Chapitre 9
– Le roi a dit NON, lui glissa quelqu'un dès qu'elle eut mis le pied sur la première marche de l'escalier qui menait aux grands appartements.
– À quel propos ?
– Le mariage de Péguilin avec Mademoiselle. Tout est rompu. Hier Monsieur le Prince et son fils le duc d'Enghien sont venus se jeter aux pieds de Sa Majesté en lui démontrant quel déshonneur entraînerait pour eux, princes du sang, une aussi basse alliance. Les Cours d'Europe en feraient des gorges chaudes. Et lui qui commençait à faire trembler le monde passerait pour un monarque qui n'a pas le sens de la grandeur de sa famille. Il faut croire que le roi était un peu de cet avis-là. Il a dit : Non. Et en a informé ce matin la Grande Mademoiselle, qui a éclaté en pleurs et s'est réfugiée, désespérée, au palais du Luxembourg.
– Pauvre Mademoiselle !
*****
Dans l'antichambre de la reine, Angélique trouva Mme de Montespan entourée de ses suivantes et achevant de se parer. Louise de La Vallière, agenouillée à ses pieds, posait des épingles.
La robe était de velours incarnat, brodée d'or et d'argent, avec une quantité de pierreries. Une longue écharpe de soie blanche, qu'il fallait draper d'une certaine manière dans un souci de discrétion, préoccupait Mme de Montespan.
– Non, pas comme ceci ! Comme cela. Aidez-moi donc Louise. Il n'y a que vous qui puissiez venir à bout de cette soie. Elle est tellement glissante. Mais quelle merveille, n'est-ce pas ?
Angélique était sidérée. Louise de La Vallière se livrait à ces occupations de suivante en toute simplicité, vérifiant d'un regard dans la haute glace la bonne mise en place d'un nœud, d'un drapé.
– Là, comme cela il me semble... Bravo, Louise, vous avez trouvé exactement le mouvement. Ah ! je ne pourrais me passer de vous quand il s'agit des toilettes d'apparat. C'est que le roi est terriblement exigeant. Mais vous avez des doigts de fée. Il est vrai que vous avez servi chez des femmes de goût qui vous ont formée. Mme de Lorraine et Mme d'Orléans. Qu'en pensez-vous, madame du Plessis, vous qui nous regardez avec de grands yeux ?
– C'est parfait, il me semble, marmonna Angélique.
Du bout du pied elle essaya d'écarter un des petits chiens de la reine qui s'égosillait contre elle depuis qu'elle était entrée.
– C'est votre toilette noire qui lui déplaît, dit Athénaïs, tournant et se retournant devant la glace. Dommage que vous soyez obligée de porter le deuil. Ça ne vous va pas. Qu'en pensez-vous, Louise ?
La Vallière, de nouveau agenouillée aux pieds de sa rivale, leva vers Angélique son regard bleu pâle, délavé, dans son maigre visage.
– Mme du Plessis est bien plus belle en noir, murmura-t-elle.
– Plus belle que moi en rouge, peut-être ?
Louise de La Vallière demeura silencieuse.
– Répondez ! cria Athénaïs dont les yeux se foncèrent comme la mer sous un souffle d'orage, ce rouge ne vaut rien, avouez-le ?
– Le bleu vous va mieux.
– Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, triple sotte ! Enlevez-moi ça... Désœillet, Papy, aidez-moi à sortir de là, Catherine courez chercher ma toilette de satin, celle que je porte avec les diamants.
Mme de Montespan était en train d'émerger de ses jupes en mêlant ses cris aux aboiements du chien, lorsque le roi entra, en costume de Cour, excepté l'énorme manteau à fleurs de lys, qu'il ne revêtirait qu'au dernier moment. Suivi de Bontemps, il sortait de chez la reine. Ses sourcils se froncèrent légèrement.
– Pas encore prête, Madame ? Hâtez-vous. Le roi de Pologne ne va pas tarder d'arriver. Vous devez être à mes côtés !
Mme de Montespan le fixa avec une stupeur indignée. Son royal amant ne l'avait pas habituée à ces duretés. Mais le roi était d'humeur morose. Le chagrin qu'il avait infligé à sa cousine, la Grande Mademoiselle, le tourmentait, et les explications véhémentes de la favorite, criant qu'elle se donnait beaucoup de mal pour trouver la robe qui convenait, ne l'adoucirent point.
– C'est un détail que vous auriez dû régler depuis longtemps...
– Je ne pouvais pas supposer que Votre Majesté n'aimerait pas ma robe rouge ! Oh ! C'est trop injuste !
Ses cris se mêlaient à ceux du petit chien toujours furieux. Le roi dit, essayant de dominer le bruit sans trop élever la voix :
– Ne vous mettez pas dans cet état. L'heure avance... En tout cas, pendant que j'y songe, je vous préviens que nous partons pour Fontainebleau demain. Veillez à prendre vos mesures à temps.
– Et moi, Sire, demanda Mlle de La Vallière, dois-je me préparer aussi au voyage de Fontainebleau ?
Louis XIV jeta un regard sombre sur la silhouette émaciée de son ancienne maîtresse.
– Non, fit-il rudement, c'est inutile.
– Mais que vais-je faire alors ? gémit-elle.
– Restez à Versailles... Ou bien, allez à Saint-Germain.
Mlle de La Vallière s'effondra en pleurs sur une banquette.
– Seule ? Ainsi, sans aucune compagnie...
Le roi attrapa le petit chien qui l'exaspérait et le lui jeta sur les genoux.
– Tenez, voici votre compagnie. C'est assez bon pour vous !
Il passa devant Angélique sans la saluer. Puis se ravisant, lui demanda sèchement :
– Avez-vous été à Suresnes, hier ?
– Non, Sire, répondit-elle sur le même ton.
– Où avez-vous été ?
– À la Foire Saint-Germain.
– Pour quoi faire ?
– Pour manger des gaufres.
Le roi rougit jusqu'au bord de sa perruque. Il s'engouffra dans la pièce voisine et Bontemps retint discrètement la porte qu'il claquait. Mme de Montespan était sortie par l'autre porte avec ses filles d'honneur, à la recherche de la toilette de satin bleu. Angélique s'approcha de Mlle de La Vallière qui sanglotait doucement.
– Pourquoi vous laissez-vous tourmenter ainsi ? Pourquoi acceptez-vous ces humiliations ? Mme de Montespan joue avec vous comme un chat avec la souris et votre docilité exaspère ses instincts cruels.
La pauvre fille leva vers elle ses yeux noyés.
– Vous aussi, vous m'avez trahie, fit-elle d'une voix étouffée. Angélique répondit avec tristesse :
– Je ne vous avais pas juré fidélité. Et je ne me suis jamais prétendue votre amie. Mais vous vous trompez. Je ne vous ai pas trahie et mon conseil est sans calcul. Quittez la Cour. Retirez-vous avec dignité. Pourquoi accepter d'être la risée de ces gens sans cœur ?
Une flamme pure transfigura un instant la physionomie ravagée.
– Ma faute a été publique, Madame. Et Dieu veut, sans doute, que mon expiation soit aussi publique.
– M. Bossuet trouve en vous une bonne pénitente. Mais croyez-vous que Dieu exige tant de tourments ? Vous y perdez votre santé, vos nerfs.
– Le roi s'oppose à ce que je me retire dans un cloître, comme je l'en ai prié si souvent.
Elle jeta un regard blessé vers la porte qu'il avait ce tantôt refermée si violemment.
– Peut-être m'aime-t-il encore ? fit-elle tout bas. Peut-être reviendra-t-il un jour ?
Angélique se retint de hausser les épaules.
Un page venait d'entrer, qui s'inclinait devant elle.
– Veuillez me suivre, Madame. Sa Majesté vous demande.
*****
Entre la chambre à coucher du roi et la salle du Conseil se trouvait le cabinet des perruques. Il n'était pas fréquent qu'une femme y pénétrât. Louis XIV y choisissait une perruque sous l'égide du sieur Binet et de ses assistants. Alentour, dans des armoires vitrées, reposaient les diverses chevelures dont les formes variaient suivant que le roi allait à la messe ou à la chasse, recevait des ambassadeurs ou se promenait dans le parc. De distance en distance des têtes de stuc servaient aux essayages et aux remaniements.
Ce jour-là Binet insistait pour que son auguste client se coiffât de la perruque dite « à la royale », haute crinière pleine de majesté et qui était plus faite pour des statues que pour des vivants.
– Non, dit le roi. Celle-ci réservons-la pour des circonstances très importantes, par exemple pour la réception de ce difficile ambassadeur persan.
Il jeta un regard vers Angélique, qui fit la révérence.
– Approchez-vous, Madame. Vous étiez à Suresnes hier, n'est-ce pas ?
Il avait retrouvé son urbanité, ses gestes pleins d'une onction d'acteur, naturelle chez lui. Mais il en fallait plus pour calmer Angélique irritée. Binet, en fournisseur de Cour stylé, s'en alla tout au fond de la pièce avec ses acolytes et se plongea dans la recherche difficile de la perruque ad hoc.
– Donnez-moi les raisons de votre insolence, dit le roi à mi-voix. Je ne reconnais plus l'une des femmes les plus amènes de la Cour.
– Reconnaîtrai-je, moi, le roi le plus courtois du monde ?
– J'aime voir la colère faire briller vos yeux et frémir votre petit nez. J'ai été un peu sec, il est vrai.
– Vous avez été... odieux. En vérité il n'y manquait que la reine pour que vous ayez l'air d'un coq régentant sa basse-cour.
– Madame !... Vous parlez au roi !
– Non. À l'homme qui se joue du cœur des femmes.
– De quelles femmes ?
– Mlle de La Vallière... Mme de Montespan... moi... enfin toutes.
– Jeu bien délicat dont vous m'accusez. Que savoir du cœur des femmes ? La Vallière en a trop. Mme de Montespan n'en a pas... Vous... Si je pouvais seulement être sûr que je joue avec votre cœur... Mais il n'est pas atteint.
La tête basse, butée, Angélique attendait un éclat qui la chasserait à jamais.
– Mauvaise tête qui ne sait pas plier, dit le roi.
Elle leva les yeux sur lui. La mélancolie de cette voix la déconcertait.
– Rien ne va aujourd'hui, fit-il. Le désespoir de Mademoiselle lorsque je lui ai annoncé la décision que j'étais obligé de prendre au sujet de son mariage m'a bouleversé. Elle a pour vous de l'amitié, je crois. Vous irez la consoler.
– Et M. de Lauzun ?
– J'ignore encore la réaction de ce pauvre Péguilin. Je me doute qu'il doit être plongé dans un désespoir affreux. La déception sera cruelle. Mais je saurai le dédommager. Avez-vous vu Bachtiari bey ?
– Oui, Sire, répondit Angélique, matée.
– Où en sont nos affaires ?
– Elles sont en bonne voie, je crois.
La porte s'ouvrit avec fracas et Lauzun parut, les yeux exorbités, la perruque de travers.
– Sire, fit-il brusquement sans s'excuser de son apparition déplacée, je viens demander à Votre Majesté comment j'ai mérité qu'elle me déshonorât ?...
– Allons, allons, mon ami, calmez-vous, dit le roi avec douceur. (Il sentait tout ce que la colère de son favori avait d'excusable. )
– Non, Sire, non, je ne puis accepter tant d'humiliation... D'un geste fou il tirait son épée et la présentait au roi.
– Vous m'avez enlevé l'honneur, prenez ma vie... prenez... Je n'en veux plus... je l'abhorre !
– Remettez-vous, comte.
– Non, non, c'est fini... Prenez, vous dis-je. Tuez-moi, Sire, tuez-moi !
– Péguilin, je sens tout ce que ceci a de contrariant pour vous, mais je vous en dédommagerai : je vous élèverai si haut que vous cesserez de regretter l'union que je dois vous interdire.
– Je ne veux point de vos dons, Sire... Je ne dois rien accepter d'un prince qui se désavoue.
– Monsieur de Lauzun ! s'écria le roi avec un éclat de voix qui vibra comme une lame d'épée.
Angélique, saisie, eut un petit cri. Lauzun l'aperçut et tourna vers elle sa rage.
– Vous voici, vous, petite imbécile aussi stupide qu'incapable ! Où étiez-vous encore allée courir hier, espèce de gourgandine, alors que je vous avais demandé de surveiller les agissements de Monsieur le Prince et de son fils ?
– Cela suffit, comte, dit le roi glacial, en s'interposant avec dignité, sortez maintenant. Je pardonne à votre emportement, mais je ne veux vous revoir à la Cour que résigné et soumis.
– Soumis ! Ha ! Ha ! s'esclaffa Lauzun avec un ricanement. Soumis ! Voilà votre mot de prédilection, Sire. Il ne vous faut que des esclaves... Quand, par fantaisie, vous leur permettez de lever un peu la tête, ils doivent être prompts à la rabaisser et à se replonger dans la poussière dès que cette fantaisie a cessé... Je prie Votre Majesté de me permettre de m'éloigner. J'aimais à la servir, mais je ne saurai jamais ramper...
Et Lauzun sortit sans avoir fait le moindre salut.
Le roi jeta un regard froid à Angélique.
– Puis-je me retirer, Sire ? demanda la jeune femme, mal à l'aise.
Il acquiesça de la tête.
– ...Et n'oubliez pas, dès que vous retournerez sur Paris, d'aller consoler Mademoiselle.
– Je le ferai, Sire.
Le roi vint se placer devant la haute psyché encadrée de bronze doré.
– Si nous étions en août, monsieur Binet, je dirais que le temps est à l'orage...
– En effet, Sire.
– Malheureusement nous ne sommes pas en août, soupira le roi. Avez-vous fixé votre choix, monsieur Binet ?
– Voici : une perruque de grande allure mais dont les deux rangées de boucles le long de la ligne médiane s'étalent en largeur et non en hauteur. Je la nomme « à l'ambassadeur ».
– Parfait. Vous avez toujours l'esprit d'à-propos, monsieur Binet.
– Mme du Plessis-Bellière m'en a souvent fait compliment... Veuillez pencher un peu la tête, Sire, que je mette cette perruque en bonne place.
– Je me souviens. C'est par Mme Du Plessis que vous êtes entré à mon service... Elle vous avait recommandé à moi. Elle vous connaît depuis fort longtemps, je crois ?
– Depuis fort longtemps, oui, Sire.
Le roi se regardait dans la glace.
– Qu'en pensez-vous ?
– Sire, elle est seule digne de Votre Majesté.
– Vous ne m'avez pas compris, Monsieur. Je parlais de la perruque.
– Sire, moi aussi, répondit Binet en baissant les yeux.