Chapitre 4

Le grand sachem Massawa paraissant sur son cheval blanc prit pour une manifestation particulière de bienvenue à son égard le miroitement des glaces que brandissaient des femmes aux visages pâles et à l'accoutrement étrange.

Il en fut hautement satisfait. Il descendit le sentier au pas compté de sa monture, entouré de sa garde de guerriers et des Indiens accourus de toutes parts. De sorte qu'il paraissait s'avancer au milieu d'une gerbe de plumes. Le son rythmé d'un tambour accompagnait cette marche et les bonds souples des danseurs le précédant.

Il mit pied à terre en arrivant au bas de la pente et vint vers le groupe avec une lenteur solennelle et calculée. C'était un vieillard de haute stature au visage de cuivre rouge strié de mille rides. Son crâne rasé, teint en bleu, supportait au sommet un véritable geyser de plumes multicolores et deux longues queues touffues et retombantes d'un pelage rayé gris et noir qui devait appartenir à une espèce locale de chat sauvage.

Son buste nu, ses bras cerclés de bracelets, ses jambes étaient si finement travaillés de tatouages qu'on l'aurait dit revêtu d'une mince résille bleue. Il portait en sautoir, depuis l'épaule jusqu'aux hanches, plusieurs tours de perles grossières, cabochons de verre de toutes couleurs. Il en avait aussi aux bras et aux chevilles avec des plumes. Son pagne sommaire et son grand manteau étaient faits d'un tissu de fibres végétales lustré et simple, mais superbement brodé de noir sur fond blanc. Aux oreilles, il portait de bizarres pendeloques faites de vessies de peaux, gonflées et peintes en rouge. Le comte de Peyrac vint à lui et ils se saluèrent avec des gestes hiératiques du bras et de la main. Après quelques minutes de colloque, le chef reprit sa marche vers les Protestants, mais cette fois il portait précieusement à deux mains un long bâton orné de deux ailes blanches de goéland et qui se terminait par une custode d'or d'où s'échappait un léger filet de fumée. Il s'arrêta devant le pasteur Beaucaire que lui désignait Peyrac.

– Monsieur le pasteur, dit ce dernier, le grand Sachem Massawa vous présente ce que les Indiens nomment le calumet de la paix. Ce n'est qu'une longue pipe bourrée de tabac. Vous devez en tirer quelques bouffées en sa compagnie car goûter à la même pipe est un signe d'amitié.

– C'est que je n'ai jamais fumé, dit le vieil homme avec appréhension.

– Essayez cependant ! Refuser serait considéré comme une déclaration d'hostilité.

Le pasteur porta le calumet à ses lèvres et fit de son mieux pour dissimuler son haut-le-cœur. Le grand Sachem, après avoir soufflé à son tour de longues volutes, la remit à un adolescent élancé, aux grands yeux noirs, qui le suivait partout et il alla s'asseoir auprès du comte sur des tapis que l'on avait amoncelés à l'abri d'un chêne séculaire dont les énormes racines s'allongeaient comme des tentacules, jusqu'à la mer ou presque. Sur une indication que leur communiqua Nicolas Perrot, le pasteur et Manigault durent à leur tour prendre place à la gauche du sachem.

Celui-ci continuait d'afficher une impassibilité de mise. Il paraissait n'attacher son attention à rien spécialement. Mais sa peau glabre et plissée frémissait imperceptiblement. Il offrait une image un peu pétrifiée, mais aussi celle d'un être aux aguets. L'une de ses mains était plongée négligemment dans un coffre, contenant des perles et des pierres brillantes, que lui avait offert le comte de Peyrac, tandis que l'autre caressait une hachette à simple manche de merisier, mais dont le tranchant était formé par une splendide jaspe du Mexique, tandis qu'une grosse émeraude terminait le manche. C'était moins un objet de guerre qu'un bijou symbolique.

Par moments, une rapide contraction bridait davantage ses yeux obliques, lorsqu'ils se posaient à la dérobée sur son coursier blanc, tandis qu'à d'autres le coup d'œil, comme un trait de rasoir, passait sur l'un ou l'autre des assistants, faisant tressaillir aussi bien le peu réceptif avocat Carrère qu'un homme aguerri comme Berne.

Angélique éprouva le même indéfinissable choc et sa gêne subsista, alors même que le chef détournait son visage, apparemment détaché et camouflé par une expression d'ennui condescendant.

Deux Indiens, couverts d'ornements, se tenaient derrière lui. Nicolas Perrot les présenta lorsqu'il s'avança pour traduire les paroles du Sachem. S'adressant aux Protestants il y ajoutait des explications.

– Le grand chef Massawa est venu par voie de terre des environs de New Amsterdam, c'est-àdire New York. Massawa n'a jamais voulu mettre les pieds sur un navire, encore qu'il voyage volontiers des mois en pirogue. Ici se trouve l'extrême limite de sa juridiction et il est rare qu'il s'y rende, mais la rencontre avec le comte de Peyrac, à son retour d'Europe, avait été prévue de longue date... Il est bon que vous y participiez si vous devez demeurer ici... Les deux autres que vous voyez là sont des chefs locaux, les chefs Kakou et Mulofwa, commandant les Abénakis, pêcheurs et chasseurs des côtes, et des Mohicans, cultivateurs et guerriers de l'arrière-pays.

Le grand Sachem se mit à parler, après avoir salué le ciel et le soleil. Sa voix adoptait le ton d'une litanie monocorde qui, parfois, semblait exprimer une sourde menace.

– ... Ce n'est point la coutume qu'un aussi grand chef que moi, Massawa, dont les terres s'étendent du lointain Sud, où pousse le tabac et où j'ai combattu contre mon gré le fourbe Espagnol qui nous promettait l'appui de ses colons, mais qui voulait nous transformer en esclaves ou en errants... jusqu'aux confins du grand Nord dont seul le brouillard forme la mouvante frontière de mon règne, je veux parler du pays où nous sommes, où mon vassal Abénakis-Kakou, grand pêcheur et chasseur de phoques, ici présent, de même que mon autre vassal non moins vaillant, le puissant guerrier et chasseur de rennes, élans et ours, chef des Mohicans... Ce n'est pas donc à moi, grand chef de puissants et redoutables chefs de venir devant un Visage Pâle, si renommé soit-il, pour délibérer de la paix ou de la guerre parmi nous...

Ce monologue était coupé de pauses pendant lesquelles le Sachem semblait s'endormir, tandis que le Canadien traduisait ses paroles.

– ... Mais je n'oublierai pas que j'ai partagé ma puissance avec ce seigneur venu de l'autre côté de la mer, car il n'a jamais fait usage de ses armes contre mes frères rouges... Je lui ai donné pouvoir de faire prospérer mes terres selon l'art des Visages Pâles, alors que je garde celui de gouverner mes frères selon nos traditions... Ainsi l'espoir est né en mon cœur fatigué de tant de combats et de déceptions... J'accueillerai donc ses amis en son nom, parce qu'il ne m'a pas encore trompé.

*****

La palabre dura longtemps. Angélique voyait que son mari y apportait une attention extrême, se gardant de nul mouvement d'impatience. Elle crut comprendre que le Sachem s'inquiétait du comportement des nouveaux venus vis-à-vis des indigènes de la zone côtière lorsque lui-même ou son allié, serait absent.

– Ne vont-ils pas oublier les promesses que tu m'as faites et se laisser entraîner par la faim de broyer et d'écraser tous les autres humains autour d'eux, cette faim insatiable qui habite le cœur des Visages Pâles ?... Quand tu seras au loin ?...

« De quelle absence veut-il parler ? » se demanda Angélique. La brûlure du regard du grand Sachem l'atteignait parfois et, pourtant, aucun observateur attentif n'aurait pu dire qu'il avait posé les yeux sur cette femme.

« Il faut absolument que je le trouve sympathique sinon nous sommes tous perdus, se dit-elle encore, s'il sent ma crainte ou mes soupçons, je m'en ferai un ennemi. »

Mais quand Nicolas Perrot eut traduit la phrase où il parlait de la faim d'écraser les autres qui habitait le cœur des Visages Pâles, elle trouva le chemin de cette race inconnue, comme l'avait fait, avant elle, son mari.

« C'est lui qui a peur et qui s'interroge. C'est un homme fier qui est allé, les mains chargées d'offrandes, au-devant des hommes bardés de fer et de feu qui débarquaient sur ses rivages... Et on l'a contraint de haïr et de combattre... »

Aux pieds de Massawa, l'adolescent aux grands yeux noirs qu'elle avait remarqué à l'arrivée se leva enfin et, prenant la petite hachette de jaspe que lui tendait le Sachem, l'enfonça d'un coup sec dans le sable rouge.

Ce fut le signal d'une autre cérémonie. Tout le monde se leva et se porta jusqu'au bord de la mer. Massawa se versa plusieurs fois l'eau glacée sur la tête, puis se servant d'un faisceau de paille de maïs comme d'un goupillon trempé dans une calebasse remplie d'eau de mer, aspergea largement autour de lui, ses administrés aussi bien que ses anciens et nouveaux amis en répétant le salut indien :

– « Na pou tou daman asurtati... » Ensuite tous s'assirent au bord de la plage pour partager le festin.

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