Chapitre 11

– Où est l'abbé ? avait demandé pourtant Florimond.

– Quel abbé ?

– L'abbé de Lesdiguières.

Angélique se troubla. Comment expliquer à cet enfant enthousiaste que le précepteur qu'il n'avait pas oublié était mort, pendu ? Elle hésita. Mais Florimond semblait avoir compris. L'animation de son visage s'éteignit et il regarda au loin.

– C'est dommage, dit-il. J'aurais aimé le revoir.

Il s'assit sur la roche, près de Cantor qui silencieux pinçait de temps à autre sa guitare. Angélique les rejoignit et s'assit près d'eux. L'après-midi s'achevait. Florimond et Cantor, familiers des lieux, lui avaient fait découvrir les calanques, les criques enchantées de cette étrange contrée et l'éternelle complication du rivage, cernant la mer bleue avec des circonvolutions de pieuvre, des méandres miroitants emprisonnant de roses parcelles de rochers, de vertes presqu'îles amenuisées, réduites à l'état de reptiles, d'anguilles flottantes. Autant de refuges, de baies secrètes, où chaque habitant, chaque famille nouvelle, pourrait trouver son fief, son silence, sa provende de poissons ou de gibier à plume. Entre les îles à l'échine pointue, hérissées d'arbres, l'ombre des bas-fonds dessinait de mouvantes moirures sous la transparence de la mer. Les plages étaient diverses. Rouges et roses, mais parfois blanches, comme celle qui se trouvait située un peu au-dessous du fortin personnel du comte de Peyrac. Plage de neige caressée par l'eau qui prenait, en abordant le sable, la couleur du miel, s'étalant soudain languide, avec une douceur insolite, étonnante dans ces rudes parages.

Honorine courait autour d'eux faisant cueillette de coquillages qu'elle venait déposer sur les genoux d'Angélique.

– Mon père m'a dit que Charles-Henri était mort, reprit Florimond. Ce sont les dragons du Roi qui l'ont tué, n'est-ce pas ?

Angélique inclina la tête en silence.

– L'abbé aussi ?

Comme elle ne répondait pas le jeune homme se dressa et tira son épée.

– Mère, dit-il avec ardeur, voulez-vous que je fasse le serment de les venger tous les deux, que je vous jure de ne prendre de repos qu'après avoir pourfendu tous les soldats du roi de France qui me tomberont sous la main ? Ah, j'aurais tant aimé servir le Roi, mais cette fois c'en est trop ! Je ne pardonnerai jamais le meurtre du petit Charles-Henri. Je les tuerai tous.

– Non, Florimond, dit-elle. Ne prononce jamais un tel serment, ni de telles paroles. Répondre à l'injustice par la haine ? Au crime par la vengeance ? Où cela te mènerait-il ? À l'injustice, au crime aussi et tout recommencera.

– Ce sont des paroles de femme, jeta Florimond tout vibrant d'une peine et d'une révolte contenues.

Il avait toujours cru que dans la vie tout s'arrangeait : si l'on était pauvre, il n'y avait qu'à intriguer pour devenir riche et si l'on était trop envié au point d'être menacé de poison, il suffisait de garder un peu de sang-froid et de guetter une petite chance pour échapper à la mort. On n'avait qu'à avoir le courage de tout sacrifier et partir à la recherche d'un frère ou d'un père disparus, pour voir aussitôt se produire le petit miracle de les retrouver vivants tous deux. Et voici que, pour la première fois de sa vie, il se trouvait devant un événement irrémédiable, irréparable : la mort de Charles-Henri.

– Est-il mort vraiment ? dit-il avec passion, s'accrochant au miracle.

– Je l'ai couché de mes mains dans sa tombe dit Angélique sourdement.

– Alors ce frère, je ne le retrouverai pas, jamais ? (Sa voix s'étrangla.) J'aurais tant voulu... Je l'attendais... J'étais sûr qu'il viendrait... Je lui aurais montré notre granit rouge de Keewatin, et puis la malachite du lac des Ours. Et puis toutes ces belles espèces minérales que l'on trouve sous la terre : il suffit de chercher et puis non, à quoi bon ? Je lui avais pourtant déjà appris beaucoup de choses...

Son cou mince tressaillit sous les sanglots qu'il essayait de retenir.

– Ah ! s'écria-t-il avec emportement, pourquoi m'as-tu empêché de l'emmener lorsqu'il était temps encore ? Pourquoi ne puis-je retourner en arrière pour massacrer ces maudits ? Il gesticulait avec son épée.

– Dieu ne devrait pas permettre ces choses-là. Je ne le prierai plus.

– Ne blasphème pas, Florimond, dit-elle avec sévérité. Ta révolte est stérile. Suis la sagesse de ton père qui nous demande de ne pas transplanter sur cette terre nos vieilles haines. Maudire ce qui fut, s'appesantir sur les erreurs du passé, nous fait plus de mal que de bien. C'est devant soi qu'il faut regarder : « Laissez les morts enterrer les morts », ont dit les Écritures. As-tu songé, Florimond, que c'est miracle que nous nous retrouvions aujourd'hui. Moi aussi je ne devrais pas être ici : cent fois je devais être morte...

Il tressaillit la fixant de ses yeux noirs magnifiques où flambait toute l'ardeur de la jeunesse.

– Voyons, c'est impossible : tu ne peux pas mourir.

Il tomba à genoux près d'elle, lui jeta les bras autour de la taille et appuya le front contre son épaule.

– Mère chérie : toi, tu es éternelle, cela va de soi.

Elle sourit avec indulgence pour le jeune géant dépassant sa mère de plusieurs pouces, mais demeurant si enfant, ayant besoin d'être avec elle, d'être grondé, guidé et consolé. Elle caressa son front lisse, son opulente chevelure d'ébène.

– Sais-tu que le petit garçon qui est né l'autre nuit se nomme Charles-Henri ? Qui sait si avec lui la petite âme de ton frère n'est pas revenue parmi nous ? À celui-là tu pourras apprendre tout ce que tu sais...

– Oui.

Florimond rêva, les sourcils froncés.

– Mais je sais tant de choses déjà, soupira-t-il comme ne pouvant départager par quel bout il commencerait son enseignement. Il est vrai que toute cette marmaille que vous avez amenée ici n'est bonne qu'à ânonner la Bible et a bien besoin qu'on la dresse. Je parie qu'ils ne savent pas distinguer le quartz d'un feldspath et même la chasse, donc. N'est-ce pas, Cantor ? Sans attendre les commentaires de son frère rêvant sur sa guitare, il parla de leurs existences de jeunes Européens s'initiant aux ruses nécessaires de la vie sauvage. Avec les enfants indiens, ces « papooses », Cantor et lui savaient marcher, « à ne pas faire se sauver un vison » si farouche, sur un tapis de feuilles crissantes, à se couler comme une ombre d'arbre en arbre, à se camoufler avec des dépouilles d'animaux pour tromper le gibier vivant, l'attirer, l'appeler parfois pour s'en emparer ; c'était là une vie exaltante et l'adresse de chacun était récompensée, mais même les Indiens partageaient avec tout le clan et étaient généreux de naissance. Cantor et lui savaient arrêter d'une flèche en plein vol une autre flèche tirée par un camarade. Mais la chasse la plus passionnante c'était encore en plein hiver. Alors les grandes bêtes engourdies par le froid s'enfoncent péniblement à chaque pas dans la neige, tandis que leurs poursuivants, légers et silencieux sur les raquettes indiennes, les approchent sans trop de peine et enfoncent leurs flèches à coup sûr.

Ils étaient aussi adroits à la pêche au harpon qu'au tir à l'arc. Cela, leur père lui-même l'avait reconnu. Le poisson transpercé, on se jette dans l'eau glacée pour ramener la proie au rivage. On se sent vivre, quoi ! Bons nageurs, ils ne craignaient pas de laisser leurs légers canoës d'écorce de bouleau dériver dans les torrents les plus furieux. Il fallait bien être à la hauteur des saumons qui remontent une chute d'eau.

– Et moi qui me figurais que couverts d'encre, vous étudiiez en tirant la langue à l'université d'Harvard, fit Angélique un peu taquine.

Florimond soupira.

– Ça aussi.

Car une partie de l'année ils étaient sur les bancs du célèbre collège. Il y a plus de professeurs par élève américain qu'à Paris même. L'instruction était la grande chance de l'Amérique et le Maine était en tête du nouveau continent. Alors lui, Florimond, ne pouvait qu'être premier en mathématiques et sciences physiques. Mais sa vie demeurait ici, dans la forêt, et cette fois enfin, leur père consentait à les emmener en expédition. N'irait-on pas jusqu'aux verts monts Appalaches où l'on chasse l'ours noir et peut-être plus loin encore au Pays des Grands Lacs où le Père des Fleuves prenait sa source.

– Et ici, au Maine, il y a pourtant, dit-on, aussi beaucoup de lacs ? Peuh ! des étangs, disons-nous ici. Il faut être d'Europe rabougrie pour raconter qu'il y a cinq mille lacs au Maine au delà d'Ontario. Il y en a cinquante mille et le seul Hudson est plus grand que votre fameuse Méditerranée.

– Je crois comprendre que tu es en passe de devenir comme Crowley ou comme Perrot... un coureur de bois...

– Je voudrais l'espérer mais, comme trappeurs, ils sont loin devant moi et mon père nous répète que notre temps exige encore plus d'études que jadis pour mieux pénétrer les secrets de la nature.

– Et Cantor partage-t-il tes goûts ? demanda Angélique.

– Bien sûr, fit Florimond péremptoire, sans laisser la parole à son cadet qui haussait les épaules. Bien sûr, répéta-t-il sur un ton aigu revenant à la tonalité de son enfance. Car il est beaucoup plus fort que moi « au jeu de la vague » ; il faut dire qu'il a commencé plus tôt que moi. Et puis il est meilleur marin, car il a navigué avant moi. Moi, pendant la traversée je n'ai appris qu'à m'écorcher les doigts sur les nœuds et aussi il est vrai à mesurer la distance parcourue avec le sextant, le polaire et le soleil...

Il s'étranglait, tellement les pensées se bousculaient en lui. Cantor accusa son sourire, mais ne dit rien.

La spontanéité de Florimond avait aboli sans peine les années de séparation. Il n'hésitait pas à tutoyer sa mère lorsqu'il était enfant. Dès le premier instant elle avait retrouvé, vivace et tendre, l'amitié de son petit compagnon des jours sombres. Plus délicat était de renouer avec Cantor. Elle avait quitté un très jeune enfant, déjà secret ; elle retrouvait un adolescent robuste, très personnel, qui n'avait plus subi depuis des années d'influences féminines.

– Et toi, Cantor ? Te souviens-tu un peu de ton enfance ?

Il baissa les paupières pudiquement et de sa main gracieuse égrena un arpège sur sa guitare.

– Je me souviens de Barbe, dit-il. Pourquoi n'est-elle pas venue avec vous ?

Angélique mit toute sa volonté à ne pas se trahir. Cette fois, elle n'aurait pas le courage de leur dire encore la vérité.

– Barbe m'a quittée. Il n'y avait plus de petits garçons à soigner chez moi. Elle est retournée dans son village... Elle... elle s'est mariée.

– Tant mieux, dit Florimond. D'ailleurs, elle nous aurait traités comme des bébés et nous n'en sommes plus depuis longtemps. Et l'on ne peut guère s'encombrer de femmes dans une expédition comme la nôtre.

Cantor ouvrit tout grand ses prunelles vertes. Il parut rassembler son courage à deux mains.

– Mère, demanda-t-il, êtes-vous décidée à obéir à mon père en tout et pour tout ?

Elle ne marqua pas d'étonnement à cette question posée d'un ton péremptoire.

– Certes, fit-elle, votre père est mon époux et je lui dois soumission en toutes ses volontés.

– C'est que, dit Cantor, ce matin vous n'aviez pas l'air de lui être tellement soumise. Mon père est un homme dont la volonté est grande et il n'aime pas la rébellion. Alors nous craignons, Florimond et moi, que cela finisse mal et que vous nous quittiez de nouveau.

Angélique, sous le reproche, rougit presque. Elle préféra, plutôt que de s'excuser devant ses fils, leur faire partager ses raisons.

– Mais votre père s'imaginait que je ne vous aimais pas, que je ne vous avais jamais aimés ! Comment n'aurais-je pas été hors de moi ? Loin de rassurer mon cœur maternel, il m'avait caché que vous étiez en vie. La joie et la surprise m'ont rendue un peu folle, je le reconnais. Je lui en ai voulu de m'avoir fait souffrir alors que d'un mot, il aurait pu depuis longtemps me rassurer. Mais ne craignez rien. Votre père et moi nous savons maintenant ce qui nous rapproche à jamais et ce n'est pas de ces choses que peut détruire une querelle passagère. Rien ne nous séparera plus.

– Vous l'aimez donc ?

– Si je l'aime ! O mes fils, c'est le seul homme qui ait jamais compté dans ma vie et captivé mon cœur. Pendant des années, je l'ai cru mort. J'ai dû lutter seule pour vivre et vous faire vivre, mes enfants. Mais je n'ai jamais cessé de le regretter et de le pleurer. Me croyez-vous ?

Ils hochèrent la tête gravement. Ils lui pardonnaient d'autant plus volontiers qu'ils avaient été la cause de sa violence du matin. Les parents ne sont pas toujours raisonnables. Mais le principal, c'est qu'ils s'aiment et ne soient pas séparés.

– Alors, insista Cantor, cette fois vous ne recommencerez plus à nous quitter ?

Angélique feignit l'indignation.

– Mais il me semble que vous inversez les rôles, mes chers garçons. N'est-ce pas vous qui m'avez quittée de votre propre chef, sans retourner la tête et sans vous soucier des larmes que je pourrais verser de vous avoir perdus.

Ils la regardaient avec un étonnement candide.

– Oui, mes larmes, insista-t-elle. Quelle n'a pas été ma douleur, Cantor, lorsqu'on est venu m'avertir que tu avais été noyé en Méditerranée avec toute la « maison » de M. de Vivonne.

– Vous avez pleuré ? interrogea-t-il, ravi, beaucoup ?

– À m'en rendre malade... Pendant de longs jours, je te cherchais, mon chérubin. Il me semblait que j'entendais partout l'écho de ta guitare.

Cantor se dégela. L'émotion le rajeunit et tout à coup, il ressembla au petit garçon de l'hôtel du Beautreillis.

– Si j'avais su, fit-il avec regret, je vous aurais écrit une lettre pour vous dire que j'étais avec mon père. Mais je n'y ai pas pensé, constata-t-il. Il est vrai que, dans ce temps-là, je ne savais pas écrire.

– C'est le passé, Cantor, mon chéri. Maintenant, nous sommes tous réunis. Tout est bien. Tout est si beau.

– Et vous resterez avec nous ? Vous vous occuperez de nous ? Vous ne vous occuperez pas des autres comme avant ?

– Que veux-tu dire ?

– Nous nous sommes disputés avec ce garçon... Comment s'appelle-t-il, Florimond ?... Ah ! oui, Martial Berne. Il prétendait qu'il vous connaissait mieux que nous, qu'il y avait très longtemps que vous viviez avec eux comme si vous étiez leur mère... Mais ce n'est pas vrai. Ce n'est qu'un étranger. Vous n'avez pas le droit de l'aimer autant que nous. Nous, nous sommes vos fils.

Elle s'amusa de leurs expressions revendicatrices.

– Décidément, sera-ce toujours mon destin que de vivre entourée d'hommes jaloux qui ne peuvent souffrir de ma part aucun manque ? demanda-t-elle en pinçant le menton de Cantor. Que vais-je devenir si farouchement gardée ? Je ne suis pas sans inquiétude. Mais tant pis, il faut bien que j'accepte mon sort.

Les deux garçons rirent de bon cœur.

À leur adolescence que commençait de troubler le mystère de l'amour, elle apparaissait comme la plus belle des femmes, la plus séduisante, la plus fascinante. Et leur cœur se gonflait d'une exaltante fierté lorsqu'ils songeaient que cette femme était leur mère. À eux. À eux tout seuls.

– Tu nous appartiens, dit Florimond en la serrant contre lui. Elle les enveloppa dans le même regard de tendresse.

– Oui, je vous appartiens, mes bien-aimés, murmura-t-elle.

– Et moi, alors ? demanda Honorine plantée devant eux et qui les fixait.

– Toi ? Il y a longtemps que je t'appartiens, coquine. Tu m'as réduite en esclavage !

Le mot et l'idée amusèrent la petite fille. Elle se mit à rire et fit des pirouettes. Son exubérance naturelle se faisait jour depuis qu'elle avait échappé à son inquiétude. Elle s'étendit tout à coup à plat ventre sur le sable, le menton dans les mains.

– Qu'est-ce qu'il y aura comme surprise demain ? interrogea-t-elle.

– Une surprise ? Mais crois-tu donc que nous en aurons tous les jours ? Tu as maintenant un père, des frères... Que te faut-il encore ?

– Je ne sais pas...

Comme saisie d'une inspiration aussi subite qu'heureuse, elle proposa :

– On pourrait avoir un peu de guerre ?

La façon dont elle la réclamait comme s'il s'agissait d'une part de gâteau les fit rire.

– Elle est drôle, cette fille ! s'exclama Florimond. Je suis content de l'avoir pour sœur.

– Mère, voulez-vous que je vous chante quelque chose ? dit Cantor.

Angélique regardait l'un après l'autre les visages de ses enfants levés vers elle. Ils étaient beaux et sains. Ils aimaient la vie qu'elle leur avait donnée et ne la redoutait point. L'allégresse s'éleva de son cœur comme une action de grâce.

– Oui, chante, dit-elle, chante, mon fils. C'est l'instant. Je crois qu'il n'y a plus rien d'autre à faire que de chanter.

Загрузка...