse.
Mais il se prenait peu à peu à la détester pour cette faim inapaisable qu’elle avait de lui. La pitié du premier soir s’était éteinte devant l’égoïsme de cette femme qui, sans se soucier un seul instant de la vie qu’il menait en dehors d’elle, savait déployer pour parvenir à ses fins une science amoureuse que lui aurait enviée une prostituée gitane. Il y avait de la mante religieuse chez Maria-Luisa. Avec elle, Gilles pénétrait dans une sorte d’enfer où il avait parfois l’impression qu’il ne lui serait jamais possible de remonter à la lumière. Leurs étreintes se muaient peu à peu en combats furieux, sans merci, chacun d’eux semblant chercher à éteindre toute l’ardeur de l’autre. Et Gilles n’était pas sans inquiétude sur la façon dont tout cela se terminerait.
Un matin, alors qu’il rentrait chez lui après la revue que venait de passer le colonel-duc, Pongo lui tendit une lettre qui venait d’arriver.
— Vient de Madrid ! dit-il seulement. (Puis, voyant que le jeune homme jetait la lettre sur une table sans même l’ouvrir :) Pongo croit toi devrais lire ! Peut-être important…
— Cela peut sûrement attendre ! Ce doit être Jean de Batz qui m’annonce qu’il a gagné au jeu… ou perdu… et j’ai un affreux mal de tête !
— Mal de tête passera, fit Pongo en obligeant son maître à s’asseoir et en commençant à lui malaxer le crâne à deux mains. Et l’écriture pas celle de ton ami…
Gilles reprit la lettre. L’Indien avait raison. Batz n’y était pour rien. Elle était de Goya et ne contenait que quelques mots.
« Où est ta prudence, amigo ? Les aveugles de la Plaza Mayor parlent depuis deux jours du nouvel amour d’une certaine dame. Prends garde ! La mort est un serpent qui se cache aisément sous les fleurs. Et puis, tu as oublié que tu devais venir me demander à souper. Viens-tu ?… »
La mise en garde du peintre était sérieuse. Gilles décida d’en tenir compte.
— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il à Pongo.
— Le 13.
— Déjà ?… Tu as bien fait de m’obliger à lire cette lettre. Elle est, en effet, importante.
Tandis que Pongo achevait son massage, Gilles songeait que le surlendemain avait lieu la Pradera de San Isidro, qu’il avait promis à Thérésia de l’y emmener, que la fillette serait cruellement déçue s’il lui manquait de parole… et que, tout compte fait, il avait vraiment très envie d’aller à la fête ! D’abord parce qu’il aimait bien Thérésia et qu’elle était trop charmante pour être déçue. Ensuite parce que la belle maja dont l’image revenait depuis quelques jours occuper son souvenir plus que de raison ne pouvait décemment pas manquer la plus grande fête de l’année…
Sa première idée fut de laisser Maria-Luisa l’attendre en vain au rendez-vous de la nuit. Mais connaissant son caractère imprévisible, il se ravisa. Elle était très capable d’une sottise qui les perdrait tous les deux. Puis il songea que ce grand feu dont elle brûlait pour lui ne pouvait durer encore bien longtemps. La paille brûle bien mais ne tient guère. En outre, la princesse ne pouvait jouer éternellement les malades pour écarter le prince Charles de son lit… Le mieux serait peut-être d’avoir avec elle une bonne et claire explication. Après tout il n’y avait aucune raison pour qu’elle lui refusât un bref voyage à Madrid, ne fût-ce que pour qu’il pût se rendre compte par lui-même de l’étendue et de l’exactitude des potins dont les mendiants aveugles se faisaient l’écho…
Mais une explication avec la tumultueuse princesse était la chose la moins aisée du monde. À peine Gilles eut-il ouvert la bouche sur le sujet qui lui tenait à cœur qu’elle jeta feux et flammes, criant sans plus se soucier d’être entendue qu’il voulait seulement courir la Pradera et que les fameux bruits n’étaient qu’un mauvais prétexte.
— Qui pourrait savoir que nous nous retrouvons ici la nuit ? Seule Fiametta est au courant et elle se ferait tuer plutôt que me trahir.
— De toute façon nous ne pouvons continuer ainsi très longtemps. Vous n’allez pas, j’imagine, passer votre vie dans votre lit ?
— J’y resterai le temps qu’il me plaira et je ne vois pas qui pourrait m’en dénier le droit ?
— Le Roi, par exemple… Il peut trouver étrange pour une malade la mine superbe que vous avez.
— Je suis enceinte. J’ai droit à tous les ménagements…
— Vous faites bien de me le rappeler. Dans votre état, Madame, il serait peut-être prudent d’éviter certains exercices violents.
À la lumière de la chandelle qu’elle avait allumée parce qu’il lui semblait difficile de s’expliquer dans l’obscurité totale, il vit soudain des larmes dans ses yeux et comprit qu’il lui avait fait mal.
— Est-ce bien à toi de me reprocher l’ardeur de nos caresses ? murmura-t-elle douloureusement. Je croyais que tu y prenais autant de plaisir que moi…
Pour la consoler il lui sourit, l’attira contre lui et posa un baiser sur ses cheveux dénoués.
— La question ne se pose même pas. Seulement, il faut que tu comprennes que tu n’es pas une femme comme les autres : tu es la future reine d’Espagne et le Roi a de bons yeux…
— Ce vieillard insupportable, bigot, qui croirait se damner s’il ne restait pas stupidement fidèle à sa femme morte depuis plus de vingt ans ? s’insurgea Maria-Luisa. Si seulement il ne se refusait pas le plaisir dont il meurt d’envie, il serait plus indulgent envers les faiblesses des autres ! Il ne les traquerait pas jusque dans leurs pensées ! Il se venge par l’intransigeance !
— Sans doute. Mais si les mendiants aveugles commencent à parler de nous, c’est que tu es en danger. Tu dois être prudente, non seulement pour toi mais pour l’enfant que tu portes. Et d’abord, il faut reprendre tes occupations habituelles, par exemple à l’occasion des cérémonies religieuses de la San Isidro auxquelles on ne te pardonnerait pas de ne pas assister…
— Je sais… Mais que va-t-il advenir de nous, de nos délicieuses rencontres ?…
— Nous trouverons un moyen… fit Gilles sans grande conviction. Il le faudra bien…
Mais déjà elle n’y songeait plus, s’accrochait à lui, ronronnante comme une chatte amoureuse, cherchant de nouvelles caresses. Il essaya de s’en défendre.
— Il est tard. Il faut rentrer…
— Non, pas encore ! Je vais être si malheureuse ! Aime-moi encore… rien qu’une fois… Et, tiens, je t’ai apporté un présent mais avec tout cela j’allais l’oublier.
Elle courut pieds nus jusqu’au petit tas de vêtements abandonnés près de la porte, fouilla dedans puis revint se blottir dans les bras du jeune homme, tenant au creux de sa main quelque chose qu’elle glissa entre les doigts de Gilles. Il protesta :
— Mais je ne veux pas de présent… et surtout pas de cette valeur ! s’écria-t-il quand la lumière pauvre de la chandelle fit jaillir les feux d’une magnifique émeraude montée en bague.
— Pourquoi ne te ferais-je pas un cadeau de valeur ? Ce que tu me donnes est sans prix pour moi.
— Mais justement parce que je le donne. Avec cette bague, tu as l’air de me payer !
— Ne sois pas stupide, mi amor ! L’émeraude est un talisman. Elle est verte comme l’espérance, verte comme le printemps et un vieux savant m’a dit autrefois que les anciens Égyptiens la considéraient comme la pierre des amants. Et puisque tu es venu en Espagne pour faire fortune, eh bien permets-moi de commencer cette fortune… et ne m’offense plus en refusant !
Il fallait bien accepter. D’ailleurs Gilles éprouvait une émotion nouvelle, plus pure. Il avait cru n’être pour la princesse qu’un instrument de plaisir dont les sentiments l’intéressaient peu. Ce joyau lui faisait découvrir une sorte de tendresse, une chaleur de cœur qui n’était peut-être pas vraiment de l’amour mais qui, à tout prendre, y ressemblait. Il baisa tendrement la main qui venait de lui faire ce royal présent.
— Cela, ma reine, je ne l’oublierai pas…
L’étreinte qui suivit se ressentit de la chaleur de sa reconnaissance et quand, une demi-heure plus tard, Maria-Luisa s’arracha enfin de ses bras pour regagner le palais, il n’éprouva pas le soulagement des autres matins. Sa première impression avait été la bonne quand elle l’avait fait venir dans sa chambre le premier soir : la future reine d’Espagne quêtait désespérément le bonheur. Et Dieu seul savait quelle puissance un homme habile pourrait tirer d’elle lorsqu’elle porterait la couronne, car point n’était besoin de fréquenter longtemps la Cour pour savoir que le prince Carlos n’était qu’un gros benêt, paisible et crédule jusqu’à la stupidité, en perpétuelle et béate admiration devant sa femme. Le vrai roi ce serait Maria-Luisa mais qui serait le maître de Maria-Luisa ?
— Dieu protège l’Espagne, murmura-t-il pour lui-même en enveloppant la bague dans son mouchoir avant de la glisser dans sa ceinture, avec l’agréable sensation de serrer contre lui quelques-unes des vieilles pierres de La Hunaudaye.
Il se sentait le cœur content, l’âme en paix. L’aventure qui commençait à lui peser allait, par la force des choses, s’achever d’elle-même très certainement, sans cris, sans douleur, et quand plus tard il en évoquerait le souvenir, elle ne lui laisserait pas le goût amer qu’il avait craint.
Une horloge, quelque part, sonna trois heures. Il était plus que temps d’aller prendre un peu de repos… Doucement, Gilles sortit du pavillon, referma la porte, fit quelques pas le long du fleuve en respirant à pleins poumons l’air frais de la nuit. Il faisait délicieusement bon et tout le jardin embaumait…
Le cri d’un nocturne éclata tout près de lui. Presque simultanément, plusieurs hommes masqués jaillirent d’un buisson et s’abattirent sur le jeune homme qui, sans même pouvoir tirer son épée, se trouva ligoté et bâillonné avec une habileté qui dénotait un long entraînement.
Quand il fut totalement réduit à l’impuissance, l’un de ses agresseurs, une sorte de géant noir, le chargea sur ses épaules et l’on se mit en marche sur le chemin du bord de l’eau jusqu’à un petit carrefour planté de pins parasols où quelques marches descendaient jusqu’au Tage.
Malgré sa position inconfortable, le captif distingua une silhouette d’homme debout au milieu de ce carrefour et qui semblait attendre, une silhouette qui lui rappela quelque chose. Une voix autoritaire qui ne jugeait pas utile de baisser le ton se fit entendre :
— Est-ce fait ?
— C’est fait, Sire ! Nous l’apportons, dit quelqu’un.
— Parfait ! Posez-le là.
Le porteur de Gilles le laissa glisser à terre sans la moindre précaution, circonstance qui n’aggrava qu’à peine ses inquiétudes. Si le Roi s’était donné la peine de tendre lui-même cette embuscade, l’amant de l’imprudente Maria-Luisa était perdu.
Couché de tout son long sur le petit quai de marbre froid, Gilles vit le Roi s’approcher de lui avec cette curieuse démarche cahotante que lui donnaient ses jambes trop arquées de vieux cavalier. Une angoisse brutale lui serra l’estomac. Si ses mains avaient été libres, il se fût, instinctivement, protégé d’un signe de croix car jamais homme n’avait à ce point ressemblé au Diable. Avec son nez tombant, sa bouche grimaçante, ses yeux morts et son dos voûté, Charles III était d’une laideur à la fois repoussante et satanique. Derrière lui apparut soudain la robe noire d’un moine…
Le Roi considéra un instant le long paquet déposé à ses pieds puis, hochant la tête :
— Ôtez-lui un moment son bâillon afin que le Père Joaquin puisse l’entendre en confession. Puis vous le lui remettrez et vous accomplirez ce que j’ai ordonné.
Il tournait déjà les talons pour s’éloigner mais il se ravisa, revint vers le captif :
— Je regrette de devoir vous faire exécuter, mon garçon, mais si je ne fais pas un exemple, tous les gardes du corps passeront à tour de rôle sur celui de ma bru !
Momentanément délivré du bâillon, Gilles en profita pour protester avec véhémence :
— Ceci n’est pas une exécution, Sire, mais un assassinat ! Une exécution se fait au grand jour, en place publique. Alors seulement elle est exemplaire. Faites-moi supplicier si vous le voulez, mais devant tous.
— Une exécution est ce que je décide. En outre, vous admettrez avec moi que si l’on vous menait à l’échafaud, on y mènerait par la même occasion la réputation de votre maîtresse… sans oublier celle de son époux ! L’important est que cette femme prenne peur et se tienne tranquille. Et quand on retrouvera votre cadavre elle aura peur car elle ne manque pas d’esprit et saura d’où vient le coup.
La mort approchait trop vite pour que Tournemine ne tendît pas tous ses efforts pour tenter de la repousser.
— Je suis français, Sire, et officier du roi Louis, seizième du nom ! Je ne vous appartiens pas ! Et vous n’avez pas le droit…
— J’ai tous les droits ! Vous-même me les avez reconnus le jour où vous avez signé votre engagement à mon service. Vous saviez parfaitement qu’en échange de mon or j’avais le droit de vous demander votre sang jusqu’à la dernière goutte. J’admets volontiers qu’il est plus glorieux de mourir au combat que noyé comme un rat dans une rivière, même royale. Mais il fallait y songer avant de faire cornard un prince des Asturies. Et vous pourrez toujours vous consoler en pensant que, d’une certaine manière, votre mort aura servi la couronne d’Espagne ! Adieu, Monsieur. Que Dieu vous ait en sa sainte miséricorde ! Faites votre office, mon père !
Il s’éloigna à grands pas. Furieux, Gilles se tordit dans ses liens.
— Si vous vouliez dissimuler votre forfait, il fallait me tuer vous-même ! Vos bourreaux peuvent parler, répéter ce que vous venez de dire de votre fils, de votre bru…
Charles III se retourna un instant, haussa les épaules.
— Ils sont muets et j’ai pris soin qu’ils n’apprennent jamais à écrire ! Mourez en paix, Monsieur.
L’instant suivant les ombres de la nuit l’avaient englouti. Le moine, qui était le père Joaquin d’Eleta, le confesseur royal, s’agenouilla auprès du condamné après avoir fait signe aux muets de s’écarter.
— Confessez vos fautes, mon fils ! Il en est temps !…
La voix onctueuse du moine, sucrée d’une fausse commisération, acheva de porter à son paroxysme la rage de Gilles.
— Allez au Diable ! Je n’ai pas besoin du complice d’un assassin pour aller au-devant de Dieu ! Tuez-moi, puisque vous êtes là pour ça, mais fichez-moi la paix !
— Vous ne voulez pas vous confesser ? fit l’autre d’un ton d’horreur si incrédule que Gilles ricana :
— Pas à vous, en tout cas ! Pour que vous alliez répéter à votre maître tout ce que je vous aurai confié !
— Le secret de la confession est sacré, vous devriez le savoir.
— Cela dépend du confesseur !
Le Père Joaquin se releva, dominant le condamné de toute sa hauteur. Il se signa avec ostentation.
— Dieu ait pitié de votre âme ! Il est vrai que vous venez d’un pays où les idées impies font leur chemin à la vitesse du vent. Mourez donc dans le péché puisque c’est votre désir !
Il fit un signe à l’adresse des muets, s’éloigna de quelques pas. Les bourreaux s’approchèrent, replacèrent le bâillon et arrachèrent Gilles du sol, l’empoignant l’un par les pieds, l’autre par les épaules. Ils le descendirent ainsi jusqu’à la dernière marche de l’embarcadère. Un court balancement puis le corps ligoté s’envola, décrivit une courbe courte et plongea dans l’eau noire du Tage avec un « plouf ! » retentissant. Désespérément Gilles emplit ses poumons d’air avant de disparaître sous les flots.
Il chercha les premiers mots d’une prière mais ne trouva qu’une idée, saugrenue à pareil instant : l’émeraude cachée dans sa ceinture n’aiderait pas à sauver La Hunaudaye et le vieux Joel Gauthier l’attendrait en vain…
Il avait gardé les yeux ouverts et eut l’impression de descendre au fond d’un abîme d’encre. L’eau était fraîche mais ce fut sa dernière sensation agréable. Inexorablement, ses bottes qui s’emplissaient d’eau l’entraînaient vers le fond. Bientôt il eut l’impression que ses poumons allaient éclater. Le sang battait à ses tempes. L’air qu’il avait gardé dans sa poitrine voulait sortir à tout prix.
De toutes ses forces, il le chassa par le nez car sa bouche bâillonnée lui refusait tout secours mais l’eau se rua aussitôt dans ses narines soudain dilatées tandis que des images échevelées de sa courte vie défilaient à vive allure dans son cerveau. Il étouffait. La mort venait vite et elle lui venait par l’eau qui avait été de tout temps son amie. Son corps se tordit dans un ultime spasme et, miséricordieusement, il s’évanouit…
Quand il reprit conscience, il se crut en enfer. Il faisait toujours noir et une sorte de démon ruisselant s’acharnait sur sa poitrine comme s’il cherchait à en arracher les côtes.
Avec un gémissement de douleur, il vomit un geyser qui fit pousser à son bourreau une exclamation satisfaite :
— Va mieux, commenta Pongo en retournant son maître sur le ventre pour qu’il pût mieux évacuer l’eau ingurgitée.
Gilles s’aperçut alors qu’il était couché sur l’herbe de la rive, non loin du petit embarcadère… et qu’il était toujours bien vivant. On lui avait enlevé ses bottes et sa tunique. La fraîcheur de la nuit finissante le fit grelotter.
— Pongo ! exhala-t-il en claquant des dents, co… comment as-tu fait ? Par… quel miracle étais-tu… lààààà ?
— Pongo a désobéi. Il t’a suivi toutes les nuits. Le Grand Esprit lui faire savoir toi en danger… la femme te faire du mal.
Tournemine s’abandonna un instant à la douceur de l’herbe, retrouvant lentement son souffle et les battements réguliers de son cœur. Mentalement, il remercia Dieu d’avoir fait reculer une mort qu’il n’avait encore jamais vue de si près. Certes, le jour où il avait tiré Pongo de la Delaware en crue, il avait sans doute réalisé le meilleur placement de sa vie !
— Je n’ai plus une idée claire, murmura-t-il quand, enfin, il réussit à se relever sans que la tête lui tournât. Que proposes-tu de faire maintenant ?
— Fuir, bien sûr… ; fuir avant jour ! On te croit mort. Toi savoir où aller ?
— Ce n’est pas cela qui me tourmente. Francisco de Goya saura bien où me cacher, ou encore le baron de Batz si je peux le retrouver. Peut-être même les Cabarrus. J’ai beaucoup d’amis, heureusement ! Mais je ne veux pas partir sans Merlin. Il est resté à l’écurie et je ne laisserai pas mon cheval à ces brutes !
— Pongo y penser. Lui aller le chercher. Mais toi sortir d’ici. Vois ! ajouta-t-il en désignant l’autre rive du fleuve. Là-bas près chemin qui va à grande ville, bouquet d’arbres et buissons. Toi t’y cacher pour attendre.
La route de Madrid longeait en effet l’autre rive du Tage. Il n’y avait là ni grilles ni postes de gardes, la largeur du fleuve paraissant une suffisante protection pour le parc royal qu’il enveloppait de ses méandres.
— … mais, reprit l’Indien, mieux serait toi traverser à la nage. Toi assez fort ?…
Gilles se mit à rire.
— Si je te disais que je meurs d’envie de prendre un bain, tu ne me croirais sans doute pas mais sois tranquille ça ira très bien. Grâce à toi, je suis non seulement vivant mais en aussi bon état que si rien ne m’était arrivé. Je n’oublierai pas ce que tu viens de faire, mon ami, ajouta-t-il avec émotion en posant sa main sur l’épaule de l’Indien qu’il serra avec une vigueur rassurante. Dans la nuit, les longues dents de lapin brillèrent de contentement.
— Toi sauver Pongo jadis dans rivière Delaware, Pongo sauver toi aujourd’hui dans rivière espagnole. Normal ! Tout en ordre et Pongo heureux !
Resté seul, Gilles s’étira longuement pour éprouver l’élasticité de ses muscles. Puis il fit un paquet de son habit d’uniforme trempé, des bottes qui avaient failli lui être fatales et qu’il n’avait aucun moyen de transporter de l’autre côté, et lesta le tout de quelques grosses pierres avant de le restituer à la rivière : autant laisser le moins de traces possible !
Brusquement, il repensa au présent que lui avait fait Maria-Luisa, tâta sa ceinture et constata avec joie que l’émeraude y était toujours. Mentalement, il envoya une pensée reconnaissante à cette femme qui, peut-être, allait le pleurer un moment avant de le remplacer. Au moins, il n’aurait pas tout perdu car l’évolution de sa fortune allait subir un sérieux ralentissement à présent. Puis, avec décision, il se coula dans l’eau noire et nagea avec vigueur vers l’autre berge où il réussit à se hisser sans trop de difficulté. Là, il s’accorda un instant de repos pour reprendre son souffle. Le lieu était parfaitement désert et le silence était complet quand la voix enrouée d’un coq vint le troubler. Cette fois, le jour n’était plus loin… Se relevant, Gilles prit sa course vers le bouquet d’arbres que lui avait indiqué Pongo comme lieu de rendez-vous sans même sentir les aspérités du chemin : de son séjour en Amérique il avait rapporté une épaisse couche cornée qui protégeait efficacement la plante de ses pieds et lui permettait, quand le besoin s’en faisait sentir, de se passer de chaussures, exactement comme les Indiens.
Un moment plus tard, juste comme le ciel commençait à blanchir vers l’Orient, un galop de chevaux se fit entendre et Pongo apparut monté sur son propre coursier qu’il n’avait eu garde d’oublier et conduisant Merlin par la bride. Au troussequin de la selle, Gilles reconnut son portemanteau et adressa au ciel une nouvelle action de grâces : l’irremplaçable Pongo avait trouvé moyen de faire un tour dans la chambre de son maître et d’y rafler ses armes et la majeure partie de ses affaires. Du coup, Gilles l’embrassa :
— Tu es vraiment mon bon génie, Pongo ! Je ne sais pas ce que je ferais sans toi… En selle, maintenant ! Je m’habillerai tout à l’heure. Le jour arrive vite.
En enfourchant Merlin, Gilles se sentit envahi d’une joie toute neuve. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi heureux d’être vivant. Aussi heureux, au surplus, de reprendre la route ! Mort en Espagne, il lui restait à regagner la France pour y ressusciter tout à son aise.
Certes, il ne regretterait guère cette terre brûlante et plus sauvage encore que sa Bretagne. L’amour de Maria-Luisa lui était devenu une charge et, tout au fond de son cœur, il avait gardé une nostalgie de la France et du double service qu’il y avait laissé : celui du bon roi Louis qui lui faisait l’effet d’un exaltant maître, celui de Judith dont, après chaque aventure féminine, il retrouvait le souvenir doux-amer fidèlement lové au creux le plus chaud de son cœur, de Judith dont, depuis son arrivée, il n’avait pas reçu la moindre nouvelle. Le Prévôt de Paris et le Lieutenant de Police l’avaient-ils vraiment recherchée ou bien ne lui avait-on délivré que de bonnes paroles ? Au fond, Gilles se connaissait assez pour savoir qu’il n’aurait pas supporté ce silence, cette ignorance durant des années, ni même des mois… même s’il avait pu contenter le caprice violent que lui avait inspiré la belle maja inconnue.
« Tu ne connaîtras jamais le goût de ses baisers, mon garçon, soliloquait-il mentalement tandis que les sabots allègres de Merlin volaient dans la poussière jaune de la route. Une nuit ou deux chez Paco, le temps de prévenir Jean pour qu’il ne me croie pas mort et ne s’attribue pas prématurément mon héritage… et à nous le grand chemin de la douce France ! Allons rejoindre un peuple civilisé ! »
Après une heure de chevauchée qui acheva de réchauffer les muscles transis du rescapé, on s’arrêta près d’une grange à demi ruinée qui s’élevait non loin de la route afin que Gilles pût s’habiller de façon moins sommaire. Le soleil, le vent de la course et la chaleur de son corps avaient à peu près séché sa chemise et sa culotte. Il se contenta d’endosser une veste de drap gris, d’enfiler une paire de bottes souples en daim de même nuance et de recoiffer ses épais cheveux blonds. Puis adressant à Pongo un large sourire :
— Je meurs de faim ! Je ne sais pas si c’est compatible avec ma qualité de défunt, mais je pourrais manger des pierres. Tu n’as rien dans tes sacoches ?
— Rien ! Temps manquait pour faire tour cuisines.
— Alors il faut trouver une auberge. Il y en a une près du pont de la Jajama. Elle n’est sûrement pas plus fameuse que les autres mais on y trouvera toujours du pain, des oignons et un pichet de vin. L’avantage de ma situation de mort est que l’idée ne viendra à personne de me courir après !…
En dépit de cette belle certitude, ce fut avec l’instinctive inquiétude des gens qui vivent en dehors de la loi que Gilles et Pongo franchirent l’étroit pont romain dont l’arc brisé enjambait la Jajama et arrivèrent en vue de l’auberge, pour s’apercevoir qu’une voiture était arrêtée devant.
Et ce n’était pas n’importe quelle voiture habituée du sentier défoncé qui portait en Espagne le nom pompeux de Camino Real. Ce n’était ni une de ces lourdes diligences aux mantelets de cuir où s’entassait une humanité résignée, ni l’un de ces « coches de colleras », sortes de berlines grinçantes où seulement six passagers pouvaient trouver place, ou encore l’un des rapides cabriolets de « petimetres » mais un équipage trop superbe pour ne pas appartenir à quelque grand d’Espagne ainsi d’ailleurs que le proclamaient les armoiries compliquées peintes sur les portières.
D’une main posée sur l’épaule de son maître, Pongo le retint cependant que de l’autre il désignait le carrosse dont la laque noire et les cuivres étincelants à peine voilés de poussière brillaient sous les rayons du soleil. Mais Gilles avait déjà pris son parti.
— Mon « exécution » a été secrète, fit-il en haussant les épaules, et il n’y a pas assez longtemps que je vis en Espagne pour connaître tout le monde et en être connu. Et puis, au diable ! J’ai vraiment trop faim !
Suivi d’un œil intéressé par l’escouade des valets et les piqueurs en livrée rouge et or qui entouraient le carrosse, il attacha son cheval à l’un des piliers de bois de l’auberge et s’élança vers l’entrée. Mais, sur le point de la franchir d’un bond, il s’arrêta net, le souffle court : une femme venait d’apparaître sur le seuil et cette femme n’était autre que la belle maja dont l’image avait si fort occupé son esprit. La belle maja… son seul regret au moment de quitter l’Espagne.
C’était elle et pourtant ce n’était plus tout à fait elle. Le costume qu’elle portait ne ressemblait en rien à celui des femmes de sa condition. Une sorte d’amazone en épaisse soie mate, du même rouge profond que ses lèvres, drapait ses plis gracieux autour de sa taille mince. D’admirables dentelles moussaient autour de ses poignets et dans l’échancrure du vêtement cependant que, sur la masse sombre des cheveux coiffés à la dernière mode de Paris, se perchait, à un angle hardi, un grand chapeau rouge orné d’une insolente plume blanche. Les mains gantées de blanc dont l’une retenait la longue traîne de la robe s’ornaient d’une seule bague, mais fabuleuse, aussi fabuleuse que le rubis qui ensanglantait la gorge de la belle, tremblant au bout d’une mince chaîne d’or.
Les deux regards se croisèrent, s’accrochèrent l’un à l’autre puis ne se quittèrent plus. Fasciné, Gilles avait oublié sa faim, sa fatigue et sa hâte d’arriver à Madrid. La beauté de cette femme effaçait l’univers, le paysage de terre brûlée aux arbres rares et tordus par les vents de l’hiver castillan, les silhouettes boucanées de quelques paysans loqueteux en espadrilles poussiéreuses.
Un brusque sourire retroussa soudain les belles lèvres peintes, gagna les yeux noirs qu’il illumina.
— Par quel hasard vous trouvez-vous ici, Monsieur ? murmura la jeune femme en un français sans défaut, à peine relevé par un léger accent chantant.
Devinant que cette femme n’était pas tout à fait ce qu’il avait cru tout d’abord, Gilles recula d’un pas pour lui livrer passage et salua d’un geste large.
— Un hasard heureux, Madame, puisqu’il permet que je vous revoie alors même que je ne l’espérais plus !
Elle apprécia son salut d’un air amusé, tapotant sa jupe à l’aide d’une mince badine qu’elle tenait à la main.
— Vous voilà bien cérémonieux tout à coup, chevalier. Lors de notre dernière rencontre, à Carabanchel, il me semble bien que vous m’appeliez « ma belle »… et que vous me tutoyiez ?…
— Les majas aiment, à l’ordinaire, qu’on leur parle leur langage. À Carabanchel, vous étiez l’une d’entre elles…
— Et que suis-je aujourd’hui, s’il vous plaît ?
— Je ne sais pas ! Probablement une noble dame, car cet équipage va trop bien avec votre toilette pour qu’il ne soit pas à vous mais je ne vous ai jamais vue à la Cour. Vous n’en demeurez pas moins, à mes yeux, la plus jolie femme de toutes les Espagnes !
Le sourire s’accentua.
— Une femme qui ne sait pas apprécier un compliment un peu brutal n’est qu’une sotte ou une hypocrite. Mais… pourquoi donc disiez-vous que vous n’espériez plus me revoir ?
— Parce que je pars, Madame, je quitte l’Espagne sans espoir d’y revenir jamais…
Les beaux sourcils noirs se relevèrent délicatement au-dessus des grands yeux sombres.
— Vous quittez l’Espagne ?… alors même que votre faveur est, à ce que l’on prétend, sur le point d’atteindre les sommets ? Comme c’est étrange !
— Les sommets sont pleins d’embûches. Et il est des faveurs redoutables. Je dois rentrer en France, Madame. Et le plus tôt sera le mieux. Vous n’imaginez pas les regrets que j’en ai…
Mais elle ne l’écoutait plus. Depuis un instant, son regard s’était détaché de lui et se fixait avec une attention inquiète sur un point du paysage. Étonné, Gilles suivit la direction de ce regard et vit deux cavaliers, lancés comme des boulets de canon, qui dévalaient la pente pierreuse menant au pont suivie par lui quelques instants plus tôt. Et il n’était pas besoin de regarder ces cavaliers pour reconnaître des alguazils.
Ils franchirent le pont en trombe, atterrirent non loin de l’auberge devant un gros arbre mort. L’un d’eux tira des fontes de sa selle un rouleau de papier qu’il entreprit de dérouler. La main gantée de la jeune femme vint se poser nerveusement sur celle de Gilles.
— Rentrez dans l’auberge ! ordonna-t-elle. Elle est vide pour le moment.
— C’est exactement ce que j’avais l’intention de faire car j’ai grand faim mais…
— Pas de discours, chevalier ! Faites ce que je vous dis ! Si vous avez faim, dites à Pedro, l’aubergiste, de vous servir quelque chose. Il a un jambon acceptable. Mais ne sortez sous aucun prétexte ! Allons, faites vite… Emmenez votre valet, bien sûr. Et attendez-moi !
Sans plus discuter, Gilles obéit et plongea dans les semi-ténèbres de l’intérieur. Il avait eu le temps d’entendre l’un des alguazils rassembler les gens épars sur l’aire de la halte à l’aide d’un petit tambour cependant que l’autre, visiblement, s’apprêtait à lire son papier.
À l’intérieur, il était impossible d’entendre quoi que ce soit. Dans un coin de la salle enfumée, une vieille, accroupie dans les cendres de l’âtre, récurait des chaudrons avec un bruit de tambour cependant que, dans un autre coin, un jeune garçon coupait du petit bois pour le feu. Un homme de mauvaise mine, vêtu de toile sale, un grand couteau barrant la ceinture de laine rouge drapée autour de ses reins, sortit presque sous les pieds de Gilles, venant d’une caverne qui devait être la cave.
— Que voulez-vous, hombre ? fit-il rudement.
— Manger ! Boire !…
— Je n’ai rien. Passez votre chemin…
La réputation des auberges espagnoles n’était plus à faire pour Tournemine. Il savait depuis longtemps que si l’on voulait y trouver quelque confort il fallait l’apporter soi-même. Pourtant, il était en général possible de s’y procurer du pain, des oignons, parfois des tomates avec lesquels on vous confectionnait une salade, assaisonnée d’ailleurs avec l’huile qui servait à l’éclairage.
— Pas très accueillant pour un aubergiste, commenta Gilles en tripotant la garde de son épée. La dame qui sort d’ici m’a pourtant parlé d’un jambon…
— La dame… oh ! alors, prenez place, señor ! On va vous servir dans l’instant.
Devenu soudainement toute grâce et toute obséquiosité, il s’empressait, torchonnait une table branlante, y faisait apparaître comme par magie un gros jambon à peine entamé, des galettes de pain point trop dures, la traditionnelle salade de tomates et oignons à l’huile de lampe et un pichet de vin qui ne sentait pas trop le vinaigre. Mais Gilles avait trop faim pour s’interroger longtemps sur l’étrange transformation de son hôte. Il s’attabla en face de Pongo et se mit en devoir de réparer ses forces.
Au bout d’un court instant d’ailleurs, la belle inconnue reparut, si visiblement soucieuse que Gilles, reposant son gobelet, se leva. Chassant l’aubergiste d’un geste vif de ses doigts gantés, la dame rejoignit le jeune homme.
— Achevez rapidement votre repas, chevalier : je vous emmène. Aussi bien, je n’ai plus rien à faire à Aranjuez.
— Vous m’emmenez ? Pardonnez-moi, Madame, mais je ne comprends pas !
— Nous n’avons guère le temps pour les longues explications et vous aurez tout le temps, à Madrid, pour me raconter votre aventure. Sachez seulement ceci : vous êtes recherché. Votre tête est mise à prix et les alguazils que vous avez vus arriver vont le crier tout au long des routes d’Espagne.
— Mais enfin c’est impossible. Comment me rechercherait-on ? On m’a jeté dans le Tage par ordre et sous les yeux du Roi ! Tout le monde me croit mort !
— « Ordre à quiconque rencontrera le Français nommé Gilles de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles III, en fuite après avoir été condamné à mort par la justice de Sa Majesté, de l’appréhender et de le remettre aux autorités compétentes », récita la jeune femme qui ajouta : Suivent une assez bonne description de votre personne, de votre serviteur et la somme qui sera payée pour votre capture : 5 000 réaux. Il est probable que votre sauvetage a dû avoir un témoin. Le palais est truffé d’espions… Alors, acceptez-vous de me suivre ? J’ajoute qu’à cette minute, mes gens sont en train de couvrir vos chevaux de tapis de selle à mes armes et que deux de mes serviteurs vont venir changer de vêtements avec vous afin de vous permettre de gagner Madrid sans encombre. Dans mon palais vous serez en sûreté… Venez-vous ?
Gilles dévisagea un instant la jeune femme. À la fois impérieuse et suppliante, elle dégageait un charme étrange auquel il était certainement difficile de résister. Le jeune homme essaya cependant :
— Nous ne nous connaissons pas, dit-il. Pourtant vous voilà prête à bouleverser tous vos plans pour me venir en aide… Ce n’est pas normal. Vous alliez à Aranjuez, m’avez-vous dit ? Alors il faut y aller !
— Non ! Je vous ai dit aussi que je n’avais plus rien à y faire. Si vous tenez à le savoir, c’est pour vous que j’y allais, pour vous mettre en garde. Les bruits qui courent sur la Plaza Mayor m’ont fait comprendre que, si vous n’étiez pas encore en danger, cela ne tarderait guère. Je n’avais pas envie d’apprendre votre mort et je n’en ai toujours pas envie !
— Cela me touche profondément. Mais je n’ai pas le droit, Madame, de vous faire courir à vous un aussi grave danger. Je ne vous suis rien et vous n’avez aucune raison de risquer quoi que ce soit…
La jeune femme se mit à rire, un rire très doux, bas et musical tout à la fois tandis qu’elle s’approchait de Gilles presque à le toucher.
— Des raisons j’en ai mille, fit-elle en levant la tête vers lui si hardiment qu’il crut un instant qu’elle lui offrait ses lèvres. La meilleure de toutes est que je hais Maria-Luisa autant que je la méprise. C’est une folle, une malade et un monstre d’égoïsme ! J’adore lui jouer des tours ! Quant aux risques que je cours, ils sont minimes, chevalier, pour ne pas dire inexistants. Ne vous montez donc pas la tête ! Je ne suis pas amoureuse de vous. Mais vous me plaisez comme me plaît tout ce qui est beau ! Voilà tout !…
— Je vous remercie. Mais j’ai peine à croire que vous ne risquiez rien…
— Absolument rien ! Je suis même, en Espagne, la seule femme qui puisse se permettre de narguer impunément le Roi et toute sa cour. Quiconque se trouve chez moi est à l’abri car ni Charles III, ni ses ministres, ni même la Très Sainte Inquisition n’oseraient y porter la main parce que, dans toute les Espagnes, il n’est pas de plus grande dame que moi.
— Vraiment ? En ce cas, vous êtes…
— J’avais espéré que vous me reconnaîtriez au moins à ma réputation détestable et aux nombreux portraits, plus ou moins faux, que l’on fait de moi ! Oui, chevalier, je suis la duchesse d’Albe. Acceptez-vous, à présent, de porter un moment ma livrée ? Au moins pour entrer dans Madrid ?
Pour toute réponse, Gilles s’inclina profondément, la main sur le cœur dans le meilleur style castillan…
— Ordonnez, Madame, j’obéirai.
Ainsi, c’était elle ! Maria-Pilar-Cayetana de Silva Alvarez de Toledo, treizième duchesse d’Albe, titulaire de huit couronnes ducales, de quinze marquisats, de vingt comtés et de quelques autres titres ! La plus grande dame de toutes les Espagnes à coup sûr, ainsi qu’elle l’avait si hautement annoncé, sans d’ailleurs y mettre la moindre morgue : ce n’était pour elle qu’une très naturelle vérité !
La plus grande mais aussi la plus fantasque, la plus étrange. Les échos de la Cour et de la Ville retentissaient journellement du bruit de ses caprices et des péripéties de la lutte incessante qu’elle menait contre les deux autres femmes les plus en vue de la haute société : la princesse des Asturies et la duchesse de Benavente.
Encore, avec la première, le combat se situait-il sur un plan plutôt abstrait. Enfermée dans ses châteaux royaux sous la garde sourcilleuse de son beau-père, Maria-Luisa ne participait guère à la vie madrilène. Avec elle, Cayetana d’Albe s’en tirait avec des coups d’épingle et des insolences vestimentaires les jours de « baisemain » où elle se rendait, en général, vêtue d’une petite toilette du matin laissant porter par les gens de sa suite ses fabuleux bijoux.
Lesdits bijoux étaient d’ailleurs le seul terrain sur lequel les deux femmes s’affrontassent ouvertement. Toutes deux, en effet, nourrissaient la même passion pour les belles pierres ; une passion que les joailliers s’entendaient parfaitement à exploiter encore qu’elle leur posât parfois quelques problèmes de diplomatie car, si la duchesse était plus riche que la princesse, il pouvait être imprudent de lui donner toujours, et d’emblée, la préférence.
Avec Doña Josefa, duchesse de Benavente et d’Ossuna, les choses en allaient tout autrement : on se disputait à visage découvert l’influence suprême sur la société espagnole.
De dix ans plus âgée que Cayetana, Doña Josefa s’était vu souffler par elle son titre de reine de la mode. En outre, affligées toutes deux de la même manie bâtisseuse, dès que l’une construisait un palais, l’autre s’empressait d’en faire autant, en plus fastueux, et dans ce but elles se partageaient les artistes.
Fort amies en apparence, ennemies jurées en profondeur, elles ne pouvaient s’accorder en rien sinon sur leur commune antipathie pour la princesse des Asturies qui semblait avoir le curieux privilège de déplaire à toutes les femmes…
Caracolant sous un habit de piqueur à la portière de la duchesse d’Albe, Gilles jetait de temps en temps un coup d’œil au charmant profil qu’il découvrait à travers les glaces des portières. Cayetana était plus belle encore que dans son souvenir. Le faste déployé autour d’elle lui convenait et magnifiait encore sa grâce impérieuse. Pourtant, il se sentait déçu. Il regrettait un peu la « maja » provocante, ses regards lourds de promesses et sa sensualité à fleur de peau. Celle-là était plus simple, plus directe et l’amour, avec elle, devait être une aventure tonique, mais sans conséquence. Celle-ci était une trop grande dame. Elle occupait un sommet qu’il était difficile d’oublier même si elle se plaisait parfois à l’abandonner pour les couches d’air moins pur et moins raréfié.
Goya, qui entretenait d’excellentes relations avec la duchesse de Benavente dont il avait déjà fait un fort beau portrait, disait sur sa jeune rivale des choses qu’il voulait définitives mais qu’inspirait, peut-être, un dépit caché de n’avoir pas encore été appelé au palais d’Albe pour y fixer sur la toile l’attirant visage de Doña Cayetana, comme cela eût été normal après l’achèvement du portrait de Josefa. Il y avait là une anomalie si l’on considérait l’ardeur que mettait la première à enlever ses amis à la seconde. Une anomalie que le peintre n’était pas loin de considérer comme une offense à son talent.
— Elle semble prendre un vif plaisir à susciter le scandale, disait Paco. Elle aurait plutôt tendance à en rajouter à la liste des nombreux amants qu’on lui prête. Les femmes la détestent et elle, loin de s’en désoler, se complaît dans cette hargne quasi universelle comme si rien ne pouvait l’atteindre là où elle respire… Son charme est celui d’une sorcière !…
Pourtant, ledit charme était à cette minute presque sans pouvoir sur Tournemine. Son aventure avec Maria-Luisa lui avait ôté toute envie de servir à nouveau de distraction à une grande dame, si belle fût-elle. Il n’aimait pas que l’on disposât de lui, même pour lui sauver la vie et s’il avait désiré la belle maja, Dieu sait avec quelle ardeur, il n’était aucunement disposé à devenir l’amant de l’impérieuse Cayetana.
Madrid s’ouvrit comme la mer sous l’étrave d’un bateau devant les chevaux écumants de la duchesse d’Albe. C’était l’heure des vêpres. En dépit de la chaleur encore forte, la ville était animée. Toute une population occupait les petites rues mal tracées, bossuées de pavés inégaux et cabriolant de colline en colline entre les blancs cubes hermétiques des maisons basses aux étroites ouvertures défendues de barreaux, aux épaisses portes de bois sombre. De loin en loin la masse encore féodale d’un vieux palais s’adoucissait à la verdure brillante d’un jardin. Les murs patinés par le temps s’enlevaient avec la vigueur d’un dessin à la plume sur la blancheur sans cesse renouvelée des demeures paysannes.
Le carrosse traça son chemin sans ralentir un instant son allure, semant la terreur parmi le peuple des poules, des oies, des chiens et des chats qui encombraient la chaussée presque autant que les passants, et gagna les quartiers plus aérés de l’est. Il franchit une grille, monta une rampe aboutissant à une fière façade de pierres neuves puis s’arrêta devant une immense porte qui s’ouvrit, comme par magie, découvrant la silhouette sombre d’un majordome, une armée de laquais et les courbes nobles d’un grand escalier. Mais déjà la duchesse avait elle-même ouvert la portière et, sautant à terre, s’élançait vers l’escalier, non sans avoir, d’un geste, ordonné à Gilles de la suivre.
Il eut à peine le temps de jeter la bride de son cheval à Pongo qui le suivait. Elle était déjà à mi-chemin de l’escalier après avoir, au passage, lancé un ordre à son majordome qui s’inclina et chassé d’un geste désinvolte l’escouade de caméristes qui s’empressait vers elle.
Rapide et légère, elle s’engouffra dans une longue galerie où d’admirables tableaux flamands alternaient avec des tapisseries françaises. Une porte s’ouvrit sous sa main découvrant une petite pièce toute en rocaille d’or et soie vert d’eau où le soleil, filtré par les jalousies baissées, mettait les ombres glauques d’une grotte marine.
Arrivée là, Cayetana ôta les épingles qui retenaient son chapeau, secoua la masse bouclée de ses cheveux qui doubla de volume, alla remplir deux verres à un cabaret d’écaille blonde posé sur une console, en offrit un à son hôte et se laissant finalement tomber sur un délicat fauteuil crapaud qui protesta :
— Vous voilà en sûreté, chevalier, soupira-t-elle. Causons, maintenant, tandis que l’on vous prépare un appartement. Et d’abord, asseyez-vous ! Ou vous êtes trop grand ou la pièce est trop petite, mais vous l’emplissez.
Gilles commença par vider son verre. La route lui avait paru interminable. Il avait soif et ce vin d’Alicante était excellent. Puis, sans autre préambule :
— Est-il bien nécessaire de préparer un appartement ? Vous m’avez permis, Excellence, d’entrer dans Madrid sans tomber aux mains des alguazils et je vous en suis profondément reconnaissant… Mais je n’ai pas l’intention de vous encombrer longtemps…
— Où voulez-vous donc aller ? Ne vous ai-je pas dit que dans ma maison vous n’auriez plus rien à craindre ?
— Je n’en doute pas un seul instant. Mais je suis soldat, Madame, et la vie d’un soldat n’est pas de celles qu’il faille protéger de la crainte. Puisque, à présent, on me recherche je désire rentrer immédiatement en France, d’où je ne suis qu’en congé, pour y reprendre mon service.
— Qu’êtes-vous en France ?
— Lieutenant aux Dragons de la Reine. J’aurais dû y rester car, en vérité, rien ne vaut le service du roi légitime.
— Si vous le pensez, pourquoi être venu ici ? Que veniez-vous chercher en Espagne ?
Gilles se mit à rire :
— Ma réponse va sans doute me perdre de réputation à vos yeux, Madame la Duchesse : je cherchais de l’or.
Ainsi qu’il l’avait prédit, un dédain léger, poli, incurva les lèvres de Cayetana.
— De l’or ? Pour quoi faire ?
La naïveté de la question amusa Gilles. Depuis des siècles les trésors de Flandres, d’Espagne et des Amériques se déversaient dans le coffre des ducs d’Albe et leur descendante, trop habituée au « vil métal », ne voyait pas bien, en effet, pourquoi d’autres pouvaient le rechercher. L’appétit d’un affamé provoque toujours la nausée d’un homme en proie à l’indigestion.
— Pour racheter le château de mes ancêtres et mes terres pour lesquels on me demande une très forte somme.
— Voyons la somme ?
— 500 000 livres. C’est énorme !
— C’est bien peu de chose ! Mais j’imagine que votre royale maîtresse a dû se faire un plaisir de vous offrir cette… misère si j’en juge votre hâte à regagner la France ? Il n’y a en effet…
Elle n’acheva pas. Le jeune homme était déjà debout. Son regard avait pris la dureté et le reflet de l’acier.
Il s’inclina froidement.
— Je suis à vos pieds, Madame la Duchesse… mais laissez-moi vous dire ceci : quand une femme, fût-elle reine, accorde ses faveurs à un gentilhomme, ce gentilhomme… fût-il pauvre comme Job, se perdrait d’honneur en laissant deviner ses soucis financiers.
— Pourtant… vous me les contez bien, à moi !
— Vous m’avez interrogé, je vous ai répondu. Et je ne crois pas avoir eu l’honneur d’être votre amant !
L’insolence du ton ne parut pas déplaire à Cayetana. Elle sourit tout en fermant à demi ses paupières pour laisser filtrer son regard à travers ses cils avec un art éprouvé.
— Pourquoi ne le seriez-vous pas ? lança-t-elle avec hardiesse. Ne vous ai-je pas dit que vous me plaisiez ?
— En effet, mais je n’ai pas eu l’impudence de vous prendre au mot. Et puis cela ne suffit pas.
— À moi cela suffit. Ai-je perdu la mémoire ou bien ne m’avez-vous pas dit, il n’y a pas si longtemps : « Où tu voudras, quand tu voudras !… »
Gilles s’inclina avec un respect si outré qu’il devenait insolent.
— Je l’ai dit, en effet… mais pas à vous, pas à la duchesse d’Albe. Je l’ai dit à une autre, à une inconnue, à la reine de ces manolas qui font des rues de Madrid un champ de fleurs sauvages. Sa beauté hardie m’a attiré, je l’avoue. Elle était simple, libre, joyeuse… et je sais maintenant qu’elle n’était qu’un rêve !
Il saluait, tournait les talons, se dirigeant vers la porte. Le pied de Cayetana frappa furieusement le miroir du parquet.
— Où allez-vous à la fin ? Êtes-vous fou ?
— Nullement. J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire : je rentre en France et, pour l’instant présent, je vais demander l’asile de deux ou trois jours à un ami sûr.
— Vous ne voulez pas rester ici ?
Sa voix, tout à coup, devenait douce, fragile, comme celle d’une petite fille à qui l’on va prendre son jouet préféré.
— Non. Je vous remercie. Je craindrais trop de jouer, dans ce palais, un rôle déplaisant. Vous êtes mariée, je crois, Madame la Duchesse, et le duc d’Albe…
— Il n’y a pas de duc d’Albe ! Mon époux ne porte le titre que parce qu’il est mon époux. Vous pourriez l’oublier, comme vous aviez oublié le prince des Asturies. Ce pauvre imbécile de Carlos n’a guère plus d’importance auprès de sa femme que le marquis de Villafranca, mon époux, n’en a auprès de moi.
— Ce n’est pas une raison pour l’offenser sous son toit. Et je sais que, vivant auprès de vous, je ne pourrais me défendre de pensées qui lui seraient une offense continuelle. Adieu, Madame la Duchesse. Vous m’avez sauvé et, à cause de cela, ma vie vous appartient. Vous pouvez en disposer à votre gré…
— Mais je ne peux pas disposer de vos nuits ? fit-elle avec un demi-sourire.
— C’est à peu près cela… Ah ! J’allais oublier !
Rapidement, il ôta la livrée de piqueur qu’on lui avait fait endosser à l’auberge, la jeta sur un siège.
— Voulez-vous être assez bonne pour me faire rendre mon habit, mon serviteur et nos chevaux ?
— Vous êtes fou, vous êtes fou ! vous dis-je. On vous cherchera dans Madrid plus activement que n’importe où ailleurs. Et dans cet équipage vous êtes aussi reconnaissable que l’Escorial au milieu de la Sierra. Jusqu’à ce Peau-Rouge qui vous sert et qui est connu comme le loup blanc à Madrid. Et d’abord où prétendez-vous aller ? Qui est cet ami sûr ?
— Un peintre de la Cour : Don Francisco de Goya y Lucientes. Il possède un atelier… secret dans le quartier du Rastro, un atelier que sa femme ignore et où il s’enferme pour peindre… à sa manière.
Un éclat de colère monta aux joues de la jeune femme :
— Goya ! L’ami, le peintre favori de la Benavente… Et c’est chez lui que vous prétendez aller ?
— Mais oui. Il est mon ami, Madame. C’est un homme droit, loyal, courageux. Je sais que vous ne l’aimez pas. Pourtant, vous devriez essayer de vous l’attacher car c’est un grand artiste, le plus grand peintre que l’Espagne ait produit depuis bien longtemps.
— Ses œuvres ne me sont pas apparues si éblouissantes, fit Cayetana avec une moue légère. Mais c’est en effet un homme courageux et… un bon matador. Je l’ai vu combattre une fois et j’ai trouvé qu’il y avait une ressemblance entre lui et le taureau. Eh bien, soit, allez chez lui si vous y tenez, mais un bon conseil : reprenez votre livrée et laissez sur votre cheval le tapis de selle à mes armes. Cela vous protégera un peu. Demain je vous enverrai votre serviteur et l’autre cheval sous un déguisement. Ce sera plus prudent. Au revoir, chevalier…
Il revint vers elle, mit un genou en terre pour baiser la main qu’elle lui offrait.
— Adieu, Excellence. J’emporterai le souvenir de votre bonté… et un immense regret que les choses ne soient point autres que ce qu’elles sont !
D’un geste charmant, elle porta à sa joue la main qu’il venait de baiser.
— J’ai dit « au revoir », chevalier… pas adieu ! Nous nous reverrons.
— S’il plaît à Dieu !
— Puisqu’il me plaît, à moi, il faudra bien qu’il lui plaise, à lui…
Après les splendeurs du palais d’Albe, Tournemine s’enfonça avec une sorte de soulagement dans le dédale des « barrios bajos », les « quartiers bas ». Certes, l’odeur de l’oranger en fleur et des parfums français faisait place aux relents de l’oignon frit, du vin épais et des corps mal lavés mais la foule des filles aux cheveux luisant d’huile tordus autour d’un œillet, des gamins insolents et dépenaillés, des vieilles drapées de châles noirs marbrés de poussière, des Gitans efflanqués à l’œil sournois reculait au fond des temps les fastes d’Aranjuez et le danger parfumé de ses jardins. La livrée d’Albe était d’ailleurs un bon passeport. On la respectait autant que l’on aimait la fantasque duchesse et le flot épais qui coulait vers les rives du Manzanarès se faisait amical pour laisser place à celui que l’on prenait pour l’un de ses serviteurs.
Ce fut donc sans le moindre incident que Gilles gagna l’étroite place pavoisée de guirlandes de linge, sur laquelle ouvrait la maison que le peintre avait élue pour jardin secret. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il y serait mais l’approche de la Pradera, dont les liesses populaires devaient se dérouler à proximité dès le lendemain, permettait tous les espoirs.
Assis à même la pierre du seuil un petit mendiant, qui avait l’air tout juste descendu d’une toile de Murillo, caressait un petit chat en fredonnant la tonadilla qu’un guitariste invisible faisait entendre par la porte ouverte d’une taverne voisine.
— Está el señor Goya aquí ? demanda Gilles en glissant une piécette dans la main de l’enfant.
— Sí, caballero !…
Le marteau de la porte résonna plusieurs fois. Le peintre était là, en effet, mais il devait travailler car la porte fut longue à s’entrouvrir sur sa figure basanée et son œil méfiant.
— C’est moi, Paco, souffla Gilles. Ouvre vite, il ne fait pas bon pour moi rester dehors.
Mais le battant était déjà ouvert en grand et la poigne vigoureuse de l’artiste tirait tout à la fois le jeune homme et le cheval qu’il tenait par la bride pour les faire pénétrer dans la petite cour intérieure inondée de soleil où, sur un mur, un gros chat roux faisait la sieste.
— Comme te voilà accoutré ! s’exclama Goya en considérant son ami avec stupeur. Te voilà au service de l’Albe maintenant ?
— Donne-moi un verre de vin frais et je te dirai tout. Mais peux-tu me garder ici un jour ou deux ?
— Ah !… Tu en es déjà là ?
— Toi qui écoutes si attentivement les mendiants aveugles, est-ce que tu ne le sais pas ?
Goya montra sa blouse et sa culotte abondamment maculées de peinture plus ou moins fraîche. Il en avait jusque dans les cheveux.
— Voilà deux jours et deux nuits que je travaille enfermé ici. Je ne comptais sortir que demain, pour la Pradera. Mais, bien sûr, je te garderai aussi longtemps que tu le voudras. Ma maison est la tienne. Nous allons boire et nous donner du bon temps…
— J’ai peur que nous n’en n’ayons pas beaucoup, fit Gilles en riant. Il faut que je quitte l’Espagne au plus vite si je veux rester en vie. Et puis, je n’ai aucune envie de te causer des ennuis. Je suis recherché…
— Je m’en doute. Mais comment vas-tu faire pour quitter le pays ?
— Je crois que j’ai une idée. Mais si tu pouvais faire prévenir mon ami Jean de Batz, cela m’arrangerait. D’ailleurs il doit se demander ce qui se passe car c’est sans doute chez lui que l’on me cherche en premier.
Goya glissa son bras sous celui de son ami.
— Ne restons pas là. Même à l’abri des murs il n’est jamais bon à Madrid de discuter en plein vent. On n’est jamais certain qu’une oreille du Saint-Office ne traîne pas à portée. Il a beaucoup perdu de sa virulence mais il existe encore, hélas ! Nous serons mieux à l’intérieur. Et puis Micaela peut se poser des questions…
— Micaela ?
— Entre, tu verras ! Tu es mon ami. Tu as le droit de tout savoir de moi.
L’atelier du peintre était une assez vaste pièce sur laquelle une longue lucarne exposée au nord et drapée d’un vélum déversait une lumière plus froide que le brillant soleil ne permettait de le supposer. Peu de meubles, en dehors d’une grande statue de bois polychrome de Notre-Dame-de-la-Atocha, pour laquelle Goya éprouvait une vénération sincère, un grand chevalet, des toiles en désordre, des pots de peinture, des palettes sales, un divan bas couvert d’un fouillis de châles et de coussins. Mais à peine entré dans l’atelier, Gilles ne remarqua rien de tout cela. Il ouvrit simplement de grands yeux sans oser avancer car, en face de lui, sur une petite estrade, une très belle fille relevait d’une main la masse noire de ses cheveux comme si elle allait entrer dans son bain. Toutefois, ce n’était pas sa présence qui surprenait à ce point le Français mais le fait qu’elle était absolument nue, d’une nudité ravissante ainsi qu’il avait pu s’en rendre compte au premier coup d’œil.
— Voici Micaela, commenta le peintre en français. Jolie, n’est-ce pas ? Je parle du corps car le visage ne correspond malheureusement pas…
— Très ! approuva Gilles dont les yeux rencontrèrent soudain ceux de la jeune femme. Il y vit passer une courte flamme de gaieté malicieuse, comme si elle se moquait de son visible embarras. Mais, ajouta-t-il tandis que son regard glissait vers la toile commencée, j’ignorais quel genre de travail tu accomplissais ici. Ceci ne ressemble guère…
— À mes cartons de tapisseries, à mes fêtes champêtres, à tous ces aimables tableaux que se doit d’exécuter un peintre de la Cour ? Je l’espère bien ! Je ne suis pas fait pour la grâce, amigo mío ; je suis fait pour l’ardeur, pour faire craquer et saigner la vie sous mes dents comme une tomate juteuse, pour peindre tout ce qui bouge, flambe et rampe au fond de l’âme des hommes, les fantasmes comme les extases, la boue comme la plus pure lumière !
Pensif, Gilles contemplait le portrait de Micaela. Peu accoutumé à juger une peinture, il avait aimé d’instinct ce que faisait son ami, sentant qu’il était un grand peintre avec autant de certitude et de naturel qu’il avait foi en Dieu. Mais ceci le dépassait. En entrant dans l’atelier il n’avait vu qu’une belle fille dévêtue mais, sur la toile, Micaela se muait en une bacchante impudique et hardie dont chaque pouce de chair, passionnément modelé, était un appel à la volupté. Goya n’avait pas besoin d’avouer avec quelle violence il désirait cette fille : son tableau le criait à crever les tympans…
La voix du peintre parvint à Gilles comme à travers une brume légère.
— Tu comprends pourquoi j’ai choisi ce quartier misérable, pourquoi je me terre ici ? Pour peindre ce que j’ai envie de peindre, il me faut me cacher comme un voleur. Personne ne comprendrait… ni ne me pardonnerait. Surtout pas Josefa ni… la Très Sainte Inquisition.
L’évocation de la señora Goya arracha un sourire à Gilles. Doña Josefa avec ses yeux baissés et son maintien compassé ressemblait à une religieuse déguisée en bourgeoise riche. Elle n’appréciait pas la peinture de son époux. Seuls les portraits conventionnels qu’exécutait son frère, le peintre Bayeu, trouvaient grâce à ses yeux. C’était, selon elle, la seule peinture convenable et elle se fût évanouie d’horreur si elle avait pu pénétrer dans cet atelier qui contenait aussi pas mal d’esquisses dramatiques, voire atroces : une vieille mendiante trop vraie, un cheval éventré perdant ses entrailles sur le sable d’une arène, un condamné à mort agonisant sous le garrot…
Quant à la Très Sainte Inquisition, elle eût vraisemblablement envoyé sans hésiter l’audacieux artiste au fond de son plus sombre cul de-basse-fosse à l’instant même où, sur la Plaza Mayor, elle faisait un feu de joie de ses peintures.
De la toile, Gilles revint à son ami qu’il regarda avec curiosité.
— Qu’y a-t-il au juste au fond de ton cœur, Paco ?
Le peintre lui offrit le plus enfantin, le plus désarmant de ses sourires avant d’en envoyer le reflet sur la fille.
— Beaucoup d’amitié pour mes semblables… et plus encore pour toi, hombre… Rhabille-toi, Micaela. C’est fini pour aujourd’hui et je dois maintenant causer avec mon ami.
Le modèle dûment réintégré dans sa robe et dans son personnage de servante sans éclat, les deux hommes s’installèrent bientôt autour du petit repas qu’elle leur apporta.
Lorsque Gilles eut fini de se restaurer et de conter son histoire, Goya alla chercher dans un coin un grand pot de faïence rouge et noir contenant de longs cigares qu’il offrit à son ami.
— En tant qu’homme, tu as eu raison de river son clou à Cayetana d’Albe, dit-il. Mais en tant que fugitif tu as eu tort. Elle avait sans doute le moyen de te faire quitter le pays sans dommage. Comment espères-tu t’en tirer à présent ?
— Peut-être avec l’aide de François Cabarrus, le banquier. Il possède des entrepôts, des navires, de nombreuses relations avec la Chancellerie. Un faux passeport ne devrait pas être très difficile à obtenir pour lui. Avec cela, un bon déguisement et l’aide de Dieu, je me fais fort de quitter l’Espagne sans trop de peine. Ce n’est certainement pas plus difficile qu’échapper à une tribu indienne dans une forêt.
— Seulement le señor Cabarrus habite Carabanchel et pour y aller il faut franchir les portes et, comme elles sont en général bien gardées, je ne vois pas comment tu pourrais faire. Par contre, moi, je peux y aller sans difficulté.
— Tu ferais cela pour moi ?
Goya haussa les épaules.
— Croirait-on pas qu’il s’agit d’un exploit ? Une simple promenade jusqu’à Carabanchel. Personne ne me soupçonne, moi… Au fait, ton ami le Gascon sait-il ce qui t’arrive ?
— Non. Aller chez lui c’était risquer de me faire prendre. On m’y cherchera tout naturellement. Pourtant, j’aurais bien aimé lui demander un peu d’argent : je n’ai pas un maravédis.
— J’y passerai aussi, ne t’inquiète pas…
— Mais, Paco, ton travail ?
Le peintre ne l’écoutait pas. Il était déjà en train de faire passer par-dessus sa tête sa blouse bariolée de peinture. Quand son crâne hirsute émergea des plis neigeux d’une chemise fraîchement repassée, il déclara paisiblement :
— Mon travail peut attendre. Micaela aussi ! En mon absence elle aura suffisamment à faire avec sa vaisselle en retard et la garde d’une maison que tu peux considérer comme la tienne. Bois, mange, dors ! Tu es chez toi… Tu auras sans doute besoin de tes forces avant peu.
Goya revint à la nuit close. La porte, en se refermant, réveilla Gilles qui s’était endormi sur le divan et se redressa en sursaut. À la lumière jaune du chandelier qu’il tenait, le visage de Goya apparut creusé de plis soucieux, plus tourmenté que jamais.
— Alors ? demanda Gilles.
Le peintre haussa les épaules, rejetant le grand manteau noir et le sombrero dont il s’était recouvert. La chaleur était tombée avec le jour et, au-dehors, la nuit balayée par le vent de la sierra était froide.
— J’ai couru partout sans parvenir à trouver ton ami, dit-il enfin. Je l’ai cherché dans les tavernes, les maisons de jeu et jusque chez la Benavente où on l’a vu beaucoup ces derniers temps. Chez lui il n’y avait personne mais sa logeuse, en revenant du salut, m’a appris que les Dragons de Numancia étaient partis hier soir pour Salamanque où les étudiants s’agitent.
Gilles fit la grimace.
— On dirait que mes chances s’amenuisent…
— Plus encore que tu ne l’imagines. Je pensais aller chez tes amis Cabarrus mais, cette nuit, c’est impossible, les portes sont gardées. Le quartier est plein d’alguazils.
— Le quartier ? Mais pourquoi ? On m’a reconnu, suivi ?…
— Je ne crois pas mais quand un homme cherche à se cacher et ne connaît pas beaucoup de monde, c’est dans les quartiers populaires qu’il a le plus de chance… C’est un simple…
Il n’acheva pas. Micaela surgit de sa cuisine, la mine effarée.
— On frappe à la porte ! Je me demande qui peut venir à cette heure…
Les deux amis se regardèrent sans rien dire, saisis par la même angoisse. Si c’était la police, ils finiraient l’un et l’autre la nuit en prison et la semaine peut-être bien dans l’autre monde.
— Je me le demande aussi, marmotta Goya en se précipitant pour retourner contre le mur ses esquisses et jeter une toile sur l’impudique portrait de sa servante, tandis qu’au-dehors le heurtoir de cuivre s’énervait.
— J’arrive ! hurla le peintre qui ajouta, plus bas : Va dans la cuisine avec Micaela. Tu pourras tout entendre de ce qui se dira. Si ça tourne mal, escalade le toit et restes-y jusqu’à ce que j’aille te chercher.
— Il vaudrait mieux que je parte, Paco. Ce serait le meilleur moyen de ne pas te compromettre.
— Ce serait le meilleur moyen de te faire prendre. Je t’ai dit que les sbires de la police patrouillaient dans tout le quartier. Fais ce que je te dis ! Crois-moi ! L’heure n’est pas à l’héroïsme…
Silencieusement Gilles suivit la servante dans la petite cuisine encombrée de pots et de chapelets d’oignons où régnait un assez fabuleux désordre qui ne plaidait guère en faveur des qualités ménagères de Micaela. Mais par la petite fenêtre arrondie on pouvait voir ce qui se passait dans la cour. Voir et entendre.
La voix puissante de Paco leur parvint :
— Qui frappe ? demanda-t-il rudement. Que voulez-vous ?
Malgré la finesse de son ouïe, Gilles ne put saisir la réponse étouffée par l’épaisseur du mur mais il vit Goya lever sa lanterne après avoir ouvert la porte et se courber aussitôt en un profond salut.
Une femme enveloppée d’un long châle noir apparut dans le halo lumineux, une femme que Gilles n’eut pas besoin de regarder à deux fois : entre les plis sombres du châle s’inscrivait le pâle visage de Cayetana d’Albe… Déjà, d’ailleurs, toute inquiétude envolée, il s’élançait avec, au cœur, quelque chose qui ressemblait à de la joie. Pour quelle raison la fière duchesse serait-elle venue jusqu’au fond de ce barrio misérable sinon pour le voir ?
Il la rejoignit comme elle pénétrait dans l’atelier suivie du peintre visiblement encore mal remis de la surprise que lui causait cette visite inattendue. Mais quand il fut en face d’elle il ne put rien trouver de plus brillant à dire que :
— Vous !… C’est vous !…
Elle eut un rire clair qui contrasta avec l’atmosphère de catastrophe qui régnait dans la maison.
— Naturellement c’est moi ! Je tenais à m’assurer par moi-même que vous étiez à peu près à l’abri et pas encore trop occupé à de nouvelles sottises…
Elle laissait tomber son châle pour apparaître dans le costume de maja que Gilles lui avait vu lorsqu’elle était arrivée à la fête de la Reine de Mai en compagnie de Romero et, sans se soucier de le ramasser, s’avançait dans la pièce posant sur toutes choses ses yeux lumineux.
— J’espère que vous me pardonnerez d’envahir ainsi votre… jardin secret, señor Goya. Il paraît que vous ne m’aimez guère ! C’est, du moins, ce que prétendent les nombreux amis – dont vous êtes ! – de Doña Josefa.
L’artiste se courba, une main sur le cœur.
— Les nombreux amis de Doña Josefa, qui s’en voudraient de compter un simple peintre dans leurs rangs élégants, parlent trop souvent sans savoir, Votre Excellence. Comment peut-on aimer, ou détester, qui l’on ne connaît pas ? Au surplus, la duchesse d’Albe n’a jamais paru s’apercevoir de mon humble existence…
— Touché ! s’écria joyeusement Cayetana. J’ai amplement mérité la banderille, señor… et je crois qu’à l’avenir je me souviendrai de vous.
Tout en parlant, elle virevoltait sur ses pieds menus chaussés de cothurnes de satin noir que la jupe courte découvrait jusqu’aux chevilles et marcha vers le chevalet dont elle fit glisser d’un geste décidé la toile de protection.
Gilles, qui l’observait, vit une brusque rougeur envahir son visage et sa gorge tandis qu’un éclair étrange traversait son regard. Elle se tenait debout, dans la pose favorite des majas, les mains nouées autour de sa taille et il pouvait voir blanchir les jointures tandis que les doigts fins se crispaient sur la soie du corsage. Mais quand elle se retourna pour dévisager le peintre, son visage était redevenu impénétrable.
— Je ne crois pas qu’il me soit désormais possible de vous oublier, señor Goya, dit-elle lentement. Votre ami français m’a dit que vous étiez un très grand peintre. Il a raison… Puis-je à présent vous demander de mettre un comble à votre amitié en me laissant seule avec lui ? J’ai des choses à lui dire et le temps presse…
Le peintre s’inclina silencieusement, reculant vers la porte qu’il referma soigneusement derrière lui.
— À nous deux maintenant ! dit Cayetana. Vous avez fait une folie en venant vous terrer ici, mon cher, et moi j’en ai fait une plus grande encore en venant vous y rejoindre, mais je ne pouvais pas vous laisser dans le pétrin où vous vous êtes jeté. Puis-je savoir où vous en êtes de vos projets et me confierez-vous au moins comment vous comptez sortir de Madrid ? Les portes sont verrouillées, les alguazils patrouillent dans les rues…
— Est-ce vraiment bien moi que l’on recherche ? Après tout, le Roi souhaitait que je disparaisse le plus discrètement possible. Et je ne vois pas comment il a pu savoir si vite que je n’étais pas resté dans le Tage aussi longtemps qu’il l’espérait…
— De la façon la plus simple du monde : un jardinier qui s’était caché pour surveiller les abricots de son potager attaqués un peu trop souvent par les gamins d’Aranjuez, a assisté à toute votre aventure. Il a tout vu, tout entendu : votre condamnation, votre refus des sacrements de l’Église et finalement votre sauvetage par un démon à face rouge et votre fuite. J’ajoute que ce dernier épisode, cependant brillant, a achevé de le persuader que vous étiez un suppôt de Satan. Revenu de sa terreur il a fait tant de bruit qu’il n’a plus été possible de vous passer sous silence et vous voilà recherché aussi bien par les gens du Roi que par ceux de la Très Sainte Inquisition comme blasphémateur et sorcier. Autrement dit, si l’on vous reprend, c’est le bûcher qui vous attend. Vous voyez que cela justifie assez ce grand déploiement fait en votre honneur…
En dépit de son courage, Tournemine pâlit. Le bûcher, cette horreur moyenâgeuse pour un crime qui se résumait en une paire de cornes supplémentaire sur l’auguste front d’une altesse royale déjà fort ornée ? Il y avait de quoi faire reculer les plus braves. Pourtant, se refusant à montrer son émotion, ce fut d’une voix très calme qu’il fit remarquer :
— S’il en est ainsi, pourquoi Goya ne m’a-t-il pas tout dit ? En cherchant refuge chez lui, je lui fais courir un danger pire encore que je ne l’imaginais.
Le beau visage passionné de la duchesse se chargea d’une soudaine gravité.
— Pire, en effet, car si vous êtes pris chez lui les gens de la police trouveront ceci… et ceci… et ceci, fit-elle en désignant tour à tour le portrait de Micaela et quelques toiles qu’elle retournait prestement. Il flambera de concert avec vous. Mais cela prouve seulement que le señor Goya est doué d’une âme plus haute que je n’imaginais et qu’en tout cas le nom d’ami est, chez lui, lourd de signification. Et maintenant vos projets ?
Gilles secoua la tête :
— Je n’en ai plus, Madame. Mon ami Jean de Batz est parti pour Salamanque avec son régiment et il est hors de question que je fasse appel à d’autres amis dans de telles circonstances.
— À qui pensiez-vous ?
— Au banquier Cabarrus. Mon idée était de lui demander de quoi passer en France en contrebande, soit par l’un de ses navires, soit par l’un de ses comptoirs de la frontière. Mais ce n’est plus possible. Il a une famille.
— … et puis les sentiments chevaleresques fleurissent rarement chez les hommes d’argent. Eh bien ! conclut Cayetana avec un soupir, je crois que vous n’avez plus le choix : il ne vous reste que moi.
Il eut un haut-le-corps :
— Vous n’avez jusqu’à présent que trop fait, Madame, et cela néanmoins ne vous donne pas le droit de m’insulter. Pensez-vous que je sois capable de faire courir à une femme, fût-elle duchesse et aussi puissante qu’une reine, le risque mortel que court mon ami Paco ? Si cela était, vous auriez de moi une bien pauvre opinion…
Les mains toujours plaquées à ses hanches qui ondulaient au rythme de sa démarche, Cayetana vint vers lui, levant haut le menton pour le regarder au fond des yeux.
Elle eut un petit rire :
— Si j’avais de vous cette opinion, mon ami, je ne serais pas ici car les couards me font horreur et plus encore ceux qui cherchent refuge derrière les faiblesses du cœur. Cela dit, vous savez bien que je ne suis pas une duchesse comme les autres, ou bien l’avez-vous déjà oublié ? Quant à la femme… elle croit bien vous avoir déjà donné son sentiment à votre sujet. Enfin, je le répète, vous n’avez pas le choix… Acceptez mon offre !
— Non, non ! Mille fois non ! Je refuse ! Vous n’allez pas, j’imagine, m’enlever de force ?
— Qui sait ?…
— Vous ne pourrez pas. Avant une heure j’aurai quitté cette maison…
— Vraiment ? Alors… voyons ce que nous allons faire de cette heure-là car il ne me plaît pas de vous quitter avant. Tenez, puis-je vous confier un secret ?… Je meurs de faim, de soif. N’iriez-vous pas jusqu’à la cuisine pour voir s’il ne s’y trouve pas quelque relief ? Vous aussi, d’ailleurs, allez avoir besoin de vos forces. La fuite est un exercice fatigant.
Perplexe, il la dévisagea, incapable de comprendre quelles idées s’agitaient sous ce petit front têtu. Cayetana était étrange, insaisissable. Elle passait de la gravité à la désinvolture la plus insouciante, du drame à la comédie-bouffe, avec une aisance stupéfiante. Dure comme l’acier à certaines minutes, elle se faisait l’instant suivant aussi flexible qu’une lame d’épée mais sans rien perdre de sa force. Elle était aussi changeante et redoutable que la mer bretonne. Mais les droits qu’elle s’était déjà acquis sur lui étaient impérieux et l’idée n’effleura même pas Gilles de les lui contester. Il s’inclina donc, heureux au fond de ce caprice imprévu qui allait lui permettre de jouir, un moment encore, de sa présence, de sa beauté sensuelle qui réveillait en lui le désir né un soir de carnaval et que seul l’orgueil lui avait permis de repousser.
— Je vais essayer de vous satisfaire, dit-il en se dirigeant vers la cuisine.
La pièce étroite, sentant l’ail et l’huile froide, était déserte car Goya et Micaela avaient dû trouver un moyen simple de charmer leurs loisirs forcés. Gilles réunit sans trop de peine une gargoulette de vin, quelques poivrons, un peu de jambon et des gâteaux de sésame cuits à l’huile. Il entassa le tout sur un plateau, ajouta deux gobelets, deux écuelles et des couverts puis revint vers l’atelier dont il poussa la porte du pied. Mais là, il faillit bien, devant le spectacle offert à sa vue, laisser son fardeau s’écraser sur les dalles du sol…
Au-delà d’un archipel de soie noire et de dentelles blanches et face au portrait dévoilé de la servante, la petite estrade était de nouveau occupée par une femme nue qui, dans un geste identique à celui du modèle, relevait la masse noire de sa chevelure en faisant saillir les globes durs de ses seins. Mais cette femme n’était plus Micaela…
Les yeux qui guettaient sa réaction à travers les épaisses boucles noires mangeant la moitié du visage étaient aussi sombres que ceux de la servante mais plus brillants. La bouche, très rouge, s’entrouvrait sur de petites dents parfaites en un sourire provocant et le corps dévoilé avait des reflets de nacre.
Si une boule se noua soudain dans la gorge de Gilles, il n’en montra rien, ne cilla même pas. Avec des gestes mesurés il se contenta de déposer calmement son plateau sur un escabeau puis, à la manière d’un bestiaire face à un fauve dangereux, il captura l’impudent regard de la femme et le garda prisonnier du sien. Alors seulement, debout à quelques pas d’elle, sans dire un mot, il se déshabilla, révélant avec une impudeur égale à celle de la jeune femme la puissance de son désir. Il vit ses yeux se rétrécir, l’entendit haleter doucement.
Alors seulement il la rejoignit d’un bond sur l’estrade et, sans lui laisser la moindre possibilité d’échapper, s’empara d’elle d’une brutale poussée qui l’enleva du sol tandis qu’il lui écrasait la bouche d’un baiser.
Déséquilibrée, elle gémit de douleur, planta ses ongles dans les épaules du jeune homme, se tordant comme une couleuvre pour échapper à la brûlure soudaine de son corps mais déjà il se jetait avec elle sur le divan.
Jamais encore il n’avait fait l’amour avec cette violence, inhabituelle chez lui et qu’il n’essayait même pas d’analyser. Il était soulevé hors de lui-même, emporté par une impulsion primitive et complexe où entraient de la rancune pour la désinvolture avec laquelle cette femme lui avait imposé sa loi par son impudeur pleine de défi, de la colère contre lui-même pour n’avoir pas su résister, enfin du désespoir, car il y avait de fortes chances pour que ce corps soyeux fût le dernier dont il pût encore triompher. Le piège était bien dressé et ses chances de quitter Madrid vivant fort minces. Mais il s’aperçut bien vite que sa brutalité était loin de déplaire car la jeune femme, tendue comme un arc, les yeux noyés et les joues inondées de larmes, râlait sous l’assaut mais hâtait de toute son ardeur une conclusion dont la violence les jeta presque hors du divan…
Un moment plus tard, tandis qu’il reposait sur elle les bras en croix, son cœur battant lourdement contre la gorge de Cayetana, elle se mit tout doucement à lui caresser le dos d’une main étrangement timide comme si elle craignait de réveiller le démon endormi en lui ; puis, posant très doucement sa bouche contre la sienne :
— Brute, chuchota-t-elle d’un ton câlin qui démentait l’injure. Tu m’as fait mal, tu sais ? Est-ce là une façon de traiter une grande dame ?
Il s’écarta d’elle aussi brusquement que si elle l’avait brûlé, plantant dans le sien son regard glacé où rien ne subsistait de l’amoureux délire.
— Était-ce donc la grande dame ? persifla-t-il. Je n’ai vu qu’une chatte des rues en chaleur, une simple manola à la recherche de son instinct. Et comme c’était celle-là même dont j’avais envie depuis longtemps…
L’insulte la fit sourire tandis que ses mains souples couraient sournoisement sur le corps du jeune homme.
— Dont tu avais ?… Quel déplaisant imparfait !… L’heure n’est pas encore finie, mon bel ami, mais toi, apparemment, tu l’es déjà.
Le démenti fut instantané. L’heure fut dépassée, puis une autre, puis une troisième, toutes rythmées par le cri mélancolique du sereno dont le pas lourd éveillait les échos de la rue. Et quand, enfin, la jeune femme se retrouva inerte, reposant contre la poitrine de son amant, ce fut très humblement qu’elle murmura :
— Et maintenant… acceptes-tu de m’écouter, de me suivre ?
Il l’embrassa doucement, délicatement, sur les yeux, sur la bouche et sur chacun de ses seins.
— Non, ma douce… maintenant moins encore que jamais ! Grâce à toi j’ai désormais assez de force pour affronter en riant tous les bourreaux du Saint-Office.
Tout de suite elle s’emporta :
— Triple mule entêtée ! On ne rit pas sur le bûcher ! Et il s’agit bien de bourreaux ! Crois-tu que je supporterais à présent de te voir affublé du grotesque sanbenito, te tordre sous la morsure des flammes enchaîné à un poteau… et cela à cause de cette garce de Maria-Luisa ? M’as-tu dit, oui ou non, hier que ta vie m’appartenait ?
— Je l’ai dit, mais…
— Ce genre de parole ne souffre aucun mais… Je considère donc que j’ai droit de faire, de cette vie, ce que bon me semblera et, en conséquence, j’ordonne, tu entends… j’ordonne que tu attendes ici que je revienne te chercher demain matin. Non, ne proteste pas, ne dis pas non… tu n’as pas le droit car, vois-tu, je crois que j’ai trouvé un moyen excellent de te faire quitter Madrid… un moyen à peu près sans danger.
— À peu près ! Tu vois bien…
— Ne sois pas bête ! Il faut toujours compter avec le sort mais j’aime le danger, j’y trouve le goût véritable de la vie et, malheureusement, je ne le rencontre pas souvent. Ce que nous allons faire ensemble m’amusera follement et je ne te pardonnerais pas de m’en priver. Enfin, si tu veux le savoir, j’ai besoin de toi, en France. Tu pourras peut-être m’y rendre un service important, un service que je ne peux demander qu’à toi… Tu vois, nous serons à égalité.
— Est-ce bien vrai ? Je n’en crois rien ! Ou alors parle, dis-moi ce que je pourrai faire…
— Non. Demain !… Demain le Diable lui-même sera pour moi car il n’aura pas autre chose à faire à cause de la fête ! Et sois sans crainte, je n’oublierai pas ton serviteur indien. Maintenant il est temps que je rentre au palais. Non, n’aie pas peur, ajouta-t-elle en voyant Gilles esquisser un mouvement de protestation, je ne risque rien la nuit dans les rues de Madrid. Le petit peuple me connaît et m’aime. Assez tout au moins pour que les mendiants aveugles, que je secours secrètement, ne parlent pas de ma visite dans ce quartier mal famé. Ils se contentent de mes démêlés avec la Benavente où, en général, j’ai le beau rôle. Aie confiance et attends-moi !… D’ailleurs je vais dire au señor Goya de t’enfermer. Tu ne pourras pas quitter la maison à moins de la démolir.
Elle l’embrassa et disparut aussi soudainement et beaucoup plus silencieusement qu’elle était venue. Seul demeura après elle son parfum d’ambre chaud, évocateur comme une présence et doux comme une dernière caresse. La maison, le quartier tout entier étaient retournés au silence. Seul, le cri mélancolique du sereno se fit entendre au fond de la nuit.
— Il est minuit, chrétiens, dormez !
Repris par l’espoir, Gilles décida de s’abandonner à la volonté de Dieu… et de Cayetana qui était fort capable d’infléchir les décrets du Seigneur lui-même car elle était de ces femmes auxquelles rien ne saurait résister parce qu’elles ne croient pas que ce soit possible.
L’apaisant silence vola en éclats dès la pointe du jour, chassé par les cloches des innombrables églises, les accords de guitare, les ronflements des tambourins, les rires des filles et les cris joyeux des garçons : Madrid s’éveillait tumultueusement sous les reflets mauves d’un beau ciel d’aurore et commençait à célébrer la fête de San Isidro, son patron.
L’apparition de Paco, superbement vêtu en majo de grand luxe, de satin couleur d’or et de passementeries noires, fit entrer la fête jusque dans l’atelier. Les effluves qu’il répandait étaient presque aussi capiteux que ceux de la duchesse et il semblait d’humeur joyeuse, exactement comme si la présence du Français sous son toit ne lui faisait pas courir le risque de rôtir tout vivant par une de ces prochaines nuits.
— Si je ne veux pas me faire remarquer, il faut que j’accompagne ma femme à la messe de San Isidro. Mais toi, mon ami, qu’as-tu décidé… ou plutôt qu’a décidé la belle dame descendue pour toi jusqu’à cette misérable maison ?
— Elle doit venir me chercher ce matin. Elle prétend avoir trouvé un moyen miraculeux de me faire quitter Madrid ; mais je crains qu’elle ne s’abuse…
— Sur quoi ? Sur son pouvoir ? Cette femme est capable de battre le Diable en personne. Je t’envie d’être de ses amis.
— Pourquoi ne le serais-tu pas ? Elle a dit qu’elle ne t’oublierait pas, souviens-toi…
Une joie brûlante, inattendue, transfigura soudain le visage rude du peintre et Gilles comprit que l’image de la duchesse, jamais encore contemplée d’aussi près, était entrée dans les yeux… peut-être dans le cœur de son ami.
— Tu crois ? murmura-t-il avec une douceur qui fit sentir au Français qu’il avait deviné juste, … j’aimerais tant travailler pour elle, la peindre, la peindre encore et encore car elle est à la fois toujours la même et toujours une autre : une idole, une femme, une fille de Madrid, une reine…
— Disons qu’elle est la Femme, sourit Gilles. Et maintenant, Paco, laisse-moi t’embrasser et te dire adieu. Quand tu reviendras je ne serai plus ici sans doute et je ne sais si nous nous reverrons un jour. Mais je veux te dire que jamais mon cœur n’oubliera ce que tu as risqué, ce que tu risques encore pour moi.
— Tu es devenu un frère pour moi, Francés… on doit tout à un frère et je sais que nous nous reverrons un jour. Va avec Dieu ! Je prierai pour toi San Isidro et Notre Dame de la Atocha…
Les deux hommes s’étreignirent, les larmes aux yeux. Puis, recommandant une dernière fois à Micaela de n’ouvrir sa porte qu’à bon escient, Goya quitta l’atelier comme on se sauve, sans doute pour cacher une émotion qu’il ne parvenait pas à maîtriser.
Il n’avait certainement pas encore atteint l’église quand la rue s’emplit d’un majestueux vacarme : celui du cortège de Son Excellence la duchesse d’Albe. C’est-à-dire une manière de déménagement composé d’une grande berline de voyage suivie de deux ou trois voitures de moindre importance pour les domestiques, le tout attelé de chevaux portant tous un haut plumet sur la tête et de joyeuses sonnailles. Plusieurs postillons venaient devant traçant la route aux cochers imposants dans leurs manteaux à triple collet revêtus malgré la chaleur. Des laquais s’accrochaient aux ressorts de la berline et, enfin, après une escouade de piqueurs à cheval, venait tout un cortège de mules encore plus tintinnabulantes que les chevaux, portant des coffres de cuir ou des ballots : tout le petit matériel de voyage d’une grande dame en déplacement.
Le tout s’arrêta devant la maison de Goya dont le heurtoir fut vigoureusement agité. L’instant suivant, Micaela, débordante d’humilité, vint offrir une révérence presque agenouillée à Sa Grandeur la duchesse d’Albe qui, vêtue d’un fort élégant costume de voyage et coiffée d’un chapeau tellement empanaché qu’il en devenait presque une provocation, effectuait une entrée bien dans sa manière, c’est-à-dire tumultueuse, à laquelle participait, beaucoup plus silencieusement, une longue duègne maigre empaquetée d’épais voiles noirs.
Pour l’édification du petit attroupement qui se formait autour de son équipage, la duchesse cria très fort que, se rendant à sa villa de San Lucar de Barrameda, elle venait chercher le tableau qu’elle avait acheté la veille au señor Goya, tableau qu’elle destinait justement à ladite villa. Elle ajouta qu’elle serait aussi reconnaissante au señor Goya de lui prêter un cheval car l’un de ceux de son attelage venait de se déferrer et la hâte qu’elle avait de poursuivre son voyage ne lui permettait pas de rentrer au palais.
En résultat de quoi, tandis qu’elle pénétrait dans la maison, l’un de ses valets échangeait un des chevaux de l’attelage contre Merlin en personne…
L’instant suivant, et sans se soucier le moins du monde de la présence de la duègne, elle tombait dans les bras de Gilles qu’elle étreignait rapidement mais ardemment.
— Nous avons peu de temps, murmura-t-elle contre sa bouche. Vite, déshabille-toi !
Il la considéra avec effarement
— Que je me… Êtes-vous folle ? Maintenant ?…
Elle eut un rire joyeux, clair comme une fontaine.
— Pas pour ce que tu crois, nigaud ! Voici ma plus fidèle servante, Doña Concepción ! Elle a veillé sur mon enfance et elle a toute ma confiance. Tu vas prendre ses vêtements… et sa place à mes côtés dans ma voiture. Par bonheur elle est grande et, même si cela ne te va pas très bien, personne n’aura l’idée de te chercher sous les habits d’une respectable duègne. D’autant plus que nous ne sommes pas censés nous être jamais rencontrés. Fais vite. L’agitation de la Pradera relâche un peu la surveillance aux portes. Nous passerons sans encombre et ce soir tu seras loin.
Incontestablement Cayetana avait trouvé là un excellent moyen. Sans protester, Gilles commença à se dévêtir tandis que, derrière un paravent, Doña Concepción en faisait autant sans perdre un pouce de sa dignité. Le paravent était d’ailleurs parfaitement superflu car elle portait d’autres vêtements, ceux d’une femme du peuple, sous les siens.
— À la nuit tombée, expliquait la duchesse, Concepción regagnera le palais sans attirer l’attention de personne.
Avec l’aide des deux femmes, Gilles revêtit la longue et large robe noire, les colliers de jais, les coiffes de dentelle qui retombaient jusque sur sa figure et l’ample cape à capuchon qui devait envelopper le tout. Pour plus de sûreté, Cayetana lui noircit les sourcils, posa un pied de rouge sur ses joues afin de lui donner l’aspect de bois peint qui était celui de Concepción. Après quoi, elle prit du recul pour juger de l’effet.
— Ce n’est pas mal du tout, fit-elle avec satisfaction. Les coiffes font merveille et cachent suffisamment ton visage. Maintenant, le tableau…
— Mon serviteur, coupa Gilles. Qu’est-il devenu ?
Occupée à examiner les toiles restées contre le mur, la duchesse répondit sans se retourner :
— Il est dans le coffre à victuailles de ma voiture. Nous l’en sortirons quand nous serons assez loin. Je crois que celui-ci fera l’affaire, ajouta-t-elle en brandissant une scène de rue, représentant des mendiants à la porte d’une église. Tiens, fit-elle à l’adresse de Micaela en lui lançant une bourse généreusement arrondie. Tu présenteras mes excuses à ton maître et tu lui remettras ceci. J’espère qu’il jugera le paiement suffisant. Et maintenant en route !…
Suivie de Gilles qui faisait de son mieux pour ne pas s’empêtrer dans ses jupes et de Micaela portant le tableau qu’elle remit à un valet, la duchesse d’Albe remonta dans sa voiture. Le passage sous le grand soleil au milieu d’une véritable foule représenta pour Gilles une épreuve assez redoutable ; aussi fut-ce avec un profond soupir de satisfaction qu’il prit place dans l’ombre de la voiture et s’enfonça dans les profonds coussins de velours.
À travers les vitres, il pouvait apercevoir toute une frise de visages curieux aux regards avides ; des gosses en guenilles, des femmes en mantilles, pas très propres, pas très neuves mais des mantilles tout de même pour la messe de ce jour de fête. Un bariolage de couleurs violentes sur fond de murs aveuglants, de ciel outremer et de soleil radieux. Et puis, là-bas, dans l’ombre froide d’un auvent, la robe noire d’un moine faisant pendant aux silhouettes sinistres de deux alguazils en faction : l’Inquisition et la police, un condensé vivant de la menace qui pesait sur le fugitif. Comme s’ils avaient été créés juste pour la circonstance, le capuchon du moine encadrait un visage maigre, blême, où s’ouvraient, comme des meurtrières, des yeux étroits de fanatique. Quant aux soudards, ils avaient bien l’air de ce qu’ils étaient : deux brutes bornées envahies par la conscience de leur pouvoir comme par une mauvaise graisse.
Le fastueux équipage de la duchesse d’Albe sembla leur donner à penser, ce qui ne devait pas être facile. Inquiet, Gilles les vit s’ébranler, marcher du pas pesant du Destin vers la voiture, écartant brutalement la foule à coups de fourreau de sabre, peut-être d’ailleurs simplement pour offrir des hommages, des services obséquieux. Mais Cayetana les avait vus, elle aussi. Son cocher reçut un ordre bref et aussitôt se pencha, pêcha sous son siège un sac pesant qu’il ouvrit et dans lequel il plongea une main grosse comme un petit jambon. Cette main s’ouvrit au bout d’un geste large de semeur et une poignée de pièces d’or s’abattit sur la foule, saluée par un grondement de fauves.
— Son Excellence Madame la Duchesse d’Albe vous invite à fêter en son nom le grand San Isidro. Elle regrette de devoir quitter Madrid en ce jour béni et vous demande de prier pour elle et pour sa maison. Que Dieu et San Isidro vous gardent tous ! brailla-t-il à pleins poumons.
Un nouveau rugissement lui répondit et la foule, comme la mer à l’assaut d’une plage, se rua sur les pièces qui roulaient de tous côtés. D’autres poignées suivirent, judicieusement répandues de part et d’autre de la voiture afin de laisser autant que possible un chemin libre et cela jusqu’à ce que le sac se trouvât vide. Les hommes de police se jetèrent eux aussi à la curée et le moine lui-même, abandonnant pour un instant les hauteurs où planait son regard vide, l’abaissa jusqu’à la poussière de la rue juste à temps pour arrêter adroitement de sa sandale deux pièces qui avaient roulé jusqu’à lui. Tous, acharnés à leur récolte, avaient oublié la voiture qui s’ébranla doucement et commença à cahoter le long de la rue en pente.
Sans quitter la pose d’idole inaccessible qu’elle avait adoptée pendant que son cocher déchaînait sa pluie d’or, Cayetana laissa glisser vers la fausse duègne un sourire moqueur.
— Il y a des précautions qui sont bonnes à prendre, murmura-t-elle. Quelque chose me disait que nous tomberions sur des imbéciles décidés à faire du zèle… et contre la bêtise, l’or est le seul remède.
— Disons que vos précautions sont fabuleuses, ma chère. Vous avez jeté aux quatre vents une petite fortune.
Elle haussa les épaules avec insouciance.
— Qu’est-ce que l’or ? Les anciens Aztèques l’appelaient l’excrément des Dieux. Ces malheureux n’en voient jamais et moi j’en ai trop. Et puis je dois soutenir ma réputation d’excentricité.
Doucement, Gilles prit la main gantée de blanc qui reposait auprès de lui sur le drap pourpre de la robe, fit glisser légèrement le gant pour trouver la peau et y colla ses lèvres avec une sorte de dévotion reconnaissante. La duchesse, alors, se tourna vers lui, l’enveloppant de son regard étincelant de malice.
— Ce soir… et les autres soirs, dit-elle, il faudra que Doña Concepción, comme elle en a l’habitude en voyage, partage ma chambre. J’avoue que je n’avais encore jamais imaginé jusqu’à présent qu’il m’arriverait de trouver follement amusant de faire l’amour avec une duègne…
Pour toute réponse, Gilles baissa légèrement la vitre de la voiture. Il avait terriblement chaud tout à coup…
Les portes furent franchies, non seulement sans incident mais avec les honneurs militaires. Les armes de la famille d’Albe étaient presque aussi célèbres et aussi respectées que celles du Roi en personne. Les sentinelles leur présentèrent les leurs, gracieuseté dont ils furent remerciés par le rayonnant sourire que la duchesse mit à la portière. Quant à la duègne, elle était prise d’une quinte de toux qui la faisait râler dans son grand mouchoir.
La quinte dura tant que l’on passa, au ralenti, le pont de Tolède envahi d’un charroi intense par ceux de la campagne qui accouraient en foule pour prendre part à la Pradera. À l’abri derrière son mouchoir, Gilles put apercevoir les rives du Manzanarès transformées pour la circonstance. Les vertes prairies riveraines montraient une étonnante éruption de baraques de plein vent qui avaient poussé pendant la nuit : débits de boissons, pâtisseries improvisées déjà assiégées par des nuages de mouches, petits marchands de pacotilles où les images du saint se mêlaient à des herbes guérisseuses, Gitanes prestes à saisir au vol une main vite transformée en livre de lecture, roulant des hanches dans leurs jupes volantées, un œil guettant les éventuelles robes monastiques, danseurs aux jambes agiles tournoyant autour d’un guitariste dans le claquement rythmé des castagnettes : un étonnant mélange de kermesse et de carnaval coulant entre les tentes de toile blanche qui ressemblaient à du linge mis à sécher sur la berge. Tout à l’heure, après la messe, viendraient les équipages débordant de toilettes claires, les majas scintillantes, les gentilshommes et les jolies filles de la Société. Et Gilles, avec un soupir, regarda filer à son côté, le pont franchi, le chemin qui menait à Carabanchel : il allait, pour la première fois, manquer à sa parole et Thérésia, sans doute, à cette heure, devait le vouer à tous les diables si les bruits publics n’étaient pas venus jusqu’à elle. Reverrait-il jamais la gentille fille des Cabarrus qui lui avait voué une si puérile admiration ?
— Regrettez-vous tellement de quitter Madrid ? dit Cayetana, qui avait entendu le soupir. Ou bien est-ce la fête que nous manquerons tous les deux ?
— L’un et l’autre peut-être ! Mon séjour en Espagne, que j’espérais plus long, se solde par un échec. Aucun homme n’aime à perdre…
— Aucune femme non plus ! Mais ne vous désolez pas : vous reviendrez. Le Roi ne sera pas éternel. Un jour, votre amie Maria-Luisa sera reine et… et je crois que nous pouvons maintenant délivrer momentanément votre serviteur, ajouta-t-elle en se penchant pour soulever le couvercle du coffre à vivres placé devant elle où Pongo, pourpre de chaleur, attendait avec une impassibilité toute indienne.
Les chevaux, en effet, avaient pris le grand trot, s’élançant sur la route de Tolède où l’on bifurquerait bientôt vers Talavera pour, de là, remonter au nord en tournant la capitale. Madrid, toute blanche sous ses carillons de fête, s’estompait dans la brume dorée d’un beau jour de printemps.
Résigné à subir son destin, Gilles s’arrangea de son mieux de ses voiles et s’accota pour faire semblant de dormir… ne fût-ce que pour ne plus voir les yeux ronds de Pongo. Mis brutalement en présence de l’étonnante transformation de son maître, l’Iroquois qui savait endurer la torture sans perdre un pouce de son impassibilité, faisait visiblement des efforts énergiques pour étouffer une folle envie de rire…
Ce fut un étrange voyage, un voyage dont le chevalier de Tournemine devait garder un souvenir à la fois ému et agacé. Il abominait cette défroque de vieille femme dans laquelle on l’avait introduit et qui, cependant, était sa sauvegarde. Il brûlait d’envie de la jeter aux orties mais, alors même que l’on traversait les plateaux les plus désertiques de la vieille Castille, Cayetana s’y opposait si vigoureusement qu’il en vint à la soupçonner de prendre un certain plaisir à la mascarade.
Chaque soir, d’ailleurs, à la halte, le cauchemar se muait en une bien charmante réalité car, ainsi que l’avait annoncé la duchesse, les aubergistes, pliés en deux de respect, trouvaient on ne peut plus normal que cette grande dame refusât farouchement de se séparer de sa duègne.
Aussi, une fois enfermé avec celle qui était à présent doublement sa maîtresse, Gilles, débarrassé de ses jupons, retrouvait-il avec joie son prestige et ses prérogatives d’homme dans le lit de la belle duchesse. Chaque nuit était plus délicieuse et plus folle que la précédente… plus exténuante aussi. Tellement même que le jeune homme finit par trouver à son déplaisant rôle diurne une solution toute simple et toute naturelle : à peine réinstallé dans la voiture il se calait dans son coin, adressait un large sourire à Cayetana et s’endormait du sommeil du juste pour ne se réveiller que le plus tard possible.
Quant à Pongo qui, une fois hors de Madrid, n’avait plus grand-chose à craindre pris isolément, on l’avait nanti d’une livrée, d’un habile grimage et d’un emplâtre couvrant une partie de son visage et qui en corrigeaient suffisamment le type un peu trop exotique, même pour l’Espagne, et il voyageait placidement, en selle sur Merlin qu’il avait fallu dételer et rendre à une certaine autonomie à une demi-lieue de la capitale, jouant imperturbablement le rôle tranquille du serviteur muet. Il comprenait d’ailleurs suffisamment l’espagnol à présent pour s’en tirer honorablement…
On voyageait lentement, presque paresseusement, comme il convient à une grande dame pour ne pas éveiller la curiosité.
La halte de Ségovie, où l’on arriva assez tard à cause d’une roue qui menaçait de s’évader, trancha brusquement sur le rythme monotone du voyage. Un glorieux coucher de soleil rougissait la ville couleur de chair tendre et faisait flamber une cathédrale, dorée comme un abricot sous ses étranges coupoles pointues comme des temples birmans. L’air était doux, parfumé par tous les lichens blonds des coteaux que le soleil avait chauffés tout le jour. La perspective d’une des meilleures auberges d’Espagne ajoutait à la satisfaction des voyageurs d’arriver à l’étape.
Mais quand la caravane déboucha sur la place du Marché aux Grains, en vue de l’auberge de Los Picos, Cayetana eut une exclamation de contrariété : tout un régiment campait sur ladite place ou entre les arches du vieil aqueduc romain et il était visible que les officiers avaient pris possession de l’auberge.
— Madre de Dios ! Qu’est cela ? soupira-t-elle.
— La chose me paraît évidente, marmotta Gilles, morose, c’est un régiment ! Celui des Dragons de Numance pour être plus précis.
— Mais que fait-il là ? s’impatienta la duchesse.
— Il vient de Salamanque où il est allé réprimer je ne sais quelle révolte à l’Université.
Elle lui jeta un regard mi-respectueux, mi-inquiet.
— Les Gardes du Corps ont-ils coutume d’être à ce point au fait des mouvements de troupes ?
— Si vous entendez par là que je me livre à l’espionnage, rassurez-vous, ma chère. Simplement mon ami Jean de Batz, un Français comme moi, appartient à ce régiment.
— Mon Dieu ! Et s’il vous reconnaît ?
— Le risque ne sera pas grand pour vous car je vous l’ai dit, c’est un ami. Mais moi je risque d’être à jamais perdu de réputation à ses yeux s’il me découvre sous cette défroque ridicule. De toute façon, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules agacé, il nous faut courir ce risque. Nous ne pouvons plus reculer.
En effet, l’équipage de la duchesse produisait son effet habituel. Les soldats s’écartèrent respectueusement pour lui livrer passage cependant qu’au seuil de l’auberge, quelques officiers se massaient. L’un d’eux s’avança quand le cocher baissa le marchepied et, balayant la poussière des plumes blanches de son tricorne, offrit à l’arrivante la bienvenue de tout l’état-major.
— Comte Ignacio de San Esteban !… aux ordres de Votre Seigneurie, annonça-t-il avec un nouveau salut.
Il s’avança, offrit dévotieusement sa main gantée pour aider la duchesse d’Albe à descendre tandis que trois de ses camarades commençaient à se disputer l’honneur d’abandonner leur chambre à la plus jolie des grandes dames.
Elle accepta cette main, descendit avec sa grâce habituelle, souriante mais assez distante, cependant que Gilles, empêtré dans son personnage, baissait fébrilement ses coiffes et faisait toute une affaire de quitter à son tour l’ombre de la voiture. Il était partagé entre la satisfaction de cette occasion que le sort lui procurait de revoir son ami et la crainte de l’entendre éclater de rire. Heureusement, un coup d’œil circulaire lui apprit que Batz n’était pas en vue.
Un peu rassuré, il traversa le groupe chamarré des officiers, gagna la voûte de l’auberge en suivant la robe de Cayetana qui ondulait comme une couleuvre sur les gros pavés ronds, s’engagea dans la porte de la grande salle… et reçut de plein fouet un personnage qui sortait en courant et qui lui écrasa un pied.
— Quel fichu maladroit ! gronda-t-il furieux et s’apercevant trop tard qu’il avait parlé français.
L’autre se retourna, saisi… c’était Jean de Batz. Son regard, d’abord sans expression, accrocha la fausse duègne et, brusquement se figea, s’arrondit sur un haut-le-corps. Gilles, alors, grimaça un sourire accompagné d’un clin d’œil puis, ramassant ses jupes, se précipita dans l’escalier à la suite de la duchesse, pas assez vite cependant pour ne pas entendre le hoquet dont Jean accompagnait sa sortie. Mais le plus dur était fait, et en outre il savait son ami pourvu de trop d’esprit pour ne pas jouer le jeu. Très certainement, il imaginerait une aventure amoureuse avec l’inflammable duchesse et saurait se montrer discret.
Dans la chambre que l’on débarrassait hâtivement pour elle en attendant que ses serviteurs en prissent possession, Cayetana recevait les dernières salutations de San Esteban qui faisait visiblement tous ses efforts pour obtenir une invitation à souper en échange de sa courtoisie mais allait devoir se contenter d’un remerciement gracieux et d’un :
— Je vous suis tellement reconnaissante, Don Ignacio ! Votre courtoisie m’est d’un si grand secours ! Voyez-vous, je me rends à Luchon pour ma santé mais ce voyage m’éprouve affreusement ! Je ne sais ce que je serais devenue sans vous…
L’hidalgo se cassa en deux, rouge d’orgueil.
— Notre honneur à tous n’aurait pas résisté à une mauvaise nuit de la duchesse d’Albe ! Déjà, cette auberge est tout à fait indigne d’elle !
Cayetana baissa les yeux, soudain confite de dévotion.
— La pénitence est salutaire quand on veut obtenir du Ciel la guérison ! Je vous souhaite la bonne nuit, Don Ignacio.
L’officier salua de nouveau, marchant à pas comptés vers la porte en homme qui espère de tout son cœur et contre toute logique d’ailleurs qu’on le rappellera. Ce fut d’ailleurs ce qui se produisit mais pas comme il l’attendait.
— Don Ignacio !
— Excellence ?
— N’avez-vous pas un Français dans votre régiment ? Un Gascon à ce que l’on m’a dit. Un certain… baron de Batz ?
— Si fait, mais…
— Mon époux l’a rencontré plusieurs fois et il connaît bien, à ce que l’on prétend, ces Pyrénées sauvages où je me rends pour y prendre les eaux. Puisque le hasard le met sur mon chemin, voulez-vous lui dire que je désire m’entretenir avec lui quelques instants ?
La commission visiblement ne plaisait guère à don Ignacio.
— Un tel honneur ! Pour ce petit gentilhomme… Mais…
Le ton de Cayetana se fit alors d’une inquiétante douceur.
— Mes amis ne discutent jamais mes désirs, Don Ignacio. C’est, d’habitude, à qui les réalisera le plus vite.
Don Ignacio sortit, dompté…
— C’est bien ce que tu voulais, n’est-ce pas ? murmura Cayetana dès que la porte se fut refermée sur le colonel.
— Vous êtes la femme la plus étonnante qui soit au monde, déclara-t-il tout en se débarrassant hâtivement de sa défroque de duègne sous laquelle il ne souhaitait pas que son ami puisse le contempler une seconde fois.
Quelques instants plus tard, Jean de Batz, sanglé dans son uniforme jaune canari, le bonnet de police à flamme garni de cuir sur l’oreille, franchissait le seuil de la pièce et offrait à la duchesse d’Albe un salut dont se fût contentée une reine. Mais ses vifs yeux noirs, une fois rendu à la jolie femme l’hommage admiratif naturel à tout Français digne de ce nom, allèrent discrètement explorer les profondeurs de la chambre et singulièrement les rideaux du lit, cherchant quelque chose. Cayetana ne lui laissa pas beaucoup de temps pour se poser des questions.
— Il y a ici quelqu’un qui désire vous voir, baron, fit-elle avec un sourire en se dirigeant à son tour vers ce lit. Vous pourrez parler en toute sécurité.
Le nouveau salut, encore plus profond, de Batz tourna un peu court lorsque Gilles quitta l’abri des rideaux du lit tandis que le Gascon éclatait de rire.
— Ainsi, c’était bien toi ? Sacrebleu, mon ami, j’en étais à douter de ma raison et à me demander comment, n’ayant bu depuis ce matin que deux gobelets de mauvais vin, je pouvais en être aux hallucinations…
— Te voilà rassuré… et j’ajoute qu’il n’y a pas de quoi rire. Sans cette défroque de malheur et la protection de la duchesse, je serais à l’heure présente en train de me morfondre au plus profond d’un cachot de l’Inquisition, en attendant d’aller rôtir en public sur la Plaza Mayor au chant du Dies Irae…
Batz changea de visage.
— L’Inquisition ? Mais que lui as-tu fait ?
— À elle ? Rien du tout…
Et Gilles rapporta brièvement ce qui s’était passé à Aranjuez et à Madrid puis conclut son récit en tirant de sa ceinture la bague d’émeraude de Maria-Luisa.
— Tiens ! Voilà tout ce qu’il me sera permis d’ajouter encore à ma fortune espagnole, car tu penses bien que ma situation de mort en fuite ne m’a guère permis de passer chez l’économe du régiment pour toucher ma solde. Tu la donneras à Cabarrus.
Avec l’habileté d’un professionnel Batz fit jouer les pierres dans la lumière puis, fourrant le bijou dans son gousset avec un large sourire :
— Je saurai parfaitement en quoi la transformer ! fit-il. Nos affaires vont bien d’ailleurs car j’ai fait, par l’entremise de la banque de San Carlos et de ton ami Cabarrus justement, quelques placements avantageux, dont plusieurs parts dans l’affrètement d’un navire marchand à destination de la Côte de l’Or…
— La Côte de l’Or ? Pour en rapporter quoi ?
— Mais… différentes choses. Du café, du cacao…
— Tu es sûr ?
— Voilà qu’à ton tour tu joues les inquisiteurs ! Je ne comprends pas ta question et moins encore le ton que tu emploies.
— Excuse-moi. Mais, vois-tu, j’aurais horreur d’apprendre que nous essayons de faire fortune avec l’ignoble trafic de ce que l’on appelle pudiquement le « bois d’ébène ». J’ai vu des esclaves, en Amérique. J’admets que certains sont bien traités, heureux même, mais ce n’en sont pas moins des rebuts d’humanité… bien que pourvus d’une âme comme toi et moi…
Batz haussa les épaules avec une désinvolture qu’un observateur averti eût peut-être trouvée un peu forcée.
— Il y a des moments où je me demande si tu n’as pas gardé au fond de toi un vague regret de la prêtrise. Quel évêque tu aurais fait ! Non, rassure-toi, il n’a été jusqu’ici question que de denrées alimentaires. Fais-moi confiance, sacrebleu ! Évidemment je regrette de te voir partir mais tu peux être certain que tes affaires ne s’en porteront pas plus mal. Un détail, pourtant : cette bague est tout ce que tu possèdes, si j’ai bien compris. De quoi vivras-tu le temps de reprendre du service chez les Dragons et de toucher ta solde ?
Gilles se mit à rire.
— Ne m’as-tu pas montré le chemin au temps bienheureux de notre rencontre ? Je ferai comme toi : des dettes…
Batz leva les yeux au ciel.
— Et voilà ! Cela s’indigne vertueusement quand il est question de trafiquer des esclaves mais cela envisage le plus sereinement du monde de faire souffrir d’honnêtes commerçants parisiens.
— Faire des dettes ne signifie pas que l’on refuse de les payer.
— De toute façon, il n’en sera pas question.
Cayetana venait d’entrer dans la conversation avec l’entière sérénité de quelqu’un qui sait parfaitement que personne n’osera lui reprocher d’avoir écouté aux portes. Gilles se tourna vers elle, sourcils froncés, déjà sur la défensive.
— Que voulez-vous dire ?
— Simplement ceci : lorsque nous avons quitté Madrid, je vous ai dit que j’avais besoin de vous, en France, pour une mission de confiance. Je crois que le moment est venu de vous révéler la nature de cette mission. Votre ami, qui semble s’intéresser de près aux affaires, pourra, je pense, nous y aider.
— Nous sommes l’un et l’autre à votre service, mais…
— Pas de mais ! Je déteste ce mot-là !
Elle alla se poser gracieusement sur le seul fauteuil de la chambre, invitant du geste les deux amis à s’établir qui sur un tabouret, qui sur un coffre de voyage.
— Vous n’ignorez pas la chaude amitié qui m’unit à la princesse des Asturies, fit-elle malicieusement. Lorsqu’il s’agit de notre commune passion pour les pierreries, cette « amitié » atteint une sorte de paroxysme. Or, la veille de notre départ de Madrid, j’ai appris… de bonne source, que le chevalier d’Ocariz, consul général d’Espagne en France, avait été chargé par Doña Maria-Luisa, au moment de rejoindre Paris, d’une mission aussi importante que confidentielle : faire l’achat, chez les joailliers de la Reine de France, d’un certain collier de diamants unique au monde, paraît-il, mais d’un prix tellement élevé que la reine Marie-Antoinette, malgré le vif désir qu’elle en avait, n’a pu réussir à l’acheter.
— Vous voulez parler, Madame la Duchesse, du fameux collier de Boehmer et Bassange, le collier aux six cent quarante-sept diamants ? demanda Batz dont les yeux s’étaient soudain rétrécis.
— Celui-là même. On dit que c’est une merveille, un fleuve de feu qui eût été admirablement au noble cou de la Reine de France…, mais qui, selon moi, serait tout à fait déplacé sous le visage ingrat de la future Reine d’Espagne !
Bien qu’il s’intéressât peu aux colifichets féminins, Tournemine connaissait lui aussi l’histoire du fabuleux collier commandé quelques années plus tôt par le roi Louis XV pour la comtesse Du Barry. Les joailliers de la Reine avaient mis longtemps à trouver sur tous les marchés du monde les pierres parfaites que le goût exigeant du souverain réclamait. Malheureusement pour eux, le Roi mourut à peu près au moment où les derniers diamants arrivaient à Paris, privant les deux hommes, qui s’étaient endettés jusqu’aux oreilles, d’un client à peu près irremplaçable. Et Gilles croyait entendre encore la voix méprisante de Fersen qui lui avait conté l’histoire.
— Quelques mois de vie supplémentaires au roi Louis XV et une catin se parait d’un trésor qu’une souveraine ne pourra pas porter…
— En ce qui concerne Sa Majesté, coupa-t-il avec un peu d’agacement, Votre Grâce est mal renseignée. Elle aurait parfaitement pu posséder le collier car chez nous chacun sait que le Roi voulait le lui offrir, en 1778, pour la naissance de leur premier enfant, la princesse Marie-Thérèse. La Reine l’a refusé, épouvantée par le prix qui correspondait à celui d’un vaisseau de ligne. C’est peut-être un peu grâce à elle si nous avons la meilleure marine du monde !
La duchesse d’Albe partit d’un éclat de rire un peu forcé.
— C’est bien possible. Mais moi qui n’ai aucune raison d’offrir des vaisseaux à mon seigneur époux qui n’en saurait que faire, ni même à l’Espagne qui ne m’en aurait aucune reconnaissance, j’ai décidé que ce collier m’appartiendrait. Vous aurez donc, mon cher ami, l’obligeance de le négocier pour moi… à quelque prix que ce soit, vous m’entendez bien ? L’important est de l’emporter sur Maria-Luisa. Cela fait, vous l’apporterez vous-même jusqu’à la frontière d’Espagne, où votre ami ici présent viendra le chercher, puisqu’il ne vous sera pas possible, jusqu’à nouvel ordre, de fouler à nouveau le sol espagnol.
Batz intervint :
— Acheter, surtout à n’importe quel prix – et il me semble bien me rappeler que celui des joailliers voyage autour d’un million et demi –, cela suppose la mise à disposition de l’acheteur d’une très forte somme d’argent !…
— Tout est réglé de ce côté, baron. Le señor Cabarrus transférera deux millions à la succursale de Cadix de la banque parisienne Lecoulteux.
Tournemine et Batz échangèrent un regard.
— Nous connaissons très bien les Lecoulteux, fit le premier.
— Tant mieux. Vos lettres d’introduction s’en trouveront simplifiées d’autant et cela me permet de constater, une fois de plus, que j’ai fort bien choisi mon messager, ajouta Cayetana avec un sourire. En ce qui vous concerne, Diego vous remettra à la frontière, avec tous les papiers de banque, une somme en or et une lettre de change pour vos frais. Non ! fit-elle impérieusement, coupant court au geste de protestation du jeune homme, vous devez accepter : l’homme qui représentera les ducs d’Albe chez messieurs Boehmer et Bassange ne saurait être impécunieux et je n’ai jamais entendu dire qu’un ambassadeur, fût-il prince, eût dérogé en acceptant de son souverain une juste rétribution pour ses travaux. Et puis, ne vous y trompez pas, chevalier, les choses ne seront pas aussi simples qu’elles le paraissent vues d’ici. Telle que je connais Maria-Luisa, son envoyé fera tout au monde… tout, vous m’entendez bien ?… pour lui rapporter ce joyau dont elle a une envie maladive. Il faudra vous garder soigneusement, être extrêmement prudent car vous allez tout simplement risquer votre vie.
— Eh bien, j’aime mieux cela ! dit Gilles avec un soulagement qui fit sourire Batz. Le danger rendra ce marché plus amusant.
— Il n’y a pas que ce danger-là. Vous aurez peut-être aussi quelques ennuis avec votre ministre des Affaires extérieures. Dès l’instant où Ocariz, qui est consul général, je vous le rappelle, vous saura sur les rangs, il fera feu de tout bois. Vous risquerez peut-être aussi votre carrière… ou la Bastille !
— Ces risques-là aussi je les prends. À moins que le monde ne s’écroule, vous aurez votre collier !
— Je n’en doute pas un seul instant. Eh bien, puisque nous sommes d’accord, mieux vaut nous séparer. Mais soyez sûrs, à présent, l’un et l’autre de ma reconnaissance.
Batz salua avec une joie qu’il avait beaucoup de mal à atténuer. Visiblement, son entrée en relations avec la duchesse d’Albe le ravissait. Ce fut avec enthousiasme qu’il embrassa son ami.
— Encore un mot, dit celui-ci contre son oreille. Tu n’as reçu aucune nouvelle du comte de Boulainvilliers, ni du lieutenant de Police ?
— Aucune ! Mais cela ne veut rien dire. Ces affaires-là vont rarement vite, sauf par miracle. À bientôt et que Dieu te garde !
Pour échapper à Don Ignacio, un peu trop désireux de pousser plus avant ses relations avec la duchesse d’Albe et qui prétendait l’escorter avec une partie de son régiment, Cayetana décida de quitter Ségovie avant le lever du jour et d’accélérer la marche de son cortège. Mais cette accélération devint de la hâte quand, passé Aranda de Duero que l’on brûla pour éviter à la duchesse de faire halte dans le château qui lui appartenait, on fut dépassé, sur le Camino real 1, par l’équipage d’un personnage qui semblait fort pressé… et qui n’était autre que le consul général regagnant Paris à grandes guides. Cette fois il n’était plus question de flâner. On roula aussi vite qu’il était possible pour ne pas éreinter les chevaux, on coucha même en pleine campagne après avoir traversé Burgos où Ocariz s’était arrêté et, quatre jours après avoir quitté Ségovie, on arrivait en vue de la Bidassoa, petit fleuve côtier dans les flots duquel s’inscrivait la frontière entre la France et l’Espagne.
À cette hâte, Gilles adhérait de tout son cœur car il aspirait ardemment à se retrouver un homme parmi les hommes. Il était las jusqu’à l’écœurement d’une mascarade, salutaire peut-être, mais qui l’irritait d’autant plus qu’il soupçonnait Cayetana d’y prendre un plaisir pervers. En réendossant ses cotillons, chaque matin, il avait l’impression de grimper au pilori.
Et puis, le désir violent qu’il avait éprouvé pour la belle maja commençait à s’émousser. Son rôle nocturne se muait insensiblement en celui d’un galérien de l’amour enchaîné aux caprices sensuels d’une femme sans cesse à la recherche de sensations nouvelles, ces sensations qu’elle traquait, sous son déguisement de manola, jusque dans le petit peuple des toreros et des Don Juan de rues. Un homme nouveau, pourvu qu’il eût une certaine flamme au fond des yeux, un corps vigoureux et qu’il éveillât sa curiosité, faisait apparaître en elle l’instinct le plus primitif.
Bien souvent, par exemple, au cours des longues journées de route dans la poussière et la chaleur, la pensée et la conversation de l’a duchesse s’étaient dirigées vers Goya. Le peintre avec son physique brutal, sa parole directe et sa passion de vivre intéressait visiblement Cayetana qui réclamait toujours plus de détails sur la vie secrète de cet homme en qui elle voyait à présent, tout comme Gilles lui-même, un futur géant de l’art.
« Si un jour je reviens en Espagne, songeait Gilles mi-amusé, mi-inquiet, je suis prêt à jurer qu’elle en aura fait son amant ! Lui ne demande que cela. Il avait un regard, l’autre jour, quand elle voltigeait à travers son atelier ! Reste à savoir ce que Paco retirera de cet amour : une inspiration plus ardente encore… ou un désastre ? »
Quant à lui-même, c’était avec une sorte d’avidité qu’il suivait des yeux le chemin déroulé devant lui à l’infini… vers la France. Parfois, son regard glissait vers Pongo qui chevauchait paisiblement à la portière, en selle sur le superbe Merlin, et Gilles se sentait étouffer sous l’envie violente d’arracher ses ridicules oripeaux noirs, d’enfourcher son cheval bien-aimé pour retrouver sa chaleur et sa vitalité puissante et pour s’envoler avec lui jusqu’au bout de l’horizon, à la recherche de sa propre existence, d’un rêve coiffé de flammes qui s’était dissous dans les nuages depuis trop longtemps…
L’apparition des vieux remparts de Fontarabie reflétés dans les eaux verdâtres de la Bidassoa lui arracha une exclamation dont il ne fut pas maître et qui fit froncer les beaux sourcils de Cayetana.
— Es-tu donc si pressé de me quitter ? murmura-t-elle.
Il lui sourit avec beaucoup de gentillesse et un peu de contrition.
— Je suis pressé de redevenir moi-même, Cayetana… et aussi de me lancer dans l’aventure que vous m’offrez. Dieu m’a créé de telle sorte que je crois être beaucoup plus fait pour les bagarres et les horions que pour filer la laine sous les yeux d’une femme, ces yeux fussent-ils les plus beaux du monde ! ajouta-t-il en baisant doucement la main de sa maîtresse. Mais quand il voulut la reposer sur la robe cette main s’accrocha nerveusement à la sienne.
— Regarde ! Qu’est-ce que cela ?
On arrivait en vue de Behobia et du vieux pont jadis construit par les Romains dont les arches vigoureuses avaient porté durant tant de siècles le poids des foules de pèlerins en route vers Compostelle de Galice. Mais, cette fois, l’antique chaussée était déserte. À la hauteur de la croix de pierre portant les attributs de saint Jacques, un cordon de soldats rejoignait les deux parapets : le chemin était barré.
La voiture s’arrêta, cependant qu’avec l’assurance d’un serviteur de grande maison, Diego poussait son cheval jusqu’à la poitrine des soldats :
— Place ! cria-t-il, place à la voiture de Son Excellence la duchesse d’Albe !
L’officier qui rêvait, adossé à la croix, mit le chapeau à la main pour répondre.
— Nous livrerons passage à Son Excellence dès l’instant où elle nous aura remis son laissez-passer, dit-il tranquillement.
Diego tira de sa poche une liasse de papiers.
— Voici les passeports de Son Excellence et de sa suite. Nous nous rendons aux bains de Luchon où le docteur de Barrié attend Madame la Duchesse.
L’officier hocha la tête.
— J’ai parlé de laissez-passer, mon ami, non de passeports. Depuis une semaine, nul ne peut franchir la frontière française sans être muni d’un laissez-passer spécial, signé par le Roi en personne ou par le marquis de Florida Blanca. Et cela jusqu’à nouvel ordre.
— Mais enfin, cela ne peut concerner la plus grande dame d’Espagne et…
— Cela concerne tout le monde… même les membres de la famille royale s’il leur prenait fantaisie de se présenter ici.
Cayetana, qui avait tout entendu, pâlit mais habituée à faire front, elle baissa la glace et passa la tête par la portière.
— Venez ici, lieutenant ! Venez m’apprendre au moins la raison d’un ordre aussi extravagant.
L’officier s’approcha de la voiture et salua respectueusement.
— Un criminel en fuite, Excellence, recherché à la fois par la Justice et par la Très Sainte Inquisition. Et comme il s’agit d’un Français, il est naturel de lui barrer le retour vers son pays. Nous avons son signalement et, s’il se présente ici, Votre Seigneurie peut être certaine que nous ne le laisserons pas échapper.
— J’en suis tout à fait certaine et je vous en félicite, lieutenant. Mais voulez-vous me dire comment je vais pouvoir me rendre à Luchon dans ces conditions ? Je n’ai jamais eu l’habitude de demander d’autorisation à qui que ce soit en ce bas monde… pas même au Roi ! En outre, je suis souffrante, je dois me soigner. Vous n’envisagez pas, j’imagine, de me renvoyer à Aranjuez faire antichambre chez Florida Blanca ? Allons, lieutenant, un bon mouvement. Personne ne vous reprochera d’avoir ouvert votre frontière à la duchesse d’Albe. Je ne suis pas recherchée par l’Inquisition, moi… ni aucun des miens d’ailleurs. Je suis prête à en jurer.
L’officier était visiblement au supplice. Il eût sans doute mille fois préféré subir l’estrapade plutôt que le feu indigné des yeux de cette femme dont il connaissait la puissance et qui pourrait, s’il lui en prenait fantaisie, briser sa carrière d’un claquement de doigts.
— Excellence ! Excellence, je vous supplie de me pardonner. Je sais qu’auprès de Votre Seigneurie je ne suis rien. Je n’ai que mon honneur de soldat mais fussiez-vous la princesse royale elle-même que, sans le laissez-passer en question, je ne pourrais livrer passage…
— Vous avez de ces comparaisons ! marmotta Cayetana furieuse. Mais ce n’est pas vous, j’imagine, qui commandez tout votre régiment. Vous avez bien quelque part un colonel, un général, que sais-je ? Allez me le chercher !
— Je le voudrais mais c’est impossible : Don Garcia Morales, notre colonel, est parti ce matin pour Burgos, appelé par le Gouverneur… mais… il y a là-bas, à Fontarabie, en face du vieux château, une auberge acceptable, où j’ai déjà envoyé tout à l’heure la voiture de deux dames qui se trouvent dans la même situation. Votre Excellence pourrait s’y établir quelques jours, le temps d’envoyer l’un de ses courriers à Madrid pour ramener l’autorisation… ou à Burgos pour en ramener Don Garcia !
Cachée par les plis des robes, la main de Gilles chercha celle de Cayetana, la serra vivement pour attirer son attention.
— Ne vous entêtez pas, chuchota-t-il. Il faut céder. Allons à cette auberge et voyons ce qu’il est possible de faire.
La duchesse poussa un soupir plein de lassitude.
— Eh bien ! Je vois que je n’ai pas le choix ! Je vais suivre votre conseil, lieutenant. Et rassurez-vous, ajouta-t-elle en voyant le regard inquiet dont il l’enveloppait, je ne vous en veux en aucune façon. Vous faites votre devoir et vous le faites bien : c’est tout à votre honneur. À bientôt ! Pedro ! À Fontarabie ! fit-elle à l’adresse de son cocher.
La lourde voiture fit demi-tour dans un nuage de poussière au moment précis où un autre véhicule débouchait à toute allure du dernier tournant. C’était, attelée d’une paire de chevaux fumants, une élégante « calesa », un cabriolet à deux roues dont le devant était fermé par un rideau de cuir et que menait un petit cocher aussi noir et remuant que l’enfer. Une « calesa » que les occupants de la berline ducale reconnurent avec désespoir.
Raide d’indignation, Cayetana vit, après un bref échange de paroles et la production d’un papier, la ligne des soldats s’ouvrir devant le chevalier d’Ocariz qui franchit tranquillement la Bidassoa avant de s’élancer sans la moindre entrave sur la route de Paris.
— Apparemment il possède, lui, le fameux laissez-passer ! Maria-Luisa me paiera cela avec le reste !
Malgré une déception qui n’avait duré que le temps de prendre une nouvelle décision, Gilles se mit à rire.
— Allons, ma chère, ne faites pas cette mine d’apocalypse !
« Rien n’est perdu ! Votre Ocariz aura un peu d’avance sur moi mais je ne désespère pas de le rattraper… et même de le dépasser !
— Vraiment ? Pensez-vous le rattraper en nous morfondant durant des jours derrière les vieilles murailles de Fontarabie qui donnèrent jadis tant de fil à retordre à mon aïeul le duc de Berwick 2 ?
— Je verrai bien !…
Un moment plus tard, la berline et son escorte de mules et de cavaliers franchissaient les antiques remparts du XVe siècle par la porte Santa-Maria, écussonnée d’anges vénérant l’image de Notre-Dame de Guadalupe, et n’eurent aucune peine à trouver la Fonda de los Reyes Católicos. Deux voitures, bien différentes, stationnaient devant : la lourde et confortable berline de voyage d’un seigneur dont les portières ensevelies sous une épaisse couche de poussière ne permettaient pas de lire les armoiries et une sorte de vaste diligence dételée, brancards en l’air, dont les rideaux de cuir relevés montraient l’intérieur misérable et désert. Mais, établi sur le siège, un « mayoral 3 » aussi crasseux que superbe sous ses culottes de mouton, sa courte veste brodée et le foulard rouge noué autour de sa tête, fumait majestueusement un long cigare noir, en laissant peser un regard d’empereur sur le tumulte de la place.
Un grand concours de peuple s’y agitait autour d’un théâtre en plein vent que l’on construisait devant l’ancien palais des Rois Catholiques. On travaillait d’ailleurs en musique car trois guitaristes grattaient leurs instruments tandis qu’une troupe d’hommes et de femmes en costumes bariolés participait joyeusement à l’édification des tréteaux.
— Je ne songe pas un seul instant à y demeurer plus de quelques heures. Avant l’aube de demain, Doña Cayetana, je prendrai pied sur le sol de France. Je vous en donne ma parole !
— Comment ferez-vous ?
Tournemine désigna la Bidassoa. L’eau coulait bleue, rapide entre ses berges encombrées de roseaux, encadrant la petite île des Faisans, puis elle s’élargissait, s’évasait en un large estuaire où les vagues formaient, au loin, une légère frange d’écume à l’endroit de la barre.
— Ce n’est que de l’eau, dit-il tranquillement, et moi je suis breton, c’est-à-dire à peu près amphibie. Pongo nage comme le castor, son totem, et Merlin, mon cheval, s’arrange à merveille de l’élément liquide…
— Êtes-vous fou ? Il y a bien un quart de lieue entre la pointe de Fontarabie et la rive française.
— Dans mon pays, et dans ce même océan, il m’est souvent arrivé de nager deux lieues. Croyez-moi, j’en viendrai à bout sans peine. Mais peut-être sera-t-il plus difficile de sortir de cette ville, si les portes sont gardées la nuit.
— Pour cela, soyez en repos. Les murailles sont vieilles, elles ont beaucoup souffert lors du siège de 1719 et nul n’a songé à les réparer. Quant à une garde, pour quoi faire ? La France et l’Espagne ne sont-elles pas liées par le Pacte de Famille ? Fontarabie n’a plus d’ennemis…, par contre, peut-être y a-t-il des patrouilles le long du fleuve.
— Des comédiens ambulants ! soupira Cayetana changeant de sujet comme cela lui arrivait fréquemment. Il ne nous manquait plus que cela !
— Vous devriez les bénir, répondit Gilles. Je pourrai traverser l’eau tranquillement pendant la représentation. Toute la ville sera sur la place…
L’aubergiste y était déjà. L’arrivée de la cavalcade de la duchesse d’Albe le jeta dans un désespoir bruyant. Dégoulinant de respect et de crainte, il expliqua que sa fonda était pleine comme un œuf, envahie par ces comédiens du diable mais qu’il allait jeter tout ce monde-là dehors, les envoyer coucher dans une grange ou aux enfers, eux et tout ce que son auberge contenait pour faire place nette à Son Excellence.
— Vous n’allez tout de même pas nous jeter dehors nous aussi ? gémit une voix qui semblait venir du ciel. Nous vénérons Madame la Duchesse d’Albe mais nous la supplions de tolérer au moins notre présence et de considérer que nous sommes non seulement femmes mais femmes de la bonne société.
Deux dames, en effet, se tenaient sur le balcon de bois qui régnait tout au long de la façade et Gilles, cette fois, retint péniblement un juron car ces deux dames n’étaient autres que la señora Cabarrus et Thérésia…
— Nous descendons ! cria encore Antoinette. Que Votre Excellence veuille bien nous faire la grâce de nous attendre.
— Doux Jésus, souffla Cayetana. Qui peut bien être cette perruche ?
— La femme de votre banquier, ma chère. La comtesse « de » Cabarrus et sa fille. D’excellentes amies à moi, mais pour l’heure je préfère qu’elles ne me voient pas et je vais rester un moment dans la voiture. Je me demande ce qu’elles font là !
Retranché derrière les mantelets baissés, il put suivre la rencontre des trois femmes. Cayetana, renseignée par lui sur l’identité de son interlocutrice, fut aimable. Antoinette Cabarrus, volubile à son habitude, l’assassina de son amabilité envahissante, protestant de la joie qu’elle éprouvait à rencontrer la « plus grande dame de toutes les Espagnes », assurant ladite grande dame de son dévouement et l’implorant de lui laisser une « toute petite chambre » pour elle et sa « pauvre enfant ». Ses deux fils, François et Dominique, ainsi que le précepteur ecclésiastique, Don Bartholomeo, se contenteraient très certainement, pour leur part, de la grange ou même du poulailler…
La vue réduite que Gilles avait de la scène par la fente des rideaux lui permettait d’apercevoir Thérésia. La fillette ne disait rien. Elle avait salué la duchesse d’Albe en fille qui connaît son monde puis elle s’était insensiblement écartée du groupe bruyant. Elle semblait curieusement indifférente à ce qui l’entourait.
En un mois, la petite Reine de Mai avait changé. Son ravissant visage semblait porter un masque. C’était comme une brume de mélancolie qui en pâlissait les couleurs et voilait l’éclat des yeux marqués de cernes bleuâtres trahissant les nuits sans sommeil. Que faisait-elle, avec sa famille, dans ce village de la frontière ? Pourquoi ce brusque départ pour la France dont, au moment de son couronnement champêtre, il n’était aucunement question chez les Cabarrus ? L’amitié que le jeune homme éprouvait pour l’enfant lui faisait chercher cent réponses aux questions que posait la tristesse de Thérésia. Le chagrin, et elle en avait indubitablement, lui allait bien mal !
Elle s’écarta encore des deux femmes dont la conversation paraissait l’ennuyer. Tout en elle disait le désœuvrement et, en même temps, l’envie d’évasion d’une enfant surveillée de trop près. Son mouvement lui fit quitter le champ d’observation de Gilles qui ne la vit pas se tourner un instant vers les comédiens, puis revenir vers la voiture dont la portière demeurée ouverte montrait le somptueux intérieur de velours.
Et, brusquement, elle se pencha, passa la tête. Son visage apparut à quelques centimètres des genoux de la fausse duègne qui ne s’y attendait pas et qui n’eut même pas le temps de se rejeter en arrière. Un instant ils furent face à face, presque nez à nez, le fugitif et la fillette… mais il ne se passa rien.
— Eh bien, Thérésia ? cria Antoinette, apparemment en veine d’autoritarisme. À quoi pensez-vous ? Quelle inconvenance ! Quelle curiosité ! Pardonnez-lui, Excellence… ce n’est qu’une enfant.
— Une enfant ravissante si j’ai bien vu. Venez là, petite ! Venez me montrer votre frimousse ! dit Cayetana.
La tête de Thérésia disparut laissant à Gilles la quasi-certitude qu’elle l’avait reconnu. Mais il n’en éprouva aucune inquiétude. Même si elle le croyait coupable d’un crime, Thérésia n’était pas fille à le dénoncer : elle était son amie.
Les deux femmes, cependant, se mettaient d’accord pour se partager la fonda. Les comédiens, généreusement dédommagés par la duchesse qui promit d’ailleurs d’assister, du balcon, à leur représentation, acceptèrent avec bonne humeur de loger dans la grange. Et l’on procéda à l’installation. « Doña Concepción », que sa maîtresse avait annoncée comme souffrant de vapeurs, gagna hâtivement, sous l’abri de ses coiffes, une petite chambre voisine de celle de la duchesse et primitivement réservée à la femme de chambre d’Antoinette qui avait tenu instamment à la lui offrir.
— Si elle est malade, il vaut mieux qu’elle soit seule. Avec la chaleur qui nous vient, les gens incommodés répandent souvent des odeurs fort déplaisantes qu’il ne peut être question d’imposer à une femme raffinée.
Gilles l’eût volontiers embrassée pour cette phrase acidulée. L’idée d’être seul, même dans un placard, même pour les quelques heures qui le séparaient de son aventure nocturne, l’enchantait. La cohabitation incessante et étroite avec une femme, fût-elle aussi séduisante que Cayetana, finissait par lui devenir insupportable. Avec délices, il se déchaussa, rejeta les odieuses robes, bien décidé à ne plus jamais les réintégrer, s’enveloppa de son manteau et se jeta sur l’étroite couchette aux draps douteux où il s’endormit du sommeil d’un homme qui pense n’avoir rien de mieux à faire.
Quand il s’éveilla, le jour commençait à baisser et quelqu’un frappait à sa porte doucement mais avec insistance.
— Qui est là ? fit-il en s’efforçant de contrefaire sa voix, ce qui n’alla pas tout seul car le sommeil l’avait enrouée.
— Moi, Thérésia ! Je vous en prie, ouvrez. Il faut que je vous parle.
Il tira vivement le loquet et la fillette, la blancheur de sa robe éteinte par une cape sombre, glissa dans l’ouverture et, sans autre préambule, lui sauta au cou pour lui plaquer deux gros baisers sur les joues. Il les lui rendit d’instinct puis la repoussa doucement.
— Thérésia ! reprocha-t-il. Quelle imprudence ! Si l’on vous voyait, si l’on vous entendait ?
— Pas de danger ! Ma mère et la duchesse d’Albe… je devrais dire la duchesse d’Albe et ma mère qui éclate d’orgueil soupent ensemble dans la salle. Moi, j’ai dit que je n’avais pas faim, que j’avais mal à la tête. Oh, Gilles ! Est-ce que cette femme est votre maîtresse ?
— En voilà une question pour une petite fille bien élevée ? C’est pour me demander cela que vous êtes venue ici ?
— Bien sûr que non. Mais d’abord je ne suis plus une petite fille et ensuite, si elle vous cache, c’est sûrement parce qu’elle vous aime. Elle est plutôt belle, d’ailleurs… encore qu’elle ne me plaise pas. Elle a trop l’air de croire qu’il n’y a au monde que Dieu, elle et quelques accessoires.
— Thérésia ! gronda le jeune homme. Encore une fois…
— Qu’est-ce que je viens faire ? Vous aider. Oh ! grand ami, j’ai été si heureuse tout à l’heure quand je vous ai reconnu ! Les gens disaient des choses si affreuses ! Et je ne savais même pas si vous étiez vivant !
La spontanéité de l’enfant était rafraîchissante et Gilles se radoucit.
— Si je comprends bien, vous n’avez pas cru à ces choses affreuses ?
Elle le considéra avec cet air de commisération indignée que prennent les enfants quand les grandes personnes disent des sottises.
— Êtes-vous fou ? Je vous connais et je sais juger un homme, ajouta-t-elle avec une dignité comique. Mes parents non plus, d’ailleurs, n’y ont pas cru. On vous aime bien chez nous. Papa disait que c’était une histoire de fous et que ça avait quelque chose à voir avec la princesse des Asturies. Les femmes jouent un grand rôle dans votre vie, n’est-ce pas ?
Pour le coup, Gilles se mit à rire.
— Elles jouent un grand rôle dans la vie de tous les hommes, Thérésia. Vous aussi jouerez, plus tard, ce grand rôle… et dans la vie de beaucoup d’hommes peut-être.
Elle se laissa tomber sur le bord de la couchette et poussa un soupir qui contenait toute l’expérience du monde.
— Oh, je sais. J’ai déjà commencé.
— Vraiment ?
— Vraiment ! Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi vous nous retrouvez ici, en route pour la France comme si toute l’Espagne s’était mise à flamber ? C’est à cause de moi.
— Tiens donc ! De vous ?
— De moi… et de l’oncle Maximilien ! Il est tombé amoureux de moi et il a demandé ma main à mon père. Ça a fait un horrible scandale.
Abasourdi, Gilles la considéra avec stupeur. Elle paraissait pourtant avoir tout son bon sens.
— Votre oncle ?… Le frère de votre mère ?
— Oui, l’oncle Galabert bien sûr. Vous le connaissez. Il ne m’aurait pas déplu, d’ailleurs : il est charmant.
Plusieurs fois, en effet, Gilles avait rencontré, chez les Cabarrus l’« oncle Maximilien » qui était arrivé de Bayonne au tout début de l’année pour les affaires familiales. Et il n’y avait, en effet, rien d’étonnant à ce que Thérésia l’eût jugé charmant : trente ans, élégant, distingué, il avait l’œil vif, la bouche gourmande et une silhouette à la fois vigoureuse et souple, bien prise dans des vêtements de bon goût et de coupe parfaite. Il était en plus assez spirituel et fort galant : de quoi tourner plus d’une tête féminine, même celle d’une nièce un peu grande pour son âge. Mais de là à vouloir l’épouser…
— Est-ce à dire que ce mariage insensé ne vous aurait pas déplu ? On dirait, ma parole, que vous emportez certains regrets ?
Le sourire que lui offrit l’adolescente fut un étonnant mélange de candeur enfantine et d’inconscience féminine.
— Bien sûr ! J’aime beaucoup l’oncle Maximilien. Il sait dire de si jolies choses…
— Mais sacrebleu, c’est votre oncle, le frère de votre mère !
— C’est un homme et un homme est un homme. Pour moi, il n’y a que deux catégories : ceux qui sont séduisants et ceux qui ne le sont pas. Vous êtes un homme séduisant… mais l’oncle Max aussi. Et puis, j’avais besoin d’être consolée. Vous m’aviez complètement abandonnée… vous ne vous occupiez pas de moi parce que vous aviez d’autres idées en tête : votre duchesse par exemple ! Je l’ai bien vu le jour où j’ai été couronnée Reine de Mai. Si vous…
— Thérésia, Thérésia, nous nous égarons. Revenons à vos parents. Ils ont pris très mal la chose, si j’ai bien compris ?
— Encore plus mal que ça ! Maman s’est évanouie, Papa s’est emporté comme je n’avais jamais vu et puis, quand il a eu fini de tout mettre à feu et à sang dans son cabinet, il a décidé que nous irions en France sans délai, Maman, mes frères et moi, parce qu’il n’était décidément pas possible, en Espagne, de faire de nous autre chose que des sauvages. Il nous envoie à l’un de ses correspondants à Paris, un certain M. de Boisgeloup, conseiller au Parlement, qui nous hébergera dans son hôtel de l’île Saint-Louis le temps que nous trouvions une maison à nous. Voilà toute l’histoire.
— Seulement, conclut Gilles, votre père était si pressé qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre qu’il fallait un laissez-passer pour franchir la frontière ?
— Bien sûr que si, soupira Thérésia. Papa n’oublie jamais rien. Mais vous connaissez Maman. C’est une tête folle : elle a oublié le fameux laissez-passer sur sa table à coiffer. Mais demain matin nous entrerons tout de même en France. Voilà pourquoi je dis que je viens vous aider.
— Comment ferez-vous ?
— Je vous ai réveillé, n’est-ce pas, et vous dormiez bien ? Vous n’avez pas entendu arriver un cavalier ?
— Ma foi, non. Je dormais, en effet.
— C’était un serviteur de mon père qui nous courait après depuis Madrid. Il apportait le maudit papier. Alors, demain, nous vous faisons passer la frontière avec nous… ce que votre belle amie ne saurait faire, toute duchesse d’Albe qu’elle est !
— Tout simplement ? Et vous me ferez passer comment ?…
Thérésia se leva, alla coller son oreille à la porte puis déclara avec satisfaction :
— On va vous le dire car je crois que les voilà…
Avant que Gilles ait pu protester, elle avait entrouvert la porte pour livrer passage à ses deux frères aînés, François quatorze ans et Dominique treize ans, qui arrivaient sur la pointe des pieds avec des mines de conspirateurs.
— Alors ? interrogea impérieusement Thérésia. Où en êtes-vous ?
François, l’aîné, beau garçon brun qui avait beaucoup de points communs avec sa sœur, fouilla sous les basques de son habit et en tira un petit paquet enveloppé dans un chiffon douteux.
— J’ai ce qu’il faut. Près de l’église, il y a une espèce d’apothicaire que m’a indiqué le gardien du château. Je lui ai dit que j’avais un cheval tellement nerveux qu’il n’arrivait plus à dormir. Il m’a donné ça.
— Il paraît que c’est excellent, renchérit le jeune Dominique, un blondinet qui avait hérité de sa mère la langue agile et 1’œil fureteur. Avec le tiers d’une once il dormira comme un bienheureux pendant vingt-quatre heures…
Les bras croisés et l’œil en bataille, Gilles avait assisté à l’invasion de son domaine.
— Et si vous m’expliquiez ce que vous êtes en train de mijoter, messieurs ? Je ne doute pas de la pureté de vos intentions mais vos préparatifs m’inquiètent. Si j’ai bien compris, vous songez à endormir quelqu’un ?
Dominique leva sur lui un regard non seulement bleu mais angélique.
— Notre précepteur, Don Bartholomeo ! Il aime beaucoup le vin. Ce soir on lui en servira un grand pot, du meilleur pour qu’il ne soit pas malade, et on lui mettra de cette poudre dedans.
— Une fois qu’il dormira, continua François, on lui enlèvera ses vêtements, on l’installera confortablement, on donnera de l’argent à l’aubergiste pour qu’il s’occupe de lui après notre départ…
— Et vous, conclut triomphalement Thérésia, vous mettrez ses habits et vous prendrez sa place dans notre voiture. Ainsi vous rentrerez en France sans ennui puisque le laissez-passer mentionne un précepteur ecclésiastique. Est-ce que ce n’est pas bien imaginé ?
Sous l’œil admiratif des deux garçons, Gilles saisit Thérésia par la taille, l’enleva de terre aussi aisément que si elle n’eût pas pesé plus qu’une enfant de cinq ans et l’embrassa sur chacune de ses joues rondes et duvetées.
— À merveille ! s’écria-t-il en riant. Vous êtes de véritables amis… et d’admirables conspirateurs. Mais…
— Ah non ! protesta Thérésia déjà prête à pleurer. Vous n’allez pas refuser ?
— Mais si, je vais refuser. En vous remerciant de tout mon cœur mais refuser tout de même.
— Mais pourquoi ? firent les trois enfants avec un bel ensemble.
— Pour plusieurs raisons. La première est qu’il est inutile de faire courir un danger quelconque à votre mère. Le passage de la frontière dans de telles conditions pourrait la mettre mal à l’aise…
François fronça les sourcils.
— Vous voulez dire qu’elle pourrait commettre une gaffe ? Ça, évidemment, avec Mère, c’est toujours possible mais en lui expliquant bien…
— Ce n’est pas tout. Votre précepteur pourrait trouver fort mauvaise son aventure. Que fera-t-il après votre départ ? Il retournera à Madrid et, comme c’est un religieux, il est bien capable d’aller se plaindre à l’Inquisition… qui me recherche. Est-ce que vous imaginez le genre d’ennuis que pourrait avoir votre père, tout puissant qu’il soit auprès du Roi ?
Il se tut un instant pour laisser à ses paroles le temps de faire leur chemin dans les esprits de ses petits amis. Puis comme, visiblement déconfits, ils baissaient la tête, il ajouta plus doucement :
— Enfin, votre plan ne prévoit que moi et je ne veux pas partir sans mon serviteur indien. Le signalement de Pongo a été donné avec le mien et je ne vois pas quel rôle vous pourriez lui faire jouer à moins de mettre vos domestiques dans la confidence.
— Ceux de la duchesse d’Albe y sont bien, j’imagine, dans votre affaire de duègne ? lança Thérésia avec rancune.
— En effet. Mais elle n’a emmené que des gens à toute épreuve qui la connaissent depuis l’enfance et se feraient tuer pour elle. Pouvez-vous en dire autant des vôtres ?… Là, vous voyez bien ! Maintenant, après toutes ces raisons, je vais vous donner la meilleure : demain matin je serai en France et je vous attendrai sur la route de Bayonne. Pendant que les comédiens donneront leur représentation, je passerai le fleuve à la nage avec Pongo et nos chevaux. Ce n’est pas plus difficile que cela…
— Mais c’est un fleuve très très large… vous allez vous noyer ? dit Dominique.
— J’espère bien que non. Sauvez-vous maintenant ! Le souper est certainement près de finir, on va vous chercher. Mais j’inscris à votre compte ce que vous avez voulu faire pour moi. Un jour peut-être je pourrai vous le rendre. À demain… en France !
Il serra la main des deux garçons, à la mode anglaise, embrassa Thérésia déjà à moitié consolée et mit tout le monde dehors.
La nuit était tombée à présent et, sur la place, les tambours de basque des comédiens commençaient à ronfler, appelant les habitants de Fontarabie à leur spectacle. Des torches s’allumaient un peu partout et, sur les tréteaux, un homme en costume mi-partie rouge et bleu battait le briquet pour allumer les chandelles. Cette dernière nuit d’Espagne était peut-être la plus belle que le Français y eût connue. Jamais le ciel n’avait été d’un bleu si chaud et si profond, jamais les étoiles n’avaient brillé si clair et la silhouette imposante du vieux palais s’allégeait sous cette lumière irréelle jusqu’à se parer des brumes du rêve. Le crépuscule vert avait fait place à des ténèbres chatoyantes.
L’orchestre de plein vent préludait en contrepoint des rires de la foule, qui s’assemblait. Les comédiens ambulants réveillaient pour un soir la vieille forteresse délaissée que le temps assoupissait au bord de l’océan, et l’Espagne, ce soir, avait pour celui qui allait la quitter les couleurs tendres d’un regret fugitif.
Aussi lorsque Cayetana, dans le bruissement parfumé de ses robes de soie, poussa la porte de sa chambre, il la prit dans ses bras avec une tendresse qu’il n’avait encore jamais mise dans leurs étreintes car, à cet instant, le sentiment qu’elle lui inspirait ressemblait beaucoup à l’amour.
— Il nous reste une heure, murmura-t-il contre son cou tiède. Cette heure-là personne ne nous la prendra…
Quand il rejoignit Pongo qui l’attendait avec les chevaux dans l’ombre épaisse des vieilles murailles, il emportait avec lui l’image brillante d’une femme en robe de soie rouge, debout sur un balcon, un éventail aux doigts et regardant, avec des yeux brillants de larmes, danser quelques baladins.
Aucun bruit ne se faisait entendre. Les patrouilles, s’il y en avait, devaient faire confiance à la mer pour effectuer leur travail.
La marée était basse. L’estuaire, si large tout à l’heure, montrait des bancs de sable que la lune en se levant faisait ressortir, mats sur les rubans argentés du flot. Dans le petit port, les barques étaient couchées sous les flèches penchées de leurs mâts. Debout au bord des sables, près d’une touffe de fétuques, Pongo regardait l’eau avec méfiance.
— À quoi penses-tu ? demanda Gilles qui venait d’enfourcher Merlin avec la joie profonde d’un homme qui retrouve un ami perdu depuis longtemps.
L’Indien fit la grimace.
— Sables ! Pas bon !… Mortels peut-être !
— Tu crains que nous ne trouvions des sables mouvants ? Regarde là-bas, un peu plus haut. Il y a des oiseaux de mer sur ce banc de sable. Là, nous n’aurons rien à craindre si ce n’est peut-être le courant, rapide à cet endroit. Mais en face, ces petites lumières, c’est la France. C’est chez moi. Nous avons assez vécu avec des femmes, tu ne crois pas ?
Les grandes incisives de l’Indien brillèrent sous la lune.
— Femmes pareilles au sable ! Dangereuses…
Pour toute réponse, Gilles éclata de rire puis, talonnant son cheval, il descendit vers le lit du fleuve…
1. La grande route reliant Madrid à Irún et œuvre du ministre Florida Blanca.
2. La duchesse d’Albe descendait en effet de ce bâtard du roi Jacques II d’Angleterre. Ce titre ducal appartenait depuis 1707 aux ducs d’Albe.
3. Cocher.