Chapitre 10

Ils étaient arrivés aux abords d'un lieu désert enrobé de brumes, où l'on entendait pourtant comme l'écho de milliers de voix. Angélique tournait la tête de droite à gauche.

– Je ne vois personne. Quel est ce phénomène ?

Sans répondre, Joffrey de Peyrac mit pied à terre. Depuis quelques instants, il semblait distrait. Après l'avoir cru préoccupé, elle s'étonnait qu'il ne lui communiquât pas son souci. Il vint à elle et lui tendit les bras pour l'aider à descendre de cheval. Il lui sourit avec une infinie tendresse mais ses traits demeuraient tendus.

– Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

– Rien, mon cœur, répondit-il, en la serrant contre lui tandis qu'il l'entraînait entre les arbres, ne vous ai-je pas dit que ce jour est le plus beau de notre vie ?

Elle vit qu'il n'était pas préoccupé, mais ému. Elle en fut encore plus inquiète. Son bonheur était encore si fragile qu'elle tremblait de voir un événement fortuit le lui enlever à nouveau. Était-ce l'atmosphère ouatée qui lui mettait au cœur, non pas une angoisse, mais une impression d'attente ?

– Quand il fait clair ici, la vie semble très simple, dit-elle à haute voix comme si elle voulait rompre un charme qui s'imposait, mais quand le brouillard nous enveloppe tout est remis en question. Ce doit être pour cela qu'on s'attache à ce pays. On attend sans cesse un événement, une surprise, on sent que quelque chose va se passer, quelque chose d'heureux.

– C'est en effet pour vous réserver une surprise heureuse que je vous ai amenée ici.

– Mais que peut-il m'arriver encore d'heureux puisque je vous ai retrouvé ?

Il la fixa avec une attention ombrageuse, de ce regard qu'elle avait si souvent senti peser sur elle, à bord du Gouldsboro. Lorsqu'il l'examinait ainsi, elle savait qu'il doutait d'elle, qu'il lui réclamait des comptes et que l'amertume qu'elle lui avait infligée par son passé n'était pas effacée.

Mais il ne répondit pas à l'interrogation qu'il pouvait lire dans ses yeux. À mesure qu'ils avançaient un bruit grondant leur parvenait, mêlé à des bruits de voix humaines. Ils arrivèrent devant un amoncellement de rochers rouges où la mer s'engouffrait avec fracas. Les voix se multipliaient, portées par un écho qui les amplifiait. Nulle silhouette humaine ne s'apercevant, le phénomène avait quelque chose d'inquiétant. Angélique finit par distinguer sur la mer, de l'autre côté des roches, des petits points noirs qui flottaient, les têtes d'audacieux nageurs.

– Ce sont les enfants indigènes qui se livrent à leur jeu favori, dit Joffrey de Peyrac.

Le jeu consistait à se placer sur le trajet d'une lame particulièrement haute et, porté sur la crête écumante, de se précipiter avec elle dans l'antre noir d'une caverne où elle se fracassait. L'art du nageur était de se rattraper à la paroi rocheuse avant d'être broyé contre elle par la violence du choc. Il apparaissait alors au sommet de l'éboulis de rochers et courait plonger à nouveau pour recommencer.

Angélique les considérait sans faire un mouvement. Ce qui la retenait, c'était moins leur dangereux exploit qu'une certitude de reconnaître le décor. Elle cherchait à se rappeler où elle avait pu avoir sous les yeux un tel spectacle. Elle se tourna vers son mari pour lui faire part de ses réflexions. Une voix jeune, criant à travers la grotte un appel, fut le choc qui dissipa l'obscurité de sa mémoire. Ce n'était pas elle qui avait vu cela en rêve, c'était Florimond. Elle crut entendre les paroles qu'il lui disait un soir, au château du Plessis, alors que pesaient sur eux des menaces de mort, « J'ai vu mon père et mon frère en songe... Cantor était au sommet d'une grande vague blanche et il me criait : Viens, Florimond... Viens faire cela avec moi, c'est tellement amusant... Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel... ». Les yeux d'Angélique s'ouvrirent. La vision de Florimond se recomposait devant elle. Les arcs-en-ciel tremblaient à travers les feuillages, la vague blanche était là...

– Qu'avez-vous ? demanda Joffrey de Peyrac avec inquiétude.

– Je ne sais pas ce qui m'arrive, dit Angélique qui était toute pâle, j'ai déjà vu ce paysage... en songe. Ou plutôt, ce n'était pas moi... Mais comment a-t-il pu réellement voir cela, murmura-t-elle se parlant à elle-même... Les enfants ont de ces presciences...

Elle n'osait pas prononcer le nom de Florimond. Leurs fils disparus demeuraient entre eux. C'était à leur sujet qu'il lui avait fait les plus durs reproches et elle ne voulait pas aujourd'hui, après les heures merveilleuses qu'ils avaient connues dans les bras l'un de l'autre, évoquer une cause de peine et de mésentente.

Mais c'était comme si elle le voyait là, devant elle, avec une acuité étonnante, le petit Florimond.

Depuis des années elle ne l'avait évoqué avec une telle précision. Il se tenait là avec son sourire étincelant, ses yeux charmeurs : « Mère, il faut partir »... Il lui avait dit cela, sentant que la mort rôdait, mais elle ne l'avait pas écouté, et il s'était enfui, poussé par l'instinct de vivre qui, Dieu merci, guide les actions impulsives de la jeunesse. Il ne pouvait sauver de force sa mère, ni son frère, le pauvre petit, il avait au moins sauvé sa propre vie. Avait-il trouvé ce pays plein d'arcs-en-ciel où il s'imaginait que l'attendaient son père et Cantor. Cantor mort depuis sept années en Méditerranée ?

– Mais qu'avez-vous ? répéta le comte en fronçant les sourcils.

Elle s'efforça de sourire.

– Ce n'est rien. J'ai eu comme une vision, vous dis-je. Je vous expliquerai plus tard pourquoi. La caravane s'annonce-t-elle ?

– Montons sur ce tertre, nous les apercevrons. J'entends le bruit des chevaux, mais ils n'avancent qu'au pas car la sente est étroite.

De la légère éminence où ils se trouvaient, le regard, plongeant à travers les arbres, commençait à distinguer le mouvement causé par l'arrivée d'une troupe nombreuse. Les roues des chariots grinçaient sur les cailloux du chemin. Des plumes chatoyantes s'apercevaient entre les ramures. Coiffures des Indiens porteurs ? Non, ces plumages garnissaient les feutres des deux cavaliers de tête. En même temps qu'ils surgissaient en vue, à l'orée du bois, parvenait un écho musical. Le bras de Joffrey de Peyrac se tendit subitement.

– Les voyez-vous ? dit-il.

– Oui.

Elle mit sa main en auvent sur ses yeux afin de mieux distinguer les arrivants.

– Ce sont de très jeunes gens, me semble-t-il. L'un d'eux tient une guitare.

Le mot mourut sur ses lèvres. Son bras retomba. Pendant un instant elle éprouva comme un phénomène de désincarnation. Son corps était là, mais vidé de sa substance, elle était devenue une statue où seul demeurait vivant le pouvoir de la vue. Elle n'existait plus, elle était morte, mais elle voyait.

Elle les voyait... ces deux cavaliers qui s'avançaient. Et surtout l'un, le premier... et puis l'autre. Mais le premier était bien réel, tandis que l'autre, le page à la guitare, c'était une ombre, ou bien alors, elle était morte aussi.

Ils s'approchaient. Le mirage allait se dissiper. Mais plus ils s'approchaient, plus leurs traits se précisaient. C'était Florimond, son sourire étincelant, ses yeux rieurs et vifs.

– Florimond.

Il sauta à bas de son cheval et jeta un cri.

– Mère !

Alors il se mit à courir vers la colline les bras tendus. Angélique voulut s'élancer aussi, mais ses jambes se dérobèrent et elle tomba à genoux. Ce fut ainsi qu'elle le reçut contre son cœur, à genoux lui aussi, ses bras autour de son cou, sa tignasse brune contre son épaule.

– O Mère, disait-il, toi enfin. Je t'ai désobéi, je suis parti pour aller chercher mon père à ton secours. Il est arrivé à temps puisque te voici. Les soldats ne t'ont pas fait de mal ? Le Roi ne t'a pas mise en prison, je suis heureux, tellement heureux, mère !...

Angélique serrait de toutes ses forces contre elle le torse mince. Florimond, son petit compagnon, son petit chevalier !

– Je le savais, mon fils, murmura-t-elle d'une voix brisée, je le savais que je te retrouverais. Tu es venu dans ce pays plein d'arcs-en-ciel dont tu avais rêvé.

– Oui... et je les ai trouvés tous les deux, mon père et mon frère, Maman, regarde... C'est Cantor.

*****

L'autre adolescent se tenait à quelques pas du groupe. Florimond avait bien de la chance, songeait-il, de n'être pas intimidé. Il y avait si longtemps que lui, Cantor, ne l'avait pas revue, sa mère, la fée, la reine, l'éblouissant amour de sa petite enfance. Il n'était pas très sûr de la reconnaître en cette femme tombée qui serrait follement Florimond contre elle en balbutiant des mots éperdus. Mais elle tendit la main vers lui avec un appel et il s'élança. À son tour, il cherchait asile en ce bras qui l'avait bercé jadis. Il reconnaissait son parfum, son sein si doux, sa voix surtout qui éveillait tant de souvenirs, ceux des soirées devant l'âtre lorsqu'on faisait sauter les crêpes, ou lorsqu'elle venait l'embrasser plus tard, merveilleuse en ses atours somptueux.

– O, mère chérie !

– O mes fils, mes fils !... Mais c'est impossible, Florimond, Cantor ne peut être là ! Il est mort en Méditerranée.

Florimond avait son rire clair un peu moqueur.

– Tu ne sais donc pas, mère, que c'est mon père qui a attaqué la flotte du duc de Vivonne parce que Cantor était à bord. Il le savait et il voulait le reprendre.

– Il le savait.

C'étaient les premiers mots qui atteignaient la conscience d'Angélique depuis le moment bouleversant où elle avait distingué en les traits des deux cavaliers que lui désignait Joffrey de Peyrac ceux, chéris, de ses fils tant pleurés.

– Il le savait, répéta-t-elle.

*****

Ainsi tout cela n'était pas un rêve. Il y avait des années que ses fils étaient vivants. Joffrey de Peyrac avait « repris » Cantor, accueilli et gardé Florimond, et pendant ce temps-là, elle, Angélique, devenait à moitié folle de chagrin. Son premier réflexe, en reprenant pied dans la réalité, fut dès lors celui d'une colère aveugle. Avant que Joffrey de Peyrac ait pu prévoir son geste, elle s'était relevée et marchant sur lui, elle le frappa au visage.

– Vous le saviez, vous le saviez, cria-t-elle comme folle de rage et de douleur, et vous ne m'avez rien dit. Vous m'avez laissé pleurer de désespoir, vous vous réjouissiez de mes souffrances. Vous êtes un monstre. Vous me haïssez.

« Vous ne m'avez rien dit, ni à La Rochelle, ni pendant la traversée... ni cette nuit, même pas cette nuit... Ah ! qu'ai-je fait en m'attachant à un homme aussi cruel, je ne veux plus vous voir...

Elle s'élançait. Il la retint et dut employer toute sa force pour la maintenir.

– Laissez-moi, hurlait Angélique en se débattant, jamais je ne vous pardonnerai, jamais... Maintenant je le sais, vous ne m'aimez pas... Vous ne m'avez jamais aimée... Lâchez-moi.

– Où voulez-vous courir, folle que vous êtes ?

– Loin de vous... à jamais.

Elle épuisait ses forces contre sa force. Dans la crainte qu'elle ne s'échappât et ne commît quelque geste irréparable, le comte la broyait entre ses bras. Angélique, suffoquée, autant par cette étreinte de fer que par sa révolte et sa joie démentielle, sentit le souffle lui manquer, sa chevelure pesait un poids de plomb, tirait sa tête en arrière.

– O mes fils, mes fils, gémit-elle encore.

Joffrey de Peyrac ne tenait plus contre lui qu'un corps abandonné, au visage renversé, les yeux clos, mortellement pâle.

*****

– Ouf ! ma terrible !... Vous m'avez fait une belle peur !

Angélique reprenait ses sens. Elle était étendue sur une couche de feuillage, dans une cahute indienne, où son mari l'avait transportée évanouie. Son premier mouvement fut de repousser celui qui se penchait vers elle.

– Non, cette fois, c'est fini, je ne vous aime plus, monsieur de Peyrac, vous m'avez fait trop de mal.

Il sut ne pas sourire et, prenant de force la main qui se dérobait, il eut un mot qu'elle n'eût jamais attendu de lui.

– Pardonne-moi.

Elle eut un bref regard sur ce visage noble, marqué par la dure empreinte d'une vie de dangers et qui ne s'était jamais incliné. Elle se sentit près des larmes, mais de nouveau secoua la tête farouchement. Non, elle ne pardonnerait pas, il avait joué avec son cœur de mère. Il avait poussé l'insensibilité jusqu'à la torturer en lui reprochant de les avoir perdus, alors qu'il savait qu'ils étaient bien en vie l'attendant en Amérique, à Harvard et que c'était lui qui avait provoqué la « mort » de Cantor sans songer aux larmes qu'elle verserait, elle, sa mère, en apprenant la disparition de son enfant. Quelle indifférence pour les sentiments de celle qui avait été jadis sa femme ! C'était donc vrai ce soupçon qui l'avait effleurée, qu'il ne l'avait jamais beaucoup aimée.

Elle voulut se lever pour s'écarter de lui, mais elle était si faible qu'elle ne put échapper aux bras qui la retenaient doucement contre lui.

– Pardonne-moi, répéta-t-il tout bas.

Force lui fut pour fuir l'interrogation ardente du regard de son mari, de cacher son visage contre sa dure épaule.

– Vous saviez et vous ne m'avez rien dit. Vous avez laissé se prolonger la souffrance qui me rongeait le cœur alors que d'un mot vous auriez pu me transporter de joie. Vous ne m'avez rien dit quand vous m'avez retrouvée, ni sur le bateau... Même pas cette nuit, sanglota-t-elle tout à coup, même pas cette nuit.

– Cette nuit ?... O mon cœur ! Vous requériez tout mon être. Cette nuit, vous m'apparteniez enfin, et jalousement, égoïstement, je ne voulais personne entre nous. Je vous avais assez partagée avec tout l'univers. Chérie, c'est vrai, j'ai été dur et parfois injuste, mais je ne t'aurais pas traitée avec tant de rigueur si je ne t'avais autant aimée. Tu es la seule femme qui a eu le pouvoir de me faire souffrir. La pensée de tes trahisons a été longtemps un fer rouge sur mon cœur qui se croyait invulnérable. Le doute empoisonnait mes souvenirs, je te voyais frivole, le cœur sec, indifférente aux enfants que je t'avais donnés.

« Et t'ayant retrouvée, partagé entre mes doutes et l'attirance invincible que je ressentais pour toi, j'ai voulu t'éprouver, je voulais savoir qui tu étais, te voir en pleine lumière, je me méfiais de ce don de comédie dont toute femme est tant soit peu pourvue. J'avais retrouvé ma femme, mais non la mère de mes fils. Je voulais savoir... ce que j'ai su tout à l'heure lorsque, sans y être préparée, tu les as reconnus.

– J'ai cru mourir, gémit-elle. Ah ! vous avez failli me faire mourir avec votre méchanceté.

– La frayeur que j'ai éprouvée en te voyant si bouleversée m'a en effet puni d'avoir été brutal. Tu les aimais donc tant ?

– Vous n'aviez pas le droit d'en douter. C'est moi qui les ai élevés, qui me suis privée de pain pour eux, qui me suis...

Elle retint la phrase qui lui venait aux lèvres « qui me suis vendue pour eux ». Mais pour ne pas l'avoir prononcée son amertume n'en fut que plus grande.

– Je ne leur ai manqué que le jour où j'ai repoussé les avances du Roi, pour ne pas vous trahir, et je le regrette bien, je me suis précipitée dans des malheurs sans nom pour un homme qui ne m'estimait même pas, un homme qui me méprisait et me reniait, un homme qui ne mérite pas qu'une femme s'attache à lui jusqu'à en mourir. Vous ! Des femmes vous ont tellement adulé que vous vous imaginez qu'on peut jouer impunément avec leur cœur sans qu'il vous en coûte le moindre désagrément.

– N'empêche, dit Joffrey de Peyrac en portant un doigt à sa joue, que vous m'avez giflé, madame.

Angélique se souvint du geste de délire qu'elle avait eu et en fut secrètement atterrée. Mais elle ne voulut marquer aucune contrition.

– Je ne regrette rien. Pour une fois, monsieur de Peyrac, vous aurez payé comme il se doit vos mystifications de mauvais goût et... – elle le regarda bien en face – vos infidélités à vous aussi.

Il encaissa le coup avec beaucoup de sang-froid et une petite étincelle au fond des yeux.

– Alors, sommes-nous quittes ?...

– Pas si facilement, monsieur, dit Angélique dont les forces renaissantes alimentaient la combativité.

Oui, ses infidélités ! Toutes ces femmes de la Méditerranée qu'il avait comblées de présents pendant qu'elle-même traînait misère, et cette indifférence du sort de celle qui était la mère de ses fils...

Si seulement il ne l'avait pas serrée si fort contre lui elle lui aurait dit ce qu'elle en pensait. Mais il renversa le visage d'Angélique en arrière et très doucement essuya ses joues humides de larmes.

– Pardonne-moi, répéta-t-il pour la troisième fois.

Et il fallut à Angélique toute sa volonté pour se dérober aux lèvres qui se penchaient sur les siennes et se détourner.

– Non, fit-elle boudeuse.

Mais tant qu'il la tiendrait dans ses bras, il savait bien qu'il possédait un moyen irrésistible de la reconquérir. Ce bras autour d'elle, barrant la route à la solitude, la protégeant, la berçant, la câlinant, cela avait été le rêve de toute sa vie. Le rêve de toutes les femmes du monde, modeste et immense : l'amour.

Le soir viendrait qui scellerait leur réconciliation. Le soir, elle serait à nouveau dans ses bras, tous les soirs de sa vie...

La nuit, d'un seul mouvement elle pourrait retrouver leur chaleur. Le jour, elle vivrait à ses côtés, dans le rayonnement de sa présence invincible. Il n'y avait pas de courroux, si justifié soit-il, qui puisse contrebalancer de tels délices.

– Ah ! je suis lâche, soupira-t-elle.

– Bravo ! Une once de lâcheté sied à merveille à votre impérieuse beauté. Soyez lâche, soyez faible, ma chérie, cela vous va si bien.

– Je devrais vous haïr.

– Ne vous en privez pas, mon amour, à condition que vous continuiez à m'aimer. Dites-moi, ma mie, ne croyez-vous pas qu'il serait temps de rejoindre nos jouvenceaux et de les rassurer sur la bonne entente de leur père et de leur mère enfin retrouvés et unis ?... Ils ont de multiples récits à vous faire.

Angélique marcha comme une convalescente. La vision incroyable ne s'était pas évanouie, Florimond et Cantor, appuyés l'un à l'autre, dans le geste charmant de leur enfance, les regardaient venir.

Elle ferma les yeux et loua Dieu.

C'était le plus beau jour de sa vie.

Florimond trouvait ses aventures toutes simples. Il était parti avec Nathanaël, le jeune voisin ami, échappant sans le savoir au massacre qui, quelques heures plus tard, devait anéantir leurs familles. Après pas mal d'errances, ils s'étaient embarqués comme mousses dans un port breton. L'idée fixe de Florimond de se rendre en Amérique pour y retrouver son père avait trouvé sa justification lorsque, après avoir débarqué à Charlestown et n'avoir cessé de demander, au cours de diverses pérégrinations, si personne ne connaissait un gentilhomme français nommé Peyrac, il avait fini par rencontrer des commerçants en relation avec le comte qui venait de faire construire un bateau à Boston selon ses plans, pour les mers nordiques. Il commençait d'explorer le Maine. Un ami lui avait conduit Florimond. Cantor trouvait également ses aventures très simples. Il était parti à la recherche de son père, sur la mer, et dès les premiers jours de navigation celui-ci s'était présenté sur un magnifique chébec pour tendre les bras à son fils.

Florimond et Cantor, ayant supplié leur père de partir chercher Angélique, ne s'étonnaient donc nullement de le voir revenir avec elle. La vie pour eux était une succession d'événements bénéfiques et qui devaient tourner naturellement à leur avantage. On les aurait fort étonnés en leur expliquant qu'il existait au monde des gens qui avaient de la malchance et dont les rêves les plus extravagants ne se réalisaient pas dès qu'ils se donnaient un peu de mal pour les obtenir. Apparemment, leur confiance en la vie et en eux-mêmes n'était pas près d'être ébranlée et ils envisageaient comme de merveilleuses vacances le départ pour une expédition vers l'arrière-pays.

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