Chapitre 3
À la nuit tombante le comte de Peyrac, escorté par les soldats espagnols, se présenta au camp Champlain. Il était à cheval et menait six montures pour être mises à la disposition des Protestants.
– Les chevaux sont rares ici. Prenez-en grand soin.
En selle au milieu du camp, il inspecta les cabanes alentour et remarqua l'animation ordonnée qui régnait dans ce lieu naguère en ruine et sinistre. La fumée s'élevait au-dessus des toits. Il fit déposer à terre par les Indiens qui le suivaient de lourdes caisses. On en sortit des armes neuves enveloppées soigneusement.
– Un mousquet pour chaque homme et chaque femme. Ceux ou celles qui ne savent pas tirer apprendront. Qu'on organise dès demain à l'aube un enseignement de tir.
Manigault qui s'était avancé à sa rencontre prit une des armes avec méfiance.
– C'est pour nous ?
– Je vous l'ai déjà dit. Vous vous partagerez également sabres et poignards et, pour les meilleurs tireurs d'entre vous, il y a six pistolets. Je ne peux faire plus aujourd'hui.
Manigault fit une moue dédaigneuse.
– Que dois-je comprendre ? Ce matin nous étions chargés de chaînes et sur le point d'être pendus, ce soir vous nous armez jusqu'aux dents fit-il, presque choqué de ce qu'il prenait pour une inconséquence de caractère. Ne nous faites pas l'insulte de nous croire si promptement vos alliés. Nous continuons à être ici contre notre gré et nous ne vous avons pas encore donné notre réponse, que je sache, à vos propositions forcées.
– Ne tardez pas trop à faire votre choix car je suis malheureusement dans l'obligation de vous armer. On m'a porté message qu'une bande de Cayugas, de la race iroquoise qui nous est hostile, nous était envoyée pour prendre nos scalps.
– Nos scalps, répétèrent les autres en portant leurs mains à leurs cheveux.
– Ce sont des ennuis qui peuvent arriver de temps à autre par ici. L'Angleterre et la France ne se sont pas encore entendues sur l'appartenance du Dawn East à l'une ou l'autre couronne. Cela nous permet, à nous, colons, d'œuvrer en paix, mais cependant, périodiquement, les administrateurs de Québec payent une expédition aux tribus frontalières afin de faire chasser les Blancs qui pourraient s'installer sans autorisation du roi de France. L'Angleterre agit de même mais elle a plus de mal à recruter ses complices car je me suis acquis l'appui du grand chef des Mohicans Massawa. Cependant aucun Blanc de la grande forêt n'est tout à fait à l'abri d'un massacre entrepris par l'une ou l'autre des tribus dispersées.
– Charmant, dit Mercelot sarcastique. Vous nous vantiez le charme et la richesse de « votre » domaine que si grandement vous nous accordez mais vous avez omis de nous en signaler les dangers et que nous risquions de nous faire massacrer par des sauvages tout nus.
– Qui vous a enseigné, messieurs qu'il existe un lieu sur la terre où l'homme n'a pas à se battre pour sauvegarder l'intégrité de sa vie ? Le paradis terrestre n'existe plus. La seule liberté de l'homme, c'est de pouvoir choisir comment et pourquoi il veut vivre, lutter et mourir. Et les Hébreux eux-mêmes ont combattu avec Josué pour conquérir la Terre Promise.
Il tourna bride et se fondit dans l'obscurité. Au couchant, des nuages soufrés voguaient ainsi que les fumées d'un immense incendie sur la toile de fond d'un ciel blanc de nacre. La mer était d'or bruni et les îles noires paraissaient se multiplier comme un troupeau de squales se pressant le long de ses rivages.
Crowley s'approcha en disant qu'on pourrait profiter des dernières lueurs du jour pour organiser les postes de défense et placer les sentinelles.
– C'est donc sérieux, cette histoire d'Indiens ?
– Ça peut arriver. Il vaut mieux être prévenu et se tenir sur le qui-vive que de se retrouver avec une flèche entre les épaules.
– Je croyais qu'il plaisantait, fit Manigault songeur en regardant les armes déposées à ses pieds.
Le pasteur Beaucaire se tenait les yeux clos, comme frappé par la foudre.
– Il plaisante mais il connaît les Écritures, marmonna-t-il. Ses plaisanteries ouvrent des perspectives à de nombreuses méditations. Mes frères, avons-nous seulement mérité la Terre Promise ? Loin d'en vouloir au Seigneur pour les épreuves qu'il nous envoie, sachons les accueillir comme le juste rachat de nos fautes et le prix dont il nous faut payer notre liberté.
Angélique écoutait décroître le galop d'un cheval dans la nuit. Souffle du vent et de la mer. Mystère de la nuit sur une terre inconnue et ses dangers. Ceux qui veillèrent cette nuit-là, aux aguets des moindres bruits, s'étonnaient du calme qui les habitait. L'angoisse malsaine et les doutes les avaient quittés. D'être responsables de ces quelques arpents de sol où ils venaient d'édifier leurs abris précaires, les avait subitement réconfortés. La main sur le canon des armes, les yeux ouverts sur les ténèbres, les Protestants se relayèrent aux gardes de veille, et leurs silhouettes rigides se profilaient près de celles, hérissées de fourrures, des coureurs de bois, devant les feux. Les trappeurs, en phrases fleuries et pittoresques, les initiaient au monde encore incivilisé qui les entourait. Les Rochelais commençaient d'oublier leur passé.
Au matin il ne s'était produit aucune alerte et l'on en éprouvait une vague déception. Angélique demanda si elle pouvait se servir d'un des chevaux pour se rendre à Gouldsboro. De tous, aujourd'hui, elle était peut-être la moins sereine. Son mari continuait à ne pas lui assigner de place à ses côtés. Venu la veille, il n'avait même pas cherché à la voir, ne s'était pas informé d'elle. Il affectait tour à tour de la traiter avec une familiarité complice ou de la laisser à son indépendance.
C'était en fait une attitude nécessaire tant que ceux qui les entouraient ignoreraient les liens qui les unissaient. Mais Angélique commençait à perdre patience. L'éloignement de Joffrey de Peyrac lui était intolérable. Elle avait besoin de le voir, de l'entendre. Crowley lui dit de prendre garde aux Indiens Cayugas. Elle haussa les épaules. Les Indiens Cayugas ! Dans son humeur morose, elle n'était pas loin d'accuser Joffrey d'en avoir pris prétexte pour la délaisser.
– Le maître a interdit que quiconque s'éloigne du camp Champlain, dit encore l'Écossais.
Angélique passa outre, l'air buté. Il fallait, dit-elle, qu'elle aille à Gouldsboro.
Comme elle montait en selle, Honorine hurla tant qu'elle dut la prendre avec elle.
– Oh ! Honorine ! Honorine, ma pauvre chérie, ne pourrais-tu pas un seul jour te tenir tranquille ?
Néanmoins elle cala solidement l'enfant contre elle et s'éloigna. Cela lui rappelait ses chevauchées d'autrefois avec Honorine, dans la forêt de Nieul. Elle suivit le chemin velouté d'herbes sèches qui étouffaient le bruit du galop. L'été finissant y laissait flotter un parfum de noisette et de pain chaud. Senteur familière et délicieuse. Il devait y avoir des baies sous les feuillages.
À la beauté connue des forêts de chênes et de châtaigniers s'ajoutait le charme exotique des bouleaux clairs, à la soie déchirée, des érables saignant leur sève parfumée. Angélique reconnaissait avec volupté son climat de prédilection. Mais le mystère de cette forêt était d'une autre qualité que celui de Nieul et diffusait un autre enchantement venu de sa virginité. Nieul était alourdi de son passé druidique. Ici, le souvenir des seuls hommes blancs qui avaient abordé dans le passé, les Vikings, s'arrêtait au bord des plages avec d'étranges tours de grosses pierres, édifiées par eux.
La forêt n'avait pas même connu l'empreinte de leurs pas conquérants. Elle ne connaissait que celle des bêtes multiples et du pied glissant de l'Indien, rare et silencieux. Angélique ne s'aperçut pas que son cheval s'engageait dans un autre sentier menant vers le sommet d'une colline. Elle demeura surprise par la brusque échappée d'air. Un champ de maïs s'étendait à sa vue. Parmi les hautes feuilles crissantes, sur une plate-forme de bois qu'abritait une tonnelle, un Indien accroupi, comme une statue immobile surveillait de sa longue gaule les oiseaux pillards.
Sur la droite s'apercevait la palissade du village indien d'où montait la fumée des huttes. Plus loin alternaient un champ de blé, un champ de courges, un autre d'une plante inconnue à grosses feuilles vernissées qu'elle pensa être du tabac. Un peu partout des tournesols éclatants s'épanouissaient. Mais très vite la forêt se referma sur ce tableau champêtre. Surprise, la cavalière n'avait pas pensé à demander sa route. Le cheval continuait de monter comme habitué à cette promenade. Parvenu au sommet, il fit halte de lui-même. Angélique jeta un regard peureux et cependant avide sur la contrée qui s'étendait à ses pieds. Partout entre les rocs et les arbres se devinait le miroitement d'innombrables lacs et d'étangs, une mosaïque blanche et bleue, sertie par les falaises d'où tombaient de blanches cascades. Elle n'osait respirer, prenant possession du paysage gigantesque et serein qu'il lui faudrait faire sien.
C'est alors qu'Honorine bougea contre elle et tendit son petit bras.
– Là, dit-elle.
Un vol d'oiseaux s'élevait en contrebas et passa près d'elle avec de rauques jacassements. Mais Honorine demeurait le bras tendu. C'était moins les oiseaux qu'elle avait voulu désigner que ce qui avait provoqué leur envol.
Le regard d'Angélique plongeant du haut de la falaise découvrit une longue file d'Indiens s'avançant l'un derrière l'autre le long d'un ruisseau. La distance et les ramures ne lui permettaient pas de les distinguer nettement mais elle pouvait discerner qu'ils étaient fort nombreux et que ce n'étaient pas des paysans se rendant aux champs. Nul instrument aratoire sur leurs épaules, mais seulement l'arc et le carquois.
– Des chasseurs peut-être ?
Elle essayait de se rassurer mais elle avait immédiatement songé aux Cayugas. Elle se recula un peu sous les arbres afin de ne pas risquer d'être aperçue. Les Indiens se glissaient le long du ruisseau avec une agilité prudente. Les plumes rouges et bleues de leurs coiffures tramaient comme un long serpent bariolé entre les feuilles. Ils étaient vraiment très nombreux... trop nombreux ! Leur colonne coupait droit vers la mer. Elle regarda au delà, aperçut dans le lointain brumeux la silhouette du fort Gouldsboro sur la baie dont l'étendue étincelante se confondait avec le ciel blanchâtre sous le rayonnement du soleil. La route qui allait de Gouldsboro au camp Champlain était visible.
« Si les Indiens y parviennent, nous allons être coupés du Fort et ne pourrons nous porter secours mutuellement. Heureusement que Joffrey a distribué des armes... »
C'est alors, comme elle songeait à lui, qu'elle distingua un cavalier européen, venant du fort et galopant sur la route. Son instinct lui fit reconnaître avant même qu'il se rapprochât, celui qui s'avançait. Ce manteau noir flottant, ce panache au vaste feutre... C'était le comte de Peyrac. Seul !
Elle étouffa un cri. De son belvédère, elle voyait les Indiens atteindre le sentier du rivage, se rassembler en groupe. Dans quelques minutes le cavalier, lancé à toutes brides, déboucherait sur eux. Rien ne pouvait l'avertir du danger.
Elle cria de toutes ses forces. Mais sa voix ne pouvait l'atteindre et se perdit dans l'espace illimité. Cependant, tout à coup – était-ce l'instinct de celui qui avait tant de fois rencontré la mort sur sa route qui l'avertissait, ou bien l'un des Indiens avait-il tiré trop tôt sa première flèche, ou un autre avait-il poussé son cri de guerre – elle le vit retenir sa monture avec une telle violence que le cheval se cabra, puis faisant demi-tour, quitter le chemin pour s'élancer à l'assaut d'un petit tertre rocheux qui dominait les arbres. De là, il embrassa d'un bref regard le tour d'horizon afin de juger de la situation. Son cheval se cabra encore, sans cause apparente, puis s'effondra. Angélique comprit qu'une flèche venait d'atteindre l'animal. C'était donc les Cayugas redoutés. Heureusement Joffrey de Peyrac avait pu se dégager à temps des étriers et avait bondi pour s'abriter derrière les rochers qui couronnaient l'éminence. Un petit nuage blanc monta puis le bruit d'une détonation parvint à la jeune femme. Il tirait et chacun de ses coups, sans doute, ferait une victime. Mais il ne pouvait avoir assez de munitions pour faire face longtemps aux ennemis qui commençaient à le cerner. Un second flocon de fumée monta.
Honorine tendit derechef son petit doigt.
– Là.
– Oui, là, répéta Angélique désespérée de son impuissance.
La détonation claqua à ses oreilles avec un bruit ténu de noix qu'on écrase.
– Personne ne pourra l'entendre de Gouldsboro. C'est trop loin.
Elle voulut s'élancer dans la direction du combat, mais les branches l'arrêtèrent et d'ailleurs elle était sans armes. Elle fit demi-tour et reprenant le sentier par lequel elle était venue, descendit la colline au galop. Son cheval volait. En traversant les plantations indiennes elle cria au gardien de maïs immobile sous son abri.
– Les Cayugas ! Les Cayugas !
*****
Elle fit irruption en trombe dans le camp Champlain.
– Les Cayugas attaquent mon mari sur la route de Gouldsboro. Il s'est retranché derrière des rochers mais il sera bientôt à cours de munitions. Venez vite !
– Qui est attaqué ? demanda Manigault qui n'était pas sûr de ce qu'il avait entendu.
– Mon... Le comte de Peyrac.
– Où est-il ? s'informa Crowley accouru.
– À peu près à un mile d'ici.
Elle tendait machinalement Honorine aux premiers bras venus.
– Donnez-moi vite un pistolet.
– Un pistolet à une lady ! s'exclama l'Écossais, offusqué.
Elle lui arracha celui qu'il avait en main, le vérifia, l'ajusta, le chargea avec une promptitude qui décelait une longue pratique.
– De la poudre ! Des balles ! Vite !
À son tour, sans plus discuter, l'Écossais avait saisi un mousquet et sautait en selle. Angélique s'élança à sa suite le long du rivage.
Bientôt les détonations leur parvinrent ainsi que le cri de guerre des Iroquois. Le petit homme se retourna pour lui crier avec une grimace joyeuse.
– Il tire encore. Nous arrivons à temps !
À un détour, un groupe d'Indiens leur barra la route. Surpris eux-mêmes ils n'eurent pas le temps d'armer leurs arcs. Crowley les traversa, suivi d'Angélique en les assommant à droite et à gauche à coups de crosse.
– Arrêtons-nous, ordonna-t-il un peu plus loin. J'en vois d'autres qui accourent. Mettons-nous sous le couvert des arbres.
Ils n'eurent que le temps de se retirer derrière les troncs. Les flèches vibraient autour d'eux en s'enfonçant dans le bois dur. Angélique et Crowley tiraient alternativement. Les Indiens finirent par monter dans les arbres afin de contrôler le sentier sans y laisser, à coup sûr leurs vies. Mais Crowley les atteignait encore entre les branches et des corps dégringolaient lourdement.
Angélique aurait voulu avancer plus loin. Crowley l'en dissuada. Ils n'étaient que deux. Tout à coup ils perçurent l'approche d'un galop venant du camp Champlain. Six cavaliers surgissaient, armés. Il y avait Manigault, Berne, Le Gall, le pasteur Beaucaire et deux des coureurs de bois.
– Passez outre, messieurs, leur cria Crowley, et courez sus pour délivrer M. de Peyrac. Je garde le passage et vous éviterai d'être pris à revers.
Le groupe passa en trombe. Angélique remonta à cheval et se joignit à eux. Un peu plus loin ils furent encore arrêtés mais les Indiens sous l'élan furieux des Blancs se dispersèrent. Ceux qui s'élancèrent, le tomahawk levé, furent arrêtés, la face trouée, sous les coups de pistolets à bout portant.
Le groupe progressa encore. Avec soulagement, Angélique vit qu'il parvenait à l'emplacement où son mari continuait à se défendre. À leur tour, ils durent mettre pied à terre et s'abriter. Mais leur présence gênait fort les assaillants. Pris entre le feu du comte de Peyrac sur la hauteur, celui des Protestants et des coureurs de bois, et celui de Crowley, ils commencèrent, malgré leur nombre, à donner des signes d'inquiétude.
– Je t'ouvre le chemin, dit Manigault à Le Gall et tu fonces jusqu'à Gouldsboro donner l'alarme et ramener du renfort.
Le marin sauta sur son cheval et profitant d'un moment où le sentier était dégagé par un feu nourri, il s'élança ventre à terre. Une flèche siffla à ses oreilles, lui enlevant son bonnet.
– Passé, dit Manigault. Ils ne peuvent le pour suivre. Maintenant il ne s'agit plus que de patienter jusqu'à ce que M. D'Urville et ses hommes arrivent.
Les Cayugas commençaient à comprendre ce qui les menaçait. Armés seulement de flèches et de tomahawks, ils ne pouvaient affronter les armes à feu de tous les Blancs réunis. Leur guet-apens n'avait pas réussi. Il leur fallait battre en retraite. Ils commencèrent à se retirer en rampant vers la forêt afin de se rassembler près du ruisseau. De là ils rejoindraient la rivière où les attendaient leurs canoës. L'approche des renforts venus de Gouldsboro transforma leur retraite en débandade. Ils se heurtèrent alors aux indigènes du village qu'Angélique avait alertés et qui les criblèrent de flèches. Les survivants durent renoncer à atteindre le ruisseau et n'eurent d'autre ressource que de s'égayer droit devant eux à travers la forêt. On ne se préoccupa pas de savoir ce qu'ils deviendraient. Angélique s'était précipitée vers le tertre, sans souci d'enjamber les longs corps cuivrés abattus comme de grands oiseaux au plumage royal. Son mari n'apparaissait pas. Elle le découvrit penché sur le cheval blessé. Il venait de lui donner le coup de grâce.
– Vous êtes vivant ! dit-elle. Oh ! J'ai eu terriblement peur. Vous galopiez à leur rencontre. Tout à coup vous vous êtes arrêté. Pourquoi ?
– Je les ai reconnus à l'odeur. Ils s'enduisent le corps d'une graisse dont le vent m'a porté le relent. Je suis monté sur cette éminence afin de voir si ma retraite n'était pas coupée. C'est alors qu'ils ont abattu mon cheval. Pauvre Soliman ! Mais comment vous trouvez-vous ici, imprudente, et comment êtes-vous au courant de cette escarmouche ?
– J'étais là-bas sur la colline. Je vous ai vu en difficulté et j'ai pu courir jusqu'à Fort-Champlain pour chercher du secours. Ils sont venus.
– Que faisiez-vous sur la colline, demanda-t-il ?
– Je voulais me rendre à Gouldsboro et me suis trompée de sentier.
Joffrey de Peyrac croisa ses bras sur sa poitrine.
– Quand donc, fit-il d'une voix contenue, accepterez-vous de respecter mes ordres et la discipline que j'impose ? J'avais donné l'interdiction de sortir des camps. C'était de la dernière imprudence.
– Ne vous êtes-vous pas vous-même engagé de la même façon ?
– C'est exact et j'ai failli le payer fort cher. Et j'ai perdu un cheval. Pour quelle raison étiez-vous sortie du camp ?
Elle avoua sans fard :
– Je n'en pouvais plus de ne pas vous voir. Je venais au-devant de vous.
Joffrey de Peyrac se détendit. Il eut un petit sourire.
– Moi aussi, dit-il.
Il lui prit le menton et approcha son visage noir de poudre du visage aussi maculé d'Angélique.
– Nous sommes un peu fous tous les deux, murmura-t-il avec douceur. Ne trouvez-vous pas ?
*****
– Êtes-vous blessé, Peyrac ? criait la voix de M. d'Urville.
Le comte escalada les rochers et descendit vers les gens rassemblés.
– Soyez remerciés, messieurs, de votre intervention, dit-il aux Protestants. L'incursion de ces bandits n'aurait pu se réduire qu'à une simple escarmouche, si je n'avais eu la sottise de m'aventurer sans escorte hors du camp. Que ceci nous serve de leçon à tous. Ces incursions des tribus hostiles ne représentent pas un danger grave, si, prévenus à temps nous savons rester groupés et organiser nos défenses. J'espère qu'aucun d'entre vous n'est blessé ?
– Non, mais de justesse, répondit Le Gall en contemplant son bonnet qu'il avait ramassé.
Manigault ne savait pas quelle contenance prendre. Les événements allaient trop vite pour lui.
– Ne nous remerciez donc pas, fit-il avec humeur, tout ce que nous faisons est tellement illogique.
– Croyez-vous, répondit Peyrac en le fixant bien dans les yeux. Je trouve au contraire que tout ce qui vient de se dérouler est dans la logique du Dawn East. Avant-hier vous vouliez ma mort. Hier, je voulais vous pendre. Mais, au soir, je vous ai armés afin que vous puissiez vous défendre et, ce matin, vous m'avez sauvé la vie. Quoi de plus logique ?
Il plongea le poing dans sa bourse de cuir et montra sur sa paume ouverte deux petites boules brillantes.
– Voyez, dit-il, il ne me restait plus que deux balles.
*****
Dans l'après-midi tout le camp Champlain se rendit à une convocation qui leur avait été faite pour accueillir le grand Sachem Massawa à Gouldsboro. Les hommes armés marchaient au flanc de la colonne, escortant les femmes et les enfants. En passant vers le lieu où le matin s'était déroulé le bref combat contre les Cayugas, ils firent halte. Le sang séché était devenu noir. Des oiseaux tournoyaient au-dessus des cadavres abandonnés.
Tableau de mort qui démentait la vie frémissante des arbres remués par une douce brise et le chant de la mer proche.
Ils restèrent silencieux un long moment.
– Telle sera notre vie, dit enfin Berne, répondant à leurs pensées.
Ils n'étaient pas tristes, ni même effrayés. Telle serait leur vie. Le comte de Peyrac les attendait devant le fort. Il vint au-devant d'eux et, comme au jour du débarquement, il les fit se grouper sur la plage. Il paraissait soucieux. Après avoir salué courtoisement les dames, il parut réfléchir, les yeux tournés vers la baie.
– Messieurs, l'incident de ce matin m'a amené à faire réflexion sur votre sort. Les dangers qui vous entourent m'ont paru grands. Je vais vous rembarquer et vous conduire aux Iles d'Amérique.
Manigault sursauta comme piqué par une guêpe.
– Jamais, rugit-il.
– Merci, monsieur, dit le comte en s'inclinant, vous venez de me donner la réponse que j'attendais de vous. Et je dédie une pensée reconnaissante aux braves Cayugas dont l'incursion sur vos terres vous a soudain fait prendre conscience de l'importance que vous y attachiez déjà. Vous restez.
Manigault comprit qu'il était une fois de plus tombé dans le piège tendu et hésita à se fâcher.
– Eh bien ! oui, nous restons grommela-t-il. Croyez-vous que nous allons nous plier à tous vos caprices. Nous restons et ce n'est pas le travail qui manque. La jeune femme du boulanger intervint avec timidité.
– J'ai pensé à une chose, monseigneur. Qu'on me donne une belle farine et qu'on m'aide à construire un four dans la terre ou avec des cailloux et je pourrai brasser du pain tant qu'il en faudra car j'aidais mon homme dans son commerce. Et mes petits aussi savent façonner des brioches et des pains au lait.
– Et moi, s'écria Bertille, je pourrai aider mon père à couler le papier. Il m'a appris ses secrets de fabrication car je suis sa seule héritière.
– Du papier ! Du papier ! s'écria Mercelot comme s'il pleurait, tu es folle, ma pauvre enfant. A-ton besoin de papier dans ce désert ?
– C'est ce qui vous trompe, dit le comte. Après le cheval, le papier est la plus belle conquête de l'homme, qui ne peut vivre sans papier. Il s'ignore s'il ne peut exprimer sa pensée en lui donnant une forme moins périssable que la parole. La feuille de vélin est le reflet où il aime à se contempler, comme la femme dans son miroir... À propos, j'oubliais, mesdames, que je vous avais réservé d'indispensables accessoires sans lesquels vous ne pourriez entreprendre une existence nouvelle... Manuello, Giovanni !...
Les matelots hélés s'approchèrent portant un coffre qu'ils avaient débarqué avec précaution de la chaloupe. Ouvert, il révéla, entre des couches d'herbes sèches protectrices, des miroirs de toutes formes et de toutes tailles.
Joffrey de Peyrac les prit et les offrit aux dames et aux jeunes filles, les saluant l'une après l'autre, comme au premier soir sur le Gouldsboro.
– Le voyage s'achève, mesdames. S'il fut troublé et parfois pénible, je voudrais pourtant que vous n'en gardiez en souvenir que cette bagatelle où vous pourrez contempler vos traits. Ce petit miroir deviendra pour vous un fidèle compagnon, car j'ai omis de vous signaler une des caractéristiques de ce pays. Il rend beau. Je ne sais si ce phénomène est dû à la fraîcheur de ses brouillards, aux effluves magiques et mêlés de la mer et de la forêt, mais les êtres qui l'habitent sont réputés pour la perfection de leurs corps et de leurs visages. Moins que d'autres, vous ne ferez mentir le dicton. Regardez-vous ! Contemplez-vous !
– Je n'ose pas, dit Mme Manigault en tâtant sa coiffe et en essayant de rattraper ses cheveux, il me semble que j'ai une tête à faire peur.
– Mais non, mère. Vous êtes très belle, c'est vrai, s'écrièrent en chœur ses filles, touchées de sa confusion.
– Restons, supplia Bertille, en faisant jouer le miroir à poignée d'argent dans lequel elle venait de s'apercevoir.