Chapitre 24

Du parc surchauffé le cri des cigales montait strident à travers l'ombre. Les nerfs exaspérés d'Angélique en souffrirent. Ce cri long et continu avait quelque chose de cruel, de forcené. Elle se boucha les oreilles. Brusquement, au tournant d'une allée, la maison de campagne de M. d'Orléans apparut, avec toutes ses fenêtres illuminées, derrière lesquelles couraient des flambeaux. De nombreux carrosses stationnaient sur le parterre ; les portes étaient grand ouvertes.

En effet il se passait quelque chose, mais ce n'était pas une fête. Tremblante elle sauta de voiture et courut jusqu'à l'entrée. Aucun page ne se présenta pour lui tenir son manteau ou s'enquérir de ses désirs à une telle heure. Pourtant le vestibule était plein de gens qui allaient et venaient d'un air bouleversé en se parlant à mi-voix. Angélique aperçut Mme de Gordon-Huxley qui traversait.

– Que se passe-t-il ? lui cria-t-elle.

L'Écossaise eut un geste vague et effaré.

– Madame se meurt, répondit-elle.

Elle disparut derrière une tenture.

Angélique arrêta un valet par le bras.

– Madame se meurt ?... C'est impossible. Elle était encore hier en parfaite santé. Je l'ai vue danser à Versailles.

– Hélas ! Aujourd'hui même, à 4 heures encore, Son Altesse riait et devisait joyeusement. Et puis elle a bu un verre d'eau de chicorée et aussitôt elle a été prise de malaises.

Dans un boudoir, Mme Desbordes, une femme de chambre de la princesse, étendue sur un canapé, respirait des sels. Elle se remettait à peine d'un évanouissement.

– C'est le sixième depuis cet après-midi, la pauvre femme, dit Mme de Gamaches.

– Mais qu'a-t-elle ? Aurait-elle bu aussi de cette eau de chicorée ?

– Non, mais c'est elle qui l'a préparée et elle s'accuse d'être la cause de l'horrible accident.

Mme Desbordes retrouvait ses esprits. Elle se mit à pousser de véritables cris hystériques.

– Calmez-vous, la supplia Mme de Gamaches, vous n'êtes coupable en rien. Songez que si vous avez préparé cette eau, c'est moi qui l'ai apportée et c'est Mme de Gordon qui la lui a présentée dans sa tasse particulière.

Mais la pauvre femme de chambre ne voulait rien entendre et se balançait en poussant des gémissements plaintifs.

– Madame se meurt ! Madame se meurt...

– C'est bientôt dit, protesta Angélique, mais Madame a-t-elle vu seulement un médecin ?

– Elle les a tous vus, brama Desbordes. Le roi a envoyé son propre médecin. Tous, ils sont tous là. Tout le monde est là. Mademoiselle est là. Monsieur est là. La reine...

– Oh ! De grâce, l'interrompit Mme de Gamaches sur les bords de la crise de nerfs.

Sur ces entrefaites on aperçut Monsieur, qui venait de l'appartement de Madame, escorté de Mlle de Montpensier, véhémente.

– Mon cousin, il est temps de songer que Madame est en état de mourir et qu'il faudrait lui parler de Dieu...

– Mais elle a son confesseur, protesta mollement Philippe d'Orléans.

Il rectifia un pli de sa cravate avec ennui. De tous les gens présents il était certes celui qui semblait le moins affecté. Mais son caractère le livrait sans défense à l'énergie de la Grande Mademoiselle, et il était bien obligé de l'écouter. Elle haussa les épaules furieusement.

– Son confesseur ! J'en serais bien embarrassée s'il me fallait me présenter devant Dieu nantie d'une pareille nullité. Son confesseur ! Il n'était bon qu'à lui faire honneur dans un carrosse pour que le public vît qu'elle en avait un. Vous savez comme moi que ce capucin ne se recommande que par une des plus belles barbes du royaume. Et c'est tout... Mais pour mourir... Est-ce que vous avez réfléchi à ce que c'est que de mourir, mon cousin ?

Monsieur regarda ses ongles avec un petit soupir énervé.

– Eh bien, sachez que vous y passerez, vous aussi, s'écria la Grande Mademoiselle en éclatant en sanglots, et il sera bien temps de vous soigner les ongles. Ah ! ma pauvre chère, reprit-elle en apercevant Angélique et en l'attirant d'un geste désolé.

Elle se laissa choir sur une banquette.

– Si vous saviez quel spectacle affligeant, toutes ces personnes qui vont et viennent autour de Madame, en devisant et papotant comme si l'on attendait la comédie ! Et son confesseur qui ne sait faire autre chose que se caresser la barbe en disant des pauvretés...

– Ma cousine, calmez-vous, dit Philippe d'Orléans, conciliant. Voyons, qui pourrait-on trouver qui ait bon air à mettre dans la Gazette pour avoir assisté Madame à ses derniers moments ?... Ah ! j'ai trouvé son fait : l'abbé Bossuet. Madame l'entretenait parfois, et il est précepteur du Dauphin. On va l'aller quérir.

Il donna aussitôt des ordres pour envoyer un courrier chercher l'abbé Bossuet.

– Mais en attendant, le temps presse : qui sait si Madame sera encore en vie quand M. Bossuet arrivera. N'y a-t-il personne à Saint-Cloud ?

– Vous êtes insatiable, ma parole !

L'une des dames d'honneur recommanda le Révérend Père Feuillet, un chanoine de Saint-Cloud dont le mérite était connu.

– Son mauvais caractère aussi, riposta le frère du roi d'un ton sec. Appelez-le si bon vous semble, mais moi je m'en vais. D'ailleurs j'ai fait mes adieux à Madame.

Il pirouetta sur ses hauts talons et se dirigea vers l'escalier avec les gens de sa suite. Florimond, qui était parmi eux, aperçut sa mère et vint lui baiser la main.

– C'est une bien triste affaire, n'est-ce pas, ma mère ? dit-il d'un ton compassé. On a empoisonné Madame.

– Florimond, je t'en supplie, cesse donc de voir partout des empoisonnements !

– Mais si, mais si, elle a été empoisonnée. Tout le monde le dit et d'ailleurs j'étais là, moi-même. Monsieur voulait aller à Paris et nous étions descendus dans la cour avec lui. À ce moment nous avons rencontré Mme de Mecklembourg, qui arrivait. Monsieur l'a saluée et s'est dirigé avec elle vers Madame, qui venait aussi à sa rencontre. C'est à ce moment-là que Mme Gordon lui a présenté sa tasse avec l'eau de chicorée glacée qu'elle boit toujours à cette heure. Dès qu'elle a eu bu, elle a porté la main à son côté en s'écriant : « Ah ! quel point de côté ! Ah ! quel mal ! Je n'en puis plus ! » Elle était d'abord toute rouge, puis toute pâle. Elle a dit : « Emportez-moi, je ne peux plus me soutenir... » Elle marchait toute courbée... Je l'ai vue.

– Le page a raison, renchérit l'une des jeunes suivantes de la princesse Henriette. Dès que Madame a été mise au lit elle nous a dit qu'elle avait la conviction d'être empoisonnée et elle a demandé un contrepoison. Le premier valet de chambre de Monsieur lui a apporté de la poudre de vipère mais ses douleurs sont restées aussi horribles et n'ont fait qu'augmenter. C'est certainement un poison terrible et inconnu.

– Ah ! ne dites donc pas de sottises, coupa la Grande Mademoiselle. Qui donc aurait intérêt à empoisonner une jeune femme aussi charmante ? Madame n'avait pas d'ennemis. On se tut, mais chacun n'en pensait pas moins, et Mlle de Montpensier la première.

Un nom était sur toutes les lèvres, celui du propre mari de la victime, ou alors de son favori évincé. Mademoiselle s'éventa avec fébrilité, puis s'élança au-devant du Père Feuillet, qu'on introduisait.

– Sans moi, Monsieur l'abbé, la pauvre princesse partait dans l'autre monde comme une hérétique. Venez, je vous accompagne.

Mme de Gamaches raconta à mi-voix pourquoi Monsieur n'aimait pas le Père Feuillet. C'était un religieux droit et rude auquel on appliquait volontiers le verset d'un des psaumes : « Je parlais de tes commandements devant les rois et je n'en rougissais point. »Invité à une collation pendant le Carême chez le frère du roi, celui-ci avait pris un léger biscuit en lui demandant : « Ce n'est pas rompre le jeûne, n'est-il pas vrai ? ».

– « Mangez un bœuf et soyez chrétien », répondit le chanoine.

La jeune suivante gloussa. Un brouhaha venant de l'appartement de Ta princesse redressa les dames avec des visages de circonstance.

Le roi s'en allait, accompagné des médecins, avec lesquels il s'entretenait. La reine suivait en se mouchant, puis la comtesse de Soissons, Mlle de La Vallière, Mme de Montespan et Mlle de Montpensier.

Au passage le roi vit Angélique. Il revint aussitôt sur ses pas et sans souci des regards qui les suivaient il l'attira, seul à seul, dans une embrasure.

– Sire, n'y a-t-il vraiment pas d'espoir ? Les médecins...

– Les médecins ont répété pendant des heures que ce n'était qu'un malaise sans importance, puis subitement ils ont perdu la tête et ne savaient plus ce qu'ils faisaient. J'ai essayé de leur remettre l'esprit en place. Je ne suis pas médecin, mais je leur ai proposé au moins trente remèdes : ils ont répondu qu'il fallait attendre. Ce sont des ânes, conclut-il en lançant un regard sombre dans la direction des praticiens en bonnets pointus qui se groupaient pour discuter encore à voix basse.

– Mais comment un pareil accident a-t-il pu survenir ? Madame paraissait en excellente santé. Elle était revenue d'Angleterre si heureuse.

Il la regarda profondément, sans paroles, et elle lut dans ses yeux le doute affreux qui le tenaillait. Elle baissa la tête, ne sachant que lui dire. Elle aurait voulu lui prendre la main mais n'osait pas.

– Je voudrais vous demander un service, Angélique, murmura-t-il. Restez ici jusqu'à... jusqu'à la fin et ensuite venez m'avertir à Versailles. Vous viendrez, n'est-ce pas ? J'ai besoin de vous... ma chérie.

– Je viendrai, Sire.

Louis XIV poussa un profond soupir.

– Il me faut partir maintenant. Les princes ne doivent pas voir mourir. C'est la règle. Quand je mourrai, moi aussi, ma famille désertera le palais et je resterai seul... Je suis bien aise que Madame ait près d'elle ce religieux de grand mérite, M. Feuillet. L'heure n'est plus aux paroles courtisanes et rassurantes des confesseurs mondains. Ah ! voici l'évêque de Condom, M. Bossuet. Madame l'appréciait beaucoup.

Il marcha au-devant du prélat et s'entretint un moment avec lui. Puis la famille royale s'en alla et M. Bossuet gagna la chambre de l'agonisante. On entendait au-dehors claquer des portières et piaffer les chevaux.

Angélique s'assit sur la banquette pour attendre. Florimond courait partout, avec l'excitation des enfants mêlés à un drame qui ne les atteint pas. Il lui confia que Monsieur était couché et dormait de bon cœur. Un peu avant minuit Mme de La Fayette, qui se tenait auprès de la princesse, vint prévenir Angélique que Madame avait su sa présence à Saint-Cloud et désirait la voir.

*****

La chambre était pleine de monde, mais la venue du Père Feuillet et de M. Bossuet y avait établi un peu de décence. On parlait à voix basse. Au chevet du lit les deux ecclésiastiques s'effacèrent pour laisser approcher Angélique. Elle crut d'abord qu'une autre personne, inconnue, reposait là tant le changement survenu chez Madame la rendait méconnaissable. Sa chemise, dénouée au cou et aux bras, laissait apparaître un corps cireux et dont la maigreur semblait s'être accentuée, jusqu'à devenir squelettique en quelques heures. Ses pommettes étaient saillantes son nez pincé. Un profond cerne creusait le regard, agrandi par des tourments indicibles.

– Madame, dit Angélique à mi-voix, comme vous souffrez ! Quelle pitié de vous voir souffrir ainsi !

– Vous êtes bonne de me le dire. Chacun répète que je m'exagère mon état. Pourtant, si je n'étais pas chrétienne, je me tuerais tant mes douleurs sont excessives.

Elle respira difficilement et reprit :

– Mais il est bon que je souffre, sinon je n'aurais rien à présenter à Dieu qu'une vie bien vaine. Madame du Plessis, je suis heureuse que vous soyez venue. Je n'oublie pas le service que vous m'avez rendu et la dette que je vous dois. J'ai rapporté de l'Angleterre...

Elle fit un léger signe à M. de Montaigu, l'ambassadeur d'Angleterre, qui s'approcha. La princesse s'entretint avec lui en anglais et Angélique comprit qu'elle le chargeait de lui remettre, après sa mort, les 3 000 pistoles qu'on lui devait. L'Anglais était effondré. Il savait quel désespoir éprouverait son maître, Charles II, en apprenant la mort de sa sœur, de sa petite Ninette, qu'il avait toujours tendrement aimée. Il dut demander à la mourante si elle ne soupçonnait pas une intention criminelle, car on comprit le mot poison, qui se prononce à peu près de la même façon dans les deux langues. Le Père Feuillet intervint :

– Madame, n'accusez personne et offrez votre mort à Dieu en sacrifice.

La princesse acquiesça des paupières et, les yeux fermés, elle demeura silencieuse un long moment. Angélique pensait se retirer, mais la main glacée d'Henriette d'Angleterre tenait encore la sienne d'une étreinte imperceptible et elle n'osait s'y dérober. Madame ouvrit de nouveau les yeux. Ses prunelles si bleues étaient comme délavées, mais elle fixait le visage d'Angélique penché vers elle avec une attention soutenue, pleine de sagacité.

– Le roi est venu, fit-elle. Il était avec la reine, Mme de Soissons, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan...

– Oui.

Madame se tut. Elle la regardait toujours intensément. Angélique songea tout à coup que Madame avait aimé le roi. Le flirt avait été si poussé que, pour détourner les soupçons de la reine mère, encore vivante alors, les deux complices avaient eu l'idée de mettre une des filles d'honneur de Madame en paravent. Cette fille d'honneur n'était autre que Louise de La Vallière. On savait la suite. La fière princesse détrônée par l'humble suivante. Trop orgueilleuse elle n'avait pleuré qu'en secret et dans les bras de sa meilleure amie, Mme de Montespan... qui avait pris la place à son tour. Tout à l'heure, à son chevet, elle avait vu le roi, sa femme, et ses trois maîtresses, les deux anciennes et la nouvelle, en un étrange raccourci de son rêve d'amour ambitieux, poursuivi en vain et voué aux échecs humiliants.

– Oui, fit encore Angélique doucement.

Et elle lui sourit avec tristesse. Madame n'avait pas eu que des qualités. Mais ses défauts n'étaient pas mesquins et elle s'était toujours montrée gracieuse, ardente et intelligente. Trop intelligente. Elle mourait entourée d'ennemis ou d'indifférents. Son regard se voila. Elle fit d'une voix imperceptible :

– Je souhaiterais, pour lui, qu'il vous aimât... vous... parce que...

Elle ne put achever, eut un geste las. Sa main retomba sur le drap. Angélique s'écarta. Elle sortit de la chambre, regagna la banquette du vestibule, où elle recommença à attendre en s'efforçant de dire des prières. Vers 2 heures du matin M. Bossuet quitta un moment la princesse et s'assit à l'écart pour prendre un peu de repos. Un valet lui apporta une tasse de chocolat.

Florimond, courant comme une hirondelle, vint s'abattre près d'Angélique pour lui chuchoter que Madame était prise du hoquet de la mort. Ce qu'entendant, M. Bossuet posa sa tasse et retourna au chevet de sa pénitente.

Puis Mme de Gordon-Huxley passa en criant :

– Madame est morte !

*****

Comme elle l'avait promis au roi, Angélique aussitôt se prépara à gagner Versailles. Elle aurait voulu emmener Florimond pour l'arracher à ces allées et venues funèbres, mais elle trouva le garçonnet assis sur un coffre dans l'entrée et tenant la main d'une fillette de neuf ans.

– C'est la petite Mademoiselle, expliqua-t-il. Personne ne s'occupe d'elle, alors il faut bien que je lui tienne compagnie. Elle ne comprend pas encore que sa mère est morte. Car c'était une princesse, mais c'était quand même sa mère, n'est-ce pas ? Quand elle comprendra elle pleurera. Je dois rester pour la consoler.

Angélique le félicita, en caressant ses cheveux touffus. C'était d'un bon vassal que de partager la peine de ses princes et de les soutenir dans leurs chagrins. Elle-même se rendait près du roi. Les larmes aux yeux, elle embrassa la petite princesse qui, en effet, ne semblait pas très touchée de la perte d'une mère qu'elle connaissait peu et qui ne s'était guère occupée d'elle. D'autres carrosses roulaient déjà sur la route de Versailles. Angélique les fit dépasser au triple galop. Quand elle parvint au palais la nuit était encore profonde. Elle fut introduite dans le cabinet du roi, où celui-ci veillait.

– Alors ?

– C'est fini, Sire, Madame est morte.

Il inclina la tête, ne laissant rien transparaître des sentiments qui l'agitaient.

– Croyez-vous qu'elle ait été empoisonnée ? demanda-t-il enfin. Angélique eut un geste vague.

– Tout le monde le croit, reprit le roi. Mais vous, qui possédez un esprit plus sensé, donnez-moi votre avis.

– Madame craignait depuis longtemps de mourir empoisonnée. Elle m'en avait fait la confidence.

– Elle craignait ? Qui craignait-elle ? A-t-elle prononcé des noms ?

– Elle savait que le chevalier de Lorraine la haïssait et ne lui pardonnait pas son exil.

– Mais encore ?... Parlez... Parlez donc. Si vous ne parlez pas, vous, qui donc me parlera jamais en face ?

– Madame disait que Monsieur l'avait souvent menacée dans sa colère.

Le roi poussa un profond soupir.

– Si mon frère... murmura-t-il.

Il releva la tête.

– J'ai donné l'ordre qu'on m'amène le contrôleur de la Bouche à Saint-Cloud, Maurel. Je pense que cet officier ne va pas tarder. Tenez, j'entends des pas. Ce sont eux sans doute. Je voudrais que vous assistiez à notre entretien. Restez derrière cette tenture.

Angélique se glissa à l'abri du rideau qu'il lui désignait. La porte s'ouvrit et, introduit par Bontemps et un lieutenant des gardes, le nommé Maurel entra. C'était un homme aux traits durs, qui malgré une servilité professionnelle accentuée ne manquait pas d'arrogance. En dépit de l'arrestation dont il était l'objet il faisait bonne contenance. D'un signe le roi signifia au valet de chambre de demeurer. Le lieutenant se retira.

– Regardez-moi, dit gravement le roi à Maurel, et comptez sur la vie si vous êtes sincère.

– Sire, je dirai la plus exacte vérité.

– Rappelez-vous cette promesse : si vous y manquez, votre supplice est prêt... Il dépend de vous de sortir de ce château vivant pu mort.

– Sire, reprit avec calme le contrôleur, après votre parole sacrée, je serais un imbécile si j'osais mentir.

– Bien... répondez maintenant. Madame meurt-elle empoisonnée ?

– Oui, Sire.

– Qui l'a empoisonnée ?

– Le marquis d'Effiat et moi.

Le roi broncha.

– Qui vous a donné cette horrible mission, et de qui teniez-vous le poison ?

– Le chevalier de Lorraine est la cause et le premier instrument de cet attentat ; c'est lui qui nous a envoyé de Rome la drogue vénéneuse que j'ai préparée et qu'Effiat a jetée dans le breuvage de Son Altesse Royale.

Le timbre du roi baissa brusquement :

– Et mon frère... (il fit effort pour raffermir sa voix) mon frère a-t-il eu connaissance du complot ?

– Non, Sire.

– L'affirmeriez-vous par serment ?

– Sire, j'en jure devant Dieu que j'ai offensé... Monsieur n'a point connu le secret... Nous ne pouvions compter sur lui... il nous aurait perdus.

Louis XIV se redressa.

– Voilà ce qu'il m'importait de savoir... Allez, misérable, je vous laisse la vie, mais sortez de mon royaume et sachez que si vous en franchissez à nouveau les frontières vous êtes un homme mort !

Maurel sortit, accompagné de Bontemps. Le roi se leva et quitta sa place derrière sa table de travail.

– Angélique !

Elle entendit son cri comme celui d'un homme blessé et qui chancelle. Elle courut vers lui. Il la prit contre sa poitrine et la serra à la briser. Elle sentait sur son épaule le poids de ce front royal accablé.

– Angélique, mon ange !...

– Je suis là.

– Que d'horreurs, murmura-t-il, que d'âmes viles et décevantes !

Et cependant il ne savait pas tout. Un jour il saurait. « Un jour nous lèverons le voile », avait dit La Reynie. Et il se dresserait seul dans une nier d'opprobres, de crimes inconcevables.

– Ne me laissez pas seul.

– Je suis là !

– De quelque côté que je tourne le regard, il n'y a personne en qui je puisse reposer ma confiance.

– Je suis là...

Il parut enfin l'entendre et relevant la tête il la regarda longuement, avec une interrogation éperdue.

– Est-ce vrai ? Angélique, vous ne me quitterez plus ?

– Non.

– Vous serez mon amie... Vous serez à moi ?

Elle fit « oui » de la tête et très doucement elle leva la main et la posa sur cette joue, sur cette tempe que l'heure matinale rendait rugueuse.

– Est-ce vrai ? répéta-t-il. Oh ? c'est comme...

Il chercha un mot pour traduire son éblouissement ; il vit le jour nouveau qui posait un trait rose au bord des rideaux.

– C'est comme l'aurore... Un gage de vie, de force... que vous me donnez après cette nuit terrible où la mort a frappé. Oh ! mon âme... Vous serez à moi ! À moi ! je posséderai ce trésor...

Il l'étreignit avec une passion violente. Elle sentait sa force intrépide se communiquer à elle, et comme lui elle partageait la certitude que leur union les rendrait invincibles à la face du monde. Les ennemis s'enfuiraient, les démons s'écarteraient. Au bout d'une longue lutte ils voyaient se dénouer le problème et leurs esprits meurtris en éprouvaient une paix soudaine et vivifiante.

Bontemps dut frapper plusieurs fois à la porte.

– Sire, il est l'heure.

Angélique se dégagea des bras vigoureux qui refusaient de la libérer.

– Sire, il est l'heure, répéta-t-elle.

– Oui. Il me faut redevenir roi. Mais je crains, si je vous laisse aller, que vous ne vous échappiez encore.

Elle secoua la tête avec un petit sourire triste et las. La fatigue de cette nuit angoissante meurtrissait ses paupières et le léger désordre de sa chevelure lui donnait un visage d'amante épuisée. Le roi pâlit.

– Je vous aime, fit-il d'une voix sourde. Oh ! mon ange, je vous aime, ne me laissez plus !

*****

Après le cérémonial habituel du lever du roi, les courtisans se rendirent, comme chaque matin, à la messe du roi. Celui-ci, le visage impassible, gagna sa place. On entendait des sanglots étouffés. M. Bossuet monta lentement en chaire. Dans la lumière dorée qui tombait des vitraux, l'on vit s'élever son visage solide, au teint rouge, et sa haute stature en camail noir et surplis de dentelle.

Il laissa planer un long silence, puis sa main retomba lourdement, tandis que sa grande voix s'élevait avec ampleur sous les voûtes de la chapelle royale :

– Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !... Madame a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces, vous le savez, le soir nous la vîmes séchée... quelle diligence ! En neuf heures l'ouvrage est accompli... Ô vanité des vanités...

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