DEUXIÈME PARTIE LE SORCIER

1784

CHAPITRE V LE GERFAUT DU ROI

Dix jours plus tard, Gilles, Pongo et Merlin, escortant la voiture des dames Cabarrus, revoyaient Paris à la fin d’une belle matinée d’un printemps déjà estival et gagnaient l’île Saint-Louis où les voyageuses devaient prendre logis dans l’hôtel de l’aimable M. de Boisgeloup.

Ce fut pour y essuyer une déception : l’aimable M. de Boisgeloup était mort quelques jours plus tôt, enterré de l’avant-veille et sa veuve, inconsolable au dire du majordome, les reçut avec un visage tellement délavé par les larmes au fond de ses draperies funèbres qu’Antoinette, n’osant s’installer au milieu d’un deuil aussi spectaculaire, gratifia Mme de Boisgeloup d’une honnête ration de paroles de circonstance, l’assura de la part profonde qu’elle prenait à son malheur et, en réponse à la très molle invitation qu’on lui fit de demeurer malgré tout, pria son hôtesse de bien vouloir lui indiquer une maison meublée digne de recevoir l’épouse et les enfants du plus puissant banquier d’Espagne.

D’un air un peu égaré car ses pensées n’étaient visiblement pas tournées vers la géographie hôtelière parisienne, Mme de Boisgeloup en indiqua une, située dans le quartier Saint-Eustache et « fort propre à ce que l’on disait ». Ainsi renseignée, Antoinette remercia gracieusement, jura de faire dire un « trentin » de messes pour l’âme enfuie de feu l’ami de son époux, fit une belle révérence et remontant dans sa voiture abondamment crottée, repartit avec tout son monde à la grande déception de son fils Dominique, séduit par les beaux arbres et l’eau ensoleillée de la Seine qui coulait devant l’hôtel.

— Puisque cette dame offrait de nous garder, quel besoin avons-nous de chercher ailleurs ? Nous sommes fatigués et sales. Regardez Thérésita, c’est tout juste si elle peut ouvrir les yeux.

— Peut-être, riposta la fillette, mais je n’ai aucune envie de les ouvrir sur une chambre mortuaire. Mère a eu tout à fait raison : nous ne sommes pas venus à Paris pour pleurer. Connaissez-vous l’endroit où l’on nous envoie, señor Gilles ?

— Non, dit le jeune homme en souriant, mais il n’aura aucune peine à être plus joyeux que celui-ci.

En fait, la maison, tenue par une autre veuve, infiniment plus souriante que la première, était charmante avec des appartements agréablement meublés et un joli jardin. Ce fut donc sans la moindre inquiétude que Gilles, laissant ses amis s’installer, les quitta pour aller à ses propres affaires qui, si une plainte le concernant était arrivée à Versailles, émanant du cabinet de Madrid, risquaient de les trouver en assez mauvais état.

Il se hâta donc de retraverser la Seine, gagna la rue du Colombier 1 pour poser son sac à l’hôtel d’York, où Fersen l’avait installé à son arrivée de Bretagne en espérant qu’il y aurait de la place car c’était, sans contredit, l’une des meilleures maisons de la capitale. Ancienne demeure d’une noble famille bretonne 2, l’hôtel d’York recevait des clients de marque tel l’ambassadeur anglais, sir David Hartley, quand il était venu, l’été précédent, signer à Versailles avec Benjamin Franklin le traité de paix reconnaissant l’indépendance des États-Unis.

La chance le servit. L’hôtel était plein, en effet, mais l’hôtelier, Nicolas Carton, reconnut le jeune homme au premier coup d’œil et l’accueillit en vieil ami.

— Depuis que Monsieur le comte nous est arrivé, le 7 de ce mois, je m’attends chaque jour à voir arriver Monsieur le chevalier, lui dit-il en le précédant au long du large escalier de pierre.

— Monsieur le comte ? Quel comte ?

— Mais… Monsieur le comte de Fersen. Monsieur le chevalier ne sait donc pas que ma maison est pleine de Suédois ?

— Tant que cela ? Avons-nous donc subi une invasion nordique ?

— Je vois que Monsieur le chevalier aime toujours à rire. Il s’agit de la suite de Sa Majesté le roi Gustave III, je veux dire de Monsieur le comte de Haga qui, de retour d’Italie, visite notre pays. M. de Fersen fait partie de cette suite. Il loge ici avec Monsieur le baron de Stedingk.

— Ah ? fit Gilles enchanté de la nouvelle. Ainsi, il est ici ?

— Pas à cette heure, Monsieur le chevalier. Ces messieurs sont à Versailles pour la journée. Ils rencontrent un très grand succès. On les reçoit beaucoup… Votre ancienne chambre est justement libre mais elle n’est pas tout à fait prête.

— Aucune importance. Je ne vais pas me coucher en plein midi. J’ai seulement besoin d’un bain, de quelque chose à manger pour moi et mon valet… et d’un cheval. Le mien a besoin de repos et il m’en faut un frais. J’ai une visite urgente à faire.

Une heure plus tard, Tournemine lavé, rasé, sanglé dans son ancien uniforme des Dragons, enfourchait le cheval que lui avait préparé Carton et, laissant Pongo prendre lui aussi quelque repos tout en renouant connaissance avec la brune Louison, une vigoureuse chambrière qui, lors de l’arrivée de l’Indien sur la terre française, s’était montrée sensible à son charme exotique, à son crâne rasé et à ses incisives de lapin géant, l’officier prit, au petit trot, la direction de l’hôtel de Rochambeau.

Cette fois, le chemin était court, la demeure des Rochambeau étant située rue du Cherche-Midi, près du couvent des Filles-du-Bon-Pasteur, mais Gilles l’employa tout entier à invoquer intérieurement le Seigneur, la Vierge et tous les saints pour que son bon pasteur à lui ne fût pas parti au bout du monde ou, tout au moins, pour ses terres de Touraine.

La chance ne l’abandonnait pas. Le général, non seulement était à Paris mais il était chez lui et la simple déclinaison de ses nom et qualités fit ouvrir toutes grandes devant le jeune homme les portes d’une maison qui semblait cependant en proie à l’agitation des grands départs. Ce n’étaient, dans la cour et les escaliers, que soldats allant et venant avec des papiers, serviteurs charriant des coffres et des sacs de voyage.

— Est-ce que le général s’apprête à partir en campagne ? demanda Gilles, ramené quelques années en arrière quand, à Brest, on préparait l’expédition américaine, à un jeune cornette du régiment de Touraine qui passait, un gros registre sous le bras.

Reconnaissant un officier, le jeune homme s’arrêta, salua.

— Pas en campagne, mon lieutenant, mais pour Calais. Le Roi vient de donner au général de Rochambeau la succession du maréchal de Croy en le nommant au commandement de la plus importante des régions militaires, celle du Nord.

— Diable ! Et le départ est pour bientôt ?

— À la fin de ce mois. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai à faire…

« Eh bien, pensa Gilles en regardant s’éloigner ce jeune soldat qui ressemblait comme un frère à ce qu’il avait été, il était temps que j’arrive ! »

Rochambeau reçut son ancien secrétaire comme un fils retrouvé, l’embrassa sur les deux joues, lui allongea dans les côtes quelques bourrades cordiales, lui fit compliment sur sa mine et, pour finir, le précipita dans un large fauteuil avant d’ameuter à grands cris ses domestiques pour obtenir sur l’heure du champagne.

— Vrai Dieu, chevalier, tu n’imagines pas comme je suis heureux de te voir ! s’écria-t-il après que le jeune homme lui eut fait des compliments pour sa récente nomination. Tu apportes avec toi le grand vent de l’Atlantique, des jours d’autrefois, de nos gloires américaines qui laissent bien loin les plus brillants commandements. Ah ! oui, je suis heureux… mais pas autrement surpris. J’aurais juré que l’Espagne ne te conviendrait pas longtemps. Cette Cour empesée et bigote, traînant l’ennui comme un dragon son sabre, après les forêts de Virginie, cela ne pouvait pas te convenir !

— Je crois plutôt que c’est moi qui ne lui conviens pas, mon général. Et avec votre permission, laissez-moi vous dire que vous devriez attendre le récit de mes aventures avant de faire sauter les bouchons de champagne.

— Attendre ? Et pourquoi s’il te plaît ? Le champagne est comme les jolies femmes : il ne faut jamais le faire attendre, sinon il ne vaut plus rien.

— Parce que vous n’aurez peut-être plus envie de trinquer avec un condamné à mort en fuite. Je suis poursuivi à la fois par la police royale et par l’Inquisition.

Le visage balafré du héros de la guerre d’Indépendance ne marqua d’autre surprise plus intense qu’un léger haussement de sourcils. Pour toute réponse, il pêcha lui-même une bouteille noire dans le rafraîchissoir, la déboucha, emplit deux flûtes translucides et tendit l’une à son visiteur.

— Quand es-tu arrivé ?

— Il y a deux ou trois heures.

— Alors commence par boire, cela te donnera du cœur à l’ouvrage pour me raconter ton histoire. D’ailleurs, si tu avais quelque chose de grave à te reprocher, tu te serais bien gardé de venir me le raconter. Si tu es là c’est que c’est l’Espagne qui a tort. Quant à leur Inquisition, cette institution barbare qui cache ses instincts sanguinaires sous le manteau du Christ… je préfère ne pas te dire ce que j’en pense. Bois et raconte !

Ainsi encouragé, Gilles fit, de son aventure, un récit aussi sincère, aussi scrupuleux qu’il eût pu le faire au confessionnal. L’homme qui lui faisait face lui inspirait une telle confiance et un respect si proche de la vénération qu’il était prêt à accepter sans un murmure sa sentence quelle qu’elle fût.

Rochambeau l’écouta dans un silence et une impassibilité parfaits bien que, par deux fois, Gilles eût cru voir l’ombre d’un sourire glisser sur ses lèvres et quand ce fut fini, il n’exprima pas davantage son opinion, se contentant de se lever, d’aller jusqu’à la cheminée et de tirer le cordon de soie qui pendait le long du trumeau pour faire apparaître un valet.

— Mes chevaux et ma voiture ! commanda le général. Nous allons à Versailles.

Puis, comme Gilles l’interrogeait des yeux sans comprendre :

— Mais oui, toi aussi ! Je t’emmène chez le Roi. Tu as tout juste de temps de boire un dernier verre tandis que l’on attelle.

— Chez le Roi ? balbutia Gilles abasourdi. Mais, mon général…

— Bien sûr chez le Roi ! Il n’y a que lui qui puisse débrouiller cela. Ton affaire est grave, inutile de se le dissimuler : coucher avec une future reine d’Espagne, cela relève de la lèse-majesté. Mais moi, je n’ai nullement l’intention de laisser au comte d’Aranda, le remuant ambassadeur de Sa Majesté Très Catholique, le temps de réclamer la tête d’un de mes hommes au nom du Pacte de Famille.

Tout en parlant il remplissait de nouveau la flûte du chevalier qui l’avala d’un trait, en homme qui a besoin de se remettre.

— Et, fit-il après une toute légère hésitation, vous avez l’intention de… tout dire à Sa Majesté ?

— Tout ! Le Roi n’est pas très porté sur les choses de l’amour. Il est de mœurs austères avec un grand sens de l’honneur et de la famille mais, ce qui est plus rare chez un roi, il a un cœur et ce cœur est bon, juste et généreux. En outre, il sait apprécier la franchise. Enfin si tu es coupable de lèse-majesté c’est bien, j’imagine, à ton corps défendant… si je peux m’exprimer ainsi ! Tu es prêt ?

Gilles salua avec un respect chaudement teinté d’affection.

— Il y a longtemps, mon général, que j’ai choisi de vous suivre là où vous décideriez de me conduire, fût-ce en enfer !

— Tu n’auras pas à aller si loin… Et si le Roi ne veut rien entendre, il restera toujours la solution de t’emmener à Calais dans mes bagages !…

Son regard qui faisait le tour de la pièce à la recherche d’une canne qui se trouvait en définitive posée sur une console, s’arrêta soudain sur un petit secrétaire de bois précieux hissé sur des pieds fragiles puis revint se poser, critique, sur le jeune homme.

— Il te manque quelque chose, marmotta-t-il, quelque chose que j’avais le sentiment d’oublier…

Il marcha à grands pas vers le petit secrétaire, l’ouvrit et y prit une boîte de maroquin bleu sombre qu’il garda un moment entre ses mains sans lever le couvercle.

— Voici un an, dit-il avec un rien de solennité dans la voix, en mai 1783, les officiers de l’armée américaine se sont associés et constitués en une société d’amis qui doit vivre aussi longtemps qu’eux-mêmes ou que l’aîné de leur postérité mâle ou, à défaut de celle-ci, celui des branches collatérales qui sera jugé digne d’en devenir membre. Parce qu’ils étaient partis de la vie civile et revenus à la vie civile ils ont choisi pour les représenter le nom de l’illustre Romain Lucius Quintus Cincinnatus, le laboureur revenu à sa charrue après avoir sauvé Rome, et ils ont pris le nom de Société des Cincinnati.

« Cela fait, étant désireux de rendre hommage à leur compagnons d’armes français, ils ont décidé d’admettre comme membres de la Société, outre les ministres plénipotentiaires de chez nous, nos amiraux, capitaines de vaisseau, généraux et colonels.

« Le Roi a donné sa gracieuse permission pour que soit constituée la section française au mois de janvier passé et la première réunion, sous la présidence de l’amiral d’Estaing, a eu lieu dans la maison où nous sommes…

— Pourquoi d’Estaing ? coupa Gilles scandalisé. N’avez-vous pas fait cent fois plus que lui pour la cause américaine ?

— Ce n’est ni ton affaire ni la mienne ! Et ne m’interromps pas s’il te plaît ! nous sommes pressés… Je reprends : à cette réunion tu étais absent, bien sûr, et, en principe, n’ayant jamais eu le grade de colonel tu ne devrais pas avoir droit d’entrée chez les Cincinnati ; mais il nous est apparu à tous, comme il était d’ailleurs apparu au général Washington qui nous en a écrit, que le Gerfaut avait bien mérité de porter l’aigle d’or.

Sous les yeux du jeune homme soudain pâle d’émotion, Rochambeau ouvrit le coffret découvrant une curieuse décoration : le bald-eagle, l’aigle chauve d’Amérique mais en or massif et suspendu à un ruban bleu qu’il prit entre deux doigts et agrafa rapidement sur l’uniforme soudain tendu à craquer de l’officier.

— Par permission spéciale de Son Excellence le président des États-Unis d’Amérique, général George Washington et de Sa Majesté Louis, seizième du nom, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, vous êtes désormais membre de la Société des Cincinnati, chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Votre fils le sera après vous et les fils de vos fils après lui. Je souhaite qu’ils sachent, autant que vous, en être dignes…

À la mode américaine, Rochambeau serra vigoureusement la main de son ancien secrétaire qui avait bien du mal à retenir ses larmes puis, virant brusquement sur ses talons pour chasser l’émotion qui le gagnait :

— Holà, Poitevin ! Mon chapeau, mes gants ! nous partons…

Deux heures plus tard, introduit par un gentilhomme de la Porte, Gilles pénétrait, derrière le large dos de son général, dans la bibliothèque du Roi, au premier étage du palais de Versailles, et s’inclinait devant l’homme d’à peine trente ans 3 qu’il se reconnaissait pour maître.

Le Roi était d’excellente humeur. Il revenait de la chasse à Marly et la chasse avait été bonne, comme elle l’était souvent d’ailleurs pour ce veneur passionné. Autrement dit, comme le Roi chassait tous les jours, il était dans son humeur habituelle.

Encore botté, vêtu d’un habit de drap gris fer sans autre ornement que l’éclatante blancheur du jabot et des manchettes et qui avait l’avantage de dissimuler un peu une obésité déjà prononcée, il se tenait debout au milieu de la vaste pièce aux boiseries blanc et or largement éclairée, qui avait été jadis le salon de Jeux de son aïeul Louis XV et que, en roi savant, ami de l’étude, il avait converti en une imposante bibliothèque où s’entassaient les ouvrages les plus sérieux. Auprès de lui, sur une table, un grand plan de Paris était étalé auprès de quelques maquettes de bâtiments.

— Ah ! Monsieur de Rochambeau ! s’écria le Roi coupant court aux excuses que lui présentait le visiteur pour l’incongruité d’une visite impromptue. Venez, venez ! Et surtout ne vous excusez pas : j’ai toujours grand plaisir à vous voir.

— C’est que… je crains véritablement d’être importun, Sire. Votre Majesté, à ce que je vois, travaillait…

— Point du tout. Je regardais le travail des autres et ce travail m’apparaissait fort intéressant. Depuis que j’ai créé, l’an passé, la Commission d’Examen de tous les Plans et Projets d’utilité, salubrité et embellissement de Paris 4, mes architectes s’en donnent à cœur joie et j’avoue que ce qu’ils me proposent ne manque pas d’intérêt. Voyez plutôt : Monsieur Soufflot, qui est contrôleur des Bâtiments pour Paris, propose la percée d’une grande artère est-ouest qui longerait le Louvre et les Tuileries 5. Quant à Monsieur Patte, il souhaite que l’on transporte les Halles hors de Paris, que l’on supprime l’Hôtel-Dieu car tout cela est générateur d’infections, que l’on dégage l’île de la Cité et que l’on perce une autre grande artère, nord-sud, cette fois, parallèlement à la rue Saint-Jacques 6. Et que dites-vous de mon idée à moi ? On m’a apporté tout à l’heure cette maquette faite d’après mes dessins.

Avec une agilité inattendue chez un homme aussi replet, Louis XVI traversa la bibliothèque et prit sur une console une grande maquette représentant une belle place plantée d’arbres ornée, en son centre, d’une magnifique fontaine.

— La place est belle, fit Rochambeau avec un sourire. La fontaine superbe, mais où donc le Roi pense-t-il faire édifier ces merveilles ?

— Si je ne vous le dis, vous ne devinerez jamais car, je ne crains pas de l’affirmer, mon idée est révolutionnaire : cette place existera lorsque j’aurai fait démolir la Bastille !

— La Bastille ? Votre Majesté ne veut pas dire qu’elle songe…

— Mais si ! J’y songe même beaucoup ! Cette vieille forteresse noire offense ma vue quand je vais à Paris. Elle est laide, hors d’âge ! Je ne suis pas un roi médiéval, que diable ! En plus, elle obstrue toute la rue Saint-Antoine… et puis elle ne sert plus à rien… ou si peu. Il y a bien assez d’autres prisons pour les coquins de Paris. Quant aux lettres de cachet, je les ai en horreur. Alors, qu’en dites-vous ?

Rochambeau s’inclina.

— Que le Roi est un père pour son peuple, ce dont je n’ai jamais douté… et que voici, en tout cas, un garçon qui ne pourrait qu’applaudir des deux mains à la destruction de la prison d’État.

Le sourire qui illuminait le visage plein du Roi s’effaça. Il reposa la grande maquette avec une sorte de regret puis, lentement, les mains nouées derrière son dos, il alla vers sa table de travail mais ne s’assit pas. Quand il se retourna, Gilles, soudain inquiet, vit qu’il s’était métamorphosé : ce n’était plus le gentilhomme aimable, l’homme de science qu’il avait en face de lui, c’était bien le Roi, tout empreint d’une majesté qu’en dépit de ses détracteurs, Louis XVI savait parfaitement revêtir quand il le fallait.

— Qu’est-ce à dire ? fit-il. En quoi ce jeune homme peut-il encourir la Bastille ? C’est l’un de vos soldats, j’imagine, si j’en crois la décoration que je vois briller sur sa poitrine. Votre nom, Monsieur ?

Gilles rectifia la position :

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, Sire ! Lieutenant en disponibilité aux Dragons de la Reine.

— En disponibilité ? Pourquoi ?

— S’il plaît au Roi, j’avais obtenu permission de prendre du service en Espagne. J’étais, tout récemment encore, sous-brigadier aux Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique.

— Il ne me plaît guère ! Je n’aime pas beaucoup que mes soldats s’en aillent servir sous d’autres drapeaux. Morbleu, Monsieur, avez-vous la bougeotte ? Après l’Amérique, l’Espagne ? La France ne vous semble-t-elle pas bonne à servir ?… Au fait, je vous ai déjà vu, il me semble ?

— J’ai eu l’honneur d’être présenté au Roi par Monsieur le duc de Lauzun, à l’occasion de la victoire de Yorktown que nous avions été chargés d’annoncer à Votre Majesté.

La figure du Roi s’éclaira légèrement.

— J’y suis ! Vous êtes le compagnon d’armes du marquis de La Fayette, le coureur des bois, l’homme habitué à combattre à la mode indienne. Vous portiez même un nom d’oiseau, il me semble ?

— Celui du gerfaut, Sire…

— C’est cela. J’avais même dit que je souhaitais vous revoir pour que vous m’appreniez la chasse à la manière des Iroquois, mais vous n’êtes pas venu.

— Je n’ai pas osé, Sire.

— Vous avez eu tort ! Plus grand tort encore d’aller chez mon cousin d’Espagne. Fort bien, Monsieur ! Puisque nous nous connaissons déjà je me trouve mieux disposé à vous entendre. Racontez-moi votre histoire que je voie ce que vous avez pu faire pour mériter la Bastille.

Étranglé, soudain, Gilles jeta vers Rochambeau un regard lourd d’angoisse que celui-ci intercepta. Il avait suivi avec une visible inquiétude les débuts orageux de la conversation et pensait qu’il était peut-être temps pour lui d’intervenir. Il commença par toussoter légèrement.

— Sire…, commença-t-il en s’efforçant d’adoucir sa voix au maximum, si le Roi le permettait…

— Quoi donc ?

— Je le mettrais moi-même au fait. C’est une affaire grave… délicate en tout cas, très délicate même et je crains que le chevalier, confronté à la majesté royale…

Le poing du Roi s’abattit sur son bureau, faisant sauter les papiers.

— Que me chantez-vous là, Rochambeau ? Essayez-vous de me faire croire que je puisse terrifier un garçon qui n’avait peur ni des sauvages ni des Anglais, qui sont parfois une manière de sauvages quand ils s’y mettent ? Vous ne vous en mêlerez pas. S’il a su se mettre dans un mauvais cas, il saura bien, j’imagine, me l’avouer lui-même. Quel est le chef d’accusation, d’abord ?

— Euh !… lèse-majesté, Sire !

— Comment ?

Sous la poussée d’une brusque colère, Louis XVI devint rouge brique et Rochambeau se hâta d’ajouter :

— Envers Son Altesse Royale Madame la princesse des Asturies, Sire ! Je dirai, si le Roi permet… lèse-majesté involontaire… mais obligatoire…

— Ah !…

Il y eut un silence chargé d’incertitude. Puis, avec un soupir, le Roi se laissa tomber dans son fauteuil.

— Eh bien, chevalier, racontez-moi votre crime.

Sans hésiter, Gilles s’exécuta. L’atmosphère, il le sentait, s’était légèrement détendue et il en profita. Il fit son récit avec une grande pudeur mais une totale franchise puis, quand il fut achevé, il plia le genou mais sans baisser la tête.

— Que le Roi me permette encore de dire que je ne cherche pas à me défendre en accusant une femme. Je suis coupable, ne fût-ce que d’avoir pris quelque plaisir à ce que je viens de raconter. Si l’Espagne demande ma tête, que Votre Majesté n’hésite pas un instant à la lui donner mais qu’au moins elle sauvegarde mon honneur. Je suis breton, Sire, et je tiens à ma foi. Fidèle à mon Dieu autant qu’à mon Roi, je refuse d’être condamné pour sorcellerie et blasphème et s’il me faut mourir que ce soit par la hache, Sire, comme il convient à un gentilhomme, non par le feu comme le mériterait un adorateur du Diable !

Louis XVI ne répondit rien. Après avoir regardé longuement le jeune homme il avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine et semblait perdu dans une profonde méditation. Le silence qui s’établit dans la vaste pièce, troublé seulement par le tintement presque imperceptible de la grande pendule de Boulle posée sur la cheminée, était lourd de pensées inexprimées. Figé dans une attitude respectueuse, Gilles osait à peine respirer et, derrière lui, le général lui aussi retenait son souffle, attendant les paroles qui allaient tomber de cette bouche royale.

Louis XVI, avec un nouveau soupir, releva enfin la tête.

— Relevez-vous, Monsieur, dit-il doucement, et écoutez-moi…

À cet instant, le gentilhomme de service qui avait introduit les visiteurs reparut, annonçant le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, qui parut aussitôt derrière lui en homme qui n’a pas le temps d’attendre et auquel d’ailleurs ses fonctions donnaient le droit d’entrer chez le Roi à toute heure.

— Sire, fit-il de sa voix posée de diplomate teintée d’un léger accent bourguignon, je souhaiterais entretenir un instant Votre Majesté d’une affaire urgente…

Apercevant Rochambeau qu’il connaissait bien, il s’arrêta, salua, considéra un instant le général puis le lieutenant des Dragons. Son regard accrocha la décoration neuve qui éclatait sur la poitrine du plus jeune et, enfin, il sourit, ce qui chez lui était plutôt rare et, de ce fait, lui conférait un grand charme. Séduire était un art que n’avait point appris ce grand commis de l’État, ce diplomate discret mais d’une efficacité que seuls les hommes rompus au difficile métier de la diplomatie pouvaient apprécier car, doué d’une grande hauteur de vues et du besoin impérieux de servir son pays, il dédaignait le métier de courtisan, ce qui lui valait peu d’amis en haut lieu. Il n’intéressait pas les grands dont il n’était ni le maître ni le jouet. La Reine, comme jadis Choiseul, ne l’aimait pas. En outre, on lui reprochait d’avoir, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, épousé par amour une femme « sans nom », une certaine Madame Testa, ce qui avait bien failli briser sa carrière et l’avait contraint à une retraite de deux ans dans sa terre de Toulongeon, en Bourgogne.

Mais Louis XVI l’aimait et savait reconnaître son mérite. Depuis qu’il était aux Affaires étrangères, Vergennes avait eu l’honneur de négocier les traités qui reconnaissaient l’indépendance des États-Unis, indépendance à laquelle il avait vigoureusement travaillé. En outre, il s’entendait à merveille à maintenir l’équilibre d’une Europe secouée par les ambitions de Frédéric II de Prusse, de Joseph II d’Autriche et de Catherine de Russie, sans que d’ailleurs l’opinion publique s’aperçût le moins du monde de sa valeur.

« On me rendra justice dans cent ans, avait-il coutume de dire. C’est le moins qu’il faut aux Français pour être justes envers eux-mêmes… »

Pour le présent, il était, à soixante-cinq ans, un homme de belle stature au front haut, au regard direct, au visage bien dessiné autour d’une bouche mince et circonspecte. Une bouche qui, en dépit de ses détracteurs, savait parfaitement sourire.

— Je gagerais, sire, que cet officier est le chevalier de Tournemine ?

— Gagez, mon cher Vergennes, gagez, vous gagnerez ! Mais cela tient de la magie…

— Une magie bien modeste, Sire : j’ai dans mon cabinet le comte d’Aranda qui réclame à cor et à cri l’extradition de ce jeune homme afin qu’il soit, si j’ai bien compris, livré au Saint-Office, pour toutes sortes de méfaits parfaitement inaccessibles à un cerveau ouvert aux idées modernes.

Louis XVI se mettait rarement en colère. Cette fois il y entra de plain-pied :

— L’extradition ! Le Saint-Office !… le bûcher naturellement ! Et tout cela parce que ce garçon a fait cocu ce benêt de Don Carlos ? Quelle sottise !

Cette fois Vergennes se mit à rire.

— En bon mathématicien, le Roi possède à fond l’art des synthèses ! J’ajoute que l’ambassadeur, qui est un homme d’esprit, m’a paru assez encombré de sa commission mais il ne pouvait faire autrement que la délivrer. Le chevalier d’Ocariz est arrivé hier portant des lettres impératives à ce sujet.

— Ne pouviez-vous régler cette affaire tout seul, Monsieur le Ministre ?

— Il s’agit de la famille de Votre Majesté et je sais le Roi fort attaché aux liens du sang, ainsi d’ailleurs qu’à l’honneur des siens.

— Les miens, oui… mais mon frère d’Espagne m’a toujours fait l’effet d’un frère… plutôt éloigné. Qu’il veille sur la vertu de l’Infante me paraît de bonne guerre, encore qu’il soit bien difficile de veiller le néant, mais qu’il ne me demande pas de lui tenir compagnie.

— Néanmoins, je devais avertir Votre Majesté. Qu’ordonne le Roi ?…

Pour toute réponse, le Roi marcha jusqu’à sa table de travail, ouvrit un tiroir, en tira un papier d’aspect imposant déjà revêtu de son sceau et couvert d’écriture à grandes majuscules sur lequel il griffonna quelques mots, remplissant, de toute évidence, des blancs. Puis, après avoir séché l’encre et jeté sa plume, il fit fondre un peu de cire rouge sur le document avant d’y appuyer le chaton de la lourde bague qu’il portait au doigt.

— Voilà votre réponse, mon cher Vergennes. Vous direz à l’ambassadeur que ni son roi ni le Saint-Office n’avaient le droit de condamner Monsieur de Tournemine, sujet français et qui, de plus, n’était plus, à l’époque, au service de l’Espagne, attendu que, depuis le 1er mars… et ce brevet en fait foi, j’avais ordonné son retour en France afin d’y prendre auprès de moi son service comme second lieutenant dans la Première Compagnie des Gardes du Corps.

Le sourire de Vergennes s’épanouit littéralement.

— La Compagnie Écossaise, celle qui possède les plus grands privilèges ? À merveille, Sire ! Je vais, de ce pas, rapporter fidèlement à l’ambassadeur les paroles du Roi.

— Ma parole, on dirait que cela vous fait plaisir ? Pourtant, tout à l’heure, vous aviez une mine à demander la tête de tout un régiment !

— Je ne pouvais que compatir aux soucis du comte d’Aranda, Sire, mais j’étais prêt… s’il ne s’était déjà pourvu d’un avocat bien meilleur que moi, à assumer moi-même la défense du coupable car l’eussions-nous livré à l’Espagne que nous eussions été perdus de réputation aux yeux de tous nos alliés américains. Ni le général Washington, ni Monsieur Franklin, ni le général de La Fayette, bien sûr, ne nous l’auraient pardonné. Nous étions, à coup sûr, taxés de féodalisme rétrograde…

Le ministre des Affaires étrangères reparti, Louis XVI tendit le document à Gilles qui, pour le recevoir, mit à nouveau le genou en terre, mais sans pouvoir dire un seul mot car l’émotion l’étranglait. Simplement, il saisit la main du Roi et, avec un respect infini, il y posa ses lèvres.

— Eh bien, Monsieur, dit Louis XVI avec bonhomie, êtes-vous content de votre Roi ?

Miraculeusement, les cordes vocales de Gilles se remirent à fonctionner.

— Sire, dit-il, c’est la seconde fois que Votre Majesté me rend la vie. La première fois, ce fut en consentant à entériner le testament de mon père ; cette fois c’est en me protégeant avec cette royale générosité. Je lui ai toujours appartenu mais désormais, puisque je vais avoir l’honneur d’être gardien de sa personne, je veux que le Roi sache qu’il peut tout exiger de moi, tout attendre de mon dévouement et, si gerfaut il y a, je serai à l’avenir celui du Roi, qu’il pourra lancer à quelque instant que ce soit, sur quelque ennemi que ce soit, dans la paix comme dans la guerre, dans l’ombre comme dans la lumière.

Une émotion anima le visage lourd de Louis XVI tandis qu’il considérait celui, passionné, tendu vers lui, contrastant avec ce regard de glace bleue qui donnait au jeune officier un aspect si redoutable.

— Soit, Monsieur ! Le Roi accepte votre hommage et enregistre votre promesse. Vous serez donc une arme sûre dans sa main, une arme dont il n’usera, soyez-en certain, que pour les plus justes causes. Vous serez à l’avenir le Gerfaut du Roi mais seulement pour trois personnes : moi, vous et… Monsieur de Rochambeau ici présent qui est témoin de votre engagement.

— Et qui témoigne dès maintenant que Votre Majesté n’aura jamais de meilleur serviteur que ce jeune homme car il est de ceux qui, jadis, eussent siégé avec honneur à la Table Ronde. Le Roi permet-il que je le remercie ?

Pour toute réponse, Louis XVI serra les mains des deux hommes qui se retirèrent, le cœur plein de joie. Gilles, encore secoué par l’émotion qui l’avait bouleversé, ne parvenait pas à réaliser ce qui lui arrivait. Il était venu à Rochambeau comme l’homme en train de se noyer tend la main vers la seule branche à sa portée et Rochambeau, d’ailleurs, ne lui avait pas caché à quel point son affaire était grave. Le Roi eût-il accepté de respecter à la lettre les termes du Pacte de Famille que le coupable était, sinon livré au bûcher, du moins incarcéré à la Bastille et conduit à l’échafaud dans les plus brefs délais. Mais Louis XVI préférait visiblement ses sujets à tous les pactes, à tous les papiers officiels. Il savait jauger un homme et, au lieu de rejeter dans les ténèbres extérieures celui que recherchait son cousin, il le gardait sous sa main royale et, plus encore, se confiait à lui.

En quittant le palais où tout se préparait pour l’heure importante entre toutes qu’était le souper du Roi, Gilles ne put retenir un frémissement de joie en franchissant les portes gardées par ceux qui, demain, seraient ses camarades : les Gardes du Corps, le premier des régiments de la Maison du Roi, celui pour lequel les quartiers de noblesse étaient obligatoires autant que la haute taille et la régularité du visage 7. Demain, il porterait avec orgueil l’uniforme bleu fumée soutaché d’argent, à grands revers et col rouges galonnés, les culottes de daim blanc enfoncées dans les grandes bottes vernies à entonnoir, le grand bicorne à cocarde et ourlet de plumes blanches, tandis que Merlin recevrait le tapis de selle bleu galonné d’argent et le nœud bleu qui relèverait coquettement sa longue queue soyeuse. Il allait appartenir à la Compagnie Écossaise, celle qui, fondée au XVe siècle par le connétable John Stuart of Buchan, avait donné naissance, non seulement à la gendarmerie royale mais à tous les régiments de la Maison du Roi. Demain, le maréchal de Castries, chef suprême du régiment, le recevrait…

— Vous vous êtes engagé à une lourde tâche, mon ami, lui dit rêveusement Rochambeau en remontant en voiture. C’est un métier de chien de garde… et d’homme de main que vous avez réclamé et notre Sire, malgré toute sa bonté, sa science et son humanité et peut-être à cause d’elle, est sans doute celui de nos rois qui aura le plus à souffrir de ses contemporains.

— Tant qu’il me restera un souffle de vie, mon général, je servirai, je défendrai le Roi. Malheur à qui osera le toucher car à moins que je ne sois mort, je saurai le venger si je n’ai pas réussi à le défendre. Et si je ne parvenais ni à l’un ni à l’autre, malgré la crainte de Dieu qui m’habite, je me donnerais la mort moi-même car l’engagement que j’ai pris équivaut pour moi à l’entrée dans la plus austère des religions. Un oiseau chasseur ne connaît que son maître !

— Alors, mon cher enfant, laissez-moi vous donner trois conseils car vous ne connaissez encore ni la Cour ni ses dangers. Si vous voulez protéger efficacement votre maître faites-vous, d’abord, recevoir dans l’une de ces loges maçonniques dont Paris commence à regorger de nos jours, la plus puissante que vous trouverez. Quand vous y serez, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles mais cultivez le silence.

— Je suivrai ce conseil-là. Voyons les deux autres ?

— Ils tiennent en deux noms d’hommes, tous deux extrêmement dangereux pour le Roi. Le premier, c’est le duc de Chartres, son cousin, fils aîné du duc d’Orléans. Une tête folle sans méchanceté réelle, sans mauvaises intentions véritables mais blessé, ulcéré même depuis que la coterie de la Reine, après la bataille d’Ouessant, lui a fait une réputation de lâcheté, d’ailleurs parfaitement imméritée, car si Philippe de Chartres est fou et un peu trop démagogue, il n’a jamais été un lâche.

— Et… le second ?

— C’est le propre frère du Roi !

— Lequel ? Le Roi en a deux si je ne m’abuse.

— Oh ! je ne vous parle pas de Monseigneur d’Artois, le plus jeune. C’est un prince aimable, joyeux, aimant avant tout le plaisir sous toutes ses formes. Celui-là n’est qu’un papillon, un prince charmant dans la meilleure tradition des contes du bonhomme Perrault avec une cervelle à peine plus grosse qu’un petit pois. Celui-là aime tout le monde : son frère, sa belle-sœur surtout qu’il amuse et dont il partage les plaisirs, les hommes, les femmes… sauf peut-être la sienne qui ne lui inspire guère qu’un ennui aimable et courtoisement dissimulé. Non, je vous parle de la seule tête vraiment politique de la famille, je vous parle du prince de l’ombre et du silence, de l’homme qui fourbit ses armes dans le secret, de l’homme qui longtemps s’est cru l’unique héritier de son frère, le futur roi de France, puisque Louis XVI ne parvenait pas à faire d’enfants à sa femme, mais dont les espoirs se sont réduits avec la naissance de Madame Royale et à peu près anéantis avec celle de Monseigneur le Dauphin car la Reine, peut-être, n’a pas encore dit son dernier mot. Je vous parle de l’homme qui est capable de tout faire… et qui fera tout, vous m’entendez bien, pour supplanter son frère et coiffer cette couronne de France qui lui a toujours paru faite pour sa tête beaucoup plus que pour celle de Louis, je vous parle de Monseigneur le comte de Provence, je vous parle de Monsieur 8 !

Impressionné par la rudesse du ton et par l’expression du visage couturé de son chef, Gilles murmura :

— Êtes-vous sûr de votre fait, Monsieur ? Vous portez là de bien graves accusations ! Les Bourbons ressemblent-ils donc aux Atrides ?

Rochambeau haussa les épaules et se pencha pour essuyer la buée formée sur la glace de la voiture car, avec la nuit tombante, la pluie venait de faire son apparition : une de ces pluies légères et douces d’Île-de-France qui savent si bien soulager la sécheresse de la terre altérée comme les larmes soulagent un cœur trop longtemps contraint. Il ouvrit une boîte d’argent encastrée dans la paroi du carrosse, y choisit l’un de ces cigares dont il avait pris l’habitude en Amérique, en offrit un à son jeune compagnon puis battit le briquet et alluma les deux cylindres brun clair dont l’arôme parfumé emplit instantanément l’espace réduit.

— Au cours de l’Histoire, dit-il, la ressemblance est apparue bien souvent. Il n’y a pas de frère qui tienne lorsqu’il s’agit de la Couronne. Rappelez-vous Gaston d’Orléans, conspirant inlassablement contre Louis XIII, son frère. Combien de têtes sont tombées durant cette recherche obstinée d’un trône auquel il n’avait alors aucun droit ! Le prince abandonnait ses amis, demandait son pardon… et recommençait. Rappelez-vous François d’Alençon complotant contre Henri III. Les rois, bien souvent, n’ont pas eu de pires ennemis que leurs propres frères. Monsieur n’échappe pas à la règle mais se cache avec plus de soin car il est, lui, il faut bien l’admettre, redoutablement intelligent… bien plus que notre bon roi. Et, par malheur, il en a très nettement conscience.

— Comment espère-t-il obtenir le pouvoir, maintenant que le Roi a donné un héritier au royaume ? En fomentant une révolution ?…

— Je vous ai dit qu’il était intelligent. Que Louis XVI soit déchu, pour incapacité par exemple… ou qu’il meure, et Monsieur devient Régent durant la minorité de son neveu.

— Pourquoi lui ? Pourquoi pas la Reine ?

— Elle s’est fait trop d’ennemis dans la haute noblesse et, en outre, elle devient impopulaire. Non, ce serait Monsieur. Et c’est long d’élever un futur roi. Difficile aussi quelquefois !

— Vous n’imaginez pas tout de même…

— Avec Monsieur, on peut tout imaginer ! Son corps est épais mais son esprit est fin, subtil, rusé. Quant à son cœur, s’il en a un, ce dont je doute fort, il est si bien caché qu’il a dû lui-même oublier où il se trouve…

« Voyez-vous, Monsieur tisse sa toile dans l’ombre avec l’aide tacite de tous les grands du royaume qui, depuis Louis XIV, rêvent de féodalité et fondent en lui leurs espoirs. Chaque fois qu’il advient au Roi un mécompte, un souci, une douleur, soyez certain que Monsieur n’est pas loin. Il est à la fois vautour et serpent…

— Mais enfin, il est homme aussi j’imagine et il n’est pas d’homme si noir soit-il chez qui ne se trouve un coin même tout petit de ciel bleu.

— Que vous êtes jeune ! Et voilà où vous vous trompez ; Monseigneur de Provence n’est pas un homme au sens où vous l’entendez parce qu’il est à peu près impuissant. Au point que sa femme, la princesse Marie-Joséphine, en est réduite à s’initier aux charmes discrets de Lesbos avec sa lectrice, Madame de Gourbillon. C’est un cerveau !

— N’ai-je pas entendu dire, cependant, qu’il avait une maîtresse ?

— Si fait. Mais c’est, je crois bien, une maîtresse selon l’esprit. La jeune comtesse de Balbi en possède une dose quasi diabolique et elle en joue en virtuose. Ses mots cruels et ses reparties enchantent Monsieur qui les apprécie en connaisseur. En outre, elle est plus qu’agréable à regarder alors que Madame est laide. Cela suffit pour qu’elle règne en maîtresse au Luxembourg, en rêvant parfois elle aussi d’un règne sur Versailles…

La main de Rochambeau s’abattit soudain sur l’épaule du jeune homme qu’elle serra fortement comme si elle cherchait à lui communiquer la conviction de son maître.

— Servez le Roi, mon ami, défendez-le, aimez-le, vous ne rencontrerez guère la foule de ce côté. Ses gentilshommes lui reprochent ses goûts bourgeois, son amour de la science et du travail manuel… son indécision aussi bien souvent. Le vrai pouvoir est entre les mains de la Reine à qui son époux ne sait rien refuser. Quant aux « entours » de la Reine, ils se moquent du Roi presque ouvertement.

— Et la Reine tolère cela ?

— Elle l’ignore le plus souvent mais elle est prisonnière de sa coterie écervelée de perruches et de courtisans, les Polignac, les Vaudreuil, les Besenval avec qui elle mène une vie de fêtes perpétuelles et qui l’isolent à la fois de la Cour, laquelle ronge son frein aux portes de Trianon où elle n’a pas accès, et du peuple qui paie les fabuleuses pensions de tous ces gens et qui commence à montrer les dents. Vous comprendrez ce que je veux dire si vous avez un jour la faveur d’être admis à voir Sa Majesté jouer à la fermière dans son domaine.

— Est-il si difficile d’être admis à Trianon ?

Rochambeau se mit à rire mais d’un rire qui ne sonnait pas tout à fait clair et où perçait une pointe d’amertume.

— Les écriteaux qui délimitent le domaine et qui portent la mention « De par la Reine » sont plus ardus à franchir qu’une frontière pour qui n’est pas admis au cercle privé de Sa Majesté. Vous verrez cela à l’usage. Holà ! Martin, plus vite ! Nous ne serons pas à Paris avant demain matin à ce train et j’aimerais fort à souper ailleurs qu’au bord de la route !



1. Actuelle rue Jacob. L’hôtel, très refait, situé au no 56, appartient à présent à l’imprimerie Didot.

2. La famille de Rosambo.

3. Il était né le 23 août 1754.

4. 10 mai 1783.

5. Approximativement la rue de Rivoli.

6. Le boulevard Saint-Michel, mais la Révolution allait empêcher ces réalisations. Ce fut seulement Haussmann qui reprit les plans.

7. Les Gardes du Corps, dont la création remontait à Charles VII et à sa fameuse compagnie d’archers écossais, était le régiment destiné par excellence à la garde des personnes du Roi et de la Reine. Il était chargé d’assurer cette garde à l’intérieur des palais royaux, les autres régiments officiant dans l’enceinte des palais étant les Cent-Suisses, les Gardes de la Porte et les Gardes de la Prévôté. L’extérieur était assuré par les Chevau-légers, les mousquetaires (jusqu’en 1776) et les Grenadiers à cheval. À l’époque qui nous intéresse le régiment des Gardes du Corps se composait de quatre compagnies (écossaise, anglaise, bourguignonne et flamande) de 367 hommes chacune, répartis en 8 escouades ; en tout 1468 cavaliers. Pour y être admis, il fallait être noble, grand, beau, majeur et catholique. Leur capitaine était toujours un duc et le dévouement au Roi de ce magnifique régiment était total, inconditionnel. Il devait le prouver hautement lors de l’assaut du palais de Versailles en octobre 1789.

8. Le frère puîné du Roi avait seul droit à ce titre de « Monsieur » sans autre appellation. Son épouse était « Madame ».

CHAPITRE VI NOCTURNE DANS UN BOSQUET DE TRIANON…

En dépit des prédictions pessimistes du général, Gilles de Tournemine franchissait, sept jours plus tard, le 21 juin 1784, la limite des fameux écriteaux à l’occasion de ce qui allait être la dernière grande fête de l’Ancien Régime donnée dans les jardins de Trianon, lieu privilégié des délassements royaux.

La pièce s’achevait en apothéose. Comme par magie, le petit théâtre bleu et or de la Reine venait de s’illuminer tandis que sur le devant de la scène fleurie de gigantesques bouquets qui montaient jusqu’aux cintres comme des fusées blanches, les artistes de la Comédie Italienne et les danseuses de l’Opéra ne cessaient de plonger dans leurs révérences, courbés comme les fleurs des champs sous la tempête des applaudissements.

Le Dormeur éveillé de Marmontel, musique de Grétry, connaissait un vrai triomphe auprès du très noble public. Le jeune Hassan, devenu calife en dormant, venait de choisir définitivement, à la satisfaction générale, l’amour de la jeune esclave qu’il avait élevée. On applaudissait à tout rompre et, tout le premier, l’hôte d’honneur de cette fête, le roi Gustave III de Suède qui, sous le pseudonyme transparent de « comte de Haga », visitait la France incognito au retour d’un voyage en Italie.

Debout, bras croisés contre l’un des montants dorés d’une petite loge où s’empilaient les aides de camp du visiteur : Taube, Stedingk et Armfelt qui étaient tous pour lui d’anciens compagnons d’armes d’Amérique, Tournemine n’avait guère écouté la pièce, fasciné qu’il était par la splendeur du spectacle offert par la salle.

En effet, pour honorer son hôte nordique, la reine Marie-Antoinette qui avait ordonné cette jolie fête avait désiré qu’elle fût aux couleurs des neiges suédoises et ce n’étaient partout que satins, dentelles, tulles, velours, plumes d’une éclatante blancheur sur laquelle scintillait une profusion de diamants. On aurait dit qu’il avait tout à coup neigé sur le petit théâtre, les fleurs et l’opulente verdure de Trianon.

Pourtant, en regardant le roi Gustave, petit blond de trente-huit ans à la carrure vigoureuse, au grand front intelligent et aux yeux d’azur clair mais aux jambes trop courtes et sans véritable beauté, Gilles ne pouvait s’empêcher de songer – et cela gâtait son plaisir depuis le début de la soirée – que ce n’était pas lui le véritable héros de la soirée mais bien le beau gentilhomme qui se tenait debout derrière lui, magnifique dans son habit de velours blanc givré d’argent et vers lequel, si souvent, se tournait le regard de la Reine : son ami Axel de Fersen.

Oh ! ce regard ! le Garde du Corps un peu plus inquiet chaque fois qu’il revenait, en venait à se demander si la magie de cette douce nuit d’été n’agissait pas sur son jugement et ne l’incitait pas à imaginer des folies. Car enfin, il était inconcevable qu’une reine de France regardât ainsi un jeune étranger alors même qu’auprès d’elle se tenait l’homme bon, paisible et simple qui partageait avec elle sa couronne et son lit. Se pouvait-il que Marie-Antoinette en fût venue à rendre l’amour passionné dont Tournemine savait trop qu’il emplissait la vie et le cœur de Fersen ?

À cette minute même, tandis qu’elle quittait son fauteuil dans le gracieux balancement de ses « paniers » de satin nacré brodé de grands lys d’eau argentés aux cœurs de perles, tandis qu’elle acceptait la main offerte par le comte de Haga pour la mener souper, c’était encore à Fersen que retournait son regard bleu, furtif et caressant avec cette légère inquiétude des gens qui aiment et qui craignent toujours de voir l’être aimé s’évanouir dans les brumes du soir. C’était vers lui aussi que s’inclinaient, imperceptiblement, dans une invite à les suivre, la belle tête couronnée d’aigrettes et le long cou gracieux de la Reine.

Marie-Antoinette était royalement belle, ce soir, et surtout elle semblait heureuse, plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais paru aux yeux du jeune chevalier auquel elle avait toujours montré tant de grâce, plus heureuse même qu’au moment où elle venait de connaître les joies du triomphe en donnant un Dauphin à la France. Beauté de reine, sans doute, magnifiée par l’apparat, la parure et l’atmosphère irréelle qui l’environnait, mais beauté de femme aussi et la plus émouvante de toutes : celle de la femme au plein de l’épanouissement, celle que, seul, peut donner l’amour partagé…

Et Gilles, assombri, ne savait plus très bien s’il devait se réjouir du bonheur dangereux, aux limites du vertige, qui arrivait à son ami ou s’inquiéter du mal que l’amour de la Reine pour Fersen risquait de faire au Roi.

Les sentiments que Louis XVI portait à son épouse n’étaient un secret pour personne. C’était un amour sans éclat, sans romantisme peut-être mais profond, sincère, où entraient l’humilité, due aux sept années où, à cause d’un empêchement physique, l’union du couple s’était révélée incomplète et décevante, et une sorte d’éblouissement depuis que cette princesse ravissante, devenue réellement sa femme, lui avait donné des enfants. Et la dévotion qu’il lui portait en était venue à un tel point qu’il ne savait plus rien lui refuser, pas même, hélas, les ingérences les plus inconsidérées dans les affaires du Royaume…

Et Gilles qui se voulait gardien de la vie, de l’honneur et de la grandeur de son roi ne pouvait s’empêcher de trouver amer que le premier ennemi qu’il devinât fût l’un des hommes qu’il aimât le plus au monde.

Se méfiant, toutefois, de son imagination bretonne, il s’efforça de secouer l’espèce de malaise qui s’était emparé de lui et suivit, dans les jardins illuminés, l’élégante foule des spectateurs. Son service, ce soir, était des plus simples car, si la Reine avait naturellement autorisé la présence des Gardes du Corps, il leur avait été interdit de monter une faction quelconque et ils devaient s’efforcer de rendre leur surveillance des personnes royales aussi discrète que possible. Étant officier d’ailleurs, Tournemine avait rang d’invité plus que de gardien.

Lorsque Fersen, littéralement collé aux basques du comte de Haga, passa auprès de lui, il tenta de le retenir un instant mais le comte ne lui offrit qu’un sourire incertain et le regard vaguement halluciné d’un dormeur éveillé avant de se jeter, avec plus d’ardeur, sur la piste de la robe blanche dont la longue traîne balayait doucement le marbre des dallages.

— Plus tard ! murmura-t-il, nous nous verrons plus tard…

Gilles haussa les épaules avec agacement. Décidément Axel n’était plus le même ! Il s’en était aperçu le lendemain même de son arrivée quand il était allé visiter son ami dans sa chambre de l’hôtel d’York. Fersen l’avait accueilli avec joie, bien sûr, et une joie certainement sincère mais qui se teintait curieusement d’une légèreté peu habituelle chez lui. C’était comme si, prisonnier de sa propre vie, il était devenu incapable de s’intéresser à celle des autres…

Occupé à une toilette d’une extraordinaire minutie, le Suédois lui avait donné, en outre, l’impression de ne plus pouvoir respirer ailleurs qu’au soleil de Versailles. Seule la nouvelle de l’entrée de son ami aux Gardes du Corps réussit à forcer l’entrée de cette espèce d’égoïste jardin secret.

— Merveilleux ! s’écria-t-il. Quelle chance tu as ! Lieutenant aux Gardes du Corps ! Tu vas vivre désormais toute ton existence auprès de la… famille royale ! Tu vas appartenir au monde de Versailles ! Ainsi, à mon retour, nous nous verrons souvent.

— À ton retour ? Est-ce que tu repars ?

Fersen haussa les épaules en homme que la perspective n’enchante guère.

— Par force ! Je ne peux pas abandonner le comte de Haga en plein milieu de son voyage. Il me faut bien le ramener en Suède. Cela me permettra au moins d’embrasser mon père puisque la dernière fois que je t’ai quitté, je ne suis pas allé plus loin que l’Allemagne où j’ai retrouvé Sa Majesté Gustave III en route pour l’Italie. Cela me permettra, en outre, de régler avec lui certaines affaires… tout au moins je l’espère.

Gilles ne releva pas les derniers mots. Par Rochambeau, il avait appris de quelles affaires il s’agissait. Fersen, dans sa passion pour la France, désirait ardemment faire l’acquisition du régiment Royal-Suédois mais ses moyens ne le lui permettaient guère et son père, le comte Frédéric-Axel, se faisait quelque peu tirer l’oreille pour effectuer une lourde dépense qui non seulement éloignerait son fils de lui durant des années mais encore risquait fort de mettre la famille sur la paille.

Il se borna à demander :

— Quand repars-tu ?

— Je ne sais pas exactement. Le Roi pense reprendre le chemin de son pays le 10 ou le 12 juillet mais rien n’est encore arrêté. Évidemment, cela ne nous laisse pas beaucoup de temps, d’autant moins que les journées, trop remplies, passent à une folle allure. Nous nageons dans les fêtes, les plaisirs et les divertissements de tout genre. Gustave III en raffole mais moi cela m’excède un peu et je ne vois pas pourquoi il ne cesse d’accepter des invitations dans les salons parisiens…

— Alors qu’il serait tellement plus agréable de passer le temps dans ceux de Versailles ! conclut Gilles tranquillement. Eh bien ! mon ami, je te laisse à tes plaisirs… et je vais à mon déménagement.

Axel l’embrassa alors avec l’ancienne chaleur brusquement revenue.

— N’oublie pas mes paroles : c’est toi le plus heureux puisque tu vas vivre… là-bas.

Décidément c’était une obsession, une maladie dont Tournemine n’eut guère de peine à formuler le diagnostic avec une indulgence apitoyée : le malheureux devait être plus épris que jamais de la Reine et cela tournait à l’idée fixe. Mais, à la lumière de ce qu’il venait de voir durant la représentation théâtrale, ce mal qu’il croyait innocent prenait une couleur autrement inquiétante. Amoureux de la Reine, Fersen n’était qu’un doux rêveur inoffensif ; aimé d’elle, il devenait un homme dangereux pour le royaume… et pour le Roi.

Les silhouettes blanches des invités voguaient à présent dans les jardins merveilleusement illuminés de lampes couvertes qui donnaient des reflets si doux, si légers que chaque femme, chaque homme paraissait voltiger au long des allées du jardin anglais comme autant de scintillants fantômes.

Près de la cascade, de grands transparents peints à la détrempe figuraient des herbes, des rochers, des buissons de fleurs fantastiques cependant que, derrière le Temple de l’Amour, un immense bûcher venait de s’embraser qui faisait monter au fond des jardins une aurore dorée repoussant la nuit.

Une main énergique saisit Gilles par le bras tandis qu’une voix joyeuse s’écriait :

— Eh bien ! que faites-vous donc là à rêver aux étoiles au lieu d’aller souper comme tout le monde ? N’avez-vous pas faim ?

Arraché à une songerie qui s’assombrissait d’instant en instant Gilles de Tournemine eut une exclamation de plaisir en reconnaissant le joyeux vicomte de Noailles, l’un de ses tout premiers compagnons d’aventure et l’un des plus chers, car c’était lui qui avait donné à son destin un important coup de pouce en éloignant le secrétaire de Rochambeau pour qu’il pût prendre sa place.

— Non, c’est vrai, je n’ai pas faim ! Pardonnez-moi, vicomte, mais tout est si nouveau ici pour le sauvage mal dégrossi que je suis. Il me faut m’habituer.

— Quelle idée ? Vous y êtes chez vous autant que nous. Il y a ici un grand nombre de nos amis d’Amérique…

— Pas tous ! Je n’ai vu ni le général de La Fayette ni Lauzun.

Noailles fit la grimace en chiquenaudant avec application une admirable cravate de Malines.

— Vous avez toujours le génie de mettre le doigt sur ce qui cloche, mon cher Gilles. En effet, ils ne sont là ni l’un ni l’autre. La Fayette, s’il est plus que jamais le héros de Paris, fréquente un peu trop Monseigneur le duc d’Orléans pour être bien vu à Versailles où l’on exècre fort les gens du Palais-Royal, en outre il vient de repartir pour l’Amérique. Quant à Lauzun, il est en disgrâce.

— Ah bah ! Et pourquoi donc ?

— Il aurait fait une cour… un peu trop pressante à la Reine. Il prétend d’ailleurs qu’il y aurait été chaudement encouragé mais l’affaire aurait mal tourné ! Notre souverain l’a interdit de séjour à Versailles.

— La cour… à la Reine ? Comme à n’importe quelle fille d’honneur ? exhala Gilles abasourdi. Est-ce que Lauzun est devenu fou ?

Noailles haussa les épaules.

— Allons, chevalier, si sauvage que vous soyez, ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant des bruits, un peu trop fréquents, qui courent sur les amitiés de notre belle souveraine. On lui a déjà prêté… je dis bien prêté, vous voyez que je suis objectif, tant d’amants : Coigny, Vaudreuil, Besenval que Lauzun a pu se sentir encouragé. Il a beaucoup de succès auprès des femmes !

— Je ne m’habituerai jamais à considérer la Reine comme une femme, coupa Gilles avec une certaine froideur. Et je m’étonne…

— Cessez de monter sur vos grands chevaux et de jouer les puritains, sacré Breton ! Il est possible qu’il n’y ait rien de vrai dans tout cela mais… mais êtes-vous aveugle ou n’avez-vous pas remarqué que notre cher et romantique Fersen est le héros de la fête ? Alors, vraiment, vous ne voulez pas souper avec moi ?

— Je ne veux pas souper du tout, mon ami. Ces jardins sont si beaux, si nouveaux pour moi ! J’ai envie de profiter de leur solitude momentanée. Vous n’aurez qu’à manger pour deux.

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas. J’ai un appétit à dévorer un veau, deux moutons, quelques poulardes et beaucoup, beaucoup de desserts !

Et Noailles, virevoltant sur ses talons rouges, s’en alla rejoindre les invités du souper qui était servi dans les différents pavillons du parc.

Ils ressemblaient, de loin, ces pavillons, à de grosses lanternes blanches d’où s’échappaient, sur un fond de musique douce, des rires et le murmure policé des conversations, mais Gilles s’en détourna. Il avait vraiment envie d’être seul dans ce jardin anglais qui, ce soir, semblait sorti, tout paré, d’un conte de fées et qui, pour un instant, n’était qu’à lui…

Pour mieux jouir encore de la paix et ne plus même entendre le crissement de ses propres pas sur le sable des allées, il alla s’adosser à un arbre au bord du Petit Lac et resta là un assez long moment, sans bouger, à respirer l’air frais de la nuit, la senteur des roses et celle des tilleuls. Les bruits de la fête ne lui parvenaient plus que de loin. Il avait rompu les amarres, il était hors du temps, presque hors de son propre personnage, goûtant un instant de félicité pure au bénéfice de laquelle il s’était efforcé de repousser les idées sombres qui lui étaient venues.

Un bruit de pas, cependant léger, vint l’arracher à l’espèce de léthargie où il s’engourdissait et il se redressa, prêt à se montrer car le promeneur qui approchait n’avait pas l’air de se cacher. Le pas était rapide mais décidé. C’était celui de quelqu’un qui allait quelque part et qui y allait vite. Mais Gilles n’eut pas le temps de s’avancer et, au contraire, se rejeta en arrière car, au détour d’un if illuminé, apparut l’énorme bulle blanche d’une robe surmontée d’une autre bulle neigeuse : celle de la gigantesque coiffure de la dame qui courait presque au long de l’allée, relevant à deux mains son immense jupe et découvrant le gracieux ballet de deux pieds charmants chaussés de soie claire.

Pensant que cette jeune femme allait peut-être à un rendez-vous galant dans la partie non éclairée du parc, et ne voulant pas paraître indiscret, Gilles s’efforça au contraire de se dissimuler le plus possible derrière son arbre. Et la dame passa si près de lui qu’une bouffée de parfum frais vint jusqu’à ses narines avec le froissement léger de la soie.

Mais, à ce moment précis, la promeneuse attardée passa dans la faible lumière déversée par l’un des fameux lampions couverts et Gilles, soudain cramponné à son arbre, dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas crier à la fois de surprise et de joie car, sous la haute coiffure poudrée ornée d’un fil de perles et d’une conquérante petite plume d’autruche blanche, il venait d’entrevoir le visage de Judith.

Si maître de lui-même qu’il fût habituellement, le jeune homme crut que ses pieds quittaient la terre et qu’il allait prendre son vol vers les profondeurs bleues du ciel étoilé. Judith ici ! Judith à Trianon ! L’introuvable Judith que n’avaient pu dénicher ni les recherches du Prévôt de Paris ni les sbires du Lieutenant de Police, hantait tout simplement les ombrages royaux de Trianon avec autant de simplicité que, jadis, le Frêne familial, comme si c’eût été la chose du monde la plus naturelle et comme d’ailleurs lui en donnaient droit son nom et ses antiques quartiers de noblesse. Il n’y avait aucune raison pour que Mademoiselle de Saint-Mélaine ne fût pas admise aux honneurs de la Cour.

Mais la gracieuse forme blanche n’avait pas attendu la fin des étonnements de Gilles et, toujours aussi rapide, s’enfonçait à présent dans les profondeurs d’une allée obscure, filant vers la lisière du parc et l’instant de bonheur de Gilles s’éteignit comme une chandelle sous l’éteignoir. Où donc allait-elle si vite ?

L’idée première d’un rendez-vous d’amour lui revint, s’implanta, amenant avec elle l’inévitable crispation de jalousie. Oubliant superbement, avec la belle inconscience masculine, les femmes qui l’avaient aidé, en agitant son sang, à supporter l’absence, Gilles se retrouva uniquement et plus que jamais amoureux de Judith. Sa réaction fut instantanée : ôtant vivement ses souliers pour ne pas faire le moindre bruit et sacrifiant ainsi délibérément ses bas de soie, il s’élança sur les traces de la fugitive non sans accorder un regret à ses vieux mocassins de jadis.

Ils coururent ainsi l’un derrière l’autre durant quelques instants, le jeune homme ne pouvant s’empêcher d’admirer avec une espèce de rage la solidité parfaite de l’absurde coiffure de la jeune fille qui supportait vaillamment la course sans abandonner autre chose qu’un léger nuage de poudre parfumée à l’iris.

Arrivée en vue de l’une des grilles du parc, la belle coureuse obliqua brusquement puis s’enfonça dans un bosquet à une allure beaucoup plus réduite. Gilles suivit avec précaution jusqu’à ce qu’un bruit de voix proche l’arrêtât net. Apparemment on était arrivés.

— Il me semble que vous avez beaucoup tardé, ma chère, disait une voix d’homme plutôt maussade. J’étais sur le point de m’en aller car il fait diantrement humide dans ces bois.

— Mais aussi pourquoi Votre Altesse a-t-elle tenu à venir ici ? J’aurais aussi bien pu aller chez elle demain matin…

— Vous savez parfaitement que vous ne devez plus y paraître en aucun cas. Mon épouse est stupide mais pas à ce point et je vous rappelle que je ne suis pas censé vous connaître. Quant à l’affaire de ce soir, je tenais à m’assurer moi-même de sa bonne marche. Aussi bien, je n’avais rien d’autre à faire puisque le Roi qui, à ce qu’il paraît, est mécontent de nous, n’a pas voulu que les princes soient de la fête de ce soir.

— Le Roi… ou la Reine ?

— Je pencherais plutôt de ce côté, ricana l’Altesse inconnue. Je suppose qu’elle ne souhaitait pas faire montre, devant des yeux avertis, de l’extrême faveur dont jouit Monsieur de Fersen. C’est pour lui qu’elle donne cette fête et le bon Gustave III n’est qu’un prétexte. Mais oublions cela ! Avez-vous eu confirmation de ce que j’avais appris ?

— Oui, Monseigneur. Cela n’a pas été sans peine car, pas plus que Votre Altesse, je n’étais invitée à la fête. J’ai dû attendre que l’on soit au théâtre pour entrer à Trianon.

Dans son buisson de feuilles Gilles, qui avait silencieusement remis ses chaussures, passait par toutes sortes de sentiments contradictoires touchant la femme qu’il avait suivie et un début de déception car, si le visage était celui de Judith, il ne parvenait pas à reconnaître sa voix. Celle-ci était claire, avec des résonances métalliques absentes de celle de la jeune fille ; mais l’étrangeté du dialogue lui fit bientôt oublier son analyse de timbres. Quelle que soit cette femme, elle l’avait mené tout droit à ce qui semblait bien être quelque conspiration ; sinon, pourquoi une Altesse aurait-elle consenti à faire le pied de grue en pleine nuit dans un bois humide ? Restait à savoir qui était cette Altesse et ce qu’elle était en train de tramer.

— Qui vous a vue ?

— Eh bien… personne ! J’en ai été surprise car on pouvait ce soir entrer au château comme au moulin. Il n’y avait pas âme qui vive. Les serviteurs et les dames étaient tous à regarder les illuminations ou à essayer de voir la comédie. Jamais maison royale n’a été si mal gardée et j’ai pu gagner le boudoir sans encombre. Vous pouvez constater d’ailleurs que j’avais endossé la livrée de la soirée : il n’y a rien qui ressemble autant à une femme en blanc qu’une autre femme en blanc et j’avais une excuse toute prête si j’avais rencontré quelqu’un.

— Parfait. Alors, où en sommes-nous ? Savez-vous si le comte Esterhazy 1 est bien venu ce tantôt ?…

— Bien qu’il soit officiellement occupé à sa lune de miel en Normandie ? Il est venu, Monseigneur. La Reine, dont il est le courrier d’amour privilégié, ce qui lui vaut toutes sortes d’honneurs et d’agréments, l’a certainement averti dès l’arrivée des Suédois.

— Mais vous, avez-vous vu le comte ? Est-il passé chez vous ?

— Non. Si Votre Altesse ne m’avait fait connaître son arrivée… discrète, je l’ignorerais. Vous savez, Monseigneur, le comte Esterhazy ne tient pas tellement à entretenir avec moi des relations habituelles. Je ne suis, pour cela, ni assez riche ni assez puissante. Il a été ma chance, le 2 février dernier, lorsque, sur le conseil du cardinal de Rohan, j’ai profité de la procession des Cordons Bleus pour aller me jeter aux pieds de la Reine à sa sortie de la chapelle et implorer sa charité. Mon nom, alors, a éveillé l’intérêt d’Esterhazy car l’un de ses meilleurs amis autrichiens, le comte de Ferraris, gouverneur de Bruxelles, est lui-même fils d’une Valois de Saint-Rémy qui était cousine issue de germain de mon père. C’est donc grâce à lui que la Reine s’est intéressée à mon sort pénible et m’a fait venir discrètement à Trianon quelques jours après la procession. Mais là s’est borné son rôle. Je ne dois qu’à moi d’avoir été reçue, tout aussi discrètement d’ailleurs par la suite, parce que la Reine me trouve à la fois intéressante et amusante. Je la distrais avec des potins parisiens… et surtout avec cette grande passion dont le cardinal de Rohan prétend brûler pour elle et à laquelle d’ailleurs elle refuse de croire.

L’Altesse inconnue se mit à rire.

— J’allais l’oublier celui-là. Où en êtes-vous avec lui ?

— Toujours aussi fou ! Il est tout à fait persuadé que je possède le moyen de le faire rentrer en grâce… alors qu’en réalité la haine que lui porte la Reine est toujours aussi tenace. Cela m’ennuie, car j’aurais bien aimé, pour la bonne marche de nos affaires, qu’elle accepte de le rencontrer ne fût-ce qu’une fois, mais c’est à peu près impossible.

— Il y a peut-être un moyen… et un moyen qui amuserait la Reine en lui donnant l’occasion de se divertir aux dépens de son ennemi par l’une de ces comédies quelle aime tant.

— Un moyen ? Si Votre Altesse arrive à cela, je dirai qu’elle a du génie.

— Ma chère comtesse, vous devriez dire à votre mauvais sujet de mari de fréquenter davantage ces belles galeries neuves du Palais-Royal qui contribuent si fort à augmenter les agréments de Paris et à démolir la réputation de mon cousin d’Orléans qui se retrouve boutiquier, comme le lui a si bien dit le Roi. Mes espions m’ont appris que l’on y voit parfois une fille de joie, très jolie d’ailleurs, une certaine Nicole Legay qui se fait appeler d’Oliva… et qui ressemble beaucoup à la Reine… Mais nous verrons cela plus tard. La clef a-t-elle bien fonctionné ?

— À merveille, Monseigneur. Le petit secrétaire s’est ouvert sans pousser une plainte. Les lettres y étaient, nouées d’un ruban de ce joli bleu Nattier que la Reine affectionne. Il y en avait une datée d’aujourd’hui, d’où j’ai pu conclure qu’Esterhazy est bien venu. Les autres, datées d’Italie, sont adressées à une certaine Joséphine qui est un nom de code bien entendu et elles sont arrivées par un nommé Fontaine. Ce Fontaine, si j’ai bien compris, est absent d’où la nécessité d’appeler Esterhazy pour porter le courrier entre Paris et Versailles.

— Vous avez bien travaillé, comtesse, et j’ai là de quoi vous récompenser. Mais que disait cette dernière lettre ? L’avez-vous lue ?

La femme, dont Gilles savait maintenant qu’elle n’était pas Judith, qu’elle ne pouvait pas être Judith – et malgré sa déception il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un certain soulagement –, la femme eut un petit rire de triomphe assez vulgaire.

— J’ai fait mieux, mon prince… je l’ai volée et la voici !

— Êtes-vous folle ? Et si quelqu’un vous a vue ? Qui vous dit, après tout, qu’il n’y avait absolument personne ? À Versailles tous les murs ont des yeux et des oreilles. Quant à la Reine, elle va chercher cette lettre, naturellement, interroger ses femmes…

— Pour retrouver une lettre de son amant ? Allons donc, Monseigneur ! Je ne vois pas bien comment elle pourrait s’y prendre. Elle pensera plutôt que dans le tohu-bohu de la soirée elle l’aura rangée ailleurs. Elle cherchera, oui, mais toute seule et sans rien dire à personne…

— Il n’empêche que vous n’auriez pas dû la prendre. Il fallait… je ne sais pas, moi… la copier !

— Et cela aurait prouvé quoi ? Quand vous aurez lu cette lettre, Monseigneur, vous comprendrez qu’il « fallait » que je la prenne car, entre vos mains, elle sera une arme terrible. Songez donc : la preuve formelle, irréfutable du commerce d’amour entre la Reine et le comte de Fersen.

— Évidemment ! Il n’empêche que cela m’inquiète. Vous ne connaissez pas bien ma belle-sœur. Elle est coléreuse, emportée et, alors, ses réactions sont parfaitement imprévisibles… au point de faire douter, parfois de son intelligence.

— Écoutez, Monseigneur, fit la femme avec une nervosité qui trahissait son agacement, il faut savoir ce que vous voulez. M’avez-vous, oui ou non, promis de me rendre les terres, biens, titres et prérogatives de ma famille le jour où vous deviendrez Régent ?

— Je ne m’en dédis pas. Vous avez ma parole !

— Alors laissez-moi me dévouer à votre cause à ma manière. Je sais qu’il y avait un risque à voler cette lettre… mais tellement minime en regard de la valeur qu’elle représente ! Vous vouliez la preuve que Fersen est l’amant de la Reine ? Vous l’avez et si nous parvenons à exploiter convenablement la passion du cardinal de Rohan pour cette même reine vous n’aurez guère de peine à la faire renvoyer en Autriche… et à demander la déchéance de vos neveux comme de naissance incertaine.

Il y eut un silence que le bruit d’un soupir acheva.

— Vous avez raison. Pardonnez-moi et soyez remerciée ! Décidément, ma chère comtesse, je serai toujours reconnaissant à Madame de m’avoir parlé de vous après ce malaise dont vous aviez été victime dans son antichambre. Vous êtes une femme précieuse. Mais n’oubliez jamais que, jusqu’au jour de notre triomphe commun, nous ne nous sommes jamais rencontrés, nous ne nous connaissons pas !

— N’ayez crainte, Altesse. Personne ne saura rien, jamais. Je connais trop mon intérêt !

Les oreilles de Gilles bourdonnaient tandis qu’un filet de sueur froide coulait désagréablement le long de son dos. Ces deux misérables étaient en train de comploter de la plus ignoble façon contre l’honneur de leur roi, de leur reine. Faire déclarer bâtards les enfants de France ! De quelle boue étaient-ils donc faits, cette femme qui prétendait descendre des rois Valois et son complice, ce prince du sang qui ne craignait pas de souiller ses mains dans la boue la plus nauséabonde pour mieux en éclabousser le trône !

Les paroles de Rochambeau lui revenaient à présent en mémoire et l’identité du royal conspirateur ne faisait plus aucun doute pour lui ; c’était Monsieur, c’était le gros comte de Provence, le mauvais génie de Louis XVI. Ce ne pouvait être que lui.

Dans le bosquet l’entretien s’achevait. La femme que le prince avait appelée comtesse prenait congé, s’apprêtant à rejoindre une voiture qui l’attendait dans l’allée des Matelots. Quant au prince il avait laissé un cabriolet à la porte de la Ferme pour le ramener à Paris.

Frémissant d’impatience dans son buisson, Gilles, malgré l’envie qu’il avait de suivre le sosie de Judith pour voir où elle le mènerait, attendait avec impatience qu’elle voulût bien s’en aller car, pour ce qu’il allait faire, il n’avait aucun besoin d’un témoin. Il fallait reprendre la lettre de Fersen, dût-il pour cela assommer un prince du sang. Il ne se dissimulait d’ailleurs pas qu’il éprouverait même un certain plaisir à tordre quelque peu le cou de ce vilain bonhomme !

Soudain, alors même qu’il croyait l’entretien terminé, le prince le reprit :

— Pendant que j’y pense, comtesse. Il se peut, malgré tout, que vous ayez besoin de me rencontrer d’urgence. On ne sait jamais quelles éventualités peuvent se présenter dans une affaire comme la nôtre.

— C’est bien mon avis mais Votre Altesse ne m’a-t-elle pas enjoint de ne jamais me présenter chez elle ?

— Il n’est pas question que vous y veniez. En cas de nécessité faites-moi tenir un billet anodin, le texte importe peu mais vous le signerez J. de Latour et vous dessinerez une étoile sous cette signature. Je vous donnerai alors un rendez-vous. Vous n’oublierez pas ? J. de Latour ?

— Pas de danger, Monseigneur. Il se trouve que la sœur de mon époux a épousé un Monsieur de Latour. C’est un nom facile à retenir pour moi.

— À merveille. Partez, à présent. Nous nous sommes assez attardés sous ces arbres. Je sens la fraîcheur de la nuit.

Cette fois c’était fini. Un pas léger se fit entendre sur les feuilles tombées. La comtesse revenait, Gilles eut tout juste le temps de s’aplatir derrière un arbre car elle arrivait droit sur lui. La robe de soie blanche frôla sa botte au passage.

Le prince avait quitté lui aussi le bosquet mais son pas beaucoup plus lent et plus pesant ne lui permettait guère la vitesse. Dès que la femme eut disparu, Gilles s’élança sur sa trace. Restait à savoir s’il était seul ou si quelques-uns de ses gentilshommes l’attendaient un peu plus loin.

Mais il était seul. Sa silhouette courte et noire, presque aussi large que haute, s’avançait lentement à travers les arbres et, en l’apercevant, Gilles sentit sa conviction se renforcer, en admettant qu’il en fût encore besoin : c’était bien l’aîné des frères du Roi, c’était bien Monsieur !

Il allait tranquillement, faisant craquer des branchettes mortes sous ses pas, écartant de la main les feuillages qui se présentaient sur son chemin. Mais aucune autre silhouette n’était en vue. Par contre, les quelques lumières restées éclairées à la Ferme apparurent à travers les arbres. Gilles comprit qu’il n’était plus possible d’attendre et qu’il était temps, pour le Gerfaut, de reparaître un instant. Un rapide signe de croix pour demander pardon à Dieu du crime de lèse-altesse royale qu’il allait commettre, et il s’élançait sans faire plus de bruit qu’un chat.

L’attaque fut foudroyante. À l’instant même où Gilles tombait sur un dos douillettement habillé de graisse et de velours, son avant-bras coinçait le menton de sa victime, qui n’eut la possibilité que d’un faible cri, bloquant à la fois la respiration et la circulation. Quelques secondes et le prince glissait à terre comme un gros sac de sable.

Lorsqu’il ne sentit plus la moindre résistance, le chevalier l’étendit confortablement sur la mousse, fouilla ses poches, trouva des papiers qu’il fourra dans la sienne sans trier. D’ailleurs on n’y voyait goutte puis, se relevant, il prit sa course en direction des écuries de Trianon. Il fallait à présent reprendre son cheval et essayer de retrouver la femme pour la suivre, savoir où elle allait et peut-être lui reprendre à elle la fausse clef dont elle se servait si bien.

Cela devait être possible. Elle n’avait pas sur lui une grande avance car l’attaque du prince n’avait demandé que quelques secondes. En outre, elle n’avait plus aucune raison de courir, exercice qui, affublée d’une robe à paniers, n’était pas tellement commode même pour une femme jeune et agile. Enfin, peu d’hommes pouvaient se vanter d’être, à la course, plus rapides que le Gerfaut.

Les jardins de Trianon, où de nouvelles merveilles s’allumaient pour la joie des yeux des convives qui avaient achevé leur souper et commençaient à sortir, furent traversés en trombe, à la grande surprise de quelques invités qui virent passer sans bien savoir ce que c’était une sorte de météore bleu et argent. Mais quelques minutes plus tard, Gilles sautait en voltige sur le dos de Merlin et, passant comme un boulet de canon devant le poste des Suisses, disparaissait sous les grands arbres bordant l’allée des Trianons.

Il déboucha dans celle des Matelots si impétueusement qu’il dut faire cabrer l’irlandais pour éviter une collision avec une voiture de louage qui débouchait juste à cet instant de l’allée et qui s’arrêta pile dans une bordée d’injures du cocher. À la lumière de la lanterne pendue à l’angle des deux routes, Gilles vit surgir la tête courroucée d’un jeune homme blond, coiffé d’un chapeau anglais à la dernière mode, qui lui lança d’une voix affectée :

— Faites donc attention, espèce d’imbécile ! Vous avez failli nous jeter au fossé.

— Mille excuses, Monsieur. Mais je suis fort pressé ! Service du Roi !… fit Gilles qui crut un instant s’être trompé.

— La peste soit de ces Gardes du Corps qui se croient tout permis ! Allez, mon ami ! Et un peu rondement ! Nous ne serons jamais à Paris avant demain matin si nous allons de ce train.

Gilles retint son cheval pour laisser la voiture prendre un peu d’avance puis le lança de nouveau afin de la rattraper et de la dépasser. Quand la voiture s’était arrêtée, il s’était traité mentalement de triple idiot. Se faire remarquer ainsi, quelle stupidité. Mais elle avait eu sa contrepartie car le bref arrêt du fiacre lui avait permis d’apercevoir, derrière le beau chapeau du jeune dandy, le pâle visage de la femme qui osait ressembler à Judith et en outre, il avait recueilli une information précieuse : ces gens allaient à Paris. Il fallait donc y être avant eux et les attendre à la barrière, ce qui, grâce aux jambes fines de Merlin, infiniment plus rapides que celles d’un cheval de fiacre, ne présentait guère de difficulté. Cela lui laissait même le temps d’échanger son uniforme contre une tenue plus discrète afin de ne pas attirer une seconde fois l’attention du grincheux occupant de la voiture.

Mais, comme dans tous les régiments, les Gardes du Corps proposent et leurs supérieurs disposent. Second lieutenant, Gilles débouchant dans la cour de l’hôtel où il était logé provisoirement en attendant qu’il se fût trouvé une habitation convenable, eut la désagréable surprise d’y trouver le comte de Vassy, capitaine en second qui s’apprêtait à monter à cheval mais se ravisa en le voyant surgir.

— Vous tombez à merveille, Monsieur de Tournemine. Je viens d’être averti que le lieutenant de Castellane qui assurait la garde au palais cette nuit vient d’être victime d’un malaise… une… ancienne blessure qui s’est rouverte. Allez le relever !

— À vos ordres ! Puis-je seulement monter chez moi donner un ordre à mon valet et mettre des bottes propres ?

— Allez, vous avez cinq minutes.

Maudissant sa malencontreuse idée de changer de costume, il grimpa quatre à quatre jusqu’à son logis où il savait trouver Pongo debout et habillé : jamais il ne se couchait avant le retour de son maître.

— Selle un cheval, lui dit-il, prends la route de Paris et… retrouve un fiacre… une voiture de louage à caisse jaune portant le numéro 12. Il y a dedans un homme et une femme. Je veux savoir où ils vont et, si possible, où la femme habite. Tu as compris ?

Pongo fit signe que oui, grimaça un sourire qui fit briller ses longues incisives, endossa son habit noir, enfonça son chapeau sur sa tête et, glissant à sa ceinture une paire de pistolets dont il avait aisément appris à se servir en maître, il disparut dans l’escalier. Rassuré, car il savait que l’Indien ne lâchait jamais une piste, Gilles consulta la pendule, vit que les cinq minutes n’étaient pas encore écoulées et se hâta de sortir de ses poches les papiers pris dans celles de Monsieur.

En dehors de la lettre de Fersen qu’il trouva sans peine, les autres étaient sans importance : quelques vers galants, une autre lettre, signée Montesquiou et annonçant à Monseigneur un tonnelet d’armagnac, un ou deux placets demandant un secours. Mais le billet de Fersen valait son pesant de poudre à canon.

À peine le chevalier eut-il jeté les yeux sur les lignes tracées par son ami que la répugnance qu’il éprouvait à violer ainsi le secret d’une correspondance, se doubla d’une profonde tristesse. Quelle folie que cette lettre ! Quelle folie que ces mots d’amour brûlants adressés à une Reine ! Dans ces deux petites pages, il y avait de quoi ruiner à jamais le bonheur du Roi, sa confiance en son épouse et, peut-être, faire répudier Marie-Antoinette !

Axel commençait par remercier avec émotion sa souveraine d’une avance de cent mille livres et d’une pension de vingt mille qui allaient lui permettre d’acheter le régiment Royal-Suédois et « de reparaître la tête haute » devant son père. Puis il se désespérait à l’approche de son inévitable départ avec le comte de Haga qu’il devait escorter encore jusqu’en Suède. Enfin il suppliait la bien-aimée de lui permettre de retourner la nuit suivante « dans ce délicieux asile où la Divinité avait daigné venir à lui ».

Soucieux, Gilles replia la lettre, la glissa dans la poche de son gilet, refermant par-dessus plus étroitement, pour une protection encore plus efficace, l’habit d’uniforme. Puis, battant le briquet, il fit brûler dans la cheminée les autres papiers pris sur le prince. Enfin, sans même s’accorder le réconfort d’un verre de vin, encore qu’il en éprouvât le plus vif désir, il s’en alla rejoindre dans la cour son chef qui s’impatientait.

— Vos cinq minutes ont été longues, Monsieur. Je vous excuse parce qu’il n’était pas prévu que vous preniez la garde cette nuit et que vous venez d’arriver au corps, mais veillez à l’avenir à ne pas utiliser sept minutes quand on vous en donne cinq !

Il n’y avait rien à ajouter. Gilles enfourcha son cheval pour rejoindre le palais et s’en aller attendre, à la porte des appartements royaux, le retour de Louis XVI qui, au contraire de la Reine, ne couchait jamais à Trianon.

C’était la première fois qu’il prenait la garde à Versailles et, malgré l’habitude des palais royaux que lui avait donnée l’Espagne, il en éprouvait une émotion bizarre qui lui ôta le sommeil et l’empêcha de rejoindre la petite pièce réservée chaque nuit à l’officier de quartier.

Toute la nuit, il visita les différents postes de garde, parcourant couloirs, galeries et escaliers étendus entre les divers appartements royaux. Le bruit de ses pas éveillait les échos endormis où se confondait le temps. De loin en loin, à l’appel de l’officier, résonnait le vieux cri dont avaient retenti, depuis le XVe siècle, toutes les demeures royales de France.

— Hamir 2 !…

Pour celui qui, comme le jeune homme, assumait pour la première fois cette garde nocturne l’impression était profonde. Les siècles s’abolissaient pour ne laisser subsister que la seule grandeur de cette monarchie française. La nuit se peuplait des fantômes surgis des profondeurs du temps, à l’appel des voix vivantes de ces hommes qui, en venant occuper les places toujours chaudes des disparus, juraient à leur tour de vivre et de mourir à leur poste de confiance.

Et lui, Gilles de Tournemine prenait, dans cette nuit qui semblait ne devoir jamais finir, une conscience plus aiguë encore de son devoir envers ce roi dont il s’était fait volontairement l’homme lige et le défenseur, l’épée et le rempart. Sur sa poitrine il y avait la lettre de Fersen et cette lettre lui semblait s’alourdir d’instant en instant. Elle pesait le poids d’un honneur de reine et d’une menace étendue sur toute une famille. À cet instant où il pouvait mesurer les misérables mots de l’amour humain à l’échelle de la grandeur d’un trône, Gilles se prenait à détester Marie-Antoinette, femme avant d’être reine, à cause de l’écrasante responsabilité qu’elle lui faisait inconsciemment porter.

Il réfléchit longuement à ce qu’il convenait de faire et lorsque, à sept heures du matin, les Gardes de la Porte vinrent relever la Compagnie Écossaise, sa décision était prise : il fallait restituer la lettre à Fersen mais en l’obligeant à regarder en face les conséquences possibles de sa conduite ; en lui faisant comprendre, par tous les moyens, la vilenie de sa conduite envers celui dont il souhaitait devenir le serviteur à part entière et qui, par sa générosité, lui en donnait même les moyens.

— Cent mille livres ! grommelait Gilles bouillant de colère, cent mille livres et encore vingt autres mille livres de pension annuelle ! Et qu’est-ce que monsieur le comte de Fersen va offrir en échange à Sa Majesté le roi Louis, seizième du nom ? Une vie de dévouement, un respect et une admiration totals ? Allons donc ! Une paire de cornes !… Et cela se dit gentilhomme !… Ayant ressassé cela toute la nuit, il était encore si furieux en rejoignant l’hôtel des Gardes du Corps, qu’il ne sentait aucune fatigue.

Avec la sensation d’entrer dans un bain calmant il y trouva Pongo drapé dans un grand tablier blanc, aussi frais que s’il n’avait pas galopé une partie de la nuit et occupé à étaler sur une nappe propre le déjeuner qu’il était allé chercher à l’auberge voisine et qui se composait d’une noix de veau à l’oseille, d’artichauts frits et d’échaudes accompagnés de cerneaux de noix.

Il accueillit son jeune maître avec le large sourire d’un homme content de son travail. Mais celui-ci considéra la table d’un œil sévère.

— Pourquoi n’as-tu pas mis ton couvert ? Quand nous ne sommes que nous deux, il n’y a aucune raison pour que nous ne mangions pas ensemble. Tu es mon frère d’armes, pas mon valet !

Avec l’air bienheureux qu’il prenait chaque fois que Gilles, en mettant l’accent sur leur passé commun, lui rendait sa place de guerrier, Pongo compléta prestement le couvert et les deux hommes s’installèrent l’un en face de l’autre.

— Alors ? fit Gilles en attaquant son veau à l’oseille tandis que Pongo remplissait les verres de rubis liquide avec une générosité qui indiquait clairement le goût qu’il avait pris pour les vins de France, tu as retrouvé le fiacre no 12 ?

Pongo fit signe que oui, puis ajouta :

— Voiture jaune entrée dans Paris, pris le grand chemin où mur être construit 3, roulé longtemps jusqu’à petite rue donnant sur grand chemin.

— Tu as pu savoir le nom de la rue ?

Le sourire de l’Indien s’élargit jusqu’à lui couper la figure en deux parties presque égales.

— Pongo tout savoir. Rue Neuve-Saint-Gilles au Marais, numéro 10, déclara-t-il après avoir tiré de sa vaste poche un petit papier couvert d’une écriture enfantine. Dame s’appeler comtesse de La Motte-Valois. Habite là avec époux, vieille cousine et homme de plume avec ridicule chapeau noir.

Tu veux dire que ce jeune homme qui était avec elle dans la voiture est un écrivain ?…

— Non, pas écrivain. Lui écrire lettres pour la dame.

— Son secrétaire alors ? Voilà qui est bizarre ! Cette femme qui n’a pas de voiture personnelle peut s’offrir un secrétaire ? Au fait, comment as-tu pu savoir tout cela ?

— Causé avec homme qui allume et éteint lumières dans rue. Homme aimer beaucoup vin blanc et cabaret pas loin !

Gilles se mit à rire et remplit de nouveau le verre de son précieux serviteur.

— Tu l’as emmené boire un pot ? Et il n’a pas eu peur de toi ?

Les épais sourcils noirs de l’Iroquois s’arrondirent, épousant parfaitement la forme de ses yeux assez semblables à des billes d’agate.

— Peur ? Pourquoi ? Pongo dire être serviteur grand seigneur espagnol amoureux de dame. Donner argent et homme-lanterne très content, dire même Pongo nom jolie camériste : « Rosalie Brissaut »…

— Comment sais-tu qu’elle est jolie ? Tu l’as vue ?

— Oui. Sortait pour aller église… très, très jolie !

Et les mains de Pongo esquissèrent la forme d’un corps féminin aux appas exubérants, tandis que la mine de leur propriétaire virait à l’extase.

— Je vois ! soupira Tournemine. Juste ce que tu aimes ! Eh bien mon ami, je ne t’empêche pas de tenter ta chance, bien au contraire. Si tu peux, grâce à la femme de chambre, pénétrer dans la maison de la comtesse, tu me rendras un grand service. Mais nous en reparlerons ce soir. Pour le moment, viens m’aider à me laver et à me changer. Il faut que j’aille à Paris. Pendant mon absence promène-toi un peu dans Versailles et tâche de nous trouver un logement convenable… et pas trop cher. Ma solde est de deux mille livres et j’ai l’intention de toucher le moins possible à l’argent de la duchesse. Quelque chose dans les cinquante livres par mois serait bien.

Un moment plus tard Gilles, nu comme un ver dans un grand baquet à lessive, s’ébrouait sous la douche froide que Pongo, grimpé sur un tabouret, lui dispensait généreusement à l’aide d’un arrosoir.



1. Note de l’auteur : suit ce qui est le fruit de mes recherches personnelles et pourrait éclairer différemment les relations de la Reine avec la comtesse de La Motte-Valois. Quant à ce comte Esterhazy il est le grand-oncle de l’homme qui joua dans l’affaire Dreyfus un si triste rôle.

2. Contraction de l’anglais I am here, ce cri était une survivance demeurée traditionnelle de la première compagnie des archers écossais formée pour le service du roi Charles VII.

3. Le mur des Fermiers Généraux était commencé depuis quelques mois.

CHAPITRE VII UNE MATINÉE BIEN REMPLIE…

Axel de Fersen n’avait pas dû se coucher de bonne heure car, lorsque Gilles pénétra dans sa chambre de l’hôtel d’York vers midi, les volets étaient hermétiquement clos et le comte étalé, bras en croix, sur son lit, dormait encore comme un bienheureux.

La chambre sentait fortement le cognac. Un flacon entamé et quelques verres disaient assez que les Suédois avaient dû avoir soif à leur retour de Versailles à cause de la route, peut-être, et de la fraîcheur du petit matin. Tournemine alla ouvrir la fenêtre et les volets, afin de laisser entrer l’air frais du dehors, referma la bouteille demeurée débouchée, non sans s’être adjugé une honnête ration puis, enjambant l’archipel de vêtements épars sur le superbe tapis rouge, posa la main sur l’épaule de son ami et se mit à le secouer avec modération.

— Axel ! appela-t-il, Axel, réveille-toi ! J’ai à te parler.

Mais l’autre ne bougeant toujours pas, il le secoua vigoureusement et comme cela n’opérait pas davantage, il décida d’employer les grands moyens. Passant derrière les grands paravents qui fermaient le cabinet de toilette, il empoigna le pot de belle faïence de Nevers et, calculant soigneusement sa position, laissa couler un mince filet sur la figure du dormeur. Cette fois il obtint un résultat :

Fersen toussant, crachant et vociférant se dressa d’un bond, sauta sur ses pieds et, vacillant quelque peu sur ses jambes en homme qui ne sait trop de quel côté il va tomber, décocha à son ami un regard où l’hébétude faisait place peu à peu à la colère.

—… pas fou, non ? En voilà une façon de réveiller les gens ! articula-t-il d’une voix épaissie par l’alcool et le sommeil. Ce sont là des façons… des façons…

— Des façons d’ami ! J’ai à te parler, Axel, et de choses graves qui ne pouvaient attendre que tu consentes à ouvrir les yeux. Et comme ils ne m’apparaissent pas encore très ouverts…

Reposant son pot à eau, le chevalier sortit dans le couloir, appela Nicolas Carton qui, ayant assisté sans oser l’empêcher à son entrée tumultueuse, patrouillait dans les environs, il commanda un pot de café très fort et un déjeuner « un peu solide ». Après quoi, refermant la porte, il alla remplir la cuvette d’eau.

— En attendant le café, va te plonger la tête là-dedans, tu verras plus clair.

Fersen, en chemise fendue montrant ses jambes maigres, fourrageait dans ses cheveux avec une grimace douloureuse, en homme dont la tête n’est pas au mieux de sa forme.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il enfin en se dirigeant vers la table de toilette.

— Midi ! Est-ce que tu n’as rien à faire, aujourd’hui ? Je croyais que ton roi avait les journées les plus remplies de la terre.

— C’est vrai mais la fête s’est terminée tard et, comme il ne faisait pas chaud, au petit matin, sur la route…

— Vous avez éprouvé le besoin de vous remonter ? C’est tout naturel. Mais je crois qu’il est temps, maintenant, de reprendre l’entière possession de tes esprits. Est-ce que tu n’as pas rendez-vous, ce soir ?

— Rendez-vous ?… oui… peut-être. Avec qui ?

— Avec la Reine !

Fersen qui, tout en parlant, avait plongé son visage dans la cuvette en ressortit si brusquement qu’il en renversa la moitié. Mais quand son regard mi-effrayé mi-indigné croisa celui, impénétrable, de son ami, celui-ci vit qu’il était à peu près dégrisé et lucide.

— Ai-je bien compris ? articula-t-il. Qu’as-tu osé dire ?

Tournemine saisit une serviette et la lança à Fersen qui tâtonnait à sa recherche.

— Tu as très bien compris, Axel. Tu as rendez-vous, ce soir, avec la Reine de France. Et ne me dis pas le contraire car je ne te croirai pas. Ou alors dis-moi que le comte Esterhazy n’est pas venu ici hier… et qu’il ne t’a rien rapporté. Mais je sais qu’il est venu.

Décidé à plaider le faux pour savoir le vrai, Gilles avait tout de même pris la sage précaution de se renseigner discrètement auprès d’une des jolies chambrières de l’hôtel, cette Louison qui avait pour Pongo des bontés si marquées…

L’entrée de la même Louison chargée d’un plateau à café et suivie d’un valet portant un plateau plus grand où s’alignaient des plats couverts d’argent, interrompit un instant l’entretien. Fersen en profita pour s’essuyer rageusement, passer ses culottes, arracher sa chemise trempée pour la remplacer par une robe de chambre de soie à grands ramages et, quand il en émergea, aboya hargneux à l’adresse des serviteurs :

— Posez tout cela ici et sortez ! Ah ! aussi !… tâchez de trouver Sven, mon valet. Dites-lui de me faire chauffer un bain mais de ne venir que quand je sonnerai.

Louison et son compagnon disparus, le Suédois avala coup sur coup trois tasses de café brûlant.

Assis dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte sur le charroi de la rue et le cri rythmé d’une poissonnière proposant « Carpe vive, carpe vive ! Voyez ma carpe vive !… », Gilles considérait avec attention les bottes soigneusement cirées qui terminaient ses longues jambes étendues devant lui, attendant que son ami eût fini à la fois de boire son café et de reprendre complètement ses esprits, l’un comme l’autre ne paraissant pas s’opérer, d’ailleurs, de façon tellement satisfaisante car, plus il retrouvait ses moyens physiques, plus Fersen s’assombrissait. Connaissant son caractère entier, orgueilleux et volontiers méfiant, Gilles se prenait à penser qu’il serait peut-être moins facile de lui faire entendre raison qu’il ne l’avait imaginé.

Brusquement, le Suédois repoussa la table et reprit le débat :

— Peux-tu me dire à présent où tu as pris des informations aussi invraisemblables ? Je m’étonne qu’à peine admis aux honneurs de Trianon tu choisisses d’emblée de rejoindre le méprisable parti des potineurs et des commères !

Gilles fronça les sourcils. Il n’aimait pas le ton que venait de prendre Axel et, même en faisant la part de la mauvaise humeur inhérente à une solide gueule de bois et à son corollaire la migraine, il ne se sentait pas disposé à le supporter passivement.

— Ces informations invraisemblables, comme tu dis, je les ai prises cette nuit, dans un bosquet de Trianon où deux personnes inconnues de moi, un homme et une femme, s’intéressaient de près à ta vie privée… et à celle de quelqu’un d’autre. Connais-tu une comtesse de La Motte-Valois ?

— Jamais vue… jamais entendu parler non plus d’ailleurs !

— Eh bien, c’est une femme qui me paraît fort entreprenante et qui s’entend à merveille à manier les fausses clefs ouvrant des meubles dont une parfaite inconnue ne devrait jamais pouvoir s’approcher. En tout cas, toi, elle te connaît fort bien et…

— Tu es en train de m’apporter la preuve formelle de ce que je te disais il y a un instant, coupa Fersen avec impatience. Tu en es aux ragots.

— Et ça… c’est aussi un ragot ?

Surgie tout à coup au bout des doigts du jeune homme la lettre, à demi dépliée, frissonnait à présent sur le compotier de cerises comme si elle était animée d’une vie propre. Fersen s’en saisit, y jeta un coup d’œil et, brusquement, son visage s’empourpra d’une subite et violente poussée de sang. Le regard qu’il releva sur le chevalier brûlait d’une fureur trop brutale pour n’être pas aveugle.

— Où as-tu volé ça ? s’écria-t-il.

Instantanément Gilles fut debout, s’assurant la supériorité de la taille car il dépassait le comte d’un bon tiers de tête.

— Si tu veux que nous poursuivions cet entretien plus avant, tu vas me faire le plaisir de retirer ce mot-là ! ordonna-t-il froidement. Mais Axel, emporté par la colère qui bouillonnait en lui, était déjà au-delà de tout raisonnement lucide.

— Pourquoi le retirerais-je ? ricana-t-il. Après tout ce ne serait pas la première fois que tu volerais quelque chose !…

Cette fois Gilles blêmit. Les ailes de son nez se pincèrent cependant que son regard bleu prenait la teinte minérale d’un glacier sous la lune. Aucune fureur ne l’habitait cependant mais une sorte de froid intérieur qui, à cet instant, engourdissait ses sentiments. Il savait que quelque chose était en train de mourir, que l’amitié peut-être allait s’achever là stupidement et qu’il en souffrirait sans doute plus tard mais, pour l’heure présente, il refusait de s’y arrêter.

— J’ai en effet volé cette lettre, déclara-t-il calmement, je l’ai volée à l’homme qui venait de se la faire remettre par sa complice, à un prince dont je ne suis pas certain de l’identité mais qui s’apprêtait à en faire un usage désastreux pour la Couronne. Et comme c’était pour la rendre à son auteur, ce vol ne m’était pas apparu si coupable…

Fersen haussa les épaules avec rage.

— Un prince, maintenant ! Et un prince inconnu ! Comme tout cela est vraisemblable ! Je t’ai connu plus inventif.

Gilles serra les poings, s’efforçant de garder son calme jusqu’au bout.

— Et moi je t’ai connu plus intelligent ! Que tu refuses d’admettre tes relations… anormales avec la Reine, relations qui offensent aussi bien la majesté royale que l’honneur d’un homme qui t’a comblé de bienfaits… et qui continue, si j’en crois le don que l’on te fait pour acheter le

Royal-Suédois, que tu refuses de les admettre, dis-je, c’est après tout assez naturel. On n’avoue pas ces choses-là, même à un ami ! Mais je pensais que tu comprendrais mon intention en venant ici. Ce que j’ai fait, je l’ai fait par amitié ; par reconnaissance pour tout ce que je te dois,… par devoir aussi envers le Roi. Alors, réponds-moi, veux-tu oui ou non entendre tout ce que j’ai à te dire… et renoncer à ce rendez-vous qui serait une folie ?

— Non ! Cent fois non ! Je ne veux pas entendre un mot de plus sur ce sujet, hurla Fersen fou de rage, aveuglé par la colère que lui faisaient éprouver les paroles trop véridiques du jeune homme, et je ne veux plus t’entendre prononcer une seule fois un nom trop sacré pour traîner dans la bouche d’un damné bâtard !

Le poing de Tournemine partit comme une catapulte, atteignit en pleine figure le Suédois qui s’écroula comme une masse en émettant un vague hoquet à l’instant précis où la porte, en s’ouvrant, livrait passage à la plus parfaite des gravures de mode…

Vêtu avec une élégance extrême d’un frac à l’anglaise en drap fin rayé de bleu et de gris, culotte grise et bas de soie rayée assortis au costume dont le haut col encadrait la cravate de mousseline blanche artistement nouée, manchettes immaculées de batiste plissée, coiffé, comme un palais de son fronton, d’un grand chapeau noir, relevé devant et derrière à l’« androsmane » avec au bout de ses doigts gantés une longue canne d’ébène à pommeau d’or dont il avait en entrant poussé la porte mal fermée, Armand de Gontaut-Biron, duc de Lauzun, effectuait une entrée qui était une manière d’œuvre d’art elle aussi, mais dont la majesté subit tout de même quelques dégâts quand le corps du Suédois lui arriva pratiquement sur les pieds.

Il le considéra un instant, dégagea ses admirables souliers à boucle d’argent et reporta son attention sur l’autre visiteur occupé à rajuster un uniforme un peu débraillé par la violence du geste.

— On dirait que je dérange, hé ? dit-il du ton affecté qui venait d’être mis lui aussi à la mode. Heureux de vous revoir, Tournemine… et de vous revoir sous ce plumage ! Lieutenant aux Gardes du Corps, hein ? Et l’on vous dit en grande faveur auprès du Roi… ainsi d’ailleurs que je vous l’avais prédit, souvenez-vous ! Belle promotion néanmoins ! Votre carrière s’annonce brillante.

— Les nouvelles vont vite à ce que l’on dirait, marmotta Gilles à qui l’entrée de Lauzun, à une minute aussi délicate, ne causait aucun plaisir. Mais il ne l’en salua pas moins avec une courtoisie parfaite tandis que l’autre, tirant avec affectation un petit face-à-main de vermeil de son gilet d’épaisse soie blanche, en coiffait son nez avant de courber sa longue taille sur Axel toujours inconscient :

— Hum ! Beau travail ! Technique irréprochable ! La grande tradition du marquis de Queensberry, hé ? J’ignorais que vous pratiquiez mais, arrêtez-moi si je me trompe, est-ce que cette belle amitié qui faisait l’édification de tout le corps expéditionnaire aurait subi quelques avaries.

— Qu’est-ce qui peut vous faire supposer cela ?

— Dame ! Quand je vois Castor boxer Pollux, je me pose des questions…

— Vous avez tort, fit Gilles gravement. Je montrais seulement à notre ami un coup dont je me suis beaucoup servi lorsque nous combattions sous le général Washington. J’ai évidemment frappé un peu fort…

— Un peu ? Peste ! Comme vous y allez ! Je ne vous demanderai jamais de leçons, mon ami. Mais que faites-vous donc ? ajouta-t-il en voyant Gilles se courber, empoigner Fersen et le hisser jusque sur son lit sans paraître souffrir apparemment de l’effort.

— Vous le voyez. Je l’installe de façon plus décente pour recevoir un visiteur de votre qualité, mon cher duc.

Lauzun haussa les épaules, alla s’asseoir dans le fauteuil abandonné par Tournemine et se mit à tapoter ses talons rouges du bout de sa canne.

— Bah ! La position de Monsieur de Fersen ne me gênait en rien car, à ne vous rien cacher, je venais lui demander raison et lui proposer une promenade commune jusqu’à certain endroit vert, tranquille et ombragé que je connais bien…

Tournemine haussa les sourcils et croisa les bras sur sa poitrine.

— Un duel ? Comme cela ? Sans témoins, sans bruit ? Je dirais presque clandestinement ?

— Que voulez-vous, il y a des cas pour lesquels la publicité n’est pas de bon goût. Il n’empêche qu’il me soit difficile d’admettre que votre ami ait fait savoir hier, au club de Valois, qu’il me tenait pour un menteur.

— C’est assez difficile en effet mais, si l’insulte a été publique, je comprends mal que vous choisissiez la… clandestinité comme vous dites pour en demander réparation.

— Ce n’est pas si clandestin puisque vous voilà. Vous nous servirez de témoin, mon cher ami. J’ajoute que je m’en tiens à mon idée de secret. Cela est infiniment préférable quand le centre de la querelle est une dame d’un rang… qui devrait normalement la mettre à l’abri de ce genre d’aventure !

Cette fois, le chevalier fronça les sourcils, saisi par le désagréable pressentiment qu’il s’agissait encore une fois de la Reine. Est-ce que Noailles ne lui avait pas confié, la veille, que Lauzun était interdit de séjour à Versailles pour avoir fait la cour à Marie-Antoinette et s’être même vanté du succès de ladite cour ? Si un tel bruit était venu aux oreilles de Fersen, le Suédois n’avait pu réagir qu’en cherchant querelle à un homme qui ne devait plus être à ses yeux qu’un vantard insupportable. Mais si un duel opposait Lauzun qui, à tort ou à raison, passait pour l’ancien amant de la Reine, à Fersen qui avait de grandes chances d’être l’amant présent, l’honneur de la souveraine risquait d’en sortir à tout jamais sali. Et le duel, au point où en étaient les choses, allait faire la joie des pamphlétaires venimeux dont Paris était plein. À moins que… Oui, il y avait un moyen, un seul, d’éviter jusqu’au départ de Fersen la rencontre des deux hommes. Encore ce moyen n’était-il pas infaillible mais Gilles n’avait pas le choix…

— Mon cher duc, dit-il doucement, vous comprendrez aisément que, si je dois être le témoin… le seul témoin d’une rencontre, je ne saurais l’accepter sans être au fait de la querelle. Pourquoi donc Fersen prétend-il que vous êtes un menteur ?

Lauzun éclata d’un rire dont le son parut légèrement déplaisant au chevalier.

— Parce que est menteur, à ses yeux, quiconque avance une vérité qui ne lui convient pas.

Sur son lit, Fersen s’agita et poussa un soupir qui laissait présager un prochain retour à la conscience. Cela ne faisait pas l’affaire de Tournemine qui, sans hésiter, renvoya, d’un coup de poing bien étudié, le Suédois au pays des songes.

— Ah ça !… mais que faites-vous donc ? souffla Lauzun qui avait suivi l’affaire avec étonnement.

— Je m’arrange pour qu’il ne vienne pas se mêler à notre conversation, répondit tranquillement le chevalier en massant ses métacarpes légèrement endoloris. Nous en étions à « une vérité qui ne lui convient pas… ». Me confierez-vous quelle est cette vérité ?

Ce fut au tour de Lauzun de froncer les sourcils.

— Vous ne trouvez pas que vous allez un peu loin, Tournemine ? Ceci ressemble à un interrogatoire.

— Pourtant ce n’en est pas un. Simplement je veux vous obliger à prononcer un nom… un nom que je connais déjà, d’ailleurs, mais dont je souhaite avoir confirmation : celui de la dame en question.

Le duc éclata de rire, découvrant des dents parfaites mais aussi aiguës que celles d’un loup.

— Que ne le disiez-vous plus tôt, mon ami ! soupira-t-il. Je ne vois pas pourquoi je ferais mystère devant vous d’un nom que tous, au club de Valois, ont pu entendre. J’ai dit, en effet, qu’avant de tomber dans les bras du comte de Fersen, la reine Marie-Antoinette était tombée dans les miens. Et c’est cette vérité-là qui a déplu.

— Et qui me déplaît à moi aussi ! Vous êtes, Monsieur le duc de Lauzun, le plus infâme menteur de la planète.

L’interpellé jaillit de son fauteuil comme si une guêpe l’avait piqué.

— Perdez-vous l’esprit, chevalier ? Je croyais que nous étions amis…

— Peut-être est-ce parce que je suis encore votre ami que nous allons nous battre. Un duel entre vous et Monsieur de Fersen serait d’un effet désastreux pour la réputation de la personne royale à laquelle ma vie appartient !

— Vraiment ?… Ainsi, vous voilà aligné, vous aussi, au régiment des amoureux de la Reine ? J’aurais dû m’en douter…

— Non, Monsieur, mais je suis, ainsi que vous l’avez si bien remarqué, lieutenant aux Gardes du Corps. Je sers le Roi, Monsieur de Lauzun, votre Roi ! L’époux de cette femme dont vous traînez la réputation dans une boue capable de rejaillir jusqu’à la Couronne. Voilà pourquoi je vais vous mettre hors d’état de nuire pendant un certain temps, tout au moins je l’espère…

Lauzun haussa les épaules et s’en alla vérifier devant une glace la parfaite ordonnance de sa cravate.

— À moins que je ne vous tue, ce qui briserait dans l’œuf votre belle carrière à venir… et ne changerait rien à la situation car, à peine serez-vous mort, que je me ferai une joie d’aller embrocher proprement votre gentillâtre Suédois pour lui apprendre à traiter un Biron de menteur !

— C’est un risque à prendre et j’estime qu’il en vaut la peine. Quand souhaitez-vous que nous réglions cette affaire ?

— Mais… si vous n’y voyez pas d’inconvénient, tout de suite ! Ma voiture est en bas et peut nous conduire dans un lieu fort tranquille. À moins que vous ne souhaitiez que nous nous mettions à la recherche de ces témoins qui semblent vous tenir si fort à cœur ?

— Allons donc ! j’allais vous prier d’en finir le plus vite et le plus discrètement possible ! Quant à votre voiture, si vous voulez bien m’y donner une place, je serai ravi de faire route avec vous…

En quittant la chambre, Tournemine trouva Sven dans le couloir et répondit par un sourire au coup d’œil interrogateur du Suédois.

— Votre maître a besoin de vous, dit-il en anglais car Sven ne comprenait pas le français. Allez vers lui, soignez-le… et ne vous étonnez pas trop si vous constatez un changement de couleur autour de son œil gauche.

Une demi-heure plus tard, la voiture de Lauzun pénétrait sous les ombrages du Bois de Boulogne. Il faisait un temps idéal, bien ensoleillé mais pas trop chaud et, par-dessus les frondaisons touffues des arbres, le ciel était d’un bleu si profond que les rares petites plumes de nuage qui s’y égaraient semblaient n’être là que pour mieux le mettre en valeur.

Aux environs de la Croix Catelan, Lauzun fit arrêter la voiture et ordonna à son cocher de les attendre. Les deux hommes avaient, en effet, choisi de continuer à pied jusqu’à une petite clairière qui, au dire du duc, était tout à fait propice au genre de conversation qu’ils allaient avoir et qu’ils ne souhaitaient pas mener sous les yeux d’un serviteur, si dévoué fût-il. Mais la voiture devant servir au moins à ramener celui des deux combattants qui ne pourrait plus se tenir sur ses jambes, mieux valait ne pas la laisser trop loin…

Un moment plus tard, tous deux étaient face à face au milieu d’un rectangle d’herbe rase, bien sèche sur un sol suffisamment dur pour n’être point traître. L’élégant frac rayé et l’habit bleu galonné d’argent touchèrent le sol au même instant, les chapeaux suivirent et, comme s’ils participaient à un ballet bien réglé, les deux combattants se saluèrent de l’épée et tombèrent en garde à la même seconde.

Les premières passes furent rapides, silencieuses. Lauzun se battait avec une certaine nonchalance, en homme peut-être un peu trop sûr de son talent, Gilles en homme pressé qui a autre chose à faire mais cette hâte faillit lui être fatale car l’épée de son adversaire manqua sa poitrine d’une toute petite ligne.

— Le fameux Gerfaut a bien failli finir à la broche ! railla Lauzun.

— La broche qui le rôtira n’est pas encore forgée… mais je ne vois aucun inconvénient à reconnaître mes fautes. Trop de hâte nuit !

— Bah ! C’est un péché de jeunesse. Cela vous passera.

— C’est passé !

Se forçant au calme, Gilles se mit à étudier froidement le jeu de son adversaire et s’aperçut bientôt qu’il était un peu trop académique pour être efficace. En outre, la vie mouvementée que menait Lauzun, le vin, les femmes lui ôtaient de l’endurance. Gilles s’en assura en liant brusquement l’épée de son adversaire et en la faisant, d’un vigoureux coup de fouet, sauter à dix pas.

— Diable ! grogna Lauzun. Vous êtes plus dangereux qu’il n’y paraît ! Me voilà désarmé.

— Ramassez votre épée, Monsieur le duc, nous n’en avons pas terminé !

Le combat reprit, plus serré, plus acharné aussi. Mais, tandis que Lauzun s’énervait visiblement, Tournemine, à mesure que le combat durait, se refroidissait de plus en plus. Il se contenta bientôt de parer mais d’un mouvement aussi méthodique et aussi précis que s’il eût été à la salle d’armes. Lauzun s’en aperçut.

— Morbleu, Monsieur ! Quel jeu jouez-vous ? Est-ce que vous me ménageriez ?

— N’en croyez rien… et voyez plutôt !

Un dégagement rapide, une fente encore plus rapide et l’épée, glissant le long des côtes du duc, ouvrit un sillon sanglant dans la fine batiste de sa chemise.

Lauzun vacilla, l’épée lui échappa des mains et il serait tombé si Gilles, se précipitant, ne l’avait rattrapé dans ses bras.

— Vous ai-je gravement touché ?

— Je ne crois pas, fit Lauzun en s’efforçant de sourire ; mais soyez aimable de me ramener à la voiture, je ne me sens pas bien…

Pris d’un malaise subit, en effet, il s’évanouit entre les bras du chevalier brusquement très inquiet car il n’avait pas souhaité frapper gravement son adversaire. Il le déposa dans l’herbe aussi doucement que possible afin d’essayer de se rendre compte du dommage, et de voir s’il pouvait appliquer un premier secours comme il avait appris à le faire aux armées.

Le sang coulait assez abondamment de la blessure. Pour tenter de l’arrêter, il arracha la chemise déjà largement tachée, en fit un gros tampon qu’il appliqua et maintint à l’aide de son ceinturon tout en maudissant la précaution illusoire qu’avait prise Lauzun en laissant la voiture à l’écart, comme si le cocher pouvait avoir le moindre doute sur ce qu’allaient faire sous les arbres deux hommes armés et légèrement trop courtois l’un envers l’autre durant le trajet. Évidemment, la voiture n’aurait pu franchir le rideau d’arbres et de broussailles qui les entourait, mais le cocher aurait pu être d’un sérieux secours pour ramener son maître. Tout ce qu’il restait à faire maintenant était d’emporter lui-même le blessé.

Confiant dans sa force il allait se décider à le charger sur ses épaules quand une voix courtoise murmura derrière son dos :

— Il vaudrait mieux ne pas déplacer cet homme avant de savoir s’il est gravement atteint. Puis-je l’examiner ?

En bon Breton nourri du lait des légendes, Gilles crut un instant qu’un génie de la forêt était tout juste sorti des taillis pour venir à son aide. L’homme qui lui faisait face était une sorte de gnome aux jambes grêles, au buste étroit surmonté d’une tête énorme dont le visage n’était pas plus réussi : teint plombé, nez écrasé au-dessus d’une bouche légèrement tordue, yeux jaunes tachés de gris qui lui donnaient un regard assez effrayant ; mais cette laideur était pleine d’intelligence et la voix grave, profonde et musicale à la fois qui en sortait possédait un charme étrange :

— Faites, Monsieur ! murmura le jeune homme.

Êtes-vous médecin ?

— J’ai pris mes grades à l’Université d’Édimbourg.

— Êtes-vous donc écossais ? fit Gilles en anglais. Vous n’avez pourtant aucun accent.

Le petit homme qui s’était agenouillé pour enlever le pansement sommaire et examiner la blessure, se détourna légèrement avec un demi-sourire qui ne le rendait pas beaucoup plus beau.

— J’ignorais que l’on cultivât les langues chez Messieurs les Gardes du Corps ! répondit-il dans la même langue. Leur culture, en général, ne va pas si loin…

— Cela ne signifie pas que la mienne soit tellement étendue. J’ai appris l’anglais tout enfant. L’Amérique a fait le reste.

— Ah ! Vous avez combattu là-bas, pour la liberté d’un peuple et vous en êtes à vous battre les uns contre les autres ? L’humanité, décidément, ne peut pas dépasser l’étape de la chenille, elle n’aura jamais d’ailes. Le goût de la fraternité devrait suivre pourtant celui de la liberté…

Le curieux regard jaune, qui rappelait assez celui d’un chat ou d’un tigre, enveloppa cependant le jeune homme d’une sorte de sympathie mais, tout en parlant, les mains du médecin, qui étaient belles et soignées, avaient poursuivi leur ouvrage, sondant la blessure avant de remettre en place le pansement sommaire, substituant seulement sa propre cravate au ceinturon qu’il rendit à son propriétaire.

— Ce ne sera pas grave. Deux ou trois semaines de lit et il n’y paraîtra plus. L’épée a glissé le long des côtes, malheureusement !

Tournemine crut avoir mal entendu.

— Malheureusement ? Je pense que la langue vous a fourché ?

— En aucune façon ! Je refuse de croire que ce serait une perte pour le genre humain que Monsieur de Lauzun disparût de la surface de la terre.

— Comment ! Vous savez qui il est ?

— Tout le monde connaît Monsieur de Lauzun, ricana l’étrange praticien. Il est assez turbulent et assez débauché pour cela ! Lui et ses pairs sont l’ivraie qui étouffe et détruit ce bon grain qu’est le peuple, ce géant malade qui respirerait mieux si on l’en délivrait !

Le ton, à la fois amer et sarcastique du petit médecin, frappa le chevalier qui murmura :

— Mais… vous le haïssez ?

— Moi ? Je ne hais personne, Monsieur, mon art me l’interdit ! À preuve, lorsque vous aurez remis cet homme dans sa voiture, vous lui ferez prendre quelques gouttes de ceci, ajouta-t-il en tirant de sa poche une petite fiole emplie d’un liquide de couleur sombre. Il se sentira mieux. Mais… si je cessais un jour d’être médecin, alors, oui… je crois que je saurais très bien haïr !

— Cesser d’être médecin ? Comment cela est-il possible ? N’avez-vous pas voué votre vie au service de l’humanité dont vous parlez si bien ?

— Qui vous dit que je m’en désintéresserais ? Je crois, au contraire, que je m’occuperais d’elle plus encore qu’à présent, mais autrement ! Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas que le corps que l’on puisse soigner chez l’homme. Il y a aussi l’esprit et celui de ce temps est bien malade. Enfin !… Si vous voulez bien m’aider, nous allons transporter votre blessé à sa voiture. Ensuite, je retournerai à mes travaux.

— Vous travaillez ici, dans ce bois ?

— J’y pose des pièges afin de me procurer les animaux dont j’ai besoin pour mes expériences sur l’électricité. Voyez-vous, jusqu’à ces derniers temps, j’étais médecin des Gardes du Corps du comte d’Artois, mais mes travaux ne plaisant pas à ces messieurs de l’Académie, on m’a retiré ma charge et mes finances s’en ressentent…

Lauzun dûment installé dans sa voiture sous l’œil d’ailleurs parfaitement indifférent de son cocher, Gilles lui fit absorber quelques gouttes tirées du flacon brun et voulut ensuite le rendre au médecin qui refusa.

— Ma foi, non, vous pouvez encore en avoir besoin car vous me semblez manier l’épée avec une grande aisance.

— Alors permettez-moi au moins de vous rétribuer, fit Gilles en portant la main à son gilet, et vous remercier de vos soins.

— Laissez ! Cela n’en vaut pas la peine. Quant à me remercier… eh bien venez me faire visite un jour. Rien ne me cause plus de joie qu’une bonne conversation avec l’un de mes semblables. Et c’est une joie dont je manque beaucoup depuis que je ne suis plus qu’un médecin comme les autres. J’habite rue du Vieux-Colombier, quartier Saint-Germain-des-Prés, au no 47…

— Fort bien, Monsieur ! J’aurai un de ces jours plaisir à vous la donner, fit Gilles en s’inclinant légèrement. Mais me direz-vous qui je dois demander ?

Le petit homme parut grandir tout à coup de quelques coudées.

— Je suis le docteur Jean-Paul de Marat 1, dernier rejeton, né en Suisse, d’une illustre famille espagnole, fit-il avec une emphase qui eût prêté à sourire avec un visage moins dramatique que le sien. Tout à votre service !

Il salua à son tour puis disparut dans les broussailles du bois aussi prestement qu’un furet. Gilles le regarda s’évanouir dans la nature puis remonta dans la voiture où Lauzun reprenait lentement ses esprits, non sans s’être un instant penché vers le chauffeur.

— Ramène vite ton maître à l’hôtel de Biron 2, lui dit-il, mais arrête-moi à la barrière.

— Je peux aussi bien vous déposer à l’hôtel d’York, mon officier, puisque vous y avez laissé votre cheval…

— Merci. Mais fais ce que je te dis. Ton maître a besoin de soins urgents. Une voiture de place fera aussi bien l’affaire.

Tandis que l’agréable route des bords de Seine déroulait son paysage derrière les vitres du carrosse et que le blessé, sous l’influence de la potion offerte par l’étrange docteur, sombrait dans un sommeil déjà réparateur, Gilles se permit quelques instants de détente. Il était satisfait d’avoir paré au plus pressé car il était assuré maintenant que Lauzun ne traînerait pas Fersen sur le pré avant le départ du Suédois pour la Suède et d’autre part il était peu probable que celui-ci, en admettant que l’avertissement donné fût demeuré lettre morte et une fois passé le premier accès de mauvaise humeur, osât se rendre à un rendez-vous d’amour, surtout avec une reine, décoré d’un œil « au beurre noir » et d’un menton enflé. Et quand la voiture l’arrêta, généreusement, passé le pont Louis XVI 3, le jeune homme s’aperçut qu’il était près de deux heures 4, qu’il avait grand faim et il décida de s’offrir un bon déjeuner avant d’entamer la seconde partie de son programme du jour : les affaires de Maria-Cayetana et les siennes propres.

Grâce à Jean de Batz, il connaissait quelques-unes des meilleures tables de Paris. Parmi celles-ci, Tournemine affectionnait particulièrement celle du sieur Hue, passage des Petits-Pères, où, dans un beau salon fleuri capable de contenir près de quatre-vingts personnes, on trouvait d’admirables écrevisses et des matelotes d’anguilles dignes d’éloges. Aussi, passant rapidement à l’hôtel d’York pour récupérer Merlin, se hâta-t-il de repasser la Seine, au Pont-Neuf cette fois, et de gagner les abords du Palais-Royal que la construction des galeries neuves décidées par le duc d’Orléans transformait en un vaste chantier, poussiéreux par temps sec et affreusement boueux par temps de pluie.

Ce jour-là, le temps était à la poussière et Gilles se sentait le gosier tapissé de bure quand il atteignit la ruelle, encombrée de carrosses, de cabriolets, de chevaux, et de chaises à porteurs où se balançait la belle enseigne peinte et dorée du sieur Hue annonçant que l’on se trouvait là chez le meilleur « restaurateur » de Paris 5. Mais les odeurs qui emplissaient l’atmosphère auraient réveillé un mort tant elles annonçaient de succulences.

Il y avait beaucoup de monde sous les lambris pimpants du célèbre « restaurant » : hommes élégants appartenant aux couches les plus huppées de la capitale, magistrats, financiers, officiers aussi, souvent accompagnés de femmes toujours jolies et très parées mais dont les atours un peu trop riches dénonçaient clairement pour la plupart la profession. Quelques-unes même étaient seules et paraissaient chercher un compagnon. Quant aux rares femmes du monde qui s’y mêlaient, elles étaient sans doute de celles qui, suffisamment affranchies de préjugés, trouvaient follement original de jouer l’audace en coudoyant des filles entretenues.

Le sieur Hue en personne, voltigeant à travers son salon dans un frou-frou de taffetas puce comme un bourdon affairé, conduisit le nouvel arrivant vers le fond de la pièce en s’excusant beaucoup d’être obligé de l’installer à une table déjà occupée. Il l’amena ainsi devant une petite table parée de lin blanc et fleurie de candides marguerites où un vigoureux jeune homme portant la petite tenue bleu et rouge d’officier des Cent-Suisses, très semblable d’ailleurs à celle que portait Gilles – à cette différence près que les galons du Suisse étaient d’or au lieu d’être d’argent –, était occupé à faire disparaître méthodiquement un buisson d’écrevisses capable de servir d’abri à un escadron.

— J’ai pensé que ces Messieurs de la Maison du Roi ne seraient pas trop contrariés de dîner face à face, murmura Hue après avoir salué révérencieusement ce bon client ; je manque affreusement de place et les rares tables qui sont encore libres sont retenues. Vraiment, je suis navré…

— Vraiment, il ne faut pas ! Je suis très honoré…

Le mangeur d’écrevisses avait levé un œil noisette de sur le tas de débris encombrant son assiette, s’en était servi pour considérer celui qu’on lui amenait et venait d’articuler cette bienvenue gracieuse avec un accent qui avait dû voir le jour dans les cantons du nord de l’Helvétie. Après quoi, il posa sa serviette, déplia une carcasse aussi longue que celle de Gilles mais deux fois plus épaisse, claqua les talons et ajouta d’une voix si grave qu’elle frisait le caverneux :

— Baron Ulrich-Ernst-August-Friedrich von Winkleried zu Winkleried ! Prenez place, je vous prie !

À son tour, Gilles se présenta, s’installa en face du Suisse et, tandis que celui-ci reprenait l’exploration soigneuse de son buisson, commençait à consulter la carte superbement calligraphiée sur un épais papier à filets d’or.

— Prenez les écrevisses ! conseilla aimablement Winkleried, c’est un régal !…

Tournemine le remercia d’un sourire, commanda en effet des écrevisses, une matelote d’anguilles et du vin de Chablis. Son voisin en profita pour réclamer un autre buisson car le sien avait subi des dommages irréparables et il avait envie d’en goûter encore quelques-unes. Pendant ce temps le restaurant achevait de se remplir au point qu’il n’y eut bientôt plus une place de libre. L’air se chargeait du fumet des plats, du bourdonnement des conversations et le sieur Hue pouvait contempler avec satisfaction une salle qui réunissait nombre de personnalités parisiennes : le marquis Ducret frère de la célèbre Mme de Genlis, « gouverneur » des enfants du duc de Chartres, le duc d’Aiguillon, l’affreux et tonitruant marquis de Mirabeau, le commissaire général à la chancellerie d’Orléans Brissot, l’avocat Pétion de Villeneuve, l’orateur toulousain Barère de Vieuzac, le Conseiller d’Eprémesnil, le docteur Charles, le célèbre physicien dont les cours d’électricité au Louvre faisaient courir les élégants et enfin les fameux frères Robert, les constructeurs de montgolfières dont les ateliers de la place des Victoires étaient immédiatement voisins.

Toutes les conversations – Gilles n’eut guère besoin de tendre l’oreille pour s’en apercevoir – roulaient justement sur le dernier-né des gigantesques ballons dont les exploits passionnaient les Parisiens, une montgolfière nommée Caroline, dont le dôme de taffetas gommé bleu et or se gonflait déjà au-dessus des toits voisins et qui allait avoir l’honneur insigne d’emporter dans les airs, le 3 juillet prochain, le propre cousin du Roi, le duc Philippe de Chartres, et les frères Robert. Les uns disaient que le prince allait là à un triomphe, qui ferait oublier le désastre d’Ouessant, les autres avec, à leur tête, le docteur Charles 6 que l’engin et ses nouvelles dispositions n’offrait pas une stabilité très remarquable et que le duc allait tout simplement risquer sa vie dans l’aventure…

Brusquement, le brouhaha cessa un court instant pour reprendre aussitôt après, amplifié en une manière d’ovation à l’adresse d’un couple assez remarquable qui venait de franchir le seuil du restaurant. Lui, très grand, très élégant malgré un début d’obésité, dans un habit gris et jaune à la toute dernière mode de Londres, avait de jolis yeux bleus et un visage qui eût été séduisant si gâté par un vice de sang il n’était apparu rouge et boutonneux. Elle, petite brune avec un teint d’ambre chaud et des yeux d’Orientale, fort bien faite par-dessus le marché, appartenait visiblement à la meilleure aristocratie. Dans sa toilette de mousseline blanche et sous son grand chapeau de paille retroussé de côté par un piquet de fleurs blanches, elle semblait tout juste descendue d’une toile de Gainsborough ou de Lawrence mais l’expression de son regard, le pli un peu sceptique de sa bouche tendre démentaient ce que sa toilette pouvait avoir d’un peu trop virginal. Cette femme avait l’air d’une jeune fille, mais très certainement elle n’en était pas une.

En effet, aussi célèbre et adulée par la jeunesse dorée de Paris que mal vue à la Cour où l’on ne la recevait plus guère, la baronne Aglaé d’Hunolstein était sans doute l’une des plus jolies femmes de France mais à coup sûr l’une des plus décriées. La haute position de son père, le marquis de Barbantane, ambassadeur de France auprès du grand-duc de Toscane, et de sa mère, gouvernante de la princesse Louise-Bathilde d’Orléans, ne pouvait plus sauver sa réputation et Mme de Barbantane avait essuyé un refus courtois quand elle avait proposé sa fille aînée pour le poste de dame d’honneur quand son élève était devenue duchesse de Bourbon.

Cela n’avait pas autrement affecté la belle Aglaé : le poste de dame d’honneur avait des allures de corvée beaucoup trop astreignante et elle tenait à la vie indépendante qu’elle menait car, fille de la chaude Provence, elle portait, sous sa peau douce et dans son sang, tout le brûlant soleil de son pays et ses amants ne se comptaient plus. Ainsi La Fayette, amoureux d’elle depuis longtemps, avait fini par trouver dans ses bras la plus douce et la plus parfumée des récompenses dues aux héros chéris des peuples.

Mais il n’avait pas pour autant obtenu la suprématie car, de cette belle collection d’amants, le fleuron était l’homme qui accompagnait la baronne ce jour-là : le duc Philippe de Chartres que les convives du sieur Hue venaient d’accueillir si chaleureusement.

Naturellement ce fut à qui offrirait sa place, mais le regard du duc avait déjà fait le tour de l’assemblée et venait tout juste de se poser sur les deux officiers qui, très occupés de leurs écrevisses, n’avaient prêté aucune attention à son entrée.

Ce fut vers eux qu’il se tourna.

— Que personne ne se dérange ! s’écria-t-il de la voix traînante et affectée qu’il aimait à prendre quand il était en veine de mauvaise plaisanterie. À Dieu ne plaise que je chasse l’un de mes amis quand il y a ici de bons serviteurs de mon cousin Louis qui seront trop heureux, j’imagine, d’obliger un prince du sang ! Hé ! Messieurs de la Maison du Roi, n’entendez-vous pas ? C’est à vous que je m’adresse !…

Ainsi interpellés les deux jeunes gens levèrent les yeux. Winkleried abandonna une fois de plus ses crustacés et Tournemine se retourna sur sa chaise.

— Est-ce à nous que vous en avez, Monsieur ? demanda-t-il.

— On dit Monseigneur, chuchota précipitamment l’un de ses proches voisins. C’est le duc de Chartres !

— Ah !… Merci !

Poliment alors il se leva, salua :

— Veuillez m’excuser, Monseigneur, mais je n’avais pas l’honneur de connaître Votre Altesse.

— C’est l’évidence même, ricana Philippe. Eh bien, à présent que vous me connaissez, cédez-nous donc votre table ! Nous avons grand faim !

Le ton, dédaigneux, était plus offensant que s’il eût été agressif. Rapidement, le regard du Breton fit le tour de tous ces visages déjà réjouis. De toute évidence, le duc n’avait là que des amis qui se réjouissaient à l’avance d’une humiliation publique infligée à deux serviteurs du Roi. Leurs figures avaient cette expression d’attente cruelle qu’il avait déjà remarquée à Madrid, autour de l’arène de la Plaza Mayor. Mais il n’était nullement disposé à jouer le rôle du taureau. Ces princes conspirateurs ou délibérément frondeurs commençaient à lui porter singulièrement sur les nerfs.

— Je n’en doute pas un seul instant, fit-il avec bonne humeur. Puis-je cependant demander à Votre Altesse si ce restaurant lui appartient ?

— Naturellement non ! Me prenez-vous pour un croquant ?

— Dans ce cas, Monseigneur, souffrez que nous achevions tranquillement notre déjeuner. Les écrevisses ne valent rien quand elles sont froides et il se trouve que nous aussi avons grand faim. Votre Altesse n’aura aucune peine à trouver dix tables plus agréables que celle-ci. Elle aurait l’air d’y être en pénitence : nous sommes dans un coin !…

Et, saluant de nouveau, il se disposait à reprendre à la fois sa place et son repas quand une véritable clameur d’indignation parcourut la salle. En un instant tous les dîneurs furent debout, toutes les bouches proférèrent des invectives, tous les poings se tendirent vers l’insolent. D’autres firent même jaillir des épées cependant que le pauvre Hue, épouvanté, courait de l’un à l’autre, s’efforçant de ramener le calme sans y parvenir.

Pour sa part, le duc de Chartres, devenu couleur lie-de-vin, n’avait pu retenir un geste de fureur et s’élançait déjà vers le jeune homme, prêt à frapper du poing. Froidement alors, Gilles tira son épée, la prit par la lame et en offrit la poignée au prince qu’il retint ainsi à distance de toute sa longueur.

— Je suis gentilhomme, Monseigneur ! Employez ceci et tuez-moi… mais ne me frappez pas ! Sinon dussé-je être tiré à quatre chevaux sur la place de Grève pour ce geste, j’aurais le regret de vous le rendre !

— Monsieur, je vous en prie, Monseigneur, par grâce !…

Vive comme l’éclair Mme d’Hunolstein s’était jetée entre les deux hommes. Elle ne souriait plus et l’inquiétude que reflétait son joli visage n’était pas feinte.

— Vous ne savez ni l’un ni l’autre ce que vous faites ! Vous, Monseigneur, êtes trop impulsif et trop porté à chercher querelle à ceux qui n’ont pourtant d’autre tort que de servir là où vous n’aimez pas. Quant à vous, Monsieur, que je ne connais pas, vous devriez vous souvenir qu’un prince du sang a droit à plus de respect et d’égards que vous n’en montrez.

— On a le respect que l’on mérite ! marmotta Winkleried qui, derrière le dos de Gilles, avait mis lui aussi la main à son épée, prêt à prêter main forte à son compagnon de table.

Il y eut un silence car le tumulte s’était apaisé à la voix de la jeune femme, personne ne voulant perdre un mot de ce qu’allait répondre le duc, mais ce fut le Breton qui, le premier, rompit ce silence. Souriant à celle qui venait de s’instituer si courageusement l’ange de la paix, il remit son épée au fourreau et s’inclina courtoisement :

— Je ne me pardonnerai jamais, Madame, d’avoir assombri d’aussi beaux yeux et je vous rends les armes ! Cette table est vôtre, bien entendu, et nous eussions été trop heureux de vous l’offrir si les choses s’étaient passées différemment.

Natürlich ! approuva le Suisse en écho.

Le duc, d’ailleurs, s’était calmé. Il avait repris graduellement une couleur plus normale cependant que son regard bleu, passablement myope, s’attachait à l’aigle d’or agrafé sur la poitrine de son adversaire d’un instant.

— Inutile de vous déranger, Messieurs, nous partons ! Vous avez fait la guerre d’Amérique à ce que je vois, Monsieur ?

— Oui, Monseigneur.

— À ce titre… mais à ce titre seulement, vous avez droit à ma considération. Au fait, comment vous appelle-t-on, tous les deux ?

Tournemine présenta son compagnon et se présenta lui-même non sans se demander ce que le duc pensait faire de leurs identités et si une lettre de cachet n’était pas dans l’air mais le prince se contenta d’un signe de tête presque aimable accompagné d’une ombre de sourire.

— C’est bien ! Je vous remercie ! Allons, ma chère, ajouta-t-il en glissant son bras sous celui de la baronne, il faudra vous contenter de l’ordinaire du Palais-Royal. Nous reviendrons ce soir pour le souper et j’invite ceux de mes amis qui sont présents à y participer.

Ces derniers mots apaisèrent les protestations qui se levaient autour de lui et ramenèrent le sourire sur le visage du sieur Hue qui se voyait déjà en disgrâce et se plia en deux pour raccompagner le prince et sa compagne à leur voiture.

L’incident était clos. Gilles, par-dessus la table, tendit la main à Ulrich von Winkleried qui s’en saisit avec enthousiasme.

— Merci ! Voulez-vous que nous soyons amis ?

— Je crois bien ! Vous me plaisez !

— Vous aussi ! Que faisons-nous à présent ?

Le Suisse eut un large sourire qui découvrit des dents aussi larges et aussi blanches que des touches de clavecin.

— Nous achevons le dîner ! J’ai encore une petite faim !…

— Et moi donc ! Holà, maître Hue ! faites-nous servir votre matelote !

Mais il était écrit que les gardes du Roi n’achèveraient jamais ce déjeuner qui leur plaisait tant. Ils étaient tout juste en train de lever leurs verres pour sceller leur nouvelle amitié quand, par-dessus le brouhaha redevenu léger, des conversations entre gens de bonne compagnie, une phrase leur parvint qui les remit debout instantanément.

— La guerre d’Amérique ne donne pas tous les droits j’imagine ! Le duc a eu tort ! S’il nous avait laissés faire nous aurions corrigé de la bonne manière les sbires du gros cochon !… Il est tout de même inadmissible qu’un prince du sang, sur son propre territoire, n’ait même pas la possibilité…

Le grossier personnage n’alla pas jusqu’au bout de ses propos injurieux. Tournemine qui n’avait eu aucune peine à le situer était déjà sur lui et d’une poigne irrésistible l’arrachait de sa chaise, qui retomba derrière lui avec fracas, en l’empoignant par sa cravate.

— Tiens ! C’est donc vous, Monsieur d’Antraigues ? fit-il en reconnaissant le visage déjà rougi par les vins qu’il tenait au-dessus de son poing. Décidément, quand vous ne crachez pas votre venin sur les reines, vous insultez les rois ! Mon ami, le baron de Batz qui vous avait si galamment accommodé certain soir au sortir de la Comédie Italienne, vous avait cependant recommandé de veiller sur votre langue !

— Lâchez-moi ! râla l’autre. Vous m’étouffez !

— Vraiment ? Si c’est la seule façon de vous faire taire je ne vois pas pourquoi je vous lâcherai…

Les trois hommes qui partageaient la table du comte tentaient bien de dégager leur ami mais Winkleried arrivait à la rescousse et comme il n’y avait apparemment pas de limites à ses forces, les deux qu’il s’était contenté de repousser cherchaient leur souffle assis par terre près de la cheminée et le troisième gigotait comme un pantin de foire au bout de son immense bras.

— Continuez, chevalier, fit-il avec bonne humeur. Voulez-vous encore un peu de place ?

— Inutile, mon cher baron. Nous allons aller, Monsieur et moi, régler cette affaire dans la rue. Nous avons assez dérangé. Et puis, c’est le seul endroit qui convienne parfaitement au genre d’esprit de Monsieur.

Et, moitié portant Antraigues, moitié le traînant, Gilles sortit du restaurant au milieu d’un silence de mort, suivi par Winkleried qui n’avait pas lâché lui non plus son prisonnier.

— Venez donc, mon petit Monsieur, lui dit-il gracieusement. Nous allons servir de témoins à ces Messieurs !…

Derrière lui tout le contenu du restaurant se précipita vers les fenêtres et la porte pour voir ce qui allait se passer.

Arrivé dans la rue, le chevalier lâcha Antraigues si brutalement qu’il l’envoya rouler contre une roue de carrosse puis tira son épée.

— Allons, Monsieur, en garde ! Je sais que vous savez tenir une arme mais j’espère, à mon tour, vous donner une leçon que vous n’oublierez pas.

À moitié étranglé de fureur, le comte voulut se relever mais ne put y parvenir et retomba lourdement avec un gémissement.

— Je ne peux pas ! Maudite brute !… Je crois que vous m’avez cassé la jambe.

— Vraiment ?… Voyons cela !

— Ne me touchez pas ! Je vous interdis de me toucher, entendez-vous ! À moi ! Mes gens !… Quelqu’un ! Mais pas vous !

— Laissez-moi voir ! intervint le Suisse en se penchant sur l’homme étendu. Les fractures, on connaît ça dans nos montagnes !

Avec une étonnante délicatesse de toucher, sa grosse main palpa le membre douloureux.

— Il n’y a pas de doute, c’est cassé ! diagnostiqua-t-il. Il faut un médecin !

— Dans ce cas, dit Tournemine en remettant son épée au fourreau, je me tiens pour satisfait. La leçon est donnée.

— Vous peut-être, mais pas moi ! Je vous retrouverai, Monsieur, je vous jure que je vous retrouverai !

— Je n’y vois aucun inconvénient et vous n’aurez pas loin à aller. Je suis lieutenant en second de la Compagnie Écossaise des Gardes du Corps. On nous trouve en général à Versailles pour peu que l’on s’en donne la peine. À vous revoir, Monsieur ! Mais croyez-moi, suivez le conseil de mon ami Batz : tenez votre langue ! Sinon elle vous jouera encore plus d’un tour !

Et sans plus s’occuper de son adversaire humilié qui continuait à déverser sur lui un torrent d’injures, qui faisait plus d’honneur à son imagination qu’à son éducation, Gilles prit une pièce d’or dans son gousset et la lança à Hue qui accourait avec ses garçons pour ramasser le blessé.

— Tenez, mon ami ! Il était écrit que je ne goûterais pas à votre matelote aujourd’hui… mais je reviendrai un autre jour. Venez-vous, baron ? Je vous propose d’aller achever notre repas dans un endroit tranquille où nous pourrons trouver à la fois un dîner convenable et des dîneurs qui ne s’occupent que de ce qu’il y a dans leur assiette !

— Volontiers ! J’ai un compatriote, près des Tuileries, chez qui l’on mange bien ! Et tranquillement.

Et sur ce, bras dessus, bras dessous, les deux nouveaux amis s’en allèrent tranquillement à la recherche du plat de résistance et de leur dessert.



1. Tant qu’il fut un médecin à la mode, Marat porta particule et chevalière armoriée.

2. C’est actuellement le musée Rodin.

3. Actuel pont de la Concorde, première construction.

4. Le déjeuner de midi s’appelait alors le dîner et se prenait chez les gens élégants entre 2 et 3 heures.

5. Le mot « restaurant » datait d’une vingtaine d’années. « Les restaurateurs, disait le Dictionnaire de Trévoux, sont ceux qui ont l’art de faire de véritables consommés, dits restaurants ou bouillons de prince, et le droit de vendre toutes sortes de crèmes, potages au riz, au vermicelle, œufs frais, macaronis, chapons au gros sel, confitures, compotes et autres mets salubres et délicats »… Jusque-là, on ne trouvait que des « traiteurs » pratiquant la table d’hôtes et le menu unique. Avec le « restaurant » sont venues les tables séparées et la carte.

6. C’est ce docteur Charles que devait épouser plus tard Julie Bouchaud des Hérettes, l’Elvire de Lamartine, celle pour la mort de laquelle il écrivit Le Lac.

CHAPITRE VIII … ET UNE SOIRÉE QUI NE L’EST PAS MOINS !

La maison de messieurs Boehmer et Bassange, joailliers de la Reine 1, située au numéro 2 de la rue de Vendôme 2 en bordure de l’enclos du Temple et au voisinage d’un jeu de paume appartenant au comte d’Artois, ressemblait un peu à une maison bourgeoise, un peu à un entrepôt et beaucoup à une manière de forteresse. Les bâtiments encadraient une vaste cour où les carrosses des riches clients de la maison pouvaient manœuvrer à l’aise, mais les portes, bardées de fer comme celles d’une prison, étaient capables de soutenir l’assaut d’un bélier et les barreaux qui défendaient les fenêtres étaient de taille à décourager les limes les plus solides. Mais, afin de charmer l’humeur bucolique de l’excellente Madame Boehmer, un attendrissant chèvrefeuille escaladait ses murs et, par les beaux soirs d’été, lui apportait sa douceur et son parfum.

C’est devant cette espèce de sanctuaire que, convenablement restaurés enfin, Tournemine et son nouvel ami Ulrich-August arrivèrent aux environs de cinq heures. Le Suisse avait tenu à escorter le Breton encore novice à Paris dans l’espoir de lui être utile, car il était assez lié avec le plus âgé des deux associés, Charles-Auguste Boehmer, Allemand d’origine et ancien joaillier du roi de Pologne au service duquel feu le baron, son père, avait usé quelques années de sa vie. Ce fut même grâce à lui si l’envoyé de la duchesse d’Albe eut l’honneur d’être reçu sans attendre et en visiteur de marque.

Le valet qui apparut derrière le guichet commença en effet par leur répondre que « ces Messieurs étaient en conférence avec un grand personnage » et avaient fait savoir « qu’ils ne recevraient plus d’autres visiteurs ».

De toute évidence, l’homme n’était pas français mais il était jeune et Winkleried ne l’avait encore jamais vu. À tout hasard il lui aboya aux oreilles, en allemand, deux phrases énergiquement accentuées et qui firent miracle : le garçon plongea dans un profond salut et disparut en disant qu’il « allait voir ».

Un instant plus tard, il revenait, tirait les verrous du portail afin de livrer passage aux cavaliers qui pénétrèrent dans la cour où stationnait un élégant attelage tiré par une paire de chevaux de bonne race mais dont l’aspect fit froncer le sourcil du Breton. La caisse de la voiture était peinte d’un vert sombre discret mais la discrétion s’arrêtait là car les armes d’Espagne soigneusement peintes sur les portières étaient suffisamment révélatrices : le grand personnage en question avait toutes les chances d’être le chevalier d’Ocariz… ou l’ambassadeur lui-même.

— Si ces Messieurs veulent bien me suivre… fit le valet après avoir remis les brides des chevaux à un palefrenier, je vais avoir l’honneur de les introduire dans un petit salon d’attente. Monsieur Boehmer est désolé de les prier de prendre patience jusqu’à ce qu’il en ait fini avec son client.

— Pas trop longtemps ! précisa Winkleried. Je dois rentrer à Versailles…

Mais, en fait, l’attente se réduisit à rien car, tandis que les deux jeunes gens montaient le bel escalier de pierre derrière le dos du laquais, les joailliers, encadrant un personnage en qui Gilles n’eut aucune peine à reconnaître le Consul d’Espagne, commençaient à le descendre.

Le cortège montant se rangea pour laisser passer le cortège descendant et, au passage, Boehmer adressa un salut amical à l’officier helvète.

— Je suis à vous dans l’instant, Monsieur le Baron !

— Prenez votre temps, ami Boehmer, prenez votre temps ! répondit Ulrich-August, tandis que Gilles s’efforçait de ne pas regarder l’Espagnol et de prendre un air indifférent.

— Vous connaissez cet homme ? chuchota le Suisse tandis que le Français et lui reprenaient leur ascension.

— Qui ? Cet étranger ? Ma foi non, mais d’après les armes de sa voiture et la couleur de la figure, je suppose qu’il est espagnol. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce qu’il vous a beaucoup regardé, lui !…

— Ah ! Nous nous sommes peut-être rencontrés à la Cour du roi Charles III mais je n’en ai pas gardé le souvenir, fit Gilles hypocritement.

On les introduisit alors dans un beau salon, fort bien meublé mais dont la décoration principale consistait en vitrines renfermant quelques pièces de joaillerie et d’orfèvrerie d’un style un peu lourd peut-être, mais fort belles cependant et qu’Ulrich entreprit d’examiner d’un œil expert.

— Vous vous connaissez en bijoux, mon cher baron ? demanda Gilles amusé de le voir sortir de sa poche une petite lorgnette et la visser sur son œil droit.

— Je me connais en tout ce qui est beau ou bon : les vins, les chevaux… les femmes ! Quant aux bijoux, c’est vrai, je m’y connais un peu : la baronne, meine mutter, en avait beaucoup et de très jolis !

Un instant plus tard Boehmer, habit de velours rouille tendu sur un ventre respectable et cheveux de même nuance, faisait irruption dans le salon et se précipitait vers Winkleried les mains tendues :

— Monsieur le baron ! Quelle joie de vous revoir ! Il me semble qu’il y a un siècle ! Mais prenez donc la peine de vous asseoir… J’espère que vous n’êtes pas venu jusqu’ici ces jours derniers ? Nous étions absents pour affaires, mon associé et moi. Et que puis-je faire pour vous ?

— Pour moi, rien, fit le Suisse tranquillement. Mais pour mon ami, beaucoup ! Il désire acheter votre sacré collier !…

— Mon collier ?… Quel collier ? Tout de même pas le…

— Mais si, mais si, « le »…

— Vous pensez bien, Monsieur, que je ne viens pas acheter pour moi ! coupa Gilles, vexé par la mine effarée du joaillier. Je ne suis, auprès de vous, que l’envoyé de l’une des plus grandes et des plus riches dames de ce temps : Son Excellence, Madame la duchesse d’Albe, ainsi qu’en fait foi la lettre que voici ! ajouta-t-il froidement en tirant de sa poche quelques-uns des papiers que lui avait remis l’intendant Diego. J’ajoute que les fonds nécessaires à l’achat sont déjà déposés à la banque Lecoulteux où ils n’attendent que notre accord pour vous être remis ! Mais je vous en prie, lisez !

Boehmer chaussa ses lunettes, parcourut sans hâte excessive la lettre qu’on lui avait remise, puis retira ses lunettes, essuya son front où la sueur perlait puis, avec un profond soupir, rendit le papier au jeune homme.

— Je vois, Monsieur, je vois ! Malheureusement, je suis contraint, à mon grand… très grand regret, croyez-le bien, de vous refuser : le collier n’est plus à vendre !

— Comment cela : plus à vendre ? Mais il est à peu près invendable !

La mine contrite de Boehmer était à peindre :

— Pourtant il est vendu… ou peu s’en faut : j’ai donné ma parole et je…

— Permettez, Monsieur ! coupa le chevalier. C’est au personnage qui sort d’ici que vous avez donné parole ?

— Eh bien… oui ! C’est à ce personnage. Il représente une princesse qui…

— La princesse des Asturies, je sais ! Et votre parole est formellement donnée ? Irrévocablement ?

— Pas tout à fait malgré tout ! Vous comprenez bien que je ne peux laisser une telle pièce sortir de France tant que Sa Majesté la Reine, à qui nous destinions ce collier, ne nous en aura pas donné permission formelle en refusant une dernière fois d’en faire elle-même l’acquisition. À cet effet, nous devons, mon associé et moi, nous rendre demain à Versailles.

Gilles laissa s’installer un court silence pour permettre à Boehmer de contempler encore un peu le sceau et les armes de la fastueuse maison d’Albe dont il semblait ne pouvoir détacher ses yeux, des yeux dans lesquels le Breton crut bien voir le reflet d’un regret.

— Le prix du collier était bien de seize cent mille livres, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec beaucoup de douceur.

— Seize cent mille livres, en effet…

— Et… c’est le prix que va vous payer l’ambassade d’Espagne ?

Le joaillier devint tout à coup très rouge. Gilles comprit qu’il avait touché une corde sensible.

— Ou… i. Enfin…

— Enfin… pas tout à fait ! On vous a fait ressortir, n’est-ce pas, les difficultés où vous êtes de vendre ce collier, l’énormité de la somme et l’honneur qu’il y aurait pour vous à ce que ce bijou devienne le trésor d’une royale cassette ? On vous a peut-être aussi demandé… quelques délais de paiement.

— C’est assez l’usage.

— Allons donc ! Pas quand on s’apprête à devenir reine d’Espagne et que l’on a derrière soi l’or d’Amérique ! Sa Majesté le Roi vous l’aurait payé comptant si la Reine n’avait eu ce beau geste de refuser un tel présent ! Et moi, Monsieur, au nom de Madame la Duchesse d’Albe, je vous dis ceci : donnez-nous la préférence et non seulement vous aurez l’argent le jour où sera conclu le marché mais nous paierons cinquante mille livres de mieux !

Boehmer à présent transpirait comme une gargoulette. Il tira son mouchoir, épongea à grands tapotements nerveux son front, ses joues, son cou…

— Vous êtes le diable, Monsieur ! Je vous l’ai dit… j’ai donné ma parole et…

— Pas tout à fait : vous l’avez dit aussi ! Ne pouvez-vous répondre à… ce personnage que Sa Majesté la Reine désire réfléchir encore un peu avant de prendre sa décision ?…

— C’est difficile… très difficile ! Tôt ou tard, l’envoyé espagnol saura…

— Rien du tout ! Ou tout au moins, il ne pourra rien dire si nous savons nous y prendre !… Au fait, ne pouvez-vous me montrer cette merveille ? Cela vous permettrait de réfléchir un instant, de consulter votre associé peut-être…

— C’est une idée ! s’écria Winkleried. Montrez-lui donc l’objet, mon cher Boehmer !

— Mais… tout de suite ! Je vais seulement chercher Bassange : nous avons chacun une clef du coffre où il est enfermé.

Boehmer reparut au bout d’une minute, flanqué d’un homme brun, plus jeune que lui, pas très grand mais bien tourné avec une figure agréable, qui était Paul Bassange, son associé. Celui-ci portait sur ses deux bras un gigantesque écrin de cuir rouge et or, à joints de cardan, d’où pendait une étiquette grande comme un mouchoir sur laquelle le prix était inscrit en gros chiffres bien noirs.

Le jeune associé de Boehmer salua Winkleried avec un sourire et Gilles avec un regard à la fois surpris et admiratif.

— C’est Monsieur qui désire acquérir notre collier ?

— Pour la duchesse d’Albe, oui, mon ami. Ouvrez l’écrin !

Bassange posa la boîte sur une table où jouait un rayon de soleil, fit fonctionner les serrures et souleva le couvercle.

— Voilà ! dit-il simplement.

Les deux jeunes gens ne purent retenir un cri d’admiration. L’écrin ouvert venait de s’emplir d’éclairs. Sur le lit de velours noir un fleuve de feu étincelait, rayonnait par ses milliers de facettes, renvoyant en flèches aveuglantes les couleurs du prisme aux quatre coins de la pièce.

— Six cent quarante-sept diamants ! commenta Boehmer.

— Deux mille huit cents carats ! fit Bassange en écho.

D’un doigt respectueux Winkleried toucha le rang de dix-sept pierres, grosses comme des noisettes, qui formait le premier tour de cou.

— Superbe ! souffla-t-il soudain enroué, vraiment… admirable ! J’espère que la princesse des Asturies est belle ! Autrement, ce serait dommage… !

— Elle est loin d’être belle, marmotta Gilles qui, juste à cet instant, imaginait le visage passionné de Cayetana surgissant de ce joyau fabuleux qui envelopperait ses épaules d’un manteau scintillant et allumerait des éclairs jusqu’aux pointes de ses seins. Par contre Madame d’Albe est l’une des femmes les plus séduisantes que je connaisse…

— C’est à la reine Marie-Antoinette qu’il irait le mieux ! s’écria Boehmer avec une espèce de rage. Il a été fait pour une blonde ! Nous aurions été comblés qu’elle le prenne et si nous n’avions à ce point besoin d’argent, jamais nous n’accepterions de le laisser sortir de France. Mais nous avons des créanciers et la plus grande partie de ce que nous possédons est englouti dans ce collier.

— Alors ayez au moins la satisfaction de le savoir à l’un des plus jolis cous d’Europe ! Allez à Versailles demain, Messieurs, mais ne donnez aucune réponse à votre acheteur avant de m’avoir vu. Pouvez-vous au moins me promettre cela ?

Les deux bijoutiers se consultèrent du regard. Ce fut Bassange qui répondit.

— Si nous vous revoyons très vite, oui. Mais que pensez-vous faire ?

— Voir la Reine, moi aussi, et lui demander de vous dire, si elle refuse encore, qu’elle préférerait savoir ce collier chez la duchesse d’Albe plutôt que chez une cousine pour laquelle je ne crois pas qu’elle déborde d’affection ! À moins, ajouta-t-il avec une perfide douceur, que vous ne préfériez prendre ce soir votre décision ? En ce cas, vous me trouverez jusqu’à demain matin à l’hôtel d’York, rue du Colombier…

Le valet qui avait introduit les deux jeunes gens reparut donnant tous les signes d’une intense agitation.

— Eh bien quoi ? Qu’y a-t-il, Werner ? demanda Boehmer avec agacement. As-tu encore laissé entrer quelqu’un ? Il m’a semblé entendre le marteau de la porte.

— C’est que… cette fois c’est un prince : Monseigneur le comte de Provence !

— Quoi ?… Mon Dieu, Messieurs, il me faut vous chasser. Il est impossible de faire attendre, même une seconde, un prince du sang et…

Gilles reprit son chapeau qu’il avait posé sur une chaise.

— Ne vous troublez pas, Monsieur Boehmer : nous partons ! Nous n’avons d’ailleurs plus rien à nous dire pour ce soir ! Mais songez à ma proposition !…

Il avait hâte à présent de sortir dans l’espoir d’apercevoir l’homme qu’il croyait bien avoir attaqué la nuit précédente mais, comme on pouvait déjà entendre le bruit de pas dans l’escalier, Bassange barra le chemin vers la porte.

— Pas par là, s’il vous plaît ! Sinon vous allez vous trouver face à face avec le prince. Vous ne souhaitez pas être vus, j’imagine ?

— J’aimerais mieux pas, encore que le prince ne me connaisse pas.

— Mais il pourrait poser des questions… ennuyeuses ! C’est un homme très curieux. Venez plutôt par ici…

Il ouvrait une petite porte dissimulée dans une boiserie supportant un panneau de glace, découvrant un étroit couloir obscur dans lequel il les fit entrer tandis que Boehmer se portait au-devant de l’illustre visiteur.

— Vous allez connaître les secrets de la maison, dit-il avec un sourire, mais vous êtes devenu d’emblée un fort important client. Suivez ce couloir. Au bout, vous trouverez un petit escalier qui aboutit derrière une tenture et qui vous ramènera presque dans la cour. Excusez-moi seulement de ne pas vous accompagner.

— Mais nous n’allons rien y voir ! protesta Winkleried.

— Que si ! Laissez-moi seulement refermer la porte. Bonsoir, Messieurs !

En effet, la porte refermée, Gilles s’aperçut qu’on y voyait autant que lorsqu’elle était ouverte grâce au panneau de miroir qui était fait d’une glace sans tain.

— Ah ! Je comprends, murmura Ulrich. Eh bien, allons !

— Un instant !… rien qu’un instant !

À travers la glace il pouvait voir en effet les deux joailliers qui revenaient dans le salon, escortant deux hommes dont l’un présentait une certaine ressemblance avec le Roi.

Le profil était semblable et aussi le haut front intelligent mais, nettement plus petit que son frère, le comte de Provence était aussi beaucoup plus gros. À cause de son amour immodéré de la bonne chère et des vins généreux son corps, vêtu d’un taffetas du même bleu que ses yeux, brodé, avec un art infini, de fleurs étranges au cœur d’argent, était si lourd, malgré sa jeunesse 3, que ses petites jambes courtes et déjà envahies par la graisse semblaient avoir peine à le porter.

— Eh bien ? chuchota Ulrich. Vous venez ?

— Encore un instant, je vous prie ! répondit-il les yeux rivés au miroir.

À voir cet homme au teint vermeil, au visage aimable et souriant et qui jetait autour de lui des regards pleins de satisfaction, un doute lui venait. Était-ce bien celui qu’il avait laissé inanimé dans un fourré de Trianon, la nuit précédente ? Sa victime lui avait paru plus grande, moins étoffée aussi… Mais le prince se mit à parler et les derniers doutes désertèrent l’esprit du jeune homme : c’était bien lui !

— Messieurs, disait Provence, je viens comme le bon badaud parisien que je suis contempler vos trésors. On dit tant de merveilles de votre fameux collier que l’envie m’est venue de le contempler à mon tour. Montrez-le-moi donc !

— Rien de plus facile, Monseigneur. Nous l’avions justement sorti de son coffre afin de procéder à l’examen de l’un des fermaux dont l’émaillage nous avait paru un peu faible. Votre Altesse Royale n’aura même pas à patienter un instant : le voici.

Quelle que pût être l’envie de Tournemine de demeurer plus longtemps et d’entendre tout ce que le prince avait à dire, il se résigna cependant à abandonner la place pour ne pas se donner aux yeux de Winkleried les couleurs déplaisantes d’un espion.

Sur la pointe des pieds, évitant de faire le moindre bruit, les deux jeunes gens suivirent le couloir qui était heureusement habillé de tapis, descendirent un petit escalier pris dans l’épaisseur du mur et, après avoir soulevé une portière, se retrouvèrent en effet dans une petite antichambre assez obscure qui, par une petite porte simplement fermée d’un gros verrou, les fit passer dans la cour.

— Vous me direz si je me trompe, fit Winkleried en se hissant sur le vigoureux mecklembourgeois qui semblait supporter si aisément sa pesante carcasse, mais j’ai eu l’impression que vous n’aimiez pas beaucoup le comte de Provence ?

— Qu’est-ce qui peut bien vous faire penser une chose pareille ?

— L’expression de votre visage quand vous le regardiez, tout à l’heure… et puis cette grande sympathie qui m’est venue pour vous. Monsieur Mesmer, l’homme au baquet…

— Au baquet ?

— Oui, au baquet… la grande cuve autour de laquelle il fait asseoir les gens pour les guérir. Jamais entendu parler du docteur Mesmer ?

— Jamais… ou si vaguement !

— Je vous expliquerai ! C’est un grand homme !… Eh bien, Monsieur Mesmer prétend que, si l’on a de la sympathie pour quelqu’un, on éprouve tout ce qu’il ressent.

— Mais le comte de Provence dans tout cela ?

— C’est très simple : je ne peux pas le voir en peinture ! C’est un homme faux et dissimulé. Voilà pourquoi j’ai si bien deviné que vous ne l’aimiez pas !

Gilles se mit à rire.

— Winkleried, mon camarade, j’ai l’impression que nous allons être de grands amis tous les deux ! Je vous ai déjà bien des obligations.

— Rien du tout ! Vous rentrez à Versailles avec moi ?

— Pas ce soir. J’ai encore à faire à Paris et dans ce quartier justement.

— Alors, je vous laisse. Où habitez-vous à Versailles ?

Tournemine lui expliqua alors qu’il était provisoirement campé à l’hôtel des Gardes du Corps mais qu’il avait chargé son domestique de lui trouver un logis capable de convenir à la fois à sa situation dans le monde et à une bourse modestement garnie.

— J’ai ce qu’il vous faut, je crois ! En face de chez moi il y a un joli pavillon où il y a un appartement libre : je m’en occupe si vous voulez ?

— Avec joie ! Nous serons voisins ! Et cela fait une obligation de plus !

Tirant de sa poche un petit carnet, le baron griffonna quelques lignes dessus, arracha la page et la tendit à Gilles qui put lire dessus « Pavillon Marjon, rue de Noailles au Petit Montreuil » car s’il prononçait mal le français il l’écrivait bien.

— Vous m’inviterez à dîner ! dit-il seulement avec un bon sourire.

— Marché conclu ! Je vous promets des écrevisses !

Là-dessus, le Suisse et le Breton se serrèrent la main à l’anglaise et se séparèrent, l’un pour remonter vers le boulevard Saint-Martin, l’autre pour continuer la rue de Vendôme, rejoindre la rue Saint-Louis 4 et atteindre enfin la rue Neuve-Saint-Gilles au Marais où habitait cette comtesse de La Motte-Valois qui osait ressembler à Judith.

C’était une rue étroite et mal pavée mais tranquille et plutôt déserte. L’angle était orné d’une statue de saint Gilles, ce que le jeune homme considéra comme un heureux présage. Trois ou quatre hôtels particuliers retranchés derrière de massives portes cochères, les murs arrière du couvent des Minimes percés d’une porte basse et une échoppe de cordonnier occupaient toute cette rue qui n’était pas bien longue et rejoignait le boulevard planté d’arbres qui occupait les anciennes fortifications du roi Louis XIII 5.

Au pas de Merlin, Gilles parcourut la longueur de la petite artère, se donnant tout le loisir de bien regarder le no 10, une maison haute et de peu de largeur, d’assez belle apparence d’ailleurs mais plus bourgeoise qu’aristocratique. Par les fenêtres élevées on pouvait apercevoir de grands rideaux de soie bleue et le reflet d’un lustre à cristaux dans un miroir.

Cheval et cavalier venaient tout juste de dépasser la maison quand une voiture de louage arriva en sens inverse, venant du boulevard, et s’arrêta tout justement devant le no 10. Le jeune homme n’eut qu’à se tourner sur sa selle, avec la mine indolente et intéressée d’un garçon cherchant fortune, pour apercevoir un pied charmant, élégamment chaussé de soie « ventre de puce » puis une cheville dans un bas ajouré, enfin le bas d’une robe de la couleur des violettes de Parme. Enfin, une jeune femme apparut, brune, élégante, coiffée d’un chapeau extravagant sous lequel l’observateur n’eut aucune peine à reconnaître le profil de la fausse Judith.

À la lumière du jour et sous sa propre chevelure, la dame lui parut moins ressemblante. Il en éprouva quelque satisfaction, heureux de constater que le charme de sa bien-aimée était trop parfait pour être convenablement copié. La glorieuse chevelure rousse donnait à Judith un éclat que celle-ci n’avait pas. Et puis, les yeux de la comtesse semblaient bleus, ceux de Mlle de Saint-Mélaine étaient noirs et pailletés comme un diamant. Et puis…

Tandis qu’il faisait ainsi le compte des différences, la comtesse avait payé son cocher et s’apprêtait à rentrer chez elle mais, apercevant ce beau cavalier qui s’éloignait comme à regret en la regardant, elle lui décocha le plus naturellement du monde un sourire tellement provocant qu’il pouvait passer pour une invite.

« Je ne sais pas si elle a réellement le droit de s’appeler Valois, pensa le jeune homme, légèrement choqué, mais elle a d’étranges manières pour une grande dame… »

Il eut envie, un instant de l’accoster mais, pensant qu’il était plus sage de ne pas entrer trop vite en relation avec elle, il se contenta d’ôter son chapeau pour un large salut accompagné d’un sourire puis continua son chemin tandis que la dame rentrait dans sa maison.

Il n’alla pas loin. Peu avant le boulevard, la rue Saint-Gilles se dédoublait pour former une seconde ruelle rejoignant elle aussi le boulevard en formant un U. Gilles s’y engagea, trouva un renfoncement où il attacha son cheval et resta là, aux aguets, bien décidé à observer pendant un moment les allées et venues et, si possible, les habitudes de cette maison.

Pendant un assez long temps, il ne se passa rien, ou si peu que rien : un gamin, qui s’en allait acheter de la moutarde en sautant d’un pied sur l’autre, vint regarder Gilles presque sous le nez et lui décocha en passant :

— C’est pas un endroit pour faire le pied de grue, militaire. Y a pas beaucoup de belles filles par ici !

— Mais des gamins qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas on dirait que ça ne manque pas ! File si tu ne veux pas que mon pied fasse connaissance avec tes fesses !

— Oh, ça va ! Ce que j’en disais, c’était manière de parler ! Bonne soirée, militaire !

Gilles vit aussi passer une vieille femme qui, un missel sous le bras et un voile sur la tête, s’en allait au salut en rasant les murs. Elle lui jeta un coup d’œil furtif et poursuivit son chemin. Mais, commençant à penser qu’il perdait son temps et risquait tout juste de se faire remarquer, Gilles allait remonter sur son cheval et abandonner sa faction quand le roulement d’une voiture qui se faisait entendre sur le boulevard depuis un moment, ralentit quand la voiture s’engagea dans la rue Saint-Gilles et s’arrêta tout à fait, tout justement devant le no 10.

Il s’agissait cette fois d’une élégante berline de ville à caisse noire sans autre ornement qu’une simple rose peinte sur les portières. Les hautes roues fines étaient laquées de rouge et le siège du cocher se drapait d’un beau velours noir à quilles rouges et glands d’or : une véritable voiture de seigneur ! Un homme d’une quarantaine d’années en descendit. Il était de taille moyenne mais, grâce à son teint olivâtre, son cou épais, son nez épaté et retroussé du bout, ses yeux à fleur de tête mais très noirs et dont le regard semblait singulièrement perçant, il ne passait pas facilement inaperçu. Malgré la température estivale, un grand manteau noir l’enveloppait presque entièrement et un vaste tricorne surmonté d’une curieuse plume rouge était enfoncé jusqu’à ses sourcils.

À peine à terre, il drapa son manteau sur son bras pour offrir sa main à une femme en robe blanche qui jaillit de la voiture plutôt qu’elle n’en descendit en repoussant avec un éclat de rire la main tendue.

— Je ne suis pas assez vieille pour que l’on m’aide à descendre, mon ami ! Gardez cela pour les douairières.

Au son de la voix, Gilles sursauta et retint un cri. Entre le grand fichu de mousseline blanche drapé sur la poitrine ronde de la jeune fille – car c’en était une – et le grand chapeau de paille naturelle garni de feuilles vertes, il venait d’apercevoir une cascade de boucles enflammées, l’étincellement d’un regard sombre, la grâce impertinente d’un profil, l’éclat d’un sourire, tout un ensemble sur l’identité duquel il ne pouvait plus se tromper : c’était Judith, Judith elle-même, Judith en personne qui, escortée d’un homme inconnu, pénétrait de son allure dansante dans la maison d’une conspiratrice.

Le ciel s’ouvrit. Le cœur cognant contre ses côtes sur le rythme enragé d’un tambour battant la charge, il se sentit envahi d’une sorte de paix bienheureuse, proche voisine de ce qu’il avait déjà ressenti dans le parc de Trianon mais plus pure, plus fraîche car elle avait les couleurs claires de la certitude. L’instant suivant, par exemple, il lui fallut faire sur lui-même un terrible effort pour résister à l’impulsion qui allait le jeter en avant. S’il ne s’était maîtrisé, il se fût rué à l’assaut de cette maison pour y chercher celle que, de toutes les femmes au monde, il aimait le plus, celle qui avait été, était et serait toujours l’impulsion secrète de tous ses travaux, leur but final et leur récompense tout à la fois, si Dieu le voulait ainsi. Un but toujours à atteindre peut-être, une récompense sans cesse remise en question car Judith appartenait à cette race de femmes que l’on ne peut garder qu’à condition de les conquérir sans cesse, de mériter continuellement leur tendresse et leur admiration, l’une n’allant jamais sans l’autre.

Quel bonheur Gilles n’eût-il pas éprouvé à enfoncer la porte de cette maison pour en arracher Mlle de Saint-Mélaine à la barbe de ces gens dont il savait bien qu’ils ne pouvaient pas être pour elle une société convenable ; mais, s’il voulait essayer de comprendre quelque chose à ce qui se manigançait derrière cette façade si paisible et si apparemment respectable, il lui fallait contenir des élans d’une jeunesse par trop irréfléchie.

Fermement décidé à ne plus bouger de son poste d’observation, dût-il passer dans la rue une seconde nuit blanche, et à suivre l’élégante voiture noir et rouge où qu’elle allât, fût-ce en enfer, le jeune homme croisa les bras sur sa poitrine et reprit sa faction, une faction d’ailleurs singulièrement ensoleillée par la vision rapide qu’il avait eue de la jeune fille et par l’émerveillement que lui avait causé une beauté, non seulement inchangée, mais affinée, accrue encore par l’élégance d’une toilette parfaitement inhabituelle chez la sauvageonne des landes bretonnes… Mais qui diable pouvait être ce bonhomme replet aux allures de propriétaire qu’elle appelait son ami avec la désinvolture de l’intimité ?

Le soleil était couché depuis longtemps déjà. La nuit venait emplissant d’une ombre plus dense les profondeurs de cette rue encaissée entre les murs de ses maisons. Toujours immobile dans son recoin, figé dans cette immobilité totale qu’il avait apprise de la guerre indienne, et qu’il savait imposer à Merlin, Gilles, devenu à peu près invisible, vit arriver avec son échelle l’allumeur de lanternes qui avait si bien renseigné Pongo à l’aube de ce jour. Quelques instants plus tard, deux fanaux s’allumaient, balancés à leur corde tendue de part et d’autre de la rue : l’un presque à l’angle du boulevard, près de la boîte aux lettres 6 peinte en bleu qu’il éclairait en plein, l’autre à l’extrémité de la rue à côté de la petite statue de saint Gilles, mais on ne pouvait dire qu’entre les deux, l’endroit fût parfaitement éclairé.

Un instant, l’homme s’était arrêté auprès de la berline pour aider le cocher descendu de son siège à allumer ses propres lanternes puis, toussant et traînant les pieds, il s’éloigna pour continuer son ouvrage laissant la rue à sa solitude.

Le temps continua de couler, difficile à évaluer. Un peu d’animation se manifesta tout de même. Des bruits de voix sortant de quelques fenêtres ouvertes sur la fraîcheur du soir et le parfum des tilleuls dont les cimes frissonnantes dépassaient le mur du couvent. Une lumière se montrait aussi de loin en loin mais la façade du no 10, que Gilles alla contempler dans l’espoir d’apercevoir quelque chose, demeurait noire et muette. Le seul être vivant était le cocher qui somnolait sur son siège, le dos rond, avec la résignation des gens de son état habitués aux longues patiences…

Enfin, comme l’horloge de la Bastille venait de sonner la demie de dix heures, la maison muette se réveilla. Le cocher en fit autant. Un valet parut, armé d’une lanterne qui répandit une lumière jaune sur les gros pavés ronds, sur la voiture et sur quatre personnes en qui Gilles n’eut aucune peine à reconnaître Judith, l’homme qui l’escortait, la comtesse et l’élégant aux cheveux rouges qui remplissait auprès d’elle les fonctions de secrétaire à tout faire.

Les adieux furent brefs. On échangea des saluts cérémonieux sans qu’il fût possible au guetteur de saisir une seule parole ; puis la jeune fille et son mentor remontèrent en voiture tandis que la porte se refermait et que tout s’éteignait. La rue était redevenue presque entièrement obscure quand la berline s’ébranla. Mais Gilles était déjà en selle.

Sans bouger, il laissa l’attelage descendre l’artère, tourner dans la rue Saint-Louis en direction de la place Royale et alors seulement s’élança sur sa trace, comptant sur le vacarme des roues ferrées sur le pavé pour étouffer le pas de son propre cheval.

La nuit était très sombre et la chaleur, devenue étouffante, tournait à l’orage mais il n’eut aucune peine, en gardant les yeux sur les lanternes de la voiture, à la suivre à travers le dédale des rues de Paris sans s’en trop approcher.

Le voyage dura assez longtemps. On prit successivement la rue Saint-Antoine, la rue de la Tisseranderie, la rue de la Coutellerie et la rue de la Boucherie jusqu’au Grand-Châtelet puis, par le pont au Change, la rue de la Barillerie et le pont Saint-Michel, on atteignit la rue de La Harpe que l’on remonta sur toute sa longueur jusqu’à la place Saint-Michel 7. Alors apparurent, surgissant des frondaisons d’un grand parc, le dôme, le haut toit d’ardoises et les murs à l’italienne hérissés d’échafaudages du palais du Luxembourg 8, résidence parisienne habituelle de Monsieur.

La voiture tourna à angle aigu se dirigeant vers la façade brillamment éclairée du Théâtre Français 9 où il devait y avoir représentation, passa devant sans s’arrêter pour s’engager, presque aussitôt, sous l’imposante tour-porche sommée d’un dôme où veillaient, en uniforme rouge soutaché d’or et d’argent, la poitrine barrée d’un baudrier rayé d’or et argent, les Gardes de la Porte de Monsieur.

Elle s’arrêta un instant sous le porche, sans doute pour satisfaire au contrôle du corps de garde puis, pénétrant dans la vaste cour, disparut aux yeux de Gilles qui revint sur ses pas, alla attacher Merlin à l’un des anneaux de bronze scellés dans le mur puis revint, à pied, trouver l’une des sentinelles qui, voyant approcher un officier, rectifia la position, salua. Elle ouvrait déjà la bouche pour lui faire rendre les honneurs dus à son grade quand Gilles l’arrêta.

— N’appelle pas, mon ami : je ne veux pas entrer. Simplement je désire un renseignement.

— À vos ordres, mon lieutenant !

— Moins haut, que diable ! Je ne viens pas te demander de me livrer un secret d’État, mais j’aimerais tout de même un peu de discrétion ! Dis-moi, connais-tu la dame qui vient d’entrer à l’instant dans une berline noir et rouge ?

Le visage du garde se fendit en un large sourire tandis qu’il clignait de l’œil d’un air finaud. S’il s’agissait d’une histoire de femme il était à son affaire et comprenait sans peine pourquoi un lieutenant des Gardes du Corps de Sa Majesté le Roi venait causer avec un simple soldat.

— Sûr que je la connais ! Elle habite le palais… c’est même la plus jolie fille de toute la maison. Je comprends qu’elle vous intéresse, mon lieutenant. — Alors, qui est-ce ?

— L’une des deux lectrices de Madame ! Il y a environ deux ans qu’elle est entrée au service de la princesse.

— Et elle s’appelle ?

— Mademoiselle de Latour, Julie de Latour. Elle est belle comme le jour, mais pas commode par exemple ! Si vous avez dans l’idée de lui faire la cour, mon lieutenant, vous feriez bien de prendre garde : elle a la main leste, la langue encore plus et on ne lui connaît pas d’amoureux !

La voix du jeune soldat, cependant agrémentée d’un vigoureux accent bourguignon, fit l’effet à Gilles de la plus céleste musique.

— Pourtant, reprit-il, elle était accompagnée d’un homme dans cette voiture. Sais-tu qui il est ?

— Pas très bien. On ne l’a vu que deux ou trois fois ici. Il est venu ce tantôt voir Monseigneur et il est ressorti avec Mademoiselle de Latour dans une voiture de la maison. Je crois que c’est un provincial, ou plutôt un étranger car il a un drôle de nom.

— Il n’habite pas le palais, alors ?

— Absolument pas. Ça m’étonnerait même qu’il y reste encore longtemps maintenant qu’il a ramené la belle Ju… je veux dire Mademoiselle de Latour. Il a laissé son cheval !

— C’est bien, mon ami, je te remercie !

Un demi-louis passa de la poche du chevalier à la main du jeune garde ravi de l’aubaine.

— À ce prix-là, mon lieutenant, vous pouvez revenir poser des questions sur toute la maison de Monsieur, je m’appelle Gaubert, dit La Pervenche.

— Entendu, la Pervenche ! Je me souviendrai de toi…

Répondant au salut du jeune soldat il fit quelques pas hors de l’ombre du porche monumental.

Sur le point de retourner vers son cheval, il se ravisa. Il ne pouvait pas s’éloigner de la demeure de Judith sans lui avoir seulement adressé la parole et essayé de percer, si peu que ce soit, le mystère dont s’enveloppait la jeune fille. C’était déjà quelque chose d’avoir appris qu’elle était lectrice de la comtesse de Provence mais pourquoi sous un faux nom ? Par crainte de ses frères, car, ignorant l’exécution de Tudal, elle devait toujours les évoquer au pluriel ? Que pouvaient deux hobereaux crasseux contre un membre d’une aussi puissante maison princière ? Pour mieux se cacher peut-être et peut-être même de ses propres et terrifiants souvenirs puisqu’elle avait jugé bon de changer aussi son prénom. Julie de Latour ! Pourquoi ce nom ?…

Brusquement, les dernières paroles échangées entre Monsieur et la comtesse de La Motte lui revinrent en mémoire : « En cas de nécessité faites-moi tenir un billet anodin, le texte importe peu, mais vous le signerez J. de Latour… Vous n’oublierez pas, J. de Latour… »

Le rapprochement était aveuglant. Le prince avait indiqué à sa complice le nom sous lequel Judith était connue chez lui. Mais alors, qu’est-ce que la jeune fille était allée faire chez cette femme que, normalement, elle ne devait pas connaître ? L’homme qui l’accompagnait était-il simplement chargé de mettre les deux femmes en contact ?…

Incapable d’apporter une réponse satisfaisante à ces questions, il revint vers la sentinelle.

— Qui commande le poste de garde, cette nuit ?

— Monsieur le Comte de Thézan, Premier Lieutenant.

— Alors va me le chercher !

Normalement le soldat La Pervenche aurait dû partir au petit trot mais, à la surprise du chevalier, il ne bougea pas.

— Eh bien ? Qu’attends-tu ?

— Faites excuse, mon lieutenant… mais si j’étais vous, je n’en ferais rien.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que cela ne vous servira à rien. Si c’est dans l’espoir d’approcher Mlle de Latour, ni Monsieur de Thézan ni d’ailleurs Monsieur le Comte d’Auger, notre capitaine, ne pourrait vous y aider. Le règlement du palais est très sévère en ce qui concerne les dames et demoiselles de Madame. La princesse est austère, rigide et, si Mlle de Latour était surprise parlant la nuit avec un homme, elle serait chassée immédiatement.

— Et celui avec lequel elle vient de rentrer, alors ?

— Ce n’est pas la même chose. S’il appartient à sa famille Madame a pu l’autoriser à l’emmener mais, croyez-moi, il a sûrement dû montrer patte blanche.

— Mais enfin, je peux avoir un message à délivrer. Je pourrais être… son frère !

— Selon Madame il n’y a pas de message qui ne puisse attendre le jour lorsqu’il s’agit de ses demoiselles d’honneur. Quant à vous faire passer pour son frère, c’est une aventure que je ne tenterais pas si j’étais vous.

— Tiens donc ! Tu as une bonne raison à me donner ?

— C’est une question que vous ne poseriez pas, mon lieutenant, si vous aviez une seule fois rencontré Mme de Montesquiou qui remplit le rôle de surintendante chez Madame. Il n’y a pas un homme ici qui ne préfère affronter les balles anglaises plutôt que son œil de granit. Si vous vous obstinez à demander Mlle de Latour, vous vous retrouverez forcément en face d’elle… et si vous en sortez vivant vous aurez des cauchemars pendant six mois !

Gilles se mit à rire.

— C’est bon ! Je renonce pour ce soir, mais demain je reviendrai.

— Demain il fera jour. Vous aurez beaucoup plus de chance.

— Dieu t’entende ! Merci du conseil en tout cas…

Il s’éloigna, détacha Merlin, se remit en selle… et ne bougea pas. Il avait envie à présent de savoir ce que c’était au juste que ce bonhomme assez bien en Cour pour avoir le droit d’emmener Judith où bon lui semblait. Il devait être intéressant d’apprendre où cet oiseau de nuit gîtait…

Cette fois l’attente ne fut pas longue. Le pas d’un cheval retentit sous la voûte et un cavalier, enveloppé d’un manteau noir, coiffé d’un chapeau noir orné d’un plumet trop reconnaissable, fit son apparition.

— Voilà mon homme, marmotta Gilles entre ses dents. Voyons un peu où il va.

Il espérait de tout son cœur que le personnage habitait sinon le quartier, du moins un endroit point trop éloigné car la fatigue commençait à peser assez lourdement sur ses épaules, cependant habituées à de rudes tâches mais, décidément, la vie en pays civilisé et, singulièrement, la vie à Paris était beaucoup plus éprouvante qu’une longue chevauchée à l’air libre ou même la vie du guerrier en campagne. Mais quand il vit briller devant lui le large ruban de la Seine, le jeune homme comprit que son lit n’était pas encore pour tout de suite…

Pourtant, et sans qu’il pût vraiment savoir pourquoi, une impulsion plus forte que sa volonté, sa curiosité ou son envie de dormir le poussait sur la trace de cet homme. Il éprouvait un besoin presque physique d’en savoir davantage, d’approcher un être qu’il devinait mystérieux et qui l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer.

Passé la Seine, l’étranger reprit à peu près le même chemin qu’à l’aller, encore qu’à une allure nettement plus rapide, et ramena son poursuivant jusqu’à la rue Saint-Louis. Il était très tard à présent. Pourtant, les deux cavaliers qui se suivaient à distance respectueuse n’avaient rencontré aucun détachement du guet. Même le poste du Grand Châtelet était tranquille et silencieux comme si tout le monde y dormait. Cela tenait peut-être au temps. L’orage qui ne s’était pas encore décidé à éclater tournait toujours autour de Paris qu’il environnait de grondements sourds et de brefs éclairs. Personne n’avait envie d’être dehors par un temps aussi menaçant, peut-être même pas les malandrins…

Pourtant, brusquement, ce fut l’attaque. Comme le premier cavalier ralentissait l’allure en arrivant à la hauteur d’un hôtel de belle apparence, cinq ou six hommes surgirent du renfoncement de la porte charretière et se jetèrent sur lui. L’un s’élança à la tête du cheval, les autres se pendirent à l’homme lui-même qu’ils n’eurent aucune peine à jeter à terre. Une lanterne, accrochée un peu plus loin, avait permis aux yeux aigus de Gilles de ne rien perdre de la scène. Un bref galop de Merlin qu’il fit cabrer et il fondait sur les malfaiteurs l’épée haute. Par deux fois la lame s’enfonça dans de la chair humaine tandis que, assommé par les sabots du cheval, un troisième s’écroulait contre le mur de l’hôtel. L’étranger, avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence, avait réussi à se relever et à tirer son épée. Il luttait courageusement contre deux spadassins. Sautant à terre, Gilles courut à lui, le débarrassa d’un de ses adversaires avec lequel il engagea le fer en constatant avec un certain étonnement qu’il portait un masque, comme d’ailleurs les autres malandrins.

— Êtes-vous blessé, Monsieur ? demanda-t-il tout en ferraillant.

— Non, un peu contusionné mais…

Le reste de la phrase se perdit dans le fracas d’un coup de tonnerre qui se répercuta tout au long de la rue. À la même seconde l’orage éclatait. Les vannes du ciel s’ouvrirent, précipitant sur la terre une véritable cataracte qui fit voler la poussière avant de la transformer en boue épaisse puis en ruisseaux. Atteint à l’épaule, l’adversaire de Tournemine préféra en rester là et s’enfuit sans que le jeune homme cherchât à le poursuivre. Voyant son dernier compagnon prendre le large, celui de l’étranger sauta en arrière et, sans demander son reste, s’élança sur ses traces. Tranquillement, Gilles essuya son épée et la remit au fourreau.

— Je vous dois sans doute la vie, Monsieur, dit l’étranger en fort bon français mais avec un accent italien prononcé, et vous m’avez rendu le plus grand service que l’on puisse rendre à un être humain… Mais pourquoi donc me suiviez-vous ?

L’obscurité permit au jeune homme de rougir tout à son aise.

— Comment savez-vous que je vous suivais ? Je suis cependant demeuré à bonne distance.

— Je n’ai pas besoin de voir pour distinguer, ni d’entendre pour percevoir… mais il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors. Me ferez-vous l’honneur d’accepter de boire avec celui que vous avez sauvé ? Je loge dans cette maison… ajouta l’étranger en désignant la haute porte cochère qui avait abrité ses agresseurs. Nous pourrons au moins causer au sec.

— Volontiers, Monsieur. J’accepterai l’abri plus volontiers encore que le verre et pour mon cheval avec plus de joie encore que pour moi-même.

— Alors, entrons !

L’inconnu alla agiter la cloche dont la chaîne pendait le long d’un pilastre et, presque aussitôt, la lourde porte tourna sur ses gonds, laissant voir une cour de belles dimensions faiblement éclairée par deux lanternes placées de part et d’autre du perron et, abritée sous un parapluie grand comme une petite tente, la silhouette d’un gigantesque concierge auquel l’étranger s’adressa en une langue totalement inconnue de Gilles. L’homme se contenta d’un signe de tête pour toute réponse et prenant les brides des chevaux les entraîna vers le fond de la cour tandis que l’étranger guidait Gilles vers l’entrée de l’hôtel à travers une cour assez mal entretenue, et le faisait pénétrer dans une vaste et confortable bibliothèque habillée de chêne clair. En dépit de la température qui avait régné avant l’orage, un feu de plantes aux senteurs sauvages brûlait dans la cheminée de marbre gris. Il donnait plus de parfum que de chaleur et, grâce aux grands rideaux de soie rayée de gris et de brun clair, la pièce, malgré ses dimensions, donnait une agréable impression de confort et d’intimité.

L’étranger se débarrassa de son manteau taché de boue, de son chapeau trempé qu’il jeta dans un coin et offrit à son visiteur la vue d’un homme pas très grand mais vigoureusement bâti et bien proportionné avec une légère tendance à l’embonpoint, élégamment corrigée par l’art du maître tailleur qui avait coupé l’admirable habit de soie rouge sombre dont il était vêtu avec des culottes et des bas de soie noire. La hauteur d’un front plein d’intelligence corrigeait l’impression de brutalité que pouvait laisser le reste du visage que Gilles avait aperçu devant la maison de la comtesse de La Motte. La bouche, bien dessinée, s’entrouvrait sur des dents très blanches et le regard, noir et étincelant, dégageait une fascination qui le rendait à peu près inoubliable.

— Approchez-vous du feu, Monsieur, et prenez un siège, dit-il en désignant un grand fauteuil de tapisserie. Vous êtes ici chez vous, plus encore que je ne le suis moi-même car cette maison appartient à l’un de mes amis, le comte Ossolinski, qui veut bien m’en accorder l’hospitalité lors de mes voyages à Paris. Je vois, ajouta-t-il avec un sourire qui lui conférait un charme étrange, que vous appartenez à la Maison du Roi et que vous êtes l’un de ceux qui se sont distingués au cours de la glorieuse Révolution américaine. Je pense que vous êtes provincial… breton sans doute, que vous êtes à Paris depuis peu, que vous êtes célibataire… amoureux et sans doute très fatigué ! Ainsi, prenez place mais faites-moi cependant la grâce d’un dernier effort en m’apprenant votre nom car je peux deviner bien des choses mais pas l’identité d’un homme.

— C’est trop juste, Monsieur. J’aurais même dû me présenter avant même de franchir le seuil de votre maison ! Je me nomme Gilles, chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Mais vous-même ?…

— Je pourrais vous répondre : je suis celui qui est !… mais je craindrais que la chose ne vous semble un peu difficile à assimiler. Aussi me bornerai-je à vous apprendre le nom sous lequel je suis connu en ce bas monde : je m’appelle Cagliostro, le comte Alexandre de Cagliostro…



1. C’est seulement un an plus tard qu’ils deviendront joailliers de la Couronne. Le titre appartient alors à M. Aubert.

2. Actuelle rue Béranger.

3. Le prince avait alors vingt-sept ans.

4. Actuelle rue de Turenne.

5. Actuel boulevard Beaumarchais.

6. Il y en avait alors une soixantaine réparties dans Paris, mais il s’agissait encore d’une nouveauté.

7. Actuelle place Edmond-Rostand.

8. C’est en 1775 que le comte de Provence reçut le palais du Luxembourg, alors passablement délabré. Voulant une résidence fastueuse, il entreprit d’énormes travaux qui ne furent achevés qu’en 1790. Jusque-là, il s’installa au Petit Luxembourg qu’il louait au prince de Condé moyennant un loyer annuel de 25 000 livres.

9. L’actuel Odéon, inauguré deux ans plus tôt, était alors la seule salle de la Comédie-Française. Deux mois plus tôt, le 24 avril 1784, on y avait donné la première représentation publique du Mariage de Figaro.

CHAPITRE IX L’ÉTRANGE COMTE DE CAGLIOSTRO

Le nom était de consonance bizarre et convenait bien au personnage, mais ne disait rigoureusement rien au chevalier. Quant à l’homme, en dépit d’une certaine grandiloquence, il était sympathique et même attirant. Aussi Gilles accepta-t-il sans plus de façon le grand fauteuil qu’on lui offrait et dans lequel il se laissa tomber sans pouvoir retenir un soupir de soulagement dont il s’excusa aussitôt.

— Comme vous l’avez si bien deviné, comte, je suis très fatigué. Aussi dès que l’orage se sera un peu calmé, je vous demanderai la permission de me retirer. Je craindrais trop de m’endormir très impoliment sous vos yeux.

— Vous comptez rentrer à Versailles cette nuit ?

— Non. J’avais décidé de loger à l’hôtel d’York, rue du Colombier, où l’on me connaît mais comme je n’ai pas retenu ma chambre il se peut que je doive me contenter d’une écurie. Ce qui n’aurait d’ailleurs aucune importance.

— Vous partirez quand vous voudrez… mais tout de même pas sans avoir partagé avec moi ce pâté et cette bouteille de vin de Champagne. Rien de meilleur pour un organisme fatigué que cette association-là ! Et puis, vous n’avez pas répondu à ma question, tout à l’heure…

Tout en parlant, il attirait près du feu une petite table toute servie, coupait de larges tranches d’un pâté de caille dont la croûte dorée luisait de bonne santé, emplissait deux flûtes translucides d’un pétillant vin couleur d’or pâle, ce qui permit à son invité de constater que l’Italien avait de fort belles mains, admirablement soignées et ornées de diamants et de rubis en quantité peut-être un peu trop importante pour un homme…

— C’est vrai, fit Gilles en acceptant le verre qu’on lui tendait. Vous vous êtes aperçu que je vous suivais et vous m’en avez demandé la raison. Seulement, depuis, vous avez vous-même répondu à votre question puisque vous avez deviné… Dieu sait comment !… que j’étais amoureux ! C’est vrai, je le suis, et de la jeune fille avec laquelle vous avez passé la soirée. Maintenant me direz-vous comment vous pouvez connaître, ne m’ayant jamais vu, ces détails me concernant ?

Cagliostro se mit à rire.

— C’est bien peu de chose ! Votre visage et surtout votre voix m’ont dit que vous étiez breton. Certes, vous êtes beaucoup plus grand que la normale mais vos traits dénoncent la plus ancienne et la plus pure race celte. En outre, sans avoir d’accent, vous avez une façon presque imperceptible d’insister sur les consonnes qui m’a renseigné alors que j’hésitais encore un peu entre Normandie et Bretagne. Vous avez fait la guerre en Amérique, ce n’est pas difficile à deviner, c’est écrit sur votre poitrine. Vous êtes depuis peu à Paris car vous n’êtes pas encore versé dans les habitudes de la Société. Sinon vous sauriez que les goûts bucoliques de la comtesse de Provence et son amour de la discrétion l’ont incitée, sur les voitures dont elle ne se sert pas de façon officielle – par exemple pour ses visites de charité –, à faire peindre une simple rose au lieu de ses armes. Vous êtes célibataire parce qu’on ne court pas les rues la nuit quand, à votre âge, on est marié. Enfin vous êtes amoureux. En effet vous ne pouviez suivre que la personne que j’accompagnais tout à l’heure car pas un instant, lorsque je vous ai remarqué, alors même que nous suivions cette rue, je n’ai imaginé que j’étais l’objet de votre poursuite. Voyez-vous, je suis très peu connu encore à Paris où je viens rarement pour régler quelques affaires. J’habite actuellement Bordeaux où je me suis installé l’automne dernier venant de mes terres napolitaines.

— Vous y êtes tout de même suffisamment connu pour que des hommes s’embusquent dans la porte de votre demeure, vous guettent et vous attaquent…

— Quand je dis que vous ne connaissez pas Paris ! Le comte Ossolinski, maître de cette maison, est un seigneur polonais fort riche et je ne suis pas non plus un misérable. On en voulait à ma bourse, à mes bijoux, ajouta-t-il en étendant avec quelque complaisance ses belles mains chargées de bagues. Maintenant dites-moi ce que je peux faire pour vous car, naturellement, je souhaite ardemment acquitter ma dette envers vous.

— Si ces gens n’en voulaient qu’à votre bourse, comte, la dette n’est pas grande et je vous en tiens quitte si vous me dites, tout simplement, quel genre de relations vous entretenez avec Mademoiselle de… Latour !

— Très paternelles, je vous assure ! Elle est la nièce d’une aimable femme que j’ai eu la joie de soulager de quelques maux fort pénibles lorsque je suis venu, voici trois ans, soigner le maréchal de Soubise. Je leur rends visite fidèlement à chacun de mes voyages à Paris. Ce soir, nous avons fait ensemble une visite à des amis communs. Voilà tout le mystère. Mais reprenez donc de ce pâté, il est parfait… et encore un peu de ce vin, il met la joie au cœur.

— Êtes-vous donc médecin ?

— Je vous ai dit : je suis celui qui est ; j’aurais pu dire aussi je suis celui qui sait ! Oui, mon jeune ami, je suis médecin et, sans me flatter, peut-être le meilleur de tous car je soigne l’âme autant que le corps. Certains de mes malades ne peuvent se passer de moi et cela m’oblige à de nombreux voyages.

L’instinct de Gilles lui disait que tout n’était pas absolument exact dans ce que disait cet homme. Quelque chose n’allait pas, ne « collait » pas mais il ne pouvait préciser ce que c’était. Peut-être l’explication était-elle trop simple, trop naturelle et rien de ce qui gravitait autour de l’étrange comtesse et du Monsieur ne pouvait être aussi simple. Pour en avoir le cœur net, il chercha à pousser son enquête sans trop avoir l’air d’y toucher.

— Soignez-vous quelqu’un au palais du Luxembourg ? La comtesse, peut-être, ou Monseigneur lui-même ?

— Monseigneur, en effet, veut bien faire appel, parfois, à mes modestes services quand ses maux le tourmentent par trop… encore qu’il n’en use qu’avec la plus grande discrétion, je dirais même… dans le plus grand secret afin de ne pas offenser ceux qui ont la charge habituelle de sa santé.

— Ses maux ? Le prince n’a pas trente ans…

— L’âge ne fait rien à la chose. Il mange et boit beaucoup trop. Imaginez que Son Altesse consomme, chaque jour, environ dix bouteilles de vin vieux. En outre, bien qu’il adore les chevaux et possède dans ses écuries quelques-uns des plus beaux pur-sang d’Europe, le prince ne prend aucun exercice, contrairement au Roi qui mange presque autant mais boit beaucoup moins et est sauvé par la chasse quotidienne. Chez Monsieur, voyez-vous, les misères qui découlent de cet état de choses sont multiples. Il souffre d’accès de goutte, de varices, de pénibles coliques hépatiques et d’érysipèle. Or, je possède certains élixirs qui lui sont parfois d’un grand secours. Le seul qu’il cherche, car lorsque je parle de régime il refuse de m’écouter.

— Je vois ! Et… le prince est malade ces jours-ci ?

— Assez souffrant en tout cas. Ce tantôt je l’ai trouvé aux prises avec une cruelle crise au foie que j’ai eu le bonheur de soulager.

Cette fois Gilles sut que ce Cagliostro était en train de lui mentir et que les relations « médicales » qu’il entretenait avec le prince cachaient sans doute autre chose car l’homme qui était venu tout à l’heure chez Boehmer était peut-être trop gros et trop rouge mais il ne donnait aucun signe de souffrance côté du foie, ni d’aucun autre côté d’ailleurs.

— Voilà tout le mystère, soupira le médecin en se penchant en avant pour mieux mirer l’éclat du feu à travers son verre de champagne. Et je bénis le sentiment que vous inspire cette charmante Mademoiselle de Latour puisque c’est à lui que je dois votre heureuse intervention, tout à l’heure. Mais… si vous êtes depuis peu à Paris, quand donc l’avez-vous rencontrée ? Elle sort très peu…

L’esprit de Gilles vagabondait autour de l’énigme que lui posait ce curieux personnage. Il n’était plus sur ses gardes et ce fut assez distraitement qu’il répondit :

— Oh ! Il y a bien longtemps que j’ai rencontré Judith pour la première fois…

Il se rendit compte de sa sottise quand la voix de son hôte s’enfla.

— Judith ?… Mademoiselle de Latour ne s’appelle-t-elle pas Julie ?

Les yeux étincelants du médecin s’attachèrent, impérieux, à la figure, brusquement rougie, du chevalier qui sourit, s’efforçant de lutter assez maladroitement contre la gêne qu’il éprouvait.

— Ai-je dit Judith ? La langue m’aura fourché.

— Non. La langue ne vous a pas fourché. Vous avez dit Judith en pleine connaissance de cause, parce que, en effet, vous la connaissez depuis longtemps… très longtemps même ! Sans doute en savez-vous, sur elle, beaucoup plus long que moi !

Le ton aimable et bon enfant du médecin avait changé. Une vague menace s’y faisait sentir et Gilles eut la brusque sensation que l’apparence souriante, le charme de cet homme cachait quelque chose d’infiniment plus redoutable. En même temps une crainte lui vint : sa parole imprudente n’avait-elle pas fait naître un danger autour de celle qu’il aimait ?… Le regard de Cagliostro devenait proprement insoutenable…

Le tintement de la cloche extérieure éloignée de toute la largeur de la cour l’en débarrassa et le dispensa de répondre. Le médecin avait tressailli et se détournait de lui, sourcils froncés.

— Qui peut venir ici à cette heure ? murmura-t-il entre ses dents.

Le gigantesque concierge entra presque aussitôt et vint dire quelques paroles à l’oreille de son maître qui eut un haut-le-corps puis, se précipitant vers Gilles, le saisit par le bras pour l’entraîner au fond de la pièce où se voyait une petite porte, non sans rafler au passage un chandelier allumé.

— Vite ! entrez ici et ne vous montrez pas !… Un visiteur inattendu ! Ce ne sera pas long.

— Je n’ai aucune envie de vous déranger, protesta Tournemine. D’ailleurs je ne devais pas rester longtemps. Dites à votre domestique de m’amener mon cheval et je vous laisse…

— Il n’en est pas question ! Nous avons encore à parler. Vous êtes décidément un personnage beaucoup plus intéressant que je ne l’imaginais…

— Mais enfin, Monsieur…

La protestation était vaine. D’une main devenue soudain aussi dure que le fer Cagliostro avait introduit son hôte dans un cabinet assez étroit, déposé son chandelier sur une table couverte d’un tapis de velours noir et était déjà ressorti refermant soigneusement la porte derrière lui. Si soigneusement même que le jeune homme crut bien avoir entendu une clef tourner dans la serrure. Outré, il s’élança contre le vantail mais cela tenait bon et, à la réflexion, il maîtrisa l’impulsion qui lui venait de se libérer par n’importe quel moyen. Il serait peut-être intéressant d’essayer de voir qui pouvait être le visiteur inattendu.

À bien examiner la porte il s’aperçut d’une assez longue fente dans le bois, étroite bien sûr, mais qui, en y collant l’œil, permettait d’apercevoir une fraction suffisante de la bibliothèque pour distinguer à la fois le médecin italien et le personnage qui venait d’entrer.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, très beau de visage et d’aspect imposant dans un habit de soie noire éclairé d’un jabot et d’admirables manchettes de dentelle. De beaux cheveux gris argent, coupés assez court, bouclaient autour d’une calotte ronde comme en portent les prêtres mais cette calotte était de pourpre et Gilles connaissait trop la hiérarchie ecclésiastique pour ne pas comprendre qu’il avait affaire à un prince de l’Église, devant lequel d’ailleurs Cagliostro s’inclinait très bas.

— Ainsi, dit le nouveau venu d’une voix douce et bien timbrée, mon secrétaire, Ramón de Carbonnières, qui vous a vu ce soir sortir de chez la charmante comtesse, ne s’est pas trompé ! Vous êtes bien à Paris, mon cher sorcier… et vous n’êtes point chez moi ! Savez-vous que je pourrais m’en montrer offensé ?

— Votre Éminence aurait grand tort, car lorsque je me suis présenté chez elle, on m’y a dit qu’elle se trouvait sur sa terre de Coupvray.

— La belle affaire ! Quelques lieues ! Ne pouviez-vous me rejoindre, ou encore m’envoyer prévenir ? Et d’ailleurs, pourquoi ne pas avoir annoncé votre passage ? Vous savez combien j’ai besoin de vous. Voilà des mois que je vous supplie de venir vous installer à Paris et que vous vous obstinez à demeurer chez ces robins de Bordeaux ! Que représentent un chevalier de Rolland, un marquis de Canolle même 1 quand un Rohan a besoin de vous ? Que sont-ils pour que vous restiez ainsi à leur disposition ?

Du fond de son cabinet Tournemine ne put s’empêcher de penser que cette éminence, qui ne pouvait être que le Grand Aumônier de France, le prince Louis de Rohan, cardinal archevêque de Strasbourg, avait tout l’air de faire une scène de jalousie à l’Italien et sa curiosité s’en accrut. Quel était donc ce médecin inconnu qu’un prince du sang appelait secrètement auprès de lui et qu’un Rohan suppliait avec des inflexions de maîtresse délaissée, cet homme qui se disait l’ami de Judith ? Son étonnement grandit encore en entendant s’élever de nouveau la voix cuivrée de Cagliostro car elle s’était chargée d’une sévérité parfaitement incompréhensible, celle du maître envers l’élève.

— Mon œuvre auprès des jurats de la ville n’est pas encore terminée et Votre Éminence sait fort bien que je reviendrai vers elle dès que la chose sera possible. Puis-je cependant me permettre de lui demander comment elle a pu savoir que je me trouvais dans cette maison ?

Le cardinal alla s’asseoir avec un soupir de lassitude dans le fauteuil précédemment occupé par Gilles.

— Ramón, qui professe pour vous une immense admiration, a réussi à en arracher l’adresse à la comtesse ! Vous n’allez pas en vouloir, au moins, à cette adorable femme ? ajouta-t-il en voyant se froncer les sourcils de Cagliostro. Apprenant que je venais d’arriver à Paris, elle a dû penser que je serais profondément heureux de vous voir, même un instant. Elle ne sait pas résister au plaisir de donner de la joie à ceux qu’elle aime. Mais, dites-moi, mon cher sorcier, j’ignorais que vous entreteniez de si bonnes relations avec les grands de Pologne ? Cet hôtel n’est-il pas celui du comte Ossolinski ?

— Votre Éminence appartient au monde de la diplomatie. Elle devrait savoir que j’entretiens des relations avec bien des Cours d’Europe, répondit le médecin plus sévèrement encore. J’ajouterai, pour sa documentation, qu’elle serait étonnée si elle pouvait savoir combien de princes, en Asie ou en Afrique, et d’hommes importants en Amérique veulent bien se compter au nombre de mes amis… ou de mes obligés !

— Pardonnez-moi !… Mon Dieu ! Mais je vous ai dérangé affreusement !

Le regard du prince s’était posé sur la petite table où demeuraient deux verres encore à demi pleins et des reliefs de pâté dans les assiettes.

— Votre Éminence ne me dérange jamais, fit Cagliostro froidement. Sa visite est toujours une joie pour moi ou mes amis…

— Les amis que je mets en fuite n’est-ce pas ? Tenez, mon cher, pardonnez-moi doublement… triplement même si cet ami est… une femme ? ajouta-t-il en baissant la voix sur le dernier mot.

Cagliostro s’inclina sans répondre et Gilles n’entendit plus rien car les deux interlocuteurs s’étaient mis à chuchoter mais il put voir le cardinal quitter la pièce peu après en donnant au médecin, dont il serra la main plusieurs fois avec effusion, tous les signes de la plus chaude amitié.

Pour ne pas être pris en flagrant délit d’espionnage, Gilles se détourna enfin de la porte et alla s’asseoir dans l’un des deux fauteuils qui, avec la table où était posé le chandelier, meublaient seuls une pièce qu’il n’avait pas pris le temps de regarder attentivement et dont l’aspect le surprit.

C’était un endroit plutôt funèbre. Les murs, tendus de noir, portaient, découpées en cuivre, des figures étranges qui semblaient toutes graviter autour de deux épées croisées. Noir aussi était le velours qui habillait les fauteuils et la table mais, à mieux considérer ce dernier meuble, Gilles s’aperçut que des objets bizarres y étaient disposés suivant une certaine symétrie : une rose, une croix, un triangle et une très petite tête de mort, le tout ciselé dans l’argent et avec une grande finesse d’exécution. Au centre, le chandelier était posé devant un miroir qui en reflétait la lumière et en doublait l’éclat.

Machinalement, le jeune homme se laissa tomber dans l’un des fauteuils, les yeux fixés sur la flamme qui lui parut tout à coup augmenter d’intensité avec de brefs éclairs réguliers dus au fait que le miroir, inexplicablement, s’était mis à tourner sur lui-même.

Cagliostro était sans doute occupé à raccompagner son visiteur jusqu’à sa voiture. Le silence était profond, feutré. Il agissait insidieusement sur les nerfs à vif de Gilles avec une intense force d’apaisement. Son regard s’était attaché invinciblement au foyer lumineux mais, la fatigue aidant, ses paupières s’appesantissaient d’instant en instant.

Conscient tout à coup d’être en train de s’endormir il tenta de se secouer, de réagir ; mais plus il s’en défendait, plus sa lassitude semblait s’accroître tandis que devenait irrésistible la tentation de céder au sommeil. C’était comme si deux mains, à la fois douces et fortes, pesaient sur ses épaules pour le maintenir dans ce fauteuil dont il avait de moins en moins envie de sortir.

Quelque part, dans les profondeurs insondables de son inconscient, il lui sembla qu’une voix murmurait avec une impérieuse douceur, une voix qui lui ordonnait de dormir, de dormir, de dormir… Le miroir continuait sa lente rotation et Gilles ne pouvait plus échapper à sa fascination. Il n’entendit pas, il ne vit pas l’Italien s’approcher lentement, lentement, derrière le fauteuil les mains étendues devant lui comme pour une conjuration. L’univers bascula pour lui tandis qu’il plongeait dans l’abîme moelleux d’un sommeil plein de songes…

Les paysages et les sensations d’autrefois remontèrent tout à coup des profondeurs de sa mémoire. Il retrouva ces personnages qu’il avait été au cours de sa brève existence. Il fut de nouveau Gilles Goëlo, le petit paysan aux pieds nus des landes de Kervignac, le bâtard mal aimé de Marie-Jeanne, l’élève à la fois nonchalant et révolté du collège Saint-Yves de Vannes, l’amoureux ébloui et plein de rancœur de l’insolente Judith de Saint-Mélaine, le futur prêtre en rupture de séminaire qui, pour courir plus vite vers son destin, avait volé un cheval. Puis le secrétaire de Rochambeau, le petit soldat émerveillé de Royal Deux-Ponts, l’officier d’ordonnance de La Fayette, de George Washington, le coureur des bois compagnon de Tim Thocker, le prisonnier des Iroquois, l’amant passionné de Sitapanoki, la princesse indienne, le combattant glorieux de Yorktown, reconnu, au bord même de la tombe, par l’homme qui lui avait donné le jour, enfin l’officier des Dragons de la Reine et le vengeur désespéré de Judith, condamnée par ses misérables frères à une mort abominable.

Les événements plus proches reparaissaient eux aussi ; des visages souriants fleurissaient la trame serrée du souvenir, des visages de femmes qui étaient ceux de Maria-Luisa, de Cayetana, de la mystérieuse comtesse dédoublant celui de Judith, celui de la Reine aussi. Des visages d’hommes surgirent aussi : le comte de Provence sortant des bois obscurs de Trianon, Fersen, avec un œil au beurre noir, et enfin l’étrange médecin italien…

Mais à mesure que le rêve déroulait ses brumes transparentes, l’évocation se faisait pénible, douloureuse comme si une fatigue nouvelle accablait le dormeur et comme si les portes de sa mémoire s’efforçaient vainement de se refermer.

Enfin, tout se fondit en un maelström d’éclairs et de taches colorées plongeant vers d’insondables abîmes habités par les ténèbres du temps du fond desquelles une voix s’élevait, absurde et menaçante, une voix qui criait : « Le Sceptre a frappé le Temple mais le Temple à son tour frappera le Sceptre qui tombera dans la boue et dans le sang ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys… »

Et puis il n’y eut plus rien qu’une profonde eau noire, tiède et caressante au sein de laquelle Gilles se laissa porter bienheureusement, délivré…

Un rayon de soleil matinal filant dans l’interstice des épais rideaux de soie rayée vint frapper les paupières du chevalier qui battirent et clignotèrent. Il se frotta les yeux, bâilla largement et, cherchant à se soulever sur un coude, se retrouva étendu de tout son long sur le tapis au pied de l’étroit canapé sur lequel il était étendu précédemment, jurant comme un diable.

Vivement relevé, il s’étira, regarda autour de lui et constata qu’il était revenu dans la bibliothèque où la veille le médecin italien l’avait reçu. Mais il n’y avait plus aucune trace de leur souper ou même d’une présence quelconque. La pièce, à l’exception des bottes du jeune homme disposées devant un fauteuil et de son habit étalé sur le dossier du même fauteuil, était dans un ordre parfait. Aucun bruit ne se faisait entendre.

Gilles alla tirer les rideaux, laissant le soleil inonder toutes choses. Il vit que les fenêtres donnaient sur un petit jardin mal entretenu où les églantines qui avaient remplacé les anciens rosiers couraient dans les herbes folles avec des grâces de ronces sauvages jusqu’à un mur couvert de lierre derrière lequel foisonnaient de grands arbres.

Le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner et il vit apparaître une grosse femme en bonnet et tablier, armée d’un balai, d’un plumeau et d’une pelle qui, en l’apercevant, commença par pousser un cri puis lâcha d’un coup tout son attirail qui se répandit sur le sol.

— Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous faites là ? Et d’abord qui vous êtes ?

— Comment cela qui je suis ? Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, ma bonne femme ! Voulez-vous dire à Monsieur le Comte de Cagliostro que j’aimerais le saluer avant de partir… et que je ne refuserais pas une tasse de café !

— À qui ?

— À votre maître, enfin ! À Monsieur de Cagliostro.

— Mais qui c’est ça ?

Quand il ne s’agissait pas d’une embuscade ou de son service la patience n’était pas la vertu majeure du chevalier. Il commença par enfiler ses bottes pour mieux asseoir sa dignité, réendossa son habit, rajusta sa perruque et vint se camper devant la servante qui avait, à tout hasard, ramassé son balai, peut-être dans l’intention de s’en servir contre l’intrus.

— Essayons de nous entendre. Cette maison appartient bien au comte Ossolinski ?

— Oui. Autant dire à un fantôme parce qu’il n’y vient jamais.

— C’est bien possible mais vous n’ignorez pas, j’imagine, que le comte Ossolinski laisse la disposition de sa maison à son ami le comte de Cagliostro lorsque celui-ci vient à Paris ?

— Mais encore une fois, mon gentilhomme, qui c’est celui-là ? J’en ai jamais entendu parler.

— C’est impossible, voyons ! Le comte m’a reçu hier soir ici même… Il m’a même offert à souper. Allez me chercher le concierge !

— Quel concierge ? Y a des mois que cette maison est vide.

— Mais vous ? Qui êtes-vous ?

— Moi ? Je suis la veuve Radinois. J’habite tout à côté dans la rue Saint-Anastase. Feu Gratien Radinois, mon défunt, était payé par Monsieur le comte Ossolinski pour venir ouvrir les fenêtres et faire un peu de ménage toutes les semaines et comme l’argent arrive toujours depuis sa mort, je continue à sa place. Mais, sur la croix de ma pauvre défunte mère, je jure que j’ai jamais entendu parler de votre comte… Machin, ni d’un concierge d’ailleurs !

— Essayez de vous souvenir ! un grand gaillard, un étranger. Il doit être polonais, j’imagine…

— Jamais vu, jamais entendu ! affirma péremptoire la veuve Radinois. Quand Monsieur le Comte vient à Paris, il amène tout son monde avec lui et ça lui est pas arrivé depuis une bonne pièce de cinq ans ! Notez que, s’y veut prêter sa maison à des amis, j’y vois rien contre. Probable qu’il a dû lui donner une clef à votre comte… Chose ! Il a pas pu passer à travers les murs. Seulement Monsieur le Comte y pourrait me le faire savoir. Ça serait honnête ! Et maintenant qu’est-ce qu’on fait, mon gentilhomme ?

— Rien du tout ! Ou plutôt si ! Faites votre ménage comme si de rien n’était. Moi, je m’en vais voir si je peux retrouver mon hôte d’hier soir. Mais auparavant…

Tout en parlant, il se dirigeait vers le fond de la bibliothèque, ouvrait la petite porte donnant sur le cabinet tendu de noir et reculait avec une exclamation de surprise : il n’y avait plus trace de tentures noires, de fauteuils de velours ni de table à objets d’argent. Ce qu’il découvrait c’était un réduit aux murs nus où il n’y avait rien qu’une pile de vieux livres posés à même le sol et une petite échelle de bibliothèque. Rien ne restait de l’inquiétant décor de la nuit précédente…

Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce nouveau mystère. La voix de la veuve Radinois le rappelait :

— Dites voir, mon gentilhomme, ça serait pas des fois pour vous, ça ?

— Où avez-vous trouvé cela ? dit-il en prenant la lettre qu’elle lui tendait.

— Là, sur la cheminée. Y a quelque chose d’écrit, mais, pour rien vous cacher, j’ai jamais appris à lire ! Mon défunt lui savait. C’était un homme qu’avait de l’instruction. Le curé de l’église Saint-Louis-des-Jésuites y disait même que s’il avait voulu…

Mais Gilles ne s’intéressait pas aux dons intellectuels de feu Radinois. La lettre était bien pour lui comme l’indiquait son nom tracé en grandes lettres énergiques sur le pli et elle était aussi brève qu’inquiétante :

« Ne cherchez pas à retrouver Mademoiselle de Saint-Mélaine pour le moment. Ce serait mettre inutilement sa vie en danger… »

C’était à n’y rien comprendre ! Avec un geste de colère, il fourra la lettre dans sa poche, chercha son chapeau qu’il enfonça sur sa tête et se dirigea vers la porte.

— Dites voir, mon gentilhomme, fit la veuve qui, les poings sur ses hanches rebondies, observait chacun de ses mouvements avec son plus gracieux sourire. Des fois que ça vous chanterait de revenir coucher ici, dites-le-moi : je vous préparerai une chambre. Ça sera toujours mieux qu’un canapé et puis, les beaux militaires, moi, j’aime ça ! J’habite au 2, rue Saint-Anastase…

Mais Gilles n’avait aucune envie de revenir dans cette maison, du moins avec la bénédiction de la veuve Radinois. Il la remercia néanmoins, toucha son chapeau et sortit pour se mettre à la recherche de l’écurie en priant le Seigneur pour que son beau Merlin ne se soit pas évanoui en même temps que le médecin italien, le concierge polonais et les phantasmes de la petite pièce noire.

Crainte vaine ! L’irlandais était bien là, confortablement installé dans l’unique stalle propre et aménagée d’une vaste écurie, son harnachement accroché au mur. Il hennit de joie en apercevant son maître et tourna vers lui sa tête intelligente pour aller au-devant de la caresse qu’on ne lui ménagea pas.

— Tu as beau être un grand bonhomme de cheval, marmotta Gilles tout en commençant à le seller, ce n’est tout de même pas toi qui as fait ta litière, garni ta mangeoire et qui t’es à la fois étrillé et dessellé tout seul ! Comme je ne pense pas que ce soit ton ange gardien, il faut bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Ou alors c’est moi et je suis somnambule, sujet aux visions par-dessus le marché ! Bon sang ! ajouta-t-il en ajustant fermement les sangles sous le ventre de l’animal, si seulement tu pouvais parler, tu pourrais au moins me dire que je ne suis pas fou ! D’ailleurs, il y a cette lettre… Ce damné sorcier connaît Judith bien mieux qu’il ne veut l’admettre. Sinon comment saurait-il son véritable nom ?…

Il s’arrêta brusquement, traversé par une idée. Il y avait quelqu’un qui pouvait lui assurer que tout cela n’était pas un songe et c’était l’illustre visiteur qu’il avait aperçu par la fente de la porte. On ne ment pas quand on est Rohan, c’est-à-dire prince et breton, et quand on est cardinal par-dessus le marché. Évidemment, il était peut-être difficile à un simple Garde du Corps d’aller interroger sur ses amitiés secrètes et ses expéditions nocturnes un Grand Aumônier de France.

— Il peut tout de même, sans en être offensé, me donner l’adresse de son sorcier ! marmotta Gilles. Il ne va quand même pas m’excommunier pour le lui avoir demandé. Et puis, on verra bien !…

Tirant Merlin après lui, il sortit dans la cour. La femme de ménage l’y avait précédé.

— Ah ! Parce que vous avez aussi un cheval qu’a couché là lui aussi ? Faut dire qu’un cavalier sans cheval…

— … Ce n’est que la moitié de lui-même ! Mes hommages, Madame Radinois, ajouta-t-il en lui offrant, avec son plus étincelant sourire, un salut qui la fit rougir jusqu’aux oreilles et plonger dans une révérence éperdue.

— Qu’est-ce que vous êtes mignon tout de même ! s’exclama-t-elle. Revenez quand vous voulez ! Et attendez ! j’vais vous ouvrir le portail ! Grimpez plutôt sur votre beau cheval que j’vous voie dessus !…

Pour faire plaisir à la brave femme, Gilles s’offrit le luxe de faire un peu de spectacle, sauta en selle en voltige, fit exécuter à Merlin quelques courbettes, un peu de pas espagnol sous les applaudissements enthousiastes de son public puis, sur un dernier salut, franchit d’un air d’empereur la porte qu’elle lui tenait ouverte… juste à temps pour voir sortir d’une des maisons voisines certain magnifique chapeau anglais qui lui rappela quelque chose en même temps qu’il constatait avec plaisir que les cadavres de la nuit avaient été enlevés.

Sur le point de piquer des deux en direction de la Bastille, il retint son cheval pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Mais c’était bien l’élégant secrétaire de la comtesse de La Motte qui, une badine sous le bras et très occupé à introduire ses mains dans une admirable paire de gants beurre frais, venait d’apparaître avec la mine reposée de l’homme qui sort de chez lui après une bonne nuit et s’arrête un instant au seuil de sa maison pour humer l’air frais du matin avant de se diriger vers ses occupations quotidiennes.

Il aperçut Tournemine au moment précis où celui-ci l’apercevait. Or, la vue de ce cavalier sortant de l’hôtel Ossolinski parut lui causer un choc. Une expression d’abord étonnée puis franchement scandalisée s’étendit sur son visage blond et bien rasé. Achevant précipitamment d’ajuster ses gants, il agita sa badine d’un air vaguement menaçant puis prit d’un pas nerveux la direction de la rue Saint-Gilles.

Cette étrange attitude laissa Gilles perplexe. Le beau secrétaire ne le connaissait pas, ne pouvait pas le connaître. Leur brève rencontre à la sortie des Trianons, l’autre soir, n’avait pas pu lui laisser une impression ineffaçable puisqu’il ignorait qu’alors Gilles était attaché aux pas de sa maîtresse. Alors, pourquoi diable faisait-il une tête pareille en le voyant sortir de cette maison ? À moins que ce ne soit, justement, parce que c’était de cette maison-là qu’il sortait. Était-ce simplement parce qu’il la savait inoccupée ou bien parce qu’il n’ignorait rien de ce qui s’était passé devant la porte dans la nuit ?

Tout en faisant prendre à Merlin un petit trot allègre à travers le trafic matinal de la rue Saint-Louis où les cris des marchands ambulants semblaient répondre à la chanson du rémouleur installé au coin de la rue Saint-Anastase, le chevalier se prit à penser que tout ce petit monde qui s’agitait aux abords de l’enclos du Temple avait un bien étrange comportement… Et, soudain, son esprit s’arrêta sur ce mot « Temple » qui venait de traverser sa pensée. D’un seul coup la voix géante qui, du fond de son rêve rétrospectif, avait proféré, contre les lys de France, une si terrible malédiction, gronda de nouveau à son oreille, accentuant l’impression de malaise qu’il avait éprouvée en apercevant le secrétaire. Qu’était donc venu faire cet anathème à l’échelle d’un royaume au milieu de la vie, apparemment sans importance, d’un soldat de fortune né dans la honte et que rien ne semblait destiner à mêler son humble fil aux broderies somptueuses des destins royaux ?…

Il était impossible de répondre à pareille question. Et puis dans le beau soleil matinal qui dorait Paris les ombres de la nuit perdaient de leur puissance. Enfin, Gilles ne voulait, à cette heure, s’occuper que de lui-même et de celle qu’il aimait : avant tout retrouver Judith, même si elle avait choisi de s’appeler Julie, même et surtout si elle était mêlée à d’étranges et dangereux agissements… Il savait bien qu’il avait au cœur assez d’amour et assez de détermination pour l’arracher au complot dont il découvrait chaque jour un peu des méandres obscurs. Que ce complot soit éventé et, comme d’habitude, ce ne serait pas le principal coupable qui porterait la responsabilité mais bien ceux qui l’auraient aidé et qui n’avaient pas la chance d’être nés sur les marches d’un trône…

Le jeune homme n’eut aucune peine à se faire indiquer l’hôtel de Rohan-Strasbourg où habitait le cardinal 2. Mais ce matin la chance n’était pas avec lui : lorsqu’il arriva rue des Francs-Bourgeois, ce fut pour y apprendre que Son Éminence avait quitté Paris aux premières lueurs de l’aube sans daigner indiquer où elle se rendait. Était-ce sa terre de Coupvray, était-ce son évêché de Strasbourg ? Il fut impossible de tirer la moindre indication d’un portier obstiné à demeurer incorruptible.

Il ne restait plus à Gilles, déçu et furieux, qu’à chercher dans une autre direction mais le Diable seul savait dans laquelle ! Fallait-il aller à Bordeaux ?… Ce Cagliostro paraissait bien trop malin pour cela…

Mais après tout, tant qu’il savait où trouver Judith, qu’avait-il besoin de courir après le sorcier ? Il est vrai que, enfermée derrière les murs sombres du vieux palais des Médicis, elle était à peu près aussi inaccessible, aussi lointaine qu’une habitante d’une autre planète. Qu’elle y fût en danger s’il essayait de l’en arracher, cela, Gilles voulait bien le croire même si son amour s’en révoltait.

Il commençait à comprendre que la fréquentation des grands de ce monde est plus souvent génératrice de peine et de douleur qu’une obscure existence, surtout pour les cœurs purs, et il souhaitait passionnément, à cette heure, retrouver avec Judith l’obscurité dont, adolescent, il avait tant désiré sortir.

Jadis il avait rêvé d’emporter Judith jusqu’aux rives sauvages d’Amérique pour y recommencer une vie en fondant avec elle une nouvelle dynastie de gerfauts. À présent c’était au cœur du vallon de La Hunaudaye, à l’abri des vieilles tours que la forêt enveloppait comme un manteau, qu’il souhaitait l’emmener, loin du bruit des Cours, loin des ambitions des hommes… loin de ses propres ambitions parce qu’un jour de bonheur auprès de Judith lui semblait à présent infiniment plus précieux qu’une année entière sous les lambris dorés de Versailles…

L’heure cependant n’était pas encore aux rêves. Affamé et désireux de faire un peu de toilette, le chevalier prit la direction de l’hôtel d’York où il était certain de trouver, auprès de Nicolas Carton, tout ce dont il pouvait avoir besoin.

Par la place de Grève il gagna le Pont-Neuf et sa foire permanente qui avait toujours le privilège d’amuser en lui l’adolescent encore si proche.

C’était le seul pont qui ne fût pas transformé en rue par la double rangée de maisons qui chargeait tous les autres. Celui-ci ressemblait davantage à un jardin grâce aux étalages des fleuristes et des marchands de fruits qui débordaient jusque sur la chaussée. Mais on y trouvait bien d’autres choses encore aux éventaires de plein vent : des ravaudeuses et des fripiers, des cordonniers et des marchands de rubans, des gargotiers qui mijotaient dans d’énormes marmites une inquiétante cuisine, des cireurs de bottes et des tondeurs de chiens, des charlatans qui vous arrachaient une dent au son d’une musique assourdissante ou vous vendaient des élixirs capables de guérir aussi bien de la vieillesse que des cors aux pieds. Une étonnante kermesse quotidienne.

Ce matin Paris semblait de bonne humeur. L’orage de la nuit l’avait lavé de frais. Et puis, les nouvelles que les chalands descendus de Montereau dans la nuit avaient apportées étaient bonnes. Elles disaient que les récoltes seraient superbes, qu’il y aurait du pain pour tous et en abondance, que les prix n’en seraient point trop élevés…

Tandis que le jeune homme guidait son cheval à travers le pittoresque déballage des marchands en répondant d’un sourire à l’invite d’une poissarde ou au clin d’œil d’une fille, son regard fut attiré par le plumail rouge flottant sur le chapeau d’un grand gaillard qui portait l’uniforme blanc à plastron rouge du régiment de Soissonnais. C’était un sergent recruteur et il était au travail car sa main gauche reposait sur l’épaule d’un jeune homme de seize ou dix-sept ans, tandis que dans sa main droite il faisait sauter négligemment une bourse de cuir qui semblait confortablement garnie.

La voix sonore de l’homme s’entendait de loin mais ce qu’il disait n’intéressait personne car lui et ses pareils n’étaient pas rares sur le pont et, en outre, n’importe quel Parisien un peu au fait des choses aurait pu débiter son boniment sur la gloire et le plaisir que l’on trouvait à servir le Roi, sur l’élégance de l’uniforme, son pouvoir sur les filles, l’excellence de la cuisine des armées et les hauteurs extravagantes de la paie. Mais le jeune garçon pour lequel le sergent se mettait ainsi en frais ne semblait pas disposé à se laisser convaincre. Il secouait la tête avec un sourire gêné, faisant des efforts timides pour échapper à la lourde patte rivée à son épaule. Gilles l’entendit balbutier :

— J’aimerais bien, monsieur le sergent, mais je ne peux pas… Il faut que je m’occupe de ma sœur. Elle n’a que moi au monde et vous voyez bien qu’elle est infirme.

En effet, accrochée à l’autre bras du jeune homme, une fillette de quatorze ou quinze ans suivait avec des yeux pleins d’angoisse le dialogue des deux hommes. Elle avait un visage doux, assez joli mais trop pâle, une épaule plus haute que l’autre et elle boitait visiblement.

— Tu t’occuperas bien mieux d’elle quand tu lui enverras une partie de ta solde. Elle pourra rester tranquillement chez elle, peut-être même avoir une servante… T’as pas idée de tout ce que tu pourras arriver à gagner avec nous ! Qu’est-ce que c’est ton métier ?

— Mon métier ? J’en ai pas… Je gagne ma vie et la sienne en faisant le portefaix…

— Et tu fais la fine bouche ? Sacré tonnerre, mon garçon, le fourniment du soldat en campagne est deux fois moins lourd qu’une bille de bois ou un sac de sable. Tu peux dire que t’as une vraie chance de m’avoir rencontré ! Tiens, on va aller boire un pot au cabaret, c’est moi qui régale. Et puis tu me signeras un papier…

La fillette se mit à pleurer, tirant son frère par la manche.

— L’écoute pas, Gildas ! Il veut nous séparer ! Viens ! Allons-nous-en !… Je t’en supplie !

— Tu ne sais pas ce que tu dis, la fille ! Je te dis moi que c’est pour son bien… et pour le tien ! Allons, laisse-le ! Vous me remercierez plus tard !

D’une bourrade il repoussa la fillette qui trébucha et tomba sur le bord du trottoir avec un cri de douleur. En même temps il faisait un signe à deux de ses hommes qui se tenaient aux aguets un peu plus loin puis empoignait solidement le jeune homme qui se jetait déjà au secours de sa sœur.

— Ça a assez duré ! Tiens-toi tranquille…

— Cela a assez duré, en effet ! Lâchez cet homme ! ordonna sèchement Tournemine qui avait interposé le large poitrail de Merlin entre le sergent et ses hommes.

Le racoleur grimaça un sourire.

— Y a aucune raison, mon lieutenant ! Ce garçon ne demande pas mieux que servir le Roi… Le tout est de s’entendre.

— C’est pas vrai ! s’écria le garçon qui reprenait visiblement courage devant ce secours inattendu. Ça fait une heure que je lui dis que je ne veux pas m’enrôler… à cause de ma sœur. Je vous en prie, Monsieur l’officier, dites-lui de me laisser tranquille…

— C’est ce que je fais. Allons, sergent, vous savez très bien que le Roi veut que cessent ces pratiques de l’enrôlement forcé.

— Y me l’a jamais dit ! riposta l’homme, visiblement de mauvaise humeur. Et mon colonel non plus ! On manque de monde chez nous et si je reviens sans personne ça va être ma fête !

— La journée n’est pas encore finie : tenez, allez donc réfléchir à la question au cabaret… à ma santé !

Une pièce sauta de sa main dans celle du sergent brusquement radouci qui l’attrapa au vol.

— On voit bien qu’on n’est pas en peine de trouver du monde chez les Gardes du Corps ! fit-il avec un haussement d’épaules. Enfin ! on essaiera de boucher le trou avant ce soir ! Merci quand même, mon lieutenant… Mais au cas où ça serait un effet de votre bonté d’aller vous promener ailleurs ? Vous me cassez le travail.

— Rassure-toi, je m’en vais dans un instant…

Il descendit de cheval tandis que le jeune garçon aidait sa sœur à se relever et essuyait les larmes qui coulaient sur sa figure.

— Tu t’appelles Gildas. Tu es breton ? dit-il dans cette langue.

Les yeux gris du garçon s’arrondirent de stupeur tandis que la fillette brusquement cessait de pleurer.

— Natif de Landévennec pour vous servir, Monsieur l’Officier.

— Qu’est-ce que tu fais à Paris, alors ? Tu ne serais pas mieux au pays ? Tu es pêcheur, j’imagine ?

L’autre détourna la tête et rougit sous son hâle.

— J’étais pêcheur. J’étais même au service des moines de l’abbaye, mais j’avais ma barque. Et puis j’ai eu des malheurs ! Il a fallu partir, surtout à cause de Gaïd, ma sœur. Elle peut pas se passer de moi. Sans vous, je ne sais pas ce qu’elle serait devenue.

La fillette s’était en effet ressaisie ; avec une sorte d’avidité, elle se cramponnait si fort au bras de son frère que les jointures de ses doigts en blanchissaient. Ses grands yeux gris, étonnamment semblables à ceux de son frère, dévisageaient l’officier avec un mélange de crainte et d’admiration. Pour l’apprivoiser le jeune homme lui sourit :

— Portefaix c’est un métier pénible. Où habitez-vous, tous les deux ?

Une vraie terreur passa sur le visage de l’enfant qui s’accrocha davantage encore à son frère.

— Lui dis pas, Gildas, lui dis pas !… Allons-nous-en !

Il lui caressa la main doucement comme il eût fait pour calmer un petit animal craintif.

— Allons, Gaïd, il a été bon pour nous, il nous a aidés. Sans lui…

— Je sais ! Mais lui dis quand même pas…

À cet instant, un mendiant qui se tenait à quelques pas à l’entrée de la pompe de la Samaritaine et qui les observait depuis un moment, s’approcha, clopinant sur deux béquilles crasseuses.

— Feriez mieux de filer, les gosses ! Si le racoleur rapplique vous êtes flambés ! Laissez-les se tirer, mon gentilhomme, sans quoi à peine vous aurez tourné l’dos qu’on repiquera le garçon…

— Entendu, je m’en vais. Que Dieu te garde, Gildas ! Mais crois-moi, tu devrais retourner au pays ! Ici tu ressembleras toujours à une mouette qui s’est cassé une aile !

Il mettait déjà le pied à l’étrier tandis que le mendiant s’éloignait en poussant les jeunes Bretons devant lui mais, tout à coup, Gaïd lâcha son frère et, courant presque en dépit de sa jambe malade, elle revint vers le chevalier, saisit sa main, au risque de rouler sous les sabots du cheval, y posa un baiser et repartit aussi vite qu’elle était venue. Arrêté un peu plus loin, son frère l’attendait. Gilles vit alors qu’il était pieds nus dans des sabots et qu’une de ses chevilles entortillées de chiffons qui glissaient portait une trace rouge circulaire et une blessure encore mal guérie. Malgré son jeune âge, ce garçon avait dû porter des fers, assez récemment même. Il était peut-être en fuite et cela expliquerait bien l’angoisse latente de sa sœur, sa terreur de faire connaître une adresse à un soldat du Roi. Dans ce cas, mieux valait, en effet, ne pas chercher à en savoir davantage et laisser ses jeunes compatriotes poursuivre leur destin comme ils l’entendaient. Il en éprouva tout de même un peu de regret car il aurait aimé pouvoir faire davantage pour ces enfants qui avaient vu le jour sous le même ciel que lui mais qui, de toute évidence, n’avaient pas eu autant de chance…

Cependant, en arrivant rue du Colombier, il les oublia vite, non dans les délices d’une cuvette d’eau chaude, d’un déjeuner substantiel et du merveilleux café de Nicolas Carton, mais par la vertu d’une lettre qui avait été portée dès l’aube et que l’hôtelier lui remit. Elle était de Boehmer et ne lui causa qu’un plaisir mitigé.

Avec beaucoup de circonlocutions et dans un style passablement ampoulé, le joaillier de la Reine lui faisait savoir que son associé et lui-même ne pouvaient plus envisager la vente du collier hors des frontières du royaume.

« Nous avons su d’une personne hautement autorisée qui veut bien nous honorer de sa clientèle, que Sa Majesté la Reine pourrait éprouver quelque tristesse en apprenant la vente, à qui que ce soit, d’un joyau aussi exceptionnel. Il semblerait que Sa Majesté désirât encore vivement notre collier bien qu’elle n’osât plus en faire la demande au Roi et qu’elle nous serait sans doute très reconnaissante de lui laisser, avant de conclure un autre marché, quelque temps de réflexion et d’évaluation de ses propres possibilités pour réunir la somme demandée.

« Les désirs, même informulés, de Sa Très Gracieuse Majesté dont nous sommes les humbles serviteurs, étant pour nous des ordres, nous avons assuré notre visiteur de notre entière bonne volonté. Nous nous inclinons donc, avec quelque regret peut-être, mais Monsieur le Chevalier comprendra sans peine notre position et approuvera quand il saura que l’on a bien voulu nous promettre, en récompense, la survivance de Monsieur Aubert en tant que Joailliers de la Couronne de France quand le temps en sera venu.

« Par le même courrier nous avisons bien entendu Monsieur le Consul Général d’Espagne de l’impossibilité où nous sommes de poursuivre avec lui le marché dont nous étions convenus.

« Évidemment, si à la fin de ce délai moral qui s’achèvera avec l’année Sa Majesté renonçait définitivement à acquérir notre collier nous serions extrêmement heureux de pouvoir reprendre avec vous la négociation là où nous la laissons, en espérant sincèrement que Son Excellence Madame la duchesse d’Albe voudra bien consentir à prendre patience… »

Même un imbécile notoire aurait deviné sans peine qui était la « personne hautement autorisée » grâce à laquelle Boehmer repoussait, momentanément certes, mais repoussait tout de même, une offre aussi alléchante que celle de Cayetana, alors même que ses bailleurs de fonds, tel le financier Baudard de St James, qui lui avaient permis de réaliser le collier, commençaient à souhaiter ardemment rentrer dans leur argent. Ce qui était moins facile à comprendre c’était la raison pour laquelle Monsieur, dont on disait qu’il détestait sa belle-sœur au moins autant que son frère, tenait tellement tout à coup à lui éviter le chagrin d’apprendre qu’une autre femme allait se parer d’un bijou trop cher pour elle. Mais il était pratiquement impossible d’aller discuter avec Boehmer et Bassange de ce point de psychologie princière et Gilles remit à plus tard l’examen de la question.

Il rangea soigneusement la lettre dans la poche intérieure de son habit en se promettant d’y répondre un peu plus tard après en avoir écrit à la duchesse d’Albe et avoir rendu visite à Lecoulteux de la Noraye, son banquier, afin de lui faire part de l’état de la négociation. Après tout, Cayetana pouvait bien attendre six mois la réalisation de son ruineux désir car son mandataire ne voyait pas du tout comment la Reine que l’on disait déjà endettée et qui perdait au jeu de fortes sommes, pourrait bien arriver à réunir seize cent mille livres…

Avant de quitter l’hôtel, Gilles s’enquit tout de même de Fersen dans l’espoir de le trouver plus disposé à entendre l’austère voix de la raison et à enterrer avec lui la hache de guerre mais il fallut y renoncer : le Suédois était parti depuis une heure avec M. de Stedingk.

Il était grand temps pour le chevalier de rentrer à Versailles mais, à peine dans la rue, il guida tout naturellement Merlin dans la direction opposée. C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas quitter Paris sans retourner voir un peu ce qui se passait aux alentours du palais du Luxembourg. Le désir le tenaillait d’apercevoir Judith ne fût-ce qu’un instant, ne fût-ce qu’à travers la vitre d’une fenêtre…

Et puis on lui avait défendu de chercher Mlle de Saint-Mélaine mais on n’avait rien dit de Mlle de Latour…

Le décor du quartier avait changé avec le jour. Le théâtre éteint semblait mort ; par contre les ouvriers avaient repris possession de leurs échafaudages et chantaient sous le ciel bleu où, très haut, filait le vol rapide des hirondelles. Toutes les fenêtres ouvertes montraient les servantes au travail armées de plumeaux et de chiffons ; certaines s’intéressant davantage d’ailleurs à ce qui se passait dans la rue qu’à leur ouvrage. D’autres, un grand panier à chaque bras, allaient vers le marché Saint-Germain ou en revenaient, trottant sous le poids des carottes, navets, poireaux, choux, salades et grosses pêches duveteuses dont débordaient leurs osiers. Beaucoup d’entre elles jetaient un coup d’œil rapide sur le cheval et le cavalier, certaines se retournaient. Or Gilles souhaitait pouvoir s’arrêter sans attirer l’attention.

La chance le servit quand il atteignit la petite rue des Fossoyeurs 3 où il y avait grand concours de monde devant une maison d’assez belle apparence dont les volets clos et les tentures funèbres disaient assez qu’il y avait là un enterrement. Personne ne prit garde à ce jeune officier qui attachait son cheval à l’anneau d’une maison voisine, se mêlait un instant à la foule juste assez pour apprendre qu’il s’agissait d’un sculpteur connu nommé François Vernet et s’éclipsait discrètement pour remonter vers le Petit Luxembourg.

Il n’avait pas de plan précis. Il voulait seulement voir de plus près et en plein jour la maison où vivait Judith… Peut-être aurait-il la chance de l’en voir sortir pour aller à une messe, par exemple à Saint-Sulpice ou au couvent voisin…

Il attendit une grande heure sans que la jeune fille parût. La demeure du comte de Provence était étrangement tranquille et silencieuse. À l’exception des sentinelles qui montaient aux portes leur garde imperturbable, rien n’y bougeait ; toutes les fenêtres sur la rue étaient closes.

Soudain, Gilles vit paraître une femme d’un certain âge vêtue comme une servante de grande maison d’une robe de soie noire sur laquelle un trousseau de clefs pendait. Un élégant bonnet garni de rubans noirs coiffait les cheveux gris et soignés de cette femme qui tenait sous le bras un livre de messe.

Elle semblait pressée mais comme elle traversait la rue de Vaugirard en venant droit sur le jeune homme, celui-ci n’y tint plus : mettant le chapeau à la main, il la salua avec une grande politesse :

— Pardonnez-moi de vous arrêter car vous semblez pressée, Madame, mais vous me voyez dans un grand embarras et je ne vois que vous qui puissiez m’en tirer…

Un coup d’œil inquisiteur et un sourire malicieux sortirent de sous le bonnet de dentelle

— Je n’aurais jamais cru pouvoir être d’un si grand secours aux armées de notre bon roi, fit-elle.

— Pour les armées je ne sais pas mais pour moi j’en suis certain. Vous appartenez, j’imagine, à la maison de Madame ?

— La belle devinette ! Vous venez de m’en voir sortir !

— Soyez indulgente, je vous en prie, et ne me rendez pas la tâche trop difficile. Je voudrais savoir des nouvelles d’une personne qui habite elle aussi cette maison… une personne qui me touche de très près.

— À votre choix, Monsieur, j’imagine, moi, que cette personne est jeune et jolie ! Nous n’en avons pas tellement ici. Me ferez-vous la grâce de me confier son nom ?

— Mlle de Latour.

— Ah !

Ce « ah ! » était si bref que Gilles s’inquiéta.

— Vous la connaissez au moins ?

— Je la connais… Avez-vous oublié… que je vous ai dit mon désir d’avoir de ses nouvelles ?

— Nullement : elle se porte à merveille !

— Madame, Madame, fit le jeune homme au supplice, vous me torturez à plaisir ! Ces nouvelles, je souhaite de tout mon cœur les entendre de sa bouche. Ne pouvez-vous me conduire à elle ? Je n’ai, je vous le jure, que d’excellentes intentions. Je me nomme Gilles de Tournemine et je suis l’un de ses cousins.

Cette fois la dame se mit à rire.

— C’est ce que disent tous les amoureux du monde quand ils souhaitent approcher l’objet de leur flamme ! Je ne doute pas, Monsieur le Lieutenant, que vous ne soyez homme d’honneur, cela se lit dans vos yeux, mais je doute que vous soyez un cousin de Mademoiselle Julie. Cela dit, je ne peux absolument pas vous conduire à elle.

— Oh ! Pourquoi ?

— Parce que c’est impossible !

— Mais la raison…

— … est toute simple : Mlle de Latour n’est plus là. Elle a quitté le palais ce matin de bonne heure avec un sien parent, qui doit d’ailleurs être un peu le vôtre, non ? ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Avez-vous de la famille en Italie ?… Non, vous n’en avez pas, c’est écrit sur votre figure ! Eh bien, je ne peux vous dire que ce que j’ai appris moi-même : un seigneur italien est venu la chercher de la part de sa tante qui la demandait d’urgence. Mon Dieu ! ne faites pas cette tête-là, jeune homme ! Il n’est rien arrivé de mal à Julie, je vous en réponds ! ajouta-t-elle en voyant le visage de Gilles se décomposer sous la pluie d’une colère. Ce damné Cagliostro l’avait joué comme un enfant ! C’était lui, bien entendu, qui pour être bien certain que Gilles ne retrouverait pas celle qu’il aimait était venu la chercher dès l’aube. Et pour l’emmener où ? Presque machinalement il murmura :

— Savez-vous où elle est allée ?

— Chez sa tante, j’imagine !… Non, ne croyez pas que je veuille me moquer. Je vois que vous avez de la peine et je voudrais sincèrement vous aider. Vous ne connaissez pas cette tante, bien entendu ?

— Non. Mais vous, Madame, vous savez peut-être son nom… et où elle demeure ?

La dame aux rubans noirs ne répondit pas. Elle semblait soucieuse, tout à coup. Prise peut-être entre la sympathie que lui inspirait visiblement le jeune homme et un sentiment moins évident qui pouvait être la crainte, elle tirait nerveusement sur ses mitaines en se mordillant les lèvres. Ce fut la sympathie qui l’emporta.

— C’est la baronne de Saint-Ange, jeta-t-elle brusquement. Julie l’appelle sa tante mais elle ne l’est pas vraiment : une cousine éloignée de sa mère, simplement.

— Et elle habite ?

— À Argenteuil. Mais n’y allez pas car vous ne la trouverez pas. Elle est partie il y a huit jours pour ses terres de Savoie. Voyez-vous, jeune homme, il se trouve que je connais Mme de Saint-Ange depuis longtemps. Je l’ai connue à Turin lorsque son défunt mari servait le duc Victor-Emmanuel III père de Madame et de la comtesse d’Artois. C’est même grâce à moi si sa nièce est entrée dans la maison.

— Mais alors… elle est partie pour la Savoie ?

— Peut-être… Je n’en sais rien. C’est possible… mais je ne crois pas ! Et ne me demandez pas pourquoi, ajouta-t-elle avec un début de colère, car je ne vous le dirai pas. Simplement je vous devine prêt à bondir sur n’importe quel cheval et à galoper à bride abattue jusque là-bas. Croyez-moi, vous y feriez chou blanc tout autant qu’à Argenteuil.

— Je vois…

Il hocha la tête, envahi par un amer chagrin. Le fil fragile qu’il avait eu tant de peine à retrouver venait de casser net entre ses mains. Où chercher à présent, où aller ? Au fond de quelle retraite cachée le maudit médecin avait-il emmené la jeune fille et pourquoi ? Était-il reparti avec elle pour Bordeaux ? Fallait-il aller jusque-là ? Et quels étaient donc les noms de ces hommes qui, là-bas, patronnaient le médecin et dont avait parlé, cette nuit, le cardinal ?… Sa mémoire brouillée par la peine lui faisait à présent défaut…

Avec un soupir, il recula d’un pas, salua.

— Pardonnez-moi, Madame, de vous avoir importunée. Et merci de m’avoir répondu.

— Vous ne m’avez pas importunée, dit-elle avec beaucoup de gentillesse cette fois et je voudrais vous aider. Vous m’avez dit vous appeler… Tournemine, je crois ?

— En effet !…

— Eh bien quand Mlle de Latour reviendra… ou quand elle fera savoir de ses nouvelles, je vous enverrai un petit mot d’écrit à l’hôtel des Gardes du Corps. Je suis Madame Patri, première femme de chambre de Madame. Maintenant, sauvez-vous et laissez-moi aller à mon enterrement. Sinon j’arriverai à la fumée des cierges…

Légère et gracieuse en dépit de son âge, elle s’éloigna dans le bruissement léger de ses robes poursuivie par le « Merci » chaleureux que lui lançait le jeune homme. Il la vit se fondre dans les derniers rangs de la foule qui s’écoulait lentement en direction de l’église Saint-Sulpice dont les cloches sonnaient le glas depuis un instant. Bientôt, il n’y eut plus dans la rue que Merlin attaché à son anneau.

Le cœur lourd, Gilles alla le rejoindre. Malgré la promesse de Mme Patri, la confiance ne lui revenait pas. Quelque chose lui disait que Judith ne reparaîtrait pas de sitôt au Luxembourg si elle y revenait jamais. Elle était mêlée à une histoire si sombre ! Et comment savoir quel rôle exact elle y jouait aux mains de cet homme dont il comprenait maintenant que l’on eût envie de le tuer…

Et Gilles de Tournemine, qui n’avait jamais regretté d’avoir porté secours à son semblable, se mit à regretter de tout son cœur d’avoir, la nuit précédente, tiré ce Cagliostro des mains de ses agresseurs…

Il n’avait plus qu’à regagner Versailles pour y reprendre le fil monotone de sa vie en espérant seulement un miracle…



1. Jurats de la ville de Bordeaux qui protégeaient alors Cagliostro. Celui-ci habitait l’hôtel du marquis de Canolle.

2. Les archives de France occupent actuellement l’hôtel de Soubise et son complément l’hôtel de Rohan.

3. Actuelle rue Garancière.

CHAPITRE X LA FEMME AU VOILE BLEU

Le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried était un homme qui ne gaspillait pas sa sympathie et qui ne distribuait son amitié qu’avec parcimonie. Mais lorsque quelqu’un lui plaisait, il était capable de se couper en mille morceaux pour lui rendre service, lui être utile ou simplement lui simplifier la vie.

Il avait promis à son nouvel ami Tournemine de lui trouver un logis commode à Versailles et, dès le surlendemain de leur rencontre, le jeune homme emménageait rue de Noailles, au premier étage d’un petit pavillon niché dans un jardin ombreux et situé presque en face de la maison où demeurait le jeune Suisse. L’endroit était charmant. Le jardin, pas trop bien entretenu, abritait sous deux marronniers, trois tilleuls et un bosquet de lilas, un fouillis de fleurs à demi sauvages dont la plus grande partie poussait là par habitude sans que personne, en dehors d’un vieux jardinier sujet aux rhumatismes, se mêlât de leur imposer sa loi.

Du premier coup d’œil, Gilles aima ce jardin qui lui rappelait un peu celui de sa mère, à Kervignac. C’était exactement l’asile qui convenait à une âme en peine et il était sûr, au moins, d’y trouver le calme et la tranquillité.

La propriétaire, Mlle Marguerite Marjon, était une aimable demoiselle, contemporaine du feu roi Louis XV et qui d’ailleurs n’avait jamais consenti à admirer, dans sa vie, un autre homme que le défunt Bien-Aimé.

Elle accueillit son candidat locataire avec grâce, lui fit visiter les quatre pièces claires et fraîchement repeintes qui lui étaient destinées. Les meubles en étaient simples, anciens, de bonne qualité et confortables et l’ensemble aurait laissé supposer qu’il avait été disposé pour accueillir une dame plutôt qu’un jeune officier si une tenace odeur de tabac n’y régnait en maîtresse.

— Je reconnais volontiers que j’eusse aimé accueillir une personne ayant un peu les mêmes goûts et le même âge que moi, soupira la propriétaire, mais, bien que les peintures aient été refaites, il a été impossible d’enlever cette odeur. Aussi, bien que le prix de location soit, je crois, raisonnable, je n’ai pu décider aucune dame ou demoiselle à la supporter.

— Votre précédente locataire était cependant bien une dame à ce que l’on m’a dit. Elle ne fumait tout de même pas ?

— Eh bien si ! Voyez-vous, Mademoiselle d’Éon n’était pas une femme comme les autres. Elle était charmante, avec le meilleur ton et de grandes manières. Elle appartenait à la meilleure noblesse de Bourgogne et elle portait des robes ravissantes que lui fournissait la modiste de la Reine, Mlle Bertin, mais elle était… bizarre. D’abord, elle avait une voix un peu rude pour une dame et puis elle ne recevait jamais personne à l’exception, dans les derniers temps, d’une dame russe fort jolie d’ailleurs qui ne la quittait plus et avec laquelle elle est partie pour l’Angleterre.

— Ce n’est pas si bizarre…

— Peut-être, mais, ce qui l’était davantage, c’était sa manière de vivre : elle griffonnait toute la journée dans le salon qu’elle avait transformé en bibliothèque, tout en fumant une longue pipe. Une manie qu’elle avait prise, paraît-il, dans ses nombreux voyages.

— Bah ! J’ai vu souvent, chez les Indiens d’Amérique, des femmes fumer la pipe. Le tabac est chez eux un médicament et j’avoue que personnellement j’en use volontiers. Ainsi l’odeur ne me gênera pas. Est-ce tout ?…

C’était tout, encore que Mlle Marjon tînt visiblement en réserve toute une collection d’histoires concernant son ancienne locataire. On se mit d’accord sur le prix qui était des plus raisonnables et, le soir même, Pongo, aidé de Niklaus, le valet de Winkleried, transportait dans le nouveau logement les vêtements de son maître, les siens propres, leurs armes à l’un et à l’autre et le sac-médecine qu’il avait apporté depuis les forêts de Virginie. Après quoi le Breton et le Suisse s’en allèrent sceller, autour d’un bon souper, une amitié destinée à traverser les années sans se ternir même d’un grain de poussière.

La lettre promise par Madame Patri arriva quelques jours plus tard. Elle ne contenait que quelques mots, avec un simple P. comme signature, mais ce qu’elle disait était inattendu.

« Mademoiselle de Latour a écrit pour faire part de son désir de quitter le service de Madame et d’entrer au couvent. Je ne sais rien de plus. P. »

Envahi par un curieux sentiment de colère, de soulagement et d’inquiétude tout à la fois, le chevalier chercha à analyser lequel des trois l’emportait et finit par décider que le soulagement prévalait. Que Cagliostro eût choisi un couvent pour Judith l’irritait mais, d’autre part, c’était certainement l’endroit du monde où elle serait le mieux à l’abri des retombées éventuelles du complot dans lequel l’inconsciente était ainsi engagée. Restait à savoir de quel couvent il s’agissait : il y en avait tellement essaimés à travers le royaume ! Restait à savoir également si la jeune fille était pleinement consentante et pour quelle durée elle était enfermée. C’était si commode un couvent pour s’y débarrasser d’un être devenu gênant.

Enfin… restait à savoir si c’était vrai ou si le sorcier italien n’avait pas trouvé là un bon moyen d’enlever et de garder pour lui une adorable créature à laquelle il semblait attaché… Parvenu à ce stade de ses cogitations, le jeune homme sentit son sang bouillir. La pensée de sa jolie nymphe de l’estuaire entre les mains endiamantées de l’Italien, livrée sans recours possible à ses caprices, à ses caresses, lui faisait voir rouge !

— Ce couvent, il faut que je le retrouve. Il faut que je sache où il est !…

— Ce ne sera pas facile, fit Winkleried qui, à présent, n’ignorait plus rien des soucis de son ami. Il y en a plusieurs centaines en France. Comment savoir ?

— En cherchant ! Même s’il faut tous les visiter l’un après l’autre, je la retrouverai. Mais je pense qu’il y a peut-être des régions où la chance serait plus grande…

— En Bretagne par exemple ?

— Je ne crois pas qu’elle accepterait d’y retourner. Néanmoins, pour ne rien laisser au hasard, je vais écrire au recteur d’Hennebont, l’abbé de Talhouët, mon parrain, pour lui demander de vouloir bien se renseigner. Il n’aura aucune peine et si Judith est retournée là-bas, il le saura. Non, je pense plutôt à la région de Bordeaux puisque ce damné médecin habite là-bas. En admettant que ce soit vrai et qu’il y ait bien un couvent…

— Pourquoi aurait-elle envoyé une lettre mensongère ?

— Pourquoi pas ? Sous la contrainte on écrit n’importe quoi et Cagliostro peut vouloir brouiller les pistes…

Décidé à tout tenter, à frapper à toutes les portes pour retrouver la jeune fille, Tournemine se souvint alors avec un peu de remords de ses amis Cabarrus, d’Antoinette et de Thérésia qu’il n’avait pas revues depuis leur arrivée à Paris. Par leurs relations familiales dans toute la région du Sud-Ouest elles pouvaient lui être d’un grand secours, et ce secours, il était bien certain qu’elles ne le lui refuseraient pas. Sous ses airs évaporés Antoinette était une excellente créature. Quant au cœur de Thérésia, il était de ceux auxquels on ne s’adresse jamais en vain. Lorsqu’elle le saurait malheureux, elle lui prendrait la main et le ferait asseoir près d’elle en déclarant de sa petite voix chantante :

— Venez là, señor Gilles, et dites vos chagrins à votre amie Thérésia…

La réalité fut tout autre.

En arrivant chez ces dames, il put constater, avec quelque étonnement, que mère et fille, lancées avec enthousiasme dans un véritable tourbillon mondain, rivalisaient à présent de frivolité et de folies.

La ravissante Thérésia, qui semblait avoir singulièrement grandi en quelques jours, l’accabla de reproches sur le mode précieux touchant « l’affreux abandon » où il l’avait laissée, lui tendit sa petite main à baiser avec des airs de duchesse, lui déclara qu’elle n’avait pas beaucoup de temps à lui consacrer parce que, devant danser le soir même chez le comte de Laborde, elle avait un rendez-vous urgent chez sa couturière Mme Eloffe, lui fit jurer d’assister au bal qu’elle et sa mère comptaient donner prochainement. « … Et ne vous avisez pas de me rejouer le tour de la Pradera de San Isidro ! J’ai promis à mes amies de leur montrer le célèbre Gerfaut, l’amoureux de la princesse indienne, et je ne veux pas être ridicule… » Puis, sans même prendre le temps de respirer, elle disparut dans un tourbillon de gaze et de rubans rose tendre.

Quant à Antoinette, qui régnait sur un salon plein d’insupportables bavardes, elle lui offrit une tasse de thé à l’anglaise tout en gémissant sur les incommodités et douleurs que lui causait son logis actuel qu’elle jugeait mesquin.

— Cela ne peut durer. Thérésia tient à donner un bal et c’est impossible ici. Nous aurions l’impression de donner à danser chez la concierge ! Aussi ai-je écrit à mon époux pour qu’il vienne, toutes affaires cessantes, constater l’état lamentable où nous sommes réduits, les enfants et moi, et qu’il nous sorte de ce taudis !…

La cause était entendue. Préférant ne pas insister et plaignant de tout son cœur François Cabarrus, Gilles laissa Antoinette à son « taudis » qui se présentait pour l’heure présente sous les aspects d’un salon aux boiseries claires, plein de fleurs et d’invités élégants, ouvert sur un jardin ombreux et fleurant bon le thé frais et les pâtisseries vanillées. Il rentra à Versailles, furieux.

Comment avait-il pu être assez stupide pour espérer trouver de l’aide auprès de deux pécores uniquement préoccupées de leur entrée dans la bonne société parisienne et dont les pensées les plus élevées ne dépassaient pas la mesure d’une contredanse ou l’échafaudage d’une coiffure ? Une chose était certaine : bal ou pas bal, à aucun prix il ne reviendrait dans cette maison ! Le rôle de bête curieuse qu’on lui imposait en était venu à l’exaspérer et plus encore ce personnage de don Juan iroquois qui faisait pâmer les belles désœuvrées en quête de sensations nouvelles !… C’en était fini, pour lui, de l’ère des salons !

Heureusement, d’ailleurs, la vie mondaine allait se faire plus calme avec la chaleur qui commençait à se faire lourdement sentir. Le niveau de la Seine baissait, amenant des pestilences et, dans le noble faubourg Saint-Germain comme aux alentours de la place Royale, nombreuses étaient les demeures dont les propriétaires fuyaient vers leurs châteaux provinciaux afin d’y trouver un air plus pur et plus salubre. Et la Reine, enfermée dans son cher Trianon avec une poignée d’amis inchangeables, jouait à la fermière sous les ombrages de sa ferme joujou au milieu de ses moutons enrubannés…

Hélas, l’exode de l’été ne se répercutait nullement chez les Gardes du Corps puisque le Roi, lui, ne bougeait jamais de Versailles et la tentative de Tournemine d’obtenir une permission afin d’aller explorer à son aise la région bordelaise aboutit à un échec. Le comte de Vassy, son chef direct, lui fit entendre clairement qu’il serait mal vu en demandant déjà à s’éloigner après si peu de temps de présence au corps. Force lui était donc de demeurer, pieds et poings liés à sa consigne, ce qui n’arrangea nullement son humeur dans les jours qui suivirent.

À tout hasard et dans l’espoir de glaner quelque renseignement, il était retourné rue Saint-Gilles, bien décidé cette fois à entrer dans la maison où Judith était venue et à y affronter la voleuse de lettres royales. Mais la maison, aveuglée par ses volets, était muette, la comtesse absente et, comme le lui apprit le savetier voisin, « partie avec tout son monde pour la campagne… ».

Pourtant, parmi ses camarades de la Compagnie Écossaise, le chevalier avait lié sympathie avec un jeune porte-étendard, Paul de Neyrac, originaire de Guyenne qui avait, lui, obtenu cette bienheureuse permission pour se rendre auprès de son père à Bordeaux. Garçon aimable, sentimental et grand lecteur de romans de chevalerie. Neyrac compatit de tout son cœur aux malheurs de Tournemine qui d’ailleurs ne lui en avait appris que ce qu’il jugeait utile. Il jura d’aider son camarade à retrouver sa fiancée, tout au moins dans la mesure de ses moyens.

Un soir des tout premiers jours du mois d’août, les deux jeunes gens soupaient ensemble au « Juste 1 » où Gilles avait tenu à inviter son camarade qui prenait le lendemain la malle-poste pour Bordeaux et devait coucher à l’hôtel.

Tout le jour la chaleur avait été aux limites du supportable mais, avec la nuit, un vent léger s’était levé, apportant une bienfaisante fraîcheur dont le chevalier décida de profiter et, en quittant l’hôtel, il se mit en devoir de rentrer chez lui à pied. Son humeur noire s’accommodait depuis quelques soirs de ces lentes promenades au long des rues désertes en respirant l’odeur des jardins fraîchement arrosés et en écoutant la chanson des fontaines. Il n’avait même pas envie de s’enivrer comme il lui était arrivé bien souvent de le faire lorsque sa coupe d’impatience et d’ennui débordait.

Ce qui lui aurait apporté le plus de soulagement, c’eût été une bonne bagarre mais si, parfois, au cours de ces marches nocturnes, il avait eu l’impression bizarre d’être suivi il n’avait jamais pu en avoir la confirmation. Ce ne pouvait être d’ailleurs que le fruit de son imagination car il ne voyait pas bien qui pouvait s’intéresser d’assez près à ses faits et gestes.

Il avait fait quelques pas hors du porche du « Juste » lorsqu’il vit surgir devant lui deux femmes étroitement voilées en dépit de la température encore élevée. Il s’écarta pour leur laisser le passage mais aussitôt l’une d’elles s’évanouit dans l’ombre d’une porte tandis que l’autre, posant sa main gantée sur le bras du jeune homme, l’obligeait à s’arrêter et, d’une voix mal assurée, lui demandait de l’accompagner.

La misogynie toute neuve de Gilles qui, en fait de femmes, ne tolérait plus alors que Mlle Marjon, se réveilla et il marmotta sans trop d’amabilité :

— Croyez à mes regrets, Madame, mais je suis fort pressé. Je n’ai pas le temps…

— Un homme de votre aspect, de votre âge et de votre nom a toujours le temps pour une femme… que l’on veut bien dire jolie, fit l’inconnue dont la voix s’était raffermie.

— C’est selon !…

— Vous n’êtes guère galant, Monsieur de Tournemine, et je crains que l’on ne m’ait trompée sur vous.

— Qui est « on » ? Et d’où savez-vous mon nom ?

Cette fois la femme au voile couleur de nuit se mit à rire.

— Vous êtes aussi curieux que peu aimable. Alors, c’est dit : vous ne voulez pas m’accompagner ? Nous n’irions pas si loin : rue de l’Orangerie simplement… Prenez que j’ai peur d’errer seule dans les rues la nuit !

— Vous étiez deux si j’ai bien vu. Qu’avez-vous fait de votre compagne ?

— Ma compagne est arrivée à destination. Moi, j’habite plus loin…

À moins de s’installer résolument dans l’attitude d’un goujat, il était impossible de refuser. Et puis la curiosité du jeune homme commençait à s’éveiller. Qui pouvait être cette femme ? Elle le connaissait mais rien dans sa personne ou dans sa voix n’éveillait ses souvenirs. Une chose était certaine : ce n’était pas une des nombreuses prostituées qui cherchaient fortune dans les auberges ou autour des casernes de Versailles : la tournure était élégante, le port de tête avait de la noblesse et la voix était cultivée, distinguée même. Quant au visage il était parfaitement invisible sous l’épais voile sombre qui recouvrait toute la tête.

S’inclinant courtoisement, Tournemine offrit son bras sur lequel la dame appuya une main légère et l’on se mit en marche en direction des abords du château. On fit quelques pas en silence sous le ciel criblé d’étoiles. La dame dégageait un agréable parfum de roses fraîches.

— Puisque j’ai accepté de vous suivre, pourquoi n’ôtez-vous pas ce voile ? Vous devez mourir de chaleur…

— Le temps n’est pas encore venu de l’enlever. En outre, la chaleur, même très forte, ne m’a jamais incommodée.

Pour mieux l’en persuader, elle se rapprocha de lui au point de s’appuyer à son épaule avec un abandon plein de promesses.

— À quoi rime cette comédie ? fit-il avec irritation. Que voulez-vous de moi, à la fin ?

— Profiter avec vous de cette nuit si belle… et vous plaire, si je puis !…

— Je n’en vaux pas la peine. Et puis, c’est difficile : on ne me plaît plus !

— Vous êtes bien jeune pour être déjà blasé ! N’aimez-vous pas les femmes ?

— J’aime une femme et elle vaut toutes les autres ! Je ne veux et ne désire qu’elle !

— Elle a de la chance. Mais il ne faut pas dire : fontaine je ne boirai pas de ton eau ! Je n’ai pas encore renoncé à vous plaire, moi ! Nous arrivons, d’ailleurs…

Elle s’arrêtait devant une maison dont la modestie ne correspondait guère à l’élégance de sa tournure et de sa mise. Gilles s’écarta :

— Alors, ma mission est remplie. Vous voici chez vous… et il me reste à vous saluer, Madame.

— Ceci n’est pas ma maison et vous ne me quitterez pas si vite. N’avez-vous aucune envie de voir mon visage ?

— Saurai-je qui vous êtes ?

— Peut-être… si vous me donnez votre parole d’honneur la plus sacrée que vous ne parlerez jamais de cette aventure quand mes traits vous seront connus.

— Est-ce donc une aventure ?

— Pourquoi non ? Vous me plaisez, je vous plairai peut-être… Faites-vous fi des amours de rencontre ? Vous seriez bien le seul de toute l’armée !…

— Je n’ai pas dit cela. Mais vous ne ressemblez pas à ces femmes qui font métier des amours de rencontre…

— Qui a dit que j’en faisais métier ? Disons qu’il s’agit d’un passe-temps. Venez-vous ?…

Elle frappa plusieurs coups rapides à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt sur une servante armée d’une chandelle qui, sans un mot, les précéda dans un escalier de bois dépourvu de tapis dont les marches criaient à chaque pas. Les habituelles gravures représentant le Roi et la Reine décoraient des murs qui auraient eu besoin d’une peinture neuve.

La servante, muette, poussa devant le couple la porte d’une chambre blanchie à la chaux dont le principal, et presque le seul meuble, était un large lit abrité sous des rideaux d’indienne à fleurs. Ce lit, tout ouvert, montrait des draps propres De même, sur la table de chevet, un chandelier à trois branches brûlait auprès d’un petit plateau supportant deux verres et une bouteille dans un rafraîchissoir comme si les visiteurs étaient attendus.

Le regard froid du chevalier fit le tour de la pièce, notant au passage chacun de ces détails, et revint se poser sur sa compagne qui semblait avoir fait entrer dans la chambre un petit morceau de la nuit, car sa robe et les voiles qui l’enveloppaient étaient de la couleur exacte du ciel à cette heure. Quant aux étoiles, les yeux qui étincelaient dans les profondeurs des légers tissus pouvaient les remplacer assez bien. Mais sans chercher à découvrir son visage, Gilles alla jusqu’à la fenêtre dont il souleva un instant le rideau pour regarder la rue déserte.

— Vous venez souvent ici ? fit-il d’un ton indifférent.

— Si votre vanité peut y trouver son compte… non, pas très souvent ! Eh bien, chevalier, allez-vous à présent me tourner le dos ? Avez-vous peur de me regarder ?

— Nullement !

Il se retourna, vit qu’elle avait rejeté son voile et la considéra un instant en silence. La femme qu’il découvrait lui était totalement inconnue mais elle n’appartenait certainement pas au commun. Même, par certains côtés elle rappelait un peu Cayetana. Très jeune, vingt-cinq ou vingt-six ans peut-être, l’inconnue possédait elle aussi des yeux noirs, un teint éblouissant et une beauté étrange qui ne pouvait guère laisser indifférent qu’un aveugle. Mais la duchesse d’Albe n’avait pas ce petit nez insolent, typiquement français, cette bouche moqueuse ni, dans les yeux, cette lueur espiègle. Pas plus que ces épais cheveux blond cendré.

Pour le reste, la dame au voile bleu offrait une taille très mince mais une gorge généreuse que le large décolleté carré de sa robe découvrait jusqu’à la pointe des seins.

L’examen silencieux du jeune homme parut l’impatienter.

— Eh bien ? Que pensez-vous de votre conquête ? Est-ce qu’elle vous fait honneur ?

— Vous êtes extrêmement belle, Madame ! C’est sans doute à cause de cela que j’ai peine à croire à ma chance : vous êtes une conquête trop flatteuse !

— Vous n’y croyez pas ?

— Mon Dieu, non !

— Eh bien mettez-moi à l’épreuve. Je ne vous ai conduit ici que pour me donner à vous… et je ne suis pas de celles qui apprécient un refus.

— Parfait ! Dans ce cas…

Décidé à la prendre au mot, il revint vers elle et, calmement, se mit à la déshabiller avec autant de froideur et de compétence que s’il eût été sa femme de chambre. Le temps passé sous la défroque d’une duègne espagnole lui avait appris bien des choses en cette matière. La robe tomba puis une foule de lingeries neigeuses et raffinées : les dessous d’une vraie grande dame… ou d’une courtisane de haut vol : les jupons, le pantalon de dentelles, le corset dont le satin blanc masquait agréablement la férocité. L’inconnue le laissait faire sans broncher. Ce fut seulement quand il en fut à la chemise qu’il permit à ses mains d’effleurer la chair douce des épaules et les durs mamelons érigés. Alors, sous la légère caresse, la femme gémit, ses yeux se fermèrent tandis que tout son corps frémissait.

La chemise tomba, révélant une nudité si capiteuse que Gilles sentit son propre corps s’émouvoir. Il se prenait au jeu équivoque de cette beauté inconnue qui lui tombait ainsi du ciel, ou de l’enfer. Il eut d’elle, tout à coup, une envie violente qu’il n’y avait aucune raison de ne pas satisfaire. Un passe-temps, avait-elle dit tout à l’heure ? Quel passe-temps est plus agréable, plus rafraîchissant que l’amour quand on a du vague à l’âme, les nerfs en boule et que l’on subit l’énervante chaleur de l’été ? Après tout, cela pouvait être aussi tonique qu’une bataille ou un duel ! Il plongea son visage dans la masse parfumée des cheveux qu’elle avait dénoués d’un seul mouvement de tête et ses lèvres commencèrent à courir le long de la nuque tandis que ses deux mains emprisonnaient les seins de la femme. Elle eut un long frisson, se tordit comme une couleuvre.

— Attends ! haleta-t-elle, rien qu’un instant…

Elle glissa de ses bras, se retourna, vint presque contre lui et, avec des doigts qui tremblaient un peu, entreprit à son tour de le dévêtir.

— Moi aussi je fais cela très bien ! fit-elle avec un rire espiègle mais un peu forcé contre lequel s’inscrivait le trouble de son regard.

Elle était, en effet, aussi habile que le jeune homme. Quand il n’eut plus rien sur le corps, elle vint dans ses bras aussi naturellement que s’ils se connaissaient depuis des mois puis la blancheur du lit aux draps frais les accueillit sans apporter le moindre apaisement à l’incendie qui les dévorait et que le premier baiser avait fait éclater.

Ils firent l’amour sans dire un mot. Ce fut seulement quand l’orage sensuel se fut apaisé un moment que Gilles demanda :

— Comment t’appelles-tu ?

— Anne… tu peux m’appeler Anne.

— C’est un nom que j’aime… un nom de chez moi. Mais Anne comment ? Anne de quoi plutôt, car tu appartiens à la noblesse sans aucun doute.

Elle se mit à rire.

— C’est ma façon d’aimer qui t’a si bien renseigné ?

— Sûrement pas ! tu fais l’amour mieux qu’une courtisane ! C’est ton corps, tes mains, ta voix, les mots que tu emploies…

— Je préfère prendre tout cela pour autant de compliments. Cela dit, pour toi je suis Anne de rien ! Anne tout court si tu préfères. Qu’as-tu besoin d’en savoir davantage du moment que tu as envie de moi autant que j’ai envie de toi… chuchota-t-elle en cherchant ses lèvres.

Il voulut la soumettre de nouveau à son désir renaissant mais elle le repoussa.

— Non, pas tout de suite ! Buvons d’abord. Je meurs de soif et le vin doit être frais, juste à point.

— Qu’est-ce que c’est ton vin ?

— Du vouvray. Tu aimes ?

— J’aime tout ce qui est bon… ou beau ! fit-il en cherchant à l’attirer de nouveau mais elle glissa de ses bras, sauta à bas du lit et en fit le tour pour venir à la table de chevet verser elle-même le vin doré. Elle emplit les deux verres de cristal rouge de Venise, s’assit au bord du lit tout contre Gilles et lui tendit l’un des verres.

— Bois tout ! C’est un vin merveilleux pour l’amour !

— Je n’ai pas besoin de cela mais c’est vrai que j’ai soif… et que ce vin est délicieux ! Il a un parfum extraordinaire, fit-il après avoir bu jusqu’à la dernière goutte.

— Tu en veux encore ?

— Pourquoi pas ?

Elle s’éloigna de lui tandis qu’il achevait de boire, alla se poser devant une glace ronde appliquée contre le mur du fond et se mit à examiner son visage avec une gravité comique.

— Eh bien, mais que fais-tu ? Reviens !

— Un petit moment. J’ai quelque chose qui me fait mal là au coin de la lèvre. J’ai dû me griffer…

— Quelle importance ! Tu n’en seras pas moins belle.

En reposant le verre qu’il venait de vider, il s’aperçut que celui de la jeune femme était toujours plein.

— Mais… tu n’as pas bu ? Je croyais que tu mourais de soif !

Elle s’étira comme une chatte dans la lumière jaune des bougies. L’ombre étirée de son corps monta jusqu’au plafond.

— Eh bien non, tout compte fait, je n’avais pas si soif !

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Que le caprice est mon maître et qu’il m’arrive souvent de changer d’avis d’une minute à l’autre. Tu sauras cela, à la longue, car tu me plais encore plus que je n’imaginais et j’espère bien te garder longtemps comme amant.

— Alors, reviens !

— Tout à l’heure ! Rien ne presse…

— C’est ce que nous allons voir !

Il voulut se lever à son tour, la rejoindre et la ramener mais à peine eut-il posé le pied par terre que les murs de la chambre se mirent à tournoyer en même temps qu’une vague nausée montait de son estomac. Ses yeux s’obscurcirent. Ses bras battirent l’air et, sans pouvoir prononcer une parole, il s’abattit comme une masse aux pieds de la belle Anne…

Bien qu’il eût perdu connaissance sur le parquet grossier d’une chambre de hasard et sans le moindre vêtement, Gilles ne s’en retrouva pas moins tout habillé et confortablement étendu sur la courtepointe brodée d’un lit somptueux, quand il reprit l’usage de ses sens. En outre, il faisait grand jour ainsi que l’attestaient les minces flèches brillantes filtrant entre les épais volets de bois peint et doré qui obturaient les hautes fenêtres.

La chambre dans laquelle il se trouvait était à la fois d’une grande richesse et d’une grande vétusté. Le lit à colonnes datant de Louis XIII était tendu de velours violet galonné d’argent contrastant agréablement avec le damas gris des murs mais ce damas montrait des traces d’usure et d’humidité. Une superbe table d’argent massif supportait un grand miroir assorti, des chandeliers de cristal à pendeloques et une infinité de flacons, de boîtes et de petits pots. Un élégant déshabillé était jeté sur un fauteuil raide dont le velours usé montrait les crins par endroits et, rejoignant la table à coiffer, certain grand bouquet de fleurs fraîches fusant d’un grand vase chinois affirmait que cette chambre était occupée par une femme mais pas très souvent car il y avait de la poussière sur la plupart des objets.

La tête lourde, Gilles quitta ce lit où il avait été déposé mais dut se retenir à l’une des colonnes pour ne pas tomber. La drogue dont on avait usé pour l’endormir devait être singulièrement puissante car il ne parvenait pas à en chasser les fumées.

Apercevant une porte ouverte sur ce qui semblait être un cabinet de toilette, il se dirigea de ce côté d’un pas hésitant. La vue d’un grand pot d’eau posé près d’une cuvette de faïence et d’une pile de serviettes lui rendit courage. Il remplit la cuvette puis, ôtant rapidement l’habit de fin drap couleur tabac qu’il portait, il plongea sa tête entière dans l’eau fraîche avec délices, bénissant l’habitude qu’il avait prise de ne jamais faire poudrer ses cheveux, se contentant de la perruque lorsqu’il était en uniforme.

Après avoir trempé un moment dans sa cuvette, il se frictionna vigoureusement la tête à l’aide d’une serviette et sentit une bienheureuse clarté revenir dans ses idées. Sa chemise était trempée mais il régnait dans cette chambre trop bien fermée une chaleur de four et elle sécherait vite.

Pour achever de se remettre les idées en place il but trois verres d’eau coup sur coup puis, avec un soupir de soulagement, entreprit de visiter sa prison car il était difficile d’appeler autrement cette pièce très certainement fermée à clef. Par acquit de conscience il s’en assura, alla tâter les volets assujettis par des cadenas, de même que les fenêtres puis, après avoir tenté d’apercevoir les alentours par l’étroite fente qui laissait passer le jour, il revint s’asseoir sur le pied du lit noblement surélevé de deux marches.

Où était-il ? Qu’était cette demeure habitée par le silence à la manière d’un tombeau ? Qu’était cette campagne ensoleillée qu’il avait aperçue sans pouvoir distinguer autre chose qu’un reflet d’eau, une herbe brûlée et la verdure d’une forêt ? Mais, surtout, qui était cette femme ravissante qui s’était donnée à lui avec une ardeur difficile à contrefaire ?…

Le grincement d’une clef dans la serrure lui fit relever la tête. Sourcils froncés, il regarda la dame au voile bleu faire une entrée presque aussi éclatante qu’un lever de soleil grâce à la robe de gaze jaune serin qui l’habillait et à l’extravagant chapeau de même nuance surchargé d’une floraison de pavots aux tons dégradés, d’épis de blé dorés et de grands nœuds de satin jaune qui tenait par un miracle d’équilibre sur l’échafaudage de ses cheveux, devenus d’un étonnant gris tourterelle par la magie de la dernière poudre à la mode.

— Oh ! tu es déjà réveillé ! s’écria-t-elle en allumant un éblouissant sourire. Je pensais que tu en avais bien encore pour deux bonnes heures de sommeil. Mais tu es jeune, donc vigoureux.

Tout en parlant elle alla déposer précautionneusement sur un tabouret le lourd plateau qu’elle portait aussi aisément que s’il eût été couvert de fleurs, lui aussi, au lieu de supporter une lourde et antique argenterie. Cela fait, elle voltigea jusqu’au jeune homme qu’elle contempla d’un air consterné.

— Seigneur ! Mais tu es trempé. Qu’as-tu fait ?

— Un peu de toilette ! Et maintenant si vous m’expliquiez ?

Elle se pencha pour l’embrasser mais il la repoussa sans douceur.

— Je vous en prie ! Nous n’en sommes plus là ! Où sommes-nous ? Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi m’avez-vous joué cette grotesque comédie et, enfin, qui êtes-vous ?…

L’innocente consternation qui se peignit sur le joli visage était un chef-d’œuvre d’art mais Gilles avait eu sa part de théâtre depuis la veille.

— Allons, j’écoute ! fit-il impatiemment.

— Comme tu me parles ! Pourquoi es-tu si dur ? Cette nuit tu disais mon nom assez doucement.

— Votre nom ! Parlons-en ! Un mensonge sans doute comme tout le reste…

— Mais non, je m’appelle réellement Anne.

— Cela ne me suffit plus. Après ?

Le grand cartel de Boulle posé sur la cheminée sonna deux coups et la fit tressaillir.

— Mon Dieu ! Déjà !… Écoute, je n’ai pas le temps de te donner des explications. Sache seulement que je n’ai pas joué la comédie… pas vraiment et moins que tu ne l’imagines. C’est vrai que tu me plais et je n’aime pas que l’on abîme ce qui me plaît avant que j’aie pu y goûter. Or, si je n’avais agi comme je l’ai fait, tu serais mort à l’heure qu’il est !

— Sottise ! Trouvez autre chose !

— Sur la mémoire de mon père, je jure que je dis la vérité. Tu es en danger, en grand danger pour avoir offensé gravement un très haut, très puissant personnage… un personnage qui peut tout contre toi et qui ne connaît guère le pardon.

— Qui est ce personnage ? Dites-le au moins si vous voulez que je vous croie. Son nom et l’offense qu’il me reproche !

— C’est, dit-elle avec un soupir mais en détachant bien les mots, quelqu’un qui n’aime pas être attaqué la nuit dans les jardins et délesté de son courrier.

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, Madame.

— Vraiment ?

— Vraiment ! Me ferez-vous la grâce de m’apprendre qui je suis censé avoir attaqué, où, quand, et ce que je lui ai pris ?

Elle eut un petit rire agacé, haussa les épaules.

— Que de temps perdu ! Très bien ! Puisque tu veux jouer au plus fin je vais répondre en quatre paroles à tes quatre questions. Monsieur, Trianon, 21 juin, une lettre… Cela te suffit ?

— C’est de la poésie hermétique !

— C’est l’expression de la vérité. Pendant le bal donné pour le comte de Haga, tu as attaqué le comte de Provence pour lui voler une lettre dans les jardins de Trianon…

— Tout simplement ? L’histoire est belle mais… en admettant qu’elle soit vraie, me direz-vous comment elle aurait pu venir jusqu’à vous ? Monsieur ne me fait pas l’honneur de me connaître.

— Je crois qu’à présent il te connaît assez bien. Et si, pour me croire, tu as besoin de savoir comment il a su, alors je vais te le dire : l’intrigue nouée entre la Reine et le comte de Fersen intéresse prodigieusement Monsieur. Imagine un peu que cette sotte se mêle de donner un bâtard à la France ?… Hein ? Le beau scandale ?…

— Très beau, fit Gilles, impassible. Après ?

— Eh bien, cela coule de source. S’intéressant au Suédois, Monsieur le fait surveiller. Tu n’imagines pas comme il est facile, avec un peu d’or ou une menace, d’obtenir l’aide d’un domestique… même dans les hôtels les mieux tenus comme l’hôtel d’York. Tu me crois, à présent ?… Oui, j’ai bien l’impression que tu me crois…

Le chevalier ne répondit rien. Il se revoyait dans la chambre de Fersen, s’apprêtant à lui rendre la lettre de la Reine. Il revoyait aussi la camériste et le valet qui étaient entrés, portant les plateaux du petit déjeuner. Lequel avait parlé ? Lequel était à la solde de Monsieur ? Le garçon, la fille… ou les deux ?

Anne le laissa un instant à ses pensées puis, très doucement, elle ajouta :

— Quant à toi, tu étais attendu chez toi, hier au soir, par des hommes qui avaient ordre de ne te laisser aucune chance. Sur la mémoire de ma mère, je pourrais le jurer. Et c’est cela que je n’ai pas voulu !

— C’est bien aimable à vous, soupira le jeune homme, mais nous sommes en plein délire. Ou alors… vous allez, dans un instant, me dire que vous m’aimez ? C’est cela, n’est-ce pas ? Vous ne m’avez jamais vu, vous ne me connaissez ni d’Ève ni d’Adam mais vous brûlez pour moi d’une inextinguible passion et vous avez tout à coup décidé de me sauver…

— C’est à peu près cela, fit-elle calmement.

Puis, le regard soudain plus trouble, elle vint tout contre lui, se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre ses lèvres mais il croisa les bras et tourna le dos sans vouloir entendre le soupir qu’elle poussait.

— Innocent ! Tu es plus connu que tu n’imagines, mon bel oiseau sauvage. On sait tes aventures en Amérique et je ne suis pas la seule femme de Paris qui souhaite coucher avec celui que la Reine appelle en riant « Seigneur Gerfaut… ». J’espérais que tu m’apprendrais comment les Indiennes font l’amour… On parle d’une princesse rouge…

Il haussa les épaules avec rage, furieux de voir encore surgir son aventure indienne, de constater qu’elle en était à courir les alcôves et à exciter une volière de perruches en mal de sensations nouvelles. Mais il se refusa à relever le propos.

— Je croyais que vous étiez pressée ? fit-il durement, les yeux sur la pendule.

— C’est vrai ! Mon Dieu ! Tu as raison ! Écoute, tu ne dois sortir d’ici sous aucun prétexte. D’ailleurs tu ne le pourrais pas. Je dois partir mais cette nuit je reviendrai et je te promets de t’en dire davantage !

— Et… vous avez l’intention de me garder longtemps dans cette boîte sans air ?

Elle eut un sourire provocant qui alluma ses yeux sombres et fit briller sa bouche humide.

— Tant que tu seras en danger… et que j’aurai envie de toi ! Mais rassure-toi, tu ne resteras pas longtemps dans cette maison. Je ne t’y ai amené que pour parer au plus pressé mais dans quelques jours je t’emmènerai ailleurs… dans un coin à moi, un endroit tranquille, perdu. Nous pourrons y comparer nos… talents amoureux et je ne désespère pas d’arriver à te faire oublier ta sauvagesse, car, vois-tu, il y a dans mes veines une part de sang bohémien. Cela ne se sait pas, c’est un secret de famille mais tu comprendras cette nuit même ce que cela veut dire. Je t’ai apporté à manger : restaure-toi, repose-toi afin d’être plein de forces cette nuit : tu en auras besoin !

Elle disparut, laissant derrière elle son parfum de roses et Gilles quelque peu abasourdi. Cette femme était folle, folle à lier ! Un de ces gracieux chefs-d’œuvre de libertinage et de perversion comme on en rencontrait décidément beaucoup dans ce siècle réputé de l’élégance et de l’art de vivre ! Mais qui était-elle ? Sans doute une femme puissante pour oser contrecarrer comme elle le faisait les plans d’un comte de Provence… Seulement, qui dit puissance dit aussi danger et, même pour en savoir davantage, Gilles n’avait aucune envie de demeurer plus longtemps en son pouvoir.

— Si elle tient tellement à faire des recherches sur l’amour chez les Indiens, soliloqua le jeune homme, je lui enverrai Pongo !

La pensée de l’Indien le traversa comme une flèche. Qu’avait dit cette folle ? Qu’une embuscade avait été tendue chez lui, chez lui où Pongo était seul ? Et que ces hommes ne devaient lui laisser, à lui Tournemine, aucune chance d’échapper ? Il connaissait bien le courage impassible de Pongo. Certainement il devait avoir essayé de défendre le logis de son maître, ou simplement la pauvre Mlle Marjon qui devait être affolée mais que pouvait-il faire, seul, contre une troupe d’hommes déterminés qui peut-être auraient trouvé plaisant de se venger sur lui de l’absence du maître ?

À l’angoisse qui s’empara de lui, Gilles put mesurer l’amitié qu’il portait à son serviteur. Et, sans plus attendre il se mit à la recherche des moyens de recouvrer sa liberté. Il fallait qu’il sache ce qui s’était passé rue de Noailles la nuit précédente.

Il commença par aller coller son oreille à la porte pour tenter de saisir les bruits de cette maison. Mais quand se fut éteint le roulement de la voiture qui emportait sa belle geôlière il ne put plus en saisir aucun. Il était entouré d’un silence si épais qu’il en devenait palpable. Pourtant, il était impossible qu’il n’y eût personne, sinon qui donc aurait préparé tout ce qu’il y avait sur le plateau et que d’ailleurs il laissait bêtement refroidir ? Ce n’était sûrement pas l’aristocratique Anne qui s’était mise pour lui à la cuisine ?…

Afin de se donner le temps de la réflexion et de réparer ses forces, il porta le plateau sur le lit et entreprit de déjeuner. Son hôtesse avait bien fait les choses et le menu, qui comportait une poule au pot, un ragoût de champignons, un fromage de Brie et une assiette de gâteaux, le tout arrosé d’une vieille bouteille de Chambertin, était en tout point respectable.

Une fois restauré, il alla d’abord examiner les volets qui obturaient la haute fenêtre. Ils étaient de bois épais et les cadenas qui fermaient leurs gâches étaient eux aussi d’une épaisseur décourageante. Il eût fallu des tenailles pour les ouvrir.

Découragé de ce côté-là, il alla ensuite considérer la porte. Elle était solide, elle aussi, et défendue par une belle serrure de bronze doré qui semblait aussi vigoureuse que les cadenas. Mais s’il était possible de la dévisser du chambranle rien n’empêcherait plus la sortie du jeune homme. La difficulté était de trouver un outil convenable pour attaquer les vis…

Méthodiquement Gilles fouilla la chambre. Le plateau du déjeuner ne comportait qu’un fragile couteau d’argent beaucoup trop frêle pour ce genre d’entreprise et, naturellement, on s’était bien gardé de lui laisser son épée. Le tisonnier de la cheminée pouvait fournir un levier car c’était un bon vieux tisonnier de fer forgé, à l’ancienne mode et d’une irréprochable vigueur mais ce n’était pas ce qui convenait pour des vis de serrure. À tout hasard et pour soulager ses nerfs le jeune homme commença par donner quelques vigoureux coups de pied dans cette porte qui gémit mais ne céda pas avec, pour seul résultat, d’éveiller en bas les aboiements d’un chien bientôt suivis d’une forte voix d’homme qui lui apprirent que la maison n’était pas aussi vide qu’il y paraissait.

Il commençait à désespérer de trouver jamais l’outil de ses rêves quand son regard tomba sur la table à coiffer et là, dans une coupelle longue, il découvrit une collection de ces petits outils que les femmes emploient pour leurs ongles : ciseaux, petites baguettes à repousser les peaux et surtout de minces limes de fer, assez étroites pour que leur tranche pût s’insérer dans les têtes des vis.

Ce fut un travail long et pénible. N’ayant jamais eu à cambrioler aucune maison, Tournemine ignorait tout de l’art délicat des serruriers.

— Si j’avais su, j’aurais demandé des leçons au Roi, marmotta-t-il pour s’encourager à l’ouvrage.

L’une des limes cassa mais c’était sans importance : il y en avait deux autres et les morceaux pouvaient encore servir. Une vis tomba, puis une autre, une autre encore… Enfin la dernière resta dans les mains abîmées du jeune homme qui, délicatement, attira la serrure à lui. Mais son exclamation de joie aboutit à une exclamation de colère : la porte ne s’ouvrait pas ! Quelque chose la maintenait de l’extérieur.

Furieux, il alla chercher l’une des bougies pour examiner la rainure et aperçut en travers une tige de ferraille, un loquet sans doute. Restait à savoir comment il s’ouvrait…

Alors, reprenant la dernière de ses limes qui était aussi la plus longue, il la fit glisser doucement dans l’étroite fente, juste sous la tige, et souleva. Ce n’était pas facile car il avait peu de prise mais la tige bougea légèrement. Ce devait être un loquet à clapet que l’on soulève pour le libérer de sa gâche. Une fois, deux fois… la tige cependant assez mince résistait. Le visage en sueur et le front appuyé contre le vantail de bois, Gilles jura superbement. Cela lui calma les nerfs et lui permit de réunir de nouvelles forces.

Enfin, il y eut un déclic et la porte, tout doucement, tout gentiment, sans le plus petit grincement, s’ouvrit comme d’elle-même… La liberté redevenait possible…

Plein de joie, Gilles alla se laver les mains, rafraîchit son visage en sueur puis, après avoir vidé d’un coup le fond de sa bouteille de Chambertin, entreprit de quitter sa prison.

Il s’aperçut de deux choses : d’abord la chambre formait le fond d’une galerie déserte et vide à l’exception de banquettes couvertes de tapisserie disposées dans les embrasures des grandes fenêtres arrondies, par lesquelles il aperçut un vaste paysage de bois limitant un parc à la française, orné de quelques statues, et ensuite le jour déclinait. Le soleil était couché. La campagne prenait, sous le ciel mauve, les nuances de bleu profond qui annonçaient la nuit.

Sur la pointe de ses pieds chaussés de courtes bottes à revers, Gilles alla jusqu’au bout de la galerie qui devait être située au second étage d’un château. Ce fut pour y trouver un nouvel obstacle : une autre porte, encore plus solide que celle de la chambre, la fermait impitoyablement. Mais cette fois, il ne s’attarda pas à chercher un moyen d’ouvrir. La nuit tombait, le temps commençait à presser car Anne pouvait revenir d’un moment à l’autre. Il restait les fenêtres et il faudrait bien en passer par là…

La première qu’il attaqua s’ouvrit sans difficulté mais, en se penchant au-dehors, Gilles s’aperçut que sa situation ne s’était guère améliorée car, non seulement il se trouvait bien au second étage, très élevé, d’un château, mais encore le pied dudit château plongeait dans une douve qui, pour être à sec, ne semblait pas plus rassurante. Pourtant, il fallait descendre à tout prix.

En examinant mieux la situation, il s’aperçut qu’une solution pouvait s’offrir à un garçon aussi souple et aussi agile que lui : un balcon prolongeait la fenêtre qui se trouvait juste sous la sienne. S’il pouvait s’y laisser glisser, ce serait une bonne étape sur le chemin du sol.

Retournant dans la chambre qu’il avait quittée, il se pendit aux longs rideaux de velours qui garnissaient les fenêtres, et réussit à en arracher deux. Les traînant après lui, il retourna à la fenêtre, laissa glisser l’un d’eux, avec d’infinies précautions, jusque sur le balcon et attacha le second à l’appui de la fenêtre, après l’avoir ouvert partiellement en deux. Puis, priant Dieu pour que leur vétusté ne les ait pas rendus trop fragiles, il enjamba ledit appui, empoigna fermement le tissu poussiéreux qui résista honorablement et, à la force des poignets, descendit le long de cette corde improvisée qui l’amena sans secousse sur le balcon du dessous. Il n’eut plus qu’à recommencer la même opération pour arriver jusqu’à la hauteur du rez-de-chaussée mais cette fois, ses pieds ne trouvèrent aucun appui car il s’en fallait encore de beaucoup qu’il fût au fond de la douve et cette douve était entièrement maçonnée. S’il se recevait mal, il avait une bonne chance de se casser quelque chose.

Mais il n’avait pas le choix. Confiant dans son expérience de coureur des bois qui lui avait inculqué depuis longtemps l’art de tomber sans accident, il descendit jusqu’à la limite extrême de son rideau pour bénéficier au maximum de sa taille, ouvrit les mains, se laissa tomber et atterrit sans mal sur ses jarrets. Mais le fond de la douve ne marquait pas le fond de ses peines : à présent il fallait remonter de l’autre côté, ce qui équivalait à escalader un mur terminé par un rebord en surplomb. Cette fois, il allait falloir se tirer de là à la force des poignets…

Heureusement, le crépuscule s’attardait avant de se fondre en une belle nuit claire et les yeux du « Gerfaut » étaient habitués depuis longtemps à fouiller les ténèbres. Afin de trouver les meilleures prises possibles, il suivit le fond du fossé jusqu’à l’endroit où d’épais piliers soutenaient un pont dormant et pouvaient offrir un appui supplémentaire. Le mur était fait d’ailleurs de gros moellons où les prises devaient être assez faciles pour un homme habitué à escalader des rochers.

Choisissant soigneusement les anfractuosités commodes, Gilles vint facilement à bout de son mur. Un rétablissement plus acrobatique lui permit de franchir le surplomb et il se retrouva trempé de sueur et debout au bord de la douve, devant un magnifique panorama fait de grandes pièces d’eau éclairant de vastes tapis d’herbe, doux comme du velours avec, comme toile de fond, les grands arbres d’une épaisse forêt.

Le château lui-même, qu’il découvrit en se retournant, était une imposante demeure de brique et de pierre blanche datant du roi Henri IV dont les différents pavillons, percés de lucarnes à frontons triangulaires, étaient coiffés de hauts toits à la française couverts d’ardoises fines qui luisaient doucement sous la lueur pâle des étoiles. Aucune lumière n’apparaissait à aucune fenêtre et Gilles se demanda où avaient bien pu passer le chien et l’homme dont il avait perçu la voix. Dans les imposants communs, peut-être, dont les bâtiments se développaient sur la droite du château derrière un rideau d’arbres ?…

Droit devant lui, dans les profondeurs, il aperçut une grille à peu près infranchissable tendue entre deux pavillons faiblement éclairés par des lanternes. Une grille qu’un mur assez élevé semblait continuer sur chaque côté.

— Il doit bien y avoir un village quelque part, soliloqua le jeune homme. Mais où, mais de quel côté ? Et quel est ce village ? Où se trouve-t-il par rapport à Paris ou à Versailles ?

Il ignorait, en effet, quelle distance on lui avait fait parcourir pendant qu’il était sous l’influence de la drogue, et dans quelle direction. Le ciel, qu’il avait appris tout enfant à lire couramment à l’école des pêcheurs, ne lui était d’aucun secours.

À tout hasard, il décida de suivre la ligne des arbres qui filait le long des pièces d’eau, ponctuée de blanches statues. Cela formait comme une immense avenue pointée vers l’horizon et, pour en finir plus vite, Gilles se mit à courir de statue en statue. Les dames de pierre lui seraient d’une grande utilité en cas de rencontre imprévue. Ses pas ne faisaient aucun bruit dans l’herbe épaisse et peu à peu, il ralentit sa course, séduit par la beauté silencieuse de ce parc livré aux ombres et à la paix nocturne. La lune venait d’apparaître au-dessus de la forêt et sa lumière irréelle glissait sur l’eau immobile des étangs dont les margelles blanches enchâssèrent alors de larges coulées d’argent.

Soudain, l’oreille de Gilles perçut un léger clapotis en même temps que ses yeux découvraient une brisure dans le miroir le plus proche de lui. Quelqu’un nageait lentement, paresseusement, quelqu’un qui profitait de la nuit pour demander à l’eau un peu de fraîcheur après l’étouffante chaleur du jour.

Pensant à un jardinier, à l’homme au chien peut-être, le fugitif s’abrita derrière un socle de pierre sur lequel une grande déesse aux formes exubérantes s’efforçait hypocritement de retenir une draperie qui ne cachait rien du tout. Il trébucha, manqua de tomber et s’aperçut qu’il piétinait un tas de vêtements que leur ampleur destinait tout naturellement à une femme. Machinalement il ramassa une robe de mousseline blanche d’où émanait un parfum à la fois frais et doux, un parfum de lilas au printemps, de muguet et d’herbes sauvages qu’il respira avec une brusque nostalgie.

La vague douce-amère des souvenirs l’enveloppa, le roula dans ses profondeurs. La femme qui se baignait là, dans l’eau tranquille d’une pièce d’eau, ne pouvait pas imaginer qu’elle avivait une vieille blessure, jamais complètement cicatrisée, celle qu’avait gravée dans le cœur et dans la chair de Gilles Goëlo la rousse sirène d’un estuaire breton dont il avait, un instant, tenu contre sa poitrine le corps fragile et ensorcelant…

Fasciné, Gilles ne pouvait plus détacher ses yeux de la forme imprécise flottant au fil de l’eau. Jamais, autant qu’à cette seconde, il n’avait éprouvé, aussi déchirants, la faim de l’absence, le sentiment de frustration de l’être amputé d’une part de son corps et que cette part absente torture pour un souffle d’air frais ou le souvenir d’une joie disparue.

Et puis, soudain, dans un clapotis léger, la baigneuse, lassée du bain sans doute, vint au bord de l’étang, se hissa sur la margelle et se releva tournant le dos au spectateur passionné dont elle n’imaginait pas la présence et qui la dévorait des yeux tandis que, d’un geste plein de grâce, elle tordait sa longue chevelure avant de la rejeter sur son dos où elle descendit plus bas que les reins.

La silhouette de cette femme était idéalement fine et longue. Elle avait l’air, dans la lumière froide de la lune qui caressait la rondeur délicate de son épaule, d’une déesse d’argent. La colonne mince et flexible du cou supportait une tête petite dont Gilles n’apercevait qu’un profil perdu sans comprendre pourquoi son cœur, tout à coup, s’était mis à battre la chamade.

Elle resta là un moment, laissant les rayons bleutés couler sur son corps comme elle l’eût fait en face du soleil. Puis, comme à regret, elle se détourna lentement. Gilles la vit de profil, puis de face tandis que de son pas dansant elle revenait vers lui… Alors toutes les étoiles du ciel explosèrent en même temps dans sa poitrine quand il comprit que le miracle existait, que le temps était revenu, que tout recommençait…

Lentement, comme s’il craignait que chacun de ses pas ne fît évanouir le rêve, il quitta l’abri du socle, l’ombre des grands arbres et s’avança dans la lumière sans même s’apercevoir qu’il tendait les bras.

— Judith ! murmura-t-il pour lui-même, si bas qu’il crut être seul à s’entendre. Ma sirène… ma déesse de la mer… Judith de mes rêves et de mes désespoirs…

Un instant, il eut peur que le mirage ne s’évanouît. Elle s’était arrêtée en l’apercevant avec le double et naturel geste de ses bras pour cacher ses seins et sa plus tendre intimité mais ce ne fut qu’une très brève seconde. Les bras retombèrent et, aussi naturellement qu’un enfant perdu va vers son refuge naturel, Judith, le visage illuminé d’une joie presque surnaturelle, alla vers Gilles d’un pas si léger qu’elle semblait flotter sur l’herbe.

Quand elle fut près de lui, elle toucha ses épaules, ses bras qui n’osaient pas se refermer, sa tête comme si elle n’arrivait pas à croire à sa réalité. Ses petites mains étaient froides et tremblantes.

— Toi !… C’est bien toi ! soupira-t-elle. Je t’ai tellement appelé sans que tu me répondes que je ne croyais plus te revoir jamais…

Il voulut parler mais aucun son ne franchit l’étau serré de sa gorge. La chaleur de ce corps, si proche du sien que les tendres seins effleuraient sa poitrine, l’embrasa mais ses muscles semblaient lui refuser tout à coup leur service tandis que son cerveau, au bord d’une joie trop forte, luttait contre l’incohérence… Alors, avec un petit soupir agacé, elle se haussa sur la pointe des pieds, noua ses bras derrière le cou de Gilles.

— Embrasse-moi ! ordonna-t-elle tandis que sa bouche fraîche allait au-devant des lèvres du jeune homme, s’y collait en un baiser dont l’ardeur fit fondre son étrange paralysie.

Toute sa passion déchaînée, toute sa retenue envolée, il l’étreignit avec une ardeur sauvage, l’enlevant de terre pour mieux la serrer contre lui, pour la joie de sentir son poids et de mieux s’assurer ainsi de sa réalité.

Ils roulèrent ensemble sur l’herbe, comme si la vie qui leur avait enfin permis de se rejoindre ne leur permettait plus de se désunir, comme s’ils ne devaient plus se séparer jamais. Ils se chuchotaient des mots tendres, absurdes et un peu fous, développant à l’infini le thème éternel des amants longtemps séparés, la toute petite phrase magique par laquelle Adam avait, au fond des âges, fait surgir l’humanité de sa double chair.

— Je t’aime…

Ils avaient tout oublié du lieu, de l’heure, de ce qui n’était pas leur joie partagée mais quand, de baisers en caresses, Gilles, affolé par le parfum de ce corps merveilleux et doux qui semblait si près de s’ouvrir pour lui, tenta de le faire totalement sien, Judith eut un sursaut si violent qu’il ressemblait à un réveil brutal et presque à un spasme.

— Non !…

Elle se dérobait, s’échappait des bras qui la retenaient, courait à ses vêtements dont elle se revêtait avec une hâte maladroite cependant que blessé, frustré et déjà malheureux de voir s’interrompre sur un « couac » sa brûlante symphonie, Gilles la regardait sans comprendre, incapable même d’un reproche et ne trouvant qu’un seul mot :

— Pourquoi ?…

Tout en achevant d’édifier autour de sa beauté le fragile rempart de mousseline et de rubans, elle le regarda à travers la retombée brillante de ses cheveux dénoués.

— Parce que !…

Mais comme ce maître mot de la mauvaise foi féminine lui semblait tout de même un peu court, et qu’il ne s’en contenterait sans doute pas, elle ajouta presque à regret :

— Parce que je ne peux pas. Je n’ai pas le droit…

— Pas le droit ? Mais c’est insensé ? Mon Dieu ! Tu n’es pas…

Il ne put aller au bout de sa phrase mais elle traduisait tant de crainte et de chagrin que Judith, avec un cri, revint se blottir dans ses bras.

— Non ! Non !… Ni mariée, ni fiancée, ni promise à qui que ce soit, pas même à Dieu ! Simplement, il me faut rester fille… pour le moment tout au moins ! Je l’ai promis… Je t’aime mais je ne dois pas !

— Quelle sottise ! Mais je t’aime, moi, je ne veux plus me séparer de toi, je veux t’épouser demain… tout de suite ! J’en ai le droit, tu sais ? Demain je demanderai la permission du Roi, au maréchal de Castries, mon chef de corps, et tu deviendras ma femme…

Avec une joie orgueilleuse il vit les grands yeux de la jeune fille s’emplir d’admiration.

— Au Roi ?… Au maréchal de Castries ? Mais qu’es-tu donc devenu ?

— Officier des Gardes du Corps, Compagnie Écossaise, Madame ! Et j’ai maintenant un nom à t’offrir, un nom digne de toi : celui que m’a rendu mon père, Pierre de Tournemine, mourant sur le champ de bataille de Yorktown. Tu m’avais donné trois ans, souviens-toi, pour te mériter. Je n’en ai employé que la moitié. Mais lorsque je suis revenu te chercher tu n’étais plus là !…

Elle se serra plus étroitement contre lui, nicha sa tête encore humide contre son épaule.

— Raconte ! soupira-t-elle. Depuis que j’ai quitté mon couvent d’Hennebont, je ne sais plus rien de toi !

Apaisé par cette confiance, cette tendresse, il retraça de son mieux ce qu’avait été sa vie depuis le soir où il l’avait quittée devant la porterie de Notre-Dame-de-la-Joie, au bord du Blavet, où elle voulait vivre les trois ans d’attente qu’elle leur avait imposés à tous deux tandis qu’il s’en allait chercher un nom et la gloire de l’autre côté du grand océan.

Il ne réussissait toujours pas à comprendre comment Judith pouvait se trouver là, dans ses bras, sur son cœur, alors qu’il faisait fouiller pour la revoir tous les couvents de Bretagne et de Guyenne, mais son âme bretonne, nourrie de légendes, avait été, de tout temps, ouverte au surnaturel, aux miracles et il avait en Dieu qui peut tout, même l’impossible, une foi inébranlable. Et surtout, il ne voulait pas ternir, par des questions, la beauté fragile d’une minute si longtemps attendue. Le temps viendrait des explications…

Son récit, à vrai dire, lui posa bien quelques problèmes car au fil de l’histoire Gilles se retrouva parfois en face d’épisodes qu’il fallait bien sauter. Il était parfaitement impossible en effet de lui parler de Sitapanoki et de toutes celles qui l’avaient si bien aidé à supporter les rigueurs de l’absence et les exigences de sa jeunesse…

Enfin, quand vint le moment d’effleurer le drame de Trécesson il marqua une hésitation. Sa bien-aimée savait-elle qu’il avait tué son frère aîné et que le cadet n’avait échappé que de justesse à son impitoyable justice ? Comment, sans réveiller chez elle l’épouvantable souvenir de la fosse dans la forêt, évoquer ce qu’il avait appris, par une nuit terrible, au relais de Ploërmel ? Mais presque inconsciemment elle lui facilita les choses en demandant timidement :

— Est-ce que Monsieur de Talhouët a pu te faire tenir ma lettre ?

— Bien sûr, et elle ne m’a jamais quitté, pas plus que ton souvenir, ajouta-t-il en caressant des lèvres les beaux cheveux de soie couleur de cuivre rouge.

— Alors tu n’as pas cherché à me retrouver puisque tu me croyais donnée à un autre ?

— Je n’ai fait que te chercher et j’ai trouvé ta trace, gravée comme celle d’une biche effrayée, au bord d’un étang de la forêt de Paimpont. Malheureusement je l’ai reperdue aussitôt. Mais j’avais trouvé celle de tes frères. Tudal est mort de ma main…

Elle tressaillit si violemment qu’il crut au début d’une crise nerveuse et la serra plus étroitement contre lui. Dans la nuit claire il vit étinceler son regard sombre.

— Tu as… tué Tudal ? souffla-t-elle incrédule.

— Je l’ai pendu à la maîtresse poutre de sa maison et c’était encore de la clémence car il méritait la roue !

— Et Morvan ?

Il eut un geste d’impuissance :

— Disparu ! Il n’était pas au Frêne lorsque j’ai rejoint Tudal et j’ai su par la suite qu’il s’était enfui. Sinon il aurait subi le même sort. Mais je ne désespère pas : je sais que je le retrouverai un jour.

Elle se mit à trembler comme une feuille d’automne et sa voix terrifiée ne fut plus qu’un souffle quand elle demanda :

— Pour faire ainsi justice, as-tu donc appris ce qui s’était passé… tout ce qui s’était passé ?

— Tout ! Ne dis plus rien !

Et pour mieux juguler l’épouvante de l’atroce souvenir qu’il sentait revenir il ferma d’un baiser infiniment tendre les lèvres frémissantes de la jeune fille.

— Tu n’as rien à m’apprendre, fit-il seulement quand il s’écarta, sinon ce que tu as fait après ta fuite.

Avec une surprise vaguement irritée, il la sentit alors se raidir, s’écarter et il eut la sensation qu’elle se refermait d’un seul coup.

— Il y a peu de choses à dire, dit-elle avec un petit rire sans joie. Ma vie à moi n’a rien eu d’héroïque. Je savais que ma mère avait une parente éloignée à Paris, une parente dont mes frères ne connaissaient pas l’existence, je crois bien. Je suis allée chez elle et je lui ai tout dit. Elle m’a prise alors sous sa protection et m’a cachée quelque temps, le temps de me trouver une position qui me mette à l’abri.

— C’est elle qui t’a fait entrer comme lectrice de la comtesse de Provence ?

— O… ui, mais…

— Et c’est elle encore, naturellement, qui t’a fait connaître ce merveilleux médecin italien, cet excellent comte de Cagliostro !

Du coup, Judith s’arracha de ses bras, sauta sur ses pieds et Gilles eut à nouveau devant lui la Judith d’autrefois, méfiante, combative et impatiente.

— Comment sais-tu tout cela ?

— Peu importe comment je le sais. Est-ce vrai ?

— C’est vrai. Elle m’a procuré la sécurité d’une maison royale, la bonté de Madame qui m’aime bien et me protège.

— Sous un faux nom !

— Bien sûr sous un faux nom ! Devais-je risquer, en m’avouant Judith de Saint-Mélaine, de voir mes frères me retrouver, me reprendre ? Grâce à tante Félicité j’ai cessé d’avoir peur.

— Et grâce à ce fameux Cagliostro, qu’as-tu obtenu ?

— La fin de mes terreurs, la possibilité de vivre à nouveau normalement, la guérison ! Sais-tu ce qu’ont été mes nuits, durant des semaines, après… Trécesson. Je ne pouvais plus dormir, je ne voulais plus dormir par crainte de retrouver l’abominable cauchemar, toujours le même, que je refaisais sans cesse ! Je ne pouvais plus supporter l’obscurité ! J’étais malade, délirante, à moitié folle. Alors tante Félicité qui ne savait plus que faire a fait chercher le comte. Il l’avait guérie jadis d’une maladie de langueur et elle était demeurée en correspondance avec lui parce qu’elle éprouve, pour cet homme de bien, vénération et amitié. Il est venu, de fort loin d’ailleurs, et, sous ses mains, j’ai enfin retrouvé la paix, la santé, presque la joie. C’est un homme merveilleux… plus qu’un homme même !…

— Eh bien ! Quelle apologie ! Disons un dieu et n’en parlons plus !

— Et moi je veux en parler, s’écria Judith avec une brusque colère. Pourquoi serais-je ingrate, indifférente envers un homme qui m’a rendu la raison ?

Une amère jalousie envahissait lentement l’âme de Gilles. Il avait tant souhaité, lorsqu’il retrouverait celle qu’il aimait, être pour elle le refuge, la barrière et le défenseur, le confident, l’ami et l’amant tout à la fois et voilà qu’un autre était déjà pour elle presque tout cela, un autre qui possédait en outre le pouvoir de guérir. Et comme elle refusait l’amant, cela ne lui laissait plus grand-chose…

Irrité à son tour, il ne put retenir les mots cruels qui lui venaient parce que l’être humain est ainsi fait qu’il éprouve le besoin de rendre coup pour coup, blessure pour blessure.

— On dirait que les médecins ont beaucoup d’importance dans ta vie. Le malheureux que tu avais épousé et que tes frères ont tué le jour de ton mariage était bien médecin, il me semble ?

Il comprit qu’il lui avait fait mal à la crispation soudaine de ses traits et il en éprouva un remords immédiat mais il ne pouvait plus reprendre ses paroles.

— Pauvre Job Kernoa ! murmura-t-elle. Il était bon et doux… Il m’avait trouvée à moitié morte et il m’avait soignée sans rien me demander. Je crois qu’il m’aimait.

— Et toi, tu l’aimais ?…

— Je l’aimais bien. Il était si gentil, si prévenant… cela n’a pas été facile de lui faire avouer son amour.

— Si je comprends bien, ce n’est pas lui qui t’a épousée, c’est toi qui en as fait ton mari ! Qu’est-ce qui t’obligeait à te marier ? Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre trois ans ?…

— Attendre quoi, attendre qui ? J’étais persuadée que tu ne reviendrais jamais et puis j’avais peur de mes frères, tu entends : peur ! Tu sais ce que c’est que ça, la peur ?

— Oui, je sais ce que c’est ! Oh ! Judith, Judith ! nous sommes là à nous disputer stupidement alors que nous ne devrions échanger que des mots d’amour !… Que faisons-nous dans ce parc au lieu de partir ensemble, la main dans la main ?… Sais-tu que je te croyais enfermée au fond d’un couvent ? J’ai appris que tu avais écrit chez Madame pour demander la permission d’abandonner son service et de te faire nonne ?

— Tu sais cela aussi ? Mais tu es le Diable ! Qui a bien pu te renseigner ?

— Je n’ai pas le droit de te le dire mais je le sais. Pourquoi as-tu écrit cela ?

— Parce qu’on me l’a conseillé. Le comte pensait qu’il fallait m’éloigner le plus possible de la maison de Madame… et de Monsieur. Il disait que je n’y étais plus en sécurité. Le couvent était l’explication la plus simple, la plus normale…

— Et moi j’aurais pu mettre le feu à tous les moutiers de France et de Navarre pour te retrouver… alors que tu étais ici. Mais, au fait, où sommes-nous ? Quel est ce château ?

L’étonnement fit tomber momentanément la colère de la jeune fille, de la même façon que la pluie abat le vent.

— Tu ne le sais pas ? Mais comment es-tu venu, alors ?

— On m’avait fait boire je ne sais quelle drogue. J’étais inconscient.

— Qui t’a amené ?

— Une femme que je ne connais pas. Je ne sais d’elle qu’un prénom : Anne.

— Vraiment ? Et… comment est-elle, cette Anne ?

Un peu inquiet à cause de la dureté soudaine de la voix de Judith, Gilles fit de sa geôlière un portrait exact mais succinct, s’efforçant surtout de ne pas s’attarder sur le charme voluptueux de la dame.

— Je vois !…

Le ton glacial de la jeune fille n’avait rien de rassurant. Et, brusquement, elle éclata, sans cris, mais d’une voix sifflante qui cinglait comme la lanière d’un fouet :

— Quelle sorte de menteur êtes-vous devenu, Gilles Goëlo ? Vous prétendez appartenir à la Maison du Roi, vous fréquentez la Cour et vous osez me dire que vous ne connaissez pas la comtesse de Balbi, la toute-puissante maîtresse de Monsieur ? Que vous ne connaissez pas non plus les demeures des princes du sang ? Peut-être que vous ne connaissez pas Versailles non plus !…

— Mais ceci n’est pas Versailles, j’imagine !

— Non. C’est Grosbois ! Seulement moi qui ne connais qu’à peine la Cour, qui ne mets pratiquement jamais les pieds à Versailles, il se trouve que je connais bien Anne de Balbi, que je sais qu’elle trompe le prince avec tous les hommes dont elle a envie et que, si elle prend la peine de droguer un imbécile et de l’amener dans un château désert, ce n’est certainement pas pour lui apprendre à tricoter des mitaines ! Qu’avez-vous fait ici ensemble ?

— Mais… rien, absolument rien ! articula Gilles un peu démonté en face de cette jeune furie dont les yeux lançaient des éclairs et qui semblait prête à se jeter à sa figure toutes griffes dehors.

— Vous mentez ! Oserez-vous jurer que vous n’avez jamais couché avec elle ? Oserez-vous le jurer ?… tiens, sur la mémoire de votre père !

— Non, je ne le jurerai pas. Mais, bon dieu ! gronda Gilles à qui la moutarde commençait à monter au nez, je suis un homme, moi, et un homme a besoin de certaines choses qu’une gamine ne saurait imaginer ! Je n’aurais jamais touché une autre femme si tu…

— Je vous interdis de me tutoyer ! Gardez cela pour vos maîtresses, lança-t-elle avec une rage enfantine.

— Je n’ai pas de maîtresse ! Cette femme n’a été pour moi qu’une aventure de rencontre, rien de plus. D’ailleurs, si je l’avais aimée, aurait-elle eu besoin de me faire avaler un somnifère pour m’obliger à la suivre ?… Judith, il faut me croire : je n’ai aimé, n’aime et n’aimerai jamais que vous !

Mais elle ne l’écoutait pas. Debout à quelques pas de lui, elle mordillait le bout de ses doigts et semblait fouiller dans sa mémoire pour y trouver quelque chose.

— Judith ! reprocha le jeune homme doucement, vous ne m’écoutez même pas !…

— Tournemine… Tournemine ! marmotta-t-elle les yeux au ciel. Cela me rappelle quelque chose ! Où ai-je entendu parler de Tournemine ?…

— Mais… chez nous, en Bretagne ! C’est l’un de nos plus vieux noms, l’un des plus…

Elle laissa tomber sur lui un regard aussi tendre que le basalte.

— Je connais l’armorial breton, figurez-vous, car je l’ai étudié avant vous ! Je connais les Tournemine, leurs armes, leurs titres, leurs terres, leurs devises et leurs légendes même. Je sais…

Elle s’arrêta net comme si une soudaine illumination venait de lui venir du ciel. Puis, avec une douceur aussi soudaine qu’inquiétante.

— Dites-moi un peu, mon ami… est-ce que vous ne seriez pas ce compagnon de La Fayette à qui les Indiens ont donné un nom d’oiseau ? Mais oui !… le Tournemine qui a ressuscité le fameux Gerfaut, ça doit être vous ?

— Bien sûr, c’est moi, mais…

— Oh !… Et vous osez encore m’adresser la parole, me tutoyer ? Si je ne m’étais pas défendue, vous me violiez, ma parole ? Vil suborneur ! Coureur de jupons ! Allez donc retrouver vos sauvagesses, vos filles perdues et vos catins de haut vol ! Vous êtes mort pour moi !

Elle vira sur ses talons et, rassemblant la mousse de ses jupons virginaux, elle partit en courant à travers les arbres en direction d’une construction basse dont on apercevait vaguement les murs.

Furieux, et très ennuyé car il se souvenait de ce que lui avait dit Mme de Balbi – puisque tel était son nom – des récits sur lui et sa belle Indienne qui couraient les salons de Paris, Gilles s’élança derrière elle et n’eut aucune peine à la rattraper. Il l’empoigna fermement par les deux bras et réussit à l’immobiliser malgré les efforts qu’elle faisait pour se libérer.

— Allez-vous enfin cesser de dire des sottises ? J’ignore quelle sorte de potins vous avez bien pu entendre dans vos sacrés salons parisiens, mais je me doute de ce que cela pouvait être. Les gens de ce pays semblaient n’avoir rien d’autre à faire que causer à tort et à travers sur les uns ou les autres mais surtout de ce qu’ils ne connaissent pas ! Vous voulez la vérité, vous voulez vraiment l’entendre ?

— Je vous mets au défi de la dire !

— Parfait ! Vous l’aurez voulu ! C’est vrai, j’ai eu pour maîtresse l’épouse d’un grand chef iroquois. Elle était d’une très grande beauté et j’ai cru, un moment, que je pourrais l’aimer parce que j’aimais son corps.

— Taisez-vous ! Je vous ordonne de vous taire !

— Trop tard ! Où est votre célèbre courage ? Vous avez voulu la vérité et croyez-moi vous allez l’entendre tout entière. Cette femme a été ma maîtresse et elle n’est pas la seule parce que je suis un homme fait de chair et de sang et parce que le corps de l’homme a besoin de celui de la femme pour vivre en équilibre. J’ai été l’amant d’autres femmes, de petite naissance ou nées sur les sommets de la société. Toutes étaient charmantes et certaines étaient plus que belles. Pourtant mon cœur n’a jamais réussi à vous oublier. Vous entendez ? Pourtant j’ai quitté toutes ces femmes pour vous chercher, vous retrouver, vous avoir à moi parce que, au milieu des millions de femmes qui peuplent le monde, il n’en existe réellement qu’une seule pour moi, une seule, la plus belle, la plus adorable, la seule qui ait le pouvoir de me faire souffrir et de me faire connaître l’enfer. Cette femme c’est vous, c’est toi… mon amour, mon terrible et merveilleux amour, mon aimée… Cesse de te défendre contre moi, contre nous ! N’avons-nous pas été assez malheureux ?

Peu à peu, ses bras s’étaient refermés sur elle, l’emprisonnèrent. Contre sa poitrine il sentait battre le cœur affolé de Judith qui s’abandonnait contre lui, amollie, comme vidée de toute son énergie. Il baissa la tête, s’empara de sa bouche avec passion et sentit que son visage était mouillé de larmes.

Longuement, il prolongea son baiser, envahi pour elle d’une immense tendresse, d’un besoin profond de la garder toujours ainsi, fragile et vulnérable, à l’abri de ses muscles solides et de son amour. Dans un instant, il allait l’enlever de terre, l’emporter loin de ce château désert, de ce refuge que l’inquiétant Cagliostro lui avait trouvé au fond de ce parc et où il la maintenait dans la crainte d’on ne savait quelle fumeuse menace, l’emmener jusqu’à sa petite maison de la rue de Noailles où Mlle Marjon saurait si bien prendre soin d’elle. Ensuite, ils partiraient tous deux, le plus loin possible, pour y fonder leur bonheur sur des bases solides, telles qu’il était impossible d’en creuser dans le sable d’une cour royale…

Repris par son vieux rêve d’une maison blanche dans une prairie de Virginie, il desserra un peu son étreinte pour soulever le corps léger de la jeune fille mais, d’une bourrade, elle le repoussa si violemment qu’il trébucha. La gifle qu’elle lui assena acheva de le déséquilibrer et il se retrouva assis dans l’herbe tandis que Judith reprenait sa course vers la petite construction dont une fenêtre éclairée brillait au fond d’un layon.

Avec un affreux juron, il se releva d’un bond, s’élança à sa poursuite mais elle courait avec la légèreté d’une biche poursuivie et il s’était tordu un pied en tombant. Quand il arriva devant la maison ce fut juste à temps pour se faire claquer la porte au nez.

Furieux, il allait se jeter sur cette porte de toute sa force pour tenter de l’enfoncer mais une voix de femme, douce et affectueuse, lui parvint :

— J’allais aller au-devant de vous, mon enfant. J’étais inquiète. Vous ne devriez pas vous attarder tellement dans le parc lorsque le château est vide. Mais, vous pleurez ?

— Ce n’est rien… je suis tombée et je me suis fait mal. Ne soyez pas en souci, bonne amie, je n’irai plus dans le parc… jamais. Je crois bien avoir aperçu un rôdeur. Vous devriez dire à Pierre de faire une ronde…

— C’est une bonne idée. J’y vais tout de suite…

Il eût été dangereux de rester plus longtemps. Non loin de la maisonnette, Gilles aperçut, sous la lumière de la lune, le mur du parc et s’élança vers lui sans demander son reste, se promettant bien de revenir dès le lendemain. Il y avait une bonne chance pour qu’un chemin longeât ce mur.

Quand il eut atteint le faîte, il vit que c’était une large route et que des lumières brillaient assez loin au bout de cette route : le village, sans doute. Sautant à terre, il allait marcher vers ces lumières mais le roulement d’une voiture qui se rapprochait rapidement l’incita à demeurer caché et il se tapit dans les herbes hautes du fossé.

Un instant plus tard, la voiture, une élégante berline, passait tout près de lui, se dirigeant au galop vers la grille du château dont il pouvait apercevoir les lanternes. C’était très certainement Mme de Balbi qui revenait comme elle l’avait promis et la pensée de sa déception, de sa colère peut-être quand elle s’apercevrait de sa fuite lui arracha un sourire. Mais c’était une raison de plus pour ne pas s’attarder…

En quelques minutes il eut atteint les lumières qu’il avait vues briller au loin. C’étaient celles d’un relais de poste, celui du village de Boissy-Saint-Léger, et il n’eut aucune peine à y trouver un cheval puis, renseigné par un postillon qui lui indiqua le chemin à suivre, il sauta en selle et s’élança, à bride abattue, sur la route de Versailles.

Quand il y arriva, le hâtif jour d’été commençait à poindre allumant l’or aux grilles et aux girouettes du palais. Le soleil n’allait pas tarder à bondir dans le ciel et à déverser ses rayons sur les jardins endormis où les jardiniers étaient déjà à l’œuvre ratissant les allées et nettoyant les canalisations des jeux d’eaux.

Les rues étaient désertes, paisibles et Gilles se sentait étonnamment dispos malgré les émotions des dernières heures. La course dans le vent frais du petit matin lui avait fouetté le sang et atténué la déception causée par la gifle de Judith. À présent il pouvait en sourire car, à la réflexion, il en était venu à ne plus y voir qu’une défense ultime et désespérée, une réaction de jeune fille contre sa propre faiblesse. Elle s’était vengée sur lui de n’avoir pu s’empêcher de répondre – et avec quel abandon ! – au dernier baiser qu’il lui avait imposé. Et puis, la nuit prochaine, il retournerait à Grosbois avec Winkleried et leurs serviteurs. À eux quatre, ils sauraient bien enlever la rebelle et la ramener à Versailles.

« Dès demain, échafaudait le chevalier, je demanderai audience à la Reine afin qu’elle accorde à Judith sa protection et dans une semaine nous nous marions ! »

Ces agréables pensées l’accompagnèrent jusqu’au bout du voyage mais, quand il atteignit la rue de Noailles, ce fut pour constater que son arrivée déclenchait une manière de révolution en miniature. Mademoiselle Marjon, sa propriétaire, qui, enveloppée de coiffes imposantes, était tout juste en train de fermer sa porte pour se rendre à la première messe au moment où il sautait de cheval dans le jardin, lâcha tout à la fois ses clefs et son livre de messe en poussant un cri :

— Mon Dieu ! Le voilà !

Le cri fit apparaître Pongo qui dégringola de l’arbre où il était installé, une carabine à la main, et Niklaus, le valet de Winkleried, qui surgit d’un buisson de framboisiers armé d’une paire de pistolets. Presque simultanément l’une des fenêtres de la chambre de Gilles s’ouvrit pour laisser passer la tête hirsute d’Ulrich-August qui, lui, tenait son épée d’une main et un pistolet de l’autre.

— Eh bien ! cria-t-il, c’est pas malheureux ! Je commençais à croire que tu étais mort ! D’où viens-tu donc ?

— De l’enfer et du paradis en même temps ! Mais je te jure que c’est le paradis qui l’emportera !…

Un moment plus tard, tout le monde était réuni chez Gilles autour d’un grand pot de café odorant comme savait admirablement le préparer Niklaus et Mlle Marjon, oubliant pour la première fois de sa vie ses devoirs religieux et ses principes, mettait Gilles au courant de ce qui s’était passé l’avant-veille et qui tenait, à vrai dire, en peu de mots : à la nuit noire, des hommes masqués avaient envahi le jardin et l’avaient enfermée chez elle en la menaçant de brûler sa maison si elle bougeait seulement le petit doigt.

— Quelque chose a-t-il pu vous suggérer qui pouvaient être ces hommes ?

— Non. Je n’ai remarqué que les yeux noirs de leur chef qui étincelaient derrière les trous de son masque et son allure générale qui était celle d’un gentilhomme. Il était grand avec une voix assez métallique… ah !… et un léger accent qui pouvait venir du Midi. Mais je n’ai guère eu le temps d’en voir davantage.

— Vous avez dû avoir une peur horrible ! Je suis navré…

Mais elle se mit à rire tandis qu’un œil singulièrement batailleur brillait malignement sous ses coiffes de dentelle.

— Il ne faut pas ! Je n’ai pas eu peur un seul instant ! Voyez-vous, je ne déteste ni l’odeur de la poudre… ni celle du tabac si vous voulez tout savoir, fit-elle en tendant sa tasse à Niklaus pour qu’il la resservît ; je me suis laissé enfermer chez moi sans mot dire mais, par l’escalier intérieur, j’ai été prévenir Monsieur Pongo. Je dois dire qu’il a eu une réaction intéressante.

— Laquelle, mon Dieu ?

— Il s’est déshabillé ! En un rien de temps j’ai eu sous les yeux un véritable chef indien… moins les plumes bien entendu !

— Vêtements pas commodes pour glisser dans feuillage sans faire bruit, coupa l’incriminé. Pongo sortir facilement par fenêtre cuisine, descendre dans buisson et réussir à quitter jardin sans que personne voir ou entendre.

— Il ne devrait jamais s’habiller comme tout le monde ! remarqua Ulrich-August en riant. Le costume d’Adam lui va beaucoup mieux ! Quand je l’ai vu arriver ainsi, j’ai seulement regretté la peinture et les plumes… et aussi que ma propriétaire résidât trop loin ! Ça l’aurait tuée !

— Car, bien sûr, il est allé tout droit te prévenir ?

Natürlich ! Je venais de rentrer. J’ai pris mon épée, Niklaus un couteau de cuisine et un pistolet.

— Ensuite, continua Mlle Marjon peu disposée à céder la vedette, le baron et son valet sont allés à côté, chez l’aubergiste Lolandre où soupaient quelques-uns de ces Messieurs les Suisses.

— Avec Pongo toujours tout nu ? Vous avez dû avoir un succès !

— Je lui avais prêté une culotte ! précisa vertueusement Winkleried.

— Tout ce monde est revenu en force, acheva la propriétaire et en un clin d’œil le jardin a été nettoyé. Les envahisseurs se sont enfuis en désordre, emportant leur honte et un ou deux blessés qui avaient quelque peine à marcher.

Ulrich-August avait alors remercié ses camarades après quelques libations au ratafia de coings et à l’anisette des Indes généreusement offerts par la vieille demoiselle puis, Tournemine ne reparaissant toujours pas, il avait tenu avec Mlle Marjon, Niklaus et Pongo une manière de conseil de guerre restreint aux termes duquel on s’était réparti les gardes pour veiller jusqu’à ce que Gilles fût de retour. Mais la nuit s’était écoulée sans ramener le jeune homme.

Au début, ses amis n’avaient pas été autrement inquiets. Le fait qu’ils avaient pu désamorcer le piège tendu les rassurait mais la journée s’étant passée sans autres nouvelles, l’inquiétude était revenue avec la nuit. De l’enquête rapide menée par Winkleried il ressortait que Tournemine s’était évanoui dans le brouillard dès sa sortie du « Juste ». Et, à l’exception de Mlle Marjon qui était allée se coucher, les trois autres avaient décidé de poursuivre leur veille. Mais cette fois rien n’était venu troubler la tranquillité des alentours.

Ému par cette amitié qu’il découvrait aussi vigilante, même chez une vieille fille qu’il ne connaissait que depuis peu de semaines, Gilles tenta de rassurer ses amis en leur expliquant brièvement que tout ceci était simplement le résultat d’une histoire de femme ajoutant que, très vraisemblablement, les gens de l’embuscade étaient soudoyés, et peut-être conduits par un mari jaloux. Mais il n’y réussit pas tout à fait.

— Peste ! grommela Mlle Marjon. Vingt hommes pour une paire de cornes ? Votre jaloux doit être au moins duc et pair et je vous en fais mon compliment bien sincère !

Elle redescendit chez elle en annonçant que, pour plus de sûreté, elle allait acheter le plus gros chien qu’elle pourrait trouver.

Alors, à Winkleried, Gilles, toutes portes closes, raconta son aventure dans toute sa vérité.

— De toute évidence, le comte de Provence a tenté de me faire, sinon assassiner, du moins enlever cette nuit ! conclut-il.

— Je pencherais pour l’assassinat ! Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse de toi ? Il va falloir prendre des précautions car, quand il va s’apercevoir que son coup a raté, il va devenir méchant !

— J’espère ne pas lui en laisser le temps, fit Gilles en souriant. Si tout marche comme je l’espère, dans quelques jours je serai marié et je demanderai un congé pour emmener ma femme en Bretagne…

La conférence, à cet instant, fut interrompue par l’entrée en scène d’un jeune soldat, porteur d’une lettre qui venait d’arriver pour le chevalier de Tournemine à l’hôtel des Gardes du Corps.

Le billet était de Cagliostro si l’on en croyait le texte très bref et le grand C un peu trop orné qui lui tenait lieu de signature.

« Vous avez eu grand tort de ne pas suivre mon conseil, chevalier ! À présent, il est inutile de revenir où vous savez car à l’heure où vous lirez cette lettre, la personne qui vous intéresse n’y sera plus. Je l’emmène en sûreté. Tenez-vous en repos et laissez le temps et les hommes travailler en paix. »

Sous l’œil intéressé d’Ulrich-August, Gilles, furieux et désolé de voir celle qu’il aimait lui échapper encore, écrasa le papier dans son poing et l’envoya rouler dans un coin de la pièce avant de s’effondrer sur une chaise, les coudes aux genoux et la tête dans les mains.

— Partie ! Elle est partie ! Ce damné Italien me l’a encore enlevée ! Ce démon qu’elle aime tant ! Mais j’arriverai bien à les retrouver et alors, ce charlatan aura des comptes à me rendre !

Pendant ce temps Winkleried était allé tranquillement ramasser la boule de papier, l’avait défroissée sur un coin de table et en avait tranquillement pris connaissance.

— J’aimerais bien rencontrer ce Cagliostro, soupira-t-il. Rien que pour voir si un sorcier est à l’épreuve des balles et d’une bonne épée.

— Tes balles te reviendraient, ton épée se briserait. C’est le Diable que cet homme-là ! Mais Diable ou pas, il faudra bien qu’un jour je le tue ! lança Gilles avec rage.



1. Cet hôtel, le meilleur de Versailles, portait ce nom grâce à son enseigne représentant le roi Louis XIII.

CHAPITRE XI JEUX DE REINE…

Le mercredi 11 août, le Roi avait ordonné son jeu pour le soir.

Dès sept heures, les six salons en enfilade qui constituaient les Grands Appartements illuminaient, bien qu’il ne fît pas encore nuit, leurs marbres polychromes, leurs bronzes dorés, leurs porphyres, leurs brocarts d’or et leurs tapisseries chatoyantes au feu de centaines de bougies parfumées brûlant dans les grands lustres d’argent massif et les girandoles de cristal de roche. Cette grande illumination aggravait la chaleur et les fenêtres étaient largement ouvertes sur les allées rectilignes et les tapis de gazon du Parterre du Nord. La Cour emplissait lentement le fabuleux décor planté pour elle deux siècles plus tôt et empourpré par la gloire d’un soleil couchant…

Toute la Cour, d’ailleurs, ce qui était rare, y compris la Reine et sa coterie privilégiée de Trianon qui se fussent bien gardées d’être absentes car le jeu de ce soir constituait une manifestation de mauvaise humeur royale fort peu habituelle chez le bon Louis XVI. Mais le Roi avait été victime, dans l’après-midi, d’une plaisanterie de mauvais goût comme avaient un peu trop tendance à en inventer les joyeux amis de sa femme : s’étant laissé aller, après son repas, à une petite sieste sur un banc de Trianon, le Roi avait retrouvé, à son réveil, le livre de chasse qu’il lisait remplacé par un volume des œuvres de l’Arétin orné de gravures tellement obscènes qu’elles avaient, en touchant son horreur du libertinage, déchaîné sa colère. On l’avait entendu déclarer, fort vertement, à la Reine :

— Puisque, chez vous, l’on est incapable de respecter le Roi, vous me permettrez de rentrer chez moi, Madame ! Votre frère l’empereur Joseph a bien raison de dire que vous ne savez vous entourer que de catins et de croquants et je ne connais guère, ici, que votre fermier Valy qui soit respectable et de commerce agréable ! Vous verrez à me faire rendre mon livre. Il est propre et j’y tiens !

Et, jetant loin de lui l’indécent bouquin, Louis XVI était parti à grandes enjambées pour Versailles sans rien vouloir entendre de plus.

L’atmosphère de la soirée menaçait de s’en ressentir. Autour des tables disposées dans l’admirable salon de Mercure, malheureusement veuf du fabuleux mobilier d’argent massif jadis commandé par Louis XIV, la famille royale et les Grands Emplois vinrent prendre place dans un murmure atténué de sanctuaire pour s’y livrer aux joies sages du loto.

C’était le seul jeu que le Roi aimât et il y prenait en général grand plaisir alors qu’il détestait le pharaon, si cher à la Reine qu’elle y passait des nuits blanches et y grevait si dangereusement ses finances que Louis XVI avait interdit ce jeu et ses relents de tripot. Aussi Marie-Antoinette, que le loto en revanche ennuyait prodigieusement, faisait-elle contre mauvaise fortune bon visage. Elle n’y avait d’ailleurs pas beaucoup de peine car, excellente maîtresse de maison, elle savait, naturellement, faire rayonner sur tous sa grâce et son sourire. Ce qui ne l’empêchait pas de jeter de temps à autre un coup d’œil un peu inquiet au visage nuageux de son époux.

— Le torchon brûle, chuchota Winkleried qui était de service aux portes des Grands Appartements quand Gilles passa près de lui.

Mais le chevalier, debout derrière le fauteuil du Roi qui en avait exprimé le désir, n’y prêtait guère attention, se contentant de savourer la joie d’une faveur royale aussi inattendue et aussi manifestement exprimée en face de toute la Cour.

À ce poste de choix, il vit arriver, pour la première fois réuni à ses yeux, l’inquiétant ménage à trois qui avait entrepris de jouer un rôle dans sa vie : Monsieur, plus gros que jamais dans un fabuleux costume qui semblait vouloir concurrencer le soleil, Madame, laide et moustachue, dont la seule beauté tenait toute dans son maintien majestueux et ses vastes yeux sombres, malheureusement sans grande expression, et enfin, étincelante sous une batterie de saphirs et un extravagant métrage de satin bleu pâle, la séduisante comtesse de Balbi en laquelle Gilles n’eut aucune peine à reconnaître sa maîtresse d’une nuit et son geôlier d’un jour…

Le prince et la comtesse semblaient d’excellente humeur. Leurs rires et les plaisanteries qu’ils échangeaient apportèrent un agréable contraste à l’ambiance guindée et la détendirent un peu mais attirèrent une remarque du Roi

— Vous me semblez bien joyeux, ce soir, mon frère ? fit-il en plissant légèrement ses yeux myopes.

— Je suis toujours joyeux, Sire, lorsque j’ai le bonheur de passer la soirée en votre compagnie et en celle de la Reine qui me paraît ce soir plus éclatante que jamais !

— Bien aimable aussi, marmotta le Roi entre ses dents. Cela cache quelque chose…

La douce Mme Élisabeth qui était assise auprès de Louis XVI, tapa doucement sur sa main avec le bout de son éventail.

— Pourquoi ne serait-ce pas vrai ? Je suis toujours plus heureuse, moi, quand je suis près de vous !…

— Oh ! vous, ma sœur, vous êtes un ange. Et puis vous m’aimez bien. Je n’en dirai pas autant de tout le monde, ajouta-t-il avec un regard noir à l’adresse du comte de Vaudreuil, un créole phtisique et brutal mais séduisant, qu’il soupçonnait d’être l’auteur de la mauvaise plaisanterie de l’après-midi.

Occupé à examiner les cartons de la Reine auprès de laquelle il était assis et dont il était d’ailleurs l’un des amis les plus chers, Vaudreuil ne parut pas s’en apercevoir.

— Ça, jouons ! fit le Roi avec impatience tandis que le comte d’Artois, vêtu de blanc de la tête aux pieds et le nez au vent, effectuait à son tour une entrée tapageuse. Et que les gens incapables d’arriver à l’heure prennent au moins la peine de se faire oublier !

Mais, sans se soucier outre mesure de la mauvaise humeur fraternelle, Artois s’en alla baiser la main de sa belle-sœur et la complimenter sur l’élégance de sa robe de soie bleu Nattier, finement rayée d’argent, dernier chef-d’œuvre sorti le matin même des ateliers de l’importante Rose Bertin, son « ministre » de l’Élégance.

— Asseyez-vous près de moi, mon frère, et prenez des cartes sinon nous allons tous nous faire gronder, lui dit-elle en riant.

Tandis que le jeu commençait aux sons atténués d’une ariette de Gluck que les violons de la Chambre du Roi jouaient dans le salon voisin, Tournemine s’efforça de ne pas regarder trop fixement le comte de Provence qui, assis vis-à-vis de son frère, lui faisait face. Mais force lui était bien de constater que le regard du prince, filtrant sous une paupière lourde, pesait assez souvent et avec insistance sur lui. Et comme Mme de Balbi se tenait debout derrière Provence, il n’échappait au regard de l’un que pour trouver celui de l’autre, insolent et moqueur tout à la fois.

La chaleur devenait pénible. Les divers parfums dont femmes et hommes étaient inondés alourdissaient singulièrement l’atmosphère.

— J’ai soif ! dit tout à coup Louis XVI qui était en train de se faire plumer par son frère et n’en était pas plus souriant pour cela.

Le duc de Coigny, Premier Gentilhomme de la Chambre, se précipita, armé d’un plateau et d’un verre de champagne, et l’offrit au souverain mais, sans le regarder, celui-ci refusa.

— Ma foi, non ! Cela ne me vaut rien. Monsieur de Tournemine ajouta-t-il en se tournant à demi vers le jeune officier, voyez donc à me faire apporter de l’eau de Vichy !

— Vous, mon frère… de l’eau ? s’écria Provence surpris.

— Ma foi, oui ! Lassone, mon médecin, exige que j’en boive beaucoup. Il prétend que cette eau est tout à fait capable de me débarrasser de ces somnolences qui me prennent après les repas… et dont je me trouve si mal. Je conçois votre surprise mais j’imagine qu’en bon frère, vous m’encouragerez dans cette voie car ma santé, n’est-ce pas, vous est chère ?

— Vous n’en doutez pas, j’espère ?

— En aucune façon. Quarante-neuf ! Ah, cette fois c’est pour moi ! Votre chance tournerait-elle, mon frère ?… L’eau de Vichy peut-être…

Tandis que le Roi escarmouchait ainsi avec Monsieur, Gilles était parti comme une flèche vers le Salon de l’Abondance où l’on avait coutume de dresser les buffets. Mais si vite qu’il fût allé, il n’en fut pas moins rejoint à mi-chemin par Anne de Balbi.

— Puisque vous êtes en veine de commission, chevalier, apportez-moi donc un sorbet…

— Tout à l’heure, Madame, lorsque le Roi sera servi !

— Toujours aussi galant à ce que je vois ! Nous avons à parler, mon bel ami. Vous me devez, il me semble, quelques explications…

— Je n’en ai pas conscience, Madame… et le Roi attend !

— Au diable le Roi ! siffla-t-elle entre ses dents serrées. Je veux te voir, tu entends ?… Et cette nuit même ! Je t’attendrai jusqu’à l’aube… où tu sais !…

Sans répondre, il lui tourna le dos, alla jusqu’aux buffets, se fit remettre l’eau demandée et revint sur ses pas. Mais elle l’attendait à l’entrée du salon de Vénus et, alarmé par le battement accéléré de son éventail nerveusement manié, il n’osa pas l’écarter.

— Viendras-tu ? chuchota-t-elle.

— Votre vouvray ne me plaît pas !

— Il n’y en aura pas. Mais je te conseille cependant de venir. J’ai réussi à obtenir que l’on ne… visite plus ton jardin la nuit. Cela mérite peut-être un remerciement. Alors ? Tu viendras ?

— Dans ce cas… Peut-être !

Saluant courtoisement, il passa devant elle et alla offrir au Roi le verre qu’il avait demandé.

Lorsque dix heures sonnèrent à l’admirable pendule à automate de Morand qui était l’ornement principal du salon, le Roi ramassa l’or empilé devant lui, le mit dans sa poche, se leva et alla offrir la main à la Reine tandis que tous les joueurs se hâtaient de se lever.

— Allons souper, dit Louis XVI dont la bonne humeur, jamais bien longtemps absente d’ailleurs, semblait revenue. Venez-vous, Madame ? Mais la Reine, sans prendre la main offerte, plongea dans sa révérence.

— Non, Sire, avec votre permission. Il fait une chaleur insupportable et je n’ai pas faim. Je préférerais descendre sur la terrasse avec mes dames pour respirer un peu.

Elle enveloppait son époux de son sourire lumineux qui était un miracle de charme et, fidèle à son habitude, il n’y résista pas.

— Eh bien allez… mais ne vous attardez pas trop au jardin. Les nuits d’été réservent parfois des surprises passé minuit et vous pourriez prendre froid. Quant à nous, messieurs, qui sommes de nature moins éthérée, nous irons souper !

Le cortège des souverains, encadré par les Gardes du Corps, se partagea en deux groupes et, tandis que la Reine, appuyée sur le bras de la duchesse de Polignac, son intime amie, regagnait son appartement pour y changer de toilette, le Roi se dirigeait vers la salle à manger voisine de sa bibliothèque pour y accomplir l’un des rites les plus importants de sa vie : souper. Mais, avant de passer à table, il entra un instant dans la bibliothèque faisant signe à Tournemine de le suivre.

— Venez, Monsieur, j’ai un mot à vous dire.

Et, tandis que les courtisans s’interrogeaient sur cette nouvelle marque de faveur, Gilles en face de son souverain attendait respectueusement, debout au milieu de la grande pièce blanche.

— Vous m’avez dit ici même, chevalier, que je pouvais tout demander à votre dévouement ? dit Louis XVI après un instant de silence.

— Tout, Sire ! Rien ne me rendrait plus heureux que de donner ma vie pour le Roi… et le Roi le sait !

— Cela n’ira pas jusque-là pour ce soir. Je voudrais de vous un service… très personnel ! Ne le prenez pas en mauvaise part, n’allez pas imaginer que je désire de vous que vous vous livriez à l’espionnage… mais je désirerais que vous descendiez sur la terrasse et que vous y observiez discrètement la Reine. Non… encore une fois ne vous méprenez pas ! ajouta-t-il vivement. Je ne soupçonne votre souveraine d’aucun méfait. Seulement je désire m’assurer qu’elle ne se laissera pas entraîner par ses amis à retourner cette nuit à Trianon pour y jouer au pharaon dans la tranquillité de sa maison… et loin de mes regards. Elle… ne sait pas bien résister à ses amis, voyez-vous !

— Et au cas où sa Majesté retournerait effectivement à Trianon ?

— Vous reviendrez me le dire et je vous autorise à demander que l’on me réveille. Sinon, si la Reine rentre dans sa chambre après sa promenade, eh bien, mon ami, vous ferez comme tout le monde : vous irez vous coucher vous aussi et nous ne parlerons plus de tout cela. C’est bien compris ?

— C’est compris, Sire. Le Roi sera obéi à la lettre.

— Je vous remercie. Allez, Monsieur !

Tandis que le Roi repassait dans la salle à manger, le jeune homme sortit par l’autre porte, traversa le Cabinet Doré et rejoignit l’escalier grâce auquel il rejoignit rapidement le Parterre Nord et la Terrasse.

Il eut tout d’abord quelque peine à retrouver la Reine car il y avait foule. Par les soirs d’été, quand la ville, construite dans un bas-fond humide, se faisait étouffante, ses habitants, pour peu qu’ils fussent proprement vêtus, avaient le loisir de venir prendre le frais sur la terrasse et d’y côtoyer, le plus démocratiquement du monde, les gens du château, ceux de la Cour, voire la famille royale en personne. On s’y promenait à petits pas en écoutant la musique des Gardes Suisses ou celle des Gardes Françaises qui s’y faisaient entendre alternativement. Parfois, les dimanches et jours de fête, en regardant les jeux d’eau des bassins.

Ce soir-là, c’était au tour des Gardes Françaises de déchaîner l’harmonie et les accents entraînants de Marlbrough s’en va-t-en guerre ! voltigeaient allégrement sur les conversations et les rires de la foule en vêtements clairs recréant au pied du palais une autre fête, plus spontanée et plus sincère que les fastes royaux qui venaient de s’achever.

N’apercevant pas Marie-Antoinette, Tournemine s’adressa à l’un des pages qui déambulaient entre les groupes, toujours à la recherche d’une grosse bêtise à faire ou d’un bon tour à jouer, car la promenade vespérale des Versaillais était pour eux un terrain de manœuvres privilégié.

L’envie ne manquait peut-être pas au jeune garnement d’envoyer l’officier visiter l’Orangerie ou un lointain bosquet mais la carrure de Tournemine et son regard peu rassurant pouvaient laisser prévoir une suite de représailles et ce fut assez poliment qu’il indiqua les marches menant au parterre de Latone.

— Sa Majesté est là avec ses dames et ses gentilshommes. Vous la trouverez sur un banc près du bassin aux Lézards…

La Reine était bien là, en effet. Vêtue cette fois d’une simple robe blanche, en linon moucheté, coiffée de l’un de ces charmants demi-bonnets vaporeux que l’on appelait des « Thérèse », un mantelet de mousseline sur les épaules et un grand éventail à la main, elle était assise sur un banc au milieu d’un demi-cercle de dames et de gentilshommes dont le plus âgé mais non le moins bavard était le colonel des Cent-Suisses, le baron de Besenval, l’un des boute-en-train de la petite bande.

Une des femmes de chambre de la Reine, Mlle Dorvat, était assise près d’elle, l’autre côté étant tenu par la ravissante et indolente duchesse de Polignac dont les yeux bleus semblaient toujours noyés dans les brumes d’un rêve et que Marie-Antoinette tenait affectueusement par la main. Debout devant elles, une jeune femme laide mais d’une laideur nerveuse et pleine d’élégance avait entamé avec Besenval une sorte de discours en duo qui devait être fort amusant car toute la compagnie riait de bon cœur. C’était la comtesse Diane de Polignac, belle-sœur de la duchesse et sans doute la plus mauvaise langue de la Cour.

N’osant s’approcher davantage, Gilles prit position derrière l’un des ifs taillés bordant l’allée semi-circulaire en pente douce qui descendait vers les bassins en dominant le banc où se trouvait Marie-Antoinette.

Peu à peu la foule qui errait sur la Terrasse et le Parterre d’Eaux se clairsema. Vers minuit il n’y avait plus grand monde et la musique entamait son dernier morceau quand Tournemine qui commençait à trouver le temps long tressaillit : des profondeurs obscures du parc, un homme venait de surgir, un homme dans lequel il reconnut avec stupeur le dandy aux cheveux rouges qui servait de secrétaire à Mme de La Motte.

Le nouveau venu s’approcha du groupe joyeux qui s’ouvrit pour lui et vint saluer très profondément la Reine à laquelle il dit quelque chose à voix trop basse pour que Gilles pût entendre. Mais aussitôt Marie-Antoinette se leva.

— Eh bien, allons ! s’écria-t-elle joyeusement. Je crois que nous allons nous amuser !…

Il y eut une défection. Mme de Polignac, peut-être lasse, demanda la permission de rentrer, fit la révérence et s’éloigna au bras de son mari. Marie-Antoinette prit celui de Mlle Dorvat et tout le groupe suivit le secrétaire qui repartait vers l’épaisseur obscure du parc. Gilles s’élança sans hésiter sur leurs traces marchant dans l’herbe pour étouffer le bruit de ses pas. De toute évidence la Reine n’allait pas à Trianon. Mais alors où allait-elle ainsi à la suite d’un personnage si étroitement lié à une aventurière ?

Le cortège descendit jusqu’à l’Allée de l’Automne, contourna le Bosquet de la Salle de Bal et s’enfonça dans l’ancien Labyrinthe de Louis XIV que l’on avait redessiné, replanté d’une foule d’arbres aux essences rares et rebaptisé Bosquet de Vénus 1.

C’était un endroit frais et obscur, situé en contrebas des murs soutenant le gigantesque Escalier des Cent Marches et bien protégé des regards curieux par plusieurs rangs de charmilles étayées par des treillages de bois et délimitant des allées circulaires.

Le regard de Gilles n’avait aucune peine à suivre les robes claires de la Reine et de ses dames dans cette obscurité. Une fois dans le Bosquet, ce fut un jeu, en passant de l’autre côté d’une charmille, de s’en approcher suffisamment.

Le groupe était à présent arrêté entre deux frêles murailles vertes embaumées par le parfum des acacias et des tulipiers de Virginie. Aucun bruit ne se faisait entendre. La Reine et ses amis observaient un profond silence. Mais soudain, la silhouette sombre d’une femme apparut qui plongea dans une révérence.

— Eh bien, comtesse ! chuchota la Reine, est-ce prêt ?

— Tout à fait prêt, Madame, répondit l’arrivante qui n’était autre que Madame de La Motte. Si Votre Majesté veut bien jeter un regard à travers les feuilles, elle pourra apercevoir la femme. Quant à lui, on l’amène dans un moment.

— Est-ce qu’elle me ressemble beaucoup ?

— Votre Majesté jugera…

« Apparemment, pensa Gilles, il s’agit là d’une scène intéressante que l’on va jouer au milieu du Bosquet ! Il serait bon que je puisse, moi aussi, applaudir les acteurs…

Et, silencieusement, il franchit l’une des portes percées dans le feuillage pour mettre en communication les différentes allées mais en s’éloignant suffisamment du groupe royal pour n’en être pas vu. Enfin, à son tour, il s’approcha de la charmille dont il écarta les branches avec mille précautions.

Ce qu’il vit le plongea dans un étonnement sans limites.

Au milieu du Bosquet une femme était debout, une rose à la main. Elle était grande, élancée, toute blanche. À cet instant, un mince quartier de lune sortant de derrière un nuage l’éclaira faiblement mais suffisamment pour qu’il fût possible à des yeux perçants de voir qu’elle ressemblait beaucoup à la Reine et qu’elle était vêtue exactement comme elle.

Cette femme semblait nerveuse. De l’observatoire où il se cachait, Gilles pouvait l’entendre respirer. Elle avait peine à rester en place et faisait, de temps en temps, quelques pas hésitants. Soudain, la comtesse, qu’il était malaisé de reconnaître parce qu’elle portait un domino noir, reparut accompagnée d’un homme vêtu de noir, lui aussi, d’une sorte de lévite fermée jusqu’au cou et les traits dissimulés sous un chapeau à large bord.

Mme de La Motte lui désigna la fausse Reine. L’homme recula comme si une balle venait de le frapper et porta sa main à sa poitrine. Puis, ôtant son chapeau pour se courber en un salut si profond qu’il était presque agenouillé, il s’avança ensuite d’un pas d’automate jusqu’à la blanche silhouette devant laquelle, comme si ses forces venaient de l’abandonner brusquement, il tomba lourdement à genoux avant de se prosterner comme devant une divinité. Gilles l’entendit murmurer avec un sanglot dans la voix :

— Oh Madame, Madame !… Enfin Votre Majesté veut bien pardonner ?…

Or, cet homme, c’était celui que le chevalier avait vu chez Cagliostro par la fente d’une porte. Cet homme qui se prosternait devant une femme, c’était un prêtre. C’était même le Grand Aumônier de France, le cardinal Louis de Rohan.

Avec stupeur, il le vit étreindre les pieds du fantôme royal, y poser ses lèvres cependant que celui-ci laissait tomber sur lui la rose qu’il tenait à la main et murmurait :

— Vous savez ce que cela veut dire…

À cet instant, une voix se fit entendre, celle du dandy-secrétaire

— Alerte ! Voici Madame et Madame la comtesse d’Artois qui viennent par ici !

Mme de La Motte se précipita, arracha le cardinal à sa prosternation et, presque de force, l’entraîna à sa suite vers l’autre bout du Bosquet, lui laissant tout juste le temps de ramasser la rose sur laquelle il pressa ses lèvres. Cependant le secrétaire, escorté d’un homme que Gilles n’avait encore jamais vu, rejoignait la fausse reine, lui jetait un manteau sur les épaules et l’emmenait dans une autre direction.

Le silence retomba sur le Bosquet lorsque le bruit de leurs pas précipités se fut éteint. Alors, tout à coup, un éclat de rire fusa, léger, argentin, puis un autre, et un autre…

— On a envie d’applaudir, fit une voix d’homme. Nous pouvons féliciter la comtesse. Elle s’entend parfaitement à monter la comédie ! Vous devriez, Madame, lui confier votre théâtre de Trianon…

— Elle y ferait peut-être merveille – cette fois c’était la voix de Marie-Antoinette –, en tout cas il y a longtemps que je ne me suis autant amusée. Était-il assez ridicule ce malheureux homme ? L’avez-vous vu se prosterner ? J’ai cru un instant qu’il allait se mettre à pleurer.

— Mais qui est cette femme ? dit une autre voix. C’était peut-être le costume, mais dans cette obscurité presque totale, car on ne peut compter la lune pour éclairage, elle m’a paru faire assez bien illusion…

— Voilà pourquoi je dis que ce cardinal est un imbécile et un misérable, fit la Reine avec un début de colère, car savez-vous avec qui, lui, prince de l’Église, lui Grand Aumônier de France, lui ancien ambassadeur à Vienne auprès de l’Impératrice ma mère, m’a confondue ? Le savez-vous ? Avec une fille des rues : une certaine Oliva, barboteuse de ruisseau qui vit de ses charmes au Palais-Royal ! Vrai, c’était impayable et j’aurais donné mes plus beaux diamants pour que le Roi et toute la Cour le puissent voir délirant aux pieds d’une roulure !

Une voix de femme, une voix douce et apitoyée, se fit entendre :

— Madame, Madame !… Comme Votre Majesté le hait ! Je ne l’ai pas trouvé si ridicule, moi, mais plutôt pitoyable et bien malheureux ! Songez qu’il aime passionnément, qu’il aime qui le déteste… et qu’il se croit délivré de son cauchemar !

— Qui le déteste ? Qui l’exècre, voulez-vous dire ! Allons, mon enfant, vous avez de la pitié à revendre. Vous avez vu un amoureux quand je n’ai vu moi qu’un ambitieux insolent et téméraire car, savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre et il espère y arriver en me séduisant, moi, la Reine de France !

— Lui, un Rohan ! lança audacieusement la voix d’homme qui avait entamé la discussion. Avez-vous oublié, Madame, la devise de cette haute maison : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis » ? Il ne doit pas y voir de si grande impossibilité… les Rohan sont plus anciens que les Habsbourg !

— Monsieur de Vaudreuil, coupa la Reine tremblante de colère, je vous prie de ne plus renouveler pareille plaisanterie si vous souhaitez demeurer au nombre de mes amis. Rentrons, maintenant ! Je sens un peu de frais…

Le groupe revenait. Gilles eut juste le temps de changer d’allée et se tapit contre le tronc d’un tulipier, retenant son souffle. La soie des robes glissa tout près de lui avec un bruit doux, cependant qu’une bouffée de parfum montait à ses narines. Puis les pas s’éloignèrent.

Il ne restait plus à Gilles qu’à en faire autant. Pourtant, au lieu de remonter vers le château, l’envie lui vint de visiter à son tour les lieux où s’était déroulée la bizarre comédie dont il venait d’être le témoin, une comédie jouée par des personnages plus bizarres encore et au cours de laquelle une aventurière avait aidé une reine à ridiculiser un prince de l’Église avec l’assistance d’une putain. Le goût de Marie-Antoinette pour le théâtre était trop connu ainsi que l’étourderie foncière qui la poussait à trouver plaisir à ce qui aurait dû choquer en elle au moins la Reine sinon la femme ! N’avait-elle pas arraché à Louis XVI qui l’avait interdit l’autorisation de représenter publiquement le scandaleux Mariage de Figaro de Pierre Caron de Beaumarchais, que d’ailleurs son ami Vaudreuil n’avait pas craint de faire insolemment jouer chez lui en privé et qui constituait, contre la monarchie, le plus dangereux des pamphlets politiques ?… Il n’y avait donc pas à s’étonner de cela, pas plus que des fréquentations louches d’une souveraine qui semblait se complaire, au contraire, à frôler le vice et le danger. Mais on pouvait tout au moins le déplorer et prier Dieu pour que toutes ces inconséquences n’aboutissent pas à un drame immense si les rats du quartier du Temple avaient licence de continuer à ronger les pieds dorés du Trône. Des pieds qui avaient perdu la lourdeur un peu écrasante du style Louis XIV pour la fragile légèreté du style Louis XV et de ce style « moderne » qu’affectionnait la Reine…

En arpentant le Bosquet, Tournemine aperçut dans l’herbe quelque chose de blanc, le ramassa et vit que c’était un papier plié, échappé sans doute à l’un des deux personnages qui s’étaient tenus là. Il le mit dans sa poche. Puis, comme l’endroit n’avait vraiment plus rien à lui apprendre, il reprit à son tour le chemin du palais où les lumières s’éteignaient les unes après les autres dans les appartements.

En arrivant dans la Cour de Marbre, il leva la tête vers les fenêtres obscures du Roi, aux prises avec une dernière hésitation qui ne dura qu’un instant. Tandis qu’il revenait à travers les jardins il avait, en effet, examiné soigneusement la conduite à tenir et décidé, finalement, de s’en tenir à sa seule consigne. Louis XVI avait dit : « Si la Reine se rend à Trianon… » Or la Reine, dont l’appartement seul était encore brillamment illuminé, n’était pas allée à Trianon mais venait de rentrer chez elle. Il ne restait donc à Gilles qu’à s’occuper de ses propres affaires car il se voyait mal rapportant au Roi le curieux spectacle qu’il lui avait été donné de contempler.

Par contre, il apparaissait urgent d’en discuter avec la Reine elle-même. Il était plus que temps d’éclairer définitivement Marie-Antoinette sur le compte de la femme qu’elle autorisait, si malencontreusement, à organiser ses distractions nocturnes puisque, apparemment, et malgré son avertissement, Axel de Fersen n’en avait rien fait avant son départ…

Une voix essentiellement suisse le tira de ses méditations. Ulrich-August débouchait du Grand Vestibule à la tête d’un piquet de compatriotes rouge et or, auréolés de fraises tuyautées et hérissés de hallebardes étincelantes telle une escouade d’anges exterminateurs.

— Tu vas te coucher ? Tu as de la chance ! Je meurs de sommeil, moi, et j’en ai encore pour quelques heures !

— Winkleried, mon ami, tu manges trop. C’est ton estomac trop rempli qui te donne sommeil. Mais si cela peut te consoler, je ne vais pas me coucher. J’ai encore une visite à faire…

Il venait en effet de se rappeler qu’Anne de Balbi lui avait donné, rue de l’Orangerie, un rendez-vous comminatoire auquel il serait peut-être de bonne politique de se rendre. Si la jeune femme avait réellement convaincu Provence de le laisser vivre en paix, cela méritait tout de même quelque considération car, réduit à l’état de cadavre, Gilles n’aurait plus aucune chance de retrouver Judith, sinon dans l’autre monde.

Mais quand il franchit le seuil de la chambre qu’il connaissait déjà et où le mena une servante maussade, il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche et d’entamer la conversation : il reçut dans les bras un paquet parfumé de légères mousselines et de chair brûlante, tandis qu’une bouche avide et déjà délirante murmurait contre la sienne :

— Tu es venu !… J’étais sûre que tu viendrais !… Je t’aime !… Oh ! je vais tellement t’aimer que tu ne pourras plus jamais t’éloigner de moi ! Viens… viens vite !

Il comprit alors qu’il avait, sans le vouloir, menti à Ulrich-August et qu’il allait bel et bien se coucher… mais pas seul, ce qui faisait toute la différence car il ne serait pas beaucoup question de dormir dans ce lit vers lequel on l’entraînait. De toute façon, passer la nuit comme cela ou autrement, l’important était de ne pas se retrouver transporté comme par magie dans quelque château inconnu. Et, pour empêcher sa partenaire de songer à lui offrir de dangereux rafraîchissements, il prit bravement sa part du débat…

Quand il la quitta à l’aube, Mme de Balbi, exténuée, les paupières lourdes et violacées, fit néanmoins quelques difficultés pour le laisser sortir de ses bras et n’y consentit finalement que contre la promesse formelle de revenir le soir même.

— Je t’enverrai chercher car je ne veux plus revenir ici. Je veux t’avoir chez moi… dans mon lit ! J’en ai un ravissant dans un joli pavillon niché près des bois de Satory, tu verras !

— Et que fera, pendant ce temps, Son Altesse Royale ? On dit que Monsieur ne peut se passer de toi…

— C’est vrai ! Mais j’ai bien droit à un congé de temps en temps ! Tu ne sais pas ce que c’est que faire l’amour avec un éléphant, toi ! Je dirai que je suis malade…

— Avec cette mine ?

Le premier rayon du soleil faisait briller, dans le clair-obscur moite de la chambre, les lèvres rouges de la jeune femme, allumait des étincelles dans ses yeux noyés de lassitude heureuse. Elle éclatait de santé et de joie de vivre. Elle lui tendit sa bouche une dernière fois, en s’arrangeant pour que l’invite ressemble à une moue de défi.

— Quand je dis que je suis malade, il ferait beau voir que l’on osât me dire le contraire. Même Zaza !

— Zaza ?

— Louis-Xavier ! Cela fait Zaza pour moi. Il me passe tous mes caprices et il faudra bien qu’il me passe aussi celui-là. À ce soir ?…

Une fois dehors, Tournemine pensa qu’avant de demander audience à la Reine, il serait peut-être bon de dormir deux ou trois heures et de faire un peu de toilette. Heureusement la rue de Noailles n’était pas loin et, un quart d’heure plus tard, il dormait à poings fermés, étendu de tout son long sur son lit sans avoir seulement pris la peine d’enlever ses bottes…

Mais au début de l’après-midi, sanglé dans son uniforme de gala, astiqué sur toutes les coutures et brillant comme un écu neuf, le chevalier de Tournemine, juché sur Merlin aussi minutieusement adonisé que lui, se présentait aux grilles de Trianon et faisait prier la Reine de lui accorder audience.

Tandis qu’un palefrenier conduisait le cheval aux écuries, un valet de pied se chargea de la commission et revint peu après flanqué de l’une des femmes de chambre préférées de la Reine, la jeune Madame Campan, épouse de son bibliothécaire, une blonde au visage un peu lourd, pas réellement jolie mais agréable. Quant aux traits tout au moins car l’expression n’avait rien d’aimable.

— Est-ce que Sa Majesté vous attendait, Monsieur ?

— En aucune façon, Madame, et j’ai pleine conscience, croyez-le bien, de mon audace, mais ayez la bonté de prier Sa Majesté de considérer que seule une affaire urgente m’a poussé jusqu’ici.

— Urgente au point de ne pouvoir attendre jusqu’à demain matin ? La Reine, vous le savez, donne volontiers audience au château après la messe tandis qu’elle déteste par-dessus tout être dérangée et nous faisons de notre mieux pour préserver une tranquillité si précieuse et si difficile à acquérir pour une souveraine. Si vous vouliez bien me dire de quoi il s’agit ?…

— Je regrette, Madame, mais c’est impossible ! Je ne peux parler qu’à Sa Majesté en personne… et seule ! Voulez-vous au moins, s’il vous plaît, lui remettre ceci. J’attendrai ici.

Prévoyant les difficultés qu’il rencontrerait il avait en effet plié dans un papier blanc le billet trouvé dans le Bosquet de Vénus et scellé le tout de ses armes. C’était un fort joli vélin à tranche dorée, timbré d’une fleur de lys d’or sur lequel une main habile avait tracé, sans suscription et sans autre signature qu’un M et un A, deux ou trois phrases encourageantes, priant le destinataire anonyme de prendre patience afin de trouver un jour « dans l’obéissance absolue les suprêmes récompenses qui sont le lot des grands esprits ».

Madame Campan prit le pli et remonta précipitamment le superbe escalier de pierre blonde au pied duquel elle avait accueilli le jeune homme. Elle ne fut pas longtemps absente. Quelques instants plus tard, elle reparaissait, s’arrêtait à mi-étage :

— Venez ! ordonna-t-elle sèchement.

À sa suite, Gilles franchit l’antichambre meublée de banquettes couvertes de velours rouge et de deux grands poêles de faïence blanc et or à la mode autrichienne. Puis on le fit passer dans une agréable salle à manger ornée d’admirables peintures. Arrivée là, Madame Campan se retourna vers le visiteur. Il vit qu’elle semblait inquiète :

— Je crains que cette visite ne tourmente beaucoup la Reine car elle m’est apparue très contrariée. Veillez, je vous prie, à la ménager.

— Je suis comme vous-même un fidèle serviteur de Sa Majesté, Madame, et comme vous je ne souhaite que son bonheur, fit Gilles avec une froideur un peu agacée. (Cette femme était un véritable chien de garde et il devinait qu’elle eût donné beaucoup pour la joie de le faire jeter par la fenêtre sous l’inculpation d’un crime de lèse-tranquillité.) La Reine m’attend-elle ou non ?

— Elle est là ! soupira enfin la femme de chambre en se dirigeant vers une double porte close. Elle joue au billard avec Madame la comtesse d’Ossun mais je vais tout de même vous annoncer.

Marie-Antoinette se trouvait, en effet, dans l’agréable petite pièce que l’on appelait le « Cabinet du Fleuriste » parce qu’elle donnait sur des parterres de fleurs et où elle avait installé son billard. Elle y jouait alors avec sa dame d’atours lorsque Gilles fut introduit auprès d’elle et achevait un coup qui semblait particulièrement difficile car sa bouche se serrait et son front se plissait désagréablement…

— Vous avez demandé à me voir, Monsieur, dit-elle froidement, sans quitter des yeux le bout de la queue d’ivoire incrusté d’or. Me voici. Parlez ! Qu’avez-vous à me dire ?

Le salut du jeune homme fut la perfection même car la Reine aussi bien que la femme, tout à fait charmante dans une simple robe de percale blanche ornée d’un fichu de gaze et d’une belle rose, pouvaient chacune y trouver son compte.

— Je remercie la Reine de l’honneur qu’elle veut bien me faire… mais j’avais également osé la prier de vouloir bien me recevoir seule !

Marie-Antoinette jeta la longue canne sur le billard rouge d’un geste mécontent et se redressa, toisant sévèrement l’officier.

— Je vous ai toujours vu avec faveur, Monsieur de Tournemine mais, en tant qu’officier des Gardes, vous devriez savoir que je m’efforce de tenir hors des limites de mon cher Trianon les affaires de l’État. Elles m’ennuient ici et assombrissent la lumière !

— Il ne s’agit pas des affaires de l’État, Madame, mais bien de celles de Votre Majesté. C’est pourquoi j’ai osé me présenter ici.

— Ah ! vraiment ? Et d’abord qu’est-ce que ce papier que vous m’avez fait remettre ? D’où vient-il ?

Avec un coup d’œil à la belle jeune femme, habillée exactement comme la Reine, qui s’était retirée dans le fond de la pièce, auprès d’un vase chargé d’un grand bouquet de roses, Gilles répondit à voix contenue :

— Du Bosquet de Vénus, Votre Majesté, où je l’ai trouvé hier, un peu après minuit…

— Ah !

Il y eut un bref silence au cours duquel Tournemine admira la maîtrise d’elle-même de la Reine. Si la phrase l’avait touchée elle n’en montra rien ou si peu : un léger étonnement, une imperceptible inquiétude dans ses yeux bleus un peu saillants et ce fut tout. Mais, avec un sourire charmant, elle se tourna vers Madame d’Ossun :

— Laissez-nous, je vous prie, ma chère Geneviève. Je crois qu’il me faut, en effet, confesser seule ce jeune homme. Prenez le tonneau et faites-vous conduire au Hameau, je vous y rejoindrai tout à l’heure…

Puis, quand la forme blanche de la dame d’atours eut glissé de l’autre côté de la porte, elle se retourna vers son visiteur mais toute trace de sourire avait disparu de son visage.

— Eh bien, Monsieur, parlez maintenant ! Nous sommes seuls et nul ne peut nous entendre. Que savez-vous du Bosquet de Vénus et d’abord qu’y faisiez-vous ? Car c’est vous, m’avez-vous dit, qui avez trouvé ce billet ?

— C’est bien moi. Quant à ce que j’y faisais… je m’y promenais, Madame, fit-il avec une assurance qu’il était bien loin d’éprouver – mais aucune force humaine n’eût pu lui faire avouer la mission dont l’avait chargé le Roi car c’eût été semer une déplaisante zizanie dans le ménage royal. C’est un endroit frais par les grandes chaleurs, silencieux et apaisant pour qui sent son cœur mal à l’aise. Il est doux d’y rêver…

— Vraiment ? J’ignorais que l’on fût à ce point poète et sentimental chez Messieurs les Gardes du Corps ! Enfin, admettons. Mais maintenant parlez, Monsieur ! Qu’avez-vous à me dire ?

Sous la masse cendrée de ses cheveux haut relevés, le front de Marie-Antoinette se chargeait d’orage tandis que s’accentuait la lippe hautaine de sa « lèvre autrichienne ». Jouant alors le tout pour le tout, Gilles plia le genou mais garda l’échine droite :

— Daigne la Reine me pardonner mon audace et consentir à ne voir en moi que le plus humble, le plus fidèle et le plus dévoué de ses serviteurs. J’ai voué ma vie au service, au bonheur de mon roi et de ma reine et ce que je viens faire ici n’a pas d’autre objectif.

— Je n’en ai encore jamais douté, Monsieur, fit la Reine avec impatience mais d’une voix un peu moins rude. Après ?

— Ce que j’ai à dire à Votre Majesté c’est ceci : Madame de La Motte-Valois est une aventurière qui avilit le nom sacré que le hasard de la naissance lui a accordé, une créature indigne d’approcher même les basses-cours d’un palais royal… à plus forte raison les demeures de la Reine. Il vous faut la chasser, Madame, la chasser au plus tôt sinon je la crois capable de faire à Votre Majesté un mal affreux.

— Du mal, à moi ? Cette pauvre créature qui supporte si courageusement une grande misère, une misère d’autant plus tragique d’être vécue sous un nom aussi illustre que celui dont vous lui faites si injustement reproche ? Mais que vous a donc fait cette malheureuse, à laquelle, j’en conviens, je veux du bien, pour que vous osiez l’accuser si sévèrement ?

— À moi ? rien ! Mais à Votre Majesté, beaucoup car, je peux le jurer sur l’honneur à la Reine, Madame de la Motte est beaucoup moins dévouée à Votre Majesté qu’à une autre personne princière. La Reine permet-elle que je lui pose une question ? Une seule…

— Faites !

— Avant de partir pour la Suède, Monsieur de Fersen n’a-t-il rien dit à Votre Majesté touchant Madame de La Motte ?

— Monsieur de… Non, rien !

Brusquement la Reine porta ses deux mains à sa tête comme si elle était prise de vertiges. Sa voix s’altéra.

— Axel ! Mon Dieu… C’est vrai : vous êtes son ami…

Elle tournoya sur elle-même et alla tomber dans une bergère qui cria sous son poids. Avec épouvante, Gilles vit qu’elle était devenue blême et que les fines ailes de son nez se pinçaient. Aussitôt il fut sur pied.

— Votre Majesté est souffrante ?…

— Oui… Non ! Ce n’est rien ! Je vous en prie, chevalier, appelez Madame de Misery… ou Madame Campan… Quelqu’un.

La première femme de chambre et l’épouse du bibliothécaire n’étaient pas loin. Elles répondirent au premier appel du jeune homme et se précipitèrent vers leur maîtresse, non sans que la petite Mme Campan ne lui eût décoché au passage un coup d’œil meurtrier.

— Je vous avais dit de ménager la Reine, Monsieur !

Marie-Antoinette eut un pâle sourire.

— Ne… malmenez pas ce jeune homme, ma bonne Campan. Menez-moi plutôt dans ma chambre ; je ne me sens pas très bien… Attendez ici, chevalier… je vous ferai appe… Oh !… Vite !

Emportée plus encore que soutenue par ses femmes, elle s’enfuit littéralement de la petite pièce, laissant Gilles assez perplexe. La Reine était-elle vraiment malade ou bien avait-elle trouvé simplement un moyen commode de rompre un entretien désagréable ? Dans un moment, sans doute, l’une de ses chambrières, cette Madame Campan peut-être qui ne semblait pas le porter dans son cœur, viendrait lui dire que Sa Majesté était au regret mais qu’il lui fallait remettre à plus tard la suite d’un entretien, un plus tard qui se situerait sans doute aux environs des calendes grecques…

Il se reprocha vite ces mauvaises pensées car, lorsque Mme Campan reparut, ce ne fut pas pour l’éconduire mais bien, au contraire, pour l’inviter à la suivre et l’introduire dans la chambre même de sa maîtresse où celle-ci, enveloppée de châles légers, était étendue sur une méridienne.

Elle était moins pâle que tout à l’heure mais une odeur indéfinissable et un peu aigre, attestant que Sa Majesté venait d’avoir mal au cœur, traînait encore entre les soieries et les boiseries fleuries de la pièce malgré les fenêtres grandes ouvertes et l’eau de senteur qu’on y avait vaporisée.

— Votre Majesté se sent mieux ? chuchota Gilles, impressionné par les yeux cernés de Marie-Antoinette.

Elle lui sourit avec un rien de malice.

— Je vous demande excuses pour ce regrettable manque de décorum, chevalier. Du moins vous aura-t-il permis d’apprendre, premier de tous les Français, que votre reine donnera le jour dans quelques mois à un prince… ou à une princesse !

Le jeune homme s’inclina respectueusement et garda un instant le silence. La nouvelle était d’importance mais il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle était aussi bonne qu’il y paraissait. Si par malheur la conception de cet enfant coïncidait avec le séjour de Fersen… Mais il était tout de même un peu difficile de demander à la Reine de quand datait sa grossesse. Et comme il était également difficile de rester muet plus longtemps, même pour un homme écrasé sous le poids d’une faveur insigne, il articula :

— C’est un grand honneur, Madame, et un grand bonheur d’être admis le premier à offrir à la Reine les vœux fervents que ses sujets vont former pour une heureuse naissance et j’en remercie du fond du cœur Votre Majesté !

Cette fois, Marie-Antoinette rit de bon cœur, bien loin de soupçonner les étranges pensées qui agitaient son visiteur.

— À merveille ! Vous ferez un excellent ambassadeur quand vous aurez plus de rides au front. Mais nous avons encore à parler. Tenez, prenez place ici, dit-elle en désignant un petit fauteuil placé auprès de sa chaise longue. Vous pouvez me laisser, Madame de Misery, ajouta-t-elle à l’adresse de sa femme de chambre occupée à ranger des flacons sur la toilette. Je me sens tout à fait bien maintenant.

Puis, quand la dame se fut retirée :

— Si je me souviens bien de vos propos lorsque j’ai été victime de ce petit malaise, vous me parliez d’une chose dont Monsieur de Fersen aurait dû m’entretenir touchant Mme de La Motte ?

— Oui, Madame. Et je déplore qu’il ne l’ait point fait car il s’agissait d’une chose grave… d’un vol !

— D’un vol ? Mon Dieu !

— D’un vol commis dans cette chambre même, le soir de la grande fête donnée par Leurs Majestés en l’honneur du roi Gustave de Suède… et vraisemblablement dans ce secrétaire, ajouta-t-il en se détournant légèrement pour désigner un petit meuble de bois précieux qu’il avait repéré en entrant.

— Dans ce meuble ? Mais c’est impossible ! Il est toujours fermé à clef et la clef ne me quitte pas !

— Je n’en doute pas mais si la Reine veut se convaincre de la possibilité d’ouvrir sans sa permission, qu’elle demande donc à Madame de La Motte de lui remettre la fausse clef qu’elle a fait faire d’après une empreinte à la cire. C’est une opération assez simple.

Et comme Marie-Antoinette restait sans voix, il lui fit le récit scrupuleux de ce qui s’était passé dans les jardins de Trianon la nuit de la fête.

À mesure que le récit avançait, il pouvait voir s’assombrir le front de la Reine et se crisper ses belles mains mais, à l’expression de colère et de dégoût qui se peignait sur son visage, il comprenait qu’elle ne mettait plus en doute aucune de ses paroles.

— Cette lettre volée, dit-elle enfin d’une voix altérée, l’avez-vous lue ?

Tournemine hésita un instant, apitoyé par la détresse qu’il devinait chez cette femme jeune et belle, à qui la vie avait tout donné, et fut tenté de lui mentir. Mais c’était impossible car le moindre mensonge, il le sentait, pourrait faire renaître instantanément le doute.

— Oui, Madame, dit-il doucement, sinon comment aurais-je pu savoir à qui je devais la rendre ? Mais j’ai déjà oublié ce qu’elle contenait et, en tout cas, je peux jurer à Votre Majesté que le comte de Provence, lui, n’a pas eu le temps d’y jeter seulement les yeux.

Un brusque sourire vint étirer les lèvres blanches de la Reine.

— Ainsi, vous avez osé attaquer Monsieur, l’assommer, le jeter à terre ? Savez-vous que c’est un crime de lèse-majesté qui pourrait vous valoir d’être tiré à quatre chevaux en place de Grève ?

— Je suis Garde du Corps de Leurs Majestés… pas de Monsieur et mon devoir me commande d’attaquer quiconque, fût-il roi, fût-il pape, tenterait de s’en prendre aux personnes royales qui me sont confiées. Cela dit, que Votre Majesté me fasse arrêter si elle le désire…

— À cause du comte de Provence ? Vous plaisantez, mon ami ! Vos façons d’Amérique ont du bon, seigneur Gerfaut, et la Reine vous doit bien des mercis. Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi Monsieur de Fersen ne m’a rien dit. Il est vrai que je l’ai vu à peine avant son départ et uniquement en présence du comte de Haga, mais il aurait pu m’en écrire. Que vous a-t-il dit quand vous lui avez rendu la lettre ?

Le visage hâlé du jeune homme vira au rouge brique. Cela n’allait pas être facile de raconter à la Reine qu’il avait poché un œil à son chevalier servant…

— Je crains que la Reine n’apprécie guère la suite de mon récit, fit-il avec une grimace. Elle me pardonnera plus facilement d’avoir attaqué Monsieur que d’avoir assommé Fersen…

— Comment ?… Assommé, dites-vous ?

— Oui, Madame. Et je n’ai malheureusement pas pu lui en demander pardon car tout de suite après je me suis vu dans la pénible obligation d’embrocher Monsieur de Lauzun.

— Oh ! pour celui-là, je vous l’abandonne… Qu’avez-vous dit ? Embroché Lauzun ? C’est de vous la blessure qui le tient enfermé chez lui ?

— En effet, Madame. Que Votre Majesté me pardonne mais je ne suis pas certain de le regretter.

Elle eut un mouvement d’épaules plein de lassitude.

— Moi non plus, chevalier ! Les rapports de police ne sont que trop clairs au sujet des fanfaronnades de Monsieur de Lauzun. Il n’est pas de pire ennemi, voyez-vous, qu’un ami qui se croit offensé. On me rapporte des quatrains, des couplets… C’est immonde ! Mais revenons à vous et dites-moi à présent ce qui s’est passé entre vous et Monsieur de Fersen.

De toute évidence la pensée de Fersen était la seule qui fût capable de chasser les chagrins de Marie-Antoinette. Gilles s’exécuta brièvement mais avec, cette fois, la satisfaction d’entendre rire la Reine.

— Voilà donc la raison pour laquelle il ne se montrait plus les derniers jours ? Un œil poché ! Mon Dieu ! Est-il coquet ! Mais, j’y pense, vous devez être fort mal ensemble vous et lui ?

— Fort mal, je le crains, Madame. J’en éprouve de la peine car je lui dois beaucoup.

— J’arrangerai cela car sa colère envers vous était injuste. Et puis, il me semble que, si vous devez beaucoup à Monsieur de Fersen, vous le lui avez rendu. En outre, c’est la Reine à présent qui vous doit beaucoup.

— La Reine ne me doit rien. Je suis son serviteur et la joie de la voir sourire constitue la plus belle des récompenses.

Elle hocha la tête avec un mouvement plein de grâce.

— Ne devenez pas courtisan, seigneur Gerfaut, vous me plairiez moins ! Continuez seulement à bien servir le Roi… car c’est à lui n’est-ce pas que va le plus chaud de votre dévouement ? C’est bien normal d’ailleurs.

— J’appartiens au Roi, c’est vrai, mais j’appartiens aussi à la Reine. Pourquoi oserais-je des préférences ?

— Peut-être parce que le Roi est sans mystère… tandis que la Reine a son secret. Un secret que vous possédez, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.

Le visage fier du jeune homme s’éclaira d’un sourire.

— Je serais un bien triste sire, Madame, si, mis par le hasard au courant d’une affaire privée concernant une femme, fût-elle reine, j’osais m’en souvenir encore la minute suivante. Le secret des cœurs appartient à Dieu et la Reine est sacrée.

Dans un geste charmant et plein de spontanéité, elle lui tendit sa main.

— Tenez, chevalier, vous êtes un aimable garçon et vous me plaisez infiniment… Puis, comme il mettait genou en terre pour baiser cette royale main, au fait, où en êtes-vous de votre affaire de château familial ? Vous n’êtes jamais venu m’en reparler.

— Cela n’en valait pas la peine. J’en suis toujours au même point, Madame. Mais que la Reine n’en prenne nul souci ; j’espère parvenir un jour prochain à réunir la somme exigée par l’actuel propriétaire.

— Avec la solde d’un Garde du Corps ? C’est la plus forte de toute l’Armée, je le sais, mais tout de même…

— Avec l’aide d’un mien ami, le baron de Batz, actuellement en Espagne. Il est très versé dans les affaires d’argent alors que je n’y connais rien mais je suis de compte à demi avec lui. Puis-je demander à la Reine la permission de me retirer ?

Il devenait nerveux, détestant l’idée de parler argent à cet instant car cela venait trop tôt après une conversation importante. Marie-Antoinette s’en aperçut.

— Allez, Monsieur, dit-elle doucement. La Reine est votre obligée mais la femme entend être votre amie… (Puis, élevant tout à coup la voix, elle appela :) Madame Campan ? Venez !

La femme de chambre apparut instantanément. Gilles, amusé pensa qu’elle devait se tenir juste derrière la porte, toute prête à intervenir au cas où l’insupportable militaire qu’il était oserait encore tourmenter sa maîtresse. Elle fit une petite révérence.

— Majesté ?

— Regardez bien ce jeune homme, ma bonne Campan, mais regardez-le avec sympathie. Il se nomme le chevalier de Tournemine et il aura désormais le droit de m’approcher en tout lieu et en toutes circonstances. Vous donnerez son nom aux portes. De plus voici un ordre formel : lorsque Madame de La Motte se présentera, aujourd’hui ou demain, vous me l’amènerez sans rien lui dire ; mais, ensuite, vous veillerez à ce qu’on ne lui permette plus jamais de franchir les grilles de mes domaines. C’est bien compris ?

La figure de Madame Campan s’illumina et elle fit bénéficier Gilles de la fin de son sourire.

— Si c’est compris ? Je crois bien… et avec quelle joie !

Une joie qui en disait long sur la sympathie que lui inspirait la séduisante comtesse. Elle était même si contente qu’elle raccompagna Gilles jusqu’au perron du château, peut-être pour se faire pardonner son accueil plutôt frais et attendit même qu’il se fût mis en selle pour lui lancer :

— Si c’est pour nous apporter toujours d’aussi bonnes nouvelles, revenez souvent, chevalier, nous serons toujours extrêmement heureuses de vous voir !

— Je ferai de mon mieux, Madame !

Et, persuadé d’avoir mis momentanément la Reine à l’abri des machinations de son beau-frère, il s’éloigna, le cœur content…



1. C’est actuellement le Bosquet de la Reine car elle affectionnait cette partie du parc.

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