Chapitre 7

En dormant elle vivait un rêve qui lui revenait souvent depuis quelque temps. Étendue dans l'herbe d'une prairie, elle avait froid. Elle essayait de se couvrir avec les herbes mais elle s'apercevait tout à coup qu'elle était nue. Alors elle se mettait à attendre avec inquiétude le soleil, guettant les nuages très blancs qui passaient paresseusement dans un ciel très bleu. Enfin elle sentait sur sa chair la caresse d'un rayon. Elle se détendait. Un sentiment de bienêtre et de bonheur extraordinaire l'envahissait jusqu'à l'instant où elle s'apercevait que ce n'était pas un rayon de lumière qui lui causait cette impression chaleureuse, mais une main posée sur son épaule. Aussitôt elle avait froid de nouveau et elle se répétait : « Naturellement il fait froid puisque c'est l'hiver. Mais pourquoi l'herbe est-elle verte ? » Et elle continuait à se débattre contre le froid de l'hiver et l'herbe verte de l'été, jusqu'à ce qu'elle s'éveillât grelottante et se frottant l'épaule où la sensation d'une paume chaude et douce persistait.

Cette nuit-là elle s'éveilla encore et ramena sur elle en claquant des dents les couvertures que son agitation avait jetées à bas du lit. Elle avait si froid qu'elle hésita à appeler l'une des demoiselles de Gilandon qui couchaient dans la pièce voisine pour lui demander de faire une flambée.

L'appartement qu'elle occupait à Versailles comprenait deux chambres et une petite salle de bains, dont le dallage de mosaïque, incliné vers le centre, permettait l'évacuation des eaux. Angélique conçut le projet d'aller se réchauffer en prenant un bain de pieds à la fleur de thym. L'eau de la bouilloire posée sur un réchaud à charbon était entretenue tiède. Elle écarta les courtines de l'alcôve et chercha du pied ses mules de satin bleu fourrées de duvet de cygne. Chrysanthème aboya.

– Chut !

Une pendule au timbre argentin égrena son carillon dans le lointain. Angélique savait qu'elle n'avait pas dormi longtemps. Il était à peine minuit ! C'était l'heure fugitive où, quand il n'y avait ni bal ni médianoche, ou féerie nocturne, le grand palais de Versailles faisait silence pour un bref repos.

Angélique se pencha, encore à la recherche de sa mule et dans ce mouvement elle découvrit sur la gauche, près de l'alcôve, tracé comme par un fin pinceau de lumière le rectangle d'une petite porte. Elle ne l'avait jamais remarquée. C'était la lueur d'une bougie tressautante derrière cette porte qui la lui révélait. Quelqu'un se tenait là et dont la main tâtonnait cherchant le pêne invisible de la serrure. Il y eut un léger déclic. La raie de lumière s'élargit tandis que l'ombre d'un homme s'étirait sur la tapisserie du mur.

– Qui vient là ? Qui êtes-vous ? demanda Angélique à voix haute.

– Je suis Bontemps, le premier valet de chambre du roi. Ne craignez rien, Madame.

– Oui, je vous ai reconnu, monsieur Bon-temps. Que me voulez-vous ?

– Sa Majesté a le désir de vous voir.

– À cette heure ?

– Oui, Madame.

Angélique s'enveloppa de sa robe de chambre sans un mot. Le petit appartement POUR Madame du Plessis-Bellière était luxueux mais il cachait ses pièges.

– Puis-je vous faire attendre un instant, monsieur Bontemps ? Je voudrais me vêtir.

– Je vous en prie, Madame. Ayez cependant la bonté de ne pas réveiller vos suivantes. Sa Majesté souhaite que la plus grande discrétion soit observée et que l'existence de cette porte dérobée ne demeure connue que de quelques personnes de confiance.

– J'y veillerai.

Elle alluma sa propre chandelle au flambeau de Bontemps et passa dans le cabinet voisin. « Il n'y a pas grand-chose au monde qui te fasse peur », lui avait dit Raymond. C'était vrai. Elle avait gagné, en sa dure expérience, le goût de faire face au danger plutôt que de se dérober et de fuir. Elle claquait des dents mais c'était de nervosité et de froid.

– Monsieur Bontemps, ayez l'obligeance de m'aider à agrafer ma robe, je vous prie.

Le valet de chambre de Louis XIV s'inclina et posa son bougeoir sur une console.

Angélique avait de la considération pour cet homme affable, d'une distinction sans servilité et dont la situation n'était pas toujours enviable. Il était responsable de la Maison du Roi, et du logement et du ravitaillement de toute la population de la Cour. Louis XIV, qui ne pouvait s'en passer, se déchargeait sur lui de mille détails. Plutôt que de l'importuner au mauvais moment Bontemps n'hésitait pas à payer de sa personne. Le roi avait été jusqu'à lui devoir 7 000 pistoles avancées pour les tables de jeu et les loteries. Angélique, penchée vers le miroir, écrasa un peu de rose sur ses pommettes. Son manteau était dans la chambre occupée par ses filles d'honneur. Elle haussa les épaules et dit :

– Tant pis. Je suis prête, monsieur Bontemps.

Ses lourdes jupes ne s'introduisirent qu'avec peine dans la porte dérobée. Celle-ci refermée sans bruit, la jeune femme se trouva dans un étroit couloir à peine de la hauteur et de la largeur d'un homme. Bontemps lui fit monter un petit escalier en tournevis, puis redescendre trois marches. Le boyau, long comme un tunnel, s'enfonçait devant eux. Il tournait et retournait, coupé de cabinets ou de petits salons clos, qu'elle devinait meublés sommairement par un lit, un tabouret ou un secrétaire, et destinés à quels hôtes mystérieux, à quelles rencontres ?

Un Versailles insoupçonné se révélait, celui des espions et des domestiques, des entrevues secrètes, des visites incognito, des tractations inavouables, des rendez-vous clandestins. Un Versailles obscur, creusé dans l'épaisseur des murs et entrelaçant son labyrinthe invisible autour des salles lumineuses et dorées du grand jour. Après la traversée d'un dernier réduit où une banquette et un carreau de tapisserie semblaient attendre les visiteurs d'une cité souterraine, une porte s'ouvrait sur un plus vaste espace. Le plafond, brusquement haussé, révélait une pièce des grands appartements. En regardant autour d'elle Angélique se reconnut dans le cabinet du roi. Deux chandeliers à six branches posés sur la table de marbre noir y reflétaient leurs lumières et révélaient la présence du souverain, studieusement penché sur son travail. Devant la cheminée, où le feu craquait, trois grands lévriers sommeillaient. Ils se dressèrent à demi avec un léger grondement puis reprirent leur pose. Bontemps tisonna le feu, y posa une bûche, se recula et se fondit comme une ombre dans la muraille.

Louis XIV, les doigts posés sur sa plume, releva la tête. Angélique le vit sourire.

– Prenez place, Madame.

Elle s'assit dans l'expectative sur l'extrême bord d'un fauteuil. Le silence se prolongea un assez long moment. Aucun bruit ne parvenait jusque-là, amorti par les lourds rideaux bleus à fleurs de lys d'or, tirés devant les fenêtres et les portes. Le roi se leva enfin, et vint se planter devant elle, les bras croisés.

– Alors, vous n'avez pas encore sonné l'attaque ? Pas un mot ? Pas une protestation ? On vous a pourtant tirée de votre sommeil ? Que faites-vous de votre hargne ?

– Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté.

– Que cache cette humilité soudaine ? Quelle réplique cinglante comme un coup de fouet ? Quelle boutade ?

– Votre Majesté est en train d'esquisser le portrait d'une harpie, qui me rend bien honteuse. Est-ce là l'opinion que vous avez de moi, Sire ?

Le roi ne répondit pas directement.

– Le Révérend Père Joseph m'a vanté pendant plus d'une heure vos mérites. C'est un homme de bon sens, à l'esprit ouvert, de grande science et j'apprécie ses conseils. J'aurais donc mauvaise grâce à ne pas vous donner l'absolution, quand les grands esprits de l'Église étendent sur vous la protection de leur indulgence. Quelle réflexion vous suggère ce que je viens de dire, pour provoquer votre sourire moqueur ?

– Je ne m'attendais pas à être appelée à cette heure de la nuit pour entendre vanter les mérites de votre austère aumônier.

Le roi se mit à rire.

– Petite diablesse !

– Soliman Bachtiari bey m'appelle Fouzoul-Khanoum.

– Ce qui veut dire ?

– La même chose. Et voici la preuve que le roi de France et l'ambassadeur du Shah de Perse peuvent avoir des vues communes sur un même point.

– Nous verrons cela.

Il étendit ses deux mains devant lui, paumes ouvertes.

– Bagatelle, faites votre soumission à votre souverain.

Angélique, avec un sourire, posa ses mains sur celles du roi.

– J'engage ma fidélité au roi de France, dont je suis femme-lige et vassale.

– Voilà qui est bien. Maintenant venez par ici.

D'une pression il la fit lever et l'entraîna de l'autre côté de la table. Une grande carte y était déroulée où, parmi les grillages des latitudes et des méridiens et le vol des Éoles soufflant aux quatre points cardinaux, s'étalait une large tache bleue. Sur cette tache des lettres blanc et or, aux souplesses de broderies, inscrivaient quatre mots prestigieux : « Mare nostrum – Madré nostrum », vieille appellation donnée encore par les géographes à la Méditerranée, berceau des civilisations : « Notre mer – Notre mère ». Le roi désigna du doigt quelques lieux.

– Ici, la France... Là, Malte. Là, Candie, dernier bastion du christianisme. Ensuite nous tombons sous le pouvoir des Turcs. Et, comme vous le voyez, la Perse est là, ce lion sur un soleil levant, entre le croissant de la Turquie et le tigre de l'Asie.

– Est-ce pour me parler de la Perse que Votre Majesté m'a fait venir à cette heure tardive ?

– Souhaiteriez-vous que ce soit pour vous parler d'autre chose ?

Angélique, les yeux baissés sur la carte, secoua la tête, refusant de rencontrer son regard.

– Non ! Parlons donc de la Perse. Quel intérêt ce lointain pays peut-il avoir pour le royaume de France ?

– Un intérêt dont l'objet ne vous sera pas indifférent, Madame : la soie. Savez-vous qu'elle représente les trois quarts de nos importations ?

– Je l'ignorais. C'est énorme. Nous avons donc besoin de tant de soie en France ? Pour quoi faire ?

Le roi éclata de rire.

– Pour quoi faire ? Et c'est une femme qui demande cela ! Mais ma très chère, croyez-vous que nous pourrions nous passer de nos brocarts, de nos satins, de nos bas à vingt-cinq livres, de nos rubans, de nos chasubles ? Non, plutôt nous priver de pain. Les Français sont ainsi faits. Leur grande affaire ce n'est pas les épices, ni l'huile, ni le blé, ni la quincaille, ni toutes les choses grossières : c'est la mode.

« Monsieur de Richelieu, au temps de mon père, avait cherché à imposer une certaine austérité dans les toilettes...

« Vous connaissez le résultat : il n'a réussi qu'à faire monter le prix des tissus devenus rares et clandestins. Et voici où le bât nous blesse et où un nouvel accord commercial avec le Shah de Perse prend son importance : il faut de la soie aux Français mais elle est trop chère. C'est une entreprise ruineuse.

Il énuméra avec souci :

– Redevance aux Persans... Péage aux Turcs pour laisser passer la marchandise... Péage aux divers intermédiaires génois, messins ou provençaux... Il faut une autre solution.

– M. Colbert n'envisage-t-il pas de remplacer ces lourdes importations par une fabrication locale ? Il m'a parlé de transformer les manufactures de Lyon.

– Projet à longue échéance. Nous n'avons pas encore le secret des procédés orientaux pour la fabrication des brocarts ou des lamés. Les mûriers que j'ai donné ordre de planter dans le Midi n'arriveront pas à maturité avant de longues années.

– Et ils ne fourniront pas pour autant une soie égale à celle de Perse. Ce sont des mûriers à baies noires. Tandis qu'en Perse les vers sont nourris par les mûriers à baies blanches, qui poussent sur les hauts plateaux.

– Qui donc vous a si bien renseignée ?

– Son Excellence Bachtiari bey.

– Il vous a parlé du commerce des soieries ? Il soupçonne donc que ce doit être la partie importante de notre entretien ? Vous a-t-il paru au courant de nos difficultés ?

– Soliman bey est un fin lettré, poète, et raffiné... à sa manière ; il possède l'oreille du roi de Perse pour tous ses talents de Cour, mais il a également d'autres qualités, moins appréciées là-bas mais plus dangereuses pour nous : c'est un excellent homme d'affaires, qualité assez rare pour un prince de son rang, les grands seigneurs persans ayant abandonné en général tout commerce aux Arméniens et aux Syriens.

Le roi soupira d'un air résigné.

– Décidément je dois me rendre aux raisons de M. Colbert et du Révérend Père Joseph. Vous semblez bien la seule personne capable de débrouiller ce difficile écheveau... De soie.

Ils se regardèrent en riant, comme des complices liés par une entente qui n'avait pas besoin de s'exprimer. Une lueur parut dans les yeux du roi.

– Angélique... fit-il d'une voix sourde.

Puis se ravisant, il reprit d'un ton naturel :

– Tous ceux que j'ai envoyés près de lui ne m'ont dit que des imbécillités. Que ce soit Torcy ou Saint-Amon, ils me le présentent comme un grossier barbare, incapable de se plier à nos usages, et considérant sans respect le roi dont il est l'hôte. Or, mon instinct m'avertissait qu'il est bien tel que vous me le décrivez : fin et madré, cruel et délicat.

– Je suis persuadée, Sire, que si vous aviez pu le rencontrer à la place de vos plénipotentiaires, les difficultés n'auraient pas surgi. Vous avez le don de pénétrer d'un coup d'œil l'intime de chacun.

– Hélas ! Les rois ne peuvent faire eux-mêmes certaines démarches. Mais ils doivent savoir appliquer diverses personnes à diverses choses selon leurs divers talents. C'est cette tâche qui est peut-être la première et constitue le plus grand talent des princes. J'y ai failli en ne prenant pas assez de soin de ceux que j'envoyais au-devant de l'ambassadeur. Saint-Amon, chevronné dans sa charge d'adjoint introducteur des ambassades, me semblait tout désigné. Je n'ai point réfléchi aux défauts qu'il présente. C'est un huguenot, et comme tous ceux de sa religion, un esprit chagrin et soupçonneux, plus enclin à imposer à tort et à travers les principes de sa conscience rigide qu'à servir avec souplesse les intérêts de son roi. Ce n'est pas la première fois que je fais réflexion au sujet de ces gens de la religion réformée. Les meilleurs échappent au contrôle par la curieuse intransigeance de leurs préceptes. Je veillerai désormais à n'en plus avoir dans mes hauts services.

Il eut un geste de la main, comme s'il traçait d'un trait de plume une infranchissable barrière. Son visage, qui s'était durci, retrouva sa calme expression habituelle.

– Vous avez eu la bonne grâce de revenir à temps, Madame, pour nous aider.

– Votre Majesté ne parlait pas ainsi ce matin...

– Je le reconnais. Il est d'un petit esprit que de vouloir ne s'être jamais trompé. Je sais ce que je dois obtenir et ce que je dois éviter. Vous présentez le plus sûr moyen d'atteindre ce but. Car si nous ne parvenons pas à nous entendre avec l'ambassadeur du Shah de Perse, il y a beaucoup à parier que celui-ci va expulser nos jésuites et garder la soie de ses mûriers. Le sort des uns et de l'autre est entre vos mains.

Angélique regarda ses doigts, où luisait la turquoise.

– Que dois-je faire ? Quel est mon rôle ?

– Pénétrer l'esprit de ce prince, et m'informer ensuite de la façon dont il faut agir pour le traiter sans erreurs. Et si cela vous est possible, discerner à l'avance les pièges que pourrait nous tendre ce tortueux personnage.

– En un mot, le séduire. Faut-il essayer de lui couper les cheveux, comme Dalila ?

Le roi sourit :

– Je m'en remets à vous pour décider ce qui est nécessaire.

Angélique mordit sa lèvre.

– L'entreprise n'est pas si facile. Elle demandera beaucoup de temps.

– Cela importe peu.

– Je croyais que tout le monde avait hâte de voir l'ambassadeur présenter ses lettres de créance.

– Tout le monde... sauf moi. À vrai dire lorsque, au début, l'on m'a fait part des réticences de Soliman bey, j'ai été contrarié. Depuis je laisse aller les choses et, bien au contraire, je souhaite retarder l'entrevue. Je veux auparavant recevoir l'ambassade moscovite, qui est en route. Je parlerai plus librement avec le Persan ensuite. Car si les Moscovites sont d'accord il faudrait mettre au point un nouvel itinéraire pour la soie par la voie de terre : à l'abri des rapines turques, génoises et tutti quanti.

– Les ballots de marchandises ne nous parviendraient plus par mer ?

– Non. Ils suivraient l'ancienne route tartare des commerçants de Samarcande vers l'Europe. Regardez ! Voici la route de la soie que je veux retracer, par les steppes de la Transcaucasie, l'Ukraine, la Bessarabie, la Hongrie. Ensuite ce sont les territoires de mon cousin le roi de Bavière. Le périple est accompli. Et tout compte fait, il coûtera moins que les pillages des Barbaresques et les péages ruineux qu'il nous faut verser par voie de mer.

Penchés d'un même mouvement vers la carte aux prestigieuses évocations, leurs deux têtes s'étaient rapprochées. Angélique sentit contre sa joue l'effleurement des cheveux du roi. Elle se redressa brusquement, troublée. Une sensation de froid la pénétrait. Elle fit le tour de la table pour aller se rasseoir en face du roi et elle s'aperçut que pendant leur conversation le feu s'était éteint. Cette vue la fit grelotter. Elle se désespérait de n'avoir pas son manteau. Mais il fallait attendre que le souverain lui-même lui signifiât son congé. Il n'y semblait pas disposé et parlait encore, exposant les projets de Colbert sur les manufactures de Lyon et de Marseille. Enfin il s'interrompit.

– Vous ne m'écoutez plus. Qu'avez-vous ?

Angélique, les coudes Frileusement serrés entre ses mains, hésita à répondre. Le roi était d'une complexion extraordinairement robuste. Il ignorait le froid, la chaleur, la fatigue, et n'admettait guère ces faiblesses chez ceux qui avaient l'honneur d'être en sa compagnie. Se plaindre provoquait sa mauvaise humeur et entraînait parfois la disgrâce. La vieille Mme de Chaulnes ayant exprimé à voix haute son sentiment lors d'une revue sur la place d'armes, par un vent glacé, avait été priée « d'aller soigner ses rhumatismes dans son château ».

– Qu'y a-t-il ? insista le roi. Vous semblez vous livrer à des méditations dangereuses ? J'espère que vous n'allez pas me faire l'affront de refuser la mission que je viens de vous confier ?

– Non, Sire, non. Si telle était mon intention je ne vous aurais pas écouté. Votre Majesté me croit-elle capable de déloyauté ?

– Je vous crois capable de tout, dit le roi d'un air sombre. Vous n'envisagez donc pas de me manquer ?

– Certes, non.

– Alors qu'y a-t-il ? Pourquoi prenez-vous subitement cet air égaré ?

– J'ai froid.

Le roi marqua un mouvement d'étonnement.

– Froid ?

– Le feu est éteint, Sire. Nous sommes au cœur de l'hiver et il est 2 heures du matin.

Une surprise amusée se lut sur les traits de Louis XIV.

– Il y a donc des fragilités sous votre force ? Je n'entends jamais personne se plaindre ainsi.

– Personne n'ose, Sire. L'on craint trop de vous déplaire.

– Tandis que vous...

– Je le crains aussi. Mais je crains plus encore de tomber malade. Comment, alors, pourrais-je exécuter les ordres de Votre Majesté ?

Le roi lui dédia un sourire pensif et pour la première fois elle eut l'impression que ce cœur orgueilleux découvrait un sentiment inconnu : la tendresse.

– C'est bon, fit-il d'un ton résolu, je désire m'entretenir encore avec vous mais je ne vous ferai pas périr.

Il commença à dégrafer son justaucorps d'épais velours marron, le retira et le lui posa sur les épaules.

Elle sentit les effluves de sa chaleur masculine l'envelopper, mêlés à ce parfum d'iris, léger et pénétrant, qu'affectionnait le souverain et qui évoquait le prestige et l'effroi de sa présence. Elle éprouva un plaisir presque sensuel à ramener sur sa poitrine les revers galonnés d'or du vêtement trop vaste pour elle. La main que le roi avait posée sur son épaule lui laissait la même sensation brûlante que son rêve.

Elle ferma les yeux, les rouvrit.

Le roi était à genoux devant la cheminée où très simplement il disposait des bûches et tisonnait les charbons ardents pour en faire jaillir de nouvelles étincelles.

– Bontemps prend un peu de repos, fit-il comme pour s'excuser d'une attitude aussi incongrue, et je ne veux mettre personne d'autre dans la confidence de notre entrevue.

Il se redressa et s'épousseta les mains. Angélique le regardait comme un étranger qui aurait surgi à l'instant même dans la pièce. En manches de chemise, avec son long gilet brodé dont la coupe accusait son buste vigoureux, il apparaissait comme un jeune bourgeois. Elle se souvint qu'il avait dans sa vie connu bien des vicissitudes matérielles confinant à la pauvreté. La rudesse de la vie des camps mais aussi des exodes sur les routes défoncées, les châteaux misérables où la Cour en fuite de 1649 logeait parmi les courants d'air, sur des bottes de paille. Était-ce alors que le petit roi, aux chausses percées, avait appris, pour se réchauffer, à allumer le feu.

Les yeux d'Angélique n'avaient plus pour lui le même regard. Il s'en aperçut et lui sourit.

– Quelques heures de la nuit, laissons là les règles de l'étiquette. La condition des rois est en cela dure et rigoureuse qu'ils doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes leurs actions, de tous leurs gestes, à tout l'univers... et je dirai aussi, à tous les siècles. C'est une discipline nécessaire pour eux et pour ceux qui les entourent et pour ceux qui les regardent que l'étiquette qui leur permet de ne pas trébucher et d'être à tous instant égaux à l'image qu'on se fait d'eux. Mais la nuit est un refuge aussi nécessaire. Et j'aime y retrouver parfois mon visage, acheva-t-il en portant ses deux mains à ses tempes.

« Est-ce le visage qu'il montre à ses maîtresses ? » se dit Angélique. Et elle pensa soudain avec violence que Mme de Montespan n'en était pas digne.

– La nuit je peux redevenir un homme... continuait le roi. J'aime assez me rendre dans ce cabinet pour y travailler dans le calme. Et méditer, bâiller, et parler à mes chiens sans que tous mes propos soient recueillis précieusement.

Sa main caressa la fine tête du lévrier qui se tendait vers lui.

– La nuit je peux rencontrer qui me plaît sans qu'aussitôt cette marque d'intérêt provoque l'émoi es coteries, une révolution de palais et jusqu'à des remous politiques... Oui, la nuit est une précieuse complice des rois !

Il se tut. Debout devant elle, il s'appuyait contre la table dans une attitude d'abandon, les pieds croisés à demi. Ses mains n'avaient pas besoin de contenance. Elles demeuraient calmes, avec peu de gestes. Et Angélique admira que cet homme qui dormait à peine et qui le jour soutiendrait une continuelle représentation, travaillant, mais aussi recevant, dansant, marchant, chassant, s'intéressant aux problèmes les plus ardus, portant son attention aux moindres détails, ne trahît une nervosité.

– J'aime votre regard, fit tout à coup le roi. Une femme qui regarde un homme de cette façon lui insuffle tous les courages, toutes les fiertés, et, quand cet homme est roi, lui donne envie de conquérir l'univers.

Angélique se mit à rire.

– Vos peuples ne vous en demandent pas tant, Sire. Que vous les conserviez en paix dans leurs frontières leur suffit, je pense, et la France n'exige pas de vous les fatigues d'Alexandre.

– C'est ce qui vous trompe. Car les empires ne se conservent que comme ils s'acquièrent, c'est-à-dire par la vigueur, par la vigilance et par le travail. Ne croyez pas d'ailleurs que ces obligations dont je vous parlais me soient pesantes. Le métier de roi est noble, grand et délicieux pour celui qui se sent digne de bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il s'engage. Certes, il n'est pas exempt de peines, de fatigues et d'inquiétudes. C'est l'incertitude qui désespère le plus : alors on doit se dépêcher de prendre le parti qu'on croit le meilleur... Mais cette responsabilité me convient assez bien...

« Avoir les yeux ouverts sur toute la terre... Apprendre à toutes heures les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers... Être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons. Pénétrer parmi ses sujets ce qu'ils cachent avec le plus de soin. Découvrir les vues les plus éloignées de mes propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs et qui viennent à moi par des intérêts contraires... Remarquer chaque jour quelques progrès à des entreprises glorieuses, et la félicité des peuples dont on a soi-même formé le plan et le dessein... Je ne sais vraiment quel autre plaisir je ne quitterais, pas pour celui-là, si le sort m'en donnait l'occasion. Mais je m'arrête, Madame. J'abuse de votre attention, de votre patience. Et je vois poindre le moment où vous allez me regarder bien en face et me dire : j'ai sommeil !

– Je vous écoutais pourtant avec beaucoup de passion.

– Je le sais... Pardonnez-moi ma réflexion taquine. C'est pour cela aussi que j'aime vous avoir près de moi. Parce que vous savez merveilleusement bien écouter. Vous me direz : qui n'écoute le Roi ? Chacun se tait quand il parle. C'est vrai. Mais il y a beaucoup de façons d'écouter et je perçois souvent chez mes interlocuteurs la servilité, l'empressement stupide d'approuver. Vous, vous écoutez avec votre cœur, avec toutes les facultés de votre intelligence et un grand désir de comprendre. Cela m'est précieux. Il m'est souvent difficile de trouver à qui parler, et pourtant il y a une grande utilité à converser. En parlant, l'esprit achève ses propres pensées. Auparavant il les gardait confuses, imparfaites et seulement ébauchées. L'entretien qui l'excite et qui l'échauffe le porte insensiblement d'objet en objet plus loin que n'avait fait la méditation solitaire, et lui ouvre, par les arguments qu'on lui oppose, mille nouveaux expédients. Mais en voilà assez pour le moment. Je ne veux plus vous retenir.

*****

Derrière la porte secrète Bontemps dormait sur une banquette, du sommeil léger et inconfortable des serviteurs. Il fut sur pied aussitôt. Angélique refit en sens inverse le chemin du labyrinthe nocturne, et avant de le quitter remit au valet le justaucorps de son maître. Dans sa chambre, la chandelle qu'elle y avait laissée achevait de se consumer en grésillant et en projetant de grandes ombres au plafond. À sa lueur Angélique découvrit un masque pâle contre le mur et deux mains qui, sur une jupe, égrenaient un chapelet. L'aînée des demoiselles de Gilandon veillait pieusement en attendant le retour de sa maîtresse.

– Que faites-vous là ? Je ne vous avais point appelée, fit Angélique très contrariée.

– Le chien aboyait. Je me suis informée si vous n'aviez besoin de rien et comme vous ne répondiez pas j'ai craint que vous ne soyez souffrante.

– J'aurais pu tout simplement dormir. Vous avez trop d'imagination, Marie-Anne, c'est ennuyeux. Dois-je vous recommander d'être très discrète ?

– Cela va de soi, Madame. Avez-vous besoin de quelque chose ?

– Eh bien, puisque vous êtes debout, rallumez le feu et mettez cinq ou six charbons dans la bassinoire pour me réchauffer mon lit. Je suis gelée.

« Au moins elle ne va pas s'imaginer ainsi que je sors d'un autre lit, pensa-t-elle, mais alors que peut-elle s'imaginer ? Pourvu qu'elle n'ait pas reconnu Bontemps lorsqu'il m'a tenu la porte... »

Blottie entre ses draps, le court sommeil auquel elle aspirait ne lui fut pas donné. Dans trois heures à peine, Mme Hamelin, la « vieille » à coiffe de dentelle, passerait par les couloirs de Versailles et s'en irait tirer les courtines de l'alcôve royale. Et la journée de Louis XIV commencerait.

Angélique entendait encore sa voix harmonieuse, un peu lente, exposant le fruit de sa pensée à la fois si cachée et si universelle. Elle songeait qu'il y avait en lui quelque chose d'héroïque, à la manière des princes de la Renaissance italienne, car il était jeune, assuré, séduisant, aimant la gloire comme eux et passionné de beauté, ce qui n'est pas une exigence masculine très répandue.

Le bourdonnement de sa voix la hantait et elle se sentait prisonnière de cette voix plus qu'elle ne l'avait été de ses baisers.

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