Chapitre 8

Tout au long de la journée, maître Gabriel Berne essaya d'approcher d'Angélique pour lui parler. Elle s'en aperçut et fit en sorte de l'éviter. Comme, le soir, elle se trouvait seule près de la source, elle se retourna et le vit s'avancer. Elle en fut contrariée. Il s'était comporté de telle façon au cours de ce voyage qu'elle avait fini par douter de sa raison et qu'il lui inspirait un peu de crainte. On ne savait à quelles extrémités pouvait le porter son dépit. Mais il s'exprima avec calme et ses premiers mots firent tomber les préventions d'Angélique.

– Je vous cherchais, madame, pour vous exprimer mes regrets. L'ignorance dans laquelle vous m'avez tenu des liens qui vous unissaient à M. de Peyrac fut la cause de mes erreurs. Car malgré...

Il hésita et continua avec effort.

– ... Mon amour pour vous, jamais je n'aurais tenté de rompre un lien sacré. Or, ma douleur de vous voir attirée par un autre se doublait de celle de vous croire méprisable... Je sais maintenant qu'il n'en était rien. J'en suis heureux.

Il prononça ces mots avec un nouveau soupir et baissa la tête. La rancœur d'Angélique s'évanouit. Elle n'oubliait pas qu'il avait failli tuer son mari et lui avait causé un tort grave, mais il n'était pas sans excuse. Et aujourd'hui elle était heureuse alors que lui souffrait.

– Merci, maître Berne, moi-même j'ai eu mes torts. J'ai manqué de franchise envers vous, me trouvant dans l'impossibilité de vous expliquer le drame dans lequel je me débattais. Après une séparation de quinze ans au cours de laquelle je m'étais considérée veuve, le hasard me remettait en face de celui qui avait été mon époux et... nous ne nous reconnaissions pas. Le grand seigneur dont je gardais le souvenir était devenu un aventurier des mers, et moi-même... j'ai été votre servante, maître Berne, et vous savez dans quelles tristes conditions vous m'avez recueillie. C'est vous qui avez été chercher mon enfant dans la forêt et qui m'avez arrachée à la prison. Cela ne peut s'effacer. Mon époux a pris ombrage de l'affection que je vous portais à vous et à votre famille. Des querelles nous ont opposés. Aujourd'hui, elles sont oubliées, et nous pouvons avouer notre amour.

Le visage de Berne se crispa. Il n'était pas guéri de sa passion. Il lui jeta un regard de détresse et elle le sentit ému. Il avait beaucoup changé depuis La Rochelle. Son embonpoint de marchand sédentaire avait fait place à une carrure vigoureuse où l'on reconnaissait des ascendances paysannes. Elle pensa que des épaules pareilles n'étaient pas faites pour se courber sur des comptes dans la pénombre d'un magasin, mais bien pour supporter le poids d'un nouveau monde. Gabriel Berne avait trouvé son destin. Il ne le savait pas encore. Il souffrait.

– Mon cœur saigne, dit-il d'une voix étouffée. Je ne croyais pas qu'on pouvait perdre ainsi le sang de son cœur sans mourir. Je ne savais pas qu'on pût tant souffrir d'aimer. Il me semble que je comprends aujourd'hui les folies et les crimes que les hommes commettent pour une passion charnelle... Je ne me reconnais plus, je me fais peur... Oui, c'est dur de fléchir, de se voir face à face. J'ai tout perdu. Il ne me reste plus rien.

Jadis elle lui eût dit, sincère, et certaine de le réconforter : « Il vous reste votre foi. » Mais elle sentait que Gabriel Berne traversait ce désert noir et sans espérance qu'elle avait elle-même parcouru. Elle dit seulement :

– Il vous reste Abigaël.

Le Rochelais la regarda avec le plus grand étonnement.

– Abigaël ?

– Oui, Abigaël, votre amie de La Rochelle, votre amie de toujours. Elle vous aime en secret et depuis longtemps. Peut-être vous aimait-elle déjà quand vous vous êtes marié ? Cela fait des années qu'elle vit dans votre ombre et qu'elle souffre d'amour elle aussi. Berne était bouleversé.

– C'est impossible. Nous étions amis d'enfance. Je me suis accoutumé à la voir venir en voisine. Elle a soigné ma femme avec dévouement pendant sa dernière maladie, elle l'a pleurée avec moi... Et depuis je n'ai jamais soupçonné...

– Vous ne vous aperceviez pas de son attachement. Elle est trop pudique et discrète pour vous en faire l'aveu. Épousez-la, maître Berne. C'est l'épouse qu'il vous faut, bonne, pieuse et belle. Vous êtes-vous jamais aperçu qu'elle avait les plus beaux cheveux du monde ? Lorsqu'elle les déroule, ils lui tombent jusqu'aux reins.

Brusquement le marchand se fâcha.

– Pour qui me prenez-vous ? Pour un enfant qui a perdu son jouet et que l'on distrait de son chagrin en lui en donnant un autre. Soit ! Abigaël m'aime. Est-ce à dire que mes sentiments sont variables comme la pluie et le beau temps. Je ne suis pas une girouette. Vous avez une tendance fâcheuse à traiter la vie avec désinvolture. Il est temps que vous oubliiez une indépendance qui, pour ne pas être voulue, ne vous en a pas moins coûté cher et que vous mettiez tout en œuvre pour plier votre personne, par trop brillante et légère, à vos devoirs d'épouse.

– Oui, maître Berne, répondit Angélique, du ton qu'elle prenait à La Rochelle quand il lui donnait un ordre.

Il sursauta, parut se rappeler leur nouvelle condition et balbutia une excuse. Puis il la regarda intensément. À jamais, il fixait l'image de celle qui avait traversé sa vie comme une fulgurante étoile, la femme du destin entrevue un soir de jeunesse dans les bas-fonds de Paris, celle qui, retrouvée plus tard au tournant d'un chemin creux où le guettaient des bandits, avait bouleversé son existence, pour finalement les sauver lui et ses enfants d'un sort misérable. Il comprenait qu'elle avait rempli sa tâche auprès d'eux, que leur chemin bifurquait. Les traits de maître Berne se raffermirent, son visage retrouva son expression sereine, un peu distante.

– Adieu, madame, dit-il, et merci.

Il s'en alla à grands pas et Angélique l'entendit demander à l'entrée du camp où se trouvait Abigaël. Elle demeura pensive. Abigaël allait être heureuse. Du jour où Berne serait son époux, il s'interdirait de penser à Angélique et, d'ailleurs, sa douce amie était celle qu'il lui fallait pour combler ses désirs d'homme tourmenté par une conscience pointilleuse.

– Vous conversiez avec votre ami Berne, dit la voix de Joffrey de Peyrac derrière elle. Il insistait sur le mot « ami ».

Angélique n'ignora pas l'allusion.

– Il n'est plus tout à fait mon ami depuis qu'il vous a menacé.

– Mais n'importe quelle femme éprouve quelque mélancolie à détourner d'elle un amoureux passionné.

– Oh ! que vous êtes sot, fit Angélique en riant. Je ne sais jamais si je dois croire à votre jalousie tant elle me paraît sans objet. J'essayais de convaincre maître Berne qu'il y a une femme digne de lui qui l'aime et l'attend depuis des années. Malheureusement, il est de ces hommes qui ont passé à côté du bonheur, parce qu'ils ne pouvaient s'empêcher de considérer la femme comme un piège dangereux et traître.

– Votre rencontre a-t-elle beaucoup contribué à le faire changer d'avis ? dit Joffrey de Peyrac avec ironie. Je ne pense pas, si j'en crois l'état de rage démente dans lequel vous l'aviez réduit.

– Vous exagérez toujours, dit Angélique en feignant l'humeur.

– Un pistolet braqué sur moi suffit pour me convaincre de l'extrémité à laquelle vous portez ceux qui ont eu le malheur de s'éprendre de vous.

Il la prit dans ses bras.

– Fuyante maîtresse ! je remercie le ciel que vous soyez ma femme. Je peux au moins vous enchaîner avec le droit pour moi. Ainsi, vous lui avez remis Abigaël ?...

– Oui. Elle saura se l'attacher. Elle est très belle.

– Je l'ai remarqué.

Angélique ressentit un pincement au cœur.

– Je sais en effet que vous l'avez remarqué... dès le premier soir sur le Gouldsboro.

– Jalouse, enfin ?... dit le comte avec satisfaction.

– Vous avez pour elle des égards que vous n'avez pas pour moi. Vous lui faites confiance en tout, alors que vous vous méfiez de moi, je ne sais pas pourquoi ?

– Je ne le sais que trop, hélas ! Vous me rendez faible et je ne suis pas sûr de vous.

– Quand donc le serez-vous ? fit-elle attristée.

– Il reste encore un doute à écarter.

– Lequel ?

– Je m'expliquerai en temps voulu. Ne prenez pas cet air abattu, ma triomphante. Ce n'est pas parce qu'un homme que vous avez beaucoup torturé, vous approche avec prudence, qu'il vous faut crier au désastre. Pour ma part, je m'accommode assez bien des tempêtes et des sirènes à la périlleuse séduction. Mais je comprends qu'une Abigaël puisse être un délicieux refuge. J'ai vu dès ce premier soir qu'elle était amoureuse de ce Berne. C'était elle qui avait besoin d'être réconfortée. Elle le croyait sur le point de décéder et souffrait mille morts. Mais il ne voyait que vous, à son chevet. Spectacle qui, pour moi aussi, manquait d'attrait. Disons que ce qui nous a rapprochés, elle et moi, c'est un malheur commun. Elle avait l'air d'une vierge martyre, d'une flamme pure qui se consumait, et malgré sa douleur elle était la seule parmi tous ces justes exécrables à me regarder avec reconnaissance.

– J'aime beaucoup Abigaël, dit Angélique d'un ton tranchant, mais je ne peux supporter que vous parliez d'elle avec cette tendresse.

– Vous n'avez pas sa grandeur d'âme ?

– Certes non, quand il s'agit de vous.

Ils marchaient en lisière de la forêt et se rapprochaient du chemin qui longeait la côte. Des chevaux hennirent derrière un bosquet de bouleaux.

– Quand partirons-nous pour l'expédition que vous projetez dans l'arrière-pays ? demanda Angélique.

– Dois-je comprendre que vous avez hâte de quitter vos amis ?

– J'ai hâte d'être seule avec vous, dit-elle en lui dédiant ce regard d'amoureuse qui le bouleversait.

Il baisa ses paupières doucement.

– Je m'en voudrais presque de vous taquiner, si vous ne méritiez pas quelque punition pour les tourments que vous m'avez causés. Nous partirons dans deux semaines. Il me faut prendre des dispositions pour que les nouveaux colons puissent affronter l'hiver. Il est terrible. Nos Rochelais vont avoir à se colleter avec la nature et les êtres. Les Indiens ne sont pas des esclaves apeurés comme dans les îles des Caraïbes et, quand la mer se fâche ici, elle ne badine pas. Ils vont avoir du mal, ils vont souffrir.

– On dirait que vous vous félicitez de leurs difficultés.

– Un peu. Je ne suis pas un saint, ma chérie, à l'âme attendrie et indulgente et je n'ai pas encore tout à fait oublié le méchant tour qu'ils m'ont joué. Mais la seule chose qui m'importe, à la vérité, c'est qu'ils réussissent l'œuvre que je leur confie et ils réussiront, je leur fais confiance. Leur esprit d'entreprise ne pourra renoncer aux perspectives entrevues.

– Leur avez-vous fait des conditions très dures ?

– Assez. Ils se sont incliné. Ce sont, après tout, gens de bon sens. Ils savent que leur part est belle alors qu'ils auraient pu se balancer au bout d'une corde.

– Pourquoi ? demanda Angélique tout à coup, pourquoi ne les avez-vous pas pendus aussitôt, dès leur défaite ? Comme vous l'avez fait pour vos mutins espagnols.

Joffrey de Peyrac hocha la tête avant de répondre. Elle trouvait étonnante la façon dont, tout en continuant à réfléchir et à deviser, il ne cessait de guetter autour de lui, d'un œil pénétrant, aiguisé, voyant au loin, à travers les arbres, semblait-il. Ainsi surveillait-il la mer, sur la dunette du Gouldsboro « l'homme-qui-écoute-l'Univers... ».

Il répondit au bout d'un long moment.

– Pourquoi ne les ai-je pas pendus aussitôt ? Il faut croire que je ne suis pas un impulsif, ma mie. Tout acte grave, et c'en est un que de priver de sang-froid une créature humaine de sa vie, demande à être réfléchi dans ses conséquences. Débarrasser le monde de ma racaille espagnole, tout en satisfaisant le code de justice des marins ne posait pas de problème. L'exécution ne réclamait aucun délai. Pour vos Rochelais c'était autre chose. Tous mes projets condamnés. En effet, impossible de m'éloigner vers l'intérieur sans laisser une communauté de colons sur le rivage comme je l'avais prévu. Il me fallait ce débouché, ce port, même embryonnaire. De plus, je trouvais stupide d'avoir amené jusque-là tous ces émigrants, pour devoir renoncer au départ prévu vers les sources du Mississippi. Leurs chefs pendus, je me retrouvais encombré de femmes et d'enfants hagards, obligé à un autre voyage vers l'Europe pour trouver d'autres colons qui sans doute ne les vaudraient pas. Car je rendais justice, comme vous m'en avez prié, à leurs qualités de courage et d'ingéniosité. Bref, il y avait là bien des objections qui pesaient d'un poids certain sur la balance et que ne compensaient pas la nécessité de faire un exemple et une très légitime rancœur.

Angélique l'écoutait en mordant sa lèvre inférieure.

– Et moi qui croyais que vous les aviez épargnés parce que je vous l'avais demandé !...

Il éclata de rire.

– Attendez-donc que je parvienne au bout de mes discours avant de prendre cet air déçu et mortifié. Ah ! que vous restez femme malgré votre sagesse toute neuve.

Il se mit à l'embrasser sur la bouche et ne la lâcha que lorsqu'elle eut cessé de lui résister et répondu à son baiser.

– Laissez-moi donc ajouter qu'une arrière-pensée me faisait craindre les réactions de dame Angélique devant un acte de justice normal, mais irréparable. Alors, j'hésitais... j'attendais.

– Quoi donc ?

– Que le sort décide... que les plateaux de la balance s'inclinent d'eux-mêmes d'une part ou de l'autre. Que vous veniez peut-être ?

Angélique à nouveau voulut s'échapper de ses bras.

– Quand je pense, s'écria-t-elle indignée, que je tremblais, que je défaillais à votre porte. Je croyais que vous alliez me tuer pour cette démarche. Et vous l'attendiez !...

Les yeux du comte étaient pleins d'étincelles rieuses. Il aimait la voir déraisonnable et un peu enfantine dans sa colère.

– J'hésitais, c'est vrai. J'avais la conviction que c'était vous qui décideriez de leur sort. Pourquoi cette indignation ?

– Je ne sais pas... j'ai l'impression que vous m'avez encore mystifiée.

– Nulle comédie, mon ange, de ma part. J'ai seulement laissé au sort le temps de se prononcer... Vous auriez pu ne pas venir me demander leur grâce.

– Et vous les auriez pendus ?

– Je le crois, j'avais remis ma décision jusqu'à l'aube.

Le visage du comte était devenu grave.

Il l'attirait plus près de lui, la contraignait à poser sa joue sur la sienne et elle sentait avec un frémissement, les sillons durcis de ses cicatrices, la chaleur de sa peau tannée.

– Mais tu es venue... Et maintenant tout est bien.

La nuit s'élevait de la mer et rejoignait l'ombre stagnant sous les arbres. Un Indien parut dans le sentier, tenant en bride deux montures. Joffrey de Peyrac se mit en selle.

– Vous m'accompagnez, madame.

– Où allons-nous ?

– Jusqu'à mon fief. Il est sans grâce. Un donjon de bois au-dessus de la baie. Mais on peut y aimer tranquillement. Ce soir, ma femme m'appartient.

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