Chapitre 4

Dans le vestibule où ils retrouvèrent le jésuite et les deux gentilshommes français il la laissa. Il revint bientôt accompagné de deux nouveaux personnages dont l'un était un vieillard à barbe blanche mal teinte d'une couleur rousse agressive et dont le vaste turban laissait apparaître plusieurs signes du Zodiaque, et le second, plus jeune, à barbe très noire et porteur d'un nez énorme. Ce fut ce dernier qui prit la parole avec désinvolture, en excellent français :

– Je suis Agobian, Arménien de rite catholique oriental, marchand, ami et premier secrétaire de Son Excellence, et voici le mollah et astrologue Hadji Sefid.

Angélique fit un pas vers eux dans l'intention d'exécuter une révérence, mais s'arrêta voyant le mouvement de recul de l'astrologue, qui murmura quelques mots où revenait celui de « nédjess »5.

– Madame, n'approchez pas trop notre vénérable chapelain d'ambassade, car il est un peu rigoriste et n'admet le contact d'aucune femme. Il doit venir avec nous examiner votre cheval pour voir s'il porte avec lui le « nehhoucet », c'est-à-dire la mauvaise étoile.

L'austère personnage ne semblait avoir que les os et la peau sous un caftan de toile grossière tenu par une ceinture de métal. Les ongles de ses mains étaient longs et carminés ainsi que ceux de ses pieds, chaussés de sandales qui semblaient taillées dans du carton. Il ne parut pas souffrir du froid ni de la neige lorsque le groupe traversa le jardin pour se rendre aux écuries.

– Quel est donc son secret pour ne pas avoir froid ? demanda avec humilité la jeune femme.

Le vieillard ferma les yeux et resta muet un moment. Puis sa voix s'éleva, étonnamment jeune et mélodieuse.

L'Arménien traduisit :

– Notre prêtre dit que le secret est simple : il faut jeûner et pratiquer l'abstinence des plaisirs terrestres. Il dit aussi qu'il vous fait réponse bien que vous ne soyez qu'une femme, car vous n'apportez pas le mal. Et votre cheval non plus n'est pas néfaste à Son Excellence. Ceci est même très curieux, car le mois où nous sommes est néfaste et porteur de malheur.

Le vieil homme, branlant la tête, marchait autour du cheval. Les assistants firent silence, respectant sa méditation, jusqu'à ce qu'il parlât de nouveau :

– Il dit qu'un mois même très néfaste peut être changé en jours meilleurs par la conjonction de prières sincères et la rencontre d'astres divers. Que ces prières sont d'autant plus agréables au Tout-Puissant que les êtres ont souffert. Il dit que la douleur n'a pas marqué votre visage, mais votre âme, comme un sceau... D'où vous est venue la sagesse que bien peu de femmes possèdent... Mais vous n'êtes pas encore sur la voie de la Rédemption, étant trop attachée à des futilités terrestres. Il vous pardonne car vous n'amenez pas le mal avec vous et que le croisement de votre voie avec celle de son maître amènera même de grands bienfaits...

Ces paroles satisfaisantes étaient à peine prononcées que la physionomie du mollah changea subitement. Ses épais sourcils teints au henné tressaillirent et ses yeux pâles se mirent à briller d'un feu fulgurant. La même expression de surprise et de colère se refléta sur celle des Persans présents. L'Arménien s'écria :

– Il dit qu'un serpent s'est glissé parmi nous... a profité de l'hospitalité du prince pour le voler...

Le doigt sec et noueux, à l'ongle rouge, se tendit brutalement en avant.

– Flipot ! cria Angélique horrifiée.

Déjà deux soldats avaient saisi le petit laquais et le jetaient à genoux. Sa veste retournée laissa échapper trois pierres précieuses, une émeraude et deux rubis, qui firent trois gouttes éblouissantes sur la blancheur de la neige.

– Flipot ! répéta Angélique consternée.

Proférant des paroles violentes l'ambassadeur s'avança, posa la main sur la poignée d'or qui dépassait sa large ceinture et tira d'un grand geste son sabre courbe. Angélique se précipita en avant.

– Qu'allez-vous faire ! Mon Père, intervenez je vous en prie. Son Excellence ne prétend tout de même pas lui couper la tête...

– À Ispahan ce serait chose faite, dit froidement le Jésuite. Et je risquerais la mienne à essayer d'intervenir. Déplorable incident ! Ultime affront ! Son Excellence ne voudra jamais comprendre qu'elle ne peut châtier ce petit voleur à la façon habituelle.

Il s'employa de son mieux à retenir son illustre élève, tandis qu'Angélique se débattait contre les janissaires qui voulaient l'écarter et que trois autres gardes essayaient d'immobiliser Malbrant-coup-d'épée qui avait déjà tiré son arme.

– Son Excellence transige à seulement lui couper les poignets et la langue, dit l'Arménien.

– Son Excellence n'a pas à se mêler de châtier mes serviteurs... Ce garçon m'appartient. C'est à moi de décider de la punition que je lui infligerai.

Bachtiari bey tourna vers elle son regard étincelant, et parut se calmer.

– Son Excellence demande quel supplice vous lui réservez ?

– Je vais... Je vais lui faire donner vingt-sept coups de fouet et l'enfermer vif dans une jarre de plâtre.

Le prince parut réfléchir. Il eut une exclamation gutturale et tournant le dos repartit vers la maison avec sa suite. Les gardes traînant Flipot muet de terreur poussèrent les Français hors du jardin, et, les ayant ainsi mis à la porte sans plus de façons, refermèrent les grilles de la propriété.

– Où sont les chevaux ? demanda Angélique.

– Ces Turcs de malheur les ont gardés, grommela Malbrant-coup-d'épée, et je ne crois pas qu'ils aient l'intention de nous les rendre.

– Va falloir s'en retourner à pied, constata l'un des laquais.

Le cocher se désolait :

– Une si belle bête que Cérès ! Si c'est pas malheureux ! Madame la marquise n'aurait pas dû se laisser prendre comme ça. C'est des vrais sauvages que ces gens-là !

Angélique s'apercevait que la journée était beaucoup plus avancée qu'elle n'aurait cru. La nuit venait. La bise soufflait et un brouillard léger commençait à sourdre des halliers voilant le clignotement des lumières lointaines qui vers l'Est annonçaient Paris. On entendit les sabots fatigués d'un cheval clapoter sur la route gelée. Maître Savary apparut conduisant sa monture par la bride.

À quelques pas il commença de renifler bruyamment comme un chien de chasse tandis que son visage s'illuminait.

– La moumie !... On vous l'a donc montrée... Ah ! je la sens... je la sens...

– Rien d'étonnant : tous mes vêtements sont comme imprégnés de cette puanteur. On ne s'en débarrasse pas facilement de l'odeur de votre moumie... J'ai un mal de tête épouvantable. Vous pouvez vous vanter, maître Savary, de m'avoir entraînée dans des aventures bien désagréables. Savez-vous que l'ambassadeur a trouvé tout à fait normal de s'adjuger mes cinq chevaux ? Quatre chevaux noirs croisés de sarrasins et mon cheval de selle, une jument pur-sang que j'ai achetée mille livres...

– Naturellement ! D'aussi belles bêtes ! Son Excellence ne pouvait les considérer que comme des présents à lui offerts.

– Il ne risquait pas de vous prendre la vôtre !

– Hé ! Hé ! Je savais ce que je faisais, ricana le vieil apothicaire en donnant une tape amicale sur le flanc osseux de sa vieille haridelle.

– En attendant, comment revenir à Versailles ? Pas de carrosse ne passe sur cette route, et d'ailleurs je n'ose avouer à personne ma mésaventure, aussi stupide qu'insultante.

– Je propose de vous prendre en croupe, dit Savary, et de vous mener ce soir à Paris. Quant aux gars, à deux lieues d'ici ils trouveront une auberge où ils pourront passer la nuit ; demain il y aura bien une carriole pour les ramener à la ville, où ils n'auront qu'à passer par vos écuries pour se remettre en selle.

– C'est tout simple, en effet, dit Angélique qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Vous vous imaginez que j'ai mes écuries pleines de chevaux que je peux distribuer négligemment à tous les princes persans de la terre...

Savary ne se démontait pas et continuait à ricaner comme un vieux lutin facétieux.

– Hé ! Hé ! Je vois là une petite pierre qui vaut bien cinq et même dix chevaux pur-sang.

Angélique, contrariée, dissimula sous sa cape la main où brillait la turquoise millénaire. Maître Savary tout réjoui se mit en selle, tandis que les laquais aidaient leur maîtresse à monter derrière lui.

– Quoi que vous en disiez, Madame, reprit le vieil homme tandis que la bête prenait le petit trot, vous vous êtes beaucoup mieux entendue avec Bachtiari bey que vous ne voulez l'avouer.

– Pas du tout ! Je ne peux m'entendre avec un personnage de ce genre, qui trouve normal de jongler avec les têtes de ses semblables, et qui, après m'avoir reçue aimablement, me fait jeter dehors sans une excuse...

– Ce sont des points de détail et de convention, Madame. Pour les Musulmans la vie, dont ils prétendent jouir totalement, n'a pas autant de valeur que pour les chrétiens. Allah nous attend au seuil de la mort. Envoyer un esclave d'un coup de sabre dans l'autre monde, n'est-ce pas lui faire généreusement don de la liberté, et lui gagner le paradis en même temps ? Car ce privilège est accordé par le Coran aux domestiques exécutés par leur propre prince. Et je suis sûr que Bachtiari bey garde le plus enchanteur souvenir de votre visite. Mais après tout, vous n'êtes qu'une femme ! conclut maître Savary avec un mépris tout oriental.

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